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Voyages, rencontres, échanges au XVIIe siècle

2017
978-3-8233-7966-9
Gunter Narr Verlag 
Sylvie Requemora-Gros

Ce recueil interroge les échanges, passages, rencontres et voyages au XVIIe siècle, d'un point de vue littéraire, historique, politique, scientifique, religieux, musical et iconographique, à travers 41 contributions issues du congrès de juin 2013 de la NASSCFL, société nord-américaine réunissant les spécialistes du XVIIe siècle francais anglophones et francophones du monde entier. Terre de rencontres entre l'Orient, l'Europe et l'Occident, lieu de départ et lieu de destination, à la fois commercial, culturel et artistique, Marseille et la Provence servent une réflexion d'un point de vue intereuropéen, dans son rapport entre la France et les autres pays voisins, mais aussi d'un point de vue interfrancais, à travers l'opposition politique entre le pouvoir central et la Province et l'opposition culturelle entre Paris et le reste du territoire francais. Étudier les échanges et mobilité en Méditerranée permet aussi d'envisager un ailleurs << exotisé >> par la scène et les représentations de l'Autre, de l'Ottoman au Provencal dans la littérature francaise.

Voyages, rencontres, échanges au XVII e siècle Marseille carrefour Édité par Sylvie Requemora-Gros BIBLIO 17 Voyages, rencontres, échanges au XVII e siècle BIBLIO 17 Volume 211 ∙ 2017 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Collection fondée par Wolfgang Leiner Directeur: Rainer Zaiser est une série évaluée par un comité de lecture. is a peer-reviewed series. Voyages, rencontres, échanges au XVII e siècle Marseille carrefour 43 e Colloque de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature Aix-Marseille Université, 5 - 8 juin 2013 Articles sélectionnés dité par Sylvie Requemora-Gros © 2017 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG P.O. Box 25 7 · D-72015 Tübingen Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Gedruckt auf säurefreiem und alterungsbeständigem Werkdruckpapier. Internet: www.narr.de E-Mail: info@narr.de Printed in Germany ISSN 1434-6397 ISBN 978-3-8233-6966-0 Information bibliographique de la Deutsche Nationalbibliothek La Deutsche Nationalbibliothek a répertorié cette publication dans la Deutsche Nationalbibliografie les données bibliographiques détaillées peuvent être consultées sur Internet à l’adresse http: / / dnb.dnb.de. Image de couverture: Marseille dans , par le sieu Tassin. Paris: Michel Va lochom 1636. Bibliothèque des Arts décoratifs, Maciet 233/ 5/ 25 Table des matières S YLVIE R EQUEMORA -G ROS Préambule.................................................................................................... 11 VOYAGES P IERRE R ONZEAUD Voyager dans les récits de voyages imaginaires du XVII e siècle : pourquoi pas ? ............................................................................................. 17 M ARIE -C HRISTINE P IOFFET Le théâtre du Nouveau Monde : dialogues franco-amérindiens dans les écrits viatiques de la Nouvelle-France............................................ 39 S ARA E. M ELZER Comment écrire l’histoire de la rencontre franco-amérindienne ? ............... 63 K ATHRYN D ESPLANQUE Un miroir sur le regard miroité : Le Voyage d’Encausse et le récit de voyage humoristique............................................................... 73 J EAN L ECLERC Ulysse en Provence : voyages, temporalité et intertextualité burlesques ..... 83 C LAUDINE N ÉDELEC Voyager en galant homme ........................................................................... 93 M ATHILDE B EDEL Marseille : porte de l’Inde. Récit du médecin curieux devenu l’explorateur privilégié d’un ailleurs fabuleux ........................................... 103 V ÉRONIQUE J OUCLA Dissuader le lecteur de voyager : le curieux projet des Mémoires des voyages du sieur André Demarez d’Avignon............................. 117 I RINI A POSTOLOU Le voyage du comte de Marcheville de Marseille à Constantinople : tradition et nouveauté ............................................................................... 127 6 Table des matières ÉCHANGES ET MOBILITÉ EN MÉDITERRANÉE A LIA B ACCAR B OURNAZ Acteurs et enjeux au large des côtes provençales d’après La Gazette de France (1640-1670) .............................................................. 141 J EAN -P IERRE F ARGANEL Consuls, marchands et voyageurs français dans le Levant aux XVII e et XVIII e siècles, une vision de soi et de l’altérité : d’un stéréotype l’autre.... 151 O UEDED S ENNOUNE Les Marseillais dans l’Échelle d’Alexandrie au XVII e siècle. Entre un cadre de vie exotique et un nouveau modèle .............................. 163 CORRESPONDANCES D ELPHINE R EGUIG La correspondance de Boileau : un art de la distance ................................ 177 B ERTRAND L ANDRY Madame de Sévigné et le Fourbin de Marseille .......................................... 189 N ATHALIE F REIDEL Mme de Sévigné à Marseille : promenade romanesque ou mission politique ? .................................................................................................. 201 S OPHIE R OLLIN La Provence et la province dans les lettres de Mme de Sévigné et de Voiture : les enjeux d’une écriture oblique ....................................... 211 MARSEILLE, CARREFOUR DES SAVOIRS ET DES ÉCHANGES DE SAVOIR J EAN -R OBERT A RMOGATHE De Phocée à Marseille : les antiquités marseillaises dans l’historiographie des XVII e et XVIII e siècles ....................................... 225 E MMANUEL B URY La Provence, carrefour de la République des sciences à l’âge de la révolution scientifique : Peiresc et Gassendi ..................................... 239 M YRIAM M ARRACHE -G OURAUD Merveilles à l’encan, séductions d’une ville : Marseille dans la culture européenne de la curiosité ................................. 253 Table des matières 7 I SABELLE T RIVISANI -M OREAU De la flore locale au carrefour des savoirs : l’Histoire des plantes qui naissent aux environs d’Aix et dans plusieurs autres endroits de la Provence par Pierre-Joseph Garidel ................................................... 267 S OPHIE H OUDARD Les écritures du diable : impressions et contagions de la possession d’Aix-en-Provence dans le premier XVII e siècle ........................................ 281 V INCENT J ULLIEN Gassendi à Marseille, qu’allait-il faire dans cette galère ? . ........................... 297 ESPACES RELIGIEUX A NNE R ÉGENT -S USINI De l’oral à l’écrit : les Sermons du Père Coton réduits par l’auteur en forme de Méditations, ou l’usage du paragraphe dans le livre de dévotion........... 321 C AMILLE V ENNER Les Îles de Lérins dans les Poësies chrestiennes d’Antoine Godeau .............. 337 C HRISTINE M C C ALL P ROBES La Sainte-Baume et la Madeleine chez les poètes du cénacle aixois d’Henri d’Angoulême : vers une rhétorique du paysage et de ‘l’heureuse pécheresse’ .......................................................................... 349 P HILIPPE C HOMÉTY L’Éliade, ou l’odyssée du savoir : science et poésie chez Pierre de Saint-Louis.......................................................................... 361 ESPACES DE POUVOIRS T HOMAS P ARKER Bouillabaisse et Cassoulet : aux origines d’une question esthétique, politique et identitaire .............................................................................. 375 M ICHÈLE R OSELLINI Marseille et la Provence dans les Mémoires du galérien Jean Marteilhe .... 387 M ARIE -C LAUDE C ANOVA -G REEN La ville, la province et le roi. Les entrées provençales de Louis XIII à l’automne 1622 ....................................................................................... 399 8 Table des matières RENCONTRES DANS LES ARTS DU SPECTACLE S TEPHEN H. F LECK La comédie-ballet et les mondes fictionnels............................................... 413 B ERTRAND P OROT Étrangers et voyageurs dans les ballets et les comédies-ballets de Lully (1655-1670) ................................................................................. 423 M ICHAËL D ESPREZ Du texte de « conjointure » dans la constitution du comédien professionnel : le cas du Prologue de La Porte, comédien à Bourges, contre les Jésuites......... 443 M ARTINA G ROß Le Spectateur en vue : les voyages européens de Joseph Furttenbach, Andreas Gryphius et Gottfried Wilhelm Leibniz ........................................ 453 RENCONTRES MUSICALES M ELAINE F OLLIARD Le lieu de l’autre. Les vers pour ballet de Théophile (1617-1626) ............ 469 T HOMAS V ERNET « Voudrian n’ooublidar ren per tachar de vous plaïré », le séjour marseillais des ducs de Berry et de Bourgogne en mars 1701 ................... 487 C ATHERINE C ESSAC Les Festes de Thalie de Jean-Joseph Mouret ou comment un musicien provençal fait basculer l’opéra-ballet dans la comédie lyrique .................. 497 RENCONTRES LITTERAIRES P ERRY G ETHNER Voyages réels et irréels dans Voyage de campagne...................................... 509 J OLÈNE V OS -C AMY Antoinette de Salvan de Saliès, une muse albigeoise ................................. 519 M AGALI B RUNEL De l’intrigue romanesque à la tragédie de l’errance : le voyage et les voyageurs dans Phèdre et ses réécritures (Euripide, Sénèque, Garnier, Gilbert, Pradon, Racine) ............................................................................ 531 Table des matières 9 RENCONTRES ICONOGRAPHIQUES S ANDRINE C HABRE Les échanges artistiques entre Gênes et Marseille : la commande de sculptures génoises en Provence (1620-1730) ................ 545 M AGALI T HÉRON De Paris à Marseille, les projets de décor de la première Réale de Louis XIV : Le Brun & Tuby versus Girardon ........................................ 559 Préambule S YLVIE R EQUEMORA -G ROS A IX M ARSEILLE U NIVERSITÉ « Car c’est quasi le même de converser avec ceux des autres siècles que de voyager » (R. Descartes, Discours de la Méthode, I). Les 5-6-7-8 juin 2013, le CIELAM (Centre Interdisciplinaire des Littératures, Aix-Marseille) a eu le plaisir d’accueillir, pour la première fois en France, le 43 e congrès annuel de la North American Society for Seventeenth- Century French Literature (NASSCFL), organisé en l’honneur du Professeur Pierre Ronzeaud (AMU), en partenariat avec l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense, l’Institut Universitaire de France, l’Académie des Lettres, des Arts et des Sciences de Marseille, la Bibliothèque départementale des Bouches du Rhône, TELEMME (Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme), la Société de Littératures classiques, le Centre International de Rencontres sur le XVII e siècle fondé par Roger Duchêne, avec le Label Marseille-Provence 2013 (Capitale européenne de la culture). Le projet intitulé « Voyages, rencontres, échanges au XVII e siècle : Marseille Carrefour » a ainsi appartenu au vaste programme préparé en 2013 pour célébrer Marseille et la Provence comme capitales culturelles européennes, avec le souhait de rappeler leur mémoire et leurs représentations afin de mieux préparer un avenir de tolérance et de connaissance des gens de l’ici et de l’ailleurs. Son but a été de souligner l’attractivité scientifique et culturelle par un retour sur Marseille et son histoire, ses représentations littéraires et artistiques. Choisir Marseille a relevé d’une véritable volonté de décalage du regard de la part de la société savante américaine et de désir de contribuer à faire de la Provence un lieu d’excellence pour la recherche historique, littéraire, artistique, politique, économique, sociologique, linguistique et philosophique, à travers le thème des voyages, des rencontres et des échanges. Cinq axes étaient à l’origine de la déclinaison de cette proposition de recherches : Sylvie Requemora-Gros 12 1. Marseille et la Provence comme terre de rencontres entre l’Orient, l’Europe et l’Occident, lieu de départ et lieu de destination, à la fois commercial, culturel et artistique. 2. Marseille et la Provence d’un point de vue intereuropéen, dans le rapport entre la France et les autres pays voisins, permettant d’envisager les confrontations des modèles idéologiques à travers la littérature politique et pamphlétaire des temps de guerre. 3. Marseille et la Provence d’un point de vue interfrançais, à travers l’opposition politique entre le pouvoir central et la Province et l’opposition culturelle entre Paris et le reste du territoire français. 4. Marseille et la Provence « exotisés » par la scène : représentations de l’Autre, de l’Ottoman au Limousin dans le théâtre français. 5. Échanges et mobilité en Méditerranée, d’un point de vue historique et économique. L’originalité d’une pareille démarche a privilégié Marseille et la Provence comme terre de rencontres et a établi des partenariats avec de nombreux organismes et de nombreuses institutions : les Archives d’Outremer d’Aix-en-Provence, la Chambre de Commerce et d’Industrie de Marseille, le Musée de la Marine, le Musée des Méditerranées, la Bibliothèque de l’Alcazar et celle de la Méjanes, le conseil général, la Région et la ville d’Aix en Provence. Les membres de la NASSCFL venus du monde entier, où ils enseignent la langue, la littérature et la culture française, ont souhaité, par ce colloque international, contribuer à faire de Marseille et de la Provence un inestimable lien civique dans la société-monde. Qu’ils en soient remerciés chaleureusement, ainsi que les directeurs de session, qui ont généreusement œuvrés à la qualité de l’organisation des interventions : Henriette Goldwyn (New York University), Christian Biet (Université Paris Ouest Nanterre La Défense), Pierre Ronzeaud (Aix Marseille Université), Gilbert Buti (Aix Marseille Université-MMSH), Patrick Dandrey (Université Paris-Sorbonne), Jacqueline Duchêne (Académie de Marseille), Jean-Raymond Fanlo (Aix Marseille Université), Georges Forestier (Université Paris-Sorbonne), Grégoire Holtz (Toronto University), Elizabeth Goldsmith (Boston University), Stéphane Lojkine (Aix Marseille Université), Michèle Longino (Duke University), Buford Norman (University of South Carolina), Marie-Christine Pioffet (York University), Olivier Raveux (CNRS TELEMME), Michèle Rosellini (ENS LSH Lyon), Guy Spielmann (Georgetown University), Alain Viala (University of Oxford) et, last but not least, Rainer Zaiser (Universität zu Kiel), qui en plus d’avoir été un élément décisif de notre comité scientifique Préambule 13 en organisant une des sessions, permet la publication de ces actes dans la collection « Biblio 17 » qu’il dirige aux éditions Narr. Marseille est au XVII e siècle un port carrefour, un lieu intense de circulations d’hommes, de navires, de marchandises, de savoir-faire et de capitaux. À l’image de la Méditerranée, la ville vit par les mouvements migratoires et commerciaux façonnant son quotidien, les transferts de technologies ou de connaissances qu’elle suscite ou dont elle tire profit, les liens qu’elle tisse au loin ou au près avec d’autres espaces, les stratégies qu’elle développe pour faciliter, restreindre ou sécuriser les mobilités et les échanges, les pratiques et les modes de vie qu’elle adopte ou qu’elle exporte. Il s’est agi ici de s’interroger sur le rôle de plaque tournante de Marseille et de la Provence entre l'Italie et la France, la mer et la terre, l’Afrique et l'Europe, la province et Paris, l'occitan et le français, l’Antiquité sous-jacente (de la Provincia romana) et la modernité technique : tant de dualités qui articulent des débats généraux et offrent des illustrations locales concrètes. La Provence est aussi, au XVII e siècle, pour les Français du Nord un lieu de dépaysement. Jean Racine se sent à Uzès aussi étranger qu’un Moscovite à Paris (Lettre à La Fontaine du 11 novembre 1661). Le pays offre à ceux qui le parcourent une fascinante diversité. Des poètes comme Chapelle et Bachaumont y feront des rencontres et des découvertes insolites. En plus de fournir aux écrivains des anecdotes facétieuses ou galantes, la Provence avec la ville portuaire de Marseille, riche en couleurs, marque souvent le point de départ des grands voyages et en constitue parfois le port d’arrivée, lieu de liesse où se délassent les marins après des jours de privations en mer. Alpha et oméga de l’aventure d’outre-mer, le séjour marseillais se présente souvent comme un entre-deux mondes. Pour les citadins et les Parisiens en particulier, la Provence est aussi un alter mundus, une terre de ressourcement à la fois si lointaine et si proche. Mlle de Scudéry module plusieurs descriptions du Grand Cyrus sur les paysages entrevus en Provence, tandis que Jean Racine cherche dans la solitude d’Uzès « quelque sujet de théâtre » (Lettre à Monsieur l’Abbé Le Vasseur du 4 juillet 1662). Aux yeux des religieux, la Provence représente souvent un lieu de révélations ou d’apostolat… Questionner certaines des modalités qui font se répondre récits de voyages et écrits philosophiques au XVII e siècle revient à demander : quels témoignages sur les cultures lointaines inspirent les philosophes et par quels dispositifs textuels en rendent-ils compte? Quels concepts mais aussi quelles figures de la sagesse sont ainsi privilégiés ? Inversement, comment les voyageurs inscrivent-ils dans leurs relations un intérêt pour des philosophies étrangères, par quelles stratégies d’écriture et au prix de quels malentendus ? À un autre niveau, est-il possible de savoir comment certaines Sylvie Requemora-Gros 14 philosophies européennes ont pu être perçues dans les cultures parcourues par les voyageurs ? Ces questions sont autant de prismes qui permettent de mieux cerner la richesse de la rencontre entre voyage et idées au XVII e siècle. Alors, peut-on prétendre à une nouvelle version de Marseille dans l’historie du XVII e siècle ? Les quarante-et-une études offertes dans ce recueil posent cette question en parcourant dix catégories d’espaces : viatiques, économiques, épistolaires, scientifiques, religieux, politiques, dramaturgiques, musicaux, fictionnels et iconographiques. Voyages Voyager dans les récits de voyages imaginaires du XVII e siècle : pourquoi pas ? P IERRE R ONZEAUD A IX M ARSEILLE U NIVERSITÉ Mon propos d’aujourd’hui 1 , pour cette conférence plénière, ne prendra pas la forme habituelle de la communication savante, à destination des spécialistes des littératures viatiques, puisqu’il s’adresse à l’ensemble de la communauté scientifique réunie pour notre colloque, et, par delà, à un public plus large, d’amateurs et de curieux. Il tentera donc d’ouvrir le domaine des récits de voyages imaginaires du XVII e siècle à ceux qui en sont moins familiers, en espérant que les connaisseurs érudits de ces genres narratifs particuliers puissent, par cet effet de décalage, revisiter, comme un peu étrangers, des textes qu’ils fréquentent souvent et les regarder avec des yeux redevenus curieux. Pour ce faire, je voudrais inviter à un double cheminement, épousant d’une part celui des voyageurs, découvreurs initiaux qui arpentent des terres étrangères ou imaginaires, dans un premier parallèle. Puis, d’autre part, dans un second parallèle, celui de leurs lecteurs amateurs d’hier et de leurs lecteurs critiques d’aujourd’hui qui suivent leurs pérégrinations dans des pages de livres. Et ceci de façon à faire jouer ensemble les expériences d’exploration géographiques et humaines des mondes exotiques ou des mondes utopiques des protagonistes, et les expériences d’émotion et de réflexion des lecteurs de leurs aventures historiques ou fabulées, pour tenter de faire apparaître des constantes et des différences significatives dans chacun des deux domaines concernés : celui du voyage et celui de l’écriture et de la lecture du voyage. Avec peut-être pour rêve de proposer, par ces 1 J’ai tenu à conserver à cette version publiée le caractère d’oralité de ma conférence du colloque de Marseille et à réduire au minimum les indications référentielles pour sauvegarder, dans la lecture, sa dynamique spécifique. Les renvois aux pages des ouvrages principalement sollicités permettront, si besoin, de compléter les informations bibliographiques qui occuperaient trop de place ici, sinon. Pierre Ronzeaud 18 croisements du vécu et du lu, une sorte d’itérologie prismatique et kaléidoscopique à la fois, qui serait susceptible de donner au public des portes d’accès multiples à l’univers de la littérature viatique. Ce qui ne va pas, par delà l’impossible exhaustivité, sans risques de distorsion : la progression du voyageur naviguant vers la Nouvelle France ou traversant la Perse étant déterminée par la nature du terrain, celle de l’explorateur des espaces utopiens étant déterminée par la volonté de l’auteur : mais c’est peut-être l’un des enjeux possibles de cette démarche saugrenue que de mettre en lumière ces modes d’interaction potentiellement porteurs d’effets de lecture nouveaux, pour les voyageurs de cabinet du XVII e et du XXI e siècles. Les anamorphoses ne sont-elles pas des sources de renouvellement de la vision ? Cette confrontation de points de vue nécessite évidemment le découpage et l’isolement d’objets circonscrits. Je centrerai donc mon propos sur les figures des voyageurs/ narrateurs des utopies littéraires canoniques de l’époque classique : La Terre Australe connue de Gabriel de Foigny (1676) 2 , L’Histoire des Sévarambes de Denis Veiras (1677-9) 3 , La République des philosophes ou Histoire des Ajaoiens, attribuée à Fontenelle (1682, publiée en 1768) 4 , L’Histoire de Calejava ou de l’Isle des hommes raisonnables de Claude Gilbert (1700) 5 , les Voyages et Aventures de Jacques Massé de Simon Tyssot de Patot (fausse date, 1710, en réalité entre 1714 et 1717) 6 . Se constituera ainsi, nécessairement incomplet, fragments par fragments, un « puzzle » qui conservera sans doute le sémantisme originel du mot anglais : « énigme », sans fournir une résolution d’image finale, mais qui aura peut-être ainsi pu contribuer à ouvrir, si certains parallèles se rejoignent, des perspectives autres que celle que la lecture unidimensionnelle des œuvres, en contextes séparés, procure, légitimement d’ailleurs, et ainsi permis de rendre, pour certains, l’inconnu connu, et pour d’autres, le connu à nouveau inconnu. * * * 2 Gabriel de Foigny, La Terre Australe connue, 1676, édition de Pierre Ronzeaud, Paris, S.T.F.M. 1980, réédition 2008 (ouvrage noté TA). 3 Denis Veiras, Histoire des Sévarambes, édition Audrey Rosenberg, Paris, Champion, 2001 (ouvrage noté HS). 4 Fontenelle ? Histoire des Ajaoiens ou La République des philosophes, Paris, EDHIS, 1970 (ouvrage noté HA). 5 Claude Gilbert, Histoire de Calejava ou de L’Isle des hommes raisonnables, Paris, EDHIS, 1970 (ouvrage noté HC). 6 Simon Tyssot de Patot, Voyages et avantures de Jacques Massé, édition Audrey Rosenberg, Universitas Paris, Voltaire Foundation, Oxford, 1993 (ouvrage noté VA). Voyager dans les récits de voyages imaginaires du XVII e siècle 19 Le voyageur de Foigny, Sadeur, n’était mû par aucun désir de voyager, mais sa naissance extraordinaire le prédisposa symboliquement aux aventureuses navigations : « Je suis né sur l’Ocean, présage trop assuré de ce que je devois estre un jour. » 7 . Il est né en effet lors du retour de Nouvelle-France de ses parents qui périrent en le sauvant d’un premier naufrage, comme son parrain, M de Sare, dans un second, où il survécut, tel Moïse, grâce à son berceau flottant, avant d’être conduit au Portugal, où il fut élevé dans la noble famille de Villafranca. Adulte, enlevé par des pirates, qui firent à leur tour naufrage, il fut alors recueilli par un navire portugais en route vers les Indes orientales. Mais comme il le dit lui-même : « Il est bien vray de dire que c’est à l’homme de proposer et qu’il n’appartient qu’à Dieu de disposer » 8 , puisqu’un quatrième naufrage, en vue du port d’Annanbolo, de l’Isle de Madagascar 9 , le laissa seul, flottant à la dérive sur une planche avant d’échouer sur une île habitée d’animaux monstrueux. Après s’être sauvé sur le dos d’un cétacé et avoir combattu contre des Urgs monstrueux, frères de l’oiseau Roch de Marco Polo ou du Rough des Mille et Une nuits, il fut recueilli, blessé et heureusement nu, exhibant donc son androgynie, par des Australiens, massacreurs des oiseaux monstres et des êtres monosexués, et accueilli par eux comme un « homme tombé des nues » 10 . Même si le port d’Amanbal figure dans la Relation du voyage fait dans l’Isle de Madagascar de François Cauche, parue en 1651 11 , ou si des navigateurs réels comme François Pyrard de Laval, François Pelsart ou François Leguat ont coulé dans les mêmes parages 12 , il nous semble difficile, actuellement, de lire le récit de Foigny comme celui de fortunes de mer naturelles. D’ailleurs, il nous oriente d’emblée vers une interprétation téléologique mettant en jeu la conduite divine : « S’il est chose qui doive faire connaître & admirer la divine providence, c’est l’histoire que je viens de décrire, où on n’aura peine à distinguer un trait qui ne serve au dessein qu’elle avoit de me conduire en ce pays ». 13 Peut-être certains lecteurs du XVII e siècle ont-ils pu lire cette annonce à la lumière des réflexions prosélytes de religieux missionnaires, jésuites de Chine ou récollets du Québec, puisque un critique 7 TA, p. 19. 8 Ibid., p. 33. 9 Ibid., p. 49. 10 Ibid., p. 67. 11 Ibid., note 1, p. 49. 12 Voir Sophie Linon Chipon, Gallia Orientalis. Voyages aux Indes Orientales, 1529- 1722, « coll. Imago Mundi », Presses de l’Université de Paris Sorbonne, 2003, p. 366-367 (ouvrage noté GO). 13 TA, op. cit., p. 65. Pierre Ronzeaud 20 moderne, J.M. Patrick 14 , a continué de s’engager en ce sens, en prenant les professions de foi du héros-narrateur au pied de la lettre. Les autres lecteurs, depuis les membres du consistoire de Genève qui ont examiné le livre de Foigny et qui l’ont immédiatement interdit, ayant compris que la Providence, n’était, ici, qu’un instrument permettant à l’auteur de développer la diégèse d’une fiction libertine. Laquelle, dissimulée sous ce cadre narratif protecteur, nie, à travers l’exemple des Australiens préadamites hermaphrodites ayant échappé à la Chute, l’existence d’une telle intrusion du divin dans les actes humains. Nul autre texte utopique contemporain de La Terre Australe Connue, ne positionne ainsi son voyageur, dans l’aveugle du mystère total de la non coïncidence absolue du départ et de l’arrivée, au plan géographique comme au plan idéologique. C’est pourquoi le prétendu éditeur du manuscrit confié par Sadeur nous invite, dans son « Avis-au-lecteur », à accepter et à dépasser cette aporie, et à, découvrir, dans la relation qu’il a traduite et réécrite, « une infinité de traits de la divine Sagesse », si nous sommes capables de « ne pas mesurer la Toute puissance avec les bornes de notre imagination. » 15 Nous lisons aujourd’hui autrement cette proposition, comme l’une des multiples formes possibles de stratégies d’authentification d’une fiction, qui débouche sur deux types de lectures opposées : celle, sceptique, de Peter Kuon 16 , qui fait du texte de Foigny une machine de guerre anti-utopique fondée sur l’impossibilité de transférer dans le réel la condition anatomique, l’hermaphrodisme, posée comme indispensable à la constitution de la société australienne, ce qui aboutit à la négation de toute possibilité de perfection humaine et sociale dans le monde déchu qu’est le nôtre celle, libertine, la mienne, qui fait de la fable de Foigny, fondée sur une lecture hétérodoxe de Genèse I, 27 (« il les créa homme et femme »), l’Histoire d’une humanité ayant échappé à la division des sexes par le maintien de l’androgynie primordiale, à la Chute par l’immobilisation de la perfection originelle, à la béance du désir par la plénitude conservée, à Babel par l’Uglossie monosyllabique, à la culpabilité et à l’angoisse par la sérénité assurée, à la disparition individuelle par la fusion dans un Tout jamais abandonné, nous offrant ainsi une expérience de pensée sur un possible latéral du réel assez extraordinaire : la projection existentielle d’une essentialité hermaphrodite. 14 J.M. Patrick, « A Consideration of La Terre Australe connue », PMLA, LXI, 1946. 15 Ibid., p. 12. 16 Peter Kuon, « L’utopie entre mythe et Lumières », PFSCL 14, n o 26, 1987, p. 253- 271. Voyager dans les récits de voyages imaginaires du XVII e siècle 21 Pour nous, dans ce cas unique et extrême, la superposition avec les récits de voyages réels semble donc inadéquate. Et pourtant, certaines lectures anciennes se sont fondées sur la présence d’hermaphrodites, dans les récits de Thevet (en Crête) ou de Bergeron (à Sumatra), et surtout sur un feuilletage culturel, qui permettait de trouver de tels cas, « expérimentaux » chez Aristote, Pline, Montaigne, chez des médecins comme Paré, Liceti, Riolan ou Duval, qui conservait la mémoire de cas archétypaux comme celui de l’Androgyne originel du Banquet de Platon, de l’Adam double de la cabbale ou de la Gnose, du Mercure Rebis des Alchimistes ou comme la promesse de la résurrection sous les deux sexes annoncée par la mystique Antoinette Bourignon, ainsi que l’atteste le Journal des Savants du 4 août 1692 où le recenseur a lu La Terre Australe Connue comme un vrai voyage. Aux antipodes, si je puis dire, de la lecture de Pierre Bayle, qui dans les articles « Sadeur » et « Adam » de son Dictionnaire historique et critique, a bien démontré le caractère de fiction polémique anti-chrétienne du roman de Foigny 17 . À l’opposé de celui de Foigny, le voyageur de La République des Philosophes ou Histoire des Ajoiens de Fontenelle, le Hollandais Van Doelvelt, lui, explique longuement les causes de son départ, en 1673 pour l’Orient. La première cause est politique : « Ennuyé des troubles qui déchiroient ma patrie, causés par des esprits factieux qui, de quelque partie qu’ils fussent, n’étoient animés que par de honteux motifs d’intérêt, de haine et d’ambition, je résolus d’aller voyager, espérant qu’à mon retour je trouverois dissipées les factions auxquelles je ne pouvois prendre part, sans me rendre coupable, ou d’injustice au tribunal de ma conscience, ou de trahison envers ma patrie » 18 . Lisant cela, on peut se contenter, de notre point de vue narratologique moderne, de relever la mise en place d’une énonciation homodiégétique servant une tentative d’authentification par vraisemblance, ou bien, reculant dans le temps jusqu’à l’époque de la rédaction du livre (autour de 1682), y voir, le premier engagement d’une critique topique de l’irrationalité politique justifiant la recherche d’un ailleurs et préparant la mise en place antagoniste de l’harmonie rationnelle ajaoienne, ou une allusion voilée à la récente guerre de Hollande (1672-1678) ou encore une représentation du désir d’exil de protestants français comme Guillaume Chenu de Laujardière, qui, dans sa Relation d’un voyage à la côte des Cafres (effectué en 1686-7, après les Révocation de l’Édit de Nantes), dit : « la per- 17 Voir Pierre Ronzeaud, L’Utopie hermaphrodite, Publication du C.M.R. 17, Marseille, 1982, chapitre I (ouvrage noté UH). 18 HA, p. 1-2. Pierre Ronzeaud 22 sécution que l’on faisait en France aux réformés fut le sujet de mon départ » 19 . Bien des pistes s’ouvrent à partir de ce que l’on peut simplement lire comme un lieu commun, mais parfois les causes politiques externes sont plus nettement mentionnées, comme dans l’Histoire de Calejava de Claude Gilbert, où le voyage initial de « trois François en Lithuanie » s’inscrit dans ce contexte d’exil protestant. Le père, Abraham Christophile (au nom qui conjoint les deux Testaments), « de la Religion Prétenduement Réformée 20 », et sa fille, Eudoxe (qu’il a eue avec une catholique romaine, décédée depuis, et qui pratique deux jours sur trois le calvinisme et le troisième le papisme), sont partis parce qu’ils voyaient « que l’on alloit à la Révocation de l’Édit de Nantes 21 », accompagnés de l’amant d’Eudoxe, Alâtre, dont le nom indique qu’il est sans croyance, mais qui a feint d’être huguenot pour la suivre. Dans ces cas, les voyageurs utopiques fuient un lieu qui les nie pour un espace qu’ils ignorent et se rapprochent ainsi des auteurs eux-même : Foigny, moine défroqué réfugié à Genève, ou Veiras et Tyssot, réformés exilés en Angleterre ou en Hollande. Ils diffèrent des autres voyageurs qui, marins, officiers, commerçants, ambassadeurs, missionnaires, savants, vont vers un lieu second connu à partir d’un lieu premier dont ils sont les représentants, plus ou moins prosélytes. Mais, cette radicalité situationnelle est rare, et les auteurs s’attachent, par souci de vraisemblance narrative, à complexifier la figure de leurs héros, comme Fontenelle qui sacrifie à une stratégie d’authentification déjà bien rodée. S’inspirant du journal du voyage, de 1643, du hollandais De Vries, en partie publié en 1663, dans le Recueil de Voyages de Thévenot, sous le titre : Relation de la découverte d’Eso, au Nord du Japon, il multiplie les passerelles entre réalité et fiction en recourant au procédé canonique de mise en parallèle avec les conditions de possibilité des voyages hollandais du temps : c’est un cousin de Zélande, membre important de la Compagnie des Indes Orientales, qui lui donne des lettres de recommandation au Directeur Général de Batavia. Il inscrit donc son récit dans le lignage des voyages authentiques, en tentant, comme Veiras, le modèle inégalé en la matière, de procurer, au départ, une imitation plausible d’un périple donné comme possible, à travers un réalisme formel fondé sur une esthétique narrative de la vraisemblance qui repose sur le respect des lois sociales et naturelles coutumières en vigueur dans le monde des lecteurs contemporains. 19 Guillaume Chenu de Laujardière, Relation d’un voyage à la côte des Cafres, p. 26, cité dans OG, p. 53. 20 HC, p. 14. 21 Ibid., p. 16. Voyager dans les récits de voyages imaginaires du XVII e siècle 23 Sur ce principe, la réalité de la vie du voyageur est étayée par le fait qu’il rencontre des personnages connus. Ainsi le Jacques Massé de Tyssot de Patot croise l’astronome Jean-Baptiste Morin, suit les leçons de médecins réels : M. Rousseau à Paris, M. de la Croix à Dieppe ou Mr Du Pré à Lisbonne, ce qui le qualifie pour le métier de chirurgien de bord qui rendra pratiquement inévitable son embarquement sur un navire et théoriquement concevables ses dissertations sur les résultats des dissections des noirs en matière de pigmentation de la peau ou sur la découverte de l’unicité sensorielle de l’homme dont le rapport au monde serait dominé par le toucher. Il fréquente même des savants célèbres : le géomètre lyonnais Desargues, le physicien Mersenne et Claude Midonge, correspondant de Descartes, qui sont entrés, avec Pascal, dans un vif débat sur les coniques dans lequel Jacques Massé prend parti en une page où personnes, idées, raisonnements et langages contribuent à produire des énoncés scientifiques multi référentiels, qui, en fait, empêchent de poser une coupure épistémologique totale entre monde fictionnel et monde actuel 22 . Présenté comme un itinéraire vécu articulé comme un destin, le début du roman de Tyssot de Patot, devient donc, grâce à l’énonciation historique à la première personne qui donne une valeur testimoniale aux événements contés, et grâce à la construction diégétique en forme de suite chronologique existentielle, le moyen de la mise en place d’une singularité concrète, où la particularité et l’étendue de la formation reçue rendent pertinente l’adéquation du personnage aux conditions du voyage à venir. Plus que d’une autofiction, il s’agit d’une véritable « vie » dont la plausibilité sera contagieuse pour la suite du récit. Notre lecture actuelle de cette mise en scène originaire nous amène à regarder ces précisions autobiographiques comme des indices d’une fiction réflexive, mais rien ne prouve qu’il en allait de même pour les lecteurs du XVII e siècle, qui en savaient souvent beaucoup moins que nous sur les auteurs plus ou moins avoués de ces utopies. C’est le même principe qui conduit les romanciers à établir pour le récit des aventures viatiques de leurs personnages, un chronotope vraisemblable à partir du croisement avec des événements historiques réels, selon l’enthymème simpliste mais efficace bien connu par lequel si un événement B est réel, l’événement À qui se trouve réellement raconté à côté de lui, l’est 22 Sur cette question, comme sur d’autres qui seront signalées, mes propos font écho aux réflexions de Lucie Tangy, dont j’ai eu le plaisir de diriger la remarquable thèse, Fiction utopique et modernité anthropologique. L’élaboration d’une figure de l’homme chez Veiras, Gilbert et Tyssot de Patot, soutenue en novembre 2012 à Aix- Marseille Université, et dont la publication est attendue (Thèse dactylographiée notée FU). Pierre Ronzeaud 24 aussi. C’est ce qu’indique l’Avis au lecteur de L’Histoire des Sévarambes : « Au reste, il y a beaucoup d’autres preuves qui appuient la vérité de cette relation. Diverses personnes de Hollande, peu de temps après la mort du capitaine Siden, assurèrent le médecin son héritier, qu’environ le temps marqué au commencement de cette histoire, il était parti du Texel un navire neuf, nommé le Dragon d’or, fretté pour Batavia (…) & qu’on croyait qu’il avait fait naufrage, parce que depuis on n’en avait jamais eu de nouvelles » 23 . Il s’agit bien d’un vrai navire, parti du Texel (comme les navigateurs hollandais Bontekoe, Le Maire, Tasman, Schouten en route pour des découvertes australes) le 4 octobre de la même année 1655, que Veiras met en scène à travers la mention d’une rencontre avec Monsieur Van Dam, l’avocat de la Compagnie des Indes, et la citation intégrale d’une lettre d’un flamand, Thomas Skinner, qui relaie les informations directes données à Batavia par un marin témoin du sinistre. Peut-être est-ce ce jeu de confirmation par contiguïté analogique, qui, loin d’éveiller nos modernes soupçons, a été au fondement de l’obtention, assez inexplicable hors de cette assimilation à un voyage réel, d’un privilège pour la première édition française de l’Histoire des Sévarambes, en 1677, chez Barbin, comme d’ailleurs pour la première édition belge, chez Lambert, à Bruxelles, en 1682. Ainsi posées la réalité du voyageur et l’authenticité de son voyage, les romans donnent paradoxalement peu de place au voyage lui-même, à la différence des voyageurs réels qui s’étendent longtemps sur leur traversées. Van Doelvelt fait ainsi l’impasse totale sur le récit de son voyage vers l’Orient : « je passerai sous silence tout ce que mon journal contient de ce qui s’est passé pendant mon trajet », en justifiant cet effacement par une raison qui livre d’emblée la vraie nature des textes des utopies littéraires du temps et qui pose leur différence radicale par rapport aux relations viatiques : « Mon dessein n’étant que de donner l’histoire de l’heureuse nation des Ajaoiens » 24 . Ce décalage opère une scission entre le monde connu, sans intérêt (alors que pour le voyageur réel il a l’intérêt des expériences qu’il y a vécues : découvertes, souffrances, joies, tempêtes, poissons volants, passage de la ligne etc.) et le monde inconnu à révéler, lequel devient, puisque ce clivage textuel amène une abolition du réel commun, un horizon nouveau, susceptible de réengager un processus viatique de relation, et ceci grâce à un travail particulier sur le topos de la curiosité, qui devient passion d’appropriation de ce que personne n’a vu. 23 HS, p. 64. 24 HA, p. 2-3. Voyager dans les récits de voyages imaginaires du XVII e siècle 25 Ainsi Van Doelvelt, résolu d’éterniser son nom, « en baptisant Doelvetsland » la première côte inconnue où il aborderoit, met-il l’accent, non sur les bénéfices matériels mais sur les bénéfices symboliques de ses découvertes futures. Il rejoint ainsi, paramètre que nos lectures formelles ignorent, la pulsion héroïque d’un voyageur réel comme Souchu de Rennefort, qui, dans sa Relation du premier voyage de la Compagnie des Indes orientales en l’Isle de Madagascar ou Dauphine(1668), s’exclamait fièrement : « Il est de bons courages que toutes les richesses des Indes ne contenteraient pas, ils demandent la gloire et l’acquisition en est icy d’autant plus belle qu’elle se gagne par des chemins inconnus presque à tous les hommes du monde d’où nous sortons » 25 . Par delà le jeu onomastique narcissique que nous associons légitimement dans la fiction à ceux, anagrammatiques de Denis Veiras appelant son héros Siden et le fondateur de son Utopie Sevarias, ou de Claude Gilbert nommant les Sages avaïtes « Lucades » et « Glébirs », Van Doelvelt renoue avec la nomination personnelle des lieux inconnus, acte d’appropriation accompli par de nombreux voyageurs réels. Cette profession de foi s’accompagne d’ailleurs, chez lui, de l’exposé d’une méthode, susceptible de transformer le voyageur en explorateur : « Mais ce n’étoit pas de ces découvertes imparfaites et passagères qu’il me falloit. Je voulois aux dépens de tout mon sang, découvrir en habile homme, & non comme ces étourdis et ces paresseux qui, contens de saluer les côtes découvertes, mettent à peine pied à terre pour examiner la nature du pays. » Il s’inscrit alors dans la logique de l’hypercritique qui permet de différencier le vrai découvreur expérimental, dont le discours de vérité s’autorise de sa capacité à dénoncer les erreurs des autres, des voyageurs imposteurs, myopes ou simplement négligents. Foigny y sacrifie dans le préambule « Au lecteur » de sa Terre Australe connue, en reprenant les insuffisances des témoignages des voyageurs antérieurs vers les espaces austraux, y compris Fernandes de Queiros, l’une de ses sources principales, « parce qu’ils ne particularisent rien » 26 , ou en faisant le procès de ses prédécesseurs au Congo : « S’il est vray de dire qu’il est permis à ceux qui ont fait de longs voyages d’en faire accroire aux autres qui ne connoissent que le milieu de leur naissance : il est encore plus vray qu’ils se prévalent tant de cette licence, qu’ils n’affectent presque que des fictions. La raison est qu’il arrive souvent qu’on fait de très grands chemins sans voir autre chose que quelques ports, où on ne repose qu’un moment (…) Cependant comme on est persuadé qu’il faut dire quelque nouveauté, quand on vient de loin, plus 25 Souchu de Rennefort, Relation du premier voyage de la Compagnie des Indes orientales (française, celle-ci) en l’Isle de Madagascar ou Dauphine (1668), p. 65, cité dans OG, p. 19. 26 TA, p. 9. Pierre Ronzeaud 26 les esprits sont subtils, plus ils en inventent. Et comme il n’est personne qui puisse leur contredire, on reçoit avec plaisir et on débite avec empressement leurs inventions, comme des véritez auxquelles on n’oseroit repugner sans passer pour téméraires » 27 . Stratégie fictionnelle disons-nous : sans doute, mais, comme l’a bien montré Sophie Linon-Chipon, Charles Dellon, véritable découvreur, s’élève de même, dans sa Relation d’un voyage aux Indes orientales, de 1685, contre ceux qui « ont poussé le mensonge jusqu’à écrire que l’éléphant n’a point de jointures aux jambes et qu’il lui est impossible de se coucher ; que s’il tombe par malheur il ne se relève jamais ; que pour dormir il s’appuie sur un arbre et que le seul moyen de s’en rendre maître est de scier le tronc où l’on prévoit qu’il peut aller, afin qu’il tombe avec ; c’est une relation fabuleuse de ceux qui voyagent sans sortir de chez eux ; et tous ceux qui ont été en Asie sont convaincus du contraire » 28 . En fait, tout se superpose : Foigny s’en prend aux « historiens » qui ont parlé des crocodiles dans des « contes faits à plaisir pour épouvanter les simples », et nie, pour se différencier de Pline, source majeure en la matière, comme l’a montré Sylvie Requemora-Gros 29 , l’existence de tels animaux féroces et monstrueux, tandis que Flacourt, gouverneur de Madagascar, minimise, dans un souci de propagande la dangerosité de ceux-ci, en disant qu’ils ne mangent pas les hommes blancs. Mais nous, lecteurs du XXI e siècle, nous oublions l’affirmation capitale qui précède la charge de Dellon contre les pseudo-zoologues de cabinet qui diffusent des fables sur les éléphants : « Depuis que j’ay connu par expérience que », formule décisive dont nous réduisons trop souvent abusivement la puissance heuristique, par des mises à plat liées à nos réflexes de mise en soupçon des témoignages écrits. Alors que, comme Foigny, nous sommes susceptibles de faire des erreurs dans tous les sens, puisque nous avons longtemps considéré comme fictif un récit vrai : Voyage et aventures deFrançois Leguat et de ses compagnons en deux îles désertes orientales et, moi le premier, rejoint Foigny dans la croyance fausse à l’authenticité du voyage de Gonneville, dont on sait maintenant qu’il était une fiction inventée par l’abbé Paulmier, pour tenter de crédibiliser et de financer par là, un projet de mission vers les terres australes. Pourtant, lorsque Van Doelvelt, évoquant sa recherche du passage du Nord-Est : « découvrir une route nouvelle, pour voguer des Indes en 27 Ibid., p. 43-4. 28 Charles Dellon, Relation d’un voyage aux Indes orientales, de 1685, p. 100, cité dans OG, p. 201. 29 Sylvie Requemora-Gros, Voguer vers la Modernité. Le voyage à travers les genres au XVII e siècle, « coll. Imago Mundi », Presses de l’université de Paris Sorbonne, 2012 (ouvrage noté VM), p. 384-386. Voyager dans les récits de voyages imaginaires du XVII e siècle 27 Hollande, par le Nord de la Tartarie et toute la Scandinavie. », ajoute : « Il s’agissait de découvrir, c’est tout dire » 30 , il emblématise un projet réel, commun aux voyageurs réels et imaginaires, comme à leurs lecteurs, car, plus que les systèmes de confortation analogique de la vérité des récits, ce qui assure leur crédibilité c’est une dynamique de découverte, et qui n’est pas seulement un processus de développement narratif littéraire, mais qui est un vecteur d’attente et d’avancement partagé par tous, né d’une pulsion universelle : la libido sciendi, la curiosité 31 . Aussi celle-ci est-elle présentée par Veiras comme la principale motivation de Siden : « Je n’ai jamais eu de plus forte passion dés mes plus jeunes années que celle de voyager. Comme toutes choses augmentent l’inclination dans laquelle on est né, je sentais croître tous les jours le violent désir que j’avais de voir d’autres pays que celui de ma naissance. Je prenais un plaisir incroyable aux livres de voyage, aux relations des pays étrangers, & à tout ce qu’on disait des nouvelles découvertes » 32 . Bien des lecteurs du XVII e siècle étaient semblables à lui : on ne peut, au nom des siècles de connaissances ethnographiques ou géographiques qui nous séparent d’eux, minimiser le pouvoir identificatoire d’une telle déclaration, renforcée plus loin : « j’entrepris ce long et pénible voyage pour satisfaire la curiosité naturelle et la forte inclination que j’avais toujours eue de voir un pays » 33 . Et c’est le même « naturel » désirant, métamorphosant l’univers des rêves enfantins en cabinet de curiosités, que Jacques Massé évoque pour lui-même : « L’inclination que j’avais eue dés le berceau pour les belles lettres, pour les antiquités, et pour les choses rares et étrangères que je voyais apportées des parties éloignées de la terre » 34 . Les voyageurs imaginaires rejoignent ici une motivation libidinale exprimée par Jean Thévenot, dont la vocation naquit de la consultation de l’immense bibliothèque de son oncle, Melchisédec, grand éditeur de célèbres collections de voyages, dans sa Relation d’un voyage fait au Levant (1663) : « Le désir de voyager a toujours été fort naturel aux hommes, il me semble que jamais cette passion ne les a pressés avec tant de force que de nos jours : le grand nombre de voyageurs qui se rencontrent en toutes les parties de la terre, prouve assez bien la proposition que j’avance et la quantité de beaux voyages imprimés, qui ont paru depuis vingt ans ôte toute raison d’en 30 HA, p. 5. 31 Le rôle de la curiosité comme « moteur de la dynamique narrative » a été très efficacement démontré par Lucie Tangy (FU, p. 324-331). 32 HS, p. 71. 33 Ibid., p. 72. 34 VA, p. 13. Pierre Ronzeaud 28 douter » 35 . Parmi lesquels les fictions viatiques australes pouvaient satisfaire, sinon le désir de vérité, du moins la curiosité, du lectorat du temps, puisque elles se différenciaient peu des récits d’un Dellon, qui parcourut seul l’Inde pour satisfaire un « naturel porté à voyager pour acquérir toutes sortes de connaissances » 36 . Aventures, naufrages, captivités, expériences et découvertes étonnantes : tout se rencontre et se raconte dans ses voyages, parus en 1709, comme dans la partie viatique de nos utopies, le lecteur étant, à chaque fois, embarqué dans des dynamiques de curiosité insatiable parallèles. Jean Baptiste Chardin, grand voyageur s’il en fut, rapporte, dans son Journal de voyage en Perse, cette « louable curiosité » à « l’inquiétude naturelle » des Européens. Cette quête infinie des objets de savoir, partagée par voyageurs et lecteurs, a été, on le sait, condamnée au nom de l’idéal mesuré du bonheur en repos prôné par les moralistes laïcs, dans la pure tradition épicuréenne, et encore plus par les augustiniens, comme avatar post-lapsaire de cette libido sciendi qui a conduit au péché originel, à la malheureuse dévoration du fruit de l’arbre du savoir. Mais elle a été aussi valorisée à la même époque, chez Saint-Evremond ou Fontenelle, comme quête néo-épicurienne du plaisir en mouvement ou, chez Hobbes ou Mandeville, comme le résultat de la projection, dans toute satisfaction obtenue, d’un rebondissement vers un horizon de nouvelles convoitises, producteur de dynamique créatrice. « La nature, qui connaît l’excellence et la beauté de ses ouvrages, ne nous a pas donné sans dessein un esprit curieux » 37 affirme, en 1701, Vallemont, compagnon aux Indes de Biron, savant auteur des Curiositez de la Nature et de l’Art. Cet esprit anime le parcours des voyageurs réels ou imaginaires, de lieux en lieux, de péripéties en péripéties, et le parcours de leurs lecteurs, de page en page, de chapitres en chapitres. Siden, comme Dellon, modifie en effet son trajet sevarambe « pour la curiosité de voir l’armée qui n’était qu’à trois milles d’Arkospsinde » et, comme Biron, il multiplie les « interrogations curieuses » auprès de son guide, Sermodas 38 . Jacques Massé s’apparente aux savants compagnons du Père Tachard curieux de faire des observations dans les pays étrangers 39 . Quant à Sadeur, il sera victime de cette maligne curiosité. Malgré sa naissance sur l’eau, dans un espace intermédiaire entre deux mondes, malgré la coupure symbolique de la mort de ses parents, malgré la dimension lustrale de ses naufrages successifs, malgré sa lutte victorieuse contre l’oiseau monstrueux, malgré sa reconnaissance 35 Cité, comme Jean-Baptiste Chardin ensuite, par Lucie Tangy, dans FU, p. 326. 36 Cité dans OG, p. 99. 37 Cité dans OG, p. 170. 38 HS, p. 129. 39 Voir OG, p. 132. Voyager dans les récits de voyages imaginaires du XVII e siècle 29 extérieure comme frère en androgynie par les hermaphrodites austraux, il n’a, en effet, jamais réussi à dépouiller en soi le vieil homme pour se transformer totalement, de demi-homme européen, en homme complet Australien. Il se dit « incompatible avec les Australiens » car perdurent en lui les deux pulsions libidinales au cœur des dynamiques viatiques : le désir et la curiosité, qui se traduisent par des questions malignes sur les points aveugles que sont la sexualité et la reproduction des utopiens ou par des gestes tentateurs : « je voulus caresser quelque frère et l’exciter à ce que nous appelons plaisir » 40 . Il sera condamné par le tribunal austral, pour s’être charnellement « joint avec une fondine », une femme venue d’un pays voisin, mais aussi pour avoir posé « des questions malicieuses ». Il n’a pu changer ses instincts profonds. Sa fonction symbolique aura été d’indiquer aux Européens l’existence d’un autre monde, d’une autre humanité, ayant échappé à la Chute, mais de leur enseigner aussi qu’ils en sont à jamais séparés, car on ne peut échapper au double déterminisme de sa nature et de sa culture. Il avait reçu, comme tous nos voyageurs, investiture pour une découverte, mais pas pour une métamorphose. Revenons donc à ces découvertes, et aux récits que ces voyageurs en font. Les récits sont peu diserts sur les voyages maritimes qui conduiront les futurs découvreurs des terres utopiennes vers ces espaces mystérieux qu’ils ne souhaitaient pas atteindre puisqu’ils ignoraient leur existence. Si le trajet de Jacques Sadeur, depuis son naufrage en vue de la côte malgache, ne correspond plus à aucune route connue, l’expédition à laquelle participe Van Doelvelt suit des chemins plus repérables sans ouvrir pourtant sur un journal de navigation, à la différence du périple de Robert Challe. On comprend seulement qu’elle part de Batavia, longe la côte est du Japon, arrive dans la mer de « Kamaïkites » (Mer d’Okhotsk) 41 , aborde une « Ile spacieuse » avant qu’une violente tempête ne jette Van Doelvelt sur une plage déserte qui s’avérera in fine appartenir au territoire ajaoien 42 . De même, si Jacques Massé, lui, a tenu un « journal » de « tout ce qui nous arriva » il ne le communique pas 43 et il nous indique juste qu’il se trouvait, au moment de l’échouage final « aux environs du soixantième degré de longitude, & du quarante quatrième de latitude australe, c’est-àdire mille ou douze cents lieues de Sainte-Hélène. » Mais sa description, lors d’une tempête, d’une «trombe de la grandeur d’un grand tonneau (…) 40 TA, p. 96. 41 Cf. H.G. Funke, article « Histoire des Ajaoiens » du Dictionary of Literary Uopias edited by Vita Fortunati and Raymond Trousson, Paris, Champion, 2000, p. 275. 42 HA, p. 8-13. 43 VA, p. 55. Pierre Ronzeaud 30 formant un cylindre, qui s’allonge dans un instant jusqu’à ce qu’il parvienne sur la superficie de l’eau 44 » n’est pas la simple reproduction des topoi hérités d’Homère ou de Virgile, voire de Rabelais ou de Gomberville : il retrouve le vocabulaire technique et la précision des tableaux peints par des voyageurs réels, avec un ordre du récit qui correspond à la chronologie des faits, et pas seulement à la rhétorique du stéréotype. Siden, qui fait l’impasse sur le reste du trajet : « Il suffira donc de dire que nous poursuivîmes heureusement notre voyage jusqu’au troisième degré de latitude méridionale, où nous arrivâmes le 2 ème jour du mois d’Août de la même année 1655 » 45 , décrit également, en plusieurs pages, la tempête qui, après huit jours, le conduira à « un banc de sable proche du rivage d’une île, ou d’un continent que nous ne connaissions pas », et qu’il pensera se situer vers le « 40 ème degré de latitude méridionale » 46 . Mais quand il dépeint « les matelots pâles et abattus » et ajoute : « Nous eûmes recours à Dieu pour le prier que par sa miséricorde infinie, il exauçât nos vœux et nous fit rencontrer le salut », il donne, plus qu’un indice de reproduction textuelle, un trait de mentalités contemporaines, qu’on retrouve, dans la même situation, chez Dellon : « tout l’équipage offrit par vœu à la très-sainte vierge », ou chez Du Bois : « on résolut d’implorer l’assistance divine (…) et l’on fit un vœu » à Sainte-Anne, mère de la Vierge, Sainte protectrice des pauvres navigateurs » 47 . Nous savons bien sûr que ce sont les romanciers qui sauvent des personnages dont ils ont besoin pour la suite, mais l’effet dramatique de ces tempêtes est réel, et pas seulement effet de réel. Nous ne sommes pas dans le décoratif topique, ni dans le symbolisme métaphysique associant la tourmente au désordre du monde dans lequel sa concupiscence plonge l’homo viator imprudent, ni dans la stratégie libertine de dissimulation, usant ostentatoirement de l’épisode comme d’une preuve prudentielle de foi, puisque leurs conclusions en la matière recoupent exactement celles de nombreux voyageurs, avec la même poétique hyperbolique, les mêmes jeux d’images convenues : la colère des éléments, le rugissement des vents traduisant un effroi que partagaient sans doute les lecteurs du XVII e siècle, pour beaucoup si peu marins, si habitués aux terribles récits des fortunes de mer et aux sauvetages miraculeux opérés par cette vierge à qui tant d’exvoto maritimes étaient dédiés ? 44 Ibid., p. 54. 45 HS, p. 73. 46 Ibid., p. 74-75. 47 Cités par Lucie Tangy dans FU, p. 331. Voyager dans les récits de voyages imaginaires du XVII e siècle 31 Foigny, Gilbert et Fontenelle font ensuite l’impasse sur le récit du voyage terrestre, depuis le lieu d’échouage jusqu’au cœur de l’utopie, que Tyssot et Veiras développent selon, des logiques narratives différentes. Le trajet parcouru par Jacques Massé et ses deux compagnons est dramatisé par la rencontre de multiples périls (marais, cataractes, précipices, murailles rocheuses, ours, crocodiles), la mort guettant à chaque détour du chemin, et finissant par frapper son compagnon, Dupuis, « par une fatalité inconcevable », puisqu’à peine échappé de la noyade, il est tué par un rocher 48 . L’épisode violent de la lutte initiale des naufragés contre des sauvages déchaînés 49 , donné en analepse, au chapitre XIII, est à rapprocher de l’accueil furieux offert par les Cafres à Chaunu de Laujardière, des terribles cruautés subies, dans la fiction, par Sadeur, et, dans la réalité par Flacourt, à Madagascar 50 , tous textes horrifiques producteurs d’émotions pour le lecteur, sans distinction de vérité ou de mensonge. Cette mimésis viatique s’oppose à l’idéalisation, ailleurs, des rencontres heureuses avec l’Autre, comme celle de Van Doelvelt et des Ajaoiens : « …quel fut notre étonnement, lorsqu’au moment que nous ne nous attendions, en les voyant accourir en foule, vers les débris de notre barque, qu’à être impitoyablement massacrés, nous les vîmes mettre leurs armes bas en bon ordre, nous venir aider à nous sauver, & nous inviter par leurs signes à la suivre & à prendre courage » 51 . Même si Champlain ou La Hontan racontent des accueils aussi pacifiques, on juge, eu égard à la tradition utopienne en la matière, cette rencontre comme totalement convenue, mais on ne saurait s’arrêter à ce juste constat topique, car Fontenelle met, par cette scène, en place un processus de renversement idéologique, faisant apparaître l’erreur de « L’impertinent préjugé où nous sommes toujours, que les peuples qui ne sont pas de notre continent, sont autant de barbares brutes ». Et l’on peut même se demander si les lecteurs de son temps, qui partagent en grande partie le préjugé qu’il dénonce (puisqu’il faut le passage par l’Ailleurs pour modifier la vision de l’Autre) n’ont pas été, à rebours de nous, plus surpris par cette civilité Ajaoienne que par la barbarie des sauvages de Tyssot ? Chez Veiras, le récit, plus calme, du trajet parcouru par Siden, précédé par l’exploration première de son lieutenant, Maurice, est interrompu par des phases statiques de robinsonnade collective et d’implantation d’une micro société coloniale qui constituent des stases organisationnelles dans le récit, engageant déjà le texte dans la problématique du tableau de société. 48 VA, p. 73. 49 Ibid., p. 227. 50 Voir OG, p. 59. 51 HA, p. 13. Pierre Ronzeaud 32 Mais il bénéficie d’une progressivité faisant évoluer synchroniquement parcours physique et découvertes utopiques, en cercles successifs, pour faire passer voyageurs et lecteurs, spatialement et qualitativement, de la relative imperfection de la région marginale de Sporounde à la perfection de Sévarinde. Le seul récit spectaculaire : la traversée des montagnes entourant le pays Sévarambe, par le passage du ciel et de l’enfer, c'est-à-dire grâce à un téléphérique et à un traîneau souterrain, réminiscence du souvenir des mines galloises visitées par Veiras, est, lui, un véritable sas. Symbole de la domestication de la violence sauvage de la nature, il est susceptible de faire naître l’admiration d’un lecteur, qui, invité à accompagner le héros dans cette épreuve de franchissement initiatique, devient apte à découvrir le merveilleux utopien : prodigieux système d’irrigation des campagnes, fascinante harmonie isométrique des villes, splendeur du palais de Sévarias, situé au centre de la ville de Sévarinde, ombilic du territoire 52 , et dont le cœur, trône et sanctuaire à la fois, est, dans le fond, le point ultime du parcours viatique du voyageur et du lecteur qui l’accompagne. À partir de ce moment, les héros narrateurs ne sont plus des voyageurs, mais des visiteurs pris en charge par des guides locaux, et qui disparaissent quasiment même parfois, quand les utopies, comme chez Gilbert ou Fontenelle, prennent la forme d’exposés taxinomiques des diverses facettes des sociétés découvertes. Sinon, ayant bien moins à donner à voir qu’à donner à entendre, ils deviennent, des instances dialogiques, chargées d’interroger les sages protecteurs qui les introduisent dans l’univers utopique ou de recevoir plus ou moins passivement les leçons de leurs hôtes, voire de répondre à leurs questions stupéfaites sur le monde européen, ou même parfois, comme Sadeur, de les provoquer, de les contredire, de manière plus ou moins efficace. Je vais donc les abandonner à ces rôles sédentaires, hors de ma problématique itérologique, pour revenir à la dimension viatique de leur présentation en envisageant rapidement maintenant leur voyage de retour vers l’Europe. Si, comme Normand Doiron ou Franck Lestringant l’ont montré, il existe, pour les voyageurs réels, un véritable « rituel du retour », leurs motivations diffèrent parfois. Certains, poussés à revenir « par la rage de retourner chez eux », comme le dit le philosophe sceptique La Mothe le Vayer », dans son Traité de l’utilité des voyages, de 1659 53 , s’inscrivent dans la logique ethnocentrée et régressive d’un retour à l’origine qui s’accompagne d’un recentrement identitaire, et donc, plus ou moins, de l’abandon des stigmates de l’ailleurs et de l’empreinte de l’Autre. D’autres reviennent pour recevoir 52 HS, p. 144. 53 Voir VM, p. 659. Voyager dans les récits de voyages imaginaires du XVII e siècle 33 des marques sociales et culturelles de reconnaissance de leur exploit, à partir de la valorisation dont parle le Sieur de Guerzan, dans son Art de Voyager de 1650, quand il dit qu’il est «très glorieux d’avoir fait des voyages aux pays estrangers ». Ou bien pour recevoir les bénéfices matériels de leurs investissements lointains, comme Jean Baptiste Tavernier, qui, de retour des Indes, le 6 décembre 1668, connut l’honneur (rentable) de vendre (cher) vingt beaux diamants au Roi lui-même 54 . Certains, rares sans doute, aspirent seulement à la retraite, selon la sage philosophie exprimée in fine par La Mothe le Vayer : « Il faut voir le Monde avant que d’en sortir » 55 . Mais tous célèbrent ce moment de retrouvailles avec l’Europe. Il n’en va pas de même de nos voyageurs imaginaires, même si, pour Siden aussi, la nostalgie, pulsion régressive présentée comme une passion, a présidé au désir de retour : « Car après avoir demeuré près de quinze ans dans ce payslà, un violent désir de revoir ma patrie s’empara de mon cœur malgré ma raison » 56 . Par un mensonge, il obtient la permission de partir « sous promesse de revenir avec ma femme & les enfants que j’avais laissés en Hollande, comme je le faisois accroire, pour avoir un juste prétexte de revenir en Europe ». Mais la nostalgie s’inverse vite : « depuis que je suis en Asie, je sens croître en moi le désir de retourner à Sévarinde pour y passer le reste de mes jours. » Il n’en aura pas plus l’occasion que de revoir la Hollande, puisqu’il mourra, au large de Smyrne, en Anatolie, lors d’un combat naval avec un vaisseau anglais. Jacques Massé part, lui, pour n’avoir pas réussi à vraiment s’adapter à la totalité de la vie utopienne, mais s’il se réjouit d’abord de revoir sa patrie, il se repend ensuite « mille fois », d’avoir quitté le Royaume de Bustrol 57 , puisqu’il a été emprisonné par l’inquisition à Goa 58 , enlevé par des pirates lors de son trajet pour Lisbonne, vendu comme esclave à Alger 59 , puis volé par un escroc à Londres 60 , avant d’être enfin accueilli chez son frère. Chez Gilbert l’ambivalence est totale : Eudoxe et Alâtre restent dans l’Ile de Calejava, où leur fils sera instruit mi en avaïte, mi-en chrétien, tandis que Christophile meurt au bout de huit jours seulement de son voyage de retour, entrepris avec Samieski 61 . 54 Voir VM, p. 666. 55 Voir VM, p. 668. 56 HS, p. 324. 57 AV, p. 217. 58 Ibid., p. 170. 59 Ibid., p. 181. 60 Ibid., p. 193. 61 HC, p. 82. Pierre Ronzeaud 34 Quant à Sadeur, qui, on le sait, a dû fuir la Terre Australe, il meurt en arrivant à Livourne, le, et ce n’est pas un hasard, « 25 de Mars, jour de l’incarnation du fils de Dieu » 62 de l’année 1661. Van Doelvelt, lui, sut convaincre les Ajaoiens de le laisser partir, en juin 1680, comme « espion » susceptible de leur rapporter des savoirs sur des techniques qu’ils ignorent : « l’imprimerie, la poterie, le greffage ». Il aurait pu s’arrêter pour cela en Chine ou en Inde, mais « un reste d’amour » pour sa patrie l’emmena jusqu’en Hollande, où il déchanta : «Je n’ai point retrouvé mes compatriotes meilleurs que je les avois laissés, ils m’ont paru doublement corrompu. Peut-être est-ce parce qu’accoutumé aux mœurs d’Ajao, tout me parût vice ailleurs. » Il décida donc d’y retourner : « rejoindre mes concitoyens, mes femmes, mes enfants » et « passer le reste de mes jours loin de la superstition, de l’ambition, de l’avarice & de la médisance ; en un mot, parmi des hommes qui, peut-être, ne descendent pas d’Adam, puisqu’ils ne ressentent point la violence des passions insensées » 63 . Mais, par une sorte de pirouette finale, Fontenelle, lui fait évoquer sa mort future : «j’ai été et je ne serai plus », inexistence, qui, comme le silence des survivants Eudoxe et Alâtre, est la condition de possibilité de l’achèvement du récit utopique. Ces morts constituent, en effet, selon Carmelina Imbroscio « un expédient fonctionnel du discours narratif » : la mort du témoin, sorte d’artifice neutralisant et défensif mis en œuvre par l’utopie violée et abandonnée, livre son témoignage à des Mémoires, documents « figés », donc à jamais incontestables 64 . Ou, comme l’écrit Georges Benrekassa : « le surgissement de l’étrangeté utopique a pour condition l’histoire fictive d’un retour : le narrateur a pour raison d’exister d’être sorti de la demeure utopique » 65 . Mais il a aussi, comme autre condition, la transmission du récit qu’il a rédigé. Comme le montre Carmelina Imbroscio, la dissociation entre l’auteur fictif de la relation et l’auteur fictif de sa publication permet de réifier le texte et de l’objectiver, comme texte étranger, n’appartenant plus au personnage voyageur dont l’existence s’efface, sans devenir la propriété de l’adaptateur/ préfacier, qui n’est, en la circonstance, qu’un truchement éditorial, et non un double ou un répondant allégorique de l’auteur réel du 62 TA, p. 11. 63 HA, p. 159. 64 Carmelina Imbroscio, « Le rôle ambigu du voyageur en utopie », in Requiem pour l’utopie, Mélanges coordonnés par C. Imbroscio, Pise, 1986, p. 130. 65 Georges Benrekasa, « Le statut du narrateur dans quelques textes dits utopiques », Revue des Sciences Humaines, 39, n o 155, 1974, p. 382. Voyager dans les récits de voyages imaginaires du XVII e siècle 35 roman utopique. Le « texte » devient ainsi le nouveau héros, et sa transmission un enjeu de crédibilisation. Fontenelle, qui évoque des lettres de Van Doelvelt, datées de Laontoung en Tartarie, prouvant la réalité de son retour vers Ajao, ne dit rien de la transmission des «Mémoires » de celui-ci, que l’auteur de L’«Avertissement » dit seulement les avoir traduit fidèlement. Tyssot, lui, se contente de la fiction topique du manuscrit trouvé : « Il m’est tombé entre les mains par une espèce de hasard que je vous raconterai une autre fois ». Foigny, par contre, soigne ce passage de témoin : en donnant une description matérielle précise du manuscrit « une espèce de livre fait de feuilles, long de demi pied, large de six doigts et épais de deux », dont le déchiffrage est rendu difficile par des taches d’eau de mer, salissure qui, comme le marchandage avec les matelots qui en réclamaient quinze pistoles, signe la vérité de la scène : quoi de plus crédible que la cupidité humaine ? Ainsi posé comme document brut, le texte est ensuite validé comme réel par la présence affirmée de critères d’écriture véridique : la simplicité et la naïveté du style, confirmées par la remarque de l’adaptateur qui dit être intervenu pour pallier la rugosité syntaxique du style de Sadeur. Gilbert, lui, démultiplie la transmission : avant de mourir, Christophile a demandé à Samieski de « faire tenir à l’un de ses parents, en France, une cassette dans laquelle on a trouvé des feuilles volantes, tant de sa main, que de celle de son gendre à sa fille ». Ce parent a donné « un ordre et une suite » à ces feuilles volantes, tandis que l’éditeur dit n’avoir fait «qu’abréger et peut-être trop, l’ouvrage de ce parent » 66 . Le chaos initial des « Mémoires », la pluri-responsabilité de son adaptation, distanciée et posée comme imparfaite, objectivent paradoxalement le texte final produit, en dehors de toute artificialité littéraire. Veiras, enfin, rapporte les derniers mots de Siden agonisant au médecin auquel il s’est lié d’amitié lors de son voyage de retour : « c’est l’histoire de tout ce qui m’est arrivé depuis que je partis de Hollande pour aller aux Indes, ainsi que je vous l’ai souvent conté » 67 . Le discours direct et la mention vérificatrice de récits oraux antérieurs donnent au texte une sorte de vie autonome au moment où son auteur meurt. Siden justifie même, par anticipation, les transformations futures de sa relation : « Cette histoire est dans une grande confusion, elle est presque toute écrite sur des feuilles détachées, en diverses langues qui auront besoin d’être expliquées et d’être mises dans leur ordre naturel. » Cette pluralité linguistique est confirmée par le médecin qui voit que les papiers donnés sont écrits, en latin, en français, en italien et en provençal, ce qui est plausible concernant Siden, le 66 HC, p. 82. 67 HS, « Au lecteur ». Pierre Ronzeaud 36 héros du languedocien Denis Veiras d’Alais. D’ailleurs le préfacier indique avoir conduit son adaptation «avec l’aide et le conseil » de celui qui la lui avait confiée, et n’avoir rien ajouté « que ce qui était nécessaire pour lier les matières et leur donner une forme d’histoire ». Les fragments reçus, « écrits d’une manière très simple et très naturelle », sont ainsi paradoxalement dotés d’un complément d’authenticité par la mention des transformations « honnêtes » subies, au même titre que les adaptations des nouveaux récits de voyages de Thévenot, avouées par Petis de La Croix. Ici la mimésis formelle de la réécriture du texte rejoint donc la mimésis factuelle de sa transmission, mais certains d’entre nos auteurs minent de facto cette stratégie, par un jeu de surenchère dans l’affirmation de sa véracité qui la rend ironiquement problématique. Ainsi Veiras, après avoir tout fait pour placer le voyage de Siden dans un cadre vraisemblable, introduit-il ludiquement la possibilité de sa fictionnalité, en mettant en avant, dans son prologue, la réversibilité potentielle du vrai et du faux : « Ce serait une chose aussi peu raisonnable de rejeter sans choix ce qui paraît extraordinaire, que de recevoir sans discernement les contes que l’on fait souvent des pays éloignés. » Il met en tension la légitime suspicion contre les mensonges traditionnellement prêtés à «qui vient de loin » et l’ouverture tout aussi légitime, mais plus surprenante, à une sorte de merveilleux moderne, qu’emblématise sa référence à la découverte de l’Amérique par ce Christophe Colomb, dont la relation, dit-il, a d’abord été prise par tous pour un « roman ». Chez Tyssot, la lettre de l’éditeur s’engage dans la même voie : « Je vous avoue qu’à la première lecture je soupçonnais que l’auteur s’était servi du privilège des voyageurs, en mêlant à sa relation un peu de romanesque », avant de revenir sur cette mise en doute : « mais après une seconde lecture et un examen plus particulier, je n’ay ai rien trouvé que de fort naturel et de très vraisemblable ». Ce qui peut être entendu comme une dernière pirouette ironique, de la part d’un auteur qui publie à Bordeaux, « chez Jacques l’Aveugle » et qui, dans une lettre éditée par Audrey Rosenberg apparente son ouvrage à « la mythologie et aux romans » 68 . Comme l’auteur de l’ Avertissement de L’Histoire des Ajaoiens de Fontenelle qui dit que « chacun jugera comme il lui plaira » du récit de Van Doelvelt, Veiras, en mettant en scène, dans son « Avis au lecteur », un lecteur premier qui doute fort « que l’Histoire des Sévarambes fût véritable » à cause de la perfection de la société utopienne qui y est dépeinte : « on aura peine à croire qu’il y a sur terre une nation si honnête et si vertueuse », et surtout qui écrit : « nous donnons au public cette histoire « feinte ou véritable » finit par laisser ouverte l’interprétation. Les dispositifs d’authen- 68 Edition des Lettres par Audrey Rosenberg, II, p. 122. Voyager dans les récits de voyages imaginaires du XVII e siècle 37 tification des manuscrits, comme les mises en scène biographiques concernant les voyageurs ou les vérifications analogiques des voyages se trouvent ainsi mises en cause et presque désignés comme rituels fictionnels de surenchérissement démystificateur, dans la logique de ce que constate Jean- Paul Sermain , montrant que, à l’époque, l’impression de vérité devient un apanage de la fiction » 69 . Ce que confirme la formulation ironique de Veiras au sujet de sa relation : «Le lecteur remarquera aisément qu’elle a tous les caractères d’une histoire véritable », formule qui joue sur l’ambivalence d’une catégorie désignant à la fois un discours vrai et un genre de roman. D’ailleurs c’est bien en ce sens que l’édition « expurgée » de La Terre Australe connue de Foigny a reçu, en 1705, l’approbation du censeur : « À considérer cet ouvrage comme un pur roman, l’impression peut en être permise » 70 . Le processus de lecture devient alors double : c’est d’abord une expérience d’immersion dans un monde possible, source d’émotions et d’émerveillements par identification au héros voyageur, qui est ensuite ironiquement distanciée, pour permettre une expérience de réflexion sur une fiction, qu’il s’agit seulement de faire semblant de croire vraie, pour se projeter dans le monde intellectuellement pensable de l’utopie, fable philosophicopolitique, dotée d’une existence feinte, et non chimérique, par le cadre mimétique viatique vraisemblable antérieur. *.*.* Je conclus. Les utopies littéraires du XVII e siècle, comme l’a très bien montré Lucie Tangy dans sa belle thèse 71 , peuvent donc s’apparenter aux « versions du monde », du constructivisme de Nelson Goodman, comme des entités sémantiquement et pragmatiquement réactives par rapport aux donnés des expériences viatiques véritables comme par rapport aux présupposés des discours théoriques du temps, comme des modèles ambigus qui nous font à la fois découvrir des possibles latéraux du réel et mettre à distance les perceptions conventionnelles ou doxales de la réalité. Elles offrent des moyens de voir et de concevoir autrement le réel, et c’est sans doute pourquoi, Bayle, Leibniz, Montesquieu, Voltaire, Rousseau, D’Holbach, Kant, avaient l’Histoire des Sévarambes dans leurs bibliothèques. Elles procurent aux lecteurs des « expériences de pensée » peut-être comparables aux « expériences de découvertes » des voyageurs, réels ou imaginaires. 69 Jean Paul Sermain, Métafictions, 1670-1730. La réflexivité dans la littérature d’imagination, Paris, Champion, 2002, p. 58. 70 Voir UH, p. 117-125. 71 Voir Fu, Introduction, p. 39-56 et Conclusions, p. 619-623. Pierre Ronzeaud 38 Mais notre posture moderne, par rapport à ces textes viatiques anciens, est trop souvent une posture de savoir, érudit ou rationnel, bloquant les processus d’imagination participative nécessaire à ces expériences. Mais au nom de quels savoirs ? Nous qui ne sommes même pas sûrs que l’Histoire des Ajaoiens soit de Fontenelle ou L’Histoire de Calejava, de Claude Gilbert ? Mais si, comme je viens d’y inviter, nous oublions un instant notre « science littéraire » narratologique et critique moderne, que je pourrais, en ce qui concerne l’émotion théâtrale, mettre en parallèle avec le savoir des doctes poéticiens de l’époque cornélienne, il nous serait peut-être possible de renouer, à travers le réinvestissement du concept d’expérience de pensée comme pulsion de curiosité, avec l’expérience de découverte des lecteurs, et, en creux, des voyageurs du XVII e siècle, grâce à la dynamique heuristique que Fontenelle a résumé dans une simple interrogation dans ses Entretiens sur la pluralité des mondes : « Pourquoi pas ? ». Pourquoi pas ? Le théâtre du Nouveau Monde : dialogues francoamérindiens dans les écrits viatiques de la Nouvelle-France M ARIE -C HRISTINE P IOFFET U NIVERSITÉ Y ORK (T ORONTO ) Même si Marseille, thème du congrès de la NASSCFL en 2013, ne fut pas une ville portuaire pour le départ vers le Canada, la Nouvelle-France a accueilli plusieurs Marseillais. Je me suis donc crue autorisée à élargir le cadre de la problématique originale du colloque pour porter mon regard de l’autre côté de l’Atlantique et m’intéresser aux dialogues franco-indiens au Nouveau Monde. La Nouvelle-France est, à plus d’un titre, un carrefour, un lieu de rencontre entre deux ethnies, deux cultures qui s’interpellent et se découvrent mutuellement. Alors que l’attention du voyageur se porte sur les indigènes, ceux-ci scrutent non sans étonnement les Français venus d’outremer. Reflet de ces regards croisés, les dialogues qui s’insèrent fréquemment dans le récit de voyage depuis la tradition utopique emblématisent le mieux ces échanges et ces contacts au point où il nous semble possible de concevoir les dialogues comme une métaphore du voyage. Bien que la chronique des expéditions françaises en Amérique, présentées comme de « vaines tentatives 1 », ait été souvent perçue comme l’histoire d’un échec, les échanges entre Amérindiens et Européens, témoins bien souvent d’une incompréhension mutuelle, évoluent du mimétisme diplomatique à la contestation. C’est du moins ce que je me propose de démontrer à l’occasion de ce colloque. Pour éviter une trop grande dispersion dans le vaste corpus de la Nouvelle-France, je me concentrerai sur quelques écrits publiés au XVII e siècle, des Voyages de Samuel de Champlain aux dialogues du baron de Lahontan, en passant par les relations de Gabriel Sagard, de Paul Lejeune, de Jean de Brébeuf, de Chrestien Leclercq et de Louis Hennepin. 1 L’expression désormais consacrée est de Marcel Trudel. 40 Marie-Christine Pioffet 1. Conjurer la malédiction de Babel À la question des dialogues interethniques se trouve inextricablement liée celle des langues autochtones qui constituaient un obstacle redoutable à la communication. Qu’ils soient missionnaires ou simples explorateurs, les hommes d’Europe se trouvent confrontés aux difficultés d’un langage qui n’a pas d’équivalent chez eux. À cette altérité radicale s’ajoutent la multiplicité des idiomes et leur instabilité. On note d’une région à l’autre des variations phonétiques importantes chez les locuteurs d’une même ethnie. Le jésuite Paul Lejeune, mémorisant inlassablement « des conjugaisons, [des] déclinaisons », dira, en 1633, apprendre le Montagnais « avec une peine incroyable, car il lui falloit quelquefois demander vingt questions pour avoir la cognoissance d’un mot, tant [s]on maistre [Pierre Pastedechouan], peu duit à enseigner, varioit 2 ». Dans un tel contexte, le dialogue se fait au début d’ordinaire par signes, par gestes puis au moyen d’interprètes, le plus souvent des autochtones ramenés en France en vue d’apprendre le français pour servir de truchement dans une mission ultérieure. Ceux-ci se révéleront parfois de piètres intermédiaires, voire des traîtres, et contribueront à la détérioration des rapports entre autochtones et Français. On se souvient des interprètes Domagaya et Taignoagny qui brouillèrent les hommes de Cartier avec les Iroquoiens de la vallée laurentienne. Samuel de Champlain, également trompé par ses truchements dont il est totalement dépendant, se heurte aussi à des difficultés et doit souvent communiquer par signes ou par dessins. Ainsi, dans la communication franco-indienne, le crayon prend parfois le relais de la parole. Mais si l’explorateur peut se tirer d’affaire en se faisant esquisser les contours d’une région à l’aide d’un crayon, le prédicateur doit impérativement s’adonner à l’étude de la langue, « sans la cognoissance de laquelle on ne peut secourir les sauvages 3 », conclut Paul Lejeune. Le jésuite, qui choisit de parfaire ses connaissances linguistiques par la voie de l’immersion en suivant les Montagnais dans les bois, se heurtera à leurs réticences et aux 2 Paul Lejeune, Relation de ce qui s’est passé en la Nouvelle-France en l’Annee 1633, dans Monumenta Novæ Franciæ [MNF dans la suite], éd. Lucien Campeau, Rome / Québec, Monumenta Hist. Soc. Iesu / Presses de l’Université Laval, 1967 et suiv., p. 418. Voir aussi, à ce propos, Pierre Berthiaume, « Babel, l’Amérique et les jésuites », dans Frank Lestringant (dir.), La France-Amérique (XVI e -XVII e siècles), Paris, Honoré Champion, 1998, p. 342. 3 Paul Lejeune, Relation de ce qui s’est passé en la Nouvelle-France en l’Annee 1633, dans MNF, t. II, p. 408. Le théâtre du Nouveau Monde 41 caprices de son tuteur Pierre Pastedechouan, qui se soustrait le plus souvent à ses engagements pédagogiques. Les missionnaires doivent encore composer avec la malice de leurs informateurs, qui glissent parfois dans leurs leçons des propos grivois. En 1616, Pierre Biard note qu’il prenait dans ses prêches les « paroles dés-honnestes » « pour belles sentences de l’évangile 4 ». Paul Lejeune, quelques années plus tard, fera lui aussi les frais des mauvaises plaisanteries des Montagnais : […] se voulant recréer à mes dépens il [le sorcier] me faisoit par fois escrire en sa langue des choses sales, m’assurant qu’il n’y avoit rien de mauvais. Puis il me faisoit prononcer ces impudences, que je n’entendois pas, devant les sauvages. Quelques femmes m’ayans adverty de ceste malice, je luy dis que je ne salirois plus mon papier ny ma bouche de ces vilaines paroles. Il ne laissa pas de me commander de lire, en la présence de toute la cabane et de quelques sauvages qui estoient survenus, quelque chose qu’il m’avoit dicté. Je luy répondis que l’apostat m’en donnât l’interprétation et puis que je lirois. Ce renégat refusant de le faire, je refusay aussi de lire 5 . Incapable de trouver des maîtres bénévoles, Paul Lejeune doit rétribuer ses hôtes de force tabac pour qu’ils lui livrent les rudiments du montagnais. Mais ce tribut ne suffira pas. Les Montagnais, malgré toutes les sollicitations et les largesses du jésuite, gardent jalousement les secrets de leur langue, sauf les grossièretés et les obscénités dont ils sont prodigues. Aux difficultés de la langue s’ajoute la fourberie des interprètes, quasi topique dans les écrits viatiques de la Nouvelle-France. Comme Cartier, Champlain sera trahi par ses interprètes et notamment par Étienne Brûlé et Nicolas Marsolet qui changèrent d’allégeance et passèrent au service des Anglais 6 . La relation des missionnaires avec les truchements ne fut pas non plus toujours au beau fixe. Le récollet Joseph Le Caron se plaint que les deux interprètes, dont la vie est constamment source de scandales, ne sont d’aucune utilité pour l’apprentissage des langues 7 . Gabriel Sagard 8 et Paul 4 Pierre Biard, Relation de 1616, dans MNF, t. I, p. 535. 5 Paul Lejeune, Relation de 1634, dans MNF, t. II, p. 660-661. Pierre Biard affirme non moins plaisamment que les « messers de sauvages » ne consentaient à prodiguer quelque leçon de langue que s’ils « eussent devant eux le plat remply » (Pierre Biard, Relation de 1616, dans MNF, t. I, p. 534). 6 David Hackett Fischer, Le rêve de Champlain, trad. Daniel Poliquin, Montréal, Boréal, 2011, p. 577. 7 À ce propos, voir Marcel Trudel, « La rencontre des cultures », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 18, n o 4, 1965, p. 492. 8 « [J]e m’adressay au truchement Marsolet, pour en avoir quelque instruction, mais il me dit franchement, dedans nostre barque à Tadoussac, qu’il ne le pouvoit 42 Marie-Christine Pioffet Lejeune seront également éconduits par Nicolas Marsolet : « En tant d’années qu’on a esté en ce païs, on n’a jamais rien pû tirer de l’interprète ou truchement nommé Marsolet, qui pour excuse disoit qu’il avoit juré qu’il ne donneroit rien du langage des sauvages à qui que ce fût 9 ». À la désinvolture des maîtres autochtones qui, au dire de Pierre Biard, « se mocquoyent libéralement » des missionnaires, s’ajoutent les difficultés de la traduction, en particulier pour décrire les « actions interieures et spirituelles, qui ne peuvent se demonstrer aux sens » ; pour les expliquer aux Micmacs, « il falloit ahanner et suer 10 ». Traduire des concepts abstraits était un tour de force d’autant plus grand que les langues autochtones ne possédaient pas de termes spirituels, comme les mots « Dieu » et « Église ». Gabriel Sagard constate les carences de la langue huronne pour traduire les concepts théologiques : […] leur langue [est] assez pauvre & disetteuse de mots en plusieurs choses […]. Les mots de Gloire, Trinité, S. Esprit, Paradis, Enfer, Eglise, Foy, Esperance & Charité, & autres infinis, ne sont pas en usage chez-eux 11 . nullement & que je m’adressasse à un autre ; je luy en demanday la raison, il me dit qu’il n’en avoit point d’autre que le serment qu’il avoit faict de n’enseigner rien de la langue à qui que ce fût. Me voilà donc esconduit, & ne me rebute pas pourtant, je le prie derechef de m’apprendre quelque mots de ce langage, puis qu’il n’y en avoit point d’autre plus capable que luy, & que je le servirois en autre occasion, mais il continuë en son refus, ne voulant pas, disoit-il, fausser son serment & faire rien contre ses promesses, neantmoins à la fin il me lascha ces deux mots Montagnais, Noma kinisitotatiú, qui veulent dire en François, non je ne t’entend point, car en Huron il faudroit dire : Danstan tearonca. Voyla tout ce que je pû tirer de luy avec toute mon industrie » (Histoire du Canada et voyages que les freres Mineurs Recollects y ont faicts pour la conversion des Infidelles [HdC dans la suite], Paris, Claude Sonnius, 1636, p. 358-359). 9 Paul Lejeune, Relation de 1634, dans MNF, t. II, p. 578. 10 Pierre Biard, Relation de 1616, dans MNF, t. I, p. 534. 11 Gabriel Sagard, HdC, p. 212-213. Marc Lescarbot avait fait le même constat à propos du micmac : « les mysteres de notre sainte Foy […] ne se peuvent exprimer en langue de Sauvages, ni par truchement, ni autrement. Car ilz n’ont point de mots qui puissent representer les mysteres de notre Religion : & seroit impossible de traduire seulement l’Oraison Dominicale en leur langue, sinon, par periphrases. Car entre eux ilz ne sçavent que c’est de sanctification, de regne céleste, de pain supersubstantiel (que nous disons quotidien) ni d’induire en tentation. Les mots de gloire, vertu, beatitude, Trinité, Saint Esprit, Anges, Archanges, Resurrection, Paradis, Enfer, Eglise, Baptéme, Foy, Esperance, Charité, & autres infinis ne sont point en usage chés eux » (Histoire de la Nouvelle-France [HNF dans la suite], Paris, Adrien Périer, 1617, livre III, p. 395). Le théâtre du Nouveau Monde 43 D’autres voyageurs comme Charles Lalemant et Paul Lejeune émettent des considérations semblables à propos du montagnais. La tâche qui attend le missionnaire est donc ardue et peu de Français peuvent se vanter de jouir d’une bonne maîtrise de ces langues. Même Lahontan, qui prétend posséder la langue algonquienne, n’en connaît que quelques rudiments, comme en témoigne son petit Dictionnaire de la langue sauvage 12 . 2. La parole amérindienne au service du voyageur-missionnaire Si les premiers explorateurs de la Nouvelle-France, aimantés par le désir de trouver un passage vers la Chine, ne prêtent pas d’emblée beaucoup d’attention aux premiers habitants du pays, qui sont d’abord amalgamés au paysage, ils ne tardent pas à réaliser l’importance de ceux-ci comme relais d’information. Le récit de Samuel de Champlain est scandé par ces expressions récurrentes : « Je leur demandis 13 », « ils me dirent 14 », qui font écho aux échanges entre le Saintongeais et ses informateurs. Même si le sens des mots leur échappe, les voyageurs s’accordent pour louer la performance oratoire des Amérindiens. En 1633, le chef montagnais qui s’adresse à Champlain « avec une rhétorique aussi fine et déliée, qu’il en sçauroit sorti de l’escolle d’Aristote, ou de Ciceron 15 » provoque, au dire de Paul Lejeune, les applaudissements de tous. Les nouveaux convertis font preuve d’une piété exemplaire dont se félicitent souvent les prédicateurs. Jean de Brébeuf cite en exemple le discours d’un néophyte : « J’eus du plaisir à oüir Louys expliquant nos mystères à ses parens ; il le faisoit avec grâce et monstroit qu’il les comprenoit et possédoit très bien » 16 . On ne compte plus, du reste, dans les Relations des Jésuites les harangues des néophytes pétris de contrition et de repentir destinées à susciter l’émulation des chrétiens d’outre-Atlantique. Il n’est pas rare d’ailleurs de voir les nouveaux baptisés faire le panégyrique du missionnaire. Citons en exemple les protestations des Hurons à la veille du départ de Gabriel Sagard pour le pays des Hurons : 12 À ce propos, voir les remarques de Réal Ouellet, dans Lahontan, Œuvres complètes, éd. R. Ouellet, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. « Bibliothèque du Nouveau Monde », 1990, t. II, appendices, p. 1277. 13 Samuel de Champlain, Des Sauvages, ou, Voyage de Samuel de Champlain [...], Paris, Claude de Monstr’œil, s. d. [1603], p. 25r o . 14 Idem. 15 Paul Lejeune, Relation de 1633, dans MNF, t. II, p. 453. 16 Jean de Brébeuf, La relation de ce qui s’est passé en la mission de la Compagnie de Jésus, au pays des Hurons en l’année 1636, dans MNF, t. III, p. 326. 44 Marie-Christine Pioffet [P]lusieurs se doutans que je ne retournerois point de ce voyage, en tesmoignoient estre mal contens, Se me disoient, d’une voix assez triste. Gabriel, serons nous encore en vie, & nos petits enfans, quand tu reviendras vers nous ; tu sçais comme nous t’avons tousjours aymé & chery, & que tu nous es précieux plus qu’aucune autre chose que nous ayons en ce monde ; ne nous abandonne donc point, & prend courage de nous instruire & enseigner le chemin du Ciel, à ce que ne périssions point, & que le Diable ne nous entraisne après la mort dans sa maison de feu, il est meschant, & nous faict bien du mal ; prie donc JESUS pour nous, & nous fais ses enfans, à ce que nous puissions aller avec toy dans son Paradis 17 . En exprimant ainsi leur affection pour le missionnaire et leur crainte d’être la proie du démon, en l’implorant de rester pour administrer les sacrements, les Hurons suggèrent les mérites du récollet qui a su si bien prêcher l’Évangile que sa présence est indispensable à leur salut. Chrestien Leclercq, quelques années plus tard, reproduira les protestations d’un chef gaspésien devant son départ imminent, qui de dépit verse des « larmes de sang » et l’interpelle comme son « fils » 18 . Comment imaginer meilleurs plaidoyers que ces scènes déchirantes d’adieux entre les Récollets ramenés malgré eux en France et leurs protégés, et ainsi préparer leur retour au Canada ? À ces témoignages d’affection, à ces panégyriques, les deux récollets Sagard et Leclercq répondent par de bonnes paroles et témoignent d’une réciprocité affective, terminant ainsi leur relation de voyage sur une note positive, qui permet en quelque sorte de racheter les insuccès des missions récollettes 19 . En des termes moins pathétiques, Louis Hennepin saura exploiter la parole amérindienne pour valoriser le travail de son ordre sur le terrain, alors que les Récollets avaient été évincés dans la vallée laurentienne par la concurrence des Jésuites. Le « premier capitaine » des Outouagamis s’adresse en ces termes à René-Robert Cavelier de La Salle : [V]oila, dit il, des Robbes grises, dont nous faisons beaucoup d’état. Ils vont pieds nuds comme nous. Ils méprisent les Robbes de Castor, dont nous voulons leur faire present. Ils n’ont point d’Armes pour tuer. D’ailleurs ils flattent & caressent nos enfans. Ils leur donnent de la rassade, & de petits 17 Gabriel Sagard, Le Grand Voyage du pays des Hurons suivi du Dictionaire de la langue huronne, éd. Jack Warwick, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. « Bibliothèque du Nouveau Monde », 1998, p. 318. 18 Chrestien Leclercq, Nouvelle Relation de la Gaspesie [NRG dans la suite], éd. Réal Ouellet, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. « Bibliothèque du Nouveau Monde », 1999, p. 590. 19 Sur cet échange entre Chrestien Leclercq et le chef micmac, voir encore les commentaires de Réal Ouellet, « Introduction » à la NRG, p. 121 et suiv. Le théâtre du Nouveau Monde 45 Couteaux sans en tirer aucune recompense. [… ] Toy qui es Capitaine de ces gens, fais en sorte qu’une de ces Robbes grises demeure avec nous 20 . On ne saurait trouver meilleurs apologistes du travail missionnaire que les sauvages eux-mêmes. Nous sommes en droit d’affirmer que les propos des indigènes visent souvent à dire ce que les voyageurs venus d’Europe veulent entendre. C’est un procédé que la plupart des voyageurs exploitent à peu de frais. Les laïcs savent eux aussi faire parler les sauvages de manière à justifier leur présence en Amérique du Nord. La relation de Samuel de Champlain, intitulée de manière significative Des Sauvages, comporte un panégyrique en bonne et due forme du colonisateur et de son mandataire. Le contexte dans lequel survient la première entrevue des Amérindiens non loin de Tadoussac, moment fort du récit, mérite qu’on s’y arrête : Champlain aborde la pointe Saint-Matthieu, en compagnie de François Gravé du Pont et de deux interprètes amérindiens amenés en France lors d’un précédent voyage : ils sont aussitôt accueillis par le chef Anadabijou, qui les invite dans sa cabane à « pétuner ». À en croire le relateur, un truchement prend alors spontanément la parole : L’un des Sauvages que nous avions amené commença à faire sa harangue, de la bonne reception que leur avoit fait le Roy, & le bon traictement qu’ils avoient receu en France, & qu’ils s’asseurassent que sadite Majesté leur vouloit du bien, & desiroit peupler leur terre, & faire paix avec leurs ennemis (qui sont les Irocois) ou leur envoyer des forces pour les vaincre : en leur comptant aussi les beaux Chasteaux, Palais, maisons & peuples qu’ils avoient veus, & nostre façon de vivre [...] 21 . L’exposé vantant le projet du colonisateur recevra un accueil favorable de ses auditeurs et de leur chef, qui « dict, Qu’il estoit fort aise que sadicte Majesté peuplast leur terre, & fist la guerre a leurs ennemis, qu’il ny avoit nation au monde a qu’ils voulussent plus de bien qu’aux François 22 ». Ce discours a de quoi surprendre : quel peuple se réjouirait que l’on vienne occuper sa terre ? On peut bien sûr s’interroger sur la sincérité de tels éloges qui ne sont pas rares dans les écrits de la Nouvelle-France : sont-ils manipulés par le narrateur ? Cela est tout à fait possible. Toutefois, on peut aussi y voir un 20 Louis Hennepin, Nouvelle decouverte d’un tres grand pays situé dans l’Amerique, entre le Nouveau Mexique, et la Mer Glaciale, Utrecht, Guillaume Brœdelet, 1697, p. 165- 166. 21 Samuel de Champlain, Des Sauvages, op. cit., p. 3v o -4r o . 22 Ibid., p. 4v o . 46 Marie-Christine Pioffet compliment forgé à des fins stratégiques pour obtenir la protection militaire souhaitée et un monopole commercial. 3. Les balbutiements des Français devant la faconde des sauvages On opposera, dans les relations de la Nouvelle-France, les locuteurs européens qui bredouillent les langues autochtones aux orateurs amérindiens qui s’expriment avec une grâce et une aisance peu communes en Europe. De son propre aveu, Paul Lejeune dresse un bilan plutôt négatif de son apprentissage du montagnais et des effets de sa prédication : « Le mal est que je ne fais que béguayer, que je prends un mot pour l’autre, que je prononce mal. Et ainsi, tout s’en va le plus souvent en risée. Que c’est une grande peine de parler à un peuple sans l’entendre 23 ». Des témoignages similaires abondent dans les Relations des Jésuites. Même Jean de Brébeuf, qui passe pour un expert dans le maniement des langues autochtones, confessera à son tour ses carences linguistiques. À l’inverse, les peuples du Nouveau Monde font preuve d’une faconde et d’une virtuosité verbale exceptionnelles. En 1633, Paul Lejeune écrivait : Il n’y a lieu au monde où la rhétorique soit plus puissante qu’en Canadas. Et néantmoins, elle n’a point d’autre habit que celuy que la nature luy a baillé. Elle est toute nue et toute simple ; et cependant, elle gouverne tous ces peuples. Car leur capitaine n’est esleu que pour sa langue et il est autant bien obéy qu’il l’a bien pendue. Ils n’ont point d’autres loix que sa parole 24 . Les voyageurs en Nouvelle-France sont d’emblée conquis et fascinés par les performances oratoires des autochtones, souvent transcrites in extenso dans leurs écrits. Non seulement les Français aiment entendre les harangues des Amérindiens, mais ils apprécient grandement leur conversation. Pierre Biard rapporte à quel point les Jésuites recherchaient la compagnie du sagamo Membertou, premier Micmac baptisé et allié fidèle des Français. Ses paroles résonnent comme une copie conforme du modèle d’engagement chrétien valorisé par les missionnaires : « Souvent, il leur disoit “Apprenés tost nostre langage ; car quand vous l’aurez apprins, vous m’enseignerez et moy enseigné deviendray prescheur comme vous autres. Nous convertirons tout le pays” 25 ». Champlain, dès son premier voyage sur les traces de Jacques Cartier, se réjouira lui aussi de ses entretiens avec les sauvages : « il s’en trouve assez qui ont bon jugement, & respondent assez bien à propos 23 Paul Lejeune, Relation de 1634, dans MNF, t. II, p. 589. 24 Paul Lejeune, Relation de 1633, dans MNF, t. II, p. 448-449. 25 Pierre Biard, Relation de la Nouvelle-France, dans MNF, t. I, p. 538. Le théâtre du Nouveau Monde 47 sur ce que l’on leur pourroit demander 26 ». Louis Hennepin vante la discipline des harangueurs observée dans les conseils, où chacun s’exprime à tour de rôle, contrairement aux Français : Vous remarquerez, […] que les Sauvages n’interrompent jamais celuy qui harangue ; & ils blâment avec raison, ces entretiens, ces conversations indiscretes & peu reglées, où chacun de la compagnie veut dire son sentiment, sans se donner la patience d’écouter celuy des autres : c’est aussi pour ce sujet, qu’ils nous comparent à des cannes & aux oyes, qui crient, disent-ils, & qui parlent tous ensemble, comme les François 27 . Les Amérindiens non seulement sont bons orateurs en public, ils savent aussi en privé débattre de questions religieuses et de métaphysique. Paul Lejeune, pourtant sévère à leur endroit, reconnaît en eux un « esprit […] de bonne trempe 28 » et compare leur intelligence avantageusement à celle des paysans de France. Ils ont encore, selon lui, un bon jugement et « se rendent aisément à la raison 29 ». Malgré la simplicité de ses compagnons amérindiens, Lahontan dira priser leur compagnie et les entretiens qu’il a avec eux À l’en croire, ils possèdent une facilité à mener des débats ou à polémiquer quand ils sont entre amis : Enfin, […] outre le plaisir de tant de chasses differentes, j’ai encore eu celui de m’entretenir au milieu des bois avec les honnêtes gens des siécles passez 30 . La domination intellectuelle des Français n’est donc qu’apparente : les sauvages se moquent, souvent dans le privé, de l’enseignement des missionnaires et se révèlent de redoutables dialoguistes, si l’on en croit toujours le baron de Lahontan, incapable parfois de répondre à leurs objections : Je me suis trouvé cinquante fois avec eux, très-embarrassé à répondre à leurs objections impertinentes, car ils n’en sçauroient faire d’autres, par rapport à la Religion […] 31 . 26 Samuel de Champlain, Des Sauvages, op. cit., p. 8r o . 27 Chrestien Leclercq, NRG, p. 588. 28 Paul Lejeune, Relation de 1634, dans MNF, t. II, p. 596. 29 Paul Lejeune, Relation de 1633, dans MNF, t. II, p. 449. 30 Lahontan, Nouveaux Voyages, dans Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 339-340. 31 Lahontan, Mémoires de l’Amérique septentrionale [MAS dans la suite], dans Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 655. 48 Marie-Christine Pioffet 4. Le débat théologique : un échange inégal Plus que toute autre question, la religion au cœur des enjeux de toutes les expéditions suscite des discussions passionnées et souvent polémiques. Il s’agit de rallier coûte que coûte les adeptes du chamanisme au christianisme. Cette volonté de transformer les sauvages en chrétiens est présente dès le premier voyage de Samuel de Champlain. Peu de temps après son arrivée à Tadoussac, le Saintongeais entretient une longue conversation avec un sagamo algonquin et conclut que les Amérindiens seraient aisés à instruire. L’entretien sans véritable préambule sur un sujet aussi délicat que la religion a de quoi surprendre, alors que le navigateur vient à peine de débarquer sur le sol canadien et d’entrer en contact avec les Algonquins. Champlain affirme d’emblée au lecteur : Ce sont la pluspart gens qui n’ont point de loy, selon que j’ay peu voir, & m’informer audit grand Sagamo [Tessouat], lequel me dit, Qu’ils croyoient veritablement, qu’il y a un Dieu qui a creé toutes choses 32 . Puis, le découvreur, cherchant à en savoir davantage sur les croyances des sauvages, amorce un véritable interrogatoire, d’où l’on peut percevoir sa posture autoritaire et quelque peu inquisitrice, plutôt inhabituelle chez lui : Et lors je luy dis, Puis qu’ils croyoient à un seul Dieu, Comment est-ce qu’il les avoit mis au monde, & d’où ils estoient venus ? il me respondit, Apres que Dieu eut fait toutes choses, il print quantité de fleches, & les mit en terre, d’où il sortit hommes & femmes, qui ont multiplié au monde jusques à present, & sont venus de ceste façon. Je luy respondis que ce qu’il disoit estoit faux : mais que veritablement il y avoit un seul Dieu, qui avoit creé toutes choses, en la terre, & aux cieux : Voyant toutes ces choses si parfaites, sans qu’il y eust personne qui gouvernast en ce bas monde, il print du limon de la terre, & en crea Adam nostre premier pere [...]. Il ne me dit rien, sinon, Qu’il advoüoit plustost ce que je luy disois, que ce qu’il me disoit 33 . Entamée au style direct, la conversation se poursuit de manière indirecte lorsque le navigateur aborde des points de doctrine sur la création du monde, la naissance d’Adam et d’Ève de manière à dissimuler les hésitations du Français et à donner à ses paroles endossées par le narrateur une valeur d’autorité. Le discours de Champlain est d’ailleurs renforcé par des expressions comme « veritablement », « c’estoit la vérité », par oppo- 32 Samuel de Champlain, Des Sauvages, op. cit., p. 8r o -8v o . 33 Ibid., p. 8v o . Le théâtre du Nouveau Monde 49 sition aux croyances autochtones, qualifiées de fausses. Dans la suite de l’entretien, le relateur rapporte, pour s’en moquer, les conversations que certains sauvages auraient eues avec Dieu. Les propos relayés par ouï-dire, assortis de guillemets de protestation, seront qualifiés de « visions du Diable » et de « creance[s] […] bestiale[s] » et ainsi mis à distance 34 . Pourquoi cette insistance sinon pour faire ressortir l’aveuglement de ces peuples ? Champlain, qui, comme acteur du voyage, se dissimule d’ordinaire derrière un « nous » indistinct, se démarque ici nettement en tant que locuteur : « je luy dis », « Je luy respondis », contredisant point par point tous les propos du chef, y compris l’échange intervenu entre ses compatriotes et plusieurs divinités. Poursuivons la citation : « ils disent que Dieu n’est pas trop bon. Mais je luy repliquay & luy dis, Que Dieu estoit tout bon, & que sans doubte c’estoit le diable qui s’estoit montré à ces hommes là, & que s’ils croioient comme nous en Dieu, ils ne manqueroient de ce qu’ils auraient besoing 35 ». Suit, de la part de Champlain, une longue tirade sur la naissance de Jésus, sa mort et sa résurrection rapportée au style indirect, discours théologique d’autant plus étonnant que l’on sait que Champlain ne maîtrisait pas du tout la langue de son interlocuteur et que la conversation n’a eu lieu que par l’intermédiaire d’un des truchements. Si la tirade peut sembler déplacée dans les circonstances, elle aura, à en croire l’auteur de Des Sauvages, un effet bénéfique : « ledict Sagamo me dit, qu’il advoüoit ce que je disois 36 ». Champlain, imbu d’une orthodoxie qu’il juge irréfutable, assimile la malléabilité apparente des autochtones en matière de religion à leur prédisposition à embrasser la foi : « je croy […] que promptement ils seroient reduicts bons Chrestiens si l’on habitoit leurs terres 37 ». Voilà qui révèle clairement les intentions du colonisateur qui souhaite « réduire » ces peuples à son mode de vie. Michel Bideaux remarque avec justesse que, dans cet entretien, l’explorateur « outrepasse sa fonction, puisqu’il se fait prédicateur 38 ». Ce qui importe dans cet échange, poursuit le même critique, ce ne sont pas tant les propos attendus du chrétien que de montrer que les sauvages ne sont « point trop opiniâtrés dans leur erreur 39 ». On se souviendra que toute mission en Nouvelle-France (même commerciale) était mue par des impératifs religieux. 34 Ibid., p. 11v o . 35 Ibid., p. 10r o . 36 Samuel de Champlain, Des Sauvages, op. cit., p. 11r o . 37 Ibid., p. 11r o . 38 Michel Bideaux, « Des sauvages : une singularité narrative », Études françaises, vol. 22, n o 2, 1986, p. 38. 39 Michel Bideaux, « Des sauvages : une singularité narrative », art. cit., p. 39. 50 Marie-Christine Pioffet La docilité apparente du chef ne repose probablement pas sur la force persuasive du discours de Champlain, comme celui-ci le laisse supposer, mais sur les coutumes locales : les sauvages n’aiment pas les querelles théologiques. Louis Hennepin découvre plusieurs décennies plus tard chez les Iroquois un relativisme en matière religieuse qui le déconcerte quelque peu : Quand on leur parle de la Création du Monde, & des Mysteres de la Religion Chrétienne, ils disent que nous avons raison, & ils applaudissent en general à tout ce que nous leur disons sur la grande affaire du Salut. Ils croiroient commettre un grand outrage, s’ils faisoient paroitre le moindre soupçon d’incredulité à l’égard, de ce qu’on leur propose. Mais aprés avoir aprouvé tous les discours, qu’on leur fait sur ces matieres, ils pretendent, que nous devons avoir de nôtre côté toute la déference possible, pour les contes, & pour tous les raisonnemens, qu’ils nous font, touchant ce qui les regarde. Et quand nous leur répondons, que ce qu’ils nous disent, n’est pas veritable, ils repliquent, qu’ils ont acquiescé à tout ce que nous leur avons dit, & que c’est manquer d’esprit, que d’interrompre un homme, qui parle, & de lui dire, qu’il avance des choses fausses. Voila, qui est bien, disent ils. Tout ce que tu nous as appris, touchant ceux de ton païs, est comme tu l’as dit. Mais il n’en est pas de même de nous, qui sommes d’une autre Nation, & qui habitons les terres, qui sont au deça du grand Lac 40 . Comme on le voit, la victoire verbale ne se traduit pas toujours par une capitulation ou une conversion. Les Amérindiens ne renient pas si facilement leurs croyances. 5. La voix des opiniâtres Si la plupart des sauvages écoutent posément les arguments qu’on leur présente, Jean de Brébeuf constate qu’il y en a quelques-uns d’« opiniastres et attachez à leurs superstitions et mauvaises coustumes » avec qui il entre parfois en de violents débats : Je suis souvent aux prises avec eux, où je les convaincs et les mets en contradiction, de telle sorte qu’ils advouent ingénuement leur ignorance et les autres se mocquent d’eux. Néantmoins, ils ne se rendent pas, ayans pour tout refuge que leur pays n’est pas comme le nostre, qu’ils ont un autre dieu, un autre paradis, en un mot d’autres coustumes 41 . 40 Louis Hennepin, Nouveau voyage d’un Pais plus grand que l’Europe, Utrecht, Antoine Schouten, 1698, p. 256-257. 41 Jean de Brébeuf, Relation de ce qui s’est passé aux Hurons, en l’année 1635, dans MNF, t. III, p. 113. Le théâtre du Nouveau Monde 51 La résistance de ces rebelles et le terme militaire utilisé (« se rendre ») illustrent assez bien à quel point les disputes théologiques prennent l’allure de joutes dans lesquelles les Français et en particulier les Jésuites souhaitent triompher de l’adversaire. Pour appréhender les dialogues franco-amérindiens, considérons les Relations des Jésuites et en particulier celles de Paul Lejeune fortement théâtralisées, qui offrent un terrain propice à l’investigation littéraire et méritent un examen ici plus attentif. Dans ces écrits, la représentation mimétique des échanges entre missionnaires et Amérindiens dénote une disparité dans le traitement des locuteurs. On ne s’étonnera nullement de voir que ce sont les missionnaires qui ont gain de cause contre les rebelles ou les sceptiques face à leur doctrine. La distribution des répliques vise strictement à donner l’avantage aux premiers, qui ont le plus souvent le dernier mot. On ne saurait nier, dans ce contexte, la valeur performative de l’éloquence jésuite. L’énonciation vise non pas à créer des liens, mais à rallier à soi les animistes amérindiens en dénonçant la futilité de leurs « superstitions », qualifiées de « niaiseries 42 ». Dans la Relation du pays des Hurons de 1635, Jean de Brébeuf interroge les Amérindiens sur leur conception de la création du monde et réussit sans peine à montrer les failles de leur croyance : Ils nous racontent que cette femme nommé Eataentsic tomba du ciel dedans les eaux dont estoit couverte la terre et que peu à peu la terre se descouvrit. Je leur demande qui a créé ce ciel, où cette femme n’a pu se tenir, et ils demeurent muets ; comme aussi quand je les presse de me dire qui avoit produit la terre, veu qu’elle estoit au fond des eaux auparavant la cheute de ceste femme. Un certain me demanda assez subtilement sur ce propos où estoit Dieu avant la création du monde. La response me fut plus facile, après sainct Augustin, qu’à eux l’intelligence de la question qu’ils me faisoient 43 . Malgré « l’intelligence de la question », la domination du prédicateur, inspiré par saint Augustin, s’impose et son interlocuteur reste par la suite aphasique. Non toujours aussi apparente, la victoire du missionnaire demeure parfois virtuelle ou prospective comme lorsque Mestigoit enjoint à Paul Lejeune la patience pour voir ses efforts se concrétiser afin de supplanter Carigonan, le sorcier et guérisseur, son rival, dans les faveurs des Montagnais : 42 Relation de 1634, dans MNF, t. II, p. 580. 43 Jean de Brébeuf, Relation de ce qui s’est passé aux Hurons, en l’année 1635, dans MNF, t. III, p. 113. 52 Marie-Christine Pioffet Mon hoste, me voyant parler d’un accent assez haut, me dit : « Nicanis, ne te fasche point. Avec le temps, tu parleras comme nous et tu nous enseigneras ce que tu sçais. Nous te presterons l’oreille plus volontiers qu’à cet opiniastre [Carigonan] qui n’a point d’esprit, auquel nous n’avons nulle créance » 44 . Le jésuite, au cours de ses entretiens, doit subir force tribulations et se voit forcé au silence par ses compagnons montagnais, qui le paient d’insultes ou d’un « tais-toi, tais-toi 45 ». Pour le jésuite souvent impuissant, le rire et l’ironie deviennent les armes de rechange pour renverser la situation : « [...] je me mis à rire, voyant qu’il philosophoit en cheval et en mulet 46 », conclut Lejeune, stupéfait devant la réponse du sorcier Carigonan, qui souvent lui tenait tête. Dans ces échanges, la partie n’est jamais égale. Si, en 1634, Lejeune parle, de son propre aveu, « le sauvage comme un Alemant prononce le françois 47 », il se permet de tricher un peu en se prêtant volontiers un discours articulé. Le jésuite s’exprime souvent comme un savant précepteur devant les Montagnais, faisant triompher sa science en matière d’astronomie ou de géographie 48 . Réal Ouellet a déjà fort justement montré l’invraisemblance de ces échanges où brille l’éloquence des Jésuites, alors que ceux-ci balbutiaient à peine la langue 49 . Je ne reprendrai pas ici sa démonstration. J’aimerais cependant souligner les indices qui visent à discréditer l’adversaire. Le jésuite, comme tous les relateurs, bénéficie d’un sérieux avantage dans cette joute : il en est à la fois protagoniste et narrateur, acteur et metteur en scène. Cette double fonction lui permet de manipuler le dialogue à son gré. Ainsi le voit-on, dans son altercation avec le sorcier, enfiler sans interruption plusieurs questions sans que son interlocuteur dise mot : As-tu de l’esprit, luy fis-je ? Tu parles comme les bestes. Les chiens n’ayment que les corps. Celuy qui a fait le soleil pour t’éclairer, n’a-t-il rien préparé de plus grand à ton âme qu’à l’âme d’un chien ? Si tu n’ayme que ton corps, tu perdras le corps et l’âme. [...] N’as-tu rien par-dessus les bestes qui sont faites pour te servir ? N’ayme-tu que la chair et le sang ? 44 Paul Lejeune, Relation de 1634, dans MNF, t. II, p. 681. 45 Paul Lejeune, Relation de 1634, dans MNF, t. II, p. 590. 46 Paul Lejeune, Relation de 1634, dans MNF, t. II, p. 607. 47 Paul Lejeune, Relation de 1634, dans MNF, t. II, p. 677. 48 Paul Lejeune, Relation de 1634, dans MNF, t. I, p. 83. 49 « Quelques aspects du dialogue dans la relation de voyage », dans Parcours et rencontres. Mélanges de langue, d’histoire et de littérature françaises offerts à Enea Balmas, Paris, Klincksieck, 1993, p. 1101. Le théâtre du Nouveau Monde 53 Ton âme est-elle celle d’un chien, que tu la traite avec un tel mépris ? » - « Peut-estre que tu dis vray, me répond-il [...]. Mais nous autres, en ce pays-cy, n’en sçavons rien [...] 50 . Lorsque Lejeune se heurte à un esprit aussi réfractaire que le sorcier et ne peut obtenir gain de cause, ou lorsqu’il est à court d’arguments, la glose narrative se charge de discréditer l’Amérindien en conférant au missionnaire une victoire morale : « Ce pauvre misérable ne peut jamais relever sa pensée plus haut que la terre 51 », déduit-il non sans dépit. La diégèse prend encore le relais de la mimesis afin de neutraliser l’échec du prêcheur qui souhaite « remercier Dieu » pour les vivres obtenus. Lejeune, de nouveau tenu en échec par cet « imposteur » qui le contraint au silence, conclut non sans déception que « l’heure de ce peuple n’est pas encore venue 52 ». Dans une autre de ses disputes théologiques qui l’opposent à Carigonan, Lejeune insiste sur le ton sarcastique de celui qui constate que son interlocuteur, malgré sa foi en la vie éternelle, n’est pas résigné à mettre fin à ses jours : « Je vois bien, me fit-il en se moquant, que tu n’as pas encore envie de mourir, non plus que moy 53 ». L’indication « en se moquant » permet donc au narrateur de garder ses distances vis-à-vis de l’impertinence du sorcier à qui on ne pouvait laisser le soin de clore le débat. C’est au missionnaire lui-même que revient cette tâche par sa réplique : « Non pas [...] en coopérant à ma mort 54 ». La gestuelle dans la scénographie missionnaire réservée le plus souvent aux autres est souvent dérisoire. Que l’on pense aux transes du sorcier que Lejeune décrit comme une véritable pantomime : « Ce Thrason, redoublant ces fougues, fit mille actions de fol, [...] il siffloit comme un serpent ; il hurloit comme un loup ou comme un chien. Il faisoit du hibou et du chat-huan, tournant les yeux tout effarez dedans sa teste, prenant mille postures, faisant tousjours semblant de chercher quelque chose pour la lancer 55 ». Pour être muette, cette séquence n’en constitue pas moins un fragment scénique digne d’intérêt. Le sorcier avec ses feintes et ses mimiques, que Lejeune s’efforce de rendre, devient l’acteur d’une grotesque mascarade. Il simule même la maladie ou la folie pour « tirer à compassion tous ses gens 56 ». Quelque ridicules que puissent paraître ces simagrées aux yeux du Français, Carigonan sait par ses talents 50 Paul Lejeune, Relation de 1634, dans MNF, t. II, p. 694. 51 Idem. 52 Paul Lejeune, Relation de 1634, dans MNF, t. II, p. 706. 53 Paul Lejeune, Relation de 1634, dans MNF, t. II, p. 708. 54 Idem. 55 Paul Lejeune, Relation de 1634, dans MNF, t. II, p. 688. 56 Paul Lejeune, Relation de 1634, dans MNF, t. II, p. 689. 54 Marie-Christine Pioffet d’acteur maintenir son ascendant sur les siens, alors que les prêches de Lejeune ne convainquent personne. Malgré ses carences linguistiques, le jésuite mène souvent l’interrogatoire : « Je les interrogeay sur le tonnerre 57 », et fait valoir fièrement la supériorité de sa science : « [...] je les rendois honteux et confus quoy que je ne parle quasi que par les mains, je veux dire par signes 58 ». Pour pallier ses difficultés de communication, le jésuite utilise parfois le discours indirect, dans lequel il se donne une verve qu’il n’avait d’évidence pas en langue amérindienne ; au sujet des songes, le relateur tance son hôte en ces termes : « [...] je luy dis que les songes n’estoient que mensonges, que je ne m’appuyois point là dessus, que mon espérance estoit en celuy qui a tout fait, que je craignois neantmoins qu’il ne nous chastiast, veu qu’aussi tost qu’ils avoient à manger, ils se gaussoient de luy, notamment l’Apostat 59 ». Non seulement le recours au style indirect permet de raccourcir le dialogue, mais se présente comme une accumulation d’arguments irrévocables 60 . Qui plus est, il contribue à gommer les défaillances linguistiques. Ce mode discursif permet au relateur de s’approprier la parole du protagoniste qui, à plus d’un titre, prend des accents prémonitoires, puisque les trois frères, Carigonan, Pastedechouan et Mestigoit, mourront, comme on sait, l’année suivante « enveloppé[s] » dans la « vengeance » divine 61 . Les conversations dans les Relations ne mettent pas seulement en scène deux actants, elles reflètent aussi un combat spirituel entre Dieu et les puissances des ténèbres, dont les Jésuites et leurs interlocuteurs autochtones ne sont que les émissaires. Ainsi amplifiés à l’échelle surnaturelle au point d’avoir des ramifications dans l’au-delà, les différends idéologiques se muent en une théomachie. Artisan d’un dialogue impossible, le soldat du Christ s’illustre autant par les menaces qui planent sur lui que par les répliques imaginaires qu’il s’attribue. Il n’est pas rare que le jésuite Paul Lejeune vienne combler après coup les échanges pour se donner l’avantage du 57 Paul Lejeune, Relation de 1634, dans MNF, t. II, p. 594. 58 Idem. 59 Paul Lejeune, Relation de 1634, dans MNF, t. II, p. 710. Cf. : « Et comme ils voyoient que je me mocquois des songes, ils s’estonnoient et me demandoient : « A quoi crois-tu donc, si tu ne crois à tes songes ? » - « Je crois en celuy qui a tout fait et qui peut tout. » (Paul Lejeune, Relation de 1634, dans MNF, t. II, p. 576). 60 Réal Ouellet, qui a étudié le recours au style indirect, y reconnaît la volonté de reproduire « une argumentation sans réplique » (« Enquête ethnographique et parole amérindienne dans les premières Relations de Lejeune », Atti del 6 e Convegno internazionale di studi canadesi, Selva di Fasano / 27-31 marzo 1985, Florence, Schena, coll. « Biblioteca della Ricerca - Cultura straniera », vol. 11, 1986, p. 73). 61 Paul Lejeune, Relation de 1635, dans MNF, t. III, p. 60. Le théâtre du Nouveau Monde 55 débat : en témoigne le jeu de questions et réponses entre le jésuite et Carigonan sur la vie post-mortem et le sort réservé aux âmes des défunts : […] à quoy chassent ces pauvres âmes pendant la nuict ? Elles chassent aux âmes des castors, des porcs épics, des eslans et des autres animaux, se servans de l’âme des raquettes pour marcher sur l’âme de la neige qui est en ce pays-là. Bref, elles se servent des âmes de toutes choses, comme nous nous servons icy des choses mesmes. « Or quant elles ont tué l’âme d’un castor ou d’un autre animal, ceste âme meurt-elle tout à faict ? Ou bien a- [t-]elle une autre âme qui s’en aille en quelque autre village ? » Mon sorcier demeura court à cette demande et, comme il a de l’esprit, voyant qu’il s’alloit enferrer, s’il me respondoit directement, il esquiva le coup. Car s’il m’eût dit que l’âme mouroit entierrement, je luy aurois dit que quand on tuoit premièrement l’animal, son âme mouroit à mesme temps. S’il m’eust dit que ceste âme avoit une âme qui s’en alloit en un autre village, je luy eusse fait voir que chaque animal auroit, selon sa doctrine, plus de vingt, voire plus de cent âmes, et que le monde devoit estre remply de ces villages où elles se retirent, et que cependant, on n’en voyoit aucun 62 . L’échange porte non seulement sur les répliques prononcées, mais encore sur d’autres réponses virtuelles annoncées par deux hypothèses (« s’il m’eût dit que ») prévues par le missionnaire, qui ressort maître de l’échange. Se sentant « enferré », le sauvage se contente de répliquer « Tais-toy. Tu n’as point d’esprit. Tu demandes des choses que tu ne sçais pas toy-mesme. Si j’avois esté en ces pays-là, je te respondrois 63 ». Quelquefois la victoire du dialoguiste vient non seulement de ses paroles, mais aussi des apartés qu’il ajoute en tant qu’acteur et metteur en scène à la fois : Il [le sorcier] s’en vint par le feu qui se descouvroit par sa clarté et, voulant mettre la main sur la chaudière pour la renverser une autre fois, mon hoste, son frère, plus habile que luy, la prit et luy jetta au nez toute bouillante comme elle estoit. Je vous laisse à penser quelle contenance tenoit ce pauvre homme, se voyant pris à la chaude. Jamais il ne fut si bien lavé ! 64 L’ironie est par trop visible chez le narrateur, qui prend l’allure d’un controversiste plutôt que d’un missionnaire. Poursuivons la citation : Il redouble ses hurlemens, arrache le reste des perches qui estoient encor debout. Mon hoste m’a dit depuis qu’il demandoit une hache pour me tuer. Je ne sçay s’il la demanda en effect, car je n’entendois pas son langage ; mais je sçay bien que, me présentant à luy pour l’arrester, il me dit, parlant 62 Paul Lejeune, Relation de 1634, dans MNF, t. II, p. 574. 63 Idem. 64 Paul Lejeune, Relation de 1634, dans MNF, t. II, p. 668. 56 Marie-Christine Pioffet françois : « Retirez-vous, ce n’est pas à vous à qui j’en veux ; laissez-moy faire ». Puis me tirant par la soutane : « Allons, disoit-il ; embarquons-nous dans un canot, retournons en vostre maison. Vous ne cognoissez pas ces gens-cy. Ce qu’ils en font, c’est pour le ventre ; ils ne se soucient pas de vous, mais de vos vivres ». A cela je répondois tout bas à part moy : « In vino veritas » 65 . Cette scène est éloquente. Le narrateur prend la relève là où le dialoguiste est à court de mots pour discréditer le sorcier ébouillanté. Le sarcasme du narrateur trahit l’animosité que le missionnaire n’ose faire paraître devant son hôte. 6. Réponses amérindiennes : « Nous autres, en ce pays-cy, n’en sçavons rien » Même si elles sont largement reconstituées de manière théâtrale, les répliques des Amérindiens font souvent état d’une contrariété, voire d’une résistance à l’occupant, dramatisée à souhait notamment dans les relations de Paul Lejeune, dont nous avons souligné la théâtralité. Bon nombre de conversations amorcées entre le missionnaire et ses hôtes montagnais au cours de l’hiver 1634 se terminent par un « Tais-toy. Tu n’as point d’esprit 66 ». Le message véhiculé ne saurait être plus clair. Les prêches du jésuite contrarient les Amérindiens en ébranlant les fondements mêmes de leurs croyances. Il n’est pas étonnant que le père Brébeuf range au nombre des plus hostiles les vieillards autochtones, chargés de veiller au maintien des traditions. Le travail des Récollets ne sera pas toujours bien accueilli par les naturels, qui voient d’un mauvais œil leur culte. Louis Hennepin se verra notamment empêcher de lire son bréviaire et de pratiquer ses dévotions : La plus grande de mes inquietudes estoit, que j’avois de la peine à dire mon Office, & à faire mes prieres devant ces Barbares. Plusieurs d’entr’eux me voyant remüer les lévres me dirent d’un ton fier, Ouackanché, mais comme je ne savois pas un mot de leur langue, nous croyions, qu’ils se mettoient en colere. Michel Ako Canoteur me dit tout effrayé, que si je continuois à dire mon Breviaire, ces gens nous tueroient sans misericorde 67 . Ces quelques exemples suffisent à montrer à quel point la présence missionnaire heurte parfois les Indiens. Les critiques des religieux à leur endroit et 65 Paul Lejeune, Relation de 1634, dans MNF, t. II, p. 668-669. 66 Paul Lejeune, Relation de 1634, dans MNF, t. I, p. 706. 67 Louis Hennepin, Nouvelle decouverte d’un tres grand pays situé dans l’Amerique, op. cit., p. 320. Le théâtre du Nouveau Monde 57 leurs efforts pour réformer le mode de vie des autochtones suscitent chez ces derniers des mécanismes de défense. Alors que leurs valeurs sont ébranlées, comment s’étonner qu’ils retournent les griefs qu’on leur adresse contre les Européens. Ainsi, quand un missionnaire leur reproche leurs violences et leurs excès, ils rétorquent simplement : « Ce n’est pas nous qui avons fait cela, mais toy qui nous donne cette boisson 68 ». Cette boutade laisse percevoir un fond de vérité : le commerce de l’alcool encouragé par les Français avait des effets dévastateurs sur la santé des Indiens. Parmi les critiques des autochtones envers les Français, revient le plus souvent celle de leur appât du gain. Mercantilisme qui se traduit dans la vallée du Saint- Laurent et en Gaspésie par la traite des fourrures : comme le rapporte Chrestien Leclercq, qui fait siens les propos de Paul Lejeune au sujet des Montagnais, les Micmacs de la Gaspésie se moquent aussi de ce travers : Les Gaspesiens disent que le castor est le bien-aimé des François & des autres Europeans, qui les recherchent avec avidité ; & je n’ai pû m’empêcher de rire, entendant un Sauvage qui me disoit en se gaussant : Tahoé messet kogoüar pajo ne daoüi dogoüil mkobit. En verité, mon frere, le castor fait parfaitement bien toutes choses ; il nous fait des chaudieres, des haches, des épées, des coûteaux ; & nous donne à boire & à manger, sans avoir la peine de labourer la terre 69 . La réplique émaillée de mots micmacs pour la rendre plus véridique et quelques autres montrent bien que les Amérindiens ne sont pas complètement assujettis aux intérêts de l’homme d’Europe. Et quiconque en douterait serait vite détrompé devant la longue harangue d’un chef amérindien que Chrestien Leclercq rapporte in extenso dans sa Nouvelle Relation de la Gaspesie : […] le chef qui avoit écouté avec beaucoup de patience, tout ce que je lui avois dit de la part de ces Messieurs, me répondit en ces termes. Je m’étonne fort, que les François aient si peu d’esprit, qu’ils en font paroître dans ce que tu me viens de dire de leur part, pour nous persuader de changer nos perches, nos écorces, & nos cabannes, en des maisons de pierre & de bois, qui sont hautes & élevées, à ce qu’ils disent, comme ces arbres ! […] Ce n’est pas tout, dit-il, s’adressant à l’un de nos Capitaines ; mon frere, as-tu autant d’adresse & d’esprit que les Sauvages, qui portent aveceux leurs maisons & leur cabannes, pour se loger par tout où bon leur semble, independamment de quelque Seigneur que ce soit ? tu n’est pas 68 Paul Lejeune, Relation de 1633, dans MNF, t. II, p. 314. 69 Chrestien Leclercq, NRG, p. 532. Selon Denys Delâge, la traite des fourrures avait bouleversé les rapports franco-indiens et contribué à l’appauvrissement des autochtones (Le pays renversé. Amérindiens et Européens en Amérique du Nord-Est, 1600-1664, Montréal, Boréal, 1991, p. 90-93). 58 Marie-Christine Pioffet aussi brave, ni aussi vaillant que nous ; puisque quand tu voyages, tu ne peus porter sur tes épaules tes bâtimens ni tes édifices ; […] tu nous dis encore que nous sommes les plus miserables, & les plus malheureux de tous les hommes, vivans sans religion, sans civilité, sans honneur, sans societé, & en un mot sans aucunes regles, comme des bêtes dans nos bois & dans nos forêts, privez du pain, du vin & de mille autres douceurs, que tu possedes avec excez en Europe. Hé bien, mon frere, si tu ne sçais pas encore les veritables sentimens, que nos Sauvages ont de ton païs, & de toute la nation, il est juste que je te l’aprenne aujourd’huy : je te prie donc de croire que tous miserables que nous paroissions à tes yeux, nous nous estimons cependant beaucoup plus heureux que toi […]. Or maintenant dis-moi donc un peu, si tu as de l’esprit lequel des deux est le plus sage & le plus heureux ; ou celui qui travaille sans cesse, & qui n’amasse, qu’avec beaucoup de peines, de quoi vivre ; ou celuy qui se repose agreablement, & qui trouve ce qui luy est necessaire dans le plaisir de la chasse & de la pêche 70 . La comparaison entre l’homme de la nature et l’homme de la civilisation tourne à l’avantage du premier. On peut lire en filigrane dans ces exemples la perversion de l’ordre providentiel de la nature par les méfaits de la société européenne, dont le chef amérindien dresse le réquisitoire. Ici, la nostalgie d’un âge d’or et le culte du primitivisme qui laissent filtrer une mise en accusation des maux importés de France sont à peine tempérés par le défaut des lumières du christianisme que constate par la suite le missionnaire comme pour nuancer ce portrait idyllique brossé de l’Amérindien privé de la révélation chrétienne : Quoyque l’on puisse dire de ce raisonnement, j’avoüe pour moy que je les estimerois incomparablement plus heureux que nous, & que la vie même de ces Barbares seroit capable de donner de la jalousie, s’ils avoient les instructions, les lumieres, & les mêmes moïens pour leur salut, que Dieu nous a donnés pour nous sauver, par préference à tant de pauvres Infideles, et par un effet de sa misericorde : car aprés tout, leur vie n’est pas traversée de mille chagrins comme la nôtre [...] 71 . Le missionnaire, par la nuance qu’il apporte, ne cache pas son admiration pour une société dépourvue de tares physiques et morales. Le sauvage ne ressemble guère à l’être disgracié aux mœurs frustes décrites dans les premières relations de voyage de Champlain et de Lejeune. Non seulement il tient déjà du philosophe, mais il convertit le missionnaire à ses vues. La naïveté chez les Amérindiens fait place à la suspicion : on accuse les Jésuites de divers maux. Ce renversement des points de vue est présent 70 Chrestien Leclercq, NRG, p. 270-274. 71 Chrestien Leclercq, NRG, p. 276. Le théâtre du Nouveau Monde 59 chez Lahontan, où il atteint des proportions beaucoup plus grandes. Le discours contestataire se généralise et les attaques contre la société française se font plus virulentes : Ceux [des Indiens] qui ont été en France m’ont souvent tourmenté sur tous les maux qu’ils y ont vû faire, & sur les desordres qui se commettent dans nos Villes, pour de l’argent. On a beau leur donner des raisons pour leur faire connoître que la proprieté de biens est utile au maintien de la Societé ; ils se moquent de tout ce qu’on peut dire sur cela. […] Ils se moquent des Sciences & des Arts, ils se raillent de la grande subordination qu’ils remarquent parmi nous. Ils nous traitent d’esclaves, ils disent que nous sommes des misérables dont la vie ne tient à rien, que nous nous dégradons de nôtre condition, en nous réduisant à la servitude d’un seul homme qui peut tout, & qui n’a d’autre loi que sa volonté ; […]. Ils prétendent que […] toutes nos Sciences ne valent pas celle de sçavoir passer la vie dans une tranquillité parfaite [...] 72 . Dans les Mémoires de l’Amérique septentrionale, le dialogue rapporté au style indirect condense de multiples conversations qui opposent Lahontan au chef huron, mais aussi les Français aux Hurons : « On a beau leur donner des raisons ». La timide riposte de l’homme d’Europe contraste ici avec la faconde des locuteurs amérindiens suggérée par l’accumulation des verbes déclaratifs (« ils se moquent, ils se raillent, ils disent, ils prétendent ») et la présence de l’adverbe « souvent ». À tous ces griefs, le relateur se borne à répondre : « Je voudrais avoir le tems de vous raconter toutes les sottises qu’ils disent touchant nos maniéres, il y auroit dequoi m’occuper dix ou douze jours 73 ». Cette réplique ironique, qui suggère l’étendue des critiques, trahit bien les sentiments réels de Lahontan, qui seront considérablement amplifiés dans les Dialogues par l’intermédiaire d’Adario, locuteur imaginaire. Le rejet en bloc des valeurs socio-économiques d’outre-Atlantique, sorte de revanche contre le discours ethnocentrique des Européens, résonne d’autant plus vivement que les sauvages ont coutume d’accueillir discrètement et froidement les bonnes comme les mauvaises nouvelles, sans s’épancher outre mesure, sauf lors de leurs conseils ou avec des amis. Lahontan note encore cette disparité dans le comportement des interlocuteurs sauvages : Qu’on vienne annoncer à un Pere de famille, que ses enfans se sont signalez contre les ennemis, & qu’ils ont fait plusieurs esclaves, il ne répondra que par un, voila qui est bien, sans s’informer du reste. Qu’on lui dise que ses enfans ont été tuez, il dit d’abord cela ne vaut rien, sans demander comment 72 Lahontan, MAS, dans Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 638-639. 73 Lahontan, MAS, dans Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 640. 60 Marie-Christine Pioffet la chose est arrivée. Qu’un Jesuite leur prêche les véritez de la Religion Chrêtienne, les Propheties, les Miracles &c. ils le payeront d’un cela est admirable, & rien plus. Qu’un François leur parle des Loix du Royaume, de la justice, des mœurs & des maniéres des Européens, ils répeteront cent fois cela est raisonnable ; qu’on leur parle de quelque entreprise qui soit d’importance ou difficile à executer, […] ils écouteront jusqu’à la fin avec une grande attention. Cependant il faut remarquer que lors qu’ils sont avec des Amis sans témoins, & sur tout dans le tête à tête, ils raisonnent avec autant de hardiesse que lors qu’ils sont dans le Conseil. Ce qui paroîtra extraordinaire c’est que n’ayant pas d’étude, & suivant les pures lumiéres de la Nature, ils soient capables malgré leur rusticité, de fournir à des conservations qui durent souvent plus de trois heures, lesquelles roulent sur toutes sortes de matiéres & dont ils se tirent si bien, que l’on ne regréte jamais le tems qu’on a passé avec ces Philosophes rustiques 74 . À travers ces lignes émerge la figure oxymorique du sauvage-philosophe doté d’une clairvoyance et des lumières qui échappent au commun des hommes. Non seulement le sauvage personnifie l’insoumis, mais les dialogues montrent, par rapport au reste de la relation, une radicalisation des oppositions entre les deux cultures. Le « Philosophe rustique » se voit conférer une indéniable clairvoyance morale et théologique, qui en fait le héraut de la raison et de la contestation du catholicisme. C’est par sa volonté de rationaliser et de mettre en cause les idées véhiculées par le colonisateur qu’il prélude à l’esprit des Lumières, non pas par les concepts enseignés dans les grandes écoles, mais par ceux d’une philosophie naturelle et propre à l’être humain. Le sauvage acquiert le statut de philosophe, mais il est, à l’encontre des pédants férus de rhétorique et de scolastique, un « Philosophe nud 75 », selon l’expression du baron de Lahontan, c’est-à-dire un philosophe dépouillé de tout vernis étranger au bon sens et contre lequel les maîtres de collège s’escrimeraient en vain. *** En jetant un regard rétrospectif sur mon exposé, je remarque une évolution dans la figure de l’Amérindien. Grand discoureur, interlocuteur avisé et alerte quand il est entre amis ou dans les conseils des chefs, l’Amérindien se fait de plus en plus contestataire. Alors que le truchement de Champlain vante les merveilles de la France, que Mestigoit, l’hôte de Paul Lejeune durant son hivernage en 1634, supplie le jésuite de l’emmener en France, le philosophe rustique de Lahontan rejette pour sa part 74 Lahontan, MAS, dans Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 644. 75 Lahontan, Suite du Voyage de l’Amérique, dans Œuvres complètes, op. cit., préface, p. 795. Au pluriel (« Philosophes nuds ») dans le texte. Le théâtre du Nouveau Monde 61 carrément les valeurs de l’homme blanc, à qui il fait un pied de nez. Mais, dans ces joutes inégales relayées par un narrateur acquis d’avance à la cause missionnaire ou coloniale, l’Amérindien sait faire entendre sa révolte, sa singularité face à l’Européen qui, le plus souvent, le regarde de haut. Par la suite, la contestation amérindienne d’abord limitée à quelques « opiniâtres » se généralise. Elle ne s’en prend plus à un ordre religieux, souvent jugé répressif, mais s’inscrit dans une réalité socio-économique. Le sauvage récuse le pouvoir de l’argent, la monarchie, le système juridique et, en somme, toutes les institutions françaises. Même diluée dans des commentaires souvent dévalorisants, la parole amérindienne permet d’humaniser l’homme primitif, à peine sorti de l’animalité, au dire des missionnaires, en un Homo loquens, c’est-à-dire en être parlant (et pensant). Bien que recréés selon les souvenirs et la compréhension limitée du relateur, les fragments dialogués insérés dans le récit restent les seuls signes de la perception que les hôtes « sauvages » avaient des visiteurs. Seuls indices d’une société d’oralité qui n’a pas laissé de traces écrites, les dialogues exercent une fonction ambiguë par rapport au tissu narratif et au discours du voyageur. D’une part, ils traduisent une altérité linguistique et idéologique ; d’autre part, subordonnés à un projet ethnographique et publicitaire, ils paraissent parfois manipulés. Mais cette transposition n’a pas su étouffer complètement l’élan de sincérité, le sens pratique, la bonhomie de ces hommes de deçà, si étrangère au tempérament de l’homme d’Europe. Même si les voix des Indiens depuis trois siècles se sont tues, elles résonnent encore dans les écrits viatiques de la Nouvelle-France avec cette franche simplicité qui gagne la sympathie. Les mots d’encouragement adressés par Mestigoit à son protégé au cours du pénible voyage de chasse hivernale retentissent encore aujourd’hui comme les marques d’une authentique amitié, alors que Paul Lejeune était en proie au découragement et à des idées suicidaires : « À ces paroles, de mourir pour eux, que je proferois […], mon hoste m’arresta et me dit : “Retranche ces paroles, car nous t’aymons tous, et ne désirons pas que tu meures” 76 ». Si le jésuite accueille l’année suivante la mort de Mestigoit avec une quasi-satisfaction, les multiples témoignages de sympathie que ce dernier donne en faveur de celui qu’il surnommait « Nicanis, mon bien-aimé 77 » ne peuvent aujourd’hui laisser indifférent. Certes, les relations de voyage en Nouvelle-France sont l’histoire d’un échec, d’un échec colonial, exploratoire et missionnaire, mais aussi cet exposé confirme une opposition, voire une 76 Paul Lejeune, Relation de 1634, dans MNF, t. II, p. 702. 77 Paul Lejeune, Relation de 1634, dans MNF, t. II, p. 672. 62 Marie-Christine Pioffet incompréhension grandissante entre les deux peuples. Les dialogues souvent avortés ou tronqués entre Français et Amérindiens font état d’un rendezvous manqué, d’une cohabitation tumultueuse, marquée par des guerres et tensions incessantes : la fréquentation des deux peuples ne pouvait se faire qu’au détriment des coutumes et des traditions locales, ce que les Amérindiens, dès l’installation des premiers Européens en Nouvelle-France, avaient pressenti, d’où s’expliquent leurs répliques parfois hostiles. Leurs discours, uniques vestiges de leurs réactions, traduisent certes une ouverture, une écoute attentive, mais non une obéissance aveugle : les Amérindiens étaient prêts à accueillir les nouveaux venus comme partenaires commerciaux, voire comme frères ou amis, mais non pas à contribuer à leur propre acculturation. Les réponses amérindiennes à l’occupant, mécanismes d’autodéfense, expriment bien ce refus, cette résistance tacite devant la menace d’invasion culturelle et territoriale qui pèse sur eux, puis, au déclin du siècle, une vive auto-critique de la civilisation d’outre-Atlantique. Par un curieux paradoxe, les mêmes relateurs qui ont cherché, pour reprendre une métaphore de Jean de Brébeuf, à « renverser le pays 78 » répercutent dans leurs écrits les traces de l’effondrement symbolique de leur hégémonie en Amérique du Nord. 78 Jean de Brébeuf, La relation de ce qui s’est passé en la mission de la Compagnie de Jésus, au pays des Hurons en l’année 1636, dans MNF, t. III, p. 313. Comment écrire l’histoire de la rencontre franco-amérindienne ? S ARA E. M ELZER U NIVERSITY OF C ALIFORNIA AT L OS A NGELES La stratégie coloniale de la France dans le Nouveau Monde, selon Colbert, était de transformer les Amérindiens en catholiques français civilisés, afin qu’ils puissent être « admis dans la vie commune des Francois 1 ». Colbert tenait à ce que les Français et les Amérindiens forment « un mesme peuple et un mesme sang 2 ». Dans ce but, les Amérindiens devaient d’abord être « instruits dans les maximes de notre religion et dans nos mœurs » pour qu’« ils puissent composer avec les habitants de Canada un mesme peuple et fortifier, par ce moyen, cette colonie-là 3 ». L’Église tout aussi bien que l’État ont encouragé les Français et les Amérindiens à vivre ensemble, travailler ensemble, prier ensemble et même à se marier, une fois les Amérindiens transformés, pour former « un mesme peuple et un mesme sang ». Cette politique n’est rien moins qu’étonnante ; aucun autre colonisateur européen de cette époque n’a officiellement employé une telle politique. Cette politique était largement connue en France à l’époque. Les relations de voyage françaises l’ont bien décrite 4 . Ces relations, contrairement à leurs homologues en Espagne, au Portugal, en Angleterre et en 1 Lettre de Colbert écrite à l’Abbé de Quéylus, 10 March 1671, dans Colbert, Lettres, mémoires et instructions de Colbert, publiés d’après les ordres de l’empereur, éd. Pierre Clément, vol. 3 [Paris : Imprimerie impériale, 1865], p. 452. 2 Lettre de Colbert à Talon, 5 Avril 1666 et 5 Avril 1667, dans Rapport de l’Archiviste de la Province de Québec (Québec : Imprimerie de Sa Majesté le Roi, 1930-31), p. 45; voir aussi Colbert à Laval, le 7 mars 1668, Rapport de l’Archiviste. 3 Lettre de Colbert à Talon, le 11 février 1671, dans Ibid., p. 147. 4 Sara Melzer, Colonizer or Colonized: The Hidden Stories of Early Modern France (Philadelphia : University of Pennsylvania Press, 2012), les chapitres 3 et 4. Saliha Belmessous, « Être français en Nouvelle-France : identité française et identité coloniale aux dix-septième et dix-huitième siècles. » French Historical Studies 27, n o 3. (Summer 2004) : 507-40. Sara E. Melzer 64 Hollande, étaient écrites dans un style populaire et accessible pour attirer un vaste lectorat, et elles y réussissaient très bien. Beaucoup de relations de voyage françaises étaient des best-sellers et contaient des histoires fascinantes à propos des rapports étroits entre colonisés et colonisateurs 5 . Mais cette politique n’est guère connue aujourd’hui en France. Cette rencontre coloniale a été pratiquement effacée de l’histoire française. Récemment, les historiens français Gilles Havard et Cécile Vidal ont constaté que la connaissance de la présence coloniale de la nation au Nouveau Monde est presque complètement absente des écoles primaires et secondaires françaises, et très peu étudiée au niveau universitaire. Plus généralement, cette politique coloniale est à peine connue en dehors du système scolaire et entre dans la mémoire collective à travers des images fugaces et évanescentes 6 . Par contre, cette politique est bien connue au Canada où les écoles primaires et secondaires enseignent les textes tels que les relations de voyage au Nouveau Monde, qui décrivent la rencontre coloniale. Ce contraste soulève non seulement les questions à propos de ce qui est connu des deux côtés, du colonisé et du colonisateur, mais aussi la question suivante : comment peut-on écrire l’histoire de la rencontre franco-amérindienne au dix-septième siècle ? Les érudits des deux côtés emploient un vocabulaire qui reflète la tension inhérente au conflit entre le colonisateur et le colonisé. Mon but est d’examiner cette tension en ce qui concerne l’écriture de l’histoire de la rencontre coloniale. Vue de la perspective des colonisateurs français, cette politique doit être caractérisée comme une politique d’assimilation 7 . Colbert insistait qu’il ne s’agissait pas d’une relation réciproque et égalitaire et qu’elle ne donnerait pas lieu à un mélange hybride des cultures. Les Français protégeraient la 5 Sylvie Requemora-Gros, Voguer vers la modernité. Le voyage à travers les genres au XVII e siècle (Paris : Presses de l’université Paris Sorbonne, 2012). Ce livre décrit l’importance du genre des relations de voyage. Marie-Christine Pioffet, éd. Ecrire des récits de voyage (XV e - XVIII e ). Esquisse d’une poétique en gestation (Laval : PUL, 2008) ; Gordon Sayre, Les Sauvages Américains : Representations of Native Americans in French and English Colonial Literature (Chapel Hill : University of North Carolina Press, 1997). 6 Gilles Havard et Cécile Vidal, L’histoire de l’Amérique française (Paris : Flammarion, 2003). 7 Ce terme est anachronique, car il n’a été inventé qu’au XIX e siècle. Et pourtant les anachronismes peuvent souvent être importants, comme l’a montré Yves Citton dans Lire, interpréter, actualiser : pourquoi les études littéraires ? (Paris : Amsterdam, 2007). Il a soutenu que lorsque les catégories contemporaines de la pensée sont appliquées avec soin à des spécificités historiques pertinentes, elles peuvent créer un dialogue significatif entre passé et présent. Comment écrire l’histoire de la rencontre franco-amérindienne ? 65 pureté de leur culture en demeurant fixés dans leur identité de catholiques français civilisés. Ce serait aux Amérindiens de changer. Pour Colbert, le but était de détacher [les Algonkins et les Hurons] de leurs coutumes sauvages et les obliger à prendre les nostres, et surtout à s’instruire dans notre langue, au lieu que pour avoir quelque commerce avec eux nos français ont été nécessité d’apprendre la leur…et vous devez tacher d’attirer ces peuples surtout ceux qui ont embrassé le Christianisme dans le voisinage de nos habitations 8 . Comme Colbert, beaucoup de relateurs ont insisté que les Amérindiens abandonneraient leur culture en faveur des mœurs de la France, qu’ils verraient comme supérieures. Le paradigme idéologique derrière le concept d’assimilation présupposait que les Français avaient une autorité culturelle si forte et imposante que les Amérindiens seraient avides de devenir français catholiques. Le père Jésuite Paul Le Jeune rapporte que, selon Champlain, un Huron avait prétendûment dit aux Français : « Nous renonç[ons] à toutes nos sottises, et foul[ons] aux pieds toutes nos vieilles façons de faire 9 ». Et Le Père Jésuite Raguenot prétend avoir eu une conversation semblable : « vos coutumes seront nos coutumes, nous serons si étroitement unis, que nos mentons se revestiront de poil, et de barbe comme les vostres…. Francois et Hiroquois tout ensembles, ... nous ne serons plus qu’un peuple » (RJ, XXI : 44-6). Les relateurs français présupposaient que le pouvoir de la culture française créerait une barrière naturelle qui séparerait et protégerait les Français d’un métissage. Cependant, les universitaires du Canada et des études atlantiques refusent le terme « assimilation » à cause de la hiérarchie qui y est impliquée. Ils préfèrent les termes « échange », « négociation », « réciprocité », « métissage », « accommodation mutuelle 10 ». Ils soutiennent que le terme « assimilation » falsifie la réalité historique de la rencontre puisque ce qui a émergé en fait était un véritable mélange des deux mondes. Ces universitaires attirent notre attention sur le fait que ces textes représentent la 8 Lettre de Colbert écrite à Talon, le 5 April 1667, dans Rapport de l’Archiviste de la Province de Québec (Québec : Imprimerie de Sa Majesté le Roi, 1930-31), p. 45, 72. 9 The Jesuit Relations and Allied Documents : Travels and Explorations of the Jesuit Missionaries in New France, 1610-1791, éd. Reuben Gold Thwaites (Cleveland : Burrows Bros. Co, 1896-1901), vol. XVI, p. 166. Toutes les références suivantes aux Relations Jésuites seront données dans le texte. 10 Richard White, The Middle Ground: Indians, Empires and Republics in the Great Lakes Region 1650-1850 (Cambridge : Cambridge University Press, 1991). Sara E. Melzer 66 perspective du colonisateur qui s’aveuglait sur la réalité historique de cette rencontre. Mon propos maintenant est de montrer premièrement comment ces deux perspectives contraires -celles de l’assimilation et du métissage - sont présentes dans les relations de voyage. Deuxièmement, j’aimerais explorer pourquoi il est important d’employer le terme « assimilation » pour bien saisir la perspective des colonisateurs français au dix-septième siècle. Quoique le terme assimilation ne capte pas la réalité historique, il révèle le discours historique des colonisateurs qui justifiait et rendait légitime une politique qui promouvait des rapports vraiment étroits entre les colonisateurs et les colonisés. Par contre, pour bien saisir la perspective des colonisés, il faut employer les termes tels que « réciprocité », « métissage», « accommodation mutuelle », car ils reflétaient en grande partie la réalité historique, et non pas le discours historique (des Français). Pour démontrer comment les Amérindiens étaient capables d’être assimilés dans la culture catholique et française, Paul Le Jeune, dans les Relations Jésuites, raconte beaucoup d’anecdotes à ce sujet. Mais les incidents qu’il choisit révèlent le contraire : les Amérindiens sont beaucoup plus indépendants que ne le croient les Français. En plus, ces « sauvages » inventent des éléments hybrides des deux cultures. Cependant, cette vérité n’est évidente qu’à partir d’une optique moderne du vingtième et du vingtet-unième siècle qui comprend rétrospectivement ce qui s’est passé. Le Jeune met l’accent sur une dynamique d’imitation qui présume que les Amérindiens prenaient comme modèle les Français et leurs façons de vivre. L’imitation a été vue comme la première étape dans l’évolution vers l’assimilation. Ce missionnaire compare les Amérindiens aux « petits singes, ...ils imitent tout ce qu’ils voyent faire ». Pour illustrer cette idée, Le Jeune décrit comment ils portaient des chemises françaises, ce qui a été, pour lui, un signe de leur progrès vers la civilisation et vers l’assimilation dans la culture française. Mais Le Jeune se moque d’eux de la même manière que de nos jours certains parents racontent des histoires amusantes sur les erreurs mignonnes et drôles que font les enfants en tentant d’imiter le monde adulte. Le Jeune raconte la manière dont les Amérindiens « troque[nt] des chemises de nos François, [mais] s’en servent à la nouvelle façon. » En écrivant « à la nouvelle façon », Le Jeune était ironique car en imitant les Français, les Amérindiens se sont trompés dans leur imitation. Ils portaient des chemises par-dessus leurs vêtements et non sous leurs vêtements comme le faisaient les Français. De plus, ils ne lavaient jamais ces chemises : « elles sont en moins de rien grasses comme des torchons de cuisine », renversant sur elles de grandes quantités de graisse issues de leur nourritures adipeuses favorites comme le gras d’ours (RJ, VII, 18). Mais le Jeune présumait Comment écrire l’histoire de la rencontre franco-amérindienne ? 67 qu’avec le temps, les Amérindiens saisiraient le concept français du style, et surtout parce que « l’esprit ne manque pas aux Sauvages de Canada, si bien l’éducation et l’instruction » (RJ, V : 31). Pour lui, leur dite ‘imitation’ des vêtements français donnait un signe d’espoir. Ils étaient en bonne voie vers la civilisation. Au moins ils portaient des vêtements, et ces vêtements étaient français, même s’ils les revêtaient « à la nouvelle façon ». Toutefois, Le Jeune se trompait en croyant qu’une dynamique imitative avait lieu. Cette présomption l’empêchait de voir l’indépendance des Amérindiens, qui étaient en train d’inventer quelque chose de nouveau. Si les Amérindiens portaient des chemises françaises au-dessus de leur vêtements et les trempaient de graisse, cela n’était pas sans raison : les chemises devenaient imperméables à la pluie. L’infiltration de graisse était un acte volontaire, et non pas un acte par hasard, ou un résultat de leur manque de soin. « [C]’est ce qu’ils demandent, car l’eau, disent-ils, coule là-dessus, et ne pénètre pas jusqu’à leurs robbes » (RJ, VII, 18). Alors que cet acte était intentionnel, Le Jeune l’a perçu comme simplement sot et maladroit. Il n’a pas vu que les Amérindiens étaient en train de créer un nouveau vêtement : le manteau de pluie. Non seulement les Amérindiens ont créé une synthèse vestimentaire des cultures françaises et amérindiennes, ils ont aussi créé un mélange linguistique qui émergeait des deux langues. Le Jeune observe : J’ai remarqué dans l’étude de leur langue qu’il y a un certain barragoin entre le Français et les Sauvages, qui n’est ni Français, ni Sauvage, et cependant quand les Français s’en servent, ils pensent parler Sauvage, et les Sauvages en l’usurpant croient parler bon Français (RJ, V : 112). Cette description suggère qu’ils parlaient un mélange des deux langues, « un certain baragoin » qui était à la fois français et amérindien et pourtant aucun des deux. Cependant, le concept de la langue créolisée était inconcevable pour lui. Pour lui, deux seules possibilités existaient. Soit les « sauvages » imitaient la langue française, mais de façon incorrecte. Soit les Français parlaient le langage des « sauvages », mais se trompaient. Pour Le Jeune, le choix semblait facile. C’était la première option qui l’emportait. Mais dans une logique alternative, les Amérindiens ne se sentaient pas inférieurs et ne voyaient pas les Français comme leurs modèles. Au lieu de cela, ils inventaient un langage hybride et un vêtement unique et pratique, adaptant un vêtement français à leur monde. Cependant, Le Jeune ne pouvait pas voir cette logique parce qu’il interprétait la rencontre à travers un discours historique possédant une autorité culturelle, qui mettait l’imitation au centre. Le Jeune supposait que puisque les Amérindiens reconnaîtraient leur infériorité, qu’ils imiteraient volontairement les Français et se lanceraient dans le processus de civili- Sara E. Melzer 68 sation. Dès lors, cette présomption a empêché les Français de voir que les Amérindiens opéraient au sein d’une logique très différente que les Français ne comprenaient pas. La vision idéologique de Le Jeune l’a empêché de voir la dynamique de réciprocité qui était à l’œuvre. Et pourtant, Le Jeune reconnaissait que la réciprocité, et non pas la hiérarchie, était la valeur suprême pour les Amérindiens. Le fait qu’ils étaient guidés par des rapports réciproques constituait pour lui une marque de leur « sauvagerie», et donc de leur infériorité. Il s’est moqué d’eux en observant : « toute l’autorité de leur chef est au bout de ses levres, il est aussi puissant qu’il est eloquent ; et quand il s’est tué de parler et de haranguer, il ne sera pas obey s’il ne plaist au Sauvages » (RJ, VI : 243). Puisque l’autorité du chef dépendait de sa capacité à satisfaire les membres de sa tribu, son autorité était négociée. De façon similaire, le Père Biard a écrit que l’autorité de leurs chefs est fort précaire, car les membres de sa tribu ne sont pas obligés d’obéir à ses commandements. Les Amérindiens les suivent par la persuasion de son exemple. Que les Amérindiens soient guidés par des relations de réciprocité présentait un grand dilemme pour les Français; cela signifiait que les Français devraient trouver des façons acceptables de réciproquer. Les Français étaient face au paradoxe suivant : comment acquérir l’autorité sur une culture qui refuse l’autorité ? Ils ont fini par réciproquer, mais sans l’avouer pleinement. Mais la perception d’un métisssage a fini par se faire officiellement à la fin du siècle. Et c’était la raison pour la cessation de cette stratégie coloniale. Le Gouverneur Jacques-René de Brisay de Denonville avait des doutes sur la politique d’assimilation : L’on a cru bien longtemps que l’approche des sauvages de nos habitations était un bien considérable pour accoutumer ces peuples à vivre comme nous et à s’instruire de notre religion. Mais…tout le contraire en est arrivé car au lieu de les accoutumer à nos lois…ils nous communiquent fort tout ce qu’ils ont de méchant, et ne prennent eux-mêmes que ce qu’il y a de mauvais et de vitieux en nous 11 . Vers le commencement du dix-huitième siècle, l’état et l’église défendaient l’assimilation 12 . Pour nous, les lecteurs du vingt-et-unième siècle, cette logique qui met l’accent sur l’invention des Indiens est évidente, car nous voyons la 11 Lettre de Denonville à Seignelay, le 13 nov. 1685, cité dans Cornelius Jaenen, Friend and Foe: Aspects of French-Amerindian Cultural Contact in the Sixteenth and Seventeenth Centuries (Toronto : McClelland and Stewart, 1976), p. 183. 12 Saliha Belmessous, « Assimilation and Racialism in Seventeenth and Eighteenth- Century French Colonial Policy ». Comment écrire l’histoire de la rencontre franco-amérindienne ? 69 rencontre franco-amérindienne à travers une optique idéologique différente grâce aux études coloniales et post-coloniales. Les universitaires du Canada et des études atlantiques analysent la rencontre à travers ce filtre. Mais pour le lecteur français du dix-septième siècle, cette logique était probablement à peine perceptible. Je voudrais maintenant analyser le discours historique français qui empêchait les voyageurs français de reconnaître pleinement le métissage culturel qui se tissait, malgré leurs soupçons que le contraire avait lieu. L’image du rapport entre la France et le nouveau monde était formée à la lumière du rapport entre la France et le monde ancien des Grecs et des Romains. L’élite française accordait aux Grecs et aux Romains une autorité culturelle, les prenant comme modèle à imiter afin de se civiliser. Souscrivant à une hiérarchie culturelle, l’élite française se voyait comme inférieur à ses modèles. De la même façon, l’élite française imaginait que les « sauvages » de l’Amérique partageraient les mêmes présupposés. Les « sauvages » ne pouvaient-ils pas reconnaître leur infériorité ? Ne voulaient-ils pas se civiliser et devenir comme des Français catholiques ? L’élite française a donc regardé les Amérindiens à travers ses propres aspirations d’être comme les Grecs et les Romains. Le besoin de la similitude a guidé tous ces rapports. Pour les relateurs, il y avait une continuité : les Romains avaient tenu le flambeau pour illuminer le chemin vers la civilisation pour les Gaulois. Les Français, en tant que descendants des Gaulois, étaient en train de créer une « Nouvelle Rome » et portaient ce qu’ils voyaient comme le même flambeau d’illumination outre-mer. Là-bas, ce flambeau créait une « Nouvelle France » pour illuminer la voie vers la civilisation pour les Amérindiens. Les Romains, les Gaulois, les Français et les Amérindiens étaient tous sur le même continuum, tous voyageaient sur la même route de la barbarie à la civilisation. L’approche romaine de civiliser et romaniser les Gaulois a servi comme modèle aux efforts français de civiliser, franciser, et convertir les Amérindiens. Les Romains ont représenté les Gaulois comme des « sauvages » qui, s’ils étaient cultivés correctement, pouvaient être suffisamment transformés pour faire partie de la civitas romaine. Les relateurs français ont souvent comparé les « sauvages » amérindiens à des « sauvages » Gaulois, en dressant d’eux un portrait très semblable. Le Jeune a observé comment les Iroquois dormaient sur une peau d’animal étendue par terre qui servait de matelas. Il remarque : « Et en cela n’avons dequoy nous mocquer d’eux, par ce que nos vieux peres Gaullois en faisoient de meme, et dinoient aussi sur des peaux de chiens et de loups, si Diodore et Strabon disent vray » (RJ, I : 84). De plus, les relateurs présumaient que les Amérindiens suivraient un Sara E. Melzer 70 processus de civilisation similaire à celui des Gaulois. Les Amérindiens verraient les Français comme des modèles et les imiteraient, tout comme les Gaulois avaient vu les Romains comme des idéaux de la civilisation et les avaient imités. Les Français aideraient les Amérindiens, tout comme les Romains avaient aidé les Gaulois. Le discours historique de la hiérarchie culturelle explique deux choses importantes. Premièrement, il explique pourquoi les relateurs et leurs lecteurs ne voyaient guère le métissage culturel. Le modèle d’interprétation qu’ils employaient pour comprendre les Amérindiens était une structure hiérarchique basée sur la relation de la France avec le monde ancien qui présupposait une équivalence avec la relation de la France au Nouveau Monde. Les Français ne pouvaient pas percevoir la logique de la notion amérindienne de réciprocité parce qu’ils n’en avaient pas le modèle. Deuxièmement, l’aveuglement avait l’effet désiré de rendre cette politique idéologiquement acceptable pour les relateurs français du XVII e siècle et pour leurs lecteurs. En conclusion, j’aimerais suggérer une autre analogie entre l’élite française du dix-septième siècle et les Canadiens d’aujourd’hui. Dans la Querelle des Anciens et des Modernes, les modernes ont lutté contre le besoin d’imiter les Grecs et les Romains, leurs dits « parents », pour une plus grande indépendance vis-à-vis de leurs modèles, leur accordant le droit d’inventer des éléments propres à leur culture. De même, les Canadiens d’aujourd’hui s’engagent dans une Querelle en quelque sorte avec la France, leur « mère ». Les Canadiens et les chercheurs du monde atlantique veulent reconnaître l’indépendance et la dignité de leurs pères et mères. Ils ont une bonne raison de lire entre les lignes afin de voir ce que les relateurs mêmes ne pouvaient pas voir. Les relations de voyage soutiennent une interprétation qui accorde beaucoup d’indépendance et créativité à leurs ancêtres. Il ne faut pas que le vocabulaire choisi l’obscurcisse. Comment écrire l’histoire de la rencontre franco-amérindienne ? 71 Bibliographie Belmessous, Saliha. « Être français en Nouvelle-France : Identité française et identité coloniale aux dix-septième et dix-huitième siècles ». French Historical Studies 27, no 3. (Summer 2004) : 507-40. _____. « Assimilation and Racialism in Seventeenth and Eighteenth-Century French Colonial Policy ». American Historical Review 110, n o 2 (April 2005) : 322-49. Citton, Yves. Lire, interpréter, actualiser : pourquoi les études littéraires ? Paris : Amsterdam, 2007. Havard, Gilles et Cécile Vidal. L’Histoire de l’Amérique Française. Paris : Flammarion, 2003. Jaenen, Cornelius J. « Problems of Assimilation in New France, 1603-1645. » French Historical Studies 4 (1966) : 265-89. _____. Friend and Foe : Aspects of French-Amerindian Cultural Contact in the Sixteenth and Seventeenth Centuries. Toronto : McClelland and Stewart, 1976. Melzer, Sara. Colonizer or Colonize: The Hidden Colonial Stories of Early Modern France. Philadelphia : University of Pennsylvania Press, 2012. Pioffet, Marie-Christine, éd. Écrire des récits de voyage (XV e -XVIII e ). Esquisse d’une poétique en gestation. Laval : PUL, 2008. Requemora-Gros, Sylvie. Voguer vers la modernité. Le voyage à travers les Genres au XVII e siècle. Paris : Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2012. Sayre, Gordon M. Les Sauvages Américains : Representations of Native Americans in French and English Colonial Literature. Chapel Hill : University of North Carolina Press, 1997. White, Richard. The Middle Ground: Indians, Empires and Republics in the Great Lakes Region 1650-1850. Cambridge : Cambridge University Press, 1991. Un miroir sur le regard miroité : Le Voyage d’Encausse et le récit de voyage humoristique K ATHRYN D ESPLANQUE D UKE U NIVERSITY Le Voyage d’Encausse de Chapelle et Bachaumont nous présente deux gourmands libertins qui font un voyage en Provence et au Languedoc. À première vue, ce récit humoristique et burlesque semble être tout à fait inoffensif : ses prosimètre et vers octosyllabiques sont légers et galants, et, dans leur récit, Chapelle et Bachaumont ne racontent presque aucun événement aventureux, important, ou particulièrement surprenant. Aux rares instants où la narration anecdotique, légère et aléatoire est interrompue par quelque chose qui promet d’être potentiellement cataclysmique, inévitablement, ce potentiel ne se réalise pas, le récit retombant en un refus d’action - un anti-événement. On pourrait décrire Le Voyage d’Encausse comme un récit de voyage où très peu se passe. C’est dans son refus de l’événement, dans son solipsisme, et dans son caractère endotique que Le Voyage d’Encausse formule une réponse satirique au genre de récit de voyage, si répandu au XVII e siècle. En nous inspirant des études de Diane Livingston Butturff et de Laurence Rauline, nous proposons une lecture du Voyage d’Encausse qui révèlera sa nature satirique 1 . Dans leur interprétation du Voyage d’Encausse comme pièce satirique littéraire, Rauline et Butturff dévoilent ses messages libertins ; en particulier, Rauline suggère que Le Voyage d’Encausse trahit un sous-texte frondeur. Cependant, les études de Butturff et Rauline identifient les cibles de la satire du Voyage d’Encausse exclusivement dans le domaine littéraire canonique. Pourtant, Le Voyage d’Encausse se positionne explicitement comme récit de voyage. Alors que le récit de voyage traditionnel se 1 Diane Livingston Butturff, « The Ambigu de Vers et de Prose : The Art of Polite Satire in Seventeenth-Century France ». Thèse. University of Illinois at Urbana- Champaign, 1970 ; Laurence Rauline, « Le Voyage de Chapelle et Bachaumont : les itinéraires du divertissement ou les voies obliques de la critique politique », Le Rire des Voyageurs (XVI e -XVII e siècles) », éd. Dominique Bertrand, p. 107-124. Kathryn Desplanque 74 veut être un « regard miroité » témoignant de l’expérience oculaire et exotique du voyageur 2 , cet anti-récit de voyage se méfie du témoignage, et s’offre comme miroir satirique de ce genre. Cela se traduit par une étrange répugnance à divulguer les détails du parcours de Chapelle et Bachaumont. On peut dès lors se demander ce que révèlera une enquête qui considère le genre du « récit de voyage » comme la véritable cible des pointes satiriques des deux auteurs. Dans son étude du genre de voyage humoristique aux XVIII e et XIX e siècles, Daniel Sangsue remarque l’importance de rappeler que les voyages humoristiques sont, avant tout, des parodies de récits de voyage 3 . Il identifie Le Voyage d’Encausse comme paradigme d’un genre de récit humoristique qui a défini les lignes d’attaque du voyage humoristique envers sa cible primaire, le récit de voyage ; le récit de voyage humoristique est endotique, et, inversement, pour emprunter le terme utilisé par Suzanne Guellouz, le récit de voyage est exotique 4 . La présente étude se propose de combiner les enquêtes de Butturff et Rauline, et la théorie de Sangsue en commençant par un survol du Voyage d’Encausse qui soulignera son caractère endotique, et on terminera en comparant ensuite ce texte à quelques récits de voyage contemporains. Le Voyage d’Encausse peut en effet être interprété comme une réponse insulaire et endotique à un genre colonisateur et exotique. En produisant un récit où rien ne se passe, et qui ne raconte rien, Chapelle et Bachaumont critiquent le projet de « catalogage » et de « répertoriage » des récits de voyages contemporains 5 . Claude Emmanuel nait à La Chapelle Saint-Denis en 1626, après quoi il étudie avec Gassendi, et se lie d’amitié avec des écrivains comme Molière et Cyrano de Bergerac. Avec son ami libertin et gourmand, un certain François Le Coigneux de Bachaumont (1624 - 1702) fils d’un parlementaire frondeur, il voyage, en 1656, dans les Pyrénées pour goûter à l’eau, dite curative, 2 Michèle Longino, « Le Voyageur, les Eunuques et le Sérail : l’Oculaire par Procuration », « L’Œil classique : Regards croisés sur le XVII e siècle. » Littératures classiques. éd. Sylvaine Guyon et Tom Conley 82 (2013), p. 261. 