eBooks

Enregistrer la parole et écrire la langue dans la diachronie du français

2017
978-3-8233-7989-8
Gunter Narr Verlag 
Gabriella Parussa
Maria Colombo Timelli
Elena Llamas-Pombo

Après avoir longtemps privilégié la langue écrite, la linguistique francaise, à partir des années soixante-dix, s'est tournée vers l'oral et a développé des moyens et des méthodes d'investigation adaptés. Si la langue parlée des périodes révolues nous est à jamais inaccessible, notamment pour ce qui est de sa réalité phonique, les textes consignés à l'écrit gardent néanmoins des traces de la langue parlée : la linguistique diachronique n'a pas manqué de s'y intéresser, en particulier pour étudier les moyens de représentation de l'oralité à l'écrit et identifier des marqueurs spécifiques. Les contributions réunies dans ce volume interrogent cette relation entre la phonie et la graphie, entre oralité et écriture, en francais, à diverses époques de son histoire, et recherchent dans les textes écrits (littéraires et documentaires) les traces d'une représentation de l'oral plus ou moins explicite. D'autres articles sont plus spécialement consacrés à l'analyse du fonctionnement des outils de formatage, tels la ponctuation et les différents diacritiques. Toutes ces enquêtes ont été réalisées dans une perspective diachronique et couvrent une longue période : depuis les débuts de sa mise par écrit du francais jusqu'au 17e siècle.

Script O ralia Enregistrer la parole et écrire la langue dans la diachronie du français édité par Gabriella Parussa, Maria Colombo Timelli et Elena Llamas-Pombo Enregistrer la parole et écrire la langue Herausgegeben von Barbara Frank-Job und Thomas Haye 143 Gabriella Parussa, Maria Colombo Timelli et Elena Llamas-Pombo (éds) Enregistrer la parole et écrire la langue dans la diachronie du français Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Gedruckt auf säurefreiem und alterungsbeständigem Werkdruckpapier. © 2017 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG Dischingerweg 5 · D-72070 Tübingen Internet: www.narr.de E-Mail: info@narr.de Printed in the Germany ISSN 0940-0303 ISBN 978-3-8233-6989-9 Bibliografische Information der Deutschen Nationalbibliothek Die Deutsche Nationalbibliothek verzeichnet diese Publikation in der Deutschen Nationalbibliografie; detaillierte bibliografische Daten sind im Internet über http: / / dnb.dnb.de abrufbar. Ce livre a été édité avec le soutien financier de l’Unité de recherche CLESTHIA, Langage, systèmes, discours (EA 7345), de l’Université Sorbonne Nouvelle Paris 3. Comité de lecture Les chapitres de cette publication ont fait l’objet d’une double évaluation par les pairs. Les éditrices remercient de leur contribution à ce livre les membres du Comité de lecture : Marc Arabyan (Université de Limoges et Éditions Lambert-Lucas) Wendy Ayres-Bennett (University of Cambridge) Yvonne Cazal (Université de Caen-Basse Normandie, CRISCO ) Maria Colombo Timelli (Université Paris Sorbonne - Paris 4) Bernard Combettes (Université de Lorraine, ATILF ) Nadine Henrard (Université de Liège) Céline Guillot (École Normale Supérieure de Lyon, IHRIM ) Alexei Lavrentiev ( CNRS et École Normale Supérieure de Lyon, IHRIM ) Elena Llamas-Pombo (Universidad de Salamanca, IEMYR ) Christiane Marchello-Nizia (École Normale Supérieure de Lyon, IHRIM ) Gabriella Parussa (Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3, CLESTHIA ) José Pinto de Lima (Universidade de Lisboa) Michela Russo (Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis) Table des matières Gabriella Parussa, Maria Colombo Timelli et Elena Llamas-Pombo Introduction ....................................................................................................................9 Tobias Scheer et Philippe Ségéral Sur les aboutissements rr et r de tr/ dr intervocaliques en ancien français........................................................................................................ 19 Elena Llamas-Pombo Graphie et ponctuation du français médiéval. Système et variation................................................................................................... 41 Gabriella Parussa La vertu ou la puissance de la lettre. Enquête sur les fonctions attribuées à certaines lettres de l’alphabet latin dans les systèmes graphiques du français entre le 11 e et le 16 e siècle ......................................................................................... 91 Aude Wirth-Jaillard L’automne d’une scripta ........................................................................................ 115 Maria Colombo Timelli Les dialogues dans les Cent nouvelles nouvelles. Marques linguistiques et (typo)graphiques, entre manuscrit et imprimé ................................................................................... 129 Claire Badiou-Monferran « Ponctuation noire », « ponctuation blanche » et « contes bleus » : l’évolution du codage des discours directs dans La Barbe bleue de Perrault (1695-1905) ............................................................................................ 147 Manuel Padilla-Moyano Une pouce de largur et un pouce de profondur. Le français régional dans les manuscrits basques des 18 e et 19 e siècles ................................................................................ 167 Abstracts and keywords .....................................................................................183 Enregistrer la parole, écrire la langue Introduction Le centenaire de la publication du Cours de Linguistique générale de Ferdinand de Saussure (1916-2016) nous offre l’occasion de rappeler que, dans les fondements de la linguistique moderne, le maître genevois a instauré la séparation entre une linguistique de la langue et une linguistique de la parole, en suscitant par là un débat sur les accords et les désaccords entre la langue et sa représentation par l’écriture. Pendant un siècle, une telle réflexion sur les rapports entre l’oral et l’écrit n’a cessé de s’enrichir et connaît de nos jours un renouveau, à l’ère de la communication numérique. Si certains anthropologues, comme Eric Havelock (1991), ont affirmé que le binôme oral-écrit a constitué à la fin du 20 e siècle « une formule pour la mentalité moderne », c’est bien parce que la pensée sur les nouveaux supports du langage a renouvelé la réflexion sur les relations entre la parole orale et l’écriture tout au long de l’histoire de la langue. Le rapport oralité-écriture Chez les médiévistes, le rapport entre l’oralité et l’écriture est au centre de la réflexion des littéraires et des linguistes depuis plusieurs décennies déjà. Dans la lignée des travaux fondateurs de Paul Zumthor (1983, 1984, 1987), les textes médiévaux ont aussi été étudiés selon les modèles d’une poétique de l’oralité, attentive à « leur mode d’existence en tant qu’objets de perception sensorielle » (Zumthor 1984 : 12), l’importance déterminante de la diffusion orale de nombreux genres littéraires de cette époque n’étant plus à démontrer. Or cette « oralité », entendue en tant que médium vocal de communication de la parole littéraire, n’implique pas pour autant un accès quelconque à la langue parlée du Moyen Âge, la réalité phonique de cette langue étant inaccessible à tout jamais pour toute période précédant l’invention des appareils d’enregistrement sonore. De là, le recours toujours incontournable des historiens de la langue aux sources écrites, même pour étudier la phonétique historique. L’histoire du français, langue dotée d’un patrimoine textuel imposant, n’a donc cessé de reposer sur l’étude des témoignages écrits. Inspirée de ce patrimoine et de cette précellence de la langue littéraire, la grammaire de la 10 langue française a été historiquement fondée elle-même sur les principes et les données fournis par les témoignages écrits, littéraires en particulier, l’étude de la langue parlée restant confinée au domaine dialectal. Les années soixante-dix du 20 e siècle ont connu une sorte de révolution copernicienne, lorsque certains linguistes se sont consacrés à l’étude scientifique et méthodique de la langue parlée contemporaine. La description d’une grammaire propre à l’oral a alors fondé une nouvelle discipline linguistique : la grammaire du français parlé, dont les travaux pionniers ont paru dans le cercle linguistique et sous la direction de Claire Blanche-Benveniste. Cette nouvelle branche de la linguistique moderne n’allait pas sans influencer le médiévisme, comme le prévoyait Jacques Monfrin déjà dans sa Préface à un ouvrage capital de Blanche-Benveniste et Jeanjean (Le français parlé. Transcription et édition, 1987 : I ) : « la lecture de ce livre ne dépayse pas le médiéviste ; elle invite à faire retour sur lui-même ; sur le sens des irrégularités qu’il observe constamment dans son domaine, sur les difficultés qu’il a à les présenter ». En effet, par son adoption des modèles de la linguistique de l’oral, de la pragmatique et de la théorie de l’énonciation, la linguistique diachronique connaît depuis deux décennies un renouveau indéniable, tant en France qu’à l’étranger, comme le fait remarquer Sophie Prévost dans l’un des derniers ouvrages consacrés à la diachronie du français (2016 : 9-11). Un tel intérêt pour l’oral se concentre aujourd’hui plus spécifiquement sur les moyens de sa représentation à l’écrit. La linguistique diachronique pose ainsi de nouveaux questionnements sur l’écriture de la langue : a) À quel point les graphies, les rimes ou le discours grammatical nous livrent-ils des renseignements sur la parole dans l’usage réel qu’on en a fait dans le passé ? b) Quels sont les limites que l’on peut établir dans la relation entre la graphie et la phonie, ce rapport n’étant ni univoque, ni facile à cerner ? Il peut varier en fonction des époques, du médium utilisé, des destinataires du message, des lieux de production de l’écrit ; par ailleurs, les contraintes selon lesquelles se fait la mise par écrit n’ont été que partiellement élucidées jusqu’à aujourd’hui. c) L’étude de l’évolution phonétique du français s’est longtemps trouvée séparée de l’histoire du code écrit elle-même : quelles ont été les conséquences d’une telle séparation ? Et, au contraire, quels ont été les avantages d’une nouvelle intégration des deux approches ? Les études spécifiques sur le code écrit se sont développées sous l’impulsion de nouvelles disciplines comme la scriptologie, fondée par Louis Remacle en 1948 dans la lignée des grands travaux de la Grammaire historique du 19 e siècle, et dont les apports font partie, de plein droit, des disciplines canoniques de la linguistique ; on peut le constater, par exemple, à travers la Gabriella Parussa, Maria Colombo Timelli et Elena Llamas-Pombo Introduction 11 présence de la scriptologie dans le Lexicon der Romanistischen Linguistik ( LRL 1995). Comme son nom l’indique, cette discipline étudie les scriptae, à savoir les différentes formes sous lesquelles sont enregistrées à l’écrit les variétés régionales de l’ancien et du moyen français. Soucieux d’éviter la superposition entre les attestations écrites et la prononciation réelle, les scriptologues n’ont eu de cesse de mettre en garde contre les dangers d’une telle démarche : pour eux, l’écrit, qu’il soit littéraire ou documentaire, est un code qui, plus que reproduire l’oral, en efface les spécificités, afin que le document conservé puisse être lu et compris en dehors des zones où il a été produit. Les nécessités de la diffusion ainsi que l’importance de la variation à l’oral ont favorisé la production d’un écrit plus ou moins homogène, mais peu phonographique. Plusieurs contributions du présent volume interrogent ces relations entre la phonie et la graphie en français, à diverses époques de son histoire, et cherchent dans les textes écrits, littéraires et documentaires, des traces plus ou moins explicites de la représentation de l’oral. D’autres contributions sont consacrées à l’analyse du fonctionnement des outils de formatage du code d’écriture, tels que la ponctuation et l’espace blanc, domaines qui intéressent vivement la linguistique contemporaine et dans lesquels l’histoire de l’orthographe française est exemplaire dans le panorama européen de l’histoire des écritures. Ponctuation et orthographe L’histoire de l’orthographe a commencé à être étudiée méthodiquement dans le premier tiers du 20 e siècle par Ferdinand Brunot, dans son Histoire de la langue française, et par son disciple, Charles Beaulieux, dont la thèse de 1927 est encore une référence pour l’étude de l’orthographe française du Moyen Âge et de la Renaissance. Plus récemment, Nina Catach a réélaboré les notes posthumes de Beaulieux pour la rédaction de sa thèse sur L’Orthographe française à l’époque de la Renaissance (Auteurs, Imprimeurs, Ateliers d’imprimerie) (1968). Sous l’impulsion de Nina Catach et d’une équipe du CNRS consacrée à l’Histoire et structure des orthographes et systèmes d’écriture (HESO), les quatre dernières décennies du siècle ont vu un développement remarquable de la linguistique synchronique et diachronique de l’écrit. Les thèses de Biedermann-Pasques (1992) et de Baddeley (1993) sur les courants orthographiques du 16 e siècle et aux temps de la Réforme, d’une part, et la publication d’un Dictionnaire Historique de l’Orthographe Française ( DHOF 1995) constituent deux piliers du statut linguistique et scientifique de l’histoire des systèmes graphiques. Ces derniers ont en effet retrouvé une place au sein des programmes universitaires français actuels, à tel point que de nouveaux ouvrages de synthèse, basés sur des sources manuscrites et 12 imprimées, ont été nécessaires pour l’enseignement contemporain ; en témoignent, notamment, les études de Bernard Cerquiglini (1995, 1996, 2004), ainsi que la nouvelle Introduction à l’histoire de l’orthographe (Cazal et Parussa 2015). Dans ce domaine, un champ de recherche s’est plus particulièrement développé pendant les deux dernières décennies : celui de l’histoire de la ponctuation, comme composante essentielle des systèmes d’écriture du français ; une histoire dotée d’une théorie linguistique préalable, dont les deux réalisations principales ont été les travaux de Nina Catach (1980, 1994, Catach et Tournier 1977-1979, etc.) et de Jacques Anis (1983, 1988, etc.). Témoignent de cet essor les nombreux numéros monographiques de revues et les colloques récents consacrés à ce sujet. Sans prétendre à aucune exhaustivité, on citera Langue française, nº 172 (Favriaud 2011), Le Français d’aujourd’hui, nº 187 (Arabyan 2014), Linx, nº 75 (Bikialo et Rault 2017), ou les ouvrages issus de colloques (Dauvois et Dürrenmatt 2011 ; Fasseur et Rochelois 2016), ainsi que les bibliographies de Llamas Pombo (2008) et Baddeley (2011). L’on trouvera dans les bibliographies des chapitres de ce volume d’autres importantes contributions à l’étude de l’enregistrement de la parole. Présentation des chapitres En s’insérant à la fois dans le domaine de la linguistique de l’écrit et de la phonétique historique, ce volume présente les résultats de recherches récentes dont l’objectif commun est de fournir des modèles méthodologiques et des outils conceptuels qui permettent de faire avancer la linguistique diachronique et de susciter de nouvelles études. Ces travaux s’inscrivent tout au long d’une très large diachronie dans l’histoire du français : c’est ainsi l’axe chronologique qui à présidé à l’ordre des chapitres. Tobias Scheer et Philippe Ségéral ouvrent le volume par une contribution qui embrasse une évolution allant du latin parlé tardif au 16 e siècle. Elena Llamas-Pombo exemplifie sa théorie par des textes datés du 9 e au 15 e siècle ; Gabriella Parussa interroge des sources allant du 11 e au 16 e siècle ; Aude Wi rth-Jaillard, des témoignages datant du 14 e au 16 e siècle ; Maria Colombo-Timelli, des sources écrites des 15 e et 16 e siècles ; Claire Badiou-Monferran, des textes allant du 17 e au 20 e siècle ; Manuel Padilla- Mollano, enfin, un corpus moderne qui embrasse les 18 e , 19 e et 20 e siècles. La perspective diachronique s’attache essentiellement à évaluer les processus de changement et d’évolution, processus trouvant leur origine dans la variation d’éléments langagiers dans les actes de parole : tel est l’un des postulats de la linguistique historique. Ce sont, ainsi, différents plans de la variation linguistique qui constituent les domaines d’étude des sept chapitres de ce livre, chacun interrogeant le rapport oral-écrit dans un champ de la variation ou du changement. Gabriella Parussa, Maria Colombo Timelli et Elena Llamas-Pombo Introduction 13 Chapitre 1. Évolution phonétique et variation graphique La contribution de Tobias Scheer et Philippe Ségéral relève des méthodes de recherche en phonétique historique du français, dans le cadre des travaux sur la Grande grammaire historique du français ( GGHF ), et démontre que, faisant fond sur les acquis néogrammairiens et structuralistes des 19 e et 20 e siècles, la phonétique historique du français peut encore faire des progrès grâce à une analyse plus fine des données. Ces auteurs réexaminent un lieu de variation phonétique et graphique : l’opposition r/ rr, présente, par exemple, dans l’ancien français lere/ larron. Ils montrent que l’interprétation qu’avait donnée Pierre Fouché sur la réalité phonétique et non seulement graphique de l’opposition r/ rr est certaine et qu’elle se trouve en rapport avec la quantité vocalique des voyelles précédentes. Chapitre 2. Système graphique et variation en français médiéval Le chapitre d’Elena Llamas-Pombo s’attache à établir une théorie graphématique de l’écrit médiéval et à démontrer que la face graphique de la langue admet, comme tout autre plan linguistique, une analyse historique à travers les paramètres de la linguistique variationnelle. Ce travail définit quatre domaines où se produit la variation de la graphie et de la ponctuation et propose l’exemple de plusieurs manuscrits, recouvrant les périodes de l’ancien et du moyen français. L’axe diamésique relève des relations de correspondance ou d’autonomie entre les substances phonique et graphique de la langue. Le paramètre énonciatif concerne les rapports de la graphie à l’enregistrement du discours rapporté. Le paramètre diastratique est en lien avec la variation de registre entre graphies prestigieuses ou graphies moins valorisées. Le paramètre conceptionnel permet de classer la typologie des traditions de ponctuation par rapport à la typologie textuelle établie par Koch et Oesterreicher (2001), qui oppose les formes linguistiques propres à la communication immédiate et celles propres à la communication dans la distance. Chapitre 3. Système graphique avant la norme : valeurs et fonctions médiévales de la lettre En partant d’un exemple de relation problématique entre l’écrit et l’oral, celui de la lettre n (et de son allographe dans l’écriture cursive u), Gabriella Parussa étudie le fonctionnement du code écrit avant la normalisation orthographique, en tenant compte de la variation diachronique et diatopique. Si jusqu’à maintenant certaines graphies rares ou minoritaires ont été interprétées comme des exemples de décrochage entre l’écrit et l’oral, cette analyse, qui se fonde sur de vastes corpus littéraires et documentaires, montre que la graphie peut aussi être parfois plus proche de la prononciation qu’on ne l’a dit jusqu’à présent. Par une comparaison avec des phénomènes phonétiques plus récents et donc mieux étudiés, et par l’utilisation de quelques 14 témoignages métalinguistiques, ce chapitre essaie de renouveler le regard que l’on porte sur les fonctions de la lettre, en tant qu’élément du code écrit, et de sa relation avec la prononciation. C’est en effet une analyse plus fine du phénomène phonétique de la nasalisation, fondée sur des études récentes portant sur le FM , qui permet de mieux interpréter les résultats obtenus par l’interrogation des corpus textuels. Cette étude souligne aussi, comme d’autres chapitres de cet ouvrage, l’importance du médium et la nécessité de le prendre en compte quand on étudie le rapport oral-écrit. Chapitre 4. Variation diachronique et diatopique dans la graphie Alors que l’apport méthodologique principal de la scriptologie consiste à analyser les premières manifestations d’une scripta donnée, l’étude d’Aude Wirth-Jaillard se concentre sur l’évolution de la scripta lorraine à son déclin, entre le 14 e et le 16 e siècle, sa contribution soulevant en même temps le problème des corpus sur lesquels se fonde la linguistique diachronique. Martin D. Glessgen (2006 : 7) a souvent évoqué la nécessité d’accorder une plus grande attention aux écrits documentaires pour l’histoire linguistique de la France, tout en soulignant que « l’importance quantitative de l’écrit documentaire reste [...] écrasante jusqu’au 18 e siècle : pour la Lorraine médiévale — exemple parmi tant d’autres —, il existe peut-être cinquante fois plus de pages de textes documentaires que d’autres écrits ». Ce chapitre participe de ce renouveau d’intérêt pour les sources écrites, tout en examinant des documents comptables, qui ont l’avantage d’être généralement datés et localisés. En soulignant la pertinence de la création d’un nouveau concept, la « sous-scripta », et en adoptant une approche variationnelle, ce chapitre traite la question de la variation individuelle, qui a déjà été mise en relief dans des études sur les graphies des textes littéraires. Chapitre 5. Variation textuelle dans la représentation des actes de parole Si le chapitre d’Elena Llamas-Pombo traite plusieurs traditions de la ponctuation médiévale, celui de Maria Colombo Timelli contribue à l’histoire des systèmes de notation permettant d’enregistrer des actes de parole, par une étude centrée sur les 15 e et 16 e siècles, une période riche en transformations des systèmes de transcription, issues des nouvelles contraintes de l’écriture imprimée. Son étude sur la ponctuation dans la tradition textuelle des Cent nouvelles nouvelles met en parallèle des pratiques entre le seul manuscrit conservé et l’édition fournie par Antoine Vérard en 1486, dans une recherche qui fait converger, d’une part, la théorie sur la typologie des marques du discours et, d’autre part, l’histoire des marques graphiques du discours rapporté. Cette recherche démontre que ces sytèmes de signes ne sont pas différents chez les copistes du 15 e et les imprimeurs du 16 e et invite ainsi à élargir l’enquête sur la ponctuation énonciative à d’autres corpus textuels. Gabriella Parussa, Maria Colombo Timelli et Elena Llamas-Pombo Introduction 15 Chapitre 6. Variation textuelle dans la représentation des actes de parole L’étude de Claire Badiou-Monferran offre un panorama sur l’évolution du codage des discours directs dans la période allant du français classique au français moderne, qui est l’une des moins étudiées selon cette perspective. Cette analyse des différentes éditions de La Barbe bleue de Perrault fait appel à la théorie et à la terminologie graphématiques de Jacques Anis (1983, 1988), pour la distinction entre graphèmes segmentaux ou alphabétiques et graphèmes supra-segmentaux, ainsi qu’à la théorie de la mise en page de Favriaud (2004), pour l’opposition entre ponctuation blanche, en tant qu’exploitation de l’espace blanc, et ponctuation noire, celle qui est matérialisée par des graphèmes. Une étude pionnière dans cette perspective, due à Marc Arabyan (1994), a démontré que le discours direct constitue le point de départ de l’évolution des marques de ponctuation blanche ; le travail de Badiou-Monferran conforte les conclusions d’Arabyan et permet de mieux cerner l’évolution de la ponctuation noire du français entre le 17 e et le 20 e siècle. Chapitre 7. Variation diatopique et interlinguistique en contexte plurilingue Dans une perspective de sociolinguistique historique, Manuel Padilla- Moyano examine les attestations de « français régional » dans des manuscrits rédigés en langue basque ou en contexte bascophone, entre le 18 e et le 20 e siècle, par des scripteurs peu lettrés. Ce chapitre est novateur dans le domaine de la linguistique diatopique, dans la mesure où il exploite une documentation écrite nouvelle pour l’étude du français et du gascon parlés : certaines des caractéristiques régionales du français parlé au Pays Basque sont expliquées par l’influence du basque et du gascon. Cette étude convoque ainsi la problématique des rapports entre graphie et prononciation, dans le domaine du plurilinguisme et du contact entre les langues. Graphème et phonème, manuscrit et imprimé, vers et prose, ponctuation blanche et ponctuation noire, narration et discours rapporté, langue et parole : ces binômes qui touchent de près à la matérialité de la langue constituent l’objet de réflexion de ce livre qui invite, nous l’espérons, à de nouvelles recherches sur l’histoire de la lettre et de la voix en langue française. Gabriella P ARUSSA Maria C OLOMBO T IMELLI Elena L LAMAS -P OMBO 16 A NIS , Jacques (dir.) (1983) Langue frança ise, 59 : Le Signifia nt graphique. A NIS Jacques (C HISS , Jean-Louis et P UE CH , C hristian, coll.) (1988) L’Écriture : théorie s et descriptions, Bruxelles, De Boec k Université. A RABYAN , Marc (1994) Le Paragraphe na rratif. Étude typographique et linguistiq ue de la ponctuation textuell e dans l es récit s cla ssiq ue s et modern es, Paris, L’Harmattan. — (dir.) (2014) Le Françai s aujourd’hui, 187, 4 : Ponctuation et organis ation graphique. B ADDELEY , Susan (1993) L’Orthographe français e au temps de la Réforme, Genève, Droz. — (2011) « Sources pour l’étude d e la ponctuation f rançaise au XVI e s iècle», in Nathalie Dauvois et Jacques Dürrenmatt (éds), La Pon ctuation à la Renais san ce, Paris, Garnier, p. 191-227. B EAULIEUX , Charles (1927) Histoire de l’o rthographe fran çais e. Tome I : Formation de l’orthographe, des origine s au milieu du XVI e siè cle, Paris, Champio n. B IEDERMANN -P ASQUES , Liselotte (1992) Les G rands co urant s orthographique s a u XVI e siè cle et la fo rmation de l’orthographe moderne, Tübing en, Niem eyer. B IKIALO , Stéphane et R AULT , Julien (éds) (2015) Littératures, 72 : Imaginaires de la ponctuation dans le discours littéraire (fin XIX e siècle-début XXI e siècle), <litteratures.revues.org>. — (éds) (2017, à paraître) Linx, 75 : Imaginairesde la ponctuation. Ordre et inquiétudedu discours. B LANCHE -B ENVENISTE , Claire et J EANJEA N , Colette (1987) Le Françai s parl é. Transcription et édition, Paris, INALF- Didier Érudition. B RUNOT , Ferdinand (1906-1966) Histoire de la langu e fran çais e de s o rigine s à nos jours, Vol. I. De l’époque latine à la Renai ssan ce, Paris, Colin. C ATACH , Nina (1968) L’Orthographe français e à l’époq ue de la Renais san ce (Aut eurs, Imprimeurs, Ateliers d’imprimerie), Genève, Droz. — (dir.) (1980) Langue frança ise, 45 : La Ponctuation. C ATACH , Nina et T OUR NIER , Claude (éds) (1977) La Ponctuation. Re cherches histo riqu es et actu elle s. Vo l. 1 : Documents préparatoires à la Tabl e ronde internationale CN RS, mai 1978, Paris-Besançon : CNRS-GT M-HESO. — (éds) (1979) La Ponctuation. Recherche s histori que s et a ctuelles. Vol. 2 : Acte s de la Table ronde international e CNRS, mai 1978, Paris-Besançon : CNRS- GTM-HESO. C AZAL , Yvo nne et P ARUSSA , Gabriella (2015) Introduction à l’histoire de l’o rthographe, Paris, Colin. C ERQUIGLINI , Bernard (1995) L’Accent du souv enir, Paris, Les Éditio ns de Minuit. — (1996) Le Roman de l’orthographe. Au paradis des mots, avant la faut e, 1150-1694, Paris, Hatier. — (2004) La Genès e de l’o rthographe fran çais e ( XII e - XVII e siè cle s). Paris, Champio n ; Genève, Slatkine. D AUVOIS , Nathalie et D ÜRRENMATT , Jacques (éds) (2011) La Ponctuation à la Renaissance, Paris, Garnier. DOHF : Dictio nnaire histori que de l’orthographe fran çai se (1995) Nina Catach (dir.), Paris, Larousse. F ASSEUR , Valérie et R O CHELOIS , Céc ile (éds) (2016) Ponctuer l'œuvre m édiévale. D es signes a u sens. Genève, Droz. F AVRIAUD , Michel (2004) « Quelques éléments d’une théorie de la ponctuation blanche par la poésie contemporaine », L’Information grammaticale, 102, 1, p. 18-23. — (dir.) (2011) Langue française, 172 : Ponctuation(s) et architecturation du discours à l’écrit. Gabriella Parussa, Maria Colombo Timelli et Elena Llamas-Pombo Bibliographie Introduction 17 G AUTIER , Anto ine, P ÉTILLON , Sabine, R I NCK , Fanny (2016) La Ponctuation à l’au be du XXI e siè cle. Perspective s histo riqu es et u sages cont emporains, (A cte s des journé es d’études de Nanterre du 29 mars 2013 et du 4 avril 2014), Limoges, Lambert-Lucas. GGHF : M AR CHELLO -N IZIA , Christiane, C OMBETTES , Bernard, P RÉVOST , Sophie et S CHEER , Tobias (dir.) Grande grammaire historiq ue du fran çai s, Berlin, Mouton de Gruyter (à paraître). G LESSGEN , Martin-D. (2006) « L’écrit documentaire dans l’histoire linguistiqu e de la Franc e», in Olivier Guyotjeannin (dir.), La La ngue de s a ctes. Act es du XI e Co ngrè s de diplomatique (Troyes, 11-13 septembre 2003), Paris, (Élec) Éditions en ligne d e l’Éco le Nationale des C hartes, p. 1-18, < http: / / elec.enc.sorbo nne.fr/ CID2003/ >. H AVELOCK , Eric (1991) « The oral-literate equation: A formula fo r the mod ern mind », in David R. Olso n et Na ncy To rranc e, éds, Lit era cy and Orality, Cambrid ge-New York, Cambridg e University Press, p. 11-27. K OCH , Peter et O ESTERREICHER , Wulf (2001) « Langage parlé et langage écrit », in G. Holtus, M. Metzeltin et C. Schmitt (éds), Lexikon der romanistischen Linguistik, 1-2, p. 584-627. LRL : Lexicon der Romanistischen Linguistik (1995) Günter Holtus, Michael Metzeltin et Christian Schmitt (éds), Volume II, 2 : Les différentes langues romanes et leurs régions d’implantation du Moyen Âge à la Renaissance, Tübing en, Max Niemeyer. L LAMAS -P OMBO , Elena (2008) « Ponctuer, éditer, lire. État des études sur la ponctuation dans le livre manuscrit », Syntagma. Revista del Instituto de Historia del Libro y de la Lectura, 2, p. 129-171. M AR CHELLO -N IZIA , C hristia ne, C OMBETTES , Bernard, P RÉVOST , Sophie et S CHEER , Tobias (dir.) (à paraître) Gra nde grammaire histo riqu e du fran çais, B erlin, Mouto n de Gruyter. P RÉVOST , Sophie et F AGARD , Benjamin (éds) (2016) Le Françai s en diachro nie. Dépendances syntaxique s, morphosyntaxe verbale, grammatica lisation, B erne, Peter Lang. R EMACLE , Louis (1948) Le Problème de l’anci en wallon, Liège, Faculté de Philosop hie et Lettres. S AUSSURE , Ferdinand d e (1916) Cours de lingui stiqu e gén éral e, publié par Cha rles Bally et Albert S echehaye, avec la co llabo ration d’Albert Riedlinger. Éditio n critique préparée par Tullio de Mauro ; postface de Louis-Jean Calvet, Paris, Payot [1972 et plusieurs impressions]. Z UMTHO R , Paul (1983) Introduction à la poésie oral e, Coll. « Poétiqu e », Paris, Seuil. — (1984) La Poési e et la voix dans la civili sation m édiévale, C oll. « Essais et conf érences. Collège de Franc e », Paris, PUF. — (1987) La Lettre et la voix. De la « littérature » médiévale, Coll. « Poétique », Paris, Seuil. Tobias Scheer et Philippe Ségéral Sur les aboutissements rr et r de tr / dr intervocaliques en ancien français 1 Introduction 1 Les séquences latines tr et dr intervocaliques, après avoir été neutralisées en ðr, ont en afr. deux réflexes : r simple (patre > afr. père) et r géminé (vitrīnu > afr. verrin). En fr. mod., le r simple a été généralisé, mais des traces de l’ancienne opposition demeurent dans l’orthographe 2 Si l’afr. distingue a priori r simple et géminé (voir, par exemple, Nyrop 1914 : § 316), la différence entre r et rr n’a bien souvent pas été prise au sérieux. Ainsi La Chaussée (1974 : § 4.3.2) affirme qu’il s’agit d’« un simple fait de graphie », quand . Nyrop (1914 : § 383) pose simplement la question. Pope (1952 : § 372) y voit bien une réalité phonétique, mais celle-ci lui paraît erratique et sans régularité apparente : « ð appears to have been sometimes assimilated to r, sometimes simply effaced and the conditions under which these processes take place have not yet been determined ». De même Rheinfelder (1976 : § 555) note qu’il « n’est pas rare » que l’amuïssement complet de l’occlusive soit observé (i.e. sans passage à rr par assimilation) et affirme que la réduction de tous les groupes à r simple est achevée dès le début du 12 e siècle. Bourciez et Bourciez (1967 : § 181-H) affirment, eux, que le rr, d’origine (terra > terre) ou résultat du processus qui nous concerne ici, « se faisait encore entendre avec un fort roulement au 16 e siècle, d’après les 1 Nous remercions les participants au Colloque Diachro VII (Paris, 5-7 février 2015) pour leurs remarques et Yvonne Cazal et Gabriella Parussa pour l’aide qu’elles nous ont apportée en matière de graphies médiévales. 2 Dans ce travail, nous utilisons les conventions suivantes. Nous nommons « protofrançais » la période prélittéraire où le français, non encore attesté, est déjà différencié de l’occitan et du franco-provençal. Nous utilisons les abréviations suivantes : lat. pour « latin classique », lv. pour « latin vulgaire » (ou latin parlé tardif), afr. pour « ancien français », fr. mod. pour « français moderne », CS et CR pour « cas sujet » et « cas régime » respectivement. Les étymons sont en romain, les formes d’aboutissement (afr. et fr. mod.) en italiques. Les chevrons renvoient aux graphies de l’afr. : ainsi <rr> ou <r> désignent une géminée et une simple graphiques, tandis que rr désigne une géminée et r une simple au plan phonétique/ phonologique. Nos transcriptions sont conformes à l’API, mais nous utilisons le macron pour noter la longueur vocalique (ā, ē, ō...) et le soulignement indique le caract ère tonique des voyelles. 20 témoignages des grammaires de l’époque », mais demeurent perplexes et notent seulement (§ 144-H) que « l’opposition pierre-père constitue une anomalie sérieuse ». Fouché (1966-1973 : 719-723) et Merk (1983) au contraire prennent l’opposition r/ rr comme une réalité et avancent les conditions d’une distribution complémentaire. Merk (1983 : 336) pense que l’on obtient rr à partir des groupes primaires tr, dr alors que r continue les groupes secondaires t(v)r, d(v)r : « l’examen attentif du fr. mod. et une étude statistique des graphies du fr. médiéval [d’après Tobler et Lommatzsch] nous semblent révéler des tendances régulières. […] Lorsque les groupes TR ou DR sont primaires [...] leur résultat français est à peu près toujours RR, et lorsque ces mêmes groupes sont secondaires [...], le résultat est le plus souvent R ». Fouché (1966-1973 : 719 sq.) considère pour sa part que l’aboutissement est r lorsque la voyelle précédente était longue en proto-français (sachant qu’une voyelle en proto-français est longue lorsqu’elle était tonique et libre en latin, voir § 2.2), mais rr au cas où la voyelle précédente était brève en protofrançais. Dans ce travail, nous reprenons l’idée que l’opposition r/ rr n’est pas un simple fait de graphie mais correspond à une réalité phonétique. Bien que d’une part les données graphiques soient complexes et que des processus analogiques (particulièrement dans les formes verbales) opacifient les faits d’autre part, nous ferons valoir les raisons qui existent néanmoins de prendre au sérieux, sous ces flottements, la réalité phonétique de l’opposition r/ rr. Considérant ensuite la question du conditionnement de la distribution complémentaire des deux aboutissements, nous montrons d’abord que, si la vision de Merk ne résiste pas à l’examen des faits, Fouché, en revanche, a vu juste : les aboutissements r/ rr sont en effet en relation avec la quantité de la voyelle qui précède. Nous proposons à la suite une analyse de la longueur vocalique qui permet de rendre compte de l’opposition constatée. Enfin, nous nous tournons vers la question que pose le comportement particulier et inattendu des diphtongues ouvrantes afr. ie (< lat. ĕ) et ue (< lat. ŏ), qui est à l’origine de la perplexité de Bourciez et Bourciez (1967 : § 144-H). L’analyse que nous proposerons recoupe ce que l’on a appelé la « bascule des diphtongues ». Dans les diphtongues ie et uo > ue, voyelles longues à contour, la partie initiale (i/ u) se consonifie à terme (ie > je, ue > we). Les anciennes diphtongues sont désormais des voyelles brèves. Il est attendu par conséquent, dans les termes de l’analyse de Fouché que nous adopterons, que la résolution des séquences ðr aboutisse dans ce cas à rr. De fait, on a petra > pietra > afr. pierre (pjerre) comme quadrātu > afr. carré. Ce processus de glidification des premières parties hautes des anciennes diphtongues marque par ailleurs la réapparition dans la langue des groupes Tobias Scheer et Philippe Ségéral Sur les aboutissements rr et r de tr/ dr 21 complexes tautosyllabiques (attaques branchantes) Cj (consonne + yod), qui est caractéristique du français jusqu’à ce jour. La présence systématique de doublons avec et sans géminée pour les mots à ie, ue (petra > afr. piere/ pierre) montre toutefois que la consonification a été, un temps, optionnelle. Les formes en r simple en effet sont attendues après voyelle longue : ceci suppose, dans les variantes avec r simple, le maintien des diphtongues (longues) ie, ue, sans consonification 3 2 Généralisations empiriques . 2.1 Problèmes de graphie et effets analogiques Le flottement des graphies <r>/ <rr> est une réalité. Pour ne prendre qu’un exemple, sous « ocire », dans Tobler et Lommatzsch (1925-95, infra T-L), sur les 8 graphies de l’infinitif en afr. (< occīd(e)re) qu’offrent les exemples, 4 ont <rr>, 4 <r>. Mais il s’agit là d’un exemple où la graphie note l’aboutissement d’une séquence intervocalique ðr (occīd(e)re, matrīna). Si l’on considère les graphies pour les séquences r et rr présentes en latin, la situation est tout à fait différente. Pour un r latin simple, en effet, la graphie est invariablement <r>, par exemple dans afr. chere < cāra (Adj) / cara (N), cire < cīra, parent < parente, farine < farīna, mari < marītu etc. Dans le cas de rr latin, au contraire, la graphie est très majoritairement <rr> : pour terra, par exemple, l’article « terre » dans T-L donne 83 exemples avec <rr> contre 9 avec <r>. Bref, la dualité graphique correspond à une réalité phonétique : [r] simple vs [rr] géminé. On ne peut donc voir dans l’existence de deux graphies lorsqu’il s’agit des aboutissements de ðr « un simple fait de graphie » : la position de La Chaussée (1974 : § 4.3.2) n’est pas tenable. Ce double reflet graphique montre simplement qu’il y a, sur le plan phonétique, deux aboutissements de ðr : [r] et [rr]. La réalité phonétique de l’opposition graphique <r>/ <rr> apparaît aussi clairement dans le fait que lat. i, ē, eà l ’initiale atone devant <rr> graphique donnent toujours fr. mod. [ ɛ ] et non pas schwa. Dans un premier temps, lat. i, ē, e à l’initiale atone aboutissent à afr. e. Il y a ensuite en période historique une évolution en position libre (que La Chaussée 1974 : 201 place au 11 e siècle) qui réduit cette voyelle à schwa (mināre > afr. mener > fr. mod. m[ ə ]ner, mais virtūte > afr. vertu > fr. mod. v[ ɛ ]rtu. Or le <rr> issu de tr/ dr (primaire ou secondaire) produit invariablement [ ɛ ] : vitrariu > afr. verrier > 3 La présente contribution est un développement de Scheer (2014) mais s’en distingue par le fait qu’il traite davantage de l’aspect touchant la phonétique historique et la chronologie que les conséquences pour la théorie phonologique. L’un comme l’autre sont issus des travaux sur la Grande grammaire historique du français ( GGHF ). 22 fr. mod v[ ɛ ]rrier, °petrōne > afr. perron > fr. mod. p[ ɛ ]rron, it(e)rāre > afr. errer > fr. mod [ ɛ ]rrer, °Bit(u)rīgu > afr. Berri > fr. mod. B[ ɛ ]rry, fut. 3sg °vid(e)rat > afr. verra > fr. mod. v[ ɛ ]rra. On en conclut qu’au moment où afr. e s’est partagé en [ ɛ ] et schwa selon qu’il était libre ou entravé, le <rr> graphique était bien une géminée phonétique 4 Cela étant, les flottements graphiques se constatent souvent pour une même forme, ainsi ocire/ ocirre, cf. supra. Mais dans un très grand nombre de cas, on peut imputer les graphies doubles aux pressions analogiques. L’analogie a joué sur la distribution de r et rr de façon significative, surtout au sein des paradigmes verbaux, mais aussi dans les formes nominales (CS vs CR), ainsi que dans les cas de dérivations (N → N, N → V...). Bourciez et Bourciez (1967 : § 144-H) notent ainsi justement « que l’analogie a fortement joué en ce domaine ». . Fouché (1966-1973 : 721 sq.), quant à lui, après avoir proposé une distribution de r et rr en fonction de la longueur de la voyelle précédente (voir l’Introduction et la section suivante), dresse une liste de doublons où, à côté de la simple attendue, on a aussi des formes à géminée ou vice versa, et indique l’attracteur analogique auquel on peut imputer la forme déviante. Dans le Tableau (1) ci-dessous, nous reproduisons quelques-uns des exemples qu’il avance : Tableau (1) doublon afr. attracteur analogique lat. forme attendue forme inattendue lat. afr. r rr latro lere CS lerre CS latrōne larron CR būt(y)ru bure burre °būt(y)rāre burrer °būt(y)rariu burrier it(e)rat 3sg eire eirre it(e)rāre errer vitru veire veirre vitrariu verrier vitrīnu verrin rr r °crēd(e)rat fut.3sg crerra crera crēd(e)re creire °occīd(e)rat fut.3sg occirra ocira occīd(e)re ocire °claud(e)rat fut.3sg clorra clora claud(e)re clore 4 Notons que la graphie moderne n’est pas un indicateur sûr : elle peut avoir été altérée comme dans °petrosīliu > afr. perresil > fr. mod p[ɛ]rsil où <rr> > <r>, mais cela ne change rien au fait que la voyelle précédente est [ ɛ ] et non pas schwa. Tobias Scheer et Philippe Ségéral 23 A côté de cela, il existe quelques formes pour lesquelles il n’est pas évident de proposer une source analogique, même si l’on peut penser qu’il y en a eu une. Il faut alors considérer le nombre des graphies respectives. Or il existe presque toujours un net différentiel entre les deux graphies. Ainsi pour marrine/ marrene < matrīna / °-ana ou mairrien < °mat(e)riamen, par exemple, les graphies avec r existent mais sont nettement minoritaires : 3 sur 9 pour marrine, 13 sur 34 pour mairrien (T-L s. v.). Malgré les apparences, le cas de lat. vitru ne déroge pas à la règle. On relève certes une grande majorité de formes avec géminée afr. voirre, veirre (contra Fouché qui prévoit r simple après voyelle tonique libre latine), mais les formes prédites par Fouché existent : afr. voire (T-L 11 : 669, lignes 25, 47 ; 670 : lignes 13, 38 ; 671 : lignes 2, 16), afr. veire (T-L 11 : 671, ligne 26). Nous l’avons dit, un grand nombre de mots présentent une variation entre formes avec <rr> et <r> qui est souvent le fait d’un processus analogique mais parfois n’a pas d’explication apparente. Le cas de vitru appartient à cette dernière catégorie et a la particularité que les formes prédites par Fouché sont en minorité. On peut se convaincre toutefois que ce sont bien ces formes avec <r> simple qui traduisent la réalité phonétique de l’afr. en considérant le fait que vitru possède également des aboutissements où la voyelle tonique est entravée, i.e. non diphtonguée : afr. verre (qui est la forme qui nous est parvenue en fr. mod.). Ici le T-L ne fait état d’aucune variation : la forme afr. *vere n’existe pas. On en conclut que <r> ne peut représenter une géminée phonétique (sinon afr. vere serait une graphie possible où une géminée phonétique entrave la voyelle tonique), et par conséquent que le <rr> des formes à voyelle tonique libre afr. voirre, veirre ne peut être phonétiquement réel : s’il l’était la voyelle tonique serait entravée et n’aurait pas pu diphtonguer. 2.2 r et rr en distribution complémentaire en fonction de la longueur de la V précédente Selon Merk (1983), ce serait la nature primaire ou secondaire des séquences tr, dr qui conditionnerait l’aboutissement à la simple r ou à la géminée rr. Mais la proposition ne résiste pas à l’examen des faits : que le groupe soit primaire ou secondaire, l’afr. a r autant que rr. Nous donnons au Tableau (2) ci-dessous, pour chaque cas, un exemple caractéristique représentatif de la situation globale. Sur les aboutissements rr et r de tr/ dr 24 Tableau (2) Comportement identique des groupes primaires et secondaires : afr. r afr. rr tr primaire patre afr. père petra afr. pierre secondaire it(e)rat 3s afr. eire it(e)rāre afr. errer dr primaire °cathedra afr. chaiere quadrātu afr. carré secondaire °rīd(e)re afr. rire °rīd(e)rat fut.3s afr. rirra Ce qui conditionne le choix des deux réflexes est en réalité, pensons-nous, la longueur proto-française 5 La quantité vocalique latine (i.e. l’opposition phonologique basée sur elle) a été, on le sait, ruinée dans les langues romanes, pour être remplacée par la qualité (aperture) des voyelles. À partir de là s’est mise en place une nouvelle opposition quantitative, propre au proto-français, qui ne continue pas celle du latin mais où l’accent — dont la place est restée stable — allonge la voyelle lorsqu’elle est libre : toutes les toniques libres sont en proto-français longues, alors que toutes les atones autant que les toniques entravées sont brèves, ce que Fouché (1967-1973 : 215) résume ainsi : « En syllabe ouverte, les anciennes longues accentuées sont restées longues et les anciennes brèves accentuées le sont devenues. Inversement, en syllabe fermée, les anciennes brèves accentuées sont restées brèves et les anciennes longues accentuées se sont abrégées ». Straka (1979 : 265) indique de même un « [...] allongement des voyelles accentuées et libres [...] ». de la voyelle précédente. En d’autres termes, nous suivons fondamentalement sur ce point Fouché (1966-1973 : 719-720) qui écrit : « Après une voyelle longue (accentuée) ou une diphtongue décroissante, accentuée ou non, -ðrs’est réduit à -r-. […] Après une voyelle brève, accentuée ou non, -ðra conservé tout d’abord ses deux éléments, pour aboutir à -rrpar assimilation de ð à r ». Le processus décrit est bien connu : il s’agit d’un allongement tonique en syllabe ouverte. L’italien moderne fournit un exemple clair (voir par exemple Chierchia 1986, Farnetani et Kori 1986) : alors que la voyelle tonique de fato « destin » et pigro « paresseux » est libre et donc longue, celle de fatto « le fait » et parco « parc », entravée, demeure brève. Les voyelles atones sont, elles, toujours et seulement brèves. L’allongement tonique en syllabe ouverte s’observe dans beaucoup de langues aussi diverses que l’islandais (Árnason 5 Et non la longueur latine : on a r simple pour mātre > afr. mere aussi bien que pour patre > afr. pere, rr géminé pour °būt(y)rāre > afr. burrer comme pour latrōne > afr. larron, etc. Tobias Scheer et Philippe Ségéral 25 1998), le selayarese (langue austronésienne, Mithun et Basri 1986) ou l’arabe palestinien (Kenstowicz 1994 : 274 sq.). La distribution produite par ce processus est rappelée sous le Tableau (3) (noter qu’un point entre deux symboles, …V.CV… par exemple, indique la coupe syllabique). Tableau (3) Allongement tonique en syllabe ouverte position libre position entravée voyelle tonique …V.CV… ==> [VV] …VC.CV… ==> [V] voyelle atone …V.CV… ==> [V] …VC.CV… ==> [V] Dans un tel système, une voyelle longue entravée est donc impossible : *VVC.CV. Les voyelles longues n’existent qu’en syllabe ouverte (« libre »). La distribution sous (3) est la base même de l’évènement majeur dans la diachronie du français que constituent les évolutions différentes des voyelles toniques libres et entravées : les premières diphtonguent, les secondes demeurent monophtongues (Fouché 1966-1973 : 213 sq., Pope 1952 : §§ 224 sqq., Straka 1979 : 194, 265) 6 Pour revenir maintenant à la distribution de r/ rr, et en laissant de côté pour l’instant le cas des diphtongues ie/ ue < ɛ / ɔ qui seront traitées en § 2.3, il est clair qu’elle est conditionnée par le caractère long ou non de la voyelle précédente. Nous donnons au Tableau (4) ci-dessous une liste d’exemples ; elle est issue de Fouché (1967-1973 : 719-723) . 7 6 Le fait que les diphtongaisons soient la conséquence de la longueur de la voyelle et non pas de sa tonicité est une évidence (toutes les grammaires le disent directement ou indirectement) puisque toutes les voyelles toniques ne diphtonguent pas (voir Tableau 3) : seules celles qui peuvent être longues parce qu’elles sont libres suivent cette évolution. Bien entendu, cela ne change rien au fait que la longueur elle-même soit le produit de l’accent (de longueur justement). Celui-ci est donc responsable de la diphtongaison, mais seulement indirectement (et filtré par les conditions syllabiques qui permettent la longueur). . Comme il apparaît, on a r simple si la voyelle précédente était tonique en latin (4a), donc longue, alors que la géminée est produite après voyelle latine atone, donc brève (4b). (Noter que, dans le cas des séquences ðr, on ne doit considérer que la position libre : tr, dr ne peuvent pas, bien sûr, se trouver en coda). 7 Mais elle ne reprend pas l’exception faite pour la « diphtongue décroissante » et les formes mairien et mairement retenues par Fouché : pour les raisons numériques indiquées plus haut en § 2.1, ce sont les graphies mairrien et mairrement qui, clairement, doivent être prises en compte. En outre, les diphtongues dans mairrien et mairrement sont des diphtongues conditionnées qui ne sont pas concernées ici (cf. § 2.3 et note 8). Sur les aboutissements rr et r de tr/ dr 26 Tableau (4) Évolution de lat. ðr < tr, dr intervocalique (4a) TR —> r / VV [tonique] ___ (4b) TR —> rr / V [atone] ___ i consīd(e)rat 3s afr consire consīd(e)rāre afr. consirrer desīd(e)rat 3s afr. desire desīd(e)rātu part.p. desīd(e)rānte part. a. afr. desirré afr. desirrant °rīd(e)re rire occīd(e)re afr. ocire e crēd(e)re afr. creire sed(e)rat fut.3s afr. serra it(e)rat 3s afr. eire it(e)rāre afr. errer arbitriu afr. arvoire (auv-) °petrāriu afr. perrier °tonitru afr. toneire °petrōne afr. perron vitru afr. veire vitrāriu afr. verrier vitrīnu afr. verrin °petrosīliu afr. perresil °Bit(u)rīgu afr. Berri a latro afr. lere CS latrōne afr. larron CR patre père cad(e)rat fut.3s afr. cherra frātre frère °hat(i)rat fut.3s (<frk.°hatjan) afr. harra mātre mère adrestāre afr. arrester arātru afr. arere quadrātu afr. carré patrīnu afr. parrin °matrīna (°-ana) afr. marrine, -arrene quadruviu afr. carroge °quadrāriu afr. carrier atramentu afr. arrement mat(e)riāmen afr. mairrien mat(e)riamentu afr. mairrement latrocīniu afr. larrecin °matriculāriu afr. marreglier °quadrifurcu afr. carrefour °quatriniōne afr. carregnon Tobias Scheer et Philippe Ségéral 27 °atrapica afr. arrache Atrebātes afr. Arras o frq. lôþr afr. leure °putrīre afr. porrir ambutru afr. ambore °nutrīre afr. norrir nutrīmen afr. norrin nutritiōne afr. norreçon °nutritūra afr. norreture °fodrāre afr. forrer °excut(e)rat fut.3s afr. escorra °succut(e)rat fut.3s afr. secorra °pot(e)rat fut.3s afr. porra y būt(y)ru afr. bure °būt(y)rāre afr. burrer °ambūtru afr. ambure °būt(y)rāriu afr. burrier ɔ claud(e)re clore °claud(e)rat fut.3s afr. clorra aud(i)rat fut 3s afr. orra 2.3 Cas des diphtongues 8 Les diphtongues fermantes de l’afr. (i.e. dont le second élément est plus fermé que le premier), ei < e < lat. ĭ et ē toniques libres (tēla > afr. teile) et eu < ou < o < lat. ŭ et ō toniques libres (flōre > afr. flour > fleur) auxquelles il faut ajouter la diphtongue °ae < a < lat. ă et ā toniques libres qui passe ensuite à e (mare > afr. mer), ne requièrent pas d’analyse particulière. Elles se comportent en effet comme attendu, n’étant que les versions diphtonguées de voyelles toniques et par conséquent longues en proto-français : quand elles précèdent la séquence ðr, celle-ci aboutit à r simple (voir au Tableau (4), par exemple, crēd(e)re > afr. creire, frq. lôþr > afr. leure, patre > °paeðre > afr. pere). Il en va tout autrement pour les deux diphtongues ouvrantes que connaît l’afr., ie et ue, issues de proto-fr. ɛ et ɔ < lat. ĕ et ŏ brefs toniques libres respectivement. Ces diphtongues, qui représentent autant que les diphtongues fermantes une voyelle longue proto-française, produisent pour la plupart des doublons : pour le même mot, ðr situé à droite de ces diphtongues aboutit aussi bien à la géminée rr qu’à la simple r. Exemples au Tableau (5) ci-dessous. 8 Ne sont pertinentes pour la démonstration à suivre que les diphtongues dites spontanées, i.e. qui ne sont pas nées de la combinaison d’une voyelle avec un élément extérieur (dites diphtongues conditionnées), en particulier un yod. Sur les aboutissements rr et r de tr/ dr 28 Tableau (5) Diphtongues ouvrantes lat. afr. lat. afr. rr afr. r ĕ ie hed(e)ra afr. ierre afr. iere Petru afr. pierre afr. piere petra afr. pierre afr. piere cathedra afr. chaiere °petrica afr. pierge ad/ de-retro afr. arriere/ derriere, derriers ŏ ue frk. fodar afr. fuerre / feurre afr. fuere / feure [fr. mod. feurre] frk. fodr afr. fuerre / feurre afr. fuere / feure [fr. mod. fourr-[eau]] Altiod(u)ru afr. Auçuerre Nemetod(u)ru afr. Nantuerre Tonod(u)ru afr. Tonuerre Brivod(u)ru fr. mod. Briarres-sur- Essonne (Loiret) fr. mod. Briare (Loiret) Bien que les exemples de ĕ, ŏ suivis de tr, dr soient peu nombreux, la présence des graphies avec rr attire l’attention. Elle est en effet quasi systématique. Seuls °cathedra, °petrica et ad/ de-retro font a priori exception : ils n’apparaissent en effet qu’avec r simple. Mais chacun de ces trois mots présente des caractéristiques particulières (et n’apparaissant que dans ces items) qui expliquent que dans leur cas il n’y a jamais eu, phonétiquement, de géminée. Dans cathedra, c’est la chute de la consonne intervocalique t qui interdit l’apparition d’un aboutissement géminé pour ðr : ceci deviendra clair lorsque nous aurons, dans la section 3.5 à laquelle nous renvoyons le lecteur, établi le lien entre les aboutissements de ðr et la « bascule des diphtongues » 9 9 Précisons encore que cathedra fait partie du paradigme colubra qui a comme particularité de produire à côté des aboutissements proparoxytoniques attendus (integru > afr. entre) également des paroxytons (integru > afr. entier) (Bourciez et Bourciez (1967 : § 6- Rq1). Ce phénomène a suscité de très nombreuses études qui interrogent notamment le statut syllabique du groupe obstruante + r (tautoou hétérosyllabique) en dernière syllabe. Ce débat ne touche en rien notre objet d’étude ici : afr. chaiere porte la diphtongue ie et de ce fait remonte nécessairement au paroxyton cathe.dra dont le groupe dr est tautosyllabique. Afr. chaere, également attesté, a la même origine paroxytonique, cathedra, mais avec voyelle tonique entravée (ce qui implique un . Dans °petrica, la chute de la posttonique place le groupe en Tobias Scheer et Philippe Ségéral 29 position de coda où il ne peut, évidemment, subsister, d’où la chute pure et simple de ð. Dans ad-retro enfin, la présence de deux séquences dr et tr a très probablement induit une dissimilation de la seconde en r simple comme le pense Fouché (1966-1973 : 721) : « C’est [...] par suite d’une dissimilation [...] que le groupe -ðrde °arrieðre (< ad-rĕtro) s’est réduit à -r-, pour éviter la séquence de deux -rrdans le même mot ». Ces trois exceptions ne sont ainsi qu’apparentes et ne remettent pas en cause le caractère général de l’aboutissement rr pour ces mots. Ces trois mots constituent ainsi, de façon inattendue, un argument fort pour la valeur « sérieuse » des graphies : tout montre qu’il n’y a pas de géminée dans ces mots et, précisément, les graphies avec <rr> sont absentes. Dans notre analyse (section suivante), nous montrerons ainsi que l’ « anomalie » dont font état Bourciez et Bourciez (1967 : § 144-H, voir notre Introduction) n’en est pas une : la géminée qui apparaît dans ces mots découle directement de la mutation qu’ont connu les deux diphtongues impliquées, ie et ue, dans le cadre de ce que l'on a nommé la « bascule des diphtongues ». Cela étant, les graphies avec r simple reflètent, elles aussi, une réalité phonétique : l’absence de géminée. Nous tenterons en § 3.5 de comprendre l’existence de ces deux réalités phonétiques des aboutissements de ðr après les diphtongues ie et ue : [r] et [rr]. 