3 Daniel Sangsue, « Le récit de voyage humoristique (XVII e -XIX e siècles) ». Revue d’Histoire Littéraire de la France 4.101 (2001), p. 1139-1162. Aline Filiot avait récemment contribué à l’étude de l’humour chez Le Voyage de Chapelle et Bachaumont dans son mémoire : « Dimension comique du burlesque galant dans Le Voyage de Chapelle et Bachaumont, » Mémoire de maîtrise. Université Sorbonne Nouvelle Paris 3, 2011. 4 Suzanne Guellouz, « L’exotisme de Mme de Villedieu. » Littératures Classiques 61.3 (2006), p. 205. 5 Isabelle Moreau, « Guérir du Sot ». Les Stratégies d’Écriture des Libertins à l’âge classique. Paris : Honoré Champion, 2007, p. 725-733. Le Voyage d’Encausse et le récit de voyage humoristique 75 d’Encausse 6 . L’objectif des deux hommes : guérir leurs maux d’estomac, résultat de leurs excès de gourmandise. Leur voyage les porte de Paris dans le Midi, de Bordeaux à Lyon, de Provence au Languedoc, où ils s’intéressent principalement à la gastronomie locale. Chapelle et Bachaumont écrivent leur récit durant ce parcours, ou peu après ; ils le font circuler ensuite sous forme de manuscrit, puis, cinq années plus tard, en 1661, le font imprimer dans les Nouvelles Poesies et Proses galantes. Une seconde édition parait en 1663 dans un Recueil de quelques pièces nouvelles et galantes tant en vers qu’en prose 7 . Leur récit chevauche le style burlesque et le genre épistolaire naissant. Chapelle et Bachaumont emploient des rimes redoublées et octosyllabiques - des vers burlesques - avec ce que Yves Giraud appelle un « prosimètre négligé », où se succèdent indifféremment vers et prose, ce qui donne au Voyage d’Encausse son air désinvolte et aléatoire 8 . Les auteurs sont attentifs à la rime redoublée dans leur prose aussi bien que dans leurs vers, ce qui souligne la tonalité badine et galante de leur récit. Le récit commence avec une dédicace à leurs deux amis gourmands, les frères Broussins, à qui ils promettent de faire « le récit de tout ce qui s’est passé dans notre voyage, si particulier que vous en serez asseurément (sic) satisfaits ». En dépit de leur promesse, lors qu’ils racontent la première étape du voyage, qui les mène de Paris à Orléans en passant par Bourg-la- Reine, Antony, puis Longjumeau, ils ne fournissent aucun commentaire sur ce trajet, si ce n’est qu’ils ont mangé « deux perdrix froides » 9 . Arrivés à Orléans, ils dînent avec leurs amis, Messieurs Boyer, Potel, et Le Bailleul, qui tous trois ont des liens parlementaires, puis soupent en compagnie de Louis Coulon, l’auteur de L’Ulysse françois ou le Voyage de France (1646) 10 . Ils passent ensuite à Angoumois. C’est bien là, pour la première fois dans leur récit, que Chapelle et Bachaumont décrivent, même brièvement, leurs alentours : « Ni les païs où croît l’encens, / Ni ceux d’où vient la cassonade / Ne sont point pour charmer les sens / Ce qu’est l’aimable Fontollade [le 6 Butturff, « The Ambigu de Vers et de Prose », p. 92 ; Yves Giraud.« L’Hybridation formelle dans le Voyage de Chapelle et Bachaumont et les modalités de l’alternance prose-vers », colloque de Nice (oct. 2005), Fiction narrative et hybridation générique dans la littérature française. Paris : Harmattan, 2006, p. 11. 7 Butturff, « The Ambigu de Vers et de Prose », p. 92 ; Giraud, « L’Hybridation formelle », p. 14-5, 24. Leur récit, devenu extrêmement populaire au XVIII e siècle, sera réimprimé de nombreuses fois. 8 Giraud, « L’Hybridation formelle, », p. 113. 9 Chapelle et Bachaumont. (v. 1656) Voyage d’Encausse. Éd. Yves Giraud. Paris : Honoré Champion, « Sources Classiques 78 », 2007, p. 55, 57. 10 Ibid., p. 59-65. Kathryn Desplanque 76 château d’Angoumois] » 11 . Ils continuent jusqu’à Blaye, puis Jonsac, où ils remarquent que les habitants sont presque tous pestiférés 12 . Ils séjournent ensuite à Bordeaux, d’où ils voyagent dans les Pyrénées pour goûter aux eaux d’Encausse, qui sont supposées guérir leurs maux d’estomac. Au passage, ils remarquent le grand port de la Lune, en forme de croissant, et les foires qui l’entourent. Cependant, Chapelle et Bachaumont dédient beaucoup plus d’espace à leurs nuits passées juste à côté, à Agens, où ils trouvèrent une petite colonie de Parisiens qui rapidement sont pris au piège par « [les] dames [qui] ont tant de beauté […] et tant d’esprit qu’elles nous gagnèrent dès la premiere conversation » 13 . Finalement, Chapelle et Bachaumont atteignent les eaux thermales d’Encausse. Ils y discutent alors des concepts de « flux et de reflux » de Descartes et de Gassendi, mais ils sont interrompus par le Dieu des eaux thermales qui leur parle pendant au moins cents lignes en vers, à propos de sa réinterprétation du flux et reflux, qui, selon lui, était « traité [par Descartes et Gassendi…] comme de vrais étourdis » 14 . Le Dieu produit là un récit qui n’est autre qu’une allégorie à peine voilée de la Fronde et de la suprématie de la sociabilité dans l’État français 15 : Après que le nouveau monarque des eaux, Neptune, fut monté sur le trône, les ruisseaux se seraient présentés. Pour une raison inconnue, Neptune aurait été offensé par chacun d’entre eux, suscitant ainsi des murmures frustrés à la cour. En réponse à ses murmures, l’orgueilleux Neptune les punit en leur ordonnant de s’abaisser à produire le flux et reflux quotidiennement 16 . Après qu’ils ont profité des eaux d’Encausse, Chapelle et Bachaumont redescendent aux pieds des montagnes, guéris de leurs maux gastriques, pour une fête gastronomique. C’est le moment de l’apogée de leur inertie descriptive : en vers, les auteurs essaient de rallier leurs pouvoirs littéraires à fin d’invoquer les Muses, pour finir, enfin, par prendre conscience que « ces doctes demoiselles [les Muses] / N’eurent jamais un bon morceau, / Et ces vieilles sempiternelles / Ne burent jamais que de l’eau » 17 . Comme ils l’ont déjà fait plusieurs fois dans leur récit, nos voyageurs décident de ne rien décrire de leur splendide repas. 11 Ibid., p. 69. 12 Ibid., p. 71. 13 Ibid., p. 81. 14 Ibid., p. 87. 15 Rauline, « Le Voyage de Chapelle et Bachaumont », p. 120-121 ; Butturff, « The Ambigu de Vers et de Prose », p. 69-71. 16 Chapelle, Bachaumont, Voyage d’Encausse, p. 89-93. 17 Ibid., p. 99. Le Voyage d’Encausse et le récit de voyage humoristique 77 Leur voyage reprend de plus belle : ils arrivent à Toulouse, « ce lieu si renommé pour la bonne chère », et ensuite, à Narbonne et à Montpellier 18 . Ils visitent la Cathédrale Saint-Just de Narbonne, louée par Coulon ; cependant, venant juste d’être frappés par un orage effrayant, ils ne purent pas voir si « l’architecte qui la fit / La fit ronde, ovale ou quarrée, / Et moins encore s’il la bâtit / Haute, basse, large ou serrée » 19 . Ensuite, ils passent en bateau du Languedoc en Provence, et arrivent à Arles. Là, ils visitent la plaine de La Crau, qui remonte à l’époque romaine, qu’ils décrivent comme « une grande plaine toute couverte de cailloux effectivement », et ensuite le tombeau de Nostradamus, sur lequel ils ne trouvent rien à dire 20 ! Ils partent ensuite pour Marseille, où ils ne sont pas plus émus par Nôtre-Dame de la Garde qui, à cette époque, était essentiellement un poste d’observation et un château-fort (c’est la « description magnifique qu’on [Scudéry] a faite autrefois » qui les y attire) 21 . Après avoir escaladé le rocher sur lequel ce fort est placé, ils trouvent non un fort, mais, selon eux, « une méchante masure tremblante, preste à tomber au premier vent » 22 . La dernière étape de leur périple les mène par La Ciotat, où ils goûtent à des muscats, par Cassis, qu’ils visitent en particulier pour ses liqueurs, et finalement, par Toulon, où ils soupent avec Monsieur le chevalier Paul, qui « gourmande la mer et le vent, / [et] Dont le bonheur et la vaillance / Rendent formidable la France / À tous les peuples du Levant » 23 . Leur voyage se conclut enfin à Lyon, où, au lieu de nous raconter « milles choses à vous mander », ils confessent « qu’il est plus doux / De causer beuvant avec vous / Qu’en voyageant de vous écrire » 24 . C’est là que le récit se termine, avec une anecdote finale : à Lyon, « par un rude edit, » le Roi a interdit de porter « chausses suissesses, » - les bas garnis dans le style suisse 25 . Comme ce résumé le montre, Le Voyage d’Encausse est un récit de voyage extrêmement ambulant, qui néglige, obstinément, de discuter les sites ou l’ethnographie des régions que Chapelle et Bachaumont visitent. Les études qui abordent Le Voyage d’Encausse, exceptées celles de Rauline et Sangsue, font peu de cas de cet aspect du texte, l’attribuant au badinage et à 18 Ibid. 19 Ibid., p. 109. 20 Ibid., p. 125. 21 Ibid., p. 129. 22 Ibid. 23 Ibid., p. 133. 24 Ibid., p. 145. 25 Ibid., p. 147. Kathryn Desplanque 78 la galanterie plutôt qu’à une stratégie discursive. Selon Rauline, la tonalité « anodine voire insignifiante » de leur voyage leur a permis de masquer les critiques frondeuses à l’encontre de Mazarin 26 . Cependant, comme Sangsue nous l’indique, cette négligence devient beaucoup plus significative lorsqu’on se rappelle que Le Voyage d’Encausse se propose comme récit de voyage. Vu sous cet angle, il est significatif que Chapelle et Bachaumont omettent les descriptions texturées, ethnographiques, et presque topographiques des récits de voyage exotiques et paroissiaux, qui faisaient partie du paysage littéraire de l’époque. En revanche, les auteurs privilégient l’endotique jusqu’au point d’omettre systématiquement tout détail exotique de leur récit. Pour souligner le contraste entre le récit de Chapelle et Bachaumont, et ceux de leurs contemporains, nous allons brièvement explorer quelques récits qui adoptent un regard ethnographique, et qui emploient une tonalité objective. Suzanne Guellouz emploie le terme « exotique » pour décrire cette tonalité objective : selon Guellouz, « une œuvre peut être dite exotique dès l’instant où elle utilise, sans trahir la moindre émotion, un matériau étranger » 27 . La formule de Guellouz entre en interaction fructueuse avec les notions du « regard miroité » ou du « témoignage oculaire » de Michèle Longino 28 . Dans sa formulation, les récits de voyage et leurs voyageurs, tels que Jean Thévenot, Antoine Galland, ou Laurent d’Arvieux, utilisent le récit de voyage comme outil pour communiquer leur savoir et démontrer leur domination de l’autre. Le récit (et par association l’auteur) fonctionne comme un œil, qui développe un « inventaire de tout ce qu’il a vu » 29 . Le récit se veut alors un écran transparent et objectif à travers lequel l’auteur « fait voir » l’exotique à un public domestique. Plus particulièrement, comme les préfaces des récits de voyage le démontrent, cet écran transparent est finalement destiné au plaisir du roi, et suggère presque toujours sa domination sur ce lieu exotique. Sylvie Requemora-Gros signale le lien entre cette tonalité objective et le programme colbertien de colonisation au niveau diplomatique, scientifique, et commercial, par lequel l’État amasse du savoir, et, à travers lui, du pouvoir à une échelle domestique et globale 30 . Dans son étude sur les stra- 26 Rauline, « Le Voyage de Chapelle et Bachaumont », p. 123. 27 Guellouz, « L’exotisme », p. 205. 28 Longino, « Le Voyageur, les Eunuques », p. 1. 29 Michèle Longino, « Antoine Galland, voyageur et passeur », Récits d’orient dans les littératures d’Europe. Éd. Anne Duprat et Emilie Picherot. Paris : Presses universitaires de Paris, 2008, p. 341. 30 Sylvie Requemora-Gros, Voguer vers la modernité : Le voyage à travers les genres au XVII e siècle. Paris : Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2012. Le Voyage d’Encausse et le récit de voyage humoristique 79 tégies d’écriture des libertins, Isabelle Moreau démontre que le relativisme et le scepticisme libertin étaient en désaccord avec ce projet taxonomique 31 . Ce faisant, là où le récit de voyage est normalement scientifique, ethnographique, détaillé et exact, Le Voyage d’Encausse se situe exactement à l’opposé : il ne divulgue aucun détail ; il est inexact, vague, et succinct dans ses descriptions ; et il est désintéressé, parfois hostile, aux objets qui déclenchent normalement un compte rendu détaillé dans d’autres récits de voyage. Par exemple, dans sa Relation d’un Voyage fait au Levant (1664), Thévenot dédicace plusieurs pages à chaque endroit qu’il a visité sur la route de sa destination finale, alors que Chapelle et Bachaumont y consacrent seulement quelques lignes. Dans ses descriptions, Thévenot fournit tout au plus une idée générale de la géographie de chaque endroit. Par exemple, il décrit « la figure […] triangulaire » de la Sicile, ou le fait que l’Île de Malte « est basse & n’est qu’un rocher blanc & tendre » 32 . Dans les récits de voyage, la curiosité scientifique s’étend au plan ethnographique. Thévenot, et de la même façon, la Relation de l’intérieur du Serrail du Grand Seigneur de Jean-Baptiste Tavernier (1679), s’intéressent au comportement des Turcs, et décrivent par exemple dans le moindre détail leur soin de la propreté, ce qu’ils mangent, leurs mariages, leurs mœurs, et ainsi de suite. Inversement, à la fin du Voyage d’Encausse, nous n’avons guère appris que le fait que les femmes d’Agen sont belles. Ce manque complet de curiosité dans Le Voyage d’Encausse se manifeste davantage dans les rencontres de Chapelle et Bachaumont avec Dassoucy. En 1655, Dassoucy, libertin lui aussi, avait été incarcéré à Montpellier au cours d’un voyage. Son page avait disséminé des médisances selon lesquelles il participait au trafic d’enfants pour les chirurgiens de Montpellier, et il était en outre « hérétique en fait d’amour » 33 . Dassoucy a relayé cette histoire luimême dans ses Aventures de monsieur Dassoucy (1677), mais déjà en 1656, Chapelle et Bachaumont ont pu faire allusion à toutes ces histoires. Selon leur récit, Chapelle et Bachaumont sont à Montpellier au moment où Dassoucy est accusé. Ils racontent que toute la ville était aux armes, et qu’une fois Dassoucy échappé, les Montpelliérains, et surtout les femmes, avaient commencé à tuer tous ceux qu’ils soupçonnaient d’être ses amis. Chapelle et Bachaumont se sauvent aussitôt, et tombent sur Dassoucy, en route vers Aix « avec un petit page assez joly qui le suivoit » 34 . Dassoucy offre de raconter ses mésaventures à Chapelle et Bachaumont, qui refusent 31 Moreau, « Guérir du Sot ». 32 Jean de Thévenot, Relation d’un Voyage fait au Levant. Paris : chez Lovis Billaine, 1664, p. 7 et p. 10. 33 Giraud, « L’Hybridation formelle », p. 186. 34 Chapelle et Bachaumont, Voyage d’Encausse, p. 119 et p. 121. Kathryn Desplanque 80 et s’enfuyent. Plus tard, ils le rencontrent de nouveau, toujours avec son joli page, et Dassoucy offre, encore une fois, de leur raconter son histoire; la réaction de Chapelle et Bachaumont demeure la même 35 . Chapelle et Bachaumont profitent de cette histoire pour satiriser Dassoucy ; les vers où ils refusent d’écouter Dassoucy sont pleins d’allusions à la sodomie (par exemple, « Ce petit page qui vous suit/ Et qui derrier vous se glisse » 36 ). En outre, cet épisode représente le sommet de leur négligence de la curiosité. À part leur rencontre avec le Dieu des eaux d’Encausse, leurs retrouvailles avec Dassoucy représentent en fait les seules rencontres aventureuses dans leur récit. Leurs lecteurs sont certainement tenus en haleine, mais Chapelle et Bachaumont les privent de tout détail. En somme, Chapelle et Bachaumont écrivent un livre dans lequel ils refusent obstinément de raconter ce qui s’est passé durant leur voyage. Au grand dam du lecteur assoiffé de détails curieux, ils négligent délibérément d’étayer leurs péripéties. À l’inverse des récits de voyage contemporains, qui débordent de passages ethnographiques, Le Voyage d’Encausse est avare de détails. Ainsi, Chapelle et Bachaumont parasitent le récit de voyage traditionnel pour renverser les règles du genre : « le catalogage » et « le répertoriage » de l’homme et du monde n’y trouvent pas leur place. Le Voyage d’Encausse emploie une stratégie satirique typique : il adopte un genre littéraire connu pour mieux le déformer. Le récit de voyage comme miroir des mœurs se trouve ainsi reflété dans le miroir grotesque des auteurs. 35 Ibid., p. 143 et p. 145. 36 Ibid., p. 145. Le Voyage d’Encausse et le récit de voyage humoristique 81 Bibliographie Butturff, Diane Livingston. « The Ambigu de Vers et de Prose : The Art of Polite Satire in Seventeenth-Century France ». Thèse de doctorat. University of Illinois at Urbana-Champaign, 1970. Chapelle et Bachaumont. Voyage d’Encausse. [c. 1656]. Éd. Yves Giraud. Paris : Honoré Champion, « Sources Classiques 78 », 2007. Filiot, Aline. « Dimension comique du burlesque galant dans Le Voyage de Chapelle et Bachaumont. ». Mémoire de maîtrise. Université Sorbonne Nouvelle Paris 3, 2011. Guellouz, Suzanne. « L’exotisme de Mme de Villedieu. » Littératures Classiques 61.3 (2006), p. 205-217. Giraud, Yves. « L’Hybridation formelle dans le Voyage de Chapelle et Bachaumont et les modalités de l’alternance prose-vers ». Colloque de Nice (oct. 2005), Fiction narrative et hybridation générique dans la littérature française. Paris : Harmattan, 2006. Longino, Michèle. « Antoine Galland, voyageur et passeur », Récits d’orient dans les littératures d’Europe. Éd. Anne Duprat et Emilie Picherot. Paris : Presses universitaires de Paris, 2008, p. 341-347. Longino, Michèle. « Le Voyageur, les Eunuques et le Sérail : l’Oculaire par Procuration », « L’Œil classique : Regards croisés sur le XVII e siècle », Littératures classiques, éd. Sylvaine Guyon et Tom Conley 82 (2013), p. 261-273. Moreau, Isabelle. « Guérir du Sot » Les Stratégies d’Écriture des Libertins à l’âge classique. Paris : Honoré Champion, 2007. Rauline, Laurence. « Le Voyage de Chapelle et Bachaumont : les itinéraires du divertissement ou les voies obliques de la critique politique », Le Rire des Voyageurs (XVI e -XVII e siècles), éd. Dominique Bertrand, p. 107-124. Requemora-Gros, Sylvie. Voguer vers la modernité : Le voyage à travers les genres au XVII e siècle. Paris : Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2012. Sangsue, Daniel. « Le récit de voyage humoristique (XVII e -XIX e siècles) », Revue d’Histoire Littéraire de la France 4.101 (2001), p. 1139-1162. Tavernier, Jean-Baptiste. Receuil de plusieurs Relations […] Relation de l’interieur du Serrail du Grand Seigneur. Paris, 1679. Thévenot, Jean de. Relation d’un Voyage fait au Levant. Paris : chez Lovis Billaine, 1664. Ulysse en Provence : voyages, temporalité et intertextualité burlesques J EAN L ECLERC U NIVERSITÉ W ESTERN O NTARIO 1. Une digression de L’Odissée à la mode Les aventures d’Ulysse sont bien connues grâce à l’Odyssée d’Homère, notamment le début in medias res lors duquel Ulysse prisonnier dans l’île de Calypso se plaint d’avoir été depuis trop longtemps éloigné de son île d’Ithaque, de sa femme et de son fils. Dans cet épisode, qui se trouve au cinquième chant après les quatre premiers consacrés au voyage de Télémaque, la nymphe Calypso lui donne son congé à la requête des dieux, lui permet de se construire un radeau sur lequel il pourra quitter son île et rentrer chez lui. Après plusieurs jours de navigation paisible, Neptune déclenche une violente tempête qui détruit son embarcation. Ulysse échappe à la mort avec l’aide d’Athéna et finit par échouer sur l’île des Phéaciens. Il y rencontre la princesse Nausicaa et fait le récit de ses aventures au roi Alcinoos depuis le départ de Troie jusqu’à l’île de Calypso. Dans L’Odissée à la mode, ou Les voyages burlesques de l’ingénieux Ulysse 1 , écrite par un certain Monsieur de Nouguier et parue dans un recueil d’Œuvres burlesques en 1650, ce segment narratif connaît une amplification significative. Au lieu de se construire un radeau, Ulysse reçoit de la nymphe un cheval de bois enchanté. Sa monture s’envole aussitôt dans les étoiles et lui fait visiter les constellations et les signes du zodiaque. Son cheval volant se pose ensuite sur une place publique, où un vieillard prétend le reconnaître : il s’agirait ni plus ni moins de Chevillard sur lequel Pierre de Provence aurait ramené la belle Maguelonne en France. Les paroles du 1 Voir [Pierre de] Nouguier, Œuvres burlesques. Orange : Édouard Raban, 1650, d’où nous tirons toutes nos citations, notées par l’abréviation OB. L’Odissée à la mode s’y trouve aux p. 58-166. Jean Leclerc 84 vieillard sont prouvées par une inscription sur la selle du cheval 2 , et Ulysse subit immédiatement une tentative de lynchage par la populace qui s’était attroupée à la vue de ce spectacle. Il prend le bac et s’enfuit sur la Durance jusqu’à Avignon, où il va se loger à la « Truye qui file », dont l’hôtesse le prend pour un magicien échappé d’un roman de chevalerie. Il remplace ses vêtements en lambeaux grâce à un diamant qu’il met en gage chez un Juif usurier, ce qui l’aide non seulement à s’habiller, mais à coqueter avec des courtisanes locales qui épuisent bientôt sa petite fortune. De nouveau gueux et incapable de payer son loyer, il se sauve jusqu’à Marseille où il rencontre d’autres Grecs égarés après la guerre de Troie, et qui acceptent de le prendre avec eux. Ses aventures se réaligneront avec la trame homérique à ce moment : une tempête le pousse chez les Phéaciens, où le reste de l’histoire reprend son cours jusqu’à son arrivée dans l’île d’Ithaque. Par son ampleur et la place qu’il occupe dans le travestissement de Nouguier, cet épisode se démarque par sa bizarrerie et son originalité ; il concentre toutes les caractéristiques de la création propre à l’auteur, tout en illustrant de façon exemplaire son traitement du mythe. De plus, il s’avère bien adapté à la problématique d’un colloque sur la ville de Marseille et ses environs, en priorité aux questions d’échange, de carrefour et d’influences. Cette digression de L’Odissée à la mode n’entraîne pas seulement un écart vis-à-vis d’un texte initial que l’auteur imite de près partout ailleurs 3 : l’auteur déplace son personnage des îles grecques jusqu’en France, du passé mythique au XVII e siècle. Marseille et la Provence deviennent ainsi un triple lieu de passage : géographique, chronologique et intertextuel, trois niveaux qu’il convient d’analyser en essayant de décliner les enjeux de cette réécriture du texte antique dans un mode burlesque ayant pour but de faire rire le lecteur et de rénover le mythe au contact des réalités culturelles du sud de la France. Mais quelques mots s’imposent sur cet auteur obscur qui semble avoir eu des liens directs avec la Provence. 2 « Sur ce Cheval de bois toûjours frais & gaillard, / Qui porte glorieux le nom de Chevillard / Chevaucherent jadis d’Arles jusques en France, / La belle Maguelone, & Pierre de Provence » (OB, 119-120). 3 Sur l’imitation que fait Nouguier du texte d’Homère, voir mon article « Nouguier et la trahison d’Homère, ou comment traduire à la mode », dans Traduire, trahir, travestir. Arras : Artois Presses Université, 2012, p. 187-203 [éd. Claudine Nédelec et Jean-Pierre Martin]. Ulysse en Provence 85 2. Le « dossier Nouguier » En vérité, le « dossier Nouguier » est fort mince : il n’y a aucune notice sur sa vie ou son œuvre dans les principaux dictionnaires des auteurs français du XVII e siècle. Nous ignorons tout sur sa naissance, sa parenté ou sa carrière. Il existe néanmoins un Pierre de Nouguier, probablement parlementaire à Toulouse, auteur de deux ballets dansés à Avignon et publiés par J. Bramereau : La Délivrance des chevaliers de la gloire par le grand Alcandre gaulois, dansé pour célébrer la naissance du dauphin en 1638, et Les Divers entretiens de la fontaine de Vaucluse, 1649. Un dénommé François Nouguier, sans la particule, serait l’auteur d’une Histoire chronologique de l’église, évesques et archevesques d’Avignon, parue également à Avignon chez Georges Bramereau en 1660. Même s’il serait tentant d’associer l’auteur burlesque avec Pierre de Nouguier, l’auteur de ballets, il est impossible d’établir avec certitude des filiations entre ces deux ou trois hommes. Les deux œuvres connues de Monsieur de Nouguier révèlent ses contacts avec le sud de la France. Il les fait paraître chez Édouard Raban, « Imprimeur & Libraire de son Altesse [le prince d’Orange], de la Ville & Université », un protestant d’origine écossaise, né en 1621 selon le catalogue de la BnF. Il serait l’auteur des Antiquités de la ville et cité d’Orange, et aurait été actif dans les villes de Nîmes et d’Orange de 1635 à 1670. Il aurait abjuré le protestantisme en 1685, deux ans avant de mourir. Le dédicataire de ses Œuvres burlesques se nomme le « Marquis de la Coque, Baron de Burles », ou des Burles, qui pourrait être une terre dans les environs de Mézilhac, près de Valence. De tous les signataires des pièces liminaires de l’Herculeide burlesque, sa deuxième œuvre de 1653, la moitié (6 sur 12) se déclare résidents ou originaires des villes d’Apt et d’Avignon 4 . Plusieurs de ces auteurs ont même utilisé le provençal pour chanter les éloges de Nouguier 5 . Un relevé des allusions à des réalités locales prouve également son contact avec la Provence, allusions qui s’observent dès le début du Jason incognito, où le personnage « boit un muscat qui vient du Languedoc » (OB, 13). Dans le Jugement de Pâris, on apprend que Thétis recevait la Provence en dot de son père Neptune, jugé un terroir impuissant (OB, 37). Ailleurs, le 4 Voir par exemple les signataires : Marmet Valcroissant d’Apt, D’Ortigue Vaumorière d’Apt, Mervesin d’Apt, Ollier d’Apt, De Pertuis d’Avignon, Thevenet d’Avignon. 5 Par exemple ce poème de Mervesin d’Apt : « Sire Arcules, gros comme un buou, / NOUGUIER te fa monstra lou cuou, / Eu barbou de ta grossou bourdou. / Erian ben de noüestre pays, / Quan restavian tous eibais / D’aquellou longuou falabourdou, / Que te fa la mita d’un Diou », dans Monsieur de Nouguier. Herculeide burlesque. Orange : Édouard Raban, 1653, p. 15. Jean Leclerc 86 cyclope Polyphème est décrit avec des traits physiologiques empruntés aux monuments de l’architecture provençale ou méditerranéenne : son œil est le phare de Messine, sa bouche est large comme le port de Toulon, ses dents ressemblent aux créneaux du château de Guincestre et son nez est le pont du Gard (OB, 66-67). À la fin de l’Herculeide burlesque, Nouguier réfute une version interpolée et médisante de la mort du héros créée par un imposteur, selon laquelle il aurait été tué par des filous dans la pleine de la Craux, allusion possible à un événement contemporain 6 . Le séjour d’Ulysse à Marseille et Avignon n’est donc pas un cas isolé dans la production de Nouguier, et révèle une attention particulière au détail qui opère la rencontre entre le mythe et le contexte à la fois géographique et culturel du sud de la France. 3. Intertextes et interférences On constate en effet, pendant toute la digression du cheval de bois, le dédoublement des localisations entre la Grèce et la France : d’une part, une géographie légendaire floue, antique et méditerranéenne, amenant le héros dans des pays comme la Phrygie, la Thessalie, ou des côtes encore plus merveilleuses comme celles des sirènes, des Lestrygons ou des cyclopes, et, d’autre part, des lieux reconnaissables de la France. Avignon, Marseille et la Durance sont alors les seuls lieux identifiables utilisés par Nouguier pour tracer les pérégrinations d’Ulysse, le reste n’étant traité que sur un mode légendaire. La digression donne ainsi plus de réalité à son héros et à ses périples en le situant dans des lieux et des activités plus conformes au vécu de ses lecteurs. À cet égard, la mention de la légende de Pierre et Maguelonne crée une distorsion temporelle dans l’esprit du lecteur, comme si le héros était projeté dans la France du Moyen Âge ou de la Renaissance. Ulysse se voit arraché de son contexte habituel grâce à ce tour de force, et apparaît comme le jouet des fantaisies de l’auteur qui entend provoquer la surprise par un procédé d’anachronisme. Le statut du héros et du texte antique est mis à mal par la prolifération des nouvelles sources textuelles qui viennent contaminer l’épopée homérique. C’est en comparant ce que l’auteur met côte à côte qu’on voit émerger une prise de position moderne, voire polémique, sur les genres poétiques, où le centre épique est confondu avec les marges romanesques, créant un comique fondé sur la rupture et les associations forcées. Le début de la séquence rappelle le vol des hippogriffes dans l’Histoire véritable de Lucien de Samosate. Le narrateur et ses amis s’envolent dans la nue, où l’on voit 6 Voir ibid., p. 328. Ulysse en Provence 87 l’ourse, la canicule, l’étoile du jour, la voie lactée et, plus loin, l’île des Lampes, qui se situe « entre les Hyades et les Pléiades, un peu plus bas que le zodiaque 7 ». Un vol similaire se trouvait à deux endroits du Roland furieux de L’Arioste, quand Roger perd contrôle de sa monture et quand Astolphe s’en sert pour visiter une grande partie de l’hémisphère avant d’atteindre la lune 8 . Il est à noter que ce motif est souvent réutilisé dans les ballets et les pièces à machine, où l’envol des dieux et de leurs chars formait un artifice scénique apprécié des spectateurs 9 . Le deuxième moment révèle directement sa source, puisque le vieillard identifie le cheval de bois par l’inscription déjà citée et veut le ramener à son possesseur légitime, le comte Pierre de Provence, dont les aventures ont fait l’objet d’un roman à succès. Ce roman de la fin du Moyen Âge est encore bien connu au XVII e siècle, repris par exemple dans un ballet dansé à Tours par le roi en 1638, un autre à Bézier en 1652 10 . On compte aussi de nombreuses éditions anciennes en vieux gothique encore disponibles, mais on pense surtout aux fréquentes rééditions de la Bibliothèque bleue de Troyes, aux côtés des romans de Mélusine, de Jehan de Paris, Robert le Diable ou les Quatre fils Aymon. C’est étrangement à un personnage de ce dernier roman qu’est comparé Ulysse par son hôtesse lorsqu’il arrive à Avignon, et qu’elle le prend « pour Merlin, & tantost pour Maugis » (OB, 121), ce cousin de Renaud de Montauban, magicien et larron qui l’aide dans de nombreuses aventures. Par ces mentions, Nouguier se fait le témoin de la réception des romans de chevalerie au milieu du XVII e siècle, la popularité voire la pérennité de ce que Georges Doutrepont nommait les « mises en prose » tardives 11 . Autre preuve de la posture moderne de l’auteur, cette mise à niveau des sources suggère un alignement du mythe sur les fictions 7 Lucien de Samosate, Histoire véritable. Paris : Actes Sud, 1988, p. 50 [trad. Nicolas Perrot d’Ablancourt]. 8 Ce dernier est même évoqué par Nouguier : « Un Courrier Andalous, qui dans les airs volant, / (N’est pas pourtant celuy qui fit sage Roland) / Quoy qu’Astolphe en ait dit, je l’estime une buse » (OB, 116). 9 Pour un développement sur le vol dans la littérature, voir la thèse de Thibaut Maus de Rolley, Élévations. L’écriture du voyage aérien à la Renaissance. Genève : Droz, 2011. Je tiens à remercier Frédéric Tinguely pour cette référence. 10 Ballet du mariage de Pierre de Provence et de la belle Maguelonne. Étienne Moulinié en aurait monté un autre à Bézier en 1652, Pierre de Provence et de la belle Maguelonne. Sur cette légende et sa réception pendant l’Ancien Régime, voir l’introduction de François Roudaut dans Pierre de Provence et la belle Maguelonne. Paris : Classiques Garnier, 2009, p. 14. 11 Georges Doutrepont, Les Mises en prose des épopées et des romans chevaleresques du XIV e au XVI e siècle. Bruxelles : Palais des Académies, 1939. Jean Leclerc 88 légendaires, où la matière antique est relue au prisme d’une tradition folklorique, elle-même appréciée cum grano salis. Le séjour d’Ulysse à Avignon rappelle un épisode d’un roman picaresque célèbre : le Guzman d’Alfarache de Matéo Aleman, paru pour la première fois en 1599. Au deuxième livre de la première partie (chap. VIII), le picaro arrive à Tolède après avoir volé assez d’argent pour se considérer à l’aise. Il se rend chez un marchand pour refaire sa garde robe. Devenu galant, propre et bien mis, il ne manque pas de fréquenter les bonnes maisons et les églises à la recherche de rencontres féminines heureuses. Nouguier imite l’auteur picaresque dans les grandes lignes : il ajoute la présence d’une hôtesse, met davantage l’attention sur les marchands juifs et les usuriers qui se prennent une grosse commission sur les bijoux mis en gage, et passe rapidement sur les galanteries qui ruinent son héros. Cet épisode est encore contaminé par des références qui pointent vers deux autres romans qui ont connu du succès au XVII e siècle : d’abord le Roland furieux de L’Arioste, dont les amoureux Angélique et Médor apparaissent au détour de deux vers 12 , de même que L’Astrée d’Honoré d’Urfé, puisqu’Ulysse multiplie les maîtresses et devient le modèle des amants inconstants 13 . Une dernière piste de l’enquête intertextuelle est fournie par le titre de l’œuvre, qui rappelle un autre roman espagnol du début du siècle. Nouguier qualifie son héros d’« ingénieux » Ulysse, ce qui ne signifie pas seulement « qui a de l’esprit », mais surtout au sens archaïque d’avoir de l’« engin », c’est-à-dire de la finesse ou de l’artifice. La parenté est alors établie entre le patron des rusés et un fameux « ingénieux hidalgo » qui parcourait le pays de la Manche en quête d’aventures, et dont la cervelle était fêlée pour avoir lu trop de romans. D’ailleurs, c’est le Don Quichotte qui fournira une clé importante dans l’association entre l’épisode du cheval volant et l’héritage des romans médiévaux. La Provence et Marseille sont donc bien un carrefour d’influences géographiques et textuelles, un lieu de passage à l’image de son port, injectant dans le texte une combinaison d’influences organisée par la volonté de souligner la suture et la discordance. 4. Erreurs, errances et burla Or, ce panorama est bien intéressant, mais il mène droit à un problème grave qu’il faut tenter de solutionner : de toutes les versions de la légende de Pierre de Provence et la belle Maguelonne, aucun cheval de bois ne vole 12 « si voulut-il encor, / Avant que s’en aller, y faire du Medor, / Et chercher à son poinct quelque belle Angelique » (OB, 123). 13 « Infidele, inconstant, un Hilas en amours » (OB, 123). Ulysse en Provence 89 dans le ciel, pas même dans l’épisode où les amants quittent la cour du roi de Naples, le père de Maguelonne. La plupart des versions spécifient que Pierre fait ferrer trois « bons chevaux, [forts] et légers 14 », mais pas si légers qu’ils puissent s’envoler. L’histoire sépare assez tôt les amants à cause du vol des anneaux par un oiseau. Maguelonne arrive la première en Provence, y fonde un hôpital et fait la rencontre des parents de Pierre, alors que celui-ci est pris par des corsaires et fait esclave du Sultan à Alexandrie. Le texte de Nouguier oriente l’enquête en révélant le surnom du cheval, que le vieillard interpelle par le sobriquet « Chevillard sans cheville / Pacolet de surnom, chef d’illustre famille » (OB, 120). Ce cheval magique était bien connu au XVII e siècle, à tel point que Furetière inclut une entrée « cheval de Pacolet » à son Dictionnaire universel, où il le décrit tout en indiquant la source : le roman de Valentin et Orson. Le nain Pacolet y est décrit au début du 24 e chapitre : « De grant sens et subtil engin », nécromancien expérimenté, il « composa ung petit cheval de boys » qui avait une « cheville » sur la tête. Pour se diriger, « il tournoit la cheville […] devers le lieu o[ù] il vouloit aler », et le cheval « s’en aloit parmy l’air plus soudainement et plus legierement que nul oyseau ne sçait voler 15 ». Voilà bien le cheval d’Ulysse, mais pris à une source totalement différente. L’association entre le cheval volant et la légende de Pierre de Provence s’avère une erreur, voire un leurre inséré pour piquer la curiosité du lecteur et le faire réfléchir sur la situation romanesque. On aurait pourtant tort d’accuser Nouguier de méprise ou de maladresse, puisqu’il avait un illustre devancier dans cette association. Dans le XL e chapitre de la deuxième partie du Don Quichotte, au moment où la comtesse Trifoldi s’amuse aux dépens de l’hidalgo et qu’elle essaie de lui faire affronter le magicien Malambrun, Cervantès met quelques précisions dans la bouche de ses personnages : Ce cheval se dirige au moyen d’une cheville qu’il a dans le front et qui lui sert de mors, et il vole à travers les airs avec une telle rapidité qu’on dirait que les diables l’emportent. Cedit cheval, suivant l’antique tradition, fut fabriqué par le sage Merlin. Il le prêta au comte Pierre, qui était son ami et qui fit avec lui de grands voyages ; entre autres, il enleva, comme on l’a dit, la jolie Magalone, la menant en croupe par les airs et laissant ébahis tous ceux qui, de la terre, les regardaient passer 16 . 14 Pierre de Provence et la belle Maguelonne, op. cit., p. 95. 15 Valentin et Orson. Tempe : Arizona Center for Medieval and Renaissance Studies, 2011, p. 208-210 [éd. Shira Schwam-Baird]. 16 Miguel de Cervantès, L’Ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche. Paris : Bordas, Classiques Garnier, 1989, p. 824 [éd. Louis Viardot et Maurice Bardon]. Jean Leclerc 90 Malgré la différence de créateur, il s’agit bien du même cheval, avec le nom que lui donne François Rosset dans sa traduction française du Don Quichotte : « Chevillard le Léger 17 ». Il s’ensuit que Nouguier aurait pu avoir accès à la légende de Pierre et Maguelonne à travers une source secondaire et non directement, source parodiant et dénonçant tous les romans de chevalerie. Le contexte dans lequel se trouve cette mention chez Cervantès enrichit la compréhension du passage de Nouguier. Au lieu de narrer la folie de Don Quichotte, qui perçoit la réalité à partir de ses lectures chevaleresques où il confond des moulins avec des géants, des auberges avec des châteaux, la trame du chapitre XL se fonde sur le déploiement d’une bourde (ou burla) que des gens riches montent à dessein de s’amuser aux dépens du chevalier errant. Il s’agit de délivrer la comtesse Trifoldi du faux sortilège que lui a jeté le feint magicien Malambrun. Au chapitre suivant, le cheval ne servira pas à mouvoir Don Quichotte dans les airs, mais à le soulever par des valets qui tirent de grandes cordes et finissent par le laisser choir, le blessant dans sa chute. Alors que Nouguier maintenait l’aspect merveilleux du cheval, Cervantès dénonce la magie invraisemblable des romans et crée une scène comique à partir de la distance entre l’attente du merveilleux et l’actualisation d’un dénouement trivial. Dans les deux cas, l’erreur apparente devient une véritable supercherie qui prend pour cible le héros, où l’auteur s’amuse à jouer avec les ficelles de son pantin pour le mettre dans des postures qui dévoilent sa bassesse et ses défauts. En plus de faire rire par l’incongru de la situation et les réactions ridicules du personnage, de surprendre par un mélange de références antithétiques, Nouguier met son héros dans une posture qui brise l’adulation et en facilite l’analyse et la juste appréciation. 5. Mythe et réalité C’est donc métaphoriquement qu’on en vient à lire cet épisode, dans lequel le héros « ingénieux » se trouve pendu dans les airs, presque lynché sur la place publique, berné par des usuriers et trompé par des coquettes, en d’autres termes, offert au mépris et à la dérision de tous, particulièrement des lecteurs. Le personnage d’Homère mis en scène par Nouguier et rencontré en enfer ne s’était pas gêné pour initier l’offensive, où il qualifiait son héros de « maître fou » (OB, 102) et de sot : Qui a sçeu mieux que moy, décrire les voyages De ce trompeur Ulysse, et montrer en raillant, 17 Ibid., p. 826 en note. Ulysse en Provence 91 Qu’il estoit en effet plus matois que vaillant ? J’ay conté ses amours, j’ay dit ses adulteres ; Mais pour les dire tous, il faudroit cent Homeres. Je l’ay fait voir pleurant, g[u]eu, trompeur, amoureux (OB, 102-103). Ces critiques sont maintes fois répétées, autant dans les commentaires du narrateur que dans les reproches du porcher Eumée, qui déploie son franc parler pour dresser un réquisitoire devant Ulysse sans l’avoir reconnu : Et vrayement il a tort d’estre ainsi vagabond, Faisant, comme l’on dit, à sa femme faux bond : Car c’est le bruit qui court, que dedans ses voyages, Le vilain s’est honny de mille bordelages (OB, 145). Les vagabondages d’Ulysse ne sont plus présentés comme un accomplissement, marqués par l’affrontement des difficultés au retour d’une décennie de guerre, ils sont calqués sur la déchéance morale du héros : son voyage n’est qu’une errance indiquant ses propres erreurs. Sa polygamie est montrée comme une tare qui porte une ombre à sa gloire, de même que ses mensonges, ses ruses et ses détours. Il est déchu de son statut de héros d’endurance soutenu par Athéna, ce n’est plus qu’un gueux ou un fourbe dont il faut se moquer, au même titre que le picaro ou l’hidalgo. Un peu comme les romanciers espagnols, le poète burlesque se fait moraliste, soulève le voile du merveilleux et de l’héroïsme pour en révéler les bassesses et la supercherie. La confrontation du mythe et de la réalité amène au constat que ces mythes, malgré leur grandeur et leur héroïsme, ne conviennent pas complètement à la vie courante, et finissent par avoir le dessous dans les rencontres qui surviennent. On observe leur incapacité à s’adapter à un nouveau contexte, ce qui contribue au comique de circonstance et accentue le ridicule du passage. Le séjour d’Ulysse en France permet d’aborder des éléments économiques - Ulysse naufragé obligé de se refaire une garde-robe chez les fripiers juifs - et culturels, entre les mœurs du village ou les galanteries qu’il noue à Avignon. Tout texte burlesque joue ainsi sur le rapprochement des temporalités antiques et modernes, sur des effets de décalages stylistiques entre le noble et le familier, et sur des impossibilités chronologiques permettant de confronter les personnages au monde réel. Le mythe complet d’Ulysse apparaît comme une immense farce, un mensonge plaisant, faisant encore écho à l’Histoire véritable de Lucien : […] à l’exemple d’Homère qui fait décrire à Ulysse chez Alcinoos la captivité des vents, la figure énorme des cyclopes, la cruauté des anthropophages, avec des bêtes à plusieurs têtes, et la métamorphose de ses Jean Leclerc 92 compagnons par les charmes d’une sorcière, et autres semblables rêveries qu’il débitait au peuple grossier des Phéaques [Phéaciens] 18 . Cette dénonciation des fables et des « rêveries » qui forment le côté merveilleux des aventures d’Ulysse est un topos qui se retrouve chez de nombreux auteurs, et marque la limite tolérable de la vraisemblance, particulièrement aux yeux du public chrétien et rationnel du milieu du XVII e siècle, qui tente par tous les moyens de s’éloigner de la « grossièreté » des Phéaciens. Mais en intégrant à sa fiction des sources médiévales comme la légende de Pierre et Maguelonne ou des romans populaires comme les Quatre fils Aymon, Nouguier étend sa critique à toutes les fictions invraisemblables, donnant à son imitation burlesque une forte composante critique en même temps que pédagogique, puisque le héros défectueux ne fait pas que divertir le lecteur, il aiguise son esprit afin d’éviter de s’en « laisser conter », et s’habitue à peser des circonstances morales qui développent son sens éthique. En tant que port de mer, c’est-à-dire de lieu fixe qui voit transiter les navires et les marchandises, la ville de Marseille a servi de point d’ancrage et de lieu de passage ; elle amène la caution du réel qui permet de juger les écarts de la fiction quant à ses propres invraisemblances. Elle figure une pensée à la fois ludique et rationnelle en accord avec l’empirisme naissant. 18 Lucien de Samosate, Histoire véritable. op. cit., p. 32. Voyager en galant homme C LAUDINE N ÉDELEC U NIVERSITÉ D ’A RTOIS La Relation d’un voyage fait en Provence, par M.L.M.D.P. 1 , acronyme où l’on reconnaît très généralement « Monsieur le marquis de Préchac », relation parue en 1683 chez l’éditeur de nouveautés Claude Barbin, méritet-elle qu’on lui consacre une monographie ? On pourrait en douter, s’agissant d’une œuvrette d’un auteur de second plan. Mais elle présente pourtant quelque intérêt dans le « paysage » éditorial des récits de voyage, comme carrefour, comme rencontre, voire comme nouveauté… Jean de Préchac Jean de Préchac 2 , né dans le Béarn en 1647, y a fini ses jours en 1720 comme conseiller au Parlement de Navarre. Entre temps, et ce jusqu’en 1690, il fréquenta de près la Cour : nommé lecteur de Monsieur (Philippe d’Orléans) en 1676, il sut s’attirer sa protection durable, et devint un de ses gentilshommes ordinaires ; quelques missions l’amenèrent à voyager en Espagne et en Hollande. Il écrit et publie essentiellement entre 1677 et 1688 : ses fonctions devaient lui laisser des loisirs… à moins qu’il n’ait considéré qu’elles ne nourrissaient pas assez son homme. Bon connaisseur des genres à la mode, 1 [Jean de Préchac], Relation d’un voyage fait en Provence. Contenant les Antiquitez les plus curieuses de chaque Ville. Et plusieurs Histoires galantes, par M.L.M.D.P. Paris : C. Barbin, 1683. Le volume contient deux parties, avec leur pagination propre (p. 1- 144 et p. 1-192), et un seul privilège, placé au début, après l’avis au lecteur. L’exemplaire conservé à l’Arsenal (8 H 876), que je suis principalement, différant quelque peu de l’exemplaire de la BnF (8 LK2 1392 = Numm-102032), cela suggère deux tirages ; la principale différence tient à l’insertion, dans ce dernier exemplaire, d’un développement consacré à l’Académie de Nîmes (voir ci-après). 2 Voir Jacques Chupeau, « Jean de Préchac, ou le romancier courtisan », Littératures classiques, « Romanciers du XVII e siècle », n° 15 (oct. 1991), p. 271-289. Claudine Nédelec 94 soucieux de plaire au milieu mondain où il a ses entrées, il s’adapte volontiers au goût de son public, sans véritable ambition d’auteur ni souci d’originalité : il parle dans sa correspondance de son « premier métier de faire des livres » 3 . Car c’est bien en professionnel qu’il publie, comme le prouvent ses rapports avec les libraires-imprimeurs. Sa bibliographie comporte des romans d’aventure (L’Héroïne mousquetaire, 1677-1678 ; Cara Mustapha, grand vizir, 1684), des Nouvelles galantes du temps et à la mode (1679-1680), des contes de fées quand la mode en vient (Contes moins contes que les autres, 1698)… Dans le genre des voyages, on peut relever Le Voyage de Fontainebleau (1678) ; le Voyage de la reine d’Espagne (1680) ; Le Fameux voyageur (1682). Le premier et le second greffent sur un voyage situé dans l’actualité, mais qui n’est qu’un simple cadre prétexte, une nouvelle galante ; le troisième est un récit à la première personne, mêlant réalités sociopolitiques et fictions, des voyages européens d’une sorte d’aventurier (Préchac lui-même ? ). Bref, Préchac a bien compris que « les Voyages font aujourd’huy la plus ordinaire lecture du Cabinet » 4 . Le titre complet du livre annonce clairement la couleur ‒ bigarrée : Relation d’un voyage fait en Provence. Contenant les Antiquitez les plus curieuses de chaque Ville. Et plusieurs Histoires galantes. Cette annonce est confirmée par l’avis du « libraire au lecteur », où il est précisé que les auteurs du « Voyage de Messieurs de Bachaumont & de la Chapelle » (le Voyage à Encausse, 1663, réédité en 1680 sous le titre de Voyage curieux, historique et galant), dont le succès risquerait de constituer une concurrence, ne pensoient qu’à s’égayer & à faire rire leurs Amis : Et celuy-cy a esté fait pour instruire, & contient des Remarques trés-curieuses & trés-particulieres. Cependant comme une Relation toute simple auroit pû ennuyer le Lecteur il trouvera icy de petites Histoires galantes, qui, si je ne me trompe, ne manqueront pas de le divertir. (n. p.) C’est aussi une façon de contrer la critique des descriptions 5 , critique dont se plaint Mlle de Scudéry dans La Promenade de Versailles, où un de ses personnages en prend la défense, au nom du modèle des historiens et de la 3 Cité par J. Chupeau, ibid., p. 275, note 22. 4 Selon l’auteur anonyme d’une Relation divertissante d’un voyage fait en Provence. Envoyé à Madame la Duchesse de Chaunes-Villeroy. Paris : C. de Sercy, 1667, p. 3. Apparemment rédigée par un homme d’Église en visite pastorale, celle-ci n’est pas sans relations avec notre texte, mais le parcours n’est pas le même, les rencontres et anecdotes sont un peu plus « basses », et il n’y a aucune histoire insérée. 5 Sur la pratique de la description dans l’œuvre romanesque de Préchac, voir Isabelle Trivisani-Moreau, « Paysage et tradition littéraire : les choix utilitaires dans l’œuvre de Jean de Préchac », XVII e siècle, n° 188 (juil.-sept. 1995), p. 419- 429. Voyager en galant homme 95 nécessité de la mémoire ; mais rappelons qu’elle-même juge bon d’agrémenter d’une longue histoire galante les nombreuses descriptions (à la gloire du Roi) qui émaillent sa promenade. Une relation en deux lettres Les deux parties de la Relation sont présentées comme deux lettres à un ami. Mais cette forme épistolaire est réduite à la portion congrue : c’est en fait une fiction éditoriale manifeste, à part quelques adresses à cet ami dont on ne saura rien, et quelques effets de pseudo-connivence par l’évocation de connaissances communes. D’ailleurs, la conclusion de l’ensemble ressemble fort à une captatio benevolentiae d’auteur : Je ne sçay si vous ne trouverez point ma Relation trop étenduë, & si je n’auray pas eu le foible de la plûpart des Voyageurs, qui ne peuvent obmettre aucune des particularitez qu’ils croyent dignes de leur souvenir. Si vous avez pris quelque plaisir à la lecture de ce petit Ouvrage, je seray content. Quoy-qu’il en soit, recevez-le comme un gage de nostre ancienne amitié, & excusez je vous prie les deffauts que vous y aurez remarquez. (II, p. 191-192) Cette forme vise certes à profiter de la vogue du genre ; mais il convient de remarquer que beaucoup de telles relations de voyage que nous connaissons aujourd’hui de ces années-là (de Godeau, La Fontaine, Racine, Scudéry, Sévigné…) circulent alors en manuscrit dans des cercles privés ; certes, Préchac est bien placé pour connaître du beau monde, mais tout de même… Pensons donc plutôt aux lettres relevant de la « littérature » (j’entends éditées) : outre le Voyage à Encausse, et la Relation divertissante déjà citée, mentionnons les Voyages du sieur du Loir (1654), ou « Les Voyageurs inconnus », première pièce du Nouveau recueil de diverses poésies françaises (1656). Par ailleurs, comme dans plusieurs de ces voyages « épistolaires », Préchac introduit dans son récit, surtout dans sa seconde partie, quelques poèmes, se rapprochant ainsi de la pratique du prosimètre dans l’écriture galante. Après la citation des vers couramment attribués à François I er sur Pétrarque et Laure, qui « font connoistre l’esprit de ce Prince, & le stile naïf de son siecle » (I, p. 91), on trouve sept petits poèmes (24 vers pour le plus long), dont la métrique (alternance irrégulière d’octosyllabes et d’alexandrins, et quelques décasyllabes) et la disposition souple des rimes sont très caractéristiques de la poésie lyrique du temps. Pour les sujets, Préchac joue la variété : portrait des galants d’Avignon ; éloge de la fille de l’hôtesse de Toulon se terminant en pointe ; célébration d’un bon repas à Marseille ; Claudine Nédelec 96 éloge encore du duc de Saint-Aignan et de la noblesse d’Arles ; poème descriptif sur un bras du Rhône, où la représentation en style élevé du dieu du fleuve irrité se termine par une pirouette. Mentionnons enfin la fantaisie mythologico-galante, un peu passée de mode, en l’honneur des jardins et de l’amour, attribuée à un « Poëte de profession », rencontré dans un jardin proche de Hyères et reconnaissable à « ses yeux égarés & par le méchant habit qu’il portoit » (II, p. 68). Tout cela n’est guère original, mais plutôt plaisant et bien venu. Un récit et un guide de voyage Il convient maintenant de souligner la nature pleinement touristique de ce voyage, dont le récit devient ainsi une sorte de guide. Il ne s’agit pas de se rendre d’un point à un autre, mais de faire une sorte de promenade à grande échelle, de Montpellier à Hyères, et retour par un autre chemin 6 . Les voyageurs, qui ne sont que des silhouettes ‒ Mme la marquise de ***, dont le correspondant est censé connaître les « manieres aisées » (I, p. 3) ; Mlle du ***, de nature enjouée, et un fils (fictif) du narrateur ‒ n’ont d’autre préoccupation que de visiter les lieux remarquables et de satisfaire leur curiosité, en quelque quinze jours : Marseille étant une ville particulièrement intéressante, ils lui consacrent un peu plus de vingt-quatre heures, anticipant ainsi le rythme des circuits touristiques modernes ! Comme aujourd’hui, notamment dans les nombreuses émissions télévisuelles consacrées aux voyages, proches ou lointains, le récit de ce parcours est un récit personnalisé, émaillé de petites aventures, accidents, micro-anecdotes et rencontres. Mais Préchac ne manque pas d’emprunter aussi aux guides de voyage imprimés qui se répandent depuis La Guide des chemins de France de Charles Estienne (1552) 7 . On a ici un des ancêtres à la fois du Guide Michelin (bonnes et mauvaises auberges, mais Préchac y accorde bien moins d’importance que Chapelle et Bachaumont), du Guide bleu (monuments et bâtiments à visiter, informations architecturales et historiques - reste du voyage érudit et humaniste), du Guide vert (paysages 6 « Certaines œuvres de Préchac vont même jusqu’à ne reposer que sur la surabondante utilisation de la promenade » (I. Trivisani-Moreau, op. cit., p. 427). 7 Voir Chantal Liaroutzos, « Savoir et pouvoir dans les guides routiers français du XVII e siècle », Roger Duchêne et Pierre Ronzeaud, éds., Autour de Mme de Sévigné (Les voyages en France au XVII e siècle). Seattle : Papers on French Seventeenth Century Literature, « Biblio 17 », 1997, p. 135-148, p. 135 ; Marc Boyer, Histoire de l’invention du tourisme, XVI e -XIX e siècle : origine et développement du tourisme dans le Sud-Est de la France. Le Moulin du Château : Éd. de l’Aube, 2000, p. 20-21. Voyager en galant homme 97 et sites, circuits conseillés), etc. L’itinéraire est précisément indiqué, ainsi que la chronologie et les étapes ; est signalé, dans chaque ville, tout ce qui peut satisfaire la curiosité « universelle » d’un honnête homme, raisonnablement cultivé et soucieux d’apprendre, et de plus visitable en une journée, voire une demi-journée, d’où la précision de la plupart des visites, par exemple celle de la Sainte-Baume. Du côté de l’architecture, la part belle est faite sans surprise aux monuments antiques, admirables mais ruinés, ainsi qu’aux églises, pèlerinages, trésors et reliques célèbres, évoqués avec ce qu’il faut de religiosité conventionnelle : on peut noter que la tonalité est neutre, et qu’il n’y a à peu près pas de remarques libertines. N’oublions pas le tombeau de Pétrarque et de Laure, « digne de la curiosité de tous ceux qui aiment les belles Lettres » (I, p. 90), et celui de Nostradamus. Les descriptions sont rapides, mais non sans précisions (historique, onomastique, dimensions, matières, couleurs…) et quelques appréciations esthétiques. Un exemple, à propos de l’église Notre-Dame des Doms d’Avignon : « Elle est remarquable par son antiquité, superbe par sa structure, venerable par ses Reliques, curieuse par ses Peintures, & magnifique par ses Tombeaux » (I, p. 92-93) ; ou encore, à propos d’une statue antique de Diane ornant l’hôtel de ville d’Arles : « Elle imite tellement la nature, qu’on diroit qu’elle s’abandonne à la course, pour joindre la beste qu’elle poursuit » (II, p. 171). Si les antiquités romaines sont souvent mentionnées, les « antiquités » françaises ne sont pas totalement méprisées, ainsi à Arles. Enfin, sans pour autant faire aussi ostensiblement l’éloge de Louis XIV que Madeleine de Scudéry, Préchac insiste particulièrement sur les ports, arsenaux et aménagements de Toulon, où il visite plusieurs vaisseaux de guerre, et de la ville « moderne » de Marseille. Il témoigne ainsi discrètement de son admiration pour la politique urbanistique et maritime du Roi, que ses officiers donnent complaisamment à voir à ces touristes privilégiés. Mais en chemin on goûte aussi toutes sortes de « choses particulières » : cabinets de curiosité privés rassemblant des objets antiques ou des tableaux ; jardins remarquables, tel celui de Monsieur Darene près de Hyères, riche de fruits et de fleurs, qui sont cultivés non pour l’amour de l’art, mais en tant que source de revenus conséquents ; points de vue et paysages, goûtés à l’aune du locus amoenus topique (eaux et ombrages), tandis que les montagnes, et la plaine de la Crau, sont effrayantes... La description de l’excursion à la fontaine de Vaucluse est particulièrement soignée (il y avait de la concurrence) : Préchac note ainsi que les gros rochers, à sec au moment de sa visite, sont « couverts d’une mousse que le temps & l’humidité ont peints [sic] de mille couleurs differentes, & lors que Claudine Nédelec 98 le Soleil vient à les éclairer, elles font un effet admirable, & forment une maniere d’Arc-en-ciel » (I, p. 139-140). Préchac ne mérite pas le reproche de Roland Barthes au Guide Bleu, qui réduit « la géographie à la description d’un monde monumental et inhabité », et ne « rend compte de rien de présent » 8 . Car le voyage est marqué par de nombreuses rencontres, organisées ou imprévues ; ainsi le « Gentilhomme de Poitou, parent de Madame de Montespan, & Lieutenant de Vaisseau » (II, p. 77), croisé à Toulon, est-il un des représentants de cette « société polie de nobles, de parlementaires et de bourgeois aisés qu’on voit se promener le soir sur les cours élégants d’Aix ou de Nîmes » 9 . Cours sur lesquels les voyageurs ne manquent pas de se promener à la brune… Comme dans les émissions de télévision à nouveau, la plupart des « guides » qui leur font valoir les curiosités à ne pas manquer font partie d’une certaine élite locale. Cette relation a peut-être aussi discrètement pour fonction de donner une sorte de visibilité à un réseau provincial, auquel Préchac reste fortement attaché : ainsi mentionne-t-il une visite à une « Madame de la Fourquete, qui est d’un caractere & d’un merite fort distingué » (I, p. 133), qui semble bien appartenir au réel et non à la fiction. En tout cas, envers ces provinciaux, Préchac ne manifeste absolument aucune supériorité « parisienne » ; il y a bien quelques traits railleurs envers coquettes et galants, mais compensés par plusieurs portraits favorables : ceux qui habitent Cavaillon « ont beaucoup […] de politesse » (II, p. 2), et les gentilshommes d’Aix « infiniment de l’esprit, beaucoup d’enjoüement, & beaucoup de cœur » (II, p. 18), tout comme ceux d’Arles. Il consacre en outre deux développements à la louange de l’Académie de Nîmes et de l’Académie d’Arles ; il est fort intéressant de remarquer que le développement sur celle de Nîmes a manifestement été ajouté lors d’un retirage (comme le prouve la pagination incohérente) : l’auteur se serait-il rendu compte un peu tardivement qu’il avait omis de rendre hommage à qui de droit, en l’occurrence le « protecteur » de cette Académie, qui existe toujours au demeurant, l’Évêque de Nîmes, de la maison de Séguier ? Ou aurait-il tout simplement voulu « coller à l’actualité », puisqu’il fait référence à « la nouvelle Academie qui vient d’y étre établie » 10 ? 8 Roland Barthes, « Le Guide Bleu », Mythologies. Paris : Seuil, 1957, p. 121-125, p. 123. 9 Louise Godard de Donville, « Présentation de l’ERA sur la découverte de la Provence au XVII e siècle », La Découverte de la France au XVII e siècle. Paris : CNRS, 1970, p. 551-562, p. 560. 10 I, page non paginée suivant la page 77 dans l’exemplaire BnF. L’Académie de Nîmes a été fondée le 28 mars 1682, et a reçu ses lettres patentes le 10 août, lettres enregistrées au Parlement de Toulouse en mars 1683. Voyager en galant homme 99 Globalement, rien à voir avec un voyage burlesque ou picaresque : on ne rencontre guère que des gens bien élevés, un enjouement discret est de mise même devant les petites misères de la vie quotidienne du voyageur et les petits défauts des « locaux », et on goûte avec un sens raffiné de la mesure les beaux chemins, les belles architectures et les bonnes tables. Deux exceptions. Préchac décrit le quartier juif et le rite dans la synagogue d’Avignon et mentionne la présence des juifs à Cavaillon avec un regard très critique : « Cette miserable Nation est exposée à mille avanies, qu’elle souffre tous les jours sans oser en murmurer ; ce qu’on doit regarder comme un effet visible de la malediction que Dieu luy a donné » (I, p. 96-97). Et la visite de Marseille se termine par la vieille ville, aux rues étroites, sombres et malpropres, où il ne fait pas bon se promener par temps de pluie : « Vous n’aurez pas de peine à m’entendre, vous qui sçavez que dans toute la Provence on prend sur les toits des maisons le fumier dont on engraisse les terres » (II, p. 159-160). Un recueil de nouvelles Comme le promet le titre, ce guide de voyage est aussi un recueil d’« Histoires », assez habilement introduites dans l’itinéraire, car ce sont les rencontres qui conduisent à des récits insérés (deux dans chaque lettre) : la première histoire est racontée par un « Chevalier » ami du narrateur, rencontré par hasard au cours d’une promenade à Nîmes ; la seconde, dans une auberge d’Avignon, par un Capitaine suisse qui entreprend de narrer les aventures amoureuses de son ami colonel de dragons ; la troisième est assumée par le narrateur premier, c’est donc une histoire proposée directement aux lecteurs du Voyage, sans mise en scène énonciative ; enfin la quatrième est le récit fait par un marchand, lors d’un souper dans une excellente hôtellerie de Marseille. Quatre narrateurs différents, donc, de récits au passé mais situés dans l’époque contemporaine, récits essentiellement hétérodiégétiques à quelques nuances près. Ces insertions romanesques dans le cours d’une relation de voyage ne sont certes pas de l’invention de Préchac. On peut citer les Navigations, pérégrinations et voyages faits en la Turquie de Nicolas de Nicolay, Les Voyages du sieur Du Loir, la Relation de la captivité du sieur Émanuel d’Aranda 11 …, et 11 Voir, pour la bibliographie, Jacques Chupeau, « Les récits de voyage aux lisières du roman », Revue d’Histoire Littéraire de la France, n° 3-4 (1977), p. 536-553, p. 547 ; Sophie Linon-Chipon, « Certificata loquor. Le rôle de l’anecdote dans les récits de voyages », dans Marie-Christine Gomez-Géraud et Philippe Antoine, Roman et récit de voyage. Paris : PUPS, 2001, p. 193-204, p. 204 ; Sylvie Requemora, Voguer Claudine Nédelec 100 surtout, dans la matière romanesque, Le Roman comique de Scarron (rappelons que Préchac en a fait paraître une suite et fin en 1679). Comme chez Scarron, les modes d’insertion dans le récit premier sont variés, avec un certain souci de rendre vraisemblable le passage au récit encadré, qui a pour fonction de satisfaire la curiosité des narrataires, et qui se donne pour but de leur être agréable 12 . Il faut souligner cependant un point important : alors que les nouvelles racontées chez Scarron nous emmènent fort loin des paysages et des gens du Mans, et sont à vrai dire assez fortement romanesques, les quatre récits de Préchac font intervenir des personnages originaires du lieu où ils sont racontés, si bien qu’ils n’ont pas seulement pour fonction le divertissement, selon une logique visant à occuper les « temps morts » des promenades ou des soirées à l’auberge, mais complètent les études de mœurs propres au voyage par des « récits vrais » illustrant les caractères locaux. Ainsi l’histoire du Capitaine suisse est-elle décrite comme une illustration du « caractere de la jeunesse » (I, p. 128) masculine d’Avignon, un peu trop libre, et même « évaporé[e] » (I, p. 99), tandis que l’histoire du narrateur vise à montrer que son héros, au contraire des autres gentilshommes d’Aix, « un peu trop emportez » (II, p. 18) par la chaleur du climat et des vins locaux, a su agir « en galant homme, & en homme d’esprit » (II, p. 44) dans une occasion délicate. On trouve là quelque chose de comparable à ce que dit Jean Chardin des anecdotes, qui « font mieux connaître aux gens intelligents le génie du pays, que les plus exactes descriptions ne sauraient faire » 13 . Ces histoires sont également assez différentes en style et en tonalité de celles de Scarron. Elles s’en tiennent à des faits vraisemblables, et sont racontées dans ce style que Sorel appelait « style narratif ». On peut parler de nouvelles comiques, mais seulement au sens de la peinture des mœurs centrée sur les relations maritales et amoureuses, peinture qui entraîne des conclusions « morales ». Le lecteur amateur de variété peut cependant jouir des légères nuances de tonalité de l’une à l’autre. La première commence par une négociation de mariage assez cynique, se poursuit par une entreprise de séduction réussie dont le lecteur est discrètement invité à jouir, pour se terminer en histoire (presque) tragique. La seconde tient du roman d’aventures galantes, racontant l’enlèvement vers la modernité. Le voyage à travers les genres au XVII e siècle. Paris : PUPS, 2012, p. 169 sq. 12 Voir II, p. 108 : « Cela me donna la curiosité d’aprendre ses avantures, & jugeant bien que le recit n’en pouvoit être qu’agreable à la compagnie, je priay ce Marchand de nous accorder cette grace ». 13 Jean Chardin, Voyage de Paris à Ispahan (1676), cité par S. Linon-Chipon, op. cit., p. 198. Voyager en galant homme 101 d’une dame par celui dont elle est tombée amoureuse pour échapper à sa famille, quelques tribulations en chemin (on voyage de Maubeuge à Rome en passant par Avignon), et sa conclusion heureuse par un mariage. La troisième, plus proche du théâtre (mais on y trouve aussi quelques lettres insérées), mêle la comédie, avec le personnage d’une suivante qui feint de jouer les entremetteuses et berne l’amant pour le profit qu’elle en tire, et la tragi-comédie, car le mari, mis au courant, en profite pour tirer vengeance de la coquetterie (innocente) de sa femme en lui faisant peur lors d’un (feint) empoisonnement. La dernière enfin tient un peu davantage du roman d’aventures exotiques, avec une belle naufragée capturée par des pirates, promise au sérail mais recueillie par un marchand marseillais… qui en oublie qu’il est marié (il a des excuses : sa femme légitime est fort désagréable et il ne l’a épousée que par intérêt). Il profite alors d’un usage marital propre à Smyrne (et autorisé par l’Église grecque ! ) pour en faire sa concubine officielle. Commentaire du narrateur : Les Marchands Chrêtiens qui n’ont pas le don de continence, & qui veulent avoir des femmes partout, se servent fort de cette sorte de Mariage, & comme ils ont des magasins en divers endroits, ils trouvent que pour la seureté de leurs marchandises, il leur est fort commode d’avoir un ménage étably dans chaque lieu où ils trafiquent. (II, p. 132-133) Mais le marchand doit revenir à Marseille ; désespoir de sa concubine, qui obtient de l’accompagner « en habit de Cavalier » (II, p. 141) si bien que la femme du marchand commence à trouver fort à son goût cet étranger qui fait tout pour la séduire, car elle se propose de faire constater au mari l’infidélité de sa femme. Comme prévu, il les surprend, heureusement avant que la femme n’ait pu se rendre compte qu’il n’était que ce qu’elle était… La dame se réfugie au couvent, et le mari repart filer le parfait amour à Smyrne, peu soucieux apparemment des commentaires désobligeants de ses confrères, qui trouvent tout de même qu’il traite trop légèrement la morale commune. Préchac présente ainsi un assez joli caractère de marchand marseillais « bien-fait de sa personne, riche, & liberal » (II, p. 109), doté d’une « humeur inquiete » (II, p. 110) qui le pousse au commerce maritime, du sens des affaires et d’une certaine sensualité. Tout n’est pas rose dans ces histoires, il y a du drame et de l’immoral, mais il y a toujours plus ou moins dans la façon de les raconter un enjouement discret, qui empêche de les prendre tout à fait au sérieux, sans compter les nombreux clins d’œil à la culture romanesque des lecteurs : on a l’impression d’être continuellement au bord du pastiche par le jeu des références intertextuelles, qui font appel davantage au plaisir de la reconnaissance qu’à celui de la découverte. Littérature pleinement galante ! Claudine Nédelec 102 Sur le plan sociologique, ce texte pourrait valoir comme trace d’une nouvelle conception du voyage : loin de la « folie », dénoncée par certains mondains, d’entreprises traversées d’embûches et de désagréments qui aboutissent à constater qu’il n’est au fond de bon bec que de Paris, loin aussi de la découverte de pays lointains, nous avons ici un modeste voyage touristique, de divertissement et d’instruction en même temps, qui annonce peut-être de nouvelles pratiques, tout comme d’ailleurs la mode littéraire, au XVIII e siècle, des voyages « plaisants ». Sur le plan esthétique, recourons à l’avis au lecteur des « Voyageurs inconnus » 14 : on peut dire en faveur de cette petite Histoire, que c’est le bouquet le plus diversifié qui soit jamais sorty de la main de ces Nymfes [les Muses] ; & que s’il n’est pas compozé des plus belles fleurs de leur Montagne, toûjours y en voit-on de toutes les especes qui y naissent : c’est un assemblage de toutes leurs curiozitez, & une peinture qui est faite de toutes leurs couleurs. On n’y trouve pas seulement de la proze meslée avecque des vers de toutes les fasons & de toutes les mezures, mais encore sur toutes sortes de sujets ; & cette varieté y fait une nüance si douce & si naturelle, qu’il faut estre de mauvaize humeur pour n’y prendre pas au moins quelque plaizir. Le stile mémes y change aussi ; tantót il est serieux, tantót il est enjoüé, & bien souvent il tient de tous les deux ensemble. Cette diversité sied bien en ce genre d’ouvrage, & je pourrois dire qu’elle est un de ses principaux ornemens ; parce que de méme qu’un Voyageur qui marcheroit long-temps dans un païs plat qui ne luy fourniroit toûjours qu’une méme veuë, ne manqueroit pas à la fin de s’en lasser ; ainsi il ne faut point doûter qu’on ne s’ennuyât de lire un Voyage dont le discours n’auroit par tout aussi qu’un méme stile. Pour ajouter quelque chose aux mots de cet interprète tout à fait pertinent, et à ses métaphores, on pourrait dire que l’on a ici une hybridité qui relève d’un « juste tempérament », combinant des éléments à l’origine hétérogènes en un ensemble qui laisse seulement l’impression d’une diversité excluant autant le libertinage que l’austérité au profit d’une aurea mediocritas, version agréable de la galanterie, mélange harmonieux et succulent d’ingrédients divers… pasticcio. 14 Nouveau recueil de diverses poésies françoises, composées par plusieurs auteurs. Paris : C. de Sercy, 1656 (le recueil est tantôt attribué à Louis Le Laboureur, tantôt à Le Vasseur) ; « Les Voyageurs inconnus » se trouvent (avec pagination propre) au tout début (p. 1-44), après une dédicace « À Messieurs de l’Académie françoise » qui présente le recueil, et cet avis « Au lecteur » qui ne porte que sur « Les Voyageurs inconnus » (n. p.). Marseille : porte de l’Inde. Récit du médecin curieux devenu l’explorateur privilégié d’un ailleurs fabuleux M ATHILDE B EDEL A IX -M ARSEILLE U NIVERSITÉ François Bernier est né en 1620 à Joué. Au cours des années1640, il devient le disciple de Pierre Gassendi et se rapproche donc de certains libertins érudits parmi lesquels Gabriel Naudé et François La Mothe Le Vayer. Il apprend ainsi à coordonner son intérêt pour la connaissance, à ses capacités de réflexion, mélangeant la Raison et l’imagination, dans le but de rendre son discours compréhensible. En outre, ses études astronomiques et médicales lui permettent de développer, en le mettant à l’épreuve, l’art d’observer. En effet, il propose, au cours de son récit de voyage, une analyse complexe du système politique indien, cherchant sans cesse les causes des événements retransmis. Après avoir participé à quelques voyages, il embarque à Marseille en 1656 afin de gagner l’Égypte où il tombe malade avant de rejoindre l’Éthiopie. Ayant séjourné à Djeddah puis à Moka, il quitte le port yéménite pour atteindre les terres indiennes. Engagé au service de Daneshman Khan, le futur Grand Vizir, il reste à la Cour de l’empereur Aurangzeb de 1659 à 1667, puis rejoint Toulon en septembre 1669 : son voyage aura donc duré treize années. Lorsque Bernier arrive en Inde, il assiste aux conflits générés par les quatre princes héritiers pour l’accession au trône. Il est donc témoin de la fin de la lutte fratricide et du triomphe d’Aurangzeb. La connaissance du pays en lui-même se base sur divers déplacements effectués par l’auteur car, bien qu’il soit contraint de rester le plus souvent à Delhi et Agra, il a plusieurs occasions de voyager. Il peut donc s’intéresser, en plus des intrigues de Cour, aux mœurs et coutumes indiennes dont le rite de Sati qui remet en cause certaines de ses certitudes d’homme Occidental, bercé par la culture chrétienne. En outre, il participe au voyage de l’empereur et sa Cour pour le Cachemire de décembre 1662 à janvier 1664, et rend compte de l’intégralité de cette pérégrination dans une série de neuf lettres adressées à Mathilde Bedel 104 Monsieur de Merveilles, son mécène resté en Provence. Ces lettres, qui racontent le parcours difficile menant au « Paradis Terrestre » et l’étude de celui-ci par Bernier, forment d’ailleurs un ensemble indépendant du reste de la Relation. D’abord fasciné par la terre à découvrir, le voyageur s’applique à démonter le système de croyances des Cachemiris, en montrant le caractère mensonger des superstitions auxquelles ils se plient. Cependant, l’auteur cherche à impliquer son lecteur en se situant de manière complexe dans son récit. Il sera intéressant de chercher à définir en quoi le positionnement pluriel du narrateur-voyageur face aux situations rapportées, amène le lecteur à faire l’expérience de ce qu’il découvre par le biais du texte, afin d’être initié au regard critique du philosophe sur sa propre société ? Cette interrogation concerne les divers avatars des représentations d’un même lieu ainsi que les transformations effectuées. Elle invite à étudier la lente traversée du désert menant au Cachemire puis la construction d’un monde utopique 1 , avant d’analyser le Paradis Terrestre 2 comme lieu de ruses religieuses que dévoile l’œil aiguisé du voyageur. La lente traversée du désert menant au Cachemire Dans les trois premières lettres, Bernier décrit d’abord la mise en place du voyage au Cachemire entreprit par l’empereur et son opulente Cour, puis la marche allant de Delhi à Lahore. Il apprend donc à son interlocuteur que quelques temps après son arrivée au trône, Aurangzeb tombe gravement malade et surprend plus d’un conspirateur en guérissant. Mais étant donné que la saison chaude va commencer, les médecins préconisent qu’il séjourne dans des régions plus fraîches afin de prévenir une éventuelle rechute. Il est donc convenu que la destination sera le Cachemire mais la marche du Grand Mogol est soumise à la pression politique car Aurangzeb, en s’éloignant de la Capitale, laisse ses ministres responsables du maintien de l’emprisonnement de son père Shah Jahan, récemment destitué de ses fonctions par son fils. Pourtant, Bernier explique à son lecteur que si cette marche est officiellement le fait des conseils des médecins, elle est en fait due aux « intrigues menées par Begum », la sœur d’Aurangzeb. Celle-ci souhaite, par caprice, se montrer au cœur de la fastueuse Cour en déplacement. Il s’avère donc que tout ce mouvement soit la conséquence du caprice de la princesse. 1 Le terme « utopie » est ici à prendre dans le sens d’une société idéale à construire. 2 Le terme « paradis terrestre » est ici à comprendre dans le sens d’un lieu situé audelà d’un ailleurs merveilleux. Marseille : porte de l’Inde 105 Cependant, tout au long de son cheminement, la marche de l’empereur ne semble pas prendre en compte la temporalité : il faut par exemple, deux mois au roi et sa troupe pour faire la route de Delhi à Lahore, qui ne demande en général que deux semaines environ 3 . En effet, même si, dans la première partie du voyage, les chasses de l’Empereur comportent une dimension ludique, l’expédition demeure fastidieuse et l’auteur lui-même en souligne les difficultés, notamment celle très matérielle, consistant à débâtir puis reconstruire sans cesse les tentes. Un système de relais est donc mis en place ; un premier groupe part en avant et prépare les lieux pour le second, ce qui permet au souverain d’avoir toujours un gîte à son arrivée. En outre, la troisième lettre démarre une série de six décrivant le trajet allant de Lahore à l’arrivée au Cachemire. L’auteur y décrit un paysage lugubre et plus qu’inhospitalier, commençant par la traversée de Lahore 4 . En effet, la ville semble être en décomposition, anéantie par les pluies et la neige qui usent les bâtiments laissés à l’abandon par la Cour royale. Après avoir été bloqués dans leur cheminement à cause des intempéries, le roi et sa troupe reprennent la route, en revanche Bernier insiste quant à la pénibilité de cette marche. Fort de son séjour en Afrique, il se croit immunisé contre les chaleurs extrêmes mais il est rapidement mis en face d’une réalité qu’il ne soupçonnait pas. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’il comprend l’atmosphère peu rassurante qui planait avant le départ dans la troupe car les Indiens craignaient ce voyage auquel ils sont pourtant habitués. D’ailleurs, en comparant les chaleurs de Moka aux chaleurs indiennes, Bernier crée un rapprochement entre les deux civilisations, renvoyant le lecteur à des références négatives. En effet, le fait que les chaleurs indiennes dépassent les africaines, amène le lecteur à s’interroger sur ce pays puisque l’Éthiopie, pour l’Occident du XVII e siècle représente le siège de l’Enfer. Bernier associe alors son cheminement indien au danger et à la souffrance qu’il endure constamment. La route est pénible, fatigante, décisive ; elle demande à l’auteur de développer ses capacités d’endurance, ce qu’il souligne et amplifie par des comparaisons aux connotations diaboliques. L’auteur donne alors à son récit une dimension fictionnelle, puisqu’il ne semble plus décrire ce qu’il voit de l’Inde, mais ce que son voyage lui inspire. Le lieu n’est pas décrit en luimême ; mais en ce que le narrateur lui donne comme matérialité. Il superpose donc l’imagination à la réalité, et partage avec le lecteur un spectacle suscitant la peur : Bernier se montre en 3 « cela s’appelle marcher avec gravité et, comme on dit ici, à la mogole », écrit Bernier avec ironie. François Bernier, Un libertin dans l’Inde Moghole. Les voyages de François Bernier (1656-1669), Édition intégrale sous la direction de Frédéric Tinguely, Chandeigne, 2008, p. 373. 4 Ibid., p. 396. Mathilde Bedel 106 personnage dont la survie n’est pas certaine. Comme s’il était seul à marcher, le narrateur se met continuellement en avant : il est pourtant accompagné d’une Cour et d’une armée entière. Ainsi, il expose au lecteur son courage et ses efforts, par des tournures de phrases à la fois valorisantes et pathétiques 5 . Pourtant, il interroge les raisons de sa venue en Inde et accuse la curiosité d’avoir été un mauvais guide. Celle-ci étant celle du philosophe voulant connaître le monde, représente un atout pour le voyageur mais le fait que le narrateur reconnaisse qu’elle est excessive montre une remise en question de sa part, suite aux difficultés encourues. La témérité, associée à la curiosité, donne à l’auteur l’occasion de repousser toujours plus loin les limites de ses capacités face à l’effort. L’effet de suspense ainsi généré, incite le lecteur à continuer sa lecture, sans être ennuyé par celle-ci, étant donné que ses facultés imaginatives sont sollicitées et mélangées à des informations objectives. De cette manière, le narrateur apparaît parfois en pleine souffrance, mais il s’en sort finalement en héros, étant donné qu’il parvient à dépasser les obstacles. Cependant, la force à laquelle il se trouve confronté semble très puissante, et même plus forte que ce à quoi il s’attendait. Les chaleurs indiennes, en surpassant les africaines, supposent l’élaboration d’un lieu parallèle au lieu géographique 6 . En traversant le fleuve, Bernier déclare aller en Enfer plutôt qu’au Cachemire, et accuse même de mensonge ses guides 7 : la neige et les pluies sont alors non plus envisagées comme des nuisances (telles qu’elles étaient perçues à Lahore), mais comme des forces libératrices. De plus, la chaleur a un effet dévastateur qui n’épargne personne et modifie le corps de tous : les Indiens sont épuisés alors qu’ils connaissent bien ce trajet, les chevaux avancent difficilement et Bernier revêt une apparence presque cadavérique, d’où toute humidité s’est évaporée. Il fait d’ailleurs une description inquiétante de son propre corps et montre que lorsqu’il boit, l’eau sort de lui par tous les pores de sa peau. En effet, l’eau qui s’évacue de cette manière, montre à quel point Bernier se voit dépossédé de son corps qui ne parvient pas vraiment à lui permettre de subsister. Chaque jour de marche devient alors une nouvelle épreuve dont l’issue est incertaine pour tous. Néanmoins, Bernier est contraint de poursuivre le cheminement, puisqu’il est engagé au service d’Aurangzeb. Cette lente traversée infernale lui est donc rendue obligatoire : oscillant entre la vie et la mort, il hésite à croire qu’il va rejoindre le Paradis Terrestre. Ainsi, les conceptions se 5 « Adieu, l’encre se sèche au bout de ma plume et la plume me tombe de la main. Adieu. », ibid., p. 401. 6 Ibid., p. 397. 7 Ibid., p. 398. Marseille : porte de l’Inde 107 modifient avec l’expérience du voyage qui prend peu à peu des allures initiatiques étant donné que tous les participants à la marche ne pourront pas entrer dans le royaume de Cachemire. Un grand nombre de personnes sont déjà mortes au cours de l’avancée, symbolisées par un « pauvre cavalier qui [...] fut trouvé mort au pied d’un petit arbre […] » 8 , de même que les animaux qui « n’en peuvent plus » 9 . Ainsi, seuls quelques « élus » ont la permission de passer la porte pour sortir de la région brûlante. Il y a d’ailleurs un omerah en garde à l’entrée des montagnes qui compte tout le monde un à un et empêche de passer ce grand nombre de manseb-dars (et autres cavaliers) qui voudraient bien venir jouir de la fraîcheur de Cachemire [...] 10 Ces derniers se voient alors obligés d’établir un campement au sein du paysage aussi hostile qu’une « vraie fournaise ardente » 11 , derrière l’ « affreuse muraille du monde [...] cette haute et escarpée, noire et pelée montagne de Bhimbar » 12 , pendant que les autres avancent vers le Cachemire. Cependant, l’arrivée dans ce royaume ne paraît toujours pas évidente, étant donné qu’il faut encore dépasser la « montagne escarpée, noire et brûlée » 13 . Par contre l’armée, bien qu’ayant été épurée, reste conséquente 14 . Le voyage s’annonce donc d’autant plus périlleux que le passage est étroit et les animaux massifs puisqu’il y a essentiellement des chameaux et des éléphants. Construction d’un cadre utopique La neuvième et dernière lettre de Bernier concernant le Cachemire, a été écrite trois mois après son arrivée dans cette région, qu’il décrit favorablement. Mais, s’il s’appuie sur des données géographiques vérifiables, il fait une description adoptant les critères de l’utopie. En effet, le royaume utopique est en outre souvent défini comme le fruit d’une réalisation impossible dont l’organisation, en opposition avec la Nature, rejette tout 8 Ibid., p. 400. 9 Ibid. 10 Ibid., p. 402. 11 Ibid., p. 401. 12 Ibid., p. 414. 13 Ibid., p. 401. 14 « on dit qu’il s’en trouvera enfin plus de trente mille [des portefaix], sans compter qu’il y a déjà un mois que le roi et les omerahs ont envoyé devant du bagage, et les marchands de toutes sortes de marchandises », ibid., p. 403. Mathilde Bedel 108 désordre et s’impose alors comme étant idéale 15 . Le voyageur occidental arrive souvent par hasard sur la terre utopique, qu’il découvre et décrit. De cette manière, il est nécessaire d’admettre l’existence d’autres mondes possibles, au sein même de celui d’origine, ou d’admettre un échange entre différentes planètes 16 . Cependant, l’utopie se présente comme un monde à part, et s’il fait partie du monde du voyageur, il est caché, rendu secret par un emplacement difficile d’accès. Ainsi, après avoir éprouvé les souffrances du désert, Bernier s’accorde avec les Indiens pour donner au Cachemire l’appellation de « Paradis terrestre » 17 : il fait alors du royaume, un Eden indien. Le Cachemire semble, dans un premier temps être une terre exceptionnelle, et bien que Bernier la localise géographiquement comme étant située « dans l’extrémité de l’Hindoustan au nord de Lahore [...] enclavée dans le fond des montagnes du Caucase, entre celles des rois du Grand Tibet, du Petit Tibet et du raja Gamon 18 […] », cette terre donne l’impression d’appartenir à un autre monde. Elle ne possède pas ou peu d’animaux féroces, mais foisonne d’abeilles, qui sont des animaux bâtisseurs, dont les activités peuvent être associées à la notion de travail et rappellent la Provence de Monsieur de Merveille. Les montagnes regorgeant de miel et de lait, traduisent une abondance que l’absence d’agressivité rend disponible. De plus, les neiges olympiennes du Cachemire font du royaume un endroit paisible et ensoleillé, que ne semble pas toucher le temps. La prospérité régnante donne à cet espace un caractère éternel, sans cesse renouvelé par le travail, des hommes et des bêtes, qui maintient l’opulence. En effet, lorsqu’il décrit le Cachemire, Bernier alterne les comparaisons avec l’Europe afin de se référer à ce qu’il connaît, pour mieux aborder ce qu’il découvre. Ainsi, voit-il des analogies concernant les plantes, les arbres et les fleurs, mais il admet tout de même la supériorité européenne. 19 Dans la suite de sa description du royaume, il utilise les éléments servant à la construction d’un territoire utopique. Sa description de la capitale met en valeur une géométrie sur laquelle se base le royaume entier, entouré par les 15 L’utopie est ici à envisager comme « la construction verbale d’une communauté quasi-humaine particulière, où les institutions socio-politiques, les orme et les relations individuelles sont organisées selon un principe plus parfait que dans celui de l’auteur, cette construction alternative étant fondée sur a distanciation née de l’hypothèse d’une possibilité historique autre », d’après la définition de Darko Survin dans Pour une poétique de la science-fiction, Québec, Pu Québec, 1977, p. 57. 16 Comme le propose, par exemple, Cyrano de Bergerac avec Les États et Empires de la Lune et du Soleil. 17 François Bernier, Un libertin..., op.cit., p. 410. 18 Ibid., p. 405. 19 Ibid., p. 407. Marseille : porte de l’Inde 109 montagnes. Il semble que ce dernier se suffise à lui-même, il n’a pas besoin d’échanges commerciaux avec les autres régions de l’Inde ou du monde, puisque chaque habitant a trouvé une place qui lui convient. La population est d’ailleurs perçue par l’auteur selon divers critères intellectuels et physiques, rendant les Cachemiris plus intelligents et plus sensibles que les autres Indiens. Ainsi, il souligne leur ressemblance avec les Européens, par la couleur de leur peau. Ce rapprochement entre les deux civilisations fait que les Cachemiris se démarquent de la plupart des peuples indiens ou tibétains, eux-mêmes dévalorisés par Bernier. L’ensemble des qualités qu’il leur reconnaît les met donc en valeur, les élevant au-dessus des autres civilisations, dont il donne un classement le 24 avril 1684 dans un article du Journal des Savants. Alors revenu de son voyage en Inde, Bernier propose une nouvelle façon de diviser le monde, non plus en frontières ou en nations, mais en races. Il en définit cinq qu’il classe en espèces allant de la plus élevée à la plus primitive, soit l’Afrique du Sud, et fournit même les caractéristiques physiques, essentiellement basées sur la couleur de la peau, permettant de reconnaître et d’adhérer à sa proposition. De cette manière, l’Europe et le Cachemire font partie de la première catégorie, avec une réserve concernant les Indiens, puisque si certains d’entre eux sont noirs « cette couleur ne leur ait qu’accidentelle, & ne vient qu’à cause qu’ils s’exposent au Soleil […] ». 20 Il détache enfin une sixième catégorie avec les femmes, en les classant et en les décrivant selon ses propres critères de beauté qu’il suppose être rendue possible par une bonne alimentation. Ainsi, la reconstruction imaginaire du réel permet à l’auteur de nourrir une réflexion sur les peuples du monde. L’imaginaire, associé au voyage, permet à Bernier de nourrir une réflexion qui, une quinzaine d’années après son retour, cherche à rendre compte de la relativité des normes. Il s’inscrit alors dans un cadre de pensée allant à l’encontre de la doctrine chrétienne, en cherchant à destituer l’homme chrétien de son privilège au sein de la Création. Bernier propose donc un changement de conception concernant l’altérité humaine, en faisant de l’homme un élément de la Nature par un démantèlement successif des croyances chrétiennes au sein de son utopie cachemirie. 20 François Bernier, Nouvelle division de la Terre, par les différentes espèces ou races d’hommes qui l’habitent, envoyée pas un fameux voyageur à M.l’abbé de la *** à peu près en ces termes, Journal des Savants, du Lundy 24 Avril MDCLXXXIV, Gallica.bnf.fr, p. 133. Mathilde Bedel 110 Le « Paradis terrestre » comme lieu de ruses religieuses Alors qu’il est étranger aux coutumes indiennes, Bernier l’est d’autant plus dans le royaume de Cachemire et s’y oppose directement en troublant de différentes façons l’ordre établi. Comme si le lieu se prêtait parfaitement à la représentation, le narrateur lui donne des allures théâtrales 21 . Introduisant alors la notion de divertissement, il expose diverses anecdotes le mettant en scène, tel un enquêteur qui démasque des vérités cachées, par la magnificence du lieu. Tout d’abord, intrigué par la rumeur établissant la beauté des femmes, il trouve le moyen de ruser pour en apercevoir et construire son opinion. Il explique donc ses méthodes d’investigation empruntées aux Mogols et à un vieux maître d’école 22 . La première méthode consiste à faire tinter des sonnettes d’argent, de façon à ce que les dames, les entendant, cherchent à regarder à l’extérieur de leur mikdember 23 , la nacelle particulière dans laquelle elles font les trajets à dos d’éléphant. La seconde méthode, beaucoup plus convaincante selon l’auteur a été de suivre le vieil homme dans des maisons où ce dernier présentait Bernier en tant que son riche parent, cherchant une femme à épouser. Comme ils amenaient des présents aux enfants, les femmes et filles de la maison venaient les voir et donc l’auteur a pu se faire une opinion concernant leur beauté 24 . Ainsi, les femmes indiennes sont plutôt associées à la curiosité et le voyageur européen au doute. Les unes répondent alors au stéréotype féminin d’un désir frivole, l’autre porte le poids plus sérieux de l’incertitude intellectuelle face au monde : il tient à voir ce qu’il ne connaît pas, afin de nourrir une réflexion, non pas pour entretenir une légèreté divertissante. Cependant, pour parvenir à ses fins, il doit se faire accompagner d’un vieux maître d’école, c’est-à-dire que ce dernier incarne doublement la sagesse, d’abord par son grand âge mais également par son statut d’enseignant. Bernier suit donc son acolyte et apprend de lui les ruses nécessaires pour acquérir des certitudes. Ainsi, il crée une opposition avec la Nature puisqu’il a besoin de générer des tromperies pour éteindre ses doutes, alors que les cascades sont « naturelles et sans artifices » : elles s’intègrent parfaitement au paysage utopique, et mettent donc l’auteur à distance. En effet, dès son arrivée au Cachemire, Bernier est envoyé, par son protecteur, en excursion pour constater les divers miracles dont la région est réputée. Il en relève essen- 21 François Bernier, Un libertin..., op.cit., p. 415. 22 Ibid., p. 413. 23 Ibid., p. 386. 24 « Cette folle curiosité ne laissa pas de me coûter quelques bonnes roupies, mais aussi je ne doutai plus que dans Cachemire il n’y eût d’aussi beaux visages qu’en aucun lieu de l’Europe », ibid., p. 413. Marseille : porte de l’Inde 111 tiellement deux : celui de Send-Brary et celui de Baramula. Send-Brary est une fontaine qui, au mois de mai s’écoule trois fois par jour pendant quinze jours, alors qu’elle est à sec en dehors des périodes de moussons le reste de l’année. Les Hindous ont donc érigé un temple à côté de la fontaine, et Bernier explique de quelle manière il cherche à défaire l’aspect magique du phénomène. Pour cela, il monte au sommet de la montagne, au pied de laquelle se trouve la fontaine, et une fois parvenu à son but, il constate la disposition du milieu naturel. C’est alors qu’il propose une première hypothèse selon laquelle, le soleil, dont la chaleur toucherait différemment la montagne au cours de la journée, provoquerait les écoulements d’eau le matin, midi et soir. Il trouve ensuite une confirmation lorsqu’il saisit des témoignages déclarant que l’eau est plus abondante les premiers jours, allant jusqu’à s’arrêter de couler au bout du quinzième. Enfin, si les flux sont rendus inégaux, c’est probablement parce que la chaleur n’a pas une intensité égale. Le second miracle démonté par Bernier est celui de Baramula. Des personnes malades viennent en grand nombre au sein de la mosquée du village pour se faire guérir. En effet, il y a dans la mosquée le tombeau d’un célèbre saint où siège une pierre très lourde que onze mollahs déclarent pouvoir déplacer du bout d’un de leur doigt. Ils se mettent alors tous autour de la pierre et la soulève ensemble. Bernier, racontant ces deux anecdotes se met en scène tel un personnage de conte, ce qui donne une complexité à la forme narrative. En effet, les deux petits voyages dans le Cachemire ne sont pas de l’initiative de l’auteur, mais de son protecteur qui l’envoie constater les miracles. Ainsi le voyageur, qui vient à peine de terminer son périple dans le désert, se voit contraint de démarrer un nouveau périple. Pourtant, si le désert a mis à l’épreuve ses capacités physiques, ces excursions interrogent ses facultés réflexives. Parvenu à la fontaine, il donne de la hauteur à sa réflexion, ce qui est symbolisé par son ascension de la montagne. Enfin, en ayant atteint le sommet, il peut débuter sa démonstration scientifique, basée sur trois temps : l’expérience des sens, l’imagination, la raison 25 . Son second récit est très différent. Alors qu’il revient de la première excursion, Daneshmend Khan satisfait, lui demande d’aller constater un autre miracle très célèbre. Il semble donc que Bernier soit envoyé d’un côté ou de l’autre du royaume, tel un enquêteur qui devrait observer des phénomènes étranges afin de les démasquer. Ainsi, il donne à sa narration une dimension ironique où les mollahs sont « fourbes » 26 et cachent leur doigt avec leurs vêtements pour ne pas montrer qu’ils soutiennent la pierre avec leur pouce également. Bernier 25 Frédéric Tinguely, « Un paradis sans miracles : le Cachemire de François Bernier », Études de Lettres, n° 3, 2006, p. 63. 26 François Bernier, Un libertin..., op.cit., p. 422. Mathilde Bedel 112 devient donc le personnage qui, avertit de la probable duperie cherche à dévoiler le stratagème trompeur. Il accuse les mollahs, et avec eux l’ensemble des représentants de la religion. Le fait qu’il utilise à plusieurs reprises le lexique de l’observation montre l’importance du regard dans le jeu des déductions. Il se trouve face à une situation qu’il sait être problématique, et cherche à en révéler les failles afin de mettre au jour la vérité cachée qui est ici dissimulée sous le vêtement des mollahs, et symbolisée par leur pouce. Alors que le manège fonctionne depuis des années, et que les mollahs tournent autour de la pierre faisant croire aux dévots qu’ils la soulèvent avec un doigt chacun, Bernier découvre la clé du mensonge : le pouce. Il demande donc à participer et confirme, par l’expérience, la véracité de ses observations. Cependant, il ne peut communiquer sa découverte aux dévots, c’est pourquoi il tente de se fondre dans la masse de personnes et crie avec elles au miracle. En outre, l’ironie se trouve à plusieurs endroits du récit, permettant à Bernier de dénoncer également la corruption des prêtres musulmans. En effet, ces derniers l’autorisent à se joindre à eux, parce qu’il les a prié « dévotieusement » mais aussi parce qu’il leur a « donné une roupie ». D’ailleurs, il a donné l’argent avant de se montrer dévot. De plus, il s’amuse à expliquer que la pierre penchait toujours de son côté, ce qui étonnait les mollahs, jusqu’à ce qu’il mette son pouce et stabilise l’opération. Pourtant, il souligne que cela lui a causé beaucoup d’efforts, ce qui s’oppose au miracle annoncé. Il se fait donc remarquer par le public, qui « le regard[e] de travers » 27 : une autre forme de regard se met alors en place, incitant Bernier à essayer de rester conforme à la coutume, en criant encore plus fort au miracle et en jetant de l’argent. Puis, il pose lentement la pierre avec les autres et part le plus rapidement possible du lieu 28 , emportant avec lui la vérité. Ce récit, rapporté selon une narration théâtralisée, interroge le rapport entre l’homme et la vérité lorsque celle-ci est filtrée par la religion. Alors qu’ils se disent hommes de foi, les mollahs diffusent une fausse rumeur de miracle. Le peuple musulman croit cette dernière et les malades accourent, espérant se faire guérir mais ils ne font qu’enrichir les mollahs. Le stratagème est constaté par Bernier qui a, lui, acquis un savoir médical. Il peut donc doublement établir un diagnostic : celui concernant le sort des malades, et l’autre sur l’état de conscience du peuple, par le biais de l’écriture. Il dénonce alors l’ignorance des fidèles, qui ne peuvent voir le pouce caché par le vêtement, étant donné qu’ils sont aveuglés par leurs croyances. Néanmoins, nouveau venu, ne partageant pas les coutumes autochtones, Bernier 27 Ibid., p. 423. 28 « je montai au plus vite à cheval sans boire, ni manger et laissai là le saint et ses miracles […] », ibid. Marseille : porte de l’Inde 113 se propose de mettre à jour la vérité et d’accuser la mise en scène mensongère. L’intrigue se complique alors, parce que l’auteur se trouve confronté à un nouveau dilemme en constatant que les gens ne veulent pas voir cette vérité. Pourtant, il s’est lui-même mis en scène, c’est-à-dire qu’il cherche à montrer par l’expérience, et non par les mots, puisqu’il ment avec ses derniers en criant au miracle. Il doit enfin choisir de sauver sa propre vie en fuyant le plus rapidement possible, laissant les choses telles qu’il les a trouvées établies à son arrivée. Ainsi, cette anecdote n’aura pas servi les Cachemiris, mais permet au lecteur européen de s’interroger, à travers elle, sur les miracles de sa propre religion. En racontant une histoire exotique, située dans un cadre édénique, Bernier incite donc son récepteur à nourrir une réflexion sur ses propres coutumes et sa relation à la religion. Après avoir raconté l’une et l’autre anecdote, Bernier évoque le « chemin » 29 pour signifier son déplacement. Sachant qu’il y a un certain nombre de mensonges à éclaircir, il avance sur les routes et ne fait de halte qu’aux endroits concernés. Il n’est donc pas le candide voyageur allant au hasard ; il se fait indiquer les lieux à visiter pour démanteler une intrigue. Ainsi, il poursuit son cheminement et se trouve face à de nouvelles situations. De cette manière, Bernier observe un ermitage construit sur un lac au milieu duquel coule la rivière allant à Baramula. Un ermite vivrait en son sein, sans jamais en sortir 30 . Puis, il continue dans le but de trouver une fontaine particulière parce qu’elle bout de façon irrégulière, ramenant un sable fin avant de s’arrêter et de recommencer. Le miracle vient de l’alternance entre le bouillonnement et la stagnation, puisque cette dernière est associée aux bruits que peut faire un humain par la parole ou en frappant le sol avec son pied. L’eau de la fontaine serait donc capable de reconnaître un être humain et de se mettre en mouvement à son contact. Cependant, Bernier constate à nouveau l’échec de ce miracle, donnant une explication scientifique du phénomène, il rapproche la fontaine miraculeuse d’une fontaine artificielle. Le voyage de Bernier à travers le Cachemire prend fin alors qu’il envisage la visite d’une grotte, étant donné que Daneshmend Khan le rappelle à ses côtés. « L’utopie » cachemirie de Bernier, représente un lieu où règnent l’opposition entre la beauté de la Nature et l’ignorance des hommes. L’environnement naturel a dessiné un théâtre pour que ses habitants se mettent en scène. Ces derniers jouent parfaitement le jeu, étant aveuglés par la religion et le prestige, ils accomplissent leurs rituels, honorent leur coutumes. L’insistance de Bernier concernant l’ignorance des Cachemiris, leur induction en erreur les aveuglant et leur refus de voir la vérité, donne à ces 29 Ibid., p. 420-423. 30 Ibid., p. 423. Mathilde Bedel 114 personnages un aspect déplorables. Il semble donc qu’ils soient prisonniers au sein des montagnes d’un monde dont ils ne comprennent pas l’intelligence. De cette manière, Bernier qui bénéficie d’un statut privilégié puisqu’aucun étranger n’a droit d’accès au Cachemire, parcours le royaume et défait les fausses croyances. Pourtant, il se fait rejeter afin de ne pas troubler l’ordre établi : les mollahs veulent garder leur pouvoir illusionniste pour s’enrichir et les dévots veulent conserver leurs croyances. Ainsi, Bernier en tant que personnage, entre une nouvelle fois en opposition. En effet, en traversant « la montagne de Pir Panjal » 31 , il rencontre un vieil ermite mystérieux qui détient un pouvoir important en maîtrisant les éléments. Il a de plus les capacités de conseiller les empereurs, étant reconnu par ces derniers. La description qu’en fait Bernier, rapproche en outre, le personnage de la figure d’un dieu olympien. Ainsi, alors qu’il a une influence sur les monarques, l’ermite préfère rester au sommet de la montagne plutôt que d’instruire le peuple qu’il laisse à la portée des « fourbes mollahs ». Il semble donc que le récit de Bernier invite le lecteur à réfléchir sur un peuple, placé par l’auteur dans la même catégorie que les Européens, dans son classement des races. De cette manière, il établit une égalité entre les deux populations au niveau de leur prestige mondial. Le fait qu’il insiste autant sur l’ignorance cachemirie, entretenue par une cécité religieuse, interroge le rapport occidental à la chrétienté. Dieu, demeurant au sommet de la montagne, gère les tempêtes et les orages, mais c’est au philosophe qu’appartient la tâche de cheminer dans le monde, afin d’éclairer les hommes par un travail d’observation et d’écriture. C’est bien à lui que revient la responsabilité de participer aux événements pour en comprendre les causes, les penser et en diffuser le savoir démystificateur, permettant ainsi aux personnes d’avoir les outils culturels pour se positionner dans leur société. Mais paradoxalement, l’auteur souligne la difficulté à accomplir cette tâche, face à la foule qui tient à conserver ses illusions comme fondement de sa réalité. 31 Ibid., p. 416. Marseille : porte de l’Inde 115 Bibliographie Bernier, François. Un libertin dans l’Inde Moghole. Les voyages de François Bernier (1656-1669), éd. Frédéric Tinguely. Paris : Chandeigne, 2008. _____, « Nouvelle division de la Terre, par les différentes espèces ou races d’hommes qui l’habitent, envoyée pas un fameux voyageur à M.l’abbé de la *** à peu près en ces termes », Journal des Savants, du Lundy 24 Avril MDCLXXXIV, www.Gallica.bnf.fr. Darmon, Jean-Charles. Prudence politique et droit de propriété privée selon Bernier, [in] éd. 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Bruxelles : Éditions de l’Université, 1975-1999. Dissuader le lecteur de voyager : le curieux projet des Mémoires des voyages du sieur André Demarez d’Avignon V ÉRONIQUE J OUCLA A VIGNON En 1639 paraît à Orange chez Étienne Voisin un récit de voyages intitulé Mémoires des voyages du sieur André Demarez d’Avignon. La première partie de l’ouvrage porte sur un voyage en Méditerranée fait par le narrateur, soldat sur les galères de Malte. La seconde partie raconte le voyage qu’il fit en Allemagne en 1634 lorsqu’il intégra une des deux compagnies de gardes du Cardinal Infant quand celui-ci recrutait à Milan une armée pour l’accompagner en Flandre. Le récit proposé mêle une information géographique et historique importante, des éléments de romanesque et un discours malicieux sur les aventures vécues par le narrateur, Demarez lui-même. Celui-ci écrit pour un lecteur auquel il s’adresse dans un avis préliminaire, dans l’incipit, dans les cinquième et sixième livres et lors de la conclusion de chacun des deux voyages. Ce lecteur est son « amy lecteur », son « cher lecteur », celui qui l’accompagne dans son voyage écrit 1 , un lecteur voyageur aussi curieux que lui. Le narrateur se propose d’abord de lui offrir un récit dans lequel il dira toute la vérité sur ce qu’il a vécu, ce qui est conforme aux protestations de sincérité des voyageurs racontant leurs voyages. Mais il donne aussi au récit une fonction paradoxale, celle de détourner le lecteur de voyager par lui-même. Cet objectif peut-il être atteint dans les Mémoires ? Quelle est sa raison d’être ? En affirmant une telle intention, le narrateur a-t-il seulement en vue l’intérêt du lecteur qu’il souhaite sédentariser ? Les Mémoires exposent d’entrée un partage des rôles entre deux personnages : un voyageur et un lecteur. Le premier, qui connaît le monde, raconte son expérience au second qui ne le connaît pas. Dans l’incipit, ce 1 Mémoires des voyages du sieur André Demarez d’Avignon. Orange : Étienne Voisin, 1639, Au lecteur. Véronique Joucla 118 voyageur affirme raconter uniquement ce qu’il a vu et bénéficier d’une solide expérience. Il se situe par rapport aux voyageurs-menteurs auxquels il ne veut pas ressembler en donnant l’exemple d’un gentilhomme italien, gouverneur de Visan, une petite ville du Comtat Venaissin, qui aurait dit de retour chez lui : « Chi a visto Milano a visto Vizano ». Le narrateur ajoute alors : Fiez vous à tels rapporteurs, pour moi j’ay cet avantage que je ne dis rien que je ne sache bien, & que je ne deduise jusques aux moindres circonstances: la marchandise que je debite est prise chez l’ouvrier qui l’a travaillée, non point dans un magazin, ni dans une boutique : jamais historien ne m’a informé de ce que vous lirez, je ferois conscience de parler apres eux des pays estrangers, comme de dire un mensonge apres ceux qui sont accoustumés d’en donner. 2 N’utilisant pas les écrits des historiens, le narrateur ne parle pas par ouïdire, mais rend compte d’un indiscutable vécu, le sien. Face à lui, le lecteur est invité à se contenter de lire ce qui lui est offert. Demarez explique dans le sixième livre qu’il écrit pour ceux qui n’ont jamais abbandonné l’ombre de leurs clochers de veüe, & qui n’ont jamais humé autre fumée que celle de la cuisine de leur maison, veu volter autres giroüettes que celles du lieu de leur naissance, & passé autre mer que celle qui coule le long des canaux de leurs villes. 3 Le lecteur ignorant va donc s’instruire grâce au récit du narrateur. La valeur informative de l’ouvrage coïncide avec ses attentes. Le narrateur établit un pacte avec le lecteur reposant sur la confiance que celui-ci place dans la véracité de l’histoire racontée. Mais l’incipit donne à l’ouvrage une autre fonction, beaucoup plus paradoxale, puisque le livre n’a pas pour objectif la promotion du voyage, et que le narrateur affirme au contraire sa volonté d’en détourner le lecteur. Je publie mes voyages pour faire sages à mes despens ceux qui auront la mesme envie que j’ay eu à mon bas âge, & pour les advertir qu’il est meilleur d’estre atteint de la goutte chez soy que de se morfondre chez autruy. 4 Le récit n’est pas seulement divertissant ou informatif, il se veut aussi dissuasif. En le lisant, le lecteur doit comprendre qu’il vaut mieux lire que voyager. Demarez incite à substituer au voyage réel une lecture de récit de voyage, c’est-à-dire une peinture de la réalité qui permettrait de connaître le 2 Ibid., p. 1. 3 Ibid., p. 119. 4 Ibid., p. 1-2. Les Mémoires des voyages du sieur André Demarez d’Avignon 119 monde sans courir le risque qui accompagne le voyage réel, loin des promiscuités de la galère, de la prison de Malte, des balles qui sifflent et du canon qui tonne : Tres-asseurément c’est une belle chose que le monde ; mais il vaut mieux en estre savant par speculation que par pratique, & le regarder de loin avec des lunettes de Flandres que de s’en informer sur un cheval d’Espagne ou dans une galere. 5 La lecture l’emporte sur l’aventure. Le lecteur n’a qu’à rester dans sa chambre et à se laisser guider puisque Demarez, qui a « applani les chemins » 6 , présente une mer sans tempêtes où sont simplement peintes des eaux qu’« une bluete de vrai feu peut brusler » 7 . Le voyageur se déplacera dans cet univers recomposé qui lui est offert par le livre. Antoine Corbassier, s’adressant au « livre du Sr. Demarez » dans la présentation qu’il fait de l’ouvrage, le confirme : « Tu fairas voir à bon marché / Des fort longs chemins, & bien viste : / Et sans se bouger de son giste, / Ton hoste aura beaucoup marché. » 8 Ainsi, le narrateur voyage puis transcrit, tandis que son lecteur voyage en lisant. Chacun des deux protagonistes a une place définie dans le projet initial. L’un est dans l’action, l’autre dans la contemplation. Mais ce projet va-t-il être suivi d’effets ? Le récit prouve-t-il au lecteur qu’il est meilleur pour lui de lire que de voyager ? Allons-nous trouver dans les Mémoires une condamnation du voyage et un éloge de la sédentarité ? Pour que la préférence soit donnée à la sédentarité sur le mouvement, il faudrait d’abord que le contenu de l’ouvrage aille dans le sens d’une remise en question du voyage. Or le rapport au voyage et la façon de raconter l’aventure ne correspondent pas à l’objectif annoncé. En effet le voyage est la conséquence d’une humeur vagabonde, d’une passion dévorante. Le narrateur dit avoir fugué à quatorze ans et avoir sauté dans une galère en partance pour Malte en « n’ayant aucune guide que [son] caprice » 9 , mot que Furetière définit comme un « dérèglement d’esprit ». Insensible aux conseils qui lui sont donnés par un gentilhomme rencontré lorsqu’il prend le bac pour traverser la Durance et quitter l’État d’Avignon, puis par un aubergiste marseillais, le narrateur se déplace et ne cessera de voyager. L’humeur vagabonde n’est ni condamnée ni présentée au lecteur comme un malheur. Dès l’avis au lecteur, l’affirmation est catégorique : 5 Ibid., p. 2. 6 Ibid., Au lecteur. 7 Ibid., Au lecteur. 8 Ibid., Au livre du Sr. Demarez contre les Mesdisans. 9 Ibid., p. 10. Véronique Joucla 120 Il ny a jamais eu guerre civile entre ma teste & mes pieds, j’ai tousjours fait que l’un a obeï au commandement de l’autre, & que l’inferieur s’est autant esloigné que le superieur pouvoit avoir d’estenduë. 10 Comment décourager alors le lecteur tenté par l’errance ? Le récit des souffrances est un passage obligé des récits de voyages et pourrait s’avérer dissuasif. Mais ce discours, même s’il existe dans les Mémoires, ne peut dissuader le lecteur. Il se teinte d’autodérision et conduit au rire ou au sourire. Le narrateur se présente comme un être neuf, un voyageur innocent examiné avec un regard rétrospectif amusé et indulgent. Le premier voyage raconte le mal de mer, les tempêtes, les privations, mais la fin des épreuves est toujours heureuse. La galère est un lieu de purgatoire selon l’officier espagnol qui prend en pitié le narrateur, malade lors du trajet entre Marseille et Naples. Mais, au bout de quatre jours, celui-ci cesse de souffrir du mal de mer et n’en reparlera plus. Il sautera pour la seconde fois dans la même galère à son départ de Naples et reconnaîtra la supériorité du plaisir ressenti en mer sur les souffrances endurées. Découvrant les difficultés autrement que par ouï-dire, il va les accepter avec humour. Le premier repas en course étant l’occasion d’une prise de contact assez rude avec la réalité, il serait facile de convaincre le lecteur d’abandonner tout désir de voyage en insistant sur les difficultés rencontrées, mais le discours de la souffrance est brutalement interrompu : « Faisons treve aux maux que nous allons souffrir, puisque le souvenir en est si importun, & continuons nostre voyage. » 11 Trois ans plus tard, sur le chemin du retour, trompé par un escroc à Gênes après l’avoir été à Naples, le narrateur prendra ses déboires avec insouciance : Comme j’estois faict aux souffrances, & que j’estois à l’espreuve de toutes occurrences, esgalement disposé au bien & au mal, estant en possession de ce dernier […], aussi fus je plustost consolé qu’une femme mal mariée à la mort de son mari. 12 Celui qui ne connaissait pas la souffrance lors de sa première course, rentrant chez lui par l’Italie, pays des mésaventures, alors qu’il a été trompé, volé et escroqué, peut désormais tout supporter. Le lecteur conclut naturellement que les voyages sont formateurs. Ils constituent un apprentissage. Pourquoi rester chez soi ? Pourquoi ne pas voyager ? Les souffrances sont aussi relativisées car le narrateur se présente dans son premier voyage comme protégé à la fois par Dieu et par sa « bonne fortune ». Arrivé à Malte sans argent, il ne sait où aller. Dieu lui permet de 10 Ibid., Au lecteur. 11 Ibid., p. 16. 12 Ibid., p. 140. Les Mémoires des voyages du sieur André Demarez d’Avignon 121 rencontrer un soldat qui le conduit chez un chevalier en train d’armer un bateau qui le recrute. Une fois la galère en mer, une tempête se lève, dure quatre jours, mais par l’effet conjoint de Dieu et d’une nature personnifiée, la tempête s’apaise. Deux vaisseaux turcs attaquent la galère. À deux contre un, la galère de Malte est matériellement en situation d’infériorité, mais Dieu fait en sorte que le capitaine du plus puissant des deux navires reçoive un coup mortel. Les Turcs veulent venger leur chef, Dieu fait aussitôt se lever un vent violent qui met la galère dans laquelle se trouve le narrateur hors de portée des ennemis. Ce Dieu semble être avant tout un deus ex machina qui règle ce que les hommes ne peuvent gérer. Mais le narrateur est aussi protégé par la fortune, ce qui relativise quelque peu la toute-puissance divine. Devant les remparts d’Avignon, il tire le bilan de son premier voyage. Il est parti avec trois sols. Il lui en reste un en arrivant, ce qui est significatif : En quoy l’on peut facilement cognoistre que sans l’aide du Ciel, & la bonne fortune qui ne m’abandonna jamais, je ne pouvois point venir à bout d’un si penible voyage, que j’achevay plus heureusement & joyeusement que tel qui seroit bien fourny d’argent, pourveu de lettres de change, de science, d’experience, d’amis & d’age. 13 Ainsi, dès la fin du récit du premier voyage, l’intention de sédentariser le lecteur est obsolète. Les aventures racontées ne dissuadent pas de vivre l’expérience du voyage. Le narrateur n’est pas victime de l’esprit erratique. La fortune a souri à l’audacieux. Le voyage est réalisable par quelqu’un de jeune, pauvre, peu savant, inexpérimenté et sans appuis humains. Tout lecteur attiré par le mouvement est donc conduit à penser que le voyage est à sa portée. Le récit du second voyage confirme l’intérêt du voyage et montre que sans l’aide de Dieu et en transgressant la morale et la loi, il est toujours passionnant de voyager. Ce récit commence par la présentation de la psychologie du voyageur, être différent des autres humains, prêt à tout pour assouvir sa passion. Ouvrant le récit par le constat selon lequel la nature déchaînée a besoin de s’apaiser après s’être agitée et alors que les oiseaux migrateurs se posent une fois leur voyage terminé, le narrateur affirme que le voyageur, curieux par excellence, ne songe qu’à repartir une fois arrivé. Lui-même, vivante image de ce modèle, peut souffrir en voyageant, mais la force de sa passion lui permet de transcender sa souffrance. Il entame un second voyage au cours duquel les « incommoditez » deviennent « douces & tolerables » 14 parce qu’elles sont considérées comme provisoires et parce que 13 Ibid., p. 141. 14 Ibid., p. 144. Véronique Joucla 122 l’envie d’avancer balaie tous les obstacles. Si les difficultés rencontrées changent par rapport à celles du premier voyage, les solutions apportées paraissent plus ingénieuses. La traversée de la Suisse se fait dans de mauvaises conditions géographiques, climatiques et linguistiques. Mais le voyageur utilise une langue internationale, le latin, lui permettant de communiquer, même maladroitement, ce qui lui évitera de mourir de faim ou de froid. Lors du premier voyage, Dieu et la bonne fortune avaient permis sa survie, lors du second voyage, ses acquis de polyglotte 15 ont une fonction similaire. À la souplesse linguistique s’ajoute une souplesse intellectuelle, voire morale. Ainsi, quand il sera nécessaire de masquer sa nationalité pour entrer dans l’armée du Cardinal Infant parce qu’on n’y ferait pas la différence entre un Avignonnais et un Français et qu’un Français ne serait jamais recruté, le voyageur s’attribuera une nationalité suisse, la plus crédible selon lui par rapport à sa connaissance du pays et à son apparence physique. En outre, alors que pendant le premier voyage le narrateur encore naïf se laissait berner par des aventuriers peu scrupuleux, une fois aux Pays- Bas il n’hésite pas, pour financer son voyage avec un ami, à cambrioler sans vergogne la maison de la mère avare de ce compagnon. Menteur, voleur, devenu semblable aux aventuriers qu’il dénonçait, le narrateur ne sera jamais puni. Honnêtement ou pas, dans la sérénité ou l’inquiétude, notre héros de plus en plus débrouillard affirmera sa personnalité en assumant son statut d’errant et en le faisant accepter naturellement à son lecteur de plus en plus séduit. La fin du récit ne dérogera pas à la déclaration d’amour au voyage que sont les Mémoires : le narrateur s’arrête momentanément à Paris, mais annonce à son lecteur la suite de ses voyages : Attendant amy Lecteur de te faire une autrefois si tu l’aggrées le recit du reste de mes voyages, desquels je ne suis pas encore à la fin, puisque je ne suis pas au bout de l’un que j’en veux recommencer un autre. 16 La conclusion de l’ouvrage ne signe donc pas celle de l’errance et le lecteur peut s’attendre à mettre à nouveau ses pas dans ceux du narrateur dès que celui-ci aura de nouvelles péripéties à raconter. Ainsi l’un continuera à voyager alors que l’autre devrait se contenter de lire, ce qui est conforme à l’objectif de départ. Cela se fera toutefois sans que lecteur ait obtenu de preuves justifiant un renoncement au voyage, puisque le voyageur ne se repent jamais et ne donne pas l’impression qu’il 15 Michel Feuillas a signalé que les élites cultivées d’Avignon étaient trilingues au XVII e siècle et pouvaient s’exprimer en latin, en français et en italien. Histoire d’Avignon. Aix-en-Provence : Edisud, 1979, p. 389. Demarez utilise non seulement ces trois langues, mais il se sert aussi de l’espagnol. 16 Mémoires…, p. 188. Les Mémoires des voyages du sieur André Demarez d’Avignon 123 existe une supériorité de la réflexion sur l’action, de la sédentarité sur le mouvement. Rien ne prouve non plus qu’il soit déraisonnable de voyager puisque les transgressions ne s’accompagnent pas de punitions et qu’il peut même y avoir un intérêt à transgresser. Par conséquent, le lecteur ne va pas obligatoirement se contenter de lire l’histoire captivante à partir de laquelle il devait tirer une leçon de sagesse et le narrateur, lui-même, va envisager que sa créature ne reste pas à la place qu’il lui avait assignée. Le sixième livre est offert au lecteur pour l’empêcher de s’ennuyer lors du voyage retour entre Malte et l’Italie alors qu’il ne se passe aucun événement méritant d’être rapporté. Le lecteur bénéficie d’une formation intensive sur le monde de la mer et la Méditerranée. Mais ce livre qui ressemble d’abord à un simple inventaire de termes de marine, à une sorte de dictionnaire nautique, contient des conseils inattendus. La première partie, encyclopédique, est en effet suivie d’une présentation peu engageante de la vie quotidienne du corsaire pour informer « ceux qui pourront rendre un jour quelque bon service à la Religion de Malte ». On pense à des soldats ou à des matelots. Mais le narrateur complète son sixième livre par l’instruction d’éventuels futurs galériens : Touchant l’ordre que les galeres observent, je vous en mets icy quelque chose, afin que si quelcun de vous autres merite d’y estre comdamné, il n’y soit pas apprentif, ce qui lui espargnera quelques bonnes ou mauvaises bastonnades. 17 Sont alors indiqués une partie des règles en usage sur la mer, les fonctions qui s’exercent sur la galère, la présentation de la chiourme, le jargon utilisé, les armes et le matériel. Ainsi, le lecteur qui aurait dû comprendre qu’il est mauvais de voyager, apprend ce qu’il doit savoir s’il se trouve un jour sur une galère, à quelque poste que ce soit, avec un nouveau conseil, non celui de rester chez soi, car il est trop tard, mais celui de filer droit. Il ne s’agit plus d’assagir le lecteur, mais de le guider s’il fait comme le narrateur ou pire que celui-ci qui n’a jamais été galérien. Le sixième livre, sorte de manuel de survie à l’usage des lecteurs aventureux, est un vade mecum à la fonction correctrice. Si le lecteur se retrouvait en mer par manque de sagesse, l’expérience du narrateur lui permettrait une adaptation à des conditions de vie inimaginables lorsqu’il a ouvert les Mémoires. Mais le viatique proposé par le narrateur ne se justifie-t-il pas parce que la tentative de détourner le lecteur de voyager s’est soldée par un échec ? Il semble donc que loin d’être convaincu d’avoir maintenu son lecteur, comme il l’avait prévu, à ses côtés pour la durée du voyage qu’il voulait bien lui raconter, le narrateur imagine chez celui-ci une possibilité d’auto- 17 Ibid., p. 95. Véronique Joucla 124 nomie et de vagabondage qui est le reflet de sa propre personnalité. Si au départ la séparation se faisait entre celui qui voyage réellement et celui qui voyage en lisant, une évolution est possible en cours de route. Le lecteur peut sortir du cadre que lui fixait le narrateur et partir vers d’autres aventures probablement plus risquées que celles vécues par son mentor. Le compagnon du voyage écrit peut devenir un voyageur indépendant. Une question se pose alors. Pourquoi avoir voulu maintenir le lecteur chez lui et avoir voulu le rendre sage en lui racontant les aventures d’un voyageur impénitent ? Malgré ce qu’il avait annoncé, le narrateur n’aurait-il pas agi dans son propre intérêt plutôt que dans celui de son lecteur ? En effet, à la fin des Mémoires, il donne un surprenant pouvoir à celui-ci puisqu’il invite son disciple à le corriger s’il a « fait des fautes dignes du fouët. » 18 Non content d’avoir imaginé un lecteur émancipé, il lui accorde une compétence spécifique et une maîtrise sur les Mémoires qui n’avaient pas été évoquées jusque là. Les dernières phrases de l’ouvrage lui sont directement adressées. Par un renversement malicieux, une dernière pirouette, le narrateur s’incline devant son lecteur. Car, dit-il, je connois mon impuissance, & advouë mon ignorance ; & me sousmets à ta correction que je recevray tousjours de bonne part, puisque je suis encore mineur de vingtcinq ans, & ton treshumble serviteur. Adieu. 19 Ainsi, celui qui disait apporter la connaissance à un lecteur ignorant, clame son ignorance. Le narrateur dépend du lecteur comme un écolier de son régent ou un serviteur de son maître. Il en dépend d’abord parce qu’il faut un lecteur à un raconteur d’histoires et qu’il serait de peu d’intérêt de voyager si l’on n’avait personne à qui raconter ses voyages, d’où l’annonce d’une suite de récits à venir. Mais le narrateur dépend surtout du lecteur parce que celui-ci, « savant par spéculation », a acquis en lisant une connaissance théorique fondée sur une observation différente de celle que donne la pratique. Les connaissances du lecteur peuvent compléter et surtout corriger celles du voyageur qui, contrairement à ce qu’il disait au début de l’ouvrage, ne parle pas toujours d’après son expérience. Le sixième livre des Mémoires est en grande partie livresque. Le dictionnaire nautique proposé par le narrateur ne peut provenir uniquement de son vécu. Comment croire que celui-ci a appris les noms de tous les types de bateaux qui courent les mers du monde sur une galère ? La description des îles et pays visités ou simplement côtoyés en Méditerranée, qui constitue la fin du sixième livre, est une autre preuve de l’utilisation d’une documentation et ne correspond pas au récit d’un témoignage. On trouve généralement dans les descriptions 18 Ibid., p. 188. 19 Ibid., p. 188. Les Mémoires des voyages du sieur André Demarez d’Avignon 125 fournies les limites, l’étendue, les provinces, villes, fleuves, montagnes, ressources naturelles, cultures et mœurs des habitants des pays concernés, ce qui rapproche ce procédé des descriptions géographiques que l’on trouve dans l’atlas de Blaeu. Certaines informations ne peuvent être de première main. Comment le narrateur pourrait-il connaître par exemple les coutumes amoureuses du royaume d’Alger alors qu’il n’a jamais été captif et qu’il ne s’est jamais arrêté à Alger ? Mis entre parenthèses, le récit viatique cède la place à la compilation. Or qui peut juger de la valeur informative du sixième livre sinon le lecteur assigné à résidence qui a tout loisir de vérifier les dires du narrateur ? Sédentariser le lecteur correspondrait donc peut-être avant tout à l’intérêt du narrateur. Pour devenir un maître, le narrateur recherche un lecteur savant. S’il accepte et demande qu’on corrige une œuvre de jeunesse, il n’a pas besoin d’un lecteur aventureux, voire galérien et surtout menteur en puissance comme le sont tous les voyageurs. Depuis le début de son récit, le narrateur avait besoin d’un lecteur contemplatif, dans son cabinet de travail, attaché symboliquement au livre qu’il lisait et dont il pouvait corriger les erreurs. Il était donc indispensable de dissuader celui-ci de voyager. Au départ, le lecteur lit et reçoit le conseil de se contenter de cette activité. Mais le narrateur ne cesse de lui montrer que, malgré les souffrances inséparables de l’aventure, le voyage mérite d’être entrepris. Dans le sixième livre, le voyageur a pris le soin de renseigner son lecteur par un catalogue d’informations présenté comme distrayant, mais considéré aussi comme un apport indispensable dans l’éventualité d’une vie dangereuse. En effet, le lecteur peut avoir choisi l’aventure et être parti loin de chez lui. Il aura donc intérêt à se souvenir du récit de voyage qui lui a été proposé pour l’aider dans des situations critiques. L’érudition du narrateur passe alors par la compilation, ce qui lui donne une connaissance spéculative qui était au départ celle que devait acquérir le lecteur à travers l’expérience d’autrui. Mais, à la fin de son récit, le narrateur doute de son omniscience parce qu’il sait qu’il est un raconteur d’histoires et qu’il ne maîtrise pas obligatoirement la connaissance encyclopédique qu’il s’est attribuée. À la fin de sa lecture, le lecteur se découvre en possession d’un savoir qu’il ignorait. Il n’a pas été conçu pour raconter des histoires, mais il apprend qu’il existe pour juger amicalement celles du narrateur. La séduction du récit de voyage sur le lecteur a opéré de façon à en faire un connaisseur de la littérature viatique et un voyageur potentiel. Le jeune narrateur contrevient à la fois à son engagement de témoignage et à son intention de détourner le lecteur de voyager. Joueur, il s’amuse et apprécie qu’un lecteur, passionné par les voyages et leurs récits, se penche sur son Véronique Joucla 126 épaule et ait le pouvoir de le corriger. Le narrateur et sa créature vont de conserve du début à la fin du récit, mais le lecteur ne savait pas exactement dans quel but il avait été convié à accompagner le narrateur. Maintenant, il le sait. Le projet paradoxal placé en ouverture de l’ouvrage ne pouvait pas aboutir à son immobilisme, le narrateur ne pouvant le convaincre des avantages de la sédentarité et courant même le risque d’être dépassé par plus aventureux que lui. Mais s’il reste chez lui, le lecteur, érudit plus fiable que le narrateur, peut permettre à son compagnon d’éviter les erreurs qui menacent sa rédaction et le guider à son tour. Le voyage du comte de Marcheville de Marseille à Constantinople : tradition et nouveauté I RINI A POSTOLOU U NIVERSITÉ NATIONALE ET C APODISTRIENNE D ’A THÈNES Introduction Héritier de la littérature viatique de la Renaissance, le récit du voyage en Orient au XVII e siècle communique des observations directes et des représentations stéréotypées qui témoignent de la tension entre l’image mentale de l’Orient et celle que les voyageurs avaient réellement rencontrée 1 . S’il fallut attendre le XVII e siècle avant que le récit de voyage, genre hybride par excellence, « ne soit pleinement reconnu comme le genre littéraire » 2 , il avait toutefois établi sa thématique, qui comprenait des informations sur l’espace parcouru, les antiquités et les monuments ainsi que sur les populations rencontrées et la flore et la faune du pays visité. Considéré comme une catégorie particulière du récit viatique, les relations rédigées par les membres des missions diplomatiques françaises en Orient, outre les topoi établis, elles décrivaient les pérégrinations des ambassadeurs et de leur suite et présentaient les événements importants, qui avaient lieu au cours de leurs fonctions 3 . Ainsi le voyage à Constantinople de Jean de Gontaut-Biron, baron de Salignac (1607-1611) fut relaté par Henri de Beauvau, dans la Relation journalière du Voyage du Levant (1608) et par 1 Michael Harrigan, Veiled Encounters : Representing the Orient in 17th-Century French Travel Literature. Amsterdam : Rodopi, 2008, p. 17. 2 Normand Doiron, L’Art de voyager : le déplacement à l’Age classique. Laval/ Paris : Les Presses de l’Université Laval/ Klincksieck, 1995, p. 62. 3 Pour un bref aperçu des diplomates en voyage voir Eva Avigdor, « La diplomatie : diplomates et particuliers français au Levant du XVII e siècle », in Miroirs de l'altérité et voyages au Proche-Orient, Ilana Zinguer (dir.), Actes du Colloque international de l’Institut d’Histoire et des Civilisations Françaises de l’Université de Haïfa. Genève : Slatkine, 1991, p. 203-210. Irini Apostolou 128 Julien Bordier dont le récit, resté à l’état de manuscrit, ne fut publié qu’en 1888 4 . Rédigé par un auteur anonyme, membre apparemment de la suite de l’ambassadeur, le récit du « Voyage du comte de Marcheville Ambassadeur du Roy à Constantinople », que nous étudierons dans le présent article, fut publié dans le Mercure françois 5 (1633) qui, fondé par Jean et Estienne Richer au début du XVII e siècle, était d’après Furetière un « recueil de pièces ou de faits historiques en XXV tomes commençant à l’année 1605 jusqu’à la fin de l’année 1644 » 6 . Contrairement aux autres récits des pérégrinations diplomatiques, qui étaient en général publiés après le retour des ambassadeurs, celui-ci d’une longueur limitée (onze pages) parut apparemment à la fin du service du comte Henri Gournay de Marcheville ambassadeur à Constantinople entre 1631 et 1634. La publication de son récit de voyage se situe à une période durant laquelle Marcheville indisposa par ses agissements à plusieurs reprises la Sublime Porte. Outre son amitié compromettante avec les anciens ministres du sultan Murad IV, il manifesta une vive hostilité envers le Patriarche grec Cyrille Loucaris, qui maintenait de bonnes relations avec les autorités ottomanes. De plus, Marcheville fut soupçonné de se cacher derrière l’évasion des esclaves espagnols et italiens organisée par son interprète, qui fut finalement pendu tandis que lui-même fut expulsé en 1634 7 . En outre, dans sa correspondance, l’ancien ambassadeur Philippe de Harlay comte de Césy 8 , qui continuait à résider à Constan- 4 Julien Bordier, Ambassade en Turquie de Jean de Gontaut Biron, baron de Salignac : 1605 à 1610. Relation inédite, précédée de La Vie du Baron de Salignac par le Comte Théodore de Gontaut Biron. Paris : H. Champion, 1888. 5 Anonyme, « Voyage du comte de Marcheville, Ambassadeur du Roy à Constantinople », Mercure françois, XVII (1633), p. 806-817. Sur son itinéraire voir également Elisabetta Borromeo, Voyageurs occidentaux dans l’Empire ottoman. Inventaire des récits et études sur les itinéraires, les monuments remarqués et les populations rencontrées : Roumélie, Cyclades, Crimée. Paris : Maisonneuve & Larose ; Istanbul : Institut français d’études anatoliennes, 2007, vol. II, p. 137-138. 6 Antoine Furetière, Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes & les termes des sciences & des arts, ensuite corrigé et augmenté par M. Basnage de Beauval et en cette nouvelle édition revu […], par M. Brutel de La Rivière, La Haye, Pierre Husson et alii, 1727, vol. III. 7 Sur le service de Marcheville et l’échec de son ambassade consulter Alastair Hamilton, « ‘To Divest the East of all its Manuscripts and all its Rarities’. The Unfortunate Embassy of Henri Gournay de Marcheville », in The Republic of Letters and the Levant, Hamilton, Alastair, van den Boogert, Maurits H., Westerweel Bart (dir.). Leiden ; Boston : Brill, coll. Intersections, 2005, pp. 123-150. 8 Sur l’ambassade de Césy et sa rivalité avec Marcheville voir Pierre Flament, « Philippe de Harlay comte de Césy: Ambassadeur de France en Turquie, 1619- Le voyage du comte de Marcheville de Marseille à Constantinople 129 tinople, dénonçait les initiatives de Marcheville rapportant une mauvaise image de son ambassade. Dans son récit de voyage, après avoir décrit le départ spectaculaire de l’ambassadeur et de sa suite de Marseille le 18 juillet 1831, l’auteur anonyme retrace les étapes principales de leur périple avant de leur arrivée à Péra le 26 septembre. De plus, un récit de voyage resté incomplet, qui est conservé à la Bibliothèque de l’Institut de France 9 et une lettre envoyée par Marcheville à Bouthillier 10 permettent de suivre sommairement son périple dont des informations étaient également communiquées par Gaspard Augeri 11 et François Marchetti 12 , biographes de Gallaup de Chasteuil, qui faisait partie de sa suite. Les itinéraires pour se rendre à Constantinople Le voyageur, qui voulait se rendre à Constantinople pouvait choisir parmi des routes maritimes et terrestres en fonction de la sécurité, du coût, de la durée et de la disponibilité des différents moyens de transports. Certains préféraient même effectuer une partie du chemin par la terre et puis de prendre le bateau. Au XVII e siècle, les voyageurs s’embarquaient pour l’Orient le plus souvent à Venise où le trafic était plus fréquent. Ainsi, parti de Paris le 4 septembre, Bertrand de Salignac prit le bateau à Venise le 1 er novembre 1604 et après une navigation « pénible », il arriva à Constantinople le 5 janvier 1605. Néanmoins certains voyageurs choisissaient Marseille comme port de départ puisque « les mariniers de Marseille sont si adroits, & ont une telle pratique de la Mer Méditerranée qu’il y sont en 1644 », Revue d’Histoire diplomatique 15 (1901), p. 380-392 et Gérard Tongas, Les relations de la France avec l’Empire Ottoman: durant la première moitié du XVII e siècle et l’ambassade à Constantinople de Philippe de Harlay, Comte de Césy ; 1619-1640, Toulouse : impr. de F. Boisseau, 1942. 9 Institut de France, « Receuille du voiage de Monsieur de Marcheville, ambassadeur de Turquie, de Marceille à Constantinople », Ms Godefroy 516, fol. 336. 10 Bibliothèque de l’Arsenal, « Première Lettre de Mr le Comte de Marcheville à M. [Claude], Bouthillier après son embarquement à Malte » in « Traictez et ambassades De Turquie. Recueil de pièces relatives à l’histoire des relations diplomatiques de la France avec le Levant 1528-1640 » vol. 5 mss 4771, fol. 56. 11 La lettre relatant leur périple que Gallaup de Chasteuil écrivit à son frère le 29 Octobre 1631 fut reproduite dans Gaspard Augeri, Le Provençal solitaire au Mont- Liban, ou la Vie de Mr. François de Gallaup, Sr. de Chasteuil, Aix, 1658, chap. IX, p. 76-80. 12 François Marchetti, La vie de Monsieur de Chasteuil solitaire du Mont Liban. Paris : P. Le Petit, 1666. Irini Apostolou 130 pareille considération que les Hollandois sur l’Océan. Toutes ces choses sont cause que ceux qui veulent aller presentement au Levant s’embarquent à Marseille » 13 . De plus, l’accès facile à Marseille rendait l’organisation du voyage à Constantinople, qui « se fait ordinairement en un mois » 14 , plus commode pour les missions diplomatiques françaises. Ainsi Gabriel comte de Guilleragues, ambassadeur à Constantinople entre 1679 et 1685, fut mandé de se rendre à Marseille où « les vaisseaux que sa Majesté a ordonné qui fussent préparés pour le porter à Constantinople » 15 étaient prêts pour son départ. En outre, le séjour des ambassadeurs de France à la Sublime porte à Marseille, leur permettait d’avoir un contact direct avec ses notables et marchands, qui leur déposaient des mémoires sur leurs affaires économiques 16 . Le Conseil de la ville de Marseille décida notamment en 1599 d’« installer annuellement quatre négociants sur le fait du négoce » pour défendre les intérêts commerciaux de la ville ce qui fut approuvé par Henri IV, qui imposa une taxe de 2% sur toutes les marchandises, afin de financer l’ambassade permanente de France à la Sublime porte. L’ambassadeur recevait également pour les frais de son ambassade annuellement la somme de 16.000 livres. Néanmoins, dans le cas de Philippe de Harlay comte de Cézy 17 , prédécesseur de Marcheville, après le paiement des frais de son séjour à Marseille, de l’affrètement de son navire, de son voyage et de la pension de la première année à Constantinople, son ambassade ne fut plus financée 18 . Quoiqu’il en soit dans les « Mémoires touchant l’expédition de 13 Voiage de Levant fait par le commandement du Roy en l’année 1621 par le Sr D. C. [Louis Deshayes de Courmenin]. Paris : A. Taupinart, 1624, p. 457. 14 Philippe Avril, Voyage en divers états d’Europe et d’Asie, entrepris pour découvrir un nouveau chemin à la Chine. Paris : Claude Barbin, Jean Boudot, George & Louis Jossé, 1692, p. 92. 15 « Mémoire pour servir d’instruction au sr de Guilleragues, allant ambassadeur de sa Majesté à Constantinople, le 10 juin 1679 », Gabriel de Guilleragues, Correspondance, Deloffre, Frédéric et Rougeot, Jacques (éd.). Genève : Droz ; Paris, 1976, p. 55-56. 16 Robert Paris, Histoire du commerce de Marseille, publiée par la Chambre de commerce de Marseille, De 1660 à 1789. Le Levant, Gaston Rambert (dir.). Tome V, Paris : Plon, 1957, p. 73. 17 Sur l’ambassade de Césy et sa rivalité avec Marcheville voir Pierre Flament, « Philippe de Harlay comte de Césy: Ambassadeur de France en Turquie, 1619- 1644 », Revue d’Histoire diplomatique 15 (1901), p. 380-392 et Gérard Tongas, Les relations de la France avec l’Empire Ottoman: durant la première moitié du XVII e siècle et l’ambassade à Constantinople de Philippe de Harlay, Comte de Césy ; 1619 - 1640, Toulouse : impr. de F. Boisseau, 1942. 18 Tongas, op.cit., p. 171. Le voyage du comte de Marcheville de Marseille à Constantinople 131 M. le comte de Marcheville pour l’ambassade de Levant », il fut stipulé qu’il devrait veiller à son arrivée à Constantinople à la réparation des deux injustices dont les députés de Marseille venaient de faire plainte à Louis XIII 19 . Marcheville, qui fut en contact avec les échevins et les députés du commerce lors de son séjour à Marseille, les remercia de leur accueil dans sa lettre du 9 décembre 1631 20 . Le départ de l’ambassadeur et de sa suite A l’instar de Gabriel d’Aramon, ambassadeur auprès de Soliman le Magnifique (1546-1553), Marcheville conçut un projet particulièrement ambitieux, qui associerait sa mission diplomatique à la recherche scientifique 21 . A l’origine, il avait prévu de réunir des érudits de renom, parmi lesquels figureraient le mathématicien Pierre Gassendi, l’antiquaire Lucas Holstenius, Jean-Jacques Bouchard et Descartes à qui il avait proposé par l’intermédiaire de Nicolas Fabri de Peiresc. Finalement, la présence de savants dans sa suite, qui était composée de « soixante personnes de sa maison » et de « quinze gentilshommes volontaires », fut limitée à François Gallaup sieur de Chasteuil, qui partit « avec quatre caisses pleines de livres les plus curieux & les plus rares de la bibliothèque de son frère » 22 et au père Théophile Minuti, qui avait déjà voyagé en Orient. Le départ des ambassadeurs et de leur suite d’un port français y facilitait l’organisation d’une mise en scène spectaculaire. Marcheville s’embarqua dans le vaisseau Sainte Marie, qui fut « armé des Estendars & Flames du grand Galion du Duc de Guise » qui était gouverneur de Provence et amiral du Levant. Commandé par le sieur Belon gentilhomme du duc de Guise, le Galion (Pelicorne F. 1627), qui faisait partie de la flotte du Levant était si impressionnant que l’auteur anonyme du récit du voyage de Marcheville considérait qu’« il ne s’estoit veu dans le Port de Constantinople depuis 19 Sur les instructions données à Marcheville consulter les « Mémoires touchant l’expédition de M. le comte de Marcheville pour l’ambassade du Levant », citée dans Tongas, op.cit., p. 258 et la Lettre du roi du 28 octobre 1631, AE corresp. Pol. Turquie 4, p. 233, ibid., 22. 20 Chambre de commerce de Marseille, AA Art. 144, Olivier Teissier, Inventaire des archives historiques de la Chambre de commerce de Marseille. Marseille : impr. de Barlatier-Feissat père et fils, 1878, p. 91. 21 Sur la constitution de la suite se référer à Alastair Hamilton, art. cit., in The Republic of Letters and the Levant, Alastair Hamilton, Maurits H. van den Boogert, Bart Westerweel. Leiden ; Boston : Brill, « coll. Intersections », 2005, p. 126-130. 22 Augeri, op. cit., p. 76. Irini Apostolou 132 Mahomet un vaisseau mieux paré » 23 . Quoique, dans la littérature viatique, rares fussent les descriptions détaillées des vaisseaux en partance pour l’Orient comme celle la Sainte-Marguerite commandée par Philippe Martin de la Ciutad, qui conduisit Thevenot de Malte à Constantinople 24 , le galion dont la splendeur fut justifiée par l’importance de la suite de l’ambassadeur, qui voulait défendre l’honneur de son pays, fut équipé de « trente-six pièces de canon & pour Nochers, Pilotes, Officiers, Canonniers et Mariniers les meilleurs hommes de Provence » 25 . Durant le voyage de Marcheville, le galion du duc de Guise voyagea « en conserve » avec plusieurs vaisseaux puisque la pratique d’aller de flotte ou d’escorte réciproque permettait aux navires de limiter les risques de piratage. Le père Pierre Dan signala le danger encouru par les vaisseaux de Provence et de Marseille qui « vont seuls la pluspart du temps ; ou s’ils vont de conserve avec quelques autres, la tourmente les sépare assez souvent ; & ainsi l’avantage demeure toujours du costé des Corsaires » 26 . Arrivé à Constantinople au début de 1631, le vaisseau de Jean-Baptiste Tavernier, faisait partie d’une conserve de sept bateaux, qui quoique partis ensemble de Livourne, ils se séparèrent par la suite puisque deux étaient destinés à Venise, un à Constantinople, un à Alep et trois à Smyrne. Quelques années plus tard, Nicolas du Loir s’embarqua « à Marseille dans un vaisseau qui alloit de conserve avec celuy du Lyon d’Or » 27 qui portait Jean de la Haye, ambassadeur entre 1639 et 1665 tandis qu’en 1670, Charles François Olier marquis de Nointel, accompagné de son secrétaire le sieur La Croix et d’une nombreuse suite partit de Toulon sur la frégate La Princesse, qui commandée par Applemont, faisait partie d’une escadre de quatre vaisseaux du roi (1670-1680) 28 . Moins spectaculaire que l’escorte de Marcheville, celle de 23 Anonyme, art. cit., Mercure françois, XVII (1633), p. 804. 24 Jean de Thevenot, Les Voyages de Mr de Thevenot tant en Europe qu’en Asie & en Afrique. Paris : Charles Angot, 1889, vol. I, p. 36. 25 Anonyme, art. cit., Mercure françois, XVII (1633), p. 804. 26 Pierre Dan, Histoire de Barbarie et de ses corsaires, des royaumes, et des villes d’Alger, de Tunis, de Salé et de Tripoly, Paris, Pierre Rocolet, 2éd 1649, p. 301. 27 Nicolas Du Loir, Les Voyages du sieur Du Loir, contenus en plusieurs lettres écrites du Levant... ensemble ce qui se passa à la mort du feu sultan Mourat dans le serrail... avec la relation du siège de Babylone fait en 1639 par sultan Mourat. Paris : G. Clouzier, 1654, p. 2. 28 Sur l’ambassade du marquis de Nointel voir Albert Vandal, L’Odyssée d’un ambassadeur : les voyages du Mis de Nointel (1670-1680). Paris : Plon-Nourrit et Cie, 1900 et Irini Apostolou, « Jacques Carrey (1649-1726) et ses dessins orientaux : un artiste troyen au service de l’ambassadeur de France à la Sublime Porte », Bulletin de la Société de l’Histoire de l’art français 2001, 2002, p. 63-87. Le voyage du comte de Marcheville de Marseille à Constantinople 133 Nointel, qui devait lever l’ancre le soir, n’eut pas l’autorisation de saluer à coups de canon. Après la présentation du galion du duc de Guise, l’auteur anonyme du voyage de Marcheville dresse une liste impressionnante des seize vaisseaux, qui faisaient partie de son convoi. Outre le type du vaisseau, le nom de son capitaine et la référence aux consuls, qui devaient rejoindre leur poste, il précise leurs destinations parmi lesquelles figurent Malte et les grands ports de la Méditerranée orientale. Notons qu’à l’exception de la description de l’embarquement du marquis de Nointel à Toulon par La Croix, qui parla également de son escale à Malte avant de raconter son périple à travers les îles de l’Archipel 29 , rares étaient les références au départ des ambassadeurs dans les récits de voyages. Les étapes de leur périple En général, les vaisseaux à destination à Constantinople faisaient escale à Malte, qui était un port de correspondance. Le comte de Cézy, y vit notamment « la merveille du monde, ce digne boulevard de la Chrétienté » 30 . Quand Peiresc essayait de convaincre Holstenius de participer à la mission de Marcheville, il lui suggéra que l’ambassadeur lui donnerait son « rendez-vous à Malte pour vous y prendre en passant, si vous estimez cela meilleur ou plus commode » 31 . Après un cour séjour à Malte, l’ambassadeur et sa suite empruntèrent l’itinéraire habituel passant par Cythère (Cérigo), dont le provideur Marco Foscolo « l’envoya visiter & regaler de toutes sortes de rafraichissements bénissant le nom du Roy tres-Chrestien comme de leur protecteur et de toute l’Italie » 32 avant d’aborder les Cyclades. Outre leurs références à l’espace de la traversée maritime, les récits de voyage traitent de « l’espace circonscrit, celui des escales, des terres rencontrées sur lesquelles le voyageur s’arrête un moment plus ou moins long » 33 . Lors de différentes escales de l’ambassadeur, l’auteur anonyme focalisa son intérêt sur les événements qui mettaient en valeur ses compé- 29 Étienne La Croix, Memoires du sieur de La Croix, cy-devant secrétaire de l’ambassade à Constantinople, contenans diverses relations tres-curieuses de l’empire othoman. Paris : Claude Barbin, 1684, p. 3-36. 30 Tongas, op. cit., p. 16. 31 Nicolas Claude Fabri Peiresc, Lettres de Peiresc t. 5, Lettres de Peiresc à Guillemin, à Holstenius et à Menestrier, lettres de Menestrier à Peiresc 1610-1637, Philippe Tamizey de Larroque (éd.). Paris : Imprimerie nationale, 1894, p. 351. 32 Anonyme, art. cit., Mercure françois, XVII (1633), p. 807-808. 33 Sylvie Requemora, « L’espace dans la littérature des voyages », Patrick Dandrey, éd., Études littéraires 34, (2002), p. 257. Irini Apostolou 134 tences. Ainsi à part quelques références à la présence des Grecs schismatiques à Myconos ou à la visite de l’ambassadeur à Délos pour voir les antiquités, l’auteur consacre la plus grande partie de son récit à la présentation de ses rencontres officielles et à l’exercice de ses fonctions. Dans un esprit différent, Gallaup de Chasteuil précise qu’à Délos, il y avait « encore les vestiges de son temple et de son statue de marbre, fort grande, mutilée des bras & des jambes, & divisée en deux par le milieu, tout le visage scié depuis le sommet jusques au menton ; nous y vîmes force colonnes de marbres, & beaucoup de statues rompues comme de la Gorgonne de Pithon, & autres semblables » 34 . De même, l’auteur de la relation inachevée du voyage, s’attarde aux ruines de Délos signalant que Gallaup de Chasteuil lut l’inscription de la statue votive dédiée par les habitants de Naxos à Apollon, dont la « pesanteur » ne permit pas son transport c’est pourquoi « ils ont scié la masque » 35 . Ensuite, ils arrivèrent à Chios, passée sous contrôle ottoman en 1566, où ils furent retenus pendant un mois par la Tramontane. Durant son séjour à l’île, Marcheville eut l’occasion de s’apercevoir de la situation des religieux et de la population de rite latin (4.000 habitants sur une population de 35.000). D’après l’auteur anonyme, il reçut la visite des dignitaires religieux et de la population catholique, qui le sollicitèrent afin qu’il reçoive sous la Protection du roi de France leur église et paroisse. L’ambassadeur accepta leur demande, mais en tant que représentant du roi, il leur dit d’ajouter en toutes leurs offices l’oraison : « Pro Rege Christianissimo Ludovico protectore nostro » 36 . De plus, il intervint dans la dispute entre les Capucins et les Jésuites qui s’étaient emparés de la chapelle du vice-consulat de Chios. Grâce à ces informations, le lectorat peut constater les compétences diplomatiques de l’ambassadeur, qui réussit à bien gérer les problèmes des communautés religieuses placées sous la protection française. Contrairement à Gallaup de Chasteüil, qui après avoir qualifié l’île comme « la plus belle & la plus abondante en fruits de toute l’Archipelle », mentionna leur visite à Néa Moni et leur tour aux villages de mastic 37 , l’auteur anonyme préfère communiquer les exploits de Marcheville, qui comme le héros d’un roman 34 Augeri, op. cit., p. 77. 35 Institut de France, « Receuille du voiage de Monsieur de Marcheville, ambassadeur de Turquie, de Marceille à Constantinople », Ms Godefroy 516, fol. 337. 36 Anonyme, art .cit., Mercure françois, XVII (1633), p. 808. 37 Augeri, op. cit., p. 78. Le voyage du comte de Marcheville de Marseille à Constantinople 135 viatique 38 , essayait, malgré les différentes péripéties, de préserver son honneur et sa réputation. En effet, le séjour de Marcheville et de sa suite à Chios fut particulièrement tumultueux puisque le port de l’épée par les membres de sa suite offusqua les soldats de l’équipage d’un Bacha qui les attaquèrent. D’autres hostilités s’en suivirent suscitant les protestations de Marcheville et l’intervention du cadi (juge), qui commanda à l’envoyé du Bacha de présenter à l’ambassadeur des excuses. Cependant Marcheville ne les accepta pas puisqu’il « désiroit qu’on luy fist justice du More : & que si le Bascha ne la faisoit pas, il la demanderoit au Grand Seigneur de luy-mesme ». Finalement, d’après l’auteur anonyme, Marcheville sauva son honneur et celle de sa suite puisque « Tous les officiers, tant du Gouvernement que de ces Galeres donnerent à l’Ambassadeur la satisfaction qu’il desiroit » 39 . Néanmoins, si l’auteur anonyme insiste sur la gestion réussie de l’affaire par Marcheville, en revanche, François Marchetti signale qu’à Chios, ils furent « en danger d’être perdus par l’insolence des officiers du comte de Marcheville, qui ayant mal-traitté un Turc attirèrent sur eux la fureur de tous les habitans de la ville où ils s’estoient retirez, qui les voulurent égorger » 40 . Dans le même esprit de mettre en valeur les qualités diplomatiques de Marcheville et de justifier son comportement, l’auteur anonyme relata sa rencontre avec Capitan Pacha (ou Kapudan pacha). Malgré les recommandations du vice consul de tenir prêt le présent qui est du « au Capitaine pacha de chaque vaisseau qui se trouve à la mer », Marcheville se résolut « de ne faire ny presen, ny aucune submission qui peust lui estre honteuse, ny à la dignité de son Ambassade » et au lieu de baisser son pavillon, salua l’étendard de l’armée ottomane de cinq coups de canon. A la demande du bey de Rhodes, commandant d’une des galères de la flotte ottomane, André du Ryer, ancien consul d’Alexandrie (1623) et membre de sa suite en tant que secrétaire, rencontra le Capitan pacha, qui après cette première rencontre, le fit revenir pour lui demander que l’ambassadeur lui rende visite. Finalement, Marcheville accepta l’invitation et parla avec le Capitan pacha « & entr’autre choses de l’alliance de la France envers le Grand Seigneur » et du renouvellement des capitulations. Contrairement à l’auteur anonyme, Gallaup de Chasteuil, préféra décrire la galère somptueuse du Capitan pacha. Néanmoins, afin qu’il ne laisse pas sous-entendre un mauvais accueil 38 Sur la géographie romanesque du XVII e siècle se référer à Marie-Christine Pioffet, Espaces lointains, espaces rêvés dans la fiction romanesque du Grand siècle. Paris : Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2007. 39 Anonyme, art. cit., Mercure françois, XVII (1633), p. 811. 40 Marchetti, op. cit., p. 43. Irini Apostolou 136 de sa part, il précise que « Dès l’entrée que fit Monsieur l’Ambassadeur, il descendit de son lict, & assis sur une chaise, & lui fit donner une autre » 41 . De même, Marchetti, qui pourrait s’appuyer sur la lettre de Gallaup de Chasteuil, signale que le Capitan pacha les reçut « avec toute la pompe & toute la magnificence d’un homme de sa condition puissant en autorité et en richesses » 42 . En dépit de la prétention d’objectivité de la part de l’auteur anonyme, qui rapporta à priori des événements réels, il s’agit d’une description élogieuse de la conduite de l’ambassadeur puisqu’elle « s’appuie sur des détails concrets, certes, mais en les sélectionnant et en s’appliquant surtout à démontrer ce qu’ils comportent de méritoire ou de fortuné » 43 . Malgré la présentation de leur rencontre sous un angle positif par l’auteur anonyme et par les biographes de Gallaup de Chasteuil, les historiens de l’empire ottoman et de la diplomatie française signalèrent les répercussions négatives sur la carrière diplomatique de Marcheville, qui fut ordonné par le Sultan de quitter Constantinople en 1634. François Eudes de Mézeray la considère comme la première cause des disgrâces de l’ambassadeur 44 . De même, La Croix, signala que Marcheville se fit « plusieurs ennemis à la cour, entr’autres, le grand amiral dont il s’étoit attiré la haine, en refusant de se prêter à certaines formalités, qui paroissoient blesser l’honneur du roi son maître. Ce Bacha ne cherchoit que les occasions de se venger » 45 . Au début du XIX e siècle, dans un ton ironique, Gaétan de Raxis de Flassan, rapporte que lors de son entrevue avec Capitan pacha, Marcheville « lui dit pour tout compliment qu’il demanderait sa tête au sultan Amurat et que s’il ne pouvait l’obtenir, il déclarerait la guerre à la Porte au nom du roi son maître » 46 . Quoiqu’il en soit après cette rencontre, l’ambassadeur poursuivit son voyage jusqu’à Ténédos où selon l’auteur anonyme et Gallaup de Chasteuil, il s’embarqua, accompagné de ses gentilshommes, sur trois frégates afin de 41 Augeri, op. cit., p. 79. 42 Marchetti, op. cit., p. 43. 43 Laurent Pernot, La rhétorique de l'éloge dans le monde gréco-romain. Paris : Institut d'études augustiniennes, 1993 t. 2, les valeurs, p. 672. 44 Histoire générale des Turcs, contenant l’Histoire de Chalcondyle, traduite par Blaise de Vigenaire […], et continuée jusques en l’an 1612 jusqu’à l'année présente 1649 par F. E. du Mezeray, avec l'histoire du sérail par le sieur Baudrier […] les tableaux prophétiques sur la ruine du mesme empire. Paris : Mathieu Guillemot, 1650, p. 143. 45 Abbrégé chronologique de l’histoire ottomane par Mr de La Croix. Paris : Vincent, 1768, vol. II, p. 324. 46 Gaëtan de Raxis de Flassan, Histoire générale et raisonnée de la diplomatie française depuis la fondation de la monarchie jusqu’à la fin du règne de Louis XVI. Paris : Lenormant, 1809, vol. III, p. 20. Le voyage du comte de Marcheville de Marseille à Constantinople 137 ne pas retarder son arrivée à Constantinople. L’auteur anonyme clôt la relation du voyage de Marcheville par son entrée en fonctions qui se concrétisa par la réception du confident du Caymakan et sa rencontre avec des dignitaires et les représentants des puissances étrangères 47 : « les ambassadeurs d’Angleterre, de Venise, de Hollande & de Raguse, le Resident de l’Empereur et le Nonce de Transylvanie, le patriarche Cyrille l’envoyèrent visiter & tous les Superieurs des Ordres y furent eux-mêmes, avec quantité de Grecs et Juifs devots à la couronne de France ». Contrairement à ces informations, qui confirment le bon accueil que Marcheville reçut à son installation à Péra, le comte de Cézy, précise que son arrivée incognito à Constantinople fut « la cause qu’il ne receue pas la civilité que le comte de Cézy avait obtenu des ministres qu’on lui devait rendre » 48 . La description du voyage de Marcheville de Marseille à Constantinople, qui met en valeur ses efforts d’assurer avec succès ses fonctions d’ambassadeur, servit apparemment de contrepoids aux accusations concernant sa mauvaise gestion des affaires de l’ambassade et aux machinations menées par le comte de Cézy qui, au renvoi de Marcheville, reprit ses fonctions d’ambassadeur jusqu’en 1639. Notons que l’intention de justifier le comportement de Marcheville paraît également dans le récit de voyage de Constantinople à Marseille relaté par D. Chambo, qui, aux accusations des Marseillais que « S. E. les avaient ruinés et qui s’il revient à Marseille, ils le jetteraient dans la mer, et qu’il se gardait bien d’y venir », répondit « qu’il n’y a point d’ambassadeur qui ait fait pour les marchands ce que Monsieur l’Ambassadeur fait pour eux » 49 . 47 Anonyme, art.cit., Mercure françois, XVII (1633), p. 817. 48 Institut de France, « Relation du succez de l ambassade du comte de Marcheville en Levant et des motifs qui portèrent le Grand Seigneur et ses ministres à le renvoier en France contre son gré, par l’abbé de Cozi » ; 1631, Ms Godefroy 516, Fol. 325. 49 Bibliothèque de l’Arsenal, « Lettre escritte de Marseille, le 9 juillet 1634, par un nommé D. Chambo à M. Vitray, imprimeur du Roy ez langues orientales, contenant tout le voyage et retour de M. de Marcheville et des siens ; depuis sa sortie de Constantinople iusques à son retour en France au mois de juillet de la mesme année » Mai-juillet 1634, fol. 150r° in « Traictez et ambassades de Turquie. Recueil de pièces relatives à l’histoire des relations diplomatiques de la France avec le Levant. 1528-1640 », Sur le voyage du retour de Marchevlle, voir également la lettre adressée à Antoine Vitray, BnF, mss fr.1673, 212v°.-217r°. Irini Apostolou 138 Conclusion De Marseille, dont le rôle comme port de départ est mis en valeur, à Constantinople, le lecteur suit les différentes péripéties de Marcheville notamment avec le Capitan pacha dont la colère fut minimisée par l’auteur anonyme. Présenté comme le récit viatique d’un ambassadeur, le « Voyage du comte de Marcheville Ambassadeur du Roy » est en réalité le prétexte pour mettre en valeur sa personnalité et pour justifier sa gestion des événements diplomatiques survenus. En effet, bien que la relation de son périple adoptât la structure narrative traditionnelle du récit de voyage, qui respecte les principes du déplacement dans l’espace et le temps, elle n’avait pas comme objectif la description du pays et des populations rencontrées, mais la présentation sous un angle positif de ses compétences diplomatiques. Quoique le récit de son voyage ne fût pas un document diplomatique, sa publication dans le Mercure françois révèle du mécanisme de la valorisation de l’œuvre des diplomates qui s’affirmait également par la parution de textes élogieux prétendant raconter des événements réels. Sa publication compenserait notamment les propos diffamatoires de Césy, dont l’hostilité était connue par Marcheville. En outre, la description analytique des moyens déployés pour protéger le prestige de la France, prouverait au Secrétaire d’Etat aux affaires étrangères qu’il défendait efficacement les intérêts français en Orient malgré le mécontentement des autorités ottomanes. Néanmoins, la relation de son récit de voyage n’épargna pas l’échec de son ambassade, puisque le Sultan, furieux de sa gestion financière et de son rôle dans la libération des prisonniers espagnols et italiens, ordonna son expulsion en 1634. Échanges et mobilité en Méditerranée Acteurs et enjeux au large des côtes provençales d’après La Gazette de France (1640-1670) A LIA B ACCAR B OURNAZ U NIVERSITÉ DE L A M ANOUBA - T UNIS Lien entre l’Afrique, l’Europe et l’Asie Mineure, foyer d’une intense activité commerciale, Mare Nostrum a été dès le haut Moyen Age, le théâtre d’événements épiques mettant en présence les civilisations byzantines, latines et musulmanes. Comme nous le savons, les pays riverains et même ceux de l’Europe du nord se disputaient l’hégémonie sur place 1 . Un bref rappel de la situation est ici nécessaire pour comprendre et connaître les enjeux et les acteurs. D’une manière schématique, rappelons que depuis le XVI e siècle, deux blocs étaient en présence : l’Empire Ottoman et la France dont l’union est scellée par Le Lys et le Croissant pour lutter contre l’hégémonie de l’Empire espagnol en Méditerranée 2 . D’emblée, un fait de taille est à rappeler : Khéreddine Barberousse met le cap à Marseille en 1543 pour se joindre à la flotte française et lui prêter main forte contre Charles Quint 3 ; il assiège puis prend Nice le 22 août, et hiberne à Toulon. Il épouse la même année Dona Maria la fille du gouverneur de Calabre. Certes, au XVII e siècle, la mer intérieure offrait une vie tumultueuse. Nous assistons aux déploiements de forces navales de toute origine, conformes à cette période marquée par la recherche de la suprématie sur les mers. Pour illustrer cet aspect, je m’attacherai à considérer la Méditerranée occidentale et en particulier, belligérants, voyageurs et flottes au large des côtes provençales. Je limiterai l’espace maritime au nord par les côtes espagnoles (catalanes), provençales, italiennes, siciliennes, maltaises et au sud par les côtes barbaresques (Alger, Tunis, Tripoli). 1 F. Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, A. Colin, Paris, 1982. 2 vol. 2 A. Baccar Bournaz, Le lys, le croissant et la Méditerranée à l’époque moderne, Tunis : L’Or du Temps, 1995, réédition en cours, Tunis, éditions Nirvana. 3 Vers L’orient, fascicule B.N., Paris, 1983, p. 33. Alia Baccar Bournaz 142 Pour étayer mes propos, je me pencherai sur une autre source d’histoire maritime possible qui, tout en publiant des documents de seconde main, n’en présente pas moins un intérêt historique certain. La Gazette de Théophraste Renaudot ou Gazette de France 4 témoigne et instruit, elle présente des faits réels que le chroniqueur n’a pas vus mais qui lui ont été rapportés. Disons que c’est un des matériaux s’offrant à l’historien pour l’aider à mieux comprendre, comparer et expliquer certains documents et événements rencontrés dans sa quête d’une époque révolue 5 . Dans l’impossibilité de recenser l’ensemble des numéros publiés tout au long du XVII e siècle et d’en relever les nouvelles se rapportant au bassin occidental méditerranéen, j’ai choisi de procéder par sondages et de m’intéresser plus particulièrement aux années 1640-1670 ; elles relatent les efforts fournis par Richelieu puis par Colbert pour donner une place primordiale à la marine française 6 ; elles correspondent également à l’époque de grande crise maritime avec l’Espagne, tout en étant la phase cruciale de la lutte contre les barbaresques 7 7 . . La Gazette publie les nouvelles du pays et celles en provenance de l’étranger. La première publication paraît en janvier 1631, régulièrement tous les deux ou trois jours en moyenne. En 1640, par exemple, il y a eu cent soixante et un numéros et plus spécifiquement quarante cinq de cette publication contiennent soixante et un articles se rapportant à la vie maritime dont plus de la moitié se rapportent à la Méditerranée centrale. Ils proviennent d’origines différentes : Amsterdam, Anvers, Le Caire, Dantzig, Dieppe, Dunkerque, Exford, Flessingues, Gênes, Hambourg, Londres, Marseille, Narbonne, Naples, Paris, Tholon, Stokholm, Venise. 4 Le titre de « Gazette de France » lui fut donné plus tard en 1762 puis disparut en 1914. La Gazette de France, BNF, Département des Périodiques Paris, 1640, 1641, 1669, 1671. Cf. Alia Baccar Bournaz, « La Gazette de Théophraste Renaudot, source d’histoire maritime en France au XVII e siècle », dans Revue de Documentation historique de la marine, Vincennes, Service historique de la Marine, 1993, p. 113-149. 5 P. Albert et de Terrou, Histoire de la Presse, Paris : P.U.F., « Que sais-je ? , n° 368 », 1979. 6 H.E. Jenkins Histoire de la marine française des origines à nos jours, Paris : Albin Michel, 1977. E. Taillemitte, « Colbert et la marine », dans Un Nouveau Colbert, Paris : SEDES, 1985, p. 216-226. 7 A. Blondy, Bibliographie du monde méditerranéen. Relations et échanges (1453-1835), Paris : PUPS, « coll. Imago Mundi », 2003. Nous avons retenu la transcription de « barbaresques » avec un « b » minuscule considérant le fait que le terme a été employé plutôt pour désigner les corsaires turcs que comme un nom propre d’ethnie. La Gazette de France (1640-1670) 143 Pour mieux cerner les données (articles, lettres, ordonnances, comptesrendus maritimes), je les classerai par thèmes : Transport de passagers ; Transport de marchandises ; Vaisseaux et navigation ; Pirates et corsaires ; Marine de guerre et Renseignements généraux. Il est, d’ores et déjà, intéressant de noter que c’est le thème concernant la marine de guerre qui est le plus fourni, ce qui correspond bien à l’époque d’agitation maritime opposant les puissances en lice : l’Angleterre, l’Espagne, la France, La Hollande, l’Italie, l’Empire ottoman. Laissons donc les articles nous éclairer. Transport des passagers Il s’agit le plus souvent de nouvelles concernant des personnages illustres : pachas, ambassadeurs, ou députés qui, par nécessité professionnelle, empruntent la voie maritime pour parvenir à destination 8 . Elles mettent l’accent sur l’intense activité régnant sur les eaux autant dans le domaine du voyage que dans celui de la diplomatie et du commerce. Le départ du vice-roi de Naples s’accompagne, de prudence et de précautions. Les lignes suivantes sont éloquentes car elles laissent apparaître les sentiments d’appréhension que l’on ressent à la veille de s’engager sur les flots, sentiments dus, en partie, aux mauvaises rencontres que l’on peut y faire : Le 30 du mois passé Dom Francisco di Melos arriva ici avec quatre galères de Sicile et une de Toscane. Notre Vice-roi envoya aussitôt un courrier à Dom Melchior Borgia, qui est près de Gênes, pour l’avertir de cette arrivée et le prier instamment de le venir prendre en ce port avec toute sa squadre, afin de l’escorter jusques à Gênes, pour éviter la rencontre de l’armée navale de France, qui est sur ces mers 9 . Ces lignes nous éclairent sur l’itinéraire maritime emprunté. Il est bien défini grâce aux références géographiques et humaines qui teintent de véracités les faits relatés et demeure le moyen de transport essentiel qu’utilisent les députés pour se rendre dans les pays où ils sont attendus : Il est ici arrivé une barque de Catalogne appartenant à un député de cette Province, qui partit le 12 du courant pour Aix-en-Provence, où il alla demander au Comte d’Alais permission de faire sortir de ce pays là de la poudre, plomb, mousquets, et autres munitions et armes. La haine des Catalans contre les Castillans s’augmente tellement de jour en jour, que mariniers catalans qui sont en ce port, ne veulent point répondre quand on 8 Dieppe, 24 sept. 1640, n° 126, p. 694. 9 Naples, le 7 septembre 1640, n° 137, p. 737. Alia Baccar Bournaz 144 leur parle Castillan, bien que cette langue leur soi aussi familière que l’autre 10 . Cette nouvelle met l’accent sur la rivalité existant entre Castillans et Catalans dont nous découvrons l’état d’esprit ainsi que le comportement. À l’ouest de Marseille, le transport de la Vice-reine de Naples est protégé, quant à lui, par les chevaliers de Malte : L’agent de l’ordre de Malte a écrit que les galères de la religion étaient parties pour venir à Gênes y porter la Vice-Reine de Naples. Elles ont pris par le chemin une tartane corsaire, avec soixante Turcs, et force butin de prix, qu’on a fait conduire à Malte dans la même tartane 11 . La nouvelle exploite l’événement pour mettre l’accent sur les actions héroïques de ces soldats de la mer dont l’une des fonctions consiste à escorter les personnages illustres craignant d’être attaqués. Ainsi, même le voyage d’un haut responsable peut être remis : L’Ambassadeur d’Espagne qui devait aller à Nice pour traiter avec le Cardinal de Savoie, est ici demeuré sur l’avis que 4 galères étaient sorties de Marseille pour l’observer 12 . Ces quelques articles nous révèlent que Marseille, plaque tournante, tient un rôle stratégique dans la plupart des déplacements au cœur de la Méditerranée centrale et reste, de ce fait, nécessaire à tout vaisseau naviguant tant vers l’Est que vers l’Ouest. Il en est de même pour le transport des marchandises. Les Côtes provençales offrent, à cette époque, de larges possibilités dans le domaine commercial. Transport des marchandises L’activité intense permet de familiariser le lecteur avec les denrées importées. Celles-ci sont de tout ordre : sucre, cherbet, toiles fines… 13 , sel. Il peut s’agir aussi du transport de cavalerie 14 . Il est même question de pièces d’or sonnantes et trébuchantes : On nous écrit de Livourne, qu’un vaisseau qui avait chargé du sel à Tripoli était prêt d’en repartir, pour retourner à Venise, avec des passeports du Bassa de ladite ville, fut attaqué par trois corsaires d’Alger, contre lesquels 10 Marseille, le 20 novembre 1640, n° 150, p. 808. 11 Idem. 12 Gênes, le 28 mars 1940, n° 54, p. 293. 13 Venise, le 25 octobre 1640, n° 146, p. 789. 14 Naples, le 5 sept. 1640, n° 133, p. 725. La Gazette de France (1640-1670) 145 il se défendit assez longtemps : mais que ceux qui étaient dessus furent, enfin réduits à mettre le feu aux poudres,(…), préférant une mort glorieuse à l’esclavage ; (…). Cette perte est d’autant plus considérable, qu’outre sa charge, il y avait cent cinquante mille pièces de huit Réales, pour divers négociants 15 . Cependant, les marchandises sont souvent choisies pour préparer une guerre, comme l’indique cet extrait d’une lettre de « Malthe » : On a eu nouvel avis que le Grand Seigneur fait une armée navale de sixvingts galères : pour l’armement desquelles il fait des provisions extraordinaires de toutes sortes de munitions de guerre et de bouche ; comme aussi de chanvre et laines : Et qu’il a particulièrement envoyé Adaramant Bay de Chio Bacha à Tunis, et à Alger, avec ordre d’y armer des vaisseaux et cuire grande quantité de biscuits 16 . Les lignes qui précèdent nous fournissent des détails concernant les produits transportés d’un point à un autre et évoquent l’insécurité qui règne sur ces eaux où il faut veiller sur le contenu du vaisseau : hommes et vivres. À cet effet, la marine de guerre est présente, non seulement pour intimider les pays rivaux mais aussi pour escorter les convois pour les protéger contre les nombreuses attaques en mer 17 . Une coalition semble s’être formée pour réduire à néant quiconque gênerait le transport des marchandises et des voyageurs. Aussi, certaines nouvelles sont-elles de véritables reportages narrant avec détails les aventures marines permettant au lecteur de suivre les diverses péripéties de combats 18 . Citons en exemple, le beau récit d’un combat entre corsaires de Tripoli et passagers d’un navire marchand français où, en véritable relation de voyage, toutes les actions sont analysées avec soin : cette chronique enrichit le lecteur à plus d’un titre, ainsi, sur le plan psychologique, elle dévoile l’esprit de sacrifice des voyageurs soutenus par leur foi, tandis que leur héroïsme est dicté par l’effroi que suscite en eux l’état d’esclavage s’ils sont pris par les barbaresques. Ces nouvelles campent aussi le portrait moral du corsaire et transmettent un portrait stéréotype : habile marin, il est décrit comme étant cruel et rusé pour qui l’amour de l’humanité est un bien vain mot 19 . 15 Bureau d’Adresse Paris, 25 janvier 1640, n° 13, p. 57-59. 16 Extraordinaire, Extrait d’une lettre de Malte, 26 novembre 1639, n° 13, p. 59. 17 Naples, le 5 sept. 1640, n° 133, p. 725. 18 Londres, le 26 février1671, n° 30, p. 225-232 ; Extraordinaire de Londres, le 6 février 1671, n° 15, p. 111-115. 19 Venise, le 12 déc. 1670, n° 3, p. 17-18. Alia Baccar Bournaz 146 Ces événements réels proches, les témoignages écrits légués, cette épopée méditerranéenne, ont concouru ensemble à la transmission de tout un héritage fort intéressant et utile. Ainsi ils nous permettent de prendre connaissance des ports, des vaisseaux, des équipements et du contrôle du trafic maritime. Équipement des vaisseaux et navigation Nous apprenons que le port de Toulon est modernisé pour abriter quelques trois cents bâtiments et qu’on améliore le port de Marseille. Leurs bassins servent de point d’attache aux flottes du Levant. Le rapporteur des événements focalise ses écrits sur les vaisseaux dont il souligne les détails. Il nous familiarise avec les diverses embarcations de toutes dimensions et de diverses origines voguant aux larges des côtes de Provence la bannière claquant aux vents marins : vaisseaux, frégates, brûlots, galères, galions, pataches, caïques, felouques, tartanes, esquifs, chacune ayant sa particularité propre : pièces de canons, voiles, banderoles, escotilles... Nous relevons dans ces nouvelles tout un lexique propre à la technique de la navigation tels que : croiser en mer, mettre à fonds, donner la chasse, être sur mer, avoir le vent en poupe, pleine voile. La loi du plus fort qui orchestre tout ce monde n’empêche pas pour autant qu’au large des Côtes de Provence, tout un cérémonial adéquat gère, par des lois bien définies, ce lieu de communication. Ainsi, les capitaines doivent « tirer le salut »ou « mettre leur pavillon pour se faire connaître» « envoyer un esquif pour visiter le passeport du Capitaine du navire. » Il est aussi de bon aloi lorsque deux vaisseaux se rencontrent de s’enquérir sur leur trajet et leur destination. Tout un code peut s’établir entre eux leur permettant de communiquer par le nombre de coup de canon. Par contre lorsqu’ils doivent se livrer bataille, il est nécessaire de planter sur la poupe une bannière rouge pour les Occidentaux et une banderole « de couleur verte, semée de demi-lunes d’argent entrelacées » pour les Barbaresques. À dire vrai, l’ensemble des articles se rapportant aux équipements des vaisseaux et à la circulation navale révèle le grand intérêt que chaque pays concerné, porte à sa flotte. Il lui accorde le plus haut intérêt, lui donne une place de choix dans son budget et attache une attention particulière à son amélioration. Il veille jalousement sur sa qualité tout en espionnant celle du voisin ; il s’attend à tout moment à une attaque ennemie, tant sur mer que sur terre 20 et procède même à de cruelles levées de troupes 21 . En effet, au 20 Amsterdam, le 8 octobre 1640, n° 36, p. 740. La Gazette de France (1640-1670) 147 large de Marseille, Nice et Toulon, le danger les guett : il est incarné soit par les pirates, véritables brigands des mers, soit par les corsaires qui défendent leurs bannières, selon les enjeux politiques dictant leurs actions. Pirates et Corsaires 22 Au large, on se doit d’être vigilant pour faire face à l’immuable scénario : les rencontres avec les écumeurs des mers dont l’objectif est le butin humain et la cargaison qu’ils se doivent d’arracher à la flotte ennemie 23 . L’accent est surtout mis sur la présence barbaresque 24 . En effet, ces corsaires sont redoutés : « Les peuples environnant la Sicile, Malte craignent les felouques turques découvertes aux entrées et issues de leurs ports 25 . » Cette nécessité les pousse à s’organiser pour se défendre : Le Prince de Satriano et les Sieurs Tiberio, Brancacio et Blanco gouverneurs de Salerne, de Lecques et Constanzane ont été ici demandés par notre Vice- Roi avec plusieurs autres gouverneurs pour recevoir ses ordres de bien munir toutes les places maritimes de ce royaume contre les Corsaires de Barbarie qui témoignent y avoir quelques desseins, étant déjà en mer 26 . Alger fut le centre de l’aventure barbaresque. C’est de cette ville essentiellement que les corsaires effectuaient leurs assauts contre Gênes, la Calabre, l’Ile d’Elbe, la Provence, Marseille, la Ligurie, la Catalogne…Ces affrontements maritimes ont constitué l’une des marques des rapports entre les deux rives ; il est l’un des traits les plus marquants de ce lieu, carrefour de la mer intérieure. Les moments épiques ont forcément entraîné la capture de chrétiens et de musulmans dont l’esclavage et le rachat ont constitué la trame de l’histoire méditerranéenne à l’Époque Moderne 27 . Je ne rappellerai que deux exemples : celui de Saint Vincent de Paul qui, au cours d’un voyage maritime de Marseille à Narbonne, fut pris par les barbaresques, emmené esclave 21 Naples, le 26 février 1640, n° 45, p. 189. Dans cet ordre d’idées, lire également l’article publié à Hambourg, le 22 fév. 1640, n° 36, p. 154. 22 N. Djelloul, La voile et l’épée. Les côtes du Maghreb à l’époque médiévale. Publ. Faculté des Lettres, des Arts et des Humanités-La Manouba-Tunis 2011. 2 volumes. 23 Le Caire, le 31 mars 1640, n° 54, p. 294. 24 Hambourg, le 24 janv. 1669, n° 16, p. 131-132. 25 Venise, le 17 avril 1671, n° 56, p. 455. 26 Naples, le 17 mars 1640, n° 43, p. 293. 27 Fr. Moureau (dir.), Captifs et Esclaves en Méditerranée, XVI e -XVIII e siècles, Paris : Presses Univ. Paris-Sorbonne, « coll. Imago Mundi », Paris, 2008. Alia Baccar Bournaz 148 à Tunis et vendu à un alchimiste en 1605 28 et celui d’un marchand de la ville de Cassis, raconté en 1679 par Jean Bonnet, à Antoine Galland 29 . Le narrateur appartient à une famille de commerçants installée à Cassis qu’il quitte à l’âge de l’adolescence pour apprendre « l’art de la navigation ; » il se fait prendre dans le détroit séparant les îles de Corse et de Sardaigne par des corsaires de Barbarie. Son esclavage à Tunis dure de 1669 à 1672. La majorité des nouvelles recensées mettent sur scène ces faits. Ainsi, il est question du combat meurtrier, opposant les Hollandais à leur retour « d’Archangel » et des pirates, « proche le Cap S. Vinces », des corsaires de Malte qui arraisonnent les caravanes turques 30 et du procès d’un pirate anglais 31 . Certains Extraordinaires racontent avec moult détails les divers stratagèmes et tactiques guerrières que l’on utilise pour venir à bout des barbaresques. Les attaques de la flotte ottomane suscitent la crainte de bien de pays côtiers, telle l’île de Malte qui édifie d’imposantes fortifications 32 . Ils sont une réelle menace encourue par les vaisseaux réguliers dont l’objectif est d’arriver à bon port, c’est pourquoi, les États cherchent souvent à traiter avec eux 33 . Faute de quoi, ils pourchassent les barbaresques sans merci ; ainsi, dans les nouvelles de La Gazette, il est question des Génois qui font couler « une de leurs galères à fond 34 , » des Anglais qui prennent un navire d’Alger 35 , ou poursuivent les barbaresques 36 , des Français qui « se préparaient, en cette île là (Malte) à se mettre aux trousses des pirates 37 , » les pourchassent ou leur barrent tout simplement la route les empêchant d’atteindre le large : Nous avons su par les dernières lettres de Zante, que l’on y avait appris d’une tartane de Malte, que les Barbares d’Alger, avaient quatre vaisseaux 28 P. Coste, Correspondances / Lettres de Saint Vincent de Paul, 9 tomes, cf. Tome I, Lettres du 24 juillet 1607 et du 28 février 1608. Édition numérique par le Père Claude Lautissier, c.m., http: / / www.famvin.org/ fr/ edition%20SV/ Doc_CDRom. htm. 29 A. Galland, Histoire de l’esclavage d'un marchand de la ville de Cassis, à Tunis, Paris, édition la Bibliothèque, « coll. l’écrivain voyageur », Paris, 1992. 30 Venise, le 27 mars 1671, n° 47, p. 383. 31 Extraordinaire de Londres, le 6 fév. 1671, n° 15, p. 117. 32 Venise, le 10 mars 1671, n° 53, p. 430. 33 Venise, le 10 avril 1671, n° 53, p. 430. 34 Naples, le 8 déc. 1668, n° 3, p. 17. 35 Marseille, le 20 janv. 1671, n° 14, p. 104 ; Gênes, le 28 janv. 1671, n° 19, p. 150 ; Londres, le 26 mars 1671, n° 41, p. 338 et le 24 avril 1671, n° 45, p. 372. 36 Extraordinaire de Londres, le 6 fév. 1671, n° 15, p. 11-112. 37 Venise, le 13 mars 1671, n° 41, p. 336. La Gazette de France (1640-1670) 149 prêts pour aller en course mais lesquels n’osaient sortir à cause de deux Français, qui étaient à l’embouchure du port, tandis que cinq autres de la même nation, se tenaient aux environs : et cette tartane ajoutait que quatre gros navires, encore, Français, se préparaient à Malte, aussi, pour aller donner la chasse aux pirates, et favoriser la navigation des marchands. 38 Face à une telle situation, chaque pays épie l’autre. Les nouvelles rapportent souvent avec précision, l’activité maritime de chacun d’entre eux. Marine de guerre et renseignements généraux L’offensive de l’Empire Ottoman porte les nations à épier ses activités ainsi que ses moindres mouvements, tandis que l’agitation des Chevaliers de Malte intéresse au plus haut point 39 . Les renseignements obtenus amènent souvent à créer une diversion. Ainsi, une nouvelle écrite à Lyon évoque une affaire d’espionnage découverte par les habitants de Tarragone où il est question d’une galère envoyée par la ville de « Baye Roze », pour faire croire aux habitants que l’armée espagnole marchait sur eux 40 . Ces diverses informations sont de la plus haute importance car elles influent sur les décisions des gouvernements. Un mouvement de troupes peut même en découler 41 . Les nouvelles alarmantes qui se répandent influent sur les mesures à prendre pour se défendre : Notre Vice-Roi (Naples), ayant eu avis que l’Archevêque de Bordeaux s’approchait de ces côtes, fait équiper en diligence toutes ces galères, et a envoyé avertir le Vice-Roi de Sicile d’en faire autant des siennes 42 . Le voyage d’un haut responsable peut être remis : L’Ambassadeur d’Espagne qui devait aller à Nice pour traiter avec le Cardinal de Savoie, est ici demeuré sur l’avis que 4 galères étaient sorties de Marseille pour l’observer 43 . Sur terre, les différents pays tentent d’établir des chartes de navigation, des règlements internationaux. Non seulement toutes les nations n’œuvrent pas ensemble, mais certaines sont hostiles les unes aux autres et nombreux 38 Venise, le 6 mars 1671, n° 39, p. 327. 39 Extraordinaire, Extrait d’une lettre de Malte, le 26 nov. 1639, n° 13, p. 59. 40 Lyon, le 27 déc. 1640, n° 3 (1641), p. 10. 41 Amsterdam, le 16 avril 1640, n° 53, p. 292. 42 Naples, le 1er août 1640, n° 112, p. 613. 43 Gênes, le 28 mars 1640, n° 54, p. 293. Alia Baccar Bournaz 150 numéros de La Gazette témoignent combien les révélations faites sur les allées et venues de la flotte d’un pays sont surveillées, espionnées. La lecture de ces différents articles est enrichissante à plus d’un titre. Elle nous révèle que l’élément marin, au large des côtes provençales, sert de décor aux événements qui ont marqué la Méditerranée occidentale. Sa situation privilégiée l’a converti en lieu de convoitise, de dangers et d’aventures. Il est assimilé à un verrou permettant de fermer ou d’ouvrir le passage d’Est en Ouest et du Nord au Sud. Il s’impose comme plaque tournante du commerce et comme espace d’échanges vivant, utile et incontournable. C’est un carrefour où se décide la ligne de conduite adoptée par les puissances maritimes rivales. C’est là que se font et se défont les alliances, que se préparent les affrontements et que se forge la psychologie guerrière des pays environnants. Il abrite une ébullition humaine, génératrice d’un brassage de races et de peuples. D’où son rôle prépondérant en ce milieu du XVII e siècle. Par leur laconisme et malgré une subjectivité latente, les nouvelles léguées par La Gazette de France mettent en relief l’événement dans tout son éclat et sont capitales pour l’historien attentif à la vie économique, politique et sociale méditerranéenne. De ce point de vue, elles sont révélatrices d’une conscience collective, amplifie une perspective plurielle de l’Histoire maritime au large des côtes provençales au XVII e siècle et contribuent à sa survie dans la mémoire des hommes. Consuls, marchands et voyageurs français dans le Levant aux XVII e et XVIII e siècles, une vision de soi et de l’altérité : d’un stéréotype l’autre J EAN -P IERRE F ARGANEL A IX -M ARSEILLE U NIVERSITÉ , CNRS, TELEMME, A IX - EN -P ROVENCE C’est au XVII e siècle que la présence française était la plus diverse, consuls, marchands, voyageurs et pèlerins s’y côtoyaient. Le commerce de la France avec l’Empire ottoman favorisé par les Capitulations, accordant aux Français de substantiels privilèges, prenait son essor. Dans le même temps les puissances prépondérantes du siècle précédent, l’Espagne, Venise et l’Empire ottoman étaient confrontées à la montée de nouvelles forces en Méditerranée. L’Angleterre, l’Autriche, la Hollande, la France et à la fin du siècle la Russie investissaient la Méditerranée. Les conflits, les aléas des relations franco-ottomanes, les difficultés internes de la Porte pesèrent sur le négoce français au Levant. De même, les contacts souvent difficiles avec les Levantins ainsi que la réforme des consulats et du séjour au Levant influencèrent la sensibilité des résidents français au Levant. La vision que ces Français avaient d’eux-mêmes et des Levantins était liée à un héritage antique et médiéval. Sous l’influence des nouvelles réalités elle fit place à d’autres stéréotypes. Dans un premier temps nous porterons notre attention sur les voyageurs français au Levant et dans un second temps sur les consuls et les marchands et consuls en raison de l’homogénéité du groupe qu’ils formaient. Un premier XVII e siècle encore empreint de l’héritage de l’Humanisme : les voyageurs (1600-1630) Un voyage, généralement est une sorte de quête et l’on y découvre ce que l’on y cherche précisément. Il en allait de même pour ces voyageurs du XVI e siècle. Pour beaucoup, le voyage du Levant consistait en une sorte de pèlerinage sur les lieux mythiques de l’Antiquité et du début du christia- Jean-Pierre Farganel 152 nisme, en un mot se mettre dans les pas des grands Anciens. Pour eux l’Humanisme et son héritage antique constituaient un horizon insurpassable bien supérieur à celui de la méditerranée orientale de leur temps. Pour beaucoup d’entre eux les Grecs n’étaient plus que l’ombre de leurs grands ancêtres. De même leur servitude sous le joug turc était le châtiment divin pour le schisme de 1054. Le voyageur était en quête d’une Antiquité grécoromaine et chrétienne. Celle-ci consistait en une compilation des bons auteurs de l’Antiquité au détriment de l’Orient méditerranéen évoqué seulement en quelques lignes. À l’exception d’un marin comme Vincent Leblanc, la plupart des voyageurs étaient issus d’un milieu aristocratique ou ecclésiastique, comme André Thevet, et accompagnaient une ambassade comme celle d’Aramon. On le devine ils étaient plus enclin à porter leur regard sur la cour du Sultan que sur le peuple. En revanche un auteur comme Pierre Belon, médecin et botaniste, fit preuve d’une grande curiosité et s’intéressa à tous les aspects des régions qu’il a traversées. Toutefois, les observations de Pierre Belon, bien que très riches et précises souffraient par moments d’un manque de rationalité en laissant une place au merveilleux en admettant la croyance selon laquelle des démons hantaient les mines d’or ottomanes et aidaient les mineurs. André Thevet croyait au loup-garou. L’entrée de l’Europe dans une économie monde, selon l’expression d’Immanuel Wallerstein, ainsi que les grandes découvertes scientifiques et géographies entraînèrent une crise de l’Humanisme à partir des années 1580 qui devait se résoudre au cours des décennies suivantes 1 . Les relations de voyage de ce premier XVII e siècle ne différaient guère dans leur forme de celles du siècle précédent. La relation de Beauvau pour l’essentiel recélait un inventaire peu détaillé des régions traversées. Deshayes était plus précis et indiquait les longitudes et les latitudes et prêtait plus d’attention aux climats et aux paysages, sa description de Constantinople était assez précise. Un autre voyageur, Fermanel, rompait partiellement avec cette pratique. Sans négliger les bons auteurs, il accor- 1 Les voyageurs du XVI e siècle étaient, pour la plupart, des latinistes et des hellénistes confirmés et connaissaient sans le moindre doute le terme grec ethnos qui désigne aussi bien une province, un peuple, l’étranger ou le barbare. Au Moyen-âge il désigne surtout le païen ou l'infidèle, le terme ne revêtit sa signification actuelle qu’en 1787. Ces voyageurs étaient croyants et pour eux les différences humaines étaient issues de la descendance des fils de Nöé, la distinction de l’autre était surtout religieuse. La différentiation physique de l’autre apparaît au XVII e siècle pour justifier la traite, pour certains l’argument physique était plus pertinent que ceux de la controverse de Valladolid. La notion de race n’est théorisée qu’au XVIII e siècle, notamment avec Buffon et Linné, certains comme le Baron de Tott affirme l’existence d’une hiérarchie raciale. Consuls, marchands et voyageurs français dans le Levant 153 dait une plus grande attention aux réalités de son temps. Les paysages, les activités économiques et le nombre des habitants de l’île de Scio, par exemple étaient évoqués. Durant ce premier tiers du XVII e siècle, on note encore chez certains auteurs la confusion entre identité européenne, française et chrétienté. C’était le cas de Beauvau, Du Loir et Fermanel. Toutefois, les expressions de « musulmans et de chrétiens d’Orient » étaient trop vagues pour définir les réalités levantines. Si Beauvau ne différenciait pas la nationalité de la religion à propos des Grecs, des Arméniens, des Arabes ou des Turcs, par la force des choses les ethnies du Levant furent prises en compte. On relève chez Fermanel une distinction entre Grecs et Chrétiens d’Orient ainsi qu’entre Turcs et Arabes. Ceux-ci, selon lui, supportaient mal la domination ottomane. Deshayes, une décennie avant Fermanel, faisait preuve de plus d’originalité et trouvait des similitudes entre les provinces françaises et les régions traversées, comme la Picardie et la Roumanie. Surtout il notait l’hostilité des populations aux Ottomans. « Le païs est presque entièrement ruiné [...] outre cela il est habité de trois sortes de personnes de différente religion, qui sont merveilleusement animés contre les Turcs, & qui supportent mal volontiers leur domination. » 2 Dans nos sources nous relevons très peu de considérations sur l’aspect physique des Levantins et encore elles sont lapidaires, apparemment la perception de l’autre passait surtout par l’identité religieuse. Les voyageurs français, catholiques pour la plupart, se considéraient comme les détenteurs de la vraie foi et jugeaient sévèrement les Grecs qui, selon eux, étaient punis par Dieu en raison du schisme de 1054. « Il semble que Dieu les a voulu châtier en ce jour là pour leur montrer leur faute et l’énormité de leur crime, par la perte de leur ville capitale, les rendant esclaves d’un peuple extrêmement barbare et cruel 3 . » Ainsi en dépit d’une prise de conscience progressive de la nature de la mosaïque ethnique peuplant l’Empire ottoman, la perception de l’altérité reposait encore largement sur l’appartenance religieuse. Les mutations de la seconde moitié du XVII e siècle La seconde moitié du XVII e siècle connut de profondes mutations sur le plan culturel et scientifique, la querelle des Anciens et des Modernes s’était soldée par l’avènement d’un nouvel état d’esprit. La quête des voyageurs 2 Deshayes de Courmesnin, Voyages du Levant, faits par le commandement Du Roy en l'année 1621, Paris, 1629, p. 218-222. 3 Fermanel, Le voyage d’Italie et du Levant, Rouen, 1687, p. 41. Jean-Pierre Farganel 154 avait changé. Jusqu’à la fin du XVIII e siècle la référence aux héritages antiques restait, toutefois, récurrent. Cependant, l’intérêt pour un Orient contemporain était devenu l’objet principal des récits. Les progrès des sciences, de la géographie ainsi que de la cartographie avaient modifié la perception de l’espace. De même l’empirisme avait laissé la place à l’expérimentation. Le XVII e siècle avait vu la naissance de l’orientalisme, avec notamment Melchisédech Thévenot. Les paysages, les hommes, leurs activités et leurs institutions apparaissaient autrement qu’en filigrane. L’aspect des Levantins ainsi que leurs mœurs faisaient l’objet de longues considérations. Le souci d’étayer un discours par des éléments concrets devenait primordial, sans que l’on ait aucune certitude sur l’exactitude de leurs sources. Certains voyageurs pratiquaient même les langues orientales et avaient des informations de première main. Jean Thévenot parlait plusieurs langues orientales, comme le Chevalier d’Arvieux. La vie quotidienne des Levantins était évoquée plus précisément, Jacob Spon, un antiquaire, se livra à de minutieuses descriptions des atours des Levantins comme ceux des femmes de Mycone 4 . La relation de La Boullaye-le-Gouz teintée d’antisémitisme, a l’instar d’autres publications, notait que les Juives étaient d’abord facile. « Cette nation est si sale & malpropre, que l’on ayme mieux une Turque de trente ans, ou une Grecque de vingt, qu’une Juive de quinze ans 5 ». Selon Nicolas Iorga, Thévenot est allé au Levant dans le même esprit que Pierre Belon et, il a fait preuve d’une grande curiosité à l’égard des sujets ottomans. Chez lui les Orientaux avaient acquis une identité physique, leur costume et leur aspect corporel ont retenu son attention, Les Turcs sont ordinairement de belle taille, ayant le corps fort bien proportionné 6 . En Turquie les femmes sont ordinairement belles, bien faites et sans défaut, elles sont fort blanches 7 . Les Chiots sont vêtus à la génoise, ils sont laids, et quoique de belle taille leur visage fait peur. Pour les femmes elles sont très belles, et de taille avantageuse, elles ont le visage blanc comme le plus beau jasmin 8 . Toutefois Thévenot n’était pas, non plus exempt de certains préjugés comme le montrait son opinion sur les Égyptiens. 4 Jacob Spon, Voyage d’Italie, de Dalmatie, de Grèce et du Levant, Lyon, 1679, p. 115. 5 La Boullaye-le-Gouz, Voyages et observations, Paris, 1657, p. 34. 6 Jean Thevenot, Relation d’un voyage fait au Levant, Paris, 1664, réédition Paris : La Découverte, 1981, p. 71. 7 Jean Thevenot, op. cit., p. 123. 8 Jean Thevenot, op. cit., p. 159-160. Consuls, marchands et voyageurs français dans le Levant 155 Je parlerai ici premièrement des Mores, après avoir dit brièvement deux mots des Égyptiens en général. Les gens du pays généralement, tant musulmans que chrétiens sont tous basanés, ils sont très méchants, grands coquins, lâches, paresseux, hypocrites, grands pédérastes ; larrons traitres [...] enfin ils sont parfaits en tous vice, ils sont poltrons au dernier degré 9 . Le chevalier d’Arvieux a longuement décrit les populations qu’il a rencontrées au Levant. Il a évoqué en détails les habits des femmes et des hommes arabes, la vie sous la tente. Il a rapporté que les Druses allongeaient le crâne de leurs nouveau-nés en le comprimant avec des bandages 10 . Les récits de Tavernier sont un véritable guide pratique à l’usage du négociant au Levant, on y trouve aussi bien des considérations sur l’hospitalité chez les Arméniens que des conseils pour se protéger de l’ophtalmie. Ses descriptions d’habitants incluant leur physique, leur costume et leur parure sont fréquentes. De même, il a livré des données économiques et démographiques, comme pour la ville de Smyrne par exemple. La ville est fort peuplée & ne contient pas moins de quatre-vingt-dix mille âmes. On y compte plus ou moins soixante mille Turcs, quinze mille Grecs, huit mille Arméniens, & six ou sept mille Juifs. Pour ce qui est des Chrétiens d’Europe, qui y font tout le commerce chacune de ces nations y a l’exercice de sa religion complètement libre 11 . Si les populations ottomanes n’ont guère retenu l’attention de Tavernier, en revanche, il a été plus disert à propos des Cherques ou des Kalmouks. « Ce sont des hommes robustes, mais les plus laids qui soient 12 . » On regrette que Chardin se soit limité dans son récit essentiellement à la Perse, en voulant éviter toute redondance avec les relations de ses prédécesseurs àpropos de l’Empire ottoman. Toutefois, les réflexions de Chardin méritent quelque attention. En effet, Chardin était un précurseur de Montesquieu en attribuant aux faits sociaux une explication naturelle liant climat et politique. Après 1685, l’Ordonnance royale du 21 octobre 1685 faisait défense de s’embarquer pour le Levant sans un permis délivré par la Chambre de Commerce de Marseille, ainsi les amateurs éclairés ne pouvaient plus se 9 Jean Thevenot, op. cit., p. 295. 10 Chevalier d’Arvieux, Mémoires du Chevalier d'Arvieux, Paris, 1735. 11 Jean-Baptiste Tavernier, Les six voyages de J. B. Tavernier en Turquie, en Perse et aux Indes, Paris, 1679, réédition Paris : F. Maspero, « La Découverte » 1981, 2 tomes, tome I, p. 139-140. 12 Jean-Baptiste Tavernier, op. cit., tome II, p. 60. Jean-Pierre Farganel 156 rendre au Levant. La sociologie des auteurs de récits de voyage était modifiée par ce filtrage des départs. À la fin du règne de Louis XIV deux relations nous intéressent particulièrement, celle de Joseph Pitton de Tournefort qui partit au Levant sur l’ordre de Pontchartrain pour un voyage d’étude et celle de Paul Lucas un antiquaire missionné par le roi. Tournefort était médecin et surtout un botaniste hors-pair. Il est l’origine de la notion d’espèces naturelles en botanique et de la première classification rationnelle des espèces botaniques. Non seulement il a ramené en France un imposant herbier, mais encore a-t-il multiplié ses observations touchant à des domaines aussi divers que les institutions ottomanes, l’archéologie, l’histoire, la société ou l’économie. Il a également consacré une longue partie de sa relation à décrire les costumes et les parures des Levantins. Il faisait preuve de la même minutie et de la même rigueur que pour les plantes. Toutefois son approche n’était pas exempte de préjugés. Les Grecs de l’Archipel étaient dépeints avec un certain dédain, il les trouvait ridicules. De même certaines femmes grecques et juives lui apparaissaient sales. En revanche il éprouvait plus d’indulgence pour les Turques qu’il jugeait magnifiques. Ces remarques s’assortissaient d’une comparaison avec les femmes françaises, et leur pratique de l’hygiène qui n’était pas en leur faveur. Quant aux Turcs il les estimait assez bien faits et de belle taille. Il attribuait à une bonne hygiène corporelle et une vie saine le nombre moins important de gens contrefaits en Turquie. Les populations grecques, juives et géorgiennes n’ont guère trouvé grâce à ses yeux, en revanche il avait une certaine estime pour les Turcs. Il a fustigé l’ignorance des médecins grecs qui affaiblissaient le patient par leurs pratiques. En un mot, Tournefort minutieux observateur du Levant, a également été victime de ses apriori. Il a vu la société ottomane à travers le prisme de la société de son temps, convaincu de la supériorité européenne 13 . Quant à Paul Lucas, antiquaire du roi en mission au Levant, son érudition s’accompagnait d’une observation critique de l’Orient. Son récit à la fois traditionnel et novateur s’efforçait d’expliquer les comportements humains ; pour lui c’est la chaleur du climat qui poussait les femmes à la galanterie 14 . La relation de Corneille Lebrun est empreinte du même sentiment de supériorité des Européens, chez lui les termes liés à la nationalité, Grecque, Hollandaise, Française sont plus fréquemment employés que ceux de Chrétiens. Pour lui l’occupation turque était responsable de la décadence de 13 Joseph Pitton de Tournefort, Relation d'un voyage au Levant, Paris, 1717, réédition Paris : F. Maspero, « La Découverte », 1982, tome I, p. 246, 310, tome II, p. 84, 89, 91, 177. 14 Paul Lucas, Voyage du Sieur Lucas fait en MDCCIV par ordre de Louis XIV, dans la Turquie, l’Asie, Sourie, Palestine, Haute et Basse Égypte, Rouen, 1724, p. 355. Consuls, marchands et voyageurs français dans le Levant 157 la culture et de la science des Grecs 15 . En un siècle, la vision de l’autre a changé chez nos voyageurs, celui-ci n’est plus seulement perçu à travers son appartenance religieuse mais aussi à travers sa nation. Il prend aussi une apparence physique précisément décrite. Surtout les faits associés aux comportements, à l’histoire, les institutions et autres ne trouvent plus leur explication dans un recours à la providence divine mais des explications naturelles. La nature remplace la providence divine. Consuls et marchands au Levant Le cas des marchands et des consuls nous a semblé être le plus révélateur de l’évolution de la vision de soi au cours de cette période. En effet, les Archives de la Chambre de Commerce et d’Industrie de Marseille conservent les correspondances de consuls, des marchands ainsi que celles des religieux français établis dans les Échelles du Levant. Cet ensemble nous permet d’esquisser une représentation relativement fidèle de la sensibilité de ce groupe. Consuls et marchands étaient soumis à une double pression. La première pression était liée à la situation locale et aux relations avec les Levantins et les officiers ottomans. Selon le lieu, la situation était plus ou moins bonne. En Égypte la xénophobie occasionnait de nombreuses difficultés au quotidien. Les violences et les émeutes dirigées contre les Européens étaient fréquentes sans compter les avanies imposées par les mamelouks et les autorités ottomanes, comme le rapporte le consul Benoit de Maillet dans sa correspondance avec la Chambre de Commerce de Marseille. L’Échelle de Smyrne était celle où les Européens jouissaient de la plus grande liberté. Ils bénéficiaient de la bienveillance des agas des douanes désireux de développer le commerce de la ville. Entre ces deux extrêmes, les autres établissements français connaissaient une situation moyenne fluctuant au gré des circonstances. La seconde pression était liée aux réformes des consulats et de l’exercice du négoce au Levant. Les Ordonnances royales de 1681 et 1685 et de 1703 qui régissaient le séjour des Français furent perçues par les marchands comme une atteinte à leurs libertés. Les représentations et les respectueuses mémoires qui déjà se référaient au modèle anglais ne donnèrent aucun résultat. Aussi une contestation s’installa dans les Échelles entre 1690 et 1715 dirigée contre les autorités religieuses. Celle-ci s’exprima chez certains consuls et marchands sous la forme de manifestations d’anticléricalisme, voire de refus de la pratique religieuse. Ne pouvant s’attaquer à un pouvoir trop puissant ils s’en prenaient à une institution qui était à la 15 Corneille Lebrun, Voyage au Levant, Paris, 1714, p. 27-28, 86-87. Jean-Pierre Farganel 158 fois la justification d’un pouvoir monarchique de droit divin et la zélée auxiliaire de l’État. Par exemple, dans l’île de Candie un consul avait chassé le chapelain consulaire pour y loger un Turc. De même un marchand refusait d’assister à l’office et de communier à Pâques. Généralement, l’hostilité à l’égard des religieux étaient moins radicale et se bornait à assister à l’office dans une autre église que la chapelle consulaire et, surtout le cas le plus fréquent, l’assemblée de la nation refusait de payer l’entretien de la chapelle consulaire et le traitement du chapelain. Les Secrétaires d’État ne purent imposer leur réforme du statut des consuls qu’en s’appuyant sur une ancienne institution des Échelles, l’assemblée de la nation. Cette assemblée réunie par le consul pouvait prendre des décisions qui avaient force de loi dans l’Échelle et s’imposaient au consul. Par ce biais la monarchie française parvint à ses fins mais donna aux marchands un pouvoir nouveau dont ils surent se saisir. Du fait des réformes, la résidence et l’exercice du commerce français au Levant n’étaient plus régis par la coutume mais par des règlements et des ordonnances. Dans ce contexte les marchands ne se fondèrent plus sur ceux-ci pour faire valoir leurs droits mais sur les notions de loi et de droit. Au début des années 1690 on peut relever dans la correspondance de la nation française d’une Échelle une protestation de la part des « citoyens » de l’Échelle contre ceux qui ne respectent pas les ordonnances du roi. De même, les marchands durent apprendre à composer avec la mosaïque de nationalités qui composaient la population ottomane. Le terme générique de chrétien perdait sa pertinence pour définir un Levantin. Les rapports ne sont pas exactement les mêmes avec un Grec, un Arménien ou un Maronite. De même la distinction entre Arabe, Kurde, etc. et Turc s’imposait, le terme musulman ne rendant pas compte de la sujétion des premiers au dernier. La notion d’Europe chrétienne volait en éclat. D’autres nations européennes, au cours du XVII e siècle, avaient, elles aussi, bénéficié de Capitulations comme les Anglais et les Hollandais. L’unité chrétienne de l’Europe avait été définitivement brisée par la Réforme des Anglais, ces Hollandais n’étaient plus des coreligionnaires mais des concurrents voire des ennemis lorsque la guerre était déclarée en Europe. La notion de nation française primait donc désormais sur toute autre appartenance. Dans le même temps les relations avec les officiers ottomans et surtout les barataires devaient amener les marchands à un certain relativisme et à la notion de la réciprocité des droits. Lors de la gestion de leurs affaires à Marseille ou au Levant ils ont pu apprécier la loyauté de certains de leurs interlocuteurs ou leur duplicité. Certains juifs furent appréciés et défendus comme Villaréal, un négociant juif expulsé de France ; une pétition des marchands marseillais prit sa défense. De même les marchands d’Alep Consuls, marchands et voyageurs français dans le Levant 159 refusèrent d’évincer les juifs de la protection française comme le souhaitait le ministre. En 1722, une pétition défendant un Turc condamné à mort pour l’assassinat d’un compatriote affirmait que ce qui est accordé aux Français en Turquie devait l’être aux sujets ottomans en France. À la fin du règne de Louis XIV, les sensibilités avaient largement évolué, même si quelques-uns avaient abandonné la pratique religieuse, dans l’ensemble voyageurs, marchands et consuls étaient restés croyants, mais avec une religiosité accompagnée d’une forte rationalité dans la perception de la réalité, ce qui ne signifie pas que ce nouvel état d’esprit était exempt de stéréotypes et d’a priori. Ce qui est remarquable c’est que cette évolution de la sensibilité était concomitante avec la révolution scientifique qui a affecté l’Europe durant la seconde moitié du dix-septième siècle. L’aristotélisme s’effondrait, les avancées en anatomie mettaient à mal la médecine d’Hippocrate et de Galien, les Grandes Découvertes montraient que les Anciens ne savaient pas tout et surtout qu’ils étaient indépassables. Les Modernes l’emportaient sur les Anciens. Dans le même temps un esprit nouveau de curiosité se développait assorti d’une volonté de compréhension et d’explication. C’est le sens qu’il faut, sans doute, donner à l’évolution des récits de voyages. Toutefois, le prisme des pesanteurs sociales et culturelles devait générer de nouveaux a priori. D’un stéréotype l’autre Ainsi la mutation des sensibilités est apparue dans la seconde moitié du XVII e siècle pour s’achever à la fin du siècle suivant. Elle prépare l’essor des Lumières. La rationalité a marqué cette période, toutefois elle fut mise en défaut par l’état des connaissances de l’époque incapables de répondre à certaines questions. Sans doute l’essor nouveau des sciences a-t-il porté à croire que tout répondait à des causes naturelles. À la fin du dix-septième siècle et au début du dix-huitième siècle, certains voyageurs expliquaient des faits historiques et sociaux non plus par la providence divine mais par des causes naturelles comme le climat. Cette idée fut théorisée par Montesquieu. L’idée d’un ordre social naturel fit son chemin au sein de l’élite des négociants marseillais ; dans un mémoire s’opposant à l’ordonnance de 1781 imposant un retour au dirigisme commercial, les négociants avançaient que l’ordre social répondait à un ordre naturel fondé sur le rapport entre le père et le fils, traduire entre possédant et subalterne. Surtout de nouveaux stéréotypes s’ajoutaient aux anciens, celui du marchand juif ou grec malhonnête qui fraude dans ses transactions avec les Français alors que le Français est mû par des principes plus élevés sous l’œil de ses compatriotes et répond de Jean-Pierre Farganel 160 ses actes. De même la mue était accomplie et la nation française du Levant était assimilée à la nation française et les négociants s’assimilaient à son élite. « En effet quels sont ces établissements si ce n’est la nation elle-même. Nos lois nous y suivent, nos codes civils, criminels et marchands y sont la règle des décisions des officiers du Roy. » 16 La vision du despotisme développée par Montesquieu à propos des Ottomans était aussi la leur, non sans quelques raisons du fait de l’arbitraire des officiers ottomans. « Seul un peuple orgueilleux, parce qu’il est ignorant, indolent et voluptueux, laisse tous les Européens, en pleine liberté de trafiquer dans ses États sans songer lui-même à faire un commerce extérieur. » 17 Même Vergennes, autrefois ambassadeur à Constantinople, jetait un regard désabusé sur les Ottomans qu’il jugeait quasiment incapables de s’adapter au monde moderne 18 . Si la générosité des Lumières tempérait quelque peu ce sentiment de supériorité et cette condescendance affichée par certains en affirmant l’universalité de l’homme et ses droits comme le firent les philosophes, il faut reconnaître que les Lumières ont eu leur coté sombre en inventant les races humaines. En effet la diversité des hommes révélée par les différentes explorations ne trouva d’autres explications pour certains que dans l’existence des races. Sans doute cette vision a-t-elle été plus ou moins préparée par des relations de voyages comme celle de Tournefort qui établissait une hiérarchie entre Turcs, Grecs et autres ethnies. À la fin du XVIII e siècle le baron de Tott 19 , fervent partisan de Montesquieu, affirmait que la décadence des Turcs était due à la perte de leur pureté raciale. Sans doute la pratique de l’esclavage et de la traite a-t-elle favorisé cette vison. Des caractères physiques étaient pour certains plus à même de justifier l’injustifiable que la controverse de Valladolid. Volney 20 se démarque de de Tott, en réfutant la théorie des climats et, s’il décrit les types raciaux de Syrie ou d’Égypte, il n’établit pas de hiérarchie entre les hommes et mène une réflexion sur la décadence des civilisations liée à des causes historiques. 16 Archives de La Chambre de commerce et d'industrie de Marseille, liasse J 59, 21 mai 1781. 17 Idem. 18 Pierre Duparc, Recueil des instructions aux ambassadeur et ministres de France, XXIX Turquie, instructions de Vergennes à l'ambassadeur Choiseul-Gouffier, p. 488-489. 19 Baron De Tott, Mémoires du Baron de Tott sur les Turcs et les Tartares, Amsterdam, 1784. 20 Volney, Voyage en Égypte et en Syrie, Paris, 1787, tome II, p. 426-427. Consuls, marchands et voyageurs français dans le Levant 161 Bibliographie indicative Atkinson, Geoffroy. Les relations de voyages au XVII e siècle et l’évolution des idées. Paris, 1924. Djaït, Hichem. L’Europe et l’Islam. Paris : Seuil, « collection Esprit », 1972. Farganel, Jean-Pierre. Les marchands dans l’Orient méditerranéen aux XVII e et XVIII e siècles : la présence française dans les Échelles du Levant (1650-1789). Paris I- Panthéon-Sorbonne, Lille, ANRT, 1992, 2 volumes. Farganel, Jean-Pierre. « La formation d’une identité nationale et européenne chez les voyageurs et les marchands français au Levant à l’époque moderne », CTHS : L’Europe à la recherche de son identité. Paris, 2002, p. 387-402. Farganel, Jean-Pierre. « La représentation du territoire chez les voyageurs français dans l’Empire ottoman XVI e -XVIII e siècles », LIAME, Bulletin du Centre d’Histoire moderne et contemporaine de l’Europe méditerranéenne et de ses périphéries. Université Paul Valéry-Montpellier III, Janvier-Juin n° 1, 1998, p. 107-135. Farganel, Jean-Pierre. « Le corps, la parure, le vêtement chez les Orientaux vus par les voyageurs français du XVI e au XVII e siècle : un regard entre exotisme et ethnologie (1545-1715) », Stéréotypes dans les relations Nord-Sud, Hermès, n° 30, CNRS EDITION, (2001), p. 125-136. Iorga, Nicolas. Les voyageurs français dans l’Orient méditerranéen. Paris : Société Française d’Imprimerie 1924. Rouillard, Clarence-Dana. The Turk in French History: Thought and Litterature. Paris : Bouvin, 1942. Les Marseillais dans l’Échelle d’Alexandrie au XVII e siècle. Entre un cadre de vie exotique et un nouveau modèle O UEDED S ENNOUNE C HERCHEUR ASSOCIÉ AU CMMC DE N ICE Au XVII e siècle, la communauté marseillaise est bien représentée dans la ville d’Alexandrie en ce qui concerne les échanges commerciaux. Cette présence remonte aux croisades et plus exactement au XIII e siècle. Bien que les motivations des Marseillais dans les échelles 1 du Levant soient avant tout déterminées par des relations d’ordre économique, l’objectif de cette étude ne sera pas de dresser un tableau du trafic marchand à Alexandrie. Dans un premier temps, nous nous attacherons à présenter le cadre de vie dans lequel cette communauté a évolué. Puis nous exposerons ses différentes composantes tout en établissant des comparaisons avec d’autres échelles pour en souligner les particularités. Dans un troisième temps, nous nous intéresserons aux relations sociales entretenues par cette communauté aussi bien avec les autorités ottomanes, qu’avec la population locale mais également avec les autres nations étrangères. Les sources utilisées sont diverses. Tout d’abord, nous nous référerons aux archives historiques qui renferment la correspondance consulaire et les rapports conservés à la Chambre de commerce et d’industrie de Marseille, aux Archives nationales et à la Bibliothèque nationale de France. Puis, en second lieu, viennent les récits de voyage issus d’un corpus de 251 auteurs du VI e au XVIII e siècle dont 70 au XVII e siècle 2 . La troisième source sur laquelle nous allons nous appuyer concerne les documents iconographiques. Dans les différents plans, cartes et 1 De l’italien scala ; ports de la Méditerranée orientale. 2 Oueded Sennoune, Alexandrie dans les récits de voyage. VI e -XVIII e siècles. Documents pour l’histoire ou sources historiques ? , Paris, L’Harmattan, « coll. Méditerranées », 2015, p. 240-243. Oueded Sennoune 164 dessins qui reproduisent Alexandrie, on voit apparaître la maison consulaire des Français. Le cadre de vie des Marseillais La partie sud de la ville d’Alexandrie offre d’emblée une vision contrastée. Le pourtour est inscrit dans un environnement composé d’un paysage à la fois semi-désertique et verdoyant grâce à la présence du lac Maréotis à côté duquel coule un canal prenant naissance sur la branche canopique du Nil à environ 80 km d’Alexandrie. Ce cours d’eau artificiel accueille une nature luxuriante tout autour et en particulier sur ses rives « embellies de force iardinages de palmiers, orangers, citronniers, grenadiers, caffeiers, & carrubiers » 3 d’après François Savary de Brèves (1604). Puis, au nord de la ville, deux ports sont séparés par une langue de terre, « que la Turquie est contrainte d’avoüer le plus celebres de ces havres » 4 d’après le même voyageur. En ce qui concerne la ville, celle-ci est divisée en deux dès le XVI e siècle ; d’un côté nous avons la vieille ville ou ville arabe d’époque Toulounide, construite dans un périmètre restreint de la ville antique, et de l’autre, nous avons la nouvelle ville ou ville turque qui se trouve extramuros, sur la langue de terre située entre l’île de Pharos et le continent dans la partie que l’on appelle depuis l’Antiquité l’Heptastade. Quant à l’espace architectural occupé par la nation française jusqu’à la fin du XVII e siècle, il est composé d’un édifice qui se trouve intra-muros comme on peut le voir sur le plan dressé en 1605 par un Anonyme de langue italienne. 5 Comme tous les édifices de la ville, la maison consulaire était pourvue d’une terrasse, en témoigne Julien Bordier (1611), écuyer du baron de Salignac, ambassadeur d’Henri IV à la Porte ottomane (1604-1610), à qui l’on fit « acomoder une tres belle chambre sur la terrasse de laquelle se peut voir la ville, les champs & la mer ensemble » 6 . Mais à la fin du XVII e siècle, un changement s’opère au sein de la nation française qui décide de déménager pour s’installer sur la langue de terre séparant les deux ports. Plusieurs documents iconographiques attestent la 3 François Savary de Brèves, Relation des voyages de Monsieur de Brèves…, Paris, 1628, p. 233. 4 François Savary de Brèves, op. cit., p. 232. 5 Voir la reproduction dans : Oueded Sennoune, « Le commerce à Alexandrie au Moyen Âge », Études alexandrines 4, 2011, p. 114. 6 Julien Bordier, Partenant de Paris de monseigneur Le Baron de Salignac Ambassadeur pour sa majesté tres chretienne a Constantinople (1604-1612), Paris, Bnf, Ms. Fr. 18076, f° 736. Les Marseillais dans l’Échelle d’Alexandrie au XVII e siècle 165 présence de ce nouvel édifice sur les rives du port oriental de la ville. L’entrée du port oriental appelé, entre autres, Port Franc était autorisée aux chrétiens, tandis que le port situé à l’ouest, appelé Port d’Afrique ou encore Eunostus, était réservé aux Turcs. Sur la carte dressée par les savants de l’Expédition de Bonaparte, le bâtiment consulaire est reporté et légendé. Pascal Coste, lors de son séjour en Égypte pour restaurer le canal d’Alexandrie en 1819, a reproduit l’Hôtel des Français qui touche le rivage. L’intérieur de ce bâtiment a même été relevé comme on peut le constater dans un document conservé aux Archives nationales et reproduit dans l’ouvrage de Raoul Clément 7 . Ce changement de résidence est motivé par différents facteurs. La ville nouvelle était devenue plus importante que la ville intra-muros depuis la conquête des Turcs en 1517. La plus grande part des activités commerciales se déroulaient désormais dans ce territoire où les Turcs et les juifs y habitent depuis au moins la seconde moitié du XVI e siècle. 8 La seconde raison de ce déménagement peut se lire dans une lettre conservée à la Chambre de commerce de Marseille dans laquelle le consul Ségla écrit le 18 juillet 1679 : Ils [marchands] sont expozé tous les jours à traverser un fort grand chemin despuis le fondigue jusqu’à la Marine et cela dans les plus grandes chaleurs ou soleil sans y comprendre mesme que vos biens et vos effets sont expozés facilement à la rage des voleurs les arabes du Paijs 9 . Suite à ces plaintes, on sait que la décision de déménager prit effet la même année, en 1679, comme il est écrit dans une lettre du 15 juin 1681 signée par le consul Ségla : Pour ce qui regarde cette nouvelle fabrique de l’auquelle 10 … les français d’alex. e furent changés il y a dix huit mois par l’authorité de l’autre Basha du fondigue ou ils estoient pour aller en un lieu ou vos biens, les leurs, leurs vies furent en toute seureté » 11 . 7 Raoul Clément, Les Français d’Égypte aux XVII e et XVIII e siècles, Ifao, Le Caire, 1960, p. 154 : plan de l’okelle joint à la lettre de Monsieur Dez datée du 29 septembre 1730 (Archives Nationales). 8 Michel Tuchscherer, « Bāb al-Bahr ou Porte de la Marine, un quartier commercial en déclin dans Alexandrie intra-muros (1550-1650) », dans Histoire, archéologies, littérature du monde musulman. Mélanges en l’honneur d’André Raymond, Le Caire, 2009, p. 57-76. 9 Archives de la Chambre de commerce et d’industrie de Marseille, J 561. 10 Le mot « auquelle » découle de l’arabe wakala, attesté en Égypte depuis le XIII e siècle. 11 Archives de la Chambre de commerce et d’industrie de Marseille, J 561. Oueded Sennoune 166 Cette dernière citation souligne un autre fait intéressant, on note que ce n’est plus le mot fondigue qui est utilisé mais « fabrique de l’auquelle ». Il en est de même dans les relations de voyage du XVIII e siècle. Ce changement de vocabulaire provient donc directement de l’occupation de ce nouveau bâtiment dont le statut juridique est certainement différent de celui du fondigue bien que l’aménagement intérieur soit le même : magasins de stockage au rez-de-chaussée et logement à l’étage. Composition de la nation française On peut d’ores et déjà avancer que la nation française est composée essentiellement de Marseillais dans les échelles du Levant jusqu’à la fin du XVIII e siècle. La communauté est ainsi composée de consuls, vice-consuls, négociants, censaux, artisans, chirurgiens, religieux. Les noms des personnes qui résident à Alexandrie, au Caire et à Rosette ont été répertoriés par le marquis Gravier d’Ortières 12 envoyé par Louis XIV en 1685 dans le but de conquérir Constantinople, sous couvert d’une inspection commerciale dans les échelles du Levant. Le roi souhaitait remédier aux abus et aux malversations dans le commerce par le moyen d’une inspection générale des marchands et consuls afin de « perfectionner et augmenter le commerce des françois, y détruire celuy des estrangers » 13 . Le mémoire regroupe en priorité des données économiques des différentes échelles entre 1685 et 1687. Étienne Gravier passe en revue chaque ville de la Méditerranée orientale où sont installées les nations française et européennes selon un plan précis. Il commence par Constantinople puis continue avec Gallipoly et les Dardanelles, Smyrne, Isle de Sçio, Salonique, Athènes, Candie 14 , les Iles de l’Archipel (Tine, Mille, Naxos), Satalie, Lernica en Chypres, Alep, Tripoly de Syrie, Seyde ou Sidon, Barut, St Jean D’acre, Rame, Hierusalem, Jaffa, Egipte (Le Caire, Alexandrie, Rosette). Quant aux sujets développés par notre émissaire, ceux-ci tournent autour des personnes et de leur statut, des navires, des marchandises, des monnaies utilisées… Revenons à la composition de la nation française en Égypte. Nous sommes donc au mois de juin 1687 lorsque Étienne Gravier visite l’Égypte. Au Caire, on compte une trentaine de personnes, tous Marseillais, sauf deux orphelins de Chartres et des Vénitiens sous la protection de France. 12 Étienne Gravier d’Ortières, « Memoire de Monsieur d’Ortières touchant les Échelles du Levant », dans Journal de M. de Girardin pendant son ambassade à Constantinople. (1685-1688), Paris, BnF, ms. fr. 7174. 13 AMAE, CP, Turquie, supplément, volume 6, f° 208-212. 14 La Crète. Les Marseillais dans l’Échelle d’Alexandrie au XVII e siècle 167 À Alexandrie, on compte vingt personnes dont dix-neuf Marseillais et un Aixois ainsi qu’un drogman juif et un Messinois sous la protection de France. À Rosette, on compte trois personnes dont deux Marseillais et un drogman juif. Voyons maintenant les différentes catégories de personnes résidant dans ces échelles. Alors que certaines d’entre elles sont des officiers comme le consul, le vice-consul, le drogman (interprète), le chancelier, le chapelain, d’autres ne portent pas ce titre comme le marchand, le censal (courtier), l’artisan et le chirurgien. Consul et vice-consul Avant toute chose, il faut signaler un point important au sujet de la nomination du consul. Au cours du bas Moyen-Âge, les autorités municipales se chargent de désigner les consuls. Puis, au XVI e siècle, Marseille étant rattachée au royaume de France depuis 1481, les nominations des consuls se font par lettres de provision du roi. C’est ainsi qu’au début du XVII e siècle, le consul d’Alexandrie, François Savary de Brèves, Parisien originaire de Touraine, est propriétaire de la charge à partir de 1609. Mais on sait qu’il ne séjourna pas en Égypte grâce à un système de fermage qui avait été mis en place. C’est ainsi que les consuls et vice-consuls qui résidaient sur place étaient tous des Marseillais 15 . Le fait d’avoir à la fois un consul et un vice-consul n’était pas une situation particulière à l’Égypte. Dans certaines échelles du Levant, on retrouve ce même schéma. On peut citer l’exemple du Royaume de Candie où le consul réside à La Canée et le vice-consul à Candie. Il en est de même en Syrie, le consul réside à Alep et le vice-consul à Alexandrette. On note qu’à Constantinople, nous n’avons pas de consul mais un ambassadeur. En Égypte, ces deux charges étaient la règle depuis la seconde moitié du XVI e siècle d’après les récits de voyageurs qui notent que cette pratique était en usage de façon officieuse. En effet, dès cette époque, on lit que le consul de France réside au Caire et qu’à Alexandrie, réside un vice-consul. Mais la situation ne devient officielle qu’en 1627 avec le consul marseillais Fernoux qui décide de s’installer définitivement au Caire. Les raisons de ce changement sont d’ordre pratique. Le Caire étant une capitale, il était donc préférable pour le consul de se rapprocher du pouvoir. Aussi, Le Caire est une place marchande plus importante. En plus des marchandises qui arrivaient de la Méditerranée, le Caire bénéficiaient de celles arrivant de la mer Rouge. 15 Pour la liste des consuls, se référer à : Octave Teissier, Inventaire des archives historiques de la Chambre de Commerce de Marseille, Marseille, 1878, p. 160-170. Oueded Sennoune 168 Drogman (interprète) La charge d’interprète relève de l’institution consulaire. Au Caire et à Alexandrie, le même drogman est un certain Dominique Fournetti de Constantinople, c’est-à-dire qui a fait son école dans cette ville. Par école, on entend « école des Jeunes de Langues » instituée par Colbert en 1669. L’enseignement se déroulait à la fois à Paris et à Constantinople. Dans ce cas présent, Fournetti est un Marseillais. Mais cette charge était rarement occupée par des personnes originaires de cette ville. Dans les autres échelles, elle est plutôt occupée par des Parisiens comme en témoignent le Sr Mail qui réside à La Canée et le Sr Jacques Mari qui réside à Candie : tous deux ont été enfants de Langue. Les drogmans ne sont pas tous appointés. À Alexandrie et à Rosette, on choisit de prendre un interprète sur place, en témoignent Issouf Squinanoly, d’origine juive, second drogman à Alexandrie et Abraham Tucioly, également d’origine juive, drogman à Rosette. À Chypre, le drogman, Sieur Angely, est un Grec du pays 16 , tandis qu’à Smyrne, nous avons, en plus des quatre drogmans appointés dont un juif, quatre drogmans ad honores 17 . Chancelier Cette fonction relève également de l’institution consulaire. Le chancelier est chargé de la correspondance et peut agir en tant que notaire. Les voyageurs citent un certain Locussol 18 qui dans la liste d’Octave Teissier devient consul. Nous avons également Jean Baptiste Barthélemy qui réside au Caire depuis 4 ans et Jean-Jacques Seron, à Alexandrie depuis 3 mois. Chapelain Dans le fondouk ou la fabrique de l’auquelle, nous savons qu’il y avait une chapelle administrée par un religieux de l’ordre franciscain qui dépend de l’institution consulaire comme Julien Bordier (1611) le rapporte. le dimanche II nous ouymes la messe, dans ce fondic, qui est le mesme logis du sieur consul Fernoulx, ou y a une chapelle gentillemant ornée par un religieux de St François, que le reverand pere gardien de Hierusalem 16 Étienne Gravier d’Ortières, op. cit., p. 422. 17 Étienne Gravier d’Ortières, op. cit., p. 352. 18 Balthazar de Monconys, Voyage en Égypte de Balthasar de Monconys, 1646-1647, par H. Amer, Le Caire, 1973, p. [14]. Les Marseillais dans l’Échelle d’Alexandrie au XVII e siècle 169 envoye tous les ans aux Chappellenie, comme Tripoly, Baruth, Seyde, Alep, Alexandrette & autre lieux de levant, frequanté de Chrestiens latins, & se trouva a ceste messe plusieurs marchants provençaux & quelques honestes gens artisans » . 19 Négociants et marchands Les négociants constituent l’effectif le plus important du corps de la nation. Bien qu’ils ne soient pas officiers consulaires, ils participent aux assemblées de la nation pour la prise des décisions, que le consul est tenu de réunir dans la salle consulaire en prenant compte de leurs opinions. Tous ces marchands font les commissions de ceux de Marseille en tant que facteurs, tandis que les négociants vivant à Marseille sont les majeurs. Dans les listes d’Étienne Gravier, on lit les noms Cousinery et Magy : grandes familles de commerçants marseillais qui se sont unies à la suite de contrats matrimoniaux. Censal (courtier) Ce terme qui serait d’origine arabe est particulier au commerce du Levant. Dans liste d’Étienne Gravier, on lit le nom d’André Boyer qui réside à Alexandrie depuis 9 ans ; il fait partie des plus anciens. Au Caire, nous avons Gaspard Grange qui y réside depuis 31 ans, le plus ancien de la nation au Caire. La durée du séjour des nationaux est plus longue au Caire qu’à Alexandrie en règle générale. Sur les vingt marchands résidant à Alexandrie, nous en avons six entre 8 et 12 ans, onze entre 3 mois et 2 ans. Tandis qu’au Caire, sur une trentaine de marchands, nous en avons 10 qui ont résidé entre 11 ans et 36 ans. Artisans Nous n’avons aucun artisan cité par Étienne Gravier qui la plupart du temps ne donne pas de noms. Dans son mémoire on lit plutôt : « Quelques artisans ». Néanmoins, au Caire, sont cités Guillaume et Louis Valleille, confiseurs de Marseille. On rencontre également la mention de cuisiniers et de boulangers dans les autres échelles. 19 Julien Bordier, op. cit., f° 737r. Oueded Sennoune 170 Femmes Au sujet des femmes, plusieurs questions viennent à l’esprit. Qu’en est-il de leur présence dans les échelles du Levant et en particulier à Alexandrie ? Est-ce que le consul et les marchands vivaient avec leur famille dans les échelles ? On peut supposer que les marchands résidant dans le Levant pour une courte période ne prenaient pas la peine de faire venir leur famille. Mais pour ceux qui séjournaient de longues années, qu’en était-il ? Dans les différentes listes établies par Étienne Gravier, il n’est fait mention que de mariages mixtes. Pourtant, au début du XVIII e siècle, l’ordonnance du roi datée de 1716 autorise « les femmes et les filles dont les maris ou les pères établis dans les Echelles du Levant d’y aller faire leur résidence en prenant pour cet effet un congé des députés de la Chambre de Commerce de Marseille » 20 . Cette ordonnance sous-entend que cette pratique était interdite auparavant. Mais il faudrait également y déceler une prise de position pour éviter les mariages mixtes. En effet, dans cette même ordonnance de 1716, des mesures sévères sont prises contre les mariages avec des indigènes. Au Caire, La Combe Apothicaire et Jean de Gavotte, installés respectivement depuis 16 ans et 32 ans, sont mariés avec des femmes du pays sans autres précisions. À Alexandrie, François Martin d’Aix, installé depuis 8 ans, est marié également à une femme du pays sans autres précisions. Ce manque de précision est assez étrange. Dans les autres échelles, Étienne Gravier, en présentant les mariages mixtes, précise l’origine de la religion de la conjointe. À Constantinople, le Sr Roboly est marié à une Grecque catholique 21 ; à Candie, le Sr Icard de la Ciotat est marié à une Grecque de rite latin 22 . Pour le cas de l’Égypte, où il n’y a aucune précision d’origine, doit-on supposer qu’elles sont musulmanes ? Si c’est le cas, il y aurait obligation de conversion sous peine d’être brûlé vif d’après la loi. Nous n’avons pas d’exemple de l’application de cette loi. C’était plutôt un moyen de demander une forte somme en échange. Échanges et vie sociale Comme nous l’avons vu, la nation française vivait au sein du fondouk ou de l’auquelle à Alexandrie. Dans ce contexte particulier, les différences sociales devaient s’effacer en raison du faible nombre de représentants. 20 « Ordonnance … qui deffend à tous François de se marier dans les Échelles du Levant, aux femmes et filles de François », Paris, 1726, p. 1-4. 21 Étienne Gravier d’Ortières, op. cit., p. 298. 22 Étienne Gravier d’Ortières, op. cit., p. 391. Les Marseillais dans l’Échelle d’Alexandrie au XVII e siècle 171 Cette proximité a eu pour conséquence de créer un lieu parallèle. De plus, en dehors de ce cadre, les Marseillais se retrouvaient entourés de personnes aux origines variées sur un territoire où plusieurs mondes se côtoyaient. Quelle était la nature de leurs relations avec les Turcs, la population locale et les autres nations européennes : Vénitiens, Livournais, Hollandais, Anglais ? Échanges avec les autorités ottomanes Pour comprendre les échanges entre les Marseillais et les autorités ottomanes, nous avons le témoignage très parlant d’une cérémonie chez l’Aga, donné par le pèlerin Anthoine Morison (1697), chanoine à Bar-le- Duc. Celui-ci nous livre sa vision personnelle de la scène en même temps qu’il nous fait découvrir le comportement des Marseillais n’hésitant pas à adopter les habitudes des Alexandrins contrairement à notre voyageur. Ensuite les mêmes esclaves aportent les eaux de senteur, enfermées dans des petits flacons à long cols, au bout desquels sont quelques trous par lesquels sort cette eau que les esclaves jettent au visage. Pour moi qui n’étoit pas acoûtumé à sentir cette sorte de rosée, je parois de la main & faisois signe à l’esclave de passer à mon voisin, tandis que l’Aga, les autres Turcs, & une partie de nos gens, la recevoient avec avidité, en lavoient leur visage, & en savonnoient leur longue barbe, avec un sérieux que j’avois bien du mal à garder. 23 Le cadre idyllique dans lequel le pèlerin Anthoine Morison nous invite ne souligne qu’une facette des relations entretenues entre la nation française et les autorités ottomanes. D’après Étienne Gravier, l’Égypte, qui compte trois échelles - Alexandrie, Le Caire et Rosette - était réputée pour être la contrée la plus difficile du Levant. À l’opposée, Smyrne était réputée pour être une échelle où il faisait bon vivre grâce à la proximité de la Porte où il était facile d’aller se plaindre et obtenir justice des moindres vexations, cette protection n’étant pas forte dans les échelles éloignées 24 . Étienne Gravier avait pour mission, en Égypte, de régler les problèmes internes entre les autorités locales et les marchands marseillais. Ainsi, il se rend chez le pacha du Caire qui avait refusé d’obéir aux commandements de la Porte, lesquels étaient la réduction des droits de douane et la diminution du droit d’ancrage pour les navires à Alexandrie. Mais quelques jours après l’application de ces nouvelles mesures en faveur des Marseillais, une émeute éclate 23 Anthoine Morison, Voyage en Égypte d’Anthoine Morison, 1697, par G. Goyon, Le Caire, 1976, p. [17]-[18]. 24 Étienne Gravier d’Ortières, op. cit., p. 313. Oueded Sennoune 172 à Alexandrie où notre émissaire faillit perdre la vie. Pour pouvoir embarquer, celui-ci est obligé de rétablir le droit d’ancrage avant de demander justice au Pacha du Caire qui destitue le kiaya de la bannière d’Alexandrie. 25 Échanges avec la population locale Les relations n’étaient pas limitées aux autorités ottomanes. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la nation française ne vivait pas repliée dans un ghetto. Certaines règles étaient imposées comme la fermeture des fondouks la nuit et le vendredi au moment de la prière. Mais dès le XVI e siècle, nous avons des exemples d’échanges avec la population notamment par le biais du commerce des antiquités qui a favorisé les contacts en dehors du réseau officiel. Anthoine Morison (1697) écrit : On trouve dans ces ruïnes des medailles anciennes & des pierres gravées : il est vrai qu’elles ne sont pas toutes également belles & curieuses ; mais il arive souvent que les païsans, apellez Fellas, en aportent à monsieur le viceconsul, & aux marchands, de très-rares, qu’ils leur vendent à très-bon prix, n’en connoissant pas la valeur. 26 Ce type de commerce a ainsi encouragé d’autres échanges avec la classe paysanne qui ne fait pas partie du grand circuit commercial. Relations avec les autres nations européennes Vers le milieu du XVII e siècle, il semblerait que les Français soient les seuls Européens à commercer en Égypte. Dans le mémoire d’Étienne Gravier, on apprend « qu’il n’y a en Egypte aucune nation que la françoise… Depuis 25 ans il n’y a plus de consul Anglois ny Hollandois… qui se sauverent en laissant… des dettes » 27 . Cela ne les empêcha pas de continuer à commercer en Égypte puisque la nation française prenait sous sa protection des marchands d’autres nationalités. Bien que le souhait du roi Louis XIV était de détruire le commerce des autres nations européennes, cette règle devait être difficilement réalisable surtout lorsque l’on peut tirer profit des marchands que l’on place sous sa protection. Pour un observateur 25 Paris, BnF, ms. fr. 7170, f° 2-3, 14 juillet 1687, lettre de Gravier d’Ortières à Girardin. La copie de cette lettre se trouve également à la Chambre de commerce et d’industrie de Marseille (J 1573, non datée et non foliotée). 26 Anthoine Morison, op. cit., p. [16]. 27 Étienne Gravier d’Ortières, op. cit., p. 543. Les Marseillais dans l’Échelle d’Alexandrie au XVII e siècle 173 nouveau, comme devait l’être Benoît de Maillet lorsqu’il arriva en Égypte en 1692 pour remplir la fonction de consul, il n’est pas étonnant de lire dans ses lettres à propos des Marseillais : « Tout l’agrément du commerce consiste à se dérober l’un l’autre » 28 . Notre consul a dû s’accommoder de cette situation puisque, originaire de la Meuse, il choisit de prendre sa retraite à Marseille, probablement par nostalgie. Nous venons de voir comment les Marseillais et les Provençaux qui forment l’essentiel de la nation française ont tenté de faire partie du paysage en adoptant le même costume que les Turcs et en partageant les mêmes usages au cours de la cérémonie chez l’Aga. Ils se sont pliés aux exigences de ce cadre de vie aux repères différents en acceptant de nouvelles règles. Les raisons de cette adaptation trouvent probablement ses origines dans le sentiment de liberté que l’on pouvait exprimer loin de sa contrée où il était possible d’agir à sa guise. Après chaque décision du ministre Colbert qui tente de reprendre les choses en main, les Marseillais se plaignent de perdre leur autonomie. En effet, les nouvelles lois tendent de plus en plus à réglementer l’institution du consulat en ôtant progressivement les privilèges qui favorisaient le commerce des Marseillais dans les échelles du Levant. 28 AMAE, CP, B1 313, 1692 f° 190. Oueded Sennoune 174 Étienne Gravier marquis d’Ortières, Plan de la ville d'Alexandrie avec ses forteresses et ses ports, 1685-1687. Bibliothèque nationale de France, GE DD-226 (32RES). Domaine public. Le consulat de France se trouve à l’intérieur de la nouvelle ville à l’époque d’Étienne Gravier. Correspondances La correspondance de Boileau : un art de la distance D ELPHINE R EGUIG U NIVERSITÉ P ARIS -S ORBONNE (P ARIS IV) C.E.L.L.F. 17 - 18 U.M.R. 8599 Nous n’avons pas coutume de nous représenter Boileau comme un auteur ni comme un homme en mouvement, en expansion ou en dialogue. Un certain nombre de facteurs historiques et historiographiques s’y opposent. Boileau n’a pas été un auteur prolixe ni un correspondant profus : c’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles son écriture échappe en partie à une appréhension familière. L’auteur a aussi été un personnage très vite institutionnalisé en dépit de débuts poétiques volontiers provocateurs et turbulents, en dépit d’une certaine propension, sinon à la marginalisation, du moins à la singularisation par individuation. Boileau n’a donc pas été non plus un personnage public comme les autres. Présenté au roi en 1674, il devient historiographe du règne trois ans plus tard. Et cependant il n’a jamais été un courtisan habile ni zélé. Tous les historiens rappellent sur ce point une différence majeure avec Racine, son ami sans doute le plus cher. Aucun goût pour la sociabilité ne motive chez lui une production épistolaire abondante. La correspondance de Boileau n’est pas non plus appelée par des déplacements que son auteur aurait faits mais plutôt par l’éloignement de ses interlocuteurs. Boileau, qui s’intègre donc bien paradoxalement au sujet de notre colloque autour des échanges et des voyages, est un personnage sédentaire quittant peu Paris, ville qui centralise la correspondance active du poète. Dans l’organisation de cette dernière, la santé de l’homme est primordiale : elle fait souvent ressembler l’échange épistolaire à une chronique des maux ordinaires de Boileau (infirmités, maladies, douleurs en tous genres). C’est ainsi à cause de sa santé que Boileau, atteint d’aphonie, se rend à Bourbon-l’Archambault en 1687, une ville d’eaux située près de Moulins, d’où il écrit quelques belles lettres à Racine. C’est aussi pour préserver sa santé qu’en tant qu’historiographe il renonce à suivre le roi Delphine Reguig 178 dans ses campagnes, réagissant à distance aux hauts faits du monarque depuis Paris ou depuis sa maison de campagne d’Auteuil 1 — et s’épargnant par là aussi le déplaisir des railleries à l’égard de son mauvais maintien à cheval sur les champs de bataille 2 . La pratique de la correspondance correspond chez lui à l’évitement des voyages remplacés par un mouvement tout intellectuel, celui notamment qui le porte à Lyon, vers Claude Brossette à qui il destine l’un des plus importants massifs de sa correspondance 3 . Paris, Lyon, Clermont-Ferrand : le parcours spatial de la correspondance de Boileau reflète la rare mobilité d’une vie qui aurait pu être aussi discrète qu’elle est statique. Or, la manière très ambivalente qu’a Boileau de s’impliquer dans la vie littéraire et mondaine est perceptible dans le phénomène que constitue sa correspondance. Les échanges, limités, que Boileau peut avoir par lettres, témoignent de sa tendance à pratiquer un engagement formel et distancié : en règle générale Boileau, dans sa correspondance, dispense une présence affective et intellectuelle retenue, préférant soumettre la lettre à une élaboration littéraire destinée à tenir l’interlocuteur à distance. Certes, dans ses lettres s’illustre le tempérament du satirique tel qu’on se le représente volontiers, chagrin et récriminant, au cœur du fonctionnement des réseaux littéraires et politiques dans lesquels Boileau s’inscrit et desquels il se protège tout à la fois. L’examen des quelques cent cinquante lettres qui nous restent de Boileau, rédigées entre 1675 et 1710, font apparaître un homme, un tempérament, une personnalité, l’expression d’un narcissisme, une susceptibilité parfois agaçante. Et cependant les lettres de Boileau sont d’abord le lieu d’un artifice, celui de la construction d’une posture, celle même que l’on a retenue de Boileau pour en faire une figure patrimoniale : la familiarité que pourrait favoriser l’échange épistolaire fait au contraire constamment l’objet d’une neutralisation. Pour maintenir la distance, Boileau cultive tout d’abord une écriture épistolaire très topique : usant du prisme des conventions épistolaires, cette correspondance produit une illusion de document et fonctionne comme une médiation institutionnelle. Si cette distance peut être lue comme un facteur d’inertie du propos et de la 1 À Racine, Paris, 25 mars 1691, Œuvres complètes de Boileau, éd. Fr. Escal, Paris : Gallimard, 1966, p. 751. Toutes nos citations (orthographe modernisée) renverront désormais à cette édition. Sur la correspondance de Boileau, voir en particulier A. Génetiot, « La correspondance de Boileau et Racine, entre otium et negotia », R.H.L.F., 2013, 4, p. 821-838. 2 Ibid., p. 752. 3 Claude Brossette était avocat à Lyon : grand admirateur de Boileau qu’il avait rencontré à Paris en 1698, il publiera une édition commentée de ses œuvres en 1716. La correspondance de Boileau : un art de la distance 179 démarche épistolaire, il est nécessaire de faire apparaître la véritable fonction de ce détachement qui est de rendre possible et sensible un exercice libre et mobile de l’écriture. Boileau écrit majoritairement sa correspondance avec des outils littéraires conventionnels et calcule ses effets sur son destinataire comme il pourrait le faire d’une œuvre. C’est le cas notamment du massif des lettres à Brossette, qui utilisent références, lieux communs et clichés littéraires pour échanger autour de l’œuvre même de Boileau au cœur du dialogue entre l’auteur et son commentateur. Toute forme de politesse s’exprime ainsi sur le mode littéraire, par le biais par exemple d’une référence à Martial maintes fois réutilisée et copiée de Voiture : Je vous écris tout ceci, Monsieur, au courant de la plume, mais si vous voulez que nous entretenions commerce ensemble, trouvez bon s’il vous plaît que je ne me fatigue point et hanc veniam petimusque damusque vicissim 4 et surtout évitons les cérémonies et ces grands espaces de papier vides d’écriture à toutes les pages, et ne me donnez point par les termes respectueux dont vous m’accablez occasion de vous dire, Vis te, Sexte, coli ; volebam amare. 5 Au moment où Boileau prétend rechercher un style plus naturel, il reproduit un usage littéraire explicitement assumé comme une convention. Cette sorte de prétérition attire l’attention sur le caractère assez formel d’une tendance au badinage galant, à la connivence plaisante que Boileau entretient avec tous ses interlocuteurs hormis Racine. On perçoit dans cette correspondance la propension de l’écriture boilévienne à se couler dans une forme - propension liée à une pratique récurrente du pastiche -, à devenir une forme elle-même. C’est bien pourquoi la lecture de la correspondance permet de comprendre, en nous plongeant en son cœur, le processus qui a conduit à percevoir l’œuvre de Boileau comme une opération de fossilisation littéraire géante : fossilisation des pratiques comme des modèles et des procédés littéraires. Dans ses échanges épistolaires, Boileau en appelle à une culture commune plus qu’à une intimité humaine : la lettre, qui use beaucoup du latin, des citations, de lieux communs récurrents, conserve chez lui une certaine extériorité cérémonieuse ; elle exhibe ainsi la pratique de l’imitatio comme creuset de toute écriture. C’est chez Horace que Boileau puise l’excuse rituelle de la paresse avouée, référence elle-même seconde 4 Horace, Art poétique, v. 11 : « je le sais, et c’est un privilège que je réclame et que j’accorde tour à tour ». 5 Martial, Épigrammes, II, 55 : « Tu veux que l’on t’honore, Sextus ; je voulais t’aimer » ; à Brossette, Paris, 25 mars 1699, p. 634. Delphine Reguig 180 puisqu’encore une fois empruntée à Voiture 6 et lorsque Catulle ou Pétrone ne lui fournissent plus de formules frappantes 7 , c’est Juvénal qui, régulièrement, permet de configurer l’espace littéraire dans lequel la lettre s’inscrit. Au sujet des ouvrages que Boileau estime mauvais, comme par exemple l’épopée de Bonnecorse, Le Poète sincère ou les Vérités du siècle, l’épistolier reprend ainsi à plusieurs reprises le vers de Juvénal qui fait référence au concours d’éloquence institué par Caligula à Lyon : J’admire sa mauvaise humeur contre moi ; mais que lui a fait la pauvre Terpsichore, pour la faire une Muse de plus mauvais goût que ses autres sœurs ? Je le trouve bien hardi d’envoyer un si mauvais ouvrage à Lyon ; ne sait-il pas que c’est la ville où l’on obligeait autrefois les méchants écrivains à effacer eux-mêmes leurs écrits avec la langue ? N’a-t-il pas peur que cette mode se renouvelle contre lui et ne le fasse pâlir, Aut Lugdunensem Rhetor dicturus ad aram ? 8 La médiation culturelle permet à Boileau de maintenir un rapport d’autorité avec son interlocuteur. Dans les échanges avec Racine se perçoit au contraire une proximité humaine consentie et cultivée, précisément parce que Boileau affirme placer son amitié avec le dramaturge au-dessus de tous les règnes humains, ceux des courtisans comme ceux des auteurs. C’est donc à Racine que Boileau réserve ses « larmes 9 » et ses « secrets 10 » alors que les lettres à Brossette sont préparées comme des rituels distanciés. Ce contraste montre que Boileau s’est servi de sa correspondance comme d’un instrument à l’usage de la construction de sa propre figure d’auteur dont il se montre tout à fait conscient, surtout à la fin de sa vie lorsqu’il constate qu’il « fui[t] autant aujourd’hui de faire parler de [lui] qu’[il] en a été avide 6 Par exemple, à Brossette, Paris, 16 mai 1701, p. 653. 7 Par exemple, à Brossette, Paris, 3 janvier 1700, p. 638 ; Auteuil, 15 août 1699, p. 637. 8 Juvénal, Satires, I, v. 44, « ou que le rhéteur de Lyon prêt à s’exécuter face à l’autel » ; à Brossette, Paris, 25 mars 1699, p. 633-634. 9 À Racine, Bourbon, 2 septembre 1687 : « J’ai honte de moi-même, et je rougis des larmes que je répands en vous écrivant ces derniers mots. », p. 750-753. 10 À Brossette, Paris, 4 mars 1703 : « Pour ce qui est des lettres que vous me sollicitez de vous envoyer je ne saurais encore sur cela vous donner satisfaction par ce qu’il faut que je les retouche avant que de les mettre entre les mains d’un homme aussi éclairé que vous. Je les ai écrites la plupart avec la même rapidité que je vous écris celle-ci et sans savoir souvent où j’allais. Mr Racine me récrivait de même et il faudrait aussi revoir les siennes. Cela demande beaucoup de temps. D’ailleurs il y a dedans quelques secrets que je ne crois pas devoir être confiés à un tiers. », p. 671. La correspondance de Boileau : un art de la distance 181 autrefois 11 . » Son destinataire n’est pas distinct pour lui de son public, cette instance réceptrice qu’il a notamment cherché à rallier à sa cause de polémiste et de satirique. Il est évident, à la lecture de la correspondance de Boileau, que toute entreprise d’écriture relève pour lui de la situation institutionnelle, d’une démarche d’installation publique. De notre point de vue, la lecture des échanges entre Boileau et ses correspondants possède donc un fort aspect programmatique : on y voit Boileau contribuer à construire sa figure de Régent du Parnasse, cette figure qui occultera par la suite l’auteur Boileau. Très exemplaires de cette démarche sont les échanges entre Brossette, Le Verrier et Boileau au sujet de portraits peints ou gravés du poète ornés d’inscriptions épigrammatiques dont la pertinence fait débat au regard des éléments de sa figure que l’auteur entend souligner 12 . Boileau corrige, propose, déplace les vers qui entrent en résonance avec le portrait fait de lui-même et finit par imposer sa propre glose de sa propre représentation : Je suis bien aise que mon tableau excite la curiosité de tant d’honnêtes gens, et je vois bien qu’il reste encore chez vous beaucoup de cet ancien esprit qui y faisait haïr les méchants auteurs jusqu’à les punir du dernier supplice. C’est vraisemblablement ce qui a donné de moi une idée si avantageuse. L’Épigramme qu’on a faite pour mettre au bas de ce tableau est fort jolie. Je doute pourtant que mon portrait donnât un signe de vie dès qu’on lui présenterait un sot ouvrage et l’hyperbole est un peu forte. Ne serait-il point mieux de mettre suivant ce qui est représenté dans cette peinture : « Ne cherchez point comment s’appelle / L’écrivain peint dans ce tableau, / À l’air dont il regarde et montre la Pucelle, / Qui ne reconnaîtrait B*** ? » 13 Il y a des gens qui trouvent que le portrait me ressemble beaucoup mais il y en a bien aussi qui n’y trouvent point de ressemblance. Pour moi je ne saurais qu’en dire car je ne me connais pas trop bien et ne consulte pas trop souvent mon miroir. Il y a encore un autre portrait de moi gravé par un ouvrier dont je ne sais pas le nom et qui me ressemble moins qu’au grand Mogol. Il me fait extrêmement rechigneux et comme il n’y a pas de vers au bas j’ai fait ceux-ci pour y mettre : Du célèbre Boileau tu vois ici l’image. / Quoi c’est là, diras-tu, ce Critique achevé ? / D’où vient le noir chagrin qu’on lit sur son visage ? / C’est de se voir si mal gravé. 11 À Brossette, Paris, 16 juin 1708, p. 716. 12 À Brossette, Paris, 9 janvier 1705, p. 692. 13 À Brossette, Paris, 25 mars 1699, p. 633-634. Delphine Reguig 182 Je ne sais si le Graveur sera content de ces vers mais je sais qu’il ne saurait en être plus mécontent que je le suis de sa gravure. 14 La correspondance est ici moins un lieu d’échange qu’un lieu de monumentalisation de la figure de Boileau, construction qui aboutit logiquement à ces sortes d’ekphrasis où se mesurent les dimensions prises par l’image du poète dans la conscience de son public. La mesure de la place occupée par la figure de Boileau se lit aussi dans la manière dont la correspondance se fait chronique littéraire, échange des œuvres et sur les œuvres des contemporains : la lettre recueille la voix du critique et son jugement. En témoigne le développement célèbre pour son intérêt autant que pour sa perfidie sur le Télémaque de Fénelon, l’année de sa parution 15 . Boileau perçoit en l’occurrence sa correspondance comme un acte public et non privé et il ne s’y engage que comme une figure publique. Il est donc tout à fait cohérent d’y percevoir de réels enjeux littéraires si l’on se place d’un point de vue homogène à celui de Boileau, c’est-à-dire celui d’un auteur qui se perçoit comme tenant une place dans une institution. L’analyse de cette distance institutionnelle peut donc nous conduire à nous rapprocher de l’auteur. De fait, la correspondance de Boileau reflète les événements de la vie littéraire. On y entend les échos polémiques de la Querelle des Anciens et des Modernes, le ressentiment de Boileau contre Perrault, et contre l’Académie tout entière 16 . On y voit à l’œuvre les stratégies par lesquelles Boileau évite au contraire de se situer idéologiquement. C’est ainsi qu’à plusieurs reprises au cours de l’échange épistolaire 17 , Boileau récuse tout engagement authentique dans les querelles théologiques, se déclarant sympathisant de Port-Royal mais aussi ami des jésuites, plus proche des hommes de valeur et de mérite que des représentants de telle ou telle position dogmatique. Si cette neutralité affichée possède évidemment une dimension tactique, elle n’en concorde pas moins avec une authentique position de Boileau qui se déclare étranger à tout en dehors du champ des Belles-Lettres 18 . Et c’est ce champ là qu’il contribue à délimiter, structurer, animer, notamment par une pratique très ancienne, celle de l’emendatio, ce compagnonnage littéraire, thème privilégié de l’Art poétique, qui met en contact auteur et lecteurs, 14 À Brossette, Paris, 12 janvier 1705, p. 693. 15 À Brossette, Paris, 10 novembre 1699, p. 639. 16 Par exemple, à Brossette, Auteuil, 2 juin 1700, p. 643. 17 Par exemple, à Brossette, Paris, 7 décembre 1703, p. 685. 18 Une telle position évolue dans le temps : à la fin de sa vie, Boileau adopte une posture de sage rivalisant avec les théologiens, notamment à l’occasion de la rédaction de l’Épître XII ; voir sur ce point la lettre à Brossette du 15 novembre 1709, p. 727. La correspondance de Boileau : un art de la distance 183 auteurs entre eux, pour établir les critères de l’œuvre belle et travailler les textes littéraires dans le cœur du texte épistolaire lui-même. À Racine, Boileau confie par exemple la Satire X dite « des femmes » dont il retranscrit environ cinquante vers dans une lettre de 1692 avec cette mention : « Mandez-moi ce que vous y aurez trouvé de fautes plus grossières 19 . » Avec Brossette, Boileau discute de la correction linguistique ou de l’harmonie de certains de ses vers, concluant sur la fécondité de la lecture experte : « Cela fait bien voir qu’il faut non seulement montrer ses ouvrages à beaucoup de gens avant que de les faire imprimer mais que même après qu’ils sont imprimés il faut s’enquérir curieusement des critiques qu’on y fait 20 . » Même si Boileau ne se prête pas toujours de bonne grâce à la correction de ses textes, l’échange critique lui permet de verbaliser et de faire valoir des positions qui dépassent le jugement de valeur pour aller vers l’énoncé de convictions poétiques. Cette pratique de l’emendatio, de la correction collective des œuvres par les pairs, est un élément de cohésion de l’institution littéraire et la correspondance le sert et le stimule en tant que tel. Si la correspondance, dans ce cadre, donne à lire des extraits d’œuvre, elle permet aussi de comprendre l’importance, pour un auteur comme Boileau, sans cesse confronté à des attributions frauduleuses d’œuvres ou à des publications subreptices de ses textes, d’une pratique alors orale de la littérature. À plusieurs reprises, Boileau évoque la présence mémorielle de ses écrits et leur récitation, à défaut de publication redoutée, différée, usurpée ou évitée 21 . La correspondance rend évidente l’ambivalence alors de toute publication mais distingue aussi cette dernière de l’impression : rendre une œuvre publique peut passer par d’autres médiations que celle du livre. À nouveau, il est possible de dire que Boileau conçoit son destinataire comme un public, au sens où Hélène Merlin-Kajman rappelle que ce public recouvre « la communauté éprouvée à travers le livre : présupposée et sollicitée par sa publication, manifestée et projetée par sa représentation 22 ». Le destinataire de la correspondance se confond avec une sorte de lecteur idéal qui, de par son élection à la dignité de lecteur, entre dans le « mystère » de la genèse des textes, partage le secret de l’historique de leur rédaction 23 , accède à leur interprétation autorisée (et notamment à l’identification des fameuses cibles du satirique) 24 . 19 À Racine, Auteuil, 7 octobre 1692, p. 753-754. 20 À Brossette, Auteuil, 3 juillet 1703, p. 676. 21 À Brossette, Paris, 27 mars 1704, p. 687. 22 Public et littérature en France au XVII e siècle, Paris, Les Belles Lettres, 2004, p. 386. 23 À Brossette, Paris, 20 novembre 1705, p. 698 ; Paris, 12 mars 1706, p. 699-700. 24 À Brossette, Paris, 9 avril 1702, p. 663 ; 15 juillet 1702, p. 666 ; Paris, 7 août 1708, p. 718. Delphine Reguig 184 Lorsque la complicité intellectuelle se fait encore plus étroite, Boileau en vient à énoncer des éléments ponctuels mais structurels d’une poétique très stable. L’on voit clairement émerger l’importance pour le poète des questions de langue : toute entreprise littéraire suppose ainsi une maîtrise de sa langue maternelle et toute velléité d’écriture en langue étrangère est vaine. Boileau est méfiant voire hostile à la pratique du néo-latin 25 et distingue les usages respectifs du français (langue de l’expression poétique) et du latin (langue des inscriptions officielles) 26 . C’est donc dans la correspondance que l’on voit s’élaborer un principe poétique qui paraît simple mais qui fonde la conception que Boileau se fait de l’expression poétique, le principe selon lequel est poète non celui qui propose une idée neuve mais celui qui livre une expression nouvelle. C’est à Racine que Boileau confie : « à mon avis pour trouver des expressions nouvelles en vers il faut parler de choses qui n’aient point été dites en vers 27 ». La préface de l’édition de 1701 dite « favorite » ne dira pas autre chose en définissant la pensée « neuve, brillante, extraordinaire » non comme celle « que personne n’a jamais eue, ni dû avoir » mais comme celle « qui a dû venir à tout le monde, et que quelqu’un s’avise le premier d’exprimer 28 ». Dans l’échange avec Racine (mais aussi avec Maucroix 29 ) s’est forgé une certaine conviction poétique : la tâche du poète est de formuler la pensée en attente de représentation verbale. L’on n’a pas encore mesuré, sans doute, l’originalité d’un tel principe poétique ni son rôle dans la constitution de l’idée de littérature à la fin du XVII e siècle. Pour l’heure, si l’on en reste à notre propos et à la place de l’énoncé d’une telle idée dans la correspondance de Boileau pour la première fois, il est remarquable que le rituel épistolaire, son inscription revendiquée dans le champ des Belles-Lettres comme institution conduise aussi, de fait, à travailler cette institution de l’intérieur par la proposition de telles conceptions. La distance récurrente de l’épistolier à l’égard de sa pratique de la lettre comme de ses objets ne doit donc pas faire l’objet d’une méprise. La notion de distance, comme le souligne déjà Bernard Beugnot dans un article important 30 , est l’opérateur d’une véritable mobilité intellectuelle et poétique à l’égard des pesanteurs et des schémas que la démarche de Boileau emporte délibérément avec elle. Elle se manifeste par un humour, une fantaisie, un détachement qui sont également présents dans son œuvre (le 25 À Brossette, Paris, 2 juillet 1699, p. 635. 26 À Brossette, Paris, 15 mai 1705, p. 610-611. 27 À Racine, Paris, 4 juin 1693, p. 760. 28 Œuvres complètes, p. 1-2. 29 À Maucroix, Auteuil, 29 avril 1695, p. 796-797. 30 « Boileau et la distance critique », Études françaises, Montréal, 5, 1969, p. 195-206. La correspondance de Boileau : un art de la distance 185 Lutrin en est le témoignage le plus clair) mais auxquels la prédominance de la figure institutionnelle du Boileau rabat-joie nous a rendus imperméables. Prise de distance à l’égard de son rôle d’historiographe, de sa position à la Cour 31 , jeux de mots et pastiches sont constants sous sa plume. Et il lui arrive de se donner volontiers une posture d’amateur. Le Chapelain décoiffé, auquel Boileau et Racine aurait eu « quelque part » mais jamais « qu’à table le verre à la main », aurait ainsi « été proprement fait » non currente calamo mais currente lagena, au fil de la bouteille 32 . Boileau est rétif à l’esprit de sérieux et, chaque fois qu’il le peut, il esquive le registre encomiastique avec lequel son tempérament s’accorde mal comme il le dit dans le Discours au roi qui ouvre le recueil des Satires, ou encore dans la Satire VII 33 . La pratique du pastiche sert notamment à Boileau à éviter de pratiquer la louange, l’éloge sérieux, l’engagement dans l’adhésion. Il s’agit évidemment d’un jeu littéraire codifié et la circulation des lettres où Boileau en use témoigne de cette dimension encore une fois conventionnelle dans un contexte de plaisanterie mondaine. Boileau y recourt une première fois, en 1675 dans une lettre au duc de Vivonne, dont il s’agit de célébrer une victoire militaire. Craignant (ou feignant de craindre) de ne pas satisfaire son destinataire, Boileau lui propose deux lettres de Balzac et de Voiture, que lui aurait envoyées Apollon, dans lesquelles leurs auteurs « écrivent de l’autre monde » pour féliciter le destinataire 34 . Ces procédés du second degré en disent long sur la manière dont Boileau ménage toujours la possibilité d’un désengagement, désengagement qui permet précisément la liberté de ton et de parole de la satire. Remercier Brossette qui lui a envoyé de Lyon un colis conséquent rempli de fromages et de charcuteries ne peut non plus se faire sans le détour par une plume étrangère qui permet de se déprendre d’un esprit de sérieux univoque : Il y a huit jours Monsieur que j’ai reçu votre magnifique présent et j’ai été tout ce temps là à chercher des paroles pour vous en remercier dignement sans en pouvoir trouver. En effet à un homme qui fait de tels présents ce n’est point des lettres familières et de simples compliments un peu ornés ce 31 À Brossette, Paris, 9 mai 1699, p. 634 : « J’ai pourtant été à Versailles où j’ai vu Madame de Maintenon et le Roi ensuite qui m’a comblé de bonnes paroles. Ainsi me voilà plus historiographe que jamais. Sa Majesté m’a parlé de Mr Racine d’une manière à donner envie aux Courtisans de mourir s’ils croyaient qu’Elle parlât d’eux de la sorte après leur mort. Cependant cela m’a très peu consolé de la perte de cet illustre ami qui n’est pas moins mort quoique regretté du plus grand roi de l’Univers. » 32 À Brossette, Paris, 10 décembre 1701, p. 660-661. 33 Voir aussi par exemple, Au duc de Noailles, Paris, 30 juillet 1706, p. 829. 34 Au duc de Vivonne, 3-4 juin 1675, p. 776-780. Delphine Reguig 186 sont des Épîtres liminaires du plus haut style qu’il faut écrire et ou les comparaisons du Soleil soient si prodiguées. Balzac aurait été merveilleux pour cela si vous lui en aviez envoyé de pareils et il aurait peut-être égalé la grosseur de vos fromages par la hauteur de ses hyperboles. Il vous eut dit que ces fromages avaient été faits du lait de la chèvre céleste ou de celui de la vache Io. Que votre jambon était un membre détaché du sanglier d’Erimanthe. Mais pour moi qui vais un peu plus terre à terre vous trouverez bon que je me contente de vous dire que vous vous moquez de m’envoyer tant de choses à la fois. 35 Ce détachement, dont j’ai cherché à ébaucher la signification ici, permet à Boileau de participer à la délimitation claire du champ de la littérature. Il fait paradoxalement de Boileau un éminent représentant de la sensibilité classique à la spécificité du texte littéraire. Cette sensibilité est chez lui au fondement d’une conscience très puissante de l’autonomie de la littérature qui s’exprime notamment dans l’affirmation explicite du caractère amoral des Belles-Lettres à deux reprises dans la correspondance. D’abord dans une lettre à Losme de Montchenay où Boileau affirme le caractère intrinsèquement « indifférent » de la tragédie et de la comédie, aux côtés du sonnet et des odes en tant que genres littéraires : « Enfin, Monsieur, je vous soutiens, quoi qu’en dise le P. Massillon, que le poème dramatique est une poésie indifférente de soi-même et qui n’est mauvaise que par le mauvais usage qu’on en fait 36 . » Enfin dans une lettre à Brossette où Boileau félicite son destinataire de son mariage en dépit de la satire qu’il a écrite contre les femmes puisque, écrit-il, « Il ne faut point prendre les poètes à la lettre. Aujourd’hui c’est chez eux la fête du célibat. Demain c’est la fête du mariage. Aujourd’hui l’homme est le plus sot de tous les animaux. Demain c’est le seul animal capable de justice et en cela semblable à Dieu 37 . » Le détachement de Boileau à l’égard de ses destinataires n’est donc qu’une forme parmi les autres de cette pratique de la littérature comme un absolu et, en tant que tel, « activité autonome et privilégiée 38 » pour reprendre les termes de Jules Brody. En tant que correspondant, Boileau ne peut s’approcher de ses destinataires qu’en tant qu’il s’isole, avec ou sans eux, dans le champ littéraire. Voilà pourquoi, sans doute, il existe une telle différence dans le ton et le degré de familiarité entre les lettres que Boileau écrit à Racine, son intime en littérature, et celles qu’il consent à ses autres destinataires. 35 À Brossette, Paris, 25 janvier 1703, p. 669. 36 Septembre 1707, p. 834. 37 Paris, 5 juillet 1706, p. 703. 38 « Boileau et la critique poétique », Critique et création littéraires en France au XVII e siècle, éd. M. Fumaroli, Paris, C.N.R.S., 1977, p. 235. La correspondance de Boileau : un art de la distance 187 Faut-il donc prendre le poète « à la lettre », pour reprendre ses termes ? Que faire de la correspondance de Boileau ? Ni miroir de l’œuvre, ni miroir de l’homme, les lettres de Boileau sont bien l’œuvre d’un personnage, celui qu’il a voulu être, mais aussi l’œuvre d’un auteur, un satirique qui pratique la distance comme une démarche spirituelle et authentiquement littéraire. La correspondance est donc exemplaire de la dissociation critique que nous devons pratiquer face aux textes de Boileau pour pouvoir le lire et qui consiste à distinguer chez lui ce qui relève de la posture institutionnelle et ce qui relève de l’authentique entreprise d’écriture. Cette dernière mérite à présent de retrouver le premier plan de toute lecture de Boileau. Madame de Sévigné et le Fourbin de Marseille B ERTRAND L ANDRY U NIVERSITY OF M OUNT U NION À partir de 1670, une lutte entre les clans des Grignan et des Forbin va s’engager en Provence pour le contrôle de cette province. En 1669, François Adhémar de Monteil de Castellane, comte de Grignan, est promu lieutenantgénéral unique de Provence après avoir servi avec succès, au même poste en Languedoc, avec trois autres collègues. La nouvelle charge est prestigieuse car le gouverneur, le duc de Vendôme, alors âgé de seize ans, ne s’intéresse pas à la Provence, et le lieutenant-général a de facto tous les pouvoirs sans partage. À sa prise de fonctions, le comte de Grignan va vite réaliser qu’il va devoir conquérir le pouvoir comme l’explique M. Monmerqué : « quand il arriva en Provence, l’autorité y était entre les mains de Henri de Forbin Meynier, baron d’Oppède, premier président du parlement et l’évêque de Marseille Forbin Janson (Sévigné I, 153). Le nom de l’évêque de Marseille apparaît pour la première fois dans les lettres de Mme de Sévigné le 28 novembre 1670 : « [j]e veux vous parler de Monsieur de Marseille et vous conjurer par toute la confiance que vous pouvez avoir en moi, de suivre mes conseils sur votre conduite avec lui » (I, 135). Cette phrase sibylline peut surprendre dans l’espace intime de la correspondance de la marquise, mais au fil des lettres, le lecteur est bientôt renseigné sur le bras de fer pérenne qui oppose les familles de Grignan et de Forbin pour le contrôle de la Provence : les premiers par l’intermédiaire de François de Grignan, lieutenant-général unique de la province, et les seconds avec Toussaint de Forbin, évêque de Marseille. Ce travail explore le rôle que tient Mme de Sévigné dans ce qu’elle appelle « l’affaire de Provence ». En effet, l’évêque de Marseille et le comte de Grignan s’affrontent également pour des questions de prestige, notamment pour les 5 000 livres que ce dernier réclame au parlement pour l’entretien de ses gardes. La Correspondance se fixera rapidement sur deux Bertrand Landry 190 thèmes : celui de la lutte, illustré par la gratification de 5 000 livres 1 et celui de la moquerie, exemplifié par les commentaires de Mme de Sévigné sur les piètres talents épistoliers de Toussaint de Forbin-Janson. Ce thème bicéphale éclaire le postulat de la perception politique maladroite de l’épistolière qui méjuge le caractère de l’évêque et qui concentre son attention sur les lettres du prélat qui la manipule. Elle prodigue des conseils sages à sa fille qui pourraient être valables si elle ne se contredisait pas en dénaturant l’évêque aux yeux de la comtesse en l’affublant du sobriquet de « fourbin », un néologisme de son invention. Il devient évident que Mme de Sévigné confond les valeurs du monde avec les intrigues de la politique, et qu’elle revient finalement à son rôle de mère qui ne vit que pour et par sa fille - un des topoï de la Correspondance -, un rôle qui l’a rendue célèbre pendant son vivant, qui lui vaut sa notoriété aujourd’hui. « L’affaire de Provence » Le 29 janvier 1669, Françoise-Marguerite de Sévigné, fille de l’épistolière, devient Madame la comtesse de Grignan. Nouvellement nommé lieutenant-général unique de Provence, le 29 novembre 1669, après un début de carrière prometteur dans le Languedoc, M. de Grignan part pour cette province le 19 avril 1670 où sa charge l’entraîne, en laissant sa femme alors enceinte à Paris. La comtesse donne naissance à leur première fille, Blanche, le 15 novembre de la même année, et elle quitte la capitale pour rejoindre son mari, le 4 février 1671. La première mention de l’évêque de Marseille, M. de Marseille comme on l’appelle à l’époque, est du 28 novembre 1670, dans la lettre que Mme de Sévigné adresse à M. de Grignan, citée ci-dessus et sur laquelle nous reviendrons. Quelle est exactement cette « affaire de Provence » ? Il s’agit d’une demande de gratification de 5 000 livres - illégale d’après Roger Duchêne car seul le gouverneur a droit à cet honneur - pour le comte de Grignan afin de couvrir l’entretien de ses gardes, les 18 000 livres d’émoluments de sa charge ne couvrant en rien les dépenses occasionnées par sa magnificence. L’évêque de Marseille, secondé par son cousin l’évêque de Toulon, s’y oppose pour des raisons juridiques comme l’explique Duchêne : [l]es évêques de Marseille et de Toulon objectèrent que, jusque-là, ils ne s’étaient pas opposés à cette libéralité dans l’idée que ‘cette gratification n’aurait pas de suite pour l’avenir’. Mais, comme cela devenait un ‘tribut ordinaire’, ils s’opposaient non seulement à la proposition mais encore à ce 1 À celle-ci se greffe une autre affaire, celle du consul ou du syndic, que nous n’allons pas traiter ici faute de place. Madame de Sévigné et le Fourbin de Marseille 191 qu’elle soit mise en délibération, surs que l’Intendant se joindrait à leur opposition en raison des arrêts interdisant ce genre de don. Il faudrait au moins, disent-ils, une autorisation du roi. (I, 653, note 2) L’opposition des évêques, relatée par Roger Duchêne, met pourtant clairement au jour leur vrai motif qui est dynastique et non juridique : ils refusent que le lieutenant-général s’empare seul du pouvoir et donc qu’il menace leur influence. Les deux prélats annoncent clairement qu’ils ne reconnaissent qu’un seul pouvoir, le leur en la personne du premier président du parlement de Provence, qui en 1671 est un autre de leurs cousins, Henri de Forbin-Maynier, baron d’Oppède, et ultimement celui du roi, dispensateur de toutes les grâces. Les Forbin utilisent les réseaux familiaux de pouvoir qu’ils ont tissés patiemment pendant des décennies. Monseigneur de Janson Mais qui est donc cet évêque de Marseille ? Il s’appelle François- Toussaint de Forbin-Janson et il est installé sur le siège épiscopal depuis le 9 juillet 1668. Cet évêque appartient à la famille provençale des Forbin, de la branche des marquis de Janson. Les Forbin se disent descendus du clan écossais des Forbes, mais ils seraient plutôt issus de peaussiers langrois qui se seraient établis à Aix à la fin du XIV e siècle. D’après les travaux de Jean- Pierre Marini, ils se seraient « agrégé[s] à la noblesse aux contours encore flous par [leur] fortune, en rendant d’importants services aux derniers Angevin et en acquérant des terres nobles » (Marini 369). Cette famille prolifique - on compte de multiples branches - voit son pouvoir se cristalliser en exerçant très vite des charges importantes dans la ville de Marseille et puis au parlement de Provence situé à Aix-en-Provence. Elle compte des viguiers de Marseille, des gouverneurs de places fortes, des premiers consuls d’Aix, des conseillers, des présidents à mortier et des premiers présidents au parlement de Provence. Comme nous l’avons vu, un cousin de M. de Marseille, Louis de Forbin d’Oppède, est évêque de Toulon entre 1664 et 1675 et l’aide activement dans sa lutte pour briser l’influence des Grignan. Il est clair que les Forbin du XVII e siècle sont puissamment enracinés dans la vie politique et religieuse de la province. À cette influente famille se buttent les ambitions des puissants Grignan, famille d’illustre noblesse provençale qui se targue de remonter aux antiques Adhémar, comtes de Montélimar au X e siècle et aux prolifiques Castellane qui participèrent aux premières croisades dès le XI e siècle. Nous sommes en présence de deux familles très influentes, solidement implantées en Provence et, fait ironique, souvent alliées l’une à l’autre par les liens du mariage et du sang. Bertrand Landry 192 En 1668, Toussaint de Forbin-Janson est nommé évêque de Marseille par le roi et devient « procureur du pays joint pour le clergé, et possèd[e] une grande influence à l’assemblée générale des communautés de Provence » (I, 135, note 1), qui est une assemblée des trois ordres avec pouvoir de voter les impôts pour le roi. Roger Duchêne explique qu’« il [a] pris l’habitude de l’exercer dans toute la province au détriment de l’autorité du gouverneur et du lieutenant-général » (I, 135, note 1). M. de Marseille est homme d’Église et homme du monde, sa naissance et son instruction le lui faisait prétendre, mais sa fulgurante ascension prouve qu’il est aussi courtisan car il doit sa réussite à Louis XIV. Furetière définit négativement les courtisans parce qu’ils « ne doivent pas dire tout ce qu’ils pensent », une définition que le prélat applique avec précision. Frondeurs sans convictions Étonnamment, Toussaint de Forbin est une vieille connaissance de la marquise. Roger Duchêne nous renseigne qu’« il [l’]avait fréquentée à Fresnes dans la société de Mme du Plessis-Guénégaud » (I, 966, note 1). C’est probablement dès le milieu des années 1650 que Mme de Sévigné rencontre le prélat, celui-ci n’était entré dans les ordres qu’en 1653. Il devient coadjuteur de l’évêque de Digne, sous le titre d’évêque de Philadelphie en 1655, avant de devenir évêque de Digne en 1656 (Albanés 165). Cette rencontre est intéressante car le salon de Mme du Plessis-Guénégaud était un salon littéraire mais également politique qui favorisait le surintendant Fouquet et le ministre Pomponne, et qui était anti-Mazarin, donc frondeur car M. du Plessis-Guénégaud « […] compte un grand nombre d’amis dans le parlement en révolte […] [et] sans prendre parti, il va demeurer un loyal serviteur de la couronne et témoignera au Roi et à la Reine-Régente, un dévouement indéfectible » (Mayer 184). Cette information est importante : les diverses monographies dédiées à Toussaint de Forbin-Janson s’accordent à décrire l’évêque comme un homme intelligent qui se fit remarquer très tôt par Louis XIV qui lui confie des missions diplomatiques délicates et importantes, dont l’élection sur le trône de Pologne de Jean Sobieski. Il est douteux que cet homme ambitieux se soit compromis politiquement dans un des grands salons jansénistes et politiques parisiens. Il finira d’ailleurs sa carrière cardinal, évêque-comte de Beauvais - une des six pairies ecclésiastiques - et il aura la charge importante et prestigieuse de Grand Aumônier de France en 1706, une Madame de Sévigné et le Fourbin de Marseille 193 récompense qui couronne une riche carrière bien remplie et sa fidélité au roi qu’il sert efficacement. À l’instar du prélat, Mme de Sévigné n’est pas une grande frondeuse. Denise Mayer souligne que son amie, Mme du Plessis-Guénégaud, transmet des messages entre le Palais-Royal et celui du Luxembourg, et « se prête très volontiers à ce commerce : elle aime être mêlée aux affaires publiques et y faire montre de son adresse. » (184) L’épistolière, elle, reste dans l’ombre et demeure essentiellement une frondeuse de salon, contrairement à ses amies telles que Mmes du Plessis-Guénégaud et de Fiesque, et la Grande Mademoiselle. Son mari, Henri de Sévigné, de par sa parenté avec le cardinal de Retz, y prend une part plus active. Il rallie la rébellion, rejoint le duc de Longueville en Normandie pour soulever la province à la cause de la Fronde « et eut l’honneur de faire rire Son Altesse » (Monmerqué I, 43). La correspondance des années 1648-1651, années de la Fronde, se compose principalement des lettres du cousin Bussy-Rabutin, inclues par Roger Duchêne dans la Correspondance, et dont il n’existe pas de réponses de la marquise. Les deux cousins appartiennent à des camps opposés : il est royaliste, elle est frondeuse. Ces lettres ont un contenu politique extrêmement dilué puisque le comte se contente, entre deux nouvelles de batailles ou de mouvements de troupes, de badiner galamment avec sa cousine. Les seules lettres de Mme de Sévigné qui nous sont parvenues de cette époque troublée sont celles qu’elle a écrites à son ami Pierre Lenet, un proche du prince de Condé. Là encore, leur contenu n’est pas hautement politique, puisqu’elle déclare le 25 mars 1649 : « Quand vous serez ici et que j’aurai l’honneur de vous voir, je vous ferai demeurer d’accord que la guerre est une forte sotte chose. J’en souhaite la fin avec passion […] » (I, 13). Mme de Sévigné, femme politique ? Est-ce cette connaissance de l’évêque qui incite l’épistolière à écrire à son gendre le 28 novembre 1670 ? Sans aucun doute. Mme de Sévigné a d’autres motifs puisque l’on attaque sa fille et sa famille, donc elle prend la chose personnellement: Ne parlons plus de cette femme ; nous l’aimons au-delà de toute raison. Elle se porte très bien, et je vous écris en mon nom propre et privé nom. Je veux vous parler de Monsieur de Marseille et vous conjurer, par toute la confiance que vous pouvez avoir en moi, de suivre des conseils sur votre conduite avec lui. Je connais les manières des provinces, et je sais le plaisir qu’on y prend à nourrir les divisions […]. Je vous assure que le temps ou d’autres raisons ont changé l’esprit de Monsieur de Marseille. Depuis quelques jours il est fort adouci et, pourvu que vous ne vouliez pas le Bertrand Landry 194 traiter comme un ennemi, vous trouverez qu’il ne l’est pas. Prenons-le sur ses paroles, jusqu’à ce qu’il ait fait quelque chose de contraire. Rien n’est plus capable d’ôter tous les bons sentiments que de marquer de la défiance […]. Au nom de Dieu, desserrez votre cœur, et vous serez peut-être surpris par un procédé que vous n’attendez pas […]. Suivez mes avis ; ils ne sont pas de moi seule. Plusieurs bonnes têtes vous demandent cette conduite et vous assurent que vous n’y serez pas trompé. Votre famille en est persuadée. Nous voyons les choses de plus près que vous ; tant de personnes qui vous aiment, et qui ont un peu de bon sens, ne peuvent guère s’y méprendre (I, 135-36). Que l’on est loin de la lettre mondaine que Mme de Sévigné sait ciseler avec habilité ! Cette missive a un contenu politique qui surprend pour une aristocrate précieuse. La première phrase attire l’attention par son insistance. La marquise copie ainsi l’un des préceptes de la lettre au XVII e siècle. En effet, à une époque où les lettres se lisent, se relisent, s’échangent et se copient pour en répandre les nouvelles, l’épistolière insiste qu’elle écrit en son « nom propre et privé nom » pour exprimer une opinion très personnelle, qu’elle souhaite garder privée, afin d’en prévenir sa dissémination. Elle s’érige ainsi en une espèce de conseillère politique, mais le contenu de la lettre est également inattendu. Au moment où l’on s’attend à une critique négative de l’évêque, l’épistolière prend en quelque sorte sa défense. Le faitelle en connaissance de cause ? Est-ce qu’elle conseille effectivement le comte de Grignan parce qu’elle a rencontré le prélat il y a quelques vingt ans ? Le conseille-t-elle efficacement ? Ce qu’elle met en avant est sa connaissance des provinces, pas celle de l’évêque. De plus, sa connaissance des provinces - et elle pense probablement à celles de Bourgogne et de Bretagne - lui permet-elle de juger justement de ce qui se passe en Provence ? Elle n’assiste d’ailleurs à sa première ouverture des États de Bretagne en 1671. L’épistolière écrit de manière très directe à son beau-fils pensant qu’il est à même à profiter de la sagesse de sa belle-mère puisqu’il est la cible principalement des attaques. Dans cette lettre, elle donne un excellent conseil au comte de Grignan : ménager son opposition pour ne pas en faire son ennemi. C’est un conseil que Machiavel donne dans son XIX e livre de Le Prince. Cependant, Mme de Sévigné est loin d’être machiavélique, et elle semble oublier que son beau-fils navigue dans les cercles du pouvoir depuis des dizaines d’années, qu’il connaît les Forbin et qu’il n’est pas un débutant inexpérimenté. Comment peut-elle également assurer que M. de Marseille s’« adoucit » ? Peut-elle réellement donner ces conseils alors que l’évêque n’est qu’une connaissance pour elle ? Cerne-t-elle avec certitude son caractère ? Ses projets ? Ses idées ? Comprend-t-elle les raisons profondes qui poussent ces deux clans à s’affronter et à se défier ? Les lettres Madame de Sévigné et le Fourbin de Marseille 195 qui s’échangent entre la marquise et l’évêque laissent penser qu’elle espère que les qualités d’honnête homme du prélat vont lui faire prendre le chemin de la raison. À ce moment de la correspondance, peut-on dire qu’elle manque de sens politique dans l’affaire de Provence ? Rien n’est certain, mais nous pouvons souligner qu’elle n’écrira plus à M. de Grignan à ce sujet et qu’aucun écho d’une hypothétique réponse du comte n’apparaît dans la Correspondance. Elle va se contenter d’écrire à sa fille et de partager avec elle, et peut-être par elle, M. de Grignan, les maigres informations qu’elle glane dans sa correspondance avec le prélat. Mme de Sévigné n’est pourtant pas une novice en politique. Elle s’est retrouvée aux premières loges d’une affaire sulfureuse qui lui a laissé le goût amer des regrets, celle de Nicolas Fouquet, le surintendant du jeune Louis XIV. En effet, l’épistolière documente le procès de son ami dans une série de lettres de 1664. Un biographe de Fouquet, Daniel Dessert donne un rôle très secondaire à la marquise en ne la nommant que cinq fois dans son livre avec d’autres amies du surintendant. Dans son article « Fouquet’s Trial in the Letters of Mme de Sévigné », Albert Borowitz souligne que : She can be pardoned for not passing along to M. de Pomponne the details of the complex evidence and argument bearing on the charges of financial maladministration; her references to the topics of cross-examination are in any event sufficiently precise for us to identify the phases of the prosecution’s charges to which they relate. But her mind and heart were elsewhere. In the foreground of her account was the figure of her ‘poor friend’ Fouquet, and she delighted in recording his verbal triumphs over her questioners. (Borowitz 792) Mme de Sévigné n’avait donc jamais soupçonné son ami de malversations. En fait, elle était uniquement une grande amie de Fouquet, et elle n’avait utilisé son influence que pour des fins personnelles comme avancer la carrière militaire de son cousin, M. de La Trousse. Il est clair qu’elle n’était pas impliquée dans sa menée des affaires du royaume. Au fil des mois, pourtant, le rapport clivant entre les deux va s’accroître. La marquise va graduellement réaliser que M. de Marseille joue un double jeu, sans toutefois réaliser ou écrire qu’il est un habile politique : il fait bonne figure par devant mais il louvoie par derrière. Nicole Reinhardt dans son article « Correspondances, clientèle et culture politique dans l’État ecclésiastique au début du XVII e siècle » souligne que « les exigences d’une société de cour […] génère ses propres exemples rhétoriques et ses règles de comportement qui tendent à une inflation du langage clientélaire, allant de pair avec une dissimulation obligée » (134). L’évêque suit cette rhétorique du clientélisme dans sa correspondance avec la marquise, et la chercheuse ajoute que « [p]our qu’une relation de clientèle fonctionne dans la durée, Bertrand Landry 196 nous supposons qu’une certaine cohérence entre l’action langagière et le comportement s’imposait aux yeux des acteurs historiques. Peu importe au fond que les émotions évoquées soient vraies, ou non, si elles s’insèrent dans un tissu d’actions qui les rendent significatives » (134). Effectivement, il existe bien un décalage entre les actions et la rhétorique épistolière entre les deux aristocrates. Ainsi, dans la lettre du 27 mars 1671 Mme de Sévigné admet : « [j]e ne sais plus où j’en suis de Monsieur de Marseille » (I, 202). Ses vrais sentiments sur l’évêque se cristallisent et l’attention de la marquise se fixe sur l’échange épistolaire. En épistolière accomplie, elle va prendre en cible la (prétendue ? ) faiblesse de la plume épiscopale. L’évêque est un fin renard et il arrive à perdre sa correspondante dans le dédale de ses lettres qui se répètent à l’infini. Même si les lettres du prélat ont depuis longtemps disparu, ce que la marquise en révèle nous laisse à penser que M. de Marseille utilise bien le langage clientélaire qui dissimule ses vraies intentions. Le 7 juin 1671, elle fait remarquer à sa fille : « Vous verrez, par cette lettre de Monsieur de Marseille, que nous sommes toujours amis. Il me semble que j’ai reçu plus de dix fois cette même lettre. Ce sont toujours les mêmes phrases » (I 267). L’adroit prélat endort les soupçons de la marquise en lui répétant les mêmes assurances creuses de son amitié. Mme de Sévigné se laisse insidieusement gagner par l’idée que le prélat ne laisse rien transpirer de ses idées, de sa politique provençale et de ce qu’il compte faire pour résoudre le conflit. Il doit connaître la place de la marquise dans la République des Lettres, et il doit savoir que ses lettres seront échangées, lues et recopiées. Il doit garder profil bas pour ne pas dévoiler ses plans et attirer les foudres royales. Saint-Simon, avec qui il était ami intime - ce qui explique le panégyrique qu’il lui écrit dans ses Mémoires - allude à l’affaire de Provence et aux lettres de la marquise en écrivant qu’« […] il fut chargé de toutes les affaires de Provence, au grand regret du comte de Grignan, lieutenant-général de la province, comme on le voit par les lettres de Mme de Sévigné. Ces affaires firent connaître sa capacité aux ministres » (IV, 633). En diplomate accompli, Monseigneur de Janson sait manipuler les mots et les gens, toujours à son avantage et sans briser son crédit auprès du Roi à qui, d’ailleurs, il dira du bien de M. de Grignan tout en ajoutant, en passant, quelques mots sur sa paresse naturelle, propos rapportés par l’épistolière dans la lettre du 17 février 1672. Pour renseigner sa fille, Mme de Sévigné entreprend donc de recopier dans l’espace public de la lettre des bribes de phrases plaquées et maladroites de l’évêque : Il ne donne point dans la justice de croire, mais il me prie fort d’être persuadée qu’il est, avec une vénération extraordinaire l’évêque de Marseille - Madame de Sévigné et le Fourbin de Marseille 197 et je le crois. Continuez l’amitié sincère qui est entre vous. Ne levez point le masque et ne vous chargez point d’avoir une haine à soutenir ; c’est une plus grande affaire que vous ne pensez (I, 267). Cette activité semble ludique : il faut tout faire pour divertir Mme de Grignan. Cependant, la marquise conseille à sa fille de garder son masque, alors qu’elle a laissé tomber le sien : l’évêque devient dorénavant la cible de ses moqueries à cause de son impardonnable style clientélaire qui manque du naturel que l’épistolière recherche dans les lettres. Une correspondance s’est rapidement établie entre la marquise et M. de Marseille, à l’instigation de ce dernier. Le 18 mars 1671, elle déclare avoir reçu « une lettre très tendre de M. de Marseille de sorte que, contre ma résolution, je lui viens d’écrire » (I 190). Cette main tendue semble promettre la paix entre les deux connaissances, mais les évènements qui se déroulent démontrent que l’évêque poursuit sa politique de manipulation. Mme de Sévigné continue néanmoins de recommander à sa fille la dissimulation de ses vrais sentiments et de continuer à lui faire croire à son amitié de l’évêque, chose qu’il pratique d’une façon magistrale. Le 7 juin 1671, elle publie donc dans l’espace publique de sa lettre des extraits d’une lettre de Monseigneur de Janson. Mme de Sévigné influence l’espace de la lettre car en recopiant ce passage privé, la marquise se moque d’une personne avec qui elle veut garder de bonnes relations en rendant certaines phrases publiques. À partir de ce moment, le lecteur de ses lettres sait et comprend qu’elle a perdu toute considération pour l’évêque. Amuser Mme de Grignan a pourtant des conséquences sur l’espace privé de la lettre car la marquise le transgresse en rendant public des fragments de conversation privée qu’elle partage avec un public, sa fille au moins, M. de Grignan peut-être, puisqu’elle s’était érigée en conseillère politique du comte en 1670. Dans son livre The Republic of Letters, Dena Goodman explique que le rôle des correspondances était d’exprimer des jugements critiques envers des décisions de politique publique (Goodman 14). Les lettres vont ainsi devenir la sphère privée de la sphère publique comme l’écrit Jürgen Habermas (Habermas 41), surtout vers la fin du XVII e siècle. La marquise critique à nouveau l’évêque dans une lettre du 20 septembre 1671 alors qu’elle décrit ses protestations d’amitié: « [j]e les trouve bien sophistiquées, et avec de grandes restrictions. Les assurances que je lui donne de mon amitié sont à peu près dans le même style. Il vous assure de son service sous condition et moi, de mon amitié sous condition aussi, et lui disant que je ne doute point du tout que vous n’ayez toujours de nouveaux sujets de lui être obligée » (I, 349). Même si la marquise assure son amitié « sous condition » à l’évêque, elle garde son optimisme en faisant confiance à l’honnête homme que doit être le prélat. Elle avait déjà exprimé son sarcasme le 10 juin Bertrand Landry 198 1671 : « Je viens d’écrire à Monsieur de Marseille, et comme il m’assure qu’il aura toute sa vie un respect extraordinaire pour l’évêque de Marseille, je le conjure aussi d’être persuadé que j’aurai toute ma vie une considération extrême pour la marquise de Sévigné » (I, 270). L’épistolière se moque de son style qui contient les formules de politesse figées qu’emploie l’évêque, elle qui aime les lettres qui se lisent aisément et qui ressemblent à une conversation libre et sans restrictions. Le « Fourbin » Le sarcasme et la moquerie de Mme de Sévigné vont progressivement trouver un point d’orgue dans la façon dont elle nomme M. de Marseille dans les lettres qu’elle envoie à sa fille. Tout comme Garasse raille Théophile de Viau, elle va prendre des libertés en nommant le prélat dans ses lettres, sauf que la précieuse marquise ne tombe pas dans l’ironie grossière et brutale que le prêtre employait envers le libertin. D’ordinaire, elle écrit « M. de Marseille », qui est la marque de civilité et de déférence qu’une dame doit utiliser avec un ecclésiastique de haut rang. La marquise va rapidement escamoter cette marque de courtoisie et appelle l’évêque, en un effort évident de dépréciation, « le Marseille », le 13 mai 1672 ; puis un sarcastique « notre ami Marseille » lors d’un enterrement alors qu’elle est en compagnie de son ami, M. de Guitaut, en assortissant le tout d’un « ‘si c’était l’oraison funèbre de quelqu’un qui fût vivant, il n’y manquerait pas’ » (I, 507) ; enfin « Ce Marseille » le 2 février 1674. Elle se tourne vers les néologismes qu’elle affectionne dès le 10 février 1672, et montre ainsi à ses lecteurs qu’elle a atteint un degré extrême de frustration tout en faisant montre de sa grande imagination : « Nous trouvons que vous n’avez pas assez de noble confiance en la droiture de votre conduite, et un peu trop de peur des fourbes du Fourbin, desquelles nous avons parlé, chacun de notre côté, autant qu’il était nécessaire » (I, 434). La marquise montre ainsi qu’elle a laissé tomber son masque à la suite de sa fille, et qu’en bonne écolière elle a bien appris sa leçon de sciences politiques : elle voit clair dans le jeu et la stratégie de l’évêque, chose qui joue avec ses nerfs et qu’elle exprime avec les néologismes. Le lecteur connaît le « rabutinage » et le « lavardinage » néologismes formés de l’amalgame entre les noms de famille « Rabutin » et « Lavardin », et le substantif « bavardage » pour former deux mots plaisants qui dénotent l’esprit ludique de l’épistolière. Ici, Mme de Sévigné lie « fourbe » et le nom de l’évêque « Forbin » pour former « Fourbin ». Même si l’orthographe n’était pas fixe au XVII e siècle, et que « Forbin » pouvait aussi s’épeler « Fourbin » l’ajout de « fourbe » à « Forbin » ne laisse que peu de doute Madame de Sévigné et le Fourbin de Marseille 199 quant à l’état d’esprit de la marquise. Furetière le définit comme « trompeur et imposteur ». Il ajoute « on n’a plus de creance en lui. Il faut bien conserver les noms injurieux de fourbe, & de traitre, pour en faire honte à ceux qui les meritent ». « Fourbe » peut être même considéré comme une injure ce qui traduit toute la condescendance de Mme de Sévigné pour M. de Marseille. Il est à noter que la pièce de Molière, Les fourberies de Scapin est représentée le 24 mai 1671. Il est difficile de spéculer si la pièce a eu une influence sur l’imagination de l’épistolière, cette dernière ayant suffisamment de créativité pour qu’on lui approprie sa trouvaille. Épilogue Mme de Sévigné ne fut pas une femme politique à l’instar de la Grande Mademoiselle et de ses amazones ou même de son amie proche, Mme de La Fayette, mais elle s’y est appliquée. Peu formée à la politique bien qu’elle ait vécu la Fronde et le procès de son ami le Surintendant Fouquet, la marquise s’intéresse à « l’affaire de Provence » car la politique est une affaire dynastique ainsi que le prouve la fluidité entre le publique et le privé. Elle se retrouve ainsi propulsée dans la bataille essentiellement par l’envie qu’elle a de s’immiscer dans la vie de sa fille et par le besoin ou le devoir qu’elle a d’aider le comte de Grignan. Sa correspondance avec sa fille révèle plusieurs points-clés au lecteur. Premièrement, elle est rapidement dépassée par les événements en méjugeant le potentiel du bras de fer, et en prenant l’évêque de Marseille pour un homme du monde et non un courtisan roué aux systèmes, rhétoriques et intrigues politiques de l’époque. Ce dernier va lanterner et essayer d’endormir sa méfiance en employant les formules épistolaires creuses et sophistiquées des correspondances clientélistes qui irritent la marquise, tout en attaquant sournoisement M. de Grignan. Deuxièmement, quand finalement elle voit clair dans le jeu du prélat, elle va se moquer de son style épistolier qui dissimule ses vraies pensées sur « l’affaire de Provence ». La marquise recopie ainsi des extraits des lettres de M. de Marseille, pour les rendre public et brise les barrières floues de la sphère épistolaire pour confondre l’évêque sur son propre terrain - terrain qu’elle connaît très bien - faute de maîtriser totalement les tenants et aboutissants politiques. Finalement, une fois initiée au caractère et agissements de M. de Marseille, Mme de Sévigné ne répète pas l’erreur de sous-estimer l’évêque. Elle laisse court à l’imaginaire sévignien et surnomme M. de Marseille, le fourbin, un néologisme de son invention, pour en amuser sa fille, montrer à ses lecteurs ce qu’elle pense vraiment du prélat et montrer sa propre contrariété. Elle va ainsi, d’un trait de plume, dresser un Bertrand Landry 200 portrait au vitriol de cet homme qu’elle déteste, en utilisant ce qu’elle fait de mieux, son esprit. Bibliographie Albanés, J-H, Abbé. Armorial & sigillographie des évêques de Marseille avec des notices historiques sur chacun de ces prélats, publiés sous les auspices de M. l’évêque de Marseille. Marseille : Marius Olive, 1884, p. 164-66. Borowitz, Albert. « Fouquet’s Trial in the Letters of Mme de Sévigné », Legal Studies Forum, 29, 2 (2005), p. 789-800. Clément, Pierre. « Le comte de Grignan ». Revue des Deux Mondes, 7, (1854), p. 1033-52. Dessert, Daniel. Fouquet. Paris : Fayard, 1987. Fumaroli, Marc. L’âge de l’éloquence. Genève, Droz, 2002. Furetière, Antoine. Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots françois, tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts. Vol 1. Paris, 1690. Habermas, Jürgen. L’espace public. Paris, Payot-Rivages, (1997) 2008. Marini, Jean-Pierre. « Le choix de la carrière des armes dans la maison de Forbin (1492-1815) ». Provence historique, 57, 230, (2007), p. 369-381. Goodman Dena. 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Paris : Gallimard, « La Pléiade », 1978. Mme de Sévigné à Marseille : promenade romanesque ou mission politique ? N ATHALIE F REIDEL U NIVERSITÉ W ILFRID L AURIER Peu de témoins subsistent des séjours effectués par Mme de Sévigné en Provence en 1672-1673, 1690-1691 et 1694-1696 puisqu’elle s’y trouvait en compagnie de sa principale correspondante et qu’on n’a conservé que de rares lettres parmi celles envoyées à ces occasions à ses amis parisiens ou à sa famille. En janvier 1673 cependant, elle se rend à Marseille en compagnie de son gendre tandis qu’une grossesse avancée empêche la comtesse de les accompagner. Ce concours de circonstances nous vaut trois lettres adressées de cette ville à Mme de Grignan, lors d’une visite de trois jours avant de gagner Toulon. Les lettres marseillaises ont été lues de près par Roger Duchêne, selon qui Mme de Sévigné a su, en peu de temps et de mots, « deviner l’essentiel » et « sentir l’originalité de la ville, dans sa situation et son climat moral » 1 . Il n’est pourtant pas aisé de caractériser, dans ces missives écrites à la va-vite, entre deux visites ou, pour la dernière, tard dans la nuit, ce que l’épistolière nomme « la beauté singulière » 2 (I, 572) de Marseille. Toute à l’effervescence mondaine de cette visite officielle, la voyageuse n’a pas le loisir d’écrire une longue relation comme celle que lui a fait parvenir sa fille en 1671 3 . Le minimalisme descriptif et l’ascétisme pictural des lettres marseillaises a déçu certains commentateurs et fait conclure à un désintérêt : « […] il semble que la marquise ne s’est jamais passionnée pour cette 1 Roger Duchêne, « Mme de Sévigné à Marseille (Janvier 1673) », Revue Marseille, n° 90, 1972, p. 32. 2 Les citations de Mme de Sévigné renvoient à l’édition de Roger Duchêne dans la « Bibliothèque de la Pléiade », Paris : Gallimard, 1974-1978. Nous donnons entre parenthèses le tome suivi de la page. 3 Voir la lettre du 13 mai 1671, I, 250-251. Nathalie Freidel 202 province lointaine, ses paysages et ses habitants » 4 , constate Alain Niderst en comparant l’impressionnisme sévignéen avec les tableaux saturés de Mlle de Scudéry. À rebours de ce procès d’intention, nous pensons que l’absence de description est motivée par une économie propre à l’échange familier et par la poétique de la lettre sévignéenne, qui privilégie les impressions et les associations suscitées par l’image. De même que l’épistolière nous entraîne sur des voies déjà tracées par des lettres antérieures, elle se réfère au très riche paysage légué par la littérature héroïque et galante, dont il s’agira d’identifier les sources et les modalités. Toutefois, nous nous garderons de conclure à la confusion, chez cette lectrice passionnée de romans, du réel et de l’imaginaire. La visite officielle du comte de Grignan à Marseille est bien ancrée dans un contexte politique qui est peut-être, en fin de compte, le sujet principal de lettres où se révèle l’implication décisive de la marquise dans les affaires de Provence. Visite guidée La brièveté et la factualité des trois lettres envoyées de Marseille à Mme de Grignan se justifie, selon Roger Duchêne, par les circonstances de ce bref séjour : Les lettres de Marseille ont été écrites dans la hâte, entre deux visites ou avant de se mettre au lit. Elles saisissent sur le vif une impression générale, des détails caractéristiques. Ce sont des instantanés, non des cartes postales. Leur intérêt vient de leur spontanéité 5 . Toutefois, en aurait-elle eu tout le loisir que Mme de Sévigné ne se serait pas donné la peine d’envoyer une relation détaillée, qui aurait fait double emploi avec la « peinture extraordinaire » composée par Mme de Grignan au printemps 1671. De même qu’en arrivant en Provence, elle retrouve un pays qu’elle habite oniriquement depuis que sa fille y a emménagé, elle ne découvre pas Marseille mais revient dans des lieux déjà lus. C’est pourquoi la première lettre débute in medias res, sans prendre la peine de décrire le cadre : « Je vous écris après la visite de l’Intendante et une harangue très belle » (I, 572). Écrites le mercredi en milieu de journée, le jeudi matin et le jeudi soir tard, les trois lettres nous permettent de 4 Alain Niderst, « La Provence de Madeleine de Scudéry et de Mme Sévigné », Mme de Sévigné (1626-1696), Provence, spectacles, « lanternes », Colloque international du Tricentenaire de la mort de Mme de Sévigné, Château de Grignan, 29 mai-1 er juin, Roger Duchêne (dir.), Direction des Archives de France, 1998, p. 127- 136. 5 Roger Duchêne, « Mme de Sévigné à Marseille », art. cit., p. 31. Madame de Sévigné à Marseille 203 reconstituer précisément l’emploi du temps de Mme de Sévigné à Marseille. Le 24 janvier, arrivant par la route d’Aix, elle découvre le panorama depuis la Viste par un temps magnifique. Elle est ensuite accueillie par Mme de Montfuron, chez qui elle loge, à l’hôtel de Valbelle, aussi nommé la maison des Quatre-Tours 6 . Une foule de chevalier vient y rendre hommage au comte de Grignan puis les voyageurs sont accueillis par l’évêque. Le lendemain, 25 janvier, Mme de Sévigné reçoit la visite de Mme l’Intendante, se soumet à la cérémonie du discours d’apparat, dîne chez M. de Marseille qui la mène ensuite faire des visites nécessaires. Le soir chez le gouverneur, on fait venir des violons et des danseurs masqués. Le 26 enfin, malgré le mauvais temps - « le diable est déchaîné en cette ville » -, la marquise fait le tour des principales curiosités et des attractions : elle se rend à la messe à Saint-Victor, puis par mer voir la Réale et l’exercice. Après le dîner, elle visite encore la citadelle, l’arsenal avec ses magasins et ses hôpitaux puis le port. Le soir enfin, elle soupe chez l’évêque. Absorbée par le « tourbillon » des formalités, l’épistolière produit un rapport condensé, procède par énumérations : « je découvris la mer, les bastides, les montagnes et la ville » (I, 572). Mais au lieu de tarir l’imagination, le mode listographique sévignéen, procédant moins par accumulation que par association, aboutit à un remarquable fondu enchaîné : La foule des chevaliers qui vinrent hier voir M. de Grignan ; des <noms> connus, des Saint-Hérem ; des aventuriers, des épées, des chapeaux du bel air, des gens faits à peindre, une idée de guerre, de roman, d’embarquement, d’aventures, de chaînes, de fers, d’esclaves, de servitude, de captivité : moi, qui aime les romans, tout cela me ravit et j’en suis transportée (I, 572). L’agencement entièrement décousu et paratactique de la phrase oblige le lecteur à ajuster sa vision au tableau vivant et mouvant dans lequel la réalité voisine avec la fiction. La structure éclatée, les raccourcis mystérieux, les formules indéfinies et passe-partout, le passage sans transition de la chose à l’ « idée », la déclinaison redondante (« chaînes », « fers », « esclaves », « servitude », « captivité ») brouillent les pistes, confondent les attentes. La chute fournit cependant la clef du dispositif, qui situe la cité phocéenne sur une carte imaginaire, au pays des romans. Plutôt que de décrire des paysages déjà familiers de sa destinataire, l’épistolière exploite les ressorts du locus horribilis, déplorant « un temps de diantre » et « l’air […] un peu scélérat » et dénigrant une population aussi nombreuse que crapuleuse. Le gonflement fantaisiste des chiffres, lorsqu’elle 6 Roger Duchêne tire cette information du Cérémonial de la ville (« Mme de Sévigné à Marseille », art. cit., Appendices). Nathalie Freidel 204 prétend que Marseille, avec « cent mille âmes » est « plus peuplée que Paris » 7 , est prétexte à une boutade qui exploite le double sens, démographique et religieux, du mot « âmes » : « de dire combien il y en a de belles, c’est ce que je n’ai pas le temps de compter » (I, 572). Par le jeu autour des images convenues, la peinture marseillaise se teinte de colorations affectives : « ne vous moquez pas de mes faiblesses ni de mes chaînes ». L’air scélérat de Marseille réanimait déjà la catachrèse, symbole éculé du discours amoureux, dans la relation de voyage de Mme de Grignan en 1671 : « Comment ! des hommes gémir jour et nuit sous la pesanteur de leurs chaînes ! Voilà ce qu’on ne voit point ici. On en parle assez ; elles font même quelquefois du bruit. Mais il n’y a rien d’effectif qu’à Marseille » (I, 250). La force évocatoire des trois lettres marseillaises tient ainsi à la réactivation d’épisodes antérieurs. En avril 1671, la marquise, rencontrant à Vincennes « la chaîne des galériens qui partaient pour Marseille », s’enchante d’avoir découvert le moyen idéal pour faire acheminer son courrier - « rien n’eût été plus sûr que cette voie » et propose de se joindre à cette caravane, dans laquelle elle a repéré « un certain Duval qui [lui] parut homme de bonne conversation » (I, 216). L’évocation des lieux dans les lettres est avant tout l’occasion de forger des images mentales qui fonctionnent comme « relais de la vision directe et instrument du maintien du lien imaginaire entre les correspondantes » 8 . La récolte d’images effectuée lors du bref séjour marseillais constituera un combustible durable puisqu’on voit resurgir en 1689, alors que Mme de Grignan fait découvrir la ville à sa fille Pauline, des rappels du « joli tourbillon de Marseille, avec les chevaliers et l’opéra et les < diableries > » (III, 514). L’objectif est moins l’évocation des lieux que la convocation de topoi renvoyant à des lettres antérieures et portant en germe la correspondance future, dans un mouvement de recyclage de ce qui a été écrit. En outre, dans le cas de Marseille, le terrain a été si bien balisé par des auteurs familiers et la ville si fermement implantée dans une géographie imaginaire, que sa découverte ne remet pas en cause ses fondations romanesques. 7 Les chiffres avancés par les historiens pour la période louis-quatorzienne décrivent un rapport largement inversé : 530 000 âmes pour Paris et 75 000 pour Marseille (François Bluche, Au temps de Louis XIV. Le Roi-Soleil et son siècle, Paris : Hachette, 1984, p. 240). 8 Delphine Reguig, « “Vous êtes encore toute vive partout”. Images et présence dans les lettres à Mme de Grignan », La première année de correspondance entre Mme de Sévigné et Mme de Grignan, Paris : Garnier, 2012, p. 292. Madame de Sévigné à Marseille 205 Marseille, ville galante L’épistolière puise dans un riche matériau culturel, l’histoire des représentations ayant fait de Marseille, dans l’esprit de l’homme du XVII e siècle, un lieu sans pareil. Sans prêter attention à la politique de réaménagement urbaine qui a récemment transformé la ville, ni au décor à grand spectacle des galères royales 9 , la voyageuse s’en tient à des impressions qui prennent leur source dans une géographie romanesque. Le décor marseillais semble en effet avoir été fixé une fois pour toutes par les histoires du Grand Cyrus - « Thrasybule et Alcionide », « Péranius et Cléonisbe » 10 -, évoquées lors du voyage de la comtesse en 1671. En outre, le legs de la grande romancière, encore présente à Marseille dans toutes les conversations - « Nous ne parlons que de Mlle de Scudéry et de La Troche avec la Brétèche » (II, 573) -, est augmenté du merveilleux des épopées italiennes, fabuleux réservoir d’images. Les héroïnes sarrasines de l’Arioste, telle l’illustre Bradamante qui, dans le Roland Furieux, avait reçu le gouvernement de Marseille pour en chasser les pirates barbaresques, figurent encore en bonne place dans la mémoire lettrée. Ainsi, les lettres du voyage marseillais constituent, davantage qu’un guide touristique, un jeu de piste littéraire et les forces complexes qui semblent entraîner irrésistiblement la diction sévignéenne vers la fiction risquent de décontenancer le lecteur moderne, peu familier des codes d’un romanesque révolu. Habituellement prompte à souligner les ridicules des Provinciales 11 , Sévigné défend la cause des Marseillaises, qui lui apparaissent dans un décor de fête galante : Mme de Montfuron est « aimable et on l’aime sans balancer », Grignan succombe aux charmes d’une mystérieuse femme masquée (« une petite Grecque fort jolie ») et la Santa Crux (femme d’Henri de Forbin de Sainte-Croix) « est belle, fraîche, gaie, naturelle ». Le jeu des substitutions, les masques, l’emploi de chiffres trahissent le goût des mystères et des déguisements de la belle galanterie. L’allusion à Lauzun, dont l’affaire avec Mademoiselle demeure dans toutes les mémoires, ou à Mme d’Armagnac, à la beauté notoire, donnent à la modeste soirée chez le gouverneur ses lettres de noblesse galante. Terre d’exil des disgraciés, la Provence a recueilli quelques personnages haut en couleur dont les frasques ont alimenté la chronique scandaleuse. 9 Voir par exemple les Mémoires de Mlle de Montpensier, petite-fille de Henri IV, A. Chéruel (éd.), Paris : Charpentier, 1858-1859, p. 434. 10 Mlle de Scudéry, Artamène ou le Grand Cyrus, III, 3 et VIII, 2. 11 « Tâchez, mon enfant, de vous accommoder un peu de ce qui n’est pas mauvais ; ne vous dégoûtez point de ce qui n’est que médiocre ; faites-vous un plaisir de ce qui n’est pas ridicule » (I, 188-189). Nathalie Freidel 206 Lors de sa visite à Montpellier, deux mois avant Marseille, Mme de Sévigné a rencontré Vardes, grand séducteur des plus belles femmes de la cour, exilé dans son gouvernement d’Aigues-Mortes après le scandale de la lettre espagnole, entraînant dans sa disgrâce le lettré Corbinelli, ami intime et pivot intellectuel du cercle Sévigné. La réputation sulfureuse de Vardes ne dissuade pas la marquise de demander régulièrement et avec insistance de ses nouvelles à sa fille depuis qu’elle s’est installée en Provence 12 . Malgré son éloignement, ce personnage continue à faire parler de lui et son idylle avec la fille du gouverneur de Montpellier, Mlle de Toiras, passionne le public de la capitale : « Mme de Coulanges et M. de Barillon jouèrent hier la scène de Vardes et de Mlle de Toiras. Nous avions tous envie de pleurer » (I, 469). C’est indéniablement ce goût de l’intrigue galante que flatte Mme de Sévigné lorsqu’elle glisse subtilement dans son rapport marseillais des figures féminines attrayantes et des chevaliers « à peindre », dans une ambiance joyeuse où les ragots vont bon train : Grignan « tourne tout autour » de la « petite Grecque fort jolie » - « ma fille, c’est un fripon » -, Saint-Mesmes, en Turc, « ne hait pas la Grecque, à ce qu’on dit » (I, 573) et Bétomas affiche une ressemblance avec Lauzun qui ferait le bonheur des colonnes du Mercure galant. Dans ce climat, l’empressement de l’évêque auprès de la marquise finit par éveiller les soupçons : « Nous dînons chez lui ; c’est l’affaire des deux doigts de la main » (I, 572) ; « si tantôt il fait un moment de soleil, Monsieur de Marseille me mènera bayer » (I, 573) ; « me revoilà sur le poing de Monsieur de Marseille » (I, 574). Le détour par l’expression proverbiale voile l’« affaire » de sous-entendus, renforcés par l’emploi équivoque d’expressions comme « ce qui tient au cœur », ou « mon cœur étant blessé ». Enfin la mention euphémisée de la gêne de l’évêque, lors de l’explication finale - « il m’a paru un peu embarrassé » (I, 574) - met la dernière touche à ce semblant de flirt. Semblant seulement, car la destinataire n’est pas dupe : le décor romanesque aux allures de pré embarquement pour Cythère sert de paravent au jeu politique et à la lutte des clans. 12 « Vous me parlez trop peu de Vardes et de ce pauvre Corbinelli […] comment va la belle passion de Vardes pour la Toiras ? Dites-moi s’il est bien désolé de la longueur infinie de son exil » (I, 280). Madame de Sévigné à Marseille 207 Le « dessous des cartes » À Marseille, Mme de Sévigné n’est pas allée « se promener » 13 , comme elle l’annonce à Bussy, mais accompagne son gendre dont la présence a pour objectif de rappeler à la ville longtemps rebelle son allégeance au roi 14 . Reçu avec tous les honneurs dus à son rang et à ses fonctions, le comte est logé dans l’hôtel qui accueillit la reine-mère lors de la venue de Louis XIV en 1660. On comprend le surnom donné par La Rochefoucauld à Mme de Grignan, la « reine de Provence » 15 , devant le déploiement de fastes et le cérémonial accompagnant la visite du lieutenant général. Mme de Sévigné assume donc le rôle d’ambassadrice dans lequel elle a précédemment admiré sa fille : « Je vois des harangues, des infinités de compliments, de civilités, de visites ; on vous fait des honneurs extrêmes ; il faut répondre à tout cela, vous êtes accablée ; moi-même, sur ma petite boule, je n’y suffirais pas » (I, 174). La visée diplomatique de l’expédition marseillaise est confirmée par le déploiement du personnel politique : Mme l’Intendante (épouse de Jean- Baptiste Rouillé de Meslay, l’homme de Colbert), « le gouverneur » (Paul de Fortia, seigneur de Piles, gouverneur et viguier à vie de Marseille depuis la mise au pas de 1660), La Brétèche (sous-lieutenant des galères), Bétomas (chef d’escadre) et enfin Toussaint de Forbin-Janson, l’évêque de Marseille, en qui le comte de Grignan a trouvé un adversaire résolu. Lors de la dernière Assemblée des communautés, qui s’est tenue à Lambesc le mois précédent, et à laquelle Mme de Sévigné et sa fille ont assisté, il s’est opposé à l’attribution au comte d’une gratification de 500 écus pour l’entretien de ses gardes. Les lettres de cette période se font l’écho de l’intensité des rapports de force et des tensions à l’œuvre dans le gouvernement provincial : « L’état de la province est très divisé sur le sujet du gouvernement entre les maisons de Grignan et de Forbin qui maintenant disputent de la prééminence », écrit un Arlésien, Jacques de Parade de l’Estang, en 1673. « Les Grignan ont l’autorité […], les Forbin ont le nombre par leur famille très nombreuse, riche et puissante ». « Les Grignan plus modérés, plus fins et plus couverts, cachent mieux leur jeu que les Forbin » 16 . Dans ces circonstances, la correspondance de Mme de Sévigné prend des allures de 13 À Bussy, 15 juillet 1673, I, 585. 14 Roger Duchêne, « Louis XIV à Marseille - mars 1660 », Marseille au XVII e siècle, revue Marseille, n° 122, 1980, p. 37-46. 15 De La Rochefoucauld, 9 février 1673, I, 575. 16 Cité par Roger Duchêne, « Les Provençaux de Mme de Sévigné », préface du Catalogue de l’exposition présentée sur ce thème au musée Cantini, Marseille (22 janvier-18 mars 1973), 10 pages non paginées. Nathalie Freidel 208 conspiration : « si le prélat, qui a le don de gouverner les provinces, avait la conscience aussi délicate que M. de Grignan, il serait un très bon évêque […] » 17 . Une réponse de Mme de La Fayette, de la même période, témoigne de cette mobilisation contre le parti ennemi : J’ai vu votre grande lettre à d’Hacqueville. Je comprends fort bien tout ce que vous lui mandez sur l’évêque. Il faut que le prélat ait tort, puisque vous vous en plaignez. Je montrerai votre lettre à Langlade, et j’ai bien envie encore de la faire voir à Mme du Plessis, car elle est très prévenue en faveur de l’Évêque. Les Provençaux sont des gens d’un caractère tout particulier » (I, 570-571). Non contente de mener cette campagne de diffamation en sous-main, la marquise vient donc en personne à Marseille régler ses comptes avec l’évêque. La feinte est la tactique d’abord adoptée dans les deux camps - « c’est l’affaire des deux doigts de la main » puis, dès la deuxième lettre, l’ironie fait place à une dénonciation à mots couverts de la fausseté et de l’hypocrisie de cette attitude : J’admire plus que jamais de donner avec tant d’ostentation les choses du dehors et de refuser en particulier ce qui tient au cœur ; poignarder et embrasser, ce sont des manières. On voudrait m’avoir ôté l’esprit, car au milieu de mes honnêtetés, on voit ce que je vois ; et je crois qu’on rirait avec moi, si on l’osait. Tout est de carême-prenant (I, 573). L’usage de l’indéfini et de l’impersonnel, les expressions allusives voire énigmatiques, l’image du travestissement carnavalesque, composent un style obscur, ajusté à la face cachée du jeu politique que l’épistolière désigne ailleurs par l’expression « le dessous des cartes » 18 . Dans la troisième et dernière lettre, les visites touristiques sont rapidement expédiées pour en venir à la confrontation décisive. Tombant le masque mais maîtrisant ses effets, « sans aucune rudesse, ni brutalité, ni colère », la marquise engage l’assaut final : […] je lui ai fait voir l’horreur de son procédé pour moi, et combien il m’eût été plus cher de m’avoir témoigné une véritable amitié à Lambesc que de m’accabler de cérémonies et de festins à Marseille, et que, mon cœur étant blessé, tout cela n’était que pour le public. Il m’a paru un peu 17 À Arnauld d’Andilly, 11 décembre 1672, I, 569. 18 C’est lors d’un séjour à Pomponne durant l’été 1675 qu’elle sera définitivement adoptée : « Une de nos folies a été de souhaiter de découvrir tous les dessous de cartes de toutes les choses que nous croyons voir et que nous ne voyons point, tout ce qui se passe dans les familles, où nous trouverions de la haine, de la jalousie, de la rage, du mépris, au lieu de toutes les belles choses qu’on met au-dessus du panier et qui passent pour des vérités » (II, 13). Madame de Sévigné à Marseille 209 embarrassé. […] J’ai repassé sur la manière dont sa haine a paru dans cette occasion. J’ai dit que le prétexte étant si petit et si mince, on voyait la corde et le fond. Toutes les précautions de l’évêque qui, constatait-elle en 1671, « ne veut pas être pris par le bec » (I, 353) sont prises à rebours par le franc-parler sévignéen qui dénonce l’artifice du cérémonial et le divorce de la politique et de la sociabilité. Le recours au tour proverbial et familier s’avère ici une arme particulièrement efficace, prenant le contre-pied de la fausse courtoisie, dénonçant la grossièreté tapie sous des dehors cérémonieux. En fin de compte, le jeu galant, tout de feinte et savamment codifié, fait le lit du jeu politique. Roger Duchêne, pour qui la marquise, en cette occasion, « confond politesse et politique » (I, 574, note 3), a disqualifié trop rapidement un engagement réel, si ce n’est efficace. Dès après le départ de sa fille en 1671, Mme de Sévigné recherche la compagnie des Provençaux à Paris et entreprend des démarches auprès de M. d’Uzès, de Le Camus, de Pomponne 19 , qui lui valent le surnom de « petit ministre » (I, 443), attribué par son gendre. De retour dans la capitale après son séjour en Provence, elle fait pression sur son entourage, s’évertuant à « éclairer les aveugles » (I, 689) sur les « fourbes du Fourbin 20 » (I, 434). La visite de Mme de Sévigné à Marseille en 1673 nous fournit donc l’occasion d’examiner à nouveaux frais les liens entre l’œuvre épistolaire et la sphère politique, injustement réduits au célèbre reportage consacré au procès Foucquet. C’est aussi ce que tend à montrer l’attitude de la marquise à l’égard des réprouvés et des exilés : soutien moral à son cousin Bussy, compassion pour Vardes et Corbinelli, interventions auprès de Vivonne en faveur de Valcroissant qui avait tenté de favoriser l’évasion de Foucquet (I, 126), ou d’un « capitaine bohème », « afin qu’il lui relâche un peu ses fers » (I, 284). Mme de Sévigné fait partie de ces femmes qui ont démontré, selon l’expression de Danielle Haase-Dubosc, « leurs capacités d’être sujets de l’histoire plutôt qu’objets » 21 19 « J’ai de bons témoins, et un certain ministre ne m’a pas trouvée corrompue contre vos intérêts. L’Évêque lui-même est assez embarrassé de moi, car vous savez qu’il aime à ménager la chèvre et les choux. Il a mal ménagé la chèvre, et ne mangera pas même les choux » (6 avril 1672, I, 473). 20 Prompte à inventer des formules et des surnoms, Mme de Sévigné a déjà forgé à son intention le mot-valise de galonetonnerie - condensé de Ganelon et gloutonnerie (I, 473) - et le chiffre Dom Courrier - à cause de son opposition à l’envoi d’un courrier par l’Assembée (I, 478). 21 « Ravie et enlevée au XVII e siècle », Femmes et pouvoirs sous l’ancien régime, Paris : Rivages, 1991, p. 147. Danielle Haase-Dubosc et Éliane Viennot montrent comment les femmes de cette période, tenues pour absentes du champ politique, exploitent en réalité les espaces laissés par les failles du système. Nathalie Freidel 210 et le détour du code romanesque ne doit pas occulter une volonté bien affirmée, dans cette série de lettres, de jouer un rôle actif de médiatrice dans la politique familiale des Grignan. Davantage qu’elles ne traduisent le pittoresque marseillais 22 , dans le sillon des nombreux récits de voyageurs du XVII e siècle, les trois lettres écrites de Marseille participent à la construction d’une ville chimérique, à partir de modèles littéraires et de dispositifs spécifiques à la correspondance. Or, la poétique sévignéenne, fondée sur l’activation et la réactivation des images, se trouve ici au service de la mission diplomatique dont la marquise se fait l’exécutrice. La cité phocéenne, qui demeurera, dans l’imaginaire de l’échange intime, l’essence même du lieu limitrophe, déjà oriental, dangereusement fascinant, est le théâtre d’une confrontation de l’épistolière avec l’ennemi des Grignan, Forbin-Janson, contre qui elle mène depuis des mois une campagne de diffamation en sous-main. « Les lettres sont presque toujours des actes politiques », affirme Alain Niderst 23 . C’est ce que démontre avec brio ce rapport de mission, dans lequel Mme de Sévigné se met en scène en agent de liaison, déjouant habilement les manœuvres d’un adversaire qui s’avance masqué pour finir par le neutraliser par un discours de vérité. Négligeant de décrire - « les sauts périlleux d’un Turc » abrège singulièrement l’imposant cérémonial des galères, objet d’étonnement de plus d’un voyageur -, les missives marseillaises se situent résolument sur le plan de l’action et déploient une stratégie audacieuse d’investissement du champ politique. 22 Louise Godard de Donville, « Le pittoresque marseillais d’après les récits de voyageurs », Marseille au XVII e siècle, Marseille, n° 122, pp. 115-121. 23 « La Provence de Madeleine de Scudéry et de Mme de Sévigné », op. cit., p. 128. La Provence et la province dans les lettres de Mme de Sévigné et de Voiture : les enjeux d’une écriture oblique S OPHIE R OLLIN U NIVERSITÉ N ICE -S OPHIA A NTIPOLIS Deux pigeons s’aimaient d’amour tendre. L’un d’eux s’ennuyant au logis Fut assez fou pour entreprendre Un voyage en lointain pays. Voyager : c’est folie ! dit La Fontaine. Les Deux Pigeons le démontrent. Le voyage n’avait guère les faveurs du milieu mondain, au XVII e siècle. C’est une entreprise difficile, voire périlleuse, de plus, la centralisation de la vie mondaine et culturelle décourage toute velléité de s’éloigner de la capitale. Cependant, plusieurs figures du milieu mondain de cette époque ont beaucoup voyagé. À commencer par Mme de Sévigné, qui, par trois fois s’est rendue en Provence où elle a fini sa vie. C’est bien plus que la plupart des dames, et même des hommes, de son milieu. Pourtant, pour une épistolière qui aime particulièrement les détails, et les recommande à ses correspondants, elle accorde très peu de visibilité, dans ses lettres, au voyage et à la Provence. Replacé dans la tradition de la lettre mondaine, ce paradoxe apparaît d’autant plus significatif. Car les lettres de Voiture, dont Mme de Sévigné est l’héritière à maints égards, appellent le même constat. Ses charges auprès du duc Gaston d’Orléans et plus tard à la Cour l’ont conduit à beaucoup voyager, en province et à l’étranger. Mais lui, si habile à parler longuement de trois fois rien, ne livre rien, ou presque, de ses voyages. Négligence ? certainement pas, de la part d’écrivains chez qui la négligence est toujours « savante ». Voiture et Mme de Sévigné adoptent une écriture oblique, passant par le non-dit, pour escamoter leurs impressions de Sophie Rollin 212 voyage. Reste à se demander pourquoi le voyage et la Provence sont adroitement écartés de leurs lettres. Le choix du non-dit Mme de Sévigné part pour la première fois pour la Provence le 13 juillet 1672, un an et demi après le départ de sa fille, devenue comtesse de Grignan 1 . Elle y demeure presque un an et demi 2 . 17 ans plus tard, elle y fait un second voyage d’un peu plus d’un an 3 . Enfin, 2 ans et demi plus tard, elle part une troisième et dernière fois en mai 1694, pour une Provence où elle demeure jusqu’à sa mort (le 17 avril 1696). En tout, elle y passe 4 ans et demi. On rencontre ça et là, dans ses lettres, quelques détails pittoresques sur la Provence. Par exemple, sur la saveur des produits que l’on y mange 4 . Mais les tableaux qui comportent ces petits détails dont Mme de Sévigné n’est pas avare lorsqu’il s’agit d’évoquer une fête à la Cour ou la dernière coiffure à la mode, sont fort rares. Significativement, ils se rencontrent surtout dans les lettres écrites au cours de son dernier séjour en Provence, lorsque, devinant qu’elle n’en repartira plus, elle n’est plus en voyage. Lors de son premier séjour, alors qu’elle se trouve en Provence depuis un an, elle écrit simplement à Bussy : Il y a justement un an que j’y vins [à Grignan] […]. Depuis cela j’ai été dans la Provence me promener. J’ai passé l’hiver à Aix avec ma fille 5 . 1 Françoise-Marguerite de Sévigné épouse François de Castellane Adhémar de Monteil, comte de Grignan, le 29 janvier 1669. Elle part pour la première fois en Provence le 4 février 1671. 2 Jusqu’au 1 er novembre 1673. 3 Du 5 octobre 1690 à la mi-décembre 1691. 4 On peut citer, à titre d’exemple, la lettre du 9 septembre 1694 à Coulanges : « Mais puisque nous y sommes, parlons un peu de la cruelle et continuelle chère que l'on y fait, surtout en ces temps-ci. Ce ne sont pourtant que les mêmes choses que l'on mange partout. Des perdreaux, cela est commun, mais il n'est pas commun qu'ils soient tous comme lorsque à Paris chacun les approche de son nez avec une certaine mine, et criant: « Ah! Quel fumet! Sentez un peu ». Nous supprimons tous ces étonnements. Ces perdreaux sont nourris de thym, de marjolaine, et de tout ce qui fait le parfum de nos sachets; il n'y a point à choisir [...]. Pour les melons les figues et les muscats, c'est une chose étrange: si nous voulions, par quelque bizarre fantaisie, trouver un mauvais melon nous serions obligés de le faire venir de Paris; il ne s'en trouve point ici. », Correspondance, éd. Roger Duchêne, Paris : Gallimard, « coll. La Pléiade », 1972, t. III, p. 1058-1059. 