3 Analyse : allongement compensatoire et consonification de i/ u dans ie, ue 3.1 Allongement compensatoire Deux questions se posent à la sortie de l’examen des données. Il faut comprendre d’une part quel lien il y a entre longueur vocalique et caractère géminé ou non de l’aboutissement de ðr, d’autre part pourquoi les diphtongues ouvrantes semblent obéir à une logique particulière. Caractérisons d’abord le phénomène de base, qui est la gémination. Contrairement à nombre de grammaires (Bourciez § 144-2°, La Chaussée 1974 : 198, Rheinfelder 1976 : § 555, Carton 1974 : 146) qui l’interprètent en tant qu’assimilation (l’ancienne occlusive dentale, débile, s’assimile au r), nous pensons qu’il s’agit d’un allongement compensatoire. Ce processus, fréquent dans les langues (voir par exemple Wetzels et Sezer 1986 et Gess 1998a), fait qu’une consonne ou une voyelle s’allonge lorsque dans son environnement un segment vient à disparaître : l’objet allongé s’étend sur la cathed.ra). Notre étude ici ne concerne que le comportement de tr/ dr après diphtongue ie, ue. Par conséquent nous prenons en compte seulement afr. chaiere < cathe.dra. Sur les aboutissements rr et r de tr/ dr 30 position syllabique vacante suite à l’élimination d’un voisin. Ainsi en afr., s chute devant consonne et de ce fait crée les conditions de l’allongement de la voyelle précédente (Bourciez et Bourciez 1967 : § 157-rq2, Gess 1998b) : testa > afr. teste > [tēt ə ] (> fr. mod. tête ). Ce processus montre qu’un segment (consonne ou voyelle) n’est pas fait d’une simple substance mélodique, mais également d’une position (syllabique) : il peut arriver que comme dans le cas de l’allongement compensatoire suite à la chute de s, la substance soit éliminée (le s), mais que l’assise syllabique demeure (la position sur laquelle la voyelle s’étend). Il s’agit ici d’un principe de base de la phonologie autosegmentale (Scheer 2015 : § 30). Nous représentons cette double identité des segments sous (6a) concernant afr. teste > tēt ə : les « x » sont les positions (syllabiques), et lorsqu’un segment est associé à deux positions il est long, tandis qu’il est bref lorsqu’il est associé à une seule position. Tableau (6) Allongement compensatoire (6a) afr. teste > tēte (6b) latrōne > afr. larron x x x x x x x x x x x x x | | | | | | | | | t e s t e l a t r o n e Dans le cas qui nous intéresse, (6b), la logique est la même, à cette seule différence que ce sont des consonnes qui jouent les deux rôles : l’ancienne occlusive dentale, devenue ð, est éliminée mais laisse derrière elle sa position, sur laquelle la consonne voisine, r, s’étend. 10 3.2 Allongement tonique et impossibilité de voyelles longues entravées Identifions ensuite la source de l’allongement tonique qui a été décrit en § 2.2. S’il est vrai, comme nous l’avons indiqué dans la section précédente, que la longueur d’un segment est due au fait qu’il est associé à deux positions syllabiques, alors les voyelles proto-françaises toniques libres 10 Un relecteur suggère que la gémination du r pourrait être la trace d’une gémination du premier élément du groupe ðr (< tr/ dr), à l’image de la gémination dans les groupes labiale + liquide en italien (febre > it. febbre). Latrōne par exemple serait alors passé par une étape °lattrōne, et la géminée tt aurait produit le rr que l’on retrouve dans l’aboutissement afr. larron. Mais on ne voit pas bien par quel moyen t.tr pourrait devenir rr : la gémination du t crée une séquence t.tr où le tr est placé en position forte (appuyée). Or les tr en position forte demeurent : intrāre > afr. entrer, mitt(e)re > afr. metre (Bourciez et Bourciez 1967 : § 144-1°). Tobias Scheer et Philippe Ségéral 31 doivent avoir acquis une position lorsqu’elles ont été allongées. Autrement dit, l’accent a apporté une position : les voyelles s’allongent seulement sous l’accent. L’allongement tonique est figuré sous le Tableau (7). Nous passons ici à des représentations un peu plus élaborées qui distinguent des positions consonantiques (C) et vocaliques (V) (au lieu des « x » uniformes), et où l’unité syllabique minimale est un groupe fait d’un C et d’un V, i.e. un « CV ». Dans ce cadre, l’identité de l’accent en proto-français est une unité CV vide, i.e. sans contenu mélodique (grisée ci-dessous), insérée à droite de la voyelle tonique (soulignée) 11 . Tableau (7) CV accentuel [+accent] ... C V C V C V ... Nous avons vu en § 2.2 que l’allongement tonique n’a lieu qu’à condition que la voyelle tonique ne soit pas entravée. Une voyelle longue suivie d’une consonne tautosyllabique (coda) est impossible : un allongement qui produirait une telle configuration *VVC.CV n’a pas lieu. Dans le cadre syllabique dit « CVCV » que nous venons d’introduire et dans lequel sera conduite la suite de notre analyse 12 , la non-viabilité d’une voyelle longue entravée (habituellement dite syllabe « super-lourde ») est la conséquence de l’impossibilité pour cette voyelle d’entretenir une relation (latérale) avec la voyelle suivante. En effet, les voyelles longues ont besoin pour exister du soutien (dit Licenciement) venant de la voyelle située à leur droite. 11 Ajoutons que l’identité de l’accent en tant qu’espace syllabique a été mise en évidence à partir d’autres processus et d’autres langues (voir par exemple Chierchia 1986, Ségéral et Scheer 2008, Bucci 2013). 12 Pour une présentation détaillée, voir Lowenstamm (1996), Scheer (2004). Sur les aboutissements rr et r de tr/ dr 32 Tableau (8) Allongement tonique (8a) V tonique libre (8b) V tonique entravée latrōne > afr. larron crēd(e)re > afr. creire [+accent] [+accent] Lic Lic C V C V C V C V C V C V 1 C V 2 C V 3 C V | | | | | | | | | | l a ð r o n e cr e ð r e Sous (8a), le o, tonique, s’allonge sur le CV accentuel. Lorsque le ð tombe, le r peut s’étendre sur la position de l’ancienne occlusive dentale : rien ne s’oppose à l’allongement compensatoire. En (8b), la voyelle s’allonge de même sur le CV accentuel. Dans les deux cas (8a) et (8b), l’allongement requiert que la V grisée soit licenciée par la voyelle suivante. C’est le cas en (8a) ; en (8b), c’était le cas lorsque le ð n’était pas encore éliminé et formait avec le r suivant un groupe solidaire (attaque branchante) qui de ce fait circonscrivait le noyau vide intervenant (V 3 ) : c’est à cette étape de l’évolution qu’a eu lieu l’allongement tonique de la voyelle. Mais ensuite, si consécutivement à la chute du ð on avait l’allongement de r, ceci modifierait crucialement le statut syllabique du groupe : on passerait d’un groupe tautosyllabique (i.e. appartenant à la même syllabe : une attaque branchante) à un groupe hétérosyllabique (géminée), ce qui placerait la voyelle précédente (longue) en position entravée (alors qu’elle était libre auparavant) 13 La distribution entre r et rr observée en § 2.2 découle ainsi directement des conditions que crée ou non, pour l’allongement compensatoire de r à la suite de la chute de ð, la longueur de la voyelle située à sa gauche. . Or cette séquence hypothétique *VVC.CV que créerait l’évolution ðr > rr est proscrite, répétons-le. Aussi l’allongement compensatoire qui aboutirait à la gémination de r est-il, dans ce contexte, inhibé. 13 Dans les termes de notre cadre théorique, ce changement affecte le statut du noyau que le groupe renferme (V3) : il n’était pas la cible de relations latérales lorsqu’il était circonscrit au sein du domaine solidaire ðr, mais devient visible pour les relations latérales lorsque le ð chute et rend ainsi la relation solidaire caduque. En (8b), si l’allongement compensatoire de r avait lieu et entravait la voyelle tonique (i.e. créait une coda) pour faire viir.re, la distance entre la source et la cible du licenciement serait trop grande. V3, circonscrit dans le groupe solidaire ðr, deviendrait visible pour les relations latérales : la position V2 ne serait plus licenciée. Dans cette situation, proscrite, c’est l’unité CV de l’ancienne occlusive dentale qui est supprimée. Tobias Scheer et Philippe Ségéral 33 3.3 La bascule des diphtongues (ouvrantes) : une consonification La question qui se présente ensuite est donc : comment se fait-il que les diphtongues ouvrantes ie et ue, elles, présentent le r géminé à leur droite ? Pour essayer de répondre à cette question, récapitulons d’abord ce qui est assuré : 1. d’une part, aucune voyelle brève ne diphtongue. Par conséquent les diphtongues ouvrantes ie, ue sont nées d’une voyelle longue qui ellemême a été engendrée par l’allongement tonique proto-français : par exemple lat. ĕ > lat. vulg. ɛ > proto-français ɛɛ > ie (Fouché 1966- 1973 : 265) ; 2. d’autre part, la distribution de r simple et r géminé est régulière : rr après voyelle brève (atone) mais r après voyelle longue (tonique), sauf après ie, ue où à côté de la simple r attendue on rencontre également toujours la géminée rr. Si l’on se fonde sur ces deux points, comme il est raisonnable vu leur régularité, on est conduit à considérer que la longueur des diphtongues ie, ue — et de ces diphtongues seules — est double : ie, ue peuvent avoir valeur d’une voyelle longue, auquel cas on attend r simple < ðr situé à leur droite, mais elles peuvent également être équivalentes à une brève, auquel cas on attend rr < ðr. Mais quel est le processus qui a ainsi engendré une forme brève de ces diphtongues ? Nous pensons qu’à l’évidence, le processus en cause ici est celui que les grammaires appellent la « bascule des diphtongues ». Celle-ci est présentée de la manière suivante (La Chaussée 1974 : 206 sq., Fouché 1966-1973 : 266 sq.) : dans l’état initial, toutes les diphtongues de l’afr. sont accentuées sur la première partie (ei, ae, eu, ie, ue) ; survient alors dans les diphtongues ie, ue et elles seules, un déplacement de l’accent de la première à la seconde partie : ie, ue > ie, ue. On explique cette « bascule » par le fait qu’au sein d’une diphtongue il y a une « attirance naturelle » de l’accent sur l’élément le plus ouvert (La Chaussée 1974 : 207, Fouché 1966-1973 : 266 sq.) : c’est déjà le cas pour les diphtongues fermantes ei, ae, eu, ai dans l’état initial, et les diphtongues ouvrantes ie, ue maintenant se conforment à cette règle. Les grammaires expliquent ensuite la conséquence de la bascule des diphtongues : la consonification de leur premier élément. Car ayant perdu sa protection accentuelle, ce premier élément se réduit à une consonne : ie, ue > je, we. Bourciez et Bourciez (1967 : § 46-H) entretiennent le scénario reçu de la « bascule des diphtongues », i.e. d’un état primitif où la première partie de la diphtongue était accentuée avant que l’accent se reporte sur la seconde, mais la causalité du changement accentuel qu’ils identifient est toutefois l’inverse Sur les aboutissements rr et r de tr/ dr 34 de ce que les autres grammaires proposent : la seconde partie devient tonique parce que la première se consonifie. De même, Rheinfelder (1976 : 64) mentionne l’étape íe (accent sur la première partie) mais la fait précéder d’un point d’interrogation, pour ne prendre ensuite d’engagement que sur l’étape suivante jé en disant que le corps de l’évolution est la consonification. En fait, rien, ni l’aboutissement lui-même ni les textes ni le comparatisme roman ne permettent de supposer que l’accent pour une diphtongue donnée tombait sur la première, plutôt que sur la seconde partie, et surtout qu’il ait existé une quelconque différenciation sur ce point entre les deux éléments de la diphtongue : la seule raison d’être de la doxa de la bascule de l’accent est visiblement de motiver cette consonification qui, elle, est réelle. Plus simplement, les diphtongues ie, ue cessent d’être diphtongues lorsque leur premier élément se consonifie et devient j/ w parce que ce premier élément est [+haut] et peut par définition aussi bien identifier une position V qu’une position C (voir Kaye et Lowenstamm 1984) : le même i est vocalique dans le fr. mod. [ ʒ ə li] je lie, mais consonantique dans [ ʒ ə lj ɛ ] je liais. L’évolution à laquelle nous avons affaire ici est la transformation d’une voyelle longue impliquant une succession de deux timbres différents en une consonne suivie d’une voyelle brève : ie > je et ue > we. Traduit en termes syllabiques, ie et ue occupaient, suite à l’allongement tonique puis la diphtongaison, deux noyaux (V 1 et V 2 en (9a)). Lorsque la première partie de la diphtongue est consonifiée, un seul noyau (V 2 en (9b)) demeure identifié : on a une voyelle brève. Tableau (9) Consonification de ie, ue (9a) pieðrə (< petra) (9b) pjeðrə > pjerrə C V 1 C V 2 C V C V > C V 1 C V 2 C V C V | | | | | | | | | | p i e ð <= r ə p i e ð r ə [i e] [j e] C’est l’apparition de cette voyelle brève qui explique la gémination du r suivant. Rappelons en effet que les voyelles longues ont besoin pour exister que leur second V soit licencié (voir les explications sous (8)), et que c’est la raison pour laquelle r ne peut géminer après voyelle longue (ce licenciement Tobias Scheer et Philippe Ségéral 35 serait impossible) 14 Les diphtongues fermantes, elles, n’évoluent pas vers une voyelle brève, leur premier élément ne pouvant pas devenir une consonne : seules les voyelles hautes peuvent se transformer en consonne (glide), et les diphtongues fermantes débutent par définition par une voyelle non-haute. . Or la voyelle sous (9b), brève après la consonification, n’est pas assujettie à cette restriction : elle peut demeurer non licenciée. Par conséquent, rien ne s’oppose à ce que l’allongement compensatoire de r advienne lorsque ð tombe : comme partout ailleurs, après voyelle brève, on a la gémination. 3.4 Doublons rr/ r après ie, ue Les formes en rr (petra > afr. pierre) résultent ainsi directement de la consonification de la partie haute des diphtongues ouvrantes ie et ue. Mais les versions avec r simple (petra > afr. piere), pas plus que les formes avec rr, ne sont des « flottements graphiques » : de quoi procèdent-elles ? On ne peut, dans leur cas, que supposer un maintien des diphtongues (longues) ie et ue. En d’autres termes, il faut penser que la consonification a été, pour un temps au moins, optionnelle. Les deux options sont représentées au Tableau (10). Tableau (10) Doublons créés par la consonification optionnelle de ie, ue (10a) ie : petra > piere (10b) je : petra > pjerre C V C V C V C V C V 2 C V 3 C V C V | | | | | | | | | | p i e ð r e p <= j e ð r e [i e] [j e] En soi, cette dualité n’a rien d’extraordinaire : en fr. mod., dans une configuration assez proche, on peut entendre pour il a tué aussi bien [ilat ɥ e] que [ilaty ɥ e] (cette dernière forme avec glide antihiatique). Et elle aurait pu passer inaperçue : seul le fait que la dégémination générale de rr n’intervient que postérieurement à la résolution des séquences ðr soit en [r] simple soit 14 Noter que la flèche <= sous (9a) matérialise la relation de solidarité entre les deux consonnes du groupe ðr (attaque branchante dans la terminologie générative classique) qui a été décrite sous (8) et commentée dans la note 13. Le noyau vide entre ð et r, étant circonscrit par cette relation de solidarité, ne fait pas obstacle au licenciement de e par le ə final. Pour plus de détail, voir Scheer (2004 : § 14). Sur les aboutissements rr et r de tr/ dr 36 en [rr] de façon distribuée, comme nous l’avons montré, a engendré la dualité graphique <r>/ <rr> qui permet de l’apercevoir. Dans l’exemple de fr. mod. ci-dessus, la réalisation de la séquence / ye/ en [ ɥ e] ou [y ɥ e] n’a aucun effet collatéral sur quoi que ce soit : si nous ne disposions que de la graphie, rien ne permettrait d’avérer cette dualité de réalisations. 3.5 Les groupes C+glide provenant de ie, ue > je, we sont tautosyllabiques Des deux évolutions en présence desquelles on se trouve, 1° la résolution distribuée en [rr]/ [r] des séquences intervocaliques ðr et 2° la glidification de l’élément haut des diphtongues ouvrantes, la première n’a que des conséquences de faible portée : l’opposition [rr]/ [r] se résoudra au profit de la simple, à terme. La seconde, au contraire, est un événement majeur qu’il convient, pour finir, de préciser. Le cas de °cathedra > afr. chaiere est ici, quoique unique à notre connaissance, significatif. Afr. chaiere est particulier en ceci, comme nous l’avons dit en § 2.3, qu’il ne semble pas exister pour ce mot de doublon avec rr. Or l’absence de formes avec géminée éclaire le fonctionnement de la consonification d’afr. ie, ue, et nous indique ainsi en quoi consiste la « bascule » des diphtongues. La Chaussée (1974 : 33, 96, 203) à propos du devenir du produit de cette consonification écrit : « Le premier [élément de la diphtongue] passe à la spirante correspondante, mais explosive, ce qui assure sa survivance » (p. 203, italiques de l’auteur, noter que « spirante » ici veut dire semi-voyelle). Son raisonnement est ainsi le suivant : les diphtongues ie, ue sont comme les autres diphtongues promises à terme à la monophtongaison, et si les deux éléments demeurent distincts, c’est qu’il ne s’agit plus d’une diphtongue, la première partie étant devenue consonne. Mais, dit La Chaussée, s’émanciper de la diphtongue en devenant consonne est une condition nécessaire mais non suffisante pour survivre : encore faut-il pouvoir s’accrocher à un hôte et former avec lui un groupe solidaire. Nous adhérons à cette vision : c’est seulement cette constitution d’un groupe solidaire, c’est-à-dire d’une attaque branchante, qui garantit les semi-voyelles contre l’élimination. Il est utile ici de faire la comparaison avec la première consonification qu’a connue la langue. On a en effet assisté très tôt (avant le 1 er siècle selon La Chaussée 1974 : 174), on le sait, à une semblable consonification des voyelles brèves hautes et moyennes i/ e et u/ o en j et w respectivement lorsqu’elles étaient en hiatus avec une voyelle subséquente : rabia > °rabja > rage, vīnea > °vinja > vigne, vidua > °wedwa > veuve, coagulāre > °kwagulare > cailler (Grandgent 1934 : § 136 sq, Väänänen 1981 : §§ 77-78). Mais il y a une différence cruciale entre cette première consonification et la seconde, celle qui concerne afr. ie, ue : si le processus qui transforme la voyelle en consonne est identique, le résultat de la première consonification est un groupe Tobias Scheer et Philippe Ségéral 37 hétérosyllabique (VC.j/ wV) et non pas, comme pour la seconde, un groupe tautosyllabique (V.Cj/ wV). Le caractère hétérosyllabique de C.j/ w issu de la première consonification se manifeste par le fait que j/ w se renforcent, ce qui suppose que le glide est en position forte, c’est-à-dire appuyée en attaque après C en coda (Ségéral et Scheer 2001). On a ainsi les évolutions j > ʤ� (ou ʧ� en fonction du voisement de la consonne précédente) et w > v. La consonne en coda, d dans wid.wa > veuve, b dans rab.ja > rage chute ensuite selon la règle. Dans la seconde consonification, le caractère tautosyllabique du groupe C+glide apparaît clairement dans le cas du groupe initial : #pj dans [pj]erre (10b), et plus généralement tout groupe initial #C+glide, est nécessairement un groupe solidaire. S’il était disjoint, en effet, on aurait à l’initiale de mot une séquence hétérosyllabique coda-attaque. Or ces groupes sont proscrits dans tous les stades évolutifs de la langue, latin classique, vulgaire, proto-français, ancien français, français moderne (et de même dans beaucoup d’autres langues) : il n’y a pas de #r.t, #l.p etc. à l’initiale, et donc #p.j ne saurait exister. Dans le cas de la première consonification, cette même interdiction aboutit à la perte d’un des deux éléments de la séquence hétérosyllabique proscrite : dans k.waglare > cailler le k se maintient mais le glide chute, dans d.jurnu > jour, le j se renforce en ʤ� et c’est la consonne (d) qui est perdue 15 Et dans l’exemple de °cathedra > afr. chaiere, on comprend pourquoi la consonification n’a pu avoir lieu : le t précédant la diphtongue tombe de bonne heure et ne peut servir d’hôte au yod produit par une consonification hypothétique. La raison pour laquelle °cathedra ne produit pas de formes en rr en afr. est ainsi que la consonification, qui seule aurait pu transformer la diphtongue ie en yod + voyelle brève (je) — ce qui aurait permis au r suivant de géminer, n’a pas pu avoir lieu. . Cette apparition, tardive, dans la langue, de la possibilité des attaques branchantes C+glide est un événement considérable : en latin comme en proto-français, les sonantes r et l peuvent seules constituer des seconds éléments d’attaques branchantes (Niedermann 1985 : §§ 109-110). Cette possibilité pour les glides, réapparue en ancien français, perdure dans le français moderne. 16 15 Afr. coallier, où le w n’est ni perdu ni ne se renforce, suppose un groupe solidaire comme lors de la seconde consonification. De telles formes semblent indiquer que la première consonification a connu quelque variation produisant généralement des glides hétérosyllabiques, qui donc chutent (afr. cailler), mais aussi parfois, déjà, homosyllabiques et pour cette raison maintenus (afr. coailler). Les apparentes anomalies dans la distribution — par ailleurs 16 Ajoutons que cette nouvelle position possible pour les glides, caractéristique du français jusqu’à nos jours, est aussi la raison pour laquelle on ne constate pas de processus de palatalisation de leur fait : les palatalisations par yod sont des processus intervenant seulement lorsque yod est en position d’attaque après consonne, c’est-à-dire en position forte, dans un groupe hétérosyllabique (Ségéral et Scheer 2001). Sur les aboutissements rr et r de tr/ dr 38 régulière — des aboutissements r/ rr < ðr, que l’on constate à droite des diphtongues ouvrantes, est ainsi l’occasion privilégiée d’apercevoir l’émergence de cette possibilité. 4 Conclusion Nous avons montré que l’interprétation que Pierre Fouché donne de l’évolution lat. tr, dr intervocaliques > afr. r ou afr. rr (variation qui traduit une réalité phonétique et non pas seulement graphique) est fondamentalement correcte : on trouve r simple après voyelle longue, rr géminé après voyelle brève. L’événement crucial pour le devenir de la langue a été l’allongement tonique qui s’est produit dans la période proto-française après la ruine de la longueur latine. Cet allongement sous l’accent n’a lieu toutefois qu’en position libre : il est inhibé en position entravée. Les longues sont ainsi seulement les toniques en syllabe ouverte. Toutes les autres voyelles, toniques en syllabe fermée ou atones en syllabe ouverte ou fermée, sont brèves. C’est cette longueur proto-française issue de l’accent tonique qui conditionne l’aboutissement en r ou rr. Tout d’abord, tr et dr se confondent en ðr, puis le ð tombe et cette chute déclenche un allongement compensatoire du r sur sa position, vacante. Cet allongement crée une géminée rr qui entrave la voyelle précédente, libre avant cela. Les voyelles longues entravées étant proscrites, la gémination compensatoire de r < ðr est donc inhibée après voyelle longue (= tonique). La gémination ne s’observe que si la voyelle à gauche de ðr est brève, c’est-àdire atone. Fondamentalement, on a lātro > lere avec r simple, mais latrōne > larron avec r géminé. Mais, contrairement aux autres voyelles où la distribution de r/ rr est complémentaire, on relève pour les deux diphtongues ouvrantes afr. ie, ue des formes concurrentes tantôt avec r simple, tantôt avec la géminée rr (petra > afr. piere/ pierre). Les formes avec géminée n’admettent qu’une seule conclusion étant donné la situation générale : la diphtongue précédente avait valeur d’une voyelle brève au moment de la gémination compensatoire de r. Or le processus qui transforme effectivement ie, ue en voyelles brèves est bien connu dans la littérature : il s’agit de la bascule des diphtongues, qui est en réalité une consonification de leur premier élément ie, ue > je, we. Seules ces diphtongues ouvrantes sont concernées puisqu’elles seules possèdent en premier élément une voyelle haute apte à se consonifier. C’est l’apparition, suite à ce processus de consonification du premier élément de la diphtongue, d’une voyelle brève qui explique la présence de géminées rr < tr/ dr à droite de ces voyelles. L’existence de doublons du type afr. piere/ pierre montre toutefois que la consonification a été durant une période dont il est difficile de préciser la Tobias Scheer et Philippe Ségéral 39 durée, optionnelle : afr. piere est la forme attendue après voyelle longue, donc avec ie non consonifié. Nous cessons l’enquête ici faute de place, mais ce locus de variation en appelle un autre qui sera traité ailleurs : on relève en afr. des formes en apparence non diphtonguées qui répondent à lat. ĕ, ŏ toniques par afr. e, o. Ainsi lat. mel > afr. miel/ mel, cor > cuer/ cor. Si le statut du type afr. mel, cor demande à être examiné notamment quant à sa provenance géographique (i.e. dialectale), il est possible que ces formes s’expliquent par la même consonification de ie, ue (< uo) dont le produit, le glide j/ w, s’est ou non constitué avec la consonne précédente en groupe solidaire (attaque branchante). Comme indiqué en § 3.5, si un tel groupe tautosyllabique a été créé, le résultat est la conservation de j/ w (miel) ; si le produit de la consonification est disjoint, le j/ w est perdu puisque des groupes hétérosyllabiques ne sont pas admis en début de mot. Bibliographie 17 B OURCIEZ , Edouard et B OU RCIEZ , J ean (1967) Phonétique fran çais e, 9 e éd., Paris, Klinc ksiec k. B UCCI , Jonatha n (2013) « Voyelles lo ngues virtuelles et réductio n vocalique en coratin », Canadian Journal of Linguisti cs, 58, p. 397-414. C ARTON , Ferna nd (1974) Introduction à la phonétique du français, Paris, Bordas. C HIER CHI A , Gennaro (1986) « Length, syllabif ication and the pho nological cycle in Italian », Journal of Italian Linguisti cs, 8, p. 5-34. F AR NETANI , Edda et K ORI , Shiro (1986) « Effects of syllable and word structure on segmental durations in spoken Italian », Spee ch Communi cation, 5, p. 17-34. F OU CHÉ , Pierre (1966-1973) Phonétique historiq ue du fra nçai s, 3 vols, Paris, Klincksieck. G ESS , Randall (1998a) « Compensatory lengthening and structure pres ervation revisited », Phonology, 15, p. 353-366. ― (1998b) « Old French NoCoda effects from constraint interaction », Probu s, 10, p. 207-218. GGHF : M AR CHELLO -N IZIA , Christiane, C OMBETTES , Bernard, P RÉVOST , Sophie et S CHEER , Tobias (dir.) Grande grammaire historiq ue du fran çai s, Berlin, Mouton de Gruyter (à paraître). G RA NDGE NT , Charles H. (1934) An Introduction to Vulgar Latin, New York, Hafner. K AYE , Jonathan et L OWENSTAMM , Jean (1984) « De la syllabicité », in F. Dell, D. Hirst et J.-R. Vergnaud, (éds), Forme sono re du Langage, Paris, Hermann, p. 123-159. K ENSTOWI CZ , Mic hael (1994) Phonology in Generativ e Grammar, Oxford, Blackwell. 17 Les références suivies de « WEB » sont disponibles à l’adresse : <http: / / www.unice.fr/ scheer>. Sur les aboutissements rr et r de tr/ dr 40 L A C HAUSSÉE , François d e (1974) Initiation à la phonétiqu e histo riqu e de l’an cien fran çais, Paris, Klinc ksieck. L OWENSTAMM , Jean (1996) « CV as the only syllable typ e », in J. Durand et B. Laks, (éds), Current Trends in Phonology. Models and Methods, vol. 2, Salford, Manchester, ESRI, p. 419-441. M ERK , Georg es (1983) « Pourquoi u n seul r dans père, m ère et frère ? », Revu e de Linguistiq ue Romane, 47, p. 335-351. N IEDERMANN , Max (1985) Précis de phonétiq ue histori que du latin, Paris, Klinc ksiec k. N YRO P , Kristoffer (1914) Grammaire Historiqu e de la Langue Fra nçai se. Tome 1: Histoire général e de la langue fran çai se, Phonétiq ue, 3 e éd., Copenhagu e, Gyldendalske Boghand el No rdisk F orlag. P OPE , Mildred (1952) From Latin to Modern French with espe cial Consideration of Anglo- Norman, Manc hester, Manc hester University Press. R HEI NFELDER , Ha ns (1976) Altfranzösische G rammatik. Erster Teil. Lautlehre, 5. Auflage Münc hen, Hueb er. S CHEER , Tobias (2004) A Lateral Theory of Phono logy, vol. 1 : What is CV CV, a nd why should it be? , Berlin, Mouto n de Gruyter. ― (2014) « Muta cum Liquida in the Light of T ertenia Sardinian Metathesis and Compensatory L engt hening Lat. tr > Old Frenc h rr », in M.-H. Côté et E. Mathieu, (éds), Variation within and across Roman ce La nguages. Sele cted papers from the 41st Linguisti c Symposium on Romance Languag es, Ottawa, Amsterdam, Benjamins, p. 77- 99. ― (2015) Précis de st ru cture syllabiq ue. A ccompagné d’un apparat criti que, Lyo n, ENS Editions. S ÉGÉRAL , Philippe et S CHEER , Tobias (2001) « Les séquences co nsonne + yod en galloroman », Re cherches Linguisti que s de Vin cenne s, 30, p. 87-120. ― (2008) « The Coda Mirro r, stress and positio nal parameters», in J. Brand-o de Carvalho, T. Sc heer et P. Ség éral, (éds), Lenition a nd Fortition, B erlin, Mouto n de Gruyter, p. 483-518. S TRAKA , Georges (1979) Les Son s et l es mots. Choix d’études de phonétiqu e et de linguistiq ue, Paris, Klincksieck. T OBLER , Adolf et L OMMATZSCH , Erhard (1925-95) Altfranzösisches Wö rterbu ch, Stuttgart, Franz Steiner V erlag. V ÄÄNÄNE N , V eiko (1981) Introduction au latin vulgaire, Paris, Klincksiec k. W ETZELS , Leo et S EZER , Engin (éds), (1986) Studies in Compensatory Lengthening, Dordrec ht, Foris. Tobias Scheer et Philippe Ségéral Elena Llamas-Pombo Graphie et ponctuation du français médiéval. Système et variation 1 Préliminaires sur le statut linguistique de la graphie et de la ponctuation 1 Appliquée à l’ancien et au moyen français, notre théorie graphématique a pour finalité de rendre explicite en termes linguistiques la compétence scripturaire des usagers de la langue médiévale. Mais cette théorie doit incorporer nécessairement une théorisation de la variance, étant donné que celle-ci est intrinsèque aux pratiques médiévales de la langue écrite. Nous nous proposons d’y contribuer à travers l’identification des paramètres de la variation graphique, tout en considérant les différents rapports que l’écriture maintient avec l’oralité, ainsi que les trois plans de signes graphiques : a) la graphie du mot, constituée par les graphèmes et par les signes graphiques non alphabétiques du mot ; b) la ponctuation de l’énoncé, constituée par les signes de séquence et les signes d’énonciation ; c) la segmentation ou ponctuation au niveau du texte 2 Cependant, un tel examen requiert un questionnement préliminaire d’ordre épistémologique : quel est le statut du code graphique en tant que composant de la grammaire ? . 1 Ce travail a été réalisé dans le cadre du Projet de recherche FFI2013-41355-P (Ministerio de Economía y Competitividad, Espagne, Plan Estatal I+D+i 2013-16), intitulé Marqueurs pragmatiques et oralité en linguistique historique du français. Nous tenons à remercier les membres du Comité de lecture de ce livre, ainsi que notre collègue Susan Baddeley, pour leur lecture critique de cette contribution, dont nous assumons l’entière responsabilité. 2 Nous retenons ici la terminologie de plusieurs théoriciens de la ponctuation, dans la mesure où elle est utile à la description de l’écrit médiéval. Au deuxième niveau, nous préférons ponctuation de l’énoncé à ponctuation de la phrase, parce que ce dernier terme, présent dans les classements de Catach (1980 : 18) et de Tournier (1980 : 37-38) relève plutôt de la syntaxe du français moderne. Au niveau de l’énoncé, Anis (1988) dégage deux classes de signes, syntagmatiques et polyphoniques, que Dahlet (2003) nomme signes de séquence et signes d’énonciation. Au troisième niveau, Catach (ibid.) classe dans la ponctuation au niveau du texte les signes que Tournier (ibid.) désigne par le terme de ponctuation métaphrastique (« ponctuation au niveau au-dessus de la phrase »). 42 1.1 La graphie au sein de la grammaire Dans la perspective de la linguistique moderne de tradition phonocentriste, le code écrit ne fait pas partie de la grammaire d’une langue. Par exemple, la Grammaire nouvelle de l’ancien français de Claude Buridant (2000) répond à ce concept restreint de « grammaire » qui embrasse phonologie, morphophonologie, syntaxe et théorie du discours, tout en écartant l’histoire graphique. Nombreuses grammaires normatives et descriptives des langues romanes actuelles sont conçues d’après ce même cadre disciplinaire 3 À l’opposé, la grammaire historique des langues romanes, en incorporant la scriptologie . 4 ou science des langues écrites médiévales, a maintenu le plan graphique au sein de la description grammaticale ; certains auteurs du Lexicon der Romanistischen Linguistik ( LRL 1995), par exemple, incluent une discipline nommée indistinctement graphématique ou orthographe dans la description grammaticale de plusieurs scriptae médiévales 5 3 Par exemple, les plus récents traités descriptifs émanant de la Real Academia Española matérialisent le caractère externe de l’orthographe par rapport à la grammaire de l’espagnol : la Nueva gramática de la lengua española (2009-2010) est une œuvre descriptive qui comporte trois parties, consacrées à Phonétique et Phonologie, Morphologie et Syntaxe. La Ortografía de la lengua española (2010) fait l’objet d’un ouvrage normatif à part, qui analyse et prescrit la norme graphique. Dans la description diachronique de l’espagnol, la graphie n’a toutefois jamais abandonné le noyau de la grammaire, conformément à l’étymologie de cette discipline (gramma, « lettre » en grec). Menéndez Pidal (1950), par exemple, commence sa Gramática sur les origines de la langue espagnole par la description de la graphie. Enfin, la graphématique diachronique est une discipline linguistique de plein droit pour des linguistes comme Alarcos (1965) ou Contreras (1994), qui ont proposé un concept élargi d’ortografía, comprise, au-delà de son cadre normatif, comme « pont entre deux systèmes linguistiques, le phonique et le graphique ». . La même inclusion se retrouvera dans la Grande grammaire historique du français, en cours de préparation : Christiane Marchello-Nizia (2012b) a insisté sur l’importance d’intégrer à la théorisation de la linguistique diachronique les acquis des dernières décennies sur la spécificité du médium écrit par rapport à l’oral ; l’une des dix parties de la GGHF sera ainsi consacrée aux Codes d’écriture : graphies et ponctuation. 4 La scriptologie est une discipline qui décrit la phonétique et la graphie des variétés diatopiques de la langue médiévale : le néologisme scripta, utilisé pour la première fois par Louis Remacle en 1948, désigne une « langue régionale médiévale écrite comme variante de langue différente du dialecte oral », « un patois normalisé ». 5 Par exemple, Marie-Guy Boutier ( LRL , II, 2 : 290-300) décrit la grammaire de la scripta wallonne à travers les plans suivants : (1) Phonétique, étudié en corrélation avec la graphie, et (2) Morphologie, avec la prise en compte du lexique en dehors de la grammaire. Pour la scripta picarde, Jakob Wüest traite de : (1) Phonologie et graphématique, et (2) Morphologie et morphosyntaxe (ibid. : 300-314). Pour la scripta d’Angleterre, Glyn S. Burgess (ibid. : 337-346) articule trois plans : (1) Orthographe et Phonologie, (2) Morphologie, (3) Syntaxe. Elena Llamas-Pombo Graphie et ponctuation du français médiéval. Système et variation 43 Une telle intégration de la graphématique au sein de la linguistique diachronique converge — toutes différences considérées — avec la tradition antique et médiévale où une « orthographe » comprenant toujours la ponctuation précédait toute pensée grammaticale. Dès le Grec Denys le Thrace (2 e s. av. J.-C.) ou dès l’ars grammatica latine de Donat (4 e s.), la « grammaire » portait essentiellement sur l’écrit. Celle de Donat, dont le schéma a été considéré comme canonique et a remporté un grand succès dès l’Antiquité, contient une première partie qui porte plutôt sur la lecture des éléments de l’écriture que sur la phonétique 6 . Suivant cette même tradition, le premier des vingt livres consacrés au 7 e siècle par Isidore de Séville aux Étymologies est celui de la Grammatica, qui s’ouvre sur la théorie des accents graphiques, des signes de ponctuation syntaxique et des signes de critique textuelle des livres 7 . Cette « théorie grammaticale » d’Isidore ne concerne pas non plus les règles de prononciation du latin, car il s’agit d’une « grammaire à orientation complètement textuelle » (Irvine 1994 : 224) 8 . La première grammaire moderne d’une langue romane, la Grammatica de la lengua castellana (1492) de Antonio de Nebrija commence également par une Orthographia. Si ce grammairien n’a pas traité de la ponctuation dans cette grammaire du castillan, mais seulement dans sa grammaire latine de 1502, c’est parce que, comme bien d’autres auteurs aux 15 e et 16 e siècles, il considérait que le système hispanique des signes était une adaptation de la ponctuation latine (Santiago 1996 : 273). Seule cette origine classique commune peut ainsi expliquer l’affirmation de Dolet sur l’existence d’un seul et même système de ponctuation en français, italien et espagnol 9 1.2 Graphie et ponctuation au sein de l’orthographe . La « grammaire » médiévale, comme réflexion sur le latin écrit, a ainsi toujours inclus une théorie de la ponctuation, qui sera prolongée par la pensée 6 Baratin (1989 : 217) ; Catach (2001 : 84-85) ; Hubert (1970 : 12-13 et 29-31). 7 Le Liber I, De grammatica, porte sur les éléments graphiques suivants : De accentibus, De figuris accentuum, De posituris, De notis sententiarum, ainsi que sur d’autres aspects de la langue écrite : De notis uulgaribus. De notis iuridicis. De notis militaribus. De notis litterarum. De notis sententiarum digitorum et De orthographia (Etymologiae, W. M. Lindsay, éd., 1990 [1911]). 8 En effet, le mot grammaire conservait au Moyen son sens étymologique (de gramma, « lettre ») et signifiait « écriture », « écrit », « langue d’emblée pensée dans une grammaire » (Lusignan 1986 : 163), d’où, par glissement sémantique, « langue latine ». 9 « Si toutes langues generalement ont leurs differences en parler, & escripture, toutesfoys nonobstant cela elles n’ont qu’une punctuation seulement : & ne trouueras, qu’en ycelle les Grecs, Latins, Fr-coys, Italiens, ou Hespaignolz soient differents » (Dolet 1540 : 17). Une idée qui reste encore à démontrer à travers une étude comparative empirique sur les usages de la ponctuation à la Renaissance dans les trois langues romanes citées par Dolet. 44 linguistique de la Renaissance. Les premières grammaires du français ne manqueront pas non plus d’intégrer la ponctuation : elle est traitée par Palsgrave en 1530, par Meigret en 1550, et par Meurier en 1557 (cf. Baddeley 2011 : 206-209). Malgré cette longue tradition, plusieurs dictionnaires définissent encore de nos jours de façon restrictive les termes graphie et orthographe, comme « (mode de) représentation du phonème dans le code graphique », « façon d’écrire un mot » ( TLFI , s.v. graphie), « manière, considérée comme correcte, d’écrire un mot », « système de représentation des sons par des graphies » ( TLFI , s.v. orthographe). Ces définitions ne considèrent que les graphèmes segmentaux ou unités alphabétiques dans leur rôle de notation des sons au niveau du mot, tout en négligeant les graphèmes suprasegmentaux (dans la terminologie d’Anis, 1993), ainsi que le statut pleinement orthographique de la ponctuation, statut que l’usage courant ne cesse d’attester : on parle, par exemple, de « graphies du guillemet ». Si la grammaire médiévale possédait une orientation textuelle et qu’elle théorisait la ponctuation, nous avons intérêt à accorder à la ponctuation son statut pleinement orthographique au sein d’une théorie graphématique. Il convient également de concilier les classements médiévaux des signes et les théories contemporaines de la ponctuation, car les uns peuvent éclairer la portée des autres. 1.3 Graphie, orthographe et variation graphique Dans les définitions lexicographiques contemporaines, le terme orthographe possède deux acceptions principales : au sens restreint (A dans le TLFI ), il renvoie à une idée normative de « correction », de « sélection parmi des variantes en concurrence » ; au sens large (B dans le TLFI ), il fait référence au « système graphique » en général 10 Orthographe ( TLFI , s.v.) : . A.1. manière, considérée comme correcte, d’écrire un mot ; A.2. ensemble des règles fixées par l’usage, la tradition, qui régissent l’organisation des graphèmes, la manière d’écrire les mots d’une langue ; connaissance et application de ces règles ; B. système de représentation des sons par des graphies, qui est propre à une époque, à un pays, à un auteur, etc. 10 D’après Selosse (2009 : 211), si l’idée de « correction » est présente dès les définitions médiévales de l’orthographie des langues classiques, le concept de « système » est introduit dans la définition de l’orthographe au 17 e siècle. Pour une histoire du couple de termes concurrents orthographie-orthographe, cf. Selosse, ibid. et Cazal et Parussa (2015 : 15-17). Elena Llamas-Pombo Graphie et ponctuation du français médiéval. Système et variation 45 Les historiens de la langue ont appliqué indistinctement au français médiéval les termes de graphie et d’orthographe, tout en employant ce dernier en son sens large. Brunot (1906 : 145, 500) fait référence à la « graphie qui s’essaye » ou à « l’orthographe des Serments de Strasbourg » ; Catach (2001 : 48) à la « limpidité de la graphie du Moyen Âge », comme à « l’orthographe du moyen français » (ibid. : 87). Beaulieux (1927 : 44) a parlé de « l’harmonie entre langue, écriture et orthographe » à la fin du 12 e siècle, évoquée en écho par Cerquiglini (1996 : 10), qui utilise alternativement ces deux mêmes termes : « graphie du 12 e siècle [...], coup d’essai magistral d’une orthographe simple et transparente ». Cazal, Parussa et al. (2003 : 3) — tout comme les philologues dès le 19 e siècle — désignent également par le terme d’usages orthographiques les indices d’identification de copistes médiévaux. Certains linguistes gardent néanmoins le terme graphie pour l’écriture manuscrite pré-standardisée, tout en réservant le concept restreint d’« orthographe » pour l’écriture normalisée surgie au temps fort de la grammatisation du français favorisée par le développement de l’édition imprimée. Si, appliquée à la γραφή (graph ế , « écriture »), la racine grecque ὀ ρθός (orthós) signifie « droit », « correct », la langue médiévale n’aurait pas encore eu d’« orthographe » au sens strict, étant donné l’absence de norme explicite et de sélection d’une seule forme parmi des variantes concurrentes. L’intérêt d’un tel choix conceptuel réside dans sa focalisation sur la « tolérance» normative d’une ample marge de variation au sein du système graphique médiéval, « liberté » qui est étrangère à la ferme codification homographique du français moderne. 1.4 Variation graphique et linguistique variationnelle Souvent considérée d’emblée comme un obstacle pour l’œil du lecteur moderne, l’hétérographie médiévale nécessite une description dans le cadre formel de la linguistique variationnelle. Étant donné la polysémie du terme variation dans la linguistique contemporaine (comme le souligne, par exemple, Gadet, 1997 : 5), nous proposerons tout d’abord une définition de ce terme, appliqué au domaine graphématique. La variation graphique est l’alternance de graphèmes (segmentaux ou suprasegmentaux, c’est-à-dire, signes alphabétiques ou signes de ponctuation 11 11 Suivant la terminologie de Jacques Anis (1983 : 33), si le graphème est « l’unité minimale de la forme graphique de l’expression », l’on en distingue deux types : a) les graphèmes segmentaux (ou alphabétiques), qui constituent les unités distinctives qui composent les mots ; b) les graphèmes suprasegmentaux (ou signes de ponctuation, dans la terminologie traditionnelle), qui sont les unités démarcatives et discursives qui organisent les énoncés. ) ou de la forme des graphèmes, dans deux ou plus de deux occurrences d’un même mot graphique ou d’une même structure syntagmatique, 46 avec ou sans implications dans les dimensions diachronique, diatopique, diastratique ou diaphasique de la langue. La graphématique peut partager un espace d’intersection avec la linguistique variationnelle dans la mesure où celle-ci cherche à analyser la variation dans la parole, à travers la description des régularités caractéristiques des différentes normes diasystématiques et par la systématisation des différentes catégories variationnelles : sociale, dialectale, pragmatique, etc. (Völker 2005, 2009). Le plan graphique de la langue ne concerne certes pas l’impact des catégories sociale, dialectale ou pragmatique sur la structure interne du langage ; mais les quatre catégories de données extralinguistiques (diachronique, diatopique, diastratique et diaphasique), ainsi que l’axe diamésique qui concerne les rapports oral-écrit, constituent des catégories pertinentes pour l’analyse de la compétence scripturaire des locuteurs de la langue médiévale. Le concept coserien de diasystème (Coseriu 1966 : 199) et la perspective variationnelle qui s’en dégage se trouvent à la base de la grammaire actuelle de l’ancien français ; concrètement, la Grammaire nouvelle de l’ancien français a été conçue par Claude Buridant (1996 : 89-90 ; 2000 : 23-40 ) comme un diasystème soumis à des paramètres de variance de type diachronique, diatopique et diastratique. Le paramètre diachronique tient compte du « théâtre de transformations touchant les systèmes linguistiques fondamentaux » (1996 : 90) ; le paramètre diatopique relève de la dialectalité profonde de l’ancien français et de sa diversité régionale ; le diastratique embrasse la hiérarchie et les notions de prestige, de précellence ou de pureté qui s’affirment entre les variétés régionales 12 Ces trois domaines variationnels, ainsi que le paramètre coserien de la diaphasie, peuvent également structurer la typologie de la variation au niveau graphique : . a) La variation diachronique détermine la tension entre la normativité scripturaire ou force d’inertie des formes traditionnelles et l’innovation graphique, entre « graphies conservatrices et graphies novatrices en concurrence : formes et éléments de systèmes en concurrence » (Buridant 1996 : 90, 111). Exemples : les différentes graphies d’un même mot peuvent refléter l’évolution de la prononciation, comme dans la suite francois, françois, français ; mais elles peuvent aussi comporter une différence purement graphique, comme dans l’alternance <ph>/ <ff>/ <f> sur le mot agrapher (1549), agraffer (1694), agrafer (1762 ; DHOF 1995). Le diasystème de l’ancien français 12 Le modèle diasystématique reste actuellement en vigueur dans l’histoire de la langue française, notamment dans les études sur le changement linguistique de Lene Schøsler. Sur l’importance de ce modèle et sur la fiabilité des sources écrites pour l’histoire de la langue parlée, cf. Schøsler (2011) et Lindschouw et Schøsler (2016). Elena Llamas-Pombo Graphie et ponctuation du français médiéval. Système et variation 47 peut ainsi présenter en synchronie des variantes diachroniques telles que faire/ fere : le digraphe <ai>, répondant à l’état de langue du 12 e siècle, est parfois réduit à <e> au 13 e s. (Buridant 2000 : 38). La variation diachronique a été pratiquée sous forme d’actualisation des graphies par les copistes médiévaux ; une actualisation que l’on applique par ailleurs encore habituellement dans les éditions actuelles des auteurs des 17 e , 18 e ou 19 e siècles, orthographiées d’après la norme contemporaine. Une conscience de cette réactualisation est attestée bien avant les études de la linguistique diachronique : S’il y eut un bon livre composé par nos ancestres, lors qu’il fut question de le transcrire, les copistes les copioient non selon la naïfve langue de l’Autheur, ains selon la leur. Je vous le representeray par exemple : entre les meilleurs livres de nos devanciers, je fais estat principalment du Roman de la Roze. Prenez en une douzaine escrits à la main, vous y trouverez autant de diversités de vieux mots, come ils sont puisez de diverses fontaines. J’adjousteray que comme nostre langue prenoit divers plis, aussi chacun copiant changeoit l’ancien langage à celuy de son temps (Étienne Pasquier, Les Recherches de la France, 1560-1600, éd. M.-M. Fragonard, F. Roudaut et al., Paris, Champion, 1996, vol. III, p. 1516, cité par Cerquiglini 2007 : 10). b) La variation diatopique est consubstantielle à l’ancien français, étant donné sa grande dialectalité. Ce « polycentrisme » de la norme du français se trouve à la base des scriptae médiévales. Exemple : l’alternance de graphies d’un même mot du type brace/ brache (traitement picard), mace/ mache (traitement picard), à l’intérieur d’un même manuscrit, relève de la variation diatopique (Balon 2011 : 11). c) La variation diastratique peut également concerner la face graphique de la langue, lorsque, explicitement ou implicitement, certaines formes adoptent une position de précellence ou de prestige sur d’autres formes graphiques, entre les couches socioculturelles de la communauté linguistique 13 d) Enfin, le paramètre stylistique de la variation diaphasique est crucial dans les écritures du Moyen Âge. Claude Buridant (1996 : 96-101 ; 2000 : 31- . 13 Bien entendu, les concepts de diastratie et diaphasie ne s’excluent point l’un l’autre : ils représentent des paramètres abstraits que l’on ne peut pas délimiter dans certaines pratiques. Un même élément linguistique peut représenter une valeur sociale et une valeur stylistique (variation diastratico-diaphasique), ou bien une valeur stylistique préalable qui adopte une marque diastratique, comme, par exemple, celle des terminologies professionnelles ou des lexiques de spécialité qui adoptent la marque sociale de leurs groupes respectifs (Casas et Escoriza 2009 : 161). De la même manière, les concepts de diachronie et diaphasie ne s’opposent pas non plus ; certaines variantes renferment des styles différenciés au sens de la diachronie. Par exemple, certains Italiens font la distinction entre sentire et udire, tandis que d’autres emploient exclusivement sentire, considérant une telle distinction comme étant « vieillie » (Coseriu 1966 : 194) : il s’agit d’une différence de style basée sur une variation diachronique. 48 35) a incorporé à la grammaire diasystématique de l’ancien français écrit, comme l’un de ses composants essentiels, l’esthétique de la variation, fondamentale dans ce qu’il nomme métaphoriquement l’« architectonique mentale » de l’homme médiéval. Afin de décrire la portée de ce type de variation sur le plan purement graphique, nous nous sommes proposé de détecter les contextes où les scripteurs médiévaux ont appliqué un principe de variation diaphasique non explicable en termes de simple alternance arbitraire ou négligente de graphèmes. Notre hypothèse de travail sur la nature de l’hétérographie manuscrite est que la variation graphique à proximité peut répondre à une volonté de style, analysable dans le cadre de la rhétorique ; la variatio étant une subdivision de la repetitio, dont la fonction est d’éviter la lassitude. L’une des techniques majeures de la figure de répétition — comme le rappelle Buridant (1996 : 101) — a été l’itération lexicale, principe qui consiste à eamdem rem dicere sed conmutare, « répéter la même chose en variant ». Ce principe, auquel Quintilien accordait le pouvoir de plaire, est encore de règle de nos jours dans la prose française : on y interdit de répéter à plusieurs reprises un même mot, que nous sommes contraints de remplacer par des synonymes. Dans une rhétorique propre au signifiant écrit, la graphie médiévale aurait permis un principe d’écriture analogue à notre impératif de variation, basé sur l’alternance de graphèmes ou de signes de ponctuation à proximité 14 e) Le paramètre diamésique, qui oppose en une dichotomie stricte code phonique à code graphique, en tant que substances de la parole, concerne pleinement l’analyse graphématique, soit pour l’établissement des correspondances entre les deux codes, soit, au contraire, pour la définition de l’autonomie fonctionnelle du code graphique par rapport au code phonique. . La linguistique contemporaine (Söll 1974, Koch et Oesterreicher 2001) a établi une différence essentielle entre l’aspect médial qui oppose phonie et graphie et l’aspect conceptionnel des productions langagières, qui oppose en un continuum oral et écrit, oralité et scripturalité. Afin d’éviter la confusion entre ces deux paramètres, Koch et Oesterreicher (2001) ont établi un modèle qui oppose l’immédiat à la distance, comme formes communicatives qui peuvent 14 La philologie hispanique n’a pas manqué de détecter le principe de variatio graphique dans l’espagnol médiéval, ni de nous mettre en garde contre le préjugé téléologique de projeter l’idéal normatif moderne d’homogénéité graphique sur l’hétérogénéité et la variabilité intrinsèques aux écritures médiévales. Cf. Pascual (1996-1997) et, spécialement, Sánchez Prieto, à qui nous empruntons le terme de variation graphique à proximité (1998 : 79 ; 2006 : 232-233 ; 2012 : 32). Les subtiles valeurs de la variatio graphique comme ressource stylistique de l’espagnol médiéval ont été dévoilées avec beaucoup de pertinence par Morreale (1978) et Torrens Álvarez (2007). Notre hypothèse (développée dans Llamas-Pombo 2007a, 2009, 2011, 2016a, 2016b) est également redevable aux travaux d’Anja Voeste (2007), germaniste qui a étudié en profondeur la variation graphique en tant que principe esthétique dans la langue allemande du 16 e siècle. Elena Llamas-Pombo Graphie et ponctuation du français médiéval. Système et variation 49 se réaliser aussi bien dans le médium vocal que dans le médium écrit. Leur opposition serait, pour certains linguistes 15 Ainsi, de la même façon que la dichotomie proximité/ distance rejoint en intersection les variables diaphasiques, nous considérons également que le paramètre diamésique ne peut pas être rangé dans une suite de même statut à côté des quatre dimensions diachronique, diatopique, diastratique et diaphasique de la langue. Ces quatre dimensions peuvent être explorées à leur tour soit dans le support phonique, soit dans le support graphique, d’après une sixième dichotomie variationnelle oralité/ scripturalité. , simplement de l’ordre du diaphasique : une opposition entre styles de langue ou registres de langue. En outre, les termes oral et oralité restent trop polysémiques dans la linguistique contemporaine et répondent à des concepts étroitement liés les uns aux autres, même s’ils désignent des faits de langage fort différents. Pour en venir au domaine de la langue médiévale qui nous concerne ici, lorsque nous nous demandons si la graphie ou la ponctuation des manuscrits sont aptes à intégrer, en quelque sorte, l’oral de la langue, est-ce donc à dire qu’il peut y avoir de l’oral dans l’écrit ? Cette question renferme en apparence un oxymoron et l’on ne peut y répondre qu’en décelant au moins quatre oppositions diasystémiques et discursives, correspondant à quatre sens différents, que la linguistique, les études littéraires ou l’anthropologie attribuent actuellement au terme oral 16 2 Paramètre diamésique : relations entre graphie et phonie . Ces quatre plans, distincts, quoique ne s’excluant pas les uns les autres, nous permettront de classer les différents domaines de relation entre la graphie des manuscrits et l’oralité médiévale. 