5 Lettre à Bussy-Rabutin du 15 juillet 1673, de Grignan, ibid., t. I, p. 585. La Provence et la province dans les lettres de Mme de Sévigné et de Voiture 213 Deux courtes phrases pour évoquer un an passé entre Grignan et Aix qu’elle découvrait pour la première fois. Des phrases presque réduites à leurs composants minimaux : économie syntaxique et singulière sécheresse stylistique. On possède une lettre adressée à Bussy un an plus tôt, tandis que Mme de Sévigné était en route pour la Provence. Après avoir développé toute sorte de sujets, et noté, pour conclure : « Adieu mon cher cousin », elle ajoute, comme en passant : Je m’en vais en Provence voir cette pauvre Grignan ; voilà ce qui s’appelle aimer 6 . Rien de plus sur le voyage lui-même, commencé neuf jours plus tôt. Le présentatif « voilà » fait partie des traits caractéristiques de l’écriture de Mme de Sévigné. D’habitude, il tend à convoquer la vision de ce qui est absent, conformément à son étymologie. Mais ici, il supplée ce qui n’est pas explicitement formulé, invitant à voir, ou plutôt à se représenter l’ampleur de l’amour maternel dans le seul syntagme « [aller] en Provence ». De part et d’autre du présentatif, les creux du discours sont comblés par l’identité établie entre « [aller] en Provence » et « ce qui s’appelle aimer » : le caractère excessif et inconditionnel de l’amour maternel suggéré d’une part suppose que, d’autre part, « [aller] en Provence » soit entendu comme une entreprise elle aussi excessive : une folie. Tandis que les voyages de Mme de Sévigné sont circonscrits entre Grignan, sa propriété bretonne des Rochers et ses terres de Bourbilly, en Bourgogne, ceux de Voiture s’avèrent très variés, car ils sont tributaires des événements politiques et militaires pendant la période de la guerre de Trente Ans. Au début de sa carrière, il a été entraîné par le duc Gaston d’Orléans dans ses cabales et ses différents exils. Par la suite, il a plusieurs fois fait partie de l’escorte accompagnant le roi dans ses campagnes militaires, et a accompli des missions diplomatiques à l’étranger. En résumé, il a traversé au moins trois fois la Provence, en 1632, 1638, date à laquelle il accoste à Marseille au retour d’une mission en Italie, et en 1642. Il a séjourné en Languedoc, en Savoie, en Lorraine, en Picardie, il a vécu plus d’un an en Espagne, qu’il a parcourue du nord au sud, a passé une autre année en Flandre, enfin, il a visité Lisbonne, Londres, Rome et la Toscane. Mais, sur l’ensemble des 300 lettres qui sont parvenues jusqu’à nous, il ne dit rien de la Provence, et fort peu de choses des autres provinces et des pays qu’il a traversés. Rien qui s’apparente aux peintures que traceront, à partir du XIX e siècle, les écrivains qui ont voyagé. Lorsqu’il évoque les lieux 6 Lettre à Bussy-Rabutin du 22 juillet 1672, de Montjeu, ibid., t. I, p. 558. Sophie Rollin 214 où il se trouve, l’image de ce qu’il évoque se dessine en creux, car il recourt à la litote et aux formes de la négation pour indiquer, non ce qui se présente à sa vue, mais ce qui fait défaut aux lieux visistés. Après avoir traversé tout l’est de la France au cours de la grande cabale de 1632, il déclare : J’ai passé par des pays où le blé est une plante rare et où l’on conserve les pommiers avec autant de soin que les orangers en France. Je me suis trouvé en des lieux où les plus vieilles personnes ne se souviennent pas d’avoir jamais vu de lit, et, pour me rafraîchir, je me trouve à cette heure dans une armée où les plus robustes sont fatigués 7 . Certes, le contexte n’est pas celui d’une villégiature « touristique ». Mais, plus tard, il emploie le même type de formulation pour évoquer Madrid, dont il ne retient que le froid : J’ai souffert un hiver plus perçant que celui de France, en un lieu où l’on ne voit point robe de chambre, ni de cheminées, et où l’on ne fait jamais de feu, sinon pour le gain d’une bataille ou la naissance d’un prince 8 . Parmi les curiosités locales, il n’y a que les femmes, apparemment, pour retenir son attention. Alors, les formulations négatives dominent toujours, mais elles prennent un sens valorisant : C’est un pays [l’Afrique], Monseigneur, où il n’y a point de sottes, de froides, ni de cruelles. Elles sont toutes amoureuses, pleines de feu et d’esprit ; et (ce que quelqu’un y estimera davantage) elles ne vont jamais à confesse 9 . Mais c’est sans doute moins pour parler du pays traversé, que Voiture évoque ses habitantes, comme Stendal parlera des Marseillaises, que par jeu : pour entretenir l’image de « galant homme » qu’il cultive dans les salons. Comment expliquer ce choix du non-dit, à propos de la Provence et plus généralement de la Province et des pays étrangers, chez des épistoliers par ailleurs volontiers diserts quand il s’agit de parler de Paris et de la société mondaine qu’ils fréquentent ? 7 Voiture, lettre à Mlle Paulet, de Port-Digoin, sur la Loire, 27 juin [1632], Lettres, éd. Sophie Rollin, Paris : Champion, « coll. Bibliothèque des correspondances », 2013, 25, p. 138. 8 Lettre à Mlle Paulet, de Madrid, [mars 1633], ibid., 37, p. 157. 9 Message destiné au cardinal de La Valette, dans la lettre à Mlle Paulet, de Ceuta, 7 août 1633, ibid., 52, p. 195. La Provence et la province dans les lettres de Mme de Sévigné et de Voiture 215 Une expression oblique de la critique Une première explication réside probablement dans la mentalité aristocratique au XVII e siècle que ces lettres mettent en lumière. Pour le Parisien, à cette époque plus encore qu’aujourd’hui, tout se passe à Paris. Pour l’aristocrate, tout se passe à la Cour, mieux encore : dans le cercle étroit et privilégié du salon fréquenté par des habitués. La province, et les pays étrangers eux-mêmes c’est le « désert » vers lequel se tourne finalement Alceste. On le sait. Ce qu’il y a d’intéressant dans ces lettres, c’est l’art de le dire sans le dire, la manière oblique à travers laquelle s’expriment des réserves, voire des critiques. Dans la majorité des lettres écrites pendant ses voyages, Voiture développe un lieu commun du compliment galant et mondain selon lequel il n’y a pas de bonheur possible dans les lieux dont sont absents ceux que l’on aime : Je connais aussi bien que personne les délices d’Espagne, mais je pense, Monsieur, que vous croyez qu’il n’y en a point de si grandes pour moi que d’être auprès de mes amis, et si Paris même a pu me déplaire par l’absence de mon maître, vous ne devez pas trouver étrange que je me sois ennuyé à Madrid 10 . Quoiqu’il s’agisse d’un topos rebattu, il entre sans doute une part de sincérité dans ces propos. Sincérité à double entente, qui dépasse la personne du destinataire : le départ, fut-il pour un lieu privilégié, apparaît aux mondains comme un exil. Toutefois, le ton plaisant, adopté dans la plupart des exemples observés, vient adoucir l’amertume du propos. Envoyé en mission diplomatique en Toscane, en 1638, Voiture est ensuite invité à Rome où il sera élu membre de l’académie des Humoristes. Mais il se déclare aveugle à tout ce qu’il y voit : J’en demande pardon à Madame votre mère, mais jamais je ne me suis tant ennuyé qu’à Rome ! Il ne se passe point de jour que je n’y voie quelque chose de merveilleux, des chefs-d’œuvre des plus grands ouvriers qui aient été, des jardins où tout le printemps se trouve à cette heure, des bâtiments qui n’en ont point de pareils au monde, et des ruines encore plus belles que ces bâtiments. Mais tout ce que je vous dis là n’empêche pas que je n’y sois triste, et qu’au même temps que je vois toutes ces choses, je ne souhaite d’en sortir. Les plus excellents ouvrages de peinture, de sculpture et de provature d’Apelle 11 , de Praxitèle 12 et de Papardelle 13 ne sont point de mon 10 Lettre à M. du Fargis, de Madrid, 8 juin 1633, ibid., 44, p. 169. 11 Apelle de Cos, peintre grec (IV e s. av. J.-C.). Auteur de la célèbre fresque représentant Vénus anadyomène. Sophie Rollin 216 goût. Je m’étonnerais de cela si je n’en connaissais la cause, et si je ne savais qu’une personne qui est accoutumée à vous voir ne saurait jamais être bien aise en ne vous voyant pas 14 . Les richesses de Rome ne sont énumérées que pour ménager un effet de décalage rythmique avec une clausule resserrée qui exprime son ennui. Les accumulations se composent de termes génériques, qui ne proposent qu’une vision floue et stéréotypée : « quelque chose de merveilleux… des chefsd’œuvre, etc. ». Les mots italiens « provature » et « Papardelle » n’ajoutent une touche pittoresque au discours que pour le faire basculer dans le burlesque : dans l’accumulation de termes désignant des ouvrages artistiques et des noms d’artistes, ces mots, qui désignent des produits alimentaires locaux, constituent les intrus, et suggèrent ironiquement une équivalence entre ouvrages artistiques et ouvrages culinaires. En définitive, l’enjeu du discours est doublement déplacé : d’une part, la relation de voyage, attendue dans une lettre écrite depuis Rome, est escamotée par le topos de la séparation qui rend aveugle et, d’autre part, l’emploi de ce topos convenu est remotivé par la tonalité humoristique qui domine le discours. Le véritable objectif est certes de plaire à la destinataire par un discours décalé et original. Mais les choix stylistiques de Voiture dans cette lettre semblent également s’imposer pour écarter le style de la relation de voyage. C’est l’hypothèse que l’on peut avancer en comparant les lettres de Voiture avec celles de Mme de Sévigné. Car elle utilise également, pour évoquer la Provence, toute une série d’écrans, de filtres, laissant néanmoins percer l’expression de critiques, voire de préjugés. On observe d’abord le filtre qui nimbe de flou l’objet du discours par l’emploi de termes au signifié imprécis, ou par le choix de structures syntaxiques qui ajoutent une nuance d’imprécision. Ainsi les substantifs « manière » ou « caractère » apparaissent-ils régulièrement lorsqu’il s’agit de critiquer les mœurs provençales. Dans sa lettre du 8 avril 1671, écrite au moment des cérémonies religieuses de Pâques, elle répond à sa fille qui 12 Sculpteur grec (vers 400-326 av. J.-C.). Son œuvre représente la période du « second classicisme », au cours de laquelle les artistes renouvellent les modèles du premier classicisme. L’une de ses œuvres les plus célèbres est l’Aphrodite de Cnide. 13 Tallemant des Réaux éclaire cette référence inattendue dans les notes manuscrites inscrites dans les marges d’un exemplaire des Œuvres de Voiture : « Il folâtre, et met ces deux mots pour la rime. Ils signifient pourtant, le premier de certains fromages de chair de buffle, et papardelle, certain laitage que font les religieuses », Les Œuvres de Monsieur de Voiture, Paris : Augustin Courbé, in-4°, 1656, Bibliothèque nationale de France, Arsenal, Réserve, 4-BL-5289. 14 Voiture, lettre à Mme de Rambouillet, de Rome, 29 novembre, 1638, Ibid., 111, p. 302-303. La Provence et la province dans les lettres de Mme de Sévigné et de Voiture 217 accusait les Provençales de coquetterie parce qu’elles portent des coiffes ne cachant que le haut du visage. J’admire la manière de vos dames pour la communion ; elle est extraordinaire. Pour moi, je ne pourrais pas m’y accoutumer. Je crois que vous en baisserez davantage vos coiffes 15 . Le substantif « manière » désigne la forme de l’action, et non l’action elle-même. Son emploi évite à Mme de Sévigné de stigmatiser explicitement la coquetterie attribuée aux Provençales. Ce procédé, caractéristique d’une pratique langagière aristocratique et mondaine, se retrouve sous la plume de Mme de La Fayette. Évoquant le différend qui opposait chaque année la famille de Grignan-Sévigné à l’évêque de Marseille 16 , elle déclare : « Il faut que le prélat [l’évêque de Marseille] ait tort, puisque vous vous en plaignez 17 ». Et de conclure : Les Provençaux sont des gens d’un caractère tout particulier 18 . Ce complément de caractérisation associe deux termes imprécis : le nom d’espèce « gens » et le nom « caractère », comparable à « manière ». Il impose donc le renfort de l’adjectif « particulier » pour donner sens au discours. Encore cet adjectif est-il, lui aussi, trop vague pour y suffire. En définitive, c’est l’adverbe « tout » qui signale la critique par sa valeur intensive. Certaines structures syntaxiques produisent un effet comparable, comme le pseudo-complément 19 « une sorte de… » auquel Mme de Sévigné a souvent recours quand elle évoque la Province : C’est une sorte de vie étrange que celle des provinces ; on fait des affaires de tout […]. L’idée que j’ai de vous ne me persuade pas que vous puissiez sans peine vous accoutumer à cette sorte de vie 20 . Mme de Grignan, étant tout juste arrivée en Provence, sa mère l’imagine « accablée » d’honneurs qui ne lui laissent pas le loisir d’écrire : voilà les 15 Mme de Sévigné, lettre à Mme de Grignan du 8 avril 1671, op. cit., t. I, p. 210. Mme de Sévigné répond à une lettre de sa fille écrite le samedi saint, 28 mars 1671. 16 À propos de la somme que le comte de Grignan réclamait pour la gratification de ses gardes. 17 Mme de La Fayette, lettre à Mme de Sévigné, à Paris, 30 décembre 1672, ibid., t. I, p. 570-571. 18 Ibid. 19 Selon la terminologie employée par Grévisse, Le bon usage, Paris : Duculot, 1988, §342, b. 20 Lettre à Mme de Grignan, à Paris, 11 mars [1671], ibid., t. I, p. 181. Sophie Rollin 218 « affaires » dont elle se plaint. Mais, telle qu’elle est formulée, la critique prend une tout autre dimension. Le pseudo-complément « une sorte de vie » se distingue d’un complément de caractérisation par le fait que c’est le substantif caractérisant (« vie » : pourvu d’une valeur adjectivale) qui est le noyau sémantique du syntagme. D’où son appellation de « pseudo-complément ». Le substantif caractérisé (« sorte », ordinairement noyau sémantique) n’ajoute qu’une idée d’approximation. Cet effet de flou est renforcé par l’emploi, proprement stylistique, d’un nom associé à un référent unique (« vie ») avec un article indéfini. La recherche ostensible de l’approximation produit ainsi une mise à distance de l’objet du discours qui lui donne implicitement un sens péjoratif. Dans la même lettre, que Mme de Sévigné complète quelques jours plus tard, elle ajoute : Ces sortes de petits procès, dans un lieu où l’on a rien autre chose dans la tête, font une éternité d’éclaircissements qui font mourir d’ennui. Je sais assez la manière des provinces pour ne vous point souhaiter ce tracas 21 . Cet exemple illustre les deux procédés que nous venons d’observer : les « affaires » ou « procès » jugés caractéristiques de la Province sont doublement dévalorisés par l’approximation introduite par le pseudo-complément « [ces sortes] de petits procès » et par l’emploi absolu du mot « manière », dans la périphrase « la manière des provinces ». Par ailleurs, Mme de Sévigné utilise abondamment le filtre offert par la rhétorique pour atténuer les idées exprimées. Quand il s’agit de glisser des critiques, litotes et euphémismes abondent. Après les « honneurs » que Mme de Sévigné juge « accablants », il est question des marques de politesse qu’ils imposent en retour. Dans une lettre qui suit d’assez près celle que nous avons précédemment citée, elle déclare : Je vous vois faire toutes vos révérences et vos civilités ; vous faites fort bien, je vous en assure. Tâchez, mon enfant, de vous accommoder un peu de ce qui n’est pas mauvais ; ne vous dégoûtez point de ce qui n’est que médiocre ; faites-vous un plaisir de ce qui n’est pas ridicule 22 . La série de trois litotes « ce qui n’est pas mauvais… ce qui n’est que médiocre… ce qui n’est pas ridicule » atténue diplomatiquement la critique du protocole mondain, à moins que Mme de Sévigné ne désigne le protocole proprement provincial. Tandis que le pronom « ce », qui sert d’antécédent 21 Lettre à Mme de Grignan du 11 mars 1671, de Paris, réponse au 4 mars, ibid., t. I, p. 181. 22 Lettre à Mme de Grignan du 18 mars 1671, ibid., t. I, p. 188. La Provence et la province dans les lettres de Mme de Sévigné et de Voiture 219 aux trois propositions relatives, possède un référent flou, qui occulte toute identification précise des attitudes protocolaires incriminées. Enfin, ce qui déplaît encore à Mme de Sévigné dans les mœurs des Provençaux, c’est leur pratique de la religion, qu’elle juge laxiste : […] les provinces sont peu instruites des devoirs du Christianisme 23 , écrit-elle, usant d’un euphémisme proche des précédentes litotes, dans une lettre adressée à Arnauld d’Andilly depuis Aix. Au-delà des figures traditionnelles de l’atténuation des idées, une discrète ironie remplit également cette fonction par la distance qu’elle instaure. Ainsi, les critiques sont-elles souvent introduites par une antiphrase. On l’a vu dans le premier exemple cité : J’admire la manière de vos dames pour la communion ; elle est extraordinaire 24 . On pourrait citer plusieurs occurrences de ces antiphrases en position introductrice. On retiendra, par exemple, celle qui apparaît dans l’une des deux lettres écrites de Marseille, où elle s’insurge contre le comportement de l’évêque, qu’elle regarde comme de l’hypocrisie : J’admire plus que jamais de donner avec tant d’ostentation les choses du dehors et de refuser en particulier ce qui tient au cœur ; poignarder et embrasser, ce sont des manières 25 . Un peu plus loin, dans cette lettre, un raisonnement par l’absurde prépare habilement une critique des pratiques religieuses exprimée par un euphémisme : Vous seriez bien étonné si j’allais devenir bonne à Aix. Je m’y sens quelquefois portée par un esprit de contradiction ; et, voyant combien Dieu y est peu aimé, je me trouve chargée d’en faire mon devoir. Sérieusement, les provinces sont peu instruites des devoirs du Christianisme 26 . Ce type de filtre, entièrement poreux, ne laisse aucun doute sur les visées de l’épistolière. Mais Mme de Sévigné l’emploie très fréquemment, comme s’il lui paraissait bienséant de jeter un voile pudique, quoique transparent, sur les critiques formulées. La parenté entre le style de Mme de Sévigné et celui de Voiture se manifeste particulièrement à travers cet humour employé comme une politesse mondaine, qui voile les critiques sans 23 Lettre à Arnauld d’Andilly du 11 décembre 1672, d’Aix, ibid., t. I, p. 569. 24 Lettre à Mme de Grignan du 8 avril 1671, ibid., t. I, p. 210. 25 Lettre à Mme de Grignan du 26 janvier 1673, ibid., t. I, p. 573. 26 Ibid. Sophie Rollin 220 toutefois les occulter. On n’en citera qu’un exemple, particulièrement révélateur de son attitude à l’égard du voyage. Il écrit de Turin à Mme de Rambouillet, qui lui avait demandé de lui décrire le Valentin, le palais de villégiature de la duchesse Christine de Savoie : Madame, j’ai vu pour l’amour de vous le Valentin avec plus d’attention que je n’ai jamais fait aucune chose, et puisque vous désirez que je vous en fasse la description, je le ferai le plus succinctement qu’il me sera possible. […] Le Valentin, Madame, puisque Valentin il y a, est une maison qui est à un quart de lieue de Turin, située dans une prairie et sur le bord du Pô. En arrivant, on trouve d’abord : je veux mourir si je sais ce qu’on trouve d’abord. Je crois que c’est un perron. Non, non, c’est un portique. Je me trompe, c’est un perron. Par ma foi, je ne sais si c’est un portique ou un perron. Il n’y a pas une heure que je savais tout cela admirablement, et ma mémoire m’a manqué. À mon retour, je m’en informerai mieux et je ne manquerai pas de vous en faire le rapport plus ponctuellement 27 . Rien ne sera dit du Valentin, dans cette lettre, ni dans celles qui suivent. Voiture feint d’abord de sacrifier au modèle de ce que l’on pourrait nommer aujourd’hui la description « touristique » (« Le Valentin, Madame, est une maison qui est à un quart de lieue de Turin, etc. »). Mais ce commencement est d’emblée miné par l’incise « puisque Valentin il y a ». Ensuite, l’anacoluthe qui rompt le cours de la description (« En arrivant, on trouve d’abord : je veux mourir si je sais ce qu’on trouve d’abord ») donne le signal à un changement de registre − on passe de la description « touristique » à un registre oral − et surtout à un changement de ton à la faveur duquel Voiture ironise sur l’emploi d’un vocabulaire spécialisé. Là encore, la visée de ce discours est de plaire à la destinataire par une lettre plus amusante que celle qu’elle réclamait. Mais simultanément, l’ironie tourne en dérision le modèle de la description « touristique » que Voiture commence par pasticher pour le détruire ensuite. On peut tirer plusieurs conclusions des faits que nous avons examinés. On a observé différentes stratégies participant d’une écriture oblique, qui impose des filtres, voire des écrans entre le contenu du discours et sa formulation. On sait que c’est une constante de l’écriture mondaine, en particulier dans le genre de la lettre, variante écrite et réfléchie de la conversation. Car cette écriture oblique établit une distance par rapport aux réalités évoquées, et ménage ainsi au locuteur une position en surplomb proprement aristocratique. Elle est la marque stylistique d’un ethos mondain soucieux de civilité, de politesse, de délicatesse, qui évite toute confron- 27 Lettre à Mme de Rambouillet, de Gênes, le 7 octobre 1638, op. cit., 110, p. 302. La Provence et la province dans les lettres de Mme de Sévigné et de Voiture 221 tation directe avec la critique, le reproche, ne seraient-ce que les réserves. On en voit bien d’autres exemples dans les lettres de Voiture et de Mme de Sévigné. Dans les lettres que nous avons observées, cette écriture oblique révèle les réticences des épistoliers à l’égard du voyage, de la Provence, de la Province, de l’étranger : à l’égard de tout ce qui n’est pas la capitale. Écrans et filtres imposent une distance qui redouble la distance géographique. Ne pas être à Paris, c’est être en exil : ces lettres le montrent bien. On aurait pu également opposer aux extraits que nous avons examinés le corpus démesuré des lettres envoyées de Provence ou d’ailleurs dans lesquelles on ne parle de rien d’autre que de Paris. Mme de Sévigné laisse transparaître des critiques, qui sont davantage occultées par Voiture. La réception de leurs lettres peut fournir une explication à cet écart. Les lettres de Mme de Sévigné que nous avons observées étaient sans doute plus particulièrement destinées à sa fille et à ses intimes que certains récits riches en détails voués à faire l’objet d’une « audience élargie ». De là une plus grande liberté d’expression. Les lettres de Voiture, quant à elles, témoignent d’un constant contrôle stylistique qui se conçoit si l’on considère qu’elles sont adressées à des dames ou à des familiers d’un statut social plus élevé que le sien. C’est pourquoi le filtre de la bienséance discursive se fait plus épais, et les préventions de Voiture à l’égard des lieux traversés s’expriment essentiellement par le non-dit. Toutefois, pour réservées qu’elles soient, les lettres de Voiture ne sont pas moins riches en enseignements dans le cadre qui nous occupe. Car elles laissent apparaître une réticence non seulement à l’égard des lieux traversés mais aussi à l’égard du modèle de la relation de voyage. Réticence compréhensible si l’on se replace dans le contexte et dans l’état d’esprit que nous venons de voir. Dans l’exil où l’on est, la description des pays traversés est jugée non seulement vaine par rapport à la représentation du cercle que l’on a quitté, mais aussi infiniment plus prosaïque que l’évocation d’un univers littéraire et culturel qui fédère le cercle des initiés à l’intérieur même du cercle des familiers, et maintient les liens entre les personnes séparées. C’est pourquoi le dernier écran derrière lequel se dissimulent les peintures des pays visités, c’est l’écran littéraire. Réticentes, réservées, les plumes se délient à la faveur d’une analogie entre le lieu où l’on se trouve et ceux que l’on a traversés au fil de ses lectures. Buttée sur ses différents avec l’évêque de Marseille, et réservée à l’égard des journées passées dans cette ville, Mme de Sévigné se montrera plus prolixe pour évoquer la Marseille des galères aperçues surtout dans le Cyrus de Madeleine de Scudéry, celle de Zaïde de Mme de La Fayette ou de la Jérusalem délivrée du Tasse. Voiture ne mentionne l’Alcazar, le Zacatin et la place « bibarambla » qu’il a traversée à Sophie Rollin 222 Grenade que pour rappeler des réminiscences de lectures du Roland furieux, des Guerres civiles de Peres… ou du Don Quichotte. Le voyage à travers la littérature est finalement le seul qui soit vraiment prisé par ces mondains du XVII e siècle, et il offre des terres de refuge dans les plus lointains exils. Bibliographie Sources premières : Sévigné, Marie de Rabutin-Chantal, marquise de. Correspondance, éd. Roger Duchêne. Paris : Gallimard, « coll. La Pléiade », 1972. Voiture, Vincent. Lettres, éd. Sophie Rollin. Paris, Honoré Champion, « coll. Bibliothèque des correspondances », 2013. Sources secondes : Lignereux, Cécile (dir.). Lectures de Mme de Sévigné, Presses universitaires de Rennes, 2012. Rollin, Sophie. Le Style de Vincent Voiture : une esthétique galante, Publications de l’université de Saint-Étienne, 2006. Marseille, carrefour des savoirs et des échanges de savoir De Phocée à Marseille : les antiquités marseillaises dans l’historiographie des XVII e et XVIII e siècles J EAN -R OBERT A RMOGATHE CORRESPONDANT DE L ’I NSTITUT É COLE PRATIQUE DES HAUTES ÉTUDES , S ORBONNE Il est notoire que les choix politiques successifs de Marseille, au fil des siècles, furent hasardeux et même, souvent, malheureux : en 49 avant notre ère, elle soutient Pompée contre César, et perd sa flotte, ses remparts et ses colonies ; au Haut Moyen-Âge, elle est régulièrement dévastée par les troupes de passage : les Wisigoths, les Burgondes et les Ostrogoths et enfin les Mérovingiens ; aux Lombards (et aux Sarrazins) s’ajoutent des épidémies et des famines - et les choses ne s’arrangent guère ensuite, lorsque la ville prend le parti du comte de Toulouse contre le capétien Charles d’Anjou (1230), puis se révolte encore pour être mise à mal successivement par les Angevins et les Aragonais ... Révoltes et répression vont alterner dans les siècles suivants (rappelons surtout Marseille ligueuse contre Henri de Navarre), jusqu’à ce que Louis XIV, en 1666, supprime les privilèges de la ville au profit d’Aix-en-Provence. Malade, blessée, sans cesse amoindrie dans son statut, et dans son aspiration d’autonomie, Marseille va trouver au XVII e siècle un moyen de regagner une nouvelle dignité : le mythe de sa fondation, qui devait faire d’elle - « la plus ancienne ville de France 1 » ! En un siècle où le goût des antiquités et le souci des traditions les plus vénérables constituaient le socle de la notoriété, une telle assertion ne pouvait que redonner du lustre à la ville défaite 2 . 1 Site internet de la Ville de Marseille. 2 Pour un état présent des recherches, voir Antoine Hermary, Antoinette Hesnard, Henri Tréziny, Marseille grecque : 600-49 av. J.-C., la cité phocéenne, éd. Errances, Paris, 1999. Jean-Robert Armogathe 226 Il convient de distinguer, dans les « antiquités » de notre ville, trois éléments, dont chacun ressort à un souci de prestige : l’origine des fondateurs, la date de la fondation et les circonstances de cette fondation. La légende massaliote s’est désaltérée à ces trois sources 3 . À l’origine, ici comme ailleurs : l’Énéide de Virgile. Après la destruction de Troie, des rescapés prirent la mer à la recherche d’une nouvelle terre. Après de nombreuses haltes en Méditerranée, dont un passage à Carthage, Énée et ses compagnons remontent le Tibre où les accueille le roi Latinus, qui offre à Énée la main de sa fille Lavinia. Vainqueur du précédent prétendant évincé, Énée fonde une nouvelle cité, Lavinium, en l’honneur de son épouse. Son peuple sera désigné sous le nom de Latins. Ascagne, son fils, fonde Albe la longue, et, plusieurs générations plus tard, Rhea Silvia, enceinte du dieu Mars, donne naissance à deux jumeaux : la suite est bien connue... Les érudits marseillais, nourris de Virgile, veulent donner une aussi noble origine à leur ville, et vont donc insister sur l’arrivée de Grecs d’Asie mineure, les Phocéens. Avec néanmoins une différence, de taille : si l’arrivée des Troyens dans le Latium relève du mythe, ce sont bien des Grecs de Phocée qui ont fondé Marseille - dans les brumes du temps et des reconstitutions fabuleuses. Le débat sur la date ensuite : nous allons voir qu’il fut âpre, l’écart de soixante ans entre deux données faisant toute la différence. Les circonstances, enfin : le récit romanesque des amours de Gyptis et Protis. Les données littéraires (Hérodote, Thucydide, Strabon...), depuis longtemps connues, sont renouvelées par l’histoire métallique. Les premiers « antiquaires » étaient des numismates, et pour un des premiers d’entre eux, Hubert Goltzius (1526-1583) 4 , l’origine est simple : Marseille doit sa fondation à des Phocéens, d’Ionie, dont le nom vient de l’animal marin (le phoque) qui serait apparu lors de la fondation (et non pas des Phocidiens, de Grèce 5 ). Hubert Goltzius n’est guère préoccupé par la chronologie, et propose aussi bien Tarquin l’Ancien, une chronologie haute (vers 600), que l’an 170 3 Voir Frédérique Lemerle, « Les Français et les antiquités de la Gaule : l’émergence de la conscience antiquaire à la Renaissance », in Repenser les limites : l’architecture à travers l’espace, le temps et les disciplines, Paris, INHA (« Actes de colloques »), 2005. 4 Goltzius, Hubert, Graecia Sive Historiae Vrbivm Et Popvlorvm Graeciae Ex Antiqvis Nvmismatibvs Restitvtae Libri Qvatvor, t. 1, Sicilia et Magna Graecia, Bruges, 1576, p. 319-322. 5 Discussion dans Jean-Baptiste Guesnay, Provinciae Massiliensis ac Reliquae Phociensis Annales, sive Massilia gentilis et christianae libri III, Lyon, 1657, l. 1, c. 3, p. 5. De Phocée à Marseille 227 ab Urbe condita, soit vers 583. L’équivoque vient aussi du patronyme Tarquin, ainsi nommé par Justin dans son Abrégé de l’Histoire de Trogue Pompée (Epitoma Historiarum Philippicarum, III è -IV è s. ? ) : Gérard Vossius (1577-1649) a cru qu’il s’agissait de Tarquin dit « le Superbe » (qui régna entre 535 et 509), mais tout donne à penser qu’il s’agit en fait de Tarquin l’Ancien (Priscus), roi en 616, mort assassiné en 579. Le point d’érudition discuté repose, semble-t-il, sur une double venue des Phocéens : une première vague qui s’installa en 600, et une seconde vague, fuyant les Perses, soixante ans plus tard. Justin donne un premier récit des noces entre le chef des Phocéens et la fille d’un roi local, que nous trouvons aussi chez Athénée. Il convient de rappeler que le texte de Justin est un Abrégé, qu’il présente dans sa préface comme un florilège des passages les plus importants et les plus intéressants de la grande histoire (perdue) de Trogue Pompée, ce qui peut expliquer certaines imprécisions. Chez Justin, le chef des Phocéens est appelé Protis, le Roi des Ségobrigiens, Nannus et sa fille, Gyptis. Athénée, qui tire son récit du traité (perdu) d’Aristote sur la République de Marseille, ne nomme pas le peuple dont Nanos était roi, et nomme Petta au lieu de Gyptis et Euxénos au lieu de Protis 6 . Il faut relever enfin que le Lexicon d’Harpocration, compilation du II e siècle de notre ère, dit qu’Isocrate (436-338 ? ), dans son Archidamus, fait fuir à Marseille les Phocéens chassés par les Perses : mais, dit-il, « avant ce temps-là, Marseille avait été fondée par les Phocéens, comme le prouve Aristote dans la République de Marseille ». Nous avons là l’essentiel des sources primaires pour notre exposé. Elles sont déjà bien exploitées par Nicolas Vignier (1530-1596), dans sa Bibliothèque historiale (Paris, 1587, t. 1, p. 262), qui rapporte la fondation de la cité de Marseille au pays de Provence, l’an du monde 3530, l’an 154 ab Urbe condita, ou la 2 ème année de la 45 ème Olympiade (= 600 avant J.-C.) : [les Phocéens] fondèrent, édifièrent et peuplèrent plusieurs villes des citoyens : une desquelles fut la cité de Marseille, dite des Latins Massilia, 6 Justin : « À l’époque du roi Tarquin, des jeunes gens phocéens, venant d’Asie, arrivèrent à l’embouchure du Tibre et conclurent un traité d’amitié avec les Romains ; puis ils s’embarquèrent pour les golfes les plus lointains de Gaule et fondèrent Marseille, entre les Ligures et les peuplades sauvages de Gaulois (...). Et en effet, les Phocéens, contraints par l’exiguïté et la maigreur de leur terre, pratiquèrent avec plus d’ardeur la mer que les terres : ils gagnaient leur vie en pêchant, en commerçant, souvent même par la piraterie, qui était à l’honneur en ces temps-là. C’est pourquoi, ayant osé s’avancer en direction du rivage ultime de l’Océan, ils arrivèrent dans le golfe gaulois à l’embouchure du Rhône », Abrégé des histoires philippiques, Livre XLIII, 3-6. Jean-Robert Armogathe 228 laquelle ils commencèrent de fonder et édifier, au témoignage d’Eusèbe et de Solinus [au IIIè s.], ch. 8. en cette Olympiade dedans le pays de Provence, sur la côté de la Mer Adriatique. À l’opinion desquels semblent aussi favoriser Tite Live et Justin, qui rapportent expressément cette fondation au temps que l’ancien Tarquinius régnait à Rome, et que les Gaulois sous la conduite de Bellovesus arrivèrent en Italie [fondation mythique de Mediolanum-Milan]. Ce qu’étant vrai, il ne se peut faire que les Phocéens, qui abandonnèrent leur pays pour ne tomber en la sujétion des Perses (...) aient été les premiers auteurs de cette fondation, pour ce qu’il faudrait nécessairement que cela fût advenu après la 55. Olympiade, et sous le règne de Tarquinius le superbe. Par quoi il est plus vraisemblable qu’elle reçut deux venues de Phocéens, de la seconde desquelles elle prit seulement augmentation et amplification de peuples. Il reprend ensuite le récit de Strabon : quand Phocide fut prise par le général perse (mais d’origine mède) Harpagos, les survivants furent portés jusqu’à Marseille, d’où ils furent rejetés - puis, enfin, discute Plutarque, la Vie de Solon, que nous étudions plus bas. Antoine de Ruffi (1607-1689) dédie son Histoire de la Ville de Marseille (Marseille, 1642) au cardinal de Richelieu, qui possède, entre autres nombreux bénéfices, l’Abbaye de Saint-Victor. Ce notable, qui fut conseiller à la sénéchaussée de Marseille, appartenait à une famille fidèle au service de la monarchie (son père et un de ses gendres furent consuls, respectivement en 1636 et en 1655-1657). Il put travailler dans les papiers de son grand-père, Robert Ruffi (1542-1634), secrétaire de Charles de Casaulx, premier consul de Marseille (1547-1596), et « archivaire » de la Ville 7 . Ce fut un de ses fils, Louis-Antoine (1657-1724), qui prépara la réédition, amplifiée, de 1696. Le livre de 1642, présenté dans la Préface comme « le premier livre qui ait été imprimé dans Marseille depuis longtemps », établit dès l’abord la difficulté : Les auteurs ne sont pas d’accord, en quelle année la ville fut fondée (ch. 1, § IV). Il renvoie à Eutrope (IV è s., Breviarium historiae romanae, l. 1) et au Chronicon de Cassiodore (VI e s.). La difficulté rencontrée provient du récit habituellement reçu, celui de Phocéens, Furius et Peranus (ou Simos et Prothis), hôtes de Senan, roi des 7 « Peut-être n’aurais-je pas entrepris [cet ouvrage] si je n’eusse trouvé chez moi un recueil d’une partie des titres et instruments qui sont dans les Archives de l’Hôtel de Ville que mon aïeul avait fait, et des mémoires de ce qui s’est passé de plus remarquable depuis l’an 1585, que la ville tomba en de grandes divisions et désordres, jusques en l’an 1596, qu’elle fut réduite en l’obéissance du Roi » (préface [non paginée], Histoire de la Ville de Marseille, Marseille, 1642). De Phocée à Marseille 229 Ségorégiens (ou Ségobriges), qui cherchait un gendre pour sa fille Giptis (sic). Le récit romanesque est situé au temps de Tarquin l’Ancien, le cinquième des sept rois légendaires de la Rome antique, qui régna entre 616 et 578. C’est ici qu’intervient le témoignage de Plutarque (Vie de Solon, III : Ἔνιοι δ ὲ κ α ὶ π ό λ εων οἰκι σ τ α ὶ γ ε γ όν ασ ι με γ ά λ ων , ὡς κ α ὶ Μ ασσαλ ί α ς ῶτις ὑ π ὸ Κε λ τῶν τῶν π ε ὶ τὸν Ῥο δα νὸν ἀ γαπ η θ είς ), ce qui donne dans la traduction d’Amyot : Tellement qu’il y a eu des marchands qui, autrefois, ont été fondateurs des grosses villes, comme fut Protus, qui premièrement fonda Marseille, ayant acquis l’amitié des Gaulois, habitants le long de la rivière du Rhône. Mais Ruffi prend Massalias comme le nom du fondateur (protos oikistès), ce qui lui permet d’envisager une première fondation, antérieure à une seconde arrivée des Phocéens : si ce que dit Plutarque est véritable, que Massalias ait été le premier fondateur de Marseille, il faut nécessairemenr inférer que Furius et Peranus n’ont fait autre chose que la rebâtir. Aussi est-ce l’opinion de plusieurs bons auteurs : et en effet Vignier, l’un des plus grands historiens, et des plus exacts chronologistes du siècle passé, tient formellement que les Phocéens ont abordé par deux fois en ce pays, qu’à la première Marseille fut fondée, et que cinquante-cinq ans plus tard, elle fut augmentée et amplifiée. La portion de l’ouvrage de Jules-Raymond de Soliers concernant Marseille a été traduite en français et imprimée. Il y en a eu deux éditions en 1615 et en 1632 : 1° « Les Antiquitez de la ville de Marseille, par N. Jules Raymond de Solier, jurisconsulte, translatées de latin en françois, par Charles-Annibal Fabrot, advocat au parlement de Provence, à Cologny, par Alexandre Pernet. M.DC.XV. » in-8 o , 224 pages. 2° Même titre, « A Lyon, et se vendent à Marseille, par Anthoine de Bussi, M.DC.XXXII. » in-8 o , 254 pages. Le jésuite Jean-Baptiste Guesnay publie à Lyon, en 1657, les Provinciae Massiliensis ac Reliquae Phociensis Annales, sive Massilia gentilis et christianae libri III : dans une longue et savante discussion, il s’écarte de son confrère Pétau : De aevo et conditu oppidi variant autores... (p. 4-8). Il rappelle les différentes hypothèses, sans trop se prononcer lui-même. Honoré Bouche a publié, avec l’aide de l’Assemblée des Communautés de Provence, et dédié au Roi sa belle Chorographie ou description de Provence et l’Histoire chronologique du même pays, Aix, 1664. Son long avertissement est un inventaire détaillé de l’historiographie provençale : sur l’histoire particulière de Marseille, il donne les détails suivants : Jean-Robert Armogathe 230 La ville de Marseille a eu trois de ses panégyristes, Jules Raimond de Soliers ou Solery, le sus-allégué Antoine de Ruffy, et le Père Jean-Baptiste Guesnay, jésuite 8 . Le premier ayant écrit en Latin, son oeuvre traduite en Français par le très savant jurisconsulte Annibal Fabrot, avocat au Parlement de Provence, et professeur royal du Droit en l’Université d’Aix, a fait voir sa grande érudition en la connaissance de l’Antiquité, par la lecture des bons livres grecs et latins. Le deuxième a enchéri par dessus, et a si dignement traité les antiquités de chaque siècle, et toutes les autres choses remarquables, soit ecclésiastiques, soit séculières de cette ville, qu’il semblait avoir tiré après soi l’échelle ; toutefois le troisième est monté après lui par ses deux livres latins, l’un intitulé Cassianus illustratus 9 et l’autre Annales Massiliae gentilis et christianae, et a regardé si haut et a porté sa vue si loin, pour ce qui regarde particulièrement cette ville, que nous croyions qu’il ôtât désormais l’envie de plus rien entreprendre sur ce sujet. Néanmoins, nous apprenons que le même sieur de Ruffy, faisant dessein de retoucher à son ouvrage, nous y doit découvrir de nouvelles lumières, qui n’ont pas encore vu le jour, à la gloire et à l’avantage de la ville de sa naissance (Avertissement). Il aborde ainsi la fondation de Marseille : après le mariage accompli, il obtint la permission de bâtir la ville de Marseille, aux extrémités de son royaume. Tous les auteurs, dis-je, sont d’accord de ces choses, que je viens de dire : mais quels étaient et d’où venaient ces Phocenses ? Quelle était la cause de leur navigation ? Quel était le nom du conducteur de ces Grecs, et quel celui du roi des Ségorégiens, et celui de la fille, il y a grande diversité parmi les auteurs, et grande incertitude (livre I, ch. 3, § 1, p. 373). Mais parmi tant de diversité d’opinions, et pour concilier en quelque façon tant de différents sentiments des auteurs, quelque récents et doctes personnages estiment que ces Phocaeans vinrent à deux différentes fois en Provence : qu’à la première, ils jetèrent quelques fondements pour bâtir la ville de Marseille, et qu’à la seconde fois, cinquante ans après le première, y revenant, ils augmentèrent et embellirent à perfection cette même ville (p. 374). À l’imitation et exemple des Phocaeans marseillais, les Celtoliguriens, ou anciens Provençaux, qui étaient pour lors un peuple fort brutal, agreste et sauvage, déposant leur barbarie, s’étudient à un genre de vie plus civil, à déposer les armes, à ceindre de murailles leurs villes et bourgs, à les policer de bonnes Lois, à y introduire les arts et les sciences, à couper la vigne, à 8 Sur lui, on verra la curieuse lettre de Gui Patin à Jean de Spon, citée par Léon Brunschvicg, Œuvres complètes de Blaise Pascal, Paris, 1914, t. 6, p. 307. 9 Johannes Cassianus illustratus sive Chronologia vitae J. Cassiani..., Lyon, 1652. De Phocée à Marseille 231 planter des oliviers et à cultiver la terre, d’où arriva en peu de temps en cette région de la Celtoligurie tant de gentillesse, tant de beauté et tant de lustre parmi les hommes et dans les champs et dans les villes, qu’on aurait plutôt dit que la Gaule avait été transportée en Grèce, que non pas la Grèce eût été transférée en Gaule, ainsi que dit Justin. Voire non seulement les Provençaux ou Celtoliguriens, mais encore tout le reste des Gaulois, profitèrent grandement à l’arrivée des Phocaeans Marseille, d’où les arts et les sciences s’étendirent par toute la Gaule, d’où sortirent les druides, les sarronides, les samothéans, les poètes, les bardes, les eubages, et autres philosophes et théologiens, qui, au rapport d’Ammian, ont éclairé et illustré les Gaules » (p. 375). César Egasse du Boulay, dans sa grande histoire de l’Université de Paris, parcourt au tome 1 (1665) les plus anciennes universités du pays et commence avec les « Académies des Druides » : l’Academia Massiliensis occupe la première place. Elle fut fondée, dit l’auteur, par des Phocéens, venus en Provence soit pour échapper à l’invasion cruelle de leur pays par les Perses, soit par le désir de pratiquer la piraterie (dont du Boulay prend soin de préciser : « quae illis temporibus honori et gloriae ducebatur 10 » ! ). Conduits par Simos et Prothis, ils s’arrêtèrent à embouchure du Tibre sous Tarquin le Superbe ou bien, selon Tite Live et Eusèbe, Tarquin l’Ancien (du Boulay ne se prononce pas ! ) et furent séduits par le rivage aux bouches du Rhône - s’y étant installés, ils appelèrent le reste de leur peuple, qui quitta les bords phocéens en jurant de n’y plus retourner (d’où le sens de l’expression Phocensium execratio, pour un serment solennel 11 ). Il rapporte enfin la touchante histoire de Gyptis, selon Justin. Le petit volume de Félix Cary 12 , Dissertation sur la fondation de la ville de Marseille, Paris, 1744, est dédié à l’Abbé de Cormeille (en Normandie), d’Orléans de Rothelin, membre de l’Académie française et de celle des Inscriptions et Belles Lettres : 10 « Ils s’exerçaient à la pêche ; ils s’adonnèrent au commerce et la piraterie, qui n’avait alors rien d’odieux, fut une suite de ces deux premières ressources » (F. Cary, Dissertation sur la fondation de la ville de Marseille, Paris, 1744, p. 56). 11 Horace, Epodes I, v.17-18 : « Nulla sit hac potior sententia : Phocaeorum / Velut profugit execrata Ciuitas... ». 12 Félix Cary (1699-1754), fils d’un libraire marseillais, était un numismate et un philologue ; ami de l’abbé Barthélemy (qui parle « de ses connaissances en tout genre, dirigées par un esprit excellent et embellies par des moeurs douces qui rendaient son commerce aussi agréable qu’instructif », Mémoires, p. XXIX), il fut admis en 1752 à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres (on verra sur lui Louis-Toussaint Dassy, L’Académie de Marseille : ses origines, ses publications, ses archives, ses membres, t. 3, Marseille, 1877, p. 66-68, en ligne). Jean-Robert Armogathe 232 Les villes d’une antiquité reculée ont ordinairement une origine fabuleuse ou incertaine (...) Les Phocéens nos ancêtres n’ont pas eu recours à des fictions (...) Marseille leur doit une antiquité qui n’est point chimérique ; ses titres sont incontestables, et elle n’a pas à justifier les fables de ses fondateurs. Après ce prologue affirmatif, Félix Cary (qui fut un des vingt fondateurs de l’Académie de Marseille en 1726) fait l’inventaire des sources : Hérodote, Thucydide, Isocrate, Aristote, Strabon, Tite-Live, Pausanias, Lucain, Plutarque, Justin, Athénée, Solinus, Aulu-Gelle, Ammien Marcellin, Sénèque, Eustathe. Il conclut avec fermeté : je crois qu’on ne pourra plus s’y méprendre, et il me paraît démontré que la fondation de Marseille doit être fixée en la première année de la 45è Olympiade, l’an de Rome 154, la quinzième du règne de Tarquin l’ancien, et la 599 è avant Jésus-Christ (p. 66). Il poursuit par un éreintement de ses prédécesseurs, qui étaient d’un avis différent : Ruffi en premier lieu, dont il relève « les fautes et es omissions considérables », mais aussi Bouche et Guesnay, « tant il est naturel aux auteurs d’une certaine classe de n’être pas faits pour redresser les autres » (p. 68). Il conclut du reste en exhortant l’Académie à entreprendre de relever toutes les inexactitudes de Ruffi... : de ces examens et de cette discussion naîtrait une histoire telle que le public est en droit de l’attendre de l’Académie de Marseille. La Dissertation de Cary fit autorité, à Marseille du moins, pour revendiquer le titre de la plus ancienne ville des Gaules 13 . C’est cette autorité, à la conclusion flatteuse pour la ville, qui traversa deux siècles et permit de fêter les deux mille cinq cents ans de la ville en 1899, puis le siècle supplémentaire en 1999 14 . Protis, ou la Fondation de Marseille est le titre d’un poème épique en quatre chants, œuvre d’un autre fondateur de l’Académie de Marseille, Paul- Alexandre Dulard 15 , qui s’inspire de Virgile pour faire de Protis un émule du pieux Énée et conclut (p. 104) par un éloge de sa ville : Il bâtit sur ces bords cette illustre cité, Qui des Gaules un jour sera la souveraine, 13 Elle fut rééditée en 1963 par le Club des Libraires de France. 14 Roger Duchêne et Jean Contrucci, Marseille. 2600 ans d’histoire, Paris, 1998 (« les Marseillais sont fiers d’un patrimoine rare... »). 15 P.-A. Dulard (1696-1760), Œuvres diverses, t. 1, Amsterdam, 1756, préface : p. 10- 25, poème : p. 26-104. De Phocée à Marseille 233 La digne soeur de Rome et l’émule d’Athènes. M ARSEILLE enfin existe, et pour durer toujours. Dulard, dans une longue préface, revendique « la vraie époque de cette fondation », en renvoyant précisément à Cary (« (qui) l’a solidement établie dans une des savantes Dissertations qu’il a données au public », p. 16). Cependant, pour les besoins de la fiction épique, il s’écarte du système chronologique le plus vrai, et rapporte la fondation de la ville aux Phocéens ayant fui Harpagos (et Cyrus, dans le poème), autrement dit en 540, dans la soixantième Olympiade ! Il justifie cette contradiction : la vérité historique doit faire le fond de l’épopée. C’est là une loi à laquelle tous les poètes épiques se sont assujettis. Mais si cette loi prescrit pour sujet un événement puisé dans l’Histoire, elle ne défend point d’altérer cet événement à certains égards, et de substituer un faux de convenance à une vérité à laquelle il ne convient pas de s’attacher. Si ce vrai ne saurait produire le merveilleux, qui est l’âme de la poésie épique, il doit hardiment être sacrifié au faux qui le produira sans blesser la raison et la vraisemblance. Lorsque Jean-Baptiste Bernard Grosson présente les connaissances archéologiques de l’époque dans son ouvrage Recueil des Antiquités, et Monumens Marseillois (Marseille, 1773), il s’interroge sur la rareté des monuments anciens, et énonce le paradoxe suivant : Il est peu de villes qui puissent le disputer en Antiquité à celle de Marseille. Il en est encore moins qui puissent présenter des témoignages aussi authentiques de leur ancienne splendeur (Disc. prélimin. p. 1). Il énumère ensuite les différents raisons de cette disparition de témoins qui auraient pu attester l’antiquité de la cité : Quelle peut être la raison de cette disette ? ou plutôt, qui peut avoir privé notre Patrie de ces monuments, autrefois si fameux ? Pourquoi n’en reste-til plus de vestiges ? Le zèle immodéré des premiers Chrétiens, me paraît être la principale cause à laquelle on doit rapporter la destruction des édifices païens. La seconde cause de la privation des anciens monuments de Marseille se trouve dans les révolutions que cette Ville essuya, en passant sous la domination de divers peuples barbares, qui la ravagèrent tant de fois (...). Cassien, fondateur de l’Abbaye de Saint-Victor, et les moines de ce monastère, nous fournissent la troisième cause de la privation des monuments marseillais. Si nous en croyons Ruffy, cette abbaye fut bâtie des débris des édifices païens ; elle fut ruinée plusieurs fois par des peuples barbares et plusieurs fois rebâtie, probablement toujours aux dépens des Jean-Robert Armogathe 234 édifices publics abandonnés, ou de leurs vestiges, épars en divers endroits de la Ville (...). Les terrains dont la mer s’est emparée nous dévoilent une quatrième cause de la privation des monuments marseillais (...). Si nous ajoutons à ces considérations celles qui résultent de l’état d’indolence dans lequel furent le commerce et les arts pendant que Marseille était gouvernée par des vicomtes particuliers, nous trouverons en cela une nouvelle cause de la privation des monuments. Il regrette enfin que si peu d’« antiquaires » marseillais se soient préoccupés de l’histoire de la ville, parlant avec quelque injustice de ses prédécesseurs. Il conclut d’une façon que je ne peux que rejoindre et répéter : Si j’ai sacrifié quelquefois le laconisme à l’amour de la patrie en m’abandonnant à des détails sur des objets de peu de conséquence, on doit pardonner cet écart en faveur de l’enthousiasme pour les lieux qui m’ont vu naître : quelle est l’âme bien née qui ne le pardonne ? (p. 295). De Phocée à Marseille 235 Illustrations Jean-Robert Armogathe 236 De Phocée à Marseille 237 La Provence, carrefour de la République des sciences à l’âge de la révolution scientifique : Peiresc et Gassendi E MMANUEL B URY U NIVERSITÉ DE P ARIS -S ORBONNE Mon propos voudrait illustrer l’idée que la Provence a été un centre de gravité majeur de la République des sciences durant le premier XVII e siècle. Cela peut être lié naturellement à des aspects politiques, mais aussi aux côtés diplomatiques, voire commerciaux, des échanges avec l'Italie, et avec le Levant. Comme on l’a déjà vu à l’occasion de cette session, la Provence, comme carrefour et lieu obligé des différents passages entre le monde méditerranéen et la France, a été la première au contact des nouveautés venues de l’orient et de leurs porteurs. Il s’agira donc ici de croiser deux objets : d’une part la vie intellectuelle en Provence durant la première moitié du XVII e siècle ; d’autre part le phénomène de mutation des savoirs à l’échelle européenne qui a été appelé, par la suite, la « révolution scientifique ». Pour réfléchir sur la Provence comme centre de gravité de la « République des sciences » durant le premier XVII e siècle, l’exemple des activités de Gassendi et de Peiresc nous a paru pertinent : nous retiendrons surtout leurs activités en matière astronomique, puisque ce fut le domaine où la « révolution » des sciences s’affirma dès la fin du XVI e siècle, et qu’elle fut confirmée par le grand contemporain de ces deux hommes : Galilée. Du point de vue de l’histoire de l’épistémologie des nouvelles sciences, l'activité savante de Gassendi dans le cadre intellectuel qui fut le sien durant ses séjours à Aix et chez son ami Peiresc a été déterminante ; d’autre part, la question de l'astronomie est étroitement liée aux lieux (notamment pour la qualité de l'observation et la nécessité de relevés géodésiques précis). Enfin, du point de vue de l’histoire de l’astronomie elle-même, on a pu, comme le Emmanuel Bury 240 faisait Pierre Humbert 1 , parler d’école astronomique proprement « provençale », précisément centrée autour de l’activité de Peiresc, entre 1610 et le milieu des années 1630 ; ce fut aussi celle, selon Humbert, des « amateurs », qui précéda « l’âge des observatoires » (centré plutôt sur Paris et le nord de l’Europe) 2 . Il est vrai que l’historiographie contemporaine de la révolution scientifique s’interroge sur la validité d’une telle expression, et tend à nuancer ce que la révolution aurait eu de soudain et de radical ; à la suite des travaux comme ceux de Steven Shapin ou de Peter Dear, on tend aujourd’hui à s’interroger sur l’idée même de connaissance scientifique et de son évolution. Comme l’écrivait Shapin dans son éclairante synthèse sur La Révolution scientifique (1996) : [les] historiens rejettent désormais jusqu’à l’idée qu’il y ait pu avoir au XVII e siècle une seule entité culturelle cohérente appelée « science » et ayant fait l’objet de transformations révolutionnaires ; ils se réfèrent plutôt à un ensemble de pratiques culturelles destinées à permettre de comprendre, d’expliquer et de contrôler le monde naturel, lesquelles présentaient toutes des caractéristiques différentes et subissaient différentes modifications. 3 La discontinuité même entre la « nouvelle science » et ses origines médiévales a été discutée, notamment à propos de Galilée, dont on connaît mieux aujourd’hui l’enracinement dans la science scolastique. 4 Cette relativisation d’une « révolution » brusque et radicale, loin de nuire à notre propos, l’éclairera plutôt ; comme « pratique culturelle », la science « moderne » s’inscrit en effet de manière très compréhensible dans le champ du savoir tel que le conçoit Peiresc ; ce type de savoir est en effet si étonnant, à nos yeux, puisqu’il mêle philologie, curiosités botaniques, numismatique, archéologie et astronomie ; dans la correspondance ellemême, on voit plus d’une lettre passer sans transition d’un sujet à l’autre, du 1 Les astronomes français de 1610 à 1667. Étude d’ensemble et répertoire alphabétique, Draguignan, Imp. Raybaud et Grange, 1942 (Société d’études scientifiques et archéologiques de Draguignan, Mémoires, LXIII), notamment p. 7-8 ; cf., du même auteur, L’Astronomie en France au dix-septième siècle, « Les Conférences du Palais de la Découverte », série D, n o 8, 2 février 1952. 2 P. Humbert, L’Astronomie en France..., op. cit., p. 10. 3 S. Shapin, La Révolution scientifique, Paris, Flammarion, 1998, p. 14 ; cf. Peter Dear, Revolutionizing the Sciences. European Knowledge and its Ambitions, 1500-1700, Palgrave, 2001. 4 William Wallace, Galileo and his Sources : The Heritage of the Collegio Romano in Galileo’s Science, Princeton, 1984. La Provence, carrefour de la République des sciences 241 contenu d’une observation nocturne de la Lune à la quête d’une édition récente de Tertullien ou d’un manuscrit oriental... ; de surcroît, les correspondants associés à cette « recherche » savante, partagent, le plus souvent, la même diversité d’intérêts. Plutôt qu’un spécialiste reconnu dans un champ spécifique du savoir, un « héros » de l’histoire des conquêtes scientifiques, à l’instar de Bacon, de Galilée, ou de Newton, Peiresc se caractérise par un modèle de « sociabilité savante », telle que l’a décrite Peter N. Miller. 5 C’est son activité de « soutien à la recherche » qui lui accorde une place sans équivalent dans la vie savante de son temps. L’animation d’un vaste réseau de correspondants, à qui il demande sans relâche des informations, des livres, des spécimens rares, et des observations astronomiques a sans doute été son principal apport à la vie d’une « république » savante sur plusieurs échelles. Peiresc est, en effet, à la fois l’homme d’un réseau local, centré sur la Provence, et d’un vaste réseau à l’échelle européenne. Ses liens propres, en tant que conseiller au Parlement d’Aix, le réseau des protections et des liens de famille, en font un acteur central de la vie intellectuelle provençale ; son abondante correspondance avec les frères Dupuy, son amitié avec Gassendi - qui bénéficie d’un double « ancrage » provençal et parisien - lui ouvrent un large réseau de contacts avec les milieux érudits parisiens, et au-delà. Plus encore, son activité intrinsèque a conduit à faire de son hôtel d’Aix le point focal d’une intense activité savante qui nourrit les curiosités de ses amis parisiens, et qui bâtit sans trêve des échanges féconds avec les savants d’Italie et les missionnaires du Levant. L’exemple de l’astronomie est particulièrement parlant à cet égard ; P. Humbert, déjà cité, a donné une place majeure à l’« école provençale » dans ce domaine, et il y revient notamment à propos de Gassendi : « Aix-en- Provence était à l’époque, un centre astronomique important ; en fait, le seul qui fût en France » 6 . Selon Humbert, l’importance de l’école provençale tient au fait que c’est par elle que sont arrivées en France les découvertes de Galilée, et que cela a produit une phase intense d’observations nouvelles ; en comparaison l’école de Paris, dont les travaux commencent après 1625, reflète plutôt une organisation de l’activité astronomique (autour des sociétés savantes, à partir de Mersenne), et la mise au point d’instruments de plus en plus précis ; enfin, ce qu’il appelle l’école jésuite a joué un rôle décisif du fait des grands observateurs qui y ont opéré à l’étranger (comme 5 Peiresc’s Europe, Yale U.P., 2000. 6 P. Humbert, Philosophes et savants, Paris, Flammarion (« Bibliothèque de Philosophie scientifique »), 1953, p. 80. Emmanuel Bury 242 Scheiner ou Kircher) mais surtout grâce à son effort didactique, qui a contribué à diffuser l’astronomie auprès d’un large public (et de futurs astronomes). 7 Peiresc a été, à l’évidence, le véritable animateur de cette « école » ; dès 1610, stimulé par l’annonce des découvertes de Galilée, il fait l’acquisition d’une lunette et observe à son tour les cieux ; il associe alors son ami et correspondant Joseph Gaultier, prieur de La Valette (1564-1647), dont les connaissances mathématiques sont de premier ordre ; les deux phases d’activité intensives d’observation chez Peiresc ont été les années 1610- 1612, puis les années 1633-1636, sans doute sous l’influence de son ami Gassendi, qui séjourne alors à Digne, et qui visite souvent Peiresc dans son hôtel d’Aix. La Vita Peireskii que Gassendi écrira après la mort de son mécène et ami fait un état précis des principales activités de Peiresc en matière astronomique. 8 Un manuscrit de la bibliothèque Inguimbertine de Carpentras (n°XXXVI du catalogue établi après sa mort aujourd’hui ms 1803) porte le titre d’Astronomica ; il contient le journal des observations que Peiresc a faites de manière continue entre novembre 1610 et le printemps 1612. De fait, dès 1604, comme le rappelle Gassendi 9 , Peiresc avait été intéressé par ce type de travail : il avait observé longuement une nova, que Fabricius et Képler avaient repérée dès octobre 1604. Mais surtout, en 1610, Joseph Gaultier réussit à faire la première observation en France des satellites de Jupiter (le 24 novembre), suivi immédiatement par Peiresc le lendemain, qui, dans la foulée, découvre la nébuleuse d’Orion : à ce titre, Peiresc serait le premier homme à avoir aperçu une nébuleuse (et selon P. Humbert, c’est un de ses titres de gloire en tant qu’astronome) ; son observation assidue des astres médicéens le conduira à proposer des noms pour les désigner. Il a surtout eu l’intuition de l’usage que l’on pourrait en faire, du point de vue astronomique : il entreprend alors de dresser des « tables » de leur position : son ami Wendelin (formé par lui lors de son séjour en Provence) se servira de ses résultats pour établir que les lois de Képler s’appliquent aux mouvements des satellites de Jupiter. Peiresc pressent, pour sa part, l’usage que 7 P. Humbert, L’Astronomie en France..., op. cit., p. 7 : « Disons, en schématisant quelque peu, que l’école provençale est un foyer de découvertes, l’école parisienne une réunion de théoriciens, l’école jésuite un foyer d’enseignement. » 8 P. Gassendi, Vie de l’illustre Nicolas-Claude Fabri de Peiresc Conseiller au Parlement d’Aix, traduit du latin par Roger Lassalle (avec la collaboration d’Agnès Bresson), Paris, Belin, 1992 ; la première édition de la Vita Peireskii parut à Paris en 1641, chez le libraire Cramoisy ; on en trouve commodément le texte latin dans les Opera omnia de Gassendi, Lyon, Anisson, 1658, t. V, p. 239-362. 9 Vie de Peiresc, op. cit., p. 77, année 1605. La Provence, carrefour de la République des sciences 243 l’on pourra en faire pour déterminer les longitudes terrestres (idée qui dominera son activité astronomique par la suite). Il est vrai que, dès 1612, Peiresc semble perdre l’intérêt pour l’astronomie, jusqu’à ce qu’il y soit rappelé par Gassendi, dans les années 1630. Entretemps, l’activité provençale en la matière n’en diminue pas moins ; Gaultier, qui observe moins, attire alors des disciples, qui seront tous des acteurs de la recherche astronomique dans les décennies suivantes, comme Jean-Baptiste Morin, Ismaël Boulliau, et Gassendi lui-même. Revenu au goût des astres, Peiresc encourage son relieur Simon Corberan au travail d’observation 10 ; durant les années 1630, sa correspondance avec le prieur de Saint- Louis de Fréjus, Pierre Antelmi (Antelme), conduit à former des disciples sur place : Antelmi sera notamment un observateur avisé des variations météorologiques en Provence 11 , ce qui répond à l’attention que Peiresc portera, dans ses dernières années, à la question cruciale des vents (ce en quoi il fut sans doute influencé par Bacon, qui avait rédigé un traité propre à ce sujet 12 ). On peut donc parler d’un « double effet » de cette école provençale : un premier cercle est constitué par des disciples locaux, souvent associés aux observations majeures de Peiresc et de Gassendi ; le second cercle est celui des astronomes formés à l’école provençale, et qui feront usage des savoirs acquis par la suite, comme Wendelin (qui restera un correspondant actif de Gassendi) qui travaillera en Belgique, ou encore Ismaël Boulliau, sans doute le plus célèbre des élèves de Joseph Gaultier, qui sera de la génération des fondateurs de la science astronomique parisienne, notamment autour de l’observatoire. L’influence de cette école d’observation et de réflexion sur les phénomènes astronomiques s’étend donc bien au-delà de l’aire géographique provençale, et au-delà du temps où cette activité a été proprement localisée à Aix. Gassendi relaiera Peiresc dans l’initiation de nombreux disciples au maniement des instruments et les instructions données aux lointains correspondants pour observer ; il a fait des observations à partir de 1618, mais ses années les plus actives seront les années 1633-1640, à Digne et à Aix. Comme l’a écrit P. Humbert, « après la mort de Peiresc [survenue en 10 Sur Corberan, voir, une nouvelle fois, P. Humbert, « Un relieur astronome », Mélanges de philologie, d’histoire et de littérature offerts à Henri Hauvette, Abbeville, 1934, p. 209-214. 11 Cette activité de P. Antelme a été étudiée par P. Humbert, Un météorologiste provençal au XVII e siècle. Le diaire de Pierre Antelme, Cannes, 1932 (« Société d’études scientifiques et archéologiques de Draguignan », Mémoires, XXXIII). 12 Francis Bacon, Historia Ventorum, 1622 (voir dans l’édition des œuvres complètes de Bacon par Spedding et Ellis, vol. II, Londres, 1859, p. 19-78). Emmanuel Bury 244 1637], il est le chef incontesté de l’école provençale » 13 ; même s’il retourne à Paris, son influence sur le groupe des observateurs provençaux demeurera déterminante jusqu’à sa mort (1655). Comme nous l’avons dit précédemment, c’est sous l’influence de Gassendi que Peiresc va reprendre son activité astronomique dans les années 1630 ; le livre V de la Vie de Peiresc témoigne de cette activité renouvelée, notamment en 1634 et 1635 : le projet d’établir une carte de la Lune, dont l’utilité est longuement expliquée par Gassendi, notamment en matière géodésique (il s’agit de mesurer la terre, grâce aux relevés que permettent les éclipses de Lune), sera porté par Peiresc, même si son activité d’observateur est alors très restreinte, pour des raisons de santé ; en réalité, cet intérêt était présent dès 1612 : Peiresc avait alors encouragé son correspondant Jean Lombard à faire des observations lors d’un voyage vers le Levant (Malte, Chypre et Tripoli) pour fixer les longitudes. Dans les années 1630, ce souci d’établir les longitudes à partir de mesures précises d’éclipses de Lune est de nouveau au cœur de l’activité scientifique du cercle provençal de Peiresc. Pour ce faire, une carte précise de la Lune, permettant un suivi plus détaillé de l’ombre sur la surface de notre satellite semblait un outil nécessaire à nos astronomes. Certes, des dessins existaient déjà, dus à la plume de Peiresc, de Galilée, ou de Scheiner ; Gassendi expose cela dans la Vita Peireskii, où il passe en revue les différents domaines où une bonne carte de la Lune serait utile, expliquant combien cela permet une bonne graduation, qui assure la justesse des relevés, permettant de mieux observer le mouvement des étoiles relatifs à la Lune, mais aussi de mieux suivre les phases de l’occultation de celle-ci lors d’une éclipse. 14 De fait, des tentatives pour fixer les longitudes avaient été faites à partir de l’observation des satellites de Jupiter, mais le manque de moyens assez précis à cette époque empêchait cela d’aboutir ; en revanche, la procédure par observation des éclipses, opérée par des observateurs différents à une distance suffisamment significative l’un de l’autre, permettait d’établir la différence de longitude entre les deux lieux d’observation. Ce fut le cas en 1628, le 20 janvier exactement, quand Gassendi et Peiresc, assistés par leur ami Gaultier de la Valette, opérèrent des relevés durant l’éclipse de Lune, tandis que Mydorge et Mersenne faisaient de même à Paris : cela leur permit de déterminer avec une exactitude suffisante la différence de longitude entre Paris et Aix. Peiresc entreprit alors l’organisation de ce que P. Humbert a défini comme un véritable « bureau des longitudes » pour les éclipses suivantes, en tissant 13 Philosophes et savants, op. cit., p. 105. 14 Gassendi, Vie de Peiresc, livre V, op. cit., p. 246-247. La Provence, carrefour de la République des sciences 245 un réseau plus étendu d’observations, notamment en envoyant des instructions et en prêtant des instruments aux nombreux correspondants qu’il avait dans les lieux les plus variés, de l’Italie aux confins de Levant. 15 Le 28 août 1635, lors d’une éclipse de Lune, les observations conjointes des membres du réseau de Peiresc, de Paris à Alep (en passant par Aix, Digne, Rome et le Caire), aboutiront à modifier les calculs de Ptolémée, réduisant la largeur de la Méditerranée de presque 200 lieues 16 ! Dans une telle collaboration, pour noter avec précision les moments où sont atteints par l’ombre les objets lunaires remarquables (cirques, mers), l’usage d’une carte commune à tous les observateurs apparaissait comme une nécessité, pour assurer une plus grande fiabilité dans les observations. Gassendi, observateur émérite, fut sans doute le vrai maître d’œuvre du projet auquel Peiresc, alors vieillissant et malade, et de ce fait, éloigné peu à peu de la pratique d’observation, apporta son concours financier ; c’est ce qui permit de faire venir à Aix des dessinateurs, des graveurs, et de les loger tout le temps nécessaire à l’accomplissement de la tâche. 17 Les Commentarii de rebus caelestibus de Gassendi, qui sont le journal de ses observations célestes (tenu de 1618 à 1655), évoquent ces efforts d’observation et de croquis. 18 Peiresc fit d’abord appel au peintre anversois Fredeau (auquel il avait déjà eu recours pour faire reproduire des pièces rares de son cabinet de curiosités), qui était fixé en Provence depuis 1630. Après plusieurs tentatives de dessins à la craie qui ne donnent pas satisfaction, Gassendi et Peiresc font appel au peintre Claude Sauvé, qui passait à Aix à l’occasion de son retour de Rome 19 ; les Commentarii font allusion à son travail entre août et le début octobre 1634 20 . Il n’en est plus question ensuite, et on ne sait pas pour quelles raisons le travail s’est interrompu ; de surcroît les dessins ont été perdus, même si, comme l’atteste une mention des Commentarii à la date 15 P. Humbert, Un Amateur : Peiresc, 1580-1637, Paris, Desclée de Brouwer, 1933, chap. XI, p. 211-236. 16 Sur cet épisode, voir Humbert, Un Amateur..., op. cit., p. 218-223. 17 Le récit détaillé de cette entreprise a été fait, une nouvelle fois, par P. Humbert, dans son article « La première carte de la Lune », Revue des Questions scientifiques, 20 septembre 1931, p. 193-204. 18 On trouve ce « journal » au t. IV des Opera omnia, consacré aux Astronomica, éd. citée, p. 77-480 ; la majeure partie des pages couvre la période allant de 1633 à 1639 (p. 103-437). 19 Voir Gassendi, Opera, op. cit., p. 201, à la date du 26 août 1634. 20 Op. cit., p. 203 (2 septembre), 205 (7 septembre), 207 (12 septembre), 212 (24 septembre), 214 (30 septembre et 1 er octobre) et 215 (2 octobre) : le plus souvent, Gassendi fait état des difficultés que le peintre éprouve à fixer les détails, notamment à cause des conditions météorologiques. Emmanuel Bury 246 du 3 mars 1635, Gassendi les avait encore sous la main, puisqu’il les utilise ce soir là au moment où il observe la Lune. 21 Le projet demeure toutefois à l’esprit des deux amis ; en 1636, il est réactivé par l’arrivée du peintre Claude Mellan, lui aussi venu de Rome, comme Sauvé en 1634 : une lettre de Peiresc à Gassendi, datée du 29 août 1636 annonce le dessein de reprendre la tâche interrompue deux ans plus tôt. 22 Dans la lettre suivante, datée du 12 septembre 1636, Peiresc écrit que Mellan commence à travailler avec Garrat, et il espère décider son ami à venir à Aix en ces termes : « Si vous venez, n’oubliez pas vostre bonne lunette et vos portraicts de la Lune, pour les comparer à ceux du sieur Melan ». 23 De fait, Gassendi ayant quitté Digne pour Aix le 16 septembre, Mellan va travailler dans ce sens de la fin du même mois au début du mois novembre, si on en croit le journal de Gassendi 24 ; pour saisir le détail, Mellan utilise l’image de la Lune projetée sur une surface blanche. Gassendi ne parle plus de ce travail après décembre, mais on sait que Mellan séjourne toujours à Aix durant cette période, puisqu’il grave les portraits de Peiresc et de Gassendi en avril 1637. Le travail devait être assez avancé, lorsqu’on voit Gassendi promettre à Galilée, dès décembre 1636, un exemplaire de la future carte. 25 Tout sera brutalement interrompu par la mort de Peiresc, en juin 1637 : il ne resta de l’opus magnum rêvé que trois planches gravées, dont P. Humbert a pu dire qu’il constituait « le plus ancien atlas lunaire ». 26 21 Op. cit., p. 259. 22 Peiresc, Lettres, publiées par Tamizey de Larroque, Paris, Imprimerie Nationale, t. IV, 1893, p. 598-600 : « Nous l’avions quasi une fois persuadé Mr de La Valette et moy à entreprendre de graver et desseigner la Lune en taille douce » écrit Peiresc à son ami, qu’il invite à venir le rejoindre, avec « [sa] bonne lunette », pour entreprendre ce travail avec le peintre. 23 Lettres, éd. citée, p. 602-603. 24 Commentarii, op. cit., p. 355-362 (de fin septembre à début novembre). 25 Lettre du 14 décembre 1636, voir Opera omnia, éd. citée, t. VI, p. 92 : lui faisant part du travail en cours de Mellan, Gassendi affirme que « si res succedat, nemo te priùs promeruisse Exemplum potest ». 26 P. Humbert, Philosophes et savants, op. cit., p. 97 ; dans son article de 1931, le même auteur écrit, à propos de la diffusion des quelques planches gravées : « Nous ignorons combien, dans le projet primitif, l’atlas devait avoir de feuilles ; nous ne savons pas non plus à combien d’exemplaires les cartes furent tirées, ni qui eut le privilège d’en posséder. En même temps qu’à Hevelius, il semble que Gassendi en ait donné à J. Caramuel Lobkowitz ; lui-même, le 14 août 1642, se sert de l’une de ces planches pour observer une éclipse de Lune, à Paris. » (« La première carte de la Lune », art. cité, p. 199). La Provence, carrefour de la République des sciences 247 Il est évident que l’astronomie de cette époque avait besoin de la collaboration internationale permise par la République des lettres pour pouvoir se développer. La correspondance de Gassendi en témoigne, notamment dans les rapports qu’il a entretenu avec Galilée, auquel Diodati lui avait donné accès. Dans la première lettre qu’il lui adresse le 20 juillet 1625, Gassendi prend la liberté de s’adresser au savant italien au nom des échanges d’amitié 27 , tout en lui avouant son adhésion à la pensée copernicienne en astronomie (me tanta cum animi voluptate amplexari Copernicæam illam tuam in Astronomia sententiam). Après avoir évoqué ses propres observations sur la comète de 1618, Gassendi entreprend de décrire avec une grande précision les observations que lui-même a menées en 1621 à l’occasion d’une éclipse du Soleil ; il explique en détail le dispositif qu’il a utilisé : on voit ici le caractère informatif de la lettre (comme un compte rendu d’expérience), destiné à séduire un correspondant dont l’ingéniosité et le savoir-faire technique ont bâti la réputation autant que les découvertes qu’il a su faire. La méthode est la même que celle qu’il décrit dans ses Commentarii de rebus cœlestibus 28 : Pour moi, c’est avec la même méthode qui m’a servi à observer les taches [ ... ] que je prenais dans une chambre fermée les rayons du soleil passés par une lunette ; après que j’ai eu bien aplani en bas un papier blanc et y avoir décrit un cercle où se rassemblaient les rayons, il y avait là tout près une lunette qui bougeait et mettait en opposition au soleil le cœur des taches. Le recours à la collaboration internationale tient, on l’a vu, à l’intérêt de l’observation comparée, à deux endroits différents, qui permet d’établir la distance de la Lune au moment de l’observation grâce au calcul de la parallaxe (ex discrimine istius cum vestra, ac differentia parallaxeos, colligemus quae fuerit tunc Lunae à terris distantia) 29 ; Gassendi invite donc Galilée à lui transmettre les données de ses propres observations. Il faut rappeler ici que Gaultier avait, dès cette époque, proposé une méthode de calcul de la parallaxe solaire, comme l’atteste un des manuscrits de Peiresc à Carpentras. Dans la seconde lettre adressée à Galilée, trois ans plus tard (2 mars 1628), Gassendi se réclame du patronage de Peiresc pour faire parvenir de nouvelles observations : Je lui demandai [à Peiresc] s’il connaissait également quelqu’un à Rome qui pût prendre à charge de te transmettre une page, il bondit de joie 27 Opera, t. VI , p. 4 ; nous citerons la traduction française procurée par S. Taussig : Gassendi, Lettres latines, Turnhout, Brepols, 2004. 28 Opera omnia, op. cit., IV, t. 4, p. 88-89, à l’année 1621. 29 Op. cit., p. 5b. Emmanuel Bury 248 (exsultavit) en homme qui admire à juste titre ton éminente valeur (ut qui eminentem virtutem tuam meritò miretur) 30 . Gassendi explique ensuite les raisons de son silence (car Galilée lui avait fait parvenir des livres, par l’entremise de Diodati), alléguant qu’il n’a pas reçu la lettre que le savant italien lui avait adressée ; l’insistance de Gassendi sur l’échange de service (il espérait que Galilée lui demandât son opinion sur ses livres...) est bien dans l’esprit de la communication savante de la Respublica litteraria, telle que l’a décrite P. Dibon 31 . Gassendi se propose donc de lui faire parvenir de nouvelles observations, menées en compagnie de son ami Joseph Gaultier. La comparaison avec l’observation faite à Paris (dont le rapport analogue des Commentarii 32 précise qu’elle a été communiquée à Gassendi par son ami Claude Mydorge — ce que la lettre passe sous silence) permet de calculer la différence des méridiens de Paris et d’Aix. À plusieurs reprises, Gassendi évoque la confrontation des données comme un moyen de faire avancer la connaissance géographique de l’Europe : « liceat nobis tandem praecipuarum saltem quaerundam Europae nostrae Urbium differentiae longitudinalis habere certitudinem. »[nous pourrions enfin connaître avec certitude la différence longitudinale des principales villes de notre Europe]. Le détail des éléments chiffrés fait de ces textes l’équivalent des relevés des Commentarii ; s’y ajoute toutefois l’éloge de la science du correspondant : « il en va de même pour tous les phénomènes de ce genre que seule ta philosophie est capable de bien expliquer ». Gassendi conclut en déclarant une nouvelle fois son ardeur à communiquer au maître Italien les résultats de ses propres recherches (Aliàs igitur & plura de his, a de studiis meis interruptis (...) sermonem longiorem instituam.) L’éclipse de soleil du 10 juin 1630 donne lieu à l’envoi de la lettre XXVII à Galilée : Gassendi y spécifie qu’il a utilisé le même dispositif que lors de l’observation précédente dont il avait transmis le rapport à Galilée ; cette observation récente figure aussi dans une lettre à Schickard du 27 août 1630. 33 On perçoit ici la volonté de transmettre largement à l’ensemble des savants concernés les données nouvelles qu’un travail minutieux d’observation permet d’accumuler. On sait que Kepler avait incité à ce travail de 30 Op. cit., p. 10-11. 31 P. Dibon, « Communication épistolaire et mouvement des idées au XVII e siècle » (1986) repris dans Regards sur la Hollande du Siècle d’or, Naples, Vivarium, 1990, p. 171-190. 32 Opera, éd. citée, t. IV, p. 101. 33 Opera, t. VI, p. 33b. La Provence, carrefour de la République des sciences 249 collation, qui préférait rechercher « la géométrie (...) dans les corps du monde » plutôt que dans les spéculations abstraites. 34 Exemplaire de cette collaboration à l’échelle internationale, l’opuscule Mercurius in Sole viso, qui paraît en 1632, spécifie dans le titre l’influence de Képler, précisant que cette observation a suivi les consignes du prestigieux astronome (Pro Voto & admonitione Kepleri). Ce dernier avait en effet annoncé la conjonction de Mercure dans le Soleil, incitant les astronomes européens à faire simultanément des observations du phénomène. L’opuscule publié par Gassendi en 1632 reprend les lettres adressées à Schickard en novembre et décembre 1631, et une lettre d’août 1630 à Képler ; il paraît en un volume in-4° (47 p.) chez Cramoisy. Gassendi avait pressenti dès l’été la portée de cette observation. Dans une lettre adressée alors à Peiresc (9 juillet 1631), il lui recommandait de faire de même avec Gaultier, d’autant plus, précisait-il, que le temps est en général meilleur à Aix qu'à Paris. 35 Cela s’accorde avec le souci de multiplier les lieux d'observation, pour calculer la parallaxe qui permet d’évaluer la distance des astres observés. En fin de compte, le passage de Mercure devant le Soleil, le 7 novembre 1631, sera observé par le seul Gassendi ; la précision du dispositif, décrit en détail dès le mois de juillet dans la lettre à Peiresc déjà mentionnée, explique sans doute son succès. Comme le note P. Humbert dans son étude sur Gassendi astronome : « La figure qui illustre le texte, et qui représente le disque solaire avec la trajectoire de Mercure, sans oublier l’indication de l’écliptique et de la verticale, n’aurait pas été tracée différemment par un astronome d’aujourd’hui. 36 » Humbert renvoie ensuite à une lettre inédite de Peiresc, du 22 décembre 1631 (où il rend compte de sa propre observation, à Belgentier), et il cite la réponse de Gassendi : Je vous advoue que je ne rapporte pas à un petit bonheur d’avoir fait ceste observation de Mercure devant le Soleil : elle est très importante, tant pour estre la première qui a esté faite de cette façon, que pour devoir servir à ceux qui viendront après nous soit pour déterminer la grandeur et l’eloisgnement, soit pour régler les mouvemens de ce planete. Ce qu’il commente ainsi : On remarquera avec quelle perspicacité Gassendi indique les deux principales raisons de l’intérêt présenté par les passages de Mercure : ce sont précisément celles qui, de nos jours, en rendent encore l’observation fructueuse. 37 34 Cité par S. Taussig, op. cit., t. 2 (notes), p. 71. 35 Lettres de Peiresc, éd. citée, t. IV, p. 253-257. 36 L’œuvre astronomique de Gassendi, Paris, Hermann, 1936. 37 Humbert, L’Œuvre astronomique..., op. cit., p. 23. Emmanuel Bury 250 Il ne fait donc pas de doute que l’astronomie, fût-elle pratiquée sur le mode d’amateurs éclairés, a été un des points forts de la collaboration des deux savants provençaux ; si on excepte l’échec partiel du gnomon géant installé au solstice de juin 1636 à Marseille 38 , en vue mesurer la variation de l’écliptique, là où, dans l’antiquité, le savant Pytheas en avait fait la première expérience, la constance dans le travail d’observation a porté un certain nombre de fruits qui ne sont pas négligeables. Ces quelques exemples attestent que l’activité du cercle provençal de recherche animé par Peiresc et Gassendi a joué un véritable rôle dans l’avancement des connaissances astronomiques du premier XVII e siècle ; il est évident que la forme de savoir défendue par Peiresc n’est pas uniment celle d’une épistémologie de la « science moderne » dont il serait le précurseur ; à ce titre, il partage le même caractère atypique que son ami Gassendi, porteur partiel d’une « révolution scientifique » dont il ne fait qu’annoncer certains aspects : cela confirme les nuances des historiens de la révolution scientifique que j’évoquais en commençant ; nous avons ici affaire à des curieux, très attentifs aux progrès techniques (qui caractériseront la techno-science à venir) et au souci de la mesure précise (qui est le propre de la science moderne, de Galilée à Newton, et au-delà, des grands édifices de la modernité scientifique du XIX e siècle). Leur savoir est fait d’une double fascination pour l’élaboration d’instruments de plus en plus performants et pour l’exigence d’édification théorique sortant du cadre strictement scolastique (à l’école italienne de Galilée). Nos savants provençaux sont donc bien en phase avec ce qu’on appelle la « révolution scientifique ». Mais leur approche reste, par d’autres côtés, « artisanale » : Peiresc cesse d’observer lorsqu’un autre objet l’attire, Gassendi, observateur patient (et efficace), néglige l’outil mathématique (que son ennemi Descartes saura révolutionner), qui sera le vecteur de la « nouvelle science ». En revanche, le caractère collectif du travail est bien là : il semble bien suivre les impératifs formulés par Bacon dans sa Nouvelle Atlantide, et il sera affirmé dans la seconde moitié du siècle, en Angleterre et en France, par la fondation de sociétés d’État (Royal Society, Académie des Sciences), ce que complétera l’édifice collaboratif de l’Encyclopédie au siècle suivant. La situation privilégiée du cercle Peiresc, naturellement ouvert, par sa situation géographique, vers d’autres espaces, et intellectuellement prêt à la discussion par la haute idée qu’il se fait de la sociabilité savante, fait bien du monde savant provençal des années 1610-1630 le creuset d’une activité 38 L’expérience est décrite dans les Commentarii, op. cit., p. 321-325 (Marseille, 19-22 juin 1636) ; selon Humbert, à cette époque, « les constantes astronomiques étaient encore trop mal connues pour que l’on ait une grande précision », L’Œuvre astronomique, op. cit., p. 20. La Provence, carrefour de la République des sciences 251 scientifique réellement porteuse de découvertes nouvelles, en phase avec l’Europe savante du temps (Galilée, Képler, Scheiner). Il reste à comprendre cette activité dans le cadre complexe de la « modernité » scientifique encore en devenir : rien ne permet donc de chasser nos amis provençaux hors du récit canonique d’une « révolution scientifique » triomphante (comme l’a fait souvent l’historiographie dominante sur ce sujet), mais leur réintégration nécessite une juste compréhension du rôle qu’ont pu jouer leur véritable expertise en ce domaine, leurs intuitions fécondes, et les effets qu’a produit leur activité dans la « République des sciences » de leur époque. Merveilles à l’encan, séductions d’une ville : Marseille dans la culture européenne de la curiosité M YRIAM M ARRACHE -G OURAUD U NIVERSITÉ DE B RETAGNE O CCIDENTALE , B REST Lorsque le voyageur allemand Justus Zinzerling, dit Jodocus Sincerus, se rendit à Marseille entre 1612 et 1616, voici ce qu’il observa : « Marseille est aujourd’hui une sorte de bazar universel d’où partent et où arrivent continuellement les navires qui font commerce avec le Levant, Tripoli, Alexandrie, etc. » 1 . C’est bien cette « sorte de bazar universel » qui retiendra ici notre attention. Avec les coffrets de nacre, les petites sphères de verre décorées de jolies figures, les autruches ou singes vivants qu’on y découvre, Marseille promet, aux portes de la Méditerranée, des denrées bien étranges, singulières, des monstres insignes qui ne se voient nulle part ailleurs en Europe. On y lit le grand livre du monde. Au XVI e siècle, et plus encore au XVII e , nombreux sont les amateurs de curiosités qui parcourent l’Europe et exposent ensuite dans des guides tout ce qui, dans chaque ville ou région visitée, est digne d’être vu, paysages, monuments, cabinets de curiosités : leur récit de voyage répertorie et commente les singularités, ou « mirabilia », au sens étymologique (ce qui est à admirer, et qui mérite un détour). Justement, qu’est-ce qui vaut d’être vu à Marseille ? Nous considérerons la ville selon le prisme de différents 1 Dans son édition de Jodocus Sincerus, les termes « bazar universel » sont choisis par Thalès Bernard pour traduire « emporium nobilissimum », mots qui désignent un lieu commercial extraordinairement dynamique et effervescent (Voyage dans la vieille France : avec une excursion en Angleterre, en Belgique, en Hollande, en Suisse et en Savoie, traduit du latin par Thalès Bernard, Paris, Le Dentu, Lyon, Librairie Nouvelle, 1859 ; voir p. 218-219). Pour le texte de Jodocus Sincerus en latin, voir dans l’édition originale de Lyon (Itinerarium Galliae, Lyon, Du Creux, 1616), p. 237. Myriam Marrache-Gouraud 254 témoignages de voyageurs, compris entre 1595 et 1693 : un Bâlois étudiant la médecine, Thomas Platter (qui s’y trouve en 1595) 2 , un voyageur allemand, Jodocus Sincerus (1612-1616) 3 , l’amateur anglais John Evelyn (1644) 4 , le médecin de Lyon Jacob Spon (1675-76) 5 , enfin Claude Jordan, voyageur français (1693) 6 . Marseille s’avère être une escale insolite. En effet, si l’humaniste ou l’honnête homme peut manifester la déception de n’y trouver aucune inscription antique 7 , elle présente cependant des attraits que d’autres villes n’ont pas, si ce n’est des spécificités uniques en Europe. Sa situation géographique, entre Orient et Afrique, y est évidemment pour beaucoup : la présence du port et l’activité marchande favorisent la découverte d’objets inédits, nouveaux, inconnus des Européens. Les amateurs de curiosités vont, à Marseille, de surprise en surprise. Que ce soit pour se divertir ou pour s’instruire, et souvent dans les deux intentions, Marseille est un passage nécessaire où l’on arrive rarement par hasard, d’où l’on ne revient jamais les mains - ni l’esprit - vides. Les voyageurs eux-mêmes s’interrogent sur la place à attribuer à cette ville singulière au XVII e siècle, dans la France et l’Europe de la curiosité. Nous verrons comment cette ville, par les curiosités qu’elle renferme, affirme une identité propre qui la distingue nettement de ses prestigieuses voisines, Aix et Montpellier, autres hauts lieux de pèlerinage pour les amateurs de curiosités. Les questions posées par cette ville si particulière sont en effet celles de la définition de la singularité, de la rareté, de l’appétit de savoir et aussi, surtout, de l’exotisme savant ou spectaculaire, autant de notions aux contours extrêmement changeants à l’époque, que le dynamisme des collectionneurs méridionaux permet de problématiser. 2 Le siècle des Platter. II, Le voyage de Thomas Platter : 1595-1599, par Emmanuel Le Roy Ladurie (éd., trad.) et Francine-Dominique Liechtenhan (trad.), Paris, Fayard, 2000. 3 Jodocus Sincerus, Voyage dans la vieille France…, op. cit. 4 The Diary of John Evelyn, éd. William Bray, J.M. Dent et E.P Dulton, London-New York, 1905. 5 Jacob Spon, Voyage d’Italie, de Dalmatie, de Grèce et du Levant : fait aux années 1675 et 1676, Lyon, A. Cellier fils, 1678, t. I. 6 Claude Jordan, Voyages historiques de l’Europe.... Qui comprend tout ce qu’il y a de plus curieux en France, Paris, P. Aubouyn, 1693-1700, vol. I. 7 Comme le remarque d’emblée Jacob Spon, Marseille se définit d’abord par la négative : « je voulus m’appliquer à la recherche des curiositez. J’y trouvay quelques inscriptions Romaines, mais je n’y remarquay aucun edifice de grande antiquité » (Voyage d’Italie, de Dalmatie, de Grèce et du Levant …, op. cit., L. I, p. 22). Marseille dans la culture européenne de la curiosité 255 1. Le règne du rare et du bizarre Évoquons tout d’abord, pour comprendre l’expression de Jodocus Sincerus, la question du bazar. Au débarquement des navires, c’est le rare et le bizarre qui caractérisent cette ville marchande. On peut sans doute se faire une idée assez juste de l’effervescence et de l’intérêt des marchandises du port en relisant les quelques lignes du Quart Livre de Rabelais dans lesquelles se trouve, en 1552, la première occurrence du mot « exotique » dans la langue française. L’auteur y décrit l’ébahissement de ses personnages voyageurs devant le spectacle du débarcadère de l’île imaginaire de Médamothi. Pantagruel y voit : Divers tableaux, diverses tapisseries, divers animaulx, poissons, oizeaulx, et aultres marchandises exotiques et peregrines, qui estoient en l’allée du mole, et par les halles du port. Car c’estoit le tiers jour des grandes et solennes foires du lieu ; es quelles annuellement convenoient tous les plus riches et fameux marchans d’Afrique et Asie. 8 Pour ce port qui a quelque chose de marseillais (puisque y convergent l’Afrique et l’Asie), on notera que le mot « exotiques », alors inconnu en français, est glosé par « pérégrines », c’est à dire venues de loin, ayant voyagé. Marseille, au XVII e siècle, est renommée pour ses arrivages lointains, et dès lors pour l’exotisme qui la caractérise. Thomas Platter, venu des climats helvètes pour y séjourner à la fin du XVI e siècle, manifeste un vif plaisir à déambuler au milieu des marchandises, sur le port ; c’est déjà là pour lui une forme de pérégrination : J’ai vu aussi sur les quais du port décharger toutes sortes de marchandises étranges. Car plusieurs navires venaient d’accoster peu auparavant. Quelques-uns d’entre eux dégorgeaient une énorme cargaison d’épices. D’autres, c’était de la rhubarbe, et des médicaments. Ailleurs encore, des singes, et puis des animaux exotiques, car c’est l’habitude ici d’en apporter avec soi quand on revient de là-bas. Des oranges aussi, des citrons et d’autres produits de ce genre ; on ne s’en lasse jamais, tellement tout cela est amusant à regarder. Dans le même esprit, disons qu’au débarcadère on s’informe d’un tas de nouvelles venues des pays lointains ; et puis, on voit une extraordinaire quantité de gens toute la journée qui viennent se promener près du port. 9 Pour un Bâlois, Marseille, tournée vers les pays d’Orient, ne laisse pas d’étonner, et constitue une curiosité en soi, puisque ses quais s’apparentent 8 François Rabelais, Quart Livre, dans Œuvres complètes, éd. Mireille Huchon, Paris, Gallimard, « Pléiade », ch. II, p. 917. 9 Le siècle des Platter. II, Le voyage de Thomas Platter : 1595-1599, op. cit., p. 244. Myriam Marrache-Gouraud 256 à de véritables mines de merveilles. Une flânerie sur le port équivaut pour lui à ce que l’on pourrait qualifier de pêche miraculeuse : non seulement « on s’informe » pour nourrir son esprit de connaissances nouvelles sur les pays lointains, mais on retire de telles visites sur les docks bien des raretés, naturalia ou artificialia 10 , qui retourneront remplir le cabinet de curiosités de Bâle après ce voyage. Il est vrai que Marseille, outre son port, montre d’abondantes échoppes ; s’y distinguent en particulier les orfèvres et coraliers, dont la renommée est incontestée depuis le XIV e siècle 11 . Si les objets qu’ils produisent à partir du corail sont traditionnellement des patenôtres, des bijoux ou de petits objets ornementaux pour la table (cuillères par exemple), la culture de la curiosité, qui s’entiche des artificialia composées à partir de naturalia, va donner un essor nouveau à ce commerce artisanal, en augmentant la demande pour réaliser désormais des sculptures, des objets d’ornements, des compositions bizarres et complexes combinant corail et orfèvrerie ; elles sont très en vogue dans toute l’Europe de cette époque, et l’on en connaît quelques exemples fameux, comme la statuette de Daphné - s’il fallait n’en citer qu’une - actuellement conservée au château d’Ecouen, due à l’orfèvre Wenzel Jamnitzer. Marseille se distingue dans cette industrie du luxe, comme le montrent différents témoignages, à commencer par celui de notre Bâlois Platter : Le 15 février, je me suis rendu dans les rues des orfèvres et des corailleurs. Grand nombre d’échoppes, en ces lieux ! Et presque toutes consacrées au 10 Dans le lexique des cabinets de curiosités, on a coutume de nommer naturalia les productions naturelles (fruits, gommes, racines, fleurs…) et artificialia les objets merveilleux faits par une main humaine (éventuellement à partir des naturalia) que l’on se plaît à collectionner. 11 Les recherches menées par des historiens montrent que le corail, valeur d'échange très prisée sur le marché oriental, constitua dès le Moyen Age un des articles essentiels du grand négoce marseillais en Méditerranée. Les Marseillais en pratiquèrent une pêche très intense et développèrent cette industrie du luxe, comme le montre Christian Maurel dans son article intitulé « Grands marchands et "petites et moyennes industries" à Marseille au bas Moyen Âge », publié dans Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l'enseignement supérieur public. 19 e congrès, Reims, 1988, p. 105-112 (disponible sur http: / / www.persee.fr/ web/ revues/ home/ prescript/ article/ shmes_1261-9078_1992_act_19_1_1535) : « en divers sites du bassin, tant sur le littoral provençal (îles d’Hyères), catalan ou portugais que dans les eaux du golfe de Naples et celles de Sicile (au large de Trapani) ou bien encore sur la côte nord du Maghreb, et surtout par prédilection en Sardaigne » (p. 105-106). Les marchands artisans financent la pêche et renvoient ensuite régulièrement des cargaisons de corail ouvré en Orient (en Égypte et en Syrie principalement). Marseille dans la culture européenne de la curiosité 257 travail des artisans du corail et à l’orfèvrerie. Là, j’ai acheté de fort beaux objets : de la nacre, des cuillères, des sachets, des boîtes à aiguilles en ivoire, des coquillages, du corail et des plantes maritimes exotiques ; nulle part en France je n’aurais pu les avoir si facilement. Et tout cela, je l’ai expédié en direction de Bâle. 12 Jacob Spon, en 1678, distingue à son tour la ville de Marseille pour la qualité du travail du corail ; il a pu s’enquérir de détails techniques importants : [Il me] semble que les Estrangers ne devroient pas aussi negliger de voir les boutiques des Corallistes, Marseille étant la seule Ville de France où l’on sçache bien travailler le Corail. J’y en ay trouvé des especes qui ne sont pas ordinaires, comme du blanc, c’est-à-dire, de celuy qui est solide ; car pour celuy qui est creux et troüé, ce n’est pas un vray corail. J’en achetay une piece qui étoit moitié rouge et moitié blanc ; pour du noir, les Maîtres m’assurerent tous, qu’il ne s’en trouvoit point de veritable, mais seulement des plantes corallisées, qui ne peuvent pas souffrir la meule pour être mises en œuvre. 13 Enfin, un témoignage de la fin du XVII e , celui de Claude Jordan (1693), confirme que cet artisanat du corail est toujours considéré comme un domaine d’expertise marseillaise : « On travaille à Marseille parfaitement bien en Corail, et on y en trouve de fort extraordinaire par sa blancheur » 14 . D’autres artisanats encore vont émerveiller Platter à Marseille. Le travail du verre par exemple - dont il fait l’expérience en commandant ce que bon lui semble et en voyant le verrier le façonner sous ses yeux - le fascine manifestement, à en croire les expressions qu’il emploie pour en parler : Après le repas du soir, j’ai souhaité qu’on fabrique pour moi quelques-unes de ces petites sphères de verre décorées de jolies figures, et qui flottent toujours sur l’eau de quelque côté qu’on les tourne. Ce qui fut accompli à mon attention. On façonne ces objets d’une façon charmante et de toutes les couleurs, à la flamme d’une lampe, avec l’aide d’un long chalumeau dans lequel on souffle. C’est avec admiration que j’ai pu contempler ce spectacle au cours de l’après-dîner. La manière dont les artisans confectionnent ainsi, en peu de temps, tout ce qu’un client désire, en fait d’anneaux, de chaînettes, de figures diverses, de coraux, c’est vraiment une merveille de l’art. 15 12 Le siècle des Platter. II, Le voyage de Thomas Platter : 1595-1599, op. cit., p. 244. 13 Jacob Spon, Voyage d’Italie, de Dalmatie, de Grèce et du Levant, op. cit., t. I, p. 25- 26. 14 Claude Jordan, Voyages historiques de l’Europe.... op. cit., vol. I, p. 34. 15 Le siècle des Platter. II, Le voyage de Thomas Platter : 1595-1599, op. cit., p. 245. Myriam Marrache-Gouraud 258 Remarquons que Platter est au moins aussi enchanté par le spectacle de la fabrication que par le produit dont il fait l’acquisition 16 . Les dernières remarques du Bâlois montrent qu’il aura trouvé à Marseille encore bien d’autres merveilles à rapporter en Suisse : Après le repas du milieu du jour, j’ai empaqueté toutes mes emplettes : perles, œufs d’autruches, fruits, coraux, végétations marines… et j’ai passé commande à un patron de navire : il se chargeait de transporter par mer tout ce paquetage en direction de Montpellier. 17 Il faut ici souligner cette frénésie d’achats, dont Platter n’est pas du tout coutumier pendant le reste de son périple. Le fait qu’il fasse autant « d’emplettes », comme il le dit lui-même, et qu’il parle aussi précisément des conditions du retour des objets, montre bien que Marseille n’est pas, à ses yeux, une ville comme les autres sur son parcours européen. Jodocus Sincerus le disait lui aussi dès 1616, « Il ne faut pas passer sous silence qu’on peut se procurer ici à très-bon marché toutes sortes de curiosités, particulièrement des cuillères et des coupes, faites avec des coquillages et des coraux » 18 : parmi les villes qui intéressent les amateurs de curiosités, Marseille reste donc très clairement associée à l’idée d’une cité marchande, où l’on vient, finalement, s’approvisionner : le fameux « bazar universel » est un endroit idéal pour le commerce de raretés. 2. L’Encyclopédisme, par surprise Cependant, Marseille a encore d’autres séductions, plus insolites encore puisqu’elles sont à trouver du côté des êtres vivants : on n’y vient pas seulement pour faire des emplettes, mais aussi pour observer et contempler la bigarrure, la diversité, en consentant à se laisser surprendre dans cette ville qui s’apparente à un cabinet de curiosités à ciel ouvert. En effet, si l’on s’éloigne de l’animation du port, la bizarrerie est au coin de chaque rue. T. Platter n’en croit pas ses yeux. Tout un chacun peut posséder, dans son arrière-cour, une curiosité. Lorsqu’il engage ses investigations à travers la ville, c’est la curiosité du naturaliste féru de zoologie qui se trouve alors 16 À ce titre, l’histoire des circonstances de la réalisation de l’objet restera sans nul doute, dans sa mémoire, rattachée à l’objet lui-même. L’histoire (de sa fabrication, de son acquisition, de son transport…) n’est pas le moindre des éléments qui augmentent la valeur donnée à un artefact : elle participe traditionnellement, dans les commentaires écrits dans les catalogues de cabinets de curiosités, à la mise en scène rhétorique de la merveille. 17 Le siècle des Platter. II, Le voyage de Thomas Platter : 1595-1599, op. cit., p. 258. 18 Jodocus Sincerus, Voyage dans la vieille France…, op. cit., p. 220. Marseille dans la culture européenne de la curiosité 259 comblée. Des animaux exotiques se rencontrent dans les ruelles, ici ou là, apprivoisés ou non… Le compte-rendu insiste principalement sur le caractère fortuit et spectaculaire, l’incongruité autant que l’effet sensoriel de telles rencontres sur le visiteur : De retour en ville, nous sommes allés à la recherche d’autres animaux exotiques. Et tout d’abord nous avons vu, dans une cour, un léopard attaché à une chaîne ; il était un peu plus grand qu’un veau, ayant la forme d’un chat, mais couvert de taches, effroyable et repoussant à regarder. En quelques semaines, il avait mordu à mort sept personnes, du temps où il était encore en liberté : il est très dangereux pour les hommes, et ceux-ci provoquent souvent sa colère. Il peut grimper aux arbres comme un chat. Dans une autre maison, nous avons vu un chat sauvage, de la taille d’un petit veau ; lui aussi faisait des sauts superbes. Chez un aubergiste néerlandais, le dénommé Caspar, nous avons vu quatre jeunes lions ; ils avaient été importés peu auparavant. Mais, en présence de visiteurs qui leur étaient inconnus, ils constituaient toujours un péril. Dans une autre maison, j’ai vu deux porcs-épics, dits encore cochons à piquants ou cochons de mer ; ils sont presque entièrement couverts d’épines longues et raides, faites d’os ou de corne, à la manière du hérisson. Si vous mettez le porc-épic en colère, il peut vous en décocher une, comme une flèche. J’ai emporté, comme souvenir, plusieurs plumes ou épines de ce genre. 19 Marseille, véritable lieu d’exposition d’animaux exotiques - et d’histoires terrifiantes - apparaît à la fin du XVI e siècle comme une ville exotique, qui peut réserver bien des surprises au détour d’une rue ou d’une cour, et même quelques dangers. T. Platter saisit l’opportunité de ces visites pour recueillir des piquants de porc-épic qu’il rapportera à Bâle pour augmenter sa propre collection. L’appétit de savoir est réel, au-delà de l’anecdotique et du frisson de la surprise. Le récit à sensations (voyez les humeurs du léopard) laisse place à un discours plus encyclopédique, où l’on confronte les nomenclatures (« deux porcs épics, dits encore cochons à piquants ou cochons de mer »), où sont décrites les formes des animaux autant que leurs mœurs (« ils sont presque entièrement couverts d’épines longues et raides, faites d’os ou de corne, à la manière du hérisson. Si vous mettez le porc-épic en colère, il peut vous en décocher une, comme une flèche. »). Le récit de l’amateur de curiosités fait état de ce qu’il a appris, et même littéralement de ce qu’il a recueilli, et comme objets et comme connaissances, sur le terrain de ses investigations. 19 Le siècle des Platter. II, Le voyage de Thomas Platter : 1595-1599, op. cit., p. 244-245. Myriam Marrache-Gouraud 260 C’est un spectacle encyclopédique, le livre de la nature qu’on lit à ciel ouvert. Marseille expose, à la manière d’un gigantesque cabinet de curiosités, la variété des formes de la nature et de l’art, où les échantillons merveilleux offrent à tout promeneur des surprises qui, surtout, ne sont pas nécessairement cachées dans le secret des cabinets privés. Il apparaît ainsi que tout un chacun peut posséder un fauve vivant, ce qui n’est pas vrai dans les pays du Nord, où ce genre de curiosité est réservé aux princes très fortunés qui peuvent se permettre - financièrement - d’entretenir une ménagerie. Enfin, Marseille est une ville de curiosités pour une autre raison, c’est qu’elle peut produire ses monstres. À mi-chemin, de nouveau, entre spectaculaire et libido sciendi - mais le monstre ne l’est-il pas toujours ? - se trouve cette étrange célébrité locale évoquée par Jodocus Sincerus en 1616 : Nous vîmes un homme d’environ quarante-cinq ans dont la tête était énorme. Elle avait quatre pieds de tour et pouvait peser soixante-dix livres. Cet homme était du reste de petite taille et n’avait que la peau et les os. Le poids démesuré de sa tête l’empêchait de marcher. Il parlait, mais sa voix était débile et plus grêle que celle d’une femme. 20 3. Dans le secret des curiosités locales Après la revue du port et des arrière-cours d’où surgissent, sans qu’on s’y attende, les curiosités, il faut s’intéresser pour finir, et de manière à retrouver la trace de cette affaire de monstre hydrocéphale, aux lieux réservés à la curiosité, aux espaces privés ou fermés, dont on peut, à Marseille, franchir le seuil. Ces collections de curiosités permettent à la ville de s’illustrer aussi par des préoccupations muséales attachées au mode d’exposition et à la conservation, éventuellement à la question du classement et du choix - autant de questions qui sont chères aux amateurs avertis et qui font, par la comparaison des cabinets entre eux, tout l’intérêt et tout le délice du déplacement. Les visites à ne pas manquer à Marseille au XVII e siècle sont de deux sortes, car les collections sont de deux ordres : trésors sacrés d’une part, conservés dans les lieux saints (églises, monastères), trésors profanes d’autre part, rassemblés chez eux par des particuliers. Pour le premier ensemble, les voyageurs citent systématiquement l’église Saint-Victor, qui mérite le détour en raison de la présence de reliques remarquables : 20 Jodocus Sincerus, Voyage dans la vieille France…, op. cit., p. 220. Marseille dans la culture européenne de la curiosité 261 On conserve dans l’Église de Saint-Victor une curiosité précieuse : la tête de saint Victor, faite d’argent doré et pesant six cent livres ; de chaque côté sont des anges de même métal. On voit dans cet édifice la tête de saint Cassion, fondateur de l’abbaye de Saint-Victor, une côte de Lazare, la barbe de saint Paul, la petite boîte de laquelle Marie-Madeleine tira le parfum dont elle se servit pour oindre les pieds du Sauveur, et d’autres reliques encore. 21 Le voyageur d’aujourd’hui pourra du reste constater que ces reliques se trouvent toujours dans l’église de l’abbaye Saint-Victor. Une autre curiosité à ne pas manquer dans les lieux saints est mentionnée par divers voyageurs : il s’agit, du moins jusqu’au milieu du XVII e siècle, d’aller contempler diverses peaux de crocodile 22 suspendues tant dans la chapelle de Notre- Dame de la Garde, que dans l’église Saint-Antoine. Du côté des trésors profanes, Marseille a aussi ses collectionneurs fameux, parmi lesquels, fait remarquable, figure une femme, Mme de Castellane. Celle-ci possède une vaste demeure agrémentée d’un jardin et d’une serre, et même d’une collection d’armes répartie dans un arsenal : Après le casse-croûte de midi nous avons fait la traversée du port en question, avec plusieurs Allemandes, pour nous rendre dans une superbe maison de plaisance où réside Mme de Castellane. Là nous avons visité un très beau jardin, gentiment assorti d’allées de promenade, et de jolies haies. Dans une grande salle ad hoc, j’ai vu également des arbres plantés dans de grands pots, tant orangers que citronniers. On nous a montré aussi la salle d’armes, un véritable arsenal, mais seulement de l’extérieur, car le jardinier qui nous servait de guide n’avait pas la clé. Nous avons de même visité les appartements, une magnifique série de pièces très joliment décorées et ornées de tapisseries. C’est là qu’est hébergée de temps à autre la maîtresse du duc de Guise, qui lui-même est gouverneur de la province. 23 21 Jodocus Sincerus, Voyage dans la vieille France…, op. cit., p. 221. 22 Le nombre de ces dépouilles n’est pas aisé à identifier avec certitude. Il y en eut peut-être deux, ou plus que deux : Sincerus en indique deux à Notre-Dame de la Garde (Jodocus Sincerus, Voyage dans la vieille France…, op. cit., p. 220) ; c’est aussi lui qui en mentionne une troisième à l’église Saint-Antoine (p. 207). John Evelyn quant à lui signale en 1644 « divers crocodiles' skins » à Notre-Dame de la Garde : « In the chapel hung up divers crocodiles’ skins” (The Diary of John Evelyn, op. cit.,t. I, p. 81). Pour une étude sur les raisons qui pouvaient inciter à suspendre des dépouilles de crocodiles dans les lieux saints, voir notre article « Le crocodile en majesté », paru dans La Licorne et le bézoard. Une histoire des cabinets de curiosités, catalogue d’exposition (Poitiers, oct. 2013-mars 2014), Paris, Gourcuff- Gradenigo, 2013, p. 61-74. 23 Le siècle des Platter. II, Le voyage de Thomas Platter : 1595-1599, op. cit, p. 244 (de même que l’extrait suivant). Myriam Marrache-Gouraud 262 Si l’ensemble des lieux visités en compagnie du jardinier provoque une indéniable admiration, c’est au moment de repartir qu’apparaît, si l’on ose le dire, le « clou » de la visite, une autruche vivante. C’est elle surtout qui attire l’attention de Platter qui l’observe (voire l’expérimente) comme un objet de curiosité ; puisqu’on lui suppose en effet à l’époque la faculté de digérer le métal, pourquoi ne pas en faire l’essai ? Ensuite, au rez-de-chaussée, dans la cour, au moment où nous allions quitter cette demeure, nous avons pu voir une autruche bien vivante, dont je pouvais à peine atteindre le haut du crâne avec la main. Ses cuisses étaient aussi grosses que celles d’un veau ; et, du pied, elle pouvait renverser un jeune garçon. Nous lui donnâmes des clous de fer à cheval à manger : elle les déglutissait de haut en bas sans difficulté apparente. Le jardinier nous certifia fortement qu’elle avait avalé déjà dans le passé quantité de clous et de clefs, et que les uns et les autres n’étaient jamais ressortis de l’autre côté ; ce qui tendrait à prouver qu’elle avait dû les digérer ! Le même voyageur est fasciné, chez le duc de Guise, par un singe nommé Bertrand qui ne ressemble pas tout à fait à un singe, qui fait des farces « étonnantes et désopilantes ». Par ailleurs, si l’on en croit le répertoire des cabinets de curiosités établi par Pierre Borel en 1649 24 , et si l’on croise cette liste avec celle que donne Edmond Bonnaffé 25 , on apprend que les cabinets marseillais se distinguent dans d’autres domaines que celui de l’exotisme : on y collectionne aussi de manière plus traditionnelle monnaies et médailles, chez des notaires, protonotaires, consuls, bourgeois. La collection de médailles, citée par Bonnaffé, de Balthazar de Vias (1587- 1667), poète latin et antiquaire, gentilhomme de la chambre du roi, conseiller d’État à Marseille, en est un exemple. Celui-ci s’occupa de recueillir des antiquités et forma un cabinet précieux. Il était lié avec Peiresc, également avec Borilly. Citons encore Montagné, marchand flamand établi à Marseille chez qui l’on peut admirer des « idoles d’Égypte », des momies, des médailles et pierres gravées, dont certaines lui ont été achetées par Peiresc en 1614. Marseille n’est pas sans relations commerciales et savantes avec le milieu aixois. Néanmoins, Marseille conserve une forme d’originalité, dont on voudra pour preuve un témoignage de la fin du siècle qui aborde de nouveau, et de manière beaucoup plus détaillée, la question du monstre hydrocéphale dont 24 Pierre Borel, Les Antiquitez, raretez, plantes, mineraux, et autres choses considerables de la Ville, et Comté de Castres d’Albigeois, Castres, Arnaud Colomiez, 1649, p. 124- 131. 25 Edmond Bonnaffé, Dictionnaire des Amateurs français du XVII e siècle, Paris, A. Quantin, 1884. Marseille dans la culture européenne de la curiosité 263 il avait été question lors du voyage de Sincerus en 1616. C’est sous la plume de Jacob Spon, médecin lyonnais un peu déçu par le manque d’antiquités, et néanmoins soucieux de mettre en évidence les spécificités de la ville qu’il visite, que la fameuse tête reparaît… justement à l’occasion de fouilles archéologiques. Si l’on ne trouve aucune antiquité dans le sol marseillais, on n’est tout de même pas bredouille, et voici ce qu’on peut y découvrir. L’individu hydrocéphale étant désormais mort, son crâne seul a été retrouvé, comme on pourra le constater, complètement par hasard, puis, considéré comme une curiosité, il est devenu l’objet de soins et de conservation : J’aime mieux vous entretenir d’une tête prodigieusement grosse que l’on conserve au Couvent de l’Observance. C’étoit la tête d’un nommé Borduni fils d’un Notaire de Marseille 26 . Il mourut il y a environ soixante ans, âgé de cinquante 27 . Des Religieux de ce Couvent qui l’ont vû, m’ont assuré qu’il n’avoit pas plus de quatre pieds de haut, et neantmoins sa tête en a trois de tour par les côtez, et moins d’un pied de hauteur. Les os à force de s’élargir étoient devenus fort minces, et entrouverts de la largeur d’un écu, à l’endroit où la suture sagittale se rencontre avec la coronale, qu’on appelle aussi la Fontanelle, et au derriere de la tête à l’occipitale. Bien qu’il eût beaucoup de cervelle, il n’en avoit pas plus d’esprit pour cela, et c’étoit un Proverbe qui couroit dans Marseille, Tu n’as pas plus de sens que Borduni. Quand il devint âgé, il ne pouvoit plus soûtenir sa tête sans l’appuyer sur un coussin. Il avoit été enterré à l’Observance, et comme on creusoit dans leur cimetiere il y a quelques années, on y trouva ce crane, qu’on a depuis conservé par rareté. 28 Si le médecin féru d’archéologie fait naturellement preuve, pour un tel objet, d’une curiosité qui se porte sur l’anatomie, employant de nombreux termes spécialisés, il n’en demeure pas moins attaché, comme on peut le voir, à restituer le « proverbe qui courait à Marseille » au sujet de cette tête si célèbre. En outre, et la précision est importante, Spon annonce que le crâne est désormais « conservé par rareté » (c’est-à-dire exposé comme une curiosité). Claude Jordan signale ce fait à son tour en 1693, par la tournure initiale de sa phrase « on voit… » : On voit dans le Couvent de l’Observance la tête d’un nommé Borduni fils d’un Notaire de Marseille, qui est d’une grosseur prodigieuse ; car quoi que 26 Notons qu’à présent, son nom est cité, ce qui n’était pas le cas dans le témoignage de Sincerus, qui l’avait pourtant rencontré vivant. 27 Cette précision montre qu’il s’agit bien du même individu, car les dates concordent avec celles du témoignage de Sincerus. 28 Jacob Spon, Voyage d’Italie, de Dalmatie, de Grèce et du Levant…, op. cit., t. I, p. 22- 23. Myriam Marrache-Gouraud 264 cet homme, qui vivoit au commencement de ce siecle, n’eut que quatre pieds de haut, sa tête a le quart de cette hauteur, et trois pieds de tour par le côté. Il avoit si peu d’esprit, quoique sa tête fût pleine de cervelle, qu’il donna lieu à ce proverbe, lorsqu’on vouloit parler d’un homme qui n’avoit pas le bon sens ; il a l’esprit de Borduni. 29 Ce crâne, déjà connu comme remarquable de son vivant en la personne d’un fils de notaire originaire de Marseille, obtient donc post mortem le statut d’une véritable curiosité, puisqu’il se trouve exposé après avoir été découvert à l’occasion de fouilles dans le cimetière d’un monastère. L’objet acquiert dès lors un statut complexe : il est à la fois une curiosité médicale (en tant qu’anomalie anatomique), une antiquité archéologique (l’objet a été oublié, puis retrouvé lorsqu’on a creusé dans le cimetière), et même une sorte de relique au sens où il se retrouve conservé dans un lieu religieux, et exposé avec maintes précautions, si ce n’est un certain mystère : « on rapporte que les Observantins conservaient ce crâne couvert d’un voile dans une niche de la sacristie, où on le faisait voir aux curieux et aux étrangers » 30 . C’est dire si cet objet réunit à lui seul bien des intérêts propres à la curiosité, sans parler du pittoresque du proverbe en forme de calembour paradoxal (beaucoup de cervelle mais peu d’esprit) auquel il a donné lieu. Le crâne démesuré a été considéré comme suffisamment remarquable pour être conservé, encore aujourd’hui, au Museum d’histoire naturelle de Marseille. Et de même, on rit encore de nos jours à Marseille de la « tête de Borduni », sobriquet qu’on inflige à toutes les grosses têtes un peu vides. Conclusion À la différence d’Aix-en-Provence, Marseille n’est pas une ville de Parlement ; à la différence de Montpellier, dont l’université déjà ancienne stimule les recherches scientifiques, elle n’a ni jardin botanique, ni collection remarquable d’histoire naturelle. Comment Marseille affirme-t-elle donc une identité parmi les grandes villes érudites du sud de la France fréquentées par les amateurs de curiosités ? Par le pittoresque, pourrait-on dire globalement. Par les marchandises « exotiques et peregrines » qui arrivent sur son dynamique port de commerce, par les relations avec les collectionneurs 29 Claude Jordan, Voyages historiques de l’Europe.... op. cit., vol. I, p. 32-33. 30 Comme l’indique le docteur Louis Valentin dans le Nouveau journal de médecine, chirurgie, pharmacie, 1808, p. 108-109 (« Description d'un crâne humain d’un volume extraordinaire, suivi de quelques exemples d’hommes à très-grosse tête »). Marseille dans la culture européenne de la curiosité 265 d’Aix ou de Montpellier, par ses reliques nombreuses, mais aussi, tout simplement, par des objets typiquement marseillais. Tout compte fait, on aurait pu intituler ce propos « Vanités marseillaises ». En effet, il est vrai d’une part que le genre pictural de la vanité représente certes des crânes, mais aussi souvent des curiosités, puisque les collections, dans leur apparente gratuité et le défi qu’elles lancent au temps qui passe, ont partie liée avec la question du memento mori. D’autre part, quand on songe à la curieuse histoire du crâne de Borduni, la présence de la vanité fait encore réfléchir d’une autre manière. D’abord parce que l’objet est un crâne. Mais bien sûr aussi par son histoire si singulière. Ayant été successivement monstre vivant et objet de mémoire, à venir voir, à visiter, ce crâne alimenta la légende locale au point de se trouver intégré au Dictionnaire des hommes illustres de 1787 (article « Borduni » ou « Borghini ») 31 , ouvrage rédigé par un bibliothécaire qui le connaissait bien. C’est en effet lui, le docteur Achard, bibliothécaire du Muséum, qui sauva le crâne et le fit transférer de chez les Observantins jusqu’au Muséum, après la destruction des convents pendant la Révolution. Il eut alors l’idée d’une curieuse vanité, puisqu’il le plaça, dit-on 32 , à l’entrée de la salle de lecture, d’où ce crâne démesuré regarda les chercheurs et lecteurs remplir leurs esprits au moins jusqu’en 1807 : mode d’exposition assez spéculaire et pour le moins conforme à l’esthétique volontiers spectaculaire, si ce n’est ironique, des cabinets de curiosités - lesquels sont souvent associés, du reste, à une bibliothèque d’érudition. Si le crâne poursuit aujourd’hui son parcours, en tant que curiosité anatomique, dans une vitrine du Palais Longchamp de Marseille, comment ne pas songer qu’il s’agit là d’une forme de vanité, non seulement en tant que crâne humain, mais aussi parce qu’on nous raconte maintes fois que ce gigantesque crâne était plein de vent, et tout vide de sens commun ? Toutefois on est bien tenté d’y voir une version toute marseillaise du genre de la vanité, c’est à dire une vanité énorme, puisque on sait que Marseille ne peut rien faire comme tout le monde : dans une ville où une sardine peut boucher le vieux port, que ferait-on d’un simple crâne ? Il faut exposer un crâne énorme. Celui de Borduni, non content d’animer la légende urbaine et locale, aura tour à tour prêté à l’admiration, au spectacle, à l’effroi, autant qu’à la plaisanterie proverbiale, au bon mot et à la galéjade : il a ceci de marseillais qu’il confirme par ses dimensions et son histoire les formes du pittoresque local en matière de singularité, de verve 31 Claude-François Achard, Histoire des hommes illustres de la Provence ancienne et moderne, ou Dictionnaire de la Provence et du comté venaissin, Marseille, Jean Mossy, 1787 (p. 574-575). 32 Voir l’article cité précédemment du docteur Louis Valentin. Myriam Marrache-Gouraud 266 et de curiosité. C’est ainsi que Marseille se distingue et conquiert une place à part au XVII e siècle, dans cette culture pourtant si exigeante de la curiosité. Ce sont des curiosités de cet ordre, loin de l’élite, monstrueuses, cocasses et fascinantes, proverbiales, populaires et partagées que l’on vient chercher, de toute l’Europe, à Marseille. De la flore locale au carrefour des savoirs : l’Histoire des plantes qui naissent aux environs d’Aix et dans plusieurs autres endroits de la Provence par Pierre-Joseph Garidel I SABELLE T RIVISANI -M OREAU U NIVERSITÉ D ’A NGERS - UBL Au long du XVII e siècle, l’enseignement de la botanique en Provence souffre de la proximité de l’ancienne et éminente faculté de Montpellier où a été créé, par la volonté de Henri IV, un Jardin des plantes, le premier Jardin Royal de France avant celui de Paris. Le port de Marseille, point de départ pour nombre de voyages lointains, constitue néanmoins un atout pour les études botaniques dans la région car il fait de la Provence un lieu de passage, d’échange et éventuellement un terrain d’herborisation. À la charnière des XVII e et XVIII e siècles, la région voit naître des botanistes de renom, dont le médecin Joseph Pitton de Tournefort (1656-1708). Ses premières herborisations lui font explorer la flore de sa région natale avant d’étendre ses recherches vers la Savoie, le Languedoc, les Pyrénées et l’Espagne, l’Angleterre, mais aussi le Levant. Membre de l’Académie Royale des Sciences, il publia en 1694 des Éléments de botanique ou méthode pour connaître les plantes qui établirent sa réputation dans toute l’Europe au point qu’en 1700 il en propose une traduction en latin, Institutiones rei hebariae : le succès de l’ouvrage tient à la réduction des caractères rendant compte des plantes et à la promotion des genres, ce qui lui permet de proposer une classification facile d’usage. La multiplicité des plantes, que les voyages de l’époque moderne semblent accroître à l’infini, a naturellement suscité chez les savants un désir de maîtrise : à leur observation et à leur description se sont ajoutés au long des XVI e et XVII e siècles des travaux pour les nommer et progressivement les classer. Avant que le système de Linné ne remporte un vif succès au milieu du XVIII e siècle, d’autres classifications sont proposées, Isabelle Trivisani-Moreau 268 notamment celles de Robert Morison, John Ray, Pierre Magnol 1 et particulièrement celle de Tournefort, fondée sur la forme de la fleur, sa corolle. Dans l’entourage provençal de Tournefort on trouve d’autres botanistes de moindre renom, comme le père Plumier qui s’embarque vers les Amériques et les Antilles avec l’apothicaire marseillais Surian, le père Feuillée, autre botaniste voyageur 2 . Moins porté aux voyages, Pierre-Joseph Garidel est un médecin aixois passionné de botanique à une époque où les deux disciplines sont encore étroitement liées. Avant de jouer un rôle lors de l’épidémie de peste de 1720, il publie en 1714 une Histoire des plantes qui naissent aux environs d’Aix et dans plusieurs autres endroits de la Provence 3 . Le titre affecte à première vue au livre une visée assez limitée dans le champ de la botanique : on essaiera de voir comment le caractère très localisé de cette flore n’empêche pas l’ouvrage, dans son dispositif éditorial comme dans ses enjeux scientifiques, de se donner des objectifs ambitieux. Une flore provençale Le livre de Garidel s’inscrit dans la lignée des flores qui se sont répandues au XVII e siècle, John Ray en a établi une pour l’Angleterre en 1670, Pierre Magnol pour Montpellier en 1686, Paulo Boccone pour certaines îles de la Méditerranée en 1697, Tournefort lui-même pour les environs de Paris en 1698 4 . L’ouvrage présenté par Garidel est au moins en partie le résultat de ses propres herborisations dans la campagne aixoise et un peu au delà : page après page, il explique que telle plante se trouve sur la Sainte-Victoire, telle autre à Puyloubier, à Vauvenargues, à Saint-Canat ou à Pourrières… 1 Sur ces classifications voir Benoît Dayrat, Les Botanistes et la flore de France. Trois siècles de découvertes, Paris, Publications Scientifiques du Muséum d’Histoire naturelle, Archives, 2003, p. 39-40 ; Joëlle Magnin-Gonze, Histoire de la botanique, Paris, Delachaux et Niestlé, 2004, p. 99-102 et p. 117-8 ; Simone Mazauric, Histoire des sciences à l’époque moderne, Paris, Armand Colin, « coll. U Histoire », 2009, p. 269. 2 Sur les botanistes provençaux, voir le catalogue de l’exposition Les botanistes à Marseille et en Provence du XVI e au XIX e siècle , Georges J. Aillaud, Jean-Patrick Ferrari, Guy Hazzan (dir.), Marseille, Palais de la Bourse, 1982 et Georges J. Aillaud, Yvon Georgelin, Henri Tachoire (dir.), Marseille. 2600 ans de découvertes scientifiques. I. La tradition scientifique à Marseille et en Provence, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 2002. 3 Pierre-Joseph Garidel, Histoire des plantes qui naissent aux environs d’Aix et dans plusieurs autres endroits de la Provence, Aix, David, 1714. [sera abrégé en HPAP] 4 Magnin-Gonze, op. cit., p. 105. De la flore locale au carrefour des savoirs 269 Frontispice de l’Histoire des plantes de Pierre-Joseph Garidel Fonds Bibliothèque Méjanes. Aix-en-Provence. Rés. F. 48 Isabelle Trivisani-Moreau 270 Pas besoin d’aller trop loin, selon lui, pour trouver une grande quantité de plantes : Il n’y a aucune Province dans ce Royaume qui puisse nous donner une aussi nombreuse varieté de plantes, que la Provence. Ceux qui ont vû, comme moi, toutes les Plantes que l’illustre Mr de Tournefort avoit ramassé dans cette Province, & qui ont eu le plaisir de les considerer dans son Herbier, avoüeront qu’il n’y a aucune Province aussi riche en plantes que l’est la Provence 5 . La Provence est par conséquent son terrain d’investigation : outre les toponymes égrenés au fil des pages, le frontispice annonce cet ancrage régional. De haut en bas trois personnages prennent place dans le paysage. Ils sont accompagnés de quelques putti tenant des bouquets ; sur un nuage une déesse portant une gerbe, Cérès, s’apprête à couronner une figure féminine qui, debout, occupe le centre de la gravure : celle-ci tend de la main droite à la déesse un bouquet qui lui vaut sans doute sa récompense. Sa main gauche est posée sur un écu sur lequel on devine les armes de la Provence : lambel inversé avec trois pendants en chef, fleur de lys que masque partiellement un putto. Un autre putto soutient de sa main droite cet écu : son visage d’adulte, qui n’a pas la grâce ordinaire des putti, invite à y deviner une représentation de l’auteur du livre. Le personnage central est manifestement une allégorie de la Provence sous le pied de laquelle est maintenue une jarre couverte d’osier qui évoque les vins de la région : Garidel consacre sa plus longue notice (une vingtaine de pages) à la vigne et au vin. Sur son côté droit se trouve un arbre dont les feuilles semblent être celles de l’olivier, tandis que derrière se reconnaît une des faces de la montagne Sainte-Victoire. Au pied de la figure allégorique est allongée une figure masculine, sans doute un dieu fleuve représentant le Rhône. Cette portée locale de l’œuvre est pleinement justifiée dans les textes liminaires par les enjeux médicaux du travail de l’auteur : en tant que médecin, Garidel recherche dans les plantes des vertus curatives. L’épître qu’il adresse à Messieurs les Procureurs de Provence fait valoir le potentiel de la région de ce point de vue : Vous n’ignorez pas, MESSIEURS, que si nôtre Province a le bonheur de posseder tout ce qui lui est necessaire pour l’entretien de la vie, sans qu’elle soit obligée de recourir à ses voisins, elle n’a pas moins l’avantage de voir naître chez elle tous les secours qu’elle peut esperer pour ses malades. Elle nous les fournit dans une telle abondance, qu’elle peut en faire part à tout le monde, sans craindre d’en manquer. L’on verra même par la lecture de cet Ouvrage que je n’exagere point quand j’ose assûrer qu’elle n’a pas 5 HPAP, Préface, p. VIII. De la flore locale au carrefour des savoirs 271 besoin pour la guerison de ses habitans, de toutes les drogues que l’avarice & la prévention ont introduit chez nous 6 … Le plaidoyer pour la recherche et l’utilisation des plantes locales dans les soins se poursuit dans la Préface qui remarque que la région renferme les mêmes plantes qu’on va chercher à trop grand frais jusque dans les Pyrénées. L’argument médical se double d’un argument socio-économique si bien que l’érudit passe en revue des ouvrages médicaux qui voient dans les plantes locales une solution pour rendre les soins accessibles aux moins riches : à côté de la Pharmacie provençale élaborée en 1597 par Antoine Constantin, il évoque plusieurs traités dont le De Medicina Pauperum de Jean Prevost, médecin padouan, dont le titre traduit la double préoccupation sociale et médicale et qui s’appuie sur « les remedes que l’on trouve dans le Païs, sans être obligé de recourir à ceux qui nous sont aportez des païs étrangers ». Du traité du médecin hollandais Jean Beverovicius, Garidel retient la démonstration selon laquelle « la nature fournit assez abondamment à châque païs les remedes necessaires pour la guerison des maux dont ses habitans sont ordinairement affligez 7 ». Cette idée revient aussi dans une troisième pièce de cet ensemble liminaire, l’« Explication des noms des Auteurs Botanistes », non seulement avec l’article consacré au prédécesseur provençal Constantin, mais également à propos de Tabernomontanus, médecin allemand du XVI e siècle qui, dans ses travaux sur la flore allemande, explique que : la nature fournit libéralement à chaque Region les remedes qui sont necessaires aux maladies de ses habitans ; à cet effet, il recherchoit par l’expérience toutes les vertus des plantes du païs, sans s’amuser à ce que les Grecs, les Romains & les Arabes nous avoient enseigné de leurs remedes 8 . Lorsqu’il aborde le cas de Dioscoride au cours de cette même Explication des Auteurs Botanistes, il remarque d’ailleurs que la lecture des livres de cet auteur ancien, considérés par les générations de botanistes comme une véritable Bible, prête en réalité à confusion : à partir de son ouvrage et afin de se situer dans la continuation de son travail, on a procédé à des assimilations entre des plantes différentes du fait de leurs localisations éloignées, ce qui a conduit Tournefort à énoncer le principe d’un discours botaniste soigneusement articulé aux lieux de l’herborisation qui le soustend 9 . Il existe donc une véritable légitimité à limiter l’ouvrage à une 6 HPAP, Épître, p. IV. 7 HPAP, Préface, p. XIII-XIV. 8 HPAP, Explication des Noms des Auteurs Botanistes, p. XLIII-XLIV. 9 HPAP, Explication…, p. X. Isabelle Trivisani-Moreau 272 dimension locale : Garidel affiche ses choix, quitte à accepter l’étiquette de botaniste de second plan. Il a d’ailleurs clairement choisi son maître en la personne de Tournefort : les notices de l’Histoire des plantes… rappellent régulièrement les mises au point de ce dernier sur telle ou telle plante. Manifestement Garidel travaille avec les ouvrages de Tournefort sous les yeux. Celui-ci est également très présent dans les textes liminaires : il est mentionné à une dizaine de reprises dans les trente-quatre pages de la Préface et son nom apparaît dans les deux tiers des pages de l’Explication des Noms des Auteurs Botanistes sans compter la notice qui lui y est consacrée. Celle-ci se distingue des autres par la place qu’y prend la forme de l’éloge ; les Éléments de botanique de Tournefort sont qualifiés de « chef-d’œuvre » mais c’est finalement toute sa personne qui est valorisée : [il] a surpassé de bien loin, dans la connoissance des Plantes, tous les plus grands hommes qui ont travaillé sur cette matiere ; il ne falloit pas moins qu’un homme qui eût une si vaste, & si profonde connoissance dans la Botanique, pour pouvoir, en dissipant les épaisses tenebres qui se rencontroient dans cette belle partie de la Medecine, établir l’ordre, & donner des regles certaines pour la distinction des genres par une methode aussi facile qu’elle est ingénieuse : toute l’Europe sçavante a admiré avec raison son Ouvrage, & lui en a donné dans son vivant les loüanges qui lui étoient dûës 10 . Quand Garidel évalue les ouvrages des différents botanistes, c’est en tout premier lieu l’autorité de Tournefort qui est convoquée. Il s’aventure, ici ou là, à rappeler les liens d’amitié qui l’unissaient au grand homme, mais ce qui montre plus nettement encore son désir de s’inscrire sous sa tutelle, c’est l’exposition des différentes phases de son projet au tout début de la Préface. Il explique que l’ouvrage n’était initialement qu’un « Catalogue des Plantes qui naissent dans le terroir de cette Ville… » destiné aux étudiants auxquels il enseignait l’anatomie et la botanique. Ce support de cours (dont nous ne disposons pas), inspiré du travail de Magnol sur la flore de Montpellier, était alors rédigé en latin. C’est sur les conseils de Tournefort, auquel cet ensemble avait été soumis, que le projet a été élargi ; il s’agissait non seulement d’envisager un territoire plus étendu, mais aussi de passer, pour une meilleure diffusion, à la langue française : L’amitié dont il m’a toûjours honoré exigeoit de moi cette aveugle soûmission à ses sages avis 11 ; 10 HPAP, Explication…, p. XI. 11 HPAP, Préface, p. VII. De la flore locale au carrefour des savoirs 273 La flore provençale, engagée sous le patronage de Tournefort, paraît d’ailleurs répondre à la flore des environs de Paris publiée par ce dernier 12 . Ainsi la dimension relativement circonscrite de cette flore, liée à des raisons socio-économiques et médicales, tout comme l’adhésion aux vues du botaniste français qui fait alors autorité semblent-elles à première vue limiter la portée du travail de Garidel. Un beau livre pour un public savant Pourtant l’ouvrage, dans sa réalisation, n’est pas dépourvu d’ambition. C’est d’abord par son format qu’il impressionne : alors que la flore parisienne de Tournefort était parue en format in 12, celle de Garidel est un infolio. Il ne s’agit pas là d’un petit livre qu’on emmène sous le bras pour herboriser, mais d’un véritable ouvrage d’érudition. Le dispositif éditorial en indique le caractère remarquable : sa dédicace aux Procureurs du pays de Provence, dont le rôle politique en faveur de la botanique locale est à plusieurs reprises souligné et sollicité, indique peut-être qu’il s’agit d’une commande. En tout cas Garidel semble avoir bénéficié pour cette édition de l’appui financier des autorités politiques locales 13 . Le niveau d’élaboration éditoriale de l’œuvre, marqué par le frontispice, est aussi souligné par l’élégie en latin signée de l’abbé F. Perrin adressée à l’auteur et figurant juste après la page de titre. Aucun de ces signes de l’ambition éditoriale de l’ouvrage n’apparaissait dans la flore de Tournefort. Il convient d’évoquer aussi tout l’appareil ornemental déployé au long du livre : la première page du texte proprement dit, avec un bandeau élargi et une lettrine particulièrement ornementée, témoigne du soin apporté à l’objet 14 . Outre les lettrines plus ou moins élaborées présentes à vingt et une reprises, on trouve régulièrement des culs-de-lampe divers et très travaillés. Mais ce qui donne un prix tout particulier à l’ouvrage de Garidel, ce sont les gravures qui accompagnent son propos. Cent treize gravures sont disposées 12 Joseph Pitton de Tournefort, Histoire des plantes qui naissent aux environs de Paris, avec leur usage dans la Médecine, Paris, Imprimerie Royale, 1698. 13 Les Botanistes à Marseille…, op. cit., p. 52. 14 La Bibliothèque Méjanes d’Aix-en-Provence conserve un exemplaire unique, accessible en ligne, dont on suppose qu’il aurait pu appartenir à l’auteur : celui-ci aurait apporté de la couleur à l’in-folio imprimé en noir et blanc ainsi qu’un certain nombre de figures et d’additions marginales. Une deuxième écriture est également visible pour certaines de ces additions. http: / / www.ecorpus.org/ fre/ notices/ 8983-Histoire-des-plantes-qui-naissent-aux-environs-d-Aixet-dans-plusieurs-autres-endroits-de-la-Provence.html Isabelle Trivisani-Moreau 274 en séries après chacune des lettres de l’alphabet qui détermine l’organisation du livre. La présence de cet abondant appareil de figures signale l’ambition réelle de l’ouvrage : c’est moins de la flore parisienne de Tournefort qu’il faudrait rapprocher ce livre que des Éléments de botanique pour les figures desquels Tournefort avait reçu l’aide du peintre Claude Aubriet. La présence des figures est une préoccupation récurrente de l’Explication des Noms des Auteurs Botanistes : pour Garidel, un travail en ce domaine n’est vraiment accompli que s’il comporte, à côté de minutieuses descriptions, des figures exécutées avec art et vérité. Sans qu’elles suffisent à elles seules, il est prêt à pardonner des erreurs scientifiques à tel ouvrage si les figures sont belles ; il préfère telle édition avec de grandes figures à celle qui n’en contient que de petites, il admire les botanistes capables de dessiner euxmêmes leurs figures. Dans l’exemplaire coloré conservé à la Bibliothèque Méjanes, des figures ont également été rajoutées au verso de certaines des feuilles portant des gravures. En dehors de Tournefort, bien d’autres botanistes ont composé des ouvrages intégrant des figures : Garidel en évoque une vingtaine dont la visée n’est pas limitée à l’élaboration d’une flore locale. Certains d’entre eux élaborent certes une flore, mais à l’échelle d’un pays tout entier. D’autres donnent une dimension plus générale à leur ouvrage dans lequel ils tentent d’enregistrer l’ensemble des plantes connues à leur époque. Ces livres tendent à s’affranchir des limites géographiques et se font, dans le temps, l’écho des savoirs accumulés par les naturalistes. Pour certains leur visée peut aller jusqu’à une Histoire naturelle universelle : la préoccupation accrue de la classification des plantes tend à répondre à ce projet d’une histoire globale des plantes qui, quel que soit l’objectif affiché, constitue un horizon pour l’ensemble des botanistes. On pourra d’ailleurs souligner le titre que Garidel choisit de donner à son ouvrage, l’Histoire des plantes, ce qui compense, dans l’étendue du temps, l’étroitesse géographique de son objet. Le mot « Histoire » contribue à inscrire le livre dans le genre des histoires naturelles dont il reprend, pour la constitution des notices, un certain nombre de codes : après l’avoir nommée, Garidel commence en effet l’examen de chaque plante par sa localisation (l’information peut venir de ses propres herborisations ou encore de renseignements qu’on lui a fournis) ; puis il explique l’usage qu’on peut en faire sur un plan pratique, qu’il s’agisse d’agrément, d’alimentation ou de médecine ; il s’arrête enfin longuement sur ce qu’en disent les autres botanistes et procède à un examen critique de leurs propositions. C’est par ce dernier point qu’il rejoint les pratiques érudites des histoires naturelles qui reposent sur la consultation la plus exhaustive possible des sources dans le temps. De la flore locale au carrefour des savoirs 275 Ce qui inscrit aussi dans le temps cet ouvrage, c’est particulièrement la pièce liminaire intitulée Explication des Noms des Auteurs Botanistes. Une telle pièce n’a pas en elle-même d’utilité réelle dans une flore locale, mais elle lui confère une durée qui l’anoblit : Tournefort, en augmentant son édition latine des Éléments de botanique, « qui est », selon Garidel 15 , « comme l’Histoire de la Botanique », avait donné l’exemple. Garidel remonte jusque dans l’Antiquité, avec Pline et Dioscoride, et recense les figures de botanistes et leurs ouvrages, si nombreux aux XVI e et XVII e siècles. Au sein de cette histoire alphabétique des hommes et des œuvres peuvent aussi se repérer des étapes importantes, comme celle du développement de l’enseignement de la botanique à Padoue, mieux mise en valeur par Garidel que les cours de la faculté de médecine de Montpellier. Le nombre de notices pour une flore aussi localisée montre l’ampleur de vue de Garidel : l’ouvrage en comporte près de mille cinq cents. On peut mettre en regard de ce nombre ceux des autres recensements effectués à des époques proches mais pour des périmètres plus larges : l’Historia universalis plantarum de Jean Bauhin, Johann Cherler et Dominique Chabrey, parue en 1650, décrit cinq mille taxons. Robert Morison, dans l’Histoire universelle qu’il publie en 1680, décrit et classe trois mille huit cent plantes 16 . Malgré cette grande quantité d’espèces pour un territoire limité, l’auteur voudrait pousser encore plus loin le souci d’exhaustivité : sa préface lance un appel pour enrichir son recensement. Rehaussé par l’inscription dans l’histoire des sciences que réalise l’Explication, l’ouvrage se projette également dans le futur : la Préface montre une reconfiguration du projet initial toujours à l’œuvre. Le titre même, en distinguant d’une part les « environs d’Aix », et de l’autre « plusieurs autres endroits de la Provence », révèle l’élargissement géographique encouragé par Tournefort. Les appels à toutes les bonnes volontés pour parfaire la flore de Provence entrent dans une visée à venir : Cette Histoire des Plantes peut servir de commencement à l’Histoire générale des Plantes qui naissent dans la Provence. C’est le projet d’un vaste dessein 17 . C’est d’ailleurs sur la promesse d’un second tome que s’achève la Préface. Enfin l’organisation des notices dans le volume est révélatrice du vaste public qu’entend toucher Garidel au delà des limites en apparence intrin- 15 HPAP, Explication…, p. XI. 16 Magnin-Gonze, op. cit., Repères chronologiques. 17 HPAP, Préface, p. VII. Isabelle Trivisani-Moreau 276 sèques de son travail : comme le signale l’auteur lui-même, le choix de l’ordre alphabétique est à comparer avec celui qu’avait adopté Tournefort pour sa flore parisienne. Alors que ce dernier procédait par lieux d’herborisation, Garidel offre d’autres modalités de lecture. Il ne s’agit pas d’emmener, à sa suite, le lecteur en promenade, mais de permettre à chacun, curieux ou sédentaire, d’accéder au savoir selon l’ordre de son choix. Au siècle où la raison cherche de plus en plus à se mettre par alphabet, les voies d’entrée dans le livre sont ainsi démultipliées. Quant aux limites géographiques, elles auraient pu se doubler de limites linguistiques, car les plantes reçoivent des noms différents selon les régions. Cette difficulté est cependant levée par une triple table, en latin, en français et en provençal : tous, érudits ou paysans usant de la langue vernaculaire, pourront donc profiter de ce livre. Quel savoir pour la science du temps ? L’ampleur du dispositif éditorial de l’œuvre traduit une approche réfléchie de la botanique. Au regard du vaste parcours de la science botanique que les herborisations aixoises ont encouragées, quelle place Garidel se donne-t-il dans l’avancée de sa discipline ? Comment la réduction spatiale de son objet joue-t-elle par rapport à l’évolution de cette dernière ? La question mérite d’autant plus d’être posée que Garidel fait si souvent allégeance à son « païs », Tournefort : un de ses contemporains, Honoré d’Estienne Blégier, dans un poème satirique, l’a d’ailleurs accusé de n’en être, à travers sa « salade provençale », que le singe. Au delà de son admiration, dite et répétée, pour son mentor, Garidel nous propose finalement un ouvrage dont le dispositif propre nous fait mesurer l’originalité par la combinaison d’une flore locale et d’une érudition botanique beaucoup plus large. La comparaison avec la flore parisienne de Tournefort, à travers les écarts qu’elle fait apparaître, révèle la position qu’adopte Garidel à un moment spécifique de l’histoire des sciences qui voit l’évolution des questionnements dans le domaine de la botanique. Si les deux ouvrages peuvent être rapprochés parce qu’ils relèvent de la flore locale, ils diffèrent matériellement sur la question des figures et du format. L’in-folio de Garidel s’inscrit dans la mode hollandaise et française des albums de planches représentant des plantes : un ouvrage a particulièrement initié cette mode 18 , les trois volumes in-folio du Recueil des Plantes de Dodart gravées par Robert, 18 Voir C. Gerber, « Une controverse : Les progrès de la botanique au XVII e siècle », Bulletin de la Société d’histoire de la pharmacie, 15 e année, n° 56, 1927, p. 477-491. De la flore locale au carrefour des savoirs 277 Bosse, Chatillon et Le Clerc dont le succès tient aux trois cent dix-neuf planches qui le composent. L’ouvrage doit être replacé dans le contexte des travaux conduits par l’Académie royale des Sciences. Dès 1676 étaient en effet parus des Mémoires pour servir à l’histoire des plantes dressés par M. Dodart de l’Académie Royale des Sciences qui indiquent un projet très ample 19 : l’ambition académique se donne pour objet non seulement d’enregistrer les plantes, de les décrire et d’en donner un certain nombre de figures, mais aussi, comme l’indique le chapitre IV « Des vertus des plantes », de se livrer à la recherche ou à la vérification des vertus des plantes, en particulier dans le domaine thérapeutique, au moyen de l’analyse chimique. Toutefois, malgré les expériences de chimistes comme Bourdelin, Du Clos, Dodart ou Homberg présentées à l’Académie des Sciences, l’analyse chimique ne parvient pas encore, à la fin du XVII e siècle, à fournir des résultats assurés. Garidel fait écho à ce sentiment d’impasse pour repousser dans son livre la ressource de l’analyse chimique : L’on peut donc conclure qu’il n’y a point de regle certaine pour pouvoir découvrir par l’Analyse chymique, si une plante est purgative, ou de toute autre vertu, de même que l’on ne sçauroit, par la même Analyse, découvrir si une plante est un poison, ou si elle est potagere, ou bonne à manger, comme il paroît par l’Analyse du Solanum furiosum, ou par celle du Brassica capitata. Les principes (comme l’a observé l’illustre Mr H OMBERG , digne membre de l’Académie Royale des Sciences,) tant de l’une que de l’autre plante, sont tout à fait semblables 20 . À ce rejet de l’analyse chimique pour établir les vertus des plantes Garidel donne autant d’ampleur qu’il l’avait fait juste auparavant pour réfuter des méthodes s’appuyant sur les sens, vue, odorat, goût : ces méthodes, proches pour certaines des idées de Paracelse et frappées de caducité, entraînent dans leur discrédit le développement sur la plus contemporaine analyse chimique qui les suit. L’argumentation conduite à ce moment-là de la Préface par Garidel a pour objectif de promouvoir l’expérience comme moyen de connaître les vertus des plantes, l’observation et le raisonnement s’y associant en second lieu. Récurrent dans la deuxième moitié de la préface, le mot « expérience » pourrait laisser penser que Garidel reprend à l’Académie des Sciences ses méthodes, mais la confrontation avec la flore parisienne de Tournefort montre en réalité à quel point 19 Voir Yves Laissus, « Les Plantes du Roi. Note sur un grand ouvrage de botanique préparé au XVII e siècle par l’Académie royale des Sciences », Revue d’histoire des sciences et de leurs applications, 1969, t. 22, n° 3, p. 193-236. 20 HPAP, Préface, p. XXXIII. Isabelle Trivisani-Moreau 278 Garidel est en retrait par rapport à celui-ci sur la question chimique. Depuis le projet de Dodart, les difficultés rencontrées à propos de l’analyse chimique semblent certes avoir ralenti l’élan des académiciens qui, à partir de 1694, paraissent avoir renoncé à mener à son terme le projet d’une Histoire des plantes. Mais il s’agit peut-être moins d’un renoncement que d’un déplacement vers des travaux moins collectifs : 1694 est aussi la date de parution des Éléments de botanique, livre majeur de l’académicien Tournefort dont la flore parisienne publiée en 1698 montre, à travers sa préface, tout l’intérêt porté à l’analyse chimique des plantes afin d’évaluer leur vertu thérapeutique. En 1717 paraît d’ailleurs de façon posthume un autre ouvrage de Tournefort qui montre tout le cas qu’il fait de cette ressource : Traité de la matière médicale ou l’Histoire et l’usage des médicaments et leur analyse chimique. Garidel n’a sans doute pas eu connaissance de ces travaux-là de Tournefort, même si les cours professés par ce dernier sur ce sujet au Jardin des plantes avaient fait l’objet dès 1708 à Londres d’une publication vulgarisée 21 . La double insertion de Tournefort à l’Académie comme au Jardin des plantes, ses contacts professionnels avec la famille Lémery lui ont donné, bien plus qu’à Garidel, l’occasion de se familiariser avec la chimie. Le médecin-botaniste provençal apparaît quant à lui bien plus comme un homme de terrain, qu’il s’agisse de sa pratique de la botanique ou de celle de la médecine. Comme ses collègues parisiens qui, à cette époque encore, cumulent les activités de botaniste et de médecin, il s’intéresse aux vertus des plantes mais propose l’apport qui peut être celui d’un provincial : sans être à la pointe des questionnements scientifiques, il vient enrichir doublement les savoirs, d’une part par les nombreuses plantes qu’il met à jour dans la région qu’il a explorée, d’autre part en rendant compte des traitements qu’il a expérimentés au fil des années dans sa pratique de médecin. Le concours ainsi apporté à la science justifie l’ampleur du dispositif éditorial choisi car, au-delà de ce double apport, Garidel met l’accent sur la nécessité, dans le domaine scientifique, de la collaboration. Dans la Préface, il s’adresse d’abord aux médecins provençaux, dont il réclame l’aide pour enrichir sa flore, et stigmatise la paresse de certains d’entre eux qui se contentent de quelques plantes et baissent les bras devant les maladies qu’une « femmelette 22 » sait traiter grâce à une connaissance supérieure des plantes. Il s’adresse aussi à tous les botanophiles : il s’agit notamment des gentilshommes auxquels, en ces temps où la noblesse ne 21 Materia medica ; or a description of simple medicine, generally us’d in physick ; fully and accurately demonstrating their uses virtues and places of Growth… written originally by the learned Monsieur Tournefort, London, J. H. and Andrew Bell, 1708. 22 HPAP, Préface, p. XIII. De la flore locale au carrefour des savoirs 279 saurait plus « tirer sa gloire d’une crasse et volontaire ignorance 23 », la recherche des plantes pourrait fournir un utile divertissement. Garidel va puiser parmi d’illustres exemples, celui de Gaston d’Orléans, initiant la collection de figures peintes conservées au Cabinet du Roi, ou celui de Nicolas-Claude Fabbri de Peiresc, cet autre Provençal échangeant les plantes à partir de son fameux jardin de Belgentier. L’Explication montre à plusieurs reprises comment ces collaborations aboutissent à des résultats marquants : l’herbier des plantes exotiques ou étrangères de l’apothicaire londonien Jacques Petiver doit sa remarquable réussite à son réseau de correspondants, tandis que la fameuse Historia generalis plantarum de Daléchamps qui paraît pour la première fois en 1586- 7, est l’aboutissement d’un travail collectif mené sur une durée de trente ans. Ces collaborations expliquent en partie l’organisation un peu flottante de cette partie liminaire de l’Explication régie dans ses grandes lignes par l’ordre alphabétique. Au sein de celui-ci cependant, sont rangés aussi bien les noms des botanistes que celui, souvent abrégé (comme pour les références des notices), des ouvrages. Carrefour des hommes, la botanique est également un terreau fertile pour l’interdisciplinarité : bien des auteurs botanistes cités dans l’Explication sont certes des médecins, mais ils semblent nourrir leurs approches d’une plus vaste culture. La Préface, tout en rappelant les situations de concurrence qui ont pu exister entre médecins et apothicaires, appelle de ses vœux une collaboration au nom du progrès de la botanique. Dans une période où l’accroissement de l’objet scientifique à envisager pousse à distinguer les disciplines, la médecine et la botanique notamment, le savant ne saurait se déprendre du désir d’universalité des connaissances qui a longtemps régi l’approche des savoirs. Pour une trentaine de botanistes, l’Explication prolonge la présentation de leurs travaux par des biographies plus ou moins développées qui font apparaître, pour près de deux tiers, à quel point la connaissance de la botanique prend place chez eux aux côtés de compétences dans bien d’autres domaines. Il retrouve logiquement cette polyvalence chez Tournefort qui ne se contente pas des compétences attendues dans les domaines scientifiques de la médecine, de la botanique et de la chimie : Tant de belles parties étoient ornées d’une entiere & profonde connoissance des Belles Lettres. Les Poëtes, les Historiens, les Géographes, les Mathématiciens, lui étoient tres-familiers, de même que les Antiquaires, Médaillistes, Architectes, Peintres & divers autres curieux 24 . 23 HPAP, Préface, p. X. 24 HPAP, Explication, p. XI-XII. Isabelle Trivisani-Moreau 280 Il ne s’agit pas seulement pour Garidel de constater une pratique collaborative dans le domaine de la botanique : cette collaboration est, à ses yeux, nécessaire aux progrès de cette science, comme on le voit par l’attention qu’il prête à la question de la diffusion du savoir par l’édition. Non seulement il confronte les différentes éditions qu’il a consultées avec celles qu’avaient analysées ses prédécesseurs dans une perspective critique, mais il cite aussi les traductions, renvoie aux catalogues d’œuvres, se pose souvent la question de la diffusion posthume de travaux inachevés. Reconnaissant à l’égard de ceux qui amènent à publication des notes laissées en souffrance par la mort de tel illustre savant, il nous signale, à plusieurs reprises, les pertes liées à la négligence des héritiers. Utile dans une telle situation, la reprise de l’œuvre d’un autre n’est pas cependant sans poser de nombreuses difficultés, dont celle de la propriété intellectuelle : si, dans certains cas, la continuation est digne d’éloge, dans d’autres, Garidel n’hésite pas à parler de pillage. Entre les deux, il existe finalement bien des positions possibles à l’égard des travaux d’autrui : s’il est inimaginable de proposer un ouvrage sérieux sans une connaissance approfondie de l’état de la science, comment échapper au plagiat ? Quel degré de compilation correspondrait au bon dosage ? À travers l’examen des cas et les querelles d’antériorité, Garidel dessine les contours d’une déontologie où la compilation peut s’admettre à condition qu’elle s’accompagne d’un apport singulier, car il s’agit toujours d’enrichir la botanique. Élaboré dans une période de mutations dans le domaine de la botanique et dans les rapports qu’elle entretient avec la médecine, l’ouvrage de Garidel témoigne de la vitalité qui nourrit à cette époque ce champ des savoirs : sans être au cœur des institutions scientifiques, il est bien informé de leurs travaux et ne se contente pas d’offrir des garanties de sérieux par une lecture approfondie des naturalistes depuis l’Antiquité, mais il apporte des éléments nouveaux de connaissance. Son rejet de l’analyse chimique, aux résultats trop incertains, est sans doute moins à mettre sur le compte du passéisme ou de l’ignorance que du désir d’offrir une contribution scientifique plus stable et de faire de son ouvrage une entreprise utile aussi pour ses compatriotes : prompt à donner, dans le cours de son propos, le nom provençal de la plante qu’il est en train de décrire, il n’hésite pas à se mettre en scène dans son territoire aixois d’herborisation et à user de la première personne pour rendre compte de son travail de médecin auprès de malades. La vulgarisation et la formation qu’il donne pour objectifs à son ouvrage savant témoignent de son goût pour une conception pratique de savoirs qu’il faut aller chercher dans leur ancrage propre. Les écritures du diable : impressions et contagions de la possession d’Aix-en-Provence dans le premier XVII e siècle S OPHIE H OUDARD U NIVERSITÉ S ORBONNE N OUVELLE -P ARIS 3 EA 174-G RIHL Dans son travail pionnier sur la Possession de Loudun, Michel de Certeau soulignait le rôle de la possession d’Aix-en-Provence (1609-1611) et du livre du Père Sébastien Michaëlis (1543-1618) qui en a diffusé les Actes, l’Histoire admirable de la possession et conversion d’une pénitente (1613), dans la modélisation des possessions suivantes. C’est en effet à Aix-en-Provence que l’on voit apparaître, avec la religieuse possédée, l’exorciste et le prêtresorcier, le trio destiné à s’imposer ensuite dans la série de Loudun, Louviers et Auxonne 1 . Avant lui, Jean Lorédan notait l’apparition d’une épidémie de sorcellerie après l’exécution du curé de Marseille, Louis Gaufridy 2 , avec le bûcher à Aix-en-Provence en juillet 1611 d’une aveugle, Honorade Parète, puis à Cassis à l’automne, avec celui de trois magiciennes, puis la possession des Brigittines de Lille en 1613, sans oublier que l’une des deux ursulines possédées du premier procès d’Aix, Madeleine (Demandols) de La Palud, sera jugée à nouveau par le parlement aixois en 1653. Jean Lorédan expliquait ces suites en invoquant un phénomène de contagion par imitation : « Peut-on dire que ces différents procès furent des conséquences du procès d’Aix ? Non assurément. Mais ils vinrent après lui et plusieurs d’entre eux paraissent l’avoir copié » 3 . 1 Michel de Certeau, La Possession de Loudun (1 ère édition Julliard, coll. « Archives », 1970), Paris : Gallimard, 2005, chapitre 1 « Comment naît une possession ». 2 Jean Loredan, Un grand procès de sorcellerie au XVII e siècle. L’Abbé Gaufridy et Madeleine de Demandols, 1600-1670, d’après des documents inédits, Paris : Librairie académique Perrin et C ie , 1912. 3 Ibid., p. 342. Sophie Houdard 282 L’usage de la notion de contagion dans les sciences humaines et sociales s’avère peu satisfaisant. Avec la catégorie métaphorique tout aussi vague d’influence, elle partage le territoire d’une explication à la fois universelle et quasiment magique, comme si les faits, par on ne sait quel contact, entraînaient leur reproduction. Loin de considérer dans ces séries de possessions que nous avons affaire à la copie invariable d’idées démonologiques reproduites à l’identique 4 , nous voudrions voir plutôt comment les répercussions et les imitations ont été suscitées, voire provoquées par les publications abondantes de la possession : les auteurs sont des acteurs de ces affaires qui font venir dans la possession provençale des savoirs, soit toute une littérature imprimée conséquente 5 . La contagion démoniaque est dès lors, comme nous voudrions le montrer, l’effet de la publication, de ce qui a été rendu public à Aix-en-Provence. Car les chaînes d’écrits ne sont pas seulement des compte-rendus de la possession, ils agissent, définissent un territoire, prennent position dans l’espace public qu’ils inventent et troublent en même temps et il n’est pas anodin qu’à Aix-en-Provence, le diable écrive, car il est l’un des acteurs majeurs de la publication de la possession. La possession est en ce sens un savoir moderne, où domine l’imprimé et où se constitue le moyen symbolique de fixer du sens 6 . C’est ce que nous voudrions montrer en nous focalisant sur quelques-uns des processus de publication de cette possession. Commençons par un résumé sommaire de l’affaire : deux jeunes Ursulines de Marseille puis d’Aix-en-Provence, Madeleine Demandols de La Palud et Louise Capeau, manifestent des troubles importants durant l’été 1609. Exorcisées d’abord discrètement à Aix, elles sont ensuite prises en main par deux dominicains, les pères Michaëlis et Domptius 7 , à l’automne 4 Bernard Paillard, « Petite histoire de la contagion », Communications, 66, (1998), p. 9-19. Dan Sperber invitait naguère à développer une « épidémiologie des représentations » qui tiendrait compte de processus intra et intersubjectifs au croisement des productions mentales et publiques, la Contagion des idées, Paris : Odile Jacob, 1996. 5 Voir les travaux de Jean-Pierre Albert, en particulier, « Hérétiques, déviants, bricoleurs. Peut-on être un bon croyant ? », L’Homme, 173 (janvier 2005), et Sophie Houdard, « La Possession de Loudun, Un drame social à l’épreuve de la performance », Communications, 92, (2013), p. 37-49. 6 De la Publication Entre Renaissance et Lumières, Études réunies par Christian Jouhaud et Alain Viala, Paris : Fayard, 2002. 7 Il s’agit du père Dooms ou Doncieux. Né à Anvers, il a fait sa profession de foi chez les Dominicains en 1588 à Lille. Il acquiert le grade de docteur en théologie et devient prieur du couvent de Lille. Il le quitte pour la Provence où le père Sébastien Michaelis a établi la règle la plus étroite. De retour à Lille, il y reste Les écritures du diable 283 1610 au sanctuaire de la Sainte-Baume. Les diables possédants, surtout Verrine, accusent le curé des Accoules de Marseille, Louis Gaufridy 8 . L’affaire piétine un peu, l’inculpé est même libéré, jusqu’au moment où le parlement d’Aix et son président Guillaume du Vair, prennent en charge l’instruction en février 1611 9 : Louis Gaufridy et Madeleine Demandols sont alors interrogés, confrontés et visités par trois médecins (Jacques Fontaine, Antoine Mérindol et Louis Grassi) qui les reconnaissent marqués par le diable à divers endroits du corps. Le prêtre magicien est alors condamné pour magie, séduction et sortilège, après des aveux péniblement extorqués le 29 avril 1611 : dégradé et sévèrement torturé, Gaufridy est brûlé vif le même jour. Les deux Ursulines sont peu à peu libérées de leurs démons, mais Madeleine traîne avec elle une réputation de sorcière jusqu’à sa mort en 1670. La littérature de la possession d’Aix-en-Provence Les exorcismes et les interrogatoires de la possession se déroulent en provençal et en français, comme le montrent les manuscrits du procès 10 . durant l’affaire de la possession démoniaque des Brigittines. Voir Alain Lottin, Lille 1598-1668, citadelle de la Contre-réforme ? Lille : Presses universitaires du Septentrion, 2013 (2 ème édition). 8 À partir du XVI e siècle, les anges bons ou mauvais des affaires de sorcellerie écrivent. Leur spécialité est de témoigner et de dénoncer - ce qui crée un grand nombre de discussions sur la recevabilité des aveux du diable en justice -, et de rédiger des documents de toutes sortes : dans les Actes de Domptius et Michaëlis, il est dit que Verrine, le diable extrêmement virulent de Louise Capeau, dicte les procès-verbaux des exorcismes, il fait réécrire à Madeleine une lettre à la Mère de Dieu (voir l’exorcisme du 12 décembre 1610) ; il dicte enfin un discours sur les esprits (voir l’exorcisme du 15 décembre 1610), etc. 9 Alexandre Tarrête, « Un gallican sous la Ligue : Guillaume du Vair (1556-1621) », Revue de l’histoire des religions, 2 (2009), p. 497-516. 10 Voir l’ouvrage cité de Jean Lorédan et les minutes du procès de 1611, BnF, ms Fr 23852. Les imprimés choisissent le français, mais la langue des diables est cependant l’objet de nombreuses remarques dans l’ouvrage de Michaëlis et Domptius, l’Histoire admirable de la possession et conversion d’une pénitente […], Paris : Charles Chastelain, 1613 : selon les auteurs, le provençal favorise la prédication à destination des ignorants (voir l’exorcisme du 12 décembre 1610, Op. cit., p. 99), parce que c’est la langue des femmes, ce qui n’interdit pas que le diable possédant comprend le latin, comme le veut le savoir démonologique. Jean- Raymond Fanlo a mis à ma disposition quantité de pièces manuscrites du procès disponibles à la Bibliothèque Méjanes d’Aix-en-Provence, qu’il en soit remercié ici vivement. Ces documents éclairent d’un jour tout à fait exceptionnel une affaire Sophie Houdard 284 Assistent aux interrogatoires des ecclésiastiques, des parlementaires, des médecins, des curieux de passage huguenots et catholiques, et des savants. On sait que Nicolas Fabri de Peiresc a fait partie du public : comme à Loudun plus tard, la possession profite aux hôteliers, aux libellistes et aux libraires. Les exorcistes soulignent l’éloquence du diable Verrine censé dicter les procès-verbaux des exorcismes qui seront ensuite publiés, tandis que les deux filles possédées rédigent des lettres à l’intention de la Vierge ou de Marie-Madeleine, corrigées au besoin par le diable Verrine et publiées dans les Actes de la possession. Le dominicain Michaëlis a publié quelques années plus tôt des écrits de controverse interconfessionnelle et un Traité des esprits 11 , quant aux médecins Antoine Mérindol et Jacques Fontaine, ils ont déjà fait paraître des traités de médecine en latin et en français, tout comme le président du parlement d’Aix, Guillaume du Vair, futur garde des Sceaux, qui s’est déjà fait connaître par des traités philosophiques et des recueils d’Arrêts de justice. On peut donc dire que la possession à Aix fait écrire ceux qui savent déjà manier la plume ou qui, comme les diables, sont dotés de cette moderne compétence : elle déploie toute une « littérature » et une étonnante raison graphique diabolique 12 . S’il y a des échanges savants depuis Aix-en-Provence et à propos de la possession, c’est donc d’abord grâce aux imprimés et surtout à cette Histoire admirable de la possession et conversion d’une pénitente séduite par un Magicien publiée en 1613 à Paris, chez Charles Chastelain 13 par les deux dominicains, Sébastien Michaëlis inquisiteur et prieur du couvent de Saint-Maximin et connue surtout par les écrits les plus « officiels », c’est-à-dire imprimés et « traduits » en français. 11 Sébastien Michaëlis joue un rôle important dans la réforme de la congrégation dominicaine en France, voir sur ce point Jacques Archambaud, Sébastien Michaëlis et la réforme d’Occitanie (1594-1647) : histoire de la congrégation d’Occitanie, Rome : Institutum historicum Fratrum Praedicatorum, 1984 [sur cet ouvrage, on lira la note critique de 1986, par Bruno Neveu, disponible sur Persée]. La Pneumatologie ou Traité des esprits publié à Paris en 1587 (s.l) est édité à la suite des actes des exorcismes de l’Histoire admirable sous le titre La pneumatologie ou Le Discours des esprits en tant qu’il est besoin pour entendre et résoudre la matière difficile des Sorciers. 12 Nous reprenons bien sûr le titre du célèbre ouvrage de Jack Goody, La raison graphique, la domestication de la pensée sauvage, traduit et présenté par Jean Bazin et Alban Bensa, Paris : Les Éditions de Minuit, 1979. 