2.1 Le terme « oral », comme substance de l’expression linguistique Les termes « oral » et « oralité » font référence, stricto sensu, au canal vocal du langage, à la substance d’expression de nature sonore ; c’est le premier sens attribué par les dictionnaires au mot oral : « qui est émis, qui est énoncé de vive voix, qui est sonore (par opposition à graphique) » ( TLFI , s.v. oral). Si l’écriture alphabétique peut être définie comme « le système de signes visuels qui représente graphiquement les éléments de la deuxième articulation de la langue », la relation médiale primaire entre « oralité » et « écriture » consiste dans le rapport que maintient la substance sonore de la langue avec la substance graphique secondaire, cette dernière tendant, d’une part, à ne 15 Suivant le modèle coserien (Coseriu 1966, 1981), Kabatec, Dufter, Stark et Gleßgen ont argüé en faveur du maintien de l’opposition proximité versus distance dans l’axe diaphasique (cf. l’état de la question dans Völker 2009 : 33). 16 Nous appliquerons ici au domaine graphématique les données sur le terme oral exposées dans Llamas-Pombo (1996a, 2001a). 50 pas briser ses liens avec la première et, d’autre part, à fonctionner de façon autonome. Ainsi, dès lors qu’une écriture est fondée sur la notation des unités de la deuxième articulation, tout texte écrit peut être, en principe, « oralisé », reproduit, transvasé dans un médium vocal ; autrement dit, lu à haute voix. Un tel constat entraîne plusieurs conséquences terminologiques et méthodologiques. Considérons, tout d’abord, le terme polysémique oralisation. 2.2 Les deux sens du terme « oralisation » 2.2.1 Le terme « oralisation (1)» Si « oral (1) » équivaut dans son sens premier à « vocal », le dérivé « oralisation (1) », défini comme « expression orale, transposition orale » ( TLFI ), est souvent employé dans le sens de « lecture à haute voix », c’est-à-dire « restitution dans le médium vocal d’une production préalablement écrite ». Par exemple, lorsque Denis François (1979 : 41) fait référence aux enregistrements de lectures de français soutenu, il affirme qu’il s’agit de « formes d’oralisation particulières [...] et non de l’oral ». La première implication à l’égard de la langue médiévale du statut vocal du code phonique ou médium oral est le fait que tout texte, littéraire ou documentaire, a pu être « oralisé » en une performance vocale. Le domaine de recherche d’une telle réalité est celui des indices externes d’oralité, selon l’expression de Paul Zumthor (1987 : 44), c’est-à-dire des témoignages historiques ou littéraires, explicites ou indiciaires, qui nous informent sur le fait qu’un texte a été communiqué vocalement à l’un des moments de son histoire. Nous en donnerons deux exemples. Dans le prologue de ses Chroniques, Jean Froissart s’adresse à « tous ceux et celles qui le liront, verront et orront ». De façon analogue, le roman L’Astrée, dont on sait qu’il a eu une large diffusion orale au 17 e siècle, a été conçu par Honoré d’Urfé comme texte destiné à être écouté : « je ne represente rien à l’œil, mais à l’ouye seulement » (cit. par Gonzalo Santos 1989 : 247). Ce type de témoignages explicites de lecture publique n’implique point cependant que les textes en prose de Froissart ou de d’Urfé participent du style de la littérature de transmission orale ou des propriétés grammaticales de l’immédiat, présentes dans le français parlé de leur époque. Ces œuvres ont été composées dans la distance communicative, selon les termes de Koch et Oesterreicher (2001), que d’autres appellent, par synecdoque, scripturalité. Considérons ensuite le cas de l’écrit documentaire. Nul ne doute de la fréquente communication orale des chartes et des lettres dans l’Europe médiévale ; un indice indéniable en est la formule diplomatique a tous ceux qui ces présentes lettres verront et orront¸ qui se répète dans tous les domaines romans au Moyen Âge. En particulier, M. Zimmermann (2001) a étudié les Elena Llamas-Pombo Graphie et ponctuation du français médiéval. Système et variation 51 indices de lecture publique dans les rituels diplomatiques de la Catalogne médiévale, selon l’hypothèse que les actes d’écriture prévoyaient un plan de diffusion publique que l’historien doit reconstruire. Nous pourrions ainsi constituer toute une anthologie de témoignages ou d’indices externes d’oralité des chartes médiévales. Nous citerons encore la référence indirecte qu’en fait Ronsard, dans La Franciade : « Je te supliray seulement d’une chose, lecteur : de vouloir bien prononcer mes vers et accomoder ta voix à leur passion, & non comme quelques uns les lisent, plustot à la façon d’une missive, ou de quelques lettres Royaux... » (Nous empruntons cette référence à Chartier, 2015 : 222). Bien que difficiles à reconstruire, il a probablement existé des rituels, des rhétoriques ou des styles expressifs différents dans l’officium loquendi des chartes issues des différentes chancelleries médiévales (cf. Montaner 2007 et Péquignot 2007). Ainsi, certains chartistes — comme les diplomatistes réputés dans le domaine hispanique Romero Tallafigo (2006) et Sánchez (2012) — considèrent que les chartes royales des 12 e et 13 e siècles étaient conçues pour être lues publiquement, d’autant plus que, dans la société du 12 e siècle, la plupart des individus étaient illettrés. En conséquence, les majuscules et les initiales de certains mots auraient servi à rehausser l’emphase de la voix et la solennité ; autrement dit, la ponctuation et les majuscules des chartes constitueraient une forme de notation de la prosodie et une aide à la lecture solennelle de l’écrit. À notre sens, même si la lecture publique des documents médiévaux est un fait historique d’« oralisation (1) », une telle contingence historique ne suffit pas à démontrer linguistiquement le fait que la ponctuation des chartes constitue une espèce de notation des pauses ou des intonations pour une éventuelle lecture de vive voix. Comme le souligne Koch (1993 : 42), la structure linguistique et formulaire du document juridique médiéval répond à la conception profondément scripturale des documents rédigés pour la distance communicative, indépendamment de sa réalisation médiale ; « lu à haute voix, [il] n’en perd pas pour autant son caractère scriptural » (ibid.). 2.2.2 Le terme « oralisation (2)» Dans la linguistique actuelle, le terme « oralisation (2) » est bien attesté dans un deuxième sens d’« intégration par l’écrit de phénomènes du médium ou canal vocal ». Par exemple, Vigneau-Rouayrenc (1991 : 20-22) désigne par le terme général d’« oralisation de l’écrit » les outils graphiques qui permettent de transcrire le « zéro phonique » de e caduc, phénomène voilé par la norme orthographique en vigueur, en vertu de laquelle l’écriture de <e> est toujours la règle. Dans les graphies du type c’est l’hasard ou R’garde ça, la suppression du graphème <e> et l’usage de l’apostrophe contribuent à cette « oralisation (2) », entendue en tant que « restitution dans le code graphique d’un fait phonique ». 52 Il revient à la graphématique, en effet, d’étudier « l’oralité dans l’écriture », c’est-à-dire le « système d’écriture en tant que représentation et transposition de la substance phonique à la substance graphique ». Dès lors, une variable fondamentale s’impose dans cette discipline linguistique : l’évaluation du degré de correspondance ou d’immanence entre les éléments des deux codes. En ce qui concerne la ponctuation, il convient de conjuguer deux approches : d’une part, une graphématique immanente, basée sur l’autonomie fonctionnelle de l’écriture — comme celle de J. Anis (1983), par exemple — et, d’autre part, une graphématique envisageant la graphie comme corrélat du suprasegmental, perspective qui s’impose dans les études diachroniques qui interrogent la ponctuation comme témoin de l’histoire de la lecture. Dans cette double perspective, la graphématique historique peut poser au texte médiéval les questions suivantes : est-ce que la ponctuation constituait une aide à l’« oralisation (1) », à la lecture à haute voix des textes ? Estce qu’elle reflète des éléments suprasegmentaux ? (C’est ce que d’aucuns appelleraient l’« oralisation (2) de l’écrit », en tant qu’intégration d’outils de transcription d’éléments phoniques). Ou bien, au contraire, est-ce que ces signes de ponctuation constituent un système immanent de structuration visuelle de la langue, sans correspondance avec les structures orales ? La réponse dépend, évidemment, des époques, des genres textuels, des copistes, des destinataires du texte et des différentes fonctions que peut remplir un même signe dans les systèmes médiévaux de ponctuation. De nombreuses études récentes sur la ponctuation ont démenti un lieu commun qui avait été répété par les paléographes et les philologues, à savoir le fait que la ponctuation médiévale aurait été plus rythmique, plus respiratoire, plus calquée sur l’oral que ne l’est la ponctuation actuelle (cf. Llamas- Pombo 2007a, 2016b). Nous savons qu’un tiers des signes de ponctuation actuels n’ont pas de correspondance prosodique (Védénina 1989 : 144, Nunberg 1990 : 12), mais cette autonomie fonctionnelle de la langue écrite n’est pas exclusive de l’état de langue contemporain ; l’écriture médiévale présente également des graphies et des ponctuations exclusivement pour l’œil. Et ce primat du visuel est le domaine par excellence de déploiement de la variatio graphique dans les textes médiévaux. Dans la suite de cette étude, nous tenterons d’exemplifier les pratiques médiévales de la variation graphique, tout en essayant de conjuguer et de croiser les différentes dimensions langagières : le continuum standardvariation, les rapports phonie-graphie et les dimensions diachronique, diatopique, diastratique et diaphasique, autour des trois niveaux des segments graphiques : le mot, l’énoncé et le texte. Elena Llamas-Pombo Graphie et ponctuation du français médiéval. Système et variation 53 2.3 Niveau de la graphie du mot Au niveau du mot graphique, nous pourrons déceler des graphies en corrélation avec la phonie et, à l’opposé, des graphies exclusivement pour l’œil, qui témoignent de l’autonomie fonctionnelle de l’écriture. 2.3.1 Graphie phonique Avant de passer à un relevé de graphies et de signes de ponctuation qui témoignent du caractère immanent de l’écriture, nous donnerons plusieurs exemples des variantes qui, au contraire, constituent des cas de graphie phonique, dans la terminologie du linguiste espagnol Emilio Alarcos ([1965] 2011 : 59-60), que nous adoptons. Les systèmes d’écriture des langues romanes constitués au Moyen Âge ont une orientation essentiellement phonologique, puis qu’ils n’enregistrent pas la variation infinie du matériau phonique de la parole. Cependant, il existe des cas exceptionnels de variantes graphiques dont la fonction dominante est de refléter de simples éléments phoniques, dépourvus de valeur distinctive et de la valeur diatopique étudiée par la scriptologie. Ce sont là, pour Alarcos, des cas de graphies phoniques ; ou, selon d’autres terminologies, des cas d’« oralisation (2) de l’écrit », dans le sens de « restitution dans le code graphique d’un fait phonique » 17 . a) Nous pouvons ranger dans la catégorie de la graphie phonique les phénomènes de phonétique syntaxique, c’est-à-dire les variations dues à l’environnement phonétique. C’est le cas des variantes qui servent à noter un seul trait phonétique dans la composition de mots ou dans les séquences d’agglutination de mots 18 17 Le phénomène étudié par Gabriella Parussa dans ce même volume constitue un exemple de graphie phonique. . Exemples : notation du caractère sourd de la sifflante [s] dans assavoir, variante agglutinée de a savoir ou dans monssieur, variante graphique de monsieur (relevés par Lewicka 1963 : 136). Notation du trait labial de la consonne nasale dans les graphies emprison, emprovence, empot, empais (cit. par Andrieux-Reix et Monsonégo 1998 : 34) ; em pres « après », nompourtant (cit. par 18 La terminologie concernant la chaîne graphique n’étant pas unifiée (cf. Andrieux-Reix et Monsonégo 1998 : 9), nous définirons ici les termes retenus dans ce travail. Pour le Moyen Âge, suivant Nina Catach (1998 : 12), nous retenons le terme de séquenciation du texte, pour désigner, en général, « le découpage de la chaîne écrite dans son ensemble », c’est-à-dire la conception des unités graphiques à articuler. Les séquences graphiques s’inscrivent ensuite à trois niveaux (niveau du mot, de l’énoncé, du texte). Au niveau de la séquenciation des mots (nommée par d’autres auteurs segmentation des mots), on distingue deux phénomènes particuliers : l’agglutination ou soudure de mots, qui est « l’écriture en continu de plusieurs mots » et le découpage ou segmentation ou disjonction de mots, désignant la « répartition des blancs interrompant ce qui serait un mot graphique ». 54 Baddeley et Biedermann-Pasques 2003 : 29) ; emparleroit au lieu d’en parleroit, lemmet pour l’en met (Llamas-Pombo 2003 : 228). Ce type de « sensibilité phonographique » est récurrent dans les manuscrits français médiévaux et fait partie des traditions d’agglutination de mots en quelque sorte codifiées (Andrieux-Reix et Monsonégo 1997, 1998). De tels procédés de graphie phonique dans le traitement de la phonétique syntaxique ne sont pas inconnus dans d’autres langues romanes : l’italien a normalisé le redoublement des consonnes correspondant à une gémination (davvero, ebbene, nessuno, dimmi, cités par Lewicka, ibid.). Parmi les variantes médiévales de l’espagnol, on trouve, par exemple, la forme empos de au lieu de en pos de, attestée encore dans les incunables. Dans les messages SMS contemporains, on peut toujours relever des graphies, « fautives » mais significatives, du type empaz pour en paz (« en paix », cf. Llamas-Pombo 2009 : 246). b) Dans les textes en vers, on peut trouver dès le plus ancien français un autre type de graphie phonique, constitué par les graphèmes à fonction diacritique de disjonction, comme le <d> disjonctif qui, dans la Séquence de sainte Eulalie (ca. 882), oppose les variantes quelle / qued elle, ne / ned, variantes conditionnées par le schéma syllabique de la versification, comme l’ont fait noter Baddeley et Biedermann-Pasques (2004 : 184). Soient les couplets 3 e , 4 e , 7 e , 9 e et 14 e de la Séquence : · sus en ciel 3 e Elle nont eskoltet les mals conselliers · Quelle deo raneiet chi maent · 4 e Ne por or ned ar gent neparamenz · Por manatce regiel neprei ement · 7 e Illi en ortet dont lei nonque chielt · Qued elle fuiet lo nom christi ien · 9 e Quelle perdesse sa uirginitet · Poros furet morte a grand honestet · 14 e Qued auuisset denos Christus mercit · Post la mort et a lui nos laist uenir · (Séquence de sainte Eulalie, Ms. Valenciennes, Bibl. mun. 150, fol. 141v) Le second vers du 3 e couplet, de onze syllabes, comporte l’élision propre au français quelle (qu’elle dans notre orthographe), présente également au 9 e couplet 19 [1] que [2] lle [3] deo [4] ra [5] ne [6] iet [7] chi [8] maent [9] sus [10] en [11] ciel : Par contre, si la variante qued elle apparaît au second vers du 7 e couplet, c’est parce que ce vers requiert une syllabe de plus pour en compter dix : [1] qued [2] e [3] lle [4] fu [5] iet [6] lo [7] nom [8] chris [9] ti [10] ien. La lettre <d> permet d’empêcher l’élision de la voyelle <e> dans qued, jouant une fonction de disjonction nécessaire pour le compte syllabique 20 19 Nous suivons ici le décompte des syllabes établi par Eringa (1926 : 6) et Perugi (2011). . Son em- 20 Charles Beaulieux (1927 : 41) classe sous le terme de d euphonique l’usage de ce graphème dans nedargent et qued par le scripteur de la Cantilène. Berger et Brasseur (2004 : 110) rappellent que les formes ad, ned/ net et qued/ quet se rencontrent ailleurs, dans les Elena Llamas-Pombo Graphie et ponctuation du français médiéval. Système et variation 55 ploi témoigne, à notre avis, du grand soin porté à l’écriture du témoin unique de ce poème, ainsi que du fait que son scripteur n’était pas un simple copiste, mais quelqu’un qui connaissait préalablement par cœur le schéma rythmique de la Cantilène 21 c) La lettre <h> a aussi été utilisée en fonction disjonctive dans les scriptae médiévales et même jusqu’au 16 e siècle (Beaulieux 1927 : 70 ; Cazal et Parussa 2015 : 109). Par exemple, le copiste d’un célèbre recueil de récits du 13 e siècle (Ms. Paris, BnF, fr. 837, fol. 96v, cité dans Llamas-Pombo 2007b) fait occasionnellement un usage marqué de la variante graphique, afin d’accommoder la graphie à la versification, dans le cas suivant. Par croisement avec le germanique *hail ou *hait, « joie, espoir, courage », l’ancien français aliegre (dérivé du latin * ALECRUM et celui-ci du latin classique ALA- CER , ALACRIS ) a eu une variante haliegre, avec <h> initial, variation aussi disponible pour le substantif aliegrete/ haliegrete ( FEW , s.v. ALACER et DEAF , s.v. harlige). Lorsqu’un copiste fait surgir la variante avec <h> dans l’octosyllabe Chace toute haliegreté, cette graphie disjonctive permet d’empêcher une synalèphe pour que le vers soit lu comme [1] Cha [2] ce [3] tou [4] te [5] ha [6] lie [7] gre [8] té, et non pas comme un heptasyllabe [1] Cha [2] ce [3] tou [4] te-a [5] lie [6] gre [7] té. Un peu plus loin (fol. 99ra), ce même copiste, choisit pour l’adjectif esbaie une variante esbahie avec <h> disjonctif, afin de marquer un hiatus qui permet de lire correctement l’octosyllabe Tant fu esbahie la simple ([1] Tant [2] fu [3] es [4] ba [5] hi [6] e [7] la [8] simple). . 2.3.2 Variation à proximité et écriture du nom propre Contrairement aux cas où la variante implique une graphie phonique, de nombreuses pratiques de variation graphique répondent à l’autonomie fonctionnelle de l’écriture et à son décodage exclusivement visuel. Nous citerons, en premier lieu, la variation à proximité dans le traitement des noms propres, fonctionnant en synchronie comme principe rhétorique du signifiant graphique, radicalement opposé à l’homographie moderne. plus anciens textes français : dans Jonas, Saint Léger, Saint Alexis, les Serments de Strasbourg et le Psautier d’Oxford. Or aucun de ces auteurs ne spécifie la nature phonique de ce graphème disjonctif euphonique : aurait-il noté une consonne / d/ , analogue à la tradition du <t> euphonique de Malbrough s’en va-t-en guerre ? Ou bien ne serait-ce qu’une simple lettre diacritique sans corrélat phonique ? Dans ce dernier cas, le <d> serait la marque d’une simple joncture ou frontière entre deux syllabes, comme le <h> disjonctif. 21 Dans sa théorie de la naissance des écritures vernaculaires, Iván Horváth (2014, 2017) a exploré l’hypothèse du caractère autographe de l’exemplaire unique la Séquence de sainte Eulalie, qui constituerait, pour lui, un manuscrit d’auteur et non pas une copie. L’extrême soin graphique dans la notation du rythme ne suffirait pas à prouver cette théorie, mais il en constitue un indice non négligeable. 56 Il est communément admis que, dans les écritures médiévales, il n’existait pas de conventions graphiques fixes pour le traitement du nom propre. L’apparente irrégularité des graphies chez de nombreux scripteurs pourrait être prise pour de la négligence par le lecteur moderne : l’identité du nom propre ne devrait-elle pas se baser essentiellement sur l’invariance de sa forme ? Au contraire, dans l’écriture médiévale, les noms propres étaient des « points sensibles spécialement sujets aux altérations » de la graphie (Buridant 1996 : 98), de telle façon que, chez certains copistes, c’est l’importance d’un mot qui semble attirer de façon proportionnelle sa variance graphique. Par exemple, plusieurs copistes du Roman de la Rose, aux 14 e et 15 e siècles, écrivent les noms propres indifféremment et sur la même page, avec alternance entre <i> latin et l’allographe connotatif ou « lettre de noblesse » <y> grec : pymalιon / pιmalιon (Ms. Oxford, Bodleian Library, Selden Supra 57, fol. 147v, Ms. Oxford, Bodleian Library, Douce 195) Haιne / haýne (Ms. Oxford, Bodleian Libray, Douce 332, fol. 2v) oyſeuſe / oιſeuſe (Ms. Oxford, Bodleian Libray, Douce 332, fol. 7r-7v). Ce dernier codex oxonien présente un cas remarquable d’alternance graphique, pratiquée à outrance dans les noms des figures allégoriques : vιelleſce / vιeιlleſce ; rιcheſce / Rιcheſce / Rιcheſſe ; Narſcıſuſ / narſcıſuſ / Narcıſuſ ; vιlenιe / vιllonnιe ; Fauls ſemblant / faulx ſemblant / ffaulz ſemblant (Ms. Douce 332, respectivement, fol. 5r, 12r, 13r, 16v, 17r, 2v, 103r, 102v, 104r, exemples tirés de Llamas-Pombo 2011). Puisque les noms propres ne sont jamais écrits avec majuscule initiale dans ce manuscrit (sauf, bien évidemment, en début de vers, position correspondante aux seules majuscules que nous transcrivons ci-dessus), le procédé fondamental de mise en relief des noms propres est la variation graphique, pratiquée spécialement dans les rubriques, celles-ci étant dotées, dès que possible, d’une graphie légèrement différente de celle qui apparaît dans le corps du texte. En fait, une telle variation ne relève pas seulement d’un usage individuel, car toutes les variantes étaient disponibles en synchronie en moyen français dans les cas des figures allégoriques du Roman. C’est donc la variance de la langue écrite qui offrait souvent au scripteur la possibilité du jeu rhétorique. Le Dictionnaire du Moyen Français présente un taux de variation surprenant dans les noms communs devenus allégories personnifiées dans le Roman de la Rose : vieillesse, vieillece, viellece, vieillesce, viellesce, vielesse, villeesse, vielliesse ; vilenie, villenie, vilennie, villennie, vilainie, villannie, vilanie, villonnie, villonie, vilonnie, villenye ; haainne, haine, hayne, haymme, haynne ; oiseuse, oyseuse, huseuse, wiseuse, huiseuse ; jalousie, jalouzie, jaleusie, jallousie, ialousie ; tristesse, tristece, tristesce, tristresse, tritresse (sic, DMF ). Elena Llamas-Pombo Graphie et ponctuation du français médiéval. Système et variation 57 Quel est donc le critère qui régit une telle profusion de formes concurrentes chez les copistes du Roman de la Rose ? Et pourquoi trahit-il le « principe d’économie » du langage ? Nous pensons que le principe rhétorique de variatio consiste à visualiser des graphies alternatives à proximité, non pas systématiquement et dans tous les mots, ce qui annulerait son caractère attirant, mais exceptionnellement, en tant que signalisation d’une valeur marquée, d’une différence : ici, la distinction du « nom propre », ou plutôt, de la « personnification ». 2.3.3 Variation à proximité et marques de la rime L’alternance graphique fonctionne également comme une rhétorique du signifiant écrit lorsqu’elle souligne pour l’œil les figures orales basées sur le contraste repetitio-variatio, comme c’est le cas des rimes et des paronomases, en tant qu’itérations et similitudes phoniques 22 Princes qui doit ualoiR Majuscule à la rime . Certains scripteurs s’y montrent occasionnellement sensibles, tout en soulignant ces itérations par des majuscules, comme, par exemple, le copiste d’un exemplaire soigné des Proverbes au vilain, daté du 13 e siècle, qui fait un usage marqué de l’allographe majuscule en fin de mot ou au début du mot : Qui met en nonchaloiR (fol. 275vc). Ains me preim et Repreím Majuscule à l’initiale du mot rimé Et si dout et si Criem (fol. 275ra) Nus ne puet deʃeruíR Majuscule et paronomase Gre en felon seruíR (fol. 275va) Provoste et baillie Majuscule et poliptot on por envie Baillie (fol. 275rb) (Ms. Paris, BnF, fr. 17177, cit. Llamas-Pombo 2016a : 239) 2.4 Niveau de la ponctuation du mot 2.4.1 Séquenciations particulières Au niveau de la ponctuation du mot 23 22 On se reportera à Cazal et Parussa (2007) pour un classement analytique et systématique des choix de graphies à la rime dans les manuscrits du 15 e siècle. et de l’usage de l’espace blanc dans la séquenciation graphique des écritures médiévales, on a pu relever des traditions de « séquences particulières » parmi lesquelles nous avons souligné un 23 Selon le concept élargi de ponctuation, établi par Nina Catach (1980 : 18 ) et accepté par de nombreux théoriciens de la ponctuation, l’espace blanc est un signe de ponctuation : « le plus primitif et essentiel de tous ». 58 phénomène récurrent de variatio graphique, régi par les mêmes principes en latin que dans les langues romanes : à savoir, une ressyllabation inhabituelle des composants d’un syntagme, qui engendre un phénomène d’attraction paronymique (Llamas-Pombo 2003, 2007b, 2009) : da mors (= d’amors) (Piramus, Ms. BnF, fr. 837, fol. 98ra) Jtant me feteſ q la tante(= l’at ante) (Piramus, Ms. BnF, fr. 837, fol. 98ra) en la raine (= en l’araine, « sur le sable ») (Piram. Ms. BnF, fr. 837, fol. 99ra) la cort (= lacort, c’est-à-dire « l’accord » et non pas « la cour ») (1241, Lettre patente de Louis IX , DocLing) se sist Charnalite sa mie (= samie, « son amie ») (Roman de Fauvel, Ms. Paris, BnF, fr. 146) ne sa pareille (= ne s’apareille) (ibid.) Il s’agit, dans tous ces cas, de variantes graphiques exceptionnelles au sein des textes où elles apparaissent, explicables seulement par un principe de variatio graphique pour l’œil, qui prévaut toujours sur l’aptitude de la graphie à représenter non seulement l’oral, mais les unités de la langue (unités de première articulation dont la segmentation a été matérialisée par la séparation des mots au moyen de l’espace blanc, aide essentielle à la lecture des textes). L’impératif de variatio l’emporte sur la notation du mot oral. 2.4.2 Séquenciation et ponctuation de renvoi Au niveau de la séquenciation du mot et de l’énoncé, les signes de renvoi à la ligne jouent une fonction autonome de lisibilité, étant déterminés par la matérialité spatiale de la page. Dans les écritures médiévales, cette fonction est occasionnellement représentée par le point et majoritairement par le signe de la virgula iacens, qui adoptait plusieurs formes : un tiret horizontal <—>, deux traits horizontaux <=>, un trait ou deux traits obliques </ >, </ / > 24 24 Le terme virgula iacens ou « virgule couchée » désigne en latin le tiret horizontal long ; le terme est employé, par exemple, au 7 e siècle, dans les Étymologies d’Isidore de Séville pour expliquer la forme de l’obelus (un trait horizontal). Son usage médiéval pour la séparation des mots a été étudié par Saenger (1997 : 65-67) et par Houston (2013 : 125- 127). Les définitions de la virgula iacens dans cette fonction de séparation des mots apparaissent chez les premiers humanistes théoriciens de la ponctuation. La Doctrina punctandi du maître de rhétorique lombard Gasparino Barzizza (étudiée par Ouy, 1979 : 69), enseigne vers 1400 qu’il s’agit d’un trait horizontal que l’on place en fin de ligne pour indiquer que le dernier mot continue à la ligne suivante. G. Ouy (ibid.) nous rappelle les différentes formes que peut revêtir ce signe que Barzizza distingue bien de la virgula recta (« virgule droite »), qui est la barre oblique employée à valeur syntaxique. Le nom virgula iacens est présent chez d’autres théoriciens, comme Aeneas Silvius, qui le cite vers 1470 dans son modo punctuandi à l’intérieur des Praecepta artis rheto- . Elena Llamas-Pombo Graphie et ponctuation du français médiéval. Système et variation 59 Le point de renvoi est utilisé à trois reprises dans la Séquence de sainte Eulalie pour compléter la fin des vers dont la longueur déborde l’espace de la ligne (Baddeley 2001) : · sus en ciel 3 e ligne : Elle nont eskoltet les mals conselliers · Quelle deo raneiet chi maent · Mais les pratiques médiévales sont diverses : la virgula iacens </ / > est d’usage courant dans les manuscrits latins et romans comme marque de la division du mot en fin de ligne (Be/ / atis, per/ / secutionem ; il/ / lum) et passera aux premiers imprimés. Mais le point ou la virgula « de liaison » peuvent aller du niveau du mot au niveau du syntagme : certains scripteurs de chartes jouent sur la variation entre ces signes, tel le rédacteur d’une lettre patente de 1241, qui distingue entre la virgula iacens pour rattacher les syllabes du mot coupé et le point de renvoi pour relier les éléments d’un syntagme exprimant un nom propre ou un titre : Johan · [ligne suivante] de Thorete (= Johan de Thorete) ou / [ligne suivante] tre les Brandons (= outre les Brandons) de Champ aigne · [ligne suiv.] et de Bry e (= de Champ aigne et de Bry e) (DocLin g, Louis I X , 1241) 2.4.3 Ponctuation et alternance de codes Au niveau de la ponctuation du mot, de nombreux usages du point répondent aussi au décodage exclusivement visuel de l’écriture. C’est le cas bien connu du point comme marque de changement du code graphémique au code numérique d’un même signe alphabétique : le point ouvrant-fermant appliqué aux lettres, lorsque celles-ci ne représentent pas de graphèmes, mais des chiffres romains. La ponctuation du mot joue sur de subtiles distinctions chez certains scripteurs spécialement attentifs à la lisibilité de leur écriture. Par exemple, un copiste de l’Ovide moralisé oppose, au 14 e siècle, cet emploi du point (El ciel a ·v· zones assises, fol. 7vb, « El ciel a cinq zones assises »), à la virgula généralisée devant le mot u graphié <v>, pour rappeler le statut graphémique de cette lettre (Si assist les angles v / ciel, fol. 8vb, « Si asisist les angles ou ciel », c’est-à-dire « au ciel » ; Ms. Paris, BnF, fr. 24305, cit. Llamas-Pombo 2015b). Cette fonction d’alternance de codes du point ouvrant-fermant est tout à fait évident dans les rares cas où il marque l’introduction d’idéogrammes en substitution de mots, au sein de l’écrit alphabétique ; c’est le cas de la représentaricae. D’autres auteurs emploient cependant des termes différents pour ce signe : Nicolò Perotti le nomme semipunctus en 1473 (Curbelo 2002 : 518), terme que Geofroy Tory (1529 : LXVI r) traduit en français par demypoint. 60 tion d’un cœur, que nous pouvons rencontrer comme variante exceptionnelle du mot cœur aussi bien dans la littérature religieuse que dans le roman 25 Et puis eslieueray mon ♥ en dieu par deuote pensee . Et quiconques na le .♥. et y pense souuant a dieu priant (Le livre des meditations Monseigneur Saint Bernard, Ms. Paris, BnF, fr. 916, fol. 13rb, 22rb, 22 va. Copié en 1474) En vng seul leu tout ton ♥ mys (Le Roman de la Rose, Ms. Douce 195, fol. 17r. Copie du 15 e siècle) Le point ouvrant-fermant est considéré par les premiers théoriciens humanistes comme l’un des signes « modernes », par rapport aux triades classiques, mais il n’est défini que dans sa fonction d’abréviation : vers 1400, Gasparino Barzizza enseigne que le punctus abreviativus est qui preponitur et postponitur littere causa brevitatis, « celui que l’on prépose et postpose à une lettre pour une abréviation ». Exemples : .j. au lieu de id est ; .s. au lieu de scilicet (cité par Ouy 1979 : 67). Le procédé a été particulièrement fréquent dans l’abréviation des noms propres répétés dans un même texte aussi bien en latin qu’en français : in presentia .B. ducisse (Charte latine lorraine, 12 e s., cit. Parisse 1977 : 266) ego rex .A. regnans (Charte latine de Castille, 1175) .e. (Scribe Guiot, 12 e siècle, cit. Roques 1958 : 193) .G. = Guiart (Ms. Paris, BnF, fr. 2180, cit. par Careri 2001 : 61, 65) .F. .f. = Folcon (ibid.) .K. = Carle(s) (ibid.) En somme, le point ouvrant-fermant recouvre en fait deux fonctions : abréviation et changement de code, deux fonctions mais une même valeur pragmatique, comme instruction de lecture : ils soulignent une transposition opérée dans le système graphique par rapport à la chaîne écrite de base phonologique. Une valeur qui n’a rien à voir avec les pauses ou les intonations de la lecture. À propos des idéogrammes médiévaux, en tant que variantes dans les écritures médiévales, il faut rappeler que l’idéographie est présente depuis longtemps dans la notation des nomina sacra. En l’absence déjà évoquée d’une norme généralisée de majuscule initiale des noms propres au Moyen Âge, les scripteurs ont formé des variantes graphiques du lexique latin sacré par l’introduction entre les syllabes d’une croix en fonction d’idéogramme. Par exemple, fi ☩ lii, spiri ☩ tuis sancti ☩ , bene ☩ dictionis, dans le Livre du sacre des rois de France, du 14 e siècle (Ms. 25 Un idéogramme qui passe aussi aux imprimés français : dans le cadre des rébus de lettres, Estienne Tabourot reprend en 1588 le dessin du cœur dans l’alphabet lui-même (Lefèvre 2007 : 140, 149). Elena Llamas-Pombo Graphie et ponctuation du français médiéval. Système et variation 61 Londres, British Library, Cotton Tiberius B, fols. 59v-70r). Est-ce que la croix n’aurait pas ici la fonction pragmatique de souligner les mots qui impliquent le geste de se signer ? Un usage analogue est propre aux formules de souscription des chartes latines, entre le 9 e et le 11 e siècle, où le mot signum « était fréquemment écrit en abrégé et terminé par la croix (sign+), ou bien en deux syllabes séparées par une croix (sig+num) ou encore avec une croix disposée de telle façon que sa barre verticale constitue l’i du mot signum (s+gnum) » (Giry 1925 : 595- 598). En français, dès la Passion de Clermont du 10 e siècle, certains noms sacrés abrégés garderont la forme latine avec idéogramme, comme le mot Jésuchrist sous la forme i ℏ c, dans laquelle un <h> barré rappelle le signe de la croix (Baddeley et Biedermann-Pasques 2003 : 8). 2.5 Ponctuation au niveau de la proposition et de l’énoncé 2.5.1 Variation à proximité Au niveau de la ponctuation de l’énoncé, certains scripteurs médiévaux pratiquent parfois un principe de variatio graphique comme contraste de la répétition, principe qui l’emporte sur une quelconque systématicité dans la distribution des signes. Une telle pratique est frappante, par exemple, dans la version citée plus haut des Proverbes au vilain, où le copiste déploie à profusion toutes les possibilités de ponctuation et de mise en texte pour la formule d’introduction du discours Ce dist li vilains (dans le sens de « ainsi dit le proverbe populaire »), répétée à chaque strophe, près de 300 fois. Ce dit li vilains ! Sa main . Ce dist . Ce dist li vilains ! Pas li chaisnes . Ce dit Ce dist li vailains Oste . Ce dit li vilaĩs Ce dit li vilains Il lèche ! Ce dist Oisel · Ce dit li vˀ · Noise ! Ce dist ! Qui li cus pert . Ce dit ! [...] . Ce ! Cerises ameres . Ce dit . [...] Ce . (Proverbes au Vilain, Ms. Paris, BnF, fr. 17177, fol. 275r-281r, 13 e siècle) La formule se présente ponctuée ou non ponctuée, marquée par le comma ou par le point et écrite avec les mots vilains et dit dans toutes leurs variantes possibles. Est-ce que le copiste ne savait donc pas ponctuer correctement ? Nullement ; il s’agit, à notre avis, de l’application à outrance du principe de variation, qui l’emporte sur le principe d’homographie. Si pour la correction de la langue écrite contemporaine nous sommes contraints de varier notre lexique, on dirait que, de façon analogue, le scripteur médiéval considère opportun de contrecarrer la monotonie graphique. 62 Par ailleurs, de telles différences de ponctuation ne correspondent à aucune gradation de pauses, mais à un choix de saturation de toutes les options graphiques possibles. Ce procédé, assez évident dans ce texte en vers, n’est souvent pas identifié dans les chartes médiévales, où les alternances de ponctuation sont interprétées par les chercheurs comme des irrégularités ou des inconséquences, alors qu’il s’agit d’une pratique de la variatio. 2.5.2 Variation comme polysémie des signes Les systèmes de ponctuation carolingiens, utilisés en France ou dans la Péninsule ibérique aux 12 e et 13 e siècles, ne représentent plus la gradation rhétorique à trois niveaux de pauses respiratoires et oratoires, que distinguait la ponctuation antique, par les trois niveaux discursifs comma, colon et periodus. La réduction du nombre de signes de ponctuation a instauré dans la ponctuation romane une économie graphique particulière ; notamment, une polysémie du point, qui permet la coexistence, dans un même texte, de deux valeurs très différentes du punctus. D’une part, le point gardera une valeur de « séparation » correspondant à une pause de l’oralité, lorsqu’il articule une unité syntaxique à l’intérieur de l’énoncé écrit. Or le point médiéval possède une seconde valeur que nous avons appelée de « liaison » ou d’« enchaînement », qui a comme rôle la sous-division syntagmatique (Llamas-Pombo 2007a : 15-23, 2016b). Il s’agit d’une « ponctuation faible » où le signe ne sert pas à symboliser une pause ou à séparer des segments écrits, mais plutôt à marquer, entre deux ou plusieurs éléments, un lien de continuité, de parallélisme ou d’identité dans la hiérarchie syntaxique, toujours indépendamment des pauses hypothétiques de l’oral. Il n’existe pas d’usage plus stéréotypé et constant dans les scriptae romanes du Moyen Âge. Le point ou la virgula devant les conjonctions et, ne, ou dans la coordination énumérative, par exemple, sont constants en français médiéval. Exemples : Or . et argent . et car . et blé dras . et cevals . ors . et lions (12 e s. Ms. Paris, Bibl. Arsenal 2986, fol. 6b. Part. de Blois, cit. par Roques 1952 : 198) Sauge . ou perresill . ou for vin . la racine . ne le cion (13 e s. Ms. Paris, BnF, fr. 2186, R. de la Poire, v. 786, 446 ; cit. par Marchello-Nizia, éd. 1984 : xcvii) Ont desconfit paien · et esclauo N Ta terre metēt en feu · et encharbon (13 e s. Ms. Paris, BnF, fr. 1582, fol. 2v, Garin le Lorain ; cit. par Careri 2001 : 54) Elena Llamas-Pombo Graphie et ponctuation du français médiéval. Système et variation 63 Affirmer qu’il n’y a pas de pause après les points dans le vers Dras . et cevals . ors . et lions est une simple supposition non démontrable empiriquement, étant donné l’impossibilité d’accéder à la substance de la parole médiévale, à son « oral (1) ». Les textes en vers nous offrent cependant des éléments linguistiques concrets, tels que les contraintes syllabiques de la versification. Par exemple, une copie de l’Ovide moralisé abondamment ponctuée présente un emploi de la virgula en tant que signe de ponctuation faible qui marque la coordination. Nous en citerons quatre vers : Si taint ma fache / et ma coulour Quand elle est morte / et ne sui mort Quand elle est morte / et ie ſui vis Rose tenre / et lis nouviaus (14 e siècle. Ms. Paris, BnF, fr. 24305, 97r, 98r, 100v, cit. par Llamas-Pombo 2001b) Dans les trois premiers vers, la virgula marque de façon stéréotypée la coordination, mais ne semble représenter aucun arrêt ; la pause est improbable devant la conjonction et, puisqu’il y a élision du -e final dans le mot précédent et donc fusion avec le -e de la conjonction. Exemple : [1] Si [2] taint [3] ma [4] fa [5] che-et [6] ma [7] cou [8] lour. À l’opposé, dans d’autres occurrences, la virgula note effectivement une frontière rythmique, une joncture, en termes phonétiques, nécessaire pour le compte syllabique d’un octosyllabe : Rose tenre / et lis nouviaus, [1] Ro [2] se [3] tan [4] re # [5] et [6] lis [7] nou [8] viaus. Le signe de ponctuation est ici en prise avec la prosodie. Nous venons d’illustrer plusieurs pratiques écrites médiévales, au niveau du mot ou de l’énoncé, où la ponctuation ne représente pas une pause, ce qui démontre qu’elle n’est pas toujours rythmique ou respiratoire ; qu’elle peut comporter, tout comme notre langue actuelle, aussi bien une correspondance qu’une indépendance des signes graphiques par rapport à l’oral. Le signe de ponctuation médiéval répond parfaitement au terme latin de distinctio : son rôle était de noter la « distinction » pour l’œil, soit des frontières entre unités syntaxiques correspondant à des pauses, soit la solidarité entre deux éléments, soit encore le changement de codes. Cette aptitude à « distinguer » des unités, ainsi que la valeur de liaison du point, peuvent expliquer son absence très fréquente à la fin des textes médiévaux, où il n’y a plus d’unités à relier, comme l’a souligné Susan Baddeley (2001) pour la Séquence de sainte Eulalie. En effet, au niveau de la macrostructure textuelle, le point final comme satisfecit est aussi absent du manuscrit d’Oxford de la Chanson de Roland, nous semble-il, ainsi que de certaines chartes médiévales. 64 3 Paramètre énonciatif : graphie, ponctuation et modes du discours 3.1 Le terme « oral », en tant que modalité du discours Même si les termes « oral » et « oralité » font d’abord référence au caractère vocal du langage, les termes « oral », « oralité » ou « oralisation » sont fréquemment employés en un deuxième sens restreint et dérivé du premier. Par glissement sémantique, on désigne une modalité du discours, le discours rapporté, par le nom d’un canal, d’un médium, d’une substance de l’expression. Un tel glissement est motivé par le primat du médium vocal dans la communication de l’immédiat, caractérisée par « la co-présence spatio-temporelle », « la communication dialoguée » et « l’ancrage référentiel dans la situation » (dans les termes de Koch et Oesterreicher, 2001). Par synecdoque, on emploie le nom d’une substance — « orale (1) » — pour désigner un type de communication propre à l’immédiateté. Certains linguistes entendent ainsi par « oralité (2)» « la représentation dans la langue écrite du discours rapporté au style direct », par opposition à la narration. Dans le cas des œuvres littéraires, le terme en question désigne « la représentation fictive d’un discours parlé », « la mimésis de la parole en présence ». Nous en donnerons quelques exemples. Sonia Branca-Rosoff (1993 : 10, 24, 25), en étudiant l’histoire des marques typographiques du discours rapporté, indique que le marquage graphique par l’italique ou les guillemets « conditionne alors la perception des effets d’oralité que recherchent les romanciers. La ponctuation souligne l’irruption de l’oral dans le récit ». Dans son analyse sur l’adverbe temporel or en ancien français, Céline Guillot (2009) signale que cet adverbe relève du discours rapporté, « que l’on pourrait définir comme une forme littéraire de l’oralité mettant en jeu les discours des protagonistes », aussi bien que du discours pris en charge par l’auteur. Ce deuxième sens de l’ « oral (2) » recoupe le concept linguistique plus ample d’oral représenté proposé par Marchello-Nizia (2012a) et développé par Guillot, Lavrentiev et al. (2012, 2013) dans une enquête qui s’intéresse « à ce qui dans le texte écrit se donne comme de l’oral ». Cette notion recouvre les phénomènes rassemblés traditionnellement sous les termes de « discours direct » et, dans une mesure plus restreinte, « discours indirect ». Mais elle propose d’intégrer ces phénomènes dans un ensemble plus vaste, qui concernerait non seulement les « paroles rapportées », mais également les divers moyens que les langues, selon leur système d’écriture, se donnent pour mettre en scène l’oral : spécification du ou des locuteurs, marquage et balisage antérieur, interne et postérieur des limites du discours [...] (Marchello-Nizia 2012a). La ponctuation est amplement concernée par cet axe énonciatif de l’oral représenté ou mimésis de la parole, dans tous types de modalités du discours : le Elena Llamas-Pombo Graphie et ponctuation du français médiéval. Système et variation 65 narré ou le rapporté, le discours citant ou le discours cité. L’histoire linguistique des marques graphiques du discours doit ainsi être établie, à notre sens, au moins sur trois axes : a) Variables externes et implications anthropologiques : la matérialité des marques du discours en rapport avec la lisibilité, les modalités de la lecture et le processus matériel de transmission des textes écrits (axe relatif à la relation première qui existe entre « écriture » et « oralité (1) » ou « oralisation (1) ». b) Variables orthographiques : l’évolution de la forme et de l’usage des signes du discours, comme « archéologie » des signes qui constituent nos systèmes graphiques actuels. c) Variables énonciatives : l’évolution de la fonction énonciative des marques du discours et leurs relations avec la typologie linguistique des discours écrits. Cette grammaire de l’énonciation se trouve en rapport immédiat avec le plan littéraire de la narratologie et le plan éthique de la légitimation des discours. 3.2 Graphématique et histoire des marques du discours La perspective historique est fondamentale dans l’étude des marques du discours, car il existe une continuité entre les usages latins et les pratiques en langues vernaculaires, malgré les ruptures et les innovations, ainsi qu’une continuité entre la manuscriture 26 Les signes de l’articulation et de la configuration visuelle de l’écriture alphabétique relèvent, depuis le latin médiéval, de deux plans énonciatifs différents : et l’imprimé, en dépit de leurs grandes différences technologiques. On ne saurait donc établir l’histoire de la ponctuation française séparément de ses origines latino-médiévales. a) l’un concernant les instances et la segmentation intratextuelles : signes de ponctuation grammaticale appelés distinctiones ou positurae ; b) l’autre concernant la communication entre les instances externes de la réalité, c’est-à-dire entre des individus historiquement reconnaissables : copistes, rubricateurs, enlumineurs, correcteurs, lecteurs, etc. Ce plan matériel de production de l’écriture et de la lecture a engendré tout un métalangage de signes que l’on peut à juste titre qualifier de « traitement du texte » : un traitement conditionné par la linéarité 26 Le néologisme manuscriture est fréquemment employé par Paul Zumthor (par exemple, 1984 : 52, 1987 : 108) pour désigner, en général, « l’acte d’écriture manuelle », ainsi que « le résultat ou produit de l’acte d’écriture à la main ». Ce terme, propre à l’anthropologie, nous semble utile pour désigner un type de support de la connaissance dont les implications culturelles s’opposent à celles de l’oralité, l’imprimé, etc. 66 de l’écriture et par l’acte de copie, ainsi que par l’activité de la lecture. Le répertoire de signes de cet appareil paratextuel nous est bien connu à travers la liste des notae sententiarum ou notulae librorum recensée dès Isidore de Séville au 7 e siècle : un ensemble de symboles hérités de la latinité classique, qui s’est peu à peu enrichi au cours du Moyen Âge par de nouveaux signes et variantes, surgis en même temps que les systèmes d’indexation et d’autres procédés de transformation du textus. Les notae ont contribué à fournir aux textes tout un appareil de segmentations, correspondances, corrections, appels ou explications sur le sens, l’intérêt, la difficulté, la véracité ou le doute à propos d’un élément textuel. Elles comportent plusieurs types de signes : a) des lettres grecques : par exemple, le paragraphus trouve son origine dans la gamma majuscule ; le chrisimon et le phrontis dans les lettres phi et rho ; b) des idéogrammes, comme l’asteriscus, qui représente une petite étoile et qui a souvent été remplacé au Moyen Âge par une croix ou une manicule ; c) d’autres types de signes. Ces deux séries médiévales de signes graphiques, positurae et notae sententiarum, pourraient être systématiquement assimilées aux deux séries contemporaines de la ponctuation (au sens restreint du terme) et des signes auxiliaires. Mais dans une perspective historique, il convient, à notre avis, de rassembler les deux séries sous un concept large du terme ponctuation, tel que l’ont fait des paléographes comme Parkes (1992 : 12, 27, 43, 57) ou des spécialistes de l’orthotypographie française comme Catach (1968), Arabyan (1994) et Cunha et Arabyan (2004). Il n’y a pas de solution de continuité entre notae et ponctuants, en raison de deux facteurs déterminés par la variation formelle et fonctionnelle des signes. Premièrement, étant donné la polysémie des signes médiévaux, un même signe a pu servir à la notation critique ou à la segmentation syntagmatique. C’est bien le cas de l’astérisque <*> : en tant que signe de notation critique, il marquait une omission dans les textes antiques, ou bien un simple renvoi dans la marge ou en bas de page des textes médiévaux. Ce même signe a connu des usages musicaux en tant que pause syntaxique et respiratoire : dans la notation grégorienne carrée, l’astérisque notait une pause longue (Houston, 2013 : 97). Encore de nos jours, dans la récitation des psaumes, la médiante ou milieu du verset est représentée par un astérisque qui aide à faire correctement les pauses dans la lecture ou la récitation 27 27 En français moderne, l’astérisque connaît également des emplois au niveau du mot : c’est le cas de la fonction d’abréviation exercée par l’astéronyme <***> comme indicateur d’une omission. Exemple : Elle passait pour avoir été autrefois la maitresse de B*** (cit. par Drillon 1991 : 428). L’histoire de l’astérisque est traitée de façon plus détaillée dans Llamas-Pombo (2017). . Elena Llamas-Pombo Graphie et ponctuation du français médiéval. Système et variation 67 Deuxièmement, l’origine de certains signes actuels de la ponctuation énonciative se trouve dans des variantes médiévales des notae sententiarum. Un cas exemplaire de ce deuxième facteur est l’histoire des guillemets dits « français », dont l’origine est communément attribuée au diple [>], signe qui pointe comme une flèche, et qui servait, aux marges des manuscrits grecs ou latins, à indiquer la ligne où se trouvait un passage important ou un mot digne de glose (Parkes 1992 : 303). Dans les manuscrits médiévaux, ce signe s’est spécialisé dans le marquage de la citation, notamment des textes bibliques, ce dont témoigne Isidore de Séville. L’introduction dans les imprimés français du diple inverse [<] de façon redoublée [« ], comme marque de la citation, constitue l’origine, assez incertaine, des guillemets actuels, en tant que signe au statut pleinement orthographique. Incertaine, étant donné que les imprimés du 16 e siècle présentent un guillemet ouvrant en forme de double virgule [’’] et non pas en forme de diple inverse [« ] ; à ce propos, Arabyan (1994 : 40-41) préfère situer l’origine des guillemets français dans le couple ouvrant-fermant constitué par deux autres notae setentiarum : paragraphus [┌ ] et positura [┐]. Suivant Catach (1968 : 72), nous avons par la suite proposé l’hypothèse des doubles barres de correction et d’appel [/ / ] comme origine des guillemets de forme [’’] du 16 e siècle. Cette nota sententiarum d’appel aux rubricateurs pour l’introduction du paragraphus ou pied de mouche [/ / ❡ ] a adopté la nouvelle fonction de signifier l’introduction du discours, dans certains manuscrits aux 14 e et 15 e siècles 28 Il n’y a donc pas de solution de continuité entre notae et ponctuants dans l’histoire des marques du discours, parce qu’elles subissent un changement de statut, en passant du caractère paragraphique ou marginal dans les manuscrits anciens au système orthographique de la langue française imprimée. . Avant l’imprimerie, certes, les guillemets sont très rares et leurs occurrences sont soumises à la variation ; or la rareté de ces usages ne les rend pas insignifiants pour l’histoire de l’orthographe. Tout comme sur le plan d’évolution diachronique interne de la langue, dans la mesure où certaines variantes graphiques, si extraordinaires soient-elles, renferment une norme potentielle, elles intéressent la graphématique historique. 3.3 Graphématique, paragraphie et modes du discours Mais venons-en au domaine de la grammaire de l’énonciation. L’opposition entre le discours direct et le narré a existé depuis l’Antiquité, mais cette opposition n’était traitée que par la philosophie, la rhétorique ou la poétique. 28 L’histoire des guillemets et sa bibliographie sont passées en revue dans Llamas-Pombo (2015a). 68 La promotion du discours direct au statut de notion grammaticale est un acquis de la pensée linguistique du 18 e siècle, conséquence de l’évolution des techniques de ponctuation des imprimeurs (Branca-Rosoff 1993 : 3, 24) ; l’ensemble des imprimeurs n’ont généralisé les signes spécialisés dans la ponctuation des changements énonciatifs qu’à la fin de ce siècle (Houston 2013 : 203). Dans les manuscrits français, entre le 13 e et le 15 e siècle, le décrochage du parlé et du narratif s’est matérialisé, timidement d’abord, par de simples signes de segmentation comme le point, le comma ou la majuscule. Ensuite, les programmes de rubrication énonciative de certains manuscrits ont rempli cette fonction, à travers l’introduction systématique des voix narratives par le nom de chaque personnage, avec ou sans verbe de parole, un peu à la façon des textes dramatiques (Ci parle raison..., l’amant parle... ou, simplement, L’amant, Raison, précédant les répliques) 29 Ces programmes de rubrication démontrent à quel point le concept grammatical de discours direct est encore étranger aux scripteurs médiévaux, car ce qui est de l’ordre de la mimésis de la parole et ce qui n’en relève pas varie, radicalement, entre les marques médiévales et les signes de ponctuation des éditions modernes. . Notre conception contemporaine du texte narratif se projette sur une distinction typographique élémentaire entre discours citant et discours cité : les guillemets, les tirets ou l’italique distinguent, exclusivement, ce qui constitue pour nous un discours direct des personnages. Ainsi, la voix du narrateur (discours citant) n’est pas marquée graphiquement, puisque nous la considérons comme le discours primaire et « neutre » qui présente d’autres discours secondaires (discours cités). En revanche, les voix narratologiques s’articulent différemment chez les copistes de la fin du Moyen Âge : si le discours direct constitue la fiction d’un acte de parole en présence, la parole du narrateur se trouve également représentée comme énonciation en présence, avec les mêmes marques graphiques et le même relief que la voix des personnages. C’est le cas d’une famille de témoins manuscrits de l’Ovide moralisé, datées du 14 e et du 15 e siècle, qui présentent une introduction de la voix du narrateur par des formules du type Ovide acteur, Ovide parle : la voix narrative intratextuelle reçoit, de façon anachronique, le nom de l’auteur classique. Ce n’est pas par hasard qu’Ovide est qualifié d’acteur, néologisme de l’ancien français qui fait écho à toute la polysémie de la trilogie latinomédiévale auctor, actor, aucthor, car le nom acteur renvoie à autorité, mais, 29 Un état de la question sur l’histoire des marques du discours en français médiéval est présenté dans Llamas-Pombo (2010). Elena Llamas-Pombo Graphie et ponctuation du français médiéval. Système et variation 69 également, à acteur, « celui qui joue un rôle » et à auteur, dans le sens de « rapporteur de paroles » 30 Certains exemplaires du Roman de la Rose présentent également des programmes de rubrication avec un dispositif presque systématique d’introduction des voix narratives. Le narrateur y est mis au premier plan de la scène énonciative par une voix dédoublée, nommée l’amant ou l’acteur, d’après une distinction narratologique que Sylvia Huot (1987, 1988) a subtilement analysée. . Le marquage des voix dans ce type de codex nous offre, alors, le théâtre visuel d’une mimèsis de la parole où la voix narrative est devenue persona, « personnage », au sens dramatique du terme. Les études de Rosier (2000), Marnette (2006) et Librova (2010) sur les signes et les marques de l’énonciation ont également démontré que la ponctuation de certains manuscrits marque tout aussi bien le discours rapporté au style direct que le discours indirect ou le discours narrativisé, tout en confirmant que les copistes percevaient le discours rapporté comme un mécanisme énonciatif homogène et que la narration était aussi conçue comme un discours au premier plan de la scène énonciative. La graphie et la paragraphie des manuscrits confortent ainsi le concept large d’oral représenté, tel qu’il a été défini par Marchello-Nizia (2012a) comme « ce qui se donne comme de l’oral dans les textes », embrassant un ensemble de formes discursives beaucoup plus large que celle des paroles rapportées au style direct ou au style indirect. Le concept d’« oralité (2) » dans la linguistique diachronique du français désigne ainsi actuellement, au sens large, tous les actes de parole des « locuteurs » ou « voix » intratextuelles. Par exemple, Marnette (2013) étudie « Oralité et locuteurs dans les lais médiévaux » à travers une notion de discours rapporté qui embrasse, au-delà des paroles et des pensées des personnages au style direct, toute la mise en scène de la voix du locuteur-narrateur, responsable du récit et de la communication avec les auditeurs-lecteurs. 