13 Histoire admirable de la possession et conversion d’une pénitente séduite par un Magicien, la faisant sorcière et Princesse des sorciers au Pais de Provence […] Paris, Charles Chastelain, 1613. L’ouvrage comporte deux parties numérotées séparément avec les actes des exorcismes de Domptius, de décembre 1610, et ceux de Michaëlis, de janvier à avril 1611 (une 3 e édition a lieu en 1614. Par contre, je n’ai pas pu trouver une première édition de 1611 citée ici ou là). Les écritures du diable 285 François Domptius. Le gros ouvrage de 770 pages n’est pas seulement le compte-rendu des exorcismes et des miracles, mais la publication très élaborée d’une « œuvre nouvelle » où le diable Verrine a l’éloquence d’un prédicateur de la fin des temps et de la colère de Dieu 14 , qui humilie le savoir des docteurs et des prédicateurs et qui subvertit les hiérarchies sociales et savantes, même celles des démons 15 . L’épitre à la reine qui ouvre l’Histoire admirable compare d’ailleurs le tout jeune roi Louis à Josias menant la lutte contre Baal, les diables ayant manifesté leur défaite en reconnaissant qu’Henri IV vient de mourir en martyr. En 1623, Jean Le Normant de Chiremont écrit la suite de cette narration apocalyptique en passant de la Provence à Lille où la possession a été délocalisée sous l’impulsion du père Domptius. Dès 1619, Le Normant en avait déjà appelé au roi pour qu’il se transforme en exorciste suite à une émotion violente qui aurait saisi le rédacteur le jour de la mort de Gaufridy en avril 1611 16 . Mais le Livre d’Aix 17 fait naître des discours, des censures et des polémiques : il entre alors dans une autre série, celle de la confession du 14 Florimond de Raemond, calviniste converti, élabore une apocalyptique très proche de celle de Verrine dans son Anti-Christ, paru à Lyon en 1597 et republié en 1613 à Bordeaux. Louise Capeau est une jeune calviniste dont les parents se sont convertis, ce qui peut expliquer sa possible culpabilité (elle dénonce les huguenots avec rage) qu’elle retournerait en agression violente : voir sur ce point les développements de Marie-Madeleine Fragonard, « L’inquisiteur Michaélis, la possédée Louise Capeau, et le diable Verrine, sur l’affaire Gaufridy », Albinea 21, 2009, p. 137-160. 15 Peu soulignée, cette dimension apocalyptique dans le monde catholique et dans la démonologie a été travaillée par Stuart Clark, Thinking with Demons, The Idea of Witchcraft in Early Modern Europe, Oxford, Clarendon Press, 1997. Sur cette présence eschatologique au XVII e siècle, on lira les travaux de Jean Séguy, en particulier, « Millénarisme et « ordres adventistes » : Grignon de Montfort et les « Apôtres des derniers temps », Archives de Sciences sociales des religions, 53/ 1 (1982), p. 23-48. Le vocabulaire social et politique de Verrine est très intéressant : les diables de Louise sont des Trônes (au plus bas de la hiérarchie angélique) qui veulent renverser la puissance des maîtres (Lucifer, Belzebuth) et la noblesse de La Palud ; il compare son action à la justice royale, à celle qu’exerce un valet du roi ou un sergent, etc. 16 Jean Lenormant [de Chiremont], De L’exorcisme, sl, 1619. En 1623, paraît l’Histoire veritable et memorable de ce qui s’est passé sous l’exorcisme de trois filles possedees ès païs de Flandre [..] Voir infra note 20 : les auteurs en seraient Michaëlis (qui est alors décédé), Jean Le Normant et le père Domptius. En 1626, dans son tome IX, le Mercure françois range Le Normant parmi les « restes de ces vieux ligueurs zélés », p. 113. 17 On parle aussi du « Livre de Laon » à propos de l’ouvrage paru après la possession de 1566. Le fait de saisir la possession à l’époque moderne comme un livre montre Sophie Houdard 286 pseudo-sorcier immédiatement publiée à Aix sous forme de plaquette 18 , reprise et condensée dans le Mercure François de 1611 et celle des écrits médicaux, comme le traité du médecin Jacques Fontaine sur les marques des sorciers qui paraît la même année à Paris et Lyon 19 . Issus du milieu judiciaire et médical, ces écrits fournissent des explications que d’autres reprendront ensuite ou réfuteront, ce que feront par exemple les médecins Marc Duncan et Claude Quillet au moment de la possession de Loudun comme nous le verrons plus loin. Enfin, la possession d’Aix est un procès. Jean Loredan a tenté de reconstruire le fil des événements en partant des manuscrits des minutes entrés dans les collections des magistrats bibliophiles d’Aix 20 . Qui reprendrait l’ensemble des pièces et retranscrirait les interrogatoires et les réponses en provençal de Madeleine verrait surgir un savoir délicat à interpréter, une espèce de dialogue violent et sadique de la jeune fille à l’égard de Gaufridy, mais aussi à l’égard d’elle-même. Tout se passe comme si le dédoublement de la fille en diable laissait passer une forme de violente dénégation où elle accuse autant qu’elle s’accuse, où elle envoie à la mort comment, à partir de Loudun, le formatage en termes de lecture devient prépondérant parmi les anti-possessionnistes. Sur l’ouvrage publié par Jean Boulaese après la possession de Laon, je me permets de renvoyer à mes Invasions mystiques, Op.cit., et à Irena Backus, sur les relations entre Guillaume Postel et Boulaese, De Sumnopere, le Miracle de Laon, Genève : Droz, 1995. 18 Confession faicte par Messire Loys Gaufridi prestre en l’église des Acoules de Marseille, prince des Magiciens depuis Constantinople jusqu’à Paris, à deux pères capucuns du couvent d’Aix, la veille de Pâques le onzième d’avril 1611, A Aix, par Jean Tholosan, imprimeur du roi, avec la permission de la cour de parlement. Les aveux de Gaufridy sont imprimés aussitôt à Aix en avril, voir les quelques exemplaires restant à la Bibliothèque de Marseille petite plaquette I kb n°4 ( diocèse de Marseille) cité par Loredan, op. cit., p. 271-272. Il est ensuite reproduit dans la Continuation du Mercure François. 19 Discours des marques des sorciers et de la réelle possession que le diable prend sur le corps des hommes. Sur le subject de l’abominable et détestable sorcier Louys Gaufridy, par Jacques Fontaine conseiller et médecin ordinaire du roi, premier professeur en son université de Bourbon en la ville d’Aix, A Paris, chez Denis Langlois, 1611. 20 Jean Lorédan, op. cit. Il s’appuie aussi sur les archives des Ursulines, en particulier la vie de la supérieure de Marseille, Catherine de Gaumer. Comme il est indiqué sur la page de couverture, « le manuscrit aurait été donné par M. de Grimaldy seigneur de Regusse, président à mortier du parlement de Provence [depuis 1643] », le manuscrit aurait appartenu au célèbre magistrat bibliophile aixois Thomassin de Mazaugues (1647-1712). Jean Bouhier (1673-1746), président à mortier à Dijon, très connu pour sa prestigieuse bibliothèque en est ensuite le possesseur. Rappelons qu’il est membre de l’Académie Française, élu au siège de Voiture en 1727. Le manuscrit est très soigné dans l’ensemble. Les écritures du diable 287 l’homme dont elle défend ensuite (et comme revenue à elle-même) la réputation en affirmant avoir tout inventé. En somme, il faudrait regarder l’ensemble des documents conservés à la Bibliothèque Méjanes d’Aix-en- Provence, relire la série des « savoirs » mobilisés, en incluant ce qu’on trouverait peut-être chez les provençalistes du XVIII e siècle 21 . Devant une telle abondance d’imprimés, on se concentrera seulement sur trois domaines de savoirs qu’alimente la littérature d’Aix : le savoir ascético-mystique, qu’on retrouvera au moment de la possession de Nancy (1618-1625) et de Loudun (1632-1637), le savoir eschatologique et enfin celui des marques corporelles 22 . Parce qu’ils sont imprimés, ces savoirs font entrer la possession d’Aix dans les bibliothèques, ils en constituent un rayon important, nouveau, moderne. En devenant un fait de publication à Aix, la possession est recopiée, imitée, elle produit en effet une "épidémie", comme l’écrivait Loredan dans son étude pionnière, d’impressions et d’actions écrites qui assurent à leurs auteurs une réputation religieuse, juridique et médicale. Le réseau de la « Provence mystique » : le diable à la Sainte-Baume Dès 1610 tout est mis en œuvre par les pères exorcistes pour transformer en lieu démoniaque la Sainte Baume, c’est-à-dire l’espace dévot le plus fréquenté par les pèlerins de Provence, puisque c’est dans cette grotte que Marie-Madeleine est censée avoir passé ses dernières années. Au moment où il reprend l’affaire à Lille en 1623, Jean Le Normant intitule la possession d’Aix, les « Actes de la Sainte Baulme » 23 , tandis que Madeleine 21 Jean-Raymond Fanlo est en train de reprendre l’affaire en s’appuyant sur ces documents qu’il a retranscrits. Nous attendons beaucoup de ce travail à propos de cette grande affaire un peu délaissée par les historiens en raison du retentissement de la possession de Loudun. Nous renvoyons le lecteur à l’étude socio-linguistique de cette possession dans l’article à paraître de Jean-Pierre Cavaillé et Sophie Houdard, Revue Epistémè. 22 Les savoirs écrits de la possession sous la forme d’imprimés et de graphies corporelles prennent place dans l’anthropologie du caractère, qui acquiert le sens de signe mais aussi de lettre, quand prend corps la représentation de la nature humaine comme un livre, voir Louis Van Delft, sur la nature humaine et la typographie, dans Littérature et anthropologie, Paris, Puf, 1993. 23 De la Vocation des Magiciens et Magiciennes par le ministère des démons et particulièrement des chefs de Magie à scavoir de Magdeleine de La Palud, Marie de sains, Louys Gaufridy. Simone Dourlet, etc. Item De la vocation par l’entremise de la seule authorité ecclésiastique à scavoir de Didyme, Maberthe, Loyse etc. Avec trois petits traitez. Seconde partie Le tout extrait des memes mémoires. A Paris : Chez Nicolas Buon, Sophie Houdard 288 de La Palud, est censée y avoir rejoué les peines et la conversion de la célèbre pécheresse. Les révélations successives qui amènent à l’arrestation du curé Gaufridy, son transfert de Marseille à Aix ne commencent d’ailleurs qu’avec les exorcismes publics dans la grotte ; avant cela, durant l’automne 1610, le Père Romillon de la Doctrine chrétienne avait essayé de régler l’affaire par des exorcismes discrets à Aix avec l’aide de la supérieure des ursulines de Marseille. Le Père Romillon, ancien calviniste converti, est lié aux jésuites Coton et Suffren, il s’appuie sur l’aristocratie catholique d’Aix (anciennement ligueuse) pour fonder les nouvelles congrégations religieuses comme ces Doctrinaires réformés qu’il installe à Aix en 1601, à peu près en même temps que les filles de sainte Ursule 24 . Quant aux parlementaires royaux d’Aix, ils consentent à reconnaître la possession (ce qu’ils n’avaient pas fait à Paris en 1599 au moment de l’affaire Marthe Brossier), car au lendemain de l’assassinat du roi, Guillaume du Vair juge sans doute prudent de se défaire d’un prêtre débauché pour limiter les prédications violentes des diables et achever à ce prix la pacification de la Provence. Rappelons aussi que les Pères Romillon et Michaëlis et les grandes familles provençales catholiques sont les personnages de la fresque que dresse Henri Bremond de cette Provence, dont il écrit dans son Histoire littéraire du sentiment religieux, qu’elle est avec le Comtat, « le foyer mystique le plus actif » de la période 25 . La possession démoniaque est en effet explicitement construite par les Dominicains comme une forme spectaculaire d’ascétisme et d’abnégation mystique. Le jésuite Pierre Coton est lié à l’opération, nous en avons un indice dans une Vie du père Coton que publie en 1688 le père Pierre-Joseph d’Orléans : faisant le récit hagiographique des missions du jésuite en Provence, il s’arrête sur ce moment crucial où Coton tâche d’obtenir du roi l’Édit de restauration de la Compagnie (l’Édit de Caen de 1604), et sur son passage à Marseille présentée comme une ville toute catholique n’eût été l’aversion 1623, p. 394 : « Des Actes de la saincte Baulme : De leur description, impression, examen et diverse censure, etc ». 24 Marseille aussi a été ligueuse jusqu’à l’assassinat de Cazaulx en 1596, mais les tensions sociales, économiques et religieuses entre les deux villes sont importantes, voir Marie-Madeleine Fragonard, art.cit., p. 142. 25 Mais l’abbé Bremond sépare l’activisme spirituel et la possession démoniaque qu’on ne voit citée qu’au tome XI de son Histoire, celui des procès et des « paniques » ou diableries que dans son apologie de la mystique Bremond traite comme une « bouffonnerie tragique » (Histoire littéraire du sentiment religieux, Paris : Bloud et Gay, 1916-1933, t. XI, p. 157, ou dans sa réédition à Grenoble : Éditions Jérôme Millon, 2006, vol. IV, p. 623). Les écritures du diable 289 […] que témoignait avoir pour lui un certain prestre, Grand directeur, et en telle opinion de sainteté, qu’on le regardait comme un Oracle […] le fameux Gaufridy, qui fut quelque temps après bruslé pour ses impudicités, pour sa magie et pour mille autres profanations horribles. 26 Pierre Coton y est représenté en militant de la reconquête catholique et de la politique chrétienne face à Gaufridy, mauvais directeur et faux saint local 27 . Le jésuite Coton est lui-même très actif dans les possessions du premier XVII e siècle (à Aix-en-Provence, mais aussi dans la Lorraine catholique en 1621), il consulte pour leur savoir prophétique des possédéesilluminées (Adrienne Dufresne, Marie de Valence) ce que ne manqueront pas de railler Pierre de l’Estoile et le pasteur Chamier. En tout cas, l’ouvrage du dominicain Michaëlis met en circulation une interprétation spirituelle de la possession où l’humiliation des Ursulines par les diables constitue une forme d’abjection et de mortification radicale, ce que contestent bien sûr les huguenots, mais aussi un certain nombre d’ecclésiastiques présents aux exorcismes 28 . Lecture, imitation et mélancolie En 1634, le médecin Marc Duncan affirme que la possession de Loudun est la répétition de celle d’Aix 29 : il ouvre son Discours de la possession des religieuses ursulines de Loudun en faisant valoir l’efficacité du modèle ascé- 26 La vie du Père Pierre Coton, Paris : Pierre Michallet, 1688, p. 59 27 Dans un interrogatoire manuscrit, Madeleine de La Palud dit, au milieu de ses invectives, que Gaufridy est innocent et qu’il mourra en saint (21 février 1611). L’on sait qu’en effet Gaufridy jouissait d’une forte réputation parmi ses ouailles, et parmi ses soutiens, avant son procès, on compte beaucoup de Marseillais - l’évêque, des aristocrates, quantité de femmes, parmi lesquelles Mme de Libertat, veuve de celui qui a mis fin à la Ligue dans la ville. 28 C’est tout le discours de Verrine durant les exorcismes de Louise Capeau (Actes de Domptius) qui souligne qu’elle est possédée pour amener la conversion de Madeleine et racheter les âmes perdues, dans un parcours de terribles et violentes humiliations. Les capucins de Marseille sont hostiles à cette interprétation mystique, d’origine bérullienne sans doute ; certains prêtres de la Doctrine chrétienne aussi. 29 Urbain Grandier dans sa tentative d’obtenir l’appui de Louis XIII affirmait que les religieuses ne faisaient que répéter Michaelis : « Le Recollé [exorciste] s’escryoit tout haut que la philosophie et la théologie n’avaient jamais cognu de si beaux secrets et qu’on admireroit cela à Paris, quoy qu’il ne fut rien dit quy ne se treuve mot pour mot dans le livre du père Michaelis qui a fait l’histoire des possédées de Provence, quy est l’original sur lequel celles d’icy se sont moulées », Robert Mandrou, Possession et sorcellerie au XVII e siècle, Fayard, 1979, p. 131. Sophie Houdard 290 tique construit par les religieux. Il explique ce succès parce que c’est le seul moyen pour les religieuses d’entrer dans les Chroniques des ordres religieux, et de s’y faire un nom, voir un nom de sainte. La possession, pour Duncan, est la seule manière pour les religieuses d’échapper à l’anonymat de couvents modestes et au déclassement que constitue pour la plupart de ces filles de l’aristocratie une vie derrière les murs : Car il y a grande apparence, écrit Marc Duncan, qu’estant curieuses de ce qui concerne leur Ordre, elles auront lu l’histoire de la possession de quelques Ursulines d’Aix en Provence par le maléfice de Gaufredy, mise en lumière par le père Sebastien Michaelis, ou la possession de la sœur Louise Cappeau est comparée aux souffrances de Job et le diable Verrine estant contraint par la vertu des exorcismes confesse qu’elle a este humiliée pour estre exaltée devant Dieu et les hommes, et pour l’exaltation de la Compagnie de saincte Ursule. Ce ne serait donc chose fort estrange si les Ursulines de Loudun contrefaisoient les possédées 30 . Le médecin huguenot Duncan a saisi la transformation de la possession en dispositif mystique, non parce qu’il s’agirait d’une scène réellement surnaturelle, mais parce que l’on y « fabrique » des saintes (cela s’est passé à Nancy avec Elisabeth de Ranfaing 31 et ce sera le cas à Loudun avec Jeanne des Anges). Les miracles de leur délivrance, consignés et largement exploités dans diverses Relations, pourront nourrir le dossier de canonisation classique, ou construire des Vies de religieuses mystiques. Car les filles possédées ne font pas de bonnes saintes canonisées, elles sont plutôt des « saintes modernes », sans autorisation officielle, chez lesquelles les spirituels, souvent jésuites, reconnaissent l’abnégation et l’anéantissement mystiques, et où les esprits forts voient une imposture efficace, comme un autre médecin, Paolo Zacchia, l’écrit à la même époque 32 . 30 Marc Duncan, Discours de la possession des religieuses ursulines de Loudun, [Saumur ? Lesnier ? ], 1634, p. 12. Voir aussi les citations d’Alain Mothu et Sylvie Taussig dans leur édition et présentation du manuscrit du Fidelle examen des prétendues Possédéés de Chinon du docteur Claude Quillet [1634], La Lettre Clandestine, 18 (2010), p. 254-260. 31 Sur l’affaire de Nancy, je me permets de renvoyer à Sophie Houdard, « “Et si le diable mentait ? », l’échec de l’affaire de la possession de Nancy », Violence de l’interprétation (XVI e -XVII e siècle). Le texte devant l’inquisition, Anne Duprat dir., Leiden ; Boston, Brill, 2016, p. 142-162. 32 Voir Paolo Zacchia, Quaestiones medico-legales, pour ce qu’il écrit de la fausse sainteté comme représentation pour un public. Les volumes paraissent à Rome entre 1621 et 1635. Le troisième, dans lequel il est question des maladies de la simulation, date de 1625. Les écritures du diable 291 L’Antéchrist provençal Le 27 janvier 1611, jour de Saint-Jean Baptiste, Verrine le diable qui possède Louise Capeau révèle la naissance de l’Antéchrist, le Fils de perdition, annonce la damnation des faux convertis et, en bon diable monarchique, reconnaît que le feu roi Henri IV séjourne au Paradis malgré une mort violente sans sacrements. Quelques mois plus tard, jour de la mort de Louis Gaufridy, Jean Le Normant de Chiremont est, selon son récit que nous avons évoqué plus haut, pris de convulsions à Notre-Dame de Paris : il en appelle au roi Louis XIII dans un court écrit d’une cinquantaine de pages qu’il fait paraître en 1619 pour rappeler que le monde doit finir le 21 mars 1651, si rien n’est entrepris pour nettoyer le royaume de la magie et de l’hérésie 33 . En 1623 à Paris, paraît un volume imposant dont il est nécessaire malgré la longueur de citer le titre en entier : Histoire véritable et mémorable de ce qui s’est passé sous l’exorcisme de trois filles possédées és païs de Flandre, en la descouverte et confession de Marie de Sains soy disant princesse de magie Extraits des mémoires de Messire Nicolas de Momorenci Comte Destarre et premier chef des finances des Archiducs et du RPF Sebastien Michaelis, premier réformateur de l’ordre des frères Prescheurs en France, et du RPF François Donsieux Docteur en Theologie mis en lumière par I Le Normant, sieur de Chiremont, etc. chez Oliviers de Varennes. Le titre permet de voir comment il s’agit de publier les Actes d’Aix-en-Provence et la « suite » lilloise : le père Michaëlis, mort en 1618, sert toujours de caution, et ce sont Jean Le Normant de Chiremont et le Père Domptius qui rééditent toute l’affaire d’Aix en la résumant sous le titre de La vocation des magiciens et des magiciennes 34 . Mais la suite la plus spectaculaire, c’est la filiation apocalyptique qui veut que la semence de Gaufridy ait servi à un incube pour engrosser une Juive de Babylone, comme le veut le savoir eschatologique que les religieux, mais aussi la possédée de Lille, Marie de Sains, religieuse brigittine, connaissent pour avoir été nourris de la tradition prophétique de cet ordre. La dimension apocalyptique de la possession d’Aix s’appuie sur les commentaires de l’Apocalypse de Paul de Perrières-Varin plusieurs fois édi- 33 Jean Le Normant, De L’exorcisme, op. cit., J. Le Normant de Chiremont paraît avoir été embastillé après la publication de L’Homme d’Estat François vraiment catholique, paru en 1626. 34 Une édition latine est également diffusée chez le même éditeur et sous le même titre : Historia de tribus energumenis in partibus Belgii, scilicet Magdaleni de Palud, Mariae de Sains, etc., 1623. Les sorciers et sorcières sont appelés à témoigner pour Dieu, ils répondent à un appel divin, d’où ce titre de vocation. Sophie Houdard 292 tés entre 1609 et 1620, ceux de Florimond de Raymond, et tant d’autres qui associent la venue de l’Antechrist à l’essor de la sorcellerie 35 . Il n’est d’ailleurs pas étonnant que des Dominicains, au fait des prédications apocalyptiques du catalan médiéval Vincent Ferrier s’en soient emparé 36 . Le diable Verrine à Aix ne répétait-il pas qu’il était venu annoncer une chose nouvelle et inouïe ? N’annonçait-il pas la venue des derniers jours et n’appelait-il pas la régente Marie de Médicis à laquelle le livre était dédié à admirer l’action violente de Dieu dans les affaires du temps ? En 1623, comme le montre le Mercure Français, l’apocalypse lilloise suscite l’affolement chez les parlementaires parisiens, déjà inquiétés par l’invasion des Invisibles Rose-Croix, les Alumbrados espagnols et le pseudo-complot libertin, tandis qu’il produit l’incrédulité railleuse d’un Gabriel Naudé 37 . Le corps écrit : le diable graphomane Revenons à Aix-en-Provence où l’affaire est rapidement publiée dans le Mercure français qui consacre, dans sa livraison de 1611, une dizaine de pages à la confession du prêtre Gaufridy et à l’Arrêt du parlement. Il faut ajouter les livrets qui paraissent au même moment, ainsi que l’ouvrage du médecin Jacques Fontaine sur les marques des sorciers et, en 1619, une histoire tragique de François de Rosset 38 . Dans la réédition de l’affaire d’Aix à Lille en 1623, Le Normant de Chiremont et Domptius consacrent un chapitre entier à lister les difficultés de publications qu’ils ont rencontrées, 35 Advertissement à tous chrestiens sur le grand et espouvantable advenement de l’Antechrist par le sieur de Perrières-Varin 1609, 1618, 1620) ; Gillet, Subtile et naifve recherche de l’hérésie ; Claude Caron, L’Antechrist démasqué, 1589. Florimond de Raemond, L’Antechrist, fin XVI e , réédité en 1613. 36 Verrine-Louise ne cesse de se comparer à une fourmi (petit animal impliqué dans une œuvre immense), ce qui pourrait être une référence au traité du dominicain Nider, le Formicarius, où la sorcellerie et le modèle prophétique de Vincent Ferrier sont très présents. Voir l’édition et la traduction de Jean Nider, Des sorciers et leurs tromperies, Grenoble : Éditions Jérôme Millon, 2005. 37 Sur la liasse du Mercure François de 1623 qui est consacrée à cet ensemble mystico-prophétique, et qui accorde une bonne place au libelle de Naudé, voir le premier chapitre de mon ouvrage déjà cité, Les invasions mystiques, op. cit. 38 Sur la nouvelle de Rosset, on lira Jean-Raymond Fanlo, « Du rituel au procès : l’affaire Gaufridy dans l’Histoire admirable de Michaëlis et dans les Histoires tragiques de François de Rosset », Réforme, Humanisme, Renaissance, 70-73, (2010- 2011), p. 119-130 et Marie-Madeleine Fragonard, « La nouvelle et le surnaturel Sur la troisième nouvelle des Histoires tragiques de François de Rosset », Conteurs et romanciers de la renaissance, Mélanges offerts à G.-A. Pérouse, dir. James Dauphiné et Béatrice Périgot, Paris : Honoré Champion, 1997, p. 240-255. Les écritures du diable 293 les censures anglaises et hollandaises, et même romaines, sont à leurs yeux le signe des tribulations de la (vraie) Église et de la malice désormais universelle des hérétiques 39 . Écrire et publier sont devenus pour ces auteurs des signes de la Providence divine et tout empêchement à la publication de la possession la marque diabolique des ennemis de Dieu. Cette attention au régime de la publication d’une affaire de possession est à relier au fait qu’à Aix-en-Provence, le diable qui possède Louise Capeau ne cesse d’écrire : il publie les secrets de Dieu dont il a connaissance, il fait écrire des lettres aux saintes ou aux religieux qu’il s’agit de convaincre de la possession, il en corrige les termes et dicte aux deux Dominicains ses propres sermons pour qu’ils en dressent les Actes ! En diable de son temps, il est attentif aux effets de la publication. Par ailleurs, il écrit sur les corps de ses adeptes les marques dont les démonologues pensent pour la plupart, qu’elles sont une preuve ou un indice fort de pacte avec le diable. Jacques Fontaine, l’un des deux médecins qui a « visité » avec ses aiguilles le corps de Louis Gaufridy et de Madeleine de La Palud, a écrit un traité sur ce sujet qui est resté célèbre. Où l’on voit que si à Aix, le diable imprime ses effets, marque et écrit ses caractères sur le corps de ses sujets, se donne à voir, c’est-à-dire qu’il se donne à lire, il est devenu aussi le moyen de se faire un nom d’auteur. Or, la littérature démonologique sur les marques est dense 40 et contradictoire, certains démonologues constatant qu’il est très difficile de les recueillir, car elles sont cachées, et parfois invisibles ou intérieures. Le court traité du médecin Jacques Fontaine entend faire la part des choses pour distinguer les stigmates diaboliques des signes corporels naturels ou pathologiques et procéder à un examen rationnel de ces marques insensibles et souvent occultes. Selon le médecin, les marques sont des « preuves assurées » de l’enrôlement des sorciers dans la milice du diable, parce que ce sont des « parties mortes », insensibles, abandonnées comme « en acquêt » au diable propriétaire. Le docteur Marescot n’est jamais cité, malgré ses remarques décisives sur l’insensibilité des soi-disant marques diaboliques, lors de l’examen de Marthe Brossier à Paris en 1599 41 . Le 39 Histoire veritable et memorable, op. cit., p. 394 : « Des Actes de la saincte Baulme : De leur description, impression, examen et diverse censure, etc. » où l’écriture (style, graphie, publication, censures) sont observés comme autant d’indices de la vérité démoniaque. 40 Voir la mise au point très bien fournie de François Delpech, « La marque des sorciers : logique(s) de la stigmatisation diabolique », dans Le sabbat des sorciers, XV e -XVIII e siècles, sous la direction de Nicole Jacques-Chaquin et Maxime Préaud, Grenoble : Éditions Jérôme Millon, 1993, p. 347-369. 41 [Michel Marescot], Discours veritable sur le faict de Marthe Brossier de Romorantin prétendue démoniaque, à Paris, par Mamert Patisson, 1599. Sophie Houdard 294 docteur Fontaine cite plutôt des démonologues, tout en adressant aux « beaux esprits » ce qu’il appelle son « petit discours ». Ce faisant, il se fait un nom parmi la sociabilité de son temps et de sa ville en cherchant à se distinguer de la « voix du peuple » qui croit, écrit-il, trop facilement à la preuve de la marque, tout en y souscrivant lui aussi mais non sans noter que les marques sont un sujet polémique. Il reste que le docteur Fontaine a vu juste, de toutes ses publications, le traité des marques reste la plus connue et celle qui lui assure une certaine notoriété 42 . Son collègue, le docteur Mérindol avec lequel il a visité le corps de Louis et de Madeleine, est rendu suffisamment célèbre par cette affaire pour offrir à Louis XIII des devises peintes lors du voyage du roi en Provence en 1622. Décidément, à Aix-en-provence on peut encore se faire un nom au tout début du siècle avec les écritures du diable. Après la possession de Loudun et l’intervention « politique » de Richelieu, il ne sera plus temps de s’adresser aux beaux esprits avec le savoir et les écritures des diables pour se faire un nom d’auteur et transmettre un savoir lettré. Nous sommes partie de la notion de contagion empruntée à Loredan qui notait que la possession d’Aix-en-Provence avait provoqué une sorte d’épidémie de poursuites et de bûchers dont il notait à la fois l’essor et la difficile interprétation. Son travail, tout à fait imposant et important dans l’étude des sources, était embarrassé devant un phénomène qui pouvait relever du régime discutable et inquiétant des émotions collectives de la foule si en vogue entre les deux guerres. S’il est indéniable que la possession d’Aix a initié une vague de cas, c’est plutôt du côté des « impressions » qu’il faut en chercher ou en proposer une explication, au sens anthropologique, mais aussi au sens matériel, technique, graphique : si le diable comme esprit émeut et fait impression, c’est-à-dire qu’il remue l’appareil de facultés de l’homme ou de la femme qu’il habite, il en produit des caractères démoniaques qui sont de faux caractères sacrés, et ces effets scripturaires, qui appartiennent à une anthropologie ancienne, se déploient avec la possession d’Aix en impressions publiques c’est-à-dire publiées. À Loudun, Jeanne des Anges, supérieure du couvent des ursulines, exorcisée par le jésuite Surin, entame son périple mystique en montrant sa main gauche sculptée par les diables qui signeront des noms pour écrire littéralement leur sortie de son corps. Les savoirs diaboliques seront alors réduits à être les traces littérales et suspectes d’un passage dans un corps. Comme pour ces religieuses dont le nom de Jésus est gravé sur la poitrine, 42 Son livre a aussi nourri la curiosité suscitée par sa remarque sur la luxure de Gaufridy (que confirme la marque « énorme et profonde » dans les parties honteuses) et celle sur les « pollutions » de Madeleine qu’il n’ose raconter et renvoie pudiquement au diable. Les écritures du diable 295 les savoirs mystiques de Dieu et du diable s’impriment sur la peau qu’ils transforment en reliques équivoques pour donner à lire désormais de la littérature et le plaisir de la fiction 43 . 43 On pense à la gravure du nom de Jésus sur la poitrine de Jeanne de Chantal. Voir Jacques Le Brun, Sœur et amante Les biographies spirituelles féminines du XVII e siècle, Genève : Droz, 2013. Sur le voyage de la main sculptée de Jeanne des Anges, et la défiance des autorités jésuites impatientés par une affaire qui leur paraît désormais « aberrante », on lira les pages que Michel de Certeau a consacrées à la Correspondance de Jean-Joseph Surin, « Retour à Loudun », juin-novembre 1637, Desclée de Brouwer, 1966, p. 398 et suivantes. Gassendi à Marseille, qu’allait-il faire dans cette galère ? V INCENT J ULLIEN U NIVERSITÉ DE N ANTES , CAPHI, S YRTE On croit savoir qu’un certain jour de l’automne 1640, Pierre Gassendi, sans doute en compagnie de Louis-Emmanuel de Valois, comte d’Alais, gouverneur de Provence et ami du philosophe, fit manœuvrer de curieuse façon une galère de l’arsenal de Marseille, sans doute entre la sortie du vieux port et le château d’If. Laquelle des deux propositions suivantes est-elle véritable ? Si une pierre en mouvement cesse d’être poussée, tirée, mue par une force, elle s’arrête bientôt et atteint le repos, ou alors si rien (aucune force) ne vient contrarier une pierre en mouvement, il n’y a nulle raison que ce mouvement ne s’arrête et la pierre continue ainsi, tout droit. Aristote et ses partisans soutiennent la première, conforme à la physique du philosophe. Les modernes, avec l’indicible Giordano Bruno, Galilée et Descartes en tiennent pour la seconde, principe de la nouvelle physique de l’inertie. À bord de sa galère, Gassendi voudrait produire l’experimentum crucis de cette fondamentale controverse. Depuis que l’on commente la Physique du stagirite, on se demande ce qu’il advient du boulet lâché du haut du mât d’un navire en mouvement. Si sa philosophie dit vrai, le boulet atteint le pont bien en arrière, sinon, il choit au pied du mât. Le récit source Les présentations et commentaires de l’épisode de la « galère marseillaise de Gassendi » s’appuient généralement sur un texte unique. Il s’agit de la préface du Recueil de lettres des sieurs Morin, de La Roche, De Nevre, et Vincent Jullien 298 Gassend et suite de l’Apologie du sieur Gassend touchant la question « de motu impresso a motore translato », recueil paru à Paris en 1650 1 . Dans cette préface, on lit ceci, à propos de l’expérience consistant à jeter un corps pesant du haut du mât d’un navire : M. Gassendi ayant été toujours si curieux de chercher à justifier par les expériences la vérité des spéculations que la philosophie lui propose, et se trouvant à Marseille en l'an 1641 fit voir sur une galère qui sortit exprèz en mer par l'ordre de ce prince, plus illustre par l'amour et la connaissance qu'il a des bonnes choses que par la grandeur de sa naissance, qu'une pierre laschée du plus haut du mast, tandis que la galère vogue avec toute la vitesse possible, ne tombe pas ailleurs qu'elle ne feroit si la même galère étoit arrêtée et immobile ; si bien que soit qu'elle aille ou qu'elle n'aille pas, la pierre tombe tousiours le long du mast à son pié et de mesme costé. Cette expérience foite en présence de Monseigneur le Comte d’Allais et d'un grand nombre de personnes qui y assitoirent, semble tenir quelque chose du paradoxe à beaucoup qui ne l'avoient point vue ; ce qui fut cause que M. Gassendi composa un traité De motu impresso a motore translato que nous vismes de lui la mesme année en forme de lettre escrite à M. du Puy. Ce texte assez tardif fait suite à plusieurs autres dont il faut un peu démêler la chronologie : Selon le témoignage de Chapelain de décembre 1640 2 , on apprend que Gassendi a écrit à François Luillier juste après l’expérience qui a vraisemblablement eu lieu en octobre 1640. La lettre semble perdue et Luillier sceptique. Les mois suivants, en novembre et décembre, Gassendi écrit deux longues lettres à Pierre Dupuy pour lever les doutes qui subsistent 3 . Ces deux lettres vont constituer l’essentiel du De Motu qui ne sera publié qu’en 1642 4 . Ce retard génèrera sans doute les erreurs de datation ; on pensera que « l’automne précédent » évoqué par Gassendi désigne l’automne 1641. 1 Recueil de lettres des sieurs Morin, de La Roche, De Nevre, et Gassend et suite de l’Apologie du sieur Gassend touchant la question « de motu impreso a motore translato », Paris, Augustin Courbe, 1650. 2 Lettre du 7 décembre 1640, traduite et publiée par Sylvie Taussig, dans les Lettres latines de Gassendi, 2. vol, Brepols, 2004, n. 2153. 3 Selon Joseph Clark les deux lettres à Dupuy sont de novembre et décembre 1640. Voir « Pierre Gassendi and the Physics of Galileo », ISIS, 1963, vol. 54, n°177, p. 352-370 (p. 355). Selon Allen G. Debus la lettre n° 1 est datée du 20 novembre 1640, soit un mois après les essais, Voir Allen G. Debus, « Pierre Gassendi and his « Scientific Expedition » of 1640 ». Archives Internationales d’Histoire des Sciences, n° 62, 1963, p. 131-142, p. 135. 4 Pierre Gassendi, De motu impresso a motore translato epistolae duae, Paris, Ludovico de Heuqueville, 1642. Gassendi à Marseille 299 On a encore une lettre de Gassendi à Valois (il s’agit du comte d’Alais) du 1 er juin 1641 dans laquelle Gassendi indique qu’il prépare l’édition des lettres à Dupuy (pour le de motu) et en profite pour rappeler le rôle qu’avait joué le comte dans les expérimentations 5 . Le texte de 1650, cité en début d’article et le plus souvent mentionné, est donc assez tardif par rapport à l’événement 6 . Dans les premières pages de la première lettre du De motu, Gassendi mentionne des essais répétés à bord de la galère, d’abord lorsqu’elle est au repos, puis à une certaine vitesse, en faisant doubler celle-ci, en variant les hauteurs de la chute etc. Parmi d’autres de moindre importance, je signale un point étonnant, à savoir la vitesse formidable attribuée à la trirème (curieux type de galère à cette époque) ; en effet elle est dite parcourir 4 milles en un quart d’heure 7 , ce qui est à peu près le triple des meilleures performances attestées. Il évoque le fait qu’on lance la boule vers le haut ou vers le bas 8 . Le résultat est constant, « la boule se trouve toujours au pied du mât ». Gassendi confirme certaines informations qu’on a déjà dans la lettre à Valois du 1 juin 1641: …Tu connais les expériences variées que tu as réalisées en Provence à l’automne dernier, je veux parler des objets que tu as jetés ou laissé tomber, tantôt de ton carrosse, tantôt de ton cheval, tantôt de ta très rapide galère lancée entre Marseille et le château d’If. Non content que ce soit à ton instigation que la plupart des gens aient fait ces expériences tu les as en plus toi-même précédés et, de même que tu avais remarquablement perçu le phénomène, de même as-tu donné de remarquables explications au fait que tous les mouvements des objets, que nous les lancions ou que nous les laissions tomber, se font apparemment de la même façon ; peu important que le corps dont nous nous occupons soit au repos ou qu’il se déplace. Quant-à moi, j’ai tout aussitôt décrit cela à nos amis dans cette ville et parce qu’il y en eut certains dont je n’ai qu’à grand peine emporté 5 Lettre latine n° 134 108b, Taussig, 2004, vol. 1, p. 196-197. Elle date du 1 juin 1641. 6 Le retard de publication est du à une des épidémies de peste qui ravageaient régulièrement la Provence. 7 Cette vitesse semble peu crédible. Pour les galères modernes, « la vitesse ne peut atteindre que 4 à 5 nœuds et pendant un très court laps de temps », Jean Meyer, Préface à Les galères au musée de la marine, René Burlet, Presses Universitaires de Paris-Sorbonne, 2001, p. 11. 8 Entre autres difficultés pour obtenir une expérience rigoureuse, ce doit être assez dur de lancer exactement vers le haut. Voir le §V de l’Elenchus du De Motu… On y lit notamment que Miraculo autem potissimum fuit (id. p. 3). Vincent Jullien 300 l’adhésion, je leur ai écrit une lettre plus détaillée ; et mon exposé de la question leur a arraché de l’étonnement. J’ai montré que ce qui aurait plutôt du les étonner, c’est qu’une pierre lancée vers le haut depuis un carrosse, un cheval ou un bateau en mouvement ne retombe pas dans la main même ou que, laissée tomber depuis le haut d’un mât, elle ne tombe pas au pied du mât. Je remanie donc maintenant selon leur désir les deux principales lettres de cette série et j’accepte volontiers qu’elles soient publiées… Il est frappant de constater que les trois dispositifs ou activités suivants soient traités sur le même mode et considérés comme également probants : lancer un objet quelconque de son carrosse, lancer un objet de son cheval, faire l’expérience de la galère. Les deux premiers sont des faits communs, quasiment muets en tant qu’expériences scientifiques alors que le troisième est l’enjeu et l’aboutissement sophistiqué d’une controverse très précise, et réclame, ne serait-ce que pour être exécuté, une préparation difficile et soigneusement élaborée. J’ai cherché en vain davantage de descriptions, de témoignages… sur la date, les trajets, les conditions précises etc. À ma connaissance, c’est là tout ce sur quoi une vaste littérature s’est développée. Les plus connus des commentaires sont ceux d’Alexandre Koyré qui y revient à diverses occasions en reprenant le récit de la préface et les compléments du de motu impresso. 9 Des présentations récentes grand public ajoutent quelques jugements plus ou moins bien fondés. Sur un site pédagogique de l’université d’Aix- Marseille, on apprend que Gassendi « sponsorisé » par le Comte d’Alais, arme une galère et réalise cette expérience dans le Vieux-Port, en 1641. Tous les observateurs, sur le quai ou sur la galère, ont pu ainsi vérifier l’exactitude de la théorie de Galilée 10 . Yvon Georgelin et Simone Arzano, de l’Observatoire de Marseille enchérissent 11 : 9 A. Koyré, Études galiléennes, p. 305-306 ; « Gassendi le savant », in P. Gassendi, Centre international De Synthèse, p. 64-66 ; Études d’Histoire de la pensée scientifique, p. 327-329. Dans ce dernier texte, Koyré enregistre la modification de date de l’expérience et accepte qu’elle ait pu avoir lieu en 1640. 10 Site réalisé par Gérard Serra, http: / / www.ac-aix-marseille.fr/ pedagogie/ jcms / c_79218/ fr/ chute-des-corps. 11 Yvon Georgelin et Simone Arzano, «Les astronomes érudits en Provence, Peiresc et Gassendi ». Et aussi, « Peiresc et Gassendi-astronomes et érudits ». http: / / lesamisdepeiresc.fr/ bibliotheque/ conference_arzano.pdf. Gassendi à Marseille 301 C’est en rade de Marseille que Gassendi effectue la première vérification expérimentale de la loi de la chute des corps prévue par Galilée. C’est plutôt curieux car il ne s’agissait pas du tout de la « chute des corps » mais cette transposition de sujet est fréquente 12 . La démonstration a un grand retentissement populaire et la vérification de ce paradoxe « aristotélicien » attire de nombreux curieux. L’exposition Gassendi de la médiathèque de Digne donne une présentation équilibrée de cette expérience en reconnaissant notamment l’existence de tentatives antérieures. On doit à Sylvie Taussig certaines des études gassendiennes récentes les plus utiles, ne serait-ce que pour la traduction et l’édition de textes. Elle fait cependant deux remarques assez curieuses. Elle évoque « l’expérience du De Motu, telle qu’indiquée, expliquée et recommandée par Galilée » 13 . Où a-telle pris que Galilée a recommandé cette expérience ? Le point est d’autant plus notable qu’il alimente un aspect essentiel des discussions : la promenade marseillaise était-elle utile ou non ? Le commentaire qui suit est étonnant ; il paraît que l’expérience aurait pour enjeu la théorie de la gravité ? Il est pourtant clair que c’est de l’inertie et non de la gravité qu’il est question. Sans doute les deux sujets sont-ils associés via la difficile question de la composition des mouvements, mais enfin, les phénomènes sont totalement distincts et la discussion galiléenne concerne l’inertie. Une expérience de pensée très ancienne Comme on va le voir, cette promenade en mer a une très longue histoire. Ce qui, en 1640, lui donne une actualité considérable et ce qui en est sans doute la cause proche est un long et fort important passage du Dialogo de Galilée 14 publié en 1633. Les interlocuteurs, Salviati, Simplicio et Sagredo débattent du mouvement des projectiles. Simplicio : « Il y a par ailleurs l’expérience si caractéristique de la pierre qu’on lance du haut du mât du navire : quand le navire est en repos, elle tombe au pied du mât ; quand le navire est en route, elle tombe à une 12 Cette même erreur est insérée par inadvertance dans le titre provisoire de ma communication au Colloque de la NASSCFL à Marseille en juin 2013. 13 Sylvie Taussig, Pierre Gassend., Introduction à la vie savante, Brepols, 2003, p. 127. 14 Galilée, Dialogo, Éd. Naz. VII, p. 171, traduction et édition française par Fréreux, de Gandt, Seuil, 1992, p. 164-167. Vincent Jullien 302 distance du pied égale à celle dont le navire a avancé pendant le temps de chute de la pierre ; et cela fait un bon nombre de coudées quand la course du navire est rapide » … Salviati : « Très bien, avez-vous jamais fait l’expérience du navire ? » Simplicio : « Je ne l’ai pas faite, mais je crois que les auteurs qui la présentent en ont fait soigneusement l’observation ; de plus, on connaît si clairement la cause de la différence entre les deux cas qu’il n’y a pas lieu d’en douter ». Salviati : « Que les auteurs puissent la présenter sans l’avoir faite, vous en êtes vous-même un bon témoin : c’est sans l’avoir faite que vous la tenez pour certaine, vous en remettant à leur bonne foi …sans qu’on arrive jamais à trouver quelqu’un qui l’ait faite. Que n’importe qui la fasse et il trouvera en effet que l’expérience montre le contraire de ce qui est écrit : la pierre tombe au même endroit du navire, que celui-ci soit à l’arrêt ou avance à n’importe quelle vitesse… ». « Quant à moi, sans expérience, je suis certain que l’effet sera bien celui que je vous dis car cela doit se passer nécessairement ainsi…Je suis si bon accoucheur des cerveaux que je vous forcerai à l’avouer ». Suivent alors des échanges au cours desquels Galilée argumente en faveur de l’inertie (fut-elle circulaire) et de la composition des mouvements, en conséquence de quoi la pierre a une trajectoire parabolique qui la mène au pied du mât. Simplicio et Salviati mentionnent tous les deux « les auteurs » qui, selon Simplicio, « présentent soigneusement » l’expérience du navire, mais qui, selon Salviati, « ne l’ont pas faite ». Remarquons l’accord de Simplicio et Salviati sur le point fondamental suivant : les raisons générales qui expliquent le résultat de l’expérience sont si fortes que sa réalisation n’est qu’accessoire. Il s’agit, pour l’un comme pour l’autre, d’un débat d’idées. Voyons pour commencer quels peuvent être « les auteurs » évoqués sans être jamais nommés. La source essentielle serait Aristote, chez qui on trouve deux occurrences qui peuvent s’y rapporter. Dans le De Caelo, (II, 14, 296 a, 25) on lit que si la terre était transportée, « chacune de ses parties aurait aussi cette translation. Or, en réalité, elles sont toutes portées en ligne droite vers le centre » 15 et une colonne plus loin (II, 14, 296 b, 18) on apprend Qu’ils soient aussi transportés vers le centre de la terre, un signe en est que les corps pesants transportés vers la terre ne sont pas transportés selon des trajectoires parallèles, mais en faisant des angles semblables… Il est donc 15 Aristote, Du Ciel, Traduction Dalimier-Pellegrin, GF Flammarion, p. 285. Gassendi à Marseille 303 manifeste que la Terre est nécessairement au centre et immobile, à la fois en raison des causes qui ont été données et parce que les projectiles pesants envoyés vers le haut en ligne droite reviennent au même point… 16 Il n’est pas question du navire mais l’enjeu est nettement défini, il s’agit de la mobilité de la terre. Le navire fait son apparition chez Ptolémée, plus précisément dans l’Almageste, au livre IX, chapitre 9, §5 où l’auteur soutient en effet, qu’une flèche tirée verticalement d’un navire en mouvement, « ne choirait pas en la nef, mais bien loin de la nef » 17 . Averroès réactive le navire et la pierre tombant du mât. Si la terre était mue, il y adviendrait ce qui advient lorsqu’on projette des pierres à partir d’un navire en mouvement ; elles tombent à l’eau en divers lieux, de telle manière qu’il est arrivé de multiple fois qu’elle tombe audelà, ou près du navire selon sa vitesse 18 . L’argument est aussi développé dans les traités de la sphère du monde de la Renaissance, lorsqu’il s’agit de discuter du mouvement de la terre. Pour ne donner qu’un exemple, citons Alessandro Piccolomini qui nie le mouvement de la Terre en soutenant que Si tel était le cas, aucune des choses pesantes que l’on jetterait en l’air ne pourrait retomber à l’endroit où serait resté celui qui l’aurait jetée… ainsi advient-il à celui qui navigue sur un fleuve, une chose pesante jetée directement au dessus de sa tête, on la voit s’en aller loin derrière lui et tomber dans l’eau. 19 16 La note 4 (p. 442) de Pellegrin indique qu’il faut ici interpréter les angles semblables comme la perpendiculaire au sol. 17 Cité par Duhem, Le Système du monde, vol. IX, chap. XIX, p. 330. 18 Si [Terra] moveretur, accideret ei hoc quod accidit proicienti lapides ex modem loco navis motae, quae cadunt in aqua in locis diversis, ita quod multotiens accidit ei ut lapis cadat super se aut prope se, cum motus navis fuerit velox. Aristotelis Omnia quae extant opera […] cum Averrois commentariis, Venetiis, Apud Iunctas, 1562-1574, V, c. 164r. Trad. par moi. 19 In tal caso non potrebbe l’uomo gittare o scagliar nell’aria alcuna cosa grave che a quel medesimo luogo dove posa colui che la gitta ritornasse a terra. Anzi, sempre toccherebbe la terra per gran pezza lontano da colui che l’avesse scagliata, come avvenir si vede a chi navigando sia portato per un fiume in una nave, il quale alcuna cosa grave gittando in alto nell’aere sopra la testa sua dirittamente, quella in lontana parte vede dietro di lui tornare a ferir l’acqua. A. Piccolomini, Parte prima della filosofia naturale, Venetia, Daniel Zaneti, 1576, c. 77r. Lo stesso esempio si trova anche in A. Piccolomini, De la sfera del mondo, Venetia, Al segno del pozzo, 1552 (terza edizione), p. 16. (Référence et information fournies par Michele Camerota). Vincent Jullien 304 À la période précédant de peu le débat du Dialogo, nous rencontrons Christophe Clavius qui dans les Traités sur la sphère, utilise aussi toujours l’assimilation de la terre en mouvement à un navire 20 . Il s’est d’ailleurs attiré les foudres spéciales de Gassendi pour avoir écrit que Par la même méthode on obtiendrait qu’une pierre ou qu’une flèche jetée vers le haut avec une grande force ne retombe pas dans le même lieu comme nous voyons que cela se passe dans un navire qui se déplace très rapidement 21 . Tycho Brahé utilise aussi l’argument du navire en posant la question Qu’en est-il de ceux qui estiment, à propos de la flèche tirée d’un navire vers le haut, que, si cela est fait dans les flancs du navire, elle tombera au même endroit, que le navire se meuve ou soit au repos ? Ils jugent inconsidérément car la chose se passe bien autrement. En effet, plus rapide est le navire, plus on constate de différence. Il en va de même pour le circuit terrestre 22 . Il est assez piquant de trouver des lignes de Galilée allant contre sa propre position. Elles datent de la période padouane où, pour des raisons liées à l’enseignement, il exposait le système géocentrique et expliquait dans un Trattato della sfera ovvero Cosmografia qu’un « boulet tombant du haut d’un navire en mouvement, ne tomberait pas à son pied, mais vers la poupe » 23 . On accordera facilement que ce n’est pas là la véritable doctrine galiléenne. Galilée pourrait en revanche appeler à la barre des auteurs antérieurs ayant utilisé l’argument dans un sens qui lui serait favorable, parmi lesquels Nicole Oresme, Giordano Bruno, Thomas Digges, Nicolas Copernic, Isaac Beeckman. 20 Clavius, Christophe, In sphaeram Ioannis de Sacrobosco commentarius, Roma, 1581, p. 192, Opera omnia, t. III. 21 Cité par Gassendi dans la Lettre latine n° 134 108b traduite par S. Taussig, p. 196. La source Cavienne est : In sphaeram…, p.106. 22 Tycho Brahé, Quod vero quidem existimant telum e navi sursum eiectum, si intra navis latera id fieret, casurum in eundem locum mota navi quam pertingeret hac quiescente; inconsiderate haec proferunt, cum res longe aliter se habeat. Imo, quo velocior erit navis promotio, eo plus invenietur discriminis. Pariter et in circuitu Terra, Opera Omnia, edidit I. L. E. Dreyer, Hauniae, In libraria Gylbendaliana, 1919, VI, p. 220. Michele Camerota, trad. par moi. 23 G. Galilei, Opere, Edizione Nazionale a cura di A. Favaro, Firenze, 1890-1909 [d’ora in avanti OG], vol. II, p. 224. Gassendi à Marseille 305 Oresme, dans son Traité du ciel et du monde, critique la position de Ptolémée estimant que’ l’argument n’est « en lui-même, pas probant ». 24 Giordano Bruno exploite longuement et pertinemment la situation navale dans le Dîner des cendres, publié en 1585. Lorsque [le navire] descend le fleuve : si quelqu’un qui se trouve sur la rive, vient à jeter une pierre tout droit vers le navire, il manquera son but, et cela en proportion de la vitesse du navire. Mais que quelqu’un soit placé sur le mât de ce navire, et que celui-ci [vogue] aussi vite qu’on voudra, son jet ne sera pas faussé d’un point. De sorte que la pierre ou toute autre chose grave jetée du mât vers un point situé au pied du mât ou en quelqu’autre partie de la cale ou du corps du navire, y viendra en ligne droite. De même si quelqu’un qui se trouve dans le navire jette en ligne droite une pierre vers le sommet du mât, ou vers la hune, cette pierre reviendra en bas par la même ligne, de quelque manière que le navire se meuve, pourvu qu’il n’éprouve pas d’oscillations 25 . On mentionnera encore Thomas Digges qui en parle dans son Perfit Description of the celestial Orbes (1576) en un sens favorable à la théorie galiléenne : Of things ascending and descending in respect of the world, we must confess them to have a mixed motion of right & circular, albeit it seems to us right & straight, not otherwise than if in a ship under sail a man should softly let a plummet down from the top along by the mast even to the deck. This plummet, passing always by the straight mast, seemeth also to fall in a right line, but being by discourse of reason weighed, his motion is [found] mixed of right and circular. 26 La position de J. Kepler est très spéciale ; elle est notamment exposée dans la grande lettre à Fabricius du 10 Novembre 1608 27 . Il reprendra ses arguments dans le livre 1 de son Epitome of Copernican Astronomy de 1618. 24 Voir Duhem, op. cit., p. 343. 25 G. Bruno, La cena de le cenerii, III, 5.Opere Italiane, éd. Wagner, Lipsiae, 1830, p. 169 sq. Largement utilisé et analysé par Koyré in Études Galiléennes, p. 170 sq. Cité aussi par M. Finnochiaro, « Defending Copernicus and Galileo ; critical reasoning and the ship experiment argument », The Review of Metaphysics, September 1, 2010. La traduction est celle de Koyré, Études galiléennes, p. 173-174. 26 T. Digges dans la Prognostication everlastinge of Right Good Effecte suivi de Perfit Description of Celestial Orbes, London 1576, réed. F. Johnson et S. Larkey, « Thomas Digges, the copernician System and the Idea of the Infinity of the Universe in 1576 », Huntington Library Bulletin, 1935. 27 Kepler, Lettre à Fabricius, 10 nov. 1608, Opera, vol. III, 462. Trad in Koyré, Études Galiléennes, p. 196-204. Vincent Jullien 306 Son concept d’inertie, s’il est explicite, est presque une négation de l’inertie telle que Descartes, Galilée ou Gassendi l’élaborent ; elle est une résistance au mouvement. Quoiqu’il en soit, avec une théorie de l’attraction qui lui est propre, il estime pouvoir en déduire que les objections balistiques sont invalides et que la pierre tombera au pied du mât. Ces arguments et ces mentions antérieures et véritablement a priori, n’ont donc pas clos la controverse au moment où Galilée argumente puissamment en faveur de l’inertie. La chute du haut du mât a, alors, le statut d’une expérience de pensée. Avant la Galère marseillaise, l’expérience n’a-t-elle vraiment pas été réalisée ? En cherchant bien, on a quelques surprises. Liber Fromond (Fromondus), théologien de Louvain, défend l’immobilité de la terre dans son Anti Aristarque de 1631 et décrit les résultats de l’expérience qui aurait été réalisée par l’ingénieur français Gallé dans la mer Adriatique, avant 1628 à bord d’une Galère vénitienne avec des effets favorables à Aristote. On aurait vu le boulet retomber en arrière 28 . Très remarquable quoique peu exploité, un passage du Journal d’Isaac Beeckman de juillet 1619 est particulièrement précis. L’auteur rapporte une expérience réalisée en Hollande, au cours de laquelle un bateau est tracté du bord à l’aide de câbles. Une pierre lâchée du haut du mât tombe à son pied, que le bateau soit en mouvement ou non, que la vitesse soit simple ou double. La pierre ne perd rien de son mouvement horizontal, comme la flèche propulsée par un arc 29 . 28 Rapporté par Maurice Finocchiaro, « Defending Copernicus and Galileo : critical reasoning and the ship experiment argument », The Review of Metaphysics 1, 2010, p. 45 et par M. Camerota (com. priv.). 29 I. Beeckman, Journal (1604-1634), éd. par C. de Waard, La Haye, Nijhoff, 1939, I (1604-1619), p. 331. Moveatur navis non vento, ne quis in vento causam quaerat eorum quae proponemus, sed equis tracta per funem, sicut in Hollandia passim fit. Si jam ex hujus navigij summo malo lapis decidat, cadet in id punctum, in quod cecidisset navi immota existente : retinet enim lapis motum quo movebatur cum adhuc summitati mali adhaereret. Si igitur navis haec in vacuo dicto modo moveretur, necessario ex alto lapis servaret motum, etiam dum caderet, quo cum navi movebatur; moveretur igitur duplici motu: eo qui est ad perpendiculum, atque eo quo navis tota movebatur. Nunc vero cum navis in aere moveatur, movetur quidem lapis cadens motu navis, sed quia non amplius navi annectitur, ideoque is motus non renovatur dum cadit, Gassendi à Marseille 307 Franco Stelluti (1577-1646), de l’Académie Dei Lincei, apporte lui aussi un témoignage expérimental pro-galiléen qui daterait de 1624 : Alors que je naviguais avec le Signor Galileo, à Piediluco, sur une barque de six rameurs qui avançait avec rapidité, il était assis d’un côté, moi de l’autre. Il me demanda si j’avais quelqu’objet pesant ; je lui répondis que j’avais la clé de ma chambre et je la lui confiais. Alors que la barque filait vite, il la lança si haut que je la crus perdue dans l’eau ; mais, bien que la barque ait parcouru huit ou dix brasses, la clé chut entre lui et moi, parce qu’alors qu’elle allait vers le haut, elle avait acquis l’autre mouvement, celui de la barque vers l’avant et elle l’avait suivie comme elle le fit 30 . Stelluti avance un récit supplémentaire, d’une ahurissante précision : Il y a plus, Annibale Brancadoro da Fermo, capitaine d’un des navires du grand duc, m’a raconté avoir réalisé l’expérience. A savoir, alors que la galère avançait aussi rapidement que possible, il tira un petit mortier vers le haut ; la balle retomba dans le canon du mortier bien que la galère ait parcouru une grande distance entretemps. 31 Le philosophe aristotélicien Ludovico delle Colombe fait allusion au passage de la Cena de le ceneri de Giordano Bruno dans lequel le nolain argumentait comme Galilée. Delle Colombe réplique dans un texte manuscrit, de 1611, Contra il moto della terra en notant que Cette expérience que certains disent avoir faite ne vaut rien, qui consistait à lâcher un boulet d’artillerie du haut du mât d’un navire, lequel boulet tomberait au pied du mât, même si le navire avançait 32 . procul dubio lapis, occurrens aeri, nonnihil perdit de motu suo horizontali, eo modo quo sagitta, ab arcu ejaculata, de motûs sui velocitate volando paulatim remittit. At lapis, de summitate mali cadens, cum cadendo tantummodo parum temporis consumit, etiam tantummodo parum de motu suo horisontali perdit, unde fit, si non exacte in punctum, perpendiculariter lapidi objectum, fere tamen et insensibili aberratione, in id cadet. Si vero intra navem lapis deorsum cadat, cadet exacte in puncto perpendiculariter lapidi opposito, quia ibi aer unâ movetur ideoque lapis horisontali suo motu aeri non occurrit. 30 F. Stelluti a ignoto, 8 gennaio 1633, cfr. L. Conti, Francesco Stelluti, « Il copernicanesimo dei Lincei e la teoria galileiana delle maree », in C. Vinti (a cura di), Galileo e Copernico. Alle origini del pensiero scientifico moderno, Porziuncola, Assisi 1990, p. 141-236 : 231. Information fournie par Michele Camerotta. Traduit par moi. 31 Témoignage cité par Maurice A. Finocchiaro, « Defending Copernicus and Galileo ; critical reasoning and the ship experiment argument. », The Review of Metaphysics, September 1, 2010. Trad. par moi. 32 OG, III, p. 259. Vincent Jullien 308 Comme le dit Galilée, quand elle est favorable, l’expérience devient une supposition. La surprise majeure est celle-ci : la revendication de la réalisation de l’expérience vient de Galilée lui-même. Dans la très importante Lettre à Ingoli de 1624 (OG, 5, 545), Galilée affirme que, ni Ingoli, ni Tycho, ni aucun n’a vraiment fait l’expérience et il poursuit de la sorte : Je me suis montré doublement meilleur philosophe qu’eux, car ils se sont trompés en affirmant le contraire de ce qui se passe réellement, mais à cela ils ont ajouté un mensonge en disant avoir observé cet effet par l’expérience, tandis que moi, j’ai fait l’expérience et même avant cela, le simple raisonnement m’avait déjà fermement convaincu, que l’effet devait se produire comme en effet il se produit et il ne m’a pas été difficile de découvrir les raisons de leur erreur…ils ne se sont pas aperçu que …quand le navire est en mouvement, la pierre ne part plus du repos puisqu’aussi bien le mât, que l’homme au sommet, ainsi que sa main et la pierre, se meuvent à la même vitesse que le vaisseau tout entier. Et il m’arrive encore d’avoir affaire à des esprits si obtus qu’on ne réussit pas à leur mettre dans la tête que, même si celui qui est sur le mât ne bouge pas le bras, la pierre ne part pas du repos.... 33 . Un autre précurseur de Gassendi est Giovanni Battista Baliani, proche de Galilée ; il aurait réalisé l’expérience et en donne un compte-rendu dans une lettre à Galilée du 16 septembre 1639. Je veux vous faire part d’une expérience que j’ai pu faire samedi dernier, à bord d’une galère. J’avais placé un matelot en haut du mât d’où il avait laissé tomber une balle de mousquet, à plusieurs reprises, alors que la galère était en mouvement rapide. Cette grande vitesse avait été acquise parce que l’équipage ramait au maximum de ses possibilités et qu’un vent modéré nous aidait considérablement. À chaque fois la balle chut au pied du mât, sans se porter en arrière le moindrement, ce fut à la surprise de tous les présents. Le mât faisait plus de 40 coudées (18 mètres) et la galère était grande (vaisseau amiral de notre flotte). En conséquence, la balle a dû tomber en fendant l’air durant plus de trois secondes, durant lesquelles la Galère a au moins parcouru 16 coudées (plus de 7 mètres) 34 . Enfin, Allen G. Debus cite une lettre de Frenicle De Bessy à son ami Mersenne datée du 7 juin 1634 à Douvres, lettre dans laquelle il expose avec force détails l’expérience complète. 33 Galilée, Opere, VI, p. 545-46. La traduction française est celle de P. Hamou et M. Spranzi, Galilée, écrits coperniciens, Paris, Poche, 2004, p. 299. 34 Lettre de Baliani à Galilée, 19 août 1639, EN XVIII, p. 88. En prenant des ordres de grandeurs réalistes, on peut tout-à-fait confirmer cette estimation. Quoique le temps de chute soit plutôt 2 s. que 3 s. Gassendi à Marseille 309 Pour ce qui est de l’expérience du vaisseau… le vent s’augmentant fort, en sorte que nous ne portions que deux voiles et néanmoins le cours du vaisseau était estimé à 5 milles par heure ou environ qui font 14 pieds pour le moins en 2’’. Or le mât de l’endroit où on laissait choir le boulet jusque sur le tillac, avait 45 pieds que le boulet fait en 2’’ environ et choit au pied du mât à 2 pieds (ou 1 1/ 2) d’icelui, qui est la longueur qu’on l’avance vers la poupe, de sorte qu’il tombait de même que si le vaisseau n’eut pas bougé combien qu’il avance 14 pieds pendant la chute du boulet. L’expérience a été faite plusieurs fois et la balle est quelquefois chue un peu à côté selon le lieu où penchait le vaisseau mais jamais derrière plus de 1 1/ 2 pied ou 2 pieds qui est environ ce que le mât penche 35 . Tout ceci est troublant. L’expérience était « dans l’air », mais en même temps sa puissance de conviction était fragile, les descriptions de son déroulement pas toujours aussi précises. Que penser de la Galère marseillaise ? On ne peut juger exactement de sa valeur expérimentale car nous n’avons pas de descriptifs des protocoles, des conditions, des mesures, des interprétations des témoins. Bref, nous ne sommes pas en présence d’une expérimentation documentée. La vitesse relatée est peu crédible. Il faut en outre constater que la publication du Dialogo n’a pas stoppé la controverse. Pour ces raisons, l’expérience marseillaise pouvait sembler nécessaire. Elle était comme l’aboutissement d’un ensemble d’observations, tests, expériences qui la précèdent. On aurait tort de penser qu’elle mit fin à la controverse puisqu’on trouve ici et là, après la sortie maritime de Gassendi, des récits d’expériences et des arguments contre la thèse galiléenne. Antonio Rocco écrit, en 1633, une virulente critique du Dialogo, dans lequel on peut lire : Je ne crois pas que la pierre tombant du haut du mât sur le navire en mouvement aille directement à son pied. Si je le constatais, je rechercherais d’autres causes que la rotation de la terre ; ce pourrait être la grande vitesse de cette pierre qui ne peut être distinctement perçue par nos sens dans une si courte distance 36 . M. Finocchiaro mentionne encore l’expérience menée par Giovanni Coturno, professeur à l’université de Padoue, expérience qui aurait donné 35 Correspondance Mersenne, vol. IV, 1955, p. 168-170. 36 Antonio Rocco, Philosophical Exercices, Padoue, 1633. Cité par M. Finocchiaro, Art. cit. Vincent Jullien 310 un résultat aristotélicien : la pierre serait tombée en arrière du mât. Scipione Chiaramonti et Giovanni Barenghi publient deux livres (en 1633, et en 1638) relatant ce résultat expérimental. 37 Presque vingt ans plus tard, Giovanni Battista Riccioli (CJ) publie un Almagestum novum où il relate des séries d’expériences soignées faites en mai 1640, août 1645, octobre 1648, janvier 1650, de la Torre degli agneli de Bologne où l’on montre que les poids ne tombent pas à la même vitesse et que ceux qui tardent arrivent avec un décalage vers l’arrière 38 . Riccioli mène là un combat perdu. Le monde savant est, à ce moment, très généralement acquis à la nouvelle théorie du mouvement inertiel. Commentaires Restent trois questions liées : Gassendi défendait-il le principe d’inertie ? L’expérience de Gassendi était-elle nécessaire, voire utile ? Était-elle cruciale ? Apportait-elle une preuve ? La première peut surprendre tant il est vrai que c’est la leçon principale qu’on en retire en général. Les travaux récents s’opposent. Pour O. Bloch, c’est le grand mérite de Gassendi d’avoir été le premier à énoncer le mouvement inertiel des corps. A. Koyré le lui accorde presque en disant qu’il a fait mieux que Galilée sur le point précis de l’énoncé du principe. Cependant, la dominante du commentaire moderne est beaucoup plus critique. Peter A. Pav a lancé l’assaut ; il insiste sur les énoncés contradictoires de Gassendi : parfois la poursuite du mouvement se fait en ligne droite, parfois horizontale. 39 Carla Rita Palmerino va dans le même sens. Elle montre que Koyré est trop généreux envers Gassendi en lui faisant crédit du principe d’inertie (avec rectilinéarité). Ensuite, elle argumente longuement pour indiquer que l’inertie Gassendienne est plutôt du genre Galiléenne, voire Copernicienne. 40 Marco Messeri 41 est très net et argumente, avec Koyré et avec Pav, contre la présence de l’énoncé inertiel chez Gassendi. La doctrine atomiste 37 Finocchiaro, ibid. 38 Koyré, Études d’histoire…, p. 221-222 et 308-309. 39 Peter A. Pav, « Gassendi’s statement of the Principle of Inertia », ISIS, 57, n°187, 1966, p. 24-34. Voir notamment p. 25. Les citations données par Pav le sont d’après la traduction anglaise de Walter Charleton, Physiologia de 1654. 40 Carla Rita Palmerino « Une force invisible à l’œuvre », p. 141-176, in Gassendi et la modernité, Brepols, 2008, S. Taussig (dir.), p. 168-173. 41 Marco Messeri, Causa e spiegazione. La fisica di Pierre Gassendi, Franco Angeli, Milano, 1985, p. 75-93. Gassendi à Marseille 311 de Gassendi, avec la force interne des atomes est peu compatible avec l’inertie et l’emploi, par Gassendi, du terme Impetus (emploi fréquent en effet), montre que le provençal n’est pas entré dans l’esprit et la physique de l’inertie. Ce qui me semble est ceci : Gassendi est ambigu sur l’inertie rectiligne mais il est ferme (comme Galilée) sur le principe de relativité. Or, si aujourd’hui l’équivalence des deux semble bien acquise, ce n’était pas le cas alors. Il suffit de songer aux difficultés cartésiennes concernant cette équivalence non établie 42 . À propos de la seconde question, sur l’utilité ou la nécessité de l’expérience, les opinions des philosophes et historiens des sciences sont très divergentes. Il s’agit, au fond du grand débat pour savoir si le principe d’inertie est a priori ou s’il est empirique. La position la plus tranchée est celle d’Alexandre Koyré qui y est revenu à plusieurs reprises : La réalisation de l’expérience par Gassendi, loin d’être un élément de supériorité, est une preuve de son infériorité comme physicien, par rapport à Galilée. Celui-ci se montre grand, affirme Koyré, lorsqu’il affirme « qu’il n’a aucun besoin de faire cette expérience ». Sans faire aucune mention de l’expérience, il conclut que le mouvement de la balle par rapport au navire ne change pas avec le mouvement de ce dernier… Il déclare avec fierté, Non et je n’ai pas besoin de la faire, et je peux affirmer sans aucune expérience qu’il en est ainsi, car il ne peut en être autrement ». La bonne physique est faite a priori. La théorie précède le fait. L’expérience est inutile parce qu’avant toute expérience nous possédons déjà la connaissance que nous cherchons. 43 La plus longue argumentation est dans les Études galiléennes : Le passage que nous venons de citer [contre la nécessité de l’expérience] nous paraît être d’une importance capitale : il commande à notre avis, toute l’interprétation de l’œuvre galiléenne. Et donc de la science en général 44 . Koyré emploie une formule frappante. Galilée a, de toute évidence raison : pour quiconque a compris le concept de mouvement de la physique moderne, cette expérience est parfaitement inutile. Mais pour les autres ? Pour ceux, justement, qui n’ont pas encore 42 Voir V. Jullien, « Relativité, determinatio et parallaxe dans la physique cartésienne », Philosophiques, vol. 38, n° 2, automne 2011, p. 493-523. 43 A. Koyré, Études d’histoire de la pensée scientifique, p. 210-211. 44 A. Koyré, Études galiléennes, p. 226, l’auteur consacre les dix pages suivantes à cette discussion. Vincent Jullien 312 compris et qu’il faut amener à comprendre ? Pour ceux-là, l’expérience peut jouer un rôle décisif. 45 À Galilée donc la recherche et la théorie, à Gassendi la pédagogie et la vulgarisation. Tel est d’ailleurs le point de vue explicite de Galilée, comme on l’a vu dans la lettre à Ingoli de 1624. En revanche, on trouve un point de vue opposé dans une des plus conséquentes et récentes études sur ce sujet (l’expérience du bateau). C’est celui de Maurice Finocchiaro qui analyse l’importance épistémologique de l’expérience elle-même. Il s’avance jusqu’à écrire que Premièrement, il est évident que Galilée jugeait important et souhaitable d’avoir une confirmation directe qu’un corps tombait au pied du mât d’un navire en mouvement, comme s’il était immobile ; et il est évident qu’il fit divers essais pour avoir une telle confirmation. 46 La remarque étonnante de S. Taussig, citée au début du présent texte va dans ce sens. Je ne vois pourtant rien d’évident à ce souhait attribué à Galilée. On pouvait déjà trouver chez John Keill, en 1746, un long développement à partir du boulet qui tombe du haut du mât, avec cette conclusion : Le grand nombre d’expériences qu’on a faites à ce sujet, sont rapportées par tant d’auteurs, qu’il ne doit rester aucun scrupule sur cet article 47 . Autrement dit, sans l’expérience, des doutes pourraient subsister. J’observe aussi que François Bernier, le héraut du gassendisme, s’il fait évidemment, grand cas de la conception inertielle du mouvement de son mentor 48 , ne mentionne pas précisément l’expérience gassendienne de la galère, ce qui peut faire douter de sa nécessité, fusse pour devenir bon gassendiste. On notera que des débats se poursuivent, mais à un autre niveau : la trajectoire est-elle une parabole (composée d’un mouvement inertiel droit et d’une chute accélérée) ou une courbe plus complexe en raison de la nature circulaire de « l’inertie ». Plusieurs auteurs disent qu’évidemment, on a « en 45 A. Koyré, « Gassendi, le savant », in Pierre Gassendi, Sa vie et son Œuvre, Paris, Albin-Michel, 1955, p. 65. 46 M. Finocchiaro, « Defending Copernicus … », Review of metaphysics, 1, sept. 2010. 47 J. Keill, Institutions astronomiques, publiées à titre posthume par Charles Le Monnier à Paris en 1746, p. 18. 48 Il donne de façon détaillée les phénomènes relatifs aux trajectoires de la balle jetée du haut, ou le long du mât. Tome II, p. 231-234. Gassendi à Marseille 313 bonne approximation, une chute au pied du mât, mais avec une petite variation indétectable empiriquement 49 . Au total nous ne disposons pas d’une véritable expérience. On ne peut s’en étonner vraiment. Il faut en effet abstraire bien des conditions concrètes pour avoir des résultats précis : la résistance de l’air, l’irrégularité des mouvements du navire, la précision du geste du marin en haut du mât qui doit avoir du mal à ne pas donner quelque impulsion etc. La troisième question, relative au caractère probant de la sortie maritime de Gassendi, est sans doute la plus intéressante. À supposer que l’expérience fut menée à bien et qu’on constate qu’en effet, la balle tombe bien au pied du mât, la théorie de l’inertie est-elle bien « prouvée » comme se plaisent à le répéter les inductivistes ? Je ne crois pas. Pour qu’il en soit ainsi, il faudrait que l’expérience soit une expérience cruciale. Mais, cette fois encore, on trouvera qu’il n’y a déciment pas d’expérience qui le soit. Il faudrait que l’on ait deux possibilités et deux seules : la théorie du mouvement d’Aristote selon laquelle si le moteur s’arrête, le mouvement s’arrête, et la théorie de l’inertie selon laquelle le mouvement rectiligne uniforme ne cesse que si une cause (une force) l’y contraint. Alors, une expérience serait cruciale si, invalidant une des deux possibilités, elle validait nécessairement l’autre. La situation ne se présente pas ainsi pour trois raisons : 1. Même faible et pleine de difficultés, il existe une théorie aristotélicienne du mouvement des projectiles. Lorsque la main d’un athlète, devant les yeux du stagirite, quittait son javelot, celui-ci poursuivait sa course. Il est donc possible d’interpréter le comportement de la balle conformément à cette théorie selon laquelle le milieu mû par le mouvement du bateau, demeure quelque temps moteur pour la balle qui continue d’avancer. Certes, elle avance moins et ne devrait pas pouvoir suivre vraiment le mât. Notons que cette « explication » rendrait compte d’une bonne part de la distance parcourue « vers l’avant » par la balle. On peut consulter sur ceci, une foule de commentaires traitant de la question A quo moveantur projecta ? Par exemple les interprétations de Thomas d’Aquin 50 . C’est exactement ce que dit Horatio Grassi à Mario Guidicci en 1624 : Il ne peut croire que la pierre chute au pied du mât, sinon que ceci est du au mouvement de l’air 51 . 49 Voir le livre de Koyré, Chute des corps et mvt de la terre, (1955), trad. et pub. Paris, Vrin, 1973. En particulier, la discussion menée par Borelli, 1668. 50 Thomas, Commentaria in libros Aristoteliis de Caelo et Mundo, III, lect. VII. 51 Cité par M. Finocchiaro, art. cit. Vincent Jullien 314 2. Même forte et rationnelle, la théorie de l’inertie est abstraite et ne se comprend pleinement que dans le vide, sans résistance du milieu. Cette résistance doit rendre compte d’un retard possible de la balle. Ce que certains témoignages rapportent. C’est encore plus sensible lorsqu’on laisse tomber un objet de son carrosse lancé à bonne allure ; il ne semble pas nous accompagner. 3. Surtout, il existe une théorie intermédiaire, celle de l’impetus. Cette théorie, développée depuis le XIV e siècle avait un considérable impact chez les philosophes depuis, et je dirais, surtout, dans les milieux savants du XVI e siècle. Selon cette théorie, lorsqu’un projectile est lancé, le moteur-lanceur lui transmet un certain impetus qui est comme une capacité à se mouvoir dans la direction du jet. Cet impetus se consume et bientôt cesse. Il a cependant mû le projectile de manière sensible. Cette théorie pourrait rendre compte de l’avancée de la balle en direction du mât. Il ne faut pas penser que cette théorie n’est qu’un autre nom de l’inertie. Comme l’a si justement écrit Koyré : la théorie de l’inertie est caractérisée par le fait qu’elle renverse la question qui était « pourquoi un projectile continue-t-il à se mouvoir quand il est séparé de son moteur ? » ; elle devient « pourquoi un projectile en mouvement s’arrête-t-il ? ». Il est bien évident que la théorie de l’impetus mobilise la première question et, qu’à ce titre elle n’est pas du tout une théorie de l’inertie. On ne sera pas étonné de trouver chez pierre Duhem les arguments en faveur d’une possible interprétation de la chute au pied du mât, conforme à la théorie de l’impetus 52 . La doctrine képlérienne est elle aussi une candidate, ni aristotélicienne, ni Galileo-cartésienne de l’inertie, or elle rend compte de la chute au pied du mât. Conclusion La galère marseillaise ne démontre donc à proprement parlé, rien. Si la théorie de l’inertie emporte l’adhésion des philosophes et des physiciens au cours de la première moitié du XVII e siècle, c’est pour des raisons théoriques générales, c’est parce que Descartes en a produit une argumentation globale, parce que Galilée, à sa manière, l’a insérée dans de grands raisonnements 52 P. Duhem, « La physique parisienne au XIV e siècle », Le système du monde, t. 8, chap. X, p. 174. Les germes de cette théorie se repèrent déjà chez Hipparque, Simplicius, Chalcidius. Elle prend son essor moderne avec Jean Philoppon, Buridan, Guillaume d’Ockham, Albert de Saxe. Elle est pleinement développée au XVI e par Dominique Soto, Léonard de Vinci, Tartaglia, Cardano. Gassendi à Marseille 315 rationnels et puissamment géométrisés, parce que Cavalieri, Roberval et d’autres ont « compris » autrement la nature du mouvement. C’est en raison d’un vaste changement théorique sur le mouvement des corps matériels. Ces théories ne sont pas, elles non plus, des preuves au sens logique de la preuve. Elles sont des hypothèses qui peuvent être puissantes et convaincantes pour toute sorte de raisons ; elles font partie d’un vaste débat. Vient un moment où il n’est plus raisonnable de ne pas y adhérer et, au cours de ce vaste débat, des faits, des arguments, des phénomènes pèsent de ce côtélà de la balance. Indiscutablement, la galère marseillaise constitue l’un de ces faits qui apporte sa contribution, plus modeste que certains l’ont écrit, à ce renversement d’équilibre en faveur de l’inertie. Ce n’est pas une preuve, mais ce n’est pas rien. On n’oubliera pas d’avoir une pensée reconnaissante envers les quelques dizaines de galériens enchaînés aux bancs de rames, un jour d’octobre 1640 ; ils ont du se réjouir de mener un train d’enfer pour participer, avec Gassendi, le Comte d’Alais et leurs invités, à une belle expérience de philosophie naturelle. Je remercie… François de Gandt, Michele Camerota, Gerard Serra, Yvon Georgelin, Sylvie Girard, Nicolas Morales, Regis Bertrand pour les informations et conseils qu’ils m’ont donnés. Vincent Jullien 316 Bibliographie Thomas d’Aquin. Commentaria in libros Aristoteliis de Caelo et Mundo, III, lect. VII. Aristote. Du Ciel, Traduction Dalimier-Pellegrin, GF Flammarion, 2004. Averroes. Aristotelis Omnia quae extant opera […] cum Averrois commentariis, Venetiis, Apud Iunctas, 1562-1574. Beeckman, Isaac. Journal (1604-1634), éd. par C. de Waard, La Haye, Nijhoff, 1939, I (1604-1619). Brahé, Tycho. Opera Omnia, edidit I. L. E. Dreyer, Hauniae, In libraria Gylbendaliana, 1919, VI. 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Espaces religieux De l’oral à l’écrit : les Sermons du Père Coton réduits par l’auteur en forme de Méditations, ou l’usage du paragraphe dans le livre de dévotion A NNE R ÉGENT -S USINI U NIVERSITÉ S ORBONNE NOUVELLE - P ARIS 3 I NSTITUT U NIVERSITAIRE DE F RANCE « Le roi a du Coton dans les oreilles ! ». Que cette boutade soit apocryphe ou non, peu importe en un sens : ce qu’elle dit, c’est que le Père Coton, influent confesseur et Prédicateur ordinaire du Roi pendant une quinzaine d’années 1 , fut avant tout perçu comme une voix 2 . Pourtant, la liste de ses publications n’est pas mince, et cet homme de l’oral, qui missionna notamment dans diverses régions à dominance calviniste du sud de la France entre 1598 et 1601, fut aussi un homme de l’écrit. Or, parmi cette production écrite, un texte semble poser de manière particulièrement vive la question du rapport de l’oral et de l’écrit, et ce, dès son titre : il s’agit des Sermons sur les principales et difficiles matières de la foi du Père Coton, réduits par l’auteur en forme de Méditations. Ce long ouvrage (plus de 900 pages) publié en 1617, juste après la disgrâce de l’auteur 3 , n’est pas l’œuvre la plus connue du Père Coton, dont certains livres de méditation font partie des grands succès de librairie jésuites du XVII e siècle, mais elle s’avère à la fois représentative et singulière. Représentative car, comme on sait, le genre de 1 Voir l’appréciation d’Henri-Jean Martin, La Naissance du livre moderne. Mise en page et mise en texte du livre français (XIV e -XVII e siècles), Paris, Éditions du Cercle de la Librairie, 1999, p. 393 : « Le personnage dominant, dès qu’il s’agit de comprendre l’influence exercée alors par la Compagnie de Jésus sur les conceptions intellectuelles de la société française, est évidemment le père Coton. » 2 Voir Pierre Joseph d’Orléans, La Vie du Père Pierre Coton, Paris, Estienne Pichallet, 1688, p. 232. 3 Il ne sera question ici que de cette première édition, celle qu’a pu voir et probablement aider à concevoir Coton ; la seconde (J. Besongne, 1626) est posthume et comporte quelques modifications typographiques, notamment touchant à l’emploi des majuscules. Anne Régent-Susini 322 la méditation a connu depuis le XVI e siècle, chez les catholiques comme chez les protestants, un développement sans précédent, et assez souvent lié à la pratique orale de la prédication 4 . Mais singulière, aussi, car il s’agit sans doute en France du seul exemple connu où les méditations sont explicitement présentées, dès le titre, comme émanant de sermons préexistants - sermons dont, du reste, on ne sait rien, ce qui empêche toute forme de comparaison en règle. Autrement dit, contrairement à ce qui se produit souvent, le livre de Coton ne se présente pas comme un discours oral s’appuyant sur un texte écrit préalablement, mais bien plutôt comme une transposition (et non une simple transcription) écrite ultérieure d’un sermon prononcé antérieurement, la continuation du sermon par d’autres moyens 5 . Cette double singularité se trouve symbolisée dans le frontispice (image 1), seule véritable gravure de l’ouvrage. On y reconnaît en effet à droite la Madeleine pénitente ; et à gauche, un saint évêque 6 à la figure orientalisante, très certainement saint Jean Chrysostome - hypothèse d’autant plus plausible que Chrysostome et la Madeleine sont deux figures liées à la fois à la méditation et à la prédication, tout en étant chacun plus particulièrement associé à l’une de ces pratiques (pour Chrysostome, « saint Jean Bouche d’Or », la prédication ; pour la Madeleine, la méditation). De fait, la réflexion sur le passage de l’oral à l’écrit est au cœur d’une fine adresse « Aux Lecteurs » développée de manière tout à fait inhabituelle chez Coton. Commençant par affirmer qu’« il y a plus de vingt ans qu[’il] résiste à l’instante prière de diverses personnes, qui [l]e pressent in- 4 Voir Marc Fumaroli, L’Âge de l’éloquence, Genève, Droz, 1980, p. 263-264. Du côté protestant, ce sont surtout les sermons traduits (qu’il s’agisse de ceux de Chrysostome ou de ceux de Luther) qui sont « transformés, quand ils passent en français, en écrits de piété » (Olivier Millet, « Le sermon comme événement. Stratégies éditoriales de Jean Calvin dans ses publications imprimées de sermons, entre oralité, art oratoire et impression », in Greta Komu-Thilloy, Anne Réach-Ngô, L'Écrit à l'épreuve des médias du Moyen Age à l'ère électronique, Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 94. 5 Voir Bruno Petey-Girard, « De l’oraison mentale au sermon intérieur. La petite rhétorique méditative du R. P. Coton », Papers on French Seventeenth Century Literature, XXVIII, 54 (2001), p. 55. 6 Il tient un rouleau sur lequel on lit une maxime en grec, d’inspiration platonicienne mais trop générale pour fournir un indice décisif qui permettrait d’identifier le personnage (Ex tôn pneumatikôn : uperoratôn biôlikôn ; « Tiens-t'en / accroche-toi aux choses de l'esprit, méprise les choses de la vie (= le monde, au sens classique du terme) ». De l’oral à l’écrit : les Sermons du Père Coton 323 cessamment d’imprimer [s]es prédications » 7 , le Père Coton avance d’abord pour expliquer ses réticences plusieurs arguments topiques proclamant la supériorité de la parole vive sur l’écrit. Puis s’opère progressivement un changement de perspective, par lequel il s’agit moins de consacrer la primauté de l’oral, que de souligner les différences qui séparent les deux mediums, et expliquent qu’« on ne parle pas communement comme l’on escrit, & l’on n’escrit pas comme l’on parle ». Tributaire de l’antique topique des humeurs réinterprétée dans le cadre d’une théorie des facultés, il pose que « le bon style part du jugement ; le bien dire de la mémoire, rencontre mal-aysée, à cause que l’un tient du sec & l’autre de l’humide » 8 . Dès lors, attribuant à la mémoire humide les fluctuations libres de la copia et de ses répétitions, et la souplesse de ses transitions douces, il associe au jugement sec l’aridité d’un style dépouillé. Autrement dit, loin d’insister, comme on pourrait s’y attendre, sur le passage d’un discours public à une parole intime qu’opère nécessairement la transformation du sermon en méditation 9 , le jésuite s’interroge bien plutôt sur les modalités formelles de cette transposition, et sur le défi rhétorique qu’elle représente : car il s’agit de capter l’attention du lecteur en dépit même de tout ce dont l’écrit est par nature privé : « je me suis estudié de trouver un moyen qui suppleast au defaut de l’action & à l’energie de la voix & qui rendist aussi nettement les conceptions, & encore plus distinctement la substance du discours. » À une époque où, comme on sait, la parole vive est toujours conçue comme première en termes d’energeia, l’écrit, privé par nature d’actio, semble ici pouvoir égaler l’oral par la précision et clarté de son inventio (« rendre aussi nettement les conceptions »), et même le surpasser en matière de dispositio (« rendre encore plus distinctement la substance du discours »). C’est donc bien la dispositio qui sera l’atout majeur de l’imprimé, 7 Pierre Coton, Sermons sur les principales et difficiles matières de la foi du Père Coton, réduits par l’auteur en forme de Méditations, Paris, Sébastien Huré, 1617 [désormais Sermons]. 8 Voir la manière dont Juan Huarte, dans l’important Examen de ingenios para las ciencias (1573), qui circula dans toute l’Europe, réinterprète la théorie des facultés : « La mémoire, pour être bonne & ferme, veut de l’humidité & que le cerveau soit de grosse substance […] ; au contraire l’entendement veut que le cerveau soit sec & composé de parties fort subtiles & délicates » (L’Examen des esprits pour les sciences, Lyon, Gabriel Blanc, 1668, I, p. 14) ; et la lecture qu’en donne Sorel dans La Science universelle, Paris, chez Jean Guignard le fils, 1668, 4 vol. in-12, t. IV, p. 515-516 (citée par Isabelle Moreau, « Hiérarchie des esprits et esprit fort : le discours médical », Les Dossiers du Grihl en ligne, 2010, consulté le 27 avril 2014, n. 15). 9 Voir Bruno Petey-Girard, art. cit., p. 51. Anne Régent-Susini 324 à condition de trouver un moyen spécifique de la mettre en valeur - ce que Coton expose ensuite : C’a esté en gardant le mesme ordre que j’avois tenue és Meditations sur la vie & mort de nostre Sauveur, savoir est, en divisant le sermon en Poincts, Profits, & Colloques. Les Poincts contiennent l’exorde & la narration : les Profits la confirmation & amplification ; le Colloque la conclusion 10 , qu’ils appellent vulgairement Peroration. 11 La division en sections, qui tente de réconcilier la dispositio du sermon et celle de la méditation, correspond donc à la fois à l’organisation scriptovisuelle d’un texte proprement écrit, et à une transposition sélective des respirations rhétoriques d’une parole oratoire 12 . Néanmoins, peut-on se demander, en quoi y aura-t-il clarification, puisque seront désormais amalgamées, dans les « Poincts » comme dans les « Profits », deux étapes bien distinctes du discours ? C’est ce que Coton indique lui-même : « D’où aussi peut revenir une autre grande commodité : qui est, que par ce moyen, les plus difficiles matieres se rendent intelligibles, estant estalées en sections, & articulées en paragraphes ». Ainsi, ce que la dispositio perd en articulations rhétoriques (là où se distinguaient cinq étapes du discours, n’existent plus que trois « sections »), elle le gagne en segmentation de chacune des sections en « paragraphes ». Certes, la pratique correspondante n’est en rien nouvelle ; elle est même relativement courante dans les sermons de cette époque, qu’ils soient manuscrits 13 ou imprimés 14 , en français ou en latin 15 (ce qui amène du reste 10 On remarquera ici l’usage discrètement structurant des majuscules. 11 Pierre Coton, Méditations, « Aux lecteurs ». La méditation ignatienne, telle que la présente Jean-Pierre Camus, est moins explicitement reliée au modèle oratoire - même si les parallèles sont aisés à tracés : « [Ignace de Loyola] va donc partageant l’Oraison Mentale en trois pieces : la premiere, l’entrée qu’il compose d’une priere preparatoire & de deux preludes : la seconde, le corps qui est le discours : la troisieme, le Colloque où il fait entrer les affections » (Direction de l’oraison mentale, Valenciennes, Jean Vérulier, 1619, p. 178). 12 Voir Anne Réach-Ngô, L’Écriture éditoriale à la Renaissance. Genèse et promotion du récit sentimental français (1530-1560), Genève, Droz, 2013, p. 231. Je remercie Anne Réach-Ngô pour les pistes qu’elle m’a généreusement suggérées. 13 Voir le manuscrit Français 19433 de la BNF. 14 Voir, à titre d’exemples bien antérieurs, les Trois décades des sermons de M. Henri Bylinger ministre en l’église de Zurick contenans les principaux chapitres de la religion Chrestienne, Genève, Nicolas Barbier et Thomas Bourteau, 1559 ; Jean Cotreau, Sermon funèbre prononcé en l'église cathédrale de Tournay, le II de may 1580... aux obsèques de... messire Pierre Pintaflour, Paris, G. Chaudière, 1580 ; ou encore Théodore de Bèze, Sermons sur l’histoire de la resurrection de nostre Seigneur Jesus Christ, Genève, Jean Le Preux, 1593. Et pour les méditations, la traduction par De l’oral à l’écrit : les Sermons du Père Coton 325 à nuancer la périodisation fameuse proposée par Henri-Jean Martin, dont les principaux jalons seraient Balzac et Descartes). Cependant, l’apparition du terme paragraphe est d’autant plus significative qu’il demeure plutôt rare en ce début du XVII e siècle où il appartient encore principalement au lexique juridique 16 . À ce titre, son emploi renvoie sans doute au public spécifique visé par ce type d’ouvrage spirituel - qui, comme le souligne Marc Fumaroli, n’est plus le public des sermons, mêlant « les gentilshommes, les femmes et le peuple illettré, ou lecteur de romans dont la longueur est un des charmes », mais bien plutôt le « public des libraires, cultivé au sens humaniste de ce terme, sensible au goût ‘lipsien’, et plus spécialement public robin, que les disciplines juridiques et érudites inclinent à l’atticisme » 17 . L’usage revendiqué du paragraphe apparaît, en ce sens, pleinement cohérent avec le renoncement à la rhétorique copieuse du sermon que Coton proclamait un peu plus haut. Le « paragraphe » dont Coton revendique l’usage est une unité à la fois sémantique et typographique qui semble en fait correspondre, soit à notre actuel paragraphe, soit à notre alinéa, les pratiques typographiques correspondantes (le retour à la ligne, avec ou sans décalage de la première ligne) étant du reste alors relativement récentes dans les imprimés français. En effet, le terme alinéa n’existe pas encore en français au moment où écrit Coton, puisque la première occurrence en est attribuée à Guez de Balzac, dans une lettre datée de 1644 ; or son contexte d’apparition se trouvera précisément sous-tendu par une représentation métaphorique de la matière du discours analogue à celle qui se dégageait de l’avant-texte de Coton. Écrivant à Chapelain en 1644, Balzac demandera en effet que l’imprimeur « pr[enne] la peine de diviser [une lettre de Las Casas] en plusieurs sections, ou (pour parler comme Rocollet), en des alinéas, comme le sont tous mes discours, qui est une chose qui aide extrêmement celui qui lit et démesle bien la confusion des espèces. » Ainsi, comme le « paragraphe » de Coton, Philippe Du Sault des Méditations sur les Mystères de la Passion de Vincenzo Bruno, Paris, Nicolas Nivelle, 1589. 15 Voir le manuscrit Latin 16513 de la BNF. 16 Comme l’explique le premier Dictionnaire de l’Académie, en 1694 encore, ce terme désignant une « Petite section d’un discours, d'un chapitre, &c. » « n’est guere en usage que dans les Livres de Droit », exemples : « Paragraphe premier. paragraphe second. une telle loy au paragraphe, &c. ». Furetière est encore plus explicite : il s’agit pour lui d’un « terme de jurisconsulte » qui désigne « une section ou division qui se fait des textes des loix, ce qui s’appelle ailleurs un article. » Exemples : « Une telle loy est divisée en trois paragraphes. Il en a cité le premier paragraphe, qui est le 2. Article. » 17 Marc Fumaroli, op. cit., p. 263. Anne Régent-Susini 326 l’ « alinéa » de Balzac se distinguera encore fort mal de la « section », ces deux termes désignant conjointement une ponctuation de texte (retour à la ligne) et une portion de texte comprise entre deux retours à la ligne. En outre, pour Balzac comme pour Coton, il s’agira, par la répartition des unités textuelles sur la page imprimée, de « démêler » une matière par essence mêlée 18 . Certes, « Démesler » n’est pas tout à fait « estaler », mais il s’agira toujours de mettre à plat, de passer de trois à deux dimensions - ce que fait, en somme, la page, qui dispose la matière de manière qu’elle s’offre tout entière, sans superposition ou mélange indistinct, au regard de l’intelligence, au regard et à l’intelligence. La finalité théorique semble donc claire, et relativement stable. Mais en pratique, dans le cas de Coton, comment le passage à l’écrit permet-il de souligner et de remodeler la structuration du discours ? On soulignera tout d’abord qu’il est difficile d’évaluer avec certitude la part de l’auteur et celle de l’imprimeur dans la mise en page du texte, s’agissant en outre de pratiques qui ne sont pas théorisées dans les manuels de typographie et ouvrages didactiques des XVII e et XVIII e siècles 19 ; tout au plus pourra-t-on noter que la plupart des ouvrages spirituels parus chez le même imprimeur, Sébastien Huré, se caractérisent par un usage bien moins riche du paragraphe 20 et des autres marqueurs de structuration - ce qui semble confirmer que la revendication explicite, par l’auteur, d’une « articul[ation] en paragraphes », traduit son engagement effectif - fût-ce en collaboration avec l’imprimeur (voire le compositeur) - dans la mise en page de son texte. 18 Voir Marc Arabyan, Le Paragraphe narratif. Étude typographique et linguistique de la ponctuation textuelle dans les récits classiques et modernes, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 51. 19 Voir Anne Réach-Ngô, op. cit., p. 167. 20 Voir par exemple les Douces Extases de l’âme spirituelle, de Claude Hopil, en 1627 (où les majuscules accompagnent cependant parfois l’ouverture des rares paragraphes), le Traité de la réformation intérieure de F. de Sales en 1631 ou encore La Deffense de la Vertu d’Antoine Sirmond parue en 1641. Quant à l’Oraison funèbre sur le trespas de M. de Villeroy, du P. Coton lui-même, parue en 1618, elle est bien paragraphée, mais n’utilise les majuscules que sporadiquement, et jamais comme instrument de structuration/ hiérarchisation ; il en va de même de l’édition des Véritez et excellences de Jésus Christ… disposées par méditations… du P. Bourgoing, en 1634, où les paragraphes sont numérotés mais nullement soutenus et enrichis par le jeu des majuscules. En fait, l’exemple de structuration typographique le plus proche de celle mise en œuvre dans l’ouvrage de 1617 est fourni par le luxueux infolio bicolore des Œuvres de Bérulle par le P. Bourgoing, en 1644. Mais celui-ci est bien postérieur, et il est imprimé conjointement par Huré et par Antoine Estienne, son successeur comme « Premier Imprimeur & Libraire ordinaire du Roy ». De l’oral à l’écrit : les Sermons du Père Coton 327 Pour autant, la première impression est déceptive, au double sens de décevante et trompeuse à la fois. Décevante, parce que l’ouvrage de Coton ne tire pas spectaculairement parti des possibilités visuelles nouvelles offertes par l’imprimé. Il ne s’agit pas là d’un de ces ouvrages magnifiquement ornés qui retiennent le plus souvent l’attention de la critique. Même dans la production du P. Coton, d’autres livres sont plus richement illustrés ou plus spectaculairement structurés, ainsi L’Office de la Vierge (Paris, Eustache Foucault, s.d.), qui utilise en outre l’alternance rouge/ noir 21 . Si l’ouvrage ici étudié est de facture plus modeste, les effets de structuration n’y sont que plus importants, puisqu’il faut rendre pleinement lisibles des pages denses, imprimées en petits caractères, monochromes et non illustrées. Or l’auteur indique lui-même, on l’a vu, l’outil principal qu’il utilisera pour cette structuration, à savoir le découpage en « paragraphes ». Mais cet outil ne se résume pas à l’ « insist[ance] sur les articulations logiques » dans laquelle Marc Fumaroli voyait la maigre contrepartie à ce que, parlant de ce livre de Coton, il appelle « l’émondage de l’aspect imaginatif et sensible du discours » produit par « la traduction de l’oral en l’écrit » - et dont il déplore la « pesanteur scolastique », opposée à l’expressionisme d’une oralité asianiste 22 . Parce qu’il ne s’agit pas de livrer au lecteur des sermons écrits (objets textuels éminemment problématiques), mais des méditations issues de sermons, l’articulation en paragraphes remplit en effet une triple fonction, qui renvoie à ce qu’est, fondamentalement, l’alinéa, à savoir un signe de ponctuation (la ponctuation étant le marquage/ balisage sans doute le plus spécifique de l’écrit) : 1. Premièrement, les alinéas revêtent une fonction de repérage dans le cadre d’une lecture non-intégrale qui renvoie précisément à cette possibilité qu’offre l’écrit (contrairement à l’oral) de ne pas tout lire, de relire, etc. Dans le cas des progressions à thème constant ou à thèmes dérivés, notamment, les alinéas programment et autorisent une lecture tabulaire et non simplement linéaire du texte, soit qu’ils correspondent à autant de rubriques prédiquées à partir du thème constant rappelé à l’initiale, soit qu’ils constituent des tiroirs successifs annoncés par l’hyperthème initial. 2. Deuxièmement, en lecture intégrale cette fois, les alinéas revêtent une fonction didactique évidente, celle-là même qui est revendiquée par Coton lui-même. De fait, la segmentation en paragraphes est non 21 Et de fait, Coton manifeste dans toute son œuvre une conscience particulièrement vive de l’espace graphique et typographique - et il paraît significatif à cet égard que sa Genève plagiaire soit longuement commentée dans la synthèse décisive de bibliographie matérielle publiée par Henri-Jean Martin, op. cit., p. 445 sq.). 22 Marc Fumaroli, op. cit., p. 264. Anne Régent-Susini 328 seulement inséparable de l’avènement de l’imprimerie et de la mutation des pratiques de lectures qu’elle entraîne, la lecture s’éloignant de plus en plus de l’écoute 23 , mais elle vise toujours à donner des instructions au lecteur 24 afin de favoriser la compréhension d’un discours qui pourra désormais assumer pleinement sa part d’abstraction. Et il est significatif à cet égard que chez Coton comme chez tous les auteurs de son temps, la dédicace, encore conçue comme une « parole écrite », et de registre élevé, ne comporte pas d’alinéas ; ces derniers sont encore principalement associés au discours technique, scientifique ou juridique, qui montre, analyse et enseigne, et qui relève du sermo humilis. 25 3. L’exposé, néanmoins, ne se présente nullement comme une structure statique et figée, mais bien plutôt comme un enchaînement de « mouvements ». Ainsi apparaît une troisième fonction, moins statique, plus cinétique ou du moins temporelle, du découpage en paragraphes : la fonction rythmique, essentielle s’agissant d’un texte qui n’est pas destiné à être simplement lu, mais à constituer le support d’une méditation dont le lecteur sera cette fois l’auteur principal. Il importe en effet de considérer non seulement ce que le découpage en paragraphes fait au texte, mais encore ce qu’il fait à l’expérience spirituelle que ce texte vise à susciter et/ ou à accompagner. De fait, si le Père Coton, comme du reste de nombreux auteurs spirituels de son temps, peut sembler pionnier dans sa théorisation de pratiques de scripturation relativement récentes 26 , c’est que le lecteur d’un texte spirituel, et en particulier de méditations, entretient avec ce dernier un rapport spécifique, alternant moments de réflexion, de répétition, de contemplation, d’action de grâces, etc. Les blancs qui séparent les paragraphes figurent des micro-pauses devant permettre conjointe- 23 Voir Henri-Jean Martin, op. cit., p. 271. 24 Voir Daniel Bessonnat, « Le découpage en paragraphe et ses fonctions », Pratiques, n° 57, 1988, p. 81. 25 Voir Roger Laufer, « L’alinéa typographique du XVI e au XVIII e siècle », in La Notion de paragraphe. Actes de la Table ronde (4-5 février 1982), éd. R. Laufer, Paris, Éd. du CNRS, 1985, p. 60. 26 J’emploie le terme de scripturation, proposé par certains linguistes comme Roger Laufer qui regrettent que le terme de ponctuation, issu du mot point, ait empêché leurs pairs de s’intéresser à des unités structurelles supérieures à la phrase - structuration leur paraît présenter l’avantage de ne pas établir d’équivalence implicite entre signe graphique et outil de structuration et de pouvoir ainsi recouvrir tout le champ des procédés de segmentation du texte (Roger Laufer, op. cit. p. 54). De l’oral à l’écrit : les Sermons du Père Coton 329 ment à l’œil de se reposer, à l’intellect d’assimiler ce qui vient d’être lu, et à l’âme de s’ouvrir à la suite du cheminement proposé ; en d’autres termes, le rythme de la compréhension et celui de la méditation, la dimension pédagogique et la dimension spirituelle sont inséparables. Les lignes horizontales séparant les sections permettent au lecteur d’orienter son esprit vers une nouvelle dimension de la prière ; il s’agit de passer de la méditation sur tel ou tel aspect du dogme ou de l’enseignement religieux (ce sont les « Points » numérotés en chiffres romains, moins repérables, certes, que les étoiles de la Renaissance - puisqu’il s’agit toujours de signes alphabétiques - mais néanmoins isolés sur la ligne 27 ) aux conséquences que le lecteur doit en tirer (ce sont les « Profits », là encore numérotés) puis à une adresse à Dieu, au Christ, à la Vierge, etc. (c’est le « Colloque » final). En ce sens, la méditation apparaît comme un champ d’expérimentation particulièrement riche et pertinent pour tous les signes de segmentation, qui « constituent des espaces où le lecteur est à même de prendre du recul à l’égard du texte proprement dit afin de s’en approprier les divers effets de sens » 28 , double mouvement de recul et d’appropriation qui définit tout particulièrement, dans son essence même, l’utilisation du livre de méditation. Ainsi, dans la Méditation tirée du Sermon sur le mérite des bonnes œuvres 29 (image 2), le lecteur, qui vient peut-être de lire la méditation précédente, consacrée à la prière des saints, est invité à faire une pause par le motif triangulaire figurant à la fin de cette méditation ; quoi qu’il en soit, le bandeau figurant en haut de la page 169 l’invite à entrer dans une nouvelle méditation. Les motifs sont soit abstraits, soit, quand ils sont figuratifs, sans rapport précis avec la méditation qu’ils accompagnent ; du reste, par souci d’économie sans doute, l’imprimeur réutilise fréquemment les mêmes au cours de l’ouvrage, ce qui confirme que leur fonction est rythmique et architectonique plus que sémantique, symbolique, explicative ou même simplement illustrative - modestie en elle-même opératoire, en ce qu’elle leur évite de distraire l’attention du lecteur, qui comprend immédiatement que leur rôle est de structurer le texte, pas de l’éclairer. Naturellement, ces 27 Notons au passage qu’on parle également de « points » dans le sermon, et même de « petits points » pour les sous-parties ; et de fait, les sermons comme les méditations se caractérisent par leur organisation modulaire. Voir Ch. Noille-Clauzade, « À la recherche du texte écrit : enquête rhétorique sur les sermons de Bossuet », Lectures de Bossuet. Le Carême du Louvre, éd. G. Peureux, Rennes, PUR, 2001, p. 89-109. 28 Anne Réach-Ngô, op. cit., p. 251. 29 Méditations, p. 169 sq. Anne Régent-Susini 330 indices ornementaux et structurels, sont aussi des manières d’aider le lecteur à se repérer dans l’ouvrage, dans le cas où, par exemple, il souhaiterait commencer directement par telle ou telle méditation. Cette fonction de balisage est fondamentale dans le cadre d’un ouvrage de méditation, destiné à être consulté, ruminé selon des trajectoires multiples (et non écouté cursivement comme un sermon). La lettre ornée qui ouvre chaque méditation joue le même rôle ; associant lettre et ornement, elle modifie le paragraphe de manière très repérable, et se donne à voir plus qu’à déchiffrer, d’autant qu’elle en introduit un retrait du texte sur quatre lignes ; elle dramatise en outre visuellement le moment d’entrée dans la méditation et crée ainsi une sorte d’élan visuel inaugural. D’autres lettrines plus modestes apparaissent en tête de section (voir Méditations, p. 176), mais elles sont de taille plus réduite et ne sont pas ornées. Leur valeur relève du balisage plus que de la décoration, et de la structuration plus que de la dramatisation. La méditation proprement dite commence par plusieurs « Poincts » euxmêmes subdivisés à la manière scolastique - et relevant d’une énonciation de « récit » où n’apparaît ni locuteur ni allocutaire : « Il faut considérer qu’il y a cinq sortes d’œuvres : vive, morte, mortifère, mortifiée, vivifiée » (premier point) ; « Toute œuvre vive ou vivifiée a quatre qualités, car elle est méritoire, satisfactoire, impétratoire, consolatoire » (deuxième point) ; « La plus noble et la plus excellente de ces quatre qualités est la méritoire […] Et pour le bien comprendre il faut considérer les causes du mérite » (troisième point), énumérées à leur tour, etc. Arrivant à la fin de cette section, le méditant est invité à faire une pause, matérialisée par deux lignes horizontales, avant de poursuivre son cheminement intérieur par la section « Profits », qui ouvre un nouveau régime d’énonciation, puisqu’apparaît la première personne, qui se veut support pédagogique d’identification pour le lecteur. Ici, cette section s’ouvre de manière significative par les mots suivants : « De la susdite distinction des œuvres, j’apprends que… ». Cette première personne « générique » ponctue toute cette section « Profits », en s’appliquant et en s’appropriant les thèmes médités auparavant - comme en témoignent l’ouverture du 6 e profit : « L’œuvre vivifiée m’admoneste d’un trait admirable de la miséricorde de Dieu » 30 ; ou celle du 7 e profit : « Les malheurs qui accompagnent l’œuvre mortifère m’enseignent que… ». Enfin, deux lignes horizontales suggèrent une nouvelle pause et marquent le passage à l’étape finale de la méditation, le « Colloque », adresse de l’âme à Dieu qui place désormais le locuteur face à l’allocutaire divin, comme en témoigne 30 Méditations, p. 179. De l’oral à l’écrit : les Sermons du Père Coton 331 l’apostrophe : « L’obligation que nous avons à votre majesté, ô suprême Architecte du monde… » 31 . Il y aurait encore beaucoup à dire, par exemple, sur l’usage des italiques non citationnels 32 et des petites capitales - dont il est difficile de savoir s’ils sont attribuables à l’auteur, à l’imprimeur ou aux deux 33 . Les petites capitales peuvent ainsi servir à faire « résonner », comme en écho, tel nom propre important, à souligner une clausule 34 (voire, plus rarement, tout autre expression jugée importante 35 ) ou à hiérarchiser les marquages en redoublant ou en raffinant le balisage fourni par les points numérotés : il arrive par exemple (voir Méditations, p. 296) que les petites capitales n’accompagnent que le début de chaque point numéroté, permettant ainsi de hiérarchiser ce qui deviendra, à partir du XVIII e siècle, l’alinéa double (c’est-à-dire l’alinéa avec interligne, parfois appelé paragraphe), et l’alinéa simple. Associée à la répétition lexicale en anaphore (« La bonté… cette même bonté… »), elles soulignent en outre la continuité thématique (la cohésion du discours) 36 . Mais on peut aussi trouver un usage plus fin des marqueurs, par exemple dans l’énumération des cinq types d’« œuvres » 37 . L’usage conjoint des petites capitales et des italiques permet une lecture tabulaire des cinq catégories (vive, morte, mortifère, mortifiée, vivifiée), tout en permettant de distinguer les deux catégories « pures », univoques (les adjectifs morphologiquement simples VIVES et MORTES , en petites capitales), et le continuum 31 Méditations, p. 184. 32 On ne commentera pas ici l’inscription des références en marge, qui n’a en ellemême rien pour surprendre (depuis longtemps, l’Imitatio, par exemple, texte méditatif fondateur, était publiée avec de pareilles manchettes), mais qui elle aussi propose au lecteur une sorte de parcours parallèle les textes bibliques et patristiques, parcours propre à l’écrit lui aussi (puisqu’aucune de ces références ne serait signalée telle quelle en chaire), qui prolonge comme en écho l’effet polyphonique induit par les italiques - italiques citationnels, cette fois. De fait, cette polyphonie est particulièrement frappante dans ces méditations, du fait que très souvent, les citations ne sont pas traduites ; c’est en particulier le cas pour les citations grecques, ce qui serait très vraisemblablement impossible à l’oral, dans le cadre d’un sermon. Leur étrangeté, déjà redoublée par la différence des alphabets, n’est donc nullement réduite, mais au contraire exhibée (voir par exemple Méditations, p. 652). 33 Voir Anne Réach-Ngô, op. cit., p. 164-165. 34 Voir Méditations, p. 20 : « Dieu se faisant homme et l’homme Dieu »). 35 Voir Méditations, p. 284 : « tout ce que ». 36 Cependant, assez souvent, Coton semble renoncer à ce marquage quand le syntagme n’est plus en tête de paragraphe ; voir Méditations, p. 299 et p. 325-327. 37 Méditations, p. 169-170. Anne Régent-Susini 332 des catégories intermédiaires, plus mêlées (les adjectifs suffixés mortifère, mortifiée, vivifiée, en italiques dans les pages 170-171 que nous n’avons pu reproduire ici). Autrement dit, on n’a pas simplement les petites capitales pour les « titres de niveau 3 » et les italiques pour les « titres de niveau 4 », mais des effets de structuration plus complexes. Cette hypothèse semble confirmée par l’ordre adopté dans l’énumération de ces catégories ; qu’il s’agisse de l’auteur et/ ou de l’imprimeur, on a manifestement renoncé à les présenter dans un ordre graduel, de la vie à la mort, ou de la mort à la vie, ce qui permet à la fois de mettre en valeur les deux extrêmes, et d’achever le point sur les œuvres « vivifiées », qui sont celles que doit et peut viser le méditant, les œuvres « vives » lui étant le plus souvent inaccessibles. On trouve donc chez Coton une configuration typographique complexe mettant en œuvre des signes hétérogènes, et dont la densité s’avère extrêmement variable selon les passages ; certaines séries de pages sont parfaitement étales tandis que d’autres apparaissent saturées de marqueurs. Alternent ainsi des pages entières sans un seul balisage, en particulier s’agissant des « colloques », assez monologiques par essence, puisque le je s’adresse à Dieu (il n’est pas rare que six pages parfaitement étales se succèdent ainsi sans un seul alinéa 38 ) et des pages très rythmées, aux marges pleines de références 39 - au point qu’apparaît par moments une sorte de concurrence entre les balisages 40 . Ainsi, même dans un livre de facture relativement modeste, se trouvent utilisés, comme pour remédier à la disparition de la parole vive, tous les moyens typographiques disponibles : * scansion majeures marquées par les bandeaux, les lettres ornées, les lignes horizontales * scansions moyennes marquées par les chiffres romains et le blanc qui les entourent, ainsi que par petites lettrines * scansions mineures marquées par les paragraphes, les petites capitales et les italiques « de structuration ». 38 Voir Méditations, p. 364-369 ou p. 608-615. 39 Voir Méditations, p. 124-125 ou p. 360. 40 Voir Méditations, p. 327, où les petites capitales de début de « profit » entrent en concurrence avec les italiques de discours rapporté ; on observera que le marqueur de structuration l’emporte alors sur le marqueur énonciatif. On notera par ailleurs que les italiques sont également employé pour un autre type de « discours autre », l’emploi en mention (voir Méditations, p. 745), et ce, avec une remarquable cohérence, puisque quand l’emploi en mention intervient dans le cadre d’un discours rapporté (citation en italique), il se trouve dès lors en caractères romains, conformément à l’usage actuel (voir Méditations, p. 793). De l’oral à l’écrit : les Sermons du Père Coton 333 - le tout selon une hiérarchie aussi intuitive qu’efficace, même si elle n’est pas toujours absolument cohérente 41 . Il ne s’agit pas seulement de pallier l’absence des séductions chatoyantes de l’actio et de ses charmes, de la copia et de ses figures (et l’on sait quelle place elles occupent dans l’éloquence de cette génération de Jésuites attachés au public mondain des cours royales), mais également de guider, d’une autre manière, l’attention du récepteur, en d’autres termes, d’affirmer, sous d’autres formes, son autorité pastorale 42 . Cette fonction est d’autant plus décisive que l’ouvrage de Coton s’inscrit dans un mouvement en faveur de la dévotion laïque 43 ; dès lors, le public qu’il vise n’est ni un « professionnel de la dévotion » 44 , ni un « professionnel de la lecture ». En somme : plus de chaire, plus de soutane, plus d’opposition possible entre un moi, pasteur et un vous, mes ouailles. Et pourtant, il s’agit bien de conduire la méditation - c’est même tout l’objet d’un tel livre -, et c’est à cette fonction aussi que répondent les procédés de structuration, didactiques au sens plein du terme, c’est-à-dire outils de clarification et d’autorité, signes et instruments d’une direction, dans tous les sens du terme 45 . Dans un texte d’où l’auteur paraît s’absenter au profit d’un je plus générique, nouvel avatar du je lyrique renaissant, la structuration de la page affirme, de façon aussi efficace que détournée, une autre forme de maîtrise sur le discours et sur le méditant. Ainsi, pour être issues de sermons, les Méditations de Coton ne se donnent pas plus simplement comme « paroles gelées », reliquat amoindri du flux continu, énergique et vivant, de la parole et de la pensée : par leur occupation concertée de l’espace de la page, elles acquièrent des vertus spécifiques facilitant l’appropriation intellectuelle et spirituelle du discours de dévotion. Coton apparaît donc comme relativement précoce, non pas tant 41 Voir par exemple l’utilisation, au lieu de paragraphes, d’un système de numérotation (chiffres arabes) n’impliquant nul retour à la ligne (Méditations, p. 687). 42 Sur la dimension de contrôle inhérente au genre de la méditation catholique et sur la discrétion avec laquelle Coton la met en œuvre, voir Bruno Petey-Girard, art. cité, p. 50. Sur la visée injonctive de la segmentation en paragraphes, voir Henri Bessonnat, « Le découpage en paragraphes et ses fonctions », Pratiques, 57, 1988, p. 86. 43 Sur l’influence de ce mouvement, plus précoce en Angleterre qu’en France, sur l’histoire du livre, voir Henri-Jean Martin, op. cit., p. 370. 44 Contrairement aux religieuses auxquelles s’adressent les Méditations de Pontus de Tyard ou de Bossuet. 45 Voir Bruno Petey-Girard, art. cité, p. 49. Anne Régent-Susini 334 dans son usage du paragraphe 46 , que dans la conscience qu’il en manifeste. Il confirme en tout cas que la prose religieuse des XVI e et XVII e siècles - et tout particulièrement le genre de la méditation, dont Claude Blum déclarait qu’il « est l’un des espaces privilégiés de formation de la prose française » 47 - a pu être un laboratoire des nouvelles pratiques langagières, et en l’occurrence typographiques, en train de se mettre en place. 46 Sur « le souci de cohérence assurant à la hiérarchisation visuelle du texte sa fonction d’aide à la lecture » chez les imprimeurs de la Renaissance, voir Anne Réach-Ngo, op. cit., p. 168-170. On notera cependant que n’apparaît chez Coton aucun des marquages typographiques en voie de disparition : blanc aldin, étoiles, pied-de-mouche, etc. Chez lui, comme chez les modernes, c’est le paragraphe qui constitue l’unité minimale au-delà de la phrase. 47 Claude Blum, La Méditation en prose à la Renaissance, Paris, Presses de l’E.N.S. (Cahiers V.L. Saulnier, 7), 1990, p. 109. De l’oral à l’écrit : les Sermons du Père Coton 335 Annexe Image 1 : Frontispice des Sermons du Père Coton, 1617. Image reproduite avec la permission de la Bnf Anne Régent-Susini 336 Image 2 : Méditation tirée du Sermon sur le mérite des bonnes œuvres Image reproduite avec la permission de la BnF Les Îles de Lérins dans les Poësies chrestiennes d’Antoine Godeau C AMILLE VENNER U NIVERSIT É DE L ORRAINE / L ABORATOIRE L ITT É RATURES , I MAGINAIRE , S OCI É T É S Dès l’entrée de la France dans la Guerre de Trente Ans (1618-1648), la Provence, convoitée par les Espagnols, en essuie les assauts. Ces derniers s’emparent des Îles de Lérins en 1635, archipel qui ne sera repris par les Français qu’en mai 1637 1 . Ce conflit touche particulièrement Antoine Godeau, poète catholique et évêque de la ville de Grasse puis de Vence, dont les premières années d’épiscopat sont marquées par les difficultés politiques de la région niçoise 2 . L’importance que revêt pour cet évêque l’annexion de l’archipel de Lérins se manifeste notamment dans sa poésie 3 . En 1641, il publie pour la première fois, au sein des Œuvres chrestiennes, un ensemble en vers nommé les « Eglogues spirituelles ». La treizième églogue s’intitule « L’Isle de Lerins » 4 et évoque, par l’intermédiaire d’un dialogue en alexandrins entre les bergers Daphnis et Lysis, le combat des troupes françaises et espagnoles sur l’île Saint-Honorat. Bien que cette pièce ait été 1 Voir Jean-Marie Le Gall, « L’île aux trésors », chapitre X de l’Histoire de l’Abbaye de Lérins, par Mireille Labrousse et alii, Abbaye de Bellefontaine, ARCCIS, Cahiers Cisterciens, Des lieux et des temps, n°9, 2005. 2 Voir André Compan, « La vie religieuse dans le comté de Nice au temps de Godeau », Antoine Godeau (1605-1672). De la galanterie à la sainteté. Actes des journées de Grasse 21-24 avril 1972, publiés par Yves Giraud, Paris, Klincksieck, 1975, p. 151-165. 3 La quatrième lettre À Philandre du Père Hercule témoigne également des préoccupations de Théopompe-Godeau. Voir le Père Hercule, Lettres à Philandre (1637-1638), édition de Georges Couton et d’Yves Giraud, Fribourg, Éditions universitaires de Fribourg Suisse, SEGES, 1975. 4 Antoine Godeau, « Eglogue treiziesme. L’Isle de Lerins », Poësies chrestiennes, Paris, Pierre Le Petit, 1660, p. 234-242. Camille Venner 338 composée en septembre 1637, voire lors de l’été 1638 5 , pour n’être éditée qu’en 1641, dates auxquelles l’archipel est de nouveau français, le poète choisit de peindre l’instant où le désordre règne encore dans l’île, afin de souligner l’inquiétude qui fut celle des Français. Depuis dix ans, Daphnis, probable double fictif de Godeau, cherchait un lieu de retraite monastique ; l’île Saint-Honorat pourrait bien répondre à ses attentes, mais le moine Lysis l’avertit des récents malheurs qui s’y sont abattus. La question politique surgit de façon inattendue au sein de cette pièce pastorale - au double sens du terme, générique et religieux - composée par un poète dont les aspirations poétiques doivent désormais concilier muse chrétienne et lyrisme officiel 6 . Nous entendons donc étudier la représentation de l’île de Lérins, en tant que haut lieu spirituel et siège d’une crise politique, une représentation qui pose la question de la convenance du genre de l’églogue spirituelle au lyrisme officiel. Tirer profit de l’événement ? En abordant un sujet d’actualité 7 , Godeau renoue avec la veine encomiastique qu’il avait déjà expérimentée en 1633 à l’occasion de la prise de La Rochelle, composant alors une ode de facture malherbienne en l’honneur de Louis XIII et de Richelieu 8 . L’entreprise épidictique s’y révèle nettement. Tout d’abord, l’églogue spirituelle est contaminée par le discours officiel, au point de devenir une pastorale politique. La structure même du poème indique que l’indécision générique est cultivée. Initialement, cette églogue tient du genre de la promenade ; les deux bergers s’entretiennent et se dirigent vers une grotte, refuge propice à la narration lyrique. Lysis, sur deux cents vers, s’adonne ensuite à deux récits différents : celui de la vie de saint Honorat, puis celui de l’annexion de l’île et de sa reprise, reliés par la 5 Yves Giraud, « Les ‘‘Églogues spirituelles’’ d’Antoine Godeau », Antoine Godeau (1605-1672), De la galanterie à la sainteté, op. cit., p. 295-318. 6 Le caractère exceptionnel de cette pièce tient au fait que dans la majorité des productions poétiques du XVIIᵉ siècle, la poésie de circonstance occupe une place à part, les églogues politiques faisant l’objet d’une publication en singleton. Voir Stéphane Macé, L’Éden perdu. La pastorale dans la poésie française de l’âge baroque, Paris, H. Champion, 2002, p. 251 et ss. 7 Saint-Amant s’est également emparé de l’événement dans « Le Passage de Gibraltar. Caprice Heroïcomique » édité en 1640, Œuvres, édition critique de Jean Lagny, Paris, Société des Textes Français Modernes, t. 2, 1967, p. 166-198. 8 À propos de l’Ode au Roy, voir Yves Giraud, « Godeau thuriféraire de Richelieu », L’éloge lyrique, sous la direction d’Alain Génetiot, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 2009, p. 161-170. Les Îles de Lérins dans les Poësies chrestiennes d’Antoine Godeau 339 mention d’une lutte commune contre des créatures maléfiques. Ainsi, hagiographie et épopée sont enchâssées dans le dialogue pastoral. Ce brouillage est facilité par une conception de la pastorale comme hyper-genre fonctionnel, qui autorise et facilite les transgressions. Le choix de l’île comme cadre spatial de l’églogue, notamment, favorise l’introduction du discours politique : l’île de Lérins, dans l’imaginaire collectif, fait figure de paradis terrestre. Godeau joue sur son caractère bifrons, pour confronter deux univers, celui de la pastorale, édénique, et celui de l’épopée guerrière, apocalyptique. Ainsi, tout le poème est structuré par ces oppositions. Prenons l’exemple du bestiaire, dont le jeu sur les connotations permet le va-et-vient entre les univers spirituel, pastoral et politique. Le début de l’églogue est consacré à la plainte élégiaque d’un Lysis déplorant l’harmonie dans laquelle vivaient moines-bergers et animaux avant l’arrivée des Espagnols : Les Cerfs en seureté des meutes acharnées, Dans nos sources miroient leurs testes couronnées, Les Dains, & les Chevreüils, sur le bord des ruisseaux Dansoient à bonds legers au son des chalumeaux, Et nos Brebis en paix dépoüilloient la prairie Sans redouter des loups la soudaine furie 9 . Dans ce bestiaire pastoral convenu, les animaux sont à l’image des bergers ; la connotation biblique n’est pas absente, ainsi le « cerf » est le symbole traditionnel du Christ. Néanmoins l’interprétation littérale est maintenue. Dans la suite de l’églogue, l’utilisation des analogies permet de donner un sens figuré à ce bestiaire et de servir la condamnation politique : Tels qu’alors que la faim irrite leur courroux, Sur de simples brebis on voit fondre les loups, Tels, ou plus fiers encore, on voit des bords du Tage Mille Monstres crüels fondre sur ce rivage 10 . Ainsi, l’univers pastoral est comme nécessaire au déploiement du poème politique. Godeau met en place les éléments topiques d’un cadre idéalisé, pour louer l’action salvatrice du roi-berger Louis XIII, dont l’intervention fameuse permet le retour au calme et la préservation de ce paradis bien réel qu’est l’île Saint-Honorat : « Et bien peu de Soldats conduits par un Lion / Font ce que n’eust sans luy pû faire un million 11 », rappelle Lysis. Notons l’absence totale de Richelieu dans ce récit du combat, ce qui magnifie les hauts faits du souverain, en lui donnant l’exclusivité de la victoire. 9 Op. cit., v. 63-68. 10 Ibid., v. 209-212. 11 Ibid., v. 277-278. Camille Venner 340 La réalité historique est, de fait, gauchie ; il s’agit bien évidemment d’une églogue de propagande. La reconquête de l’île Saint-Honorat, retardée à plusieurs reprises, a été bien plus complexe que ne la présente Godeau 12 . Par ailleurs, les Espagnols sont totalement discrédités par le poète, qui les accuse non seulement de dévaster l’île afin de mettre en place leur défense, mais aussi de la profaner. Les moines, réfugiés « dans [leurs] pauvres cabanes », sont « exposez aux efforts de ces Tygres profanes » 13 , et voient les soldats « soüiller » leur « sainte demeure » 14 , se livrant à la destruction et au pillage. Dénonçant par un récit à la forte charge pathétique les outrages infligés par les Espagnols, Godeau donne à ces derniers une leçon de catholicisme, et célèbre ce qui fut la démonstration décisive de la force de la flotte française. Ainsi, l’éloge de la quiétude lérinienne, qui conduit la prière finale à Dieu, se combine avec un discours conquérant, qui sied à la poésie officielle. Mais il ne faudrait pas en conclure pour autant que le poète se sert de cette reconquête pour asseoir sa notoriété tout en servant la politique de Richelieu. Godeau se prive en réalité de certains ressorts habituels de la pastorale politique. La crise de Lérins était l’occasion de composer un ample récit épique de la bataille ; or celui-ci avorte de façon quelque peu étonnante. Alors que Lysis vient de louer les qualités du chef de guerre, il s’interrompt pour affirmer qu’il ne saurait développer les hauts faits auxquels il a assisté : Ma langue n’ose pas tracer une peinture De ce qu’ont veu mes yeux dedans cette avanture ; Ignorant que je suis des termes des combats, Je ne pourrois, Berger, rien dire que de bas, Et quelqu’un plus chery des Filles de Memoire Doit immortaliser cette grande victoire 15 . Le topos du non sum dignus, qui d’ordinaire permet de valoriser le caractère exceptionnel du combat, est justifié par le statut du poète, simple moine-berger à l’humble verbe. Il indique aussi le souci de plaire à un lecteur mondain qui goûte peu le long poème épique - le détail du combat aurait créé un certain déséquilibre au sein de la série des « Eglogues spirituelles ». Mais ce refus est aussi la marque d’une réflexion de Godeau sur les limites du genre de l’églogue, concurrencé par l’ode officielle 12 Voir Jean-Marie Le Gall, op. cit. : selon lui, la victoire a été achetée par Richelieu. 13 Op. cit., v. 227-228. 14 Ibid., v. 236. 15 Ibid., v. 279-284. Les Îles de Lérins dans les Poësies chrestiennes d’Antoine Godeau 341 notamment déployée par Malherbe 16 . Cet aveu d’impuissance est la marque des ronsardisants, qui goûtent une poésie figurative et descriptive ; celle-ci s’épanouit davantage dans le genre pastoral que dans une forme au style élevé et plus abstrait. Or la crise de Lérins était l’occasion rêvée de déployer un faisceau d’images liées à l’insularité édénique. Ainsi, cette pastorale politique n’est pas seulement l’œuvre d’un poète intéressé : la treizième églogue n’a pas été rédigée pour satisfaire une demande ponctuelle, mais pensée d’emblée comme l’une des pièces des « Eglogues spirituelles » 17 , jalon d’un itinéraire intérieur plus large devant mener à l’éloge de la solitude. Une églogue lérinienne Bien que ce poème soit fortement ancré dans l’actualité, il garde une dimension archaïsante voire intemporelle. L’importance que prennent l’hagiographie de saint Honorat et les longs passages descriptifs nous incite à le relire sous l’angle de l’héritage lérinien, dans sa double dimension littéraire et spirituelle. L’île, bien que peu présente dans la littérature religieuse, reste un symbole attaché au paradis : close, comme le cloître, luxuriante, comme le jardin d’Éden, séparée du continent, à la marge du royaume des cieux, les croyants la perçoivent comme une transposition des solitudes des lieux escarpés et arides. Daphnis, au début de l’églogue, reprend cette transposition, affirmant chercher le repos sur l’île de Lérins, et non dans un désert, considéré comme un locus terribilis : Je les cherche par tout, ces innocens Bergers, […] Ny ceux qui dans l’Egypte en des sablons mouvans, Sans ombre, & sans fraîcheur, s’enterrent tous vivans 18 . L’image du paradis terrestre commande une part de la représentation de l’île de Lérins : on retrouve en effet l’absence de hiérarchie entre les moines, l’harmonie des hommes et de la nature, l’inutilité du labeur, la longueur 16 Cette tension entre ode et églogue est également exprimée par Léodamas, qui loue le choix de Théopompe-Godeau, dans la lettre XIV du Père Hercule : « L’Églogue est un Poëme que notre langue n’osoit entreprendre ; j’ay ouy dire à feu M. de Malherbe qu’il eût aymé mieux faire un poëme Épique, qu’un seul chant pastoral ; et en effet, nous avons de belles Odes achevées, et de beaux poëmes commencez ; mais nous n’avons point de bonnes Églogues, et j’avois perdu l’espérance d’en voir jusqu’à aujourd’huy », op. cit., p. 83. Pour une analyse de la concurrence de l’ode et de la pastorale politique, voir Stéphane Macé, op. cit., p. 251-267. 17 La quinzième églogue, au contraire, ne sera éditée qu’en 1646. 18 Op. cit., v. 14-18. Camille Venner 342 d’une existence saine, qu’achève une mort paisible. Mais le poète ne se contente pas de convoquer toutes les images chrétiennes traditionnelles de l’insularité ; par quelques notations descriptives réalistes, Godeau donne à voir l’aspect typiquement méridional de l’archipel 19 . Par exemple, la végétation luxuriante d’une île « [o]ù les chesnes âgez, & les pins glorieux, / Elevoient à l’envy leur front audacieux 20 » est caractéristique du paysage provençal. Néanmoins ces touches réalistes ne visent pas simplement à figurer cet éden terrestre ; elles s’inscrivent dans une entreprise plus large de réécriture et d’appropriation de lieux communs de la littérature antique, patristique ou plus largement religieuse, qui furent développés par les auteurs lériniens dès la fondation du monastère par saint Honorat au Vᵉ siècle. La composition de cette pièce, tout d’abord, n’est pas sans rappeler cette somme étrange réalisée par Vincent Barralis, publiée en 1613 et considérée comme la première histoire érudite du monastère de Lérins 21 . Godeau en a peut-être eu connaissance, dans la mesure où Jean de La Ceppède s’y réfère dans ses deux sonnets consacrés à l’île de Lérins, dans son Imitation de la Pénitence de David 22 , éditée la même année. Par ailleurs, Genebrard a publié dès 1578 trois discours des Pères de Lérins : le De laude eremi de saint Eucher, la Vie de saint Honorat par saint Hilaire, ainsi qu’un discours de Fauste de Riez sur l’instruction des moines 23 . Le lyrisme qui irrigue notre poème insulaire est présent dès les premiers textes des Pères de Lérins. Ainsi, le paradis lérinien est célébré par Césaire 19 Voir Yves Giraud, « En lisant Antoine Godeau, première poète de la Côte d’Azur », Quaderni Francesi, Naples, Instituto universitario orientale, 1970, p. 267-288. 20 Op. cit., v. 33-34. 21 Vincent Barralis fut moine au monastère Saint-Honorat ; il composa sur place une chronologie de Lérins, en latin, qu’il publia à Lyon en 1613. Celle-ci relate les légendes qui participent de l’aura de l’île. Voir la Chronologia sanctorum et aliorum virorum illustrium ac abbatum sacrae insulae Lerinensis, a domno Vincentio Barrali Salerno Monacho Lerinense in unum compilata Cum annotationibus eiusdem. MDCXIII, Lugduni, sumptibus Petri Rigaud, in Vico mercatorio sub signo Fortunae. 22 Sonnets I et II, « Sur les sainctes reliques, et devote solitude de l’Isle sainct Honoré de Lerins », Imitation des Pseaumes de la penitence de David, par Messire J. de La Ceppede, Seconde edition, Reveüe & augmentée de quelques Paraphrases d’autres Pseaumes & pieces de devotion, A Tolose, de l’Imprimerie des Colomiez, 1612, p. 54- 55. Pour une analyse de ces deux pièces, voir Yvette Quenot, « Les sonnets sur le monastère de Lérins », Les lectures de La Ceppède, Genève, Droz, 1986, p. 42-45. Selon elle, La Ceppède, dans son évocation de l’île comme refuge, a été particulièrement influencé par le De laude eremi et le De contemptu mundi de saint Eucher. 23 Voir Yvette Quenot, ibid., note 57, p. 44. Les Îles de Lérins dans les Poësies chrestiennes d’Antoine Godeau 343 d’Arles dans son Discours aux religieux : « O douce et fortunée demeure ! 24 », s’exclame-t-il. De même, saint Eucher, moine de Lérins, s’émerveille de la sainteté de l’île dans son De laude eremi, ou Éloge de la solitude, texte fondateur d’une tradition littéraire qui fait de l’île le lieu idéal de la retraite : O bon Jésus, que d’assemblées, que de réunions de saints j’ai vues dans cette île ! Vases précieux, ils embaumaient de leurs suaves parfums ; la bonne odeur de leur vie se répandait en tous lieux 25 . L’île de Lérins, avant sa dévastation par les Espagnols, est bien sous la plume de Godeau ce paradis dont les premiers Pères faisaient déjà l’éloge. De plus, cette treizième églogue spirituelle propose un discours de la retraite qui doit beaucoup à celui que développent les moines lériniens 26 . L’expression du « secreti amor » (amour du désert), créée par saint Eucher, est reprise ensuite par les autres moines de Saint-Honorat, qui considèrent l’île comme un havre de paix, comme une statio sûre ; ainsi, Paulin de Nole, dans ses Épîtres, ou Vincent de Lérins, dans son Commonitorium, développent l’image du refuge offert aux navigateurs, que s’approprie Lysis, relatant la traversée maritime des moines. Godeau reprend également à son compte le rôle fondateur de saint Honorat, insérant une véritable hagiographie dans cette églogue. Sont rappelés les principaux éléments du récit originel de saint Hilaire, disciple d’Honorat, de l’arrivée de ce dernier sur l’île à l’épiscopat à Arles, en passant par les deux miracles que sont la victoire contre les serpents démoniaques et la création d’une source d’eau pure, qui augurent l’établissement de la communauté monastique 27 . L’accent est surtout mis sur la lutte épique d’Honorat contre les serpents envoyés par le Démon : Mais cét Hoste nouveau se mocque de ses ruses, Et ses forces, Berger, ne sont pas moins confuses, Il arme en sa faveur mille horribles Serpens, […] Lors le Saint invoquant le doux Nom de son Maistre, 24 Césaire d’Arles, Serm. Ad Monachos, IX, VIᵉ siècle, passage traduit par l’Abbé Alliez, dans Les îles de Lérins, Cannes et les rivages environnants, Paris, Didier et Cie, 1860, p. 383. 25 Saint Eucher, De laude eremi, Vᵉ siècle, passage traduit par l’Abbé Alliez, ibid., p. 381. 26 Voir Marc Heijmans et Luce Pietri, « Le ‘‘lobby’’ lérinien : le rayonnement du monastère insulaire du Vᵉ siècle au début du VIIᵉ siècle », chapitre I de Lérins, une île sainte de l’Antiquité au Moyen-Âge, études réunies par Yann Codou et Michel Lauwers, Nice, Brepols, « Collection d’études médiévales de Nice », 2009, p. 35-61. 27 La Vie de saint Honorat d’Hilaire, connaît un large succès au Moyen-Âge, grâce à la traduction du poète provençal Raymond Féraud, Vida de saint Honorat, en 1300, que reprend Vincent Barralis dans son anthologie. Camille Venner 344 Les fait soudain mourir, ou les fait disparaistre, Et depuis, ô prodige, un Serpent ne peut pas Aborder en ces lieux sans trouver le trépas 28 . Saint Honorat est cet « athlète » qui crée la possibilité du « saeculi paradisum » (paradis ancré dans le siècle) tant décrit par saint Eucher dans son De laude eremi. Cette insistance sur l’éradication du mal sert bien sûr la visée épidictique du poème de Godeau, renforçant, par contraste, le désastre de la situation présente. Le poète semble enfin s’inspirer des églogues latines de Denis Faucher, composées au XVIᵉ siècle et conservées par Vincent Barralis. Nommé prieur de Lérins en 1548, ce dernier défendit les moines cassinistes placés sous sa direction, contre leur remplacement par des moines mauristes. Il dut certainement lui-même quitter l’île de Lérins, ce qui lui inspira son Egloga de desolatione monasterii Lerinensis et de extrusione monachoarum, ou Désolation du monastère de Lérins, qui clôt une série de cinq églogues consacrées à l’île de Lérins et dédiées à Balthazard de Jarente, archevêque d’Embrun 29 . Deux moines bergers, Titus et Candidus, s’entretiennent ; Titus, comme le fera Daphnis, s’étonne de la tristesse de Candidus, et lui demande quel est l’objet de son inquiétude. Candidus de lui répondre : Seul tu ignores donc, […] comment il y a deux ans, les brebis se sont vu enlever leurs pâturages et leurs pasteurs ? Bien plus, le bruit court qu’on va chasser le troupeau de cet asile et nous arracher, quand la vieillesse nous accable, des lieux où s’écoula notre jeunesse. [...] Un jeune abbé viendra changer les anciens statuts, en créer de nouveaux ; il pourra se vêtir d’un habit brillant, […] et vivre d’ordinaire loin de son troupeau 30 . Épanchement élégiaque et satire s’entremêlent, faisant de cette pièce une églogue politique. Bien que Godeau réforme plus tard le monastère de Lérins en préférant aux moines cassinistes des moines mauristes, à l’inverse 28 Op. cit., v. 123-126. 29 Voir H. Tournaire, Le R.P. Denys Faucher, Prieur de Lérins au XVIᵉ siècle, extrait du Bulletin mensuel de la Société des Sciences Naturelles et historiques de Cannes, Cannes, Imprimerie H. Vidal, 1873. Ces cinq églogues ont été éditées par Vincent Barralis, op. cit. : « Egloga de Ludibus Lerinae insulae Dionysii Faucherii Monast. Lerinensis, & civis Arelatensis », p. 19-26 ; « Egloga de coelisti & divino amore », p. 447-453 ; « Egloga de lapsu Monastici ordinis », p. 453-455 ; « Egloga de tumulus, Religio ad Joan. Baptistam Folingium », p. 455-458 ; « Egloga de desolatione monasterii Lerinensis & de extrusione monachorum, ad Prosperum Martinengum », p. 458-460. Pour le contenu de ces cinq églogues, voir M. Mouan, Études sur Denis Faucher, moine de Lérins, Aix, Imprimerie de Veuve Tavernier, 1847. 30 Traduction de l’Abbé Alliez, Histoire du monastère de Lérins, Parie, Didier et Cie, 1862, t. 2, p. 367-8. Les Îles de Lérins dans les Poësies chrestiennes d’Antoine Godeau 345 de Faucher, on ne peut qu’être frappé par la solidarité de ces deux textes, et par la même implication fervente des deux poètes. Ainsi, la littérature lérinienne, parce qu’élaborée par des moines rarement indifférents aux événements du siècle malgré l’isolement insulaire, semble autoriser l’incursion de l’actualité dans la pastorale édénique. L’île devient alors, sous la plume de Godeau, le « lieu » de composition d’un texte sur le refuge, qui cherche à enchanter la fuga mundi. Enchanter la solitude insulaire Cette treizième églogue s’inscrit dans une plus vaste entreprise d’acceptation et d’éloge de la retraite. Godeau y définit sa propre conception de la solitude dévote, une définition qui joue un rôle fondamental dans son entreprise pastorale. Il s’agit tout d’abord de sucrer la dévotion et d’adoucir les contours de la vie pieuse à laquelle il invite son public. « L’Isle de Lérins », à bien des égards, est un divertissement mondain ; initialement, Godeau envisageait très certainement d’exploiter davantage les potentialités qu’offrait ce sujet, dans une perspective de conversion. En effet, sous les traits de Théopompe dans les Lettres à Philandre, il fait allusion à un plus vaste projet : « Si vous me traitez doucement, je vous promets de vous faire voir un dessein à peu près semblable, et des entretiens sérieux ainsi mêlez de petites fables, que j’appelle L’Isle de Lerins 31 .» Comme le notent Yves Giraud et Georges Couton dans leur édition, ce propos annonce la treizième églogue spirituelle, mais fait peut-être aussi allusion à une pièce inédite associant plaisir de la fiction et édification morale, qui a malheureusement été perdue. Par ailleurs, Georges Doublet 32 nous apprend qu’une tragédie manuscrite, anonyme, composée en l’honneur de saint Honorat, a été représentée le 13 février 1668 au monastère. L’île de Lérins a donc été une source d’inspiration pour des écrivains qui cherchaient à accommoder l’histoire chrétienne au goût du temps ; Godeau s’approprie ce lieu légendaire pour séduire le lecteur par la fiction, en développant une esthétique de la varietas et du divertissement. Car il s’agit, au-delà de l’évocation de l’actualité violente, de présenter la retraite lérinienne sous un jour des plus favorables, pour inciter le lecteur à goûter la solitude. Godeau ne se refuse pas certains ressorts des romans et pièces de théâtre de son temps qui exploitent le motif insulaire pour satisfaire un public rétif à l’abstraction. À l’instar du romancier et évêque Jean- 31 Op. cit., p. 48. 32 Voir Georges Doublet, « Le théâtre du monastère de Lérins sous Louis XIV », Extrait du Bulletin historique et philologique, Paris, Imprimerie Nationale, 1905. Camille Venner 346 Pierre Camus dans Agathonphile (1621) 33 , il entend séduire le lecteur par la mention des merveilles d’une île magnifiée par les saintes actions des premiers moines de Lérins, agréable réclusion édénique menant au Salut de l’âme. Ainsi, la perfection du lieu est soulignée par un paradoxe, formulé en un chiasme brillant : L’art n’osant pas icy tracer le moindre trait, Tout y sembloit pourtant avec art estre fait 34 . De même, l’accent est mis sur la suavité de la vie monastique et sur le bonheur qui emplit le cœur du pénitent, sans que soit toutefois niée la nécessité d’une ascèse rigoureuse. Lysis évoque avec bonheur la discipline à laquelle se soumettent les frères, encouragés par saint Honorat : Tous d’une noble envie imitant ses travaux, Veulent en mesme amour devenir ses rivaux. Les jeusnes les plus longs, les plus rudes cilices, Ont pour leur goust changé de plus pures délices 35 . La lecture de cette églogue s’apparente à un exercice spirituel : les moines, modèles de sainteté, sont autant d’exemples permettant au lecteur mondain de considérer sa propre retraite intérieure. Ce n’est donc pas l’imitation stricte qui est recherchée, mais une stimulation ; de même que Philothée, dans l’Introduction à la vie dévote (1608) 36 , progresse parce qu’elle connaît la vie des saints, le lecteur accède à l’actualisation fictive des vérités révélées 37 . C’est à lui d’opérer mentalement le passage de la retraite monastique et insulaire, qui suppose une forme d’élection, à une vie dévote et mondaine, pensée comme largement accessible, dans le cadre de la Réforme catholique. 33 Jean-Pierre Camus, Agathonphile, Récit de Philargyrippe, édition de Pierre Sage, Genève, Droz, « Textes Littéraires Français », 1951. Pour une analyse de la façon dont le roman dévot utilise ce « goût du siècle » pour l’insularité et le voyage afin d’édifier le lecteur, voir Sylvie Requemora-Gros, Voguer vers la modernité. Le voyage à travers les genres au XVIIᵉ siècle, Paris, PUPS, 2012. L’Agathonphile est un « Antiroman », qui « met en scène des anti-voyages : il utilise le voyage pour mieux en détourner les lecteurs et prôner une morale de la retraite et du repos. » (p. 542). 34 Op. cit., v. 37-38. 35 Ibid., v. 161-164. 36 Saint François de Sales, « Introduction à la vie dévote », Œuvres, édition d’André Ravier et Roger Devos, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1969, p. 1-317. 37 Voir sur ce point Jean-Pierre Van Eslande, L’imaginaire pastoral du XVIIᵉ siècle, 1600-1650, Paris, PUF, « Perspectives littéraires », 1999. Pastorale et édification religieuse entretiennent des liens ténus, le lecteur étant invité à imiter les bergers dévots. Les Îles de Lérins dans les Poësies chrestiennes d’Antoine Godeau 347 Mais « L’Isle de Lérins » est en définitive le lieu d’une réflexion de Godeau sur sa propre mission épiscopale. La vie de saint Honorat fournit au poète un modèle tout à fait séduisant. En effet, sa sainteté ne dépend pas d’un martyre, mais d’une existence vertueuse, et laisse très peu de place à la thaumaturgie. Dans la bouche de Lysis, l’existence d’Honorat se révèle dans tout son équilibre et sa tempérance. Sont ainsi loués : L’auguste Majesté de sa face modeste, Son regard tout divin, son discours tout celeste, L’humilité conjointe à l’éminent sçavoir, L’authorité bornée aux regles du devoir, Des volontez du Ciel l’aveugle dépendance, Le zele que conduit une sainte prudence […] 38 . Le saint offre l’image d’une spiritualité discrète et équilibrée, à laquelle prétend Godeau, lui qui accorde une si grande place à l’humilité dans sa pratique pastorale 39 . Il existe bien sûr un écart entre la solitude lérinienne, louée par les deux bergers, et le désert réel que découvre Godeau à son arrivée à Grasse. La vie à Lérins, avant l’occupation des Espagnols, apparaît comme un modèle idéal de retraite, mais elle prend également les contours de l’évêché provençal fantasmé par l’auteur. Ce passage de l’île comme espace régulier à espace séculier est permis par les nombreux exemples de moines qui ont quitté Lérins pour devenir évêques, tel Césaire d’Arles. L’intérêt que porte le poète à la crise de Lérins s’explique par la charge qui fut la sienne au moment de la reprise de l’île. Louer la solitude lérinienne revient à légitimer les décisions qu’il prit, qui mêlaient enjeux religieux et politiques. En effet, il se rend dès son arrivée en Provence au monastère Saint-Honorat, et le réforme en remplaçant par des moines mauristes les moines cassinistes, accusés d’avoir été favorables aux Espagnols 40 . Ce rôle majeur peut expliquer l’importance que revêt la crise de Lérins, alors qu’elle n’est plus d’actualité, dans deux œuvres bien plus tardives : l’Histoire de l’Église (1653) et les Fastes (1672), qui présentent une même confusion des desseins que dans la treizième églogue spirituelle. Dans les Fastes, la vivacité du ton trahit l’implication qui fut celle de Godeau. Consacrant le jour du 16 38 Op. cit., v. 142-147. 39 Hilaire, dans son hagiographie, faisait déjà d’Honorat un modèle de cette constantia antique, considérée alors comme une qualité exemplaire, et qui sied à la conception godélienne du miles christi, elle-même fortement marquée par la christologie paulinienne. 40 Suite à la crise de Lérins, Louis XIII et Richelieu décident de soustraire Lérins à Sainte-Justine, certains moines étant accusés d’avoir été infidèles au souverain ; ils demandent à Godeau de faire partir les religieux étrangers et de subordonner le maintien des Français à leur intégration à la congrégation de Saint-Maur de Cluny. Camille Venner 348 janvier à l’hagiographie de saint Honorat, il rompt le fil du récit pour s’adresser aux Espagnols et imagine la douleur que pourrait ressentir le fondateur du monastère à la vue de ce spectacle désastreux : Dans ce sacré sejour, que n’avez-vous commis ? Il pleurera long-temps les aimables feuillées, Dont par vous ses forets ont esté dépoüillées ; Ses autels démolis, ses antres profanez, Ses champs noyez de sang, ses bois déracinez 41 . Ainsi, dans toute l’œuvre de Godeau, la crise de Lérins, parce qu’elle est indissociable d’enjeux personnels, semble propice au brouillage tonal et générique. Cette églogue de circonstance, tout en permettant au poète de chanter le prestige de l’armée française et de Louis XIII, était l’occasion rêvée de raviver l’intérêt que pouvait porter le public à ce lieu illustre de la Méditerranée, en lui proposant le visage riant d’une douce retraite, pourtant menacée. Si, en apparence, l’introduction du conflit de Lérins brise l’unité pastorale des « Eglogues spirituelles », elle la renforce. Poésie de circonstance en l’honneur de Louis XIII et discours de la retraite se concurrencent en une même églogue, afin de répondre certainement à ce que Godeau pressent comme un besoin du temps : nourrir une intériorité que la gloire de la carrière politique ou de la vie mondaine ne saurait entièrement satisfaire. 41 Antoine Godeau, Les Fastes de l’Eglise pour les douze mois de l’année, Paris, François Muguet, 1674, p. 13. La Sainte-Baume et la Madeleine chez les poètes du cénacle aixois d’Henri d’Angoulême : vers une rhétorique du paysage et de ‘l’heureuse pécheresse’ C HRISTINE M C C ALL P ROBES U NIVERSITY OF S OUTH F LORIDA , T AMPA En ce lieu trente hyvers tu fis ta penitence, Faisant couler sans cesse un ruisseau de tes yeux. Henri d’Angoulême La Provence, désignée par César de Nostredame comme « une seconde Palestine, une terre saincte et sacrée », et le cénacle de poètes qui se rassemblait autour d’Henri d’Angoulême, qualifié d’« une continuelle et universelle Académie » 1 contribua largement au phénomène magdalénien du premier dix-septième siècle. Mon étude explorera les procédés rhétoriques déployés par ces poètes pour mettre en relief le « haut lieu » et la sainte. Mes recherches de ce corpus, des vers de Siméon-Guillaume de La Roque, de Louis Gallaup de Chasteuil, de César de Nostredame, de Jean de La Ceppède, et notamment d’Henri d’Angoulême (Bnf., ancien fonds français, ms. 482), révèlent un éventail de composantes (tons, images, figures, entre autres) qui entrelacent le voyage, la nature, et la création poétique. La Madeleine dont « le Rocher [a les] debors/ Le Ciel [...] l’ame et Provence le corps » (César), peut être invoquée comme guide du voyage spirituel : « Trainez avecques vous le pur sang de mes vaines : / Afin qu’avecques vous, mon Ame y [au Ciel] coure aussi » (Gallaup). Si Jean de La Ceppède invite son lecteur à participer à un voyage de méditation, « Allons [...], 1 Histoire et chronique de Provence, Lyon : S. Rigaud, 1614, préface et p. 841. Christine McCall Probes 350 suivons nos chrestiennes pensées, [...] voyageons », il encadre en outre ses Théorèmes de cette imagerie par l’allusion initiale au voyage de l’Énéide et par le Vœu de conclusion qui signale la fin du voyage créateur de même qu’il évoque un voyage futur de cette poésie : « Ma Carine est lassée [...]/ Esprit qui terminez la Triade adorable/ [...] Vous m’avez pour cet Œuvre animé le courage,/ Faictez qu’en vostre Eglise il profite à jamais ». Un appel quasi constant aux sens dans cette poésie souligne la vive peinture de la grotte provençale et de son habitante sacrée. Pour Henri d’Angoulême, par exemple, qui situe l’acte de création poétique dans un bocage, le sensoriel sous-tend, par l’imagerie du feu, la qualité affective des vers qui célèbrent la beauté des cheveux de la Madeleine avant d’apostropher le flambeau du Saint-Esprit. Le tercet final du sonnet « A la Madeleine de la Sainte-Baume » évoque ainsi l’aboutissement du voyage spirituel du poète qui inviterait son lecteur à l’accompagner dans l’imitatio de la Madeleine : O saint-flambeau de Dieu, comme la Madeleine Fay nous sentir icy de noz pechez la pene Affin que Vrays amantz nous te chantions aux Cieux. 2 Chez César il peut y avoir un entassement des sens sinon une véritable synesthésie, par exemple, dans la scène où Jésus prononce le nom de Marie dont les esprits sont aussitôt « suspendus et ravis ». Le poète fait appel à tous les sens pour évoquer l’effet sur elle des paroles de Jésus : [...] ses parolles affables Estoient courans d’ambrosie et de miel : C’estoient rayons de lumiere et de ciel Doux ravissant, remplis d’une harmonie Et d’une odeur doucement infinie Qui tiroit l’ame et fondoit tous ses sens Dedans les cœurs des celestes accens. 3 Le topos de voyage figure déjà dans tous les passages bibliques associés aux épisodes de la vie de Marie Madeleine. D’une importance considérable dans la narration de la Crucifixion et de la Résurrection, le voyage ou parcours joue aussi un rôle, quoique minime, dans les rapports faits par les quatre évangélistes de l’onction de Jésus par la Madeleine avec du parfum et des larmes. Pour Louis de Gallaup de Chasteuil, dans le sonnet « Aux Sainctes Larmes de la Saincte Pecheresse », pour lequel Roger Braunschweig a dé- 2 Les Œuvres poétiques de Monseigneur le Grand Prieur de France Henry d’Angoulesme [...], Bnf. ms.482, ancien fonds français. 3 Œuvres spirituelles, éd. Lance K. Donaldson-Evans, Genève : Droz, 2001, p. 64. La Sainte-Baume et la Madeleine chez les poètes du cénacle aixois 351 couvert une version profane préalable par le poète, 4 le voyage est métaphorique. Les « douces larmes » de la Madeleine, qui se métamorphosent en « amoureuses perlettes », en « ondelettes », en « celestes fleurettes », et en « rozee pure et chaste », voyagent en roulant pour arriver « goutte à goutte aux pieds du Seigneur ». Il s’agit d’un voyage circulaire et salvateur ; les larmes ruissellent aux pieds de Jésus « pour rejaillir en haut ». Bien que les anthologies modernes mettent la référence « Mat. XXVI » en dessous du titre du sonnet, le voyage métaphorique des larmes, secondé par celui souhaité pour l’âme du poète ainsi que par l’évocation d’« un saint Amour » vers le centre de la méditation, suggèrent une lecture attentive par notre poète du rapport de Luc. C’est dans sa narration du dîner de Jésus avec Simon, le Pharisien, que les actions de Marie Madeleine sont contrastées par Jésus aux négligences de son hôte. Si d’autres évangélistes rapportent la justification par le Christ des actions de la Madeleine, face aux remontrances relatives aux obligations dûes aux pauvres et la qualité mémorable de ses actions (« En vérité, je vous le dis, partout où la bonne nouvelle sera préchée dans le monde entier, on racontera aussi en mémoire de cette femme ce qu’elle a fait ». Marc 14.9), c’est Luc qui rend le témoignage le plus fort à l’amour que porte la Madeleine, premièrement dans son embrassement des pieds de Jésus et dans l’observation du Sauveur : « Depuis que je suis entré [dans la maison] elle n’a pas cessé de me baiser les pieds » (Luc 7.45), et deuxièmement, dans le pardon lui accordé par Jésus, un pardon lié clairement à l’amour : « C’est pourquoi, je te le dis, ses nombreux péchés sont pardonnés, puisqu’elle a beaucoup aimé » (7.47). Pour clore sa méditation sur les larmes de Marie Madeleine, Gallaup abandonne la mignardise des premiers vers pour l’expression directe d’une prière. Interpellant de nouveau les larmes, le poète émet son vœu de les accompagner sur leur voyage de rejaillissement « en haut » : « Trainez avecques vous le pur sang de mes vaines : / Afin qu’avecques vous, mon Âme y coure aussi ». 5 Disposant d’une quasi-épopée en cinq chants, Marc Antoine Durant, chartreux, dont on ne sait rien sinon « le lieu de [sa] naissance,/ Aix, la perle du monde, et le bel œil de France », 6 compose une vie de la Madeleine à 4 « Une Source profane de la ‘Sainte Pécheresse’ ». Bibliothèque d’humanisme et renaissance 28 (1966), p. 670-671. Bien que Braunschweig juge que la « parodie » sacrée soit « paresseuse », il trouve que les deux sonnets fournissent « un modèle analytique d’un procédé dont, en général, on n’a que la synthèse sacrée ». 5 L’imitation des pseaumes de la pénitence royale [...], Paris : Abel L’Angelier, 1597, p. 26. Le poème figure aussi dans l’anthologie moderne La Muse sacrée, éds. Terence Cave et Michel Jeanneret, Paris : Corti, 2007, p. 110. 6 J. Duchesne. Histoire des poèmes épiques français du XVII e siècle, Paris : Thorin, 1870, p. 53. Je me réfère ici à la présentation des extraits de La Magdaliade de Christine McCall Probes 352 partir d’une jeunesse légendaire sous la tutelle de Chasteté avant que Volupté n’arrive, jusqu’à sa mort et son apothéose: « Amour d’un trait si chaud luy consomma le cœur/ Qu’il emporta son ame au sein de son Seigneur » (346). Pour dépeindre la scène de l’onction, Durant se concentre sur l’extase de la Madeleine en se servant notamment de la métamorphose : « elle devient blesme : / Or’ palle [...]/ Ores une rougeur la va vermeillonnant » (181). La métamorphose peut se voir augmentée par l’accumulation pour traduire la transformation des cheveux désordonnés de la Madeleine, « regredillez, / Testonnez, retroussez, frisez ou cordelez » en « un long voile/ Religieux, duquel les Vestales l’on voile » (181). L’image d’un voyage évoque le salut de Marie Madeleine : « Ainsi qu’un marinier [... elle retire] son salut de naufrage/ Et [aborde] le port desir[é] » (182). Le port semble avoir une double signification dans ces vers, tant corporelle que spirituelle, car l’action de Marie Madeleine qui « presse les pieds [...] du Roy de tous les Roys/ De maints devots baisers » est comparée d’une façon prolongée à celle d’un marinier qui, après un voyage épouvantable, « vient au port, et [...] de ses pieds touche/ La terre desirée, aussi tost de sa bouche,/ D’aise ravi, la baise et la nomme hautement/ Bien-heureuse » (182-183). Finalement, le projet poétique de Durant devrait inspirer son lecteur le long du voyage spirituel; dans sa préface, le poète, inaugurant son œuvre sous l’imagerie de voyage, présente sa vie de la Madeleine comme « propre à remettre les plus desesperez pecheurs dans le port de bonne esperance » (28). Le topos de voyage prédomine dans l’œuvre du magistrat aixois Jean de La Ceppède, Les Théorèmes sur le sacré mystère de notre rédemption. 7 Ainsi que son titre l’annonce, le thème central des Théorèmes est le Christ et son opération rédemptrice. Les nombreuses références aux voyages se concentrent donc autour du chemin de la Croix, celui du Christ pouvant s’entrelacer avec ceux du poète et des lecteurs. Dans le cinquième sonnet du premier livre, par exemple, une série d’apostrophes sert à ponctuer les étapes du voyage au Calvaire : « O voyage, ô village, ô jardin, ô montaigne/ Si devot maintenant le Sauveur j’accompaigne/ Permetés qu’à ce coup je gouste votre fruit ». Le long du voyage spirituel, les lecteurs du poète, caractérisés comme « mariniers », sont conseillés de prendre « pour entremise » quatre figures de la Croix dont trois évoquent des voyages notoires de l’Ancien Testament, le bâton qui a servi à Jacob pour passer le Jourdain Durant par Simone de Reyff dans son anthologie Sainte Amante de Dieu, Fribourg : Éditions Universitaires Fribourg Suisse, 1989, p. 27. Notre édition de référence (désormais, les indications seront faites au fil du texte). 7 Toulouse, 1613-1622. Réimpression Genève : Droz, 1966, notre édition de référence (désormais, les indications de livre, sonnet et/ ou page, dans le cas des annotations par le poète, seront faites au fil du texte). La Sainte-Baume et la Madeleine chez les poètes du cénacle aixois 353 (Gen. 32.10), le couteau de Goliath (I Sam. 17.51), le trident ou bâton employé par Moïse dans le passage de la mer des Joncs (Ex. 14.15), et le bois que Moïse avait jeté dans les eaux de Mara (Ex. 15.25) : « Mariniers, qui singlez vers la terre promise,/ Pour surgir à son port ayez pour entremise/ Ce Baton, ce Couteau, ce Trident, & ce Bois » (I, iii, 24). Puisant son inspiration dans les paroles de Jésus, « Filles de Jérusalem, ne pleurez pas sur moi » (Luc 23.28), La Ceppède s’adresse aux « femmes qui ce chemin de vos larmes baignez » pour exprimer son admiration : « vous sans peur, en pleurs le Christ accompagnez » (I, iii, 7). Bien que Marie Madeleine ne soit pas nommée ici, les Écritures l’incluent dans la bande des femmes « qui avaient accompagné Jésus depuis la Galilée, pour le servir » (Matt. 27. 55-56). Si le poète ne néglige pas les larmes et l’angoisse de la Madeleine, il insiste sur son amour, son obéissance et son courage. Son passé de « Sainte débauchée » cède à son état de pénitente et à son « amour sacre-sainct » (I, iii, 97 et 98). Elle fait partie du petit groupe au pied de la Croix duquel le courage et le désir de pénétrer dans les mystères s’opposent d’une façon frappante à la peur des disciples, « les pauvres brebis » : Donq tandis que la peur les Apostres emmene, Cette constante Mere, avecques sa Germaine, La Magdaleine, & Jean, sont au pied de la Croix. Et s’y tiennent debout, comme jaloux d’apprendre Les Mysteres divins contenus en ce Bois, Que molement assis l’homme ne peut comprendre. (I, iii, 59) Les déplacements de Marie Madeleine et les autres femmes qui étaient venues de la Galilée avec Jésus, qui accompagnèrent Joseph d’Arimathée au tombeau, et qui s’en retournèrent pour acheter et préparer des aromates pour embaumer le corps de Jésus, fournissent à La Ceppède et une preuve de la fidélité de la Madeleine et un exemplum ad exhortationem. S’identifiant avec ses lecteurs, le poète les invite à voyager avec lui, interprétant symboliquement les aromates : Allons doncques, suivons nos Chrestiennes pensees, [...] Portons soigneusement en nos mains amassées Des poudres: des senteurs: voyageons assistez Des œuvres de justice, & de ces charitez Par qui sont de Saba 8 les odeurs effacées: Mais qu’un soing matineux nous éveille tousjours Pour cercher le Sauveur au matin de nos jours. 8 L’annotation du poète clarifie la référence à Saba comme étant « la Metropole de l’Arabie [...], pleine de toute sorte d’odeurs & de parfums au raport de Strabo ». Le raisonnement poétique est donc ex minore ad maius. Christine McCall Probes 354 [...] Ainsi nous aurons part à la felicité De ces femmes, voyant l’Angelique allegresse: Ainsi nous jouyrons du Christ resuscité. (II, ii, 6) Le récit du retour au tombeau de Marie Madeleine et les autres femmes permet à La Ceppède de reprendre le concept le plus fréquemment associé avec elle, l’amour. C’est « l’Amour qui [...] solicite » les dames de revoir le tombeau, les conduisant « par le mesme chemin par où leur cher Amant/ Alla porter sa vie au salut de leurs ames » (II, ii, 9). Le deuxième quatrain et le premier tercet du sonnet représentent ce que l’on pourrait nommer « un voyage de méditation », car les femmes, en se dirigeant vers le tombeau, se rappellent le chemin de la Passion et les paroles du Christ réprimant leurs larmes (Luc 23. 27-28). Au moyen du tercet final, le poète, renouvelant son emphase sur l’amour, résume les bénéfices du voyage pour les dames, avant d’enjoindre les lecteurs de suivre leur exemple : « Ce chemin, cés discours les portent à revivre/ Avec leur bien-Aymé : Il faut donc pour les suivre/ Tenir, & mediter le chemin de la Croix » (II, ii, 9). Conforme à sa mission d’édification, La Ceppède fournit dans ses annotations 9 une longue exégèse du « chemin de la Croix ». Le voyage sera double : premièrement, « passer par le chemin de [la] Passion » [c’est à dire les persécutions et la pénitence] et deuxièmement, faire « des voyages de devotion pour employer nos bonnes œuvres, & chercher nostre salut ». Nous avons ici un cas de l’équilibre typique du poète dont la persuasion présente le côté négatif avec le côté positif. Son instruction double comprend ici une réflexion sur son siècle : « En faisant des voyages de devotion [...] il faut non pas (comme on pratique en ce siècle corrompu) railler vainement, faire des discours prophanes, & medire d’autruy; mais bien mediter les mysteres, s’entretenir du sujet pour lequel nous voyageons, & rendre graces des bienfaits receus » (n. 6). L’amour reste au centre des voyages finals de la Madeleine (La Ceppède se tient aux rapports bibliques au lieu d’inclure comme César de Nostredame et d’autres le voyage en Provence). L’on se rappelle le sonnet qui avait associé, par l’emploi frappant de l’anaphore, chaque étape de la Passion à « l’ardante amour » de Dieu pour l’homme (I, iii, 20). Dans la série de sonnets qui relate les directives données au tombeau, d’abord par l’ange et ensuite par Jésus ressuscité, l’amour de la Madeleine ne cesse d’être réitéré. Empressée à suivre les ordres de l’ange, « Il est resuscité ; partez, volez legeres,/ Soyez de cét advis les promptes messageres/ Aux siens » (II, ii, 16), Marie Madeleine courut les trouver et s’en retourna au tombeau. Lorsque 9 Pour les annotations de La Ceppède, voir le livre d’Yvette Quenot, Les Lectures de La Ceppède. Genève : Droz, 1986. La Sainte-Baume et la Madeleine chez les poètes du cénacle aixois 355 Pierre et Jean s’en vont, Marie reste « à la Tombe collée ». Selon le poète, cette fidélité est attribuable à « l’amour soucieux », une maxime venant à l’appui de l’explication : « La recherche d’amour ne peut estre soulée » (II, ii, 21). L’amour de la Madeleine est caractérisé d’« audacieux » et d’une « hardiesse admirable », quand, prenant le Christ pour le jardinier, elle lui dit : « Si ta main [...]/ A mon Christ enlevé [...]/ [...] j’iray, j’iray le prendre » (II, ii, 23 et 24). Marie Madeleine est, pareillement, « d’Amour affollée » quand elle veut embrasser les genoux du Christ, le reconnaissant grâce à sa prononciation de son nom, « ô Marie » (II, ii, 26). L’amour produit chez la Madeleine l’obéissance lorsqu’en réponse à sa commission d’annonciatrice, elle se déplace pour porter « aux Germains » du Christ la double nouvelle, celle de la Résurrection et de l’Ascension (II, ii, 26, 28, et 29).César de Nostredame qui clôt son « Portrait ou image du Sauveur » par une prière au « Sauveur et [au] Roi, l’Amour de tous amours », 10 met également en relief l’amour dans son poème de 752 vers sur la Madeleine, faisant ressortir la poursuite amoureuse du Christ par la pécheresse. Si La Ceppède avait, selon son habitude consciencieuse, identifié d’une façon équilibrée deux interprétations de la méconnaissance du Sauveur au jardin par Marie Madeleine : « [son] dueil immoderé » ou bien « la violence de son amour » (II, ii, 25 et n.1), César met l’emphase sur la deuxième : « Sa passion est si bien desreglée/ Qu’elle a des yeux, mais elle est aveuglée » (v. 469-470). Bien que parsemée de méditations lyriques sur la Création et sur les nombreux miracles du Christ, la recherche de son « plus fidelle amant » occupe la Madeleine dès le vers 65 jusqu’au vers 524 des Perles de César. L’élément stylistique le plus frappant de cette longue section du poème est le refrain « Helas, dy moy qui m’a pris mon amant » (v. 352). Les variations d’expression, « Hé dy moy je te prie/ [...] Qu’est devenu mon unique Sauveur ? » (v. 186-188) par exemple, ne s’accompagne pas d’une variation d’intensité. La lamentation réitérée transmet le ton du poème, celui d’une tendresse pathétique. Lançant des apostrophes renouvelées au tombeau, « ô couche precieuse » (v. 105), « ô tumbe inexorable » (v. 141) par exemple, Marie l’implore de ne plus rester « sourd » (v. 142). Elle reprend ses apostrophes à la tombe ou à « ceste saincte urne » (v. 350) après plus de soixante-dix vers dans lesquels la faveur de la nature est sollicitée avec insistance. 10 Publié avec Les Perles Toulouse : Colomiez, 1606. Je me réfère à l’édition critique de Lance K. Donaldson-Evans, Œuvres spirituelles, Genève : Droz, 2001, p. 80. Les références subséquentes seront faites au fil du texte et indiqueront le(s) page(s) ou le(s) vers cité(s). Christine McCall Probes 356 Les éléments de la nature adressés sont multiples et divers. Ils peuvent donner l’occasion au lecteur de réfléchir sur le symbolisme suggéré. C’est le cas, par exemple, des arbres suppliés : « Arbres (dit-elle) heureux qui tenez l’estre/ De mon JESUS, mon Sauveur et mon Maistre/ [...] dites race annoblie/ De son trophée : helas je vous supplie, / Parlez à moy, dites moy par faveur/ Qu’est devenu mon unique Sauveur ? » (v. 289-296). César identifie les arbres : « quelque Cedre ou [...] quelque Cipres » (v. 284). Le lecteur attentif se serait remémoré que Salomon bâtit le temple des bois de cèdre et de cyprès (2 Chron. 2.7) et que dans l’Ancien Testament « le cèdre de Liban » est employé comme une métaphore des justes : « Les justes [...] croissent comme le cèdre du Liban. Plantés dans la maison de l’Éternel, ils fleurissent dans les parvis de notre Dieu » (Ps. 92.13-14). Les procédés d’énumération et de parallélisme peuvent fonctionner dans les Perles d’une manière triple et saisissante. Amplifiant le portrait de la Madeleine, ils récapitulent ses actions et manifestent le pathos de la scène. L’émotion effrénée de la sainte ainsi traduite peut également solliciter celle du lecteur. L’atmosphère qui environne Marie Madeleine comprend, par exemple, dans les vers 306-312, huit éléments de la faune et de la flore : « les airs [...], les oyseaux,/ Les rocs, les vents, les fleuves et les eaux,/ L’herbe, les fleurs », autant de composantes qui sont mises en parallèle avec huit verbes qui évoquent les impulsions frénétiques de Marie : « [elle] regarde et souspire,/ Lamante, plainte, s’avance, se retire,/ Courbe la teste, et cherche fixement/ S’elle verra paroistre son amant ». L’éventail d’éléments de la nature ainsi que l’intensité verbale semblent autoriser notre considération de la tombe du jardin comme un locus tristis. Effectivement, l’épithète « triste » participe elle-même à qualifier l’état de Marie (v. 61), le lieu ou elle séjourne, ce « triste sejour » (v. 67), et « les tristes fleurs de la triste campagne » baignées « en maint deluge [de] l’œil triste » de la sainte (v. 457-458). César met sa créativité poétique sous l’égide de la nature, un patronage partagé avec l’amour et les muses. Très fier de son talent soit dans ses réussites soit dans ses hésitations, il rend « infinies graces à la nature » de ce don (lettre dédicatoire 39). Plus spécifiquement, il déclare que dans la composition de « ce cordon de sept ou huict cents [vers] » dédiée à Ellionor de Mont-Pezat, Comtesse de Carcès, elle verra « tous les traits plus delicats de peinture que la nature et l’art m’ont desparty, tous les mouvemens [...] que l’amour et la passion m’ont fait mettre en œuvre, et tous les plus beaux secrets que Phoebus et les muses m’ont revelez » (41). Nous trouvons également dans le poème des observations directes et indirectes de ce don artistique. Comme Lance K. Donaldson-Evans nous le rappelle, César était « poète et peintre. Il connaissait et pratiquait la peinture bien avant de La Sainte-Baume et la Madeleine chez les poètes du cénacle aixois 357 prendre la plume » (introduction 17). Si César n’hésite pas à se glorifier, il s’avère immobilisé devant le projet de peindre le Christ dans les Perles, un projet réussi ailleurs 11 : « Et bien qu’à peindre une petite image/ Toute la France à ma main doive hommage : / [...] Mon pinceau d’or qui sur sa main se joue, / Reste confus [...]/ Là mon art cede, et là ma main s’arreste » (v. 597-609). Bien qu’indirectement, il loue aussi son talent poétique, admirant fièrement le refrain qu’emploie la Madeleine, figure stylistique que nous avons examiné plus haut : « Voyez un peu quel bel art elle applique,/ Combien de fois elle dit et replique/ ‘Si tu l’as veu, tu l’as pris, si tu l’as’ » (v. 505-507). Le locus tristis du jardin se transforme pour la Madeleine en locus amoenus à l’instant même où Jésus l’appelle Marie. Bien qu’obligé de narrer le départ de Marie pour annoncer aux disciples sur l’ordre de son Sauveur, la nouvelle de la Résurrection et de l’Ascension à venir, César focalise son attention, dans une centaine de vers pour évoquer pleinement la transformation de Marie d’un être triste et tremblant à une amante « attentive », « en extase », et « chass[ée ...] de sa prison » (v. 568, 569, 573). Une énumération verbale, une suite d’exclamations, et des impératifs agissent de concert pour traduire le changement de Marie. La série de verbes fait valoir l’impression sur elle de la voix du Christ : « [sa voix] l’outra », « penetra [dans son cœur qui] s’ouvre », « son sang se dilatte,/ [Et] monte en sa joue un pourpre d’escarlatte/ Bruslant et vif » (v. 519, 520-523). Les exclamations surgissent dans le récit en le revigorant : « O qu’elle est ayse ayant treuvé sa joye,/ O qu’elle feste, ô que de pleurs de joye/ Elle respand » (v. 533-534). Par les impératifs « Pensons », le poète invite le lecteur à méditer avec lui l’amour qui brûlait dans l’âme de Marie, le désir qui agitait sa raison, et son ravissement « de voir ainsi la Fontaine de vie/ Si doucement distiler en son cœur/ Une si saincte et suave liqueur » (v. 565, 569-573). Une série d’oppositions jalonne les derniers 150 vers des Perles, convergeant pour évoquer une Madeleine tour à tour enthousiaste, puis du « vivre lassée » (v. 685) et son lieu dévot, la Sainte-Baume, affreux et humide, puis une « demeure royalle » (v. 710). Obéissante, Marie « s’envole/ Battant des mains » (v. 613-614) pour porter aux disciples la nouvelle de la Résurrection, ensuite elle entreprend le voyage à Marseille et à Aix, « reduicte à fort triste chemin,/ Dans une nef vieille, nue et cassée » (v. 664-665). La traversée ardue tranche avec sa mission glorieuse à Marseille et à Aix, où « en peu de temps elle fit des miracles » (v. 674). 11 Voir son « Portrait ou image du Sauveur » dans Les Perles, Toulouse : Colomiez, 1606 et dans La Poésie française du premier 17 e siècle : textes et contextes, éd. David Lee Rubin, Charlottesville, VA : Rookwood Press, 2004, p. 87-90. Christine McCall Probes 358 Dans son article séminal « Admirable séjour d’horreur et de plaisir’: Le paysage poétique de la Sainte-Baume au XVII e siècle », Yves Giraud présente une « brassée de textes » desquels il dégage « une image cohérente malgré les différences individuelles » et « les diverses constantes [l’hyperbole, le paradoxe et certains substantifs ou épithètes constamment répétés, par exemple, qui] contribuent à ériger le site en lieu baroque par excellence ». 12 L’analyse qu’offre Giraud de la Baume de César se concentre sur les vingt vers des Perles qui représentent ce lieu en termes anthropomorphiques : « Un grand rocher affreusement s’advance/ [...] Tourne sa bosse, et sa grand lourde eschine : / [...] L’œil gauche voit la grand mer Phocienne,/ [...] L’autre le Rosne enfermant de son cours/ Avignon l’Alme, et ses Papalles tours » (Perles pp. 68-69). Giraud attire notre attention sur « l’étrangeté de ce caprice visuel [...,] le nombril [du colosse] forme la grotte, le palais, la demeure royale de Madeleine ». 13 Bien que les vers suivants des Perles laissent de côté la description physique du rocher affreux pour traiter de la pénitence de la Madeleine, ils effectuent, selon moi, une véritable transformation d’un locus terribilis en locus amoenus. Ne pourrait-on pas dire que Marie Madeleine sanctifie ainsi le lieu ? Elle ne cesse de « brusle[r] d’amour »; « ses pleurs r’affine[ent] sa saincte ame », se métamorphosant en « nectar » et « miel » (v. 711, 720, 732). Son transport « sept fois le jour par les anges » contribue également à rendre ce lieu plaisant (v. 734). Le lieu, autrefois affreux, est rempli « des airs melodieux [qu’]elle goutoit », et son habitante nourrie « d’angeliques herbes » (v. 735, 738). Serait-il trop osé de dire que les larmes de la Madeleine confèrent une sorte de sacrement de baptême au lieu, le sanctifiant ? Écoutons César qui peint l’apothéose de Marie, enlevée des Anges : Dedans sa Baume affreusement hautaine De tous ses pleurs [elle] laiss[e] une fontaine De pur cristal, et de glas au toucher, Qu’on voit encore au creux de ce Rocher. (v. 745-748) Bien que Marie Madeleine ne soit pas nommée dans le sonnet de La Roque 14 qui s’ouvre par une description générique d’une « belle Dame orgueilleuse & 12 Mélanges offerts à Georges Couton, Jean Jehasse et al., éds., Lyon : Presses Universitaires de Lyon, 1981, p. 199-222. Ici p. 219. 13 Giraud, p. 206. 14 Les premières œuvres de Siméon-Guillaume de La Roque, Paris : Patisson, 1590. Je me réfère ici à la version numérisée et sans pagination, disponible sur le site de Gallica, Bnf. Pour une riche introduction aux œuvres de La Roque, voir les pages xiii-lxv de l’édition critique par Gisèle Mathieu-Castellani Poésies: Amours de Phyllis et diverses amours (1590), Paris : Nizet, 1983. La Sainte-Baume et la Madeleine chez les poètes du cénacle aixois 359 mondaine », les oppositions qui suivent ce premier coup de pinceau ne laissent aucun doute sur l’identité du sujet. La Sainte-Baume, évoquée succinctement par « les sauvages sejours » et augmentée par des allusions au « repentir », « à la peine », au mépris du « plaisir, [de] l’aise, & [de] la vanité », et à l’« abandon [du monde] », s’oppose aux « beaux palais dorez » d’une vie « jadis mal employé[e] à chose errante & vaine ». Pour La Roque, la Madeleine est le « bien-heureux exemple » à imiter le long de notre voyage spirituel : « [...] ô sujet glorieux ! / Qui nous monstre icy bas que pour gagner les Cieux/ Il faut avant la mort abandonner le monde ». Mon examen des poésies représentatives du cénacle d’Henri d’Angoulême révèle une création artistique qui s’appuie sur une rhétorique à multiples facettes pour brosser un portrait de la Madeleine et de la Sainte- Baume. Les procédés les plus saillants déployés par ces poètes - l’apostrophe, l’exemplum mis en rapport avec l’exhortatio, la maxime, la répétition et le refrain, l’opposition ou l’antithèse - sous-tendent une image de la Madeleine dont le voyage spirituel se lie avec celui du poète et son lecteur. Les éléments multiples et divers de la nature contribuent à l’élaboration de l’atmosphère intense qui environne la pécheresse et accompagne sa métamorphose 15 en repentie. L’emploi de l’arbre est particulièrement impressionnant. Interpellé ainsi que d’autres éléments de la flore du jardin, l’arbre est supplié par la Madeleine dans ses transports. Identifié par César comme un « Cedre » ou un « Cipres », il s’offre également au lecteur comme un objet imbu de symbolisme et hautement utile à la réflexion. Si le symbolisme reste implicite chez César, il est explicite chez La Ceppède dont les annotations copieuses illuminent les figures de la Croix, lesquelles, dans le sonnet I, iii, 24, s’entrelacent avec le voyage du lecteur, nommé « marinier » : « Mariniers, qui singlez vers la terre promise,/ Pour surgir à son port ayez pour entremise/ Ce Baton, ce Couteau, ce Trident, & ce Bois ». La pénitence de la Madeleine épure la Sainte-Baume pour les poètes dont la narration ne néglige pas cet « antre tenebreux ». Marc-Antoine Durant, qui déclare « avoir veu quelque fois le lieu » (324), met l’accent sur les « mille dangers » de cet endroit « tant affreux, tant trouble et solitaire », habité « [d’] Orfrayes, [... de] Serpens, [de] Butors et [de] maints oyseaux/ D’augure malheureux » (304, 345). Si Durant dépeint avec force détails la métamorphose de la sainte qui s’y accomplit - dans son âme, devenue « lumineuse », comme dans son corps « lequel flairoit un[e] odeur plus suave/ 15 Pour la métamorphose, voir l’article séminal de Wolfgang Leiner « Métamorphoses magdaléennes » dans La Métamorphose dans la poésie baroque française et anglaise, éd. Gisèle Mathieu-Castellani, Tübingen : Narr, 1980, p. 45-56. Christine McCall Probes 360 Que la baume » (345), César de Nostredame semble suggérer une métamorphose pareille du lieu, transformé sinon sanctifié en locus amoenus par les larmes de la Madeleine. L’Éliade, ou l’odyssée du savoir : science et poésie chez Pierre de Saint-Louis P HILIPPE C HOMÉTY U NIVERSITÉ DE T OULOUSE - J EAN J AURÈS Pierre de Saint-Louis est l’auteur de deux poèmes sacrés : La Magdeleine (1668) publiée en l’honneur de la pécheresse repentie que la tradition provençale fait venir à Marseille, d’où elle se serait retirée au « désert de la Sainte-Baume 1 » ; et L’Éliade, ouvrage posthume à la gloire du prophète Élie « patriarche des Carmes 2 ». De ces deux œuvres magnifiques, une longue tradition critique n’a retenu, au moins depuis Théophile Gautier, que la part de grotesque, de ridicule, voire de folie littéraire. En pleine époque louisquatorzienne, en ce temps où se multiplient les chefs-d’œuvre de la « génération classique », son esthétique se caractérise en effet par des procédés que l’on continue parfois de réunir sous la notion de « baroque 3 ». Mais si l’œuvre de Pierre de Saint-Louis, que d’aucuns seraient encore tentés de ranger parmi les « fossiles littéraires de la vieille Provence 4 », présente un intérêt tout particulier, ce n’est pas seulement parce qu’elle permet de corriger quelques idées reçues sur l’histoire de la poésie française du XVII e siècle. C’est aussi parce qu’elle offre un cas exceptionnel d’exposition et d’inscription des savoirs dans l’épopée spirituelle et chrétienne. On trouve ainsi dans La Magdeleine un cours de grammaire, une évocation cosmique de la Création, un exposé de l’ordre des cieux, un grand nombre de termes de 1 J.-L. Barthélémy (en religion le P. Pierre de Saint-Louis), La Magdeleine au désert de la Sainte-Baume en Provence, poème spirituel et chrétien, Lyon, J. Grégoire, 1668. 2 Id., L’Éliade, ou Triomphes et faits mémorables de saint Élie, patriarches des Carmes, Aix-en-Provence, A. Pontier, 1827. 3 Voir J. Rousset, Anthologie de la poésie baroque française, Paris, J. Corti, 1988, 2 vol., t. I, p. 190 ; t. II, p. 54, 56. 4 L. de Crozet [pseud. Gheraios, le bouquiniste], Recherches sur les fossiles littéraires de la vieille Provence, Aix-en-Provence, Makaire, 1861. Philippe Chométy 362 physique, d’alchimie, d’astronomie, etc. Cette « manie encyclopédique 5 » se retrouve, dans une certaine mesure, à travers tout le poème de L’Éliade qui exacerbe un certain rapport de la poésie au savoir. D’abord un savoir qui échappe a priori à la connaissance humaine, et que la poésie - par une approche si l’on veut « mystique », en tout cas spirituelle, porteuse d’un sens élevé, de nature anagogique - se propose de révéler au lecteur : « Que ce que nous dirons ne soit que par avance / Dont les annales n’ont aucune connaissance ». C’est le cas tout particulièrement dans le troisième et dernier chant de L’Éliade, dans lequel Pierre de Saint- Louis se propose de « prophétiser » le combat d’Élie contre l’Antéchrist à la fin des temps : « en parlant d’un prophète il faut prophétiser », pour que « nous puissions déjà voir ce qui n’est point passé ». Et le poèteprophète d’affirmer son autorité, sa mission et sa méthode : « Il faut donc pour cela l’esprit de prophétie, / Et non pas simplement l’histoire et poésie ». Et de se poser en interprète des mystères de la parole divine : « L’Écriture en ceci sera mon seul oracle ». C’est ici l’exemple même d’une haute poésie, à la fois fiction (épique), science (théologique) et parole de vérité (dans le style sublime), en référence à l’ancienne tradition du langage des dieux : « Pour décrire un sujet si haut et si glorieux, / Il faudrait emprunter une langue des cieux ». L’autre type de savoir mobilisé par le poète est davantage encyclopédique. Il se présente comme un assemblage hétéroclite de plusieurs disciplines, et se manifeste par une multitude de termes de physique, d’astronomie, de botanique, de zoologie, etc., qui servent la plupart du temps de support à des comparaisons frappantes, dans le cadre d’une esthétique de la pointe. La mobilisation de tous ces savoirs a une signification spécifique : elle affirme la possibilité d’une connaissance poétique. Par rapport à l’ensemble des mots de la science, la science des mots joue donc un rôle essentiel dans la dynamique cognitive de la poésie. À partir de ce constat, le propos consiste à tenter de répondre à deux questions étroitement liées l’une à l’autre. En quoi peut-on considérer L’Éliade comme une épopée du savoir ? Et comment le savoir sert-il à dynamiser la fiction poétique ? 5 Y. Giraud, « Poètes provençaux du XVII e siècle chantres de la Madeleine », dans É. Duperray (éd.), Marie Madeleine dans la mystique, les arts et les lettres, Paris, Beauchesne, 1989, p. 313. Science et poésie chez Pierre de Saint-Louis 363 Mots, merveilles et miracles Ainsi, dans ce passage où Pierre de Saint-Louis évoque la vocation du prophète Élisée, rempli de l’esprit d’Élie : O transmigration ! j’admire vos accords Qui maintiennent si bien trois esprits dans un corps ; C’est à présent qu’on voit sans feinte et sans fadaise, Et la métempsycose, et la palingenèse, Puisqu’au corps d’Élisée avec étonnement, Ce double esprit d’Élie a passé promptement. 6 Par l’emploi de termes empruntés à la philosophie, qui réfèrent indifféremment à Empédocle, à Pythagore, à Platon (« transmigration », « métempsycose », « palingenèse »), Pierre de Saint-Louis renvoie au passage du Second Livre des rois dans lequel Élie invite son disciple Élisée à lui demander ce qu’il voudrait, l’assurant qu’il le lui donnerait : « Élisée lui demanda son esprit double 7 ». Ce faisant, Pierre de Saint-Louis ne se contente pas de mettre en vers un épisode de l’Ancien Testament. Sous un angle plus intellectuel, il aborde le problème de l’exacte connaissance de l’âme (végétante, sensitive, raisonnable), encore largement débattue à l’époque, incluant des questions aussi diverses que celle de savoir « combien il y a d’âmes dans un même corps », ou « s’il est autant d’âmes que nous voyons d’hommes 8 ». Dans le même temps, il ne versifie pas de théorie philosophique ; aucun développement ne vient étayer l’idée de la palingenèse, à laquelle le poète n’accorde d’ailleurs aucun sens intrinsèque, comme l’atteste la rime avec « fadaise ». L’utilisation de plusieurs termes savants relève bien davantage d’un paramètre rhétorique proche de l’épanorthose, consistant à circonscrire l’idée, pour parvenir à la saisir progressivement, approximativement, intuitivement par plusieurs (re)formulations - notamment parce qu’elle semble ne pas avoir de nom en propre pour se désigner. Sans être entièrement dévoilé, l’obscur mystère des « trois esprits dans un corps », qui s’accorde plus à la foi qu’à la raison (en cela semblable à la notion du Dieu tri-un), trouve donc un éclaircissement assez ambivalent, à partir d’une logique poétique où la 6 Él., p. 39, 58 ; Magd., p. 177. Pour faciliter la lecture de mon article, j’ai pris le parti de regrouper les référenes se rapportant à L’Éliade (Él.) et à La Magdeleine (Magd.). 7 II Rois, 2, 9, dans Royaumont, Sieur de [pseud. N. Fontaine, I.-L. Lemaître de Sacy], L’Histoire du Vieux et du Nouveau Testament, Paris, P. Le Petit, 1670, p. 248- 249. 8 R. de Ceriziers, Le Philosophe français, Lyon, A. Molin, 1650, t. II, p. 17-19 et 270- 276. Philippe Chométy 364 « fadaise » philosophique, d’inspiration platonico-pythagoricienne, est d’une certaine manière instrumentalisée comme un moyen d’accès (provisoire) à la vérité chrétienne. On voit par là qu’au regard de la valeur cognitive, voire heuristique de la poésie, l’accumulation du vocabulaire savant permet bel et bien de trouver les mots, de trouver l’idée par les mots, de penser l’idée à travers les mots. Mais en plus d’exprimer l’indicible, elle permet d’amener à voir l’invisible. Dans le premier chant de L’Éliade par exemple, dans lequel Pierre de Saint-Louis fait le récit de la naissance d’Élie, ainsi que de ses premiers miracles, le prophète est présenté comme un enfant à la fois homme et dieu, dont la venue sur terre est annoncée par des prodiges divers. Parmi ces prodiges, le songe prophétique et la vision. Pendant le sommeil de son père, Élie apparaît vivant parmi les flammes « comme une salamandre / Qui s’y tient et nourrit, sans se réduire en cendre ». C’est le signe qu’Élie aura plus tard la capacité de faire descendre le feu du ciel. Des anges déposent alors le nouveau-né dans un berceau de flammes, non sans l’avoir au préalable enveloppé de langes d’une nature un peu spéciale : Puis ces beaux inconnus, et ces célestes âmes Le posèrent tout nu dans un berceau de flammes, L’ayant emmailloté de ce rouge satin Ou d’un linge embrasé, qu’on appelle asbestin, Qui parmi les brasiers demeure incombustible, Ce qui fit un spectacle et charmant et terrible. 9 L’adjectif asbestin renvoie à la « pierre inextinguible » (asbestos lapis), à laquelle Rémy Belleau consacre un poème dans ses Pierres précieuses. Il renvoie aussi au lin asbestin, évoqué par Pline dans son Histoire naturelle (livre XIX, chap. 4) ; une espèce de lin incombustible que l’on assimile parfois à l’amiante, « duquel les toiles jetées au milieu des flammes en sortent non seulement sans lésion, mais encore nettoyées comme l’or tiré de la fournaise 10 ». Le mot appartient par conséquent à l’histoire naturelle, à l’horticulture et à la science lapidaire depuis l’Antiquité, et il est acclimaté dès le XVI e siècle à la poésie - en tout cas à la poésie scientifique. Il est utilisé par Pierre de Saint-Louis pour décrire une matière ignifuge, et ce qui est remarquable, c’est que le poète accompagne le mot qui pourrait faire difficulté de sa définition : « Qui parmi les brasiers demeure incombu- 9 Él., p. 6-7. 10 « Merveille de la variété des herbes, en leurs qualités », dans L. Richeome, La Peinture spirituelle ou l’art d’admirer, aimer et louer Dieu en toutes ses œuvres, et tirer de toutes profit salutaire, Lyon, P. Rigaud, 1611, p. 486. Science et poésie chez Pierre de Saint-Louis 365 stible », ainsi que d’un commentaire méta-poétique : « Ce qui fit un spectacle et charmant et terrible ». L’emploi du vocabulaire spécialisé est donc le moyen de mettre en scène un prodige, de mettre sous les yeux du lecteur un spectacle extraordinaire, qui tient de la chose étonnante, du phénomène étrange, de la merveille, tout en laissant entrapercevoir un miracle. L’asbeste se rattache en effet à la tradition d’antithèse qui, par exemple, fait de la neige incorruptible au milieu des flammes (comme on le voit sur l’Etna), l’image de la pureté, de l’éternité et de la sainteté. De ce point de vue, plusieurs images entrent en circulation : salamandre, pyralide, phénix, etc., qui toutes suggèrent que le feu est l’élément naturel du prophète Élie, appelé à disparaître un jour dans un « charriot igné » pour vivre éternellement. L’asbeste de Pierre de Saint- Louis se rattache du même coup à l’exégèse spirituelle, voire à la pratique du sermon. Le poète puise en effet à pleines mains dans les merveilles de la nature pour évoquer le feu de l’amour de Dieu, dans la pure veine de la sophistique sacrée étudiée par Marc Fumaroli. Car le feu de L’Éliade est l’image vivante, la « peinture parlante » de l’ardeur de la foi. Outre sa naissance, ses nombreux miracles et son envol dans les cieux, que le poète tente de décrire par des mots bien spécifiques, le nom d’Élie lui-même laisse deviner d’autres mirabilia. Et la réflexion très construite de Pierre de Saint-Louis sur le mystère du nom, dans son rapport au langage, est sans doute la partie la plus intéressante de son œuvre. On sait qu’à la fin de sa vie terrestre, le prophète est enlevé au ciel dans un « tourbillon de feux étincelants ». À l’occasion de son passage dans le ciel, c’est une immense boule de feu qui se projette dans l’espace. Le char matérialise d’une certaine façon un second Soleil, comme l’a bien compris le père du prophète qui, par un don de clairvoyance, l’a baptisé du nom d’Élie : Aussi lui donna-t-il ce beau nom sans pareil, Tout conforme à celui qui veut dire Soleil, Et chose merveilleuse, en le nommant Élie, Par cet autre Soleil fit voir un par-Élie. 11 Par son nom, qui signifie le « seigneur Dieu » en langue hébraïque (Eliyahu), (H)élie apparait comme le successeur d’Hélios, comme un avatar christianisé du dieu grec du Soleil. De plus, Pierre de Saint-Louis ajoute à ce jeu sur l’étymologie un véritable calembour à partir de l’adjectif par, qui signifie en latin « semblable », « identique 12 », dans le sens où Élie serait comparable au Soleil : par-(h)élios, ce qui donne le mot par-Élie, doublon 11 Él., p. 42 ; Magd., p. 4, 7, 235. 12 Seule l’étymologie grecque est historiquement exacte : para (« auprès ») et hélios (« soleil »). Philippe Chométy 366 poétique du mot parhélie qui appartient au vocabulaire de la météorologie, désignant le phénomène optique de Soleil double : Qu’on ne nous parle plus d’aucun vrai parélie, Il ne s’en est point vu qu’au passage d’Élie : Le ciel n’a point fait voir de prodiges pareils, Et le plus grand de tous, c’est d’avoir deux Soleils. Par tout un réseau d’analogies (et de fausses étymologies), on passe donc d’Élie à Hélie, d’Hélie à Hélios, d’Hélios à par-Élie, de par-Élie à parélie et de parélie à parhélie, jusqu’à voir se produire un mirage céleste. Et tout cela, en esquissant une lecture allégorique de l’Ancien Testament - si l’on admet qu’au bout du compte, « cet autre Soleil », dont Élie fait voir le « par- Élie », n’est autre que Jésus « Soleil de justice » (Malachie, 4, 2). Ce réseau de significations s’étend à l’ensemble du poème. Comme le fait remarquer l’abbé Folard, Pierre de Saint-Louis tenait « pour certain, avec les rabbins cabalistiques dont il avait lu les livres, que le destin des hommes se trouvait marqué dans leurs noms, en preuve de quoi il citait le sien : Ludovicus Barthelemi, où il trouvait en latin, carmelo se devovet ». Sans que je puisse en faire une démonstration circonstanciée (que je réserve pour une autre étude), il est possible d’avancer qu’en suivant les jeux verbaux volontiers pratiqués par les poètes de la Renaissance (Du Bellay, Ronsard, Scève), y compris dans la poésie néolatine (Dorat), tout en s’accordant avec les règles de la Cabale, L’Éliade ne fait que désigner Élie, de le nommer, d’en développer le nom, d’envelopper le poème autour de son nom, envisagé comme un point fixe. De l’Élio-centrisme à l’héliocentrisme ? La vérité de cet Élio-centrisme se reflète au plus haut point dans l’extrait suivant, où le poète s’apprête à suivre le prophète dans son envol cosmique : Qu’en cette grande lice et céleste hippodrome, Je puisse pour vous suivre être un héliodrome, Voyant sans astrolabe, en esprit, sans lunettes, Comme il va visiter les cieux des six planètes. L’hippodrome, au sens étymologique, permet d’évoquer la course des chevaux, ou plus exactement des « dromadaires hautains », des « hippogriffes ailés » qui tirent le char de feu sur lequel s’envole le prophète. Comme on l’a déjà dit plus haut, l’héliodrome désigne un oiseau légendaire assez proche du phénix. Quant à l’astrolabe (instrument de mesure astronomique) qui signifie littéralement « qui saisit les astres par l’esprit », il vient s’ajouter à ces deux termes savants, au point que Pierre de Saint-Louis Science et poésie chez Pierre de Saint-Louis 367 donne l’impression de « parler français en grec », comme on a pu le reprocher à Ronsard. À la suite du prophète envolé dans l’espace, Pierre de Saint-Louis se présente ainsi comme un poète-héliodrome, poète-phénix, oiseau de feu. C’est tout le sens de sa prière aux chérubins, au moment d’élever le ton jusqu’au sublime : « Faites voler ma plume aussi bien que la vôtre, / Afin que mon discours soit meilleur et tout autre 13 ». Par la vision intérieure, c'est-à-dire par l’imagination (« en esprit »), le poète d’Élie formule le vœu de saisir l’invisible, de voir, de faire voir au-delà de l’observation que permet l’invention de la lunette astronomique (« sans astrolabe »). C’est donc encore une fois l’inscription du savoir qui dynamise la fiction poétique, parce qu’elle met progressivement en place tout un imaginaire du vol cosmique 14 . Cet imaginaire, emprunté à l’ancienne tradition du songe cosmique (Platon, Cicéron) et du voyage céleste (Dante), permet de rendre tout possible, tout pensable. L’absence d’entrave, qu’autorise l’envol, offre en effet au poète la possibilité de toucher les plus hauts mystères et, dans le cas particulier de la poésie dite « scientifique », de dévoiler les secrets de la nature. C’est le poème lui-même qui devient astrolabe, dans le sens où la fiction poétique devient cet instrument d’optique par lequel une réalité, qui échappe à la perception commune, devient objet de contemplation (un peu comme dans un exercice spirituel). En accompagnant Élie dans les « cieux des six planètes », Pierre de Saint-Louis en profite pour décrire le système géocentrique : Considérons ses pas, admirons tous ses tours, Et le chemin qu’il fait dans ce céleste cours, [...] Quand toujours mesurant le ciel et sa hauteur Suit la ligne écliptique égalant l’équateur [...] Mais pourtant allons d’ordre, et descendant plus bas, Commençons par la Lune, à compter ses ébats [...] De là volant après au cercle de Mercure [...] Muse, guide ton vol à la quatrième sphère, C’est ici qu’il faut voir une plus grande affaire [...] 15 Cette visite interplanétaire, au-dessus de la Lune, des six cieux sphériques qui tournent autour de la Terre, s’organise assez paradoxalement autour de la figure centrale du Soleil, ou plus exactement de son double Élie (son parhélie) - sans pour autant aboutir à la mise en vers du système 13 Él., p. XXII-XXIII, 42, 43, 48. 14 Voir B.S. Ridgely, « The Cosmic Voyage in French Sixteenth-Century Learned Poetry », Studies in the Renaissance, n° 10, 1963, p. 136-162. 15 Él., p. 43 sq. Philippe Chométy 368 héliocentrique. Poétiquement, le Soleil est donc fixe au milieu du poème - en témoigne l’accumulation d’images solaires, aussi bien que le poudroiement du nom d’(H)élie. Mais scientifiquement, il est encore en mouvement autour de la Terre. Au fond, bien que la thèse copernicienne soit déjà quasi-définitivement acquise dans les milieux savants (même si jusqu’à la fin du XVII e siècle, l’hypothèse de Tycho Brahe a longtemps été débattue), le thème Éliocentrique permet à Pierre de Saint-Louis d’imaginer (sur un plan poétique) ce qu’il n’ose pas encore penser (sur un plan scientifique), en raison notamment de présupposés théologiques - à savoir, que l’héliocentrisme est la vérité ; de telle sorte qu’en faisant d’(H)élie le centre de gravitation du poème, la fiction poétique devient en quelque sorte plus « vraie » - en tout cas plus « perspicace », au sens optique du terme - que l’exposé scientifique, de nature géocentrique, auquel Pierre de Saint-Louis consacre un long développement. Ce qui signifie qu’au lieu de considérer L’Éliade comme un texte en décalage, en retard, en retrait par rapport aux progrès de la science de l’époque moderne - ce qui peut se défendre à plus d’un titre -, il serait préférable de l’envisager comme un cas, si l’on ose dire, de « compromis épistémologique ». La poésie a beau s’obstiner à le faire tourner (physiquement) autour de la Terre, elle-même se maintient (thématiquement) en orbite autour du Soleil. En dépit de son attachement à la cosmologie ptoléméo-aristotélicienne, L’Éliade atteste ainsi que les auteurs « avaient à leur disposition assez de mythes, d’images et de traditions pour admettre - sans traumatisme - que le Soleil, source éternelle de toute lumière, flambeau allumé par Dieu, soit au centre du manège 16 ». Ces mythes, images et traditions sont d’ailleurs liés à des topoï de la poésie, aussi bien religieuse que profane, qui se perdent dans la nuit des temps (qu’on songe à l’hymne au Soleil attribué à Orphée, à celui des Hymnes homériques, ainsi qu’à celui de Martianus Cappela et, plus tard, de Marulle, Pontano, Ronsard, etc.). Grand œil du ciel, cœur de la nature, flambeau de l’univers, le thème du Soleil est, dans la poésie de l’âge classique - quel qu’en soit le sujet : amour, religion, politique -, le point central d’un grand nombre de comparaisons, de métaphores, de périphrases, etc., relatives à la symbolique cosmique. En substituant Élie au Soleil, dont l’éclat de l’un (tout spirituel) éclipse la clarté de l’autre (toute naturelle), Pierre de Saint-Louis ne fait que reprendre un motif de la mystique chrétienne, se livrant à la louange hyperbolique : « Soleil, quoique c’en soit, je te dis en un mot / Que près de ce flambeau, tu n’es plus qu’un falot ». Par 16 V. Jullien, « Silences cosmologiques », XVII e siècle, n° 207, avril-juin 2000, p. 235- 256. Science et poésie chez Pierre de Saint-Louis 369 la même occasion, on voit bien que si l’Élio-centrisme de Pierre de Saint- Louis ne coïncide pas avec un héliocentrisme au sens strict, il est néanmoins l’expression d’un héliotropisme. Dans L’Éliade, cet héliotropisme n’apparaît pas pour autant comme une religion du Soleil. Au regard du merveilleux que demande la poésie épique, c’est un point capital. On sait qu’avec la querelle du merveilleux, le problème est en effet de savoir si le merveilleux doit rester mythologique, si les vérités du christianisme doivent inspirer les œuvres poétiques, s’il faut user des fables du paganisme. Les conditions de réception de l’œuvre de Pierre de Saint-Louis peuvent apporter un éclairage intéressant sur ces questions. Selon l’abbé Folard, La Magdeleine aurait connu le succès seulement « dix ans après l’impression du livre 17 ». Après avoir été oublié aussitôt qu’imprimé en 1668, quelle pouvait être la raison de cette « vogue subite et incroyable 18 » ? Toujours d’après l’abbé Folard, « on ne sait pas bien qui fut le premier auteur de cette fortune. Les Jésuites veulent que ce soit leur P. Berthet, et les Jansénistes que ce soit leur M. Nicole ». Si l’on en croit le même auteur, Pierre Nicole serait donc entré un jour dans la bibliothèque des Carmes-Billettes de Paris, aurait feuilleté La Magdeleine, se serait enthousiasmé pour ce poème, et l’aurait fait connaître à ses amis de Port- Royal. Dès ce moment, La Magdeleine fut « assuré d’une réclame fructueuse », « s’enleva, nous dirions aujourd’hui : comme des petits pains », et « les communautés religieuses se l’arrachèrent 19 ». La question à trancher n’est pas celle de la véracité de l’anecdote, qui attribue la (re)découverte de La Magdeleine aux Jansénistes - et concurremment aux Jésuites -, et qui pose que ce poème ne devrait son succès qu’à une espèce de hasard. Au-delà de la légende, il ne fait aucun doute que Pierre de Saint-Louis se trouve enrégimenté par les partisans du merveilleux chrétien ; en tout cas, par tous ceux (quel que soit leur courant spirituel) qui militent en faveur d’une purification des belles-lettres par le christianisme ; de telle sorte qu’en dépit (ou à cause) de son « sublime outré 20 », l’œuvre de Pierre de Saint-Louis présente l’avantage de ne pas offenser la piété, donnant l’exemple d’une épopée chrétienne (aux côtés du Moïse, du Saint- Louis, de La Pucelle, du Clovis, de l’Alaric, etc.). Bien que L’Éliade n’ait pas connu la même fortune posthume que La Magdeleine, l’orientation est 17 Él., p. XIX, 48. 18 A.-Ph. Soupé, « Des principaux essais épiques en France de 1590 à 1650 », Bulletin de l’Académie delphinale, 2 e série, t. I, 1856-1860, p. 101. 19 J. de Servières, « Un Provençal, prince de la poésie burlesque : le R. P. Pierre de Saint-Louis, carme déchaussé », Provincia, t. V, 1925, p. 188. 20 D. Bouhours, La Manière de bien penser dans les ouvrages de l’esprit, Paris, S. Cramoisy, 1687, p. 426. Philippe Chométy 370 commune. C’est d’ailleurs dans ce sens que Pierre de Saint-Louis congédie le merveilleux païen, au début du poème : « Dans cet ouvrage saint, allez, profanes muses, / Je dis la vérité, vous êtes des menteuses, / Retirez-vous d’ici, déjà vous me fâchez ». À l’appui du merveilleux chrétien, auquel se mêlent en réalité de nombreux éléments profanes - Élie se voit, par exemple, désigner par une périphrase ambigüe : « Voyons tout à loisir ce Mars de la Judée » -, l’inscription du savoir dans la fiction poétique permet de prendre le relai du merveilleux mythologique. On n’en est pas encore au merveilleux scientifique, ni à la mythologie de la science (comme ce sera le cas à partir du XIX e siècle). Mais l’accumulation de mirabilia - dans une large mesure en continuité avec l’esprit de la Renaissance -, qui font signe dans la nature de l’existence d’un Dieu créateur, contribue à l’élargissement du merveilleux au christianisme, sans recourir excessivement aux anges, aux démons - sauf dans la troisième partie de L’Éliade où le prophète affronte l’Antéchrist. Avec le linge asbestin, le ciel aduste, la pyralide, la chrysolite, le storax, l’héliotrope, l’héliodrome, l’astrolabe, la ligne écliptique, le parhélie, etc., la nature donne lieu à quantité de « choses non pareilles », présentées par l’épopée comme autant de « prodiges et merveilles ». En remplaçant Phaéton par un prophète, le char du Soleil par le char d’Élie, et conséquemment le Soleil par son parhélie, le phénomène optique du Soleil double participe à démontrer la supériorité du christianisme sur le paganisme, comme un prodige annonçant sa victoire. Il symbolise aussi le triomphe de la poésie chrétienne sur les fables païennes, auxquelles Pierre de Saint-Louis ajoute les romans galants, ainsi que les romans de chevalerie dont il dénonce l’« emmiellé poison, / Qui corrompt les esprits, et blesse la raison ». Le poème sacré devient le lieu d’affirmation d’« un discours dévot, pur, touchant et sensible ». Mais de La Magdeleine à L’Éliade, ce discours est marqué par un raidissement idéologique, qui s’accompagne - sur le plan thématique - d’un passage du principe féminin, autour d’un modèle édifiant de pécheresse repentie, sous le signe de l’eau (des larmes), au principe masculin, autour d’un modèle de prophète conquérant, sous le signe du feu (de l’esprit divin). D’une esthétique du « touchant et sensible » - en accord avec l’idéal mondain -, Pierre de Saint-Louis passe dans L’Éliade à une esthétique de la flamme, de l’exaltation, de la valeur héroïque. « Maître des feux », Élie est le « général » d’une Église militante. Sa bouche « est un canon », ses yeux « sont des éclairs ». Seul devant les 450 faux prophètes de Baal, il « sacrifie à la mort toute cette canaille ». C’est sur ce fond « de frayeur, d’alarme et d’épouvante » que Pierre de Saint-Louis fait surgir le sublime épique. Et comme dans une superproduction américaine, sortie par exemple des studios Marvel, il en ressort un curieux personnage de prophète Science et poésie chez Pierre de Saint-Louis 371 « invincible », « incombustible et brûlant 21 », homme torche, homme d’amiante, à l’esprit double, traversant l’espace dans un char de feu. En raison de ces multiples singularités, on comprend mieux pourquoi L’Éliade a pu passer pour un « chef-d’œuvre de pieuse extravagance 22 ». Pour le cataloguer, on serait peut-être encore tenté de le classer dans la catégorie de « poésie burlesque, bizarre et gigantesque 23 ». Mais ce serait oublier que, dans une perspective édifiante, Pierre de Saint-Louis n’a d’autre objet que d’exalter, sous le voile d’une action allégorique (où se révèle un rapport au savoir, à la poésie et au langage), les préceptes de la vie chrétienne, étroitement reliés à l’idée de salut, de participation au salut, et donc de combat spirituel. À travers le récit des hauts faits du prophète Élie, Pierre de Saint-Louis amène en effet le lecteur à la formulation d’un but : « Il s’agit de combattre et vaincre l’imposteur » ; d’un moyen : « Ses armes sont ici toutes spirituelles » ; de modalités : « Le jeûne, l’oraison, la haire, le cilice / Sont tous les appareils de sa haute milice » ; et d’un résultat : « Que de tourner le cœur des pères aux enfants, / Et convertir le cœur des enfants vers les pères 24 ». Dans cette épopée spirituelle et chrétienne, la trame interne s’organise donc autour de la question du choix du bien, de la vérité et de la justice, sur un mode extrêmement dramatisé. Si L’Éliade est un « chefd’œuvre de pieuse extravagance », il est alors tout à fait légitime de s’interroger, comme Leibniz, dans Drôle de pensée : « Y a-t-il rien de si juste que de faire servir l’extravagance à l’établissement de la sagesse 25 ? » Cependant dans l’uniformité d’une France toute catholique, au cœur de la chrétienté, Bayle semble opposer à cette interrogation le problème suivant : « quelle apparence que Dieu nous apprenne [...] par la bouche d’un Élie, qu’il faut tuer ceux qui n’ont pas un tel ou un tel sentiment en matière de religion 26 ? » Selon ce point de vue, il n’y a pas moins d’extravagance que d’abomination à célébrer les exploits d’un « lion rugissant 27 ». Avant même la publication de L’Éliade, le sujet du poème scelle donc l’avenir de sa réception pour longtemps. À l’aube des Lumières, l’épopée de Pierre de 21 Él., p. 3, 5, 6, 7, 19, 28, 29, 39, 57, 83. 22 B. de La Monnoye, op. cit., n.p. 23 G. Peignot, Dictionnaire critique, littéraire et bibliographique des principaux livres condamnés au feu, supprimés ou censurés, Paris, Renouard, t. II, 1806, p. 42. 24 Él., p. 72, 77. 25 « Drôle de pensée touchant une nouvelle sorte de représentations » (1675), dans G. W. Leibniz, Sämtliche Schriften und Briefe, Berlin, Akademie Verlag, 1970, IV, I, p. 567. 26 P. Bayle, Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ : « Contrains-les d’entrer », Cantorbéry, Th. Litwel [Amsterdam, A. Wolfgang], 1686, p. 299. 27 Él., p. 6. Philippe Chométy 372 Saint-Louis se donne à lire - si tant est qu’à l’état de manuscrit, elle ait été vraiment lue - en quelque sorte comme un contre-texte, en porte-à-faux (par anticipation) avec La Henriade de Voltaire, toute imprégnée de l’esthétique classique, et toute animée de l’esprit de tolérance. Lorsque dans le chant VII, saint Louis emporte Henri IV au ciel dans un char de lumière, telle « cette nuée embrasée / Qui [déroba] aux yeux le maître d’Élisée », le bon roi promu au rang de martyr ne se livre pas à de « saintes fureurs », mais se laisse guider par « la simple loi [naturelle] », qui « parle à tous les cœurs 28 ». On ne saurait mieux démontrer qu’avec les progrès du rationalisme, le soleil d’Élie s’est mis à décliner. Pour que L’Éliade fasse sa réapparition, on devine sans peine qu’il faudra attendre une époque beaucoup plus propice au génie du christianisme. Et qu’avec l’essor du romantisme, ce chef-d’œuvre « burlesque, bizarre et gigantesque » fasse éclore de nouvelles séductions. 28 Voltaire, La Henriade, Londres, s.n., 1728, p. 174 sq. Espaces de pouvoirs Bouillabaisse et Cassoulet : aux origines d’une question esthétique, politique et identitaire T HOMAS P ARKER Provenance alimentaire et identité locale sont intimement liées en France. Cette association, qui existe depuis le Moyen Âge, se manifeste de façon de plus en plus marquée après la Révolution 1 . Elle prend la forme, entre autres, de la parution de livres de cuisine régionale au dix-neuvième siècle, de l’invention du tourisme culinaire au vingtième siècle (avec l’arrivée de la voiture suivie par celle des cartes routières et du guide Michelin) et enfin de l’établissement du système d’appellations contrôlées en 1935, à l’origine de la formalisation du rapport entre productions agricoles et origine régionale 2 . Au cours de cette évolution, la relation entre cuisine et identité régionale prend à plusieurs reprises une tournure expli- 1 Pour le lien entre identité régionale et spécialités locales avant la Révolution (y compris au Moyen Âge), voir Florent Quellier, « Le discours sur la richesse des terroirs au XVII e siècle et les prémices de la gastronomie française », Dix-septième siècle 2012/ 1 254 : 141-154 et La Table des Français : Une histoire culturelle (XV e - XIX e siècle) (Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2007), surtout p. 227-231. Voir aussi Julia Csergo, « Tables provençales au XVII e siècle. Spécialités locales et régionalisme alimentaire », Boire et manger au XVII e siècle au temps de la marquise de Sévigné : Actes du 2ième Symposium Vin et Histoire 16 et 17 Octobre 1996, éd. Gilbert Garrier (Suze-La-Rousse : Université du Vin, 1998), p. 111-136. Sur la construction du patrimoine régional culinaire en France après la Révolution, voir Julia Csergo « L’Émergence des cuisines régionales », Histoire de l’alimentation, éd. Jean-Louis Flandrin et Massimo Montanari (Paris : Fayard, 1997) et « La Constitution de la spécialité gastronomique comme objet patrimonial en France », L’Esprit des lieux le Patrimoine et la cité, éd. Daniel J. Grange et Dominique Poulot (Grenoble : Presses universitaires de Grenoble, 1997). 2 Certains textes fondateurs figurent à l’origine du genre du tourisme culinaire, en particulier le Voyage à Encausse de Chapelle et Bachaumont, où les deux auteurs, fondateurs du genre populaire du « voyage badin », racontent leurs exploits culinaires à travers la France. Voir Voyage à Encausse, éd. Laurence Rauline et Bruno Roche (Saint-Étienne : Institut Claude Longeon, 2008). Thomas Parker 376 citement politique et nationaliste. Mais à la source de la fabrication géoculinaire de la France post-révolutionnaire se trouve un important débat politique remontant au début du dix-huitième siècle et qui ne portait aucunement sur les plaisirs de la table. Pour saisir les enjeux de ce débat, et pour mieux comprendre le rapport entre mets et origines, il n’est de meilleur point de départ qu’un bol de bouillabaisse. Mises à part quelques occurrences isolées, le mot bouillabaisse (venant du provençal bolhabaissa) ne figure ni dans les ouvrages, ni dans les dictionnaires français parus avant la Révolution 3 . À partir des premières décennies du dix-neuvième siècle, cependant, l’usage du mot se multiplie et l’étendue de sa signification extra-culinaire apparaît dans une variété d’exemples révélateurs, tel que celui d’Alexandre Dumas dans ses Nouvelles Impressions de voyage : La polenta et le macaroni tiennent de la simplicité primordiale et antédiluvienne, tandis que la bouillabaisse est le résultat de la civilisation culinaire la plus avancée. La bouillabaisse est à elle seule toute une épopée remplie d’épisodes inattendus et d’accidents extraordinaires 4 . Véritablement épris de la spécialité provençale aux dépens des plats iconiques italiens, le narrateur établit déjà un lien privilégié entre mets et histoire. Quelques pages plus loin, après en avoir dégusté une, il conclut: « La bouillabaisse était homérique ». Ces allusions helléniques (à travers la référence à l’épopée et à Homère) rappellent que la bouillabaisse est intimement liée à la ville de Marseille, ville fondée par des marins grecs de Phocée. Elles confèrent à la soupe et à la ville le prestige de la civilisation grecque, de sa pérennité et de sa culture, traduisant ainsi la fierté locale de Marseille et de ses habitants. Cette glorification du plat est d’autant plus étonnante quand on considère qu’au départ la bouillabaisse 3 Le mot n’apparaît pas dans le dictionnaire de l’Académie française avant la huitième édition (1932-1935). Pour l’histoire de la bouillabaisse en France, voir Madeleine Ferrières, « De Marseille à Paris... la construction de la Bouillabaisse », La Table et les ports. Cuisine et société à Bordeaux et dans les villes portuaires (Bordeaux : Presses universitaires de Bordeaux, 2006) et Claire Lamine, « La bouillabaisse, du cabanon à la charte des restaurateurs : peut-on codifier un plat régional ? », Les Nourritures de la mer, de la criée à l'assiette (Caen : Centre de Recherche d’Histoire Quantitative, 2007), p. 265-280. Selon Lamine, le premier usage écrit du mot bouillabaisse apparaît dans le manuscrit de livre de cuisine publié en 1768. Voir également Sylvie Girard-Lagorce, Grandes et petites histoires de la gourmandise française : traditions et recettes, vol. 5 (Paris : Éditions de Borée, 2005), p. 55-59. 4 Alexandre Dumas, Impressions de voyage : le midi de la France, tome II (Paris : Michel Lévy frères : 1865), p. 24. Bouillabaisse et Cassoulet 377 était un plat humble de « simples pêcheurs » que ceux-ci préparaient en fin de journée à partir de leurs poissons non-vendables pour en faire une soupe commune 5 . L’importance de ce plat régional, porteur de connotations plus larges, s’observe aussi dans plusieurs autres réflexions de l’époque. Celles-ci donnent à Marseille une identité unique, tout en rattachant la ville à une communauté nationale française unifiée par ses prouesses culinaires. Une chanson française populaire à la fin du dix-neuvième siècle la célèbre ainsi : Faisons ripaille et largesses, Cassoulet et Bouillabaisse, Vive la France aux Français, Bouillabaisse et Cassoulet ! France, ô pays d'allégresse, Cassoulet et Bouillabaisse, Chaque province a son mets, Bouillabaisse et Cassoulet 6 ! Le ton de ce refrain est certes enjoué, ces plats étant à la fois gourmands et copieux, mais on y perçoit une note chauviniste : les paroles suggèrent clairement que la France est un pays dont la richesse s’incarne dans la diversité de ses denrées alimentaires. La valeur de tels exemples pour créer des identités sociales se confirme d’ailleurs dans une légende sur l’origine du cassoulet, qui fait remonter son invention à la Guerre de Cent ans. Pendant l’invasion de Castelnaudary par les Anglais, les résidents de la ville avaient rassemblé tout ce qui leur restait à manger pour créer un plat destiné à restaurer les forces des soldats. Grâce à cette première version du cassoulet, les soldats de Castelnaudary réussirent à chasser les Anglais de leur ville et hors du Lauragais. La légende du cassoulet érige sa gloire non seulement au niveau local dans le Languedoc mais aussi au niveau national, dans la mesure où il rappelle les prouesses martiales des Français face aux envahisseurs étrangers 7 . Or, outre ces histoires et légendes, une source inattendue contribue à la création d’une identité culinaire dans l’imaginaire français : il s’agit d’un débat politique tenu au début du dix-huitième siècle. À son origine, la conversation ne portait en rien sur la nourriture, mais traitait d’une question idéologique concernant l’absolutisme du roi, la déchéance de la classe noble et la menace d’une déstabilisation de l’ordre social en France. Fait encore plus curieux, le débat en question se lit dans un traité esthétique très influent à l’époque. Il s’agit des Réflexions critiques sur la poésie et la 5 Lamine, op. cit., p. 266. 6 Maurice Étienne Legrand, La nouvelle cuisinière bourgeoise (Paris : Éditions de la revue blanche, 1900), p. 104. 7 Pour l’histoire détaillée du cassoulet, voir Jean-Pierre Poulain, « Cassoulet : histoire d’un plat » dans L’Inventaire culinaire de Midi Pyrénées (Paris : Albin Michel : 1996). Thomas Parker 378 peinture de l’abbé Du Bos publié en 1719 8 . Ce traité renforçait le sentiment régionaliste en offrant une théorie plus systématique du pouvoir de l’origine géographique sur les produits locaux. Pour amorcer la réflexion, et pour saisir le lien entre Du Bos, le régionalisme des plats et l’identité des habitants, il convient de commencer avec un passage où Du Bos, lui aussi, évoque Marseille : Les Macédoniens établis en Syrie et en Égypte y devinrent au bout de quelques années des Syriens et des Egyptiens, et dégénérant de leurs ancêtres, ils ne conservèrent que la langue et les étendards. Les Grecs établis à Marseille contractèrent avec le temps l’audace des Gaulois 9 . Ce paragraphe, dont les observations sont empruntées en bloc à Tite- Live, met en valeur les racines grecques de Marseille, tout en soulignant la prouesse militaire des Gaulois 10 . Du Bos développe l’idée dans la suite du passage: Comme dit Tite-Live en racontant les faits que je viens de rapporter : Les qualités des plantes ne dépendent pas autant du lieu d’où on a tiré la graine que du terroir où l’on a semé : les qualités des animaux dépendent moins de leur origine que du pays où ils naissent et où ils deviennent grands 11 . Ainsi, selon Du Bos, le climat et le terroir dans chaque cas, aussi bien en Syrie qu’à Marseille, impriment sur les habitants certaines qualités personnelles et caractères différents. La comparaison entre la provenance des gens et celle de la nourriture n’est pas explicite, mais l’auteur laisse entendre que, tout comme les plantes, les hommes sont empreints de la région où ils sont élevés. L’observation est clé, autant pour l’effet que le texte de Du Bos aurait sur l’évolution des mœurs culinaires (dont je traiterai par la suite) que par l’imbroglio qui l’a partiellement provoquée : tout découle d’une controverse déclenchée par un certain comte de Boulainvilliers. 8 Du Bos est vite considéré comme l’autorité sur l’esthétique à l’époque. Voltaire écrit que son « livre [est] le plus utile qu’on ait jamais écrit sur ces matières chez aucune des nations de l’Europe. » Voltaire, Du Siècle de Louis XIV, (Paris : Hachette, (1751) 1859), p. 428. 9 Du Bos, Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture (Paris : Pissot (1719) 1770), p. 282. 10 Voir Livy, History of Rome, XXXVIII.17, vol. 4 éd. C. Edmonds (London : George Bell, 1877), p. 1740. 11 Ibid. Bouillabaisse et Cassoulet 379 Boulainvilliers vs. Du Bos : emprise du sang ou effet du climat ? Henri de Boulainvilliers est né à Saint-Saire en 1658 dans une famille de seigneurs normands qui traçait sa noblesse jusqu’au quinzième siècle (bien que le titre de comte ne leur ait pas été officiellement décerné avant 1658 12 ). Après avoir été formé en histoire, géographie, et rhétorique au Collège de Juilly, le comte de Boulainvilliers suivit une carrière militaire jusqu’en 1697 et, devint par la suite astrologue, historien, et écrivain antiabsolutiste, défenseur du système féodal. Bien que son Essai sur la noblesse (1732) ne fût publié qu’après sa mort en 1722, ses idées étaient connues avant, et avaient incité une conversation importante sur l’origine des citoyens français 13 . Boulainvilliers soutenait que les Francs avaient envahi la Gaule au cinquième siècle de notre ère et établi leur suprématie par le droit d’épée en subjuguant la population gallo-romaine. Selon sa logique, les descendants des Francs conquérants seraient les vrais héritiers du pouvoir. Boulainvilliers affirmait, en revanche, que la monarchie absolue n’était que le vestige de l’administration romaine qui, par une suite d’événements inattendus, avait usurpé le pouvoir de la noblesse terrienne, la chute de cette dernière culminant avec la Fronde quelques années avant la naissance de l’écrivain. Celui-ci était d’autant plus outré que la bourgeoisie enrichie érodait encore le pouvoir légitime des nobles en achetant des charges vendues par le roi. Son irritation se lisait dans certaines déclarations extrêmes que l’on trouve dans L’Essai sur la noblesse (1732). La position de Boulainvilliers est résumée par Alfred Lombard dans sa thèse exhaustive sur Du Bos : « Les Gaulois asservis ne furent pas sujet du roi mais des guerriers Francs. Ceux-ci étaient tous égaux et il existait entre eux et les Gaulois une distinction formelle telle que du maître à l’esclave » 14 . Les vrais héritiers du pouvoir, les Francs, étaient des conquérants blonds et « tous à peu près de même taille et habitude du corps, preuve que leur sang n’était pas altéré par le 12 Claude Nicolet, La Fabrique d’une nation : France entre Rome et les Germains (Paris : Perrin, 2003), p. 68. 13 Une preuve de l’omniprésence des idées de Boulainvilliers, distribuées sous le manteau, apparaît à la première page de la première édition de l’Essai sur la Noblesse, où on lit : « Il est certains MSS que leur excellence fait multiplier d’une façon si surprenante, que souvent tel qui croit les avoir unique, en trouve des doubles en divers endroits (…). Les écrits de feu M. de Boulainvilliers sont de ce genre. » Henri de Boulainvilliers, Essai sur la noblesse de France, contenant une dissertation sur son origine et son abaissement (Paris, 1732), p. 1. 14 Alfred Lombard, L’abbé Du Bos: un initiateur de la pensée moderne (1670-1742) (Paris : Hachette, 1913), p. 418. Boulainvilliers, op. cit., p. 41. Les expressions en italique sont des citations de Boulainvilliers. Thomas Parker 380 mélange d’aucun sang étranger » avant d’être corrompu plus tard par celui des Gallo-Romains. Boulainvilliers conclut que c’était la « nécessité d’argent qui a conduit la noblesse à un tel oubli de soi-même qu’elle n’a plus de honte de mêler son sang avec celui des plus vils roturiers » 15 . Ce discours a mené certains intellectuels tels que Hannah Arendt et Michel Foucault à voir en Boulainvilliers un des fondateurs du racisme biologique moderne, et un bon nombre de critiques contemporains ont repris ces mêmes arguments 16 . Mais plusieurs historiens ont récemment soutenu, pour leur part, que Boulainvilliers n’était ni raciste, ni un noble déshérité qui en voulait à la monarchie absolue ou au tiers-état. Selon Harold Ellis, par exemple, Boulainvilliers écrivait simplement une généalogie de sa famille - une pratique populaire à l’époque - qui fut mal interprétée 17 . Pour trancher sur cette question, et pour faire le lien entre cuisine, esthétique et identité, il convient de revenir sur L’abbé Du Bos. Curieusement, Du Bos partageait l’avis de Boulainvilliers sur la conquête des Gallo-Romains par les Francs. Dans Réflexions sur la peinture et la poésie, Du Bos explique que « les Romains ont été chassés de leurs foyers et « faits esclaves » par des conquérants brutaux sortis de dessous les neiges du Nord » 18 . Mais l’interprétation que Du Bos propose de cette légende repose sur des bases très différentes de celle de Boulainvilliers. D’une part, à la différence du Comte, Du Bos était bourgeois et royaliste. Ainsi, même s’il évoquait l’histoire de la conquête des Francs, il tâchait néanmoins dans ses écrits de réconcilier cette histoire avec une politique soutenant le droit souverain du roi, supposant que tout bouleversement au pouvoir absolu établi apporterait plus de mal que de bien au peuple français 19 . Cependant, treize ans après la mort de Boulainvilliers, Du Bos réfuta formellement la légende des Francs. Selon lui, les Francs auraient entretenu un rapport plutôt coopératif avec la population gallo-romaine de sorte que les deux 15 Lombard, op. cit., p. 418. Boulainvilliers, op. cit., p. 337, p. 251. 16 Voir notamment Hannah Arendt, The Origins of Totalitarianism, vol. 2 (New York : Harcourt, Brace and Jovanovich, 1968), p. 42. Michel Foucault, Il faut défendre la société (Paris : Seuil, 1997), discours numéro sept, prononcé au Collège de France en 1976. André Devyver, Le Sang épuré les préjugés de race chez les gentilhommes français de l'ancien régime 1560-1720 (Bruxelles : Éditions de l’université de Bruxelles, 1973) ; Marcel Detienne, Comment être autochthone : Pur Athénien ou Français Enraciné (Paris : Seuil, 2003). 17 Harold Ellis, Boulainvilliers and the French Monarchy : Aristocratic Politics in Early Eighteenth-Century France (Ithaca : Cornell University Press, 1988). Voir aussi, Claude Nicolet, Fabrique d’une nation. La France entre Rome et les Germains (Paris : Perrin, 2003). 18 Du Bos, op. cit., p. 141. 19 Voir les écrits de Du Bos à ce sujet dans Lombard, surtout p. 149-152. Bouillabaisse et Cassoulet 381 peuples s’intégrèrent plus ou moins harmonieusement entre eux 20 . Pour Du Bos, donc, pas de conquête par les Francs, pas d’esclavage, et pas de supériorité génétique de certaines classes. La riposte de Du Bos fut réfutée à son tour par Montesquieu quelques années plus tard - preuve que la légende germaine persistait dans l’imaginaire français 21 . Ceci est pourtant loin de constituer la partie la plus intéressante du débat : la réponse la plus révélatrice de Du Bos ne se trouve pas dans un contexte ouvertement politique ou historique, mais dans ses Réflexions critiques sur la poésie et la peinture avancées seize ans auparavant. En matière de généralisation des différents goûts esthétiques, Du Bos explique essentiellement les différences non par une distinction entre classe sociale, éducation ou autre, mais en recourant à la notion de climat, qui lui permet de comparer l’intellect et les inclinations de diverses personnes aux goûts possédés par des fruits de diverses origines: Comme deux graines venues sur la même plante donnent un fruit dont les qualités sont différentes, quand ces graines sont semées en des terroirs différents (…) ainsi deux enfants qui seront nés avec leurs cerveaux composés précisément de la même manière, deviendront deux hommes différents pour l'esprit et pour les inclinations, si l'un de ces enfants est élevé en Suède et l'autre en Andalousie 22 . Ici Du Bos emploie une métaphore agricole suggérant la perfection de la France qui occupe le juste milieu entre deux climats extrêmes opposés. Cette perfection dans le goût des fruits se transmet aux Français, mais le sentiment de fierté nationale est moins à remarquer ici que le fait que le paradigme proposé par Du Bos offre une nouvelle façon de voir l’identité, qui remplace celle de Boulainvilliers. Du Bos admet que les Francs sont originaires de la tribu germanique. Cependant, il maintient que ce n’est pas l’origine qui importe autant que le climat : (…) les étrangers qui se sont habitués dans quelques pays que ce soit, y sont toujours devenus semblables après un certain nombre de générations aux anciens habitants du pays où ils se sont établis (…) Quoique les Français descendent plutôt des Allemands que des Gaulois, ils ont les mêmes inclinations et le même caractère d’esprit que les Gaulois 23 . Autrement dit, Du Bos répond à la menace implicitement posée par les théories de Boulainvilliers sur la différence du sang des Francs nobles et des 20 Du Bos, Histoire critique de l’établissement de la monarchie française dans les Gaules, tome premier (Amsterdam : Westen et Smith, 1735), p. 1-14. 21 Montesquieu, Esprit des lois, livre 30, ch. XXXIV. 22 Du Bos, p. 250. Le français est modernisé ci-dessus et dans les citations à suivre. 23 Du Bos, p. 275. Thomas Parker 382 Gallo-Romains roturiers en disant que le climat l’emporte sur la biologie. C’est ce qu’il affirme quelques phrases plus tard : « C’est de tout temps qu’on a remarqué que le climat était plus puissant que le sang et l’origine » (p. 281). Pour Du Bos, ce n’est pas le sang héréditaire des hommes qui fait la valeur de la nation, mais le climat de la nation qui fait la valeur des hommes. Peu importe si les Francs ont envahi la Gaulle et conquis ses habitants, puisque le passage du temps et le climat ont joué un rôle égalisateur, faisant de tous des citoyens français. C’est cette phrase qui nous permet de nuancer le débat qui a divisé les universitaires au sujet de Boulainvilliers. Même si ce dernier « n’était pas … raciste », selon la formulation provocatrice de l’étude de Harold Ellis dans Boulainvilliers and the French Monarchy (qui reproche à André Devyvers les vues extrêmes tenues par celui-ci dans Le Sang épuré), le passage de Du Bos suggère que certains de ses lecteurs qui faisaient face aux partisans de la thèse noble au dix-huitième siècle étaient sensibles à ces questions concernant la différence de sang chez les Français 24 . En escamotant la question de la conquête des Francs, et en associant les hommes à des fruits, Du Bos réussit à neutraliser la menace du sang comme facteur racial et à proposer une notion plus égalitaire à partir d’une « identité climatique nationale ». Identité régionale et fierté nationale Revenons sur la métaphore homme-plante. C’est elle qui permet à Du Bos non seulement de soutenir ses théories sur le climat, mais aussi de distinguer la France par rapport aux pays voisins : Dans plusieurs endroits de l’Italie la terre est pleine d’alun, de soufre, de bitume et d'autres minéraux. Ces corps dans les lieux de France où on en trouve, n’y sont pas en même quantité par proportion aux autres corps qu’en Italie. On trouve presque par toute la France que le tuf est de marne ou d’une espèce de pierre grasse, blanchâtre et tendre, et dans laquelle il y a beaucoup de sels volatils 25 . Du Bos explique que la composition de la terre influence la nourriture et la qualité de l’air, et que ces effets déterminent le caractère des hommes. Cette remarque sur la marne deviendra rapidement en France une façon populaire de comprendre le comportement des Français. Montesquieu en particulier, bien qu’en désaccord avec Du Bos sur l’origine des Francs, utilise, tout comme ce dernier, la marne pour caractériser l’esprit national des Français : 24 Ellis, 1988, p. 19. 25 Du Bos, p. 340. Bouillabaisse et Cassoulet 383 La plupart des provinces de France ont, à la superficie inférieure, une espèce de craie blanche qu’on appelle la marne (…) Cette marne est pleine d’esprits volatils, qui entrent dans notre sang et par la nourriture des choses qui croissent et par les aliments dont nous nous nourrissons (…) Or, de tels volatils, une fois dans l’air, doivent y produire quelque effet. Cet effet est une légèreté, cette inconstance, cette vivacité française 26 . Autrement dit, la métaphore homme-plante sert non seulement de mécanisme défensif pour protéger l’unité nationale contre les théories sur la hiérarchie des classes telles qu’on les trouve chez Boulainvilliers. Elle figure aussi dans l’élaboration d’une nouvelle identité nationale. L’association entre pays, alimentation et identité n’est cependant pas encore similaire à ce que l’on voit dans les itérations cuisine-identité régionale après la Révolution. Sur ce point, ni Du Bos ni Montesquieu ne sont explicites. Et néanmoins, c’est encore Du Bos qui donne les outils pour que la métaphore nationale puisse fonctionner à un niveau régional en suggérant des termes agricoles et culinaires : Le cep de vigne transplanté de Champagne en Brie, y donne bientôt un vin où l’on ne reconnaît plus les qualités de la liqueur qu’il donnait dans son premier terroir (…) autant que c’est l’air qui fait vivre les animaux, et que c’est la terre qui les nourrit, leurs qualités ne sont guère moins dépendantes des lieux où ils sont élevés, que les qualités des arbres et des plantes sont dépendantes du pays où ils croissent 27 . Soixante-dix ans avant la Révolution, il est déjà possible de voir chez Du Bos une association positive entre personnes, produits alimentaires et régions. Du Bos ne distingue pas entre les caractères régionaux des Français, sans doute pour ne pas faire violence au sentiment d’unité nationale déjà mis en danger par Boulainvilliers, mais la logique entre climat et différences régionales est mise en avant. D’ailleurs Du Bos l’applique à d’autres pays comme l’Italie : « Tout le monde n’attribue-t-il pas l’esprit des Florentins et la grossièreté des Bergamasques à la différence qui est entre l’air de Florence et celui de Bergame ? » 28 26 Montesquieu, Pensée n° 2265. La rédaction de ce fragment remonte vraisemblablement à 1717, faisant partie d’une dissertation maintenant perdue intitulée « De la différence des génies » (Voir R. Shackleton, Montesquieu : A Critical Biography (Oxford : Oxford University Press, 1961), p. 401). Cf. Montesquieu, Essai sur les causes. Voir aussi Rolando Minuiti, « Milieu naturel et sociétés politiques : réflexions sur un thème de Montesquieu » dans Le temps de Montesquieu: actes du colloque international de Genève (28-31 octobre 1998), éds. Pierre Poiret et Cathérine Volpilhac-Auger, (Génève : Droz, 2002), p. 222-244. 27 Du Bos, p. 283. 28 Du Bos, p. 323. Thomas Parker 384 Mais comment soutenir définitivement que l’abbé Du Bos et ses théories sur la peinture et la poésie ont pu jouer un rôle dans l’esthétique et l’identité culinaire ? On peut le supposer si l’on considère un des livres de cuisine les plus connus de la première moitié du dix-huitième siècle : dans La Science du maître d’hôtel cuisinier (1749) de Menon, on trouve une Dissertation préliminaire sur la cuisine moderne, rédigée de la main de Lauréault de Foncemagne, académicien et ancien ami de Du Bos. Foncemagne cite directement celui-ci et ses Réflexions sur la poésie et la peinture à plusieurs reprises, en insistant sur le lien intime entre le comportement humain, le climat et la cuisine. Foncemagne soutient non seulement que l’on peut identifier un pays par sa cuisine, mais aussi que les nourritures de divers terroirs peuvent pallier des manques de vertus dans des climats particuliers. Citant Du Bos mot à mot, Foncemagne écrit « Le sel et les sucs spiritueux de ces denrées (…) jettent dans le sang des nations septentrionales une âme, ou pour parler avec les physiciens une huile éthérée, laquelle ils ne pourraient pas tirer des aliments de leurs pays » 29 . Pour les gens du nord, les denrées venues des climats chauds tels que les Îles Canaries, par exemple, peuvent leur donner plus de vigueur, de vitalité et d’imagination. Cependant, il reste toujours des ingrédients dangereux dans ces nourritures exotiques. Foncemagne explique que c’est justement le rôle du cuisinier de les neutraliser : La Cuisine subtilise les parties grossières des aliments, dépouille les mixtes qu’elle emploie, des sucs terrestres qu’ils contiennent : elle les perfectionne, les épure, et les spiritualise en quelque sorte. Les mets qu’elle prépare, doivent donc porter dans le sang une plus grande abondance d’esprits plus purs et plus déliés 30 . Pour Foncemagne le cuisinier est la personne qui profite des produits régionaux en appliquant son art et sa science pour élever les produits en mets non seulement sains mais aussi appétissants. Ainsi, les pages qui suivent sillonnent les régions françaises, indiquant celles qui produisent les meilleurs ingrédients - les navets de Freneuse (p. 27), les bœufs de Normandie, du Cotentin, et d’Auvergne dont la chair est « rouge foncé et bien couverte » (p. 29), la raie bouclée de Marseille qui est « la meilleure et la plus estimée » (p. 454) - et expliquent comment le cuisinier peut les convertir en quelque chose de comestible et de savoureux. 29 Foncemagne, « Dissertation préliminaire », dans Menon, La Science du maître-hôtel cuisinier (Paris, (1749) 1789), xviii. 30 Ibid., xix. Bouillabaisse et Cassoulet 385 Conclusion Il découle de ces observations que l’émergence des cuisines régionales en France après la Révolution est liée à des questions identitaires, politiques et esthétiques débattues plus tôt au cours du dix-huitième siècle. Cependant, malgré cette curiosité des Français envers leurs cuisines régionales, il ne faut pas croire que l’identité de ces régions et de leurs plats dénotât quelque égalité entre la capitale et la province. Tout comme le livre de cuisine de Menon s’inspirait de Du Bos pour à la fois sceller le lien étroit entre l’origine de la nourriture et l’identité des hommes et pour insister sur le rôle du cuisinier comme celui qui maîtrisait le côté impur des terroirs, Paris adoptait un rôle identique par rapport aux régions de la France profonde. Le célèbre cuisinier Grimod de la Reynière montre bien dans son Gastronome français ou l’art de bien vivre publié en 1828 que Paris reste souverain dans le domaine de la cuisine : Paris [tient] un rang très distingué parmi les états de bouche. Ce n’est pas leur faute [aux charcutiers] si la personne du cochon est beaucoup meilleure dans les départements de l’Aube et du Rhône, que dans celui de la Seine ; et si le fromage, les hures et les petits pieds de Troyes et les saucissons de Lyon sont meilleurs que ceux de Paris : mais tout ce qui dépend de l’excellence du travail est chez eux mieux confectionné que partout ailleurs ; et l’on mange nulle part des saucisses, du fromage d’Italie, des pieds de cochon farcis aux truites, des andouilles et du boudin blanc aussi délicats, aussi bien confectionnés, aussi délicieux enfin que dans la capitale de la France, qu’on peut regarder aussi comme « celle de l’Europe gourmande » 31 . Même si Paris reste la couronne culinaire du pays, sa réputation repose sur les ingrédients de ses provinces et sur le lien entre spécialités régionales et identité nationale française. 31 Alexandre-Balthazar-Laurent Grimod de la Reynière, Charles-Louis Cadet de Gassicourt, Le Gastronome français ou l’art de bien vivre (Paris : Charles-Béchet, 1828), p. 83-4. Marseille et la Provence dans les Mémoires du galérien Jean Marteilhe M ICHÈLE R OSELLINI É COLE N ORMALE S UPÉRIEURE DE L YON UMR 5317 IHRIM Jean Marteilhe a été condamné aux galères à perpétuité en 1701, à l’âge de 17 ans, « pour - selon ses propres termes - avoir voulu sortir du royaume malgré les défenses et ordonnances du roi ». Il avait fui les dragonnades auxquelles était exposée sa famille, des huguenots de Bergerac, traversé la France avec l’alibi du « grand tour » et tenté de passer la frontière vers les Pays-Bas, où il avait été arrêté. Il sera libéré à Marseille en juin 1713, bénéficiant d’une clause du traité de paix entre la France et l’Angleterre. Il est le seul galérien à avoir écrit et publié des Mémoires. Son livre est paru à Rotterdam en 1757, sans nom d’auteur. Ce témoignage tardif lui a été suggéré par deux pasteurs français réfugiés comme lui à Amsterdam, les Superville, père et fils. Aussi quand je nommerai l’auteur « Marteilhe », il faut garder à l’esprit que c’est par commodité, ne pouvant évaluer la part qu’ont prise les commanditaires et l’éditeur à cet écrit. Ses conditions de publication mériteraient une enquête approfondie, que je n’ai pas menée, car je m’y suis intéressée très récemment dans l’élan d’un début de recherche sur les écrits de prisons. Je me bornerai donc à en proposer une lecture, la plus attentive qui soit à la littéralité du texte, afin de formuler une hypothèse. En l’absence d’informations précises sur le contexte d’écriture de l’ouvrage, nous pouvons du moins relever les indications que livre son titre : Mémoires d’un protestant condamné aux Galères de France pour cause de Religion ; écrits par lui-même ; ouvrage dans lequel, outre le récit des souffrances de l’auteur depuis 1700 jusqu’en 1713, on trouvera diverses particularités curieuses, relatives à l’histoire de ce temps-là 1 . Ce titre annonce un programme 1 Les Mémoires de Marteilhe ont été édités en 1982 au Mercure de France, dans la collection « Le Temps retrouvé », par André Zysberg, sous le titre : Mémoires d’un Michèle Rosellini 388 narratif en deux volets : d’une part les Mémoires proprement dits, c’est-à-dire le récit autobiographique de l’ancien galérien, d’autre part ce que l’on peut considérer comme un mémoire, au sens de « rapport » (memorandum), sur diverses « particularités curieuses ». Deux notices sont en effet annexées au récit principal : « Description d’une galère armée » et « La chiourme en hiver ». Cette division va ici retenir notre attention. En effet, en nous limitant au séjour du galérien à Marseille, nous pourrons constater un écart significatif entre la vision des Marseillais qui ressort du récit mémoriel, essentiellement centré sur les péripéties de la libération des protestants, et celle qu’expose le tableau synthétique de la vie des galériens dans la ville pendant la longue saison de désarmement des galères. Rappelons les circonstances du séjour de Marteilhe à Marseille. Après avoir manqué en octobre 1712 à Dunkerque d’être libéré par les Anglais de la galère où il est enchaîné aux côtés de vingt et un de ses coreligionnaires, il est transféré avec eux à la prison de la grande Tournelle à Paris, où il rejoint la grande « chaîne » en partance vers Marseille. Le voyage à pied des prisonniers enchaînés deux à deux est effroyable. La pesanteur de la chaîne est aggravée par le froid, les coups, les haltes précaires et la pénurie de nourriture. De nombreux enchaînés meurent en chemin, et Marteilhe voit dans la survie de la petite troupe de huguenots un signe de la protection divine. Le regard qu’il porte sur Marseille reste marqué par la violence de l’expérience qu’il vient de traverser. Toutefois il compose deux images distinctes de la ville et de ses habitants. Leur contraste me paraît tenir moins à la réalité de l’expérience qu’aux exigences des genres qu’adopte le narrateur et aux visées qu’il leur assigne en fonction des lectorats auxquels ses Mémoires sont destinés. Un récit doublement orienté, par la libération et par le salut Au dernier chapitre de son récit, Marteilhe raconte les vicissitudes traversées par les vingt-deux galériens protestants depuis leur arrivée à Marseille, le 17 janvier 1713, jusqu’à leur libération et leur embarquement pour l’Italie, le 17 juin. Le suspens en est toutefois banni. En effet, la phrase galérien du Roi-Soleil. Cette édition constituait le premier jalon d’une recherche historique sur les galères royales en France publiée ultérieurement sous le titre : Les Galériens. Vies et destins de 60.000 forçats sur les galères de France (1680-1748), Paris, éd. du Seuil, 1987 (rééd. 1992). Les citations de la présente étude renvoyant exclusivement à cette édition, j’indiquerai les numéros de page entre parenthèses dans le corps du texte. Marseille et la Provence dans les Mémoires du galérien Jean Marteilhe 389 finale du chapitre précédent programme un mode de lecture déterminé par la connaissance du dénouement : Dieu Soit loué : d’ici en avant, je n’aurai plus à raconter que les événements qui précédèrent et accomplirent enfin notre chère liberté ; événements qui n’ont, Dieu merci, rien de tragique, mais qui méritent bien la curiosité du lecteur. On y verra la malice noire et la haine invétérée des missionnaires de Marseille et la grâce de Dieu envers ses enfants triompher de leurs implacables ennemis. (251) Le lecteur est ainsi invité à suivre une lutte entre les élus de Dieu et les agents du Démon. Et, de fait, le récit est ponctué par de véritables scènes où se jouent la persécution de l’Église et la résistance des galériens réformés. J’en retracerai les plus marquantes afin de donner une idée de la cohérence d’un récit de libération présenté comme une aventure à la fois historique et mystique. Les nouveaux venus sont logés avec leurs coréligionaires sur la Grande Réale. Ils s’y entassent à plus de quatre cents, sous la férule du Père Garcin, un jésuite en mission sur les galères royales. Celui-ci pense pouvoir les convertir par un stratagème de théâtre. Faisant jouer à deux galériens qui purgent des crimes de droit commun le rôle de calvinistes convaincus, il met spectaculairement en scène leur conversion et les fait libérer sur le champ. Le roi est aussitôt informé de ce prétendu succès contre l’hérésie, et fait savoir en retour, par une lettre de son ministre Ponchartrain, qu’il se réjouit à l’idée que cet exemple va entraîner toute la communauté. Les missionnaires se flattent de persuader le roi que les galériens huguenots sont une catégorie en voie d’extinction, et de le dissuader ainsi de les mentionner dans le traité en cours de négociation avec l’Angleterre. Marteilhe réplique par un autre stratagème, destiné à confondre le jésuite aux yeux de ses compagnons. Sous couvert de négocier sa conversion, il entend lui « faire avouer tacitement [qu’ils sont persécutés] pour cause de religion » (262). Le jésuite soutient qu’ils subissent un juste « châtiment » pour avoir contrevenu aux ordres du roi, les uns en tentant de quitter le royaume, les autres en s’assemblant au désert pour prier, mais Martheille démontre, selon une logique imparable, que s’ils peuvent espérer être libérés en se convertissant, c’est bien qu’ils ne sont retenus sur les galères que « pour cause de religion », et donc persécutés pour leur foi. Le Père Garcin fulmine contre ce « raisonneur » et le fait sur le champ renchaîner à son banc. La narration de cette scène use du discours direct pour rapporter les morceaux d’éloquence adverses. Si elle a eu lieu, il est peu probable que les paroles échangées aient été mémorisées par son protagoniste au point d’être restituées littéralement quarante ans plus tard. Il a donc procédé à un travail proprement littéraire de construction d’une situation, de personnages et de propos Michèle Rosellini 390 exemplaires. Il reconnaît d’ailleurs dans un bref commentaire conclusif, l’exemplarité de son récit : « On peut voir par là le caractère diabolique de ces missionnaires fourbes et cruels. » (265) Le qualificatif « diabolique » installe cette exemplarité sur deux plans : moral et spirituel. Ce double plan se confirme dans la dernière séquence du récit, qui relate les péripéties de la libération. En amont, Marteilhe évoque les négociations avec la reine d’Angleterre. C’est le duc de Rochegude, protestant d’Alès réfugié dans le canton Suisse de Vevey, qui s’en charge. Il s’est démené en vain pour faire inclure la libération des protestants de France dans la paix d’Utrecht qui vient d’être conclue. Mais, persévérant, il fait le tour des royaumes du Nord pour obtenir des lettres de recommandation des monarques protestants, des États généraux des Provinces-Unies et des cantons suisses. Puis il traverse la Manche et réussit à Londres à faire remettre ces lettres à la reine. Marteilhe souligne qu’il a accompli sa mission « avec des peines et des fatigues surnaturelles à son grand âge » (265). L’idée du soutien de la grâce se lit en filigrane de cet éloge. Elle se confirme par la manière très romanesque - ou miraculeuse, selon le point de vue adopté - dont lui est communiqué le succès de son entreprise. Impatient d’avoir une réponse après deux semaines d’attente, il se place sur le parcours de la promenade quotidienne de la reine pour « se faire voir d’elle » (266), ce qui réussit parfaitement : elle le remarque, le fait appeler, et lui donne « une pieuse et favorable réponse » qui « ne souffr[e] aucune équivoque », l’invitant à annoncer à « ces pauvres gens sur les galères de France qu’ils seront délivrés incessamment » (ibid.). L’annonce, clandestinement transmise par la communauté protestante, redonne espérance aux galériens déçus par la paix d’Utrecht. Mais là, nouvelle déconvenue : quand l’ordre de libération de cent trente six huguenots parvient à l’intendant général des galères, les missionnaires jésuites intriguent pour en empêcher l’application. Après avoir vainement tenté d’obtenir un contrordre de l’administration royale, ils forcent l’intendant qui entendait laisser aux galériens « liberté entière pour aller où bon [leur] semblerait » à déclarer « que c’était à condition de sortir sur-le-champ, par mer, hors du royaume pour n’y plus rentrer, sous peine d’être remis aux galères perpétuelles » (268). Le narrateur décèle dans cette clause une « fine et maligne politique » : elle les empêche en effet, lui et ses compagnons, de quitter la galère, puisqu’ils n’ont pas les ressources nécessaires pour affréter un navire. Cette version des faits a peut-être couru à l’époque parmi les galériens, mais elle n’en est pas moins une invention avérée, puisque l’ordre de libération signé à Marly Marseille et la Provence dans les Mémoires du galérien Jean Marteilhe 391 le 17 mai 1713 contient explicitement la clause d’exil 2 . Si le mémorialiste s’en tient à cette version erronée alors qu’il aurait eu amplement le temps de s’informer, c’est qu’elle renforce l’orientation apologétique du récit de libération. Celle-ci est confirmée par l’apparition d’une circonstance imprévue, qui vient contrecarrer la dernière invention des missionnaires pour empêcher l’élargissement des protestants. Ils ont en effet forcé l’intendant des galères à demander à chacun de donner le nom du pays où il pourrait être accueilli, afin d’alléguer ensuite, pour les retenir, la rareté dans le port de Marseille des navires à destination des Pays-Bas ou de l’Angleterre. Mais les galériens entendant le premier de la file prononcer le nom de la Suisse croient que c’est une sorte de mot d’ordre qu’ils doivent tous reprendre, et se trouvent ainsi en nombre assez considérable pour affréter un bateau en direction de l’Italie d’où il pourront gagner Genève par voie de terre. Le commentaire de Marteilhe révèle alors sa grille d’interprétation de toute l’histoire : « Mais par hasard, ou plutôt par une secrète permission de Dieu qui avait déterminé notre délivrance, ces méchants missionnaires furent trompés dans leur attente. » (270) Cet épisode ainsi interprété marque un tournant dans l’aventure de la libération, où se multiplient les signes de la protection divine. La providence s’offre d’abord aux cent trente six exilés sous la figure d’un patron de tartane qui leur propose, pour la somme modique de six livres par tête, de les conduire jusqu’à Villefranche, un port voisin de Toulon, mais situé néanmoins en terre étrangère, puisqu’il appartient au comté de Nice alors sous la domination du duc de Savoie. Ce sauveteur porte le nom de Jovas, signifiant euphorique par sa paronymie avec Jovis (Jupiter), sa parenté avec le qualificatif jovial qui connote la bonhommie provençale, et sa consonance avec Jonas, le prophète sorti vivant du ventre de la baleine. Cet homme va se montrer d’une persévérance exemplaire et maintenir son engagement en dépit de tous les obstacles que les missionnaires lui suscitent en manipulant l’intendant : l’obliger à les débarquer audelà de Villefranche, à Livourne ou à Gênes, lui interdire de transporter les cent trente six huguenots sur sa seule tartane qui ne comporte pas assez de places à fond de cale, puis prévoir des départs échelonnés pour les barques supplémentaires qu’il a louées. Toutes ces précautions sont censées prévenir une prétendue menace de rébellion des exilés sur le territoire français. Les mobiles de Jovas sont obscurs, soit qu’il agisse « par dépit contre les missionnaires, ou par bonté pour nous, ou qu’il y vît son profit », il maintient son contrat, et s’indigne contre ceux qu’il nomme « les barbets », 2 Voir Paul Fonbrune-Berbinau, « La libération des forçats pour la foi en 1713 et 1714 », Bulletin de la Société d’Histoire du Protestantisme Français, 1889, p. 225-238. Michèle Rosellini 392 « vomissant contre eux, mais en secret, mille imprécations » (273). Les manœuvres des missionnaires finissent par se briser sur ce roc d’impassibilité, si bien que le Père Garcin s’éclipse, débordé par la rage : « Pour lors les missionnaires abandonnèrent entièrement leurs poursuites ; et le Père Garcin, leur supérieur, en eut tant de dépit qu’il s’absenta de Marseille pour ne pas avoir la triste et affligeante vue de notre délivrance. » (274-275) De fait, il disparaît comme le démon impuissant devant l’épiphanie de la volonté divine. La mention du jour de la libération prend donc, dans le commentaire de Marteilhe, des accents d’action de grâces : « Le dix-sept donc de juin, jour heureux, et où la grâce de Dieu se manifesta si visiblement en nous par le triomphe qu’elle nous obtint sur nos implacables ennemis… » (275) Le patron Jovas devient alors symboliquement le bon pasteur que les trente six galériens qu’il transporte, enfin « déchaînés », dans sa propre embarcation suivent « comme un troupeau d’agneaux » (275). Comme le temps est trop mauvais pour prendre la mer, il les envoie coucher en ville plutôt que de les enfermer comme des prisonniers dans sa cale, confiant en leur loyauté et raisonnablement convaincu qu’ils n’ont pas intérêt à séjourner clandestinement à Marseille. Un tel contraste avec la suspicion et la malveillance des missionnaires achève de sanctifier sa figure : « Qu’on juge de la malice des missionnaires par la bonté de ce rustique mais, en même temps, raisonnable patron… » (276). Leur chemin est dès lors jalonné d’heureuses rencontres. Le commissaire de la Marine auquel ils vont se présenter pour éviter d’être taxés d’insoumission aux ordres du roi, les accueille avec bienveillance et confie leur voyage à la garde de Dieu. Cette attitude surprenante s’explique : « Il faut savoir que ce commissaire était réformé d’origine. » (277) Encore un de ces nouveaux convertis qui ne le sont que d’apparence. Le patron accepte finalement de prendre la mer par gros temps, en confiant lui même la traversée à la garde de Dieu. Mais le mal de mer les oblige à faire relâche à Toulon, où le patron est convoqué par l’intendant pour rendre compte de l’identité de ses passagers. Marteilhe qui l’accompagne à terre a « une pensée qui - écrit-il - nous fut salutaire par la grâce de Dieu » : celle de ne montrer que l’attestation du bureau de santé du port de Marseille, qui porte les trente six noms sans autre spécification. L’intendant, croyant à une mission secrète, les laisse repartir. C’est là un adjuvant involontaire, abusé par l’heureux « stratagème » du narrateur. Mais celui-ci va ensuite rencontrer un véritable protecteur. À Nice, où le patron, bon catholique, s’est arrêté pour entendre la messe, il descend avec trois camarades. Un homme les aborde dans la rue car il croit pouvoir reconnaître en eux les protestants dont la nouvelle de la libération lui est parvenue. Il se révèle être un riche marchand converti, qui continue à pratiquer sa religion dans le secret de sa maison. Ce Bonjoli Marseille et la Provence dans les Mémoires du galérien Jean Marteilhe 393 (autre nom prédestiné ! ) les entraîne chez lui, et les associe à une prière familiale célébrant leur libération. Attribuant leur rencontre à la providence 3 , il se comporte en sauveur en les dispensant d’avoir à gagner Genève depuis Gênes ou Livourne, ce qui les obligerait à franchir les Alpes 4 . Il monte pour cela un stratagème avec l’aide du commissaire du roi de France, qui accepte de réquisitionner les trente six galériens, et de les acheminer vers Genève. Le patron Jovas peut ainsi repartir sans crainte de représailles, avec une déclaration stipulant qu’il a débarqué ses passagers à Villefranche « contraint et forcé en vertu de l’autorité » du roi exercée par son représentant : ainsi le secourable Bonjoli a évité à ses protégés le péché d’ingratitude envers leur bienfaiteur, et sauvé le groupe entier des galériens réformés, puisque celui-ci a soin de prévenir les capitaines des deux autres barques d’accoster à leur tour à Villefranche pour y recevoir le même traitement. Muni de bonnes montures et de provisions, il s’achemineront vers Turin, puis de là vers Genève, sur une route préparée par la bienveillance de Bonjoli où d’autres personnages secourables leur viendront en aide. La ville de Marseille et sa région ne figurent dans ce récit qu’à titre de décor. Leur population y est condensée en deux groupes adverses : les missionnaires et l’intendant des galères d’une part, qui se conduisent en persécuteurs, voire en suppôts du diable ; et, face à eux, les hommes secourables : le patron de la tartane, qui agit par pure humanité, le commissaire de la Marine, qui manifeste discrètement sa fraternité avec ses anciens coreligionnaires, enfin le commerçant converti qui met à leur service ses relations et sa fortune. Bien que le récit soit saturé d’effets de réel, sa forte réflexivité allégorise les personnages et les situations, et fait advenir, avec discrétion mais constance, le sens mystique de l’aventure des « forçats pour la foi ». On décèle donc dans le récit mémoriel un travail d’idéalisation de l’expérience. Cette lecture se trouve confirmée quand on confronte ce récit avec le contenu documentaire des annexes. 3 « Vous avez vu ce matin par quel hasard je vous ai trouvé en rue, et je suis assuré que c’est la providence divine qui a dirigé cette heureuse rencontre et qui m’a inspiré de sortir de ma maison ce matin, moi qui n’en sors jamais le dimanche. » (282) 4 « Pure méchanceté et animosité de ces cruels missionnaires, qui voulaient nous persécuter encore de loin, comme ils l’avaient fait de près, car ils savaient bien que de Villefranche la route jusques à Genève était une fois plus courte que celle de Livourne ou de Gênes ; outre la grande difficulté des chemins de ces dernières places, ayant à traverser toutes les affreuses montagnes des Alpes, inaccessibles pour nous, qui avions dans notre troupe des vieillards décrépits, des paralytiques et quantité de perclus. » (271-272) Michèle Rosellini 394 L’envers du récit eschatologique : orgueil et préjugés Dans « La chiourme en hiver », Marteilhe décrit les diverses activités des équipages (les chiourmes en langage de galériens) pendant la longue période - de septembre à mai - où les galères sont désarmées et restent à quai : c’est dans ce contexte qu’il évoque les relations des galériens avec la population provençale. Cet exposé à visée documentaire se situe dans l’ordre proprement humain. S’il reprend des éléments du récit mémoriel, il les trivialise. La bastonnade, par exemple, est décrite par le menu, comme une technique de répression et de coercition, alors qu’elle n’était mentionnée dans le récit principal qu’à titre d’épreuve dont les protestants sortaient renforcés dans leur foi. Ceux-ci, d’ailleurs, ne sont plus évoqués en eux-mêmes, comme un petit peuple d’élus, mais inclus dans la société des galériens. Ils y apparaissent comme une sorte d’aristocratie. Cela pour trois raisons. D’abord parce qu’ils sont les seuls parmi les forçats qui peuplent les galères à ne pas se laisser absorber par les préoccupations immédiates de la survie. Leur foi les rend attentifs aux manifestations du vice, voire du crime, ainsi qu’aux diverses formes de sacrilèges et de blasphèmes. Leur mépris envers les pratiques catholiques les place, au moins symboliquement, dans une position de supériorité. Marteilhe s’indigne que les aumôniers fassent faire leurs pâques aux plus « scélérats » des galériens sans se soucier même d’une « apparence de contrition 5 ». En second lieu, leur dignité leur vaut le respect unanime des autres forçats. Quand ils parlaient d’eux, note Marteilhe, « ils ne balançaient pas à dire : “Ces messieurs sont respectables en ce qu’ils n’ont point fait de mal qui mérite ce qu’ils souffrent, et qu’ils vivent comme d’honnêtes gens qu’ils sont”. » (353). Ce motif de fierté est si puissant qu’il juge alors nécessaire de rappeler au lecteur leur humilité de croyants qui savent ne devoir leur sauvegarde qu’à la grâce divine 6 . Mais cette référence 5 « Cependant, les aumôniers leur font faire de gré ou de force leur devoir de religion, tout au moins une fois l’an. Ils vont tous à confesse à Pâques et reçoivent l’hostie consacrée ou la communion. Mais, bon Dieu ! en quel état ces malheureux s’en approchent-ils ? Forcenés de rage, maudissant les aumôniers et comites qui les y forcent, ils reçoivent enfin ce sacrement que les prêtres et les dévots de là religion romaine regardent comme la chose la plus auguste et la plus sainte de toute leur religion ; ils le reçoivent, dis-je, avec aussi peu d’apparence de contrition que s’ils étaient dans un cabaret à boire bouteille. Les aumôniers n’y prennent pas autrement garde. Pourvu qu’ils les obligent à faire cet acte de catholicité, ils ne s’informent pas du reste. » (352) 6 « Je prie le lecteur de ne pas porter ici ses réflexions jusques à concevoir que nous nous encensions nous-mêmes. En mon particulier, j’ai toujours senti en moi les Marseille et la Provence dans les Mémoires du galérien Jean Marteilhe 395 au plan divin n’est ici qu’incidente et fortement induite par le contexte moral. Enfin, troisième motif de distinction, la solidarité du groupe et les aides extérieures dont ils bénéficient assurent aux protestants de meilleures conditions de vie. Marteilhe reconnaît, par exemple, ne pas avoir connu directement « la fatigue », c’est-à-dire les journées harassantes de travail à l’arsenal, ayant toujours pu se payer un remplaçant quand il y était appelé. Ainsi, quand il observe la vie des galériens à l’extérieur, c’est en position de témoin éloigné plutôt que d’agent impliqué. Le mémorialiste consacre autant de pages à évoquer la vie des galériens à Marseille qu’à Dunkerque. Pourtant il n’a pu observer l’environnement marseillais que pendant une période assez brève (moins de six mois) en comparaison des onze années de cantonnement à Dunkerque. En outre, les protestants ont été maintenus à bord, alors que d’autres galériens obtenaient le droit de s’employer en ville au service des commerçants et des entrepreneurs, notamment les fabricants de savon, ou encore de tenir une petite échoppe sur le quai en face de leur galère, où l’argousin les renchaînait le soir. Pour nourrir sa chronique, il tire donc de son expérience de Dunkerque de quoi décrire par analogie les pratiques marseillaises (par exemple, les « baraques » où les galériens industrieux se livrent à toute sorte de trafics rémunérateurs). En outre, il ne se prive pas d’utiliser des informations de seconde main. Parmi ses informateurs se trouve un certain Laviné, qui fait profession de retrouver les objets perdus. Il lui a justement raconté une astuce inventée pour confondre une servante qui avait dérobé vingt louis à son maître. Cette histoire épouse si bien un schéma de conte folklorique, celui du détective ingénieux - que Sorel a utilisé au livre X de l’Histoire comique de Francion et que Voltaire exploitera dans Zadig - qu’on ne peut que douter de sa véracité. Le mémorialiste semble lui-même s’excuser du caractère romanesque de l’histoire, en la rapportant à l’inventivité de son informateur : Ce Laviné était si fertile en inventions, qu’à chaque occasion il en exerçait une nouvelle. J’en sais plusieurs, que lui-même m’a racontées, mais qui grossiraient trop ces Mémoires, qui ne sont pas destinées à de pareilles fadaises. Je n’ai raconté celle-ci que pour donner un exemple de l’industrie des galériens pour attraper l’argent des bonnes gens. (343) infirmités d’un homme faible et pécheur devant Dieu, et ce n’est qu’à sa grâce opérante en nous que j’attribue la constance d’avoir confessé son saint nom. Mais je crois devoir rendre la justice qui est due à mes chers frères et compagnons de souffrance, qui ont, par cette même grâce divine, non seulement constamment persévéré dans leur rude et longue épreuve, mais même vécu religieusement et mené sur les galères une vie sans reproche. » (353) Michèle Rosellini 396 C’est là un cas limite, mais il révèle un manque de discernement du mémorialiste à l’égard de ses sources. On peut ainsi supposer que l’image très négative qu’il donne de la population provençale et marseillaise est largement construite sur de telles informations. Comment justifier une telle nonchalance à vérifier ce qu’il rapporte de la part d’un homme qui a voulu témoigner pour la postérité d’une expérience réellement vécue et historiquement située ? Il me semble pouvoir trouver du moins un élément de réponse dans le souvenir douloureux des premiers contacts avec la population provençale : Il me souvient qu’en traversant La Provence pour aller à Marseille, étant enchaînés à la grande chaine, nous tendions nos écuelles de bois à ceux qui se trouvaient sur notre passage dans les villages, pour les supplier de nous y mettre un peu d’eau pour nous désaltérer. Mais ils avaient tous la cruauté de n’en vouloir rien faire. Les femmes mêmes, auxquelles nous nous adressions plutôt, comme au sexe ordinairement le plus susceptible de compassion, nous disaient des injures en leur langage provençal. « Marche, marche, nous disaient-elles, là où tu vas, tu ne manqueras pas d’eau ». (341) Cette expérience de la cruauté humaine est d’autant plus accablante qu’elle vient en réponse à une demande de charité. Elle a été éprouvante pour le galérien souffrant, mais l’est plus encore peut-être pour le chrétien qui croit au partage des vertus évangélique. Le narrateur traduit dans ce petit récit une forme aiguë de désespérance en l’humanité, qu’il n’a pas exprimée dans le grand récit des Mémoires. C’est peut-être cette impression originelle de l’arrivée à Marseille, qui l’a conduit à recueillir sans distance les informations et les anecdotes qui achevaient de composer un tableau sombre, voire sordide de la mentalité des Marseillais. Quelques traits de ce tableau donneront une idée de la piètre méthode documentaire de Marteilhe. Il rapporte par exemple que dès qu’ils sont avertis par le canon de la fuite d’un forçat, les paysans des alentours de Marseille « courent après cette curée avec leur fusil et leur chien de chasse » pour toucher les vingt écus de récompense, car « il est comme impossible que le pauvre fugitif ne tombe dans leurs mains » (340). Alors que les Flamands « avaient cette chasse en horreur », une anecdote donne la mesure de la cupidité inhumaine des Marseillais. Un jour, un fils a ramené son propre père fugitif, et cette action a si fort indigné l’intendant qu’après lui avoir versé son « exécrable salaire », il l’a enchaîné à vie auprès de son « malheureux père ». Cette histoire est exemplaire, « tant il est vrai que la nation provençale est généralement perfide, cruelle et inhumaine ». L’évidence d’un ethnotype s’impose au mémorialiste à partir d’une anecdote dont il a précisé lui-même qu’il « ne la [savait] pourtant que par tradition », avant de s’empresser d’ajouter « mais Marseille et la Provence dans les Mémoires du galérien Jean Marteilhe 397 la chose n’en est pas moins certaine » (340). La cruauté de la « nation provençale » est un préjugé que le narrateur tend à imposer à son lecteur. D’autres traits toutefois paraissent davantage fondés sur l’observation, en particulier ce qui relève du négoce. Marteilhe souligne l’âpreté des négociants marseillais à exploiter dans leurs boutiques et leurs fabriques la main d’œuvre à bas prix que leur procurent les galériens, ou encore le travail forcé des plus démunis d’entre eux tricotant des bas de coton enchaînés à leur banc de rame. Un dicton local résume cet état d’esprit : « D’un pendu seul les corbeaux ont profit, mais il y a beaucoup a profiter sur un galérien ». L’écart entre les deux régimes d’écriture de l’ancien galérien est frappant. Dans les annexes au récit principal, il s’agit de rendre compte de la situation objective des galériens réformés au sein du petit monde de la chiourme et dans les rapports que celle-ci entretient avec la population extérieure. Mais l’objectivité tient davantage à la forme du récit, dominé par la troisième personne, qu’à l’exigence déontologique de l’historien. De fait, la satire sociale et le jugement moral, appelés par le genre même de la chronique ethnographique, se nourrissent de matériaux dont la provenance est invérifiable. Le récit continu à la première personne ne vise pas, quant à lui, l’objectivité, mais donne forme à l’expérience singulière du narrateur, en lui permettant de la relater sur deux plans parallèles, le visible et l’invisible, le chemin de la libération et la voie du salut. Il s’agit de rendre sensible à ses lecteurs la marque d’une protection divine dans les souffrances d’une vie de galérien qu’il a partagée avec des compagnons d’infortune qui étaient ses frères par la foi. Mais comment concilier le caractère subjectif de l’expérience et le statut de preuve quasi théologique que lui attribue le récit ? Sans doute en inventant son propre régime de littérarité, qui ménage une frontière poreuse entre le témoignage et la fiction : la présence de personnages qui confinent à l’allégorie tout en restant incarnés, de véritables « figures » au sens exégétique du terme, permet de mesurer ce travail de littérarisation de l’expérience. Mais cette forme de fictionnalisation n’a rien à voir avec la dimension légendaire des petites vignettes qui peignent « la chiourme en hiver ». Il s’agit même de la démarche inverse : l’inauthenticité d’une « tradition » anecdotique fallacieusement objectivée fait ressortir l’authenticité toute subjective du témoignage orienté. Certes, Marseille décrite au prisme du mémoire offre un tableau bigarré d’activités et de personnages singuliers, mais c’est aussi un milieu sévèrement jugé, car entièrement hostile aux galériens. La perspective du récit principal y fait apparaître en contrepartie des figures exemplaires qui rachètent une population de bourreaux, d’exploitants et de profiteurs anonymes. Michèle Rosellini 398 Or la double vision de Marseille et de ses habitants et le dispositif clivé des Mémoires qu’elle met en évidence doit pouvoir s’expliquer par la complexité de leur destination. Publiés en Hollande ils visent prioritairement le public nombreux des réformés français qui s’y sont réfugiés. C’est sans doute à leur intention que les Superville ont voulu que Marteilhe écrive son témoignage. Or celui-ci paraît plus de dix ans après la fin du régime des galères royales en France : il s’agit de rendre compte d’une institution disparue et d’en rappeler tout à la fois la valeur de prestige pour l’État monarchique et la fonction pénitentiaire impitoyable. La dénonciation de cet agencement diabolique ne peut qu’éveiller des échos de sympathie auprès de la population hollandaise qui a souffert des entreprises guerrières de Louis XIV. D’où sans doute la fonction des annexes qui tendent plus à constituer une légende noire des galères qu’à offrir un document exact. En revanche, par son récit, Marteilhe édifie un monument à la mémoire des « forçats pour la foi » persécutés, qui par sa coloration affective et spirituelle, ne peut que toucher les lecteurs réformés, français et hollandais. Ceux-ci peuvent y lire « la grande tribulation des galères de France 7 », selon la formule biblique du secourable Bonjoli. La mention « pour cause de religion » au titre de l’ouvrage affirme la réalité de la persécution religieuse que, précisément, la justice royale et l’Église catholique française ont toujours niées. Par là, le témoignage de Marteilhe s’adresse aussi au lectorat français de France auquel il ne manquera pas de parvenir par les voies habituelles de diffusion clandestine depuis la Hollande. C’est donc, finalement, un réquisitoire contre la monarchie française que l’unique galérien mémorialiste propose, à son échelle, au jugement de l’histoire. 7 « Etant entrés et ayant refermé la porte, il nous sauta au col, nous embrassant en pleurant de joie ; et appelant sa femme et ses enfants : "Venez, leur dit-il, venez voir et embrasser nos chers frères, sortis de la grande tribulation des galères de France.” » (281) La ville, la province et le roi. Les entrées provençales de Louis XIII à l’automne 1622 M ARIE -C LAUDE C ANOVA -G REEN G OLDSMITHS , U NIVERSITÉ DE L ONDRES Sous Louis XIII, l’entrée solennelle est inséparable de l’œuvre de pacification du royaume. Pour ramener dans le devoir ses sujets révoltés et rétablir l’ordre dans le territoire, le monarque guerroie pendant plus de vingt ans à la tête de ses armées, assiégeant les villes, ravageant les campagnes et massacrant à l’occasion les populations civiles 1 . Les nécessités de la guerre ouverte contre les protestants l’appellent ainsi en Guyenne en 1621, puis, l’année suivante, en Languedoc. Des sièges difficiles marquent ces deux campagnes, et notamment celui de Montauban, que le roi est contraint de lever en décembre 1621, et celui de Montpellier, à l’automne 1622. Cette fois la ville se rend et après la signature du traité de paix le 17 octobre, Louis XIII y entre en armes, à la tête de ses troupes, le 20, avant de reprendre triomphalement le chemin de la capitale. Pour célébrer le succès des armes royales, les villes situées sur le passage du monarque organisent de magnifiques entrées où le parcours iconographique, ordonné le plus souvent autour d’un rappel du soulèvement protestant, offre à Louis XIII le spectacle de sa force et de sa puissance. Arles l’accueille ainsi le 30 octobre. Le 3 et le 10 novembre c’est au tour d’Aix-en- Provence de le recevoir et le 7 de Marseille. Le 16 novembre il fait son entrée dans Avignon, prenant ensuite la route de Montélimar et de Valence. D’autres entrées solennelles l’attendent à Grenoble, ainsi qu’à Lyon, et c’est finalement le 10 janvier 1623 qu’il regagne Paris, où il est reçu selon l’usage à la porte Saint-Jacques par les corps constitués de la ville. 1 Le 10 et 11 juin 1622, la population de Nègrepelisse a ainsi été passée au fil de l’épée et la ville incendiée. Voir Le Grand et Juste Chastiment des Rebelles de Negrepelisse. Mis & taillez en pièces, & leur ville reduite à feu & à sang, Par l’armee Royale de sa Majesté le 10. & 11. Juin 1622. Paris : Pierre Rocolet, 1622. Marie-Claude Canova-Green 400 Certes, l’enjeu majeur pour les villes traversées est de glorifier le roi, qui vient de réduire le Languedoc à l’obéissance, et de protester de leur propre fidélité et obéissance à sa volonté ; mais il leur importe tout autant, sinon plus, d’obtenir de lui le maintien de leurs privilèges, coutumes et autres franchises. Tel est et a toujours été, du reste, l’objectif premier de toute « bonne ville » offrant une entrée à son souverain. De même la ville en a toujours profité pour afficher avec orgueil sa prospérité et sa richesse, voire la grandeur de son histoire, dans une volonté d’affirmation de soi qui dépasse le simple désir de s’ériger en « lieu idéal de visite pour le roi » 2 . Or ce geste traditionnel d’auto-valorisation urbaine va devenir l’occasion, notamment à Arles, à Aix-en-Provence et à Marseille, d’une défense éloquente, soit de velléités d’autonomie, pour ne pas dire d’indépendance, soit de l’éclat de la langue et de la culture provençales, à l’heure justement où l’usage du français progresse dans le Midi, à moins que le discours de l’entrée ne serve à un règlement de compte entre villes rivales. Loin d’être un rituel ossifié, devenu simple prétexte à un déploiement du spectaculaire, les entrées provençales jouent des écarts par rapport à ce qui s’est fait avant ou à ce qui se fait ailleurs, pour mieux défendre les intérêts de la ville ou de la province. L’entrée du roi ou la « mise en réserve » de la force Les entrées solennelles célébrant le retour victorieux de Louis XIII à Paris à l’automne 1622 sont avant tout des entrées triomphales, où, à la différence des entrées du roi en armes dans les villes prises, qui s’articulent, elles, autour d’une exhibition de la force dans sa réalité la plus brutale, la force ne se donne plus que comme policée et surtout mise en réserve 3 . Point n’est besoin à Arles ou à Aix-en-Provence, qui ne se sont pas soulevées, de terroriser les habitants par le spectacle de la puissance militaire du roi ou de leur faire jouer le rituel de leur soumission, comme à Montpellier, où 2 Marie-France Wagner et Daniel Vaillancourt, Le Roi dans la ville. Anthologie des entrées royales dans les villes françaises de province (1615-1660). Paris : Honoré Champion, 2001, p. 165. 3 Sur cette mise en réserve de la force, voir Louis Marin, Le Portrait du roi. Paris : Éditions de Minuit, 1981, p. 11. Les entrées provençales de Louis XIII à l’automne 1622 401 [l]e peuple cri[oit] de tous costez, V IVE LE R OY ET M ISERICORDE , avec beaucoup de tesmoignage de repentance de son obstination, plus que l’on n’eust pas pensé 4 . Ici, la ville est tranquille et, en y faisant son entrée, le monarque vise plus à l’honorer 5 , à « séduire » ses habitants, qu’à la dominer ou à asservir son espace en y faisant défiler ses troupes en armes. En effet, non seulement la Provence n’a pas bougé durant les derniers troubles, les protestants y étant peu nombreux, elle a aussi contribué pour 80 000 écus d’or aux frais de guerre 6 . Ceci dit, le rituel de l’entrée dans la ville n’en continue pas moins d’être mis au service d’une affirmation et d’une ostentation métaphoriques de la force du roi, dont les étapes du parcours iconographique chantent les exploits et les vertus. Ainsi l’entrée d’Arles fait-elle une large place à l’évocation de la victoire royale sur l’hérésie et la rébellion, exaltée sous les couleurs mythologiques du triomphe de Persée sur le monstre marin 7 , tandis que celle d’Aix-en-Provence s’ordonne autour d’une représentation allégorique des vertus de Louis XIII, à savoir bonté, justice, piété, puissance et clémence. D’autre part, même si le roi défile sans armes, en habits « longs & pacifiques, comme ceux qui ont plus de splendeur & d’autorité » 8 , « le fer des espees, poignards, parthisanes, picques & mosquets & de toute sorte d’armes » 9 qu’arborent les hommes d’armes chargés d’encercler ou de quadriller l’espace urbain pour sa protection, comme d’assurer le service d’ordre du cortège, en d’autres termes toute cette quincaillerie militaire qui 4 Les Submissions faictes au Roy par le sieur Duc de Rohan, & par les Deputez de ceux de la Religion pretenduë Reformee du bas Languedoc. Avec la publication de la Paix, & entree du Roy dans Montpellier. Paris : Vve Abraham Saugrain, 1622, p. 7-8. 5 « Le sieur de Cabanes, premier consul, prenant la parolle luy rendit action de graces de ce qu’il avoit plu à Sa Majesté de venir gratiffier cette ville de l’honneur de sa presence » (Marie-Claude Canova-Green, éd. « Discours abrégé de l’Entrée du Roy Louis 13. En sa ville de Marseille le 8. Novembre 1622 », XVII e siècle, 53 e année, 212 (juillet-septembre 2001), p. 528). 6 André Bourde, « La Provence Baroque (1596-1660) », dans Baratier, Édouard, éd. Histoire de la Provence. Toulouse : Éditions Privat, 1969, p. 269. 7 Je me permets de renvoyer ici à ma propre étude, « Révolte et imaginaire : les entrées de Louis XIII dans les villes du midi de la France (1622-1623) », XVII e siècle, 53 e année, 212 (juillet-septembre 2001), p. 429-439. 8 André Du Chesne, Antiquitez et Recherches de la Grandeur & Majesté des Roys de France. Paris : Jean Petit-Pas, 1609, p. 490. 9 Annibal Géliot, La Voye de laict, ou le chemin des Heros au Palais de la Gloire. Ouvert à l’entree triomphante de Louys XIII. Roy de France & de la Navarre en la cité d’Avignon le 16. Nov. 1622. s.l.n.d., p. 213. Marie-Claude Canova-Green 402 l’entoure, est là pour rappeler sa puissance guerrière. En effet, comme l’écrit Louis Marin, Le propre du guerrier, même dans la pompe de la parade [...] est de signifier ou de rappeler la violence « originaire » de la force et plus encore la menace absolue du danger de mort qui constitue la limite du discours qu’est le pouvoir. Et si le roi, notre roi, ne se déguise pas, s’il ne se masque pas d’un habit extraordinaire pour paraître extraordinaire, c’est que sa majesté n’est autre que cette troupe armée qui l’environne comme le discours des signes qui lui sont propres 10 . Cette force qui s’avance masquée n’a aucunement perdu son potentiel de violence. Elle peut s’exercer à tout instant, à la moindre provocation, comme aussi sur le moindre soupçon. Vraie ou fausse soumission ? Toutefois le calme de la province n’est qu’apparent. Des ressentiments politiques et un vivace particularisme local font qu’en réalité la Provence reste rétive et mal domptée malgré sa pacification par le duc de Guise dans les années 1595-1596. Est-ce alors pour donner le change qu’Arles, Aix-en- Provence et Marseille protestent de leur fidélité à grand renfort d’hyperboles et de rappels de leurs services passés ? Jean Gallaup de Chasteuil affirme dans sa relation de l’entrée d’Aix, dont il a aussi été le concepteur, que grâce à la prudence et à la fidélité de son gouverneur, le duc de Guise, la Provence s’est cent fois preservee des orages, dans lesquels presque toutes les autres Provinces se sont perduës, & qu’a l’exemple de ce Prince, elle a tousjours vescu dans l’amour & l’obeissance qu’elle doit à son Roy 11 . Le chanoine Pierre Saxy, auteur de celle de l’entrée d’Arles, préfère, lui, insister sur l’aide passée et présente apportée par la ville à ses rois dans leur lutte contre la rébellion : Arles servit Constance contre Constantin, & força ce rebelle à recognoistre l’Empire ; aussi pour chasser la rebellion du bas Languedoc, Arles a contri- 10 Louis Marin, p. 41. 11 Jean Gallaup de Chasteuil, Discours sur les arcs triomphaux dressés en la ville d’Aix à l’heureuse arrivée de tres-Chrestien, tres-Grand, & tres-Juste Monarque Louys XIII. Roy de France, & de Navarre. Aix : Jean Tholosan, 1623, p. 36. Les entrées provençales de Louis XIII à l’automne 1622 403 bué ses forces, ses moyens, & a nourry l’armée du Roy par ses munitions de guerre, & de bouche 12 . Quant au sieur de Cabanes, premier consul de Marseille, il exhorte les habitants à « se disposer de rendre à Sa Majesté des preuves infaillibles de la fidellité en laquelle cette ville c’est toujours devotieusement maintenue » et assure que la cité phocéenne a « toujours [eu] les fleurs de lys empreints au centre et au milieu de son cœur » 13 . Plus encore que l’entrée elle-même, la relation officielle, commanditée par la ville 14 et dédiée comme il se doit à Louis XIII, s’attache à mettre en relief ou du moins à expliciter ce qui, dans le parcours iconographique comme dans le rituel, peut valoir comme marque d’obéissance et de sujétion. Ainsi la présentation au monarque des clés d’or de la ville est-elle tout particulièrement soulignée, de même que sont rapportées les paroles qui l’accompagnent, comme à Arles, où M. de Boches, le premier consul, déclare Voicy les clefs de vostre ville d’Arles, & avec elles les cœurs de vos subjects, la matiere est leur fidelité, & la forme leur obeyssance : avec l’une & l’autre ils protestent de demeurer inviolablement attachez à vos commandemens 15 . Est soulignée également la satisfaction manifestée par le roi devant ces marques de soumission des habitants. Louis XIII aurait ainsi déclaré à Marseille « n’avoir jamais veu des subjets plus zellés à son service » 16 . Il est, en outre, apparemment si satisfait de l’entrée d’Aix-en-Provence et du Discours sur les arcs triomphaux publié par la suite qu’il en gratifie l’auteur d’une charge de procureur-général à la chambre des comptes de la ville. Et comme le rapporte Jean Pitton dans son Histoire de la ville d’Aix, il aurait aussi dit tout hautement qu’il avoit esté receu en Gentil-homme dans Arles, en Seigneur par les Marseillois, mais en Dieu par sa bonne Ville d’Aix 17 . 12 Pierre Saxy, Entrée de Loys XIII. Roy de France & de Navarre, dans sa ville d’Arles, le vingt-neufiesme Octobre mil six cens vint-deux. Avignon : Jean Bramereau, 1623, p. 25. 13 Discours abrégé, p. 523, p. 526. 14 C’est le cas pour l’entrée d’Aix-en-Provence et très certainement aussi pour celle d’Arles, comme le laisse entendre l’avis « Au lecteur » de la relation de Saxy (« Ce n’est point par dessein que j’ay permis à tout le monde jetter l’œil sur cest ouvrage [...] : c’est par commandement, car je n’esperoy pas tant de moy mesme, que de pouvoir faire une production de mon esprit qui te fut agreable », n.p.). 15 Entrée de Loys XIII, p. 13. 16 Discours abrégé, p. 527. 17 Jean Pitton, Histoire de la Ville d’Aix capitale de la Provence. Aix : Charles David, 1666, p. 371. Marie-Claude Canova-Green 404 Que les consuls de Marseille n’aient, eux, pas jugé bon de commanditer une relation officielle de l’entrée du roi dans leur ville a dès lors de quoi surprendre 18 . Certes l’entrée marseillaise n’a pas eu l’éclat de celles d’Arles ou d’Aix-en-Provence et les consuls ont pu vouloir taire ce qui risquait de passer pour une carence de la municipalité. Généralement parlant, Marseille ne semble pas du reste avoir fait cas de la commémoration livresque des entrées ou des réceptions royales. Ainsi l’arrivée de Marie de Médicis dans la ville en 1600 n’a pas davantage donné lieu à de relation officielle des faits. Comme le suppose Daniel Vaillancourt, « c’est peut-être dans la tradition de la ville, fière de son indépendance, de ne pas se montrer sujette » 19 . En effet, reconnue « terre adjacente » par les clauses des « Chapitres de Paix » accordés en 1257 par le comte de Provence et garantis depuis par les souverains français, Marseille continue d’entretenir des velléités d’autonomie, pour ne pas dire d’indépendance. Velléités qui ont, en février 1591, conduit Charles de Casaulx à proclamer la ville république indépendante et qui sont à l’origine des défis de plus en plus insolents à l’autorité royale qui se multiplient avec l’arrivée au pouvoir des Valbelle à la mort d’Henri IV 20 . Aussi, malgré les protestations habituelles de fidélité des consuls marseillais, le cérémonial même de la présentation au roi des clés de la ville et du cahier des privilèges est-il en fait lourd de sous-entendus désagréables pour le monarque. En effet c’est littéralement coincé dans le ravelin entre les deux guichets de la porte Réale 21 , que Louis XIII doit, comme François I er et Charles IX avant lui, reconnaître ces prérogatives de la ville qui limitent son autorité. Et cela alors que ses campagnes militaires ont précisément pour objectif de consolider son pouvoir, non seulement en réprimant les soulèvements en tous genres de ses sujets révoltés, mais aussi en maillant les villes traversées dans une sorte de réseau de contrôle, l’entrée dans la ville 18 La seule relation existante est une relation manuscrite visiblement conçue comme mémoire et conservée dans les archives du bureau de la ville en vue d’établir un précédent en matière de cérémonial et de servir de référence lors de futures entrées (Archives municipales de Marseille, Cérémonial de la Ville (1622), AA 67, fol. 974-980). 19 Daniel Vaillancourt, « Malaise dans la cérémonie : Marie de Médicis à Marseille », dans Marie-Claude Canova-Green et Jean Andrews, éds. Writing Royal Entries in Early Modern Europe, éds. Turnhout : Brepols, 2013, p. 293. 20 Sur l’histoire de Marseille, voir Édouard Baratier, Histoire de Marseille. Toulouse : Privat, 1973, ainsi que René Pillorget, Les Mouvements insurrectionnels de Provence entre 1596 et 1715. Paris : Éd. A. Pedone, 1975. 21 Rappelons qu’une statue à la mémoire de Pierre de Libertat, celui-là même qui avait assassiné le dictateur Casaulx en février 1596, y avait été placée et que son socle portait l’inscription insolente Libertat sic datus urbi, comme si Libertat avait été le véritable libérateur de la ville. Les entrées provençales de Louis XIII à l’automne 1622 405 entrant alors dans cette stratégie de sujétion à sa volonté. Or, à Marseille, il n’y a pas de dérive absolutiste de l’entrée. Bien au contraire, le rituel continue d’affirmer la volonté d’indépendance de la ville et sa résistance au pouvoir. Esprit de clocher, quand tu nous tiens... Ce sont ces prétentions de Marseille et le danger qu’elles font courir à la province comme au royaume que Chasteuil ne se fait pas faute de remémorer dans sa relation de l’entrée d’Aix-en-Provence. C’est qu’une sourde rivalité oppose la ville parlementaire et aristocratique à sa voisine côtière et marchande et que l’occasion se présente enfin de marquer des points. Comme le veut le programme, les deux villes rivales ont été représentées sur deux tableaux placés l’un à côté de l’autre sur le piédestal des statues de César et d’Octave qui ornent, avec celles de Sexte et de Marius, la façade du second arc de triomphe dressé devant la porte des Augustins. La mention de la fondation d’Aix par Sexte entraîne alors, en guise de commentaire, une citation de l’érudit local, Louis Gallaup de Chasteuil, le propre père de notre auteur, comme quoi « [c]e fut [...] pour laisser un gouvernail imperieux au Royaume dompté, & pour la paix & l’appuy de Marseille » 22 . Ailleurs l’allusion à la prise de Marseille par Alphonse d’Aragon en 1423 sert, cette fois, à Chasteuil de prétexte pour mentionner le secours prêté par Aix à sa voisine et préciser que l’Aragonais ne s’est emparé de la ville qu’en « mani[ant] traitreusement la perfide lacheté de quelques habitans de Marseille » 23 . On ne saurait plus clairement souligner les faiblesses et les trahisons de la cité phocéenne, dont Chasteuil signale aussi la toute dernière lors que mondit Seigneur [le duc de Guise] [la] reprint miraculeusement à son arrivee sur le point que la perfidie la vendit à l’Espagnol, du salut de laquelle dependoit celuy de toute la Province, & d’une bonne partie du reste de l’Estat 24 . Trente ans plus tôt, en novembre 1595, la ville a en effet cherché un appui auprès de l’Espagne et seul l’assassinat de Casaulx par Pierre de Libertat en février 1596 a permis aux troupes françaises d’entrer dans la ville avant l’arrivée des galères espagnoles. Pour mieux l’opposer à Mar- 22 Discours sur les arcs triomphaux, p. 10. 23 Discours sur les arcs triomphaux, p. 37. 24 Discours sur les arcs triomphaux, p. 35. Marie-Claude Canova-Green 406 seille, Chasteuil insiste bien entendu à plusieurs reprises sur l’inaltérable fidélité d’Aix à la Couronne pendant les troubles. Ce ne sont pas les dispositions séditieuses de Marseille qu’Arles choisit, elle, de mettre en évidence lors de l’entrée de Louis XIII, mais bien plutôt l’écrasement des villes du bas Languedoc par les troupes royales, Montpellier, certes, mais surtout Nîmes, avec laquelle elle entretient des rapports conflictuels depuis les guerres de religion. En effet, comme l’a montré, en avril 1593, la prise du fort de Trinquetaille, aux portes de la Camargue, le prosélytisme de la cité huguenote, la puissance de la Réforme dans le Languedoc voisin représentent un danger extérieur bien réel pour Arles, qui, passée à la Ligue dans les années 1590-1595, a expulsé ses propres réformés et servi de refuge aux évêques nîmois 25 . Aussi est-ce « à genoux » et « demand[ant] le pardon & la vie » 26 que Saxy choisit d’évoquer dans sa relation les deux villes rebelles désormais privées de force par la victoire royale. En revanche, rien à craindre de Marseille, avec laquelle Arles a même été, dans les années 1590, la dernière grande ville provençale restée aux mains des catholiques zélés. Aussi Saxy se tait-il sur un passé également compromettant pour les deux villes. Mais c’est aussi culturellement qu’Arles s’oppose à Nîmes, également riche en vestiges du passé. Si Arles est encore siège épiscopal, la capitale de la Provence est désormais Aix, où résident le gouverneur et l’intendant, et où se trouvent également le Parlement et l’Université. D’où l’importance que peut revêtir pour la cité camarguaise son patrimoine antique, source unique d’un rayonnement que lui dispute constamment Nîmes et qui est devenu, devant la montée du pouvoir monarchique, une « voie privilégiée de l’affirmation identitaire » pour les villes du royaume 27 . Aussi la décoration du quatrième arc de triomphe érigé dans la ville pour l’entrée de Louis XIII estelle tout particulièrement significative. Alors que les autres arcs évoquent les divers moments du mythe de Persée et d’Andromède, le tableau posé sur la table d’attente du quatrième arc représente un amphithéâtre antique où se déroulent des jeux, tandis que Saxy rappelle dans son commentaire que 25 Voir notamment les études de Philippe Rigaud, « Arles de 1481 à 1588 », et de Bruno Bourjac, « La Ligue arlésienne », dans Jean-Maurice Rouquette, éd. Arles : histoire, territoires et cultures. Paris : Imprimerie nationale, 2008, p. 479-484 et p. 485-494. 26 Entrée de Loys XIII, p. 39. 27 Voir Isabelle Lucianie et Sarah Mollicone, « Création et vie littéraire », dans Arles : histoire, territoires et cultures, p. 766. Les entrées provençales de Louis XIII à l’automne 1622 407 le Roy a fait surgir ceste belle & profitable fontaine de ses liberalitez royales, comme nous avons desja remarqué en la fabrique de nos temples, au dessein de nos places publiques, & en la construction de nos murailles 28 . N’est-ce pas là une allusion transparente à la controverse qui oppose Arles et Nîmes sur les mérites respectifs de leurs amphithéâtres gallo-romains 29 et l’aide apportée par la royauté (et notamment François I er ) à la mise en valeur du patrimoine archéologique des deux cités concurrentes ? Vivent la Provence et les Provençaux ! Signe, à Marseille, d’un particularisme jaloux, l’entrée offerte à Louis XIII est donc l’occasion, à Aix-en-Provence comme à Arles, de règlements de comptes provoqués par des rivalités économiques, des luttes de prestige ou des antagonismes confessionnels entre villes voisines. Mais elle est encore et surtout, en dépit d’un monarchisme de façade, le prétexte à une défense et illustration de l’identité provençale, qui trouve sa plus belle expression dans le programme et la relation par Chasteuil de l’entrée aixoise. C’est en effet autour d’une mise en rapport constante des qualités du roi et des vertus et hauts faits des grands personnages de l’histoire de la Provence, dont les figures ornent la façade des architectures éphémères, que s’articule le parcours iconographique de l’entrée. Mais l’équilibre conceptuel du programme est rompu dans le Discours sur les arcs triomphaux par l’insertion de longs commentaires narratifs sur les grandes heures de l’histoire de la Provence et, entre autres, sur les nombreuses occasions où elle s’est portée au secours de ses rois et les avantages qu’elle en a retirés. Aussi le tableau du septième arc de triomphe représente-t-il la ville d’Aix non plus bas prosternée devant sa Majesté, mais telle que la fole rebellion des Monts & des Roches de Thessalie vid sortir Minerve armée pour la querelle des Cieux 30 . Élevée pour sa valeur guerrière au rang des Olympiens, comparée également à Rome 31 , dont la puissance se soumit le monde, la ville peut traiter d’égal à égal. L’éloge du roi est devenu auto-valorisation de la ville. 28 Entrée de Loys XIII, p. 39. 29 Notamment la dispute entre l’érudit nîmois Poldo d’Albenas, auteur d’un Discours historial de l’antique et illustre ville de Nîmes (1560), et Lantelme de Romieu, auteur, lui, d’une Histoire des antiquités d’Arles (1574). Outre l’étude d’Isabelle Luciani et de Sarah Mollicone précédemment citée, voir aussi celle d’Estelle Rouquette, « Entre mémoire et musée, l’émergence de la notion de patrimoine », p. 725-738. 30 Discours sur les arcs triomphaux, p. 53. 31 Discours sur les arcs triomphaux, p. 7. Marie-Claude Canova-Green 408 Chasteuil se livre aussi à un long panégyrique de la poésie et de la culture provençales d’autant plus nécessaire à ses yeux que, prise de court par l’arrivée subite du monarque, la ville n’a pas eu le temps de faire ériger le théâtre de verdure où un vieux troubadour devait saluer le royal visiteur en provençal. Non content de reproduire le texte de cette adresse, notre auteur se lance également dans une défense de la langue provençale, que menace une diffusion croissante du français à Marseille comme à Aix-en- Provence. Corollaire, entre autres, des efforts du pouvoir pour intégrer la province, cette expansion est visiblement ressentie comme un empiétement supplémentaire de l’autorité sur le particularisme local. D’où sa détermination à rappeler que le provençal est la source des autres langues vernaculaires du pourtour méditerranéen et que les plus illustres seigneurs de jadis s’en sont servi pour composer des vers. Aussi est-ce à bon droit que Chasteuil peut affirmer que « c’est des ruines de [leurs] ouvrages superbes, que la France, l’Italie, & l’Espagne ont si glorieusement élevé des Temples aux Muses » 32 . Que la Provence ait depuis Théodose perdu toute hégémonie culturelle n’enlève rien au fait que la province a été le lieu véritable de la translatio studii, le berceau de la Renaissance des Muses en Europe. Plaidoyer en faveur de la langue et de la culture provençales, évocation de la grandeur du passé de la ville, rappel des services rendus et des privilèges obtenus, la relation de Chasteuil en vient à modifier la perspective de l’entrée et à faire de la ville d’Aix le personnage principal au détriment de la figure royale, destinataire d’un éloge qui n’est plus tout à fait le sien. À la description d’un parcours vécu, celui du déplacement du roi dans la ville, se substitue celui d’un parcours imaginaire, plus polémique, qui semble reléguer l’éloge du roi au second plan. *** Alors que la tendance, en ce premier XVII e siècle, est de plus en plus, dans le programme des entrées solennelles, à l’effacement de la ville devant l’éloge du roi, les entrées offertes à Louis XIII par Marseille, Arles et Aix-en- Provence à l’automne 1622 n’ont de cesse d’affirmer l’irréductible différence, sinon indépendance, de la ville et de la province tout entière devant la montée du pouvoir royal et la perte accentuée de leur propre substance politique. Si Arles accepte de jouer le jeu de la ville soumise et offre au roi une entrée modèle, Aix et Marseille trouvent dans l’affirmation du particularisme local le moyen d’une résistance symbolique à l’empiètement politique et culturel du pouvoir sur la province. 32 Discours sur les arcs triomphaux, p. 18. Les entrées provençales de Louis XIII à l’automne 1622 409 Aussi est-ce par le biais de l’entrée et la manipulation de son rituel que, quarante ans plus tard, Louis XIV marquera sa volonté de mettre fin à l’insoumission provençale et plus particulièrement marseillaise. Pour que ses habitants « n’oubliassent de leur vie leur révolte, & qu’ils vissent des marques visibles de leur châtiment » 33 , le jeune roi choisit, le 2 mars 1660, d’entrer dans Marseille non pas par la traditionnelle porte Réale 34 qu’il fait démolir, mais par une brèche pratiquée à même les remparts de la ville. À Arles, en revanche, Louis XIV accepte de se plier au protocole même s’il a expressément défendu une entrée fastueuse, « voulant estre receu par tout sans bruit, sans grandes dépenses » 35 , tandis qu’à Aix-en-Provence, il refuse la présentation des clés et du dais à l’entrée de la ville. En s’emparant ainsi de l’initiative du rituel, en le modifiant à son gré, avant de faire faire ses entrées par autrui, ainsi les ducs de Berry et de Bourgogne lors du séjour provençal de mars 1701, le geste de Louis XIV permet de prendre la mesure du rôle joué par les formes symboliques dans les rapports de force de la monarchie et des pouvoirs locaux. 33 Anne Marie Louise d’Orléans Montpensier, duchesse de, Mémoires. Amsterdam : Jean-Frédéric Bernard, 1730, t. 4, p. 213. 34 Cette décision du roi révèle à quel point la monarchie a pu ressentir comme une humiliation le cérémonial même de l’entrée marseillaise, ainsi qu’il transparaît d’une lettre du chevalier de Clerville au cardinal Mazarin peu après l’entrée en armes dans la ville du duc de Mercœur, le gouverneur de la province, le 21 janvier : « Son Altesse a fait incontinant après mon retour en cette ville travailler à la démolition de cette orgueilleuse porte qui faisait jurer les Roys entre deux guichets et qui a si fièrement porté, huit ans durant, cette inscription scandaleuse qu’on a fait oster depuis huit jours » (cité par Tavernier, Félix-L. « La Porte reale », Marseille, 128-129 (1 er semestre 1982), p. 24-29). Les Marseillais avaient en effet fait apposer au-dessus d’un buste de Louis XIV la devise sub cuius imperio summa libertas. Autre exemple des punitions infligées à la ville et à « sa populace indisciplinée et trop fière » (ibid.), les matériaux de la porte Réale seront réutilisés pour la construction du fort Saint-Nicolas à l’entrée du port, dont les canons seront tournés, de manière significative, à la fois vers le large et vers la ville. 35 Honoré Bouche, La Chorographie ou Description de Provence, et l’histoire chronologique du mesme pays. Aix : Charles David, 1664, t. 2, p. 1026. Rencontres dans les arts du spectacle La comédie-ballet et les mondes fictionnels S TEPHEN H. F LECK C ALIFORNIA S TATE U NIVERSITY , L ONG B EACH Si les pièces « ne sont faites que pour être jouées », d’après la préface de L’Amour médecin, il faut admettre qu’une partie essentielle du théâtre de Molière restera à jamais dans l’ombre de notre ignorance quasi-totale de ses mises en scène. Il faudrait noter en plus que nulle catégorie de son théâtre ne souffre autant de cette ignorance que les comédies-ballets, ces œuvres si problématiques, autant d’« épines dans le flanc » 1 de la critique moliéresque traditionaliste. Et en particulier, que dire de leurs intermèdes, qu’il s’agisse du prologue originel du Malade imaginaire long de vingt minutes, ou de sa conclusion d’une longueur pareille ; ou bien des quarante minutes sur lesquelles se déroulait le « Ballet des Nations » ? Quand on a si souvent cru bon de les mettre tout bonnement à la poubelle à cause d’une superfluité présumée, ou d’y substituer une musique médiocre à celles de Lully ou de Charpentier ? Quand on a tourné le dos à ces composantes élaborées et représentées par pratiquement tous les plus grands artistes du spectacle de l’époque, comme si essentiellement seul le texte dialogué et préservé en noir sur blanc comptait ? Essayons plutôt de rapprocher les textes de Molière avec d’autres évidences, depuis les partitions de Lully et de Charpentier jusqu’aux mises en scène de nos jours. À cet égard le metteur en scène Benjamin Lazar, interviewé à propos du Bourgeois gentilhomme, affirme : « Sans la musique, on ne peut pas se rendre compte de la véritable progression de l’action » 2 . Pour leur part, le metteur en scène Jean-Marie Villégier 3 et le spécialiste de musique baroque William Christie 4 ont également remarqué des liens étroits entre jeux de scène, texte, et musique dans Le Malade imaginaire. La nouvelle édition Pléiade émise sous la direction de 1 Guy Spielmann, Le jeu de l’ordre et du chaos. Comédies et pouvoirs à la fin de règne, 1673-1715. Paris : Champion, 2002, p. 177. 2 « Molière et la musique », Le Monde de la Musique, 291 (octobre 2004), p. 40. 3 Op. cit., p. 42. 4 « Quelle musique pour Molière ? », Diapason, 350 (mars 1990), p. 14. Stephen H. Fleck 414 Georges Forestier et Claude Bourqui s’efforce de reconnaître la place de la musique en engageant musicologues et spécialistes des comédies-ballets au sein de l’équipe éditoriale 5 . Mais il faut dire que dans ce domaine, il reste des problèmes de taille. Personne n’ignore que la quantité d’œuvres musicales - sept sur neuf des dernières pièces - ne cesse de croître au long de la carrière de Molière et surtout à la fin. En étudiant les comédies-ballets, je me suis persuadé que ce chiffre montant reflète une pulsion artistique chez Molière - sinon un acharnement - beaucoup plus qu’une simple réponse aux exigences du monarque. Pour faire écho à C.E.J. Caldicott, l’appui du monarque a dû être non seulement positif, mais indispensable pour le plein épanouissement du dramaturge 6 , même si les œuvres en question restent difficiles à bien saisir dans leur véritable ampleur. La théorie des mondes fictionnels peut venir en aide pour cerner un aspect problématique et quelque peu négligé de cette ampleur. Les grandes comédies morales se déroulent dans un seul monde théâtral. Il s’agit pour l’essentiel d’un monde immédiatement reconnaissable à tout auditoire comme vraisemblable, que ce soit la rue passe-partout de l’École des maris, une maisonnée bourgeoise comme le plus souvent, ou le salon de Célimène. Ces mondes en soi ne portent aucune atteinte à un sentiment de vraisemblance ordinaire, ce serait contre l’esthétique de base de ces œuvres. Mais que dire d’une œuvre avec des médecins et des avocats chantants et dansants ? D’une autre avec une cérémonie qui sacre le seul Mamamouchi au monde en musique, en danse, et en sabir ? Ou bien d’une œuvre où la servante parfaitement terre-à-terre d’une maison parfaitement bourgeoise est censée avoir pour amoureux Polichinelle, une figure de pure théâtralité ? Dans ces œuvres il faut constater la présence d’une théâtralité amplifiée et d’une invraisemblance très spéciale qui se déclare, s’enorgueillit, se met en marche devant nos yeux pour emmener l’auditoire dans une absurdité de plus en plus ouverte et délicieuse, parachevant la déréalisation notée par Charles Mazouer 7 dans l’esthétique d’« éclatement » remarquée par Marie- Claude Canova-Green 8 . 5 Jean Baptiste Poquelin, Molière, Œuvres complètes. 2 tomes. Paris : Gallimard, 2010. 6 Caldicott, C.E.J. La Carrière de Molière entre protecteurs et éditeurs. Amsterdam/ Atlanta : Rodopi, 1998. p. 153. 7 Voir Molière, des Fourberies au Malade imaginaire. Supplément à Littératures classiques (1993), p. 30-36. 8 « Ces gens-là se trémoussent bien... » : ébats et débats dans la comédie-ballet de Molière, Biblio 17 ; v. 171, Tübingen : Narr, 2007, p. 23. La comédie-ballet et les mondes fictionnels 415 Ces mondes théâtraux, liés pour la plupart à un genre spécifique, le plus souvent d’ordre musical et non-classiques sinon anticlassiques - prologue encomiastique, pastorale, ballet de cour, commedia dell’arte - sont aussi en termes de Thomas Pavel ou de Catherine Kintzler autant de « mondes fictionnels » (ou « fictifs », comme les appelle cette dernière). Signalons quelques aspects-clés de leurs travaux, dont les approches se complémentent l’une l’autre. Dans son étude L’Univers de la fiction sur le statut ontologique des mondes fictionnels, Pavel propose de situer la fiction en général dans un monde ou « univers » secondaire constitué par un « jeu de faire-semblant ». En suivant des règles précises qui le lient de manière analogique avec le monde ordinaire, « réellement réel », la base sur laquelle se construit le monde secondaire, ce monde fictionnel devient réel pour ses participants 9 . Un monde fictionnel peut être aussi simple qu’un jeu enfantin, où chaque élément du monde fictif correspond à un élément du monde ordinaire (un bâton devient une épée dans le monde fictif, par exemple), ou bien il peut contenir plus d’éléments que n’existent dans le monde ordinaire. Pavel appelle ce dernier cas une « structure saillante », et le propose comme cadre ontologique général pour les fictions plus complexes 10 . La distance entre ces mondes fictionnels et celui de notre expérience quotidienne varie beaucoup : les mondes les plus proches portent une valeur mimétique relativement accusée, tandis que les mondes plus éloignés, créés par une énergie, une force de persuasion supérieure à celles qui caractérisent les mondes proches, offrent souvent un sentiment de « vertige » et de « transgression ludiques » comme dans Don Quichotte, l’exemple paradigmatique de Pavel 11 . Les analyses de Catherine Kintzler lient la nature fictionnelle de la tragédie déclamée et de la tragédie en musique (ou « lyrique ») à des gradations et variétés de vraisemblance. Partant de l’insistance de Corneille sur le besoin de la tragédie de passer au-delà du vraisemblable ordinaire, Kintzler note que la tragédie en musique institue « une fiction, un monde parallèle au monde naturel, avec ses lois, ses convenances, sa hiérarchie, sa « vérité relative ». Ce procédé cosmologique représente l’impossible comme s’il était possible, offrant ainsi une vraisemblance extraordinaire ou « merveilleuse » 12 . 9 L’Univers de la fiction, Paris : Seuil, 1988, p. 74-75. 10 Op. cit., p. 173. 11 Op. cit., p. 186-187. 12 Théâtre et Opéra à l’âge classique. Une familière étrangeté. Paris : Fayard, 2004, p. 201. Stephen H. Fleck 416 Selon Kintzler, dans la tragédie lyrique, la musique assume une présence quasi-ontologique qui n’est en rien accessoire, mais au contraire absolument fondamentale car elle est en soi constitutive de l’œuvre même et donc nécessaire à la création de sa vraisemblance merveilleuse. Dans le théâtre musical comme la comédie-ballet, la musique occupe souvent une place relativement modeste, se présentant par exemple comme une insertion dans le texte dramatique pour décrire ou évoquer quelque chose hors d’ellemême, et restant donc au niveau local d’une « occurrence poétique » : M. Jourdain chante et danse parce qu’il adore ces arts, etc. 13 . Mais Kintzler note que la comédie-ballet sert aussi de laboratoire de la tragédie en musique 14 - et il me semble évident que grâce au nombre, à l’étendue et à la distance ontologique trouvés dans certains intermèdes, la place de la musique dans les plus grandes comédies-ballets n’en reste pas à ce niveau-là. On peut en tout cas signaler trois mondes fictionnels dans le Bourgeois (la maisonnée bourgeoise, monde de la vraisemblance ordinaire ; celui d’un monde de festivité carnavalesque dans la cérémonie turque ; puis celui du ballet de cour dans les quarante minutes du Ballet des Nations), mais cinq dans le Malade (le monde pastoral du prologue originel ; le monde comique ; celui de la commedia dell’arte au premier intermède ; celui du ballet de cour dans le second intermède ; et le monde du Carnaval pour la cérémonie médicale). Cette pluralité des mondes fictionnels, séduisants, créés pour la plupart au sein de la musique, met à mal toute notion simpliste d’une vraisemblance unifiée, foncièrement inadéquate à la compréhension des complexités de ces œuvres et, dans une mesure moindre mais non négligeable, de leurs grands prédécesseurs aussi comme George Dandin et Monsieur de Pourceaugnac. Molière et Lully avaient travaillé des années durant pour arriver à créer Le Bourgeois gentilhomme avec la cérémonie turque et le « Ballet des Nations ». On ne peut absolument pas les concevoir, ni le Prologue ou la cérémonie médicale du Malade imaginaire, ces mondes fictionnels imposants, sans musique ou danse. À cause de la présence proprement constitutive de la musique et de la danse dans ces œuvres, elles assument la capacité de former des « structures saillantes » dans les termes de Pavel : même si cellesci prennent des points de départ reconnaissables dans le monde ordinaire, elles le dépassent de manière définitive. Comme le remarque Gérard Defaux sur la qualité hallucinante créée dans le tourbillon dansé et chanté du « Piglia-lo sù » de Monsieur de Pourceaugnac (I, 11) : « nous sommes ici tout 13 Poétique de l’opéra français de Corneille à Rameau. 2 de éd. Paris : Minerve, 2006, p. 40 ; voir aussi p. 131-143, p. 229. 14 Théâtre et Opéra à l’âge classique, p. 214. La comédie-ballet et les mondes fictionnels 417 à la fois au cœur et au-delà du réel et du vraisemblable [...] Débarrassé du fardeau de la mimesis, [l’art de Molière] prend soudain, dans sa stylisation et sa puissance métaphoriques, une dimension en quelque sorte métaphysique » 15 . S’agirait-il là pourtant d’une distinction au fond théorique ? La musique compte-t-elle au fond de manière si importante dans ces œuvres ? Il y a trois quarts de siècle, le musicologue Henry Prunières remarquait qu’il fallait « tout le génie » de Molière et de Lully pour construire le genre de la comédie-ballet 16 ; et tout récemment Georgia Cowart loue le génie comique de Lully - danseur et comédien de renommée en plus de compositeur - comme étant à la hauteur de celui de Molière 17 . À quoi l’on peut ajouter que le violoniste et compositeur Georg Muffat, qui avait joué à l’époque dans l’orchestre de Lully, affirmait que sa manière de jouer les airs de ballet était « d’une recherche si exquise, qu’on ne saurait rien trouver de plus exact, de plus beau, ni de plus agréable », louant aussi sa façon de « marquer tout à la fois si bien les mouvements de la danse, qu’on connaît d’abord de quelle espèce chaque air est, et qu’on se sent comme inspiré même malgré soi l’envie de danser » 18 . On n’a de toute façon qu’à comparer quelques exemples de musiques variées, originelles ou récentes, qui sont censées créer un monde fictionnel avec son atmosphère distinctive. Si on écoute d’abord la merveilleuse musique de Lully pour la célèbre onzième scène du premier acte de Pourceaugnac, qui non seulement accompagne, mais avec la danse crée la chasse effrénée du Limousin autour de la scène, poursuivi par des docteurs et des matassins chantant « Piglia-lo sù... » 19 , on commence à participer à la peur panique - et combien comique ! - du héros dont on retrouve l’image in situ dans la gravure de Brissart 20 : 15 Molière, ou les métamorphoses du comique. Lexington : French Forum, 1980, p. 257 ; nous soulignons. 16 In Les Comédies-ballets de Molière de Lully, t. 1, éd. Henry Prunières. Paris : Éd. de la Revue Musicale, 1938, p. v, xv-xvi. 17 The Triumph of Pleasure : Louis XIV & the Politics of Spectacle. Pr. univ. de Chicago, 2008, p. 117. 18 Cité dans Jean-Baptiste Lully, Ballets t. I, éd. Henry Prunières. Paris : Éd. de la Revue Musicale, 1938. p. xxvii. 19 Lully-Molière, Comédies-ballets, extraits musicaux. Les Musiciens du Louvre, dir. Marc Minkowski. Rééd. CD Erato (Wea International), 2002. 20 Voir https: / / commons.wikimedia.org/ wiki/ File: Monsieur_de_Pourceaugnac.jpg, consulté le 25 janvier 2017. Stephen H. Fleck 418 Dans la mise en scène de Philippe Adrien à la Comédie Française (2001), pourtant, une musique inspirée de « country and western » teint de blues accompagne l’administration d’un clystère par un seul apothicaire à un Pourceaugnac littéralement emprisonné et inexplicablement soumis 21 . L’atmosphère est tout aussi bizarre, sans doute, que celle indiquée chez Molière avec ses didascalies exactes (« Monsieur de Pourceaugnac, fuyant. - Allezvous-en au diable. L’Apothicaire, les deux Musiciens, et les Matassins le suivent, tous une seringue en main ») et dans la musique si mouvementée de Lully, mais chez Adrien l’atmosphère devient maussade de manière parfaitement aléatoire par rapport aux textes originels. Ce n’est pas que l’on n’ait pas le droit de réimaginer et d’adapter la pièce à une scène moderne - il le faut bien - mais il faut tout autant insister que ne serait-ce qu’au niveau pratique, si la musique originelle, débordant de brio et de mouvement, n’est pas respectée ou bien une musique de niveau artistique équivalent offerte, le spectateur risque fort de se détacher, de se retrouver dans l’impossibilité d’entrer pleinement dans le monde fictionnel manifestement voulu et soigneusement créé en 1669. Selon Georges Forestier, Claude Bourqui et Anne Piéjus, « Dans la cérémonie turque, Molière et Lully avaient utilisé la musique pour faire basculer la comédie dans le monde de folie du personnage central » ; ensuite, Molière 21 Monsieur de Pourceaugnac, DVD, Éd. Montparnasse, 2013. La comédie-ballet et les mondes fictionnels 419 serait allé encore plus loin avec Charpentier en faisant « basculer toute la scène dans l’univers burlesque » de la cérémonie médicale 22 . L’équipe éditoriale de la nouvelle édition Pléiade reconnaît ici explicitement le rôle constitutif de ces deux partitions. Une musique quelconque, par contre, est garantie rester tout au plus au niveau d’un « écrin souvent charmant » 23 , car elle n’arrivera jamais à servir d’instrument essentiel pour la conversion de la scène en un monde, un univers qui incarne une fiction aussi fantaisiste. Un autre problème dans ce domaine se manifeste dans ce que le metteur en scène Jean-Louis Benoît a trouvé bon de substituer pour l’ouverture magnifique et impressionante du Bourgeois gentilhomme, à la Comédie Française en 2001, soit vingt ans après les débuts du grand renouveau de la musique et de la danse baroques en France : la Marche turque de Beethoven 24 . Cette mise en scène « conceptuelle », où Beethoven côtoie non seulement Lully mais aussi Mozart, Gounoud, et Richard Strauss, veut clairement se moquer d’un traditionalisme présumé excessif et démodé, en jouant avec des échos lointains de la première Turquerie. Mais l’emploi de cette marche de Beethoven assortie d’une danse d’apprentis tout aussi déplacée n’évoque rien autant que le frivole, là où l’ouverture de Lully, équilibrant le pompeux avec le gracieux, lève efficacement le rideau sur l’immense variété d’action comique et tout autant, de formes musicales et dansées, depuis l’air de cour suivant immédiatement l’ouverture jusqu’à la fabuleuse cornucopie ballétique et musicale du « Ballet des Nations ». En rappelant la remarque de Lazar citée ci-dessus, on constate que la musique de Lully ouvre les portes du monde des ambitions de M. Jourdain (de l’air de cour « Je languis nuit et jour », à « son » menuet adapté du menuet royal des Amants magnifiques, jusqu’à l’entrée des chefs cuisiniers et les airs à boire de l’acte IV), puis crée tout à fait le monde carnavalesque de la Turquerie et immédiatement ensuite, le monde comico-courtois du « Ballet des Nations » : à chaque moment, la musique originelle véhicule une énergie, une atmosphère à la fois précise et riche, faisant bien des allusions parodiques et s’enchevêtrant avec l’action verbale, gestuelle et dansée, tout en évoquant des aspects très variés de la société d’alors, comme le démontre l’analyse exceptionnellement fine de Georgia Cowart 25 . Si on examine deux versions filmées du Malade imaginaire, la première adaptée de la mise en scène de Claude Stratz qui règne depuis 2001 à la 22 « Notice » au Malade imaginaire in Molière, Œuvres complètes. Paris : Gallimard, 2010, p. 1548. Voir aussi p. 1566 sur « l’univers de folie carnavalesque ». 23 Patrick Dandrey, Molière ou l’esthétique du ridicule. Paris, Klincksieck, 1992, p. 270- 271. 24 DVD, Éd. Montparnasse, 2002. 25 Cowart, op. cit., p. 93-112. Stephen H. Fleck 420 Comédie-Française 26 , la seconde de la mise en scène de Jean-Marie Villégier de 1990 au Théâtre du Châtelet 27 , on trouve des Argan qui se transforment en médecin de manière fort différente - ou plutôt opposée. La première emploie un texte retranché et une musique commandée à Marc-Olivier Dupin qui exprime, en texture fugale et qui semble devoir quelque chose pour son ton aux Carmina Burana de Carl Orff, une incompréhension appréhensive de la part d’Argan. La seconde emploie les textes et musique originels avec une chorégraphie de Francine Lancelot qui créent ensemble la joie exultante et absurdiste inscrite dans la partition de Charpentier pour « Bene, bene respondere » et « Vivat, vivat, cent fois vivat, Novus doctor qui tam bene parlat ». Ce sera à chaque spectateur de juger quelle musique est à même d’insuffler la vie au monde carnavalesque de cette cérémonie, de former une expérience théâtrale à la fois jubilatoire et joyeuse. Notons en passant qu’à une exception près, cette musique de Charpentier est toujours restée en exil de la « Maison de Molière » 28 ; à quoi j’aimerais noter que l’emploi de la musique originelle pour L’Amour médecin et Le Sicilien à la Comédie-Française en 2004-2005 n’a nullement empêché des mises en scène d’une originalité remarquable, s’inspirant des contes de fée, d’Ubu roi, jusqu’au milieu newyorkais de la comédie musicale On the Town. Les qualités comiques y étaient très spirituellement créées tout en restant disponibles aux enfants présents et sans aucune condescendance 29 . Dans le domaine érotisé, kinesthétique, et spectacularisé des comédiesballets, créé à travers la musique et la danse, si celles-ci ne convainquent pas, ne suscitent pas notre participation viscérale à l’action sur scène, l’effet se limite donc sévèrement et risque de tomber à plat, ou tout au moins de déformer carrément l’atmosphère indiquée par l’ensemble des évidences (texte dramatique et livret, partition, iconographie, registres, lettres, etc.). Les finales des plus grandes comédies-ballets sont proprement inconcevables sans leur musique et danse puisqu’avec les paroles, ces éléments sont essentiellement constitutifs de la texture dramatique, tout comme dans la tragédie en musique. Il faut donc impérativement que la musique soit à la hauteur de créer ces mondes fictionnels pour que nous nous retrouvions dans un monde manifestement au-delà du monde ordinaire, un monde où règne une festivité affectivement illimitée, une invraisemblance merveilleuse comme j’appelle 26 DVD, Éd. Montparnasse 2002. 27 Coproduction I.N.A.-La Sept, 1990, disponible au website www.ina.fr. 28 Jacqueline Razgonnikoff, « La représentation des comédies-ballets ‘avec tous leurs ornements’ à la Comédie-Française. Exemples et contre-exemples », in Molière et la Fête, Jean Emelina, éd., Pézenas, 2001, p. 298. 29 DVD, Éd. Montparnasse, 2011. La comédie-ballet et les mondes fictionnels 421 ce phénomène 30 . Sans une telle musique, et tout au contraire des intentions des créateurs, ces mondes proprement merveilleux restent pour ainsi dire mort-nés, puisqu’ils n’existent que de façon embryonique dans le texte dialogué : ils sont littéralement destinés à se créer sur scène. Personnellement je ne vois pas l’utilité de recourir à des commandes passées à des compositeurs qui ne prétendraient jamais rivaliser avec Lully ou Charpentier, surtout vu que le public ne connaît guère la musique originelle de ces œuvres ; ni de malmener les atmosphères créées avec les efforts des deux plus grands compositeurs du Grand Siècle, manifestement inspirés par leurs collaborations suivie (Lully) ou intensive (Charpentier) avec Molière, Beauchamp, Vigarani. Tant que l’ignorance, voire le mépris à cet égard persistera, il sera nécessaire de classer Molière non pas comme classique, mais bien comme membre de l’avant-garde, en avance sur son temps et encore, de manière foncière, incompris. À la variété déjà incomparable des genres musicaux et dansés dans le Bourgeois gentilhomme, mais tous liés de près à l’action comique, il faut noter aussi l’existence des mondes fictionnels plus nombreux et nettement plus éloignés dans le Malade imaginaire. En guise de conclusion : Pavel note que les mondes fictionnels qui possèdent la plus grande force de persuasion sont ceux qui relèvent d’un espace sacré ; qui offrent un impact impossible à nier pour ceux qui le subissent, dans un espace doté d’une « énergie débordante » 31 . Sans vouloir ramener Molière et Lully du monde libertin qu’ils connaissaient si bien, il faut cependant noter qu’ensemble, ils ont créé des mondes fictionnels qui débordent eux aussi d’énergie dans leurs feux d’artifice spectaculaires qui éclatent si joyeusement les limites de notre monde quotidien en faveur de festivités courtoises ou carnavalesques, qui suscitent une forme de transcendance bien séculaire. Et la magnifique musique originelle de ces œuvres reste une, sinon la voie royale dans ces mondes si particuliers et à la fin, si festivement magiques. Dans le spectacle englobant que Molière et Lully, puis Molière et Charpentier, tous avec le chorégraphe Beauchamp nous ont préparé, il se substitue au principe de réalité, jamais absent des grandes comédies morales, un principe de plaisir profond et illimité dans son spectacle chanté aux échos. À nous de jouer avec, ou de rejeter comme indigne du peintre des mœurs ; de reconnaître que fustiger les vices peut rester moins divertissant, moins emballant que de convertir ces vices en matière première de mondes fictionnels mille fois plus délicieux qu’un monde de plus en plus désacralisé. 30 Stephen H. Fleck, « The Mirror and the Looking-Glass : Vraisemblance and Invraisemblances in Later Molière », in Buford Norman, éd., Actes de Columbia (NASSCFL 2005), Tübingen : G. Narr, 2006, p. 273-282. 31 Pavel, op. cit., p. 76-77. Étrangers et voyageurs dans les ballets et les comédies-ballets de Lully (1655-1670) B ERTRAND P OROT U NIVERSITÉ DE R EIMS Le corpus rassemblé ici a pour but d’interroger la notion d’« étranger » et de voyageurs au sens large dans les ballets, mascarades et comédiesballets de Lully. Nous les entendons par ce qui est assez loin de la cour et des Parisiens pour sembler étrange, exotique ou amusant. Il s’agit donc aussi bien des habitants de contrées éloignées (Asie, Inde, Afrique, Turquie), que des Européens (Italie, Espagne), des apatrides (bohémiens), des voyageurs (pirates, commerçants, matelots). Tous ces personnages s’inscrivent dans la tradition des spectacles français, notamment celui du ballet de cour au XVII e siècle où ils apparaissent volontiers, formant un personnel hétéroclite, parfois haut en couleurs, voire burlesque. La recherche a montré que la présence des « étrangers » joue un rôle à la fois artistique - goût pour l’exotisme qui rehausse le spectacle, en particulier en France - mais aussi plus symbolique avec des implications politiques ou sociales 1 . Nous voudrions poursuivre ici cette réflexion par une étude sur le traitement musical de ce corpus particulier, celui des ballets de Lully : il permet de jeter un éclairage nouveau sur le discours sur l’Autre au XVII e siècle, que l’on pourrait qualifier d’hétérologie musicale pour reprendre le terme de Michel de Certeau 2 . En effet, la musicologie ne s’est pas 1 Voir notamment : Jean-Pierre Bartoli, « Orientalisme et exotisme de la Renaissance à Debussy », Musiques, une encyclopédie pour le XXI e siècle, Jean-Jacques Nattiez (dir.), Actes Sud, « Cité de la musique », 2007, p. 155-181 ; Jonathan Bellman (éd.), The Exotic in Western Music, Boston : Boston Northeastern University Press, 1998 ; Marie-Françoise Christout, Le Ballet de cour au XVII e siècle, Genève : Minkoff, 1987 ; ibid., Le Ballet de cour de Louis XIV, nouvelle édition, Paris : Picard, Centre national de la danse, 2005 ; Nathalie Lecomte, Entre cours et jardins d’illusion. Le ballet en Europe (1515-1715), Pantin : CND, 2014. 2 Michel de Certeau, Heterologies : Discours on the Other, University of Minnesota Press, 1986. Bertrand Porot 424 vraiment encore intéressée au traitement exotique de la période précédant les scènes célèbres du Bourgeois gentilhomme de Lully et Molière 3 , ignorant en cela les filiations et les influences dont Lully a pu profiter, en même temps que l’originalité de sa démarche 4 . Nous proposons donc d’étudier, à travers ce corpus, les moyens que Lully s’est donné pour dépeindre les étrangers ou voyageurs. On se demandera plus particulièrement s’il existe une caractérisation spécifique liée à la notion d’« étranger » au XVII e siècle, bien avant les Turcs du Bourgeois gentilhomme. I- Le corpus : sources et typologie Pour assurer une certaine cohérence temporelle et stylistique, nous avons établi le corpus dans les œuvres de Lully précédant ses opéras - ballets et comédies-ballets : il débute avec Le Ballet des Plaisirs (1655) pour finir avec Le Bourgeois gentilhomme (1670). Nous avons ainsi rassemblé 26 compositions qui présentent un personnel ou un univers artistique relevant du sujet. Ont été écartés les personnages mythologiques ou historiques, sauf quand leur « suite » présentait des caractéristiques exotiques, ce qui est le cas pour les Indiens (d’Inde) qui accompagnent le dieu Bacchus. Nous avons également pris en compte les voyageurs et les non-sédentaires comme les bohémiens ou les Égyptiens 5 , tout comme les commerçants, matelots, pirates et corsaires. En bref, tout un personnel qui, au XVII e siècle, « dépayse » ou fait voyager le spectateur de la cour. Le concept d’étranger s’étend également aux expressions artistiques : en ce sens les musiques deviennent aussi objets du corpus, et pas seulement celles qui sont exécutées par les étrangers, mais celles qui se donnent à entendre comme une incursion stylistique ou une expression à part entière, tranchant sur le goût français. C’est le cas des pièces composées dans le style 3 Bartoli, se fondant sur les recherches de Whaples, rapporte ainsi qu’il n’existe pas de témoignages musicaux sur l’exotisme avant les comédies-ballets de Lully (« Orientalisme et exotisme », op. cit., p. 159). 4 On consultera toutefois avec profit l’ouvrage de Jérôme de La Gorce, Jean-Baptiste Lully, Paris : Fayard, 2002. 5 Ce terme qualifie le plus souvent les gens du voyage au XVII e siècle. Voir Furetière : « Boémien », Dictionnaire universel, La Haye et Rotterdam : Arnout et Reinier Leers, 1690, t. I. On définit les bohémiens comme étant à l’origine des « Chrétiens de la Basse Égypte » (ibid.). Étrangers et voyageurs dans les ballets et les comédies-ballets de Lully 425 italien interprétées par des personnages hors du corpus, comme le long récit italien d’Armide dans le Ballet des Amours déguisés 6 . Nous avons dressé une typologie des étrangers en les classant par provenance, des plus lointains aux plus proches, et en terminant par les voyageurs et les sans patrie (tableau 1). Le chiffre entre parenthèses indique le nombre de ballets où se trouvent des étrangers, mais pas le nombre total de leurs interventions (plusieurs danses ou récits comptent pour une seule occurrence dans un ballet). Nous avons également inclus, dans les Européens, la musique italienne qu’elle soit on non exécutée par des Italiens. Typologie Peuples ou musiques Exotique Maures (4 ballets), Turcs (3), Perses (1), Indiens des Indes (3), Indiens d’Amérique (3), Africains (1), Égyptiens (d’Égypte) (1), Moscovites (1), Pêcheurs de perles (1), Péruviens (1), Sauvages (1), Sauvages de la Colchide (1). Européens Italiens et musique italienne (15), Espagnols et Basques espagnols (7+2 = 9), Suisses (3). Les Nations ou Parties du monde Quatre nations ou parties du monde (5), deux nations (3), trois nations (1). Voyageurs, commerçants, pirates Pirates et corsaires (2), commerçants (1), matelot « poltron de vaisseau » (1). Gens du voyage Bohémiens-Égyptiens (7). Tableau 1 : Typologie des étrangers et leurs occurrences En ce qui concerne le premier type, les peuples les plus lointains, notons son importance (28,7% de l’ensemble des occurrences) en même temps que son extrême variété par rapport aux autres origines : pas moins de onze provenances qui se répartissent entre l’Orient, les Amériques du Sud et du Nord et l’Afrique. Cette diversité témoigne de la permanence de l’inspiration exotique, héritée du ballet de cour depuis le XVI e siècle avec des degrés d’importance selon les pays : si les Maures ou le Turcs arrivent en tête, 6 En ce qui concerne les sources, la plupart sont indiquées dans le catalogue d’Herbert Schneider, Chronologisch-thematisches Verzeichnis sämtlicher Werke von Jean-Baptiste Lully (LWV), Tutzing, 1981. Peu de partitions restent de l’époque de Lully, c’est pourquoi nous avons privilégié celles de la fin du XVII e et celles du XVIII e siècle, notamment dans la collection « Philidor » (Paris, Bibliothèque nationale). Certains ballets jouissent d’éditions que nous avons utilisées (Prunières et édition critique des Éditions Lully). Les références aux sources du corpus sont données dans l’annexe. Bertrand Porot 426 l’Asie n’est représentée que par les « Persiens » du Ballet de Flore 7 , à l’inverse du XVIII e siècle où la Chine par exemple s’impose. Chez les Européens (le deuxième type), l’hétérogénéité est bien moindre : Italiens, Espagnols et Suisses. Remarquons toutefois leur suprématie : pas moins de 37% de l’ensemble des occurrences. L’Italie est de loin la nation la plus représentée (plus de 55% des Européens), soit avec ses natifs, soit avec sa musique et elle fait souvent partie du motif des Nations. Ce dernier rassemble le personnel des deux premières catégories, l’exotique et l’européenne. Leur réunion, parfois assez fantaisiste, constitue d’ailleurs une thématique largement reprise dans les autres arts du règne de Louis XIV. Elle fait partie de la propagande du pouvoir qui place la France comme la nation supérieure conduisant le monde et ses continents. En fin de tableau, un personnel plus hétéroclite se présente : il évoque plutôt le voyage, commercial ou non, ou même l’itinérance comme mode de vie avec les bohémiens et les Égyptiens, ces derniers étant assez présents dans l’univers du ballet de cour. Ces personnages, eux aussi, ouvrent l’univers du ballet au dépaysement, en même temps qu’ils reflètent les conditions sociales de l’époque (marins, pilote, pirates, corsaires). Dramaturgie et exotisme Le grand nombre de personnel étranger chez Lully n’implique pas toutefois une dramaturgie unitaire, fondée sur une seule source d’inspiration, comme on peut en trouver au XVIII e siècle dans l’opéra-ballet. La matière exotique est au contraire disséminée et se mêle à quantité de situations variées, qu’elles soient mythologiques ou plus réalistes 8 . Le Ballet d’Alcidiane en constitue un bon exemple : commandé par Louis XIV en 1658, il se fonde sur un roman héroïque de Marin Le Roy de Gomberville, Polexandre (1632-1637), encore à la mode à la période de Lully. L’intrigue complexe et surchargée, avec de multiples personnages, se déroule dans un univers exotique de fantaisie : le héros Polexandre erre à la 7 Ballet royal de Flore, Paris : Ballard, 1669, p. 59 et 61 (« Asiatiques ou Persiens »). 