3.4 Graphématique et modalités d’énonciation Le système de ponctuation du français a progressivement incorporé, à la fin du Moyen Âge, bien que de façon rare et non systématique, les signes qui marquent les modalités interrogative et exclamative (par le simple comma, un point avec une petite virgule suscrite < ! >, par le punctus elevatus < > ou par le punctus interrogativus ou punctus admirativus). L’étude de leurs formes, leurs valeurs et leur usage non standardisé concernent le domaine de l’ « oral (2) », entendu comme mimésis du discours en présence, puisque 30 Cf. Llamas-Pombo (1996a, 1996b, 2008). 70 celui-ci se caractérise par les formes linguistiques de la proximité communicative, telles que l’interjection ou la question directe en co-présence de deux locuteurs. Rien ne nous empêche d’interroger parallèlement les marques graphiques à l’égard de leurs rapports avec l’« oral (1)» : tout en considérant ces modalités énonciatives, nous pouvons en effet comparer les patrons formels propres au code graphique et au code phonique, ainsi que leur degré de correspondance ou d’autonomie. Examinons, à titre d’exemple, la ponctuation médiévale de l’interjection. Celle-ci fait partie de l’ensemble de préconstruits codifiés de la langue ; dotée d’une fonction illocutoire et « employée de façon privilégiée en discours direct », elle peut être centrée sur le locuteur comme « marque de subjectivité » et d’expressivité, ou bien se trouver focalisée sur l’interlocuteur (Buridant 2003 : 179). Si la ponctuation de l’exclamation commence à se faire présente seulement à partir du 13 e siècle, elle le fait, de préférence, dans des expressions préconstruites comme l’interjection. Comme il vient d’être expliqué, les rubriques de certains manuscrits présentent la voix narrative « introduite » sur le même plan que les voix des personnages de fiction ; le discours narratif adopte ainsi souvent les stratégies discursives de l’immédiateté communicative, de la parole en présence. Si le style formulaire de la chanson de geste présente souvent le récit écrit dans les termes de la communication vocale, à travers les formules du type ci orrez, la littérature narrative conserve souvent ce type de marqueurs conversationnels comme structurants des récits. La voix narrative adopte ainsi souvent des procédés expressifs qui caractérisent en principe l’énonciation en présence. Par exemple, « les interjections sont globalement spécifiques du discours direct. Nous observons cependant qu’elles sont présentes aussi dans le non discours direct » (Guillot et al. (2013 : 9). C’est ainsi que s’exprime, pour ne citer qu’un seul cas, le narrateur de l’Ovide moralisé, lorsqu’il s’exclame : Autre sens poet auoir la fable — Autre sens puet avoir la fable : Leu ravissable et damagent Leu rauissant et damagent ❡ Ha ∙҃ dieus que de tels leux sont hore Ha, dieus, com de telz leus sont ore ! Ovide moralisé, Ms. Paris, BnF, (Boer, éd. Livre I, vv. 1568-1574) fr. 24305, fol. 17 vb, vv. 1570-1574) Là où le manuscrit BnF fr. 24305 structure les longs passages narratifs par une simple lettrine, l’édition de Boer (1915) répète l’usage du tiret à l’intérieur du récit de la voix narrative, ce qui relance le discours narratif à la façon de l’immédiateté d’un discours direct ; mais nous observons dans certains folios de ce manuscrit un deuxième niveau de structuration, marqué par le paragraphus, probablement de la main d’un lecteur postérieur au copiste. Ce pied-de-mouche segmente le discours et renforce visuellement, comme le font les tirets actuels, les propriétés linguistiques de la communication immédiate, telles l’interjection ici présente. Elena Llamas-Pombo Graphie et ponctuation du français médiéval. Système et variation 71 Comparons, ensuite, par l’exemple suivant, le rapport de ce type de graphèmes suprasegmentaux à l’« oralité (1) », c’est-à-dire, à la lecture vocale. Un célèbre recueil de récits, le Ms. Paris, BnF, fr. 837, copié au 13 e siècle, tout en étant fort peu ponctué, présente cependant, dans certains passages de monologues lyriques, un emploi systématique du punctus elevatus < >. Ha pyramus quel le feras he diex por qoi nest fez li plais ha lasse he murs he amors (Piramus et Tisbé. Ms. Paris, BnF, fr. 837, fol. 96v, 97r, 97v, cité dans Llamas-Pombo 1996b) Les ponctuations actuelles de la suite formée par une interjection et un vocatif placent de règle le topogramme à la fin de toute la structure en modalité exclamative (Hé, amors ! ). Alors, est-ce que le punctus elevatus ne pourrait pas marquer ici une certaine élévation de la voix, comme dans ses origines musicales ? Plutôt que signifier la modalité exclamative, le signe garderait une valeur tonale, représentant une montée de l’intonation propre à l’interjection suivie de vocatif. Selon l’interprétation donnée par Marchello Nizia (2008 : 304) au comma exclamatif, dans ces occurrences, le punctus elevatus indiquerait que l’énoncé n’est pas fini et que l’élément que clôt le signe « n’est que le premier d’un énoncé en deux pans » : le signe médiéval noterait plus des éléments phoniques que ne le fait la place fixe imposée au signe d’exclamation actuel. Un punctus à valeur intonative et non pausale : la structure des vers dissyllabiques ([1] ha [2] lasse ; [1] he [2] murs) exige parfois d’éviter un hiatus et d’enchaîner deux voyelles dont la solidarité rend impossible une pause : c’est le cas du vers [1] hea [2] mors, obligatoirement dissyllabique. 4 Paramètre diastratique dans la variation graphique 4.1 Le terme « oral » comme registre de langue Les termes « oral (3) » et « oralité (3) » sont employés par la linguistique contemporaine dans une troisième acception d’ordre diastratique, pour désigner un registre de langue non soutenu ou les propriétés ou ressources linguistiques perçues à un niveau inférieur dans une hiérarchie entre sociolectes. Par synecdoque, on identifie « langage familier », « langage populaire » ou « conversation ordinaire » avec « oralité », parce que le médium « oral (1) » et l’immédiateté communicative sont les circonstances les plus fréquentes des actes de parole ordinaires et spontanés. Le discours marginalisé, tabou ou transgressif, par exemple, « semble plus typique de l’oralité que de 72 l’écrit », comme l’affirme Lagorgette (2013 : 120) dans ses études sur les insultes, les registres de langue et l’oralité médiévale. Pour traduire ce constat terminologique dans les termes du système variationnel de Koch et Oesterreicher, les insultes dans les fabliaux ou dans les Manières de langage relèveraient de la « compétence écrite d’empreinte orale » (Koch 1993 : 47), car il s’agit d’éléments de langue qui n’apparaissent que dans l’immédiateté communicative ou dans un usage semi-savant. Il est certain que l’on a fortement réprouvé l’identification entre le parlé et le familier (Blanche-Benveniste et Jeanjean, 1986 : 20 ; Blanche-Benveniste 1991 : 53) ; il n’est pas moins vrai que l’on identifie souvent le médium et le registre de langue. Par exemple, Sillam (1991 : 43, 40), dans une étude sur l’oralisation du discours littéraire, au 19 e siècle, dans Bel-Ami de Maupassant, nous explique que « l’imbrication des registres de langue populaire, familier et standard contribue à l’oralité du discours » : « certains personnages parlent une langue populaire dont les marques d’oralisation concernent une prononciation particulière ». Cette citation attribue un sens diastratique au terme « oralisation (3) » ; or, lorsque cette même étude nous indique que « le discours direct rapporté sert à oraliser et à individualiser les propos des personnages », le verbe oraliser est employé dans un sens discursif (que nous avons identifié comme « oral (2) »). 4.2 Graphie et variation diastratique Le paramètre de variation diastratique n’est pas sans pertinence pour l’histoire graphique du français, car dès le Moyen Âge l’on peut relever des témoignages explicites ou des indices implicites d’un choix entre graphies prestigieuses et graphies moins valorisées ; la variation diastratique se trouve en ce domaine indissolublement associée à la diachronie et à la diaphasie. À vrai dire, dès le latin tardif, il existe une perception de précellence formelle de certaines graphies. L’Appendix Probi, en l’occurrence, est une source documentaire du 3 e ou 4 e siècle (conservée dans un manuscrit du 7 e ou 8 e siècle) qui présente un continuum diachronique, phonique et graphique, plus qu’une rupture entre latin et roman. Comme le souligne Cabrera (1998 : 13), les séquences A non B nous offrent des variantes plus valorisées que d’autres et semblent indiquer « on écrit A et non pas B » plutôt que « on dit A et non pas B ». Les corrections du type vacua non vaqua, coquens non cocens, capsesis non capsessis renferment des paires de variantes purement graphiques, où l’évolution diachronique est évaluée en termes diastratiques (correction versus faute populaire). Les hypercorrections graphiques dans les scriptae médiévales françaises relèvent aussi de la variation diastratique, dans la mesure où elles traduisent une insécurité dans la maîtrise des conventions orthographiques supraindividuelles (Duggan 1985 : 14 et 29 ; Callahan 1990 : 696 ; Völker 2009 : 51). Elena Llamas-Pombo Graphie et ponctuation du français médiéval. Système et variation 73 À l’égard de l’ancien et du moyen français, le marquage irrégulier et la disparition graduelle de la déclinaison nominale ont été interprétés comme des cas prototypiques de variation par plusieurs diachroniciens qui ont mis l’accent soit sur les facteurs diaphasico-diastratiques (stylistiques et sociolectaux), soit sur les implications diastratico-diatopiques (sociolectales et géographiques). Pour Félix Lecoy (1955), Claude Régnier (1960) et nombreux autres linguistes, le maintien des règles de la déclinaison aurait constitué surtout une marque de « bon usage », propre au bon français de France ; un « effort de purisme », particulièrement marqué en picard, qui aurait caractérisé certains ateliers du 14 e siècle. Un exemple proposé par B. Cerquiglini (1983 : 27-29) est celui des Miracles de Saint Louis de Guillaume de Saint-Pathus, texte rédigé au début du 14 e siècle : les minutes du procès de canonisation du roi qui ont servi de modèle à l’auteur présentent une langue pratiquement non déclinée. En revanche, l’un des manuscrits des Miracles, particulièrement somptueux, n’offre aucune faute de déclinaison. La présence de la flexion serait « un effet stylistique [...] lié par suite à une volonté de distinction de l’œuvre, voire même à la qualité matérielle de sa copie » : un cas exemplaire de variation diaphasico-diastratique (stylistique et sociolectale). Face aux explications fondées sur le « purisme », Lene Schøsler 31 Les dernières études sur la déclinaison dans l’écrit documentaire semblent aussi aller contre l’hypothèse du « purisme », étant donné que la forme diachroniquement la plus avancée — l’absence de flexion nominale — caractérise précisément les documents de la chancellerie royale de France, atelier d’écriture où l’on s’attendrait au « meilleur usage ». Dans le corpus de chartes luxembourgeoises du 13 e siècle analysé par Völker (2005 : 9-10 ; 2009 : 53), les écrits échangés entre le roi de France et le comte de Luxembourg se distinguent d’une manière nette par la mise hors fonction du système bicasuel ; en revanche, dans la majorité des chartes échangées entre le comte de Luxembourg et des correspondants appartenant à la noblesse, la bourgeoisie ou le clergé, la flexion se voit très bien respectée. Pour Völker, c’est le centre social du pouvoir politique de France qui a poussé à la simplification de la déclinaison et ce n’est donc pas la périphérie géographique qui a abandonné cette règle morphologique (2005 : 10). Toujours pour ce linguiste, la variation présence-absence de flexion (une évolution diachronique) se a démontré que le recul graduel de la flexion nominale suit bien un mouvement allant de l’Ouest vers l’Est et qu’il dépend essentiellement de facteurs diatopiques, liés simultanément à des variations lexicales, grammaticales et pragmatiques. Le recul de la flexion se produit plus tôt dans les noms à référent non humain, plus tôt dans les adjectifs que dans les noms, plus tôt en prose qu’en vers, plus tôt dans le discours direct que dans la narration. 31 Schøsler (1984, 2013), Reener et Schøsler (2000). 74 trouve plus liée à un fait de diastratie (la précellence sociale de la chancellerie royale) qu’à un simple facteur géographique. 5 Le paramètre conceptionnel et les systèmes de ponctuation 5.1 Le terme « oral » comme conception ou style de langue En vertu d’une troisième synecdoque, le terme « oral (4) » a traditionnellement qualifié le style, la norme ou le « registre idiomatique », ou encore, « les stratégies communicatives » de l’immédiat, dans des termes tels que style oral, langue orale, traces d’oralité. Oralité et scripturalité désignent, respectivement, la qualité de la communication de l’immédiat ou de la distance. Mot polysémique au plus haut degré, « oralité » équivaut parfois à langue parlée, par opposition à langue écrite, comme registres de langue 32 32 Pour Coseriu (1981 : 13), « les types très généraux de styles connexes, correspondant à des types connexes de circonstances (par exemple, langue parlée, langue écrite, langue littéraire) peuvent être désignés par le terme de registres idiomatiques ». Pour le linguiste espagnol Polo (1995), la paire langue parlée / langue écrite oppose des classes ou des registres de langue. Cette variation conceptionnelle ou de registre fait partie de la variation diaphasique (ou stylistique) dans le modèle diasystémique de Coseriu. Le modèle proposé par Koch et Oesterreicher (2001) intègre une nouvelle dimension variationnelle dans le cadre théorique de la variation diasytémique : l’axe conceptionnel qui oppose la communication de l’immédiat et celle de la distance. D’autres auteurs ont plaidé en faveur de son inclusion dans l’axe diaphasique, pour le considérer simplement comme un type de variation de style, au sens rhétorique du terme. . Lorsque Sillam (1991 : 37), dans l’étude citée plus haut, tente d’identifier des traces d’oralité dans les romans de Maupassant (appuis du discours, localisations temporelles, interrogations directes, etc.), elle identifie ce même terme à celui de langue parlée. De façon analogue, l’académicien Jean-Louis Curtis (1990 : 31) peut affirmer que « ce texte est celui d’une conférence prononcée à l’Université de Lille. L’auteur a délibérément choisi de lui préserver certains traits de son oralité » : une telle oralité dans un texte écrit ne fait point référence à un médium ou à une substance de langue, mais à deux normes ou deux styles communicatifs différents. Bien que la linguistique contemporaine ait montré la nécessité de ne pas confondre le médium (graphique et phonique) avec les conceptions de langue (l’immédiat et la distance), l’on rencontre encore fréquemment l’acception conceptionnelle du terme « oral (4) ». C’est le cas de nombreuses études sur la communication médiée par ordinateur, qualifiée de « nouvelle oralité » ou d’« hybride entre l’oral et l’écrit » : le terme « oral » prend ici une valeur fortement métaphorique, car il fait référence à des traits pragmatiques et énonciatifs propres de l’immédiat transmis dans un support qui est, à l’évidence, purement graphique et visuel. Elena Llamas-Pombo Graphie et ponctuation du français médiéval. Système et variation 75 5.2 Conception « orale »/ conception « scripturale » des textes et ponctuation L’opposition entre formes de communication de l’immédiat ou de la distance demeure très pertinente pour les genres textuels du Moyen Âge qui nous ont été transmis par le seul médium de l’écriture. Ce paramètre conditionne de façon déterminante l’évolution des systèmes de ponctuation du français médiéval. Dans l’analyse des rapports de la ponctuation à la syntaxe médiévale, nous avons proposé une première opposition orthographique entre ponctuation lâche et ponctuation entravée, parallèle à l’opposition d’ordre grammatical entre syntaxe lâche et syntaxe entravée (Llamas-Pombo 2008). Cette opposition est, à notre avis, aussi pertinente que la distinction entre ponctuation du vers et ponctuation de la prose. Les rhéteurs latins avaient déjà observé deux styles grammaticaux différents dans les textes en prose ; Quintilien, par exemple, signale que, pour bien organiser l’ordre des mots dans les discours, il faut distinguer la « syntaxe entravée ou enchaînee » (oratio alia uincta atque contexta) de la « syntaxe lâche » (soluta alia ; Institutiones oratoriae, Liber IX, 4, 19, 7). Walter von Wartburg ([1946] 1991 : 153) a traité les aspects historiques de l’opposition entre constructions paratactiques et hypotactiques, dans l’évolution des langues latine et française, au même moment où Dámaso Alonso (1944 : 73-77) étudiait cette opposition comme fondement de deux types d’« allures stylistiques », propres à différents genres de la littérature médiévale hispanique. Badía Margarit (1960) a désigné plus tard ces « deux types de langues » par les termes de syntaxe lâche et syntaxe entravée (sintaxis suelta et sintaxis trabada, en espagnol), termes que José Polo (1974 : 107-110) a ensuite appliqués au plan orthographique, pour distinguer deux types de ponctuation : ponctuation lâche et ponctuation entravée ou « dense » (puntuación suelta et puntuación trabada, en espagnol). Marchello-Nizia (1978) a analysé cette même opposition dans les manuscrits français, dans une étude sur la typologie de la jonction ou articulation entre propositions : l’absence de ponctuation syntaxique dans les textes en vers « se comprend quand on constate que les unités syntaxiques se moulent sur les schémas rythmiques » ; dès son origine, en revanche, la prose ne manque pas de signes de ponctuation et de délimitation des propositions (cf. aussi Buridant 2000 : 569- 572). La littérature conçue dans un contexte culturel de transmission « orale (1) » présente des formes propres à la communication de l’immédiat, parmi lesquelles se trouvent au premier rang les propriétés rythmiques de la langue versifiée. Or de telles propriétés latentes dans la langue soumise au mètre ne se réalisent que dans la parole dite de vive voix. Il faut toujours distinguer, suivant les formalistes russes Brik et Tomachevski, le mouvement du résultat du mouvement, le rythme du mètre : seul le rythme peut présenter le discours poétique en mouvement ; le mètre est le résultat gra- 76 phique des traces du mouvement, inscrites sur la ligne des vers. On ne peut pas comprendre le rythme à partir de la ligne des vers ; en revanche, on ne comprend le vers qu’à partir du mouvement rythmique 33 Nous avons classé dans la catégorie de la ponctuation lâche ce que nous appelons ponctuation rythmique des textes en vers, à savoir l’emploi de points ou d’autres signes comme marques syntagmatiques de la césure, de la fin du vers ou du couplet de vers, suivant une pratique héritée de la latinité tardive, où le signe remplit une fonction redondante par rapport à la majuscule initiale du vers . 34 Par exemple, lorsque le scripteur de la Séquence de sainte Eulalie ponctue Illi en ortet dont lei nonque chielt . Qued elle fuiet lo nom christi ien, le point marque les contours de l’unité de versification, là où une ponctuation moderne d’ordre syntaxique ne permettrait pas de segmenter l’unité de la phrase : « Il l’exhorte, ce qui ne la touche point, à renoncer au nom chrétien ». L’ancienne poésie française, tout comme les notations musicales du Moyen Âge, appartient à une culture écrite de la notation minimale, qui ne connaît pas la ponctuation énonciative. Quand le manuscrit d’Oxford de la Chanson de Roland (vers 2292-3) présente un énoncé du type : . Ce marquage d’unités de versification est caractéristique des poèmes français les plus anciens, comme la Séquence de sainte Eulalie ou la Chanson de Roland dans le manuscrit d’Oxford. Dans les textes dotés d’une ponctuation « rythmique », la structure de l’oral et du rythme l’emporte souvent sur la « logique » du sens et de la syntaxe. a pres li dit culuert paien cum fus unkes si os . q ue me saisis ne adreit ne a tort . la notation minimale ou « lâche » se moule exclusivement sur l’unité de versification, tandis que les ponctuations modernes (Aprés li dit : « Culvert paien, cum fus unkes si os Que me saisis, ne a dreit ne a tort ? ») réarticulent des segments syntaxiques et énonciatifs pour le lecteur et permettent ainsi un tout autre décodage des vers. Bien évidemment, une telle dissociation entre la « logique » et le rythme n’avait pas de sens dans le contexte culturel du Moyen Âge : si le poème est chanté ou psalmodié, une seule structure intonative construite sur chaque vers est entendue, et la mélodie empêche toute autre pause ou intonation « logiques ». À l’extrême opposé dans l’échelle des formes communicatives, nous situons la structure formelle de l’écrit documentaire. Les chartes médiévales sont des pièces exemplaires de langue écrite de type distal : les longues énu- 33 Brik et Tomachevski, cit. par Todorov (1965 : 143, 169). 34 Cf. Parkes 1992 : 162, 237, 291. Pour la typologie de la mise en page des textes français en vers, cf. Hasenohr (1990 : 234-264) et Bourgain (1989, 252-280). Sur la ponctuation des plus anciens poèmes français, cf. Baddeley (2001 : 144). Elena Llamas-Pombo Graphie et ponctuation du français médiéval. Système et variation 77 mérations ou les longs énoncés de clauses qui enchaînent de nombreuses propositions subordonnées sont caractéristiques d’une composition « hypotactique » très élaborée, éloignée de la communication spontanée. Le format textuel de toutes les chartes d’Europe suit le modèle latin du genre épistolaire, qui se présente comme une communication en apparence de type proximal, mais dont le registre de langue est bien celui de la scripturalité, promue à une communication différée dans la distance, les paroles des chartes et des lettres étant le garant et l’exécution verbale des droits, des titres de propriété ou des actes juridiques dont la vigueur doit demeurer dans le temps. Une telle conception profondément scripturale se reflète, partout en Europe, dans le développement de systèmes de ponctuation complexes ou « entravés », aptes à régler visuellement la suite de clauses et de propositions du discours diplomatique ; systèmes qui participent à part entière du caractère amplement formalisé et stéréotypé des éléments constitutifs de l’écrit documentaire. Les documents diplomatiques ont été écrits dans toute l’Europe en pleines lignes, sans paragraphes ni interlignes, avec quelques rares exceptions de chartes rédigées sur deux colonnes ou de chartes juridiques structurées en articles. La mise en texte est compacte, sans divisions par le moyen d’espaces blancs, avec un soin spécial de la justification droite, auxilié parfois par des points, des lignes ou des filigranes. La volonté d’inscrire des textes dont le contenu devait rester ferme et stable (afin que ce soit chose ferme et stable par tout temps, comme l’affirme littéralement la formule des lettres royaux) se manifeste dans la disposition du texte sur un cadre homogène et rectangulaire ; un texte ferme lui-même dans le sens matériel du terme : « sûr », « invariable », « fermé », non ouvert à des ajouts ultérieurs. La ponctuation constitue ainsi le seul système de signes de segmentation visuelle qui distingue les parties du discours diplomatique, comme l’ont démontré les études de Boutier (2001) et de Mazziotta (2009). C’est majoritairement le point alternant avec l’opposition majuscule/ minuscule qui articule les éléments canoniques des chartes de toute l’Europe médiévale. Certes, une telle constante contraste avec le grand taux de variation que présente le traitement de la syntaxe par la ponctuation ; une variation qui n’implique pas pour autant l’usage arbitraire ou aléatoire des signes, mais de subtiles alternances de signes, comme l’ont démontré les deux études cruciales de Buridant (1980) et de Boutier (2001). Par exemple, lorsque, dans un même document, la ponctuation des termes coordonnés par et est traitée de deux façons différentes (point, virgula, ou marque zéro), cette variation ne provient pas d’une inadvertance ou d’une négligence du scribe. Bien au contraire, il existe toute une tradition d’alternance point/ absence de signe dans la hiérarchisation des termes coordonnés. Nous citerons à titre d’exemple différentes coordinations dans une Lettre patente de Louis IX , 1241 (DocLing) : 78 Li rois de Navarre · et li templier / / nos (lignes 20-21) ont requis que nos la tesmognein segnorie de chatel · et de cite (ligne 4) tous ces aquez · et les issues nos a baillez (ligne 7) ces aquez · et ces issues (ligne 10) de nostre chier cousin · et nostre fael Thibaut Roi de Navarre et des templiers (ligne 2) dedenz le terme (lignes 13-14) devant dit · quar nos lor avons deffendu / et il distrent que non feroient il Le punctus copulativus souligne la coordination de termes reliés sémantiquement par une forte cohésion (« Li rois de Navarre · et li templier » ; « de chatel · et de cite » ; « ces aquez · et ces issues »). Mais les mêmes syntagmes peuvent apparaître sans ponctuation lorsqu’ils appartiennent à une coordination multiple hiérarchisée : par exemple, dans la suite « de nostre chier cousin · et nostre fael Thibaut Roi de Navarre et des templiers », alternent la marque zéro pour la coordination primaire et le point pour la coordination secondaire [(a· et b) ∅ et c]. C’est à l’intérieur de chaque énoncé que l’échelle de valeurs des signes est distribuée, concentriquement : lorsque le point est déjà employé pour la subordination à l’intérieur d’une clause, c’est alors que la virgula marque occasionnellement la coordination, par un effet de simple variatio ou alternance de signes (comme aux lignes 13-14). La ponctuation normative actuelle répond à un modèle phrastique, basé sur des règles indépendantes, expliquées par le moyen de phrases-type isolées, qui devront être toujours ponctuées selon les mêmes critères, bien qu’il existe une certaine marge stylistique de choix. La ponctuation des chartes médiévales ne répond pas à ce modèle phrastique, au schéma homogène d’un même signe pour une même structure syntaxique. Il s’agit plutôt d’une ponctuation textuelle, organisée à l’intérieur de chaque énoncé, de chaque partie diplomatique de la charte, de façon concentrique et distribuée très souvent selon un principe de variation à proximité, en vertu duquel, pour une même fonction alternent souvent deux ou trois signes. C’est ainsi que l’étude de la ponctuation des chartes conforte la théorie syntaxique qui évite l’anachronisme d’appliquer la notion de phrase au français médiéval (cf. Marchello-Nizia 2012). Ce critère scripturaire, toutes différences considérées, est assimilable à certaines règles contemporaines, comme la citation dans la citation : « lorsqu’on cite au deuxième degré, on change de guillemets : au premier degré les plus usuels sont les guillemets français ; au deuxième degré les guillemets dits anglais ; au troisième degré, les apostrophes » (Drillon 1991). De façon analogue, les scribes ponctuent les propositions d’après un principe d’alternance successive de deux ou trois signes (point, virgula, marque zéro ou un autre signe), tout en évitant de répéter constamment le même sym- Elena Llamas-Pombo Graphie et ponctuation du français médiéval. Système et variation 79 bole. C’est ce qui est radicalement différent entre la ponctuation des chartes médiévales et la norme phrastique de la ponctuation moderne. 6 Conclusions Le français médiéval est la langue d’un patrimoine textuel imposant, qui a exercé une influence remarquable sur les langues et les cultures européennes du Moyen Âge ; la compréhension de son système graphique intéresse toujours le médiévisme, d’autant plus que le support numérique a multiplié les possibilités d’analyse linguistique des manuscrits originaux. Si l’unité de l’ancien français comme langue — dont on a eu conscience explicitement dès le 13 e siècle (Buridant 2000 : 24) — est indéniable, cette langue ne peut être décrite qu’en termes de diasystème, c’est-à-dire de système soumis à des variations dans le temps et dans l’espace géographique et social. Nous avons tenté d’appliquer ce modèle diasystématique au plan de la graphie, afin de doter la variance graphique de paramètres objectivables et d’un cadre théorique, dont voici les lignes maîtresses : a) Dans l’écriture de la langue médiévale, l’hétérographie ou variation graphique peut être parfois expliquée en termes de choix stylistique, au sein d’une rhétorique du signifiant écrit. Certaines variantes, seulement destinées à l’œil du lecteur, témoignent de l’autonomie fonctionnelle de l’écriture. On pourra donc considérer que, chez certains scripteurs médiévaux, un paramètre diaphasique a coexisté avec la variation géographique ou diatopique (étudiée par la scriptologie) et avec la variation sociale ou diastratique. b) Au sein du système d’écriture non-normé du français médiéval, certaines graphies, que nous avons appelées graphies phoniques, permettent d’enregistrer la parole, de noter de façon exceptionnelle un fait phonique sans valeur distinctive : un trait phonétique, un arrêt dans la prononciation dans tel vers, un hiatus dans la lecture de tel autre vers. c) En effet, la graphie médiévale est examinée dans son rapport d’autonomie ou de corrélation avec l’oral, parce que la grande masse du patrimoine écrit du Moyen Âge est toujours le témoin d’une langue historique, d’un idiome qui a été parlé. Mais ces relations entre la graphie et l’oralité médiévale relèvent, dans la linguistique actuelle, de plans différents qu’il convient de déceler clairement. Le terme oralité renvoie aux actes de parole historiques : la lecture, la récitation, la prononciation. Ce même terme, dans le domaine de l’énonciation, désigne la représentation des actes de parole ou le discours rapporté au style direct. Ensuite, dans la théorie des formes de 80 communication, le mot oralité renvoie parfois aux propriétés linguistiques de l’immédiat. d) Dans ce cadre théorique, le terme orthographe a été pris au sens large, comme discipline qui embrasse non seulement les graphèmes alphabétiques, mais aussi la ponctuation : un système graphique dont les variantes nous laissent percevoir les unités de la langue écrite distinguées par les professionnels médiévaux de l’écriture. La ponctuation peut ainsi intégrer de plein droit la grammaire médiévale. Elena Llamas-Pombo Graphie et ponctuation du français médiéval. Système et variation 81 Bibliographie A LARCOS L LORA CH , Emilio (1965) « Representaciones gráficas del lenguaje », Archivum, 15, p. 5-58. [Trad. française : « Les représentatio ns graphiqu es du langage », in And ré Martinet (dir.), Le La ngage, Paris, Gallimard, 1968, p. 513-568. Rééd. Representacio nes g ráficas del l enguaj e, José Polo, éd. Madrid, Biblioteca Nueva, 2011]. A LONSO , Dámaso (1944) « Estilo y creación en el Poema del Cid », Ensayos sobre poesía española, Mad rid, Revista de Occidente, p. 69-111. A NDRIEUX - R EIX , Nelly et M O NSO NÉGO , Sim one (1997) « Écrire d es phrases au Moyen Âge. Matériaux et premières réflexions pour une étude des segments graphiques observés dans des manuscrits français médiévaux », Romania, 115, p. 289-336. — (1998) « Les unités grap hiques du français médiéval : mots et syntagmes, des représentatio ns mouvantes et problématiqu es », Langue françai se, 119, Segments graphiques du fra nçai s. Pratiqu es et no rmalisatio ns dans l’hi stoire, p. 30-51. A NIS , Jacques (1983) « Pour une graphématique autonom e », Langue fran çai se, 53, J. Anis (dir.), Le Signifiant graphique, p. 31-44. A RABYAN , Ma rc (1994) Le Paragraphe narratif : Étude typographique et lingui stiqu e de la ponctuation textuell e dans l es récit s cla ssiq ue s et modern es, Paris, L’Harmattan. B ADDELEY , Susan (2001) « La ponctuation de manuscrits français du IX e au XII e siècle », Liaison s HESO/ AIROÉ, 32-33, p. 139-150. — (2011) « Sources pour l’étude d e la ponctuation f rançaise au XVI e s iècle», in Nathalie Dauvois et Jacques Dürrenmatt (éds), La Pon ctuation à la Renais san ce, Paris, Garnier, p. 191-227. B ADDELEY , Susan et B IEDERMANN -P ASQ UES , Liselotte (2003) « Histoire des systèmes graphiques du français ( IX e - XV e siècle) : des traditions graphiques aux inno vations du vernaculaire », La Lingui stiqu e, 39, p. 3-34. — (2004) « Histoire d es systèm es graphiqu es du fra nçais à travers des ma nuscrits et des incunables ( IX e - XV e sièc le). Segmentation graphique et fait s de langue », Revue de linguistiq ue roman e, 269-270, p. 181-201. B ADÍA M ARG ARIT , Anto nio M. (1960) « Dos tipos de lengua cara a cara », in Studia Philologica. Homenaje ofre cido a Dámaso Alonso, Madrid, Gredos, p. 115-139. B ALON , Laurent (2011) « Une variation graphique diatopique : traits dialectaux dans Garin de Mo nglane du manuscrit Lond on, BL, Royal 20 D XI », Thélème. Revista de estudios fran ces es, 26, p. 9-26. B ARATIN , Marc (1989) « La maturation des analyses grammaticales et dialectiques », in Sylvain Auroux, Histoire des id ées lingui stiqu es. La nais san ce de s métalangages en Orient et Occident, Bruxelles, Mardaga, p. 207-227. B EAULIEUX , Charles (1927) Histoire de l’orthographe fran çais e. Tome I : Formation de l’orthographe, des origine s au milieu du XVI e siè cle, Paris, Champio n. B ERGER , Marc et B RASSEUR , Annette (2004) Les S équ en ce s de saint e Eulalie, Genève, Droz. B LANCHE -B ENVENISTE , Claire (1991) « Les études sur l'oral et le travail d'éc riture de certains poètes co ntempo rains », Langue frança ise, 89, p. 52-71. B LANCHE -B ENVENISTE , Claire et J EANJEAN , Colette (1986) Le Françai s parlé. T ranscription et édition, Paris, CNRS - INaLF - Didier É rudition. B OURGAI N , Pascale (1989) « Qu’est-ce qu’un vers au Moyen Âg e ? », Bibliothèque de l’École de s Charte s, 149, p. 231-282. 82 B OUTIER , Marie-Guy (2001) « Chartes et ponctuation : réflexions sur la ponctuation d’une c harte luxembou rg eoise de 1264 », in Kurt Gärt ner, Gü nter Ho ltus, Andrea Rapp et Harald Völker (éds), Skripta. Schreiblandschaften und Standardisierungstendenzen. Urkunden spra chen im Grenzberei ch von Germania und Roma nia im 13. und 14. Jahrhundert. Beiträge z um Kolloquium von 16. bi s 18. Septembre 1998 in Tri er, Trier, Kilom edia, p. 430-445. B RANCA -R OSOFF , Sonia (1993) « Deux points, ouvrez les guillemets : notes sur la ponctuation du discours rapporté au XVIII e siècle », Le Gré des langues, 5, p. 178-202. B RUNOT , Ferdinand (1906-1966) Histoire de la langu e fran çais e de s o rigine s à nos jours, Vol. I. De l’époque latine à la Renai ssan ce, Paris, Colin. B URIDANT , Claude (1980) « Le strument et et ses rapports avec la ponctuation dans quelques textes médiévaux », in Anne-Marie Dessaux-Berthonneau (éd.), Théories linguistiques et traditions grammaticales, Lille, Presses Universitaires de Lille, p. 13-53. — (1996) « Varietas delectat. Prolégom ènes à une grammaire de l’ancien f rançais », Vox Romanica, 55, p. 87-125. — (2000) Grammaire nouvell e de l’an cien fran çai s, Paris, SEDES. — (2003) « L’interjectio n en français : esqu isse d’une étude diachronique. L e cas de hélas », Fernando Sánc hez- Miret (éd.), Actas del XXIIIº Congreso Interna cional de Lingüísti ca y Filología Románica, Tübing en, Max Niem eyer, vol. 2, 1, p. 169-184. C ABRERA , Carlos (1998) « Reflexio nes sobre el sistema gráfico avulgarado de los textos primitivos leoneses », in José Manu el Blecua, Juan Gutiérrez et Lidia Sala (éds) Estudios de Graf emática en el dominio hispano, Salamanca, Instituto Caro y Cuervo- Ediciones Universidad de Salamanca, p. 9-23. C ALLAHA N , C hristopher (1990) « Aspects de la scriptolo gie des c hanso nniers français des XIII e et XIV e siècles », Revue belge de philologie et d’histoire, 68, 3, Langues et littératures modernes, p. 680-697. C ARERI , Maria, F ERY -H UE , Françoise, G ASPA RRI , Fra nçoise, H ASE NO HR , Geneviève , L ABORY , Gillette, L EFÈVRE , Sylvie , L EURQUI N , A nne-Fra nçoise et R UBY , C hristine (2001) Album de manuscrits français du XIII e siècl e. Mis e en page et mise en texte, Roma, Viella. C ASAS G ÓMEZ , Miguel et E SCO RIZA M ORERA , Luis (2009) « Los conceptos de diastratía y diafasía desde la teoría lingü ística y la sociolingüística variacio nista », in Mª Victoria Camacho Taboada et al. (éds), Estudios de lengua e spañola: descripción, varia ción y uso. Homena je a Humberto López Mo rale s, Madrid, Ib eroam erica na- Verbuert, p. 151-178. C ATACH , Nina (1968) L’Orthographe français e à l’époq ue de la Renais san ce (Aut eurs, Imprimeurs, Ateliers d’imprimerie), Genève, Droz. — (1980) « La Ponctuation », Langue françai se, 45, p. 16-27. — (1998) « Les signes graphiqu es du mot à travers l’ histoire », Langu e Fra nça ise, 119 : Nelly Andrieux-Reix et Simone Monso négo (éds), Segments graphiques du fran çais. Pratique s et normali sation s dans l’histoire, p. 10-23. — (2001) Histoire de l’o rthographe fran çais e, Renée Ho nvault et Irène Rosier-Catach (éds), Paris, Champion. C AZAL , Yvonne, P AR USSA , Gabriella, P IGNATELLI , Cinzia et T RASCHLER , Ric hard (2003) « L’orthographe : du manuscrit médiéval à la linguistique mod erne », Médiévales 45, p. 99-118, <http: / / medievales.revues.o rg/ 969>. C AZAL , Yvonne et P ARUSSA , Gabriella (2007) « Orthographe pour l ’œil, pour l’oreille ou pour l’esprit ? Quelques réflex ions sur les choix graphiqu es à la rime dans Elena Llamas-Pombo Graphie et ponctuation du français médiéval. Système et variation 83 deux manuscrits du xv e siècle », in Alexei Lavrentiev (éd.), Systèmes graphiques de manuscrits m édiévaux et incunabl es fran çai s. Pon ctuation, s egmentation, graphie s. A ctes de la Journé e d’Étude de Lyon, ENS LSH, 6 juin 2005, Chambéry, U niversit é de Savoie, p. 11-48. — (2015) Introduction à l’histoire de l’o rthographe, Paris, Colin. C ERQUIGLINI , Berna rd (1983) « Une langue, une littérature », in Daniel Poirio n, Pré cis de littérature fran çais e du Moyen Âge, Paris, PUF, p. 17-31. — (1996) Le Roman de l’orthographe. Au paradis des mots, avant la faut e, 1150-1694, Paris, Hatier. — (2007) Une Langue orphelin e, Paris, Minuit. C HARTIER , Rog er (2015) La Main de l’auteur et l’e sprit de l’imprimeur, Paris, Gallimard. C ONTRERAS , L idia (1994) Ortografía y grafémica, Madrid, Viso r Libros. C OSERIU , Eugenio (1966) « Structure lexicale et enseignement du vocabulaire », in S. M. Lamb, B. L. Pottier, G. Bourquin, (éds), Act es du premier Colloq ue international de linguistiq ue appliqué e. Organisé para la Fa culté de s Lettre s et sci en ce s humaines de l’Université de Nan cy (26-31 octobre 1964), Nancy, Mémoires des Annales d e l’Est, p. 175-252. — (1981) « Los conceptos de “dialecto”, “nivel” y “ estilo de lengua” y el sentido propio de la dialectología », Lingüísti ca Española A ctual, 3, p. 1-32. C UNHA , Dóris A. C. et A RABYA N , Marc (2004) « La ponctuation du discours direct des origines à nos jours », L’Information grammaticale, 102, p. 35-45. C URBELO T AVÍO , Mª Elena (2002) « El De punctis qui bus oratio distinguitur d e Nicc olò Perotti », in José Mª Maestre, Joaquín Pascual Barea, Luis Charlo Brea, (éds), Humanismo y perviven cia del mundo clá si co. Homena je a l prof eso r A ntonio Fontán, 5 vol., Vol. 3, 2, Madrid-Alcañiz, Edicio nes del Laberinto, p. 513-522. C URTIS , Jean-Louis (1990) « Shakespeare et ses traducteurs français », La Traduction pluriell e, M. Ballard, (éd.), Lille, Presses Universitaires de Lille, pp. 19-31. D AHLET , Véro nique (2003) Ponctuation et énon ciation, Guadeloupe, Ibis Roug e Éditions. DEAF él (2010) : Dictionnaire étymologiqu e de l’an cien fran çais, Heidelberger Akademie der Wissenschaften, <http: / / www.deaf-page.de/ ind ex.php>. DHO F (1995) : Dictionnaire hi storiq ue de l’o rthographe fran çai se, Nina Catach (dir.), Paris, Larousse. DMF (2015) : Dictionnaire du Moyen Fran çai s, version 2015, ATILF-CNRS et Université de Lorraine <http: / / www.atilf.fr/ dmf>. DocLing : Le s plus an ciens documents linguistiq ue s de la Fran ce, co llection fo ndée par Jacques Mo nfrin, poursuivie par Martin-D. Glessgen, École natio nale d es Chartes, <http: / / www.rose.uzh.c h/ docling/ co rpus.php>. D OLET , Estienne (1540) La Mani ere d e bien traduire d’vne la ngue en aultre. D’advantage. De la punctuation de la la ngue Fran coyse, Plu s. Des accents d’ycell e, Lyo n, E. Dolet. D RILLON , Jacques (1991) Traité de la ponctuation fran çai se, Paris, Gallimard. D UGGAN , Josep h J. (1985) A Fragment of Les Enfan ce s Vivien. National Library of Wales, Ms. 5043E, Berkeley-Los Ang eles-Londo n, University of Califo rnia Press. E RINGA , Sjoerd (1926) « La versification de la Sainte Eulali e », Neophilologus, 11, p. 1-8. FEW : W ARTBURG , Walther vo n (1922-1967) Französisches Etymologisches Wört erb uch, en ligne < https: / / apps.atilf.fr/ lecteurFEW/ index.php/ page/ view>. F RA NÇOIS , Denis (1979) « L'oral, les o raux et leur grammaire », Le Fran çai s dans le monde, 145, p. 40-45. 84 G A DET , Fra nço ise (1997) « La variatio n, plus qu’u ne écum e », La ngue fra nçais e, 115, p. 5-18. G IRY , Art hur (1925 2 ) Manuel de diplomatique : diplômes et chart es, ch ronologie t echni que, Paris, Librairie F élix Alcan. GGHF : M AR CHELLO -N IZIA , C hristiane, C OMBETTES , Bernard, P RÉVOST , Sophie et S CHEER , Tobias (dir.) Grande grammaire historiq ue du fran çai s, Berlin, Mouton de Gruyter (à paraître). G O NZALO -S A NTOS , Tomás (1989) Lectura s y Le ctores de L’Astrée, T hèse docto rale, Universidad de Salamanca. G UILLOT , Céline (2009) « Écrit médiéval et traces d’o ralité : l’ exemple de l’adverbe or(e) », in E. Havu et al. (éds), La Langue en cont exte. Act es du collo que Rep rés entation du sens lingui stiqu e IV (Helsinki, 28-30 mai 2008), Helsinki, Soc iété Néophilologique, p. 267-281. G UILLOT , Céline, Alexei L AVRE NTIEV , Bénédicte P I NCEMIN , Serge H EI DEN (2012) « L’oral rep résenté dans u n corpus de f rançais méd iéval (9 e -15 e s.) : approche contrastive et outillée de la variation diasystémique », in Le s Va riation s dia systémiqu es et leurs interdépendan ce s, Collo que DIA II, Copenhague (2012), <https: / / halshs.archives-ouvertes.fr/ halshs-00760647>. — (2013). « Le discours direct au Mo yen Âge : vers u ne d éfinition et une mét hodologie d ’analyse », in D. Lago rg ette et P ierre Larrivée (dir.), Repré sentation s du sens linguistiq ue V, Coll. « Langages », nº 14, Chambéry, U niversité d e Savoie, p. 17-41 ; <halshs-00820262>, p. 1-22. H ASENO HR , Geneviève (1990) « Traductions et littérature en langu e vulgaire », in. Henri-Jean Martin et Jean Vezin (éds), Mi se en page et mise en texte du liv re ma nuscrit, Paris, Éditions du cercle de la Librairie-Promodis, p. 229-352. H ORVÁT H , Iván (2014) « When Lit erature Itself was Bilingual: A Rule of Vernacular Insertio ns », Ars Metri ca, <www.ars-metrica.eu>. — (2017) « When L iterature Itself was Bilingual: A Rule of Vernacular I nsertions », in Patrizia Noël Aziz Hanna et Levente Seláf (éds), The Poetics o f Multilingua lism - La Poétique du plurilingui sme, Newcastle, Cambrid ge Scholars Publis hing, p. 73-88. H OUSTO N , Keith (2013) Shady Characters: Ampersands, Interro bangs and other Typographical Curio sitie s, Londo n, Penguin Group. H UBERT , Philippe- Martin (1970) « Corpvs stigmatologicvm minvs », Archivvm Latinitatis Medii Aevi, 37, p. 5-171. H UOT , Sylvia (1987) « The Scribe as Editor: Rubrication as Critical Apparatus in Two Manuscripts of the Roman de la Rose », L’Esprit créateur, 27, 1, Poetics of Textual Criticism: The Old French Example, p. 67-78. — (1988) « “Ci parle l’aucteur”: The Rubrication of Vo ice and Authors hip in Roman de la Rose Manuscripts », Sub-stance, 56, p. 42-48. I RVINE , Martin (1994) The Making of Textual Culture. « Grammatica » and Litera ry Theory, 350-1100, New Yo rk, Cambridg e University Press. K OCH , P eter (1993) « Pour une typologie co nceptio nnelle et m édiale des p lus anciens documents/ monuments des langu es romanes », in Maria Selig, Barbara Frank et Jörg Hartmann (éds), Le Passage à l'écrit des langu es roman es, Coll. « Scriptorialia » nº 46, Tübingen, Gunter Narr, p. 39-81. K OCH , Peter et O ESTERREICHER , Wulf (2001) « Langage parlé et langage écrit », in G. Holtus, M. Metzeltin et C. Schmitt (éds), Lexikon der romanistisch en Lingui stik, 1-2, p. 584-627. Elena Llamas-Pombo Graphie et ponctuation du français médiéval. Système et variation 85 L AGORGETTE , Dominique (2013) « Insultes et registres de langue dans les Ma nières de langage : transgressio n et effets d’oralité », in Amalia Rodríguez Somolinos (dir.), Marq ue s d’oralité en fran çai s médiéval, Diachro niqu es, 3, p. 119- 147. L ECOY , F élix (1955) Compte-rendu de Les Mira cle s de No stre Dame par Gautier de Coinci, édité par V. F. Koenig, Romania 76, p. 427-429. L EFÈVRE , Sylvie (2007) « Histoire d e cœu r : ses graphies », in Alexei Lavrentiev ( éd.), Systèmes graphiqu es de manuscrit s médiévaux et in cunable s fra nça is. Pon ctuation, s egmentation, graphies. Acte s de la Journé e d’Étude de Lyon, ENS LSH, 6 juin 2005, Chambéry, Université de Savoie, p. 129-149. L EWICKA , Halina (1963) « Réflexio ns théoriques sur la composition des mots en ancien et en mo yen français », Kwartalnit neofilo logiczny, 10, 2, p. 131-142. L IBROVA , Bohdana (2010) « Le marquage du discours rapporté dans deux manuscrits en pros e du 13 e et du 14 e siècle », in Ci-Dit, Communi cation s du IV e Ci-dit, <http: / / revel.u nice.fr/ sympos ia/ cidit/ index. html? id=520>. L INDS AY , W. M. (éd.) (1911 1 ) Isidori Hispalensi s Episcopi Etymologiarum siue O riginum libri XX, Oxford, Clarendo n Press, 1990. L INDS CHOUW , Jan et S CHØSLER , Lene (2016) « La fiabilité des sources. À quel po int les linguistes peuvent-ils se fier aux témoignages éc rits pour se pro nonc er sur la langue parlée des périod es antérieures de la langu e ? », in E va Buchi, Jea n-Paul Chauveau, Jean-Marie Pierrel (éds), Actes du XXVII e Congrès internationa l de linguistique et de philologie romane s (Nancy, 15-20 juillet 2013), Vol 2, Bibliothèque de Linguistiqu e Roma ne, nº 2, Vol. 14, Strasbourg, Éditions de Linguistique et de Philo logie, p. 1071-1083. L LAMAS -P OMBO , Elena (1996a) Escritura y oralidad en los O vidia na fran ce ses del siglo XII , Thèse de docto rat, Universidad de Salamanca. — (1996b) « Écriture et oralité : po nctuation, interprétation et lecture d es manuscrits français de textes en vers ( X III e - XV e s.) », in Emilia Alo nso, Manuel Bru ña et María Muñoz (éds), La Linguisti que fran çai se : grammaire, histoire et épi stémologie, 2 vo ls., Sevilla, Grupo Andaluz de pragmática, vol. 1, p. 133-144. — (2001a) « Oralidad y escritura: Terminologías francesa y española » in Isabel Uzcanga, Elena Llamas-Pombo et Juan Ma nuel Pérez V elasco, (éds), Presenci a y renovación de la Lingüísti ca Fra ncesa, Salamanca, Ediciones Universidad de Salamanca, p. 201-213. — (2001b) « La ponctuation du vers dans un manuscrit du XIV e siècle », Liai sons- HESO/ AIROÉ, 32-33, p. 151-171. — (2003) « Séquences graphiqu es dans L e Roman de Fauv el (Ms. B nF, f. fr. 146) », Thélème. Revi sta Compluten se de e studios frances es, nº extra, p. 223-234. — (2007a) « Réflexio ns méthod ologiques pour l’étude de la ponctuation méd iévale », in Alex ei Lavrentiev ( éd.), Systèmes graphiq ues de manuscrits médiévaux et incunabl es fran çais. Po nctuatio n, segmentation, graphies. Acte s de la Journé e d’Étude de Lyon, ENS LSH, 6 juin 2005, Chambéry, Université d e Savoie, p. 11-48. — (2007b) « Réflexions sur la variation graphiqu e dans l’éc rit médiéval ( XIII e sièc le) », in Dominique Lagorgette et Marielle Lignereux (éds), Littérature et lingui stiqu e : diachronie / synchronie. Autour des travaux de Mi chèle Perret, Co ll. « Langages » nº 2, CDRom, Chambéry : Université de Savoie, p. 271-285. — (2008) « Ponctuer, éd iter, lire. État des études sur la ponctuation dans le livre manuscrit », Syntagma. Revista del In stituto de Historia del Lib ro y de la Le ctura, 2, p. 129-171. 86 — (2009) « Variación gráfica y s ecuenc iació n de la palabra en ma nuscritos m edievales hispánicos », in P. M. Cáted ra (dir.), Los códi ces litera rios de la Edad Media. Interpretación, histo ria, técnica s y catalogación, San Millá n de la Cogolla, Cilengua, p. 225- 257. — (2010) « Marques graphiqu es du discours rapporté. Ma nuscrits du Roman de la Rose, XV e siècle », in Bernard Combettes, C éline Gu illot, É velyne Opperma nn- Marasux, Sophie Prévost et Amalia Rodríguez Somolinos (éds), Le Changement en fran çais. Études de linguistiq ue diachro niq ue, Bern, Peter Lang, p. 249-269. — (2011) « Variatio delectat. Variatio n graphiqu e et écriture du nom prop re dans Le Roman de la Ro se (manuscrits des XIV e et XV e siècles) », in Dulc e María Go nzález- Doreste et Mª del Pilar Mendoza-Ramos (dir.), Nouvelle s de la Ros e. Act ualité et perspe ctives du Roman de la Ros e, La Laguna, Publicaciones de la Universidad de la Laguna, p. 183- 208. — (2015a) « Ponctuer, éditer, dire. Notes sur la po nctuation du d iscours dans l’écriture médiévale », in José Manuel López Mu ñoz (éd.), Aux marges du discours (personn es, temps, lieux, objets), Limog es, Lambert-Lucas, p. 212-223. — (2016a) « Le proverb e comme u nité graphiqu e autonome dans les manuscrits médiévaux », in Jean-Claude Anscombre, Bernard Darbo rd, César García de Lucas et Alexandra Oddo ( éds), La Phras e a utonome. Théo rie et manif estation s, Bern, Peter Lang, p. 231-247. — (2016b) « Ponctuation médiévale, p ragmatique et éno nciatio n. Lire l’Ovide morali sé au XIV e sièc le », Linx. Revue de s linguiste s de l’Université Pa ris Oue st Nanterre La Défens e, 73, Amalia Rodrígu ez Somolinos (dir.), Énonciatio n et marque s d’oralit é dans l’évolution du fra nçai s, p. 113-145. — (2017, à paraître) « Histoire de l’astérisque (*) et métaphores de la clarté », in Loreto Cantón (éd.), Métaphores de la lumière. Actes du XIV e Colloque International de l’APFUE, Universidad de Almería, 15-17 avril 2015, Almería, Universidad de Almería. LRL : Lexicon der Romanistischen Linguistik (1995) Günter Ho ltus, Michael Metzeltin et Christian Sc hmitt (éds), Volume II, 2 : Les Différente s langu es roman es et leurs régions d’implantation du Moyen Âge à la Renais san ce, Tübing en, Max Niem eyer. L USIGNA N , S erge (1986) Les Intelle ctuel s de la la ngue fran çai se a ux XIII e et XIV e si ècl es. Paris, Vrin ; Mont réal, Presses de l’Université. M AR CHELLO -N IZIA , Christiane (1978) « Un problèm e de linguistique textuelle : la classe des élém ents joncteu rs de propositions », in Rob ert Ma rtin (éd.), Études de syntaxe du moyen fran çai s. A ctes du Colloqu e CAS-CN RS ( Metz-Nan cy), Paris, Klinc ksiec k, p. 33-42. — (éd.) (1984) « Introduction », Le Roman de la Poire par Tibaut, Soc iété d es Anciens Textes Français, Paris, Picard, p. XCVI - C . — (2008) « Le comma dans un manuscrit en pros e du 13 e sièc le », in Olivier Bertrand, Sophie Prévost, Michel C harolles, Jacques Franço is et Catherine Schm edecker (éds), Discours, diachroni e, stylistiq ue en fra nçai s. Études en hommage à Bernard Combettes, Bern, Peter Lang, p. 293-305. — (2012a) « L’oral représ enté en fra nçais médiéval : un accès construit à une face cachée des “langues mo rtes” », in Céline Guillot, Alexei Lavrentiev, Evelyne Oppermann-Marsaux et Berna rd Comb ettes (dir.), Le Changement en fran çai s. Études de linguistiq ue diach roniq ue, coll. « Scienc es pour la communication », volume 101, Bern, Pet er Lang, p. 247-264. — (2012b) « Écrire u ne nou velle Grammaire historique du français à la lumière de Elena Llamas-Pombo Graphie et ponctuation du français médiéval. Système et variation 87 l’histoire des desc riptions de la langue », in Bernard Co lombat, Jean-Marie Fournier et Valérie Raby ( éds), Vers une histoire gén éral e de la g rammaire fra nçai se. Matériaux et perspective s (Act es du colloq ue intern ational de Paris HTI/ SHES L, 27-29 janvier 2011), Paris, Champion, <http: / / www.unice.f r/ bcl/ rubrique137? lang=es>. M ARNETTE , Sophie (2006) « La signalisation du discours rapporté en français médiéval », Langue française, 149, Énonciation et pragmatique : Approche diachronique, p. 31-47. — (2013) « Oralité et locuteurs dans les lais m édiévaux », in Amalia Rod ríguez Somolinos (dir.), Marque s d’oralité en fra nçai s médiéval, Diachro niqu es, 3, p. 21-48. M AZZ IOTTA , Nic olas (2009) Ponctuation et syntaxe dans la langu e fra nçai se médiévale. Étude d’un corpu s de chart es o riginal es écrite s à Liège ent re 1236 et 1291, Tübing en, Max Niem eyer. M ENÉ NDEZ P IDAL , Ramón (1950 3 ) Orígenes del Español. E stado lingüí stico de la Penín sula Ibéri ca hasta el siglo XI , Madrid, Espasa. M O NTA NER F RUTOS , Alberto (2007) « La palabra en la o casión: Alfo nso V como rex facetu s a través del Panormita », in La Pa role de s roi s. Couronn e d'Aragon, royaume de Castill e, XIII e -XV e siècle, E-Spania. Revue él ectro niqu e d'études hispaniq ues médi évales, 4, < http: / / e-spania.revues.org/ 1503>. M OR REALE , Margherita (1978) «Trascendencia de la variatio para el estudio d e la grafía, fonética, mo rfolog ía y sintaxis de un texto medieval, ejemplificado en el Ms. Esc. I.I.6», Annali della Facoltà di Lettere e Filosofia dell’Università di Padova, 2, p. 249-261. N EBRIJA , Anto nio de (1492) Gramnatica de la lengua castellana, Salamanca. N UNBERG , Geoffrey (1990) The Linguisti cs of Pun ctuation, Leland, Stanfo rd Junior University, Center fo r the Study of Language and I nformation, nº 18. O UY , Gilb ert (1979) « La ponctuation des prem iers humanistes français », in Nina Catach et Jacques Petit (éds), La Ponctuation. Re cherche s historiq ue s et actu ell es (A ctes de la Table Rond e Int. CNRS, mai 1978), Paris, GTM-CNRS-HESO, vol. II, p. 56-89. P ARISSE , Michel (1977) « Remarques sur la ponctuation des chartes lorraines au XII e siècle », Archiv für Diplomatik Schriftgeschichte Siegel-und Wappenkunde, 23, p. 257-268. P ARKES , Malcolm B. (1992) Pause and Effect. An Introdu ction to the History of Pun ctuation in the We st, Aldershot, Scholar Press. P ASCUAL , José A ntonio (1996-1997) « Variación fonética o norma gráfica en el español medieval. A propós ito de los d ialectos hispánicos centrales », Cahiers de Linguistique hispaniq ue médiéval e, 21, 89-104. P ÉQUIGNOT , Stéphane (2007) « Introduction. La parole d es rois à la fin du Moyen Âge : les vo ies d’u ne enqu ête », E-Spania. Revu e él ectro niqu e d'études hi spaniqu es médiévales, 4, La parole des rois. Couro nne d'Aragon, royaum e de Castille, XIII e -XV e siè cle s, <http: / / e-spania.revues.org/ 1233>. P ERUGGI , Maurizio (2011) « La Séquen ce de sainte Eulali e et le poèm e Virgo parens. Remarques sur les textes composant les additions du ms. Valenciennes, bibl. mun. 150 », Cahiers de civili sation médiéval e, 54, p. 21-48. P OLO , José (1974) Ortografía y ciencia del l enguaje, Madrid, Paraninfo. — (1995) « Lo oral y lo escrito: lengua hablada, lengua escrita, escritura de la lengua y dicció n de la lengua » in L. Co rtés Rod rígu ez (éd.), El español co loquial. A ctas del I Simposio sob re análi sis del di scurso, Alm ería, Universidad de Almería, p. 73-99. RAE : Real Academia Española. — (2009-2010) Nueva gramática de la lengua española, 3 vols., Madrid, RAE-ASALE- Espasa. — (2010) Ortografía de la lengua española, Mad rid, RAE-ASALE-Espasa. R EENEN , Pieter van et S CHØSLER , Lene (2000) « Declensio n in Old and Middle French. 