8 C’est d’ailleurs l’essence même du ballet de cour tel qu’il est théorisé au XVII e siècle. Philippe Hourcade relève ainsi « le caractère essentiellement ouvert, proliférant et souple du ballet, sa propension à accueillir la diversité des sujets, des genres, des tons […], son habileté à jouer des contrastes, des dissonances et de la bigarrure. » (Mascarades et ballets au Grand Siècle (1643-1715), Paris : Desjonquères, CND, 2002, p. 141). Étrangers et voyageurs dans les ballets et les comédies-ballets de Lully 427 recherche de la princesse Alcidiane à travers le Bénin, les îles Canaries, le Mexique et les Antilles 9 . Dans le Ballet d’Alcidiane, la matière du roman fait place à un univers composite, caractéristique du ballet de cour. Se mêlent donc plusieurs registres : l’exotisme, le merveilleux, le genre sérieux, le comique et même le burlesque. Sur les vingt-deux entrées que comporte Le Ballet d’Alcidiane 10 , seules sept mettent en valeur les étrangers : les Pêcheurs de perles, une Marche italienne, Zelmatide prince du Pérou et sa suite (deux entrées), les corsaires prisonniers de Bajazet, un duo italien chanté par deux dames maures, enfin une chaconne pour une princesse de Mauritanie et sa suite. Il n’y a donc pas vraiment d’unité de ton dans ce ballet, malgré son modèle littéraire qui penchait plutôt vers l’exotisme. Ce sont, en fait, le divertissement turc et le Ballet des Nations du Bourgeois gentilhomme qui se présentent comme des intermèdes construits à partir d’une seule matière exotique ou transnationale. En ce sens, ils annoncent l’esthétique des opéras-ballets comme l’Europe galante de Campra (1697) ou les Indes galantes de Rameau (1735). Certes, le Ballet des Nations, avec son introduction chantée et son alternance de danses, de récits et d’ensembles, se présente comme un véritable ballet de cour. Mais il s’organise autour du motif symbolique des Nations - L’Italie, l’Espagne et la France - si cher au pouvoir : en ce sens il possède une certaine unité que l’on retrouve encore plus accentuée dans l’intermède turc où les personnages célèbrent, sur un ton parodique, l’inspiration orientale. Un personnel révélateur des conceptions de l’époque La variété de tons dans le ballet de cour ne doit pas toutefois occulter la présence importante de certains personnels exotiques ou étrangers : ils représentent comme les grandes lignes de force de l’inspiration dans les spectacles à l’époque de Lully. Le tableau suivant en montre les plus importants (tableau 2). 9 Sur ce ballet, voir Mariette Cuénin-Lieber, « L’histoire de Polexandre et Alcidiane : du roman au ballet de cour », L’Âge de la représentation : l’art du spectacle au XVII e siècle, Rainer Zaiser (dir.), « Biblio 17 n° 174 », Gunter Narr, 2007, p. 133-144 et Christout, Le Ballet de cour de Louis XIV, op. cit., p. 91-92. 10 Les récits italiens et français ne sont pas comptés. Bertrand Porot 428 Italiens et musique italienne (15 occurrences sur 26 ballets) 57,70% Espagnols et Basques espagnols (9) 34,60% Personnel exotique : Maures (4), 19,23% Indiens (des Indes) (3), 11,53% Indiens d’Amérique (3), 11,53% Turcs (3), 11,53% 53,82% Bohémiens-Égyptiens (7) 26,90% Tableau 2 : Personnages étrangers les plus fréquents 11 Ce n’est pas l’exotisme lointain qui a les faveurs des ballets de Lully, mais l’Italie, de loin la plus présente avec plus de 57% des occurrences 12 . Elle apparaît sous deux aspects : par ses habitants, comme les Vénitiens du Ballet des Bienvenus ou encore les Musiciens italiens du Bourgeois gentilhomme, et par sa musique même, qu’elle soit de registre sérieux ou comique. L’emploi de la musique italienne est paradoxale en France : elle attire autant qu’elle est critiquée ; elle est toujours pensée comme étrangère, mais elle est écoutée avec plaisir. En effet, présente au quotidien, du moins jusque en 1666 environ, elle est tout à fait du goût de la cour et de Louis XIV 13 . Des musiciens italiens, surtout des chanteurs et des compositeurs, travaillent au début avec Lully dans la réalisation des ballets de cour : ne citons que des artistes tels qu’Anna Bergerotti (soprano), Atto Melani (castrat) et Gian Francesco Tagliavacca (castrat) 14 . En raison d’un changement de politique culturelle, à visée plus nationaliste, la musique italienne se fait moins présente à partir des Plaisirs de l’Île enchantée de 1664 : les musiciens italiens qui faisaient concurrence à Lully partent dans ces années-là. La musique d’outre-monts ne réapparaît que dans certaines comédies-ballets comme M. de Pourceaugnac où elle est cantonnée au style comique. Un autre type de personnel témoigne cette fois-ci de relations diplomatiques contemporaines : il s’agit de l’Espagne et des Espagnols qui occupent 11 Le calcul du tableau a été fait sur le nombre de ballets, vingt-six en tout. 12 Ce qui n’était pas le cas sous Louis XIII : voir Georgie Durosoir, « Visages contrastés de l’Italie dans les ballets de la cour de France dans la première moitié du XVII e siècle », Musique française et musique italienne au XVII e siècle, Revue de musicologie, 1991, 77/ 2, p. 169. 13 Cf. La Gorce, Jean-Baptiste Lully, op. cit., p. 106. 14 Ibid., p. 77 et sq. Étrangers et voyageurs dans les ballets et les comédies-ballets de Lully 429 près de 35% des ballets du corpus. L’importance de ce pays n’a certes pas attendu Lully pour s’imposer 15 . Mais, avant lui, ses habitants étaient souvent caricaturés dans les ballets, secondant ainsi la propagande royale qui visait à affirmer la suprématie de la monarchie française sur sa voisine d’outre Pyrénées 16 . Avec Louis XIV attaché à sa mère espagnole, une influence plus positive se développe, encore renforcée par la paix des Pyrénées (1659) 17 . Celle-ci se conclut par le mariage de Louis XIV et de Marie-Thérèse d’Autriche en 1660, amenant un apaisement entre les deux pays. Des personnages espagnols, mêlés aux Français, apparaissent ainsi dans des œuvres emblématiques : c’est le cas pour les intermèdes de Xerses, un opéra de Cavalli donné pour le mariage royal au Louvre. Le succès d’une danse comme la chaconne d’origine hispanique (Alcidiane ou la Raillerie) montre également l’importance de cette influence. Il faut bien sûr rattacher à ces évocations politiques, le motif des Nations ou des Parties du monde largement lié au culte royal. La figure du roi danseur y est magnifié par sa présence à la tête des Nations, qu’il apparaisse sous les traits du gentilhomme « français » (Ballet de la Raillerie), sorte de modèle de galanterie et de raffinement, ou qu’il en soit le chef incontestable comme dans le finale du Ballet de Flore. Dans ce dernier, les Quatre Parties du Monde - l’Europe, l’Asie, l’Afrique et l’Amérique - rendent hommage à Flore et « reconnaissent l’Empire des Lys pour le premier de l’univers » 18 . L’autre catégorie caractéristique du ballet de cour, c’est celle du personnel exotique qui occupe plus de 53% des œuvres du corpus. Il ne s’agit plus là de représentation politique ou économique, sauf exception comme les Indiens du Brésil, et surtout les Turcs avec qui la France entretient des relations depuis le XVI e siècle, mais plutôt d’une présence fantaisiste, chatoyante, souvent comique, aux habits et aux démarches extravagantes. Elle concourt à une sorte de voyage merveilleux que le spectateur ou le 15 Voir Durosoir, « Les airs espagnols d’Étienne Moulinié », L’Âge d’or de l’influence espagnole, Mont-de-Marsan : Éditions universitaires, 1991, p. 385-392. 16 Voir Jean-François Dubost et Marylou Nguyen Hoang Phong, « Genèse d’une imagerie politique au début de la guerre de Trente ans : le Ballet des Fées des forêts de Saint-Germain et le stéréotype de l’Espagnol », dans Thomas Lecomte (éd.), Les Fées des forêts de Saint-Germain, 1625, un ballet de “ bouffonesque humeur ”, Turnhout : Brépols, 2012, p. 37-75. 17 Bartolomé Bennassar, « Espagne et France », Lucien Bély (dir.), Dictionnaire de l'Ancien régime : royaume de France, XVI e -XVIII e siècle, Paris : PUF, 1996, p. 504. 18 Ballet royal de Flore (livret), op. cit., p. 35. Bertrand Porot 430 participant danseur effectue au cours d’une même soirée et dans un même lieu. Les dénominations de ce personnel lointain sont assez peu précises au XVII e siècle, surtout dans un contexte de spectacle : la méconnaissance de certains continents, comme l’Afrique par exemple, n’aide pas à une terminologie rigoureuse. De même, la part d’insolite et de merveilleux est une donnée importante, encore accentuée par le traitement imaginaire des peuples exotiques 19 . Ainsi les Indiens sont-ils originaires de l’Inde ou de l’Amérique, en général celle du Sud. De même pour les Maures : ils qualifient soit les Arabes soit les Africains. Enfin le terme de « Sauvages » ne désigne pas forcément un continent (comme l’Amérique du Nord au XVIII e siècle par exemple), mais plutôt un état de civilisation, plus proche de la nature et moins structuré socialement 20 : les Sauvages peuvent être d’Amérique, d’Asie et d’Afrique. Il faut enfin compter avec les références mythologiques qui viennent brouiller un peu plus les données ethnologiques : les Indiens sont les sujets et suivants de Bacchus, leur souverain, alors que les Sauvages de Colchide sont les habitants du royaume de la Toison d’or 21 … Il n’en reste pas moins que la présence de non-Européens dans le ballet de cour est à mettre en relation avec les regards contrastés de la société du XVII e siècle. Cette dernière peut manifester un certain intérêt pour l’Autre, comme en témoignent les récits des missionnaires 22 . Il est certain que l’inspiration exotique du ballet procède aussi de cette curiosité à tendance presque ethnographique : le théoricien du ballet Ménestrier ne recom- 19 Voir Christout, Le Ballet de cour au XVII e siècle, op. cit., p. 113 et sq. 20 Voir Christian Huetz de Lemps, « Découvertes », Lucien Bély, Dictionnaire de l’Ancien Régime, op. cit., p. 392. 21 Les sources iconographiques souffrent de la même imprécision qui n’aide pas à identifier ces étrangers. Plus les peuples sont lointains, plus leurs attributs et leurs noms sont fluctuants et imprécis. Voir par exemple le costume d’Indien de Gissey, peut-être utilisé pour le Ballet de Flore, avec un habit de plumes caractérisant l’Amérique du Sud mais dont le masque est celui d’un Africain (La Gorce, Féeries d’opéra : décors, machines et costumes en France : 1645-1765, Paris : Éd. du Patrimoine, 1997, p. 140). 22 Selon Huetz de Lemps, « chez tous ces découvreurs, on retrouve, à des degrés divers, une certaine soif de connaître l’ailleurs et l’autre », « Découvertes », op. cit., p. 392. Voir aussi Irina Apostolou, « Rencontrer l’Oriental dans les récits de voyage », Le Livre du monde et le monde des livres, mélanges François Moureau, Gérard Ferreyolles et Laurent Versini (dir.), Paris : PUPS, 2012, p. 787. Étrangers et voyageurs dans les ballets et les comédies-ballets de Lully 431 mande-t-il pas « de consulter les Historiens qui ont fait la description de ces peuples [étrangers] » 23 ? Mais le traitement de la matière exotique doit aussi à l’esprit français xénophobe : cette ambiguïté est une des données de la mentalité de l’époque. Le comique, qui est souvent décelable dans les costumes 24 et également dans la musique, traduit une mise à distance ethnocentrique, caricaturant ainsi les démarches, les danses et les apparitions des habitants des pays lointains. Il exprime le regard de supériorité de l’Européen et du Français sur l’Autre. Il en est de même pour la dernière catégorie du tableau 2, le groupe des « Égyptiens » ou bohémiens. Traditionnels dans le ballet de cour du XVII e siècle, on pourrait dire qu’ils figurent à eux seuls l’image de l’étranger pour les Français d’Ancien Régime. Attachés également à l’univers forain (montreurs d’animaux, diseuses de bonne aventure), ils font entrer un peu de l’atmosphère de la fête populaire dans un spectacle destiné à la cour (Les Saisons ou Le Mariage forcé), même s’ils sont largement méprisés. Selon Furetière, en effet, ce sont des « gueux errants, vagabonds et libertins qui vivent de larcins, d’adresse et de filouteries, qui surtout font profession de dire la bonne aventure au peuple crédule et superstitieux » 25 . II- Caractérisation musicale Devant cet univers finalement assez complexe, quelle est la place du compositeur ? L’examen de la musique de Lully laisse apparaître dans son ensemble une volonté de caractérisation des étrangers. Elle est, par exemple, évidente dans les compositions italiennes mais elle apparaît également dans les danses, privilégiant certains effets et certains procédés. On peut distinguer trois démarches chez Lully : la première est « neutre » et ne comporte pas de traitement particulier. La deuxième est de type référentiel, c’est-à-dire qu’elle cite ou imite le référent étranger en l’incluant dans une esthétique dominante. La troisième enfin tend à recréer des caractères imaginaires que le compositeur attribue à un étranger. 23 Claude-François Ménestrier, Des Ballets anciens et modernes selon les règles du théâtre, Paris : Guignard, 1682, reprint Genève : Minkoff, 1972, p. 252. 24 Voir par exemple l’album de Daniel Rabel reproduit dans Lecomte, Les Fées des forêts de Saint-Germain, op. cit., p. 293-309 et Estelle Moulineau, « L’Album Rabel du Musée du Louvre : un recueil de dessins de costumes de ballets burlesques », ibid., p. 99 et sq. 25 Furetière, « Boémien », op. cit. Bertrand Porot 432 Le premier traitement donne des pièces composées dans le style français, c’est-à-dire le style dominant : ce sont alors les attributs (costumes et masques) ou les décors qui prennent le relais et caractérisent le personnel étranger. C’est le cas par exemple de l’air pour les Pêcheurs de perles dans le Ballet d’Alcidiane 26 . Cette danse à deux temps, avec une levée, de forme binaire et aux rythmes pointés est caractéristique des entrées de ballet françaises. Elle n’évoque rien d’étranger ni d’exotique alors que les personnages qui l’interprètent, les pêcheurs de perles, sont dans le ballet de cour associés soit à l’Amérique du Sud soit à l’Afrique 27 . Ici l’exotisme du sujet a pu être relayé par les costumes, les décors et sans doute la chorégraphie. La deuxième démarche lullyste est constituée par les emprunts référentiels : Lully importe presque directement des musiques et des instruments des pays évoqués. La musique italienne en est un bon exemple. La musique italienne Elle apparaît chez Lully dans deux registres contrastés : le premier est pathétique et occupe des scènes longues et dramatiques, comme le récit d’Armide dans les Amours déguisés 28 . Ce récit est organisé en réalité comme une cantate dramatique de style italien avec des ritournelles, des récitatifs et des airs. Mais le compositeur sait aussi imiter le style plus léger de l’opéra vénitien comme dans l’air « Le Damigelle delle Cochette » dans l’Amour malade 29 . Cet air, avec sa forme ABA 30 , ses répétitions mélodico-textuelles, ses mélismes éloignés du traitement syllabique français et ses formules mélodiques larges et dessinées aurait pu être signé de la main même de Cavalli. Lully maîtrise également le style comique italien qui lui permet de varier ainsi les registres. C’est l’influence de la commedia dell’arte qui se fait sentir dans pas moins de dix ballets dont les trois comédies-ballets du corpus 31 . C’est le cas de l’air avec chœur de Barbacola dans Les Noces de village : Barbacola, « maître d’école italien » 32 , dialogue avec un chœur de 26 Ballet d’Alcidiane, p. 14. Afin d’alléger les notes, nous renvoyons à l’annexe pour les références entières des partitions ; lorsque l’édition moderne existe c’est cette dernière qui est utilisée. Seuls les livrets sont spécifiés dans l’étude. 27 Voir Christout, Le Ballet de cour au XVII e siècle, op. cit., p. 140-141. 28 Les Amours déguisés ballet, p. 43 et sq. 29 Ballet royal de L’Amour malade, p. 40. 30 Cette forme est courante chez les Italiens du XVII e siècle. 31 Voir par exemple les intermèdes pour Xerses de Cavalli, L’Amour médecin ou M. de Pourceaugnac. 32 Les Noces de village, p. 15. Étrangers et voyageurs dans les ballets et les comédies-ballets de Lully 433 quatre écoliers, et, à la fin de son premier solo, le traitement rythmique de sa partie s’accélère avec des notes répétées rapides, tout à fait dans le style bouffe italien 33 . Le Ballet de la Raillerie, quant à lui, met en scène une dispute entre les Musiques française et italienne, une thématique qui révèle sans doute que l’utilisation de musique italienne n’allait (déjà) pas de soi au milieu du XVII e siècle. Toutefois, il ne faudrait pas penser que la dispute entre les deux allégories soit le fait d’une réaction nationaliste : il s’agit d’une vision encore bienveillante de la querelle des goûts, même si elle est parodique. Cette querelle expose les qualités et les défauts respectifs des deux musiques : pour la Musique française, l’Italienne est « extravagante » et ses « longs fredons » sont « ennuyeux » 34 . La Musique française est en revanche « languissante » et elle « pleure plus qu’elle ne chante » 35 . C’est aussi un problème d’expression musicale qui est posé dans ce dialogue : quelle est la meilleure traduction d’une grande souffrance ? Doitelle être exprimée par la véhémence ou au contraire par une voix éteinte et languissante ? Il s’agit de choix artistiques qui, dans cette plaisante dispute, correspondent à l’objectif baroque : l’expression des passions. Les deux allégories le font chacune à leur manière, comme le confirme d’ailleurs la conclusion de la querelle : « Cessons donc de nous contredire/ […] Le cœur qui chante et celui qui soupire/ Peuvent s’accorder aisément » 36 . Les critiques que s’adressent les deux allégories transparaissent aussi dans la facture musicale. Quand la Musique française se moque des vocalises à l’italienne (les « fredons »), Lully place sur ce terme une vocalise en séquence, assez mécanique d’ailleurs, qui est reprise une seconde fois (procédé italien), avec des rythmes plus hoquetants à la portée comique 37 . En général, les deux allégories restent dans leur style musical propre pour défendre la convenance de leurs expressions. La Musique italienne exprime ainsi la douleur sur des harmonies typiquement ultramontaines : un chromatisme de basse 38 . La France fait entendre des « diminutions » 39 à la 33 Ibid., p. 16. 34 Ballet de la Raillerie, p. 32-33. 35 Ibid., p. 32, traduction de l’italien dans le livret : Ballet de la Raillerie, Paris : Ballard, 1659, p. 16-17. 36 Ballet de la Raillerie, op. cit., (livret), p. 19. 37 Ballet de la Raillerie, p. 33. 38 Ibid., p. 34. 39 Les diminutions sont des sortes de variations ornementales qui « diminuent » la valeur rythmique des notes. Elles sont spécifiques de la virtuosité à la française au XVII e siècle. Bertrand Porot 434 fin de son dernier solo 40 . Mais on peut se demander s’ils ne sont pas là pour caricaturer l’art français du chant, relayant ainsi la thématique générale du ballet, la raillerie. Quelques passages montrent toutefois une propension à une fusion stylistique entre les deux expressions musicale, une démarche que Lully va adopter de plus en plus et qui fonde une partie de son écriture à l’opéra. Ainsi le traitement des vers de la Musique française, « Quand ce mal presse/ La voix est moins éclatante » 41 , avec son léger chromatisme et sa chute de quinte diminuée, évoque-t-il les procédés des futurs récitatifs pour l’opéra. Si tous ces exemples montrent une remarquable assimilation du style italien par le jeune Lully - certains airs pourraient être signés de Cavalli -, ils prouvent aussi que l’auteur, en mêlant art étranger et art français, forge son style personnel qui doit autant au premier qu’au second. Danses et instruments étrangers Un deuxième type d’emprunt référentiel concerne cette fois-ci les danses et les instruments des nations étrangères, tous capables de recréer une couleur exotique. Certaines danses caractérisent le pays dont elles sont issues : la chaconne et la sarabande pour l’Espagne, comme celle qui est jouée dans le Ballet des Nations du Bourgeois gentilhomme pour l’entrée espagnole. Mentionnons aussi les canaries, en provenance des îles Canaries, qui accompagnent souvent les Espagnols mais aussi les Basques comme dans le prologue de Xerses ou dans Les Muses. Il s’agit là de toute évidence de marqueurs hétérologiques, tout a fait courants d’ailleurs dans les spectacles du XVII e siècle, et qui véhiculent une vision de l’Autre normée et réductrice 42 . Le cas de la chaconne est emblématique toutefois d’une certaine évolution : encore peu présente au début du XVII e siècle dans le ballet de cour 43 , elle est à l’époque de Lully plus largement employée. Le compositeur l’investit de tout l’art qu’il peut déployer, autant au niveau de la dimension 40 Ibid., p. 34-35. 41 Ibid., p. 35. 42 Voir par exemple l’entrée des « Chaconistes espagnols », « joueurs de guitare », dans le Ballet des Fées des forêts de Saint-Germain de 1625 (Lecomte, « La musique dans le Ballet des Fées des forêts de Saint-Germain : quelques jalons pour une restitution ? », dans Lecomte, Les Fées des forêts de Saint-Germain, op. cit., p. 281). 43 Voir ibid. Étrangers et voyageurs dans les ballets et les comédies-ballets de Lully 435 de la pièce que de l’écriture orchestrale et de l’inventivité dans les variations 44 . Ce marquage par la danse est souvent complété par l’emploi d’instruments particuliers susceptibles d’apporter une certaine « couleur locale ». Ils dénotent le souci d’une touche exotique que l’on retrouve aussi dans les décors et les costumes 45 . Ainsi, de manière traditionnelle, guitare et castagnettes symbolisent-elles l’Espagne. Dans la chaconne La Louchie (Ballet de La Raillerie), Mlle Vertpré interprète une Espagnole avec des castagnettes accompagnée de huit guitares 46 . Cette composition se pare ainsi d’espagnolisme grâce aux instruments joués par l’interprète et l’orchestre. De même, il faut mentionner les instruments « à la turque » pour le Bourgeois gentilhomme, comme en atteste l’entrée turque du livret 47 . On peut supposer qu’il s’agissait surtout de percussions employées dans les orchestres de janissaires, comme les tambours orientaux et les « chapeaux chinois », sorte de petite percussion en métal que l’on frappe 48 . Les instruments turcs, rapportés de ce pays par différents voyageurs ou délégations, ont pu être copiés en France. Enfin, c’est tout un orchestre exotique, joué par les danseurs, qui est indiqué dans le livret de la Pastorale comique. À la dernière entrée, la troupe de douze danseurs, accompagnant une Égyptienne, est composée de la manière suivante : « Quatre jouant de la guitare […]. Quatre jouant des castagnettes […]. Quatre jouant des gnacares [sic] » 49 . Les « gnacares » sont en réalité des nacaires, des timbales en cuivre recouverte de peau : ces percussions d’origine arabe émettaient un bruit de « tonnerre » 50 . Le souci de couleur exotique est ici évident, même s’il ne s’embarrasse pas de restitution ethnomusicologique. 44 Rappelons que la chaconne est une danse à variations sur un moule harmonique donné et répété ou encore sur une basse obstinée. 45 Voir Christout, Le Ballet de cour au XVII e siècle, op. cit., p. 113 et sq. 46 Ballet de La Raillerie, op. cit., (livret), p. 25. 47 « Le Mufti, quatre dervis [sic], six Turcs dansants, douze Turcs musiciens et autres joueurs d’instruments à la turque sont les acteurs de cette cérémonie » (Le Bourgeois gentilhomme, p. 108). Voir Thomas Betzwieser, « Die Türkenszenen in Le Sicilien und Le Bourgeois Gentilhomme im Kontext der Türkenoper und des musikalischen Exotismus », Jean-Baptiste Lully, actes du colloque, Laaber : Laaber- Verlag, 1990, p. 58-59. 48 Peu de chefs à l’heure actuelle introduisent ce type d’instrumentarium, malgré les recommandations du livret. Hugo Reyne les a introduits dans sa version du Bourgeois gentilhomme : La Simphonie du Marais, Universal classic France, 2002. 49 Molière, Œuvres complètes, préface de Pierre-Aimé Touchard, Paris : Le Seuil, 1962, éd. 2002, p. 375. 50 Thoinot Arbeau, Orchésographie, Langres : Jehan des Preyz, 1589, f. 6 v°. Bertrand Porot 436 Mais l’emprunt s’arrête aux pays européens et au Moyen-Orient : aucune mention n’est faite d’instruments des Amériques ou d’Asie. Nous savons pourtant que les maracas du Brésil étaient connues par les gravures, comme celles qui ornent l’ouvrage de Jean de Léry, Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil réédité en 1611 51 . En réalité, à l’époque de Lully, il existe une autre manière d’évoquer des contrées exotiques qui repose sur un phénomène d’extrapolation. Des musiques ou des instruments associés traditionnellement à l’évocation d’étrangers se reportent sur un ensemble plus vaste de pays, sans véritable préoccupation ethnomusicologique ou culturelle, mais plutôt dans une démarche hétérologique fantasmée. C’est le cas des castagnettes qui accompagnent les danses des Africains. Dans le Ballet de Flore, le livret justifie leur emploi : « les Africains inventeurs des danses de castagnettes entrent d’un air plus gai » 52 ! On trouve la même attitude dans certaines danses : les canaries, caractéristiques des Espagnols, ne sont pas dédaignées non plus pour les Africains, ce qui est le cas dans le Ballet de Flore, où leur danse de castagnettes sont des Canaries. Chaconnes et sarabandes sont également des danses « exotiques » et souvent associées aux Bohémiens et aux Maures. C’est le cas de la magnifique chaconne du ballet d’Alcidiane, dansée par Mlle Vertpré : « elle y dansa si justement qu’on dirait qu’elle est allée l’apprendre en Afrique où elle a été inventée » 53 . Huit guitares jouées sur scène par des esclaves Maures, devaient sans doute l’accompagner 54 . Aux bohémiens, est souvent associée la sarabande, comme dans Les Saisons à la septième entrée pour « Une bohémienne » et « sept masques » 55 . Furetière remarque dans son Dictionnaire de 1690 que « Les Bohémiennes dansent agréablement des sarabandes » 56 et que cette dernière danse s’exécute « ordinairement au son de la guiterre [sic] ou des castagnettes. Elle a 51 Jean de Léry, Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil, 5 e éd., Genève : J. Vignon, 1611, p. 119 et gravure p. 321. Léry note aussi quelques mélodies employées par les Indiens (p. 322-323). 52 Ballet royal de Flore, op. cit., (livret), p. 34. Le terme d’Africain recouvre en fait tout le continent, que ce soit l’Afrique du Nord ou l’Afrique noire contemporaine. 53 La Gorce, Jean-Baptiste Lully, op. cit., p. 381. 54 Ballet d’Alcidiane, livret Paris : Ballard, 1658, op. cit., p. 37. Il est possible que les guitares doublent et réalisent la basse continue. Mais le livret n’est pas très précis sur le moment où interviennent les guitares (soit dans la chaconne soit dans le duo italien). Leur association traditionnelle avec la danse fait pencher pour un accompagnement de cette dernière. 55 Ballet des Saisons, p. 39. 56 Furetière, « Boémien », op. cit. Étrangers et voyageurs dans les ballets et les comédies-ballets de Lully 437 un mouvement gai et amoureux » 57 . Il s’agit d’un type de sarabande particulière, à l’instrumentation codifiée capable d’évoquer un peuple étranger, ici les bohémiens 58 . Recréation imaginaire d’un « étranger » La troisième démarche de Lully est celle d’une recréation imaginaire, caractérisant l’étrange et l’étranger par des procédés d’écriture particuliers qui concernent la plupart des paramètres compositionnels - structure, mélodie, harmonie, rythme, etc. La troisième entrée du prince du Pérou Zelmatide, dans le Ballet d’Alcidiane, en est un très bon exemple 59 . Cette danse est de forme tripartite - et non binaire, la plus courante - avec des changements de mesure contrastés : dans la première partie un 2/ 2, dans la deuxième un 3/ 2 enfin dans la troisième un C barré. Dans ces trois volets, apparaissent des formules rythmiques changeantes : les rythmes pointés, assez majestueux, du 2/ 2 s’opposent aux formules plus rapides et capricieuses de la fin de la troisième partie. Cette variété de mètres et de rythmes est sûrement liée à la danse et devait épouser des gestes et des déplacements. Thomas Lecomte l’a déjà noté, avant Lully, dans la neuvième entrée du Ballet des Fées de la Forêt de Saint-Germain (1625) : « la musique de la troisième section présente des caractéristiques musicales peu courantes, prenant la forme de sauts et de brisures mélodiques et rythmiques qui soustendent à l’évidence un geste chorégraphique » 60 . L’entrée du prince du Pérou possède aussi un caractère « étrange » par son écriture harmonique. Ainsi le ton de sol mineur, indiqué par l’armure à la clé 61 , ne s’installe-t-il pas tout de suite : on entend tout d’abord un accord de sol majeur. L’enchaînement des harmonies repose ensuite sur les degrés I - IV - I, affaiblissant encore le sentiment tonal par l’absence de la dominante (V). Le ton de sol mineur ne s’impose ainsi qu’à la mesure cinq : tout 57 Furetière, « Sarabande », ibid. 58 Il existe en fait trois types de sarabande en France : l’espagnole, la bohémienne et la française. Voir Hubert Hazebroucq, La Technique de la danse de bal vers 1660, nouvelles perspectives, mémoire de master 2, dir. Bertrand Porot, université de Reims, 2013, p. 18. 59 Ballet d’Alcidiane, p. 72-73. 60 Lecomte, « La musique dans le Ballet des Fées des forêts de Saint-Germain », op.cit., p. 282. L’auteur associe cette danse à l’entrée des Laquais et des Bertrands (singes), qui exécutent des danses acrobatiques avec un tourniquet. 61 L’armure possède un bémol à la clé, signe du mode mineur à l’époque (transposition du mode de ré). Bertrand Porot 438 le début de cette danse est dans une sorte de brouillard non tonal, hésitant à imposer une échelle précise. Le traitement comique Un autre type d’écriture tend à représenter l’étranger dans le corpus étudié : c’est le traitement comique qui en constitue même une constante. Il s’impose bien sûr pour les personnages de la comédie italienne suivant la tradition de ce pays, mais aussi pour les personnages exotiques et autres étrangers. Ainsi l’ethnocentrisme de la société française du XVII e siècle s’incarne-t-il dans ce type de mise à distance : moquer ce qui est étranger permet d’affirmer sa suprématie en même temps que de se rassurer sur ses propres valeurs. Nous voudrions en donner un seul exemple dans un type de marche pratiquée très tôt par Lully. Elle est à deux temps lourds et appuyés au début, sans levée, où prédominent des rythmes pointés ridiculement pompeux. Ce type de musique est presque un paradigme dans les ballets de Lully, et se conclut avec la célèbre marche des Turcs du Bourgeois gentilhomme, qui n’est donc pas une nouveauté comme le montre le tableau 3. - Gavotte pour les Suisses (Ballet des Plaisirs, 1655) - Six Indiens et six Indiennes basanés portant des parasols (Ballet de l’Amour malade, 1657) - Baladins ridicules (Ballet d’Alcidiane, 1658) - Quatre Marchands Maures (Ballet de l’Impatience, 1661) - Sauvages de Colchide (Ballet des Amours déguisés, 1664) - Faunes, Indiens et Indiennes (Ballet de la Naissance de Vénus, 1665) - Marche des Turcs (Le Bourgeois gentilhomme, 1670) Tableau 3 : occurrences de la marche exotique comique La clé d’une lecture comique de ce type de marche est donnée par celle des Baladins ridicules dans Alcidiane : le titre de cette entrée éclaire de manière évidente les intentions de Lully. Dans les deux exemples suivants, on notera la ressemblance entre la Marche des Faunes, Indiens et Indiennes de La Naissance de Vénus, avec la Marche des Turcs du Bourgeois gentilhomme : Étrangers et voyageurs dans les ballets et les comédies-ballets de Lully 439 Exemple 1 : Air des Faunes, des Indiens et des Indiennes, Ballet de la Naissance de Vénus, p. 54 Exemple 2 : Marche des Turcs, Le Bourgeois gentilhomme, p. 109. Bertrand Porot 440 Ce type d’écriture exotique comique ne confère donc en rien un caractère religieux à la célèbre Marche des Turcs du Bourgeois gentilhomme, comme on l’avance parfois 62 . Cette dernière introduit au contraire une cérémonie d’initiation burlesque et trépidante, loin de l’atmosphère pleine de gravité que l’on pourrait trouver par exemple dans certaines scènes de La Flûte enchantée de Mozart. Conclusion Dans les œuvres présentées ici, la confrontation à l’Autre et à sa culture dévoile donc bien plus les démarches personnelles de Lully qu’elle ne met en scène une altérité respectée. En ce sens, il s’agit d’une altérité largement détournée : l’étranger n’intéresse que pour conforter la suprématie de l’art français. La vision toutefois doit être nuancée car les manifestations artistiques étrangères ont pu se mêler à une certaine tradition française, comme le montrent les exemples de l’Italie ou de l’Espagne. Il existe donc, dès la période des ballets lullystes, un certain syncrétisme où les influences étrangères parviennent à infléchir et à modeler l’art français. Le cas des pays plus lointains, comme l’Orient et l’Amérique, est en revanche différent : ils sont prisonniers d’une vision ethnocentrique largement partagé à cette époque. Le traitement comique qui leur est infligé participe du discours européen dominant : mettre à distance pour créer une hiérarchie des civilisations. Mais ce comique révèle aussi une certaine ambivalence : on ne se moquerait point si on ne les craignait pas ou s’ils n’attiraient pas. Cette ambivalence inspire d’ailleurs Lully lui-même : il réserve aux habitants les plus lointains des procédés compositionnels spécifiques, comme les harmonies non tonales (marche de Zelmatide du Ballet d’Alcidiane), ou les rythmes capricieux. En cela, ces personnages exotiques ont été une source d’inspiration pour le compositeur. Dans le corpus étudié, ce dernier fait donc ressortir la présence de l’autre en le marquant de traits spécifiques qui le muent en apparitions fantaisistes ou étranges, symboles de ce goût ambigu - entre fascination et répulsion, séduction et moquerie - si typique de cette époque. 62 Bartoli, « Orientalisme et exotisme », op. cit., p. 160. Étrangers et voyageurs dans les ballets et les comédies-ballets de Lully 441 Annexe : le corpus Date Titre et poète Référence 1655 Ballet des Plaisirs, Benserade Pn musique 63 , Rés F 506 1655 Ballet des Bienvenus, Benserade musique perdue 1656 Ballet de Psyché, Benserade musique perdue 1656 La Galanterie du Temps, mascarade, anonyme musique perdue, livret : Pn musique, Rés F 679 1657 Ballet de L’Amour malade, Buti Pn musique, Rés 514, vol. 15, éd Henry Prunières, Jean-Baptiste Lully, Œuvres complètes, 1632-1687, les Ballets, t. I, 1654-1657, Paris : éditions de la Revue musicale, 1931. 1658 Ballet d’Alcidiane, Benserade Pn musique, Rés F 507 1659 Le Ballet de la Raillerie, Benserade Pn musique, Rés F 508. 1660 Ballet de la revente des habits, Benserade Pn musique, Rés F 530 1660 Xerxes, comédie en musique (intermèdes), Minato Pn musique, Rés F 504 1661 Ballet de l’Impatience, Buti, Pn musique, Rés F 509 1661 Ballet des Saisons, Benserade dans Vieux ballets, V 64 , Mus 75-78 (Foucault), éd. James P. Cassaro, Œuvres complètes de Jean-Baptiste Lully, Serie I, Ballets et mascarades 6, Hildesheim, Zürich, New York : G. Olms, 2001 1662 Hercule amoureux, tragédie, (intermèdes), Buti dans Vieux ballets, V, Mus 75-78 (Foucault) 1663 Ballet des Arts, Benserade dans Vieux ballets, V, Mus 75-78 (Foucault) 1663 Les Noces de village, mascarade ridicule, Benserade Pn musique, F 510 1664 Le Mariage forcé, comédie, Molière Pn musique, F 512 1664 Les Amours déguisés, ballet, Périgny Pn musique, F 511, éd. James R. Anthony et de Rebecca Harris-Warrick (éd.), dans Œuvres complètes de Jean-Baptiste Lully, Serie I, Ballets et mascarades 6, op. cit. 63 Paris, Bibliothèque nationale, département musique. 64 Versailles, bibliothèque municipale. Bertrand Porot 442 1664 Les Plaisirs de l’Île enchantée, Molière Pn musique, Rés F-531 1665 Ballet des Gardes, Mme de Villedieu Pn musique, Rés Vma MS-1243, éd. Prunières, Jean-Baptiste Lully, Oeuvres complètes, 1632-1687, Les Ballets, t. 2, Paris : éditions de la Revue musicale, 1933 1665 Ballet de la Naissance de Vénus, Benserade Pn musique, Rés F-513 1665 L’Amour médecin, comédie, Molière Pn musique, Rés F-523, éd. Prunières, Jean-Baptiste Lully, Œuvres complètes, 1632-1687, Les Comédies-Ballets, t. I, Paris : éditions de la Revue musicale, 1933 1666 Le Triomphe de Bacchus dans les Indes, ballet, anonyme Pn musique, Rés F-505 1666 Ballet des Muses, Benserade dans Pn musique, Rés F-521, p. 1-19, 48- 49, éd. Prunières, Les Ballets, t. II. 1667 La Pastorale comique, comédie, Molière dans Pn musique, Rés F-521, p. 20-48, éd. Prunières, Jean-Baptiste Lully, Œuvres complètes, 1632-1687, Les Comédies- Ballets, t. II, op. cit. 1667 Le Sicilien, comédie, Molière dans Pn musique, Rés F-521, p. 90-103, éd. Prunières, Jean-Baptiste Lully, Œuvres complètes, 1632-1687, Les Comédies- Ballets, t. II, op. cit. 1669 Ballet royal de Flore, Benserade Pn musique, Rés F-515, éd. Albert Cohen dans Œuvres complètes, Jean-Baptiste Lully, Serie I, Ballets et mascarades 6, op. cit. 1669 M. de Pourceaugnac, comédie, Molière Recueil des ballets de feu M. de Lully, Pn musique, Vm 6 1, vol 5, f. 15-38 ; éd. Jérôme de La Gorce, Œuvres complètes, Jean-Baptiste Lully, série II, Comédiesballets et autres divertissements 4, Hildesheim, Zürich, New York : G. Olms, 2007 1670 Le Bourgeois gentilhomme, comédie, Molière Pn musique, Rés F-578, éd. Herbert Schneider, Œuvres complètes, Jean-Baptiste Lully, série II, Comédies-ballets et autres divertissements 4, op. cit. Du texte de « conjointure » dans la constitution du comédien professionnel : le cas du Prologue de La Porte, comédien à Bourges, contre les Jésuites 1 M ICHAËL D ESPREZ U NIVERSITÉ DE S OPHIA , T OKYO Le prologue, les traces d’un genre dramatique Qu’est-ce qu’un prologue dramatique ? Quel est son mode de fonctionnement, sa génétique ? Dans le moment théâtral du début du XVII e siècle, le dispositif du prologue dramatique constitue par excellence le réceptacle d’un discours réflexif performé, mais éminemment périssable et éphémère. Et si le prologue obéit à des motivations diverses, il existe bien en son sein une cohérence et une récurrence d’éléments qui délimitent comme les contours d’un genre à part entière. Tout d’abord, par sa position d’antériorité à la pièce jouée (tragédie, comédie, ou farce), le prologue fonctionne comme initiateur fondamental de la fiction théâtralisée qui le suit. Texte liminaire joué, il constitue ainsi le premier point de contact entre l’univers du comédien et son public. En aucun cas, son mode opératoire n’est aléatoire car il se définit par un faisceau de marques qui l’individualisent. Elles peuvent être d’abord la spécificité du texte proféré (assez long, en prose), le costume du réçitant, et sa gestuelle (acteur unique, en position centrale et frontale sur scène), le prologue étant tout autant texte que personnage. 2 À cela se greffe encore la spécificité d’une tradition complexe car le prologue est autant conçu en référence à la pratique et la structure des pièces de la 1 Cette communication s’intègre dans l’édition en cours, autour d’une équipe internationale d’universitaires, d’un corpus portant sur la saison dramatique à Bourges en 1607 et dont les textes majeurs sont ici évoqués. 2 Prescriptions par exemple en 1556 dans Leone de’Sommi, Quattro dialoghi in materia di rappresentazioni sceniche, Ferruccio Marotti (éd.), Milan : Il Polifilo, 1968, p. 55. Michaël Desprez 444 tradition scolaire (les prologues de Sénèque, de Térence, leurs imitations rhétoriques et iconiques médiévo-humanistes, les moralités) que via les textes théoriques normatifs de l’Antiquité tardive, (les commentateurs de Térence, Donat ou Évanthe, la lectio terentii médiévale), et leurs prolongements aux XV-XVI e siècles notamment dans la trattatistica et la commedia nuova italiennes. En partie autonome par rapport à la pièce jouée, le prologue obéit à une triple justification : celle, d’abord, qui traite de la légitimité de l’activité théâtrale en général ; celle, ensuite, afférente et commerciale qui lui est parfois associée (souvent la vente de pharmacopées), justification, enfin, de la présence du public et de son adhésion au spectacle. Véritable captatio benevolentiæ, cette ultime justification autorise le prologue à s’exprimer directement sur l’actualité, soit locale, soit, plus largement, politique. 3 Or, toutes ces fonctions essentielles à la performance du théâtre restent périphériques aux yeux du théâtre imprimé car, sauf très rares exceptions, ces prologues ne sont pas conservés. 4 Deux critères président alors à ce rare choix éditorial : soit la qualité littéraire et rhétorique du texte, ou son intérêt polémique. L’effacement de cette pratique, vers 1630- 40, coïncide avec le triomphe en France d’un théâtre considéré comme monument littéraire, donc publiable, hypostasiant, aux dépens du comédien et de sa performance, le dramaturge. On le voit. Tout, dans le dispositif du prologue dramatique, concourt à dessiner un espace entièrement original, à nulle part son répondant dans le théâtre dit classique. S’adressant directement au public, parlant directement sur le monde, le prologue engage une relation privilégiée, participative entre le comédien et le parterre, tout en ménageant un sas de transition entre le monde réel, actuel, du spectateur, et celui, bientôt joué, de l’illusion théâtrale et de l’acteur. Comment s’étonner dès lors que ce lieu exceptionnel de la transaction théâtrale ne se retrouve justement détourné au profit de la promotion sociale du comédien de métier ? Le prologue de Laporte, comédien à Bourges. Le prologue de Laporte, comédien, a été prononcé à Bourges le 9 septembre 1607. Il est conservé sous une forme manuscrite de deux 3 Cf. Ojeda Calvo María del Valle, Stefanelo Botarga e Zan Ganazza, Scenari e zibaldoni di comici italiani nella Spagna del Cinquecento. Rome : Bulzoni editore, 2007, p. 129-135. 4 Exception unique dans le domaine français : les multiples éditions, depuis 1609, des prologues de Bruscambille. Du texte de « conjointure » dans la constitution du comédien professionnel 445 feuillets. 5 Il fut tout de suite envoyé à l’érudit parisien Pierre Dupuy (1582- 1651) qui le communiqua alors au célèbre chroniqueur Pierre de L’Estoile. Ce dernier à son tour en prend copie tout en y faisant référence dans son Journal. 6 De façon inespérée, nous disposons d’un faisceau d’informations convergentes sur la saison théâtrale dont émane ce texte. Les notes manuscrites de William Drummond de Hawthornden (1585-1649), étudiant écossais à Bourges, décrivent à quoi ressemble l’activité dramatique en ce mois de septembre 1607 dans cette ville-relais sur la route des comédiens itinérants du temps d’Henri IV. 7 Bien qu’éprouvée par les guerres de religion, Bourges, ancienne ville royale, capitale de la province et de la généralité du Berry, attire toujours grâce à de sa célèbre université de droit. S’y côtoient, parmi une population de près de 18 000 habitants, des étudiants, Écossais et, surtout, Allemands. 8 À Bourges, par ce mois de septembre 1607, on trouve d’abord, une troupe italienne. 9 Le répertoire, en partie joué en français, est celui de commedia all improviso. En septembre jouent encore à Bourges deux des toutes premières compagnies françaises. D’abord, venant de Bordeaux, et remontant la voie royale d’Angoulême à Poitiers pour se diriger vers Paris, on trouve la célèbre troupe de Valleran Le Conte. 10 Cette troupe rencontre à Bourges une seconde troupe, dont le chef est Mathieu Lefebvre, alias Laporte. Fait important, cette troupe compte dans ses rangs deux des toutes premières comédiennes françaises patentées ; Marie Venière, épouse de Mathieu Lefebvre, et sa sœur, Colombe Venière, épouse de Flory Jacquault, 5 Paris, Bnf, fonds Dupuy, LXXIV, fol.125 r -126 v et autre exemplaire identique à la Bibliothèque Mazarine, Ms 2427, fol. 154v-157v. Texte en cours d’édition. Une transcription dans Henri Boyer, « L’Ancien théâtre à Bourges », Mémoires de la société historique, littéraire et scientifique du Cher, 1892, p. 44-52. 6 Paris, Bnf, Ms.fr, 10300, fol.103 v et 157 v . 7 Édimbourg, Hawthornden MSS, vol. II : Drummond Miscellanies, I, NLS MS 2059, folio 65 r -84 r . Manuscrit en cours d’édition. 8 W. Dotzauer, Deutsche Studenten an der Universität Bourges, Album et liber amicorum. Meisenheim am Glan : Verlag Anton Hain, 1971. 9 L’identité de cette troupe reste élusive. En novembre 1607, la troupe des Accesi menée par Pier Maria Cecchini quitte le duché de Mantoue pour se rendre à la cour de France. Mantoue, ASMN, Gonzaga, busta 2280, lettre de Vincenzo Gonzaga à Guiscardi, 10 novembre 1607. 10 Sont à Bordeaux le 19 juillet 1607 les comédiens Valleran Le Conte, François Vautrel, Hugues Quéru (Gaultier-Garguille), Savinien Bony et Étienne de Ruffin. Paris, ANF, Minutier central, étude X, 6, bail du 6 août 1607. Michaël Desprez 446 « commedien ordinaire du Roy », père du futur Montfleury. 11 Le répertoire joué est constitué alternativement par des farces, des pastorales (ainsi une pièce proche de L’Amour victorieux ou vengé des Œuvres d’Alexandre Hardy en 1626-28), et des tragédies, dont Axiane ou l’amour clandestin, ou La Mort de Roger, tirée de l’Orlando Furioso et des adaptations de Bandello, pièces que l’on retrouve, avec quelques modifications, publiées anonymement dix ans plus tard à Rouen ou à Troyes. 12 Chaque représentation est presque toujours précédée d’un prologue. Par sa thématique, la saison de Bourges de septembre 1607 est emblématique de ce théâtre de la cruauté et de la vengeance commun au théâtre européen à l’orée du XVII e siècle. Voilà pour l’arrière-plan d’où émane notre prologue comme émane et s’explique la violente réaction religieuse dont il est un des tout premiers témoins. Établie à Bourges dès 1572, la Compagnie de Jésus y a vu son activité prospérer grâce à l’appui de l’oligarchie urbaine et du gouverneur, le ligueur Claude de La Châtre. Bannis du royaume en 1596 suite à l’affaire Jean Châtel, les Jésuites réinvestissent avec un éclatant succès social leur collège de Bourges par lettres patentes en juillet 1604. 13 Or, cette réaffirmation du prestige socio-religieux de la Compagnie s’accompagne, sur le plan dramatique, d’une reprise de l’activité théâtrale qui culmine, en novembre 1607, par la production d’une pièce néo-latine, Manilius Capitolinus lors de la rentrée des classes. 14 Située au carrefour du scolaire et du religieux, il s’agit d’une dramaturgie de l’émulation rédemptrice, profondément liée à un temps-devenir religieux, ancrée dans l’espace clos de la cité et que sous-tend une anthropologie chrétienne complexe. Face au théâtre des comédiens professionnels, c’est donc une production antagoniste qui leur dispute le monopole de l’espace public et ludique au cœur de la cité. Saisi dans cette micro-réalité, notre prologue est doublement signifiant en ce sens qu’il permet de comprendre d’abord la stratégie adoptée par une profession en pleine progression pour asseoir son métier sur une image socialement acceptable face à d’autres dramaturgies alternatives et antithétiques. Surtout, grâce à un jeu subtil d’intertextualités avec des autorités religieuses, notre prologue est emblématique de ce que furent certaines des 11 Un document inédit, retrouvé par nous, daté du 9 juillet 1607 atteste leur présence à la cour voisine du duc Charles de Gonzague-Nevers (Nevers, ADN, 4 E 194/ 25 B, folio 2 r ). 12 Axiane, ou l’amour clandestin, tragédie. Rouen : chez Louis Coste le Jeune, 1613. La Mort de Roger, tragédie, qui est la suite des tragédies de Rhodomont. Troyes : Yves Girardon, s.d. Autre édition, Troyes : Nicolas Oudot, 1619. 13 Annuæ litteræ societatis Iesu, Anni MDCIV. Douai : Kellami, 1618, p. 438-39. 14 Drumond, op.cit., fol. 67 r . Du texte de « conjointure » dans la constitution du comédien professionnel 447 modalités de composition et d’échanges des textes au sein des premières compagnies théâtrales professionnelles au tout début du XVII e siècle. Un texte apologétique Le prologue répond, selon Laporte, à la menace d’excommunication proférée par les Jésuites de Bourges contre le public se pressant aux représentations de sa troupe. Face à une telle interdiction, le prologue s’établit prioritairement sur la question de la légitimité du métier de comédien. Il s’agit avant tout d’affirmer, pour le rehausser, le statut de cette profession en proclamant sa valeur hautement sociale et politique. On trouve donc ici, et à notre connaissance pour la toute première fois, une unification des argumentaires qui fondent en Europe, au début du XVII e siècle, la licité d’un théâtre commercial, itinérant et non religieux. Ainsi voit-on se structurer une apostrophe violente qui repose sur les articulations saillantes d’un texte construit selon une structure rhétorique canonique et tripartite. Elle se s’articule sur un exorde renfermant une captatio benevolentiae que nourrit le topos de l’humilitas de l’acteur devant son public. L’exorde est suivi d’une narration avec argumentation et citations (probatio et confutatio) tirées d’autorités religieuses, que vient conclure une péroraison. À l’instar de la dramaturgie jésuite, le théâtre professionnel participe aussi pour Laporte à la grande tentative post-tridentine de réforme de l’honnête homme chrétien. Toutefois, les modalités diffèrent. Car si le théâtre de profession est unitaire et solidaire de cet effort pour discipliner les corps et les âmes, pour Laporte, il constitue cependant une bien meilleure entreprise. Entreprise mercenaire, certes, au sens où les comédiens reçoivent, par l’échange monétaire, le juste salaire de leurs laborieux efforts, cette pratique professionnelle du spectacle ne se confond pas, contrairement à la dramaturgie jésuite, avec un déploiement de faste en vue d’une vente exorbitante de la performance. Sérieux, sobre, le théâtre de métier est proche des spectateurs-citoyens. Par contraste, le théâtre jésuite est une foire aux vanités. Il se nourrit des passions les plus mondaines en intégrant tout l’entrelacs de flatterie et de calcul que son ordre religieux distille en politique. C’est cette différence éthique que le comédien exploite dans son argumentaire. Il assigne au théâtre mercenaire un rôle sans égal et éminemment social. Par son spectacle, ce dernier crée une assemblée vertueuse, unie par les liens de l’amitié, du plaisir, miroir d’un royaume de sujets vertueux rassemblés derrière des Rois et Princes encore plus vertueux. Unifiant plutôt que divisant le Royaume, le théâtre mercenaire est plus qu’une discipline humaine : c’est un véritable vecteur de bienfaisance politique. Son lieu par excellence est celui, idéal, de la Cité. Michaël Desprez 448 On l’aura sans doute compris. Par cette défense servie par une parfaite maîtrise des formes oratoires, le comédien de métier a aussi maîtrisé son être, sa profession et justifié ainsi son autonomie. Et si de surcroît il a réussi à acquérir une valeur citoyenne et patriote avant le mot, c’est que Laporte a confisqué à son profit tout le réquisitoire anti-jésuite que l’on adresse alors en France contre le rétablissement d’un ordre vu comme étranger. Et comme il faut encore, contre un ordre triomphant, fer de lance de la Contre- Réforme, un système probatoire et des auctoritates, Laporte convoque naturellement pour son apologie des autorités ecclésiastiques car quoi de mieux que de se placer sur un pied d’égalité avec ses détracteurs, c’est-à-dire à un niveau, non plus cette fois dramatique, mais théologique ? On assiste dès lors à une transmutation du statut du comédien dans la seconde partie, nodale, du prologue. Laporte organise avec soin la preuve et la réfutation par une accumulation de références religieuses favorables au métier de comédien. Cette convocation revêt deux formes : tout d’abord, une citation directe, en latin, de la seconde partie de la Somme théologique de saint Thomas d’Aquin, dédiée à la vertu de tempérance, appliquée ici au métier de comédien. 15 La seconde forme consiste en une série de références à des noms et des titres d’œuvres théologiques. Il s’agit dans tous les cas d’auctoritates qui sont, hormis saint Antoine de Florence et sa populaire Summa theologica, 16 celles des grands dominicains néo-thomistes du XV e siècle, comme le commentaire à la Somme théologique du cardinal Cajetan, 17 les Institutiones de Jean Viguier, 18 la Somme de Bartholomeo Fumi, 19 la Pantheologia de Rainer de Pise 20 ou, plus tardif, le texte du Père Johannes Tabiensis. 21 Toutes fondent, théologiquement, la licité du théâtre de métier. 15 Sancti Thomæ de Aquino. Summa theologiae, II-II, 168, articulus III, 2252a in Opera omnia iussu impensaque Leonis XIII.P.M. cura et edita studio Fratrum Ordinis Prædicatorum. Romae : ex typographia S.C. de Propaganda Fide, vol. 10, 1899. 16 Summa Theologica Antoninin, edita per Franciscum Moneliensem. Venise : ex Officina N. Jenson, 1477-1480. 17 Son commentaire à la Somme de saint Thomas d’Aquin est publié de 1507 à 1523 d’abord à Venise et figure ensuite dans toutes les grandes éditions de saint Thomas d’Aquin. Pour notre passage, cf. In secundam secundo sanctissimi doctoris Thomae Aquinatis, commentaria celeberrima reverendissimi patris ac domini domini Thome de Vio Caietani. Paris, 1519. 18 Institutiones ad christianam theologiam.Venetiis : apud C. Francischinum, 1566. 19 Fumi, Bartolommeo. Summa, sive Aurea armilla Bartholomaei Fumi. Anvers : apud viduam et hæredes J. Steelsii, 1570. Ici p. 797-798. 20 Raynerii de Pisis ordino FF Praedicatorum, Pantheologia sive universa theologia. Venise : H. Lichtenstein, 1486. Ici Titulus X, p. 789, col.1-2. 21 Summa summarum quae Tabiena dicitur. Bologne : B. Hectoris,1517, p. 824. Du texte de « conjointure » dans la constitution du comédien professionnel 449 Prenons donc les choses telles qu’elles apparaissent au début du XVII e siècle pour les spectateurs de la bonne cité de Bourges. En actualisant, dans son texte, une connaissance poussée de textes théologiques des XIII-XVI e siècles, le comédien est investi d’une connaissance tout aussi théologique - la plus noble des connaissances - que dramatique. Comédien, Laporte s’affirme, se donne à lire et à voir aussi comme théologien. Ce rehaussement du statut du comédien est d’autant plus efficace qu’il joue sur les faiblesses de la Compagnie de Jésus. Car on l’a affirmé, et on l’affirme plus que jamais en ce début du XVII e au sujet de la question de la Grâce par exemple, la Compagnie de Jésus est un ordre neuf, dont, parfois, la formation théologique laisse à désirer. Il convient donc, pour tout point théologique litigieux, de s’en remettre aux lumières éminemment intelligentes et rigoureuses des disciples du docteur angélique, saint Thomas d’Aquin. Lors donc, il est naturel que le public ne soit pas dupé et que les spectateurs, éblouis, dans un même mouvement d’admiration pour ce docte savoir si maîtrisé, soient en état de confondre presque comédien et théologien. Le recours aux autorités a ainsi permis de légitimer les prétentions de Laporte, de sa profession et le fonctionnement de son texte polémique. Il a surtout permis au comédien de métier de se constituer comme un auteur prestigieux, avant tout conscient de son art, en plein accord avec la respectabilité et la théologie. Illusion référentielle et transmission des textes dramatiques Laisser parler des autorités ecclésiastiques, plus vénérables car plus anciennes pour réfuter les Jésuites tout autant que pour promouvoir son propre statut, c’est sans contredit un véritable tour de force. Cependant, le processus de mélioration de l’image du comédien comme profession est à double-fond. Car, comme toute image, celle-ci est aussi le résultat d’un effet d’optique parce qu’elle procède d’une complexification des causes, d’un travail souterrain et donc indécelable pour le spectateur. Prologue, et non pas traité. Il y a à prendre le texte aussi tel qu’il est, et non tel qu’il voudrait être.En 1601, lors de sa tournée à Lyon, le célèbre comédien ferrarais de la troupe des Accessi, protégé d’Henri IV, de Marie de Médicis puis de l’empereur du Saint Empire Mathias, Pier Maria Cecchini, fait publier chez le libraire Roussin un petit traité intitulé Trattato sopra l’arte comica. 22 Il s’agit 22 Pier Maria Cecchini, Trattato sopra l’arte comica, cavato dall’opere di San Tomaso e da Altri santi, aggiuntovi il modo di ben recitare. Lion : appresso Iacomo Roussin, 1601. Pour les éditions de ce traité cf. Siro Ferrone, « Arlecchino Rapito », Studi di Michaël Desprez 450 d’un florilège de citations ecclésiastiques en faveur du métier de comédien. Ce traité est de nouveau publié en 1604, à Florence mais cette fois sous le nom d’un autre comédien italien alors aussi célèbre, Giovan Battista Andreini 23 , qui, en 1625, insère encore une fois ce traité, amputé de quelques pages, dans sa comédie, Lo Specchio, publié à Paris. 24 Dans l’entretemps, en 1611, un éditeur de Viterbe, Discepolo, en donne une impression, sans nom d’auteur cette fois. 25 Suite à une première édition en 1627, 26 ce même traité est encore publié à Venise en 1628 chez l’éditeur Pinelli par un autre comédien italien célèbre, Nicolò Barbieri, qui l’intégre à sa Supplica. Discorso famigliare a quelli che trattano de’comici, texte republié en 1634 toujours à Venise chez Marco Ginammi et remplaçant une édition napolitaine de 1616. 27 En 1621, chez l’éditeur Pinelli, Pier Maria Cecchini réintègre, sans titre cette fois ce traité dans ses Brevi Discorsi. 28 Au total, ce sont près de dix éditions d’un texte à peu près identique, qui voient le jour entre 1601 et 1634, soit en France, soit, majoritairement, en Italie, accompagnées par très peu de commentaires. Toutes sont la reprise d’un texte-archétype émanant du monde de la commedia dell’arte italienne. Les autorités invoquées en faveur du métier comique sont invariablement les mêmes : saint Thomas d’Aquin, saint Antoine de Florence, le cardinal Cajetan, Viguier, Fumi, Rainer de Pise. On le voit en comparant la liste de ces autorités avec notre prologue. Non seulement leur contenu est rigoureusement identique, mais encore leur ordre d’apparition. Toutes proviennent Filologia e Critica Offerti dagli Allievi a Lanfranco Caretti, vol 1. Rome : Salerno Editrice. 1985 p. 319-353, ici p. 330-331 et Paul-Henri & Suzanne Michel, Répertoire des ouvrages imprimés en langue italienne au XVII e siècle. Florence : Leo S. Olschki editore, 1970. vol 1. 23 La Saggia Egiziana. Dialogo spettante alla lode dell’arte scenica, di Gio. Batista Andreini Fiorentino, Comico Fedele. Con un trattato sopra la stessa arte, cavato dal San Tomaso, & da altri santi. Florence : per Volcmar Timam Germano, 1604. Cf. La nouvelle édition donnée par Rossella Palmieri (éd.), G. Battista Andreini, Opere teoriche. Florence : Le lettere, 2013. 24 Lo Specchio, composizione sacra e poetica, nella quale si rappresenta al vivo l’imagine della comedia quanto vaga e deforme sia alhor che da i comici virtuosi o viziosi rappresentata viene. Paris : per Nicolao Callemont, 1625. 25 Trattato sopra l’arte comica cavato dall’opere di S. Tomaso e da altri santi. Viterbe : Apresso Girolamo Discepolo, 1611. 26 Trattato sopra l’arte comica cavato dall’opere di S. Tomaso e da altri santi, ad instanza di Nicolò Barbieri detto Beltrame. Gênes : per Giuseppe Pavoni, 1627. 27 Pour le traité publié par Barbieri, cf. L’édition moderne de la Supplica par Taviani, Ferdinando. Milan : Il Polifilo, 1971, p. 23-34. 28 Brevi discorsi intorno alle comedie, comedianti & Spettatori di Pier Maria Cecchini, Comico Acceso. Venise : appresso Antonio Pinelli, 1621, p. 2-4. Du texte de « conjointure » dans la constitution du comédien professionnel 451 indiscutablement de ce même Trattato produit une première fois par les comédiens italiens, et dont Laporte, soit directement par une de leurs compagnies, soit indirectement, a eu connaissance. Qu’en déduire sinon que Laporte contrairement à ce qu’il a fait accroire aux braves Berruyers n’a pas opéré de véritable travail d’exégèse d’auteurs religieux, ni même aucune réorganisation ? Qu’ajouter, sinon qu’il n’est un comédien égal aux plus grands théologiens, mais un savant prestidigitateur, bref, un habile comédien ? Conclusion : le comédien, l’auteur et la conjointure Ce maniement d’apparence si insolite concrétise une dimension particulière, mais néanmoins fondatrice du texte dramatique dans le théâtre des compagnies du premier XVII e siècle. Elle révèle qu’un certain nombre de textes dramatiques émanant des professionnels du théâtre, tel ce prologue, sont en grande partie innervés d’emprunts successifs et d’amplifications à partir d’un travail préalable de « conjointure », c’est-à-dire de mise à bout puis de surbroderie de textes itinérants, lors même que, comme Laporte, le comédien prétend asseoir la pratique de son métier sur l’honnête et l’unique. Comme si, malgré l’utilisation d’un nom d’auteur, malgré la publication du texte et en dépit d’une profession qui orchestre sa propre apologie, le texte dramatique n’impliquait pas encore de véritable stratégie compositionnelle au sens moderne mais déclinait toute une série d’avatars textuels. Tout tourne donc autour d’un noyau de textes communs, textes autant matriciels que nutritionnels, textes nomades et incorporables que l’on s’attribue au gré des lectures et au gré des rencontres entre compagnies. Ces architextes fondent ainsi pour les compagnies itinérantes professionnelles une mémoire textuelle commune mais anonyme. Curieusement si l’on est en droit de généraliser un tant soit peu à partir de ce micro-exemple, c’est bien une notion beaucoup plus ancienne d’auteur qu’il faut invoquer pour appréhender dans sa singularité ce phénomène d’échanges masqués. L’auteur dramatique ici est avant tout celui qui amplifie une matière textuelle préexistante et importante. Ainsi, le texte résulterait ici, pour reprendre un célèbre prologue de Chrétien de Troyes, d’une « molt bele conjoinctuire ». 29 Car, en ce début de XVII e siècle, le texte performé obéit encore à cette génétique que les arts poétiques médiévaux nommaient la « junctura », l’organisation harmonieuse d’un texte à partir d’éléments disparates, empruntés à des sources, ici occultées mais qui 29 Mario Roques (éd.), Chrétien de Troyes, Érec et Énide. Paris : Honoré Champion, 1981, v.14. Michaël Desprez 452 constituent un véritable bien commun, compagnies professionnelles italiennes et françaises partageant ici une même manière d’élaborer leurs textes dramatiques. Pour nous, l’image du comédien se teinte de couleurs équivoques, à rebours de ce qu’il prétend être. Car ce travail d’échanges et de conjointure reste, pour le spectateur, inavoué et enfoui. Et là réside donc la principale illusion de notre prologue : la position, usurpée, de maîtrise d’un savoir (ici théologique) et de respectabilité que revendique le comédien. Usurpée, elle permet paradoxalement de faire fonctionner le spectacle comme texte véridique, en vertu d’un jeu en profondeur sur le détournement d’une mémoire textuelle commune, portant sur l’échange et la répétition même. Le Spectateur en vue : les voyages européens de Joseph Furttenbach, Andreas Gryphius et Gottfried Wilhelm Leibniz M ARTINA G ROß G OETHE -U NIVERSITÄT F RANKFURT AM M AIN Par rapport au théâtre, l’Allemagne (ou bien le Saint Empire romain germanique) se montre tout au long du XVII e siècle avant tout comme un pays de réception qui se nourrit de voyages, de transferts culturels et des expériences qui en résultent. Il est bien connu que les comédiens itinérants et les troupes « voyageuses » qui sillonnent l’Allemagne jouent un rôle considérable dans la vie théâtrale et influent sur les nouvelles modalités d’appréhension des arts du spectacle. Il faut ajouter qu’il s’agit surtout de certaines principautés allemandes, car le Saint Empire compte plus de 300 États à l’époque. Toutefois, l’importance des déplacements effectués par certains voyageurs allemands et les idées que ceux-ci amènent de l’étranger sont tout à fait intéressantes. On peut même soutenir l’hypothèse selon laquelle ces voyages sont cruciaux pour la constitution d’un théâtre moderne en Allemagne. Pour soutenir cette hypothèse, j’aimerais m’attarder sur trois voyageurs qui ont participé de différentes manières à la production des connaissances sur les arts du spectacle, soit, respectivement, par une étude architectonique-scénographique, soit par la création des pièces de théâtre ou soit par une « drôle de pensée ». Le premier sera Joseph Furttenbach (1591- 1667), ingénieur et architecte qui a résidé plus de dix ans en Italie, précisément de 1608 jusqu’à 1620, pour étudier l’architecture militaire ainsi que la technique du théâtre. Dans ses esquisses pour le changement des décors, 1 il introduit le concept d’un bâtiment pour le théâtre qui fonctionne 1 Cf. Wilhelm Reinking, Die sechs Theaterprojekte des Architekten Joseph Furttenbach 1591-1667. Frankfurt am Main : tende, 1984 et Jan Lazardzig, Theatermaschine und Festungsbau. Paradoxien der Wissensproduktion im 17. Jahrhundert. Berlin : Akademie Verlag, 2007, p. 87-142. Martina Groß 454 selon le modèle d’une forteresse. Ce type d’‘architecture théâtrale’ est influencé à la fois par l’expérience de la guerre de Trente Ans et évidemment par les voyages de Furttenbach en Italie. Le deuxième voyageur sera Andreas Gryphius (1616-1664) reconnu surtout comme poète baroque et auteur dramatique dont le travail littéraire est profondément marqué par les atrocités de la guerre de Trente Ans. Néanmoins, ses drames reflètent également ses longs voyages en France et en Italie comme ses études à Leyde en Pays-Bas où il a rencontré René Descartes. Gryphius a notamment créé son Leo Armenius pendant son retour de France, à Strasbourg en 1646. Cette pièce est non seulement le premier « Trauerspiel » de Gryphius comme l’a montré Romain Jobez dans son étude sur le théâtre baroque allemand et français, 2 mais elle est reconnue comme le premier drame allemand. Le dernier personnage sera le philosophe allemand Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716). Parmi les œuvres philosophiques souvent oubliées de Leibniz mais d’un grand intérêt pour une vision globale de la vie théâtrale pendant le dernier tiers du XVII e siècle compte la « Drôle de pensée touchant une nouvelle sorte de REPRÉSENTATION » qui date de 1675. Écrit pendant le séjour de l’auteur à Paris de 1672 à 1676, ce texte aussi court qu’impressionnant esquisse un établissement d’intérêt public, un véritable parc d’attraction des arts et des sciences. Leibniz prévoit une sorte de palais de la découverte, doublé d’une fête foraine ainsi que d’un casino géant qui met en valeur le spectateur. Le caractère de ce parc est inspiré par les Spectacles forains de St. Germain et les fêtes à la cour de Louis XIV, mais aussi de la fondation des académies qui sortent quasiment comme une flèche sous le règne de Louis XIV pendant la deuxième moitié du XVII e siècle et montrent la rigidité d’une politique culturelle de caractère corporative. Avant d’aborder ces trois voyageurs je voudrais évoquer un point essentiel : Jusqu’à présent l’œuvre architectonique de Furttenbach et aussi la « Drôle de pensée » de Leibniz ont été étudiées pour la grande majorité des cas par rapport à leur contenu épistémologique, c’est-à-dire, en ce qui concerne Furttenbach, qu’on a analysé la confrontation d’une culture de guerre et d’une culture théâtrale au niveau de la production des connaissances techniques et architectoniques. Par rapport à la « Drôle de pensée » de Leibniz, on s’est limité à l’étudier dans le domaine des investigations mathématiques et physiques de l’auteur. 3 De plus, on a pris comme référence le projet du THEATRUM NATURAE de Leibniz : l’idée donc d’un 2 Cf. Romain Jobez, Le théâtre baroque allemand et français. Le droit dans la littérature. Paris : Éditions Garnier, 2010. 3 Cf. Horst Bredekamp, Die Fenster der Monade. Gottfried Wilhelm Leibnizʼ Theater der Natur und Kunst, Berlin : Akademie Verlag, 2004 et Jan Lazardzig, Theatermaschine und Festungsbau, p. 217-238. Les voyages européens de Furttenbach, Gryphius et Leibniz 455 théâtre de la nature et de l’art qui montre la conviction de Leibniz selon laquelle théorie et pratique vont ensemble. 4 D’une manière ou d’une autre, les recherches sur Furttenbach et Leibniz, et sur Gryphius également, ont fait abstraction de la position du spectateur ou du public, alors qu’on peut constater - même si le Spectateur comme figure ou bien comme concept théorique n’est pas explicitement mentionné dans leurs travaux - qu’ils impliquent une vision spécifique du spectateur dans leurs textes. 5 Ce qu’il faudra explorer donc, c’est le regard particulier que jettent ces trois voyageurs, selon leurs approches architectonique, théâtrale, épistémologique sur le spectateur, car il s’agit là d’un regard pouvant se révéler instructif pour notre compréhension d’un théâtre moderne qui présente d’ailleurs un certain ou plutôt un autre monde aux spectateurs. Joseph Furttenbach Furttenbach, né en 1591 et mort en 1667, peut être considéré comme un acteur clef pour la transmission du savoir en Europe à l’époque de la guerre de Trente Ans, et plus particulièrement pour les échanges culturels entre l’Italie et l’Allemagne. Furttenbach est l’auteur de nombreux ouvrages sur l’architecture et les sciences mécaniques dans lesquelles il a su combiner aussi bien le savoir théorique et érudit de l’époque que l’application pratique de l’architecture dans les domaines les plus divers. Même si ses explications sur les divers effets scéniques ainsi que ses esquisses pour le changement de décor ont été publiées tardivement, c’est-à-dire en 1663, Furttenbach a fait avancer considérablement les connaissances sur l’architecture théâtrale en Allemagne notamment par la construction d’un théâtre à Ulm en 1641. À l’exemple de son tuteur italien Guilio Parigi il a essayé d’implémenter en Allemagne le système de « Telari », une forme spéciale de décor par périactes, qui prévoit une méthode de changement invisible pour le spectateur. L’idée fondamentale de ce système est la suivante : à la fin de chaque acte on fait tourner les prismes triangulaires de 90 degrés sur leurs axes. Pour le spectateur cette rotation ne rend visible à chaque fois qu’une seule côté du prisme pendant que les parties invisibles du décor sont 4 Cf. Gottfried Wilhelm Leibniz, Sämtliche Schriften und Briefe, éd. par la Deutsche Akademie der Wissenschaften, Darmstadt (Berlin) : de Gruyter, 1983, IV, 1, p. 540 : « […] also Theatrum Naturae et Artis, umb von allen dingen lebendige impressiones und connoissances zu bekommen […] ». 5 Concernant Gryphius, voir la publication de R. Jobez (2010). Grâce à elle, nous possédons une approche particulière de l’œuvre de Gryphius qui envisage la position du public par rapport au ‘spectacle du sang’. Martina Groß 456 changées. L’ensemble des prismes forme une superficie complète sans espace libre de façon que la scénographie donne l’illusion d’une salle ou d’une pièce locale - selon la pièce jouée. Ainsi le processus du changement de décor passe inaperçu pour le spectateur dont la position est préétablie par l’organisation architectonique de la salle et l’arrangement des sièges. Le spectateur ne voit que le résultat (Image 1 en annexe). Comme déjà mentionné auparavant, l’œuvre architectonique de Furttenbach produite entre 1627 et 1650 ne se laisse reconstruire de façon appropriée que sur la toile de fond de la guerre de Trente Ans. Il en est - évidemment - de même pour la position du spectateur visiblement intégré dans les esquisses de l’auteur pour le changement de décor et ses constructions architectoniques. Dans l’architecture de l’édifice théâtral, l’architecte militaire réalise les mêmes principes que pour celle d’une forteresse de guerre. De fait, l’architecture militaire est classifiée par Jan Lazardzig, un historien du théâtre allemand, comme architecture paradoxale qui illustre les paradoxes de la production des connaissances au XVII e siècle. Si elle sert d’un côté aux besoins de la sécurité et comme certitude à la fois représentative et géométrique, elle est de l’autre côté la manifestation monumentale de la crainte et de l’angoisse qui soumettent des villes et des régions entières de l’époque à un ‘comme-si’ de guerre durable. 6 Jean de Thévenot un voyageur français qui traverse l’Allemagne en 1653 décrit le Saint-Empire germanique dans son récit de Voyage en Europe de la façon suivante : « Il fait fort froid par toute l’Allemagne […] Ce pays et bien ruiné de guerres et on n’y voit que de la pauvreté. J’ai passé en bien des villages où la plupart n’avaient pour toutes richesses que ces poêles qu’ils me disaient coûter un reichthaler, et quelques écuelles de terre. » 7 Conformément à cette expérience de guerre, Furttenbach décrit son pays natal comme « Territorium der Wüsteney und Einöde » 8 (comme territoire dévasté, comme désert et endroit solitaire). C’est pourquoi il caractérise dans ses œuvres (notamment dans Architectura civilis et Architectura recreationis) son programme architectonique ‘de l’après-guerre’ sur la base de l’idée de re-création, c’est-à-dire « zu restaurin/ oder gar von newem auß der Aschen aufführen » 9 (pour restaurer où bien de faire renaître de ses cendres). 6 Jan Lazardzig, Theatermaschine und Festungsbau, p. 91. 7 Jean de Thénevot, Voyage en Europe (1652-1662), éd. par F. de Valence. Paris : Champion, 2010, p. 59. 8 Joseph Furttenbach, Architectura Recreationis. Augsburg : Schultes, 1640, Vorrede (sans pagination). 9 Ibid. Les voyages européens de Furttenbach, Gryphius et Leibniz 457 Il faut prendre en considération que le théâtre joue un rôle mineur dans l’œuvre de Furttenbach, c’est bel et bien un souvenir érudit et artistique ramené d’Italie. Pourtant rien ne peut mieux montrer la tension politicosociale entre l’expérience de la guerre et le nouveau départ que la comparaison entre les machines à effets de Furttenbach et ses bâtiments pour le théâtre (Images 2 et 3 en annexe). Tandis que les machines théâtrales sont l’expression d’un savoir qui puise son désir et ses promesses dans l’impossible et dans le fantastique, le bâtiment même comme « spécification d’un lieu hétérogène à tous les autres » 10 devient un monument de sécurité et de contrôle du spectateur incarnant ainsi un « art des répartitions » pour utiliser le terme de Foucault. Voilà un paradoxe supplémentaire qui influence la constitution d’un théâtre moderne en Europe tout en sachant que, par rapport au XVIII e siècle, le XVII e siècle connaissait encore la coexistence de modèles théâtraux divergents. Andreas Gryphius Le choix de Gryphius - particulièrement du Leo Armenius (Léo l’Arménien) de l’auteur - comme un exemple dans ce contexte, souligne l’importance des voyages européens dans la constitution d’un théâtre moderne en Allemagne. Gryphius, jeune orphelin de guerre, connaît bien les atrocités de la guerre et les met en relief dans son premier drame qu’on considère comme le premier drame allemand. Retournant de ses voyages en France où Gryphius a appris des idées nouvelles sur la souveraineté, ce drame a été composé lors du séjour de Gryphius à Strasbourg. Or, Romain Jobez a tout à fait raison quand il parle en ce qui concerne Leo Armenius d’un vrai « spectacle de sang ». La pièce aborde la question du régicide : Léo, monté par la force sur le trône, repousse l’exécution de ses adversaires qui s’empressent de le faire assassiner. Ainsi le tyrannicide se transforme en martyre. Ce drame confronte son public, déjà habitué à ce genre de spectacle, avec le spectacle des exécutions. 11 Un fait que témoignent les travaux de Michel Foucault et Richard van Dülmen et, récemment, les recherches détaillées de Christian Biet sur la « naissance sur l’échafaud » et le « théâtre de la cruauté » qui analysent la relation étroite entre l’expérience de la Guerre de Trente Ans et la constitution d’un théâtre moderne. 12 Nous nous 10 Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison. Paris : Gallimard, 1975, p.143. 11 Cf. Romain Jobez, Le théâtre baroque allemand et français, p. 13. 12 Cf. Richard van Dülmen, Theater des Schreckens. Gerichtspraxis und Strafrituale in der frühen Neuzeit. München : C.H.Beck, 1995 ; Michel Foucault, Surveiller et punir, Martina Groß 458 permettrons ici de ne plus aborder le contenu de Léo Armenius car il y a un autre point caractéristique de la pièce qui paraît décisif dans notre contexte. Pourquoi parle-t-on de ce « Trauerspiel » comme du premier drame allemand ? Cette évaluation ne s’explique certes pas par le contenu de la pièce, c’est la forme et le langage qui le qualifient comme premier drame allemand. Par rapport à la France qui connaît déjà dans les années quarante du XVII e siècle une politique linguistique 13 et culturelle considérable basée sur la centralisation des pouvoirs, le Saint Empire romain germanique était à cet égard un conglomérat de toutes les modalités. Cette situation se trouve consignée aussi par Jean de Thévenot traversant le Saint Empire : « L’Allemagne a tant de princes et seigneurs qu’on trouve presque tous les jours monnaies nouvelles, langage nouveau et nouveau seigneur lorsqu’on voyage. Le chef de tous ces princes est l’empereur dont le titre porte quelque chose de grand, mais cette dignité est en effet et en substance fort peu de chose car l’empereur ne peut rien faire sans convoquer des diètes desquelles il faut qu’il ait le consentement. » 14 Cette description de Thévenot sert à comprendre pourquoi presque tous les souverains allemands étaient fort séduits par le système politique français accéléré par Richelieu. C’est ainsi que la relation entre nation, langue et représentation, si fortement inscrite dans la politique corporative culturelle en France, était jalousement regardée par un autre poète allemand, Martin Opitz, qui discernait le problème des langues hétérogène du Saint Empire qu’il jugeait d’ailleurs périlleux pendant les troubles de la guerre. Dans son Buch von der deutschen Poeterey (Livre sur la poésie allemande) il prescrivait d’après Scaliger les règles normatives pour la poésie et le théâtre. Point remarquable : cet art poétique a été composé en 1624, donc bien avant La Pratique d’Aubignac. Mais il a fallu attendre jusqu’en 1646 et que Gryphius retourne de son séjour en France pour trouver quelqu’un qui respectât ses règles et qui écrivît finalement en vers alexandrins renonçant au Knittelvers (vers de mirliton) et au dialecte. En d’autres mots : Leo Armenius mérite notre attention non seulement parce qu’il fait fonction d’un exemple pour les « spectacles des sangs » en Allemagne au XVII e siècle, mais encore parce que cette pièce constitue la première étape sur le chemin de la « naissance du op.cit. ; Christian Biet, « Naissance sur l’échafaud ou la tragédie du début du XVII e siècle », Intermédialités : histoire et théorie des arts, des lettres et des techniques, 1 (2003), p. 75-105. 13 On pense à cet égard en particulier à François de Malherbe, cf. par exemple Ferdinand Brunot, La doctrine de Malherbe d’après son Commentaire sur Desportes. Paris : Masson, 1891. 14 Jean de Thénevot, Voyage en Europe (1652-1662), p. 60. Les voyages européens de Furttenbach, Gryphius et Leibniz 459 théâtre dramatique-littéraire » en Allemagne confrontant le désordre du contenu sur scène à un nouvel ordre poétique par la forme du drame qui deviendra le modèle unique canonique pour le théâtre allemand au cours du XVIII e siècle. Gottfried Wilhelm Leibniz Quant au philosophe allemand Leibniz qui séjourna à Paris de 1672 à 1676, il connaissait bien la vie culturelle et théâtrale à Paris, il allait à l’Opéra, au théâtre et son appartement se trouvait juste à côté de la Foire St. Germain. Dans une lettre à Sophie de Hanovre qui date de septembre 1691, on trouve une citation tout à fait remarquable : « C’est la raison qui fait que les grands esprits se plaisent quelques fois à entendre des buffons plus tost que les plus solides raisonnemens du monde ; et qu’ils preferont pour un temps Arlequin à Corneille. Des ignoans les en bla(s)ment, mais ceux qui sçavent un peu la nature de l’esprit humain y trouvent de la justice. » 15 Cette conviction est bien manifeste dans la « Drôle de pensée touchant une nouvelle sorte de REPRÉSENTATION ». Ce texte de caractère visuel commence avec la description d’un événement qui avait inspiré sa rédaction : « La Representation qui se fit à Paris septembre 1675 sur la rivière de Seine, d’une Machine qui sert à marcher sur l’eau, m’a fait naistre la pensée suivante, la quelle, quelque drole qu’elle paroisse, ne laisseroit pas d’estre de consequence, si elle estoit executée. » 16 Comme Leibniz ajoutait plus tard une image découpée dans The Philosophical Collection (1679) de Robert Hooke à son texte il s’agissait probablement d’une machine volante (Image 4 en annexe). D’ailleurs le texte de Leibniz a été composé en même temps et à l’endroit même où l’auteur formulait sa découverte du calcul infinitésimal. Jan Lazardzig parle à cet égard d’un travail du philosophe qui essaie de combiner le possible avec l’impossible, le calculable avec le noncalculable. 17 On pourrait ajouter que Leibniz comprenait la recherche scientifique comme un acte de « performance publique » poursuivant bien une réforme des sciences orientée vers le jeu et le plaisir : « Supposons que 15 Gottfried Wilhelm Leibniz, Lettre à Sophie de Hanovre (14./ 24.09.1691), in : Sämtliche Schriften und Briefe, éd. par la Deutsche Akademie der Wissenschaften, Darmstadt (Berlin) : de Gruyter, 1983, I, 7, No. 23. 16 Gottfried Wilhelm Leibniz, Drôle de pensée, touchant une nouvelle sorte de représentations (septembre 1675), in : Sämtliche Schriften und Briefe, éd. par la Deutsche Akademie der Wissenschaften, Darmstadt (Berlin) : de Gruyter, 1983, IV,1, p. 562-568. 17 Lazardzig, Theatermaschine und Festungsbau, p. 217-220. Martina Groß 460 quelques personnes de considération, etendues aux belles curiositez, et sur tout aux machines, soyent d’accord ensemble, pour en faire des representations publiques » 18 . Ainsi il propose à la fin de son texte d’établir une « Academie des jeux ou plus generalement des plaisirs ». Le lieu de ces représentations joue un rôle important. Leibniz ne prévoit pas un lieu ou un bâtiment fixes pour son académie des représentations, bien au contraire : l’académie prévue par Leibniz étend ses activités théâtrales sur toute la ville de Paris. Les Spectacles qu’il propose incluent toute sorte de représentations : Les representations seroient par exemple des Lanternes Magiques (…) toutes sortes de merveilles optiques ; une representation du ciel et des astres (…) Representations des actions de guerre. Fortifications faites, elevées, de bois, sur le theatre, tranchée ouverte, etc. Le tout à l'imitation du faiseur [de] luts que j'ai veu ; un maistre de fortification expliqueroit l'usage de tout. (…) Guerre contrefaite. (…) Exercice de cavalerie. Bataille navale en petit sur un canal. Concerts extraordinaires. Instrumens rares de Musique. Trompettes parlantes. Chasse. Lustres, et pierreries contrefaites. La Representation pourroit tousjours estre meslée de quelque histoire ou comedie. Theatre de la nature et de l'art. Luter. Nager. Danseur de cordes extraordinaires. Saut[s] perilleux. Faire voir, qu'un enfant leve un grand poids avec un fil. Theatre Anatomique. Jardin des simples. Laboratoire, suivront. 19 L’essentiel du concept de Leibniz était la conviction que l’homme ne fonctionne pas selon le modèle « Tabula rasa » - au contraire : le modèle de Leibniz de la production des connaissances repose sur l’action et la production de l’homme : « Le jeu seroit le plus beau pretexte du monde de commencer une chose aussi utile au pubilc que cellecy. Car il faudroit donner le monde dans le panneau, profiter de son foible, et le tromper pour le guerir. » 20 Selon Leibniz, les passions de l’homme ne peuvent pas être ignorées, il faut les transformer en curiosité. Pour cette raison Leibniz jugeait difficile la conception des académies - bien qu’il fût fasciné par celles-ci - d’autant plus qu’il voyait à Paris à quel point cette conception limitait les potentiels des représentations non-conformes au système corporatif culturel. Il est bien connu qu’il adorait Molière mais n’aimait pas Lully - avant tout parce que ce dernier veillait jalousement sur son privilège d’opéra. À la fin de son texte Leibniz ajoute à cet égard : 18 Leibniz, Drôle de pensée, p. 562. 19 Ibid., p. 563. 20 Ibid., p. 567. Les voyages européens de Furttenbach, Gryphius et Leibniz 461 Ce qui seroit une chose tres importante pour l'estat, est une espece de confessional politique. Baptiste ne vivra pas tousjours. Et on y joindroit l'opera ou l'Academie de musique. Il y auroit dances, balets pigmées, jets d'eau, lacs, combats navals, etc. [Palais] enchanté. 21 Le Spectateur et la « naissance du théâtre dramatique » J’ai évoqué l’exemple de trois voyageurs allemands de différentes périodes traversant le XVII e siècle avec leurs itinéraires, voyageurs dont les expériences se sont transposées dans leurs œuvres. Ils montrent - d’une manière plus ou moins implicite - la transformation des idées sur le théâtre, le public et l’émergence du spectateur. 22 La position et la fonction du spectateur qu’ils imaginent sont étroitement liées à ce qu’on appelle la « naissance du théâtre dramatique » 23 . Pendant que Furttenbach, marqué par la guerre, cherche à construire un espace fermé et assuré éliminant toute contingence pour le spectateur, Gryphius met les atrocités de la guerre en scène mais tout en se référant aux nouvelles règles dramatiques et linguistiques. Leibniz que l’on pourrait considérer comme un enfant de l’« aprèsguerre », ne participe point à la constitution d’un théâtre dramatiquelittéraire, ni à l’idée d’un bâtiment fixe pour le théâtre - bien au contraire sa « Drôle de pensée » montre plutôt une sorte de résistance contre le nouveau modèle dramatique dans toutes ses modalités. Probablement inspiré par le phénomène qu’on peut caractériser selon l’expression de Guy Spielmann comme « jeu de l’ordre et du chaos » 24 Leibniz a d’ailleurs un faible pour le comique, le désordre et la figure d’Arlequin. Lu entre les lignes, sa « Drôle de pensée » témoigne aussi de la tension entre la comédie et le pouvoir à la fin du règne de Louis XIV. En outre Leibniz essaie d’établir son ébauche d’académie à Mayence en Allemagne sans réussite - pour des raisons assez compréhensibles et transparentes, car pour l’Allemagne c’est le théâtre dramatique-littéraire, notamment le drame bourgeois, qui devient le modèle maître. Pour en arriver là, il fallait encore une fois le recours d’un livre qui voyage : la deuxième édition de La Pratique du théâtre d’Aubignac qui date de 1715. Partant de la France, traversant Amsterdam où il fut découvert par 21 Ibid., p. 566. 22 Concernant la situation ou bien l’invention du spectateur en France à l’époque moderne, cf. Joseph Harris, Inventing the Spectator. Subjectivity and the Theatrical Experience in Early Modern France. Oxford : Oxford University Press, 2014. 23 Cf. Christian Biet/ Christophe Triau, Qu’est-ce que le théâtre ? Paris : Gallimard 2006, p. 225. 24 Cf. Guy Spielmann, Le jeu de l’ordre et du chaos. Comédie et pouvoir à la fin de règne, 1673 -1715. Paris : Honoré Champion, 2002. Martina Groß 462 la femme de Johann Friedrich Gottsched, ce livre arrive en Allemagne. Gottsched le traduit non seulement en allemand mais il s’est inspiré de la théorie d’Aubignac pour sa propre théorie de l’art poétique critique (Critische Dichtkunst, 1729). 25 À partir des années trente du XVIII e siècle la poétique d’Aubignac deviendra ainsi la norme pour le développement d’un théâtre moderne en Allemagne, et il est connu qu’elle envisage un spectateur « prêt à recevoir », bien assis et muet. 26 En ce sens - et les exemples que j’ai donnés semblent le prouver - la question du spectateur reste un terrain disputé en Allemagne jusqu’à la réception d’Aubignac. 27 Pour revenir donc à l’hypothèse initiale, les voyages effectués par Furttenbach, Gryphius et Leibniz sont non seulement décisifs par leurs réflexions respectives sur le rôle et la place du spectateur au théâtre, mais ces voyages montrent aussi, même avant l’apparition d’Aubignac sur la scène allemande, que la question du spectateur entre le XVII e et le XVIII e siècle ne peut pas être abordée dans le cadre trop étroit de l’histoire nationale - mais plutôt par une étude des transferts culturels ou bien des croisements culturels qui consisterait en une approche à la fois multidisciplinaire et comparée. 25 Johann Christoph Gottsched, Versuch einer critischen Dichtkunst. Vierte sehr vermehrte Auflage. Leipzig : Breitkopf, 1751. 26 François Hédélin Abbé d’Aubignac, La Pratique du théâtre, édité et commenté par Hélène Baby. Paris : Honoré Champion, 2001, S. 77-84. 27 On pourra parler à cet égard d’une première accentuation concernant la question du spectateur à l’époque moderne, tout en sachant que la position et la fonction du spectateur sera mise en question de nouveau au XX e siècle. Les voyages européens de Furttenbach, Gryphius et Leibniz 463 Illustrations Image 1 : Esquisse pour le système Telari (plan d‘ensemble en premier position), Joseph Furttenbach (env. 1640). Martina Groß 464 Image 2 : Accessoires pour la comédie, Joseph Furttenbach, « Mannhafter Kunstspiegel » 1663, (gravure en cuivre); source: Deutsche Fotothek. Les voyages européens de Furttenbach, Gryphius et Leibniz 465 Image 3: Plan de sol et intersection pour un théâtre, Joseph Furttenbach, « Mannhafter Kunstspiegel » 1663, (gravure en cuivre); source: Deutsche Fotothek Martina Groß 466 Image 4: Machine volante de Besnier (Anonyme, env. 1678) Rencontres musicales Le lieu de l’autre. Les vers pour ballet de Théophile (1617-1626) M ELAINE F OLLIARD A IX - MARSEILLE U NIVERSITÉ Le XIX e , voulant rendre justice aux proscrits de l’histoire littéraire, a permis qu’un écrivain comme Théophile de Viau retrouve un peu de l’importance qu’il avait eue en son temps 1 . Mais, pour l’âge romantique, le souhait d’« exhumer » et de « réhabiliter » ces poètes pointus adroitement raillés par Boileau visait aussi à trouver dans la littérature pré-classique les fondements du lyrisme moderne 2 . De fait, souvent associée au projet d’une parole sincère et authentique, l’œuvre de Théophile a beaucoup intéressé par sa dimension autoréférentielle 3 . En contrepartie, certains aspects de sa production ont été négligés. Tel est le sort réservé aux vers que le poète a écrits à l’occasion des ballets dansés à la cour de Louis XIII, entre 1617 et 1626. Ces vers, qui n’ont jamais fait l’objet d’une analyse spécifique, ont été mentionnés à plusieurs reprises au XIX e siècle, à la faveur des travaux de Paul Lacroix 4 et des jugements favorables qu’ils ont suscités, de Théophile Gautier à Émile Faguet 5 . Mais les qualités éminemment mondaines de cette 1 G. Saba, Fortunes et infortunes de Th. de Viau. Paris : Klincksieck, 1997, p. 45-51 et voir éd. M. Folliard, Le Bruit du monde, Th. de Viau au XIX e siècle. Paris : Garnier, 2010, p. 53-69. Je remercie Sylvie Requemora-Gros et Bufford Norman pour leur relecture attentive. 2 M. Lavaud, « “Grotesque XIX e siècle” : le vertige relativiste des exhumations littéraires », Romantisme, 114 (2001), p. 41-49. 3 Käthe Schirmacher initie cette tradition vivace au siècle suivant : « Th. de Viau », Vossische Zeitung, 25 août 1895, dans Le Bruit du monde, éd. cit., p. 873. 4 P. Lacroix, Ballets et mascarades de cour de Henri III à Louis XIV (1581-1652). Genève : J. Gay, 1868, p. 327-328. 5 De Gautier à Faguet, ce sont toujours les mêmes extraits qu’on lit : un passage des « Nautonniers » (poème tiré du ballet des Princes de Chypre, dansé en 1617) ou les deux dernières strophes d’« Apollon Champion », l’un des poèmes que le duc de Luynes, en habit de Soleil, récitait au cours du Ballet d’Apollon, en 1621. Melaine Folliard 470 poésie destinée à être dite par de nobles danseurs devant un public de cour ont rapidement paru incompatibles avec l’émergence d’une culture intensive du « moi » et ont conduit à passer sous silence ce qu’on admirait le plus dans l’art de divertir au début de l’âge moderne. À la fin du XIX e siècle, assimilés à une poésie de la circonstance, les vers pour ballet de Théophile prennent place dans un purgatoire critique, au même titre que la plupart de ses créations « officielles » 6 . Le présent exposé a pour ambition de revenir sur un lieu délaissé par la critique. Pour expliquer cette désaffection, suffit-il de constater que ces vers ne peuvent s’intégrer dans un système de lecture à dominante « subjectiviste » ? Ne faut-il pas également savoir ce qui, en leur sein, échappe plus intimement au regard critique ? Il faut tenter de restituer, de façon fragmentaire, ce qui a eu lieu et ce qui s’est évanoui dans les poèmes que Théophile a écrits pour des fêtes données à la cour, à différents moments de sa brève carrière. Il se pourrait que l’altérité qui travaille ce type d’écriture renseigne sur un trait fondamental de l’œuvre de Théophile de Viau avant son procès 7 . On s’interrogera successivement sur l’origine de ces textes et sur leur fonctionnement original pour signaler les tensions qui travaillent la poésie en milieu courtisan au début du XVII e siècle. Lieux dans le vague Un premier constat limite d’emblée notre propos : dans la production du poète, de tels vers sont rares, bien que souvent mis en évidence par les éditeurs de l’époque. Les Œuvres du sieur Théophile recueillent cinq pièces associées à la création d’un ballet dansé en février 1617, quatre poèmes composés en 1621 à l’occasion du Ballet d’Apollon et deux œuvres destinées au Ballet des Bacchanales (février 1623) 8 . Dans le livret de ce ballet, publié à plusieurs reprises en 1623, on trouvera une autre pièce signée par le poète 9 . Certes, il n’est pas exclu de retrouver d’autres poèmes que Théophile aurait écrits en pareilles circonstances : outre deux pièces qu’il est vraisemblable 6 Schirmacher, ibid., p. 872. Faguet trouve au contraire que certains de ces vers se démarquent de « la poésie officielle » par des accents « tout personnels », éd. cit., p. 828. 7 Voir M. Folliard, L’Auteur, entre œuvre et désœuvrement : Théophile de Viau jusqu’à son procès (1590-1623). Thèse dactyl. : Aix-Marseille Université, novembre 2013. 8 On citera ces pièces selon l’édition Saba, Œuvres poétiques. Paris : Classiques Garnier, 2008, p. 187-197 et 255-258 (Désormais OP). Le Séjour des Muses a aussi recueilli les vers de 1617 et de 1621 (Lyon : Courant, 1622, p. 313-324). 9 « Bacchus », dans Vers pour le Ballet des Bacchanales et Ballet du Roy, cit. par G. Saba, OP, p. 396-397. Les vers pour ballet de Théophile 471 de lui attribuer dans le livret du ballet du Grand Bal de la Douairière de Bilbahaut (février 1626) 10 , on pourrait beaucoup espérer de la redécouverte des pièces du Ballet de la duchesse de Rohan 11 , du Ballet des Vendangeuses et du Ballet des Forgerons (février 1617) 12 . Mais, en l’état actuel de la bibliographie, un corpus si maigre plonge dans la perplexité. D’abord, les vers composés pour les ballets échappent au lecteur moderne, matériellement et symboliquement. En effet, la dispersion des sources de première main n’aide en rien le chercheur à élaborer des hypothèses solides sur les contextes et les enjeux des ballets dansés et chantés dans les cercles du pouvoir monarchique, au début de l’âge moderne. On pourrait même suggérer que le puissant halo contextuel qui entoure chacun de ces événements mondains ne fait qu’obscurcir leur prégnance historique. Pis, semblable à la statue de Glaucus, la production poétique est méconnaissable sortie de son contexte initial. Le petit destin de tels vers incite donc au pessimisme : la collection de ses poèmes dans des Œuvres sauve le poète de l’oubli mais elle enfouit sa création dans une zone intermédiaire où la mémoire fait constamment défaut. L’éclat de ces poèmes s’est terni. Leur substance est d’autant plus difficile à recueillir qu’on les distingue avec peine du vaste massif de la poésie d’éloge dont ils reprennent la plupart des codes. Ajoutons à cela une circonstance aggravante : on ne sait pas si certains de ces vers ont été chantés pendant les ballets, pour accompagner le mouvement de la danse, s’ils ont été déclamés par des seigneurs dansants 13 , ou s’ils ont simplement été lus par les spectateurs 14 . Dans les notes de son édition critique, Guido Saba avance que les vers concernés ont été déclamés par les grands seigneurs au 10 Grand bal de la douairière de Billebahaut […], [s.l. s.n.], p. 26-27 et 45-46. [BnF Yf- 815]. 11 Voir Catalogue de La Vallière, Ms. fr. 24354, f. 185 [d’après le Recueil d’airs de Michel Henry] et Th. Leconte et M.-P. de Carrara, Dépouillement du recueil F-Pn/ Rés F 496, CMBV-PHILIDOR, 2003, p. 5. 12 Catalogue de La Vallière, ibid., f. 230 et Ms. fr. 24357, f. 103 sqq. 13 Dans Des ballets anciens et modernes, Ménétrier signale qu’il arrivait qu’ils fussent déclamés avant l’entrée du personnage noble dans la danse. Cependant, le Discours au vray du ballet dansé par le Roy (1617) laisse entendre que les « vers particuliers » sont lus après le ballet proprement dit : « Ainsi le Ballet se finit & fit passer une nuit plus delicieuse, que la plus belle journée du Printemps. Tandis que le grand Bal se dança, & que chacun s’amusa à lire les vers particuliers que le Roy & les Seigneurs de sa suitte, donnerent aux dames, sur le personnage que chacun d’eux avoit représenté aux entrées. », cit. dans Ballets pour Louis XIII, éd. M.-Cl. Canova-Green. Toulouse : SLC, 2010, p. 82. 14 Selon les trois catégories identifiées par Georgie Durosoir. Les Ballets de la cour de France au XVII e siècle. Genève : Éditions Papillon, 2004, p. 13. Melaine Folliard 472 nom du personnage que chacun d’eux incarnait dans le spectacle 15 . Enfin, à l’exception du ballet des Princes de Chypre, l’identification de ces prestigieux « particuliers » pour lesquels l’écrivain travaille est facile (Luynes en 1621, Montmorency et Liancourt en 1623, Gaston d’Orléans en 1626) mais elle ne renseigne pas sur la nature spécifique du lien social dans les ballets, s’il existe. Articulés à des événements dont nous ne percevons que des bribes, immédiatement repositionnés dans le contexte des Œuvres de Théophile, qui les rendent étrangers à eux-mêmes, ces poèmes sont cernés par l’insignifiance. À proprement parler, on ne saurait les tenir pour des textes autonomes, qui se déploireraient dans le présent de la lecture, ni pour le reflet d’événements, que nous pourrions placer dans la perspective d’une performance passée. Ces poèmes se détachent dans le vague. Surgissement d’une identité d’écrivain Prenons du champ. De tels écrits intéressent notre recherche parce qu’ils surgissent à différentes époques de la production de l’œuvre ; ils mettent en évidence la progression d’une carrière, ses points de fixation symboliques et géographiques mais aussi les difficultés rencontrées par la littérature pour s’ancrer durablement dans la vie publique. En février 1617, quand il arrive à Paris dans l’entourage du fils aîné du duc d’Épernon, le comte de Candale, Théophile donne quelques poèmes pour le ballet des Princes de Chypre. On ignore la physionomie exacte de ce spectacle, même si l’on sait qu’il s’intègre à une série de festivités données par la famille royale à un moment où les princes rebelles menés par Condé se sont réconciliés avec le gouvernement de Marie de Médicis 16 . On a plus de certitudes sur le rôle du poète dans le Ballet du Roi, dansé les 18 et 21 février 1621, parce qu’on connaît mieux la structure de ce ballet et la situation de Théophile, récemment acquis à la cause de l’homme fort du moment, le duc de Luynes 17 . Plus connu sous le nom de Ballet d’Apollon, ce spectacle lui accorde une place centrale. Édités en 1621, les vers de Théophile, le livret que René Bordier compose pour l’occasion ainsi que le Sujet du Ballet font 15 Par exemple, dans le ballet des Bacchanales, dansé le 26 février 1623, Montmorency « devait déclamer, selon l’usage » la pièce que Théophile avait écrite « après le ballet », OP, p. 255, n. 1. 16 Bassompierre, Mémoires, éd. Michaud et Poujoulat. Paris : 1837, t. VI, p. 123. 17 M. McGowan, L’Art du ballet de cour en France, 1581-1643. Paris : CNRS éd., 1963. Les vers pour ballet de Théophile 473 état des faveurs dont le duc jouit auprès de Louis XIII 18 . En outre, dans la danse, le roi prend le rôle d’un « forgeron nouveau » et laisse ainsi la part belle à Luynes, représenté sous les traits d’Apollon 19 . On doit comprendre qu’en louant les « belles actions » du héros mythologique 20 , le ballet célèbre la politique de répression menée contre les rebelles protestants. Il confirme aussi Luynes dans sa place, au moment où, contesté dans sa façon de gouverner, il s’apprête à accéder à la fonction prestigieuse de connétable 21 . Quant aux vers de Théophile proprement dits, ils témoignent de son expertise dans la communication politique. D’abord, conformément au dessein général du ballet, l’éloge du pouvoir « redoutable » d’Apollon sert à menacer de ses « traits » les « brigands » jaloux de sa position auprès du Prince 22 . Ensuite, les poèmes cherchent à rétablir un semblant d’équilibre entre l’ascendant que Luynes a pris sur Louis XIII dans ce ballet (ainsi que dans la gestion des affaires politiques) et son devoir de reconnaissance au monarque. Or, en faisant glisser le compliment de l’un à l’autre danseur 23 , Théophile vise soit à la conciliation festive des pouvoirs 24 , soit à l’affirmation carnavalesque de la domination de Luynes dans la communication du pouvoir 25 . Cette ambiguïté signale, en dernier lieu, que ce ballet se rattache à un contexte polémique où Luynes incarne Apollon, loué par « les plus celebres esprits de son temps » 26 . S’il se présente en serviteur armé des 18 Th. de Viau, « Pour Monseigneur le duc de Luynes. Apollon en Thessalie », OP, v. 4, p. 189 ; le Sujet du Ballet du Roy, cit. dans Ballets pour Louis XIII, éd. cit., p. 162. 19 M. McGowan, ibid., p. 122. 20 Sujet du Ballet du Roy, éd. cit., p. 62. 21 Voir par exemple « Pour Monsieur le Duc de Luynes », OP, et note 70, p. 180. 22 « Apollon Champion », OP, v. 3, 10, 16 et 20, p. 191. 23 La pièce « Pour Monseigneur le duc de Luynes. Apollon en Thessalie » fait hommage à un « jeune roi » (OP, v. 18, p. 189). « Un berger prophète » fait d’une entreprise imminente contre les protestants une prophétie de l’absolutisme (OP, p. 190). 24 Qui, du monarque-forgeron ou de son serviteur-Apollon, fabrique les traits du tonnerre ? Il faudrait confronter « Le Forgeron pour le Roi » (OP, p. 187) et « Apollon Champion » (OP, p. 191) pour apprécier les subtils jeux de rôle entre les deux protagonistes du ballet. 25 « Apollon Champion » et « Le Forgeron pour le Roi » semblent engagés dans une dispute rhétorique qui se règle à l’avantage de Luynes (Le forgeron dit ce qu’il n’est pas et ce qu’il est et fait, v. 1, 13 et 17 ; Apollon lui donne la réplique en insistant sur l’idée qu’il est « [celui] de qui » les choses sont faites (v. 1 et 3) et que « c’est [lui] qui » fait les choses (v. 13-17). 26 Sujet du Ballet du Roy, éd. cit., p. 163. Melaine Folliard 474 Muses 27 , c’est pour rappeler qu’il se tient prêt à lâcher les « chiens » contre « la rage des loups » 28 . Dans ce dispositif menaçant, Théophile ne fut sans doute qu’un instrument. Mais cette occasion de jouer un rôle social lui permit sans doute d’accroître sa renommée poétique. En 1623, le poète en recueille les fruits en offrant des vers aux danseurs du Ballet des Bacchanales 29 : d’une part, deux poèmes probablement non chantés pour Montmorency et Liancourt ont été recueillis dans les Œuvres de 1623 30 . D’autre part, un poème, intitulé « Bacchus », a été publié à deux reprises en 1623 31 . Ces deux recueils ne permettent pas de décider si ce poème a été produit comme un air à boire chanté en guise de prologue 32 , ni s’il faisait partie du livret ou s’il s’inscrivait dans une joute poétique autour de la figure du dieu des vignes 33 . En revanche, l’examen des plaquettes invite à considérer que le poète figure à cette date en bonne place dans un groupe de poètes qui bénéficie d’une légitimité suffisante pour publier sa présence dans un événement mondain. Plus discrète est sa participation au ballet du Grand Bal de la Douairière de Bilbahaut, dansé le 11 février 1626. Le livret, à nouveau signé par René Bordier, accueille des vers de L’Estoile, d’Imbert, de Sorel et de César de Grand Pré. Deux poèmes dédiés à Gaston d’Orléans ont pour signature une initiale (« T. ») qui pourrait être celle de Théophile 34 . La critique aurait tort d’en ignorer l’existence, au prétexte que la martyrologie libertine nous avait habitué à supposer que le poète, en 1626, fraîchement libéré, pansait ses plaies et s’apprêtait à mourir des séquelles de sa prison. 27 « Récit d’Apollon qui vient tuer le serpent Python », éd. cit., p. 171. 28 « Pour Monsieur le duc de Luynes, representant Apollon Berger au Ballet du Roy », OP, p. 180. 29 Sur les ballets burlesques, voir Les Fées des forêts de Saint-Germain, 1625. Un ballet royal de « bouffonesque humeur », éd. Leconte, Turnhout : Brepols, 2012 ; Ballets burlesques pour Louis XIII : danse et jeux de transgression, 1622-1638, éd. Canova- Green, et Nédelec, Toulouse : Société de littératures classiques, 2012. 30 OP, p. 255-258. 31 Vers pour le Ballet des Bacchanales, 1623, p. 3, et Ballet du Roy, sur le sujet des bacchanales. Paris, 1623, p. 5, rééd. par P. Lacroix, Ballets et mascarades, éd. cit., p. 327-328. 32 H. Prunières, Le Ballet de cour en France. Paris : Laurens, 1914, p. 124. 33 Dans le recueil, le poème « Bacchus », ainsi que d’« autres vers pour le mesme sujet » signés par Saint-Amant, Duvivier et Sorel, sont regroupés dans une première section (pp. 328-332). Ils sont suivis par des poèmes plus évidemment en rapport avec la performance (récits, vers à chanter, vers pour les danseurs), même si rien n’indique qu’ils aient tous été chantés. 34 « Monsieur. Representant une Sultanne » et « Monsieur. Representant un Afriquain », dans Grand bal de la douairière de Billebahaut., éd. cit., p. 26-27 et p. 45-46. Il n’est pas exclu qu’il puisse s’agir du jeune Tristan L’Hermite. Les vers pour ballet de Théophile 475 La réalité est plus prosaïque : à cette date, l’écrivain tente de recomposer un tissu relationnel largement distendu par son séjour en prison, par l’obligation que les juges lui ont faite de ne plus séjourner à Paris et par son engagement auprès du duc de Montmorency, qui le contraint à le suivre dans ses fréquents voyages à travers la France. Qui mieux que Gaston d’Orléans, nouveau mécène à la mode, pouvait lui faire espérer un retour en grâce ? En 1626, Théophile avait toute sa place dans un ballet cosmopolite et fripon. Ainsi, chacune de ses contributions aux ballets offre de précieuses indications sur le crédit de Théophile à la cour. Formation d’une identité professionnelle « Le meilleur, pour un poète, seroit qu’il eût assez de credit pour faire les Vers d’un Ballet du Roi » 35 . Furetière rappelle qu’écrire pour les ballets de cour représente un moment de reconnaissance dans le métier. Dans le cas de Théophile, l’inverse est également vrai : c’est en écrivant des vers pour un ballet qu’il a acquis une valeur de courtisan. D’abord, en composant pour les ballets, Théophile eut accès à un univers social qui lui était étranger. En 1617, peu après s’être installé à Paris à la suite de Candale, il prête sa plume au ballet des Princes de Chypre. Or, à la même époque, le poète établit des liens solides avec une jeune génération de courtisans qui gravitent autour du roi et participent aux événements mondains 36 . Faut-il s’étonner de la proximité entre ces deux faits ? Le ballet, dansé dans l’antichambre de la reine, offre une publicité considérable au poète, il lui permet d’acquérir la position du « bel esprit » et peut-être même de construire de nouvelles amitiés. En effet, les vers que Théophile a composés à cette occasion montrent différents niveaux d’engagement dans le spectacle : à un premier palier, le poète donne des vers pour des danseurs prestigieux (les reines, les princes), sans doute par le truchement de son maître, dont il se charge peut-être de louer l’affection pour sa dame 37 ; à un second niveau, une telle commande se prolonge dans le monde galant et rappelle que le poète se rend disponible à tout bienfaiteur potentiel, en sa qualité de secrétaire des cœurs ; à un troisième niveau, on peut considérer qu’en raison de sa structure ouverte, le ballet sert moins à afficher un service rendu au patron qu’à faire valoir la disponibilité d’un poète courtisan. En effet, à la différence de la parole d’éloge qui exalte l’unicité d’une relation de service 35 Antoine Furetière, Le Roman bourgeois. éd. Nancy : J.-B. Cusson, 1713, p. 114-115. 36 Sur ce groupe, voir Antoine Adam, Théophile de Viau et la libre pensée française en 1620. Genève : Slatkine, 2000 [1935], p. 102. 37 « Le plus aimable jour… » et « Qui voudra pense à des empires », OP, p. 197. Melaine Folliard 476 public, les vers du ballet des Princes de Chypre sont caractérisés par leur énonciation ouverte, particulièrement adaptée pour célébrer le ralliement des princes rebelles après le traité de Loudun 38 , mais aussi pour établir de futures relations entretenues par la poésie. Plus précisément, le poète construit une parole accueillante. Derrière le « nous » très politique entonné par les nautonniers, ne peut-on pas entendre, comme en sourdine, la joie d’un premier succès mondain ? […] Nous dirons partout qu’un si rare navire Ne fut jamais chargé d’un si rare butin 39 . Le ballet rassemble une population d’amateurs culturels qui, danseurs, musiciens ou poètes, s’accordent sur la valeur inédite du divertissement 40 . Agent actif de cette culture nouvelle, le poète profite d’un événement éphémère pour se constituer un environnement symbolique durable, qui s’étend au-delà des services rendus à un patron. Dans les Princes de Chypre, Théophile échafaude son avenir à la cour jusqu’à son exil de 1619. Vecteurs d’une socialisation accélérée, les ballets de cour font aussi se rencontrer les poètes du temps, qui cultivent en de telles occasions leurs affinités ou leurs inimités. Dans les recueils collectifs de poésie du temps, les écrivains sont regroupés artificiellement, parfois contre leur gré. Dans la composition d’un ballet, le commanditaire leur demande de pratiquer leur art de façon collective. Les collaborations sont naturelles entre compositeurs et librettistes. Mais elles ne sauraient masquer l’âpre guerre que se livrent ceux qui font de la poésie un enjeu de carrière. Ainsi, en 1615, Malherbe doit partager la composition des vers du Ballet du Triomphe de Minerve avec Étienne Durand, homme de Marie de Médicis, et avec René Bordier, qui prétendra dans les années 1620 avoir « charge de la poésie près de sa Majesté » 41 . De façon courante à l’époque, le partage de l’autorité littéraire est une source de conflit. En retour, sur le plan symbolique, ce jeu de la rivalité entre poètes permet d’affirmer un rôle littéraire. L’auteur d’« Élégie à une dame » (1620) et de Première journée (1623) renvoie dos à dos les amateurs d’antiquaille et les modernes puristes. Il avait pleinement conscience du rôle qu’il pouvait jouer en tant qu’animateur professionnel de la vie mondaine. En effet, il est notable que cet écrivain volontiers cinglant ait principalement moqué ceux qui, parmi ses concurrents, avaient renforcé leur renom- 38 OP, p. 194-196. 39 « Les nautonniers », v. 19-20, p. 194. 40 Georgie Durosoir, Les Ballets de la cour de France, op. cit. 41 Sur René Bordier, voir Emmanuel Bury, « René Bordier, poète du Ballet des Fées des forêts de Saint-Germain : un artisan du vers « classique » au servie de la musique « baroque », éd. Th. Leconte, éd. cit., p. 249-264. Les vers pour ballet de Théophile 477 mée en écrivant pour les ballets de cour. D’abord, il raille Malherbe pour des vers sans art composés pour le Triomphe de Minerve 42 ; plus tard, il ironisera sur l’incompétence de Bordier 43 ; enfin, en juillet 1618, quand Étienne Durand est convaincu du crime de lèse-majesté pour avoir écrit un libelle diffamatoire contre le gouvernement, Théophile écrit un poème cruel qui rend grâce au roi du supplice de ce « traître » qu’il avait pourtant fréquenté 44 . Ce manque d’empathie choque. Il ne doit pas faire oublier qu’en s’indignant de la trahison de Durand, Théophile l’exclut de la zone de compétence qui est la sienne, c’est-à-dire les ballets de cour. En reléguant son adversaire dans l’univers du pamphlet anonyme, qui fait office d’Enfer littéraire après 1615, Théophile entend se parer des vertus positives du poète de cour. Après Durand, il ne lui restait plus qu’à défier Malherbe. La participation à un ballet de cour est déterminante : à travers elle, l’écrivain se confronte à des figures dominatrices qui l’incitent à préciser ses positions esthétiques. Ainsi, au terme de ce processus, en 1620, Théophile s’affiche contre Malherbe : il « a très bien fait, mais il a fait pour lui» 45 . Le poète a pour ambition de destituer celui qui règne en maître sur la poésie profane : il dénigre la fascination stérile de ses disciples et, surtout, à sa conception docte de l’art poétique, qui le conduisait à prendre de haut les obligations mondaines 46 , Théophile opte pour un lyrisme d’improvisation, plus en phase selon lui avec la culture mondaine, plus visionnaire également 47 . À Malherbe, Théophile oppose une nature généreuse, car il n’est pas homme à écrire « pour lui » mais « pour autrui » 48 . Cette ouverture à l’autre a beau être présentée comme une aliénation, elle reste une vertu absolue pour une poésie qui s’élance dans le monde. Ainsi, bien que marginaux, les vers écrits par Théophile pour quelques grandes figures publiques qui participaient régulièrement aux festivités curiales montrent comment le 42 « Cette Anne si belle… » fait l’objet d’un quatrain parodique attribuée à Théophile (Gilles Ménage, Anti-Baillet, éd. 1725, t. VII, p. 341). Malherbe aurait regretté ces vers écrits trop précipitamment (Œuvres, éd. Régnier, Paris : Hachette, 1862, t. I, p. 234). Voir Georgie Durosoir, L’Air de cour en France. Liège : Mardaga, 1991, p. 97-98. 43 « Vous commettez un grand abus… », OP, p. 405. 44 « Sur la mort de Durand… Sonnet », ibid., v. 3, p. 384. 45 « Élégie à une dame », ibid., v. 72, p. 116. 46 Nanie Bridgman rappelle la réticence de Malherbe à prendre part au Ballet de Madame, en 1609 (« L’aristocratie française et le ballet de cour » dans Cahiers de l'Association internationale des études françaises, 9 (1957), p. 9). 47 Ibid., v. 83-102. 48 « À Monsieur du Fargis », ibid., v. 2 sqq, p. 136. Melaine Folliard 478 poète s’est fait en prenant part aux événements mondains et en se parant de leur haute valeur culturelle et artistique. En effet, à partir de 1617, Théophile ne manque pas une occasion pour rappeler que le prestige de son activité relève moins de qualifications empruntées à l’histoire des représentations de l’inspiration poétique, souvent tournées en dérision 49 , que de qualités sociales associées à la voix, à la mélodie, au chant et plus généralement à l’harmonie. Ainsi, le poète fait souvent l’éloge du raffinement musical et de l’intense plaisir qu’il procure, qu’il s’agisse de louer la puissance de ravissement du chant naturel, dans La Maison de Sylvie, ou de rappeler l’origine orphique de la poésie, dans les élégies de 1623 50 . Une étude reste à mener sur l’influence du modèle culturel des ballets dans l’évolution de l’idée que les poètes se font de leur art au début du XVII e siècle. Il se pourrait que cet univers scénographique total, qui combine le mouvement des corps, l’exaltation du chant et le gouvernement des plaisirs, ait constitué un repère important dans l’élaboration du langage poétique présenté comme vision du monde. Cette recherche en appelle une autre : l’univers des musiciens professionnels, fortement sollicités dans les fêtes de cour, fait émerger une certaine idée de la réussite. Théophile en donne un témoignage en 1623. Dans une « Ode au roi » placée à l’orée du nouveau recueil de ses Œuvres, le poète fait état de son retour en grâce. Pour le faire entendre, il se met sur un pied d’égalité avec Boësset, le célèbre compositeur : Boësset prépare des concerts Et moi des vers à vos louanges 51 . À la cour de Louis XIII, le métier de poète ne saurait se définir seulement par l’art des « louanges » : l’exercice en est trop répandu parmi les faiseurs de rimes pour permettre aux plus talentueux d’entre eux de revendiquer un traitement particulier. Quand il rapproche son activité de celle d’un musicien royal couvert d’honneurs, Théophile prétend tenir un rôle de professionnel de cour. La comparaison n’est pas anodine : au sein d’un univers culturel éclectique où le talent est l’affaire de tous, du noble amateur de danse au musicien de profession, le poète fait signe vers la corporation très endogame des musiciens royaux dont Marie de Médicis a ren- 49 « Élégie à une dame », ibid., v. 46, p. 115 ; « La Plainte de Théophile », v. 85, p. 276. 50 OC, « Ode IX », pp. 351-354 et « Elégie II », v. 13-18, p. 208. 51 « Au Roi, sur son retour du Languedoc », ibid., v. 13-14, p. 205. Les vers pour ballet de Théophile 479 forcé le prestige 52 . Un tel rapprochement montre que Théophile se grise de côtoyer les beaux esprits de la cour pensionnés par le roi. Mais, en creux, il se formule la nécessité d’appartenir à un monde de l’art protecteur, en dehors duquel les poètes sont maintenus. En fait, pour Théophile, la participation aux fêtes de cour a renforcé le désir d’appartenir à un groupe. En effet, en rivalité avec Malherbe ou en association avec Boësset, Théophile revendique toujours une position originale qui ne doit pas faire oublier qu’un poète peut difficilement exister sans se réclamer d’un groupe. Évidemment, le fait même de participer à des célébrations publiques en présence des plus hautes autorités de l’État contribue à renforcer le rayonnement d’un individu. Mais chez Théophile, le rapport aux autres évolue de façon remarquable : dans les ballets de 1617 ou de 1621, le poète tire gloire de prendre part à des mondanités ; dans les vers donnés pour le ballet burlesque des Bacchanales, la notoriété provient aussi de la place que le poète occupe au sein d’un groupe littéraire. On peut penser que Théophile est le meilleur promoteur de lui-même : en incorporant des motifs élégiaques ou épicuriens dans les pièces destinées à Montmorency ou Liancourt, le poète publie sa propre réputation sous la forme d’une signature littéraire 53 . Il ne faut pas oublier que cette réputation est aussi liée à la publication des Vers pour le Ballet des Bacchanales (1623) qui placent Théophile au sein d’un jeune cénacle poétique. Ainsi situé, il peut prétendre se démarquer de Bordier, dont la participation a donné lieu à une publication distincte 54 . Est-ce à dire que l’écrivain préfère la reconnaissance des poètes de son temps au patronage direct du monarque, dont Bordier se réclame ? En réalité, Théophile bénéficie d’une notoriété plus difficile à manier : d’une part, il faut lire la publication des vers des Bacchanales comme une façon de prendre position contre le prétendu monopole de Bordier, dans le prolongement de l’ « Ode au roi » parue la même année dans les Œuvres ; d’autre part, cette revendication de l’autorité littéraire participe d’un contexte où le poète doit défendre sa réputation. Plus précisément, en 1622, la parution d’un recueil licencieux, le Parnasse satyrique, lui a fait du tort et on accuse Théophile de toutes les débauches qu’on peut y lire. Toutes les opérations éditoriales menées l’année suivante visent à corriger ce point de vue, en rappelant que son œuvre festive fait l’honneur d’un groupe de confrères et qu’elle recueille la reconnaissance de la cour. Or, servant de tribune pour un créateur contesté, la publication poétique n’a 52 Jean-François Dubost, « Musique, musiciens et goûts musicaux autour de Marie de Médicis (ca 1600-1620) », dans Poésie, musique et société : l’air de cour en France au XVII e siècle, éd. Georgie Durosoir, Liège : Mardaga, 2006, p. 19-27. 53 Op. cit., p. 255-258. 54 Vers pour le Ballet du Roy. Paris : Jean Sara, 1623. Melaine Folliard 480 plus exactement la même fonction que dans les vers des Princes de Chypre ou du Ballet d’Apollon. Désormais, l’altérité énonciative, que ce type de production appelle spontanément, est investie par la notoriété de son scripteur. L’auteur sort de sa retraite et prend part au jeu de la représentation ; il se hasarde à l’orienter comme un miroir réfléchissant de sa propre action, qu’il fixe dans une durée collective, au risque de bouleverser l’équilibre symbolique nécessairement précaire de vers composés au nom d’événements uniques et éphémères. Paradoxalement, dans un tel cas, la publication d’une scène de consécration littéraire annihile les bénéfices immédiats que l’on peut espérer de l’écriture en milieu mondain (l’approbation spontanée, le partage du plaisir, l’unanimité) ; comme si l’imprimé empêchait de retourner au temps propre de la représentation et de retrouver les repères premiers de la parole poétique, en chargeant le texte d’une gravité nominale et d’une temporalité individuelle qui le relèguent à l’ombre d’un destin littéraire. Témoin du succès fulgurant de Théophile, cette mutation du code énonciatif permet aussi d’apercevoir, en creux, les contradictions qui travaillent l’écriture en contexte courtisan. Écrire pour autrui : une poésie du dévoilement Les vers composés à l’occasion des ballets de cour mettent en évidence les tensions propres au fait d’« écrire pour autrui » : si les vers de Théophile consacrent l’art de promouvoir l’individu en société, ils montrent un sujet de l’écriture qui s’abandonne dans le don 55 . Écrits pour être dits par autrui, ces poèmes s’annoncent tout à la gloire du danseur devenu, le temps du spectacle, sa propre incarnation verbale et physique. Grand pourvoyeur d’images flatteuses, le poète se dépossède de sa voix. Dans le geste lyrique, il exalte les gestes d’autrui ; son langage imite la démarche du commanditaire ; il déguise sa voix et, par ce truchement, il dévoile des intentions qui ne sont pas les siennes. La Muse est galante ou politique : elle n’est jamais à soi-même. Pourtant, de tels vers gardent un lien avec leur premier scripteur. Ainsi, dans la pointe qui clôture le poème récité par Liancourt dans le Ballet des Bacchanales (1623) : « On ne me saurait accuser / D’être aujourd’hui le seul qui dissimule au Louvre » 56 , la présence de Théophile repose moins sur l’intensité de l’énonciation que sur le lieu où celle-ci a élu domicile. Si ces vers montrent que le récitant occupe une place privilégiée dans le protocole 55 Sur l’abandon, voir Hélène Merlin, « Théophile de Viau : moi libertin, moi abandonné », La Licorne, LXI (2002), p. 123-136. 56 Ibid., v. 23-24, p. 258. Les vers pour ballet de Théophile 481 aristocratique, ils font aussi apparaître l’écrivain dans le lieu du pouvoir, à la faveur du jeu entre le déguisement et le dévoilement. La fable des dons est fréquente chez Théophile : derrière un personnage qui se déclare à sa belle, il faut entendre un poète qui se donne à son maître, à qui il réclame en échange un don d’une autre espèce. Mais le sujet poétique n’est pas l’horizon privilégié par les vers de ballets. Paradoxalement, au moment où le poème réactive une relation étroite entre le créateur et son destinataire, il ouvre une carrière à une multiplicité d’ego, pour faire vivre plusieurs relations simultanément et déclencher des réactions émotionnelles en chaîne. Littéralement, l’écrivain prend place dans le monde dans la mesure où il renonce à toute incarnation spécifique dans le poème. Ainsi devient-on poète « au Louvre ». Cette technique du dévoilement à autrui est accomplie en 1626. En apparence, les deux poèmes que Théophile fait réciter à Gaston d’Orléans obéissent à une formule comparable aux jeux de déguisement sophistiqués des Bacchanales. Fidèles à l’esprit du ballet burlesque, les vers jouent constamment sur les apparences physiques et sexuelles. Dans la première pièce, le prince est travesti en sultane ; dans la seconde, il a pris les traits d’un Africain 57 . Mais, tout exotique qu’elle soit, la figure du personnage fait apparaître celle du poète. En effet, à un premier niveau, c’est Gaston d’Orléans déguisé que l’on voit : il récite la partition d’un Africain qui, par amour fou, a traversé les mers pour s’offrir à sa belle. À un second niveau, on croit entendre la voix éraillée d’un poète brûlé par la mélancolie : Quoy que vostre rigueur à mes desirs prepare, Ie trouve en ma deffaite une gloire bien rare, Et que ma destinée a de beaux accidens : Puis qu’au moins les Soleils dont les divines flames Esclairent les yeux & les ames, M’ont noircy par dehors & bruslé par dedans 58 . Pourtant, de tels vers invitent à rompre avec une lecture qui ne privilégierait qu’une seule source d’énonciation. En effet, favorable aux jeux de miroir et de travestissements, ce type d’écriture s’ouvre sur un contexte pluriel : commandés par un patron, déclamés ou récités par les danseurs, lus par les spectateurs, de tels vers fondent leur pouvoir de fascination esthétique sur la puissance qu’ils procurent à la voix de l’autre. Or, ainsi détachés de leur premier scripteur, de tels vers se perdent parfois dans un exotisme énonciatif dont il est difficile d’estimer les bénéfices pour l’écrivain. Deux 57 Op. cit., p. 26-27 et p. 45-46. 58 Ibid., p. 46. Melaine Folliard 482 cas permettront d’indiquer que le passage dans le lieu de l’autre correspond soit à un gain, soit à une perte d’identité, selon la conjoncture politique. Publier le désir de l’Autre : le ballet des Princes de Chypre (1617) En février 1617, Théophile donne des vers pour le ballet des Princes de Chypre. Il est l’ouvrage du clan de Marie de Médicis, qui pourrait avoir voulu répliquer au somptueux ballet dansé par Louis XIII le 29 janvier 1617. D’après divers témoignages et la relation qu’en a fait Étienne Durand, le Ballet de la délivrance de Renaud présente Louis en maître absolu du spectacle 59 . Omniprésent à chacune de ses étapes, de sa genèse à sa publication, Louis XIII affirme ainsi son autorité : l’histoire de l’affranchissement de Renaud de la tutelle d’Armide est l’histoire d’une prétention à exercer seul le pouvoir. Ce contexte pèse fortement sur la composition du ballet des Princes de Chypre. En situant une partie de son action dans les mythiques contrées de l’île de Vénus, aux confins de la Méditerranée, le ballet se rapproche, géographiquement, de la Jérusalem délivrée dont la Délivrance de Renaud s’inspire. En apparence, les Princes de Chypre en reprennent la trame narrative et argumentative. Renaud a réussi à s’arracher à l’autorité libidineuse d’Armide : Un noble cœur sauve sa gloire Et met ses plaisirs au tombeau 60 . Quant aux princes « rebelles », ils sont parvenus à se libérer du « devoir d’amour » que Vénus leur imposait 61 . Ainsi, une première interprétation invite à lire les Princes de Chypre comme une variante féminisée de la leçon de politique centralisatrice énoncée dans la Délivrance de Renaud. L’omnipotence des figures féminines symboliserait l’ambition réconciliatrice qui caractérise le début 1617, après que les princes révoltés ont négocié à haut prix leur retour à la cour : Aux pieds de votre Majesté, Nos Grandeurs, méprisant leur première puissance, Mettent au seul honneur de votre obéissance, Tout l’espoir qui leur est resté 62 . 59 La Délivrance de Renaud : ballet danced by Louis XIII in 1617, éd. Garden Greer. Turnhout : Brepols, 2010 et Discours au vray du ballet dansé par le Roy, dans Ballet pour Louis XIII, éd. cit., p. 65-98. 60 « Discours entre le mage et les soldats », ibid., p. 80. 61 « Ballet. Vénus aux reines », OP, v. 31 sqq, p. 193. 62 « Les Princes de Chypre », ibid., v. 49-52, p. 196. Les vers pour ballet de Théophile 483 Cependant, une lecture moins pacifiste est possible : revêtue du somptueux déguisement de « flammes » que Louis XIII portait dans la Délivrance de Renaud, Vénus ne se contente pas d’annoncer sa défaite face aux forces de l’âge viril : Lorsque je sortis de la mer Moins couverte d’eau que de flammes, La beauté qui me fait aimer, Me destina reine des âmes, Et me dit que je céderai À vos yeux qu’elle a fait mes rois 63 . Figure androgyne, héroïsée par le feu et émue par la mer, Vénus n’est pas une vaincue au même titre qu’Armide. Dans le miroitement des pointes, le poète développe un système métaphorique plus complexe qu’il ne l’est dans la Délivrance de Renaud. Alors que Louis exigeait que le désir soit révoqué au profit de la morale, l’auteur des Princes de Chypre situe la scène du ballet dans l’univers hyperbolique des dieux épicuriens. Cet imaginaire soutient une utopie politique ambiguë : par la force du désir, les princes s’affranchissent de Vénus pour déposer les armes aux pieds des reines. En creux, cette « volontaire servitude » aux figures féminines rappelle que les Princes du sang n’ont pas renoncé à leur liberté en se soumettant à la cour. Marie de Médicis n’est sans doute pas étrangère à cette tentative de récupération. Mais, à la différence de son fils qui appose sa signature scénique au Ballet de la Délivrance de Renaud, la reine mère opte pour une marque collective aux contours plus indécis. Elle fait ainsi connaître son rôle essentiel dans les tractations de paix : Vos beautés font qu’avec raison Ces princes m’ont été rebelles ; Craignez la même trahison Quand vous ne serez plus si belles ; Mais si c’est par là seulement, Ils sont serfs éternellement 64 . En 1617, au milieu des réjouissances de la paix, Théophile est mandaté pour produire un discours ambivalent, à la fois fédérateur et menaçant. En 1621, la promotion de l’altérité perd une part de son efficacité parce qu’elle sert désormais le pouvoir d’un seul contesté en tous lieux. L’exotisme poétique s’est fondu en un monument égotiste. Dans la lumière d’Apollon, les distances sont abolies et le poète s’expose au risque d’être sans abri. 63 « Ballet. Vénus aux reines », ibid., v. 1-6, p. 192. 64 Ibid., v. 43-48. Melaine Folliard 484 Publier en pleine lumière : le Ballet d’Apollon ou l’exil poétique (1621) Entre les deux ballets pour lesquels le poète a écrit des vers, le ton a radicalement changé. En 1617, la scénographie privilégiait une succession de tableaux et d’images burinées dans la douceur de la paix ; dans les vers de 1621, l’accent est plus mâle parce qu’il repose sur un scénario qui glorifie l’intervention du duc de Luynes dans les affaires du royaume. À travers le récit du meurtre expiatoire par Apollon de Phorbas et Typhon, puis celui du serpent Python, le ballet relate, après le ballet de Tancrède (1619), l’accession autoritaire de Luynes au pouvoir 65 . Dans les vers que Théophile lui consacre, le narcissisme est partout mais il ne surprend guère : sous les traits d’un sujet tout puissant, le locuteur cherche à faire taire tous ceux qui seraient en désaccord avec lui. Pour les historiens de la littérature, les vers composés dans le cadre des fêtes de cour offrent une série d’instantanés sur une époque politique mouvementée et sur l’évolution des stratégies d’écriture, qui ne parviennent pas toujours à s’adapter aux changements conjoncturels. L’exemple de Théophile en constitue un témoignage intéressant : pour avoir chanté les louanges du « grand duc » en un temps où il était détesté, Théophile se trouve, à son retour à la cour en 1620, dans le viseur de ses ennemis 66 . En fait, quand il publie la puissance du maître, le poète entend trouver refuge derrière son autorité ; l’effet est inverse : revenu d’exil, le poète opte pour une parole polémique qui se retourne immédiatement contre lui. Certes, écrits quelques mois plus tard, les vers du Ballet d’Apollon placent Luynes dans l’éloignement de « lieux innocents » 67 . Mais le langage mythologique reste entièrement « pénétré » par la force d’un individu, dépeint comme une puissance créatrice de la poésie elle-même 68 , qui se trouve ainsi placée hors de sa réserve. En outre, cet effet sacrificiel est renforcé par la conjoncture éditoriale. En effet, précipitamment publiés à côté du ballet des Princes de Chypre dans les Œuvres de 1621, les vers pour le Ballet d’Apollon obligent désormais l’auteur à prendre en charge deux événements politiques aux contrastes saisissants. Ainsi, alors que le ballet de 1617 pariait sur les vertus féminines de la métaphore vive et de l’opacité libératrice, dans l’esprit de Loudun, les vers composés en 1621 illustrent, par un érotisme guerrier sans 65 M. McGowan, L’Art du ballet de cour en France, op. cit., p. 122. 66 « À monsieur le duc de Luynes. Ode », OP, v. 41, p. 34. 67 « Apollon en Thessalie » et « Un berger prophète », ibid., p. 189-190. 68 « Apollon Champion », ibid., p. 191. Les vers pour ballet de Théophile 485 ombres ni nuances, la victoire de Mars sur Vénus. L’esprit de Luynes l’a emporté. En 1617, Apollon était tenu à distance, au profit d’une altérité amoureuse dont tout amant pouvait s’emparer : Ce que donne Apollon pour embellir sa sœur Aux grâces de vos yeux à peine s’accompare 69 . En 1621, le dieu solaire écrase l’horizon poétique : Chacun dorénavant viendra vers mes oracles, Et préviendra le mal qui lui peut advenir 70 . En 1617, l’énonciation accueillait un concert d’opinions ; en 1621, la première personne fait l’objet d’un culte univoque : C’est moi qui pénétrant la dureté des arbres, Arrache de leur cœur une savante voix, Qui fais taire les vents, qui fais parler les marbres, Et qui trace au destin la conduite des rois. C’est moi dont la chaleur donne la vie aux roses, Et fais ressusciter les fruits ensevelis, Je donne la durée et la couleur aux choses, Et fais vivre l’éclat de la blancheur des lys 71 . Cet absolutisme de l’énonciation, en contradiction avec le projet d’une altérité réparatrice et protectrice, donne à voir une œuvre travaillée en son sein par les évolutions rapides de l’histoire. Ainsi, la lecture des vers que Théophile a écrits pour les ballets de cour nous éloigne définitivement de l’âge romantique, qui louait chez lui une puissante veine personnelle. Ceux-ci nous invitent à rejuger les pratiques d’un écrivain à l’aune d’une inspiration collective, source de gloire et de défaite. 69 « Le plus aimable jour… », ibid., v. 5-6, p. 197. 70 « Apollon Champion », ibid., v. 11-12, p. 191. 71 Ibid., v. 13-20. « Voudrian n’ooublidar ren per tachar de vous plaïré », le séjour marseillais des ducs de Berry et de Bourgogne en mars 1701 T HOMAS V ERNET C ONSERVATOIRE À RAYONNEMENT RÉGIONAL DE P ARIS U NIVERSITÉ DE V ERSAILLES -S AINT -Q UENTIN - EN Y VELINES Le 22 janvier 1701 les ducs de Bourgogne et de Berry s’étaient séparés de leur ainé, le duc d’Anjou, sur la rive française de la Bidassoa. Celui-ci devait poursuivre sa route vers Madrid pour y recevoir la couronne d’Espagne, tandis que ses deux jeunes frères, respectivement âgés de dixneuf et quinze ans, s’apprêtaient à entreprendre un périple en forme de demi-tour de France pour regagner Versailles 1 . La vocation pédagogique de ce voyage devait se doubler d’une exigence d’affirmation théâtralisée de la représentation royale 2 . À chaque étape, les « arts du spectacle », compris au sens le plus large, furent conjugués au discours allégorique traditionnel pour instaurer un rapport de sociabilité entre le pouvoir et le royaume. C’est ce que l’on se propose de montrer ici à travers l’exemple du séjour marseillais. C’est après avoir quitté le Languedoc à Beaucaire que les princes pénétrèrent en Provence. Le 3 mars, le comte de Grignan était venu les accueillir à Tarascon puis on traversa la plaine de la Crau et fit étape à Salon, après avoir traversé un « pays fort pierreux et fort rempli de montagnes, mais tout couvert d’oliviers ». Enfin, les équipages atteignirent Aix par des chemins 1 Voir Yves Coirault, « Le tour de France des ducs de Bourgogne et de Berry d’après quelques lettres et relations du temps (décembre 1700-avril 1701) », La découverte de la France au XVII e siècle, IX e colloque de Marseille, organisé par le CMR sur le XVII e siècle (25-28 janvier 1979), CNRS, Paris, n° 590, p. 16-17. 2 Voir Gérard Sabatier, « “Solis avi specimen”. Entrées et séjours des ducs de Bourgogne et de Berry en Dauphiné, avril 1701 », Terres et hommes du Sud-Est sous l’Ancien Régime, Grenoble, PUG, 1996, p. 121. Thomas Vernet 488 « bien accommodés 3 ». L’entrée solennelle des princes, la messe en musique, les harangues, illuminations et autres régals qui leur furent offerts servirent de prélude aux festivités de ce séjour provençal. Le divertissement plus insolite de l’étape aixoise fut la joute à laquelle se livrèrent, au milieu du Cours, deux quadrilles de cent cinquante hommes, armés de frondes et portant chacun à la ceinture une panetière remplie d’oranges. Ce combat « un peu rude » - Duché de Vanci relève des « nez et des dents fracassés, et des bosses à la tête 4 » - s’était fait au son des fifres et de tambours et s’acheva par une danse dite du chevalet exécutée par « plusieurs hommes habillés de blanc, avec quantité de rubans, des bonnets de plume à la mascarade, portant de petits chevaux de carton, sur lesquels ils paraissaient montés [et accompagnés] au son des hautbois et violons 5 ». Le mauvais temps n’ayant pas permis l’excursion prévue à la Sainte-Baume, les princes quittèrent Aix pour Marseille au matin du 7 mars. En chemin, la pluie les priva également de la fête que le marquis de Séguiran avait fait préparer dans sa propriété de Bouc mais « le mauvais temps n’empêcha pas néanmoins les habitants des villages de la route […] de former des danses fort agréables au son des fifres et des tambourins, selon la coutume du pays 6 ». Le premier regard que les princes jetèrent sur Marseille et ses environs se fit à La Viste qui offrait par temps clair, « le plus beau coup d’œil qui soit monde 7 ». L’épais brouillard qui y régnait alors ne permit pas d’apprécier la beauté du panorama ni les manœuvres navales commandées par le bailli de Noailles 8 . C’est donc sans s’attarder que les princes remontèrent en carrosse pour gagner la ville par des chemins détrempés le long desquels « [...] plusieurs personnes avec des tambourins, des fifres, des muzettes & des chalumeaux qui témoignoient par leurs sauts & par leurs danses, combien ils estoient sensibles au plaisir de [les] voir 9 ». 3 Voir Mercure galant, avril 1701, t. I., p. 123-125 ; voir aussi Christophe Levantal, La route des Princes, Paris, Sicre Éditions, s.d. [2001]. 4 [Joseph-François Duché de Vanci,] Lettres inédites de Duché de Vanci, contenant la relation historique du voyage de Philippe d’Anjou, appelé au trône d’Espagne, ainsi que des ducs de Bourgogne et de Berry, ses frères, en 1700 [...], éd. par Colin et Raynaud, Paris, Lacroix, Marseille, Camoin, 1830, p. 249-251. 5 Duché, p. 251. La survivance en pays d’Aix de cette danse dont l’abbé Moreri situe les origines à Montpellier au XIII e siècle, venait rappeler le lointain attachement du comté de Provence à la Maison d’Aragon ; voir Grand Dictionnaire Historique, ou le Mélange curieux de l’Histoire sacrée et profane, 19 e édition, Paris, s.n., Venise, chez François Pitteri, 1744, t. III, p. 285. 6 MG, p. 188. 7 MG, p. 191. 8 MG, p. 193. 9 MG, p. 194-195. Le séjour marseillais des ducs de Berry et de Bourgogne 489 L’entrée dans Marseille se fit par la Porte d’Aix où étaient venus les recevoir les échevins en robe rouge de damas, « précédés de plus de soixante valets avec les livrées de la Ville, & ayant à leur tête M. le marquis de Forville, gouverneur, accompagné de toute la noblesse 10 ». Puis ils prirent la direction du Cours encadrés d’hommes en armes, regroupés en milices bourgeoises, quartiers et corporations « de tous les arts et métiers, choisis et proprement vêtus 11 ». Cet axe ouvert en 1670 s’étendait jusqu’à la porte de Rome et séparait la vielle ville de la nouvelle, où logeaient les officiers des galères, la noblesse et la bonne bourgeoisie 12 . D’ordinaire, les marseillais venaient y prendre l’air, connaitre les nouvelles et danser au son du fifre et du tambourin 13 . Pour l’heure, la théâtralisation de l’entrée royale avait métamorphosé l’aspect de l’avenue au moyen de tapisseries tendues sur les façades et par l’érection d’architectures éphémères. À l’entrée de la porte d’Aix, on avait placé un arc de triomphe « de cinquante pieds de hauteur sur trente-sept de largeur, élevé en rocher représentant le Parnasse, sur lequel étaient les neuf Muses, qui par des occupations différentes représentaient les arts [présidés] par Apollon 14 ». Au milieu du Cours, c’était un second arc de triomphe, dominé par la figure d’une « Nimphe couronnée de laurier, qui représentait la Ville de Marseille [...] [et qui] tendait les bras pour recevoir Messeigneurs les Princes, & pour leur offrir les respects & l’Obeïssance de tous ses Habitans 15 . » À ses côtés paraissaient quatre figures symbolisant la navigation et les arts, et tout cet appareil était orné de divises accueillantes surmontées des mots Hilaritati publicæ inscrits en lettres d’or. Dès que les princes eurent franchi la porte de la ville, « toutes les cloches sonnèrent, l’air retentit de toutes parts de mille & mille cris d’allégresse, & du bruit confus, de tambours, trompettes, violons & hautbois, qui ne furent encore qu’une faible marque de la grande joie que les Marseillais ressentaient 16 ». Tout le long du parcours qui les conduisit à l’hôtel du marquis de Mirabeau, où ils devaient séjourner 17 , ce ne furent que des cris redoublés de « Vive le Roy ! », couverts par le bruit des boîtes et des salves de canons. 10 Relation de ce qui s’est passé à l’arrivée et pendant le séjour à Marseille de Messeigneurs les ducs de Bourgogne et de Berry à Marseille, Marseille, P. Mesnier, 1701, p. 6. 11 Duché, p. 255-256. 12 Voir Jean Dumont, Nouveau voyage du Levant, La Haye, s.n., 1694, p. 85. 13 Jean-Baptiste Labat, Voyages du P. Labat […] en Espagne et en Italie, Amsterdam, Aux Dépens de la Compagnie, 1731, t. II, p. 21. 14 Relation, p. 7. 15 MG, p. 207. 16 Relation, p. 7. 17 Augustin Fabre, Notice historique sur les anciennes rues de Marseille, Jules Barile éditeur, 1862, p. 8-9. Thomas Vernet 490 Le double enjeu du voyage, à la fois pédagogique et politique, transparaît à travers l’emploi du temps proposé aux princes et qui devait conjuguer les exigences de l’instruction à celles de la représentation et du divertissement. On assiste alors à une sorte de décentralisation de la « mécanique curiale » instaurée par Louis XIV à Versailles, la journée des princes voyageurs adoptant le même rythme que celle de leur grand-père et faisant se succéder les exercices spirituels, les séances de travail, les repas pris en public, les plaisirs de la pêche - en remplacement ici ceux de la chasse - ceux de l’opéra, des fêtes et des illuminations. La somptueuse résidence de l’intendant de l’Arsenal, M. de Montmor, appelée « Maison du roi » se transforma d’ailleurs au soir du 10 mars en « palais du Soleil » 18 et y pour accueillit un grand nombre de personnes distinguées, à l’instar des soirées d’Appartements versaillaises. N’était-ce pas pour les princes le meilleur moyen de se former au « métier de roi » ? Plusieurs officiers de la Maison du roi - dont le maître des cérémonies Desgranges - faisaient d’ailleurs partie des équipages 19 et le maréchal de Noailles, qui avait remplacé en février le duc de Beauvillier au titre de conducteur des princes, veilla à ce que tout se passât selon les desseins voulus par Louis XIV 20 . Localement, il revint au comte de Grignan de veiller à ce que toutes les « puissances de la Ville & le Corps des Galères en particulier [s’attachent] à former avec empressement mille projets de fêtes, & travaill[ent] tous de concert, chacun dans son département, à préparer aux yeux de ces Augustes Princes, tout ce qu’on pouvoit s’imaginer de mieux 21 ». La messe quotidienne ouvrait la journée des princes. Ils ne l’entendirent qu’une seule fois à la Major, le lendemain de leur arrivée, où le Te Deum fut chanté en musique 22 . Nous sommes mal renseignés pour les premières années du siècle, mais le Calendrier spirituel de Marseille de 1759 laisse sousentendre une grande stabilité dans les effectifs du Chapitre et rapporte qu’il y avait parmi les ecclésiastiques entretenus pour son service, « quatre bénéficiaires choristes, 8 enfans de chœur, une nombreuse chapelle de musique et un organiste 23 ». Plus ordinairement, c’est au couvent des Capu- 18 MG, p. 268-29. 19 Voir MG, janvier 1701, p. 161 et 240. 20 Voir Edmé Jacques-Benoit Rathery, « Lettres du maréchal de Noailles et réponse de Louis XIV, pendant le voyage des ducs de Bourgogne et de Berri aux frontières d’Espagne, en 1700-1701 », Bulletin du Comité historique des monuments écrits de l’Histoire de France, Histoire-Sciences-Lettres, t. IV, Paris, Imprimerie Impériale, 1853, p. 94-114. 21 Relation, p. 4. 22 MG, p. 210. 23 Calendrier spirituel, Leyde, 1759, p. 147-148. Le séjour marseillais des ducs de Berry et de Bourgogne 491 cins, proche de l’Hôtel de Mirabeau, que les princes firent leurs dévotions. Le 10 mars, « la musique [s’y] fit entendre pendant la messe » et l’organiste Charles Desmazures, reçu en l’église cathédrale en avril 1695, prit sans doute une part active à l’accompagnement de ces dévotions 24 . Aux exercices spirituels succédaient les longues audiences accordées aux Corps constitués. Le 8 mars, les princes avaient été reçus par le comte de Forville, les échevins et tous les commerçants assemblés dans la grande salle de l’Hôtel de Ville réaménagée pour l’occasion. On y avait placé une belle symphonie, tendue une « très riche tapisserie », tandis qu’à chaque extrémité deux grands tableaux rappelaient la relation étroite entre Marseille et les Bourbons 25 . Seuls les compliments des Prud’hommes en langue provençale rompirent un peu la monotonie de ce continuum laudatif et firent que les princes les écoutèrent « avec agrément 26 ». La présentation des Compagnies, l’inspection des fortifications mais surtout la visite du port et de l’Arsenal relevaient autant de l’apprentissage que de la communication politique. Après neuf ans de guerre et de famines et malgré un bref répit depuis 1697, la France se préparait à mener de nouvelles campagnes. À la fin août 1698, Louis XIV avait associé les princes à un simulacre de siège à Compiègne destinés à promouvoir la puissance des armées françaises devant les ambassadeurs européens 27 . Après cela, il avait confié à Vauban l’instruction militaire du duc de Bourgogne 28 . Le 10 mars 1701 « après avoir dîné [les princes] montèrent à cheval, avec M. le maréchal de Noailles, pour aller faire le tour des murailles de la Ville ; ils examinèrent avec M. de Vauban, le projet qu’il [avait] fait d’une nouvelle enceinte pour agrandir Marseille, & d’une autre citadelle 29 ». Ces visites de terrains étaient complétées par l’étude de cartes et de plans en relief 30 . Mais plus que les fortifications, c’est l’Arsenal et le spectacle du port empli de galiotes, de « caïts » et de felouques qui attisait le plus la curiosité des jeunes princes guerriers. En raison du mauvais temps, il leur avait fallu 24 Voir Patrick Geel, « Une famille d’organiste marseillais ; les Desmazures », Provence historique, Aix-en-Provence, 1980, vol. 30, n° 121, p. 297-301. 25 Voir Marie-Claude Canova-Green, « L’entrée de Louis XIII dans Marseille le 7 novembre 1622 », Dix-septième siècle, 2001/ 3 n° 212, p. 521-533 et MG, 214-215. 26 Relation, p. 10. 27 Voir Pascale Mormiche, Devenir prince. L’école du pouvoir en France, XVII e -XVIII e siècles, Paris, CNRS éditions, 2009, p. 303 et p. 461, n. 135. 28 Voir Mathieu Zamponi, « Le dernier voyage princier dans la France du grand siècle en 1700-1701, ou comment préparer un roi et la France à affronter la guerre », Revue historique des Armées, 2003, n° 1, p. 65-75. 29 Relation, p. 19. 30 Relation, p. 10. Thomas Vernet 492 attendre le 12 mars pour qu’ils puissent entreprendre une course en mer sur la Reale. Si comme rapporte le Mercure, « cette promenade ne leur causa aucune incommodité », il n’en fut pas tout à fait de même pour les membres de leur suite qui « quoyque très robustes, payèrent le tribut qu’on paye d’ordinaire la première fois qu’on va sur cet élément 31 ». Bâti sur l’ordre de Louis XIV, l’Arsenal représentait l’empreinte la plus forte de la soumission des Marseillais au pouvoir royal 32 . Depuis la fin des années 1680, on distinguait « l’ancien Arsenal » - construit entre 1665 et 1669 - du nouveau dont les travaux s’étaient achevés en 1690. Cet ensemble imposant occupait le fond du Vieux-Port et une bonne partie de sa rive Sud, avec en son centre la chiourme. Il fallut presque deux jours aux princes pour visiter l’intégralité des divers ateliers qui le composaient : ceux dédiés aux travaux de peinture, de sculpture, de menuiserie, au redressement des avirons ou à la confection des voiles et des cordes, les forges, les bassins de construction des galères et divers autres magasins. Le duc de Bourgogne animé du « désir sagement curieux de tout connaître et de tout savoir 33 » déclara « que le Roy n’ayant point vü cet Arcenal, ne pouvoit connoistre ses forces, & que sa grandeur & sa magnificence éclatoient infiniment plus à Marseille, qu’en aucune autre Ville du Royaume 34 ». M. de Montmor avait agrémenté la visite de plusieurs surprises qui ne manquèrent pas de divertir ses hôtes. La « musique des galères » les accueillit à la porte de la résidence du gouverneur dans l’après-midi du 8 mars : « Il y avait à l’entrée plus de cent tambours, trompettes, violons, fifres & autres joueurs d’instruments ; on tira plus de mille boîtes, & jamais bruit de guerre ne fut plus agréable que celui-ci 35 ». La salle d’armes, « sans contredit la plus belle de l’Europe » avait été arrangée avec art : « On voyait aussi en divers endroits de cette salle, plusieurs soleils […], dont les faces représentaient Monseigneur, le roi d’Espagne & ces Grands Princes, lesquels étaient environnés de toutes sortes d’armes luisantes 36 ». Mais bientôt, les armures que l’on croyait de fer s’animèrent au passage des princes « surpris de voir remuer la tête à seize de ces figures, qui, après avoir fait quelques mouvements grotesques, quittèrent leurs piédestaux, et dansèrent des rigaudons à 31 MG, p. 279. 32 Voir André Zysberg, « Marseille cité des galères à l’âge classique », Revue municipale de Marseille, n o 122, 1980, p. 75. 33 Jacques Maboul, Oraison funèbre de Très Haut, Très Puissant et Très Excellent Prince, Monseigneur, Louis Dauphin [...], A Paris, Chez Raymond Mazières, 1712, p. 9. 34 MG, p. 233. 35 Relation, p. 10 ; voir François Lesure, Dictionnaire musical des villes de province, Paris, Klincksieck, 1999, p. 193. 36 Relation, p. 11. Le séjour marseillais des ducs de Berry et de Bourgogne 493 la matelote, ayant chacun un instrument différent, au bruit desquels répondirent des trompettes et des flûtes douces qu’on avait cachées derrière les armes 37 ». Les danseurs guidèrent les princes vers un trophée d’armes et « à mesure qu’ils avancèrent vers cet endroit, on entendit une simphonie très-agréable, & de très-belles voix, qui chantèrent aussi d’autres Vers en l’honneur de Messeigneurs les Princes. Leur surprise fut d’autant plus grande qu’on avoit si bien caché les Musiciens & leurs Instrumens, quoy que tout cela demandast beaucoup de place, que rien n’avoit donné lieu de soupçonner qu’il y eust dans ce même lieu des gens cachez pour donner un second divertissement 38 ». On ignore tout de cette pièce 39 . Ce « prologue » fut-il repris d’un ouvrage lyrique si connu qu’on ne prit pas soin de le nommer ? Ou bien fut-il l’œuvre d’un musicien local possiblement secondé par un poète de la suite des princes ? On pourrait penser notamment à Duché de Vanci, déjà auteur de plusieurs livrets d’opéras 40 , et à Desmazures pour la musique. Au mois de juin 1701 ce dernier devait solliciter au Chapitre une avance de 400 livres pour « l’aider à la dépense qu’il [faisait] pour donner au public un livre de pièces de musique 41 ». Il s’agissait de Pièces de simphonie 42 finalement publiées en 1702 et opportunément dédiées à Marie-Louise de Savoie 43 . Mais on peut croire que ces pièces probablement composées au printemps précédent purent servir à agrémenter le séjour des princes. Le 9 mars, c’est au cœur même du chantier de construction des galères que M. de Montmor conduisit les princes. Afin de leur faire bien connaître la disposition et les aménagements du fond de cale des galères, il avait fait construire un bâtiment en coupe et pris soin « d’y mettre tout ce qu’il faut pour son armement, jusqu’à des gens qui faisaient des malades 44 ». Ces derniers, au moment même où les Princes s’en approchèrent « se levèrent & 37 Duché, p. 266-267. 38 MG, p. 230-231. 39 Duché évoque un « Prologue d’opéra à la gloire du roi », p. 267. 40 Céphale et Procris de Jacquet de La Guerre (1694) ; les œuvres de H. Desmarest Les Amours de Momus de (1695) ; Théagène et Chariclée (1695), Les Fêtes galantes (1698) et Scylla de Gatti (1701). 41 Arch. B.-du-Rh., VI G 441 à 446 ; voir Patrick Geel, art. cit., p. 298. 42 Charles Desmazures, Pièces de simphonie à quatre parties pour les violons, flûttes et haubois rangés en suites sur tous les tons, Marseille, l’Auteur, P. Canis, 1702. 43 Dans une lettre du 16 juin 1703, le comte de Grignan invite les échevins de Marseille à réemployer Desmazures pour la fête donnée à l’Hôtel de Ville pour l’anniversaire du roi ; voir Arch. Mun. Marseille, GG. 189. 44 Relation, p. 15. Thomas Vernet 494 formèrent avec tous les matelots une danse à la Provençale 45 ». L’ingéniosité de ce divertissement n’avait rien à envier à celle déployée par Berain pour l’Académie royale ou les spectacles de la cour. Cet équipage de galériens dansants rappelait par exemple celui de la « Fête marine » donnée l’année précédente à Marly à l’occasion du carnaval, où la proue d’un « vaisseau marchand » avait servi de décor à des danses de matelots. Les divertissements de l’Arsenal conjuguaient les formes attendues des plaisirs de cour - le prologue encomiastique chanté dans la salle d’armes et autres ingéniosités chorégraphiques - aux particularismes locaux, à savoir les danses provençales accompagnées au fifre et tambourin. Celles-ci devaient contribuer à renforcer l’engouement pour les musiques d’inspiration méridionale auprès des élites parisiennes. La forme du rigaudon, déjà fréquemment utilisée par Lully, abondera dans la première décennie du XVIII e siècle et contribuera à la peinture sonore de nombreux « tableaux provençaux » sur les scènes parisiennes. Il n’est qu’à renvoyer au divertissement marin du III e acte d’Alcyone de Marin Marais et d’Houdar de La Motte (1706), dont le fameux « air des matelots » n’est autre qu’un rigaudon 46 . Dès la fin de l’année 1680, c’est au Château d’If que la comtesse de Grignan avait fait jouer pour la première fois un opéra de Lully - il s’agissait de Bellérophon - loin de la sphère parisienne 47 . Quatre ans plus tard, Marseille avait été la première ville de France à se doter d’une Académie royale de musique sur le modèle de celle de Paris. Et ce n’est ni la disparition accidentelle de son fondateur Pierre Gautier en 1697, ni les difficultés financières auxquelles l’institution étaient confrontées, qui empêchèrent les princes d’assister à plusieurs représentations d’opéras : Isis les 7 et 9 mars, Armide les 10 et 11 mars. La salle de spectacle située alors en bordure de la Canebière avait été richement parée. Pour l’occasion, les échevins ayant dépensé « mille écus pour en augmenter les ornemens, & la dorure, avoient fait préparer une grande loge garnie de velours cramoisi avec de grosses crespines d’or, & deux fauteuils de même, & avoient fait faire à leurs dépens de riches habits aux acteurs 48 ». L’identité de ces derniers est mal connue. Le Mercure rapporte seulement qu’on fut « fort content des voix, des décorations, de la simphonie, & des machines. Les femmes emportèrent le prix 45 Relation, p. 15. 46 Voir Jean-Christophe Maillart, « Existe-t-il une musique méridionale française au temps d’André Campra ? », André Campra (1660-1744). Un musicien provençal à Paris, Wavre, Versailles, Mardaga, CMBV, p. 188-189. 47 Jérôme de la Gorce, Lully, Paris, 2002, p. 291. 48 MG, p. 209. Voir Jeanne Cheilan-Cambolin, « Notes sur les trois premières salles d’Opéra et de Comédie de Marseille », Provence historique, fasc. 160, Théâtre et spectacles (XVI e -XIX e siècles), avril-mai-juin, 1990, p. 148. Le séjour marseillais des ducs de Berry et de Bourgogne 495 de danse. Deux se firent admirer, & l’on trouva tous les hommes bons acteurs. Trois l’emportèrent pour la voix, & quatre actrices, dont il y eu une qui charma. 49 » Ces compliments s’adressaient sans doute aux demoiselles Andrée et Françoise Journet. Selon Duché de Vanci celles-ci « furent admirées et très applaudies. Elles sont parfaitement bien faites ; elles ont de véritables voix de théâtre et chantent très bien. On ne peut pas voir une meilleure actrice que la cadette 50 ». L’avignonnais Jean-Joseph Rasibus, François Darene, le montpelliérain Jacques Serane et l’aixois Jean-Joseph Charost devaient encore compléter la troupe 51 . Si les relations officielles ne permettent pas de juger objectivement de la qualité artistiques des spectacles, elles laissent apparaitre qu’en manifestant leur satisfaction et en réclamant de nouvelles représentations, les ducs se plaçaient en véritables ordonnateurs des plaisirs. Le goût du duc de Bourgogne pour la musique est connu : dès 1695, il avait reçu des leçons de composition et d’accompagnement de François Couperin et en avril 1700, quelques mois seulement avant son départ sur les routes de France, il avait destiné l’une de ses premières pensions à Jean-Baptiste Matho. Aussi dut-il être particulièrement intéressé par les spectacles lyriques donnés à Marseille. Le feu d’artifice qui embrasa littéralement le port et tous les environs de la rade au soir du 12 mars constitua le point d’orgue du séjour princier, offrant un spectacle aussi grandiose qu’irréel : « Chaque galère parut […] enveloppée dans un tourbillon de fumée éclairé par une lueur sombre, mais agréable. Un zéphire qui soufflait alors, emporta insensiblement cette fumée du côté de la ville, c’était le plus beau spectacle du monde que de voir encore cette même fumée s’éclaircir, monter en l’air, & laisser briller au travers, l’illumination des galères, qui semblaient être & plus belle & plus vive qu’elle n’était auparavant 52 ». Le lendemain matin, les princes quittaient Marseille en direction de Toulon, en passant devant un arc de triomphe que les échevins avaient placé vers le bout de la rue de Rome. Celui-ci avait pour thème le « Siècle d’or » qu’incarnaient les figures de la Concorde, de la Bonne Foi, de l’Abondance et de la Tranquillité ; Saturne « couché d’une manière commode & tranquille », semblait quant à lui« vouloir inviter tout le monde au repos 53 ». Les trois arcs de triomphe placés dans la perspective du Cours entre les 49 MG, p. 209. 50 Duché, p. 269. 51 Jeanne Cheilan-Cambolin, « Notes sur les trois premières salles d’Opéra et de Comédie de Marseille », op. cit., p. 150. 52 Relation, p. 22. 53 Relation, p. 22-23. Thomas Vernet 496 portes d’Aix et de Rome formaient ainsi un triptyque au centre duquel la représentation de la Ville de Marseille se trouvait à égale distance entre Apollon au Parnasse et l’évocation d’un temps de paix et de prospérité. Si nous savons que ce pacifisme affiché devait bientôt se changer en bellicisme forcé, il convenait pour l’heure de nourrir un rêve hégémonique. Il importait de dire « la grandeur prodigieuse » du bassin de Marseille en la rehaussant de l’éclat des artifices pyrotechniques, des divertissements chorégraphiques et musicaux, comme de celui des jeux de signes, de mots et d’images allégoriques. Si le voyage des princes n’eut pas les effets attendus, du moins perpétuat-il la pensée louis-quatorzienne selon laquelle les arts constituaient des armes politiques aussi puissantes que les galères de l’Arsenal. Les Festes de Thalie de Jean-Joseph Mouret ou comment un musicien provençal fait basculer l’opéra-ballet dans la comédie lyrique 1 C ATHERINE C ESSAC CESR UMR 7323 CNRS/ U NIVERSITE DE T OURS C ENTRE DE M USIQUE B AROQUE DE V ERSAILLES ) En août 1714, Jean-Joseph Mouret présente à l’Académie royale de musique sa première œuvre lyrique, Les Festes de Thalie, sur un livret de Joseph de La Font 2 . L’action de la première entrée se passe à Marseille et non plus dans une Venise imaginaire, lieu d’élection des opéras-ballets de l’Aixois André Campra. Bien que le choix de Marseille soit avant tout induit par les origines provençales de Mouret, il est aussi symptomatique d’une volonté à la fois de décentrage de Paris et de Versailles, et de renouveau de l’opéraballet. Enfin, si l’on replace Les Festes de Thalie dans la carrière de Mouret, l’œuvre est intimement liée à la protection de la duchesse du Maine qui, au même moment, s’affranchit des normes du divertissement de cour avec les Grandes Nuits de Sceaux à la fin du règne de Louis XIV. 1. Jean-Joseph Mouret, un musicien provençal à Paris Musicien natif de Provence comme son aîné André Campra, Jean-Joseph Mouret est né le 11 avril 1682 à Avignon et baptisé le même jour dans la paroisse Notre-Dame la Principale. Son père Jean-Bertrand Mouret est 1 Nous empruntons la locution « comédie lyrique » à James Anthony, La musique en France à l’époque baroque. Paris : Flammarion, 1981, p. 198. 2 Fils d’un procureur du Parlement de Paris, Joseph de La Font (1686-1725) commence sa carrière au théâtre par des comédies et des farces. Les Festes de Thalie est sa première œuvre pour la scène lyrique. Par la suite, il collabore avec Charles-Hubert Gervais pour Hypermnestre (1716) et Les Amours de Protée (1720), deux tragédies en musique dédiées au régent. Catherine Cessac 498 « marchand de soye 3 » et aussi joueur de violon comme son propre père Jean. À ce titre, il fait partie de plusieurs « bandes » de musiciens et en est même parfois le chef. Son épouse, Madeleine Menotte donne naissance à trois enfants : Jean, Jean-Joseph et Marie. Très jeunes, les deux fils font partie de la compagnie de musiciens du maître à danser Bertrand Rang. Jean-Joseph commence à composer dès l’âge de vingt ans avec succès. Cependant, l’espace provençal ne lui suffit pas. Âgé de 25 ans, il part à Paris 4 et trouve un poste en qualité de maître de musique du duc de Noailles 5 . Un an après ce premier engagement, Mouret entre au service du duc du Maine au château de Sceaux. En 1711, il épouse Madeleine, fille de Jacques Prompt de Saint-Mars, intendant des finances du château 6 . Toutefois, Mouret vit à Paris (place du Palais Royal), car c’est dans cette ville qu’il va mener principalement sa carrière. De 1714 à 1718, il est chef d’orchestre de l’Académie royale de musique où il fait représenter ses ouvrages lyriques, puis du Théâtre français (1716) et du Théâtre italien (1717). Enfin, en 1720, il obtient une charge de chantre de la Musique de la Chambre du roi et en 1728, remplace Anne Danican Philidor à la direction artistique du 3 Évrard Titon du Tillet, Le Parnasse françois. Paris : J.-B. Coignard fils, 1732, p. 703. 4 La Provence est une pépinière de musiciens. La plupart y resteront en tant que maîtres de chapelle ou émigreront vers d’autres provinces de France comme Jean Gilles (1668-1705), d’autres la quitteront comme André Campra (1660-1744) et Mouret, leur ambition, notamment dans le domaine lyrique, les poussant à chercher le succès à Paris et à Versailles. 5 Maréchal de France, capitaine des gardes du corps, ministre d’état et mémorialiste, Adrien Maurice, comte d’Ayen, puis duc de Noailles, est le frère de Marie-Victoire- Sophie de Noailles, épouse de Louis-Alexandre de Bourbon, comte de Toulouse, le second des fils légitimés de Louis XIV. Leur fils, le duc de Penthièvre héritera du domaine de Sceaux en 1775 à la mort du Comte d’Eu resté comme son frère le prince de Dombes, tous deux fils du duc du Maine, sans descendance. 6 Archives nationales, Minutier central, CI, 146, 20 octobre 1711, Mariage. Le contrat porte les signatures du duc et de la duchesse du Maine, de leurs deux fils Louis-Auguste et Louis-Charles de Bourbon, de Marie-Anne de Bourbon, sœur de la duchesse du Maine qui avait épousé l’année précédente à Sceaux le duc de Vendôme, de Nicolas Malézieu, ancien précepteur du duc du Maine, et de son épouse Françoise Faudel, gouvernante des enfants du couple princier. Mouret eut au moins trois enfants (Madeleine née en 1713/ 14 et décédée début janvier 1716, Joseph-François, né le 14 août 1715), voir archives municipales de Sceaux, GG9. À la mort du compositeur, seule est vivante Marie-Anne Mouret, « fille mineure », Archives nationales, Minutier central, XC, 351, 3 septembre 1739, Inventaire après décès, voir Jérôme de La Gorce, « Documents inédits relatifs à la vie de Jean- Joseph Mouret », Jean-Joseph Mouret, Journées d’études d’Aix-en-Provence, 28 et 29 avril 1982, Université de Provence, C.A.E.R. XVIII. Paris : Minkoff, 1983, p. 9-37. Les Festes de Thalie de Jean-Joseph Mouret 499 Concert Spirituel. Les premiers signes de folie apparaissent lorsque Mouret perd son poste à la mort du duc du Maine en 1736. Ceci conjugué à d’autres déboires professionnels entraîne son internement chez les Pères de l’Ordre de la Charité à Charenton où il décède deux ans plus tard, le 14 avril 1738. Dans son Parnasse françois, Titon du Tillet offre un portrait de Mouret dans lequel on retrouve les lieux communs attachés aux gens du sud : la bonhommie, les expressions régionales, l’accent, le chant naturel : Sa figure étoit prévenante, son visage toujours gay & riant, & sa conversation spirituelle & plaisante, animée des saillies de son pays, dont l’accent donnoit encore plus d’agrément. Sa voix assez belle pour un Compositeur (chose rare aux Compositeurs qui n’en ont que de très-foibles) contribuoit aussi à le rendre plus aimable, & à le faire rechercher dans les meilleurs Compagnies 7 . 2. Les Festes de Thalie : création et réception La première œuvre qui rompit avec le répertoire des tragédies en musique jusque-là proposé à l’Académie royale de musique fut L’Europe galante d’Antoine Houdar de La Motte et d’André Campra en 1697. Deux ans plus tard, Le Carnaval de Venise de Jean-François Regnard, poète familier de l’Italie, et du même Campra, qui fait l’effet d’un véritable choc et lui vaut un accueil difficile. L’action est campée dans la réalité d’un lieu, Venise, fait intervenir les personnages codifiés de la commedia dell’arte et des situations non moins typiques de la comédie de l’époque avec amant et jeune fille, mari jaloux, sérénade nocturne…, le tout justifié par la liberté de ton autorisée par le carnaval. Mais le public n’était apparemment pas prêt pour plébisciter une telle mascarade ; il le sera en 1710, lorsque Campra récidive en compagnie d’Antoine Danchet avec Les Festes vénitiennes 8 . Les Festes ou le Triomphe de Thalie (titre assumant pleinement son propos mais jugé provocant et rapidement modifié en seulement Les Festes de Thalie) est créé le mardi 14 août 1714. Les auteurs apportent une nouvelle touche d’originalité au genre de l’opéra-ballet en faisant chanter des personnages du quotidien évoluant sur le mode de la comédie. Le réalisme 7 Évrard Titon du Tillet, Le Parnasse françois. Paris : J.-B. Coignard fils, 1732, p. 703-704. 8 Entre-temps, deux autres œuvres dans le même esprit avaient vu le jour : Le Carnaval et la Folie d’Antoine Houdar de La Motte et d’André Cardinal Destouches en 1703 où se mêlent allégories et divinités, et La Vénitienne de La Motte et de Michel de La Barre en 1705, recourant aux figures et aux masques de la commedia dell’arte. Catherine Cessac 500 des rôles et des costumes dérouta le public, mais le succès du ballet ne fut pas remis en cause, ainsi que le note le Mercure galant : « On a beaucoup crié contre les Festes de Thalie, il y a cependant plus de deux mois qu’on jouë ce Ballet sur le Théatre de l’Opera 9 ». Dans leur Histoire de l’Académie royale de musique, les frères Claude et François Parfaict témoignent à leur tour que « ce ballet, dont l’idée était neuve et singulière sur la scène lyrique eut un succès prodigieux, et les représentations en ont toujours été applaudies 10 ». En préambule à l’édition du livret dans le Recueil general des opera representez par l’Académie royale de musique, La Font s’explique sur la conception de l’œuvre et sa réception : Voilà je croi, le premier opera où l’on ait vû des Femmes habillées à la Françoise, & des Confidentes du ton des Soubrettes de la Comedie ; c’est aussi la premiere fois que l’on ait hazardé de certaines expressions convenables au Comique, mais nouvelles jusqu’alors & même inconnuës sur la Scene lyrique ; le Public en fut d’abord allarmé, cependant que le Théatre qui regne du commencement jusqu’à la fin de ce Balet se trouva si amusant & si enjoüé, qu’on y venoit en foule presque à contre-cœur. Je me fis conscience de divertir ainsi le Public malgré lui, & pour rendre son plaisir pur & tranquile je me dépêchai de faire moi-même la Critique de mon Ouvrage 11 où je donnai tout le merite du succès à la Musique & à la Danse. Le Public me sçut si bon gré d’avoir eû cette attention pour lui, & devint si fort de mes amis que pendant quatre-vingt Représentations il ne pouvoit se resoudre à me quitter, & même encore aujourd’hui il parle de ce Balet avec plaisir. 12 Bien que ce fussent le livret et la représentation de caractères quotidiens qui causèrent la désorientation des spectateurs, La Font ne fut sûrement pas le seul responsable. Le témoignage de Philippe-Néricault Destouches, le librettiste des Amours de Ragonde montre comment s’opérait la collaboration étroite entre le poète et le compositeur : « [...] à mesure que je composais 9 Mercure galant, octobre 1714, p. 257. 10 Claude et François Parfaict, Histoire de l’Académie Royale de Musique (BnF Manuscrits, n a fr 6532) où on lit encore : « Cette nouveauté qui fait le plus grand mérite de ce poeme, lui attira nombre de censeurs qui n’eurent pas beaucoup de peine à trouver les défauts de l’ouvrage et le faible des intrigues qui ne sont neuves que sur le Theatre de l’Opera. Mais le public, enchanté par la musique charmante et par la maniere dont ce Ballet fut exécuté, convenait de la justesse de ces critiques, et n’en allait pas moins à ce spectacle » (cité par Renée Viollier, Jean- Joseph Mouret le musicien des grâces. Paris : Floury, 1950, p. 46). 11 La Critique des Festes de Thalie dont il sera question plus loin. 12 Recueil general des opera representez par l’Académie royale de musique, depuis son etablissement. Paris : Veuve Ribou, XI, 1720 (Avertissement) ; Genève : Slatkine Reprints, II, 1971, p. 555. Les Festes de Thalie de Jean-Joseph Mouret 501 les vers, feu M. Mouret les mettait en musique avec une facilité merveilleuse 13 ». La version originale des Festes de Thalie est constituée d’un prologue et de trois entrées : La Fille, La Veuve et La Femme. Le prologue, s’affichant comme une mise en abyme de l’enjeu de l’œuvre, à savoir la place de la comédie sur la scène de l’Académie, met en scène les muses de la tragédie et de la comédie, Melpomène et Thalie, qui se disputent leurs mérites respectifs 14 . L’une estime que « Rien ne peut égaler [ses] spectacles pompeux », alors que l’autre trouve des limites à la tragédie : « On est bientôt las de pleurer, Se lasse-t-on jamais de rire ? » Apollon tente de les réconcilier, mais face au départ de Melpomène qui se sent méprisée, Thalie peut chanter : « Mon art est le plus grand des arts », après quoi les Jeux et les Plaisirs célèbrent son triomphe 15 . La première entrée La Fille se situe, sur fond d’exotisme méditerranéen, dans le port de Marseille qui a remplacé la lagune de Venise de Campra et de La Barre 16 . Le capitaine de vaisseau Acaste revient d’Alger où il a délivré Cléon d’une captivité de dix années. Ce dernier espère revoir sa femme Bélise et sa fille Léonore dont Acaste est amoureux. Mais Léonore préfère « rire et danser » que d’aimer. Croyant son mari mort, Bélise se propose de remplacer sa fille dans le cœur d’Acaste. L’arrivée de Cléon met fin à ses projets et Léonore épouse Acaste au son d’une Feste marine dans laquelle 13 Philippe Néricault Destouches, Œuvres dramatiques. Paris : Lefèvre, 3, 1811, p. 509-510. 14 Première apparition avec débats esthétiques dans Les Amours de Monus de Duché et Desmarest en 1695. 15 Ces allégories avaient déjà été représentées dans Les Amours de Momus (Duché de Vancy et Desmarest en 1695). 16 Rappelons que c’est à Marseille que la première académie de musique en province fut créée en 1684 par Pierre Gautier, dit de Marseille (né à La Ciotat en 1642), grâce à un privilège de Lully. Elle se trouvait dans une salle de jeu de Paume, rue du Pavillon. Le premier opéra Le Triomphe de la Paix est donné le 28 janvier 1685 dans la plus grande magnificence. Mais les difficultés financières vont vite avoir raison de l’entreprise qui s’achève en septembre 1688. Après moultes pérégrinations (prison pour endettement, séjour à Lyon), Pierre Gautier et son frère Jacques établissent une nouvelle salle d’opéra en 1694, sur la Canebière, au niveau de la rue Saint-Ferréol. Jacques en est le directeur et Pierre le maître de musique. Au retour d’une tournée en 1696 à Aix, Avignon, Arles et Montpellier où l’on représenta Alceste de Lully, la troupe s’embarqua à Sète avec le matériel de scène. Une tempête fit couler le bateau et tout disparut, corps et biens. Voir Lionel de La Laurencie, « Un émule de Lully : Pierre Gautier de Marseille », Sammelbände der Internationalen Musikgesellschaft, XIII, 1 (octobre-décembre 1911-1912), p. 39- 69. Catherine Cessac 502 chantent et dansent des Captifs algériens et des matelots marseillais, et même « une fille marseilloise ». L’entrée se ferme par deux rigaudons, danse originaire de Provence pratiquée dans toutes les couches de la société, puis devenue une danse de cour 17 . Le décor de La Veuve représente un hameau. Isabelle chante les charmes du veuvage, c’est-à-dire la liberté, et ne veut donc accorder son cœur à personne, malgré l’affluence des prétendants. Léandre, simple officier, et le financier Chrisogon se vantent d’être aimés d’Isabelle, mais Doris, la confidente de cette dernière, les met en garde contre la frivolité des belles. La jeune veuve paraît et les deux amants la pressent de prendre une décision. Elle déclare ne pas pouvoir s’engager après seulement deux ans de veuvage. Pour la distraire, le financier lui offre une Noce de village. Mais Isabelle refuse toujours de s’accorder et les deux éconduits acceptent de se consoler ailleurs : « On n’est pas plus misérable,/ Pour une maîtresse de moins » ! Lors de la reprise du ballet, l’année suivante, le 12 mars 1715, Mouret effectue quelques remaniements. La seconde entrée devient La Veuve coquette, Isabelle s’étant transformée en une femme légère. La troisième Entrée, La Femme, se passe dans « une Salle préparée pour un Bal ». L’argument est le suivant : lors d’un bal masqué, Dorante est tombé amoureux d’une femme dont il ne connaît pas le visage. Il fait préparer un nouveau bal pour connaître la belle qui n’est autre que sa propre épouse Caliste. Les auteurs renouent ici avec une intrigue à l’italienne et des personnages de la commedia dell’arte (Arlequin, Arlequine et Polichinelle). En raison des critiques qui accueillent l’œuvre à sa création, La Font et Mouret ajoutent une nouvelle entrée La Critique des Festes de Thalie jouée à partir du 9 octobre 1714, où président les arts de la scène, la danse et la pantomime, aux côtés de Thalie. Momus, dieu de la Raillerie, a été délégué par Apollon dans le rôle d’arbitre, ce qui place définitivement le propos dans le domaine de la comédie. L’entrée reprend des danses déjà entendues (le dernier air de la Noce de Village de La Veuve, le rondeau des Captifs Algériens de La Fille) et se termine par des pantomimes. Sur le plan musical, rien de typiquement provençal n’émerge des Festes de Thalie. Ce n’est qu’en 1722 que Mouret ajoutera une entrée intitulée La Provençale (rien ne dit qui fut le librettiste) promise à la plus grande réussite : « La musique en est vive & saillante, & se ressent tout-à-fait de la chaleur du climat où l’on a placé la scene 18 ». On y trouve des paroles en occitan, l’usage d’un galoubet et d’un 17 Voir Rosow, Lois. « Ironic play in Campra’s L’Europe galante », Itinéraires d’André Campra (1660-1744), d’Aix à Versailles, de l’Église à l’Opéra. Wavre : Mardaga, Études du Centre de Musique Baroque de Versailles, 2012, p. 249. 18 Mercure de France, septembre 1722, p. 175. Les Festes de Thalie de Jean-Joseph Mouret 503 tambourin, des contredanses provençales (Les Calotins et La Farandoule) et les personnages costumés ad hoc. 3. De Thalie à Ragonde En tant que musicien protégé du duc du Maine, Mouret dédiera quasiment toutes ses œuvres non pas au duc mais aux membres de sa famille et tout particulièrement à son épouse 19 . Dans la dédicace des Festes de Thalie à la duchesse du Maine, Mouret laisse entendre qu’elle a eu quelque part dans cette nouveauté ou, du moins, en a approuvé la conception : Les applaudissemens dont V.A.S. a honoré les Ouvrages que j’ay faits, pour contribuer à ses plaisirs, m’ont inspiré le désir de donner au Public L ES F ESTES DE T HALIE . Vôtre Choix & vôtre Goût, MADAME, sont si sûrs, que l’honneur de vous appartenir & de vous plaire, doit répondre d’un plein succès. Louise-Bénédicte de Bourbon, petite-fille du Grand Condé, et donc princesse du sang, est mariée en 1692 au duc du Maine, bâtard légitimé de Louis XIV et de Mme de Montespan. Très vite, la jeune duchesse refuse de se plier à l’étiquette versaillaise et s’en affranchit dès que possible, préférant créer son propre monde et ses propres codes, déterminée à affirmer son image dans le domaine artistique et politique. En 1700, elle s’installe au château de Sceaux et en fait un lieu de divertissements et de fêtes originaux et novateurs. Les muses de la tragédie et de la comédie présentes dans Les Festes de Thalie le sont aussi fréquemment dans les œuvres jouées chez la duchesse du Maine qui se plaisait aux deux genres, non seulement en tant que spectatrice mais aussi comme comédienne. Les Grandes Nuits de Sceaux qui se déroulèrent de l’automne 1714 au printemps 1715 et dont la réputation a traversé les siècles, en mal et en bien, étaient des fêtes sur mesure pour une duchesse insomniaque, avide de spectacles et déterminée à élever son mari sur les plus hautes marches du royaume à la veille de la disparition de Louis XIV. Le projet consistait à donner des divertissements (en général au nombre de trois) parlés, chantés et dansés dont la principale thématique était la nuit déclinée sous de mul- 19 Sont dédiés à la duchesse du Maine le ballet Les Festes de Thalie (1714), les tragédies en musique Ariane (1717) et Pirithoüs (1723), le ballet héroïque Les Grâces (1735), à sa fille Mlle du Maine pour ses vingt ans en 1727 le III e livre d’Airs sérieux et à boire et le ballet héroïque Les Amours des dieux, et à son fils aîné le prince de Dombes les Fanfares pour des trompettes, timbales, violons et hautbois, avec une suite de simphonies mêlées de cors de chasse (1729) et le ballet Le Triomphe des sens (1732). Catherine Cessac 504 tiples formes et discours. Mouret fut le compositeur le plus sollicité, ayant contribué, en tout ou partie, à dix Nuits sur seize 20 . Donnée le 5 décembre 1714, la Treizième Nuit rompt avec la forme discontinue des intermèdes des Nuits précédentes en présentant un sujet unique et une action suivie (la veuve Ragonde cherche à séduire le jeune Colin, lequel sera contraint de l’épouser), Les Amours de Ragonde & de Colin sur un texte de Philippe Néricault Destouches et une musique de Mouret. Les personnages appartiennent à la réalité la plus tangible puisque l’action se passe « dans le village de Sceaux » et que les protagonistes en sont les habitants, portant des prénoms fleurant bon le terroir (Lucas, Thibaut, Colette, Mathurine), tout en s’exprimant selon un parler non moins coloré, ainsi lors de l’entrée de Ragonde au début du premier acte : Allons, mes enfants, à l’ouvrage, Tandis que je travaillerons, J’avons ici les garçons du Village Qui vont nous amuser par d’aimables chansons. Alors que Destouches et Mouret travaillent à la conception des Amours de Ragonde, il paraît évident que le ballet des Festes de Thalie est particulièrement présent dans leur esprit, du moins à celui du compositeur. En effet, la comédie de Sceaux reprend, d’une manière assez directe, certains thèmes développés dans l’œuvre parisienne. De la première entrée, La Fille, le choix d’un lieu précis : l’action se passe à Marseille, alors que les personnages de Ragonde seront des paysans de Sceaux. D’une œuvre à l’autre, il s’agit de la même manière de se détacher de l’univers de la cour et d’asseoir un régionalisme, voire une paysannerie. À la communauté de l’intrigue, axée autour de l’attirance d’une mère pour l’amoureux de sa fille, s’ajoute le rôle travesti de ladite mère (Ragonde à Sceaux et Bélise à Marseille), chanté par une taille. Certes, le procédé n’est pas nouveau, à l’œuvre depuis longtemps dans l’opéra vénitien, dans les ballets de cour français, dans une bien moindre mesure à l’Académie royale de musique 21 . 20 Il inaugure la Première, puis compose la musique des deux premiers intermèdes (Grande Nuit du Pavillon de l’Aurore et Dialogue de Flore et de Zéphire) de la Cinquième sur des textes de Malézieu, de la Sixième pour la représentation d’un Sabbat, de la Septième pour l’intermède des savants, des intermèdes du chimiste et d’Urgande & les Chevaliers de la Lune et du Soleil de la Dixième, des premiers intermèdes du Mystère ou les fêtes de l’inconnu de la Douzième où il entame sa collaboration avec Destouches qu’il scelle la Nuit suivante par Les Amours de Ragonde. On lui doit encore la musique complète des Neuvième, Quatorzième et Quinzième Nuits. 21 Voir Rebecca Harris-Warrick, « Le comique sur la scène de l’Académie royale de musique à l’époque de Campra », André Campra, Le Carnaval de Venise. Wavre : Les Festes de Thalie de Jean-Joseph Mouret 505 Des correspondances entre les deux pièces sont encore repérables entre l’entrée La Veuve des Festes de Thalie, dont la cinquième scène est une Noce de village qui termine aussi Les Amours de Ragonde, ainsi qu’entre l’entrée La Femme où le déguisement constitue le moteur essentiel du comique et Ragonde, lorsque les paysans se transforment en lutins. On remarque enfin la présence d’une contredanse à la fin de la troisième entrée des Festes de Thalie 22 et à la fin de la première entrée des Amours de Ragonde. Cette danse qui fermait les bals était la danse préférée de la duchesse du Maine, si bien qu’en 1706, Raoul Auger Feuillet lui dédie un Recüeil de Contredances mises en choregraphie 23 composé de celles qu’elle préférait et de nouvelles de l’auteur. La prochaine œuvre de Mouret pour l’Académie royale sera une tragédie lyrique, Ariane, sur un livret de François-Joseph de Chancel , dit Lagrange- Chancel, et Pierre-Charles Roy, deux poètes actifs à la cour de Sceaux à cette époque. L’œuvre est créée le 6 avril 1717 et dédiée de nouveau à la duchesse du Maine : L’honneur que j’ay d’être attaché à la Maison de VOSTRE ALTESSE SERENISSIME, & la gloire d’avoir quelque fois contribué à ses amusemens, ont prévenu le Public si favorablement pour moy, qu’il a reçû mon premier Ouvrage avec des applaudissemens ausquels je n’osois m’attendre : Animé par des commencemens si heureux, & par la continuation des bontés dont V.A.S. m’honore ; je n’ay pas cru pouvoir me dispenser de travailler à l’Opera d’Ariane, que je prens la liberté de présenter à V.A.S. 24 . Ariane ne connaît qu’une seule représentation. Pour le public, Mouret restera le compositeur de deux œuvres puisque Les Amours de Ragonde remis Mardaga, Études du Centre de Musique Baroque de Versailles, 2012, p. 62 et 64. Après avoir disparu de la scène française depuis Astrée de La Fontaine et de Collasse en 1691, le travestissement réapparaît ici. 22 « Plusieurs Paysans & Paysannes dansent quelques entrées ; & la Veillée finit par une contre-danse, où tous les Acteurs & toutes les Actrices se mêlent », Suite des Divertissemens de Seaux, contenant Des Chansons, des Cantates & autres Pieces de Poësies. Avec la description des Nuits qui s’y sont données, & les Comedies qui s’y sont jouées. Paris : E. Ganeau, 1725, p. 268. 23 Titre complété par « d’une maniére si aisée, que toutes personnes peuvent facilement les apprendre sans le secours d’aucun maître et même sans avoir en aucune connoissance de la Chorégraphie », Paris, auteur, 1706 : « L’Inclination que Vôtre Altesse Séréniss. me a fait paroître pour les Contredanses m’a obligé de faire un Recüeil de celles qui vous ont plu d’avantage, je prens la liberté de vous en offrir aussi de ma Composition ». 24 Ariane/ Tragedie/ en musique/ Par monsieur Mouret, ordinaire de la musique de S.A.S. Madame/ la Duchesse du Maine ; / representee pour la premiere fois,/ par l’Academie Royale de Musique,/ le mardy sixième jour d’avril 1717. Paris : J.B.C. Ballard, 1717. Catherine Cessac 506 au goût du jour par sa veuve en 1742 (Mouret est mort depuis quatre ans) resteront à l’affiche à Paris et en province jusqu’en 1773 25 . Les Festes de Thalie seront jouées jusqu’en 1754 et La Provençale seule jusqu’en 1778. La double carrière de Mouret à l’Académie royale de musique et chez la duchesse du Maine ne montre pas seulement l’ambition du compositeur, mais aussi la communauté d’esprit entre celui-ci et sa mécène de Sceaux, à savoir le goût de la comédie et de la nouveauté. Le bref éclairage que nous avons dirigé sur la duchesse du Maine donne à réfléchir sur ces propos de Sainte-Beuve : « On ne saurait dire pourtant que l’influence de la Cour de Sceaux ait été profitable aux Lettres, ni qu’elle ait rien inspiré. On n’y sent rien, en effet, de cette action vivifiante et féconde qui suppose un foyer véritable 26 ». Jusqu’à aujourd’hui, les historiens n’ont pas vraiment révisé ce jugement sur ce personnage si riche et si méconnu qui pouvait influer d’une manière directe sur l’évolution du répertoire de l’Académie royale de musique. 25 Et aussi à Bruxelles en mars 1748. Il faut aussi compter les reprises en 1744 au château de Dampierre devant la reine et le dauphin. En 1748 et 1749, Madame de Pompadour donnera la pièce sur son Théâtre des Petits Cabinets de Versailles. 26 Sainte-Beuve, « La duchesse du Maine », Causeries du lundi. Paris : Garnier-Frères, III, [1850], p. 225. Rencontres littéraires Voyages réels et irréels dans Voyage de campagne P ERRY G ETHNER O KLAHOMA S TATE U NIVERSITY Le voyage à Cythère constitue un des motifs les plus caractéristiques de l’époque dite rococo. Associé aux canevas éblouissants de Watteau et aux comédies de Marivaux, ce topos présente un monde raffiné et idyllique où les gens ne s’occupent que de l’amour souriant et galant 1 . Mais si l’on admet que ce topos n’a pas surgi inopinément pendant la période de la Régence, quand et pourquoi a-t-il tiré son origine ? Et je me pose une deuxième question, qui semble avoir peu troublé les historiens : si le point d’aboutissement est Cythère, où ce voyage allégorique commence-t-il ? Pour tâcher de répondre, je vais examiner un roman hybride et expérimental publié en 1699 par Henriette-Julie de Castelnau, comtesse de Murat, Voyage de campagne, et je commence par l’épître dédicatoire, un rondeau en vers, adressée à la princesse de Conti, qui venait d’accepter la dédicace de ses deux premiers recueils de contes de fées. La louange hyperbolique semble, à la surface, n’être rien qu’un pur amas de conventions tirées de l’esthétique galante : la princesse est plus belle que Vénus et égale la déesse dans ses autres bonnes qualities, et de plus, elle surpasse Vénus dans sa conduite. Mais la référence à Cythère dans le deuxième vers et l’accent mis sur Cupidon, dont le nom constitute le refrain, laissent supposer qu’il y a un sens allégorique à y chercher. Examinons le texte de plus près : De Cupidon ressemblez à la mère : Allez pour voir de Versaille’ à Cythère, Peuples seront sur les chemins épars, 1 Il y a eu récemment plusieurs études sur Watteau qui replacent ce peintre dans le contexte plus large de la fin du règne de Louis XIV. Pour une mise au point stimulante, voir Julie Anne Plax, Watteau and the Cultural Politics of Eighteenth- Century France Cambridge, Cambridge University Press, 2000. Voir aussi Robert Tomlinson, La Fête galante : Watteau et Marivaux, Genève, Droz, 1981. Perry Gethner 510 Encens et cœurs viendront de toutes parts. L’autre Vénus passera pour chimère. Or m’en croyez : jà ne fus mensongère ; Connais un peu le goût, le caractère De cette Gent qui suit les étendards De Cupidon. La ressemblance en un seul point diffère : De la Déesse avez ce qui sait plaire, Beautés, maintien, grâces et doux regards ; Mais ne voulez d’Adonis, ni de Mars, Ni le restant de l’amoureux mystère De Cupidon (27-28) 2 . Si le voyage de la princesse de Conti doit se lire comme une allégorie, que représente Cythère ? Il y a plusieurs possibilités logiques. Une première interprétation serait métacritique : c’est-à-dire que le voyage représente le processus de lecture, au cours duquel les lecteurs acceptent de se laisser transporter dans un monde fictif. La princesse visite le monde romanesque en tant qu’arbitre du bon goût. L’éloge de la part des habitants de Cythère, partisans de Cupidon, indique qu’ils se réjouissent de découvrir que la princesse, comme eux, préfère les intrigues romanesques traditionnelles avec des héroïnes qui se conforment au code de bienséances. En effet, les personnages du roman qui suit respectent les vertus morales : chasteté, honnêteté, respect pour l’amitié, soin de l’honneur et de la réputation ; les actions néfastes, telles que l’adultère, la vengeance cruelle, la tromperie et l’amour-fureur, y sont interdites. Tous les personnages dans le roman-cadre sont célibataires ou veufs, et leurs passions ne dépassent jamais les bornes de l’honneur. Même dans le conte de fées intercalé, les amants, malgré le fait qu’ils se font une promesse solennelle de mariage, refusent de consommer leur union avant le mariage effectif. Et pourtant personne n’est là pour les gêner, car ils se trouvent dans une île déserte. Cythère, d’où Mars et Adonis sont bannis, est donc le lieu de la pureté de l’amour, où la plupart du temps les passions sont tranquilles et où les transports de jalousie ne constituent que des orages passagers, causés par des malentendus. Cette tranquillité constitue un des principaux attraits de Cythère, en tant que lieu du bonheur. 2 J’utilise l’édition critique du roman que j’ai publiée avec Allison Stedman (Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2014), et certains détails de l’analyse suivante s’inspirent de l’introduction de ce volume, rédigée par ma collaboratrice. Pour une étude approfondie de la carrière de la romancière, voir Madame de Murat : Contes, éd. Geneviève Patard, Paris, Champion, 2006. Voyages réels et irréels dans Voyage de campagne 511 La lecture métacritique se renforce par le fait que le roman est écrit à la première personne et s’affiche comme une lettre destinée à une amie restée à Paris. Cette destinataire, qui n’est jamais nommée, est l’amie intime de la narratrice et aussi l’ancienne amante du comte de Selincourt, chez qui les personnages du cadre passent l’été, mais à part quelques mentions ponctuelles nous oublions que le volume est censé être une épître. Ajoutons que dans le tout premier paragraphe du roman la narratrice compare l’entreprise de bien conter son voyage à la composition d’un roman. Autrement dit, elle doit se servir des techniques de la fiction pour décrire des événements dans le monde soi-disant réel, et surtout, comme chez Mlle de Scudéry, il faut inclure, in extenso, « les conversations que nous y avons eues, et les histoires qu’on y a contées » (29). Ensuite, à la fin de l’épisode le plus dramatique de l’intrigue-cadre, le duel manqué entre Selincourt et le marquis de Brésy, la narratrice se laisse aller à un petit badinage : la confrontation des deux hommes mériterait un traitement dans le style élevé, mais elle choisit de s’en tenir au style moyen : « J’aurais bien voulu pouvoir entonner la trompette pour vous conter cette aventure […] mais je n’aime pas à prendre des tons que je ne puisse soutenir » (77). Encore une fois, la Cythère romanesque n’est pas destinée aux aventures héroïques ni tragiques. Selon un deuxième niveau de lecture, Cythère représenterait les lieux où le roman est situé, c’est-à-dire le château de Selincourt et plusieurs autres résidences dans les environs où les amis font de brefs séjours. Ce château est réel, même si l’auteure triche avec la géographie, le situant assez près de Paris alors qu’il se trouve en Picardie. Mais l’essentiel, c’est que le topos du monde pastoral se greffe sur un endroit réel habité par des personnages contemporains. En outre, comme dans les tableaux de Watteau, les gens qui visitent Cythère ne sont plus des bergers de fantaisie, mais plutôt des aristocrates contemporains. Bien que le style architectural du château ne soit pas précisé, il est sans doute moderne, avec toutes les qualités qui seront associées au décor rococo : élégance, profusion d’ornements raffinés, et confort. L’intérieur est qualifié de « superbe », avec des appartements grands et bien meublés, et la chère qu’on y fait est qualifiée de « délicate et bien entendue » (30). L’extérieur n’en est pas moins beau, car la propriété, située sur les bords de la Seine, est pittoresque et comporte un bois et un grand jardin avec allées et fontaines. Mais ce qui contribue le plus à en faire un endroit idéal pour des vacances d’été, c’est que l’ambiance y est reposante et que les invités n’ont rien de programmé à y faire. En effet, c’est un lieu de pur divertissement, où chaque membre participe aux activités et où tout le monde est disponible pour l’amour sans le chercher exprès. Chacune des trois femmes aura une histoire sentimentale divergente, mais qui correspond à la personnalité et au goût de chacune. La Perry Gethner 512 narratrice, qui n’a jamais aimé, tombera amoureuse du marquis de Brésy, qui l’aimera de retour (bien qu’il ne s’agisse pas d’un coup de foudre ni pour l’un ni pour l’autre) ; ils se marieront au dénouement. La marquise d’Arcire, jeune veuve, est déjà amoureuse du comte de Selincourt, qui l’aime de retour, et qui l’épousera après avoir traversé un court épisode de jalousie. Mme d’Orselis, autre jeune veuve, semble s’éprendre du chevalier de Chanteuil, mais l’humeur capricieuse et la langue acerbe de cette femme, malgré sa beauté et son charme, vont la disqualifier pour le remariage. Les histoires d’amour entre ces personnages sont tellement calmes et les obstacles durent si peu de temps que cette partie de l’intrigue n’occupe qu’un pourcentage très réduit du texte. Si le voyage à Cythère-Selincourt permet de faire naître l’amour tranquille et le divertissement galant dans la vie contemporaine et réelle, c’est le voyage à une Cythère fictive, c’est-à-dire l’île magique, qui fait naître l’amour dans le conte de fées intercalé. La princesse Isaline est brusquement enlevée par un dragon, qui la place sur une île déserte loin du monde civilisé. Mais c’est en réalité un paradis terrestre, car le climat y est agréable et il y a partout du gazon et des arbres. Le beau pêcheur Delfirio, qui est en fait un prince déguisé, lui bâtit une cabane confortable et lui prépare des repas simples mais délicieux. Même le dragon, qui revient régulièrement dans l’île, ressemble plutôt à un chien amical et passe ses journées à faire des siestes en plein air auprès des jeunes gens. Cette Cythère est également un paradis dans le sens amoureux du terme, car les adolescents découvrent la passion pour la première fois, chacun peut en parler à son aise, et le jeune homme a tous les moyens requis pour mériter l’affection de sa belle. L’amour semble libéré des contraintes sociales et politiques, car Isaline n’hésite pas à avouer sa tendresse pour quelqu’un qu’elle croit être un simple pêcheur. Quand Delfirio lui avoue enfin sa véritable identité, il admet qu’il n’a aucune envie de retourner dans le royaume de son père parce que la « vie tranquille » plaît tellement à tous les deux (59). Mais au dénouement, bien entendu, tout devra rentrer dans l’ordre : Delfirio retourne chez son père, reprend son rang, et arrive chez le père d’Isaline pour la demander en mariage. Nous devons supposer que leur félicité sera durable, non seulement parce que c’est la convention dans les contes de fées, mais surtout parce que leur passion est basée sur l’égalité et sur la compatibilité qu’ils ont pu découvrir dans l’île paradisiaque. Il est intéressant de constater que la narratrice, qui improvise en grande partie quand elle débite le conte de fées à toute la compagnie, anticipe sur ses propres aventures amoureuses. Comme Isaline, elle découvre la passion dans un endroit isolé et charmant, et son futur époux commence à la toucher grâce aux services qu’il lui rend dans un moment de grand danger. Voyages réels et irréels dans Voyage de campagne 513 Une troisième lecture allégorique a été proposée par Allison Stedman 3 . Dans la génération de Mme de Murat, Cythère s’employait parfois comme métaphore laudative pour désigner le monde des salons. Le poème liminaire serait donc une exhortation à la princesse de Conti de continuer de fréquenter les salons et de patronner les écrivaines. Mais ce ne sont pas seulement les habituées des ruelles qui profiteront de la présence de la princesse, car celle-ci va éprouver beaucoup de plaisir en recevant l’adulation de ses protégées et en lisant leurs nouvelles compositions. Supérieure à Vénus en tant que femme forte, et donc au-dessus des tentations charnelles, la princesse n’est pourtant pas la rivale de la déesse. Dans le monde noncompétitif des salons les femmes s’encouragent les unes les autres, aucune n’est jalouse du succès des autres, et les femmes issues de rangs différents ont l’occasion de se rencontrer et de s’estimer mutuellement. Le poème témoigne donc d’une vision proto-féministe, démocratique et ouverte à une forme de bonheur qui ne dépend pas principalement des hommes. Cette interprétation se relie aux deux précédentes dans la mesure où les ouvrages littéraires produits par les salonnières reflètent leurs propres valeurs et le portrait idéalisé qu’elles se faisaient de leurs activités sociales. Mon quatrième niveau allégorique est plutôt musical. La floraison du roman hybride et expérimental situé dans un lieu consacré au bonheur individuel coïncide avec la création d’un nouveau genre opératique, le ballet (ou opéra-ballet) dans les toutes dernières années du siècle. L’opéraballet satisfaisait à un nouveau goût musical, plus ouvert à l’influence italienne et au mélange de styles et de tons, et le public désirait une alternative aux tragédies lyriques qui avaient depuis longtemps dominé le répertoire. Selon la musicologue Georgia Cowart, Cythère servait parfois de métaphore pour les théâtres parisiens, et surtout celui de l’Opéra, qui, grâce à la désaffection de la part du roi pour l’opéra et aussi à l’évolution du goût du public, représentait un endroit de liberté esthétique 4 . Les compositeurs et librettistes de la nouvelle période, qui n’étaient plus contraints de glorifier le roi, pouvaient plutôt célébrer la recherche du bonheur chez un public qui s’était lassé des valeurs absolutistes. Ce n’est guère une coïncidence si dans les décennies suivantes le thème du pèlerinage à Cythère fera fortune également dans les autres théâtres parisiens et dans la peinture, l’île de Vénus symbolisant le libertinage dans toutes ses formes : sociale, culturelle ou sexuelle. Il est curieux que le théâtre de l’Opéra, à peine mentionné dans la première partie du roman de Mme de Murat, acquière de l’importance 3 A. Stedman, Rococo Fiction in France 1600-1715 : Seditious Frivolity, Lewisburg, Bucknell University Press, 2013, 147-163. 4 G. J. Cowart, The Triumph of Pleasure : Louis XIV and the Politics of Spectacle, Chicago, University of Chicago Press, 2008. Perry Gethner 514 seulement dans les dernières pages. En racontant l’histoire de ses amours, le marquis de Brésy situe le commencement d’une amourette pendant une représentation à l’Opéra lorsqu’il entame une conversation avec une belle inconnue. Ce récit va inspirer chez le comte de Selincourt la proposition de faire, le lendemain, un voyage impromptu à Paris pour y voir une représentation et puis de retourner à la campagne tout de suite après. Cette expédition est d’autant plus folle que les amis ont déjà projeté de terminer leurs vacances dans quelques jours et de retourner à Paris pour la saison d’hiver. Les protagonistes exécutent leur projet, et leur arrivée imprévue dans la capitale déroute leurs amis, qui les croient définitivement de retour et tentent en vain de leur faire des visites le lendemain. On peut se demander la raison de ce bref épisode, qui n’a aucun effet sur l’intrigue et qui semble purement gratuit. S’agit-il seulement de l’attitude nonchalante des protagonistes, qui jouissent de la liberté de faire n’importe quoi pour s’amuser ? Ou est-ce un clin d’œil aux premiers lecteurs pour indiquer quelque chose de tout récent ? Mme de Murat ne précise pas quel opéra ses personnages ont vu, mais je crois qu’elle fait allusion à un spectacle créé au moment où elle travaillait à la rédaction de son roman : l’opéra-ballet Le Carnaval de Venise (musique de Campra, livret de Regnard), joué dans les premiers mois de 1699. Sur le plan formel, c’est un ouvrage à structure très lâche, avec plusieurs divertissements presque autonomes, y compris un petit opéra tragique ; plusieurs des chansons dans les divertissements et tout l’opéra intercalé sont chantés en italien. À l’encontre de la plupart des opéras-ballets, celui-ci a une intrigue continue (et non une intrigue individuelle pour chaque acte). Pourtant, l’intrigue principale est constamment interrompue par des célébrations associées au carnaval et qui ne sont pas toujours rattachées aux aventures des protagonistes ; ces divertissements peuvent figurer au cours d’un acte aussi bien qu’à la fin d’un acte. Il y a donc un parallèle structural certain entre l’opéra et le roman, lui aussi composé d’une intrigue principale constamment interrompue par des fêtes et des divertissements qui seraient jugés inessentiels selon l’interprétation traditionnelle de l’unité d’action. En plus du mélange de langues et de styles musicaux, Regnard affiche le principe de la frivolité et de la légèreté, car le protagoniste Léandre, un Français qui vient d’arriver à Venise pour profiter du carnaval et pour courtiser les dames locales, change subitement de maîtresse. Néanmoins, puisque cette fois-ci la passion de Léandre est sincère et mène à une union durable, Regnard le favorise et lui permet de triompher de la fureur de l’amante délaissée et de l’attaque meurtrière de son rival jaloux. L’humiliation de la rivale Léonore dans l’opéra-cadre correspond dans le roman au ridicule attaché aux deux rivales de la narratrice, la jeune et impérieuse Voyages réels et irréels dans Voyage de campagne 515 Mme de Talemonte, et la vieille et grotesque Mme de Richardin, toutes deux éprises du marquis de Brésy mais qui ne parviennent jamais à le rendre sensible. Toutes les trois femmes éconduites ont tendance à se dramatiser à l’excès, et leur artifice leur ôte la sympathie des lecteurs. Parmi les autres parallèles, signalons le rôle des spectacles intercalés à débarrasser les amoureux de leurs persécuteurs. Dans le roman les protagonistes improvisent une comédie pour railler les prétentions amoureuses et nobiliaires de Mme de Richardin et pour donner du temps à Brésy pour se remettre. Dans l’opéra c’est la représentation de l’opéra intercalé qui donne l’occasion à Léandre de s’enfuir avec sa nouvelle bien-aimée et d’éluder la poursuite de son rival. Cet opéra, au sujet d’Orphée aux enfers, sert également à glorifier les artistes talentueux et à bafouer les rois tyranniques mais inefficaces. Le chant d’Orphée est irrésistible, et il s’exprime avec un vocabulaire tiré de la poésie galante. Par contre, Pluton est présenté comme un roi fanfaron mais faible. Bien qu’il ouvre le petit opéra avec une série de cris « All’armi », il se rend incontinent quand il rencontre Orphée. Et à la fin il se trouve obligé de consoler Eurydice en lui prêchant les plaisirs du carnaval et puis en la libérant pour rejoindre Orphée sur la terre. Si Pluton est une caricature de Louis XIV, trop militariste et, dans sa vieillesse, ennemi des plaisirs culturels, le prologue de l’opéra glorifie le Dauphin, qui, lui, continuait à patronner les théâtres et qui venait d’intercéder, sans succès d’ailleurs, pour rappeler la troupe italienne expulsée. Le choix de Venise pour le prologue, et non de Versailles ou d’un lieu mythologique, témoigne d’un nouveau symbolisme attaché à cette ville italienne. En effet, à partir des années 1690, Venise devient, dans le théâtre parlé et dans l’opéra, un lieu équivalent à Cythère : c’est-à-dire un autre royaume utopique et exotique où la recherche des plaisirs, autant culturels qu’amoureux, est pleinement acceptable, et où les touristes français sont à l’abri du contrôle de leur monarque. Le fait que Venise soit une république et non une monarchie, aussi bien que la liberté de mœurs associée au carnaval, laisse transparaître une critique du roi d’autant plus subversive que Cythère est un endroit cautionné par l’héritage gréco-latin et soumis au contrôle d’une divinité. Cette notion de pays utopique, loin du roi et de la cour, nous ramène à ma deuxième question : où commence le voyage qui mènera à Cythère ? Mme de Murat a une réponse toute prête : Versailles. Et le refus de la grande résidence royale ne se limite pas au seul poème liminaire. La vie des jeunes aristocrates passant l’été au château de Selincourt s’oppose à celle de la cour, tout en retenant certains aspects du modèle versaillais. L’arrangement du château est lui-même symbolique. Il y a un beau jardin avec cer- Perry Gethner 516 tains éléments qui se trouveraient dans un jardin formel à la française : allées, orangerie, labyrinthe, fontaines, jeux d’eaux. Mais d’autres aspects du jardin de Versailles y sont absents, et pour cause : pas d’arbres sculptés, pas de grand lac artificiel (mais il y a quelques petits fonds d’eau pour satisfaire au principe de l’ornement), et s’il y a des statues en marbre, elles ne sont pas identifiées et donc ne peuvent pas servir à des fins propagandistes. Puisque la nature est préservée à Selincourt, quoiqu’embellie par l’art, les jeunes gens peuvent profiter des beautés naturelles du site et les apprécier. Par exemple, ils se promènent le long du fleuve et font parfois de petites excursions en bateau, et ils jouissent de l’ombre fournie par le bois épais, « dont les rayons du soleil ont peine à pénétrer l’aimable obscurité » (29- 30). Cela pourrait signaler une critique à l’égard de la tyrannie du Roi- Soleil : ici on est à l’abri de son contrôle. Cet abri s’étend aussi à l’intérieur du château. Alors que c’est le roi qui assigne les chambres aux nobles quand ils logent à Versailles, à Selincourt tous les visiteurs ont le droit de choisir la leur. La narratrice choisit une chambre isolée et avec une belle vue, et elle ne se laisse pas intimider quand on lui dit que dans cette chambre on a souvent entendu des esprits. Sa fermeté d’âme est bien fondée, car elle y passe une nuit tranquille. Sur le plan symbolique, la preuve que la chambre n’est pas hantée signale que la présence du passé qui pesait sur la noblesse va enfin s’exorciser : on est désormais libre de penser et de se conduire comme on veut. La recherche de la liberté s’étend à plusieurs niveaux dans ce roman. La structure du livre est extrêmement lâche, comprenant, en plus du cadre avec plusieurs histoires sentimentales qui ne sont guère linéaires, toute une série d’histoires racontées par les personnages (leurs propres aventures amoureuses, neuf récits de fantômes et un conte de fées), quelques poèmes d’amour et une saynète. Toutes ces digressions et tous ces morceaux intercalés se rattachent aux thèmes généraux, mais sans être nécessaires au déroulement de l’intrigue principale. Mais si l’unité d’action est visiblement malmenée, cela indique la perspective de l’âge des Lumières : le mépris des règles dans tous les domaines, y compris la littérature, va de pair avec la mise en question de tous les dogmes. De plus, les distinctions sociales sont malmenées dans le conte de fées, où chacun des fils de l’ex-courtisan Mondor apprend un métier plébéien pour gagner sa vie, et une princesse accepte d’épouser un simple pêcheur avant de savoir que c’est un prince déguisé. Mais c’est surtout dans la façon de se divertir que les jeunes gens affichent leur indépendance. Tout d’abord, ce sont eux qui prennent l’initiative, soit pour planifier les fêtes et divertissements, soit pour les exécuter. Le tout est dans la meilleure tradition galante, mais il n’y a pas de contrainte et les amis s’amusent pour Voyages réels et irréels dans Voyage de campagne 517 de bon, au lieu de feindre toujours pour complaire aux volontés du roi. Si certains de leurs plaisirs existent également à la cour, tels que la chasse, les cartes, le bal, les excursions en carrosse ou en bateau, d’autres sont plus typiques du monde des salons, tels que la conversation soutenue, l’improvisation de saynètes, la composition de petits poèmes, et la présentation de contes, surtout les contes de fées et de revenants. Les participants qui manquent d’esprit, et surtout ceux qui sont trop superstitieux ou trop snobs, sont bientôt exclus de cette société d’élite. Quand les amis jouent des comédies en proverbes, ils choisissent comme lieu de représentation non un théâtre érigé exprès, mais plutôt un site naturel, c’est-à-dire le jardin du château ou les bords d’un ruisseau, et ils se contentent d’une mise en scène des plus simples : pas de décor, pas de costumes. Même pour les divertissements élaborés, où il faut engager des musiciens et faire servir une collation, les jeunes gens écrivent eux-mêmes les paroles des chansons. En outre, les références à Versailles dans le roman, peu nombreuses, indiquent l’impatience des jeunes courtisans qui aimeraient beaucoup mieux aller ailleurs et passer leur temps avec les femmes qu’ils courtisent. Mme de Murat est le premier écrivain, que je sache, qui associe le voyage à Cythère à la fuite de Versailles, ce qui semble bien être l’itinéraire dans les tableaux qui seront produits dans la génération suivante par Watteau et ses émules. Le voyage à Selincourt a pourtant une différence capitale avec la forme conventionnelle du topos : les personnages ne partent pas à la recherche de l’amour, bien qu’ils l’y trouvent éventuellement. Leur but est de passer du temps dans le lieu idyllique avec des gens raffinés et compatibles, et avec un programme de loisirs qui permet le maximum de satisfaction sans transgresser les lois de la bienséance. Cette Cythère, où Cupidon est présent mais sans régner en maître, correspond surtout à notre conception actuelle de vacances, et surtout de tourisme culturel. Malgré les mœurs aristocratiques et galantes, c’est un monde qui ressemble étrangement au nôtre. Antoinette de Salvan de Saliès, une muse albigeoise J OLÈNE V OS -C AMY C ALVIN C OLLEGE « Du haut du Parnasse parisien, jetez quelquefois les yeux sur ces basses régions et regardez-y une pauvre Muse albigeoise » 1 . Ainsi écrit Antoinette de Salvan de Saliès dans une lettre adressée à Claude-Charles Guyonnet, seigneur de Vertron, en 1686. Malgré sa modestie, Saliès est connue dans le monde des lettres de la fin du dix-septième siècle. Elle fait paraître un roman historique, La Comtesse d’Isembourg, en 1678, quelques mois avant la publication de La Princesse de Clèves de Lafayette, chez le même libraire, Claude Barbin, à Paris. Saliès aime aussi écrire des vers, en publie dans tous les genres poétiques, et en inclut au sein de ses lettres parues dans le Mercure galant. Avec Madeleine de Scudéry, Antoinette de Lugier de la Garde Deshoulières, Anne Lefèvre Dacier et Marie-Catherine Desjardins (de Villedieu), elle fait partie du groupe des Muses françaises admises à l’Académie des Ricovrati de Padoue en 1689. À la différence des autres écrivaines honorées à Padoue, Saliès n’est jamais allée à Paris, et sa situation géographique est souvent considérée comme un désavantage pour sa carrière littéraire, tant par elle-même que par d’autres. Cependant la fierté que Saliès exprime pour son pays dans des descriptions colorées donne un caractère inoubliable à son roman. Dans d’autres romans de l’époque, les représentations du paysage sont le plus souvent limitées à l’évocation schématique des parcs ou les aspects inhospitaliers de la nature sauvage. Mais celles du roman de Saliès illustrent une admiration de toute la nature, sauvage ou maîtrisée par l’homme, et démontrent une sensibilité aux effets du paysage sur les émotions humaines. L’écrivaine puise son inspiration, non pas dans une nature généralisée, mais dans sa région albigeoise tant aimée. 1 Antoinette de Salvan de Saliès, Œuvres complètes, éd. Gérard Gouvernet. Paris : Honoré Champion, 2004, p. 251. Jolène Vos-Camy 520 Loin de Paris Comme le reconnaît Saliès elle-même en se décrivant comme une pauvre Muse albigeoise loin de la capitale, la province est souvent considérée comme un désert 2 . Il n’est pas surprenant que Donneau de Visé présente Saliès en 1669 comme quelqu’un qui a surmonté le handicap de son isolation provinciale : « [Saliès] a de l’esprit infiniment et beaucoup de politesse pour n’être jamais sortie de la Province » 3 . Dans une lettre publiée dans le Mercure galant en 1689 où elle remercie les membres de l’Académie des Ricovrati de Padoue pour son admission, Saliès contraste sa situation en province, pénalisante, avec celle de ses contemporaines à Paris : Née dans la Province et n’ayant point été à Paris corriger les défauts de mon langage, comme l’on allait autrefois corriger à Athènes ceux de la langue asiatique, je ne puis écrire avec la même justesse que Mmes de Scudéry, des Houlières, Dacier et de Villedieu […]. La hauteur de leur esprit a été secondée d’une situation heureuse au milieu de Paris et animée par la vue et par l’usage du grand et du beau monde. Aussi ces dames sontelles devenues un des miracles de ce siècle et leurs écrits étonneront bien plus la postérité que ceux des femmes des siècles passés ne nous étonnent 4 . Cette déclaration amène Gérard Gouvernet à conclure que Saliès « éprouve, face aux gens de la capitale, un complexe d’infériorité tout à fait provincial » 5 . Il est vrai que dans une lettre écrite à Vertron dans les années 1680, Saliès se laisse abattre par les événements de la vie et sollicite son aide pour la faire sortir d’une mélancolie que la vie en province n’améliore pas : « Ma mélancolie produit l’oisiveté de [mon esprit] et je vis dans un lieu où rien n’excite et n’encourage. Vous seul pouvez me tirer de cet état de langueur et de fainéantise où je suis tombée et me rétablir dans mon naturel » 6 . Cependant, ce sentiment de découragement lié au milieu provincial est rare dans la correspondance de Saliès. Il est bien plus fréquent de trouver chez elle de l’enthousiasme et du plaisir quand elle écrit à propos de sa ville natale et de ses alentours. 2 Par exemple, Madame de Sévigné exprime une appréciation de la campagne dans sa correspondance tout en admettant qu’à Paris on ne comprenait pas ce plaisir : « On nous plaint, à Paris; on croit que nous sommes au coin du feu à mourir d’ennui et à ne pas voir le jour. Hélas ! Ma bonne, je me promène, je m’amuse ; ces bois n’ont rien d’affreux. Ce n’est pas d’être ici qu’il me faut plaindre » (Correspondance. Vol. 2. Paris : Gallimard, 1974, p. 205). 3 Cité dans Saliès, op. cit., p. 45. 4 Ibidem, p. 267-268. 5 Ibidem, p. 35. 6 Ibidem, p. 232. Antoinette de Salvan de Saliès, une muse albigeoise 521 Malgré la distance, Saliès était en contact avec la capitale par ses lettres et grâce au passage d’autres écrivains à Albi, comme Julien de Héricourt, procureur du roi, qui rappelle sa rencontre avec l’écrivaine albigeoise avec enthousiasme : Je ne peux oublier la sagacité d’esprit dont l’a dotée la nature en tous domaines ; son sens de la réplique et l’éloquence de son discours ; la pureté et l’élégance de son écriture ; la délicatesse, l’aisance, l’expressivité des vers qu’elle compose. Aussi mérite-t-elle amplement de porter le surnom de Sapho, qui, de l’approbation de tous, lui a été donné 7 . Sa situation géographique n’est finalement pas si dévalorisante. Alors que dans la lettre aux académiciens de Padoue, Saliès se compare modestement avec les écrivaines parisiennes, elle reconnaît aussi la réussite de son style : « [mes écrits] ont souvent d’heureux succès. L’on y voit la nature toute pure, et ce caractère aisé ne déplaît point » 8 . Bien qu’il soit possible de comprendre de plusieurs façons ce que Saliès veut dire par « la nature toute pure », que ce soit un style naturel ou le sujet de la nature, une manifestation de cette « nature » est le tableau mémorable qu’elle laisse de son pays dans ses textes. Le roman Le roman historique de Saliès, intitulé La comtesse d’Isembourg, prend pour sujet les faits réels de la vie et les aventures d’une princesse allemande, Marie Anne Françoise von Hohenzollern, morte à Albi en 1670. Celle-ci, à l’âge de 15 ans, épouse le vieux comte d’Isembourg qui, après leur mariage, lui avoue avoir empoisonné sa première femme. Comme la comtesse a peur qu’il ne la tue de la même façon, elle s’enfuit d’abord à Paris, puis dans la région albigeoise, toujours accompagnée de Mesplets, le frère de son valet. Après trois ans de solitude à la campagne, elle se réfugie dans le couvent des Visitandines à Albi où elle devient supérieure 9 . 7 Cité ibidem, p. 46. Héricourt mentionne aussi une « relation épistolaire raffinée, longue et presque ininterrompue » avec Saliès. Malheureusement, à part une lettre publiée dans le Mercure galant, toutes les autres ont été perdues. 8 Ibidem, p. 268. 9 Tallemant des Réaux raconte aussi l’aventure de la Comtesse d’Isembourg mais de la perspective de Mesplets, appelé aussi Massaube. Dans sa version la Comtesse aurait été amoureuse de celui-ci. (Gédéon Tallemant des Réaux, Historiettes, éd. Antoine Adam, vol. 2. Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1961, p. 609-612). Il existe une troisième version des faits publiée par les Sœurs de la Visitation Sainte Marie d’Annecy en 1693 (Les Vies de Plusieurs Supérieures de Jolène Vos-Camy 522 Le roman de Saliès a plusieurs caractéristiques en commun avec la nouvelle tradition romanesque de l’époque qui rompt avec celle des longs romans ou « des épopées en prose » 10 . On y trouve désormais des événements situés dans la réalité contemporaine et une « structure linéaire qui se compose d’un nombre beaucoup plus limité d’éléments et de niveaux narratifs » 11 . Le caractère succinct des nouveaux romans laisse donc moins de place pour les descriptions. Cependant, malgré la brièveté du roman de Saliès, on y trouve tout de même des descriptions détaillées du pays albigeois 12 . La description de la nature Le narrateur de l’histoire fait une première description de la vallée du Tarn dans le roman lorsque la comtesse la voit pour la première fois en arrivant de Paris. Le procédé du narrateur, qui explique le contexte géographique de la scène, est inhabituel dans les romans de cette époque. Le lecteur découvre en même temps que le personnage éponyme une région accidentée où se trouve une belle vallée accueillante : L’Albigeois est à deux cents lieues de Paris ; l’endroit par lequel la comtesse vit la première fois ce pays contribua beaucoup à le lui faire aimer toute sa vie. Elle était fatiguée de la longueur d’un grand voyage que la difficulté des chemins avait rendu très rude. La dernière journée avait même été plus fâcheuse que les autres, parce que l’Albigeois, du côté qu’elle l’aborda, est borné par des montagnes. Elle n’avait vu que des déserts et des landes, lorsque tout d’un coup, ces objets lassants disparaissant à ses yeux, elle aperçut la plus jolie vallée du monde 13 . Ce qui frappe dans cette scène est l’émotion que cette vue inspire chez la comtesse : « Cette vue surprenante fit naître dans son esprit un mélange l’Ordre de la Visitation Sainte Marie. Annecy : Humbert Fonteine, 1693). Cette version se rapproche de celle de Saliès en expliquant la fuite de la Comtesse par la peur de mourir aux mains de son mari le Comte. 10 Le terme est d’Antoine Adam (Antoine Adam, Histoire de la littérature française au XVII e siècle, 1954, vol. III. Paris : Albin Michel, 1997, p. 161). 11 Richard G. Hodgson, « Problèmes d’esthétique du roman à l’époque classique : La Promenade de Versailles de Madeleine de Scudéry », Actes de Baton Rouge, éd. Selma A. Zebouni. Paris : Papers on French Seventeenth Century Literature, « Biblio 17 », 1986, p. 338-339. 12 Dans l’édition Honoré Champion de Gouvernet, le roman de Saliès est de trente-etune pages seulement. 13 Saliès, op. cit., p. 81. Antoinette de Salvan de Saliès, une muse albigeoise 523 de joie et de tristesse qu’elle ne pouvait séparer » 14 . Pour expliquer cette émotion, Saliès souligne les correspondances entre la nature et les émotions humaines : Il y a sans doute, un certain rapport secret et inconnu entre toutes les choses du monde qui fait qu’elles se réveillent mutuellement ; et c’est par cette raison, qu’à la vue de ce pays, tout ce qui, durant la vie de la comtesse, lui avait donné du contentement ou de la douleur, se présenta à elle et lui causa un trouble 15 . Ensuite, Saliès précise les effets de la vue de la vallée par la voix de la princesse car son compagnon de voyage semble mal interpréter son émoi. La comtesse explique que la beauté du paysage lui donne plus de joie et de tranquillité que de douleur. L’effet de cette vue est donc bénéfique : Non, Mesplets, reprit la comtesse, ce n’est point le souvenir de quelque disgrâce que vous ne sachiez pas qui cause mon agitation ; mais, en un moment, tout ce qui m’est arrivé en ma vie de doux et de fâcheux, a repassé dans ma mémoire ; j’ai senti des mouvements que j’ai voulu arrêter ; la violence que je leur ai faite les a irrités, et vous en voyez paraître l’impression sur mon visage. Il est certain, pourtant, que mon cœur penche plus vers la joie que vers la douleur, et, sans en savoir la raison, je sens une tranquillité qui m’était inconnue depuis longtemps. Je ne sais si c’est la beauté de ce que nous voyons qui la fait naître, ou si c’est le présage du repos que je dois goûter en ce lieu 16 . La vue de ce paysage n’est pas seulement une expérience esthétique visuelle, mais aussi une expérience existentielle qui permet à la comtesse de constater la géographie intérieure de son âme. De même, la solitude permet à la comtesse une appréciation plus profonde de la nature, et par la suite, un bonheur plus approfondi : La comtesse trouva dans ce lieu quelque chose de si charmant, soit pour sa situation, soit pour la pureté de son air et pour toutes les commodités qui sont nécessaires pour passer une vie douce et tranquille, qu’elle n’avait jamais vécu si contente. Tout ce que la vertueuse carmélite lui avait dit en faveur de la vie solitaire lui repassait dans la mémoire ; elle se faisait des plaisirs de mille secrets de la nature 17 . 14 Idem. 15 Idem. 16 Ibidem, p. 81-82. 17 Saliès, op. cit., p. 82. Jolène Vos-Camy 524 La nature sauvage Quand la comtesse découvre la vallée du Tarn, elle voit une grande diversité naturelle que le narrateur décrit en détail : La diversité y est merveilleuse : une grande rivière la coupe en deux parties presque égales ; ses bords, extrêmement élevés, semblent des précipices et des abîmes ; mais la nature a réparé ce défaut—elle a planté des arbres tout le long du rivage, qui, s’élevant à une hauteur prodigieuse, cachent ce que ces précipices ont de terrible 18 . La nature albigeoise se distingue d’autres régions par son harmonie et par la beauté des grands arbres qui cachent ce qui pourrait faire peur. La diversité de la nature sauvage que le narrateur loue dans cette vallée n’est généralement pas appréciée dans la littérature du dix-septième siècle. Par exemple, les poètes de ce siècle qui apprécient la solitude et la nature préfèrent l’ordre de « la campagne habitée, où la maison est au milieu des terres » 19 : Car la Nature au XVII e siècle n’est autre chose que la campagne. Quelque chose effraie les poètes, de l’orchestre mugissant, du théâtre impassible et grandiose, à l’envi célébré, adoré et maudit depuis Rousseau et Châteaubriand. Tout ce qui, dans la nature, est hors de l’échelle humaine, ils s’en détournent et ne le comprennent pas 20 . Dans les longs romans du milieu du siècle, comme dans Clélie de Madeleine de Scudéry, on trouve parfois des descriptions évocatrices de la nature sauvage. Mais comme pour les poètes, ces descriptions sont liées à des événements néfastes et destructeurs : tremblements de terre, inondations, et naufrages 21 . Par contre, dans le roman de Saliès le caractère sauvage du paysage n’a rien de menaçant. La population locale s’y est adaptée car la comtesse trouve des sentiers faciles à descendre, et la région est finalement belle et même accueillante : Lorsque, par des sentiers commodes, la comtesse fut descendue jusques au plus bas, elle fut surprise de trouver, en même temps et en même lieu, la solitude des forêts, la verdure des prairies, la rusticité des troupeaux, et 18 Saliès, op. cit., p. 81. 19 Jean Tortel, « Quelques constantes d’un lyrisme préclassique », Le Préclassicisme français, éd. Jean Tortel. Marseille : Les Cahiers du Sud, 1952, p. 138. 20 Ibidem, p. 135. 21 Voir, par exemple, le tremblement de terre qui sépare les amants (p. 51-54), un premier naufrage avec une description de la mer (p. 93-99), et une description d’une tempête en mer (p. 136-137) (Madeleine de Scudéry, Clélie, Histoire romaine, vol. 1, Paris : Honoré Champion, 2001). Antoinette de Salvan de Saliès, une muse albigeoise 525 enfin tout ce qu’une humeur gaie et mélancolique peut désirer pour son plaisir 22 . De telles descriptions d’une nature sauvage mais hospitalière sont absentes dans les romans historiques de l’époque. Par exemple, dans La princesse de Clèves de Lafayette, Colomiers, la propriété à la campagne où la princesse de Clèves se réfugie, n’a rien de sauvage. Le lieu est simplement décrit comme « une belle maison à une journée de Paris, qu’ils [le prince et la princesse] faisoient bastir avec soin » 23 . Les aspects naturels de Colomiers sont secondaires, et en contraste avec les descriptions de Saliès, la description du parc et du pavillon avec son jardin de fleurs reste sommaire : [Nemours] trouva au bout de ces routes un pavillon, dont le dessous estoit un grand salon accompagné de deux cabinets, dont l’un estoit ouvert sur un jardin de fleurs, qui n’estoit séparé de la forest que par des palissades, et le second donnoit sur une grande allée du parc. Il entra dans le pavillon, et il se seroit arresté à en regarder la beauté, sans qu’il vid venir par cette allée du parc M. et Mme de Clèves... 24 . Le narrateur fait référence à la beauté du lieu, mais toute appréciation pour cette beauté que Nemours aurait pu exprimer à ce moment est interrompue par l’arrivée du couple de Clèves. Des descriptions détaillées du jardin de fleurs et son effet sur les personnages n’ont pas leur place dans le récit de Lafayette. Plus tard, quand Mme de Martigues rend visite à la princesse à Colomiers, elle est surprise de « toutes les beautez qu’elle y trouva et surtout de l’agréement de ce pavillon ». Le caractère agréable du lieu est donc plus lié au pavillon qu’aux fleurs ou à la forêt derrière les palissades. Il n’y a pas non plus de lien direct entre les sentiments des personnages et la nature comme chez Saliès car le plaisir des deux dames vient surtout de leur conversation : La liberté de se trouver seules, la nuit, dans le plus beau lieu du monde, ne laissoit pas finir la conversation entre deux jeunes personnes, qui avoient des passions violentes dans le cœur ; et, quoyqu’elles ne s’en fissent point de confidence, elles trouvoient un grand plaisir à se parler 25 . 22 Saliès, op. cit., p. 81. 23 Marie-Madeleine de la Vergne, comtesse de Lafayette, La Princesse de Clèves. Romanciers du XVII e siècle, 1678, éd. Antoine Adam. Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1958, p. 1192. 24 Ibidem, p. 1192-93. 25 Idem. Jolène Vos-Camy 526 Mme de Clèves trouve provisoirement le repos dans cette retraite à la campagne 26 . Cependant, une grande différence entre les expériences de cette princesse et celles de la comtesse d’Isembourg est que la princesse de Clèves cherche et trouve ce repos dans une propriété fermée et protégée par des palissades alors que la comtesse d’Isembourg trouve le même repos dans une vallée peu aménagée par les hommes. Albi et Paris Les descriptions de la vallée du Tarn et d’Albi dans le roman de Saliès sont d’autant plus frappantes que, jusqu’au moment où la comtesse arrive dans le sud de la France, les descriptions des autres lieux dans le roman ressemblent aux descriptions succinctes de Lafayette. La structure de La comtesse d’Isembourg, comme celle de La Princesse de Clèves, s’accorde aux principes exposés par Du Plaisir en 1683. En contraste avec les grands romans des années précédentes, le succès du « nouveau roman » selon Du Plaisir vient de son caractère convenable « à l’humeur prompte et vive de notre nation ». Il faut éviter « la longueur prodigieuse » 27 et donner dès le début de l’histoire une idée de la scène et du temps, rien de plus 28 . Quand la comtesse découvre le château d’Isembourg pour la première fois, elle décrit celui-ci en termes généraux : Il n’y avait rien de si beau que le château. Rien n’en pouvait surpasser la magnificence, soit pour le dedans, soit pour le dehors. La structure en était admirable, et les peintures, les lambris, les jardins, le rendaient un des plus beaux et des plus agréables lieux du monde 29 . Il en est de même quand il s’agit des descriptions de Paris. L’action prévaut et la ville de Paris est caractérisée seulement par sa taille et son désordre : « Il fut conclu qu’ils [la comtesse et Massauve] iraient à Paris, Massauve jugeant que, dans le tumulte et l’embarras de cette grande ville, 26 « The country, represented by the residence at Coulommiers, amidst a park and flower gardens, is a haven, protected from the outside world, where the princess could find repos, the peace of mind and heart that she seeks » (Marie-Odile Sweetser, « In Search of Selfhood : The Itinerary of the Princesse de Clèves », An Inimitable Example : The Case for the Princesse de Clèves, éd. Patrick Henry. Washington, D.C. : The Catholic University of America Press, 1992, p. 216. 27 Du Plaisir, « La Poétique du roman nouveau », Nouvelles du XVII e siècle, 1683, éd. R. Picard. Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade » 1997, p. 1100. 28 Voir ibidem, p. 1104. 29 Saliès, op. cit., p. 65. Antoinette de Salvan de Saliès, une muse albigeoise 527 ils seraient mieux cachés qu’en lieu du monde » 30 . Au moment de leur arrivée dans la capitale il n’y a aucune description, car c’est le récit qui domine : « Lorsqu’ils furent arrivés à Paris, Massauve prit le nom de Mesplets, et la comtesse passait pour sa sœur » 31 . Après, quand la comtesse se trouve dans un jardin à Paris, il n’y a aucune mention de verdure ni de fleurs : « Elle était à la promenade dans un jardin d’une dame de ses amies, avec plusieurs personnes. Sur le soir, toute la compagnie se ramassa dans un cabinet » 32 . Dans le roman de Saliès le narrateur mentionne une fois la beauté de la capitale, sans précisions. De plus, la façon dont cette beauté est mentionnée nous donne l’impression qu’il ne s’agit que d’une flatterie pour faire oublier l’affront que pourraient ressentir les lecteurs parisiens car le seul désir de la comtesse est de quitter cette ville : « je meurs d’impatience d’être loin d’ici, et je regarde le moment où je sortirai de la plus belle ville du monde comme le commencement de mon bonheur » 33 . Mesplets exprime ce que devaient penser les lecteurs parisiens quand la comtesse est arrivée en albigeois : « Je vous avoue que j’avais craint, jusques ici, que vous vous repentiriez d’avoir quitté Paris, qui est le seul lieu de France qui a des charmes capables de vous arrêter agréablement » 34 . Mais, pour toute réponse, à Mesplets comme aux lecteurs, Saliès décrit la belle nature albigeoise : Tandis que Mesplets parlait, la comtesse, qui ne l’écoutait guère, regardait avec plaisir que les prairies, les terres et les petits bois étaient si bien mêlés, qu’il semblait que l’artifice eût fait ce qu’on ne peut attribuer qu’à la nature. Les fontaines coulaient partout avec une abondance et une pureté qui marquaient assez l’excellence de l’air de cet heureux climat 35 . L’apologie de la description dans le roman Il existe tout de même à cette époque un courant littéraire qui loue les descriptions détaillées des lieux dans les romans. Dans La promenade de Versailles de Madeleine de Scudéry, les personnages de Glicère et Télamon discutent du mérite des descriptions dans les romans. Comme l’a observé Nicole Boursier, le texte de Scudéry « répond de façon délibérée et explicite aux attaques que Furetière avait proférées [contre les longues descriptions 30 Ibidem, p. 79. 31 Idem. 32 Idem. 33 Ibidem, p. 81. 34 Ibidem, p. 82. 35 Idem. Jolène Vos-Camy 528 dans les romans] » 36 . Alors que Glicère trouve les descriptions dans les romans longues et ennuyeuses, Télamon les défend : « quand je rencontre quelqu'une de ces descriptions, je m'y arrête avec plaisir et je trouve que, si les autres endroits des livres servent au divertissement de l'esprit, ceux-ci sont les délices de l'imagination » 37 . Toutefois, les descriptions ne servent pas simplement à faire plaisir aux lecteurs. Selon Télamon, elles sont aussi utiles pour la postérité : Cependant, si l’on vous [Glicère] en croyait, la mémoire des villes, des palais et des jardins magnifiques périrait avec le temps, puisque l’on n’en ferait point de descriptions, car l’architecture n’est pas immortelle et nous ignorerions mille belles choses qui ont été faites par de grands Princes en matière de bâtiments, si on n’en trouvait pas de descriptions dans l’Histoire 38 . D’ailleurs, Télamon insiste que les descriptions des lieux réels sont encore plus justifiées que celles des endroits fictifs 39 . En ce qui concerne son propre roman, Scudéry a eu raison car selon Hodgson, « des descriptions détaillées du palais et des jardins de Versailles [...] font de La Promenade de Versailles un document très précieux dans l’histoire de l’architecture classique » 40 . De même, le roman de Saliès sert de tableau historique de la beauté naturelle de la région albigeoise. Saliès connaît l’argument de la postérité pour la description, car elle en parle dans une lettre publiée en 1679 où elle raconte l’arrivée du premier archevêque dans la ville d’Albi : ...quoique la grandeur du sujet m’étonne et que je sois persuadée que bien d’autres travailleront là-dessus mieux que moi, je prends le pinceau, ou pour parler plus clairement, je prends la plume, Madame, pour vous obéir, et je vais commencer dans les formes une grande relation, comme si elle devait passer à ceux qui viendront après nous et servir un jour à l’histoire de mon pays 41 . Les descriptions de la région que Saliès fait dans cette lettre rappellent celles de son roman. La première vue de la ville d’Albi et ses alentours est 36 Nicole Boursier, « La Promenade de Versaille : un texte reversible ? », Voyages : récits et imaginaire, Actes de Montréal, éd. Bernard Beugnot. Paris, Seattle : Papers on French Seventeenth Century Literature, « Biblio 17 », 1983, p. 102. 37 Madeleine de Scudéry, La promenade de Versailles. Paris : Honoré Champion, 2002, p. 64. 38 Ibidem, p. 65. 39 Voir Ibidem, p. 70. 40 Hodgson, op. cit., p. 334. 41 Saliès, op. cit., p. 188. Antoinette de Salvan de Saliès, une muse albigeoise 529 aussi charmante pour l’archevêque qu’elle l’avait été pour la comtesse d’Isembourg. La beauté naturelle de la région albigeoise a richement inspiré Saliès dans son roman et les attraits de la capitale ne peuvent pas rivaliser avec ceux de sa propre région. C’est finalement un paradis terrestre que l’écrivaine décrit, un lieu privilégié par la nature où une comtesse peut trouver le repos tant désiré. De l’intrigue romanesque à la tragédie de l’errance : le voyage et les voyageurs dans Phèdre et ses réécritures (Euripide, Sénèque, Garnier, Gilbert, Pradon, Racine) M AGALI B RUNEL U NIVERSITÉ N ICE -S OPHIA A NTIPOLIS La mer et le voyage constituent, dans Phèdre de Racine, des thématiques centrales, comme les analyses lexicales de C. Bernet ont pu le montrer, et comme les travaux d’Alia Baccar, et ceux du colloque Racine et la Méditerranée, en 1999, l’ont mis en évidence. M. Szuskin a ainsi pu souligner combien la mer devenait, au-delà de son importance sémantique, un espace tragique, tandis que J.C. Ranger a analysé sa dimension symbolique et métaphorique. Ainsi, si le thème de la mer dans l’œuvre racinienne a été largement étudié, le rôle de la mer et plus précisément celui du voyage en mer dans la construction dramatique et dramaturgique n’a pas été développé. Il pourrait l’être, selon nous, dans une perspective comparatiste : en effet, les éditions critiques et les analyses génétiques ont pu mettre en évidence les liens entre les différentes versions du mythe, et les héritages et innovations de l’œuvre racinienne 1 . Nous nous proposons alors d’étudier la fonction du voyage dans les différentes réécritures de Phèdre, de façon à éclairer leur singularité mais également à analyser le choix de s’appuyer souvent, sur le voyage et les voyageurs pour élaborer à la fois le système des personnages, la construction dramatique et la conception dramaturgique. Le corpus étudié ne reprend pas la totalité des réécritures de Phèdre 2 , mais se propose de suivre plutôt une trajectoire : ainsi, nous avons analysé les 1 Nous renvoyons sur ce point à l’ouvrage de P. Dandrey, Phèdre de Jean Racine, Genèse et tissure d’un rets admirable, qui analyse l'imitation et l’innovation de la pièce (p. 40-44). 2 Nous n’avons pas abordé les pièces de Guérin de la Pinelière (1635) ou de Bidar (1675), qui, selon P. Dandrey, sont également marquées d’une atmosphère romanesque et du passage au premier plan de Phèdre. (ibid., p. 57-60) Magali Brunel 532 pièces d’Euripide et de Sénèque, celle de Garnier, de Gilbert, puis celle de Pradon et de Racine 3 . Comment évolue le motif du voyage dans les différentes pièces ? Comment le voyage et les voyageurs peuvent-ils influencer les tonalités des pièces et leur efficacité dramatique ? Nous nous proposons de répondre à ces questions en nous centrant tout d’abord sur les figures de voyageurs, puis sur le tissage des différents voyages évoqués. Enfin, nous examinerons comment les auteurs s’appuient sur le voyage pour élaborer une intrigue dramatique complexe, porteuse de nombreux effets et développant la dimension tragique. I- Les Figures de voyageurs : l’aventurier, l’étrangère, l’exilé L’organisation des personnages, resserré autour de la « famille centrale » Phèdre-Thésée-Hippolyte ne se limite pas à un jeu complexe et ambiguë de liens de parenté mais s’inscrit dans un système d’actants, qui tous, sont venus par la mer, arrivent ou s’apprêtent à partir. Tandis que la mer les réunit, elle organise aussi la répartition de leur rôle et dessine trois figures de voyageurs. La première, féminine, est celle de l’étrangère, Phèdre, présente dès les premières pièces. Plutôt évoquée par des noms ou des périphrases que par de longs récits, cette image de la voyageuse forcée signale d’emblée la solitude et la fatalité du parcours de Phèdre. Une réplique du chœur évoque, chez Euripide, ce voyage funèbre : O navire crétois aux blanches ailes, qui, à travers les flots de la mer retentissante, transporta ma souveraine d’une maison fortunée à la jouissance d’un hymen malheureux ! (3 e chant du chœur, str. 2) Racine, quant à lui, aborde cette caractéristique pour la charger poétiquement, soulignant l’étrangeté de la jeune femme, par la puissance suggestive de l’image : Tout a changé de face Depuis que sur ces bords les dieux ont envoyé La fille de Minos et de Pasiphaé. (I, 1, v. 34-36) C’est vous qui sur ces bords conduisîtes ses pas. (Hippolyte à Thésée, III, 5, v. 928) Cependant, dans l’ensemble des pièces, la figure la plus présente est celle de l’aventurier. Guerrier aux exploits admirables, coureur des mers, assaillant de cités et de monstres, il est un voyageur glorieux, aux multiples périples. Thésée incarne cette figure, de manière plus ou moins appuyée 3 Voir, en bibliographie, les éditions des œuvres consultées. Le voyage et les voyageurs dans Phèdre et ses réécritures 533 selon les pièces, notamment à travers des récits d’exploits, pris en charge par les différents personnages. Dans certains cas, cette image se dédouble : Thésée est alors, notamment chez Gilbert, présenté à la fois comme un noble guerrier et comme un chasseur d’aventures amoureuses, la conquête de Mégare se confondant avec celle de la belle Céphise. Mais le dédoublement de la figure de l’aventurier se réalise également dans le personnage d’Hippolyte. Cet effet de rapprochement entre le père et le fils, à peine suggéré à la fin de la pièce d’Euripide par Hippolyte - « je voudrais vaincre et être le premier dans les combats de la Grèce […] » -, est repris par Garnier et Gilbert, qui font également d’Hippolyte un aventurier, affrontant dans les forêts des monstres redoutables et susceptible de se mesurer à la figure paternelle. Au contraire, chez Pradon et Racine, Hippolyte présente l’aventure glorieuse comme une aspiration : le départ du jeune homme, au centre de l’exposition, s’engage comme une nouvelle odyssée, dans laquelle le fils trouve l’occasion de se grandir en partant à la recherche de son père. L’absence de Thésée est tout ce qui me gêne. Je veux donc aujourd’hui m’éloigner de Trézène, Suivre, ou chercher mon père, et quittant ce palais, L’abandonner à Phèdre, et ne le voir jamais. (Racine, Phèdre et Hippolyte, I, 1, v. 41-44). Le départ d’Hippolyte constitue ainsi, chez Racine, un véritable motif, sans cesse évoqué jusqu’à la fin de l’acte II, puis, à l’acte III scène 5, dans un face à face du père et du fils qui accentue la disparité entre l’aventurier accompli et celui qui ne fait que rêver d’exploits, entre le retour chargé de gloire du premier et l’immobilisme du second. Hippolyte se place ainsi dans une filiation glorieuse, mais surtout dans une rivalité déjà impossible : Vous n’aviez pas encore atteint l’âge où je touche, Déjà plus d’un tyran, plus d’un monstre farouche, Avait de votre bras senti la pesanteur ; […] Et moi, fils inconnu d’un si glorieux père, Je suis même encor loin des traces de ma mère. (III, 5, v. 938-945) Comme le souligne R. Tobin : On peut lire Phèdre comme une parodie tragique des grands principes épiques : le jeune héros s’efforce d’imiter son père, un des grands vagabonds de l’antiquité, mais il est immobilisé : il rate l’occasion de réussir une épreuve ; et il ne peut pas rentrer parce qu’il n’est jamais parti 4 . 4 R. Tobin, « La poétique du lieu dans Phèdre », Racine et la Méditerranée, p. 245. Magali Brunel 534 La figure de l’aventurier se combine enfin à celle de l’exilé, de qui elle constitue le sombre pendant. Le personnage d’Hippolyte est alors poussé vers le tragique, évoluant du rôle de l’aventurier à celui du proscrit. Chez Racine, cette figure, qu’il est le seul à l’évoquer dès l’exposition, devient l’objet d’une véritable construction : Phèdre Je pressai son exil, et mes cris éternels L’arrachèrent du sein et des bras paternels. (I, 3, v. 295-296) Se dessine ainsi, un personnage errant d’exil en exil, le glissement s’opérant nettement, à partir de l’acte III, entre l’exil du passé et celui qui menace : Phèdre Je parlerai ? Thésée, aigri par mes avis, Bornera sa vengeance à l’exil de son fils. (III, 4, v. 899-900) La désignation d’Hippolyte souligne la dimension tragique de son destin, irrémédiablement tiré vers le bannissement, alors même que tout le discours du jeune homme traduit son aspiration au départ et à la conquête. L’exil final, finalement prononcé par Thésée 5 , marque alors la constance de la destinée. Enfin, la dernière évocation du banni chez Racine, concerne Thésée, désespéré, lorsque se dévoile la vérité dans la dernière scène : Laissez-moi, loin de vous, et loin de ce rivage, De mon fils déchiré fuir la sanglante image. Confus, persécuté d’un mortel souvenir, De l’univers entier, je voudrais me bannir. (v.1605-1608) À nouveau, la figure de l’aventurier bascule vers celle du voyageur sans terre, déshonoré, Thésée rejoignant finalement son fils dans l’opprobre. Ainsi, Racine fait du voyageur exilé une figure traversant la pièce et parvient, dans cette triade de voyageurs, à tisser des effets de basculement, de fondu-enchaîné, qui accentuent le caractère tragique de la pièce. II- Le voyage, motif tragique La cohésion dramatique s’appuie sur l’association du système des personnages-voyageurs à l’événement central que constitue le voyage de Thésée. Cependant, d’une pièce à l’autre, ce voyage est présenté de manière si différente qu’il influe sur les registres des pièces. Chez Euripide, il est justifié par la consultation de l’oracle, tandis que pour Sénèque et Garnier, il 5 IV, 2, v. 1052-1064 ; IV, 2, v. 1140-1149 ; V, 1, v. 1375. Le voyage et les voyageurs dans Phèdre et ses réécritures 535 est un voyage au pays des morts. Cherchant sans doute à écarter une dimension mythologique trop prégnante, Racine en fait un voyage en Épire, où Thésée se serait rendu, pour aider son ami Pirithoüs à enlever Proserpine 6 . Enfin, pour Pradon ou Gilbert, il s’agit d’un voyage guerrier, qui conduit le héros à affronter des ennemis ou des cités hostiles. Ainsi, selon les versions, le voyage de Thésée s’inscrit tantôt dans la continuité de ses périples glorieux, tantôt au contraire comme une rupture, funèbre, qui confère à la pièce une tonalité plus sombre, comme l’illustre cette réplique de Phèdre de Sénèque, évoquant le voyage de son époux : « Le dieu qui règne sur le sombre empire, et sur les rives silencieuses du Styx, ne lâche point sa proie, et ne laisse remonter personne vers le séjour des vivants » (II,3). De plus, le voyage de Thésée, dans les différentes pièces, se trouve associé à d’autres voyages, ce qui produit un effet de « tissage » qui, de motif en motif, renforce la cohérence de la fable, la conduisant progressivement jusqu’à son issue fatale. Parfois, il se trouve relié aux autres périples de Thésée : en cela, il contribue à asseoir la figure de l’aventurier glorieux et à inscrire la pièce dans sa parenté au récit mythique, comme c’est le cas chez Gilbert, Pradon ou Racine, mais surtout chez Garnier qui, à travers le long récit inaugural d’Égée se faisant aède, situe ce voyage dans la succession des aventures de son fils. Parfois, le victorieux périple de Thésée contre le minotaure est mis en parrallèle avec celui d’Hippolyte affrontant un autre taureau monstrueux : le taureau devient alors le monstre du combat mortel et glorieux de toute une lignée 7 , comme le montrent ces deux citations qui, chez Sénèque, semblent se faire écho : […] il visita la demeure terrible du monstre de Crète, et prit en main le fil qui devait le conduire à travers les mille détours du labyrinthe. (II, 3) Ou quel minotaure, quel monstre mugissant dans la prison bâtie par Dédale, t’a frappé de ses cornes terribles et mis en pièces ? (V, 1) Le parrallèle se fait encore plus explicite dans la description de Gilbert : Nous frémissons d’horreur : lui seul à sa rencontre Ne paroist point surpris, ne montre aucun effroi. La belle occasion, dit-il, qui s’offre à moi, Ma race glorieuse aime la renommée, À vaincre des Taureaux elle est accoustumée. (V, 4, v. 1511-1514) 6 Ceci est également évoqué chez les auteurs précédents. 7 On retrouve de telles références au taureau par exemple chez Euripide - « elle vomit un taureau, monstre sauvage dont les affreux mugissements font retentir tous les lieux d’horreur » - ou chez Racine, - « Indomptable taureau, dragon impétueux,/ Sa croupe se recourbe en replis tortueux » (V, 6, 1519-1520). Magali Brunel 536 Ainsi, le monstre du labyrinthe dont le père triomphe annonce le taureau des mers qui conduit son fils au trépas, liant les deux personnages dans une même destinée tout en les opposant, le récit épique des exploits de Thésée basculant en celui, tragique, de la mort d’Hippolyte. Enfin, parfois, un lien se tisse entre le voyage aux enfers principalement chez Sénèque 8 et Garnier - et le dernier voyage auquel aspire Thésée, dans les dernières lignes de la pièce. À la mort de son fils, celui-ci n’a en effet plus qu’un seul souhait, revenir aux enfers : O toi qui m’as rendu ce jour que je déteste, ô Alcide, rends à Pluton la victime que tu lui avais arrachée, rends-moi l’enfer que tu m’as ôté. (Sénèque, V, 2) Las ! Que ne suis-je encore, où j’estois, aux enfers, Enfermé pieds et mains d’insupportables fers ? Et pourquoi de Pluton m’as-tu recous, Alcide, Pour rentrer plus coupable, aux creux Acherontide ? (Garnier, V, v. 2331-3334) Les différentes évocations des voyages tissent donc une continuité qui lie les pièces à leur référent mythologique et les font évoluer le plus souvent vers le tragique, par la mise en relief d’une hérédité fatale ou la noirceur de l’évocation des enfers. Leur étude comparée révèle en outre la complexité des réécritures et conduit à s’interroger sur le rôle de ces voyages dans les constructions dramatiques et les effets dramaturgiques qu’ils contribuent à susciter. III- Le voyage pivot de la construction dramatique, moteur d’effets dramaturgiques Le voyage de Thésée se trouve largement associé à une atmosphère ambiguë, voire mystérieuse : ses causes ne sont souvent pas clairement établies et provoquent des effets d’attente qui participent de la construction dramaturgique de la pièce. Ainsi, chez Sénèque et Garnier, deux causes sont présentées, qui dessinent deux figures du voyageur Thésée : pour Phèdre, il s’inscrit dans la continuité des aventures infidèles 9 , tandis qu’il constitue, pour Thésée, une douloureuse épreuve 10 . 8 Sénèque fait du voyage aux enfers un motif qui, avoir été décrit par Egée, est à nouveau rapporté par Thésée. 9 La terre leur est vile : ils vont chercher là bas, Sur les rivages noirs, leurs amoureux esbas. (Garnier, Hippolyte, II, v. 441-443) 10 Quel labeur m’a esté d’avoir depuis le fond De l’enfer, sceu monter jusques icy à mont ? (ibid. v. 1627-1628) ] Le voyage et les voyageurs dans Phèdre et ses réécritures 537 Chez Racine, les incertitudes sur le voyage sont encore plus marquées, ce qui suscite le suspense, dès les premiers vers : Hippolyte […] J’ignore le destin d’une tête si chère ; J’ignore jusqu’aux lieux qui le peuvent cacher. (Racine, I, 1, v.7-8) Théramène Et dans quels lieux, Seigneur, l’allez-vous donc chercher ? […] Qui sait même, qui sait si le roi votre père Veut que de son absence on sache le mystère ? (I, 1, v. 9-18) L’acte II ouvre ensuite deux hypothèses, que présente Ismène : On sème de sa mort d’incroyables discours. On dit que, ravisseur d’une amante nouvelle, Les flots ont englouti cet époux infidèle. On dit même, et ce bruit est partout répandu, Qu’avec Pirithoüs aux enfers descendu, Il a vu le Cocyte et les rivages sombres […] (Racine, II, 1, v. 380-386) Poursuivant l’effet d’attente, la réplique d’Ismène oscille entre une vision honorable et une vision licencieuse du voyage. Enfin, à l’acte III, c’est Thésée lui-même qui se justifie, orientant alors le spectateur vers une interprétation : Je n’avais qu’un ami : son imprudente flamme Du tyran de l’Épire allait ravir la femme ; Je servais à regret ses dessins amoureux […] Comme le résume P. Dandrey, « en ce sens, Phèdre relève d’un système dramatique fondé sur un jeu de présence/ absence pivotant sur un coup de théâtre d’un retour inattendu 11 », à l’acte III, où le spectateur apprend les motifs réels du voyage. Celui-ci contribue alors à fonder la valeur morale de Thésée, en soulignant sa fidélité en amitié et la droiture de ses sentiments, au moment même où s’est révélée l’immoralité inacceptable de Phèdre. De cette manière, par la place de la justification du voyage dans la pièce, la levée du suspense est immédiatement relayée par le développement d’un autre effet, le choc opposant deux figures morales. Dans la pièce de Pradon, de même, l’hésitation sur les causes du voyage de Thésée constitue un soutien de la construction dramatique des deux 11 P. Dandrey conforte son argumentation en situant précisément ce retour dans la pièce : « le vers 827 qui annonce le retour de Thésée est situé au centre exact de l’œuvre qui en compte tout juste 1654 » (Ibid., p. 63). Magali Brunel 538 premiers actes: ainsi, dans la première réplique, Idas propose une première justification au voyage : Idas La route des enfers est-ce une route aisée ? Et par toute la Grèce un bruit est répandu Que dans ces tristes lieux, Thésée est descendu. (I, 1, v. 45-48) Cependant, Hippolyte s’oppose d’emblée à cette version, au profit d’une explication plus rationnelle : Prétends-tu m’éblouir des fables de la Grèce ? Peux-tu croire un mensonge ? Ah, ces illusions Sont d’un peuple grossier les vaines visions. Sans doute Thésée a voulu faire croire Que jusques aux enfers il peut porter sa gloire ; […] (I, 1, v. 54-58) Deux nouvelles interprétations, qui viennent renforcer le trouble du spectateur, sont apportées à la scène 3. Tout d’abord, Phèdre présente son explication : […] Et Thésée infidèle a dégagé ma foi. Toute la grèce sait que Phèdre infortunée De même qu’Ariane en est abandonnée […] (v. 228-230) Aricie à son tour, dément cette déclaration : Thésée est votre époux et toujours votre amant : Bien qu’il vous ait quittée, il n’est point infidèle. Il court sans balancer où la gloire l’appelle. (v. 236-238) Quatre versions du même événement alternent donc, provoquant un effet d’imbroglio romanesque, et débouchent, à la fin de l’acte II, sur l’explication de Thésée lui-même, explication également placée sous le signe de la dissimulation et des rebondissements : À cent autres j’ai peint le Styx et ce Cocyte, La flamme et les horreurs de ces fleuves ardents, Et la sombre pâleur de leurs mânes errants ; Mais je crois vous devoir un récit plus sincère : Votre esprit est guéri des erreurs du vulgaire. J’ai dû par politique en répandre le bruit. […] J’ai déguisé mon nom, de crainte que mon bras Ne trahît mon dessein, ne l’apprît à Pallas. (II, 7, v. 616- 640) Avouant ainsi, en deux tirades, la rumeur infondée d’un voyage aux enfers qu’il a lui-même introduite, sa décision d’affronter dans le plus grand secret Pallas, ses différentes dissimulations et exploits secrets, puis l’assassinat de Pallas, suivi de la perte de Pirithoüs et finalement la gloire retrouvée Le voyage et les voyageurs dans Phèdre et ses réécritures 539 au moment où il se dévoile à Athènes, il présente un véritable périple aventureux, qui prolonge, concentre, démultiplie les effets de suspense et de coups de théâtre déjà engagés dans les deux premiers actes. Ainsi, le voyage et ses motivations constituent pour les deux contemporains que sont Pradon et Racine, un moyen de plonger l’action scénique dans une atmosphère ambiguë et mystérieuse. Surtout, ils conduisent à une construction dramatique complexe qui, chez Racine se clôt dans l’opposition frontale des valeurs (la moralité face à la trahison), et chez Pradon, pousse la pièce vers le romanesque. La place du voyage de Thésée permet également d’impulser le rythme de l’action dramatique. Son arrivée, retardée, ne se produit généralement pas avant l’acte III 12 , ce qui en constitue un élément stratégique. Outre la création d’un effet d’attente, elle provoque ensuite une accélération du rythme, tous les événements semblant se précipiter, par coups de théâtre successifs, qui tiennent le spectateur en haleine et l’engagent vers l’issue tragique de la pièce. La séquence dramatique ainsi conçue, occupe, chez Euripide et Sénèque, un ensemble assez resserré : les auteurs antiques concentrent en effet l’action au deuxième et troisième épisode, les deux derniers développant des récits d’agonie, ce qui accentue considérablement la dimension funèbre de la pièce, au détriment de la multiplication d’effets dramaturgiques. Chez Gilbert, Pradon ou Racine, au contraire, une construction dramatique ascendante se constitue de manière progressive jusqu’à l’acte V, consacré au basculement tragique. Mais les auteurs exploitent cette organisation de la diégèse de différentes manières. Dans la pièce de Gilbert, le retour de Thésée fonctionne comme l’événement perturbateur de l’action. En effet, les personnages d’Hippolyte et de Phèdre s’aiment mutuellement et cette dernière n’est pas mariée à Thésée. Ainsi, tandis que les liens sacrilèges ont été gommés, et que la pièce, comme l’explique P. Dandrey, est marquée d’une « nette édulcoration de l’effrayante légende 13 », l’arrivée de Thésée, en opposant celui-ci, présenté comme un séducteur insatiable, à Hippolyte, et Céphise à Phèdre, provoque le basculement d’une intrigue amoureuse idyllique dans les rivalités et le malheur. La tragédie est alors amoureuse, bien plus que mythique ou morale, et abandonne le ressort dramatique de l’inceste au profit de celui de la jalousie, le voyage de Thésée fonctionnant donc comme le catalyseur des rebondissements romanesques. Dans la conception dramatique de Pradon, l’exposition consiste tout d’abord à présenter les différents liens amoureux - Hippolyte sait que 12 Elle a lieu parfois en fin d’acte II ou en début d’acte IV. 13 Ibid., p. 58. Magali Brunel 540 Phèdre l’aime mais lui aime Aricie - puis les manigances de Phèdre, initiant la rumeur de la mort de Thésée. Ces éléments, qui installent l’action dans le registre de l’intrigue amoureuse romanesque, préparent l’arrivée de Thésée, qui dément la rumeur de sa mort et vient établir un nouveau rapport de force amoureux : face aux deux rivales qui, dès le début de la pièce, cherchent à gagner l’amour d’Hippolyte, deux hommes - puisque Thésée chez Pradon, tout comme chez Gilbert, n’est pas encore marié à Phèdre 14 - se présentent. Vrais et faux aveux se succèdent alors, et conduisent finalement à la mort d’Hippolyte puis de Phèdre. Le retour de Thésée constitue ainsi donc, d’une part le moyen de refaire surgir l’obstacle qu’avait effacé Phèdre, et surtout, de faire alterner scènes de rivalités et scènes d’aveu jusqu’à la fin de la pièce, provoquant ainsi des rebondissements amoureux qui donnent à la pièce un ton romanesque. Enfin, chez Racine, l’organisation dramatique de la pièce s’appuie également sur la place centrale du voyage : les premiers coups de théâtre, provoqués dans les deux premiers actes, du fait des incertitudes liées à l’arrivée de Thésée, continuent ensuite à se succéder : l’aveu mensonger de l’outrage d’Hippolyte, pris en charge par Oenone, est suivi de plusieurs mouvements opposés de Phèdre, regrettant d’abord son acte, puis à nouveau furieuse en se connaissant une rivale, et de plusieurs mouvements contradictoires de Thésée, se montrant d’abord violent face à son fils, puis hésitant après sa rencontre avec Aricie. Ainsi, l’acte IV et le début de l’acte V présentent des à-coups dramatiques, propices à émouvoir, et, en même temps à dévoiler la complexité des êtres. Provoquant ainsi un suspens de l’issue tragique, ils permettent de prolonger les rebondissements, de provoquer des effets de balancements des personnages, d’engager à nouveau les doutes du spectateur, avant le basculement définitif dans la tragédie, marqué par la première mort, celle d’Oenone 15 , suivie de celle d’Hippolyte puis de celle de Phèdre. L’organisation dramatique de la pièce, fondée sur ces effets d’attentes et ces à-coups dramatiques permet à Racine de différer et de réduire la dimension funèbre que ces prédécesseurs antiques étiraient au contraire, et de ne pas non plus, tirer sa pièce vers le romanesque. Le voyage de Thésée devient plutôt la clé de voûte d’une tension, fondée sur le 14 A.G. Wood met en évidence ces écarts entre un choix plus bienséant, chez Gilbert et chez Bidar, et un choix plus fidèle à la tradition antique, chez Garnier (op.cit., p. 21). 15 Symboliquement, comme le rappelle M. Szuskin, Oenone meurt en se jetant dans la mer, espace scénique du drame. (« la mer comme espace tragique dans les tragédies de Racine », Racine et la méditerranée, Soleil et mer, Neptune et Apollon, Université de Nice, 1999, p. 122). Le voyage et les voyageurs dans Phèdre et ses réécritures 541 suspense jusqu’à l’acte III, puis sur l’incertitude liée aux contradictions de personnages complexes avant de basculer, définitivement, dans la tragédie. Ainsi, les différentes réécritures de Phèdre sont marquées par les motifs du voyage et des voyageurs qui en tissent les cohérences, les reliant tantôt au mythe d’épopée glorieuse, tantôt au registre tragique funèbre. La place et la fonction des récits de voyage dans les différentes constructions dramatiques orientent également l’interprétation, de la célébration de la funeste fatalité d’une lignée condamnée à l’errance, à la mise en valeur d’une intrigue amoureuse et romanesque. Puisant dans ces deux sources d’inspiration, Racine réussit à concevoir une œuvre tissée de figures et de motifs qui se répondent l’un l’autre et saturent le texte pour lui conférer sa puissance évocatoire. Il élabore alors une progression dramatique complexe, soutenant les doutes et les émotions du spectateur, pour porter inexorablement l’action vers une fin tragique dans lequel le voyage devient, comme le formulent L. Guyon et S. Requemora-Gros, « source de fatalité ». Magali Brunel 542 Bibliographie Baby H., Emelina J., (dir.). Racine et la Méditerranée. Soleil et mer, Neptune et Apollon. Nice : Université de Nice, 1999. Baccar, Alia. La Mer, source de création littéraire en France au XVII e siècle (1640- 1671). 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La circulation et diffusion des modèles, le commerce du marbre, les rouages complexes de la commande, mais également les mouvements de population, l’intégration, la perception et la place des artistes étrangers dans une société marseillaise multiculturelle permettent d’appréhender les motivations et l’impact des échanges artistiques entre ces deux régions qui comptent parmi les plus importantes plateformes commerciales de Méditerranée occidentale à l’époque moderne. On retrouve la trace de sculpteurs génois travaillant en Provence dès la fin du XVI e siècle mais c’est au cours du siècle suivant que de nombreuses sculptures d’origine génoise commencent à orner les monuments provençaux, qu’il s’agisse de figures religieuses ou profanes, d’œuvres réalisées sur place ou expédiées depuis la capitale ligure. Leur présence pose notamment la question de la commande à l’étranger : qui commande ? à qui ? et pourquoi ? Immigration et intégration Une première phase importante d’immigration a lieu après l’incendie de Marseille par les troupes du roi d’Aragon en 1423. Plusieurs seigneurs locaux font alors appel aux paysans ligures pour mener leurs terres. À cette époque, la République de Gênes est bloquée dans son expansion et la possibilité de venir s’installer en Provence, une région à la fois proche et lointaine géographiquement et culturellement, est une véritable aubaine pour ces travailleurs de la terre. Ce phénomène concernera plutôt l’arrière- Sandrine Chabre 546 pays provençal 1 . À partir de la fin du XVI e siècle, ce seront ceux que l’on appelle les « gens de mer » qui viendront s’installer à Marseille où la main d’œuvre maritime spécialisée est recherchée et bien payée. Les génois vont rapidement se positionner sur ce marché grâce à leur expérience et leur réputation. En effet, « on a estimé de tout temps les génois plus vaillants sur mer que sur terre » 2 . Au XVII e siècle, environ 70% des italiens venus travailler dans le secteur maritime sont originaires de Gênes ou de ses environs. Nombre d’entre eux finiront par s’établir définitivement dans le royaume de France. A travers l’étude des demandes de naturalisation 3 , on constate qu’alors qu’au XVII e siècle 17% des lettres de naturalité accordées par le Roi pour la Provence concernent des ressortissants de la République de Gênes, ce chiffre montera jusqu’à 74% pour le premier quart du XVIII e siècle. L’intégration d’une importante population d’origine ligure, et plus largement italienne, à Marseille a contribué à l’assimilation progressive d’une culture et de fait à l’évolution du goût dans le domaine artistique. Commerce du marbre et pratiques d’atelier Du XII e au XVIII e siècle, les échanges commerciaux entre Gênes et Marseille vont en s’intensifiant et de plus en plus de denrées et matériaux transitent par ces deux grands ports. Le commerce spécifique du marbre aura une influence sur l’exportation de sculptures, la diffusion des modèles et l’organisation des ateliers. Les bateaux reliant les deux villes mettent 4 à 21 jours pour faire le trajet, selon la saison, les conditions climatiques, la cargaison et le nombre d’escales. Dans le sens Gênes-Marseille, ces navires font régulièrement halte dans les ports de Varazze, Savona, Finale Ligure, Oneglia, San Remo, Vintimille, puis en France à Villefranche, Menton et La Ciotat avant de rejoindre le port de Marseille. Les chargements se composent principalement d’agrumes, riz, semoule, anchois, huile d’olive, de pastels de Lombardie, mais aussi de pièces de marbrerie ou sculptures 4 . Dès mars 1669, le commerce est facilité lorsque Colbert déclare le port de Marseille « franc et 1 François Barby, « L’immigration ligure et le repeuplement de Marseille aux XV e et XVI e siècles », Provence Historique, t. LIII, fasc. 214, 4 e trim. 2003, p. 445-456. 2 Pierre Duval, Le voyage et la description d’Italie, Paris, 1656, p. 108. 3 AD 13 Aix-en-Provence, Fonds de la Cour des comptes, aides et finances, B 2969 à B 2983. 4 Gilbert Buti, « Le « chemin de la mer » ou le petit cabotage en Provence (XVII e - XVIII e siècles) », Provence Historique, t. L, fasc. 201, 3 e trim. 2000, p. 297-320. Les échanges artistiques entre Gênes et Marseille 547 libre à tous marchands et négociants et pour toutes sortes de marchandises, de quelque qualité et nature qu’elles puissent être », afin de faire de ce port « le plus fameux de la Méditerranée » 5 . Le commerce du marbre est en pleine expansion sous le règne de Louis XIV et grâce à sa proximité avec d’importantes carrières comme Porto Venere, Carrare ou Polcevera, Gênes va en devenir le principal port d’exportation en Méditerranée. La France se pare de grande statuaire et de riches décors de marbre et c’est tout naturellement vers l’Italie que vont se tourner les commanditaires. Les blocs de marbre bruts partent de Livourne mais c’est bel et bien à Gênes que sont embarquées sculptures et pièces de marbrerie destinées à la Provence et plus largement à tout le Royaume de France 6 . Marbriers et sculpteurs deviennent les acteurs privilégiés de ce commerce par l’achat de parts dans l’affrètement de navires marchands, mais également de parcelles dans les différentes zones d’extraction (en France ou en Italie) et par l’envoi de blocs issus de leurs propres carrières, d’éléments structurels assemblés une fois arrivés à destination (pour les autels par exemple), ou de morceaux de sculpture 7 . De grands ateliers génois comme ceux des Orsolino, Carlone ou Casella, se consacrent presque exclusivement à l’acquisition de marbre et à l’exportation de pièces de marbrerie. Etant tous sculpteurs, ils vont rapidement exploiter ce marché florissant et vendre leurs sculptures à l’étranger, mêlant ainsi les intérêts artistiques et commerciaux. Les ateliers deviennent de véritables entreprises et c’est toute leur organisation, leur fonctionnement et l’apprentissage des jeunes sculpteurs qui s’en trouvent modifiés. Par exemple, on sait que dans la première moitié du XVII e siècle Tommaso Orsolino, Giovanni-Battista Orsolino, Giacomo Porta, Domenico Casella et Stefano Lombardelli, tous sculpteurs et marbriers, vont s’associer pour créer une société marchande destinée, à l’origine, à l’importation du marbre de Caunes en Italie. Face à une demande croissante de pierres et marbres italiens dans toute l’Europe, ils développent leur activité avec l’exploitation d’une carrière d’albâtre à Monte Gazzo, une carrière de marbre mischio 5 BNF, département des manuscrits, Registre de dépêches et correspondance de Colbert concernant le commerce extérieur et intérieur (1669), Cinq cents de Colbert 204. 6 Geneviève Bresc-Bautier, « L’importation du marbre de Carrare à la cour de Louis XIV : rivalités des marchands et échec des compagnies », Marbres de Rois (dir. Pascal Julien), 2013, p. 123-150. 7 Les vaisseaux militaires sont également parfois utilisés pour le transport d'objets d'art, principalement lorsqu’il s’agit de commandes passées par des hauts fonctionnaires du Royaume (Sandrine Chabre, « Sculpteurs-marbriers en Provence : les Veyrier et la carrière de Trets », Marbres de Rois (dir. Pascal Julien), 2013, p. 81-90). Sandrine Chabre 548 rosso et une de vert de Polcevera, dont les pierres sont destinées à l’exportation vers le sud de l’Italie, la France ou l’Espagne. On connaît par le récit d’apprentissage d’Ercole Ferrata le fonctionnement de l’atelier Orsolino au tout début du XVII e siècle. Il nous relate que pour les apprentis, chaque journée comportait deux heures de dessin obligatoire, l’étude de livres et dessins d’architecture ainsi qu’une pratique répétitive comme le modelage ou le polissage jusqu’à ce que l’apprenti soit capable de produire en série des copies des modèles les plus demandés 8 . Les apprentissages durent généralement de 6 à 10 ans, bien plus longtemps que ce qui se fait en France à la même époque. Le nombre de personnes travaillant dans ces ateliers fluctue en fonction de la demande. Il peut paraître surprenant de parler de « production en série » mais c’est pourtant bel et bien de cette manière que la sculpture se pratique dans ces grands ateliers et que l’exportation de sculptures génoises se développe. Les figures les plus appréciées et diffusées sont celles de Vierges à l’enfant ou d’Immacolate, le plus souvent en marbre blanc et en grandeur nature. Ce sont des modèles iconographiques très à la mode à Gênes. On en trouve un grand nombre dans les églises, chapelles privées ou oratoires. Progressivement, ces figures vont inonder à la fois le marché local mais aussi le marché provençal. Plusieurs de ces sculptures, notamment issues de l’atelier Orsolino, s’inspirent de celle que Pietro Orsolino avait réalisée pour le sanctuaire Notre-Dame de la Miséricorde de Savona en 1560. Elena Parma-Armani indique qu’en 1865, 842 images sculptées de la Vierge ont été recensées à Gênes, toutes époques confondues, et parmi ces 842 sculptures, 134 sont des copies de cette vierge de Savona, ce qui constitue 16% de la production 9 . De l’atelier de Tomaso Orsolino en sortiront un grand nombre, que l’on retrouvera à Gênes bien sûr, mais également en Corse ou en Provence. En ce qui concerne la Provence, on trouve une Vierge à l’enfant dans la cathédrale Sainte-Anne d’Apt, mise en place lors de la reconstruction de la chapelle Notre-Dame par Louis Stuart de Bezaure, commandeur de Renneville en 1670 ; on peut en voir d’autres dans l’église paroissiale de La Ciotat, dans l’église Notre-Dame de Romigier à Manosque provenant de la chapelle des capucins de Riez et arrivée de Gênes en 1645 10 , ou encore dans la cathé- 8 Lauro Magnani, « La scultura dalle forme della tradizione alla libertà dello spazio barocco », Genova nell’età barocca (sous la direction d’Ezia Gavazza et Giovanna Rotondi Terminiello), cat. Expo. Palazzo Spinola et Palazzo Reale, Genova, 22.05 - 26.07.1992, Gênes, 1992, p. 291-302. 9 Elena Parma-Armani, « Diffusione dei santuari nel territorio della Repubblica e rinnovamento dell’iconografia mariana », La scultura a Genova e in Liguria dal seicento al primo novecento, vol. 2, Genova, 1988, p. 10-23. 10 BM Marseille, Ms 1202, p. 55-57. Les échanges artistiques entre Gênes et Marseille 549 drale de Sisteron [Fig. 1]. Dans la même période, d’autres sculpteurs génois se voient commander des images de la Vierge pour les édifices religieux provençaux. Ainsi, on peut voir aujourd’hui dans l’église du Saint-Esprit à Aixen-Provence une vierge de Domenico Casella ; à Arles, Aubagne et Lambesc trois vierges à l’enfant de Leonardo Mirano ou encore une vierge à l’enfant commandée à Martino Solaro par un notable d’Arles 11 . Ce mode de production en série n’est évidemment pas le meilleur moyen pour satisfaire à des exigences de qualité, qu’elles soient techniques ou esthétiques. On est bien loin ici de ce que l’on peut trouver à Gênes à la même époque. Il s’agit, pour la plupart, de pièces réalisées par des « petites mains » et non par le maître lui-même. Une fois ce constat établi, se pose la question des raisons de la commande. Pourquoi commande-t-on des sculptures à Gênes, qui ne sont pas toujours de très bonne facture, avec toutes les complications que cela implique (établissement du prix-fait, suivi de la réalisation ou transport) alors que des artistes de talent travaillent à la même époque en Provence ? Il ne s’agit pas d’une question de matériau ni de prix, les frais liés à l’intervention d’intermédiaires et au transport de ces sculptures compensant généralement ceux du prix d’achat du marbre, plus élevé dès lors que l’on s’éloigne des carrières. Il convient donc de chercher à comprendre ce qui pousse les amateurs d’art à porter leur choix sur des artistes étrangers, qu’ils ne rencontreront jamais pour la plupart. Pour ceux qui ne peuvent s’offrir une sculpture issue des grands ateliers romains, on pourrait penser que ces ateliers génois produisant des œuvres en série pour un prix raisonnable, offrent un bon compromis. Ce n’est pourtant pas la seule hpothése plausible. Deux archevêques génois en Provence : Dominique de Marini et Jérôme Grimaldi Force est de constater que parmi les commanditaires provençaux, certains sont issus de familles d’origine génoise, plus ou moins influentes, et qu’ils restent en contact régulier avec les milieux artistiques ligures. Parmi eux, deux archevêques : Dominique de Marini, archevêque d’Avignon et le cardinal Jérôme Grimaldi, archevêque d’Aix-en-Provence. Dominique de Marini, après avoir été archevêque de Gênes de 1616 à 1635, fut nommé archevêque d’Avignon le 18 octobre 1648 et le restera jusqu’à sa mort le 20 juin 1669. Suite à son entrée solennelle en Avignon le 11 Fausta Franchini-Guelfi, « La scultura del Seicento e del Settecento. Statue e arredi marmorei sulle vie del commercio e della devozione », Genova e la Francia, opere, artisti, comittenti, collezionisti, Genova, 2004, p. 170-189. Sandrine Chabre 550 11 juillet 1649, il va s’attacher à embellir son diocèse. Il rebâtit le palais archiépiscopal, répare les églises et passe de nombreuses commandes à des artistes provençaux ou génois. Une vierge à l’enfant, dans la grotte de la Sainte-Baume à Saint- Maximin, attribuée à Tommaso Orsolino par Fausta Franchini Guelfi, aurait été donnée par Mgr de Marini à l’occasion du pèlerinage de Louis XIV à la Sainte-Baume 12 [Fig. 2]. La Tour Keyrié, dans Excursions aux alentours d’Aix en 1890 décrit ainsi cette sculpture : « un quatrième autel se trouve encore au fond de la grotte non loin de la fontaine de la pénitence. On y remarque une statue de Notre-Dame, en marbre blanc, exécutée à Gênes au XVII e siècle, et qui avait été donnée par Mgr de Marinis, archevêque d’Avignon » 13 . Cette œuvre est de bien meilleure facture que les autres vierges attribuées à l’atelier Orsolino présentes en Provence, par la finesse de ses traits et la précision dans le traitement des draperies. Elle est tout à fait conforme aux œuvres de Tommaso Orsolino conservées à Gênes et il est fort probable qu’elle soit l’œuvre du maître. Il s’agit vraisemblablement d’une pièce originale et non issue des fameuses productions en série. De Marini et Orsolino avaient déjà travaillé ensemble, notamment à l’occasion de la commande du tombeau de Sainte Marthe pour la cathédrale de Tarascon [Fig. 3]. Deux prix-faits, établis le 15 septembre 1653 et le 3 janvier 1656 chez le notaire génois Gerolamo Borlasca par l’intermédiaire de Goffredo et Paola Maria Spinola, prévoient un monument sépulcral constitué d’un lit de marbre blanc sur lequel git le corps de la sainte, un monument destiné à contenir l’ancien sarcophage contenant les reliques de Sainte Marthe 14 . D’après l’abbé Faillon, « ce sarcophage en marbre statuaire d’une beauté remarquable, fut exécuté à Gênes. Il arriva par mer et de là par le Rhône jusqu’au port de Tarascon, le jeudi saint 17 avril 1653 » 15 . Démonté en 1979, le monument n’est aujourd’hui plus visible. Le recours à des sculpteurs génois n’est pas exceptionnel dans le cas de Mgr de Marini. En l’occurrence, c’est même un choix délibéré lorsqu’il s’agit de faire réaliser l’une des pièces les plus importantes, symboliquement, de son épiscopat : le tombeau de Sainte Marthe, qui est, avec Marie-Madeleine, l’une des saintes les plus vénérées de Provence. Le deuxième archevêque, Jérôme Grimaldi, naît à Gênes le 20 août 1597 et est issu de l’une des sept familles les plus influentes de la République de 12 Fausta Franchini Guelfi, op. cit., 2004, p. 175. 13 (Achille Makaire) La Tour Keyrié, Excursions aux alentours d’Aix, Aix-en-Provence, 1890, p. 46. 14 Archives d’Etat, Gênes, notaire Gerolamo Borlasca, NA 7647 et NA 7648. 15 Étienne Michel Faillon, Monuments de l’église Sainte Marthe à Tarascon, département des Bouches-du-Rhône, Tarascon, 1835. Les échanges artistiques entre Gênes et Marseille 551 Gênes. Il sera nommé archevêque d’Aix-en-Provence en 1655 et occupera ce poste jusqu’à sa mort trente ans plus tard. Jérôme Grimaldi fut un archevêque très apprécié à Aix, notamment pour la fondation du séminaire, l’agrandissement de l’hôpital Saint-Jacques, les travaux de rénovation qu’il fit faire au palais archiépiscopal qui était en fort mauvais état lors de son arrivée, et pour ses actions en faveur des pauvres du diocèse. Il était connu pour son esprit vif et cultivé et pour avoir une bonne connaissance de l’histoire et des beaux-arts. A partir de 1663, il entreprend des travaux au séminaire, au palais archiépiscopal, au château de Jouques, dans son château de Puyricard ainsi que dans une « maison située quartier du Loubet » à Aix 16 . C’est son château de Puyricard qui va particulièrement nous intéresser [Fig. 4]. Lorsque Grimaldi arrive en Provence, il ne reste quasiment rien de l’ancien château ayant appartenu à la famille des Baux, situé en campagne au nord d’Aix et qui est à l’abandon depuis près de soixante-dix ans 17 . Lorsqu’il décide de s’y établir en 1657, c’est vers Giovanni Battista Costanzo, un des architectes officiels de la ville de Gênes, qu’il va se tourner pour la conception des plans. Il émet la volonté de faire construire une résidence « à l’italienne », prenant pour modèle sa propre demeure à Sampierdarena, mais s’inspirant également de la Villa Medicis, du palais Farnese ou encore du palais Mazarin à Montecavallo, des bâtiments dont il se fera envoyer les plans par Costanzo. Costanzo n’a jamais fait le voyage jusqu’à Aix et les deux hommes communiquent par courrier ou, plus rarement, se rencontrent lorsque Grimaldi faisait halte à Gênes en se rendant à Rome pour honorer la charge de son évêché suburbicaire d’Albano ou pour ses fonctions de cardinal 18 . Par l’intermédiaire de Jean Forno, un marchand génois habitant Marseille, il fait venir régulièrement de sa région natale de nombreux plans et documents liés aux techniques de construction et d’ornementation. Il correspond également avec son neveu et quelques artistes et artisans ligures. Il se fera expédier de Gênes des matériaux : marbres et mallons de céramique pour le pavement, marbres d’ornementation, cheminées sculptées et œuvres d’art. Il fera également venir d’Italie des arbres fruitiers pour l’orangerie ainsi que des ouvriers spécialisés pour effectuer certains travaux qu’il 16 Actuel quartier Bellegarde. 17 Sandrine Chabre et Sophie Bergaglio, « L’empreinte des archevêques sur Puyricard », dans Sophie Bergaglio et Sébastien Aublanc, Puyricard, images et histoire, Aix-en-Provence, 2012, p. 56-65 ; Sandrine Chabre, « Le château du cardinal Grimaldi à Puyricard : un palais d’inspiration génoise au destin tragique », Provence historique (à paraître 1 o trim. 2017). 18 Diocèse suburbicaire : diocèse situé à proximité immédiate de Rome, ayant pour évêque titulaire un cardinal. Sandrine Chabre 552 ne veut pas confier à des artistes ou artisans locaux. En ce qui concerne les ouvrages de marbrerie et les sculptures, on sait que l’autel de la chapelle privée de Grimaldi a été expédié en pièces détachées directement de Gênes et monté sur place par des ouvriers en marbre venus eux-aussi de Gênes, ouvriers qui ont également été chargés de la réalisation des pavements de marbre du château. L’autel était constitué de nombreuses pièces de marbres français et italiens et conçu dans la plus pure tradition des autels génois de cette fin de XVII e siècle. À la Révolution, il a été démonté, transformé et remonté dans l’église paroissiale de Puyricard. Le devis de déplacement de l’autel, établi par Ramel le 17 août 1792, détaille les nombreuses modifications qui y ont été apportées 19 . Les marbres ont été réutilisés certes, mais ce que l’on voit aujourd’hui dans l’église de Puyricard ne ressemble en rien à ce que fut l’autel voulu par Grimaldi pour sa chapelle privée (hormis pour la partie supérieure). Outre cet autel, de nombreuses cheminées sculptées provenant des ateliers génois ornaient les douze appartements, salons de réception et galerie du château et plusieurs sculptures prenaient place dans cette demeure aux dimensions gigantesques (plus de 2500 m² au sol sur quatre niveaux d’élévation pour le château). Parmi ces sculptures, un Christ ressuscité en marbre blanc, attribué à Honnoré Pellé par Francesca Fabbri, était vraisemblablement placé sur la coupole de la chapelle du château 20 [Fig. 5]. Un rapport d’expertise concernant les travaux à faire au château en 1729 mentionne qu’il y avait « au-dessus du dôme de cette chapelle une figure de marbre blanc représentant l’image de notre seigneur qu’on nous a asseuré être présentement dans l’église métropolitaine St Sauveur de cette ditte ville » 21 , où il se trouve encore de nos jours. Honnoré Pellé est français de naissance, né à Gap aux alentours de 1641, mais il est assimilé aux sculpteurs génois. En effet, il s’installe dans la capitale ligure à la fin de son apprentissage, dans les années 1660 (années pendant lesquelles il collaborera notamment avec Pierre Puget), et il y restera jusqu’à sa mort en 1718. Il aura donc mené toute sa carrière à Gênes et bien évidemment, la majeure partie de son œuvre est à rapprocher, d’un point de vue esthétique et technique, à celle des artistes génois. On connaît également par des textes anciens l’existence, dans le château de Puyricard, d’un Louis XIV en marbre, en pied, qui était selon l’abbé 19 AD Marseille, 1 J 711, 17 août 1792. 20 Francesca Fabbri, « Le commerce de la statuaire de marbre entre Gênes et la Provence : Mécénat et dévotion à l’âge baroque », Provence Historique, fasc. 203, janvier-mars 2001, p. 69-84. 21 AD 13 Aix-en-Provence, 1 G 102, pcs 7. Les échanges artistiques entre Gênes et Marseille 553 Constantin placé au milieu du grand vestibule et daté de 1658 22 . Il y avait également une Pomone grandeur nature au centre de l’orangerie et une Vierge à l’enfant dans une niche dans la chapelle du château, datant d’avant 1686. D’autres sculptures, dispersées à la mort de Grimaldi en 1685, prenaient également place dans cette demeure d’exception. A la lecture des nombreuses archives concernant la construction du château de Puyricard et son propriétaire, il apparaît que Jérôme Grimaldi a toujours eu la volonté de rester attaché à sa patrie d’origine. Il avait à son service nombre de génois et, concernant la conception même de sa demeure, il fait tout d’abord appel à un architecte génois, puis à des artistes et marbriers génois. De plus, lorsqu’il confie certains travaux à des artisans locaux, c’est toujours avec des indications leur permettant de les réaliser « à la génoise ». Ici, ce n’est bien évidement pas une question financière qui motive Grimaldi dans ses choix, mais bel et bien une volonté de faire travailler des compatriotes et de concevoir une résidence « à la manière » de ce qui se fait chez lui, en Ligurie. C’est donc à la fois une question de goût, lié à sa culture artistique personnelle, et une question identitaire. Les nombreuses correspondances, et la grande quantité de documents conservés dans les archives nous permettent de définir ce qui le pousse à préférer les artistes de sa patrie d’origine. Dans son cas, il est frappant de voir à quel point cette « identité génoise » est forte puisqu’elle se ressent non seulement dans ses choix artistiques mais également en ce qui concerne la gestion de ses affaires privées. Conclusion En se penchant sur ces commanditaires, sur les conditions de la commande, le type d’œuvres, ou encore les monuments auxquels les sculptures sont destinées, nous pouvons entr’apercevoir la manière dont les artistes génois ont su exploiter un marché spécifique et les raisons qui les font préférer aux sculpteurs locaux. Située entre Rome, principal foyer artistique de l’Europe occidentale, et Paris, siège d’une administration royale usant de l’expression artistique comme moyen d’ostentation du pouvoir, la Provence est au XVII e siècle une zone de passage entre deux pays artistiquement prospères, et va devenir, dans le domaine de la sculpture, un lieu de cristallisation des savoirs et des techniques. Toutes ces importations, le retour de Pierre Puget à Marseille 22 Abbé Constantin, M., Les paroisses du diocèse d’Aix : leurs souvenirs, leurs monuments, Aix en Provence, 1890, p. 253. Sandrine Chabre 554 après un séjour génois de près de dix ans et tout ce qu’il a pu en ramener en terme de conception de la spatialité, de technique de taille, etc., vont, dès la fin du XVII e siècle, avoir une forte influence sur la sculpture provençale. On assiste peu à peu à une disparition des frontières stylistiques, donnant naissance à un territoire artistique cohérent, usant des mêmes codes de représentation du Comtat Venaissin aux frontières de la Toscane. Les échanges artistiques entre Gênes et Marseille 555 Figures [Fig. 1] Att. atelier Orsolino - Vierge à l’enfant, cathédrale Ste Anne, Apt (vers 1670) / église Notre-Dame de Romigier, Manosque (vers 1645) Sandrine Chabre 556 [Fig. 2] Att. Tommaso Orsolino - Vierge à l’enfant, Saint-Maximin la Sainte Baume, grotte de la Sainte Baume, vers 1660 Les échanges artistiques entre Gênes et Marseille 557 [Fig. 3] Att. atelier Orsolino - Tombeau de Sainte Marthe, cathédrale Sainte- Marthe, Tarascon, 1653-1656 [Fig. 4] Château Grimaldi, Puyricard - Restitution d’après les archives, XIX e siècle, collection particulière Sandrine Chabre 558 [Fig. 5] Att. Honnoré Pellé - Christ ressuscité, Aix-en-Provence, cathédrale Saint Sauveur De Paris à Marseille, les projets de décor de la première Réale de Louis XIV : Le Brun & Tuby versus Girardon M AGALI T HÉRON A IX -M ARSEILLE U NIVERSITÉ , CNRS-TELEMME En 1660, alors qu’il attend son mariage avec l’infante d’Espagne, Louis XIV réside en Provence, avec Mazarin et toute sa cour. Séjour politique plus que d’agrément, il s’agissait pour lui de rétablir l’autorité royale dans cette province devenue séditieuse. La brèche béante qu’il fit percer dans les antiques murailles de Marseille et par laquelle il entra le 2 mars avec ses troupes et la cour fut justement perçue comme un acte symbolique, une punition faite à l’insolence de cette ville, à laquelle il avait voulu donner « l’air d’une place conquise 1 ». S’il réforma le pouvoir municipal et fit condamner les frondeurs, il décida en outre la construction de la citadelle Saint-Nicolas qui devant mettre « la ville dans l’impossibilité de remuer 2 », agaça les Marseillais, plus encore que la déchirure. Louis XIV prit aussi le temps de visiter le port et son arsenal. Dans ses Mémoires, Anne Marie Louise d’Orléans, duchesse de Montpensier (1627-1693), rapporte que durant ces « trois ou quatre jours de grand fracas » où la cour résida à Marseille, « on se promena sur les galères 3 ». Elle les revoyait « peintes et dorées » avec de « jolies chambres ». Mais elle n’avait pas pour autant gardé de ces moments un souvenir fort agréable. La vue des galériens enchaînés, « homme nus […] rasés, noirs du soleil » qui lui donnaient « une idée de l’enfer 4 », lui avait été particulièrement pénible. Elle se souvenait aussi que, 1 Jean-Pierre Papon, Histoire générale de Provence. Paris : Moutard, 1786, vol. 4, p. 592. Voir aussi Honoré Bouche, L’Histoire chronologique de Provence. Aix : chez Charles David, 1664, t. II, p. 1028, 1032, 1037. 2 Papon, Ibid., p. 595. 3 Anne-Marie-Louise-Henriette d’Orléans Montpensier, Mémoires de Mademoiselle de Montpensier, petite fille de Henri IV. Paris : Charpentier, 1810, T III, p. 434. 4 Ibidem, p. 434. Magali Théron 560 lors de cette sortie en mer, hormis le roi « tout le monde vomissoit, étoit en faiblesse ». « Il n’y eut, concluait-elle, que la maison royale à qui l’air de la mer ne fit point de mal » 5 . En 1660, l’entrée de Louis XIV à Marseille s’était ainsi faite par la force et dans l’humiliation, que pérennisa, en inscrivant la construction de cette citadelle dans l’histoire métallique du règne, la médaille Massilia Arce Munita 6 frappée la même année. Nous souhaiterions ici revenir sur la construction d’un autre genre de monument construit à Marseille, dix ans plus tard, à la gloire de Louis XIV : sa galère de commandement et de prestige, sa première vraie Réale dont le luxe de l’ornementation devait « faire voir dans tous les pays étrangers […] la puissance » de sa Majesté « aux yeux de ceux qui ne la connaissent que par les relations et par le bruit de sa Renommée 7 ». Objet de toutes les attentions, à Paris comme à Marseille, l’histoire tumultueuse de sa conception laissa pourtant le goût âpre de l’inachevé. Elle révèle en outre la défaillance du dirigisme culturel. Sa conception qui s’échelonna sur sept ans, douze, si l’on prend en compte les premières idées de projets, se retrace au fil des lettres de trois intendants successifs de Marseille, de 1670 à 1677. Si une partie de cette documentation a déjà été publiée, notamment par Jean-Louis Courtinat 8 . Nous nous proposons de les enrichir ici de documents d’archives et de dessins inédits qui révèlent la joute artistique que ce projet suscita entre trois des plus grands artistes du roi. « Faire esclater sur mer la Magnificence de sa majesté » La Marine, en raison de la Gloria navalis qu’elle était supposée apporter au Prince, à l’image de celles que s’étaient acquises les grands empereurs de l’Antiquité 9 , était très vite devenue en ce début du règne personnel de Louis XIV l’objet d’une attention politique. Pour Colbert, elle appartenait à « cette nature d’affaire, en laquelle réside la meilleure partie de la gloire du Prince 5 Ibidem, p. 435. 6 Claude François Ménestrier, Histoire du roy Louis Le Grand, Par les médailles, emblèmes, devises, jettons, inscriptions, armoiries et autres monuments, Paris, 1693, p. 9. 7 Paris, Bnf, Ms., Naf. 21317, fol. 389-391, lettre de Pierre Arnoul à Colbert, 13 avril 1674. 8 Jean-Louis Courtinat, « Girardon, Tuby et les sculptures de la galère Réale », Gazette des Beaux-arts, CXIX, 1480-1481 (1992), p. 201 à 215. 9 Voir Jean-Baptiste de Machault, Eloges et discours sur la triomphante réception du roy en sa ville de Paris après la réduction de la Rochelle. Paris : Pierre Rocolet, 1629, p. 71-72. Les projets de décor de la première Réale de Louis XIV 561 et le respect et la vénération de son nom dans les pays étrangers 10 ». Et s’il fallait, selon lui, « rendre le Roi maître de la Méditerranée », en construisant une flotte qui puisse égaler voire surpasser en unités celles des autres puissances maritimes, il convenait aussi comme le résumera plus tard son fils de « faire connaître la richesse et la magnificence du roi 11 » par la beauté de leur ornementation. Dans cette quête à l’expression de la Magnificence, la galère, par son origine antique, pouvait apparaître, plus encore que les vaisseaux, comme le véhicule capable de nourrir le mythe de l’Imperium Romanum que l’Etat aspirait à faire revivre. « Il n’y a point de puissance », affirmait Colbert « qui marque mieux la grandeur d’un prince que celle des galères, et luy donne plus de réputation parmi les étrangers 12 ». Référence culturelle voire patrimoniale, la galère, offrait en outre, avec sa chiourme de forçats enchaînés, qui avait tant effrayé la délicate Madame de Montpensier « le spectacle de la toute puissance de la monarchie sur ses sujets 13 ». Comme le résumera l’intendant Nicolas Arnoul (1608-1674), « la galère est un char de triomphe » il n’y a rien qui sente tant son souverain que ces bastimens, la poupe un peu relevée et sous vos pieds trois cens esclaves enschainez. Les empereurs romains ne triomphaient pas avec tant 14 ». Aussi, dès l’année 1663, Colbert avait incité l’intendant du port de Toulon Louis Testard de la Guette à concentrer toute son attention sur le décor de la galère Capitane, qui portait l’étendard de Réale. Pour en faire, « une machine […] propre à faire esclater sur mer la Magnificence de sa majesté », ce dernier avait fait appel à des sculpteurs flamands pour qu’ils réalisent à l’intérieur de la poupe un décor raffiné de marqueterie, analogue à ceux qui ornaient alors les « cabinets d’Allemagne 15 ». Tout l’intérieur avait ainsi été « doublé de lambris d’ollivier, et de bois d’Inde » qui représentaient « quantité de fleurs de lys d’or, delles [d’ailes] couronnées 16 ». La Capitane n’était toutefois qu’un prologue dont la Reale devait être le parfait 10 Jean-Baptiste Colbert, « Mémoires sur les affaires de finances de France pour servir à l’histoire », 1663, in Pierre Clément, Lettres, instructions et mémoires de Colbert. Paris, 1863, t. II, p. 50. 11 Paris, BnF., ms., Mélanges Colbert, vol. 84, Mémoire de Seignelay sur la marine anglaise, voir Clément, Ibid., 1865, t. III, p. 328. 12 BnF, Ms., Naf. 21306, fol. 156, lettre de Colbert à Arnoul, le 6 novembre 1665. 13 Jarnoux, Philippe. « Brest, l’arsenal et les bagnards au XVIII e siècle : le spectace de la toute puissance royale », Pouvoirs et littoraux du XV e au XX e siècle, Géard Le Bouedec et François Chappé (éd.). Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2000, p. 331. 14 A.N., Fonds Marine, B 6 78, fol. 168. 15 Philippe Masson, Les galères de France (1481-1781). Marseille, port de guerre. Paris : Hachette 1938, p. 209. 16 A.N., Fonds Marine, B 3 3, fol. 203, lettre de La Guette à Colbert le 12 juin 1663. Magali Théron 562 développement. Or, pour surpasser la magnificence de cette première galère que le fameux peintre Jean-Baptiste de la Rose (1614-1687) n’avait su « portraiturer » à sa juste dimension selon l’intendant, et pour « la véritable description » de laquelle il avouait lui-même ne pas être assez éloquent 17 , la Réale devait confiner au chef-d’œuvre. Aussi à Colbert qui souhaitait lancer sa construction en 1664, De la Guette avait conseillé de la repousser afin, disait-il de ne rien faire « à la haste et sans préparation », de recruter « les plus excellents ouvriers » et de trouver « quelqu’un qui eust observer la Réale de Venise », le Bucentaure, considérée alors comme « la plus belle galère du monde 18 ». Le chantier de la Réale ne sera finalement entrepris que six ans plus tard, une fois que la flotte des galères fut ramenée à l’arsenal de Marseille, et dans le sillage des premiers grands vaisseaux amiraux le Royal Louis [Fig. 1] et le Soleil Royal dont les décors avaient été dessinés par le premier peintre du roi Charles Le Brun. C’est l’intendant Nicolas Arnoul qui hérita du projet 19 . Nommé en 1665, ce dernier avait derrière lui une longue carrière dans l’administration, débutée en 1640 comme commissaire général de la marine en Provence. Parce qu’il avait en outre été un temps commis de Sublet des Noyers, surintendant des Bâtiments du Roi, puis en 1664, intendant des Bâtiments du roi à Fontainebleau, Arnoul pouvait revendiquer quelques compétences dans le domaine artistique. Et très vite, il commença à énoncer ses propres idées pour ce décor. Se disant ennuyé « de voir toutes les poupes des galères d’une mesme façon hors la peinture 20 », il voulait que l’on imaginât quelque chose de réellement neuf, un système décoratif distinct de ce que l’on avait jusque-là suivi pour les galères ordinaires et qui se rapprochât justement des modèles des galères antiques. Il souhaitait que « le dehors de la poupe » composât « une espèce de char de triomphe marin ou autrement que les figures qui portent les bandins » fussent « deux anges ou autres que l’on jugeroient propres qui d’une main porteroient le bandin et de l’autre tiendroient une couronne sur la teste du Roy », qu’il souhaitait « mettre à l’arrière de la poupe ». Au-delà du programme iconographique l’intendant avait aussi en tête quelques noms, prétextant, comme il l’écrivit à Colbert « qu’il [vallait] mieux qu’il en couste quelque chose en dessein et bien réussir 21 ». Il avait 17 Ibidem. 18 Ibidem, fol. 440, lettre de La Guette à Colbert, 5 aoust 1664. 19 Sur Nicolas Arnoul voir Gaston Rambert, Nicolas Arnoul, Intendant des Galères à Marseille (1665-1674). Marseille : Editions de Provincia, 1931. 20 A.N., Fonds Marine, B 6 78, fol. 445, lettre d’Arnoul à Colbert, 22 novembre 1670, voir Jean-Louis Courtinat, 1992, p. 202-203. 21 Ibidem. Les projets de décor de la première Réale de Louis XIV 563 songé naturellement à Pierre Puget (1620-1694, revenu depuis peu de Gênes pour diriger l’atelier de sculpture de l’arsenal de Toulon 22 . Mais il avait également pensé au sculpteur du roi François Girardon (1628-1715). Les deux hommes s’étaient croisés à deux reprises en 1668, lorsque ce dernier était venu diriger le chantier de sculpture du Royal Louis. En 1670, Girardon avait quarante-deux ans et une carrière riche en réalisations fastueuses, que ce soit aux Tuileries, à la galerie d’Apollon au Louvre (1663- 1665, puis 1671) ou encore à Versailles, où il travaillait alors au fastueux groupe de l’Apollon servi par les nymphes pour la grotte de Thetis. Décrit par Colbert comme l’un des « meilleurs sculpteurs 23 » du roi, un homme qui avait du « génie » et de « la capacité, accompagnée de bon sens 24 », il avait littéralement séduit Arnoul, lors de ses séjours à Marseille en mars et avril 1668. Ce dernier lui avait alors « fait voir tout ce qui est des ornements » des galères, lui avait commandé des dessins dont l’un fut peut-être utilisé sur l’une des galères ordinaires en construction la Forte, la Valeur ou la Saint-Jean 25 et avait loué à Colbert sa « capacité » comme « sa facilité à donner ce qu’il fallait à ce qui manquait à une galère 26 . Mais au-delà de ces deux grands noms, l’intendant avait également sollicité toutes les bonnes volontés, choisies sans doute parmi les principaux sculpteurs ou dessinateurs locaux, bien qu’il soit difficile d’avancer des noms. Si Pierre Puget qui venait d’obtenir l’autorisation de Colbert de travailler à Toulon à des sculptures en marbre pour le Roi, le Milon de Crotone et le bas-relief d’Alexandre et Diogène refusa de donner des dessins 27 , Girardon accepta. Et ce fut aussi le cas de Charles Le Brun, sollicité directement par Colbert. 22 Dès l’année 1666, Nicolas Arnoul avait pensé lui confier le chantier de décoration de la porte de l’arsenal, puis en 1668 lui avait passé commande pour son portrait en marbre. Voir Rambert, op. cit., p. 196-197. Voir aussi Magali Théron, « Sur dix figures en cire disparues de Pierre Puget. Le fonds Arnoul des manuscrrits de la Bibliothèque nationale », Bulletin de la Société de l’Histoire de l’Art français (Année 2003), 2004, p. 151-168. 23 Lettre de Colbert à l’abbé Luigi Strozzi du 16 sept. 1668 : voir Jean Alazard, Correspondance artistique, Paris : 1924, p. 123. 24 Paris, Bnf, Ms., N.a.f. 21308, fol. 238, lettre de Colbert à Arnoul, le 9 novembre 1668. 25 Ibidem, fol. 125, lettre d’Arnoul à Colbert, le 10 juillet 1668. 26 Ibidem, fol. 234, lettre d’Arnoul à Colbert, le 20 octobre 1668. Des éloges qui avaient été repris par Colbert. Ibidem, fol. 238, lettre de Colbert à Arnoul, le 9 novembre 1668. 27 Paris, Bnf., Ms, N.a.f. 21311, fol 30, lettre d’Arnoul à Colbert le 10 janvier 1671. Magali Théron 564 Le Brun &Tuby versus Girardon Curieusement s’engagea alors une sorte de concours, orchestré par Charles Perrault (1628-1703), le secrétaire de Colbert et contrôleur général de la surintendance des Bâtiments, qui signa les factures des uns et des autres. L’idée de cette joute artistique ne choque pas en soi : Colbert, en avait déjà organisé de bien plus importantes, par exemple pour la façade orientale du Louvre, la fameuse colonnade, en 1667. Ce qui surprend ici, c’est qu’au lieu de soumettre ces projets au choix final de Colbert, Perrault les envoya directement à Arnoul. Il est possible qu’il ait voulu cacher à Colbert la participation de Girardon, que l’homme d’état ignora assez longtemps 28 . Quoi qu’il en soit, c’est probablement ce transfert du pouvoir décisionnel du ministre à l’intendant, dans un domaine aussi subjectif que l’ornementation, qui fut l’une des principales causes du ralentissement de l’ouvrage. Pour concevoir ces projets, le premier peintre et le sculpteur avaient chacun composé leur équipe. Si Girardon avait œuvré seul au modèle sculpté du décor, on sait grâce aux factures que nous avons pu retrouver, signées de Charles Perrault, qu’il s’était attaché les services de François Chauveau (1613-1676), pour réaliser les dessins de présentation 29 . Elève de Laurent de la Hyre, c’est essentiellement par la gravure que ce dernier avait acquis une réputation sans demi-teinte qui lui avait obtenu le titre de graveur du roi en 1662. Apprécié de Charles Perrault qui lui confia les illustrations de l’édition de 1668 de ses Contes, et lui consacra une notice plus qu’élogieuse dans son ouvrage des Hommes illustres 30 , il semble en outre avoir été lié à la famille Arnoul, dessinant notamment pour le fils Pierre, le frontispice de l’un de ses manuscrits 31 . Charles Le Brun avait lui fait appel pour mettre « au net l’architecture et ornemens de la dite poupe », et « dessiner en grand ces ornemens » 32 , au 28 Colbert marquera ainsi son étonnement sur la réalisation de deux projets dans une lettre à Arnoul le 27 nov. 1671 (Paris, Bnf, Ms., N.a.f. 21311, fol. 346). 29 A.N., Fonds Marine, B 6 79, fol. 389 : « Mémoire pour les modelles de la gallere faits par le sieur Girardon ». 30 Charles Perrault, Les Hommes Illustres qui ont paru en France pendant ce siècle. La Haye : Chez Matthieu Roguet, 1720, t. I, p. 193-194. 31 Pierre Arnoul, Remarques faites par le sieur Arnoul sur la Marine d’Hollande et d’Angleterre, dans le Voyage qu’il fit en l’année 1670 par ordre de Monseigneur Colbert, s.d, ca 1670 (Paris, Bnf, Ms., coll. des Cinq Cents de Colbert, Ms 201). 32 A.N., Fonds Marine, B 6 79, fol 391, « Mémoire pour le modelle de sculpture fait pour la poupe de la galère dite La Réale […] suivant le dessein de Mr Le Brun […] le deux Les projets de décor de la première Réale de Louis XIV 565 peintre ordinaire du roi, François Francart (1622-1672), avec lequel il avait déjà à plusieurs reprises collaboré sur des chantiers décoratifs 33 . Il avait en outre intégré dans son équipe le sculpteur Jean-Baptiste Tuby (1635-1700) pour réaliser d’après ses esquisses un modèle sculpté du décor. Le choix de ce sculpteur n’est sans doute pas anodin. Fils d’un sculpteur d’origine française mais établi à Rome, Jean Baptiste Tuby, dit Baptiste le Romain s’était rapidement imposé, dès son arrivée à Paris en 1660, comme l’un des meilleurs sculpteurs statuaires de sa génération. La fastueuse fontaine du Char du soleil (1668-1671) qu’il achevait alors pour le bassin d’Apollon à Versailles l’auréolait d’éloges unanimes qui l’imposaient, sinon comme un rival, du moins comme un sculpteur de la trempe de Girardon. Les deux projets furent achevés le 2 juillet 1671 et conduits à Marseille par le sculpteur Jean-Baptiste Tuby 34 . Les dessins et modèles du décor de Charles Le Brun ayant disparu, on n’en connaît que ce que nous en apprend la facture 35 . On sait ainsi que, suivant le projet caressé par l’intendant, mais aussi selon un schéma déjà expérimenté sur le Royal Louis, le Brun avait timbré le couronnement de la poupe d’un « bas-relief avec le portrait du roy, couronné par deux enfants assis sur des trophées ». On sait aussi qu’à la place des anges, suggérés par Arnoul pour les Gigantes, soit les deux grands termes qui soutenaient le couronnement de la poupe, ce qui aurait infailliblement rattaché ce décor au domaine du religieux, Le Brun avait privilégié le choix de « deux Renommées », figures allégoriques propres à publier la gloire du roi dans les quatre parties du monde. Il les avait employées déjà pour le Royal-Louis, mais aussi dans nombre de ses décors pour les appartements de Versailles [Fig. 2]. S’ajoutaient à ces principales figures « trois cartels avec les devises et chiffres de sa Majesté liés avec des festons et guirlandes de fleurs » au couronnement, le décor de « trois fanals ou lanternes », et « des enfants tritons qui soutiennent les dites lanternes ». Les autres ornements consistaient en un bas-relief représentant « les armes de France portées par deux tritons », en « plusieurs ornements soutenus par deux termes d’Hercule » qui devaient sans doute trouver place sous les escaliers de l’espale, enfin au décor du timon et du « pourtour de la dite poupe ». Bien plus ambitieux se révèle le projet de Girardon. Nous pensons devoir le reconnaître dans trois dessins jusque-là attribués à Jean Bérain et conservés au Musée des Beaux-arts d’Orléans. Non seulement la facture de juillet 1671 ». Etablie par Jean-Batiste Tuby et corrigée par Charles Le Brun, cette facture fut envoyée à Arnoul par Charles Perrault, le 13 octobre 1671. 33 Voir Alain Mérot, « L’art de la voussure », Revue de l’Art, n° 122, (1998-4), p. 32. 34 Courtinat, op. cit. 35 A.N., Fonds Marine, B 6 79, fol 391. Magali Théron 566 ces œuvres s’apparente à plusieurs compositions signées de Chauveau 36 , mais ces dessins correspondent en outre parfaitement à la description du devis. On y observe ainsi pour le dessin de la poupe [Fig. 2] aussi bien le « groupe de figures a chacun costé du lieu appelé Gigante » que « le portrait du Roy soustenu par des enfants et trophées et autres enrichissements » qui « luyt au couronnement » ; « les figures de tritons et sirènes » « au porte fanal » ainsi que, « soubz la gallere », les « deux renommées assizes tenant d’une main les armes du Roy et de l’autre leur trompette ». Sur le dessin latéral [Fig. 3], « aux cotés et soubz le berseau », les « deux grands basreliefs de sujets maritimes » et les « figures de sirènes, coquilles, servant de supports et qui tiennent des festons de coquilles ». Enfin, sur le dessin de la proue [Fig. 4], « les termes bas-reliefs et autres enrichissements 37 ». Le choix des groupes pour servir de Gigantes, comme le recours à de grands bas-reliefs historiés, en lieu et place de petits panneaux d’ornements traditionnellement utilisés pour les revers de la poupe remplissaient les critères de nouveauté souhaités par l’intendant. Mais le tour de force réside essentiellement dans la manière dont Girardon est parvenu à concilier les attentes de l’intendant concernant l’imitation d’une galère antique, avec les principales thématiques de l’iconographie royale telles que les avaient peu à peu élaborées les thuriféraires du roi et qui visaient à présenter soit à travers le thème apollinien, soit celui de l’empereur cosmocrator, une vision cosmique du pouvoir politique absolu. Un décor donc qui tout en mêlant portrait au naturel, langage allégorique et mythologique, le tout traité à travers le thème antique des bacchanales et des rapts bachiques, se voulait une ode à la gloire universelle et intemporelle de Louis XIV. L’inspiration antique est patente dans le choix même du thiase marin comme sujet au grand bas-relief historié. De fait, il s’agit ici d’un « triomphe de Galatée », dont Girardon reprendra l’iconographie exacte en 1683 pour orner le col d’un grand vase en marbre 38 , une œuvre phare du sculpteur qui fut reproduite sous diverses formes, vase ou bas-relief, dans le recueil gravé de sa galerie de sculpture 39 . Selon toute logique, le second bas-relief de la 36 Voir notamment le Triomphe de Neptune du manuscrit de Pierre Arnoul, op. cit. 37 A.N., Fonds Marine, B 6 79, fol. 389. Mémoire pour les modelles de la gallere fait par le sieur Girardon ; voir aussi ibid., fol. 387, lettre de Colbert à Arnoul, du 13 octobre 1671. 38 François Girardon, « Vase du triomphe de Galatée » Marbre H. : 1,05 m., Paris : Musée du Louvre, MR 3004, voir Souchal, French Sculptors of the 17th and 18th Centuries. The Reign of Louis XIV. Londres: Bruno Cassirer, 1981, t. II, p. 51, n° 57- 58, (a). pl VI. 39 René Charpentier et Franz Ertinger, Galerie de Girardon. Paris, sd, ca, 1710, pl. III. Voir aussi Nicolas Ponce, Les Illustres Français, 1790, p. 37. Les projets de décor de la première Réale de Louis XIV 567 galère devait donc représenter le Triomphe d’Amphitrite que Girardon sculpta sur le second vase de la paire 40 . Parallèle marin des bacchanales terrestres, durant lequel nymphes et tritons se laissaient emporter dans des frénésies licencieuses, ce sujet connaissait, depuis les bacchanales de Titien, une faveur durable chez les peintres (Carrache, Rubens, Le Brun…) comme chez les sculpteurs (François du Quesnoy, Van Opstal…). Il s’avérait en outre judicieux dans le cas de cette galère, pour avoir été longtemps perçu comme l’un des ornements privilégiés des bâtiments de l’Antiquité. De nombreux vestiges, monuments ou sarcophages en offraient des modèles riches et variés. Et l’on sait l’attrait qu’exercèrent sur Girardon ces magnifiques restes de l’antique Rome , qu’il avait étudiés avec une avidité passionnelle lors de son voyage outre-monts. Mais en 1669, il a pu également puiser son inspiration dans des œuvres plus récentes représentant des combats navals antiques de peintres « antiquaires 41 ». Plusieurs dessins de ce type venaient d’ailleurs d’intégrer les collections royales en 1671 comme celui attribué à Romano [Fig. 5] ou encore le dessin de « Mercure construisant un vaisseau » de Giulio Campi (ca 1502-1572) 42 , auquel Girardon a pu directement reprendre le motif des coquilles ornant les revers de la poupe. Le thème des enlèvements ovidiens pour l’iconographie des Gigantes s’inscrivait dans la continuité thématique des rapts bachiques. On reconnaît à gauche « Apollon enlevant Daphné » et à droite « Neptune poursuivant Coronis ». Leur composition évoque les exemples les plus récents du Bernin que Girardon avait étudiés à Rome, et dont il s’inspira aussi plus tard pour le groupe de l’enlèvement de Proserpine des jardins de Versailles (1677-1699). En parfaite résonance avec le décor des bas-reliefs, ils permettaient en outre, par un second degré de lecture de nourrir le thème de l’empereur cosmocrator, comme de rattacher également, bien que de façon fugace, ce décor au thème apollinien. De même que les quatre groupes d’enlèvements ovidiens qui seront prévus vers 1674 pour orner les quatre angles du parterre d’eau des jardins de Versailles, il convient en effet de les lire comme une représentation symbolique des éléments. Apollon et Daphné représentant l’air ou le ciel, que le dieu parcourt chaque jour sur son char ; Neptune et Coronis représentant eux la mer. Surplombant ces deux groupes, Louis XIV est ainsi représenté comme le souverain du ciel et des plaines liquides. 40 François Girardon, « Vase du triomphe d'Amphitrite » Marbre H. : 1,05 m., Paris : Musée du Louvre, MR 3004. 41 Voir notamment Michele Grechi dit Lucchese, d’après Polidoro da Caravaggio, « bataille navale », gravure, 226 x 358 mm. 42 Giulio Campi (ca 1502-1572), « Mercure construisant un vaisseau », Plume et encre brune, H. : 0,201 m. ; L. : 0,307 m., Paris : Musée du Louvre département des arts graphiques, n° d’inv. 8626. Magali Théron 568 Le projet de Girardon proposait ainsi une sorte de galère moderne all’antica. Un monument de mémoire qui symbolisait l’absolu du pouvoir royal à travers l’évocation de la permanence et la continuité du cours immortel de sa gloire qui s’enracinait dans les fameux exemples des grands empereurs et capitaines de l’Antiquité. Des gloires navales qu’il s’agit sans doute d’identifier parmi les différents termes masculins représentés sur la proue. Avec sa galère, Louis XIV pouvait en revendiquer l’héritage et déjà sur le parasartis, Clio, la muse de l’histoire, l’inscrivait sur le grand livre de la mémoire. La Valse des hésitations Face à la qualité de ces deux projets, Nicolas Arnoul se trouva embarrassé. Les deux lui plaisaient ; il ne savait trop lequel choisir. « Celui de Monsieur Le Brun », avait-il précisé, « fort délicat, est plus propre aux galères, l’autre plus fort a pourtant ses formes plus solides 43 ». Et bien que Colbert tenta de lui imposer dès le mois d’août celui de Le Brun, car « assurément », il ne pouvait être que « le plus beau 44 ». Arnoul s’obstina pendant plusieurs mois encore à faire travailler dans les ateliers de sculpture aux deux modèles en même temps 45 . Aux côtés de Jean-Baptiste Tuby, œuvra un autre sculpteur qui allait bientôt prendre une place fondamentale à l’atelier : le flamand Jean Mathias ( ? -1706). Originaire de Louvain, le début de sa carrière reste encore assez obscur. On le dit à Marseille en 1657, où il aurait exécuté le buffet d’orgue de la Major, mais on le prétend également à Paris et à Brest dans les années 1660 46 . Il est en revanche de façon certaine dans l’atelier de sculpture de Marseille en 1671. « Souffrant », comme l’écrivit l’intendant Nicolas Arnoul à Colbert, le 5 septembre 1671, « qu’on lui dise toutes ses pensées », Jean Mathias avait également voulu marquer de son empreinte le décor de la Réale 47 . Avec un intendant qui voulait « faire à loisir » et qui probablement n’appréciait guère le projet de Le Brun et un sculpteur qui se révélait susceptible, le projet n’était guère voué à avancer. 43 Paris, Bnf, Ms., N.a.f. 21311, fol. 229, lettre d’Arnoul à Colbert, le 8 août 1671. 44 A.N., Fonds Marine, B 6 3, fol. 234, lettre de Colbert à Arnoul, le 21 aoust 1671. 45 A.N., Fonds Marine, B 6 79, fol. 225, lettre d’Arnoul à Colbert, le 10 octobre 1671. 46 Sur Jean Mathias voir Casimir Bousquet, La Major cathedrale de Marseille, Marseille 1857, p. 269-274 ; Joseph Billiard, « L’art naval et les artistes provençaux (16 e , 17 e , 18 e siècles) », Marseille, n o 28, 1956 (janv.-mars), p. 6. 47 Paris, Bnf, N.a.f, 21311, fol. 263. Les projets de décor de la première Réale de Louis XIV 569 De fait ce n’est qu’en décembre 1671, après avoir montré les projets à tous ceux qu’il avait jugés capables « d’en dire leurs advis 48 », car après tout, cette galère devait selon lui « contenter un public » qu’Arnoul rassurait Colbert sur son choix du projet de Le Brun. La préparation de la guerre de Hollande, en imposant une gestion plus restrictive, allait néanmoins mettre un point définitif aux hésitations en arrêtant pour un temps le chantier. Nicolas Arnoul ne put le réactiver qu’à l’automne 1672. Oubliant alors les premiers projets de Le Brun, il en proposa un nouveau, relatif aux récentes victoires militaires de Louis XIV pour les deux bas-reliefs conçus de concert avec Jean Mathias. Un choix qui devait transformer la galère en une « mémoire locale » et qui pourrait en flottant porter avec « elle les marques des incroyables victoires de son maistre en Hollande 49 ». L’épisode du passage du Rhin par le roi le 12 juin 1672, qui venait de faire l’objet d’un concours pour le grand prix de sculpture à l’Académie royale, lui semblait composer le sujet parfait, d’autant qu’il s’agissait en outre d’« une histoire d’eau 50 ». Il souhaitait donc que Charles Le Brun réalisât un dessin sur ce thème et pour le second bas-relief « quelque autre sujet […] qui parlast de luy mesme sans avoir besoin d’autre truchement ». Et Le Brun envoya à Marseille un dessin en avril 1673, cependant que Jean Mathias prenait lui le parti de réaliser, très loin du modèle initial du premier peintre, mais inspirés de celui de Girardon, deux grands bas-reliefs de triomphes maritimes, qu’il souhaitait placer, non sur les revers de la poupe, mais directement sur la coque. Partant de « dessous du gavon et se terminant jusqu’à fleur d’eau », ils avaient vocation à simuler, comme l’écrira en 1674 Pierre Arnoul, « que les Dieux et déesses de la mer viennent pour admirer ce bastiment ». Le départ de Nicolas Arnoul pour Toulon, en juillet 1673 et l’arrivée à l’intendance de Marseille de son fils Pierre (1651-1719), seulement âgé de 24 ans, allait toutefois de nouveau ralentir le chantier, et donner naissance à de nouveaux projets. Ayant habilement négocié 10 000 livres, une somme conséquente pour achever le chantier de sculpture, Pierre Arnoul voulut lui aussi intervenir sur le programme du décor. Après avoir songé dans un premier temps à « quelques beaux desseins qui représenteraient [soubz un sens mystérieux], soit par devises, soit par rapport aux anciens héros de l’histoire ou de la fable, la vie et les actions du Roy qui se verroient ensuite avec plus d’attention et de loisir dans le dedans de la poupe 51 », il avait par 48 Paris, Bnf, Ms., 21311, fol. 369, lettre d’Arnoul à Colbert, le 15 décembre 1671. 49 Marseille, A.D., Bouches du Rhône, Fonds Arnoul, 5.E.8, carton, lettre sans date, (22 ou 26 novembre 1672). 50 Ibidem. 51 Paris, Bnf., Ms, N.a.f. 21316, fol. 389-391, lettre d’Arnoul à Colbert, le 13 avril 1674. Magali Théron 570 la suite privilégié la thématique apollinienne et notamment le thème de la « course du Soleil » qu’il développa dans un long mémoire à l’intention de Colbert 52 . Pour accompagner ce thème, il avait déjà pris le parti de faire sculpter quatre figures allégoriques représentant les quatre parties du monde, qui devaient être placées aux « quatre coins de la poupe 53 », deux figures de Renommée pour les Gigantes et deux figures de triton qu’il souhaitait placer sous celle-ci, et semblant « faire force pour supporter tout ce qui est au-dessus 54 ». Pour expliquer ces nouvelles pensées, il avait accompagné son mémoire de dessins préparatoires et même d’une petite maquette en carton 55 . Ces nouveaux projets comme les dessins envoyés, jugés « forts communs, pour ne pas dire pis » suscitèrent la colère de Colbert et de Charles Le Brun, agacés de se voir à nouveau sollicités pour cette galère et la réponse de Colbert avait été cinglante 56 . La mort de Nicolas Arnoul, trois mois plus tard, le 18 octobre 1674, s’accompagna du départ de Pierre pour Toulon. Jean-Baptiste Brodart de Sanseuil, ancien commissaire général de la Marine et des Galères lui succéda à Marseille. Moins enthousiaste que les Arnoul, mais plus pragmatique, c’est lui qui achèvera finalement le chantier de la Réale en 1676. On ne connaît pas avec certitude le décor qui fut finalement exécuté. Peut-être faut-il de le reconnaître dans un dessin au lavis représentant la « Grande Realle » qui illustre un manuscrit offert à Colbert de Seignelay en 1676 57 [Fig. 6] . À « fleur d’eau », au niveau de la Massane, on y reconnaît le triomphe de Galatée, sculpté sous la direction de Jean Mathias en 1672, de même que les renommées servant de gigantes, les tritons et l’une des figures des continents réalisés sous l’intendance de Pierre Arnoul. Tous les autres ornements sont logiquement postérieurs. Le grand bas-relief qui orne l’un des côtés où l’on discerne une représentation allégorique de roi habillé en empereur romain conduisant un quadrige et accompagné d’une renommée et d’un putto qui le couronne de lauriers avait peut-être été sculpté d’après le fameux dessin de Le Brun représentant le passage du Rhin commandé en 1673. Quoi qu’il en soit, ce décor de la première Réale, fruit de multiples desseins, et œuvre de multiples mains, pourrait être érigé en symbole. 52 Paris, Bnf., Ms, N.a.f. 21316, fol. 364 : « État de la sculpture qui se trouve faite présentement à la galère la Réale et ce qui resteroit à faire pour mettre ce bastiment en sa perfection », s. d. (19 ou 26 juin 1674). 53 Paris, Bnf., Ms, N.a.f 21318, fol 16, lettre d’Arnoul à Colbert, le 18 août 1674. 54 Ibidem. 55 Paris, Bnf., Ms, N.a.f. 21317, fol. 311, lettre d’Arnoul à Colbert, le 20 juillet 1674. 56 Ibid., fol. 142, lettre de Seignelay à Arnoul, le 8 octobre 1674. 57 Sur le don de ce manuscrit à Seignelay voir Paris, Bnf., ms. S.F. 3, 012. Colbert de Seignelay. VI, côte 21 pièce 20. Les projets de décor de la première Réale de Louis XIV 571 Œuvre hybride, construite à partir d’un faisceau de styles, tenant tout à la fois des dispositifs de Le Brun, de Girardon, et de Mathias mais aussi des fertiles pensées des intendants Arnoul, elle témoigne que les arsenaux pouvaient être des lieux où se brassaient les influences. De fait ce décor de la première Réale contribua à façonner les décors de toutes les nouvelles galères qui allaient naître et c’est même de la nébuleuse du projet de Pierre Arnoul que l’on accusait « de n’attraper que du vent à force de battre la campagne » que naîtra le fastueux décor de la Réale de 1688 qui fait aujourd’hui le principal ornement du Musée de la Marine à Paris. Mais Symboliquement, son chantier marque aussi d’une certaine manière les limites du centralisme du pouvoir absolu. Si à Brest ou à Toulon, Colbert avait su faire réaliser, au motif près, les décors conçus par Charles Le Brun, la tentative marseillaise échoua, elle, lamentablement. Si la citadelle Saint Nicolas avait été en partie dressée pour dompter ce « désir immodéré d’une trop grande liberté 58 » des Marseillais, cet autre monument que fut la Réale semblait en témoigner l’absolu nécessité. 58 Inscription que le duc de Mercoeur aurait posé sur la première Pierre du la citadelle Saint Nicolas, le 11 février 1660, voir Papon, op. cit., p. 593. Magali Théron 572 Figures [Fig. 1] : Pierre Puget, le Royal Louis, dessin à la plume et encre noire, Vienne, Kunsthistorische Museum. Les projets de décor de la première Réale de Louis XIV 573 [Fig. 2] : François Chauveau (1613-1676), d’après François Girardon, Poupe de la galère Réale, plume et lavis d’encre noire, H. 43,2 x L. 50,9 cm, Musée des Beaux-arts d’Orléans, n° d’inv. 1048 2C Magali Théron 574 [Fig. 3] : François Chauveau (1613-1676), d’après François Girardon, Revers de la galère Réale, plume et lavis d’encre noire, musée des Beaux-arts d’Orléans, n° d’inv. 1048 2B [Fig. 4] : François Chauveau (1613-1676), d’après François Girardon, Proue de la galère Réale, plume et lavis d’encre noire, musée des Beaux-arts d’Orléans, n° d’inv. 1048 2A Les projets de décor de la première Réale de Louis XIV 575 [Fig. 5] : Giulio Pippi dit Romano (attribué à), Chargement de deux galères, Plume et encre brune, H. 19,8 cm ; L. 32,3 cm, Paris, Musée du Louvre département des arts graphiques, n° inv. 3588 [Fig. 6] : Anonyme (Passebon? ), La Grande Réalle, dessin à la plume et lavis d’encre de chine, in, Démonstration de toutes les pièces de bois, clous, ferrements qui entrent dans la construction d’une galère, ((s.d. 1676 ? ), Service Historique de la Marine, S.H. 135 Biblio 17 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature herausgegeben von Rainer Zaiser Aktuelle Bände: Frühere Bände finden Sie unter: www.narr-shop.de/ reihen/ b/ biblio-17.html Band 183 Florence Boulerie / Marc Favreau / Eric Francalanza (éds.) L’Extrême-Orient dans la culture européenne des XVII e et XVIII e siècles Actes du 7 e Colloque du Centre de Recherches sur l ’ Europe classique (XVII e et XVIII e siècles) , Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3, 22 et 23 mai 2008 2009, 256 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6513-6 Band 184 Nathalie Grande / Edwige Keller-Rahbé (éds.) Madame de Villedieu et le théâtre Actes du colloque de Lyon (11 et 12 septembre 2008) 2009, 244 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6532-7 Band 185 Kirsten Postert Tragédie historique ou Histoire en Tragédie? Les sujets d’histoire moderne dans la tragédie française (1550-1715) 2010, 440 Seiten €[D] 88,- ISBN 978-3-8233-6553-2 Band 186 Roxane Lalande / Bertrand Landry (éds.) Nourritures Actes du 40 e congrès de la North American Society for 17th Century French Literature , Lafayette College, 24-26 avril 2008 2010, 283 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-6554-9 Band 187 Catherine Grisé Jean de La Fontaine: Tromperies et illusions 2010, 251 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6573-0 Band 188 Raymond Baustert (éd.) Le jansénisme et l’Europe Actes du colloque international organisé à l’Université du Luxembourg les 8, 9 et 10 novembre 2007 2010, XIV, 402 Seiten €[D] 98,- ISBN 978-3-8233-6576-1 Band 189 James F. Gaines Molière and Paradox Skepticism and Theater in the Early Modern Age 2010, 151 Seiten €[D] 49,- ISBN 978-3-8233-6577-8 Band 190 Christian Zonza (éd.) L’île au XVII e siècle Actes du X e Colloque du Centre International de Rencontres sur le XVII e siècle , Ajaccio, 3-5 avril 2008 2010, 312 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-6578-5 Band 191 Andrew Wallis Traits d’union: L’anti-roman et ses espaces 2011, 142 Seiten €[D] 49,- ISBN 978-3-8233-6605-8 Band 192 Annika Charlotte Krüger Lecture sartrienne de Racine Visions existentielles de l’homme tragique 2011, 275 Seiten €[D] 74,- ISBN 978-3-8233-6620-1 Band 193 Marie-Bernadette Dufourcet / Charles Mazouer / Anne Surgers (éds.) Spectacles et pouvoirs dans l’Europe de l’Ancien Régime (XVI e - XVIII e siècle) Actes du colloque commun du Centre de recherches sur l ’ Europe classique et du Centre ARTES, Université Michel de Montaigne- Bordeaux 3, 17-19 novembre 2009 2011, 288 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-6645-4 Band 194 Benoît Bolduc / Henriette Goldwyn (éds.) Concordia Discors I Choix de communications présentées lors du 41 e congrès annuel de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature New York University, 20-23 May 2009 2011, 252 Seiten €[D] 64,- ISBN 978-3-8233-6650-8 Band 195 Benoît Bolduc / Henriette Goldwyn (éds.) Concordia Discors II Choix de communications présentées lors du 41 e congrès annuel de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature New York University, 20-23 May 2009 2011, 245 Seiten €[D] 64,- ISBN 978-3-8233-6651-5 Band 196 Jean Garapon / Christian Zonza (éds.) Nouveaux regards sur les Mémoires du Cardinal de Retz Actes du colloque organisé par l’Université de Nantes, Château des Ducs de Bretagne, 17 et 18 janvier 2008 2011, 213 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6659-1 Band 197 Charlotte Trinquet Le conte de fées français (1690-1700) Traditions italiennes et origines aristocratiques 2012, 244 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6692-8 Band 198 Francis Assaf (éd.) Antoine Houdar de La Motte: Les Originaux, ou L’Italien 2012, 76 Seiten €[D] 39,- ISBN 978-3-8233-6717-8 Band 199 Francis Mathieu L’Art d’esthétiser le précepte: L’Exemplarité rhétorique dans le roman d’Ancien Régime 2012, 233 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6718-5 Band 200 François Lasserre Nicolas Gougenot, dramaturge, à l’aube du théâtre classique Etude biographique et littéraire, nouvel examen de l’attribution du ‹‹Discours à Cliton›› 2012, 200 Seiten €[D] 52,- ISBN 978-3-8233-6719-2 Band 201 Bernard J. Bourque (éd.) Abbé d’Aubignac: Pièces en prose Edition critique 2012, 333 Seiten €[D] 78,- ISBN 978-3-8233-6748-2 Band 202 Constant Venesoen Madame de Maintenon, sans retouches 2012, 122 Seiten €[D] 49,00, 978-3-8233-6749-9 Band 203 J.H. Mazaheri Lecture socio-politique de l’épicurisme chez Molière et La Fontaine 2012, 178 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6766-6 Band 204 Stephanie Bung Spiele und Ziele Französische Salonkulturen des 17. Jahrhunderts zwischen Elitendistinktion und belles lettres 2013, 419 Seiten €[D] 88,- ISBN 978-3-8233-6723-9 Band 205 Florence Boulerie (éd.) La médiatisation du littéraire dans l’Europe des XVII e et XVIII e siècles 2013, 305 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6794-9 Band 206 Eric Turcat La Rochefoucauld par quatre chemins Les Maximes et leurs ambivalences 2013, 221 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6803-8 Band 207 Raymond Baustert (éd.) Un Roi à Luxembourg Édition commentée du Journal du Voyage de sa Majesté à Luxembourg, Mercure Galant , Juin 1687, II (Seconde partie) 2015, 522 Seiten €[D] 98,- ISBN 978-3-8233-6874-8 Band 208 Bernard J. Bourque (éd.) Jean Donneau de Visé et la querelle de Sophonisbe. Écrits contre l’abbé d’Aubignac Édition critique 2014, 188 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6894-6 Band 209 Bernard J. Bourque All the Abbé’s Women Power and Misogyny in Seventeenth- Century France, through the Writings of Abbé d’Aubignac 2015, 224 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-6974-5 Band 210 Ellen R. Welch / Michèle Longino (eds.) Networks, Interconnection, Connectivity Selected Essays from the 44th North American Society for Seventeenth-Century French Literature Conference University of North Carolina at Chapel Hill & Duke University, May 15-17, 2014 2015, 214 Seiten €[D] 64,- ISBN 978-3-8233-6970-7 Band 211 Sylvie Requemora-Gros Voyages, rencontres, échanges au XVIIe siècle Marseille carrefour 2017, 578 Seiten €[D] 78,- ISBN 978-3-8233-6966-0 Band 212 Marie-Christine Pioffet / Anne-Élisabeth Spica (éd.) S’exprimer autrement : poétique et enjeux de l’allégorie à l’âge classique 2016, XIX, 301 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-6935-6 ISBN 978-3-8233-6966-0 Ce recueil interroge les échanges, passages, rencontres et voyages au XVIIe siècle, d’un point de vue littéraire, historique, politique, scientifique, r eligieux, m usical e t iconographique, à travers 41 contributions issues du congrès de juin 2013 de la NASSCFL, société nord-américaine réunissant les spécialistes du XVIIe siècle français anglophones et francophones du monde entier. Terre de rencontres entre l’Orient, l’Europe et l’Occident, lieu de départ et lieu de destination, à la fois commercial, culturel et artistique, Marseille et la Provence servent une réflexion d’un point de vue intereuropéen, dans son rapport entre la France et les autres pays voisins, mais aussi d’un point de vue interfrançais, à travers l’opposition politique entre le pouvoir central et la Province et l’opposition culturelle entre Paris et le reste du territoire français. Étudier les échanges et mobilité en Méditerranée permet aussi d’envisager un ailleurs « exotisé » par la scène et les représentations de l’Autre, de l’Ottoman au Provençal dans la littérature française. BIBLIO 17 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Directeur de la publication: Rainer Zaiser www.narr.de