88 Two Opposing T end enc ies », in Jo hn Charles Smit h et Delia Bentley (éds), Historical Lingui stics 1995, Vol 1, General Issu es and non-germa nic La nguages, Amsterdam- Philadelp hia, John Benjamins, p. 327-344. R ÉGNIER , Claude (1960-1961) « Quelques problèmes de l ’ancien picard », Roman ce Philology, 14, p. 255-272. R EMACLE , Louis (1948) Le Problème de l’anci en wallon. Liège, Faculté de Philosop hie et Lettres. R OMERO T ALLAFIG O , Ma nuel (2006) « El privilegio de Sanlúcar de Barrameda a Alfonso Pérez d e Guzmán: Un d iploma para leer, ver y o ír », in Carmen Álvarez Márquez et Ma nuel Romero Tallafigo (éds), Archivos de la Iglesia de Sevilla, Homenaje al archivero don Pedro Rubio Merino, Córdoba, Cajasur, p. 585-621. R OQ UES , Mario (1952) « Le manuscrit fr. 794 de la Bibliothèque nationale et le scribe Guiot », Romania, 290, p. 177-199. R OSIER , Laurenc e (2000) « Le Moyen français revisité par l’ éno nciatio n : signes et mentio ns du discours rapporté », L’Information grammatica le, 87, p. 24-32. S AENGER , Paul Henry (1997) Space Betw een Words. The Origin s of Sil ent Reading, Standford, Stanford University Press. S ÁNCHEZ G ONZÁLEZ , Antonio (2012) « Los Privilegios Rodados originales del A rchivo Ducal de Medinaceli: I. Alfonso VIII de Castilla (1158-1214) », En la España Medieval, 35, p. 367-412. S ÁNCHEZ -P RIETO B ORJ A , Ped ro (1998) Cómo editar los textos medi evales. Crit erio s para su repre senta ción gráfica, Madrid, Arco Libros. — (2006) « Interpretació n fonemática de las grafías medievales », in José Jesús de Bustos Tovar et José Luis Girón Alco nchel (éds), Actas del VIº Congreso Internacional de Histo ria de la lengua españ ola. Mad rid, 29 septiembre-4 octub re de 2003, Madrid, Universidad Complutens e-Arco Libros-AHLE, (3 vols.), vol. I, p. 219-259. — (2012) « Para una historia de la escritura romanc e en Leó n, Castilla y Aragón: algunas claves interp retativas », in Il problema della scripta. Gli antichi testi romanzi tra filologia, dialettologia e storia della lingua (Seminario 2011), Medioevo Romanzo, 36, p. 24-61. S ANTIAG O , Ramón (1996) « La puntuación según Nebrija », Dicenda. Cuadernos de Filología Hispáni ca, 14, p. 273-284. S CHØSLER , Lene (1984) La Déclinaison bi casuell e de l’an cien fran çais, Col. Etudes Romanes de L'U niversitae D'Odense, 19, Odense, Odens e University Press. — (2011) « The importance of diasystematic parameters in studying the history of French » in Yuji Kawaguchi, Makoto Minegis hi, Wolf gang Viereck (éds), Corpusbased Ana lysis a nd Diachronic Lingui stics, Tokyo University of Fo reign Studies, Vol. 3, Amsterdam, John Benjamins Publis hing Company, 2011, p. 91-109. — (2013) « The Development of the Declension System », in Deborah L. Arteaga (éd.), Research on Old French: The State of the Art, Heidelberg-New York-London, Springer, p. 167-186. S ELOSSE , Philippe (2009) « Enjeux épistémiques et linguistiqu es de l’ histoire des mots : l’exemple du mot ortografe », Cahiers de Lexi cologie, 95, 2, p. 203-223. S ILLAM , Maguy (1991) « La variation dans les dialogu es de Bel-Ami », Langu e fra nçai se, 89, L’oral dans l’é crit, p. 35-50. S ÖLL , Ludwig (1974) Gesprochenes und geschrieb en es Französisch, Berlin, Schmidt. TLFI : Le Trésor de la langue française informatisé, CNRS-ATILF, <http: / / atilf.atilf.fr/ tlf.htm>. T ODOROV , Tzvetan (1965) Théorie de la littérature (Textes des Formalistes russes), Paris, Seuil. Elena Llamas-Pombo Graphie et ponctuation du français médiéval. Système et variation 89 T ORRENS Á LVAREZ , Mª J esús (2007) « Algunas consideraciones sobre la repetitio y la variatio gráficas en la Edad Media », in Inmaculada Delgado Cobos y Alicia Puigvert Ocal ( éds), Ex admiratione et amicitia. Homenaj e a Ramón Santiago (2 vols.), Madrid, Edicio nes del O rto, vol. II, p. 1113-1124. T ORY , Geofroy (1529) Champ Fleury. Art et sci en ce de la vraie proportion de s lettre s. Facsimilé, Tours, Bibliothèque d e l’Image, 1998. V ÉDÉNINA , Ludmilla G. (1989) Pertinen ce lingui stiqu e de la prés entation typographique. Paris, Peeters-Selaf. V IGNEAU - R OU AYRE NC , Catherine (1991) « L’oral dans l'écrit : histoire(s) d’e », Langue fran çais e, 89, L’oral dans l’é crit, p. 20-34. V OESTE , Anja (2007) « Variability and Professionalism as Prerequisites of Standardization », dans S. Elspaß, N. La nger, J. Sc harlot h, W. Vandennussche (éds), G ermanic Language Histori es ‘from Below’. Linguisti c Variation in the Germani c Languag es from 1700 to 2000, Berlin-New Yo rk, De Gruyter, p. 295-307. V ÖLKER , Harald (2005) « Linguistique va riationnelle historique et traitement de textes : présentation d’une méthode d’analyse », Nancy, Séminaires de l’ATILF, <http: / / www.atilf.fr/ atilf/ seminaires/ Seminaire_Volker_2002-11.pdf>. — (2009) « La linguistique variationnelle et la perspective intralinguistiqu e », Revue de Linguistiq ue Romane, 73, p. 289-290. W ARTBURG , Walther vo n (1946 1 ) Problèmes et méthodes de la linguistiq ue, Paris, PUF, 1991. Z IMMERMANN , Michel (2001) « Catalan et latin médiéval. Les co ntraint es de l’o ralité et l’accueil de la langue vernaculaire », in Mo niqu e Goullet et Mic hel Parisse (éds), Les Histori ens et le latin médiéval : Colloqu e tenu à la Sorbo nne, l es 9, 10 et 11 septembre 1999, Paris, Publications de la Sorbonne, p. 217-236. Z UMTHO R , Paul (1984) La Poésie et la voix dans la civilisatio n médiévale, Paris, PUF. — (1987) La Lettre et la voix. De la « littérature » médiévale, Paris, Seuil. Gabriella Parussa La vertu ou la puissance de la lettre Enquête sur les fonctions attribuées à certaines lettres de l’alphabet latin dans les systèmes graphiques du français entre le 11 e et le 16 e siècle Non c’è filo logia sen za lingui stica (L. Renzi et A. Andreose) 1 Introduction La linguistique historique a depuis toujours étudié la phonétique du français et son évolution en se fondant sur du matériel écrit, alors que la scriptologie s’est occupée de l’écrit comme un code en soi, en mettant souvent en garde contre l’illusion de pouvoir établir une équivalence exacte entre graphème et phonème à partir d’une écriture qui est à la fois conventionnelle et composite (Gossen 1967 : 4 et Remacle 1948 : 147) 1 Les études récentes sur l’histoire de l’orthographe du français ont tout naturellement privilégié le code écrit, dans le but de montrer sa stabilisation progressive jusqu’à l’établissement de la norme actuelle. Les analyses de témoins écrits d’avant la fixation d’une norme orthographique ont permis de . En partant d’un corpus de textes écrits littéraires et documentaires, la dialectologie a essayé, en revanche, d’atteindre la réalisation orale de certaines variétés régionales anciennes. 1 Peu partagent aujourd’hui l’enthousiasme de A. Dees (1989) : « Ainsi nous considèrerons comme assuré qu’à la succession des symboles qui composent le mot écrit correspond une succession parallèle des unités phonologiques », mais la possibilité de reconstituer la prononciation en partant de la graphie n’est plus niée aussi systématiquement par certains dialectologues (Boutier 2001). 92 mettre en évidence l’écart, fréquent et ancien en français, entre phonie et graphie. Oral et écrit, pour la période qui précède le début du 19 e siècle, sont-ils donc irrémédiablement déconnectés pour le linguiste ? (Marchello-Nizia 2012). La présente enquête a pour but d’aborder l’épineux problème de la relation entre la graphie et la phonie et de formuler quelques hypothèses quant au fonctionnement du code graphique au Moyen Âge : à quelles nécessités répond-il, à quelles tensions est-il soumis ? Il est aujourd’hui admis que la valeur d’une lettre n’est pas simplement, voire prioritairement, de représenter un son, mais aussi de donner d’autres informations, comme la prononciation d’une autre lettre en précession, l’histoire du mot ou encore l’appartenance du mot à un paradigme particulier. Chaque lettre entre en relation avec les autres lettres disponibles dans un système de valeurs complexe qui reste à élucider ; sans oublier la question graphétique, car la manière dont on trace une lettre dans tel ou tel type d’écriture peut influencer son emploi (fréquence et place), comme c’est le cas, par exemple, pour la lettre y (Cazal et Parussa 2015 : 157-163). Le terme « systèmes graphiques » n’est pas à entendre ici comme un ensemble clos d’éléments fonctionnant selon des règles univoques définies une fois pour toutes, ce qui en ferait une orthographe au sens moderne du terme, mais comme une série d’approximations et de tentatives plus ou moins réussies (certaines vont, en fait, disparaître) qui créent parfois une superposition de valeurs pour une seule et même lettre, à la manière d’un millefeuille. Chaque système graphique parvient même à dissimuler précisément ce qu’il devrait révéler : la phonie particulière liée à un groupe de locuteurs, à un lieu de production 2 Un deuxième constat a guidé notre recherche : dans l’histoire du code écrit du français, le besoin de représenter un son nouveau pour lequel il n’existe pas de graphème correspondant aurait pu conduire les professionnels de l’écriture à créer de nouveaux signes ou de nouvelles lettres, mais cela ne s’est pas produit (si l’on fait abstraction des réformes proposées aux 16 e et 17 e siècles qui n’ont jamais abouti). Les copistes ont utilisé le matériel fourni par la tradition : les lettres de l’alphabet latin, ce que certains réformateurs semblent regretter amèrement (Peletier du Mans 1550 : 9-10). Ce choix de s’en tenir aux lettres latines a donc donné lieu à la création de digraphes et trigraphes, dans lesquels la deuxième lettre et/ ou la troisième fonctionnent comme un modificateur, et a permis d’éviter, pendant des siècles, l’utilisation de signes diacritiques. Malgré la création, à l’époque moderne, . De cette manière, il peut assurer la circulation la plus large possible d’un écrit qui autrement ne serait compris que par ceux qui parlent la variété régionale du scripteur ou du lieu de copie. 2 C’est ainsi qu e s’ exprim e F élix Leco y dans u ne d iscussio n lo rs d’u n co llo que (Diale cte s : 20). Gabriella Parussa La vertu ou la puissance de la lettre 93 de tout un arsenal de signes auxiliaires (accents grave, aigu, circonflexe et tréma), le digraphe et le trigraphe restent des outils très présents dans l’orthographe contemporaine. Il s’agira donc de déterminer la/ les valeur(s) de quelques graphèmes particulièrement intéressants. Une valeur que les premiers grammairiens et théoriciens de la langue ont appelée la puissance ou la vertu de la lettre 3 2 L’exemple des graphèmes u, v, n . Notre démarche se veut résolument linguistique en ce qu’elle se propose non seulement de définir des caractéristiques individuelles, contextuelles ou régionales, mais aussi d’atteindre une meilleure connaissance du fonctionnement du code écrit au Moyen Âge et, quand cela est possible, de la relation que celui-ci entretient avec l’oral. Dans cette optique, la variation, au lieu de susciter le mépris pour un écrit médiéval qui ne mériterait pas le statut de code, devient un élément clé pour comprendre les relations complexes que les copistes et les lecteurs établissent entre graphème/ digraphe et phonème. Les écritures manuscrites médiévales, aussi bien la gothique que la cursive des manuscrits les plus tardifs ne distinguent pas les deux graphèmes u et v qu’ils réalisent grâce à deux jambages identiques ; le fait est suffisamment connu pour qu’on ne s’y arrête pas trop longuement. À partir du milieu du 16 e siècle, l’imprimerie se chargera de distinguer entre les deux graphèmes pour aider le lecteur à déchiffrer les écrits plus rapidement ; ces lettres seront appelées ramistes selon le nom de leur inventeur présumé Pierre de la Ramée, dit Ramus. L’identité, au niveau graphétique, des deux lettres u et n est moins connue ou simplement moins commentée. Dans les manuscrits en écriture cursive des 14 e et 15 e siècles pourtant, les deux graphèmes sont souvent confondus, la ligature pouvant se faire aussi bien par le haut que par le bas. (Voir Figure 1, un exemple de non distinction entre u et n, dans un ms. du 14 e siècle). Ils le sont d’ailleurs encore aujourd’hui dans les textes écrits à la main. Pour u et v, comme parfois pour u et n, ce sont les éditeurs modernes qui distinguent entre les deux réalisations phoniques quand ils transcrivent les textes médiévaux et les transposent en caractères d’imprimerie en fonction des sons auxquels correspond le graphème unique constitué de deux jambages ιι. Cette transposition se fait toutefois toujours selon l’usage mo- 3 Louis Meigret et Jean Bosquet parlent de « propriété et puissance », voire de « vertu », Jacques Peletier du Mans utilise les termes « puissance » et « office », alors que chez Ramus « puissance » alterne avec « vertu ». Sauf indication explicite, les grammaires et les manuels cités font partie du Grand Corpus des grammaires françaises (cf. Bibliographie). 94 derne : si cela ne pose aucun problème pour des mots comme uile qui sera transcrit vile (FM ville), gouuerueur sera transcrit gouverneur (comme en FM), pour des mots comme couuent et couuient, les éditeurs hésitent. Faut-il privilégier la forme moderne et transcrire couvent et convient ou bien analyser le système graphique du texte et décider si tel copiste préfère les graphies étymologiques (convent < CONVENTUS ; convient < CONVENIRE ) ou pas (couvent, couvient) ? Les deux types de graphies sont abondamment attestés dans les textes, comme en témoignent les occurrences citées dans les dictionnaires d’ancien et de moyen français. Il est parfois difficile de prendre une décision en faveur de l’une ou de l’autre solution ; les introductions aux éditions critiques modernes témoignent abondamment des hésitations des éditeurs. Toute intervention de ce type a, en effet, des conséquences sur la réalisation orale du mot en question : l’auteur du texte ou celui qui l’a copié prononçait-il [kuvien] ou [kõvien] ? Etant donné que nous savons que les deux réalisations existent à l’époque médiévale, la question n’est pas anodine. Dans la plupart des cas, les éditeurs finissent par choisir la forme la plus courante et la plus attendue, ainsi devant la forme monlt, ils considèrent tout simplement n comme un allographème de u et transcrivent moult 4 Nous allons nous interroger sur la relation entre ce qui est transcrit et la prononciation que l’écriture est censée représenter. Dans quelle mesure les graphies rendent-elles compte de la prononciation ? Peuvent-elles simplement renvoyer à une image du mot, mémorisée en tant que telle, où les lettres u, n et v seraient des allographèmes interchangeables à souhait (Rochebouet 2012) ? . La graphie n’est qu’une sorte d’habillage ajouté par le copiste, souvent défini par les philologues d’ambigu ou de bizarre. Autrement dit, s’agit-il d’un problème philologique (l’éditeur doit pouvoir choisir comment transcrire sans trahir les intentions de l’auteur ou du copiste), de scriptologie (le philologue doit éventuellement identifier, derrière certaines formes, les caractéristiques d’une scripta régionale, d’un code spécifique à l’écrit) ou bien d’une question plus proprement et plus largement linguistique ? En effet, le linguiste cherchera à définir le système dans lequel figurent les deux graphèmes et à en comprendre le fonctionnement à la lumière d’une relation entre phonie et graphie. 4 C’est la conclusion à laquelle parviennent, par des biais différents Ménard (1990 et 2001) et Rochebouet (2009) ; cette dernière affine toutefois son explication en affirmant qu’il s’agit d’une sorte d’archigraphème qui peut noter soit le son [u] soit le son [n] ou encore la nasalisation de la voyelle en précession. Rochebouet (ibid. : 208, note 5) soulève aussi la question de la prononciation, alors que pour Ménard une éventuelle nasalisation ne peut être qu’un épiphénomène dialectal et périphérique et donc sans importance pour le français central. Gabriella Parussa 95 C’est bien de cette relation entre oralité et écriture dans les documents du Moyen Âge (ou, éventuellement, de l’absence de correspondances) qu’il sera question dans cette enquête sur l’emploi des trois graphèmes u, v et n et, en particulier, de u et n. Les alternances graphiques u / n sont très nombreuses, ces lettres pouvant occuper des places variées dans le mot. L’analyse qui suit concernera uniquement les cas d’alternance graphique on / ou en position tonique et atone, ainsi que l’alternance en / eu en position initiale et finale ou dans les monosyllabes, parce que ces graphies représentent des cas de figure particulièrement intéressant pour la correspondance entre graphie et phonie. En guise d’exemple, voici quelques-unes des formes que nous avons relevées : ON : monlt, contiaus, monvant, nons (i.e. nous), converteour, monton, conratier, contiveure, estonpez, conronnera, monteplier, on (i.e. ou) EN : englise, parrenchiens, senroit, denlivre, densus, senmenne, aquestenront, enporten (P3), freren, hommen, villen, cen, jen 5 Nous avons volontairement retenu les formes qui résistent à l’analyse du philologue. Si celui-ci compare avec les étymons latins : MULTU , CULTELLU , MOVERE , NOS , * COOPERTU , * MUTTONE , etc., ou bien FRATRE , ECCLESIA , VILLA , etc., il constatera qu’il n’y a aucune consonne nasale à l’origine de la forme française pourtant bien attestée et, en accord avec l’avis des paléographes, il conclura facilement à une simple allographie : le copiste écrit n parce que pour lui il s’agit d’une forme équivalente du graphème u, dont n se distingue uniquement à cause d’une ligature par le haut. D’un point de vue exclusivement graphétique, l’alternance u/ n peut concerner tous les mots dans lesquels ces lettres apparaissent et non seulement les formes que nous avons relevées. Cela est d’autant plus facile à admettre que le graphème n apparaît parfois dans ces manuscrits sous forme d’abréviation : une barre horizontale, dont on connaît le caractère polyfonctionnel (Rochebouet 2012). . Ces graphies étranges sont donc assez souvent éliminées du texte édité pour des exigences de lisibilité. C’est la raison pour laquelle elles sont presque absentes dans une base de données aussi riche que la BFM de Lyon. Étant donné que celle-ci est construite à partir de textes littéraires édités, il est normal que l’on n’y trouve pas des graphies considérées comme aberrantes ou excentriques par les éditeurs modernes, lesquels se sont empressés d’en effacer la trace. Si l’éditeur est un scriptologue averti ou qu’il est simplement soucieux de respecter l’aspect graphique du texte qu’il édite, il conserve ces graphies, quitte à les définir d’adventices (Delbouille 1932 : LII). Malgré les difficultés d’accès aux graphies originales, le nombre important d’occurrences relevées ainsi que leur variété nous ont poussée à approfondir notre enquête. 5 Pour le relevé complet des formes, voir le Tableau 1, en Annexe. La vertu ou la puissance de la lettre 96 3 Constitution du corpus et résultats Pour cette analyse des choix graphiques, nous avons constitué un corpus d’occurrences relevées dans des textes édités dans le respect absolu des graphies de l’original et dans des manuscrits transcrits par nos soins. Nous avons aussi eu recours aux bases de données d’AF et de MF accessibles en ligne : la Base de français médiéval de l’ENS de Lyon (BFM), les Documents linguistiques de la France (DocLing) de l’Université de Zürich et les chartes et documents mis en ligne par l’équipe Crisco de l’Université de Caen. Il faut toutefois signaler que de nombreuses autres occurrences de ces digraphes, ainsi que d’autres graphies intéressantes ont pu nous échapper à cause des interventions plus ou moins drastiques des éditeurs qui ont effacé les caractéristiques considérées comme les plus troublantes ou bizarres d’après les standards orthographiques courants. Les résultats de notre recherche dans le corpus ainsi constitué sont donnés en annexe dans le Tableau (1). Il faut noter que des occurrences qui ont constitué un terme de comparaison pour notre analyse ne figurent pas dans ce tableau. En effet, aussi bien pour ON que pour EN , il existe des digraphes équivalents : OU et EU . Ces digraphes apparaissent parfois dans les mêmes lexèmes, dont ils constituent la forme la plus répandue et attendue par rapport au FM : moult, mouton, couronnera, etc. Parfois, la forme équivalente est rare, mais bien attestée : ceu, jeu (pour cen, jen) figure dans l’Atlas des chartes de Dees (1980 : n. 33) et dans des textes littéraires et documentaires. Il y a aussi nombre de cas où ces digraphes ou, on / eu, en alternent avec la voyelle simple o ou e : molt, covent, frere, eglise, ce, je, etc. Nous avons pris en considération toutes ces formes sans les faire apparaître dans le tableau en annexe. Le Tableau (1) montre que le phénomène touche aussi bien les textes littéraires que documentaires, qu’il est attesté entre le 13 e siècle et le 15 e siècle et répandu dans plusieurs régions : l’Est, le Nord-Ouest du domaine d’oïl, ainsi que le domaine franco-provençal sont concernés. Quelques formes, recensées par le DMF, proviennent de documents du Poitou (mais elles sont rarissimes). Pour ne donner qu’un exemple de la large diffusion de ces graphies, rappelons que Gossen, à propos des formes cen, jen, parle de « nasalisierten Typus » et le définit en premier lieu de normandisme (Manche, Calvados, Eure, Orne et Seine-Maritime), mais il signale aussi des occurrences dans des documents écrits en Bretagne, en Touraine et même en franco-provençal (Gossen 1967 : 183-4). La carte 33 de l’Atlas de Dees (1980) montre que, si ces formes sont majoritairement normandes, elles sont attestées aussi ailleurs : Haute-Marne, Oise, Moselle et Vosges. Les philologues et scriptologues, confrontés à ce même phénomène, se sont généralement empressés de souligner le caractère régional de ces graphies, liées parfois à des prononciations tout aussi régionales, voire périphériques par rapport à l’Île-de-France, notamment les Vosges, la Lorraine, mais Gabriella Parussa 97 aussi la Normandie (comme on l’a vu plus haut, surtout pour le digraphe en en position finale de monosyllabe 6 Cependant, si ces spécialistes parviennent parfois à proposer une explication plausible du phénomène en évoquant l’influence régressive ou progressive d’une nasale éloignée dans le même mot : hommen, ainsin, amin, monlt (Lanher 1972 : 343 ; Leclanche 1996, I : 36-37, Rochebouet 2012 : 218), ou dans le syntagme (cen nous dit) (Pope § 849, Gossen 1967 : 183-84, Mantou 1972 : 252-s), cette hypothèse est loin de résoudre tous les cas de figure. Il suffit de parcourir la liste de nos occurrences dans leur contexte pour comprendre que l’influence d’une consonne nasale ne peut absolument pas rendre compte de toutes les occurrences relevées. Freren, englise, de la même manière que contiaus, contiveure ou encore les nombreux cen que affaiblissent sérieusement cette hypothèse. ). D’une manière générale, la nasalisation des voyelles a, e, o, parfois même i dans des contextes où il n’y pas de consonne nasale immédiatement après la voyelle, serait une caractéristique des dialectes de l’Est, signalée d’abord par Bonnardot (1873) dans son analyse de quelques documents lorrains, ensuite par Pope (§ 429) et plus particulièrement par Lanher (1972 et 1975). D’autres spécialistes des scriptae médiévales, comme Remacle (1948 : 192) ont préféré évoquer l’analogie, sans donner l’explication pour chaque occurrence. Si on peut admettre sans difficulté que la forme senront (pour seront) pourrait avoir suivi le modèle offert par les formes de Futur tenront et venront, il est plus difficile d’affirmer sur quoi repose l’analogie pour les autres formes relevées, surtout quand il s’agit de substantifs, d’adjectifs ou d’adverbes : freren, englise, monlt, etc. Dans une intervention orale, retranscrite pour une publication d’actes de colloque, Gossen propose pour des formes telles qu’englise l’analogie avec les nombreux lexèmes du français qui commencent par le digraphe en- : il s’agirait, en somme, de simples graphies hypercorrectes (Dialectes : 346). La seule étude d’ensemble sur ce phénomène de nasalité définie de « anorganische » — que l’on peut interpréter et traduire par « spontanée » — est très ancienne. Il s’agit du travail de Curt Balcke, publié à Halle, en 1912 sous le titre Der Anorganische Nassallaut im Französischen, qui se fonde sur un nombre important de mots où se remarque la présence d’une consonne nasale, n ou m, inattendue car totalement absente dans l’étymon, comme, par exemple, dans compe < CUPPA et jongleur < JOCULATOR . La moisson est très importante et ne concerne pas que l’ancien français, mais aussi le français moderne 7 6 D’après nos relevés, il s’agit presque exclusivement de formes atones du type : cen soit, por cen que. (avec quelques exemples d’autres langues romanes) ; les occurrences sont si nombreuses et variées qu’on serait tenté de voir dans cette 7 Sur un phénomène similaire dans le français oral parisien contemporain, voir note 13. La vertu ou la puissance de la lettre 98 nasalisation inexpliquée un phénomène panroman lié à l’articulation des voyelles qui se trouvent devant certaines consonnes dans des contextes spécifiques. Toutefois, Balcke a construit son corpus en utilisant non seulement des textes littéraires et documentaires, mais aussi des dictionnaires, des Atlas linguistiques, etc., en mélangeant ainsi d’un côté les attestations anciennes et les formes issues des patois français contemporains, de l’autre les formes attestées uniquement à l’écrit et les formes de la langue parlée. Il semble donc postuler non seulement une sorte de continuité entre langues du Moyen Âge et patois modernes, mais aussi une relation d’identité entre graphie et phonie. Malgré ces limites, la liste fournie par Balcke et les regroupements qu’il opère dans le but d’expliquer ce phénomène ont le mérite d’en montrer l’étendue aussi bien sur le plan diatopique que diachronique 8 Balcke a eu raison de conclure dans certains cas à une nasalisation spontanée (anorganische) de la voyelle, même si pour d’autres il a préféré évoquer l’analogie ou la réanalyse. On remarque dans sa liste des témoignages de ce phénomène qui sont encore présents en FM : jongleur (< JOCULATORE ), langouste (< LOCUSTA ), etc. . Nasalisation progressive ou régressive, analogie avec d’autres formes, nasalisation exclusivement dialectale ou encore simple phénomène graphique sans aucun correspondant à l’oral, la liste des occurrences relevées est trop longue, l’espace géographique trop vaste pour que l’on se contente de les considérer comme un phénomène isolé et périphérique. Les difficultés que ces formes posent aux éditeurs de texte et qui ont des conséquences sur la constitution des corpus utilisés par les linguistes nous ont poussée à soumettre certaines de ces occurrences à une analyse plus globale. 4 Une nouvelle analyse des occurrences Même si à première vue il s’agit du même type de phénomène pour les deux voyelles e et o, il est nécessaire d’étudier ces deux digraphes de manière distincte et d’analyser plus précisément ce qui permet ou empêche l’apparition de chacun de ces digraphes. On constate, en effet, que si le digraphe on se trouve dans toutes les positions à l’intérieur du mot (tonique, prétonique, posttonique, finale), en n’apparaît jamais en position tonique, mais uniquement en initiale prétonique ou finale, ainsi que dans les monosyllabes atones comme cen, jen ; des contextes où la lettre n suit un e centralisé. 8 Outre la nasalisation suite à l’influence d’une consonne à proximité, Balcke (1912) évoque aussi, comme autant d’explications possibles, l’analogie, les croisements avec d’autres mots similaires sur le plan phonique et sémantique, ainsi que la préfixation (notamment dans le cas de con-, en-). Gabriella Parussa 99 Rochebouet (2012) a proposé de considérer les lettres u, n et v comme des allographèmes ; dans les manuscrits, la barre horizontale, dite ‘barre de nasalité’, peut donc remplacer aussi bien u que n. Certaines occurrences de notre corpus semblent confirmer cette hypothèse. Dans le Jeu d’Argent de Jazme Oliou, composé à Avignon vers 1470, le mot tout est écrit tout, mais parfois aussi tõt ; et dans le Mystère des Trois Doms de 1509, composé à Romans, les mots couvert, couronnés apparaissent sous la forme abrégée cõvert, cõronnes. Cependant, sans avoir examiné les habitudes du copiste dans l’ensemble du manuscrit, il est difficile de trancher pour l’une ou l’autre des résolutions (ou ou on). En effet, si on peut affirmer qu’il existe effectivement des scribes qui tracent les deux graphèmes de manière identique, avec une ligature par le haut [cf. Fig. 1], il ne faut toutefois pas oublier que la majorité des scribes aux 13 e , 14 e et 15 e siècles distingue parfaitement entre u et n [cf. Fig. 2 et 3], aussi bien dans le tracé de chaque lettre que dans l’emploi qu’il en fait : on ne trouve jamais sous leur plume une forme comme celles que nous avons relevées dans le Tableau (1) 9 Pour séduisante et rassurante qu’elle puisse paraître à tout éditeur, cette idée d’une équivalence absolue des graphèmes dans l’écriture médiévale passe pourtant sous silence un fait important qui, sans être très répandu, est toutefois bien représenté dans nos textes : la présence à la rime de quelquesunes des formes relevées. . Quand on et ou sont tracés d’une manière identique, l’éditeur peut alors ignorer cette variance purement graphématique et transcrire selon la norme graphique du FM : couvent, couteau, mouton, rouge etc. En voici quelques exemples qui effacent tout doute possible sur la nasalité du son vocalique à la rime : monlt : mond (i.e. le monde) ; monlt : semond et mont (< MULTUM ) : m’ont (La Passion du ms. BSG 1131) ; nons : compaignons (Dolopathos), nons : verrons (Image du monde de Gossouin de Metz) : trois textes de l’Est, teintés de régionalismes lorrains. Cependant, on relève aussi coutes (= contes) : toutes dans la Panthère d’Amour de Nicolas de Margival, mont (=moult) : ont : font chez Rutebeuf (M, 61), temoute : monte et temonte : honte, dans le Guillaume de Dole (2498) et l’Escoufle (4095) de Jean Renart. Cet usage du graphème n dans l’ancêtre du mot tumulte est aussi attesté chez Bersuire (temonte, temunte). Dans d’autres textes tout aussi éloignés de l’Est du domaine d’oïl, on relève les formes rouges : mensonges (Apparicion Jean de Meung, 875, de Honorat Bovet, originaire de Provence), et moult : mont dans un texte de Christine de Pizan datant de 1404-5 et copié à Paris (Chemin de long estude, 979, 1341, 3025). Étant donné que ces textes sont rimés et non assonancés, la voyelle [u] doit avoir un son proche de [ɔ̃] ; le son à la rime, en effet, doit ressembler à 9 Dans deux manuscrits du Roman de Troie étudiés par F. Vielliard, qui présentent des graphies mont, les scribes distinguent parfaitement u de n (Vielliard 1996 : 281). La vertu ou la puissance de la lettre 100 un [o] très fermé et/ ou nasalisé. Une explication possible serait que, pour les exigences de la rime, ces formes auraient été utilisées par des auteurs d’autres régions de la francophonie médiévale, mais cela signifierait que la variante avec nasalité devait être reconnue et comprise et ce à l’extérieur du domaine lorrain ou, plus généralement, nord-oriental. Cette proximité sur le plan phonique mérite une enquête plus approfondie, d’autant plus que la question de la prononciation nasalisée ou nasonnante, pourtant évoquée par d’éminents spécialistes (Bonnardot, Lanher, ibid.) a été balayée ou passée sous silence par tous ceux qui n’admettent pas que le système graphique de la langue littéraire centrale puisse faire une place à la variation de la langue parlée. Sceptiques vis-à-vis des relevés faits par les dialectologues et les éditeurs en général, ils ont préféré évoquer l’ambiguïté des graphies médiévales ou le caractère peu fiable des scriptae, ce qui ne suffit pas à expliquer les formes relevées. Un regard rapide du côté de l’italien révèle que ce phénomène est attesté aussi dans cette langue pour des mots comme montone (fr. mouton < * MUTTONE ), lontra (fr. loutre < LUTRA ) qui posent un problème étymologique. Au lieu de penser à des graphies aberrantes, il faudrait comparer les formes françaises bien attestées (monton, lontre) aux formes italiennes citées pour trouver des explications plus convaincantes que : lontre serait une forme hybride, issue du croisement entre le mot latin emprunté au grec * ENU ( N ) TRIAM et la forme LUTRA ; montone viendrait de l’analogie avec le verbe monter, à cause de l’attitude du mâle lors de l’accouplement (! ) (Cortelazzo et Zolli 1990 10 La question que nous nous sommes posée pour essayer d’expliquer ces formes est la suivante : la présence de n derrière o, e, parfois i, est-elle due uniquement à la similarité du ductus de ces deux lettres u et n ou bien quelque chose dans l’office/ la puissance que cette lettre assume dans d’autres occurrences explique-t-elle son emploi dans des configurations inattendues ? Cela revient à s’interroger sur la valeur de ce graphème ou lettre n dans les digraphes étudiés : indique-t-elle la nasalité, la nasalisation de la voyelle en précession, un simple nasonemment parfois lié à la fermeture ou à la centralisation de cette même voyelle ? Cela reviendrait à voir dans le fonctionnement de la lettre n quelque chose de comparable à celui des lettres (consonnes et voyelles) qui marquent la palatalisation ou la longueur d’un son vocalique. Pour comprendre ce fonctionnement assez courant du code écrit médiéval, il suffit de penser au rôle joué par les graphèmes i, h et g en tant que « modificateurs » de la consonne qui précède ou qui suit dans paille, veulhe, montagne. La fonction des lettres n’est donc pas uniquement de trans- ). 10 Ce dictionnaire étymologique affirme en effet que ce mot est à rapprocher de montare (Nigra 1920 : 95-96). Gabriella Parussa 101 crire un son : ainsi, en lorrain la lettre i marque l’ouverture de la voyelle e en précession, comme dans peire (FM père), creite (FM crête) (Mantou 1972 : 100). Ces exemples montrent, si besoin était, qu’il faut éviter de penser l’écriture ancienne comme une simple image et transcription de l’oral et qu’il faut aussi oublier les normes de l’orthographe actuelle. La lettre n, donc, qui dans le code graphique du FM sert à transcrire le son consonantique [n] (ex. nager) ou transcrire la nasalisation des voyelles dans les digraphes an, en, on (ex. an, vent, bon), pourrait aussi servir à noter parfois une modification autre de la voyelle en précession, modification que les scribes perçoivent mais qu’ils ont quelque difficulté à transcrire. 5 L’influence de la consonne nasale : nasalité et nasalisation On sait que la consonne nasale a d’abord exercé une influence fermante sur la voyelle en précession. D’après les explications fournies par Straka (1955) et La Chaussée (1989) 11 Pour les scribes donc, comme on peut le constater par les exemples donnés ci-dessus, la lettre n peut noter la consonne [n], la nasalisation de la voyelle à partir du 12 e siècle, mais éventuellement aussi le caractère fermé de la voyelle postérieure. N après la voyelle o a donc, dans certaines zones et partout dans certains contextes, la même valeur que u, qui note en français, dans le digraphe qu’elle forme avec o, le son [u] (Andrieux-Reix 2001). , les consonnes nasales ont une articulation moins ferme que les consonnes orales, car une partie de l’énergie articulatoire est utilisée pour l’abaissement du voile du palais. Par anticipation, la voyelle qui précède s’affaiblit aussi et se ferme (lana > laene > laine en AF), de même qu’en anglo-normand et en picard la nasalisation produit d’abord la fermeture de la voyelle [o] en [u] : houme. Si la voyelle sous l’influence de la nasale n’est pas tonique mais initiale on assiste au même phénomène de fermeture : donare > doner > duner / douner (Lepelley 1974 : 9-10). Cette similitude dans les offices de u et n se manifeste aussi dans le phénomène inverse, qui n’a pas retenu l’attention des philologues. Ces derniers l’ont immédiatement identifié comme une simple identité graphique voire une graphie inverse, sans aucun lien avec la prononciation. Les graphies mou, pour mon et sou pour son apparaissent pourtant souvent sous la plume de copistes qui distinguent parfaitement les deux lettres en réservant à la lettre n une ligature par le haut (cf. DocLing, ChMM234, ChMM191, ChMe089). Si on se place du point de vue de la perception et donc des caractéristiques acoustiques, les sons [u] et [ ɔ ̃] ayant un deuxième formant très proche (F2 : autour de 750 Hz) peuvent facilement être confondus par les locuteurs. 11 La Chaussée renvoie à Straka (1955). La vertu ou la puissance de la lettre 102 Ainsi, il n’est pas étonnant de voir à la rime des formes comme mont (=moult) : font dans lesquelles les sons vocaliques peuvent être perçus comme très proches, voire identiques. Cette caractéristique acoustique pourrait être à l’origine du phénomène que l’on a appelé « nasalisation spontanée », pour laquelle il n’existe pas encore d’étude approfondie sur le plan diachronique, du moins dans le contexte roman 12 Pour en, il faut signaler qu’il n’y a aucune occurrence avec un e tonique, ce qui signifie que la lettre n n’apparaît que dans des contextes ou la voyelle [e] est affaiblie ; très souvent elle s’est d’abord centralisée [e central], ensuite légèrement labialisée [œ] dans certains contextes. . Dans ce cas, le digraphe on ne serait pas simplement un allographe de ou, mais reproduirait à l’écrit une identité phonique certaine. C’est le cas pour les -e en position finale : freren, hommen et dans des monosyllabes : cen, jen. Mais c’est le cas aussi de een syllabe initiale ; on sait en effet que dans cette position la voyelle pouvait s’assourdir même dans le français d’Île-de-France. Lanher donne l’exemple d’eglise où le e initial a pu progressivement s’affaiblir et se centraliser. Dans le mot venir, le e s’est d’abord fermé et ensuite centralisé venir > v ə nir). Le plus souvent, cette évolution de la voyelle — qui de claire et ouverte se ferme et se centralise, jusqu’à s’assourdir en FM — n’a pas touché les graphies, les copistes préférant maintenir la lettre voyelle d’origine : mere, lune, venir. Cependant, il est tout à fait possible que certains copistes, plus attentifs aux différences phoniques ou bien plus concernés par les difficultés des lecteurs, aient essayé de noter ce [e] particulier, en utilisant la lettre u (ce qui sera la solution sélectionnée par le FM pour transcrire le son labialisé [œ] ou [ø]). Plus rarement, c’est la lettre n qui a pu être sélectionnée, les copistes se sentant peut-être autorisés à cela par les contextes où une faible nasalisation était perceptible : la nasalisation des sons centralisés étant aussi un phénomène connu. Comme le rappelle R. Blondin dans une discussion retranscrite dans des actes de colloque (Dialectes : 346-347), il s’agirait d’un changement spontané provoqué par l’abaissement prématuré du voile, qui produirait une sorte de nasonnement sans importance phonologique (qui peut donc être noté ou pas). Ce phénomène est probablement similaire à celui qui touche le français parisien : la tendance à la labialisation et à la fermeture de ce -e central final (Varney Pleasants 1956). La lettre u comme la lettre n joueraient alors un rôle essentiel dans ces digraphes et n’auraient rien d’adventice. 12 Je remercie vivement mon collègue, Didier Demolin, phonéticien et spécialiste de la nasalisation, pour ses précieuses remarques et suggestions et pour avoir attiré mon attention sur la proximité des deux phonèmes du point de vue acoustique. Gabriella Parussa 103 6 Le témoignage des grammairiens Malgré l’absence d’enregistrements et de témoignages contemporains de la composition des documents de notre corpus, nous pouvons essayer de formuler des hypothèses sur la prononciation de ces digraphes. Bien que les premières grammaires fassent rarement référence à la prononciation (à l’exclusion de Palsgrave dont le témoignage est certainement intéressant, mais à relativiser sur la plan diatopique à cause de sa familiarité avec le français nord-occidental), nous pouvons nous fier aux témoignages des grammairiens des 16 e et 17 e siècles quand ceux-ci attestent d’une prononciation plus ancienne ou bien de variations dans la prononciation d’un même mot ou d’une même syllabe. Palsgrave en parlant de -e final affirme clairement que l’on entend une sorte de nasalité dans l’articulation de ce son vocalique non accentué, lequel, dans cette position, ressemble acoustiquement à un [o]. Premier à avoir décrit le phénomène de la nasalisation en français, Palsgrave n’a aucun doute quant à la qualité nasale de cette voyelle finale : than shall he in that place be sounded almoste lyke an o, and very moche in the noose: as these wordes hómme, fémme, honéste, párle, hómes, fémmes, honéstes, auécques, shall have theyr laste e sounded in maner lyke an o, as hommo, femmo, honesto, parlo, hommos, femmos, honestos, auecquos, so that if the reder lyft up his voyce upon the syllable that commeth nexte before the same e, and sodaynly depresse his voyce; whan he cometh to the soundynge of hym and also sounde hym very moche in the noose… (III, p. 4). Plus d’un siècle après, Dangeau reconnaît encore cette prononciation, mais uniquement chez les Normands. Le fait qu’il souligne la difficulté de noter cette prononciation nasonnante à l’écrit est particulièrement intéressant dans une optique diachronique (voir plus haut, p. 93-94). Pour l’e fèminin les normans le font quelquefois passer par le nés et lui donent un son qui aproche de la voyèle nazale (an), ou de la voyèle nazale (en) et prononcent mon pere ma mere d’une manière qu’il est plus aisé de faire antandre de vive voix que par écrit (Dangeau, 1694-1722, 46). Boindin, l’un des premiers à avoir su distinguer le timbre des voyelles françaises, reconnaît l’existence d’une forme nasalisée de l’e muet, dans les provinces septentrionales et notamment en Normandie, « où les syllabes féminines de la fin des mots se prononcent d’une maniére trainante et presque nazale » (Remarques 1753 : 49). Pour d’Olivet (Remarques 1771 : 44-46), le -e muet est une « pure emission de voix qui ne se fait entendre qu’à peine ». La prononciation labialisée existe pourtant (ex. gloir-eu), mais il la réprouve en la taxant de « paysanne ». Les tentatives des grammairiens pour saisir la prononciation de ce phonème et circonscrire la variation diatopique et diastratique montrent claire- La vertu ou la puissance de la lettre 104 ment que du point de vue acoustique un nasonnement de -e final semble encore admis à la fin du 17 e siècle, bien que sa diffusion ne dépasse pas les confins de la Normandie. On pourrait d’ailleurs se demander si ce phénomène est comparable à celui qui a été identifié récemment dans la prononciation du français parlé parisien contemporain et que les spécialistes ont appelé [ ə ] prépausal 13 Le digraphe on/ ou, qui fournit les exemples les plus nombreux de notre corpus, figure aussi parmi les faits de prononciation évoqués dans les traités et grammaires, soit comme graphie renvoyant à une prononciation attestée et incontestable, soit comme graphie ambiguë renvoyant à deux prononciations concurrentes, témoignage d’une variation diatopique ou diastratique. . C’est encore une fois Palsgrave qui relève la particularité de la prononciation de o, en précisant ses impressions acoustiques par une sorte de transcription phonétique : If m or n folowe next after o in a frenche worde, both in one syllable, than shall the o be sounded almost lyke this diphthonge ou, and some thyng in the noose: as these wordes mon, ton, son, renom shalbe sownded moun, toun, soun, renoum and so of all suche other, and in like wyse shall o be sownded though the next syllable folowynge begynne with a nother m or n, as in these wordes hóme, sómme, bónne, tónnerre, whiche they sounde houme, boune, soumme, tounner, and so of suche other 14 D’après lui, donc, en plus de la nasalisation, il y a un élément vocalique plus fermé juste avant la consonne nasale qu’il transcrit par la lettre u. Charles Maupas, grammairien originaire de Blois, conforte cette analyse de Palsgrave, même si pour lui il s’agit du [o] nasalisé fermé, dont la fermeture est notée par la présence des lettres n ou m : (Esclarcissement 1530). quand … la syllabe apres o, commence par m, n, ou v, ordinairement elles sont doublees, & la premiere appartenant à l’o, sonne comme u, avec luy. Ainsi Homme, comme, connoistre, donner, honneur, quasi Houme, coume, counoistre, douner, etc. (Grammaire, 1625 3 : 19). Cette impression doit bien correspondre à une réalité puisque Oudin, qui s’inspire de Maupas, se voit dans l’obligation de corriger cette prononciation qu’il juge incorrecte : L'O François se prononce fort ouver t, contre l’o pinion impertinente de ceux qui le veulent faire pronon cer comme ou , quand il est de uant m ou n : car ceux q ui parlent bien ne disent jamais h oume, c oume, boune, &c. & 13 Ce [ə] prépausal connaît en effet deux variantes, l’une postérieure [a] et l’autre nasalisée [ə̃ ]. Sur ce phénomène, voir Hansen (1997 : 173-198 ) et Hansen et Mosegaard Hansen (2003 : 89-109). À propos des transformations de cettevoyelle, voir aussiplus haut, p. 96. 14 Les graphies anglo-normandes du type oun, oum, trouvent donc ici une justification liée à une prononciation particulière de la voyelle nasalisée. Gabriella Parussa 105 bien que plusie urs disent ch ouse po ur chose , il ne s'y faut pas arrester (Oudin, 164 0 : 10) . Pour Oudin, il s’agit d’une variante dans la prononciation qu’il faut éliminer. Le dictionnaire de Richelet (1680 : 492) offre aussi un témoignage éclairant sur la variation dans la prononciation : « Quelques honnêtes gens Parisiens, le peuple de Paris et les fruitieres que j’ai fait parler sur ces mots disent trongnon, trougnon et trognon» ; tout en rappelant que certains considèrent que ce mot est issu du latin TRUNCUS , sans doute pour expliquer la prononciation nasalisée, et d’autres de THURSUS . Si les deux reconnaissent l’existence d’une variation, Oudin se place plutôt du côté de la norme qui aura progressivement raison de ces prononciations différentes. La prononciation [u] pour la syllabe initiale des mots couvent et moustier est relevée par le même Oudin qui la qualifie de ‘vulgaire’. Pour ces deux mots en particulier, Jean Macé affirme que « On écrit conuent, et on prononce couuent » (Grammaire 1651 : 132) et Vaugelas préconise d’écrire convent (graphie étymologisante) mais de lire « couvent comme si l’on mettoit un u, pour l’n, apres l’o. Cela se fait pour la douceur de la prononciation » (Remarques 1647 : 502) 15 Qu’ils soient ouverts à la variation ou favorables à l’uniformisation et à la normalisation de la langue parlée, les grammairiens du 17 e siècle reconnaissent la dissociation entre graphie et phonie comme une évidence, au moins dans ces cas spécifiques. . Les autres graphies que nous avons relevées, comme monlt, monton, englise et freren, ont été abandonnées beaucoup plus rapidement que les deux mots cités par Vaugelas ; tout d’abord parce que le phénomène de faible nasalisation ou nasonnement devait être de plus en plus circonscrit géographiquement (Normandie ou Vosges) et avoir été progressivement exclu de la prononciation standardisée parisienne. Le maintien de graphies avec -n comme convent et monstier jusqu’à une date tardive (Dictionnaire Ac. Fr. 1694) s’explique par le fait qu’on pouvait les rattacher à une étymologie (< CON- VENTUM , MO NASTERIUM ) et donc, en quelque sorte, les remotiver. En outre, il n’est pas rare, dans l’histoire de l’orthographe du français, qu’une graphie non phonétique trouve sa justification dans l’étymologie. Quoi qu’il en soit, ces témoignages ne peuvent pas nous laisser indifférents. Ils prouvent que ces graphies ne sont pas si aberrantes qu’on a voulu le dire et qu’une forme de nasalité ou de nasonnement était ressentie par les grammairiens ; tout comme la fermeture de la voyelle o en u est bien attestée au moins dans certaines régions du domaine d’oïl. Il paraît évident que l’hypothèse d’une simple similitude graphique entre les lettres n et u n’est pas suffisante pour expliquer le phénomène global, d’autant plus que ces formes résistent parfois même lors du passage à 15 Sur la variation diatopique au 16 e siècle, voir Morin (2002). La vertu ou la puissance de la lettre 106 l’imprimé : dans la grammaire de Palsgrave (1530) et le Voyage de Jean de Léry (1578) on relève des formes cen et sen. Le dictionnaire de Nicot, imprimé en 1601, réserve une entrée spécifique à mont pour l’adverbe moult : « Mont ou moult, car il vient du latin Multum, adverbe » (417). Etant donné que l’imprimeur peut distinguer les deux graphèmes, la présence d’un n ne peut pas être interprétée comme une simple liberté calligraphique. 7 L’éditeur et le linguiste Le problème des éditions interventionnistes a déjà été évoqué au sujet du choix du corpus et de la recherche des formes qui ont fait l’objet de cette étude. En effet, de nombreuses attestations de monlt, cen, conteau etc. ne sont pas visibles pour le linguiste parce qu’elles ont été corrigées par les éditeurs dans le but de rendre le texte édité plus lisible. Le relevé des formes effectué ici n’est donc pas exhaustif et le nombre des occurrences est loin de correspondre à la réalité. Que devrait faire l’éditeur face à des graphies inattendues parce qu’éloignées de l’orthographe et de la prononciation modernes ? Doit-il conserver l’aspect graphique du texte qu’il édite et accepter ces formes même si celles-ci sont sporadiques voire uniques et lui paraissent aberrantes ? Si l’éditeur est convaincu que ces formes sont attestées ailleurs et qu’elles offrent un témoignage intéressant, est-il tenu de les conserver quand elles peuvent induire en erreur le lecteur ? Par exemple, quand le copiste distingue parfaitement entre u et n, faut-il éditer ronge (i.e. rouge) et produire ainsi une forme écrite ambiguë pour un lecteur moderne ? En l’éliminant, l’éditeur soustrait au linguiste un témoignage important d’un phénomène qui, on l’a vu, n’est pas une simple bizarrerie due à l’écriture à la main. La solution la plus économique serait de compter consciencieusement toutes les occurrences de ce genre, d’en faire un relevé exhaustif dans l’étude des graphies, mais de garder uniquement les graphies qui ne gênent pas la lecture. Contiaus pour coutiaus, mais surtout ronge pour rouge peuvent effectivement poser problème, par contre cen pour ce est bien reconnaissable et peut être identifié en introduction à l’édition. Sa conservation permettrait de donner une image plus fidèle du code écrit du Moyen Âge. Si, par ailleurs, ses formes sont à la rime comme monlt : mont et contes : toutes, leur conservation s’impose afin que l’on puisse étudier de manière plus précise la prononciation du français médiéval 16 16 C’est le choix des éditeurs des textes que nous avons retenus pour notre enquête (Delbouille, Leclanche, Tarnowski, etc.). . Gabriella Parussa 107 8 Conclusions À la fin de cette enquête sur les digraphes, il paraît important de souligner que, si le scriptologue sépare nettement dialecte et scripta et ne reconnaît pas la correspondance graphie/ phonie, il n’est pas non plus possible de tout réduire au graphématique et au caractère variable, voire aberrant, de la graphie médiévale. Le philologue qui est confronté à ce type de graphies ne peut pas éviter de se poser des questions sur l’étendue de ce phénomène, sur sa présence dans d’autres textes en dehors de celui qu’il édite. Toute explication se fondant sur un seul texte ou sur les connaissances de l’éditeur, aussi étendues soient-elles, ne peut être que partielle et finit par autoriser celui-ci à gommer certains traits de la langue. L’éditeur risque ainsi d’offrir une image altérée du système graphique médiéval. La graphie n’est pas toujours un masque ni un simple habillage des mots, d’importance secondaire : malgré son caractère variable, elle permet parfois d’atteindre, quoique de manière approximative et relative, la réalité phonique de la parole transcrite. Le témoignage des grammairiens prouve non seulement qu’il y a variation dans la prononciation, mais aussi que cette variation a résisté bien après la fin du Moyen Âge, en étant souvent cantonnée à une région ou à un registre de langue généralement bas. Le linguiste ne peut que constater cette variation tout en essayant de comprendre comment fonctionne le code écrit avant l’explicitation d’une norme graphique. Une étude même partielle, comme celle que nous avons menée ici, prouve qu’il y a bien un système graphique au Moyen Âge et que les copistes sont parfois plus fins phonéticiens qu’on ne l’a soupçonné, bien qu’ils exercent leur métier à une époque pré-phonétique 17 Fonctionnant comme une sorte de millefeuille qui permet la diffusion des textes et l’intercompréhension, quelle que soit la variété de français qui est mise par écrit, le système graphique médiéval nous paraît complexe parce qu’il a su accueillir cette variation. S’il veut le comprendre, le linguiste est obligé de prendre en compte de larges échantillons de graphies et de ne pas exclure à priori l’une ou l’autre des fonctions que peut assumer la lettre. Le . La difficulté pour nous vient de ce qu’à l’intérieur de ce système, la valeur phonogrammique de la lettre peut alterner avec la valeur diacritique ou logogrammique, et ce en fonction de la diatopie et de la diachronie. Au linguiste diachronicien revient la tâche de montrer comment un digraphe a acquis ou perdu des fonctions au cours de son évolution et comment l’une des variantes (dans la prononciation et/ ou dans l’écriture) en circulation au Moyen Âge s’est imposée pour des raisons liées au prestige ou à une plus large diffusion. 17 Sur la découverte de l’unité sonore et les premiers pas de la phonétique, on lira Fournier (2007 et 2007a). La vertu ou la puissance de la lettre 108 système graphique, code secondaire de la langue, remplit alors la double fonction d’enregistrer la parole et d’écrire la langue. Bibliographie A NDRIEUX - REIX , Nelly (2001) « En terme d’arc higraphèm e : la lettre o dans du français écrit au Moyen  ge », in C. Gruaz et R. Ho nvault (éds), Variatio ns sur l’orthographe et les systèmes d’écriture. Mélange en hommage à Nina Catach, Paris, Champion, p. 217-228. B ALCKE , Curt (1912) Des anorganische Nasalla ut im Französi sch en vom Lautphysiologischen Standpunkte Betra chtet, Halle a n der Saale, « Beihefte zur Zeitschrift für romanische Philologie » 39. B ONNAR DOT , François (1873) « Variétés lorraines », Roma nia, 2, p. 245-259. B OUTIER , Marie-Guy (2001) « Henris sa fis (1237) : norme régionale et traits dialectaux dans la langue des chartes médiévales », in G. Holtus, A. Rapp et H. Völker (éds), Skripta, Schreiblandschaften und Standardisierungstendenzen. Urkundensprachen im Grenzbereich von Germania und Romania im 13. und 14. Jahrhundert, Trier, Kliomedia, p. 419-447. C AZAL , Yvo nne et P AR USSA , Gabriella (2015) Introduction à l’histoire de l’orthographe, Paris, Armand Colin. C ORTELAZZO , Ma nlio et Z OLLI , Paolo (1992) Dizionario etimologico della lingua italiana, Bologna, Zanic helli. D EES , Anthonij (1980) Atlas des forme s et d es con stru ctions des chart es fran çais es du 13 e siè cle, Tübing en, Max Niemeyer Verlag. ― (1989) « La reconstruction de l’ancien français parlé », in Piet van Reenen, New Methods in Diale ctology, Dordrec ht, Foris, p. 125-133. D ELBOUILLE , Maurice (1932) (éd.) Jacques Bretel, L e Tournoi d e Chauvency, Liège-Paris, Vaillant Carmanne-Droz « Bibliot hèqu e de la Faculté de philosop hie et lettres de l'Université de Liège », 49. Dialecte s : S TRAKA , Georges (1972) Les Dialectes de Fran ce au Moyen Âge et aujourd’hui. Domaines d’oïl et domaine fran co-proven çal, Paris, Klincksieck. F OUR NIER , Jean-Ma rie (2007) « La généralité dans la théorie des so ns à l’âge classique », Histoire, Epist émologie, Langage, 29, 1, J.-M. Fournier et S. V erleyen (dir.), Histoire des théo rie s du son, p. 85-105. — (2007a) « « La notion d’unité so no re dans les grammaires f rançaises des 17e et 18e siècles » in D. A. Kibb ee (éd.), History of linguisti cs 2005, Amsterdam-Philadelphia, Benjamins, p. 120-130. G OSSEN , Carl Theodor (1967) Französi sche Sk riptastudien. Untersu chungen zu den nordfranzö sischen U rkundenspra chen de s Mittelalters, Wien-Graz-Köln, Herma nn Böhlaus Nachfolger. — (1972) « Graphème et pho nèm e : le problème central de l’étude des la ngues éc rites du Moyen Âge », in Dial ect es, p. 3-18. H ANSE N , Anita Berit (1997) « Le nouveau [ə] prépausal dans le fra nçais parlé à Paris », Poliphonie pour Yván Fónagy, Paris-Mo ntréal, L’ Harmattan, 173-198. H ANSE N , Anita Berit et M OSEGAAR D H ANSE N , Maj-Britt (2003) « Le [ə] prépausal et l’intéraction », in A. B. Hansen et M.-B. Mosegaard Hansen (éds), Structures linguistique s intéractio nnelles dan s le fran çais parl é, 89-109. Gabriella Parussa 109 Paris, Klinc ksieck. L ANHER , Jean (1972) « Une graphie curieuse dans les chartes d es Vosges ant érieures à 1270 », in Dialectes, p. 337-345. — (1975) Documents linguistiqu es de la Fra nce. Charte s en langue fran çai se ant éri eures à 1271 conservée s dans le départem ent des Vo sges, Paris, CNRS. ― (1976) « Dialectalismes lorrains et mo yen fra nçais », in H. Nais et R. Arveiller (éds), De la plume d’oie à l’ordinateur. Études de philologie et de lingui stiqu e offertes à Hélèn e Naïs, Nancy, PUN, p. 123-132. L ECLANCHE , Jean-Luc (1997) (éd.) Herbert, Le Roman de Dolopathos, Paris, Champion, 3 t. L EPELLEY , René (1974) Le Parler no rmand de Val de Saire (Man che) : phonétique, morphologie, syntaxe, vocab ulaire de l a vie rural e [Thèse pou r le doctorat d’État, 1971, publiée dans Cahier des Annale s de Normandie, 7]. M A NTOU , Reine (1972) Actes o riginaux rédigés en fra nçai s dans la parti e flamingante du Comté de Flandre (1250-1350). Étude linguistique, Lièg e, G. Mic hiels. M ARCHELLO - NIZIA , Christiane(1997 2 ) La Langue française aux XIV e et XV e siècles, Paris, Nathan. ― (2012) « L’oral représenté en français médiéval : un accès construit à une face cachée des langues mortes », in Céline Guillot et al. (dir.), Le Changement en français. Études de linguistique diachronique, Berne, Peter Lang, 247-264. M ÉNA RD , Philippe (1990) « Problèmes de paléographie et d e philologie dans l ’éditio n de textes français du Moyen Âge » in P. Bennet et G. Runnalls (éds), The editor and the text, in Honour J. Holden, p. 1-10. — (2004) « Édition de texte et paléographie : le problèm e de la transcriptio n de u et de n », in M. Colom bo-Timelli et C. Galderisi (éds), Pour a cq uérir honn eur et pris, Méla nges de Moyen Français off erts à Giuseppe Di Stef ano, Mo ntréal, CERES, 277-285. M ORI N , Yves-Charles (2002) « The pho nological status of nasal vowels in XVI century French », in R. Sampson et W. Ayres-Bennet (dir.), Interpreting the history of fren ch. Festschrift fo r Peter Rick ard, Amsterdam, Rodopi, 95-129. R EMACLE , Louis (1948) Le Problème de l’an ci en wallo n, Paris, Les Belles Lettres. R OCHEBOUET , Anne (2009) « Une confusion graphique fonctionnelle ? Sur la transcription du u et du n dans les textes en anciens et moyen français », Scriptorium, 63-2, 206-219. R YDBERG , Gustav (1907) Geschichte des Franzö sischen ə , Upsala, Almquist & Wiksells. S TRAKA , Geo rges (1955) « Remarques sur les voyelles nasales, leur origine et leur évolutio n en français », Revu e de linguisti que romane, 19, 245-274. V ARNEY P LEASANTS , Jeanne (1956) Études sur l’ e muet : timbre, durée, intensit é, hauteur musical e, Paris, Klincsiec k. V IELLIARD , Franç oise (1996) « Un fragment du Roman de Troie de Benoît de Sainte- Maure à Châlons-sur-Ma rne Bibl. mun. 35(37) », in L. Rossi et al. (éds), Ensi firent li ances sor. Méla nges de philologie médiévale o fferts à M.-R. Jung, Alessand ria, Éd. dell’O rso, I, 279-307. Grammaires citées B OIND IN , Nicolas (1753) Remarques sur l es so ns de la langu e, dans Ouvres, Paris, Prault. Grand Co rpus de s grammaires fran çais es, des rema rqu es et des trait és sur la langue (XIV e - XVII e s.), B. Colombat, J.-M. Fournier, W. Ayres-Bennett (éds), 2011. P ELETIER DU M A NS , Jacques (1550) Dialogue de l’Ortografe e Prono cia cion franço es e. L A C HAUSSÉE , François d e (1989 3 ) Initiation à la phonétique historiqu e de l’a nci en fran çais, La vertu ou la puissance de la lettre 110 Bases de données BFM : Base de françai s médiéval, <http: / / bfm.ens-lyon.fr>. Dictionnaire de l’A cadémi e fran çais e (1694), 1 e éd., < http: / / artfl.atilf.fr/ dictionnaires > DMF : Dictionnaire du Moyen Fra nçai s. ATILF -CNRS, <http: / / www.atilf.fr/ dmf >. DocLing : Le s plus an ciens documents linguisti que s de la Fra nce, <ros e.uzh.ch/ docling>. Gabriella Parussa 111 Fig. 1. Paris, BnF fr. 820, f. 146r (fin 14 e s.déb. 15 e s.) Fig. 2. Paris, BnF fr. 783, f. 1r (13 e s.) Fig. 3. Paris, BnF fr. 585, f. 82v (deuxième moitié 15 e s.) La vertu ou la puissance de la lettre 112 A NNEXE Tableau (1) : Occurrences selon leur provenance Doc.Ling. France (Est) Chartes normandes Chartes des Vosges (1235-1270) Textes littéraires Digraphe ON Mont (i.e. mout) (ChSL) (ChHM) on*, om (i.e. ou) (ChSL, ChJu, ChMM, ChMe, ChHM) montier, monstier (ChMM, RE, ChMM) On (i.e. ou) DLP T : nons (nous) : compaignons CHLE : monlt* : mont BSG : monlt : mont monlt : m’ont monvant : convant monton*, monlt (mont), montempliance, monteplier*, convertour, contiaus, conratier, conpez, conronnes, Montfetart (i.e. M ouffetard), contiveure, gondaliers, ondeur TCHAUV : nons (nous) MTD : ronge (rou ge) GDD : temonte (tumulte) : honte ESC : temoute : monte (NB. temonte attesté chez Bersuire) RUT mont (=moult) : ont : font HBV : rouges : mensonges P DA : contes : toutes DLPT : Dolopathos ; BSG : Manuscrit de la Bibliothèque Sainte-Geneviève 1131 ; CHLE : Chemin de long estude ; TCHAUV : Tournoi de Chauvency ; MTD : Mystère des Trois Doms ; GDD : Guillaume de Dole ; ESC : L’Escoufle ; RUT : Rutebeuf ; HBA : Apparicion Jehan de Meung ; PDA : Panthère d’amour. Gabriella Parussa 113 Doc.Ling. France (Est) Chartes normandes Chartes des Vosges (1235-1270) Textes littéraires Digraphe EN len (i.e. le article) quen (ChMM, ChMM) tenrriens (ChMM) renfuse (ChMe) engleisez, englese, englise (ChMM, ChJu, ChSL, ChHM) cen, jen, enporten (P3) freren templem Huens (Hue), hommen, prodomenz vilen (vile) parrenchienz aquestenront solenment denlivree senrourge englise* senroit, senront (seroit, seront) fenront, renceveront, renvanront Jenhans densus senmenne cen*(61 occ.) Cen (de nombreuses occurrences dans la BFM ) *Mots attestés aussi dans le corpus du DMF . Les occurrences précédées d’un astérisque n’ont pas été lemmatisées dans le DMF et sont donc repérables uniquement par la recherche en plein texte. La vertu ou la puissance de la lettre Aude Wirth-Jaillard L’automne d’une scripta 1 Introduction 1 Lorsqu’ils portent sur les scriptae médiévales, les travaux des linguistes tentent généralement d’en saisir les premières manifestations. Il n’en sera pas de même dans la présente étude, qui s’intéresse à l’« automne » d’une scripta 2 , c’est-à-dire son évolution, pour ne pas dire son déclin, du 14 e au tout début du 16 e siècle. Elle porte plus précisément sur la scripta lorraine, dont C. T. Gossen disait qu’elle avait connu cette phase de déclin à partir de 1425 (la date est précise 3 Bien sûr, établir avec précision cette évolution sur l’ensemble de la période et des traits considérés comme régionaux, et cela à partir d’un corpus de textes suffisamment représentatif à la fois de la zone et de la période d’étude demanderait des moyens extrêmement importants, tant au point de vue de la documentation que de son traitement. Un problème tout simple se pose ainsi au chercheur travaillant sur la Lorraine avant même de commencer cette étude : les éditions de sources non littéraires sont en nombre très limité pour les 14 e , 15 e et 16 e siècles, alors même que des milliers de documents de ce type sont conservés dans les dépôts d’archives lorrains ou parisiens. ) jusqu’à la seconde moitié du 16 e siècle (Gossen 1957 : 429). Nous avons cependant voulu tenter une première approche. Celle-ci répond à un double objectif : dans un premier temps, voir ce qu’il était possible d’entreprendre à partir des sources que nous étudions par ailleurs dans d’autres optiques (Wirth-Jaillard 2012 et 2016), les documents comptables ; dans un second temps, proposer des éléments de réflexion tirés à la fois de cette expérience et de la comparaison des données obtenues à celles établies par d’autres chercheurs sur d’autres types de textes. 1 Cette recherche a été rendue possible grâce à une bourse postdoctorale FSR accueil de l’Académie universitaire Louvain, cofinancée par les Actions Marie Curie de la Commission européenne ; que ces organismes en soient vivement remerciés. 2 Le titre de cet article fait écho à celui de l’ouvrage de l’historien néerlandais J. Huizinga, L’automne du Moyen Âge, paru en 1932 ; son contenu est cependant sans lien direct avec ce dernier, seule la période d’étude étant commune. 3 Dans un autre article, l’auteur avance pour date de début de ce déclin en Picardie, Wallonie et Lorraine les environs du milieu du 15 e siècle (Gossen 1962a : 272). 116 Pour cela, nous présenterons d’abord les principales caractéristiques ainsi que l’utilité et les limites des documents comptables en général pour l’étude de la scripta ; le corpus sur lequel s’appuie cette étude de la scripta fera lui aussi l’objet d’une présentation dans cette partie. L’attention se portera ensuite sur la façon dont évoluent les six traits régionaux définis par D. Trotter dans un article de 2009, en comparant ce qu’il a observé dans des chartes elles aussi lorraines avec ce qui peut l’être dans les comptes. Enfin deux autres traits du Nord-Est, non étudiés par D. Trotter dans son article, feront aussi l’objet d’un traitement. 2 Étudier la scripta à partir des documents comptables Les documents comptables sont généralement datés et localisés avec précision ; ces documents originaux, dont la taille va de quelques feuillets à plusieurs centaines de pages, ont été conservés en assez grand nombre à partir de 1350 (cf. supra), pour la Lorraine comme pour d’autres régions. Dans le texte apparaissent le nom de l’officier en charge de la gestion de l’entité, parfois celui du clerc-juré, c’est-à-dire du scribe, celui qui a mis au propre le document. L’information est intéressante non seulement parce qu’elle permet d’identifier des personnes, mais aussi parce qu’elle peut donner un indice sur leur origine géographique : pour la période de l’étude, les noms de famille n’étaient pas encore tous figés en Lorraine et le surnom pouvait donc renvoyer à l’origine de l’individu, pas à celle, plus ou moins lointaine, d’un ancêtre. Pour une étude scriptologique comme pour une étude linguistique plus large, ces textes présentent cependant quelques limites. Ils sont ainsi d’apparition assez tardive : le plus ancien document comptable conservé ayant trait à la Lorraine romane, le memorandum des comptes rendus des prévôts et cellériers, malheureusement lacunaire, date de la toute fin du 13 e siècle 4 4 Il a été édité par Collin (1990). ; les suivants, de la décennie 1320. L’emploi de la scripta lorraine s’étant prolongé dans le temps plus que dans d’autres régions, l’apparition tardive de ces documents ne limite toutefois que l’étude de ses manifestations les plus anciennes. La rareté des éditions oblige quant à elle à travailler sur les documents eux-mêmes, avec toutes les limites d’une telle entreprise ; la longueur de certains registres, dépassant les six cents folios pour quelques-uns, rend leur traitement intégral difficilement envisageable. Enfin, en raison de la nature comptable de ces textes, les thèmes représentés appartiennent surtout aux domaines de l’imposition, de la justice ou de l’approvisionnement. Certains lexèmes, temps ou modes verbaux sont en revanche très peu représentés, comme les termes du vocabulaire philoso- Aude Wirth-Jaillard L’automne d’une scripta 117 phique et lyrique ou le conditionnel : certaines formes ne peuvent donc être appréhendées. Mais ces textes présentent aussi de nombreux avantages. Fournissant un nombre intéressant de formes pour un même rédacteur ou scribe en raison de la longueur des registres, ils permettent d’éviter les analyses à partir d’une seule attestation isolée comme il a pu en être mené sur les chartes. La répétition des structures et souvent même des rubriques, parfois sur plusieurs dizaines d’années voire sur plusieurs siècles, permet d’observer l’évolution des formulations et du vocabulaire durant la période 5 . Les types d’auteurs et de destinataires de ces comptes sont toujours les mêmes : seigneurs et chambres des comptes. Cette identité donne sa cohérence aux séries de comptes, à la différence des chartes où il a déjà été constaté à de nombreuses reprises que le scribe adaptait la langue du document aux personnes impliquées dans son élaboration. Enfin, si les comptes présentent bien un certain figement, certaines parties sont tout de même bien plus « spontanées », notamment les dépenses et les transcriptions de paroles au discours direct ou indirect dans les listes d’amendes 6 Pour cette étude de la scripta lorraine, le choix s’est plus particulièrement porté sur une série, celle des comptes du prévôt d’Étain (Meuse), qui ressortissent de la chambre des comptes de Bar dont le fonds remonte au premier quart du 14 e siècle. Cette série a été préférée à d’autres pour plusieurs raisons. La première est qu’elle fait partie des plus anciennes conservées pour la Lorraine : le premier registre à nous avoir été transmis couvre l’exercice pour les années 1324 à 1327. La série ne présente en outre pas de grands manques : pour d’autres, en effet, il n’est pas rare d’observer des lacunes de plusieurs dizaines d’années dans la conservation des documents. Sur le plan matériel, les registres de la prévôté d’Étain présentent aussi l’avantage d’être pour la plupart en bon état ; sur le plan politique, cette entité dépendait du comté puis duché de Bar avant d’être lorraine (16 e siècle) ; n’ayant donc jamais fait partie du Barrois mouvant du roi de France, elle est moins susceptible d’avoir subi l’influence, dans la langue de ses documents, de ce dernier. Sur le plan géographique, enfin, les différentes localités qui composent cette prévôté sont proches de la Meurthe-et-Moselle, bien moins de la Champagne ; les traits linguistiques devraient par conséquent être lorrains sans trop d’interférences. . Le problème est d’ailleurs aussi si ce n’est plus prégnant pour les chartes, celles-ci suivant davantage encore des formulaires préétablis. La sélection des registres a quant à elle suivi celle qui a été effectuée par D. Trotter dans son article en l’adaptant à la nature des comptes : un registre 5 Pour un exemple d’analyse de ce type, cf. Wirth-Jaillard (2015). 6 Sur les différentes facettes de la langue des documents comptables, cf. Wirth-Jaillard (2012). 118 a donc été choisi par période de 20 ans jusqu’à 1459. À cet ensemble a été ajouté un registre datant des environs de 1500 pour tenter de voir comment a évolué la scripta près de 50 ans après la période d’étude centrale. En tout, ce sont donc huit registres, allant de 23 à 154 folios, qui ont fait l’objet d’un dépouillement. La tâche étant très lourde, celui-ci n’a cependant pas pu être effectué sur l’intégralité du texte de chacun de ces registres : un échantillon a donc été défini, correspondant aux dix premières pages des recettes et aux dix premières pages des dépenses de chacun d’entre eux. Dans celles-ci n’ont pas été prises en compte les annotations marginales, le plus souvent dues à des membres de la chambre des comptes dans leur travail d’examen de la gestion comptable. Cote Années Prévôt Clerc-juré ADMe 7 1324-1327 B 1123 Oulrion ? ADMe B 1125 1345-1346 Jehan Willermin ? ADMe B 1129 1361-1363 Jacomin Chainel ? ADMe B 1133 1393-1396 Androuet Loiraire Jehan Chaney ADMe B 1135 1404-1405 Jacommin de Viller Jehan Chaney ADMe B 1140 1420-1421 Richard Jonville Jehan Chaney ADMe B 1145 1445-1447 Andreu Braville Odenin Dalbe puis Robert de Greucourt ADMe B 1164 1500-1501 Jean d’Issoncourt Nicolle Lescuyer À l’examen de ce tableau récapitulatif et avant de passer à l’étude de la scripta proprement dite, plusieurs points peuvent être soulignés. Le premier est que le prévôt, officier en charge de la prévôté (perception des impôts, application de la justice, etc.), n’est jamais le même durant la période de l’étude. En revanche, pour le clerc-juré, on trouve à trois reprises successives le même nom, celui de Jehan Chaney ; il peut s’agir de la même personne, mais aussi du père et du fils, la reprise du même nom de baptême d’une génération à l’autre étant loin d’être un phénomène isolé à l’époque. Il est également à noter que ce ou ces Jehan Chaney étaient peut-être de la même famille que Jacomin Chainel, prévôt quelques années auparavant, dont le surnom peut tout à fait n’être qu’une variante du précédent. Enfin, il est également à souligner que les quelques surnoms issus de toponymes tirent leur origine de localités qui ne sont pas excessivement éloignées d’Étain. Si Greucourt se trouve en Haute-Saône et si les Villers sont tellement fréquents en Lorraine et dans les régions voisines qu’il est impossible d’identifier la localité en question, Jonville(-en-Woëvre) et Issoncourt sont des communes de la Meuse se 7 Archives départementales de la Meuse. Aude Wirth-Jaillard 119 situant respectivement à 20 et à 38 km à vol d’oiseau d’Étain ; Braville, enfin, est probablement une forme ancienne de Brainville 8 3 La scripta lorraine : traits principaux , nom d’une commune de Meurthe-et-Moselle distante d’à peine 16 km. Les surnoms détoponymiques des prévôts et des clercs-jurés laissent donc supposer, pour la plupart des personnes mentionnées, une origine lorraine ; il en est de même pour les autres, dont les formes peuvent (même si elles ne le sont pas exclusivement) être locales : Willermin est ainsi un nom de baptême et un surnom fréquent en Lorraine. Cette donnée a son importance dans l’étude de la langue et de la scripta de ces documents. Dans cette partie seront étudiés les mêmes traits que ceux qui ont été définis par D. Trotter dans son article de 2009 afin de comparer ses résultats aux nôtres. Les matériaux sont de nature différente : le corpus de D. Trotter est composé de 80 chartes originales conservées dans le fonds du chapitre de Saint-Dié-des-Vosges et datant de 1280 à 1453. Une moitié environ est composée de testaments, l’autre d’actes de vente et d’acquisition (Trotter 2009 : 159). Les rédacteurs en sont donc multiples, bien plus que pour les comptes ; ce sont majoritairement des notaires, « qui cependant n’auront pas nécessairement écrit eux-mêmes les textes » (ibid.). Les zones d’étude ne sont pas non plus identiques, même si elles appartiennent toutes deux à l’actuelle région Lorraine : la prévôté d’Étain, dans le département de la Meuse, se trouve dans sa moitié nord ; Saint-Dié, dans le département des Vosges, dans sa moitié sud. Cette différence tient à la documentation conservée : pour la région de Saint-Dié et pour la période qui nous intéresse, on ne dispose pas de séries de documents comptables ; les comptes du receveur de la ville ne débutent ainsi qu’en 1476. 3.1 L’article défini féminin lai/ la Le premier de ces traits concerne l’article défini féminin, qui se rencontre parfois avec la graphie régionale <lai>, en Lorraine mais aussi en Bourgogne et en Franche-Comté (Trotter 2005 : 275 ; Trotter 2009 : 166 9 ). 8 Boinville-en-Jarnisy (peut-être une lecture erronée pour Brinville), 1565 ; Braville, 1594 (Bouteiller 1874 : 37). 9 L’article de D. Trotter contient notamment, pour chacun des traits examinés, une riche mise au point bibliographique. Nous y renvoyons le lecteur intéressé. L’automne d’une scripta 120 Graphie <lai> vs graphie <la> Période Étain Saint-Dié 1320-1339 4 sur 113 3 % 30 sur 77 39 % 1340-1359 0 sur 139 0 % 54 sur 304 18 % 1360-1379 0 sur 193 0 % 78 sur 110 71 % 1380-1399 0 sur 52 0 % 14 sur 229 6 % 1400-1419 0 sur 33 0 % 2 sur 91 2 % 1420-1439 0 sur 83 0 % 0 sur 165 0 % 1440-1459 0 sur 164 0 % 0 sur 135 0 % 1500-1501 0 sur 68 0 % Ce qui peut être constaté dans un premier temps, c’est le nombre très limité d’attestations de la graphie <lai> à Étain, à peine 4 sur 845 en tout, apparaissant dans leur totalité dans le registre le plus ancien de la série. À Saint-Dié, en revanche, cet emploi est plus fréquent et se prolonge bien plus avant dans le temps, avec des chiffres qui ne suivent pas une tendance mais peuvent varier de façon importante d’une période à l’autre. De façon générale et éclatante, on peut observer de cette confrontation l’« avance » de la scripta meusienne pour évacuer ce trait régional par rapport à la scripta vosgienne : les rares attestations meusiennes n’apparaissent qu’entre 1320-1339, tandis que les dernières manifestations de cette graphie à Saint-Dié se prolongent jusqu’en 1400-1419 : 80 ans les séparent. 3.2 Le possessif féminin mai, sai/ ma, sa Graphie <mai, sai> vs graphie <ma, sa> Période Étain Saint-Dié 1320-1339 1 sur 7 14 % 14 sur 29 48 % 1340-1359 0 sur 8 0 % 40 sur 60 67 % 1360-1379 0 sur 4 0 % 33 sur 42 79 % 1380-1399 0 sur 3 0 % 2 sur 99 2 % 1400-1419 0 sur 1 0 % 0 sur 42 0 % 1420-1439 0 sur 19 0 % 0 sur 71 0 % 1440-1459 0 sur 18 0 % 0 sur 27 0 % 1500-1501 0 sur 16 0 % Dans ses grands traits, la situation est comparable à celle de l’article défini, avec un important décalage chronologique. Les chiffres pour Étain sont certes limités, mais ils vont dans le même sens : la graphie régionale n’est présente que dans le registre le plus ancien (avec une seule attestation il est vrai) tandis qu’elle se maintient jusqu’à la fin du 14 e siècle à Saint-Dié. Aude Wirth-Jaillard 121 3.3 <-auble>/ <-able> <-auble> 10 (< - ABILIS , - ABULU , - ABULA ) se rencontre aussi dans la graphie picarde, ainsi qu’en Bourgogne et dans les Ardennes (Trotter 2009 : 165 ; Gossen 1957 : 443 ; Gossen 1962b : 301-302 ; Gossen 1967 : 319-321). Graphie <-auble > vs graphie <-able> Période Étain Saint-Dié 1320-1339 Pas d’attestations 6 sur 7 86 % 1340-1359 Pas d’attestations 25 sur 49 51 % 1360-1379 Pas d’attestations 4 sur 22 18 % 1380-1399 Pas d’attestations 19 sur 25 76 % 1400-1419 Pas d’attestations 11 sur 17 65 % 1420-1439 0 sur 1 0 % 0 sur 35 0 % 1440-1459 0 sur 9 0 % 5 sur 40 13 % 1500-1501 0 sur 1 0 % Les formations de ce type sont globalement peu fréquentes dans les documents comptables, et par conséquent difficiles à étudier. Dans les comptes du prévôt d’Étain, elles n’apparaissent ainsi que tardivement, et uniquement avec la graphie standard. Pour Saint-Dié, en revanche, elles sont à la fois bien plus nombreuses et plus tardives, puisqu’elles sont encore relevées durant la dernière période définie par D. Trotter (1440-1459). Ces données, bien qu’elles soient fragmentaires, sont cohérentes avec celles qui ont été examinées supra. 3.4 <-eir>/ <-er> La graphie <-eir> pour les infinitifs de la première conjugaison est signalée aussi en Haute-Marne (cité par Trotter 2008 : 164). La fonction et le statut de i dans celle-ci sont très discutés. Graphie <eir> vs graphie <-er> Période Étain Saint-Dié 1320-1339 1 sur 24 4 % 4 sur 6 66 % 1340-1359 7 sur 9 78 % 20 sur 37 54 % 1360-1379 0 sur 5 0 % 6 sur 10 60 % 1380-1399 0 sur 7 0 % 8 sur 28 29 % 1400-1419 0 sur 16 0 % 3 sur 7 43 % 10 Les formes <-aible>, <-aule>, <auvle> (Glessgen 2008 : 450) n’ont pas été relevées dans la documentation meusienne. L’automne d’une scripta 122 1420-1439 0 sur 7 0 % 0 sur 10 0 % 1440-1459 0 sur 7 0 % 0 sur 5 0 % 1500-1501 0 sur 7 0 % Dans le registre meusien dépouillé pour la période 1340-1359, seules deux formes en <-er> ont été relevées, avec haubergier ; pour ce cas, c’est peut-être la présence d’un premier i qui a « bloqué » l’apparition d’un second, attendu dans la graphie régionale. De façon générale, une nouvelle fois, la graphie des chartes vosgiennes apparaît plus empreinte de traits régionaux et cela bien plus tardivement que les comptes meusiens. 3.5 <-aige>/ <-age> Considérée comme témoignant de la palatalisation de A sous l’accent (Lanher 1976 : 126), les graphies en <-aige> sont fréquentes et loin de se cantonner à la Lorraine, puisqu’elles peuvent être relevées dans une large zone incluant notamment le domaine picard, la Bourgogne, la Franche-Comté et les Ardennes (Trotter 2005 : 259-260 ; 2009 : 163). Graphie <-aige> vs graphie <-age> Période Étain Saint-Dié 1320-1339 0 sur 13 0 % 22 sur 24 92 % 1340-1359 Non attestée 64 sur 87 74 % 1360-1379 Non attestée 17 sur 31 55 % 1380-1399 1 sur 1 100 % 24 sur 37 65 % 1400-1419 3 sur 4 75 % 13 sur 18 72 % 1420-1439 0 sur 5 0 % 15 sur 22 68 % 1440-1459 0 sur 22 0 % 19 sur 22 86 % 1500-1501 19 sur 20 95 % Il est à noter que cette graphie se rencontre également dans la Chronique de Philippe de Vigneulles, auteur originaire de la région messine. Les données de ce tableau sont plus surprenantes que celles des précédents. La grande disparité, par exemple, entre les chiffres meusiens et les chiffres vosgiens pour la première période est à souligner. On observe également que la graphie <-aige> est présente à Saint-Dié dans au moins 55 % des cas sur l’ensemble de la période étudiée, alors que certains registres meusiens, même anciens, en sont totalement dépourvus et que d’autres ne connaissent qu’elle ou presque. Pour ces derniers, cette graphie apparaît puis disparaît d’un registre à l’autre. Enfin, elle se rencontre presque exclu- Aude Wirth-Jaillard 123 sivement dans le plus récent des comptes, datant du tout début du 16 e siècle. Voyons à présent le détail de ces attestations dans les comptes meusiens : Période Graphie <-aige> Graphie <-age> 1320-1339 wages (13) 11 1340-1359 1360-1379 1380-1399 seelaige (1) 1400-1419 seelaige (1) damaiges (1) gaigiez (1) messagerie (1) 1420-1439 terrage (2) tesmongnage (1) gages (2) 1440-1459 vendage (8) heritage (2) finage (1) gagieres (2) terrage (4) hommage (1) aumosnage (1) 1500-1501 vendaiges (2) terraiges (4) gaiges (10) tesmognaige (2) voyaige (1) dauentaige (1) messagier (1) Plusieurs points peuvent être soulignés. Globalement, les graphies sont cohérentes par registre ; ainsi, dans le plus ancien, le lexème wages apparaît systématiquement et uniquement sous cette forme, à treize reprises. On pourrait donc en conclure, de façon générale, que la graphie est surtout liée au scribe. Une première incohérence apparaît cependant dans les registres pour 1400- 1419 et 1500-1501 ; dans les deux cas, un dérivé de message ne présente pas le i. On pourrait objecter que, dans ces deux cas, -age ne se situe pas en final et que cette position a pu avoir une influence sur la réalisation phonique du mot et sa graphie. On objectera cependant que gaigiez, pour 1400-1419, présente bien ce i. La raison de cette graphie centrale des seuls termes de la famille de message pourrait-elle être extralinguistique ? Une seconde incohérence avec cette idée de graphie liée au scribe apparaît à la mise en relation du nom de ceux-ci avec les données relevées. On a vu supra que le clerc-juré des registres pour les périodes 1380-1399, 1400-1419 et 1420-1439 portait le nom de Jehan Chaney. 11 Entre parenthèses figure le nombre d’attestations de la forme en question. L’automne d’une scripta 124 Or, si les deux premiers registres présentent majoritairement la graphie <-aige>, le troisième emploie systématiquement <-age>. Trois explications sont alors possibles : la pratique du même scribe a évolué au fil du temps, abandonnant une pratique ancienne au profit d’une plus moderne ; deux scribes peuvent également être à l’origine de ces différences, le fils, de même nom de baptême et surnom, ayant pris la succession du père comme on l’observe souvent par ailleurs ; enfin, la graphie peut ne pas être liée à la personne du scribe, mais au rédacteur. 3.6 L’article masculin lo(u)/ le Cette forme de l’article est considérée comme lorraine (Gossen 1962b : 302 ; Trotter 2005 : 259 ; Trotter 2008 : 165-166 ; Glessgen 2008 : 451). Les registres meusiens n’attestent que la variante lou, lo en étant totalement absent. Graphie <lo(u)> vs graphie <le> Période Étain Saint-Dié 1320-1339 49 sur 191 26 % 38 sur 45 82 % 1340-1359 6 sur 86 7 % 62 sur 200 31 % 1360-1379 14 sur 85 16 % 30 sur 61 49 % 1380-1399 0 sur 66 0 % 67 sur 165 41 % 1400-1419 0 sur 71 0 % 6 sur 83 7 % 1420-1439 0 sur 130 0 % 0 sur 97 0 % 1440-1459 0 sur 154 0 % 0 sur 94 0 % 1500-1501 0 sur 49 0 % Dès le début de la période d’étude, le système des cas est problématique : il n’est pas rigoureusement respecté, loin de là. Il est aussi difficile de trouver une cohérence dans l’emploi de l’une ou l’autre forme, même dans un seul et même registre ; le compte pour l’exercice 1361-1363 (ADMe B 1129), au f. 7r, présente ainsi tantôt la graphie <le>, tantôt la graphie <lou> pour un emploi dans la phrase identique : Il Receut deniers au Noel l’an de lxj · pour le port dou molin de Herville ne monte ne avalet · xxv · ß viez fors valent […] Il Receut deniers a novel l’an de lxj pour lou p ort de l’estain d’Amelle que ons y doit chascun an quant il monte ne monte ne avalet […] Item au dit novel pour le dit molin par une · livre · de poivre que on doit chascun an ou dit molin quant il moult […] Cet exemple est loin d’être isolé. Un point mérite cependant d’être souligné : l’abandon de l’emploi de lou, dans l’un et l’autre cas, est définitif : cette Aude Wirth-Jaillard 125 forme ne réapparaît jamais dans les documents suivants, à Étain comme à Saint-Dié. De la confrontation de ces six traits peuvent être tirés quelques enseignements. Le premier est que la scripta observée dans les textes meusiens se défait plus rapidement de ses traits régionaux que la scripta des textes vosgiens. Le deuxième est que toutes les évolutions ne sont pas linéaires : pour certains traits, il est possible d’observer des retours à une graphie archaïsante. Le troisième est que la graphie est globalement cohérente par registre. Enfin, on constate que le seul de ces six traits à être encore présent dans les comptes d’Étain après 1500 est <-aige>, qui est aussi le trait le plus largement répandu et loin d’être particulier à la scripta lorraine. 4 La scripta lorraine : autres traits 4.1 <nr>/ <ndr> L’absence de d épenthétique se rencontre assez largement dans les textes en français dans le Nord-Est (Trotter 2005 : 264 ; Gossen 1962a : 302) ; elle est encore attestée après 1450 selon Gossen (Gossen 1957 : 444). C’est un trait qui se retrouve dans certains des parlers de cette région. Dans les registres comptables d’Étain, nr/ ndr apparaissent dans ces lexèmes : Période <-nr-> <-ndr-> 1320-1339 Symonet janre Xuplard (2) venredi (7) vinrent (13) 1340-1359 venredi (6) 1360-1379 venredi (7) vinrent (3) 1380-1399 pranre (1), penre (1) venredi (2) vinrent (3) 1400-1419 prenre (4) venredi (2) vinrent (5) 1420-1439 pranre (1) venredi (1) vindrent (1) 1440-1459 panroit [= prendrait] (1) venredi (1) vinrent (2) 1500-1501 prenre (1) prendre (1) L’automne d’une scripta 126 Jusqu’en 1419, la forme régionale est la seule attestée ; par la suite, deux formes standard apparaissent, mais les formes en -nrsont cependant loin de disparaître puisqu’on les rencontre encore dans le dernier registre de l’étude. 4.2 Latin / ę/ + palatale > <-ei> (fr. <-i>) C.T. Gossen localise ce trait dans le Nord-Est ; selon lui, il est également encore attesté après 1450 (Gossen 1957 : 444). Il se rencontre aussi bien dans le lexique (demey, parmey) que dans les noms propres, qu’ils soient de personnes (Remey) ou de lieux (notamment ceux composés avec le suffixe - IACU : Nancey, Commercey). Période <-ei/ -ey> <-y/ -i> 1320-1339 Blemerey (2) Bouvegney (29), Buxei (9), Remey (6), Arencey (4), Chiney (3), demei (2), Donremey (2), Sancey (2), Narcey (2), Gremeigney (1), Ascey (1), mey (1), Ancey (1) Blumeri (1) 1340-1359 Remey (39), Billey (4), Sancey (3), Louppei (3), Remei (3), Bouvigney (2), Ligney (2), Kiney (1), Boulligney (1), Batillei (1), demei (1), Arencey (2) 1360-1379 demey (1) Remey (52), Billey (13), mey (4), Bouvegney (3), Boullegney (2), Charney (1), Flurey (1), Bussencey (1), Buzey (1), Dugney (1) demi (10) Louppi (1), Sourzi (1) 1380-1399 Remy (5), demy (4) 1400-1419 Remey (2) Billey (2), Nancey (2), Sancey (2), demei (1) mey (1) Remy (5) 1420-1439 demi (16), Remi (13), p armi (6), Jarnisy (1), Bouvigny (1) 1440-1459 parmey (4) Nancey (4) Nancy (1) Remi (13), demi (7), Batilly (2), Bouligny (2), Bouvigny (2) 1500-1501 Remy (10), demi (6), parmi (3), Boulligny (2), Louppy (1) Aude Wirth-Jaillard 127 Là encore plusieurs éléments peuvent être tirés de ce tableau. Le premier est que la tendance globale est, sans surprise, celle de l’abandon progressif de la graphie régionale au profit de la graphie standard. Cette évolution connaît cependant des nuances, avec, pour le registre de 1360-1379 par exemple, la coexistence des deux types ; pour ce registre comme pour les autres, on peut toutefois noter que la graphie est généralement cohérente pour un même mot. L’analyse est en revanche plus difficile pour les trois registres dont le clerc-juré porte le nom de Jehan Chaney. Le premier ne connaît que la graphie <-y>, le deuxième principalement celles en <-ei> ou <-ey>, le troisième celles en <-i> et <-y>. Si, suivant une des hypothèses formulées pour le trait <-aige>, on avance la possibilité de deux homonymes, il faudrait alors supposer que le premier aurait vu sa graphie évoluer vers le standard d’un registre à l’autre, tandis que le second adoptait une graphie se caractérisant par la présence des deux types de graphies. Les éléments manquent cependant pour aller au-delà de cette seule supposition, bien fragile. 5 Conclusion Quelques éléments se dégagent de l’examen de ces huit traits. Le premier et le plus évident est que la scripta des registres d’Étain élimine plus précocement les traits régionaux que la scripta des chartes de Saint-Dié, permettant ainsi d’esquisser l’idée qu’il existe, même pour des périodes plus récentes que celles généralement étudiées à travers l’analyse des chartes, des « sousscriptae », dont le détail reste à définir. Cette étude de cas semble également montrer que la scripta est finalement quelque chose d’assez individuel et globalement d’assez cohérent sous la plume d’un seul et même scribe. La comparaison des noms des prévôts et des noms des clercs-jurés nous amène à penser, dans notre cas, que, plus que le scribe qui effectue la mise au net dont les choix graphiques semblent parfois varier d’un registre à l’autre, c’est peut-être l’officier, responsable des documents préparatoires dont le registre n’est que la mise au net, qui est à l’origine des graphies. Il y a là des éléments à creuser que les chartes masquent généralement, le nom du scribe n’étant connu que de façon exceptionnelle ; même l’identification du scriptorium reste sujette à caution. Sur le plan méthodologique, il est à souligner que certains des traits régionaux, définis le plus souvent par l’étude des chartes, n’apparaissent pas aussi fréquemment dans les comptes ; les étudier supposerait donc d’élargir le corpus. Plus globalement, l’étude de la scripta gagnerait sans doute à un couplage avec celle des mots régionaux : dans les comptes lorrains, le lexème régional chaucheur est ainsi progressivement remplacé par son synonyme standard pressoir ; il serait intéressant de voir si l’évolution vers une scripta L’automne d’une scripta 128 standard ou, au moins, un effort tendant vers elle, va de pair avec ces substitutions lexicales. Bibliographie B OUTEILLER , Ernest (1874) Dictionnaire topographique de l’an cien département de la Mosell e, Paris, Imprimerie Natio nale. C OLLIN , Hub ert (1990) « Les plus anciens comptes administratifs du Barro is. I. Aux origines de la chambre des comptes de Bar. Le mémorandum du compte général de 1291-1292 », Lotharingia, 2, p. 21-41. G LESSGEN , Martin-Dietric h (2008) « Les lieux d’écriture dans les chart es lorraines du XIII e siècle », Revue de linguistiq ue roman e, 72, p. 413-540. G OSSEN , Carl T heod or (1957) « Die Einheit der fra nzösischen Sc hriftsprache im 15. und 16. Jahrhundert », Zeitschrift für romanische Philologie, 73, p. 427-459. — (1962a) « De l’histoire des langues éc rites régio nales du domaine d’oïl », Revu e de linguistiq ue roman e, 26, p. 271-284. — (1962b) « Explication de quelques spécim ens d e scripta lorraine, picarde et normande », Revue de linguistiq ue roman e, 26, p. 300-308. — (1967) Französische Skriptastudien. Untersuchungen zu den no rdfranzö sischen Urkunden sprachen des Mittelalters, Wi en- Graz-Köln, Hermann Böhlaus Nachfolger. H UIZI NGA , Jo han (2002) [1932 1 ] L’Automne du Moyen Âg e, Paris, Payot (Petite bibliothèque Payot n°6). L ANHER , Jean (1976) « Dialectalismes lorrains et moyen français », in De la plume d’oie à l’ordinateur. Études d e philologie et de linguisti que o ffertes à H élèn e Naïs, Nancy, PUN, p. 123-132. T ROTTER , David (2005) « Boin sens et b onn e mémoire : traditio n, innovatio n et variation dans un co rpus de testaments de Saint-Dié-des-Vosges ( XIII e -XV e sièc les) », in Angela Schrott et Harald Völker (éds), Historische Pragmatik und historische Varietätenlingui stik in den romani schen Spra chen, Göttingen, Nied ersächsisc he Staats-und Universitätsbibliothek, p. 269-278. — (2009) « Ensuirre toutes les variétés : la variation au Moyen Âge, une approche quantitative », in Dominique Lagorgette, et Olivier Bertrand (éds), Études de co rpus en diachro nie et en syn chroni e. De la tradu ction à la variatio n, Chambéry, Université de Chambéry, p. 159-176. W IRTH - JAILLARD , Aude (2012) « La rhétorique des documents comptables médiévaux : réflexions à partir des comptes du receveur de Châtel-sur-Moselle (1429-1510) », Comptabilité(s). Revue d’histoire des comptabilités, 4, <http: / / comptablites.revues.org/ 1098>. — (2015) « Formules et variatio n dans les documents comptables méd iévaux : les droits du seigneur à Chamagne da ns les registres du receveu r de Châtel-sur- Moselle (1429-1530) », in I. Draelants et Ch. Balouzat-Loubet (éds), La Formule au Moyen Âge II - Formulas in Medieval Culture II. Act es du colloqu e international de Nancy et Metz, 7-9 juin 2012 - Proceeding s of the International Conf erence, Nancy and Metz, 7 th -9 th June 2012, Turnhout, Brepols, p. 61-73. — (2016) « Le discours rapporté dans les documents comptables médiévaux au prisme du genre (genre textuel et genre sexué) », Le Discours et la langue 8-1, p. 177-188. Aude Wirth-Jaillard Maria Colombo Timelli Les dialogues dans les Cent nouvelles nouvelles Marques linguistiques et (typo)graphiques, entre manuscrit et imprimé Dans le cadre d’une réflexion sur le passage de l’oral à l’écrit et plus particulièrement sur le/ s système/ s de notation permettant d’enregistrer la « parole » sur la page écrite, les Cent nouvelles nouvelles me semblent offrir un terrain d’étude particulièrement fécond, et ce pour plusieurs raisons convergentes que j’espère pouvoir montrer au cours de cet article. La tradition textuelle de ce recueil, élaboré en milieu bourguignon autour de 1455-1460, est bien connue : un manuscrit « original », ayant appartenu au duc de Bourgogne Philippe le Bon (ante 1467-1468 ; Barrois 1830 : n. 1261 et 1689) et aujourd’hui perdu, un manuscrit conservé à la Bibliothèque de l’Université de Glasgow (Hunter 252, ca 1480), une editio princeps parisienne due à Antoine Vérard (1486) suivie par un autre incunable de Vérard (s.d., inter 1498 et 1499), puis par de nombreuses éditions au 16 e siècle 1 Objet d’une bibliographie importante (Labère 2006 : 909-916 ; Velissariou 2012 : 588-596; Devaux et Velissariou 2016), les Cent nouvelles nouvelles présentent un intérêt linguistique remarquable : dans notre perspective, si on ne peut pas prétendre que les nombreux dialogues qui émaillent la plupart des récits constituent un reflet de la « langue parlée » du milieu du 15 e siècle, encore moins d’une langue « spontanée », il est néanmoins certain que la transposition écrite de ces échanges « oraux » permet d’étudier de près les dialogues sous deux angles différents et complémentaires : . — les marques linguistiques d’insertion des répliques (présence et position des verba dicendi, termes d’adresse…), système à attribuer vraisemblablement à l’auteur du recueil ; — les marques graphiques utilisées pour signaler les répliques et les isoler dans et par rapport aux passages narratifs, système dont est responsable le scripteur, qu’il soit copiste ou imprimeur/ compositeur. 1 On dénombre 12 éditions au total entre 1486 et 1536 : cependant, les listes fournies par Woledge (n. 30) et le USTC ne se recoupent que partiellement. 130 Dans la perspective plus large de l’histoire de la lecture, ces observations permettront peut-être aussi de mieux cerner la question de la réception du texte, dans la mesure où langue et ponctuation, en concourant à signaler les passages dialogués, constituent un guide visuel et conceptuel pour un destinataire qui peut être identifié de plus en plus avec un lecteur 2 Située au croisement de deux problématiques, ma recherche a pu s’appuyer sur une double bibliographie : . — d’une part les études centrées sur les différentes formes du DR (DD, DN, DI) 3 — d’autre part, les contributions portant sur les marques qui président à la transcription des répliques (ponctuation, majuscules, mise en page) ; dans ce cas, les critiques s’interrogent davantage sur la pratique des copistes/ imprimeurs qu’au but premier de ce marquage du discours rapporté, à savoir la lecture : l’usage de la ponctuation nous dit certainement quelque chose de la conception que ceux-ci se faisaient des articulations du discours, mais il nous informe aussi, peutêtre surtout, sur l’utilité de ces systèmes pour le lecteur ; riches en notations stimulantes sur les différents aspects la langue — morphologie, syntaxe, sémantique, style — celles-ci se fondent pour la plupart sur les éditions critiques pour vérifier ce qui marque linguistiquement l’apparition du DR au sein des passages narratifs ; et si certains critiques se montrent sensibles à la nécessité de revenir aux manuscrits/ imprimés anciens pour étudier sur pièces les marques graphiques de ce type particulier de discours, il est rare qu’ils s’en chargent ; 4 2 La critique a jusqu’à présent négligé ces aspects : l’éditeur critique des Cent nouvelles nouvelles (Sweetser 1996) ne se prononce pas à ce sujet ; ni la thèse de Roger (2011), ni l’étude de Velissariou (2012), ne les prennnent en compte. Roger, dont le chapitre 5 a pour titre « Spoken language in Hunter 252 : a study of direct speech passages », présente d’abord les traits linguistiques qui caractérisent les échanges oraux, pour étudier ensuite les variations diatopiques et diastratiques en rapport aux personnages prenant tour à tour la parole (questions reprises en partie dans l’article du même auteur in Devaux et Velissariou 2016 : 177-192). Velissariou, qui consacre plusieurs pages à la présence du « style direct » dans les nouvelles (Velissariou 2012 : 275-280), ne s’y intéresse que dans la mesure où, à ses yeux, ce « style » confirme « l’ancrage oral du recueil » (ibid. : titre du chapitre 3 de la deuxième partie) et par là la proximité des nouvelles avec la production théâtrale de l’époque. , que ce soit un lecteur qui déclame à haute voix ou un lecteur silencieux. 3 Par commodité j’adopterai ici les abréviations devenues courantes : R (récit), DR (discours rapporté), DD (discours direct), DN (discours narrativisé), DI (discours indirect), TA (terme d’adresse), v.d. (verbum/ verba dicendi). 4 Marchello-Nizia a été l’une des premières à souligner la nécessité de prendre en compte la « matérialité » des textes et à mettre en rapport ponctuation et lecture (Marchello-Nizia 1978 : 44). Llamas Pombo s’avère sensible à cet aspect, lorsqu’elle affirme que « la ponctuation est étroitement liée à la réception, car elle inscrit dans le code alphabétique “ une lecture ” des textes » (Llamas Pombo 2007 : 14) ; mais dans la suite de Maria Colombo Timelli Les dialogues dans les Cent nouvelles nouvelles 1 Cette contribution est organisée en deux volets. À partir d’un corpus limité de textes (les 10 premières nouvelles, qui offrent néanmoins un spécimen très varié tant des types de DR que des modalités linguistiques et graphiques d’insertion dans le récit), nous isolerons d’abord (§ 1) des exemples des deux typologies de DR les plus fréquentes (DI, DD) pour étudier (§ 1.1) le passage du récit au DR et les marques linguistiques mises en œuvre pour le signaler ; (§ 1.2) le passage d’une réplique à l’autre dans le DD ; (§ 1.3) le retour au récit. Nous vérifierons ensuite (§ 2) si et dans quelle mesure des signes de ponctuation sont mis en jeu pour signaler graphiquement le DR ; la collation entre le manuscrit et le premier incunable de Vérard permettra de vérifier si le manuscrit d’une part, l’imprimé de l’autre, adoptent chacun un système cohérent qui se répète à chaque dialogue ; en corollaire : si et dans quelle mesure les deux systèmes sont similaires ; si la collocation et le type de marque coïncident dans les déux témoins. 1 Marques linguistiques 1.1 Du récit au DR Pour ce qui est du passage du récit au discours rapporté, deux cas de figure peuvent se présenter : — R  DD — R  DI / DN  DD Cette transition est signalée par des marques linguistiques en partie seulement superposables : en effet, si les v.d. sont communs au DD et au DI, seul le premier comporte des TA et/ ou interjections 5 Le passage du R au DD s’avère peu fréquent dans notre corpus . 6 Si [le mari] se prend a meiser/ Et a chef de sa meditacion se tire pres d’elle [sa femme] plorant [sic] ses genoulz tout en bas sur la terre et dist les beaulx : son étude, ce qui l’intéresse c’est « la “ reconstruction ” de la compétence linguistique du scripteur médiéval en matière de ponctuation » (ibid. : 15, c’est moi qui souligne). Et lorsqu’elle reconnaît l’existence, « surtout à la fin du Moyen Âge, [de] pratiques de ponctuation qui témoignent d’une distinction d’unités exclusivement pour l’œil » (ibid. : 27), elle se réfère à des textes en vers où la ponctuation est au service de la rythmique et la prosodie. 5 En principe, le discours indirect libre en comporte aussi, mais le seul exemple que j’en ai relevé dans mon corpus (éd. Sweetser, nouvelle IV, 124-125) n’en présente pas. Sur le rôle des interjections comme marque du DD, voir Oppermann-Marsaux (2013). 6 Dans les citations qui suivent, limitées à quelques spécimens, je reproduis la graphie et la ponctuation du ms. de Glasgow ; par commodité, je renvoie aussi à l’édition Sweetser : le chiffre romain indique le numéro de la nouvelle, les chiffres arabes les lignes du texte. 31 132 motz qui s’ensuyvent 7 Et aprés ce qu’i l’eut assez avant descouverte [le meunier] fist comme maniere de regarder ça et la et dist/ seurement madame le dyamant est entré en vostre corps. (11r ; III, 245-248). . Ma treschere compaigne et tresloyale espouse Je vous requier et prie ostez de vostre cueur tout courroux […] vostre grace me soit donnee Et me pardonnez ma folie. (5r-v ; I, 206-222). Et monseigneur Talebot de son poing qui estoit gros et lourd descharge sur la teste de ce bon pelerin et luy disoit ha larron avez vous desrobé l’eglise. ( 15v ; V, 150-153). Les traits communs sont facilement reconnaissables : — à l’extérieur du DD : la présence régulière du v.d. (toujours dire, toujours en prolepse et coordonné à une action précédente ou contemporaine par et) 8 — à l’intérieur du DD : la présence d’un TA , 9 et/ ou d’une interjection 10 constituent un ensemble de marques qui se renforcent mutuellement en accompagnant le lecteur du récit vers la mise en scène des échanges verbaux. , le passage de la troisième personne à P1/ P5, Dans la plupart des cas, pourtant, le passage du récit à la reproduction de la parole des personnages se fait par une transition au DI/ DN 11 Et adonc fist elle aucunement semblant de le cognoistre en demandant dont il venoit a ceste heure. Et pour response ne bailloit aultre que ouvrez ouvrez. Ouvrez dit elle/ encores n’y estes vous pas meschant houllier par la force sainte marie j’aymeroie mieulx vous veoir noyer que seans vous bouter Allez couscher en mal repos dont vous venez. (4v-5r ; I, 165-172). : [Le passage du R au DD est graduel : question de la femme au DI (en demandant), réponse du mari au DD (impératif P5), puis réplique de la femme au DD, signalée par le v.d. en incise et la coprésence de P1 + P5]. S’il av oit bien tansee et villannee sa femme auparavant encores recommença il plus dure legende Car elle avoit consenty aprés sa defense le deshonneur de luy et d’elle. Helas dit elle et ou est la femme tant asseuree qui osast dedire ung homme aussi eschauffé et enragé que cestui est… (13v ; IV, 122-127). 7 Le long discours du mari, mené sur un ton solennel, est introduit par une formule de chancellerie, tel un document authentique qu’il s’agit de reproduire ponctuellement. 8 Sur ce qu’elle appelle « marquage externe du DD », voir Marchello-Nizia (2012) (corpus : Chanson de Roland et Queste del saint Graal). 9 On rappellera l’article éclairant de Lagorgette (2004), sur la co-occurrence TA/ verbe de parole, qui ne considère cependant pas leur rôle en tant que signaux du DR pour le lecteur. 10 Sur « A/ Ha » en particulier, dans un corpus en ancien et en moyen français, voir Capin (2013). 11 Marnette (2006a : 53) a bien mis en évidence ce rôle « annonceur » du DI. Maria Colombo Timelli 133 [La séquence est ici prolongée : les paroles du mari sont implicites dans le DN (deux verbes à l’infinitif quasi-synonymes : tanser, « quereller, injurier », et villanner, « traiter qqn avec mépris, outrager, maltraiter qqn ») ; l’expression figurée recommencer dure legende, par allusion à la Legenda aurea, remplace le v.d. nécessaire pour introduire au DI les motivations alléguées par le mari (Car…) ; le passage au DD se fait enfin sur une interjection, le v.d. lui-même pouvant apparaître en incise.] Les exemples cités jusqu’ici, pour lesquels je me suis appuyée sur le manuscrit de Glasgow, ne présentent que des variantes minimes dans l’édition Vérard. En revanche, dans la séquence qui suit, la transition R  DI  DD est directement en cause : Manuscrit Incunable 12 Si [le serviteur] dist ung jour a monseigneur qu’il estoit tresjoyeux qu’il avoit si tresbelle et bonne dame espousee car a ceste cause il ne sera plus empesché de faire queste ça et la pour luy comme il avoit de coustume. A quoy monseigneur respondit que pourtant ne se remuoit droit 13 nonpareille des aultres de la plus belle de la plus sage de la loyalle et toute bonne. Et quand a luy face monseigneur ce qu’il luy plaist mais de sa part jour de sa vie a aultre femme parolle ne portera au Et jasoit qu’il soit marié si n’est il pas pourtant du gracieux service d’amours osté mesmes de bien en mieulx s’i veult employer et donner. Son mignon non content de ce v ouloir luy respondit que sa queste en amours doit estre bien finee quand amours l’ont party de la prejudice de sa maistresse. Je ne sçay quel prejudice dit le maistre… (23rv ; X, 31-46) Si [le serviteur] dist ung jour a monseigneur qu’il estoit tresjoyeux de luy pource qu’il avoit si tresbelle et bonne dame espousee/ car a ceste cause plus ne seroit empeschié de faire queste ça et la pour lui come il avoit de coustume. A quoy monseigneur respondit que ce nonobstant n’entendoit pas du tout amours abandonner. & jasoit ce qu’il fust marié si n’estoit il pas pourtant du gracieux service d’amours osté/ mais de bien en mieulx s’i vouloit emploier. Son mignon non content de ce v ouloir lui respondit que sa queste en amours devroit estre bien finee quant amours l’ont party de la nonpareille/ de la plus belle/ de la plus saige/ de la plus loyale et bonne par dessus toutes autres. Faictes dit il monseigneur ce qu’il vous plaira/ car de ma part a aultre femme jamais parole ne porteray au prejudice de ma maistresse Je ne sçay quel prejudice dit le maistre… (c7v a-b ) 12 Les citations sont tirées de l’exemplaire de la BnF, Rés. Y2-174, numérisé dans Gallica. 13 « S’agiter », selon le DMF, qui ne donne que cette occurrence ; le syntagme remuer droit (non pronominal) est glosé par Sweetser « changer de coutume » (p. 636) et traduit par Dubuis « rentrer dans le droit chemin » (traduction p. 99). Les dialogues dans les Cent nouvelles nouvelles 134 La première partie du dialogue entre maître et serviteur coïncide dans les deux témoins, l’introduction des répliques au DI s’appuyant sur les mêmes verbes (dire, respondre) ; toutefois, alors que dans le manuscrit la dernière riposte du « mignon » est tout entière rapportée au DI et le passage formel DI  DD s’effectue au changement de voix (serviteur/ maître), dans l’incunable celui-ci se situe à l’intérieur même du discours du serviteur, ce qui impose l’introduction d’un v.d. supplémentaire (dit il). Sur le plan philologique, on est en droit de se demander si c’est l’ambiguïté de « monseigneur », TA aussi bien que substantif, qui peut être à l’origine de la variante. 1.2 D’une réplique à l’autre Les dialogues au DD, qui marquent la quasi-totalité des nouvelles, constituent un procédé de « théâtralisation » du texte que la critique a volontiers reconnu 14 Et monseigneur Talebot de son poing qui estoit gros et lourd descharge sur la teste de ce bon pelerin et luy disoit ha larron avez vous desrobé l’eglise. Et l’autre de crier monseigneur je vous crye mercy jamais ne le feray. Le ferez vous. Nenny monseigneur. Or jurez donc que jamais en eglise quelle qu’elle soit n’entrerez. Jurez villain. Et bien monseigneur dist l’autre. Et lors luy fist jurer que jamais en eglise pié ne mettroit / dont tous ceulx qui la estoient eurent grand ris… (15v ; V, 150-160) ; ne s’agissant cependant pas de pièces dramatiques, où l’alternance des voix peut s’appuyer sur la simple indication extra-textuelle du nom du personnage en cause, l’auteur a dû avoir recours à des procédés linguistiques multiples et souvent cumulés : v.d., TA, interjections, changement de temps verbal, déictiques, adverbes négatifs ou assertifs, formes verbales de P1, P2, P5, concourent alors à baliser un texte autrement ambigu . Dans cette suite de répliques, les changements de locuteur sont signalés essentiellement par les marques de l’allocution : TA différenciels (monseigneur vs larron/ villain) éventuellement doublés d’une interjection (ha), alternance de personne P1/ P5 avec reprise du même verbe (jamais ne le feray/ Le ferez vous 15 14 Dernière en date à souligner cette dimension dramatique, A. Velissariou a même transcrit certains dialogues en introduisant des alinéas à chaque réplique afin d’en faire ressortir l’autonomie par rapport aux passages narratifs (Velissariou 2012 : 281-283, nouvelles I, III, XCVII). ) ; l’absence de marques dans les répliques centrales est palliée par des procédés qui lèvent toute ambiguïté : outre la reprise verbale que je viens de citer, la question-réponse (Le ferez vous. Nenny) ; il est aussi remarquable que la position des v.d. (disoit, crier, dist) varie : en prolepse lors du passage du récit à la première réplique, en analepse au moment du retourau récit. 15 Sur l’emploi des reprises verbales, ainsi que de faire en qualité de verbe vicaire, caractéristiques des échanges oraux, on verra Roger (2013 : 146-147) et Marnette (2006a : 57). Maria Colombo Timelli 135 Si prend et baille son cousteau a ce curé en luy priant et requerant qu’on luy trenche la teste affin qu’il voise en paradis. Ha dya dit le curé tout esbahy/ il n’est ja mestier d’ainsi faire. Tu yras bien en paradis par aultre voye. Nenny respond l’yvroigne je y veil aller tout maintenant et cy morir par voz mains avancez vous et me tuez. Non feray pas dit le curé/ ung prestre ne doit ame tuer. Si ferez sire par la mort bieu/ et si bien tost ne me despeschez et ne me mettez en paradis je mesmes a mes deux mains vous occiray. Et a ces motz brandit son grand cousteau… (16v ; VI, 61-73) Aux procédés déjà signalés (v.d. en incise : dit le curé, respond l’yvroigne ; interjections : Ha dya, par la mort bieu (Capin 2013 : 113-114) ; TA : sire ; adverbes ou syntagmes de négation/ affirmation, reprise verbale : Nenny, Non feray pas, Si ferez) s’ajoute ici l’alternance P2 (le curé s’adresse à l’ivrogne en le tutoyant)/ P5 (l’ivrogne vouvoye le curé). … dont il [le mari] estoit tres esbahy et courroucé. Et luy [à son épouse] va dire m’amye et pourquoy faictes vous cecy. J’ay bien cause dit elle Et aussi quelque maniere que vous facez il ne vous chault gueres de moy. vous en avez bien d’aultres dont il vous chault plus que de moy. Et non ay par ma foy m’amye dit il. Je n’ayme en ce monde aultre femme que vous. Helas dit elle et ne vous ay je pas bien veu aprés disner tenir voz longues parolles a une femme en la sale en bas. on voit trop bien que c’est. vous ne vous en sariez excuser ne sauver. Cela dit il nostre dame/ vous n’avez cause de vous en rien jalouser. Et adonc luy va tout compter comment… (20r ; VIII, 87 -100) Comme dans la nouvelle V citée ci-dessus, le passage R  DD semble imposer la position proleptique du v.d. (Et luy va dire), alors que par la suite c’est en incise que celui-ci réapparaît (dit elle, dit il, en alternance) ; TA (m’amye), reprises verbales (Et non ay) et interjections (Helas) ponctuent les tours de parole en évitant toute équivoque. 1.3 Du DR au récit Symétrique à ce que nous avons analysé sous (§ 1.1), le retour au récit après un DR mérite de nous retenir rapidement (Perret 2008) ; dans ce cas encore, deux cas de figure peuvent se présenter, à savoir le passage DD  R, ou DD  DI  R 16 — dans la nouvelle VI la transition se fait sur une allusion à l’échange verbal qui vient d’être reproduit : « Et a ces motz… » (VI, 72) ; . Sans fournir de nouveaux exemples, on se rapportera aux nouvelles citées ci-dessus : — dans les nouvelles V et VIII le passage pourrait se définir dégressif, se faisant graduellement via un DI : « Et lors luy fist jurer que jamais en eglise pié ne mettroit / dont tous ceulx qui la estoient eurent grand 16 En principe, une troisième possibilité est envisageable, à savoir R  DI  R : je n’en ai relevé aucun exemple dans les nouvelles analysées. Les dialogues dans les Cent nouvelles nouvelles 136 ris… » (15v ; V, 158-160) ; « Et adonc luy va tout compter comment… et que… et que… Comment aussi… et comme… et que… Quand nostre homme 17 eut tout au long compté… » (20r ; VIII, 100-108) 18 Les variantes entre le manuscrit et l’incunable de Vérard — qui attendent toujours un examen exhaustif . 19 2 Marques de ponctuation — portent rarement sur les marques phatiques dans les dialogues : c’est ce qui nous a permis, à une exception près, de fournir une analyse unique pour la première partie de notre propos. Il en ira différemment pour les marques de ponctuation : si le but en est le même — confirmer, voire remplacer les signes linguistiques susceptibles de signaler les dialogues au lecteur — les systèmes mis en jeu varient. 20 Le copiste du manuscrit de Glasgow adopte un système de ponctuation limité à deux signes 21 : la barre oblique et le point ; cependant, leur association avec la lettre majuscule augmente le nombre de marques possibles : « / m », « . m » 22 , « M », « . M » ; remarquons aussi, une fois pour toutes, que l’absence du signe de ponctuation, quel qu’il soit, peut dépendre de la mise en page : souvent le copiste néglige de l’introduire au bout de la ligne, surtout lorsque le texte dépasse déjà la marge de droite. Si le dépouillement partiel que j’ai mené 23 17 Sur l’emploi du possessif « nostre » pour désigner les personnages, voir Monsonego (1986 : 290 ss). ne me permet pas d’affirmer que l’usage de ces marques est systématique dans le manuscrit tout entier, j’ai néanmoins pu 18 L’anaphorisation du discours constitue le procédé habituel du retour au récit dans notre corpus : voir Perret (2008). 19 Soulignons que le rapport entre les deux textes conservés et l’« original » bourguignon est loin d’être éclairci : si l’édition Vérard reflète très probablement l’ordre original du recueil (avec la dernière nouvelle consacrée à Griselde), il est tout aussi vrai que les variantes linguistiques qu’elle présente vont dans le sens d’une modernisation et d’une « normalisation » (avec suppression des régionalismes) suspectes. On verra tout spécialement les deux études de Rossi (1981-1983 et 1988). Pour Sweetser, qui enregistre néanmoins en bas de page les variantes les plus importantes de Vérard, le choix du manuscrit de Glasgow comme texte de base semble aller de soi (voir l’« Introduction », p. VIII - IX ). 20 Les discussions sur l’existence d’une ponctuation propre à visualiser l’articulation des discours ont fait l’objet d’une remarquable synthèse par Llamas Pombo (2008 : 146- 148). 21 Dans mon analyse, j’ignore les lettrines qui inaugurent chaque nouvelle et les rarissimes alinéas qui séparent - comme dans la nouvelle V, 15v - deux épisodes indépendants l’un de l’autre. 22 Pour cet emploi dans d’autres manuscrits du 15 e siècle, voir Barbance (1992-1995 : 511- 512). 23 Et que j’ai étendu à toutes les pages illustrées du manuscrit, dont je possède une reproduction en couleur de haute qualité. Maria Colombo Timelli 137 vérifier une certaine régularité pour ce qui touche au DR sous la forme de DD 24 — la barre peut indiquer : le début d’une prise de parole après un v.d. en prolepse (« Et aprés ce qu’i l’eut assez avant descouverte fist comme maniere de regarder ça et la et dist/ seurement madame le dyamant est entré en vostre corps… » 11r) ; la reprise du DD après v.d. en incise (« Ha dya dit le curé tout esbahy/ il n’est ja mestier d’ainsi faire » 16v) ; elle peut aussi trouver place après une interjection (« Par la mort bieu/ dist il j’en suis si treshodé que plus n’en puis » 24r . En particulier : 25 — la lettre majuscule seule, non précédée de point, indique elle aussi le début d’une réplique après v.d. (« A quoy le bon musnier respondit Dieu gard dieu gard ce recoigneur de cons » 11v), mais aussi une pause à l’intérieur même d’un tour de parole, sans qu’il y ait changement de locuteur (« Ne vous desconfortez que bien a point m’amye dist monseigneur Encores n’est pas le cas advenu Aussi il y a de beaulx remedes » 9r) ; ) ; — le point suivi de lettre majuscule peut signaler : le passage de R/ DI à DD lorsque le v.d. prend place en incise (« Si demanda a ses gens si on ne servoit leans que de pastez. Ma foy monseigneur dient ilz… » 24r) ; le changement de locuteur dans une suite de répliques non marquées autrement (« monseigneur je vous crye mercy jamais ne le feray. Le ferez vous. Nenny monseigneur. Or jurez donc que jamais en eglise quelle qu’elle soit n’entrerez. Jurez villain. Et bien monseigneur dist l’autre… » 15v) ; le retour au R après un DD (« Allez couscher en mal repos dont vous venez. Et lors bon mary de se courroucer… » 5r). Dans ce microsystème, deux signes paraissent équivalents voire interchangeables : la « / » et la « M », lorsqu’elles précèdent une prise de parole qui ne fait pas de doute, introduite qu’elle est par un v.d. en prolepse. Quant à l’incunable 26 24 En effet, sur le plan de la ponctuation, rien ne démarque le DI/ DN du R. , le coup d’œil le plus rapide permet déjà de reconnaître un système de ponctuation, sinon plus riche, beaucoup plus abondant. Les signes utilisés sont les suivants : la barre oblique (suivie d’initiale mi- 25 Dans ce dernier cas on est en droit de se demander si la « / » se situe après l’interjection ou avant l’incise, en d’autres termes si c’est l’une ou l’autre que le copiste veut séparer du contexte : dans les feuillets que j’ai dépouillés, j’ai relevé d’autres interjections suivies de « / », aucun exemple en revanche d’incise précédée du même signe. 26 Ce n’est que par commodité que je continuerai à l’attribuer à Vérard, alors que la responsabilité du système de ponctuation revient évidemment à l’imprimeur ; la notice du catalogue de la BnF propose une attribution douteuse à « Antoine Caillaut ? » ; remarquons cependant que cette même notice transcrit erronément le colophon : « les cent nouvelles nouvelles… imprimees a paris… par anthoine verard libraire… » ; le « p » barré doit être lu « pour » et non pas « par ». Les dialogues dans les Cent nouvelles nouvelles 138 nuscule), le point (suivi de minuscule ou de majuscule), la majuscule seule (non précédée de point) 27 L’emploi de la « / » paraît très étendu et plus diversifié que dans le manuscrit ; pour ce qui concerne le discours direct ; dans l’imprimé aussi, l’absence du signe de ponctuation en fin de ligne est due à la mise en page : cette contrainte joue de façon encore plus marquée que dans le manuscrit, où le copiste garde une certaine liberté par rapport à l’occupation des marges. 28 — après v.d., en prolepse ou en incise : « et il respond/ c’est vostre mary. Mon mary dit elle/ mon mary n’est ce pas » b2r b ; , elle prend place en effet — entre deux prises de parole de personnages différents : « et comment l’en pourra l’en tirer/ tres bien madame » b7r a ; — entre la fin des échanges verbaux et le retour au récit : « et dit tout hault qu’esse cy/ et le bon homme de soy saulver… » b8r b -v a ; et, à l’intérieur même des répliques, — après TA : « Helas dit elle monseigneur/ or suis je femme deffaicte » b5r b ; — avant ou après une interjection : « Or le laissez venir/ par saint Engnan… » b8r b ; « Voire villain de par vostre deable/ dit monseigneur Thalebot » c1v b 29 — dans une suite de questions dont la dernière est fermée par un point : « Recoingnier monseigneur/ et qui le sçauroit faire/ a qui me fauldroit il parler pour bien faire ceste besoingne. » b5v a . ; La séquence « . m », moins fréquente, semble représenter une pause équivalente à la barre : après v.d. en prolepse (« [sa bonne femme] demande ce quelle bien sçait. qui esse la. » b2r b ; « et lui dit. dieu gart dieu gart ce bon pescheur de dyamans » b7r b 30 27 À ceux-ci il faudrait ajouter les lettrines et le crochet adlinéaire : les premières inaugurent chaque nouvelle ; le second précède chaque titre : à l’intérieur du texte, je n’en ai relevé que trois occurrences, aux f. b5r b , l3v a et q7v a . ) ; c’est sans doute pourquoi on la retrouve à 28 En dehors des répliques, l’emploi de la barre est aussi très fréquent : après un syntagme ou un complément particulièrement long (« Devant et aprés ce que mort l’eust destachié de la chayne qui a mariaige l’accouploit/ le bon bourgois… » b1r a ), entre les mots composant une liste (« peu de disners/ de souppers/ de bancquetz de bains d’estuves/ et autres passetemps… » b1r b : la barre manque après « bancquetz », en fin de ligne ; « Il fist tantost tirer les bains/ chauffer les estuves/ faire pastez/ tartes/ ypocras/ et le surplus des biens de dieu… » b1v a ; « maistre pierre/ maistre jehan/ maistre cy/ maistre la » b3v b ), entre les composants d’un couple, quelle que soit leur relation sémantique (« baisiers donnez/ baisiers renduz » b1v a ; « puis l’ung/ puis l’autre » b2r a ; « une fois/ deux fois » b2v a ; « penser/ ne en quelque façon croire » b3r a ), avant car (« Il ne mentit pas/ car… » b4v a ). 29 Le doute reste, ici, si la barre suit l’interjection ou précède l’incise : voir plus haut, note 25. 30 L’équivalence est particulièrement voyante dans la suite de ces répliques : « A quoy le musnier respondit/ dieu gart ce recongneur de cons. » b7r b . Maria Colombo Timelli 139 l’intérieur de quelques répliques : « … et comme une beste aux champs estre enfouy. venez venez avec nous » c3v a ; « … vous la m’avez faicte trop longue. il y a plus d’ung mois que vous me faictes ce tour » c8r b . Exceptionnellement, elle peut prendre place à la fin d’un discours direct (« A cela ne tiendra pas dit madame. si fist partir la compaignie » b6v b ). Une initiale majuscule non précédée de point peut se situer entre le v.d. en prolepse et le début du DD (« … et luy dist Helas monseigneur » b5r b ) ; surtout elle peut venir signaler le changement de voix à l’intérieur d’un dialogue serré : dans ce cas, d’autres marques (linguistiques : TA, adverbes assertifs ou négatifs, reprises verbales, v.d.) concourent à éclaircir l’alternance des locuteurs ; les exemples sont nombreux : « … et que me fault il Vrayement m’amye… » b5r b ; « que respons tu a cecy Monseigneur dit il » c1v a ; « nennil respondit l’anglois Voire villain… » c1v b ; « se vous sçavez Et puis dit il au françois » c1v b ; « Le ferez vous Nennil monseigneur » c2r b ; « il vous fault venir avec nous Non feray dit l’yvroingne » c3v a ; « il nous fault aler boire Boire dit il » c3v a ; « … dont il vous est plus q ue de moy Et non ay par ma foy m’amie dit il » c5v a . La ponctuation « . M » marque une pause importante dans les sections examinées ; sont indiqués ainsi : — le début de DD, quelle que soit la position du v.d. : « et dit les beaulx motz quilz s’ensuivent. Ma chiere compaigne… » b2v b ; « [nostre bonne gouge] ne se monstra meshuy si aspre ne si venimeuse. Comme dit elle villain putier… » b3r a ; — à l’autre bout du dialogue, le retour du DD au R : « ce n’est point ceans qu’on doit heurter a ceste heure. Et il heurte pour la tierce fois » b2v a ; — le changement de locuteur dans une suite de répliques, lorsque le v.d. est reporté en incise : « c’est vostre mary. Mon mary dit elle/ » b2r b ; « Nennil par dieu. Helas ce sçay je bien m’amye n’en parlons plus pour dieu dist le bon homme » b3r a . Si l’on essaie de synthétiser ce qui précède en comparant les collocations et les types de marques dans les deux témoins, on reconnaîtra que : — les deux frontières du DR (R  DD et DD  R) sont marquées tant dans le manuscrit que dans l’incunable ; les signes de ponctuation varient cependant : « . M » pour le début du DD dans les deux cas ; alors que le retour au R peut être diversement indiqué : « . M » dans les deux, mais l’imprimé utilise aussi « / » et « . m » ; — le début de réplique, lorsque le v.d. est en prolepse, est très diversement signalé : « / » ou « M » seule se trouvent tant dans le ms. que dans l’imprimé ; Vérard ajoute encore « . m » et « . M » ; — la reprise de la même voix après incise est indiquée par « / » aussi Les dialogues dans les Cent nouvelles nouvelles 140 bien par le copiste que par l’imprimeur ; — pour les changements de locuteur, fortement marqués dans le ms. par « . M », l’incunable alterne : « / », « M », « . M ». Avant de conclure, la lecture comparée du même passage dans les deux témoins permettra de mesurer l’écart entre les habitudes d’un copiste et d’un imprimeur qui reproduisaient à peu d’années de distance le même texte. Il s’agit du fragment conclusif de la nouvelle 8, où deux nouveaux mariés prennent tour à tour la parole : Manuscrit Incunable … dont il [le mari] est tresebahy et courroucé. 1 Et luy va dire 2 m’amye et pourquoy faictes vous cecy. 3 J’ay bien cause dit elle 4 Et au ssi quelque maniere que vous facez il ne vous chault gueres de moy. 5 vous en avez bien d’aultres dont il vous chault plus que de moy. 6 Et non ay par ma foy m’amye dit il. 7 Je n’ayme en ce monde aultre femme que vous. 8 Helas dit elle et ne vous ay je pas bien veu aprés disner tenir voz longues parolles a une femme en la sale en bas. 9 on voit trop bien que c’est. 10 vous ne vous en sariez excuser ne sauver. 11 Cela dit il nostre dame/ 12 vous n’avez cause de vous en rien jalouser. 13 Et adonc luy va tout compter comment… . 14 Quand nostre homme eut tout au long compté 15 sa femme ne reprint que l’ung de ses poins et dist. 16 Comment dit elle/ 17 dictes vous qu’elle dist a sa mere que vous aviez couché avec elle. 18 Oÿ par ma foy dit il. 19 Elle luy cogneut tout. 20 Par mon serment dist elle 21 elle monstra bien qu’elle estoit beste. 22 Le charreton de nostre maison a couché avecques moy plus de quarante nuiz. 23 mais vous n’avez garde que j’en deisse oncques ung seul mot a … dont il est tresebaÿ et courroucé 1 et lui va dire [fin de ligne] 2 M’amie pourquoi faictes vous cecy. 3 J’ay bien cause dit elle/ 4 et aussi quelque maniere que vous facez il ne vous chault gueres de moy/ 5 vous en avés bien d’autres dont il vous est plus que de moy 6 Et non ay par ma foy m’amie dit il/ 7 ne en ce monde je n’ayme autre femme que vous [fin de ligne] 8 Helas dit elle et ne vous ay je pas bien veu aprés disner tenir voz longues paroles a une femme en la sale/ 9 on voyoit trop bien que c’estoit vous/ 10 et ne vous en sauriez excuser 11 Cela dit il/ 12 nostre dame vous n’avez cause en rien de vous en jalouser 13 Et adonc lui va tout au long compter comment… . 14 Quant nostre homme eut tout au long compté sa ratelee/ 15 sa femme ne resprint que l’ung de ses pointz et dit. 16 Comment dit elle/ 17 dictes vous qu’elle dist a sa mere que vous aviez couchié avecques elle. 18 Oÿ par ma foy dit il 19 elle lui congneut tout. 20 Par mon serment dit elle/ 21 elle monstra bien qu’elle estoit beste. 22 Le charreton de nostre maison a couchié avecques moy plus de quarante nuyz/ 23 mais vous n’avés garde que j’en disse oncques ung seul mot a ma mere/ 24 je m’en Maria Colombo Timelli 141 ma mere. 24 Je m’en suis bien gardee. 25 Voire dit il de par le deable 26 dame estes vous telle. 26bis le gibet y ait part. 27 Or allez a vostre charreton si vous voulez 28 car je n’ay cure de vous. 29 Si se leva tout a coup… (20r-v) suis b ien gardee. 25 Voire dit il de par le dyable/ 26 le gibet y ait part. 27 Or alez a vostre charreton se vous voulez/ 28 car je n’ay cure de vous. 29 Si se leva tout a coup… (c5v a-b ) Vingt-neuf endroits sont en cause, ponctués dans l’un et/ ou dans l’autre témoin ; en excluant les n. 2 et 8, où l’absence de signe dans Vérard dépend de la mise en page, dans 20 cas sur 27 la collocation du signe de ponctuation coïncide, ce qui représente 74% du total 31 : parmi ceux-ci, dans 10 le signe coïncide aussi 32 ; dans la majorité des 7 restants, la différence peut être expliquée : en 12, la variante porte sur le choix de marquer par la barre soit la présence d’une interjection (manuscrit) soit l’incise (incunable) ; en 15, la présence d’un complément (sa ratelee) 33 qui prolonge la proposition subordonnée est peut-être à l’origine de l’ajout du signe dans Vérard ; la variante en 26 concerne également une interjection, dont on a vu qu’elle n’est pas toujours marquée par la ponctuation 34 ; quant au n. 28, l’imprimeur fait très souvent précéder la conjonction car par une barre 35 31 Cette proportion contraste nettement avec les résultats obtenus par Marchello-Nizia sur la ponctuation d’un fragment du Jouvencel de Jean de Bueil dans cinq mss et un incunable, et qui l’ont amenée à constater « la singularité de chaque manuscrit » tant pour la place que pour le type des signes employés (Marchello-Nizia 1978 : 42). . Il est plus difficile de justifier l’absence de tout signe en 19 dans l’incunable et en 21 dans le manuscrit, le retour à la voix du personnage après incise étant normalement 32 Les numéros de ces derniers sont soulignés : 3, 4, 5, 6, 7, 9, 10, 11, 13, 14, 16, 17, 18, 20, 22, 23, 24, 25, 27, 29. 33 Dans notre perspective, il est tout à fait secondaire si la locution compter sa ratelee se lisait dans le texte « original » —le complément aurait alors été supprimé (par un saut du même au même ? ) dans le manuscrit—, ou si c’est l’incunable qui l’a ajouté. Cf. Di Stefano, s.v. RATELEE : « Dire, compter sa ratelee, son mot, son opinion, son récit » (avec renvoi à l’Amant rendu cordelier à l’observance d’amour, éd. par Anatole de Montaiglon, Paris, Firmin Didot, 1881, v. 1146) ; tant GdfC (X, 486c, s.v. rastelee) que FEW (X,96b, s.v. rastellum) traduisent le substantif par « récit », « historiette », ce qui convient à la nouvelle XXIV,7 à laquelle ils renvoient, mais n’enregistrent pas la locution ; celle-ci se lit bien dans le DMF (avec renvoi à CNN LXXVI,15), où elle est traduite par « dire pleinement ce que l’on pense ». Le glossaire de l’édition, p. 635, enregistre uniquement le substantif : « un conte, une histoire. Ce qu’on a ramassé avec un râteau ». Si notre occurrence ne se trouve pas dans les répertoires, c’est que leur dépouillement porte uniquement sur le texte du manuscrit. 34 Il faut sans doute tenir compte aussi de la variante textuelle, à savoir de la présence dans le manuscrit d’une question de plus (« dame estes vous telle. »), régulièrement ponctuée quant à elle. 35 Voir supra, note 28. Les dialogues dans les Cent nouvelles nouvelles 142 marqué dans les deux textes ; quant à 1, la ponctuation forte qui précède le v.d. dans le manuscrit est plutôt exceptionnelle 36 Tout cela confirme — certes à une petite échelle, mais qui a toute chance d’être représentative de l’ensemble — que le copiste et l’imprimeur avaient tendance à réagir de la même manière à l’une ou à l’autre composante linguistique du DR, certains lieux « névralgiques » provoquant chez eux l’insertion d’un signe de ponctuation ; évidemment, ceux-ci peuvent différer, et c’est alors, mais alors seulement, que le système individuel intervient. . Bilan Un tel examen, fondé sur une portion limitée (10%) d’un texte unique, s’avère sans doute trop partiel pour permettre d’en tirer des conclusions ; sa légitimité tient néanmoins, me semble-t-il, à deux facteurs : d’une part, le type de texte étudié, où les échanges dialogués entre les personnages constituent une des caractéristiques mêmes du genre 37 Dans le cas spécifique du DR, et du DD en particulier, on pourra donc constater que : , offre une matière abondante et variée pour l’analyse ; d’autre part, le passage de medium du livre manuscrit au livre imprimé permet de comparer fructueusement deux rédactions à la fois rapprochées et différentes du même texte. — sur le plan linguistique, rien ne diverge entre le manuscrit et l’incunable ; quelle qu’ait été l’histoire de la transmission des CNN 38 — sur le plan (typo)graphique, les systèmes mis en œuvre par le copiste et par l’imprimeur (1) utilisent les mêmes signes, (2) n’ont pas recours à des signes spéciaux pour indiquer le DD, (3) adoptent chacun un système qui, pour irrégulier qu’il soit, manifeste néanmoins certaines récurrences internes. , sauf exception les variantes que nous avons relevées d’un témoin à l’autre rentrent dans la transmission normale des textes et ne concernent que sporadiquement le DR ; C’est bien entendu la co-occurrence des deux marquages qui rend reconnaissables et par conséquent interprétables correctement les passages dialogués ; peu importe alors le type de lecture — silencieuse ou à haute voix — que les lecteurs de la fin du 15 e siècle ont pu réserver au manuscrit de Glasgow et à l’incunable : il est en effet indubitable que les deux systèmes en jeu, en se confirmant et se renforçant mutuellement, ne laissent pas de marge au 36 Voir les exemples cités supra (§ 1.1). 37 Dans la riche production critique sur le rapport entre nouvelle et oralité, mérite d’être signalé l’article de Azuela (1997). 38 Voir notre note 19. Maria Colombo Timelli 143 doute. Quant à nous, si les lecteurs que nous sommes, avec des habitudes visuelles codifiées pour ce qui concerne les signes de ponctuation du discours rapporté 39 , ne rencontrent pas de difficulté majeure en lisant notre recueil dans le manuscrit ou dans l’incunable parisien, les raisons tiennent certainement, d’une part, à la continuité des systèmes en cause 40 , de l’autre à la collaboration que nous sommes prêts à assumer 41 Bibliographie afin de participer à l’élaboration du sens d’une œuvre qui n’a pas fini de nous procurer du plaisir. 1 Sources primaires Les Cent Nouvelle s Nouvelles, Éd ition critique par Franklin P. S WEETSER , Genève, Droz, 1996. Les Cent Nouvelle s Nouvelles, P résentées par Ro ger D UBUIS , Paris, Ho noré Champio n (« Traductions des classiques du Moyen Âge »), 2005. 2 Études A ZUELA , Cristina (1997) « L’activité orale dans la nouvelle médiévale. Les Cent Nouvelles no uvelle s, le Dé caméron et les Conte s de Cant erbury », Romania, 115, p. 519-535. B ARBANCE , Céline (1992-1995) « La ponctuation médiévale : quelqu es rema rques sur cinq manusc rits du début du xv e siècle », Romania, 113, p. 505-525. B ARROIS , Joseph (1830) Bibliothéque protypographique, ou Libra iri es des fil s du roi Jean, Charle s V, Jean de Berri, Philippe de Bourgogne et le s si ens, Paris, Treuttel et Würtz. B ARSI , Monica (2008) « Il Settecento », in B. Mo rtara Garavelli (a cura di), Storia della punteggiatura in Europa, parte III « La punteggiatura in Franc ia », Bari, Laterza, p. 267-278. B OUCHET , Florenc e (2008) Le Discours sur la le cture en Fra nce aux XIV e et XV e siècles : pratiques, poétiq ue, imaginaire, Paris, Ho noré Champio n. C API N , Daniéla (2013) « He, ho, ha, dea intejections, connecteu rs ou marqueurs discursifs ? Le témoignag e des textes en pros e médiévaux », Diachroniqu es, 3, p. 95-117. D EVAUX , Jean et V ELISSARIOU , Alexandra (éds) (2016) Autour des Cent Nouvelles 39 Il n’est sans doute pas inutile de rappeler que les deux signes typographiques utilisés de nos jours pour isoler le DD —guillemets et tirets— ne se sont véritablement mis en place qu’au 18 e siècle : voir Laufer (1979) ; Barsi (2008 : 270-273). 40 Comme l’ont bien dit Koch et Oesterreicher (2001 : 591), « un type de communication qui franchit les grandes distances spatiales et surtout temporelles ne fonctionnerait pas si les sujets parlants ne pouvaient s’appuyer sur une grande stabilité des règles et des normes linguistiques ». 41 Bien que dans une autre perspective, cette forme de coopération qui s’établit à la fin du Moyen Âge entre auteur et lecteur a été bien mise en relief par Florence Bouchet (2008) (voir notamment les chapitres 6, « Autorité du lecteur », et 8, « Le lecteur au contact du livre : l’œil et la main »). Les dialogues dans les Cent nouvelles nouvelles 144 nouvelles. Sources et rayonn ements, co ntextes et interprétations.A ctes du collo que international organi sé l es 20 et 21 octob re 2011 à l’Université du Littoral - Côte d’Opale (Dunkerq ue), Paris, Honoré Champio n (« Bibliothèque du XV e siècle » 81). K OCH , Peter et O ESTERREICHER , Wulf (2001) « Gesprochene Sprac he u nd g eschriebene Sprache - Langage parlé et langate écrit », in G. Holtus et al. (éds), Lexikon der romanisti chen Linguistik, Tübing en, Niemeyer, Band I/ 2, p. 584-627. L ABÈRE , Nelly (2006) Défricher l e jeune pla nt. Étude du genre de la no uvelle a u Moyen Âge, Paris, Hono ré C hampion. L AGORGETTE , Dominiqu e (2004) « Termes d’adresse et verbes d e parole en moyen français : une approche pragmatique », in J. M. Lóp ez Mu ñoz, S. Marnette et L. Rosier (éds), Le Discours rapporté dans tou s se s états, Paris, L’Harmattan, p. 194-203. L AUFER , Rog er (1979) « Guillemets et marques du discours direct », in N. Catach et J. Petit (éds), La Ponctuatio n. Recherch es histo riqu es et actu ell es, Paris, C NRS, II, p. 235- 251. L IBROVA , Bohda na (2010) « Le marquage du discou rs rapporté dans d eux manuscrits en p rose du 13 e et du 14 e siècles », Communicatio n du IV e Ci-dit, mis en ligne le 2 février 2010, <(http: / / revel.unic e.fr/ symposia/ cidit/ ind ex.html? id=520)>. L LAMAS -P OMBO , Elena (1996) « Écriture et o ralité : po nctuation, interprétation et lecture d es manuscrits français et de textes en vers ( XI II e - XV e s iècle) », in E. Alonso, M. Bruña et M. Mu ñoz (éds), La lingüísti ca fran ce sa : gramática, historia epist emología, Sevilla, Grupo andaluz de pragmática, vol. I, p. 133-144. — (2007) « Réflexio ns méthodo logiques pour l’étude de la ponctuation méd iévale », in A. Lavrentiev (sous la dir. d e), Système s graphique s de manuscrits m édiévaux et incuna bles fran çais, C hambéry, Université de Savoie, p. 11-48. — (2008) « Ponctuer, éditer, lire. État des études sur la po nctuation dans le livre manuscrit », Syntagma, 2008, p. 131-173. M AR CHELLO -N IZIA , Christiane (1978) « Ponctuation et ‘unités de lecture’ dans les manuscrits médiévaux, ou : je ponctue, tu lis, il théoris e », Langue fra nçai se, 40, p. 32-44. — (2012) « L’oral représenté en français m édiéval : un accès co nstruit à une face cachée des la ngues m ortes », in C. Guillot et a l. (sous la dir. de), L e Changement en fran çais. Études de linguistiq ue diachro niq ue, Berne, Pet er Lang, p. 247-264. M AR NETTE Sophie (2006a), « La ponctuation du discours rapporté dans quelques manuscrits de romans en prose m édiévaux », Verbum 28-1, p. 47-66. — (2006b), « La signalisation du discours rapporté en français m édiéval », Langue fran çais e, 149-1, p. 31-47. M O NSO NEGO , Sim one (1986) « Nous dans le texte narratif au XV e siècle », Verb um, 9, p. 275-302. O PPERMA NN , Évelyne (2004) « L’emploi du prés ent de narration da ns les s équences introduisant un d iscours rapporté en anc ien français », in J. M. López Mu ñoz, S. Marnette et L. Rosier (éds), Le Disco urs rapporté dans tous se s états, Paris, L’Harmattan, p. 204-213. O PPERMA NN -M ARSAUX , Évelyne (2013) « Les interjections en discours direct. Comparaison entre fictio ns romanesques et fictions dramatiques en moyen français », in C. Denoyelle (sous la dir. de), De l’oral à l’ écrit. Le dialogue à travers l es genre s romanesq ue et théâtral, Orléans, Paradigme, p. 283-300. P ERRET , Michèle (2008) « Les marques de retour à la narration en français m édiéval », L’Information grammatica le, 118, p. 22-26. Maria Colombo Timelli 145 R OGER , Geoffrey (2011) Les Cent nouvelles nouvelles : A lingui stic study of MS Glasgow Hunter 252, PhD thesis, University of Glasgow (en ligne). — (2013) « Direct Speech in the Cent Nouvelle s Nouvelle s : A Linguistic Analysis », Le moyen fran çais, 72, p. 143-163. R OSSI , Luciano (1981-1983) « Per il testo delle Cent Nouv elle s Nouvell es : la c entesima novella e i racconti dell’acteur », Medioevo Romanzo, 8, p. 401-418. — (1988) « Pour une édition d es Cent Nouvell es Nouvelles : de la copie de P hilippe le Bon à l’éditio n d’Antoine Véra rd », Le Moyen fran çais, 22, p. 69-77. V ELISSARIOU , Alexand ra (2012) Aspects dramatique s et écriture de l’o ralité dan s le s Cent Nouvelles Nouvelle s, Paris, Hono ré C hampion. Les dialogues dans les Cent nouvelles nouvelles Claire Badiou-Monferran « Ponctuation noire », « ponctuation blanche » et « contes bleus 1 des discours directs dans La Barbe bleue » : l’évolution du codage de Perrault (1695-1905) 1 Introduction : position du problème 2 Cet article constitue une contribution à l’étude de l’évolution des « graphèmes suprasegmentaux » (Anis 1983 : 41) en français moderne — plus exactement, durant la période d’intense codification qui, pour ces marques, conduit de la fin du 17 e siècle au début du 20 e siècle. Avec Jacques Anis, nous distinguons les graphèmes « segmentaux (ou alphabétiques), unités distinctives qui composent les mots », et les graphèmes « supra-segmentaux, unités démarcatives et discursives qui organisent les énoncés » (Anis 1983 : 33). Ces derniers ne sont pas des « signes autonomes (ou pleins) », mais des « signes auxiliaires qui facilitent l’encodage et le décodage de l’information, en tant qu’indicateurs de la structure des énoncés et de leur statut énonciatif » (Anis 1983 : 41). Au sein de cet ensemble, nous reconduisons la distinction, introduite par Michel Favriaud (2004), entre « ponctuation blanche » et ponctuation noire ». La « ponctuation blanche » se compose de l’ensemble des espaces blancs démarquant les lettres, les mots, les groupes de mots, les phrases, les paragraphes, les chapitres, les parties. Elle constitue un élément majeur de la mise en page. La ponctuation noire réunit : a) les signes de segmentation (le point, la virgule, le point-virgule, les points de suspension, les deux points) ; b) les signes de modulation (le point d’exclamation, le point d’interrogation, voire les points de suspension dans certains de leurs usages) ; c) les signes de décrochement énonciatif (tirets, parenthèses, guillemets, appels de note, ou encore les virgules dans certains de leurs emplois) ; d) les signes de mise en relief (graisse, soulignement, italiques, capitales). 1 Au sens de Furetière (1690), Dictionnaire universel, s.v. CONTE : « contes de vieilles, dont on amuse les enfants, des contes à dormir debout ». 2 Nos plus vifs remerciements vont à nos relecteurs anonymes, qui nous ont permis d’améliorer cette contribution. 148 Comme le souligne Favriaud (2004 : 18), « alors que les marques de ponctuation noire canoniques apparaissent comme des signes, “ idéogrammes ” dans la théorie orthographique de Catach, “ topogrammes ” dans celle d’Anis, correspondant moins au principe phonographique qu’au principe sémiographique, les marques blanches ne correspondent pas à la définition habituelle du signe. Leur manifestation, “ en négatif ”, ne se marque pas par un graphe, mais par un espace qu’on peut mesurer, orienter et graduer : à gauche, à droite, en haut, en bas d’un segment de discours ». Pour autant, « un trait spécifique réunit marque blanche et marque noire : la linéarité problématique ; le signe de ponctuation n’a pas seulement une valeur au lieu où il est repérable visuellement, mais bénéficie d’une portée » (Favriaud, ibid.). C’est cette problématique commune qui justifie selon nous que l’on étudie conjointement l’évolution de la ponctuation noire et de la ponctuation blanche, comme autant de changements liés. En sélectionnant la synchronie élargie qui conduit du français classique au français moderne, nous faisons le choix de travailler sur l’une des périodes qui, du point de vue de l’objet qui nous intéresse, constitue l’une des moins étudiées — du moins dans la littérature récente 3 On sait bien que l’entrée de la ponctuation est une gageure et qu’elle présente un certain nombre de difficultés, notamment pour les siècles antérieurs au 19 e siècle où la paternité de la ponctuation blanche et noire revient aux ateliers d’impression . 4 , et où elle n’est encore ni concertée ni codifiée 5 . La question est donc complexe, mais elle vaut la peine d’être posée pour l’âge classique et son immédiate postérité, car elle permettra de combler une lacune et peut-être, d’apporter une pierre aux travaux qui, récemment, se sont consacrés à la ponctuation des textes médiévaux et renaissants 6 comme à celle des textes modernes 7 3 Pour la prose, les derniers travaux de référence remontent pour la plupart aux années quatre-vingt-dix ou quatre-vingts, voire aux années soixante-dix : à côté des ouvrages transéculaires de Catach (1980, 1994) et de Catach et Tournier (1977-1979), on renverra, pour l’âge classique, aux études de Douay (1995), Laufer (1980, 1985, 1989), Loranceau (1977, 1978, 1984), Pariente (1979), Seguin (1993, 1997, 2002), ou encore Tilkin (1998). Les travaux plus récents de Chaouche, Forestier et Riffaud portent exclusivement sur la ponctuation du théâtre classique, notamment du théâtre versifié. Ceux de Raby (2016), consacrés à la pensée de la ponctuation chez les grammairiens du 18 e siècle, viennent tout juste de paraître. . 4 Voir Riffaud (2007). 5 Voir Béguelin (2002). 6 Voir parmi d’autres le récent colloque de Pau, « Ponctuer l’œuvre médiévale » organisé en 2014 par Valérie Fasseur et Cécile Rochelois. Voir aussi Combettes (2000) et plus récemment Dauvois et Dürrenmatt (2011). 7 Concernant les travaux portant (mais sans exclusive) sur des corpus littéraires en prose, voir, parmi d’autres, Dürrenmatt (1998), Germoni (à paraître), Pétillon (2004), Serça (2010 ; 2012), ou encore Gautier, Pétillon et Rinck (à paraître). Claire Badiou-Monferran 149 Avec les multiples éditions et rééditions des contes de Perrault, on dispose là d’un excellent corpus de base. Dans le cadre, limité, de cette contribution, notre analyse portera sur un seul texte : celui de « La Barbe bleue ». Pour ce conte, on a pu consulter : a) la version du manuscrit d’apparat, copie allographe datant de 1695, et intitulée « Contes de ma mère l’Oye » 8 b) les deux tirages de l’édition princeps, parue chez le libraire Claude Barbin en 1697 sous le titre Histoires ou contes du temps passé ; 9 c) quelques éditions de colportage ultérieures, dont celle de l’imprimeur libraire troyen Pierre Garnier, de 1737, celles — troyennes également et sans date — de la Veuve André (dont l’exercice court de 1810 à 1828), celle de l’imprimeur-libraire Baudot (qui exerce entre 1830 et 1848), celle enfin de la maison Chalopin, à Caen — sans date mais qui, en raison de sa typographie romantique, devrait remonter aux alentours des années 1830 ; 10 8 Là encore, la dimension restreinte de l’article ne permet pas d’initier une approche comparée des différentes traditions manuscrites contemporaines de la rédaction des Contes de Perrault. Pour autant, l’édition diplomatique en cours des lettres autographes de Madame de Sévigné (Corbellari et Escola, à paraître) constituerait assurément un bon point de comparaison. L’extension du corpus manuscrit aux productions d’autres scripteurs permettrait sans doute de montrer que les traits (du moins certains des traits) que nous mettons au jour dans la présente contribution au sujet de la ponctuation noire et blanche sont moins le propre de Perrault que de la tradition manuscrite — « lettrée » — contemporaine. À défaut de pouvoir conduire une analyse comparée systématique, nous nous contenterons, provisoirement, de quelques comparaisons locales avec une lettre de Madame de Sévigné, déposée au Musée Carnavalet, et publiée en fac-similé dans Forray-Carlier et Bruson (1996). Voir notre Annexe. ; 9 Pour le propos de cet article, les différences entre les deux tirages ne sont pas significatives (ce qui constitue déjà en soi un résultat). 10 Nos remerciements vont à Jean-Marc Chatelain, à qui nous devons ces éléments de datation. Les informations concernant les maisons de la Veuve André et de Baudot sont fournies par le tableau chronologique des éditeurs de la Bibliothèque bleue de Troyes, qui figure en tête du livre d'Alfred Morin, Catalogue descriptif de la Bibliothèque bleue de Troyes, Genève, 1974. Selon J.-M. Chatelain, le format des illustrations de l’édition Baudot, certes traditionnelles mais d’ores et déjà contaminées par le style des illustrations de la presse, laisse penser qu'elles datent plutôt de la fin de l'exercice de Baudot que de ses débuts : donc, plus près de 1848 que de 1830. La seule réelle difficulté est de situer le texte dont la notice de la bibliothèque de Troyes dit qu'il a probablement été imprimé à Caen par Chalopin : selon J.-M. Chatelain, la maison Chalopin a imprimé à Caen de 1660 à 1832 (voir les positions de la récente thèse de l'École des chartes de Mathilde Le Roc’h Morgère 2013). Si c’est bien de ses presses qu’est issue cette Barbe-bleue, il faut sans guère de doute l’attribuer au dernier des Chalopin, actif de 1822 à 1832. Bien que l’impression réutilise des ornements du 18 e siècle de style rocaille (cul-de-lampe aux deux colombes, bandeau), la typographie est clairement du 19 e siècle, et guère antérieure à 1830 : l’impression du titre du conte, en caractères très « Ponctuation noire », « po nctuation blanche » et « contes bleus » 150 d) vingt-huit éditions savantes enfin, dont trois du 18 e siècle (1742, 1777, 1785), trois du tout début du 20 e siècle (1901, 1904 et 1905), et vingtdeux du 19 e siècle. Le corpus s’achève avec l’édition Laurens pour enfants de 1905, contemporaine de celle de la « Bibliothèque rose », qui présente un système de notation globalement stabilisé. Embrassant plus de deux siècles, il multiplie les points de comparaison entre version manuscrite et versions éditées ; entre éditions de colportage et éditions savantes ; et, au sein de ces dernières, entre celles qui, comme l’édition de 1800, intitulée Le Cabinet des fées, nouveau livre des enfants et parue chez Barbat dans la collection du « Panthéon populaire », adressent leur anthologie de contes à un jeune lectorat, qui n’est peut-être pas encore en âge de lire lui-même, et celles qui, comme les célèbres éditions parues chez Hetzel sous le titre Contes de Perrault en 1862 [1861] et 1867 et illustrées par Gustave Doré, constituent des éditions prestigieuses à l’attention d’un public adulte. Nous nous sommes efforcée de travailler de manière sérielle, en nous attachant davantage à l’étude des phénomènes récurrents, à l’intérieur d’une version et au sein d’un ensemble de versions, plutôt qu’aux phénomènes quantitativement marginaux, et en cherchant, à partir de là, à dégager des évolutions, ou à défaut des effets de contraste. Prenant pour point de départ l’enquête — tout à fait remarquable quoique déjà ancienne — de Marc Arabyan (1994) sur la ponctuation blanche de 25 éditions du Petit Poucet, nous nous sommes posée la question de savoir ce que pourrait apporter à cette étude : a) d’une part, l’adjonction d’une strate philologique supplémentaire, qui prendrait en compte le manuscrit d’apparat intitulé Contes de ma mere l’Oye, de deux ans antérieur à l’édition princeps des contes en prose de Perrault ; b) d’autre part, la confrontation des signes de ponctuation blanche aux signes de ponctuation noire. Dans son livre sur l’histoire du paragraphe dans la prose narrative française, Marc Arabyan a bien montré comment la ponctuation blanche du Petit Poucet — prise au sens restreint d’alinéation — était passée d’une sousalinéation dans l’édition princeps de 1697, où on ne trouve que 4 paragraphes d’environ 1100 mots chacun, à une sur-alinéation dans les éditions savantes des 19 e et 20 e siècles, qui présentent jusqu’à plus de 80 paragraphes (Lecou, 1851 : 93 paragraphes ; Lamore 1931 : 84 paragraphes). L’auteur montre que cette évolution, qui part de l’extraction progressive du discours direct, va s’élargir à l’ensemble du texte, d’abord par « construcépais qui jouent du contraste ainsi créé avec ce qui suit, semble appartenir déjà à une esthétique typographique romantique, qui se développe dans ces années-là seulement. Claire Badiou-Monferran « Ponctuation noire », « po nctuation blanche » 151 tion », tout segment intercalé entre deux discours directs formant un paragraphe, ensuite par « isomorphisme ». Ce fait, avéré, est intéressant dans la mesure où il vient valider l’hypothèse selon laquelle l’oral représenté constitue le lieu d’exercice privilégié du changement, pour le français écrit. Moins convaincant en revanche est le système explicatif dans lequel Arabayan replace sa description des faits de langues. Dans le prolongement des travaux de Laufer et de Martin, et en s’appuyant sur ceux de Bakhtine (notamment sur l’Esthétique de la création verbale), il explique la sous-alinéation de l’édition princeps, étonnante en effet quand on sait que son imprimeur, Claude Barbin, n’hésite pas à user par ailleurs du paragraphe, comme un effet de genre. Le genre des contes de fées simulerait « la naïveté d’un discours de nourrice ou d’une écriture d’enfant, toute de proximité entre scripteur et destinataire » (Arabyan 1994 : 187). Il appartiendrait ainsi à ces genres non standardisés, « plus libres et plus créatifs » : « les genres de l’intimité amicale, de l’intimité familiale » (Bakhtine, cité dans Arabyan, ibid.). Autrement dit, la sous-alinéation serait concertée : elle constituerait la marque de fabrique d’un type de texte situé « à mi-chemin d’un genre “ public ” et d’un genre “ privé ” » (Bakhtine, cité dans Arabyan, ibid.). Or — et c’est là le premier apport de notre contribution — la prise en considération de la strate philologique supplémentaire que constitue le manuscrit d’apparat de 1695 inverse la perspective. 2 Extension de corpus : apport de la strate philologique Le manuscrit des Contes de ma mere l’Oye (1695), antérieur de deux ans à l’édition princeps des Contes du temps passé (1697), est aisément accessible, car il a été reproduit par Jacques Barchilon dans Perrault’s Tales of Mother Goose en 1956. Pour autant, Arabyan ne peut pas prendre en compte cet état du texte, car le manuscrit d’apparat ne comprend que cinq des huit contes en prose de l’édition princeps : « La Belle au bois dormant », « Le Petit Chaperon rouge », « Le Maistre Chat ou le Chat botté », « Les Fées » et « La Barbe bleue » (moins sa seconde « moralité », qui est une innovation de l’édition princeps), mais pas « Le Petit Poucet ». Pour les textes pour lesquels la confrontation est possible, comme « La Barbe bleue », qui servira ici d’exemple, la comparaison de la version manuscrite et de la version éditée est édifiante. Les conditions de circulation de la version manuscrite affaiblissent (sans pour autant totalement l’invalider) l’hypothèse bakhtinienne, reprise par Arabyan, selon laquelle la sous-alinéation de la version éditée constituerait un artefact visuel, simulant pour l’œil une écriture naïve et privée. Le manuscrit d’apparat est en effet dédicacé à un personnage public, « Mademoiselle », Élisabeth-Charlotte d’Orléans (1676-1744), petite nièce du Roi, fille de Philippe d’Orléans et de Charlotte-Elisabeth de Bavière, et, selon toute vraiet « contes bleus » 152 semblance, il a vocation à faire l’objet d’une réception élargie et publique à la cour. Soit : à participer à un mode de « loisir et sociabilité » (Chartier 1990) sollicitant l’écoute collective d’une lecture singulière à « haute voix » 11 . Malgré cela, il ne présente pas plus d’alinéas ni de paragraphes que la version éditée. Le manuscrit de La Barbe bleue est même d’un seul tenant : il constitue un massif de 22 pages et de quelques 1900 mots. Le seul passage à la ligne est celui qui sépare la moralité du conte. Dans ces conditions, l’interprétation de la sous-alinéation comme un effet de genre concerté, plus précisément comme la mise en scène — purement visuelle (et dépourvue d’ancrage vocal) — des circonstances d’énonciation des genres intime et familial, s’en trouve suspendue. À la maintenir, on ne pourra l’invoquer que pour le lecteur-conteur du manuscrit d’apparat : pas pour son public curial d’auditeurs, privé de facto, dans le cadre d’une réception purement auriculaire, de l’accès à toutes les formes de marquages graphiques en constituant la manifestation et en assurant la validité. On gagera alors que la mise en page compactée, commune à la version manuscrite et à la version éditée, relève non pas de l’opération concertée décrite ci-dessus, mais d’un fait de langue. Notre hypothèse est qu’elle constitue, dans tous les cas (celui de la version manuscrite et celui de la version éditée), une instruction forte en direction d’une lecture vocalisée des contes. Autrement dit, qu’elle est le signe que le texte écrit, en cette fin de siècle 12 Mieux encore dans la version manuscrite que dans la version éditée, plusieurs faits viennent conforter cette hypothèse. Le principe de la lecture à voix haute est en effet avéré par la cooccurrence des quatre choix linguistiques suivants : n’a d’autre vocation que de consigner une performance orale. a) Le privilège accordé aux faits de ponctuation blanche, constituant des signes pour la voix, sur les faits de ponctuation noire, constituant des signes pour l’œil. Dans l’incipit du manuscrit, la division de la première période en deux mouvements est matérialisée : − soit par un changement de page, qui implique une suspension physique de la voix, et non par un signe pour l’œil de ponctuation noire (les deux points, en l’occurrence, dans l’édition princeps) : 11 Au sujet de la lecture « à haute voix » au 17 e siècle, voir Chartier (1990) et surtout, notamment pour ce qui concerne le mode de circulation des textes littéraires durant la période considérée, Dumonceaux (1990). 12 L’analyse comparée du corpus des lettres (manuscrites et autographes notamment) de Madame de Sévigné devrait permettre de valider cette hypothèse au-delà du genre du conte, et peut-être même globalement pour l’ensemble des productions lettrées de la période considérée. Claire Badiou-Monferran 153 (1) Manuscrit de 1695 [Page 1: ] Il estoit une fois un homme qui avoit de belles maisons à la ville & à la campagne de la vaisselle d’or et d’argent des meubles en broderie et des carosses tout dorez mais qui par malheur avoit la barbe bleue [Page 2: ] cela le rendoit si laid et si terrible que filles et femmes s’enfuyoient des qu’il paroissoit. − soit par un simple passage à la ligne (noté / / par nos soins dans le cadre de cette étude), et non, là encore, par un signe pour l’œil de ponctuation noire (en l’occurrence, le point de l’édition princeps) : (2) Manuscrit de 1695 13 Une de ses voisines dame de qualité avoit deux filles parfaitement belles / / il luy en demanda Une en mariage […] b) Le nivellement des hiérarchies syntaxiques au profit de regroupements rythmiques. (3) Manuscrit de 1695 14 les voilà aussitost à parcourir les chambres [12 syllabes], les cabinets les garderobes [8 syllabes], toutes plus belles et plus riches les unes que les autres [12 syllabes], elles montèrent ensuite aux gardesmeubles [10 syllabes ], ou elles ne pouvaient assez admirer Dans le manuscrit de 1695, la hiérarchie de la phrase et de ses constituants immédiats n’est pas prise en compte : un même signe de ponctuation noire, en l’occurrence la virgule, est requis pour signaler la séparation des phrases, c’est-à-dire un type de segmentation interphrastique («les voilà aussitost […] » vs « elles montèrent ensuite aux gardesmeubles »], et la séparation des constituants intraphrastiques. La logique qui prévaut à ce nivellement semble être une logique musicale, privilégiant l’identité numérique, et donc rythmique, des groupes isolés par la virgule, indépendamment de leurs relations fonctionnelles 15 . 13 On repère le même phénomène dans la lettre manuscrite autographe de Madame de Sévigné donnée à lire en Annexe. 14 Dans cette étude, nous encadrons tous les éléments cités intéressants pour notre propos. 15 Cet emploi de la virgule se retrouve dans la lettre manuscrite autographe de la Marquise retranscrite par nos soins (voir l’Annexe en fin de contribution). « Ponctuation noire », « po nctuation blanche » et « contes bleus » 154 c) Le primat du découpage macrosyntaxique sur le découpage microsyntaxique. (4) Manuscrit de 1695 16 La Barbe bleue pour faire connoissance les mena avec leur mere et trois ou quatre de leurs meilleures amies et quelques jeunes hommes du voisinage a une de ses maisons de campagne , ou on demeura trois jours entiers. Dans le manuscrit de 1695, deux unités de traitement, toutes « macrosegmentales », sont privilégiées : - l’unité périodique, dont la borne gauche est matérialisée par la présence d’une majuscule et la borne droite par le recours au point (voir l’exemple 1) ; - l’unité prédicative, séparée de la suivante par une virgule (voir l’exemple 4). Autrement dit, le manuscrit de 1695 privilégie une unité de traitement large, de type pneumatique, sur les unités de traitement plus étroites et strictement grammaticales que constituent les paliers syntaxiques. La logique vocale l’emporte sur la rationalité graphique. d) La gestion économique du marquage des tours de parole en situation de discours direct et de dialogue. L’introduction d’un tour de parole au discours direct est marquée par la seule présence d’un verbe de parole, suivi ou non d’une virgule : (5) Manuscrit de 1695 Elle appella sa sœur et luy dit ma sœur Anne, car elle s’appelloit ainsi, monte je te prie […] La pauvre affligée luy crioit de temps en temps , Anne ma sœur Anne […] Et la sœur Anne luy repondoit , je ne voy rien que […] Je ne voy rien que le soleil qui poudroye et l’herbe qui verdoy / / cependant la Barbe Bleüe tenant un grand coutelas a sa main crioit de toute sa force à sa femme descens vite […] L’introduction d’un tour de parole au discours semi direct (désormais DSD) est marquée par l’encadrement du DSD par une majuscule 16 Le même phénomène de découpage macrosyntaxique est à l’œuvre dans la lettre manuscrite de Madame de Sévigné, qui ne comprend aucun signe de ponctuation noire fort, et qui est écrite d’un seul tenant (voir l’Annexe en fin de contribution). Claire Badiou-Monferran 155 d’attaque discursive, indiquant un décrochage énonciatif, et par l’incise : (6) cependant la Barbe Bleüe […] crioit de toute sa force à sa femme descens viste ou je monteray la haut . Encore un moment s’il vous plaist luy repondoit sa femme […] Toutefois, en cas de reprise à l’identique (ou avec variations) de certains échanges du dialogue — reprises qui alimentent l’économie volontiers répétitive du conte — les signes graphiques et lexicaux démarcateurs disparaissent, en vertu d’un principe d’économie mémorielle qui en appelle au souvenir des démarcations de la première occurrence : (7) Je ne voy rien que le soleil qui poudroye et l’herbe qui verdoye / / cependant la Barbe Bleüe […] crioit de toute sa force à sa femme descens vite […] (1 ère occurrence avec un verbe introducteur) Je ne voy rien que le soleil qui poudroye et l’herbe qui verdoye descens donc vite crioit la Barbe bleue ou je monteray la haut Je m’en vois repondoit la femme et puis elle crioit Anne ma soeur Anne […] (occurrence subséquente sans démarcation gauche du changement de tour de parole) Enfin, la clôture des tours de parole n’est pas stabilisée. Elle peut être signalée par le passage à la ligne : (8) Je ne voy rien que le soleil qui poudroye et l’herbe qui verdoye / / cependant la Barbe Bleüe crioit de toute sa force à sa femme descens vite […] par un signe de ponctuation fort : (9) cependant la Barbe Bleue […] crioit de toute sa force à sa femme descens viste ou je monterai la haut . Encore un moment s’il vous plaist luy repondoit sa femme […] mais peut aussi ne pas être matérialisée : (10) je vous donne un demy quart d’heure luy dit la Barbe bleüe mais pas un moment davantage lorsqu’elle fut seule elle appela sa sœur et luy dit […] Cette économie de marqueurs est sans doute liée à la situation énonciative particulière que représente la lecture à voix haute. Dans la mesure où tous les tours de parole sont assurés par un seul locuteur, et où les changements d’énonciateurs sont lissés par l’unicité de la voix du conteur, il n’y a pas lieu de surcharger le dialogue d’instructions en décalage avec la matérialité de la situation d’énonciation. Dans l’appareil formel de l’oralité, la ponctuation tient compte des conditions de production concrètes de la parole. Le point de vue est centré « sur l’énonciateur », et non « sur le destinataire ». « Ponctuation noire », « po nctuation blanche » et « contes bleus » 156 Somme toute, la prise en compte de la strate philologique du manuscrit d’apparat permet de reconsidérer autrement la question de la sous-alinéation, non comme une marque de genre (hypothèse d’Arabyan 1994), mais comme la matérialisation de la réception vocalisante et vocalisée du conte. Qu’en est-il, à l’autre bout de la chaîne, de la suralinéation des versions ultérieures éditées ? 3 Reconfiguration de l’objet d’étude. Des changements isolés aux changements lié s Dans son approche des éditions modernes du Petit Poucet, l’examen du changement isolé que constitue la ponctuation blanche fait dire à Marc Arabyan que les faits de suralinéation, effectivement avérés (du moins pour les éditions des 19 e et 20 e siècles, notamment pour celles qui sont destinées à un public enfantin) sont articulées à l’avènement d’une « conception scolaire » de l’opération de contage : Chaque rapport de propos est alinéé et suivi d’un alinéa, et les rapports d’action tendent à ne constituer que des paragraphes-phrases, à se constituer en listes (Arabyan 1994 : 198). Or, la mise en relation des faits de ponctuation blanche et de ponctuation noire modifie cette perspective. L’évolution des signes de ponctuation noire va, tout au contraire, dans le sens d’un choix non pas scolaire mais savamment concerté : celui de la mise en scène d’une oralité fictive. Le conte n’est plus l’enregistrement d’une performance orale, il re-présente artificiellement son oralité, comme un trait constitutif du genre. De fait, quand on associe ponctuation blanche et ponctuation noire, dans les éditions du 19 e siècle, le « patron d’oralité 17 » se signale prioritairement, dans les passages de discours direct, par : 17 Au sens de Maingueneau et Philippe (2002), ou encore de Philippe (2005 et 2008), qui oppose « patron » et « appareil formel » (notion empruntée à Benveniste 1974 [1970]) comme suit : « Dans l’histoire des formes littéraires, certains faisceaux de formes tendent […] à se stabiliser, puis à se figer, et donc à se désémantiser, du moins partiellement. Nous proposons d’appeler “ patrons ” le résultat d’un tel processus. L’apparition de ces patrons est moins exigée par les nécessités expressives de tel ou tel régime discursif que par une forme de conventionnement dans l’imaginaire langagier d’une époque : disons, pour aller vite, que les appareils formels regroupent des faits langagiers sémantiquement congruents, tandis que les patrons regroupent des faits langagiers sémiotiquement congruents. Le “ patron oral ” sera ainsi constitué de marquages hétéroclites sans cohérence dénotative […] mais qui permettent à la prose écrite de prendre des allures “ orales ”, selon la stéréotypie en vigueur au moment de la production du texte » (Philippe 2008 : 31). Claire Badiou-Monferran 157 a) La théâtralisation de la mise en page du dialogue. Chaque réplique est précédée d’un tiret cadratin et fait l’objet d’un saut de ligne : (11) — En core un moment, s’il vous plaît ! lui répondait sa femme. Et aussitôt elle criait tout bas : — Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu r ien venir ? Et la sœur Anne répondait : — Je ne vois rien que le soleil qui poudroie et l’herbe qui verdoie. — Descends donc vite, criait la Barbe Bleue, ou je monterai là-haut. (1800, 1859 Vermot, 1866, 1871, 1894, 1901, etc.) Le tiret cadratin, au demeurant, se routinise. Il est utilisé abusivement, de manière mécanique, pour séparer les différentes phrases (ou phases) d’une même et unique réplique : (12) — Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu r ien venir ? — Je vois, répondit-elle, deux cavaliers qui viennent de ce côté, mais ils sont bien loin encore. — Dieu soit loué ! s’écria-t-elle un moment après, ce sont mes frères. — Je leur fais signe tant que je peux de se hâter. (1800, 1817, 1838, 1845 Desessert, 1845-46 [1842] Renault, 1851, 1858, 1859 Delarue, 1959 Vermot, 1862 [1861] Hetzel, 1866, 1867 Hetzel, 1867 Ardant et Thibaut, 1871, 1894) Cette bévue, reconduite d’éditions en éditions tout au long du 19 e siècle et qui n’est rectifiée qu’au début du 20 e siècle, montre que l’on n’est plus dans le simple enregistrement de l’oral mais dans la mise en scène d’une fiction d’oralité. Le tiret cadratin est désémantisé. Il n’est plus un démarcateur de tours de parole, mais un signe vide, indexant, pour l’œil, un artefact d’oralité. b) La surexploitation des signes de modulation . (13) — Je m’en vais, répondait la femme ; et puis elle criait : — Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu r ien venir ? — Je vois, répondit la sœur Anne, une grande poussière qui vient de ce côté-ci ? — Sont-ce mes frères ? — Hélas ! non, ma sœur, je vois un troupeau de moutons. — Ne veux-tu pas descendre ? criait la Barbe Bleue. — Encore un petit moment ! répondait sa femme ; et puis elle criait : — Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu r ien venir ? — Je vois, répondit-elle, deux cavaliers qui viennent de ce côté, mais ils sont bien loin encore. « Ponctuation noire », « po nctuation blanche » et « contes bleus » 158 — Dieu soit loué ! s’écria-t-elle un moment après, ce sont mes frères. — Je leur fais signe tant que je peux de se hâter. (1800) Le point d’interrogation figure désormais à la fin de toutes les questions mais également à l’issue de certaines assertions, comme pour signaler une légère hésitation. Le point d’exclamation pour sa part (qui n’apparaît qu’une seule fois avant 1800, dans une édition de colportage, après l’interjection « Hélas ! » prononcée par la sœur Anne) se multiplie. c) Le surinvestissement des potentialités pneumatiques des signes de segmentation. À partir de la fin du 18 e siècle, le nombre de caractères des points de suspension se stabilise à trois. Dans Frantext, pour la période allant de 1780 À 1830, on enregistre 27 914 occurrences de points de suspension à trois signes, 252 occurrences de points de suspension à quatre signes, et 37 occurrences de points de suspension à cinq signes. Autrement dit, les points de suspension amplifiés demeurent, mais ils sont quantitativement marginalisés, et donc marqués. Or, certaines des éditions modernes de La Barbe Bleue n’hésitent pas à les mobiliser : (14) et, levant son bras ….. Dans ce moment on heurta si fort à la porte, que la Barbe bleue s’arrêta tout court (1800, 1843, 1845-46 [1842] Renault. Les éditions de 1871 et 1882 ne comprennent plus «que» quatre points au lieu de cinq). Par ailleurs, dans les éditions de la seconde moitié du 19 e siècle, les points de suspension à trois signes (ou plus) se multiplient et apparaissent là où les éditions antérieures en faisaient l’économie. Ils marquent : (15) Une interruption du locuteur par l’allocutaire : — Je vois, répondit la sœur Anne, une grosse poussière qui vient de ce côté-ci … — Sont-ce mes frères ? (1862 [1861] Hetzel, 1867 Hetzel, 1877, 1882, 1894, 1901) (16) Un temps de pause dans la lecture à voix haute, lié à une incertitude concernant le déroulement de l’action : ils sont bien loin encore …. Dieu soit loué ! s’écria-t-elle un moment après, ce sont mes frères. (1882) (17) Une action paraverbale, que le locuteur est en mesure de mimer pendant la suspension du discours ou du récit : Claire Badiou-Monferran 159 […] On ouvrit, & aussitôt on vit entrer deux cavaliers, qui mettant l’épée à la main, coururent droit à la Barbe Bleue … Il reconnut que c’était les frères de sa femme […] (1862 [1861] Hetzel, 1867 Hetzel, 1901) Les points de suspension contribuent ainsi à l’artefact d’une lecture oralisée, jouant de l’emphase et sollicitant — pour l’œil — les effets de voix du conteur. Somme toute, l’articulation des faits de ponctuation noire et blanche, dans le cadre d’une théorie des changements liés, modifie la trajectoire. Le mouvement qui conduisait chez Marc Arabyan de l’ingéniosité stylistique (au sens d’effet de genre, de naïveté savante) à la scolarisation de la ponctuation s’inverse. Il mène ici de l’enregistrement sec de l’oral à la mise en scène d’une fiction d’oralité. 4 Conclusion. Retour sur « l’oral représenté » : le discours direct est-il un lieu de changement privilégié pour la ponctuation blanche et noire ? Arabyan (1994) avait fort bien montré en quoi le discours direct constitue le point de départ de l’évolution des marques de ponctuation blanche dans Le Petit Poucet, et notre étude de La Barbe bleue conforte cette analyse. Nous avons montré ailleurs que la mise en scène d’un « patron » oral, autour et à partir du discours direct, était à géométrie variable : plus rapidement acquise dans les éditions savantes que dans les éditions de colportage, et plus marquée (du moins pour la ponctuation blanche) dans les éditions savantes à destination d’un jeune lectorat que dans celles à destination d’un public adulte 18 Pour la ponctuation noire en revanche, la réponse est plus nuancée. La grammaticalisation de la ponctuation noire a plutôt tendance à s’effectuer en dehors de l’oral représenté, dans les parties narratives. La reconfiguration de l’opposition de la virgule, du point-vigule et des deux points, par exemple, suivant le schéma (18) : . 18 Voir Badiou-Monferran (2017). « Ponctuation noire », « po nctuation blanche » et « contes bleus » 160 (18) 17 e et 18 e siècles 19 e -21 e siècles Signes de ponctuation Marqueurs de relations sémantiques à l’intérieur de l’unité périodique Démarcateurs du discours représenté (discours direct et discours semidirect) Marqueurs de relations syntaxiques virgule Élément neutre, vicariant Élément neutre apparaissant dans tous les contextes Marque des articulations infrapropositionnelles Deux points Relation d’addition Introducteur du discours direct mais aussi du discours semi-direct suivant le format : : X, dit-il Marque des articulations interpropositionnelles et interphrastiques relevant de la juxtaposition subordonnante (relation de type explicatif) Introduit le discours direct Point virgule Relation d’opposition Intervient à la clôture du discours représenté suivant les formats : X, dit-il ; ou X ; Marque des articulations interpropositionnelles et interphrastiques relevant de la juxtaposition coordonnante s’effectue ainsi dans les pans de récit, à l’extérieur du discours représenté 19 . Elle se stabilise par ailleurs beaucoup plus rapidement dans les éditions savantes que dans les éditions peu lettrées, dites de colportage 20 En revanche l’expérimentation des potentialités stylistiques des signes de segmentation et de modulation, notamment de leur capacité à construire pour l’œil des artefacts d’oralité, s’opère prioritairement à l’intérieur du . 19 Dans le cadre nécessairement limité de cette contribution, nous nous contentons ici de donner — sans le prouver — le résultat d’une enquête dont nous présenterons le détail dans une étude ultérieure. 20 Voir à ce sujet Badiou-Monferran (2017). Claire Badiou-Monferran 161 discours direct. À ce titre, en tant que lieu d’exercice d’un recyclage concerté des signes de ponctuation noire, le discours représenté — tout du moins celui des éditions savantes 21 A NNEXE — constitue bien le moteur d’une certaine histoire du changement : celle de l’évolution de la langue littéraire, dont les rapports avec la langue commune gagneraient à être saisis non plus en termes de concurrence mais de défis, d’emprunts, et d’hybridation. Transcription d’une lettre manuscrite autographe de Madame de Sévigné à Mme de Grignan, du 2 février 1671, publiée en fac-similé dans F ORRAY - C ARLIER , Anne et B RUSON Jean-Marie (1996) Madame de Sévigné, [exposition au] Musée Carnavalet, Paris Musées-Flammarion, doc. 162, p. 166 22 puisque vous voules ab∫olument quon vous rende vo∫tre petite boete, la voila, ie vous coniure de louvrir et de recevoir aussy tandrement que ie vous le donne un petit pre∫ent quil y a long temps que ie vous de∫tine, jay fait retailler le diamant avec plai∫ir dans la pensee que vous le garderies toute vo∫tre vie / / ie vous en coniure ma chere bonne / / et que iamais ie ne le voye en dautres mains que les vo∫tres, quil vous fa∫∫e souvenir de moy, et de lexce∫∫ive tandre∫∫e que iay pour vous, et par combien de cho∫es ie voudrois vous la pouuoir temoigner en toutes oca∫ions, quoy que vous pui∫∫ies croire la de∫∫us / / vous nen croyes pas a∫∫es [ Paraphe] [sus cription au verso] pour ma fille . Bibliographie 1 Bibliographie primaire 1.1 Éditions savantes P ERRAULT , Charles (1956 [ 1 1695]) « La Barbe bleüe. Conte », Conte s de ma Mere L’Oye, fac-similé du manuscrit d’apparat, in J. B AR CHILO N (ed.), Perrault’ s Tale s of Mother 21 Nous avons montré dans Badiou-Monferran (2017) que a) dans les éditions peu lettrées, en l’absence d’un « appareil écrit » totalement stabilisé, le développement du « patron oral » était de facto bloqué ; b) et que dans les éditions savantes, pour ce qui concerne les signes de ponctuation noire contribuant à la mise en scène d’une fiction d’oralité, la nature du public visé (enfantin ou adulte) semblait avoir peu d’incidence (contrairement à ce qui se passait pour la ponctuation blanche, maximalisant le patron oral dans les éditions adressées aux enfants). 22 Le signe / / est de notre fait : comme dans le corps de notre étude, nous signalons par ce moyen les passages à la ligne du texte manuscrit d’origine. « Ponctuation noire », « po nctuation blanche » et « contes bleus » 162 Goose. The D edication Ma nuscript of 1695 reproduced in Collotype Fa csimil e with Introduction and Critical T ext, New York, T he Pierpo nt Morgan Library: [s. p.]. P ERRAULT , Charles ( 1 1697, 1 er tirage) « La Barbe bleüe », in C h. P ERRAULT , Histoire s ou Conte s du temps passé. Ave c des Mo ralitez, Paris, Claude Barbin, p. 57-82. P ERRAULT , Charles (1980 [ 1 1697, second tirage]) « La Barbe bleuë », in J. B ARCHILO N (ed.), Contes de P erra ult. Fac-similé du sec ond tirage de l’édition Barbin, Genève, Slatkine reprints, p. 57-82. P ERRAULT , Charles (1742) « La Barbe bleu e. Cont e », in Ch. P ERR AULT , Histoire s ou Conte s du tem s pass é. Ave c de s Moralit és. Nouvelle édition a ugmentée d’un e Nouvelle, à la fin, La Haye, [s. n.] p. 11-21. P ERRAULT , Charles (1777) « La Barbe bleu e. Conte », in C h. P ERRAULT , Histoire s ou Conte s du temps passé. Ave c des Mo ralité s, La Haye / Lièg e, Basompière, p. 10-17. P ERRAULT , Charles (1785) « La Barbe bleue, Co nte », in Le Cabin et des f ée s ; ou co lle ction choisie de s co ntes de s fé es, et aut res cont es merveilleux, T. 1, Amsterdam, [s. n.], p. 9- 16. P ERRAULT , Charles (1800) « La Barbe bleu e », in Le Panthéon populaire. Ch efs-d’œuvre illustrés de la littérature. Cabinet des fé es. Nouveau livre de s enfant s, Paris, Gustave Barba, p. 41-42. P ERRAULT , Charles (1812) « La Barbe bleue, Co nte », in C h. P ERR AULT , Contes des fé es, Avignon, Jean-Albert Joly, p. 9-16. P ERRAULT , Charles (1817) « La Barbe bleu e, Cont e », in C h. P ERRAULT , Cont es de s fé es. Nouvelle éditio n ornée de jolies vignettes, Paris, Guillaume et C ie , p. 1-12. P ERRAULT , Charles (1838) « La Barbe-bleue », in Magasin des fée s ou co ntes d e fé es. Deuxième éd ition, Paris, Alphonse Henriot, p. 10-18. P ERRAULT , Charles (1843 [1842]) « Barbe bleue », in Cont es des f ées, Paris, L. Curmer : [s. p.]. P ERRAULT , Charles (1845) « La Barbe bleue », in L es conte s de f ée s de Charle s Perrault, Paris, Alphonse Des esserts, p. 35-49. P ERRAULT , Charles (1846 [1842 ; 1845]) « La Barbe bleue. C onte », in Conte s des fée s par Perra ult, Paris, B. Renaud, p. 110-118. P ERRAULT , Charles (1851) « La Barbe-bleue », in Les cont es des fée s par Ch. Perrault, Paris, Victor Lecou, p. 9-16. P ERRAULT , Charles (1858) « La Barbe-bleue », in Le Perrault des enfant s, Paris, Pagnerre, p. 7-14. P ERRAULT , Charles (1859a) « La Barbe bleue », in Cont es de s F ée s par Ch. Perrault, Paris, Delarue, p. 1-10. P ERRAULT , Charles (1859b) « La Barbe-bleue », in L es cont es de fé es de Ch. Perrault, Paris, J. Vermot, p. 34-46. P ERRAULT , Charles (1862 [1861]) « La Barbe-bleue », in L es conte s de Perrault, Paris, J. Hetzel, librairie Firmin Didot frères, p. 55-59. P ERRAULT , Charles (1866) « La Barbe bleue », in Co ntes des fé es par Ch. Perrault, Paris, Bernardin-Béchet, p. 1-15. P ERRAULT , Charles (1867a) « La Barbe bleue », in Perrault. Cont es des fé es, Paris, Delarue, p. 1-10. P ERRAULT , Charles (1867b) « La Barbe-bleue », in Contes d es f ées pa r Ch. Perrault, Limoges, Eugène Ardant et C. Thibaut, p. 5-17. P ERRAULT , Charles (1867c) « La Barbe-bleu e », in L es conte s de Perrault, Paris, J. Hetzel, p. 61-64. Claire Badiou-Monferran 163 P ERRAULT , Charles (1871) « La Barbe bleue », in Cont es de Fée s, Paris, Hachette et C ie , p. 5-17. P ERRAULT , Charles (1877) « La Barbe bleu e », in Le s contes de Perrault, Paris, Théodo re Lefèvre, [s. p.]. P ERRAULT , Charles (1882) « La Barbe bleu e », in L es conte s des f ée s de Ch. Perrault, Paris, Théodo re Lefèvre, p. 37-51. P ERRAULT , Charles (1894) « La Barbe-bleue », in “ Petite colle ction Guillaume ”. Ch . Perra ult. Conte s, Paris, E. Dentu, p. 55-73. P ERRAULT , Charles (1901) « La Barbe-bleue », in: Le s conte s de Perra ult, Paris, Henri Laurens, p. 29-36. P ERRAULT , Charles (1904) « La Barbe bleue », in L es cont es d e Perrault, Paris, Librairie de Théodo re L efèvre et C i e , Emile Guérin éditeur, p. 29-40. P ERRAULT , Charles (1905) « La Barbe-bleue », in Le s conte s de Perra ult, Paris, Henri Laurens, p. 29-36. 1.2 Éditions de colportage 23 P ERRAULT , Charles (1737) « La Barbe bleue. Co nte », in L es conte s des Fé es par Mon sieur Perra ult. Avec des Moralitez, Troyes, Pierre Garnier, p. 19-28. P ERRAULT , Charles (s.d.) « La Barbe-bleue. Cont e », in (s.t.), Troyes, Veuve André, p. 1-8. P ERRAULT , Charles (s.d.) La Barbe-bleue. Co nte, Caen, Pierre Chalopin : 11 p. P ERRAULT , Charles (s.d.) « La Barbe bleue, Co nte », in Les 8 conte s des fée s, avec des moralités, par M. Perra ult ; orné s de huit bell es gravures, Tro yes, Baudot, p. 3-12. 2 Bibliographie secondaire A NIS , Jacques (1983) « Pour une graphématique autonome », Langu e fran çai se, 59, p. 31-44. A RABYAN , Marc (1994) : « Vingt-cinq éditio ns du Petit Pou cet », in Le Paragraphe na rratif, Paris, Harmattan, p. 185-209. A UTHIER , Jacqueline (1998) « Le guillemet, un signe de “ langue éc rite ” à part entière », in J.-M. Defays, L. Ros ier et F. Tilkin (dir.), À qui appartient la pon ctuation ? […], Paris, Bruxelles, De Boeck-Larc ier- Duculot, « Champs linguistiques », p. 373- 388. B ADIOU - M O NFERRA N , Claire (2017) « Enregistrem ent(s) de la parole et lecture(s) de l’écrit. La ponctuation de La Barbe Bl eue dans les éditio ns lettrées et peu lettrées des XVII e , XVIII e et XI X e siècles », in A. Kristol et al. (dir.), Acte s du 3 e colloq ue de Neuchâtel « Repen ser l’histoire du fran çais ». La mi se à l ’é crit et se s co ns équ ences, Tübing en, Na rr Francke Attempto Verlag GmbH + Co K G, p. 189.210. B ÉGUELIN , Marie-Josée (2002) « Clause, période ou autre ? La phrase graphiqu e et les niveaux d’analyse », Verb um, 24, p. 85-107. B ENVENISTE , Émile (1974 [1970]) Problèmes de lingui stique générale, II, « L’appareil formel de l’énonciation », p. 79-88. 23 Pour une tentative de classement chronologique de ces éditions non datées, voir la note 10 de la présente contribution. « Ponctuation noire », « po nctuation blanche » et « contes bleus » 164 C ATACH , Nina et T OUR NIER , C laude (dir.) (1977-1979) La Ponctuation : recherch es historiqu es et actu elle s, Paris-Besançon, Centre National de la Recherc he Scientifique, 2 vol. C ATACH , Nina (1980) « La Ponctuation », Langue frança ise, 45, p.16-27 — (1994) La Ponctuation : histoire et système, Co ll. « Que sais-je ? »,Paris, Presses Universitaires de France. — (1998) « La ponctuation et les systèmes d’écriture : dedans ou deho rs ? », in J.-M. Defays, L. Rosier et F. T ilkin (dir.), À qui appartient la po nctuatio n ? […], Coll. « Champs linguistiques », Paris, Bruxelles, De Boeck-Larcier-Duculot, p. 31-43. C HAO UCHE , Sabine (2000) « Remarques sur le rôle de la ponctuation dans la déclamation théâtrale du XVII e sièc le », in J. Dürrenmatt (dir.), La Licorne, 52 : La Ponctuation, p. 83-92. C HARTIER , Roger (1981) « L’Ancien Régime typographique : réflexio n sur quelques travaux récents », Annale s, E.S.C., 36 e année, 2, p. 191-209. — (1990) « Loisir et sociabilité : lire à haute voix dans l’Europe moderne », Littératures clas siqu es, 12, p. 127-147. C OMBETTES , Bernard (2000) « La ponctuation et l'éno ncé complexe au XVI e sièc le (l'usage des deux points chez Jean de Léry) », in J. Dürrenmatt (dir.), La Ponctuation, La Lico rne, Poitiers, 52, p. 63-82. C ORBELLARI , Alain et E SCOLA , Marc (dir.) (à paraître), L’É crit ure privée au X VII e siè cle : étude philologique des manuscrits de Madame de Sévign é. C UNHA (D A ), Doris Arruda Carneiro et A RABYAN , Marc (2004) « La ponctuation du discours direct des origines à nous jours », L’Information grammaticale, 104, p. 35-45. D AUVOIS , Nathalie et D ÜRRENMATT , Jacques (dir.) (2011) La Ponctuation à la Renaissance, Paris, Garnier. D OUAY , Franç oise (1995) « Unité de sens et ponctuation : la notion de période au 18 e siècle », Travaux du CLAIX, 13, p. 43-54. D UMONCEAUX , Pierre (1990) « La lecture à haute voix des œuvres littéraires au XVII e siècle : modalités et valeurs », Littératures clas siqu es, 12, p. 117-125. D ÜRRENMATT , Jacques (1998) Bien coupé mal co usu. De la ponctuatio n et de la divisio n du texte romantiqu e, Saint-Denis, Presses d e l'U niversit é de V inc ennes, co ll. « Essais et savoirs ». — (2011) « Héritage d es traités d e po nctuation d e la Renaissance au sièc le suivant », in N. Dauvois et J. Dürrenmatt (dir.), La Pon ctuation à la Renais san ce, Paris, Garnier, p. 177-189. F AVRIAUD , Michel (2004) « Quelques élém ents d’u ne t héo rie de la ponctuation blanche - par la poésie contempo raine », L’Information grammatical e, 102/ 1, p. 18- 23. F ORRA Y -C ARLIER , Anne et B RUSON , Jean- Marie (1996) Madame de Sévigné, [Exposition] Mus ée Carnaval et, Paris, Paris Musées-Flammarion, doc. 162. G AUTIER , A ntoine, P ÉTILLON , Sabine et R INCK , Fanny (dir.) (à paraître) La Pon ctuation à l'aube du XXI e siècle : perspe ctives historiqu es et actu elle s […], Éditions Lambert- Lucas. G ERMO NI , Karine (à paraître) La Ponctuatio n dans l’ œuvre bilingu e de Samuel B eck ett, Paris. G ROBET , Anne (1997) « La ponctuation prosod ique da ns les d imensio ns périodiqu e et informatio nnelle du discours », Cahiers de linguisti que fran çais e, 19, p. 83-123. Claire Badiou-Monferran 165 poraines », in D. Bessonnat (dir.), Pratique s, 70, « La ponctuation », p. 61-83. K OCH , Peter et O ESTREICHER , Wulf (2001) « Langage parlé et langag e éc rit », in G. Holtus, M. Metzelin et Chr. Schmitt (dir.), Lexikon der Romanistischen Linguistik, vol1/ 2. Tübingen, Niemeyer, p. 584-627. L AUFER , Rog er (1980) « Du Ponctuel au Scriptural (signes d’éno ncé et marques d’éno nciatio n) », Langue fran çai se, 45, p. 77-87. L AUFER , Rog er et al. (1985) La Notion de paragraphe, Paris, Éditions du CNRS. — (1989) Le Texte et son inscription, Paris, Éditio ns du CNRS. L E R OC ’ H M ORGÈRE , Mathild e (2013) Devenir imprimeur-libraire en Bass e-Normandie au XVIII e siècl e : l es stratégie s de la Mai son Chalopin. T hèse d iplôme d’archivistepaléographe, Paris, École Natio nale des C hartes. L LAMAS -P OMBO , Elena (1996) « Écriture et o ralité : po nctuation, interprétation et lecture d es manuscrits français et de textes en vers ( XIII e -XV e siècle) », Linguistiq ue fran çais e : grammaire, histoire et épistémologie, t.1, Sevilla, p. 133-144. L ORENCEAU , Annette (1977) « La ponctuation au XVIII e siècle, l'effort de systématisation des grammairiens-philosophes », in N. Catach (dir.), Recherches historiques et actu elles sur la ponctuation. Paris-Besançon, Publ. GTM-CNRS-HESO, t. 1, p. 127-149. — (1978) « Sur la ponctuation au XVIII e siècle », Dix-huitième siè cle 10, p. 363-378. — (1984) « Histoire du point-virgule et des deux points dans la ponctuation française », Trames, A ctualité et histoire d e la la ngue fran çai se, Méthodes et documents, Université de L imoges, p. 99-107. L UZZATI , Daniel (dir.) (1991) Langue françai se, 89 : L’Oral dans l’é crit. M AI NGUE NAU , Dominiqu e et P HILI PPE , Gilles (2002) « Les conditions d’exercice du discours littéraire », in E. Rou let et M. Bu rger (dir.), Le s Modèl es du discours au défi d’un dialogue roman esq ue, Nanc y, PUN, p. 351-377. M ARTI N , Henri-Jean (dir.) (1984) Histoire de l’édition fran çai se, Tom e II « Le livre triomphant, 1660-1830 », Paris, Promodis. — (1988) Histoire et pouvoirs de l’é crit, Paris, Perrin. — (dir.) (2000) La Naissance du livre modern e, Mise en page et mi se en texte du livre français (XIV e -XVII e siè cle s), Paris, éd. du Cercle d e la librairie. M ORI N , Alfred (1974) Catalogue descriptif de la Bibliothèque bleue de Troyes, Genève, Droz. P ÉTILLON , Sabine (dir.) (2004) L’information grammaticale, 102 : La Ponctuation. P ARIENTE , Jean-Claude (1979) « Grammaire, logique et po nctuation », in J. E hrard (dir.), Études sur le XVIII e siècle, Clermo nt-Ferrand, Association des Publications des la Faculté des Lettres, p. 105-120. P HILIPPE , Gilles (2005) « Existe-t-il un appareil form el d e la fiction ? », Le Français moderne, t. 1, p. 75-88. — (2008) « Registres, appareils formels et patrons », in L. Gaudin-Bord es et G. Salvan (dir.), Les Regi stre s. Enjeux stylistiq ue s et vis ée s pragmatique s, Louvain-La-Neuve, Bruylant-Academia, p. 27-37. R ABY , Valérie (2016) « Ponctuation et inventio n de la phrase complexe chez les grammairiens du XVIII e sièc le » in S. Pétillon, F. Rinc k et A. Gautier, (dir.), La Ponctuation à l'aube du XXI e siè cle : perspe ctives historiqu es et usage s contemporains […], Limog es, Éditions Lambert-Lucas, pp. 63-78. R IFFA UD , Alain (2007) La Ponctuation du théâtre imprimé au XVII e siècle, Genève, Droz, Coll. « Travaux du Grand siècle ». J AFFRÉ , Jean-Pierre (1991) « La ponctuation du français : études linguistiques c ontem- « Ponctuation noire », « po nctuation blanche » et « contes bleus » 166 S AINT -G ÉRA ND , Jacques-Philippe (2000) « Un point, c'est tout... : grammaires, dictionnaires, et poétique du langag e entre XIX e et XX e siècles », La Licorn e, 52 : La Ponctuation, p. 115-132. S EGUIN , Jean-Pierre (1993) L’invention de la phrase au XVIII e siè cle, contrib ution à l’histoire du sentiment linguistiq ue fran çais, Paris-Louvain, Sociét é pour l’info rmation grammaticale-Peeters. — (1997) « Fluctuations de l’emplo i du point aux XVII e et XVIII e siècles. Le point libre, le point périod ique et le point moderne », Le Disco urs psychanalytique, 18, p. 213-233. — (2002) « Le métalangage de l’o ralité da ns les théories de la po nctuation au XVIII e siècle », Verbum, 24, 1-2, p. 73-84. S ERÇA , Isabelle (2010) Les Cout ure s apparent es de la Recherch e. Prou st et la pon ctuation, Paris, Champion. — (2012) Esthétique de la ponctuation, Coll. « Blanc he », Paris, Gallimard. T ILKIN , Franço ise (1998) « Ponctuation et récit de paroles dans les éditions originales des contes de Vo ltaire », in J.-M. Defays, L. Rosier et F. Tilkin (dir.), À qui appartient la ponctuatio n ? […] Paris, Brux elles, De Boeck-Larc ier-Duculot, « Champs linguistiques », p. 199-210. Claire Badiou-Monferran Manuel Padilla-Moyano Une pouce de largur et un pouce de profondur Le français régional dans les manuscrits basques des 18 e et 19 e siècles 1. Introduction 1 Dans ce travail nous nous proposons d’examiner l’attestation du français dit régional dans des manuscrits rédigés en basque pendant les 18 e et 19 e siècles par des scripteurs « peu-lettrés ». En premier lieu, nous dresserons un bref aperçu de l’évolution de la situation sociolinguistique du Pays Basque (§ 2), et nous exposerons quelques idées clés sur les Basques de la province de Soule — encadrement géographique et linguistique de notre corpus — (§ 3). Puis nous rappellerons succinctement quelques éléments relatifs au français régional du Pays Basque, par ailleurs difficilement concevable sans la présence du gascon (§ 4). Après avoir expliqué nos choix méthodologiques (§ 5), dans la deuxième partie du travail nous aborderons l’analyse linguistique de certains traits du français régional effectivement manifestés dans la production écrite des bascophones peu-lettrés des 18 e et 19 e siècles (§ 6). Le but du travail est de montrer que la spécificité de ces témoignages leur confère une rare qualité en tant que sources d’information concernant le français régional du sud-ouest. 2 Quelques notes sur l’évolution de la situation sociolinguistique du Pays Basque Les Basques ont une forte conscience de leur langue, qui se reflète dans la dénomination indigène du Pays Basque : Euskal Herria (littéralement, « le 1 Ce travail a été réalisé dans le cadre des Projets de recherche Monumenta Linguae Vasconum IV : Textos Arcaicos Vascos y euskera antiguo (Ministerio de Economía y Competitividad d’Espagne, FFI2012-37696) ; Historia de la lengua vasca y lingüística históricocomparada (Gouvernement Basque, GIC. IT698-13) et Lingüística teórica y diacrónica: Gramática Universal, lenguas indoeuropeas y lengua vasca (Universidad del País Vasco, UFI11/ 14). Je remercie Bernard Oyharçabal (CNRS) pour la lecture attentive de ce travail et pour ses suggestions et conseils, et Philippe Biu (UPPA) pour les traductions du béarnais. Je suis le seul responsable, il va sans dire, de toute erreur ou mauvaise interprétation. 168 pays de l’euskara »). Depuis 2000 ans, la langue basque a subi une forte influence latine, puis romane, qui a laissé une empreinte profonde, notamment dans le lexique. Parallèlement, le manque d’entités qui auraient pu consolider une union politique des territoires bascophones est à l’origine de la coupure de plus en plus évidente entre les territoires basques au sud et au nord des Pyrénées. Cet éloignement s’est accentué à mesure que les diverses langues issues de la fragmentation de l’ensemble roman se consolidaient. Au sud, la langue basque a été historiquement dans une situation de contact avec l’ancien roman navarro-aragonais, et surtout avec le castillan, qui naquit précisément dans une zone bascophone. Au nord, l’occitan a été, dans sa variété gasconne, la langue romane en contact avec le basque. Depuis que l’on dispose de témoignages écrits en basque d’une certaine extension (16 e siècle), l’évolution de la situation sociolinguistique des territoires bascophones a été marquée par la diglossie. Le basque n’ayant jamais joui de la condition de langue officielle, les élites du pays ont dû nécessairement utiliser la langue de l’administration de l’un ou l’autre des états présents. Au sud, la langue basque a été en recul constant pendant toute la période historique. En général, la diffusion du castillan a été précoce dans les grandes villes, et la province de Guipuscoa est restée la plus bascophone, car elle est entièrement entourée par d’autres territoires bascophones. Au nord, les limites géographiques de l’euskara n’ont pas changé depuis le 16 e siècle. Si l’on regarde le Pays Basque continental au 18 e siècle, où se place une partie significative de notre corpus, nous y trouvons un panorama sociolinguistique fort intéressant. Suivant Oyharçabal (2001), depuis la deuxième moitié du 17 e siècle, le français s’y impose comme langue de culture et de prestige, au détriment du latin. Néanmoins, jusqu’au 19 e siècle la population restera quasi totalement bascophone monolingue. Ainsi, la diglossie français/ vernaculaire substituera la diglossie latin/ vernaculaire : grosso modo, les classes supérieures de la société adoptent le français comme langue de culture, tandis que les couches inférieures continueront d’utiliser le basque comme langue de l’écrit dans les usages ordinaires et religieux. Par ailleurs, le système d’alphabétisation en basque, qui se réalise principalement dans les petites écoles, sous le contrôle de l’Église, constitue la différence la plus remarquable par rapport aux provinces du sud. Enfin, il faut remarquer que cette diglossie devient plus complexe dans certains endroits du Pays Basque, le gascon y jouant un rôle de couche intermédiaire. 3 Les Souletins La province de Soule (Zuberoa en basque standard ; Xiberua en basque souletin) se trouve dans les confins orientaux du Pays Basque, au nord des Pyrénées. Elle s’étend sur 814 km 2 , avec une population d’environ 13.000 habi- Manuel Padilla-Moyano 169 tants. De nos jours, la connaissance du français est universelle parmi les Souletins, dont environ deux tiers sont aussi bascophones. L’identité souletine a son expression la plus remarquable au niveau linguistique. En effet, le dialecte souletin ou xiberotarra est une variété géographiquement marginale caractérisée par un haut degré d’unité interne, en même temps qu’il est suffisamment éloigné pour que la plupart des locuteurs d’autres dialectes le trouvent inintelligible 2 À cause des conditions géographiques, et sans doute de leur rattachement ecclésiastique au Béarn . À la fin du 17 e siècle le souletin émergea comme langue écrite, subissant un processus de codification en vertu duquel il atteignit la considération de dialecte littéraire (Bonaparte 1869), avec le labourdin en France et le guipuscoan plus le biscayen en Espagne. 3 Au delà, nous soulignons que la place de la culture souletine dans l’ensemble basque transcende largement le poids géographique et démographique de son territoire. Enfin, la Soule est le dernier réservoir des manifestations théâtrales populaires basques. Nous focaliserons notre attention sur ces genres dramatiques populaires, parmi lesquels on trouve des pastorales, des représentations carnavalesques et des farces charivariques. Le fait que les Souletins aient été en contact avec deux langues romanes (gascon et français), parfois trois (espagnol et, à un autre niveau, latin aussi), s’est reflété de façon très intéressante dans leur littérature populaire, laquelle témoigne, à des degrés variables, de l’utilisation d’autres langues que le basque , ainsi que de l’organisation administrative postrévolutionnaire, les Souletins ont tissé des liens étroits avec leurs voisins béarnais (vid. Figure 1). De nombreux Souletins ont historiquement eu besoin d’apprendre le gascon béarnais, langue qui autrefois véhiculait le contact avec l’extérieur. Cette position privilégiée du gascon changera avec l’arrivée du français, définitivement imposé — même face au basque — à partir de la Première Guerre Mondiale. 4 2 Les divergences entre le souletin et le reste des dialectes basques, très nombreuses, concernent tous les niveaux de la langue, de la phonologie au lexique en passant par la morphologie et la syntaxe. L’écart par rapport aux dialectes occidentaux dépasserait la distance strictement linguistique entre certaines variétés généralement considérées comme des langues indépendantes, par exemple entre l’occitan et le catalan, entre le portugais et le galicien ou entre le russe et le biélorusse. . 3 Avant la Révolution, la Soule faisait partie du diocèse d’Oloron (Béarn), tandis que les autres territoires basques d’Aquitaine appartenaient au diocèse de Bayonne (Labourd et le sud de la Basse Navarre) et à celui de Dax (le nord de la Basse Navarre). Avec la suppression du siège épiscopal d’Oloron en 1801, la Soule fut intégrée dans le diocèse de Bayonne. 4 Suite à une pratique bilingue et parfois plurilingue bien enracinée chez une partie significative de la population, le « jeu des langues » a été plus riche en Soule que dans les autres territoires basques. Les passages bilingues (basque et français ou gascon) ou plurilingues (les trois langues mentionnées plus l’espagnol ou le latin) abondent dans le théâtre populaire, et plus précisément dans les farces charivariques (Urkizu 2002 ; Une pouce de largur et un pouce de profondur 170 Figure (1). Carte du Département des Pyrénées Atlantiques, comprenant les trois provinces basques plus l’ancien État souverain de Béarn. 4 Le français régional au Pays Basque Nous assumons l’idée que les variétés régionales du français sont issues du contact avec les autres langues et dialectes de France. Donc, le français régional du Midi montre l’influence occitane dans nombre de ses traits (Martinet 1945, cité par Mooney 2016 ; Séguy 1950). Plus écarté, le français du sudouest a subi l’influence du dialecte occitan le plus différencié : le gascon, lequel partage avec le basque une longue série de processus phonologiques explicables en raison d’un substrat commun de type proto-basque (Rohlfs 1970 ; Allières 1992). S’il y a, en toute Gascogne, une zone où la langue au- Padilla-Moyano 2017, à paraître). En dehors des genres dramatiques, nous trouvons des fragments plurilingues dans la poésie populaire souletine, bellement illustrés par ce verset du paysan Etchahun (1786-1862) combinant jusqu’à cinq langues : Sed libera nos a malo sit nomen Domini ; / Vamos a cantar un canto para divertir, / Jan dügünaz gerozti xahalki huneti / Eta edan ardua Juranzunekoti. / Chantons mes chers amis, / Je suis content pardi, / Trinquam d’aquest bun bi / Eta dezagün kanta khantore berri. [= « Sed libera nos a malo sit nomen Domini ; / Nous allons chanter une chanson pour nous amuser ; / Puisque nous avons mangé de la bonne viande de veau / Et bu du vin de Jurançon, / Chantons mes chers amis, / Je suis content pardi, / Buvons de ce bon vin / et chantons de nouvelles chansons »] (Haritschelhar 1969 : 268-269). Manuel Padilla-Moyano 171 tochtone a historiquement joui d’officialité et de prestige, c’est l’ancienne Vicomté, puis État souverain de Béarn. Cette position privilégiée du béarnais expliquerait le caractère tardif de la pénétration de la langue française au Béarn : avec le Roussillon, le Béarn a été le territoire occitanophone le plus rétif à la diffusion du français (Brun 1923 ; Trotter 2006 ; Mooney 2016) et, quand celui-ci s’est finalement imposé, il s’est relativement accommodé au système linguistique qu’il venait substituer (Moreux 1991). Même si nous ne connaissons guère les conditions exactes de l’introduction de la langue française au Pays Basque, il est probable qu’elle a encore été plus tardive qu’au Béarn. À cet égard, la présence du gascon dans les zones limitrophes du Pays Basque, spécialement en Soule, aurait joué un rôle d’écran pour le basque. Le français régional du Pays Basque a une particularité : tandis que nombreux de ses traits doivent sans aucun doute être expliqués à la lumière des faits linguistiques basques, il y en a d’autres qui obéissent également à l’apport gascon. Il est possible de suivre les traces de ce français régional dans les écrits en langue française, mais aussi dans certains textes basques, soit dans de petits passages en français, soit à travers les emprunts. 5 Aspects méthodologiques Quand il s’agit de faire l’histoire d’une langue dont le passé n’est documenté que très partiellement, linguistes et philologues nous sommes obligés de ne négliger aucune source d’information. Plus les attestations d’une période sont maigres, plus elles doivent être étudiées exhaustivement. Même les sources secondaires, comme les petits fragments notés par hasard dans les textes écrits en d’autres langues, peuvent devenir essentielles dans une tâche si compliquée. Dans le sillage de la linguistique historique et comparative, la bascologie a intériorisé le besoin d’une « philologie de précision » 5 Dans le cas présent, nous avons voulu inverser l’état des choses tout en conférant à certains textes écrits en basque la condition de source fiable d’une langue romane. Plus précisément, nous proposons une étude de fragments en français figurant dans des manuscrits du théâtre populaire souletin des 18 e et 19 e siècles, notamment ceux des farces charivariques , faisant de nécessité vertu. 6 5 « Pour les langues anciennes, le linguiste doit recourir à une philologie de précision : on s’est parfois imaginé que le linguiste peut se contenter d’à peu près philologiques ; il a besoin tout au contraire de tout ce que les méthodes philologiques les plus exactes permettent de précision et de rigueur » (Meillet 1925 : 110). . Nous tien- 6 Nous avons dépouillé les farces charivariques suivantes : Boubane eta Chilloberde (18 e s. ; Bibliothèque du Musée Basque, ms. 24), Canico et Beltchitine (1848 ; Bibliothèque de Bordeaux, ms. 1695-24), Petit Jean eta Sebadina (1769), Chiveroua eta Marcelina (18 e s.) et Malqu eta Malqulina (1808) — ces trois in Urkizu (1998) — plus trois pastorales ou tra- Une pouce de largur et un pouce de profondur 172 drons également compte de la production en français du barde Pierre Etchahun (1786-1862) (Haritschelhar 1969-1970 et 1996) et de la correspondance en français d’Anna Urruty 7 Nous sommes convaincu que c’est précisément cet écart par rapport à la norme qui donne une valeur spéciale aux manuscrits basques en tant que sources valables du français régional. Cette conviction peut s’appuyer sur l’approche dite histoire de la langue « par le bas » — language history ‘from below’ (Elspaß et al. 2007) —, qui privilégie les écrits des personnes « peulettrées » (Branca-Rosoff et Schneider 1994 ; Martineau 2007) face aux histoires traditionnelles des langues occidentales, trop souvent limitées aux témoignages imprimés (Schneider 2002 ; van der Wal et Rutten 2013). . Pour la comparaison avec le gascon béarnais, nous aurons recours aux lettres des soldats béarnais de la période révolutionnaire (Staes 1979-2014). À notre sens, ce petit corpus représente fidèlement l’usage d’un français régional du Pays Basque. Le français y apparaît fortement éloigné de la norme : il est écrit d’une façon libre, telle qu’il était perçu par des bascophones qui, par ailleurs, n’avaient qu’une faible connaissance des usages orthographiques. They are special, firstly, because they are as close to speech as non-fictional historical texts can possibly be and therefore cast light on the history of natural language. Secondly, they can fill ‘blank spaces’ left by traditional historical linguistics’ teleological perspective of language histories and its focus on literary texts and formal texts from higher registers. Moreover, they can constitute the basis of a ‘language history from below’ in its own right (Elspaß 2012 : 156). La typologie textuelle qui fait l’objet de notre étude échappe donc à la dichotomie traditionnelle alphabétisé vs. non-alphabétisé : Dans un pays comme la France où le travail de normalisation linguistique est très avancé les scripteurs se situent dans un système à trois termes : les illettrés n’écrivent pas du tout, les lettrés possèdent une langue réglée ; mais entre les deux, il y a le groupe de ceux qui emploient une langue non conforme. Le jeu des préfixes pour désigner les hommes, néo-lettrés, semialphabétisés et surtout leur français, non-lettré, non-conventionnel, non-standard, non-légitime, indique la difficulté qui est encore la nôtre pour caractériser ces gédies : Œdipe (1793 ; Bilbao 1996) et Sainte Elisabeth de Portugal (ca. 1810 ; Bibliothèque du Musée Basque, ms. 14). 7 Anna Urruty (1826-1900) fut une missionnaire protestante, auteure de deux traductions en basque souletin. Les archives du Centre d'Étude du Protestantisme Béarnais gardent une copie de sa correspondance avec Joseph Nogaret, pasteur de Bayonne, datée des années 1869-1874 (cote 1 Mi 104/ 46). Bien entendu, Anna Urruty ne répond pas au profil d’une personne peu-lettrée ; toutefois, son français - qu’elle apprit lorsqu’elle travaillait comme domestique à Bordeaux - témoigne occasionnellement de certains traits régionaux. Manuel Padilla-Moyano 173 scripteurs et leurs formes d’écriture autrement qu’en termes de marginalité (Branca-Rosoff et Schneider 1994 : 9). L’idée se trouve chez divers historiens de la langue : « less than fully literate individuals » (Montgomery 1995 : 33) ; « barely literate » (van der Wal 2007). Bref, les textes de ces peu-lettrés constituent les sources les plus proches du type de langue effectivement pratiquée dans le passé et, dans certains cas, ils servent à combler des lacunes dans l’histoire da la langue — cf. van der Wal, Rutten et Simons 2012, pour le néerlandais ; McCafferty et Amador-Moreno 2012, pour l’anglais d’Irlande ou Padilla-Moyano 2015, pour le basque labourdin. Dans le cas des textes en français écrits par des bascophones peu lettrés, un autre facteur vient renforcer cette prémisse : il s’agit d’individus qui utilisaient le français comme deuxième langue, parfois troisième, et qui maîtrisaient mieux les codes écrits du basque 8 6 Analyse linguistique . Tout au long de cette partie, nous analyserons quelques traits de ce français régional du Pays Basque qui s’expliquent par une influence soit basque, soit gasconne. 6.1 Phonologie 6.1.1 Manque de distinction entre les phonèmes / œ/ et / y/ Les écrits des auteurs peu lettrés basques et gascons révèlent une confusion desdits phonèmes due au manque de différentiation qui existe dans leurs langues maternelles. En effet, l’occitan et le basque souletin ont un phonème / y/ , moins arrondi et plus ouvert que son équivalent français, tandis que le phonème / œ/ manque dans leurs inventaires phonologiques. En souletin, la réalisation du phonème / y/ est plus proche du français / œ/ que du français / y/ (Michelena 1990 : 52), d’où l’assimilation des sons français. Autrement dit, les mots français contenant le phonème / œ/ se sont adaptés au pho- 8 Nous l’avons dit, les Basques du Royaume de France bénéficiaient d’un système d’alphabétisation en langue basque qui avait lieu dans les petites écoles. Cette instruction rudimentaire envisageait la transmission de la doctrine de l’Église catholique (Grosperrin 1984), et avait donc une importance spéciale dans les zones les plus « menacées » par le protestantisme. L’hypothèse de l’alphabétisation des Basques d’Aquitaine en langue maternelle, au moins durant les derniers siècles de l’Ancien Régime (Oyharçabal 1997 et 2001), a récemment été confirmée par la découverte exceptionnelle d’une correspondance en basque labourdin datée de 1757 (Lamikiz, Padilla- Moyano et Videgain 2015). En effet, les lettres témoignent d’un usage du basque à l’écrit suffisamment répandu chez les individus des milieux moins favorisés (Padilla- Moyano 2015). Une pouce de largur et un pouce de profondur 174 nème souletin / y/ — rappelons-le, moins arrondi et plus ouvert que le / y/ français. Par conséquent, la terminaison -ur (← fr. -eur), très habituelle chez les bascophones peu-lettrés, révèle une prononciation à cheval sur ur et œr. Ce phénomène est récurrent dans notre corpus ; seuls certains mots d’usage fréquent — et donc d’une forme graphique bien fixée — y échappent, comme sieur. Voici quelques exemples : cultivatur (H. 1996 : 122) 9 Il ne faut pas oublier que l’occitan partage avec le basque souletin ce manque de distinction entre / œ/ e / y/ : « Certains grammairiens s’étaient depuis longtemps moqués des Gascons qui (entre autres), prononçaient les eu comme des u et confondaient les b et les v, fâcheuse habitude que Desgrouais et ses émules continuaient à stigmatiser » (Moreux 1991 : 100). Nous le constatons dans les documents des Gascons peu-lettrés, telles que les lettres des soldats béarnais pendant la période révolutionnaire : Je l’onur de vous ecrire se dus mots (Staes 1979 : 175) ; dus mille (ibid. : 176) ; une grande chalur (ibid.) ; le plus avantagus ‘avantageux’ (ibid.) ou putetre « peut-être » (ibid. : 180). ; mesius (Canico et Beltchitine 65) ; monsur (H. 1969 : 544) mais sieur (ibid. : 544) & Monsieur (la plupart des fois) ; procurur (ibid. : 172, 522, 524 & 542 ; H. 1996 : 123) ; servitur (H. 1969 : 123 & 544) mais serviteur (ibid. : 524) ; vuilliez (H. 1996 : 122). Dans son texte français le plus soigné, Etchahun écrit empereur une fois (ibid. : 128). La farce Boubane et Chilloberde nous fournit un exemple insistant sur ce trait : Il y a cinq cou de baton, / trois pouce de longur, / une pouce de largur, / et un pouce de profondur (verset 68). De son côté, Anna Urruty agrée systématiquement ses salutations respecteuses, tout en défaisant la séquence / yœ/ ; en outre, bien qu’il ne s’agisse pas du même cas de neutralisation, elle écrit dumain « demain » (12, 1r) et lendumain (7, 1r). 6.1.2 Confusion des phonèmes / e/ , / ɛ / et / ə / On ne s’étonne pas du fait que les Basques, avec les Français du Midi en général, puissent confondre d’autres phonèmes vocaliques du français : je tarde [ ʒ e t a r ' ð e ] « j’ai tardé » ; je ne rien [ ʒ e n e r j e n ] « je n’ai rien » ou mais bétails « mes bétails » (H. 1996 : 122). Dans un verset trilingue de la farce Chiveroua eta Marcelina nous relevons plusieurs adaptations de phonèmes vocaliques du français : Etés vous faché ? / que men fouti si non tabé, / c’est pourquoi jénipas / çoure acholiq batere [= « Êtes-vous fâché ? / Autrement je m’en fou aussi, / c’est pourquoi je n’ai aucun / souci de vous »] (verset 382). 6.1.3 Fermeture de o avant consonne nasale (o > u) Voici un trait phonologique très caractéristique de l’occitan ; de plus, il se 9 Haritschelhar, dorénavant H. Manuel Padilla-Moyano peut fortement que sa présence en basque oriental obéisse à l’influx gascon. 175 Etchahun écrit coumparaitre et coumparetre (H. 1969 : 172) ; ces graphies reflètent sans aucun doute une prononciation à la béarnaise. Nous retrouvons le phénomène dans les lettres des Béarnais peu-lettrés : Mon cher ouncle (Staes 1981 : 158). 6.1.4 Manque de distinction de / b/ et / v/ Il est connu que dans le français du Midi en général, et du sud-ouest en particulier, les phonèmes / b/ et / v/ se sont regroupés dans / b/ ; c’est-à-dire que ce français régional ne possède pas le son fricatif labiodental voisé. Le basque partage avec l’occitan ce manque de v. Ainsi, tant le basque que l’occitan peuvent expliquer les prononciations reflétées dans des graphies telles que arribés (H. 1969 : 188) ou bous (Petit Jean et Sebadine 6, in Urkizu 1998 : 269) 10 . Le verset suivant inclut un viva « vive » 11 Cela vaut également pour les lettres de soldats béarnais, qui présentent souvent une hésitation entre b et v : ma velle sur « ma belle sœur » ainsi qu’un manque de distinction entre les phonèmes / œ/ et / y/ (Staes 1979 : 176) ; Ils nous ont choissis a tout se de plus veau « beaux » (ibid. : 180) ; Vous bere « verrez » (ibid.) ou Nous abons fet « avons » (Staes 1980 : 151). , prononcé [ b i β a ] : Viva la liberte egalite / françiaco errepubliqua [= « Vive la liberté, l’égalité / [et] la République de France »] (Canico et Beltchitine 235). 6.1.5 Changement du groupe [occlusive + sibilante] en sibilante affriquée En basque la séquence [occlusive + sibilante] des emprunts romans donne presque systématiquement une sibilante affriquée : actione > atzione / a ts j o n e / , absolutu > atsulutu / a tś u l u t u / , examen > etsamina / e tś a m i n a / (Michelena 1990 : 346). Ce phénomène émerge dans le français d’Etchahun : aflitcion (H. 1996 : 130) ou fontcion (ibid. : 128), dont la graphie <tc> révèle une prononciation typiquement basquisée. La forme mentcione « mentionné » (H. 1969 : 112) pourrait s’expliquer tant par analogie avec les terminaisons en -tion que par l’affrication des sibilantes après consonne latérale, généralisée en basque 12 10 Le couplet duquel nous avons tiré cet exemple est fort intéressant, car il témoigne de l’alternance de trois langues : Que disset mouçu, / est bous biarnes, / ala heskualdun zire? / Eradazü, bai ala ez [= « Que dites vous, garçon, / êtes-vous béarnais, / ou vous êtes basque ? / Dites-moi, oui ou non ? »]. D’autre part, la réponse du garçon illustre bien la situation sociolinguistique à l’époque : Anderia, Biarnes nuzü, / bainan eskuara ere badakit [= « Madame, je suis béarnais, / mais je parle basque aussi »]. . 11 Il s’agit d’un emprunt d’origine gasconne bien enraciné en basque souletin depuis le 18 e siècle ; toutefois, l’alternance de codes rend difficile la distinction claire avec le vive français. 12 Lorsqu’un bascophone parle en espagnol, l’affrication des sibilantes après consonne latérale constitue un trait remarquable de sa prononciation, qui au surplus est souvent Une pouce de largur et un pouce de profondur 176 6.1.6 Chute du -r dans les infinitifs de la 3 e conjugaison Suivant Moreux (1991 : 99), « la chute du r dans les infinitifs en -ir, normale au 17 e , ne fut franchement condamnée qu’à la fin du 18 e et ne perce que dans les textes des nos scripteurs les moins instruits ». Même s’il est vraisemblable qu’il s’agit d’un trait propre du Midi, il nous est difficile de déterminer dans quelle mesure ce phénomène n’a été importé au Pays Basque. Nous trouvons la graphie puny « punir » dans un manuscrit souletin : il faut fare puny ce miracle tourmant (Boubane eta Chilloberde 71), et aussi dans la lettre d’un soldat béarnais : il put veni « il peut venir » (Staes 1979 : 176). 6.2 Morphologie 6.2.1 Confusion entre les genres grammaticaux du français Nous le savons, le basque ne dispose pas, sinon de manière très exceptionnelle et limitée, de marqueur de genre grammatical. Conséquemment, pour un bascophone ayant appris le français imparfaitement l’exigence de différentiation des langues romanes représenterait sans doute une difficulté. Chez Etchahun les exemples en sont très nombreux : du revision (H. 1996 : 130), fin du copie (H. 1969 : 112), la haute merite (H. 1996 : 128), la septre « le sceptre » (ibid. : 129), le copie (H. 1969 : 522), le hate (ibid. : 188) mais la hate (ibid. 544), ma fonds (H. 1996 : 123), sa cerveau (ibid. : 128) ou un penssion (ibid. : 123). Le copiste de la farce Boubane eta Chilloberde hésite : une pouce de largur, / et un pouce de profondur (verset 68). 6.3 Syntaxe 6.3.1 Manque de l’article dans l’attribut En basque souletin, les attributs ne prennent l’article, déterminé ou indéterminé, que très rarement 13 (1a) Putruin handi hiz. (1b) Putruin handi-a hiz. . L’exemple (1a) montre la syntaxe souletine sans article, tandis que (1b) reflète la même phrase dans une construction avec l’article. lâche grand être. 2 S lâche grand- DET être. 2 S [« Tu es grand lâche »] [« Tu es un grand lâche »] Dans une section bilingue, le copiste de la farce Canico et Beltchitine a transcrit une copule en français en l’accommodant à la syntaxe souletine ; l’article utilisé pour le caractériser. 13 À ce propos, les parlers basques orientaux sont fort archaïsants, car ils n’ont pas généralisé l’utilisation de l’article, qui est un développement médiéval. Manuel Padilla-Moyano 177 un semble avoir été ajouté postérieurement : Tu es [un] cobart / ezpanaiq laguncen gaur [= « Tu es un lâche si tu ne m’accompagnes ce soir »] (verset 544). 6.3.2 Manque du pronom sujet L’absence du pronom sujet est explicable tant du fait de la grammaire basque que par celle de l’occitan. Dans notre corpus, ce manque du pronom sujet apparaît chez Etchahun : et a falu rester la (H. 1969 : 544) (cf. fr. et il a fallu rester là). 6.3.3 Le verbe être, auxiliaire de lui-même Il est possible d’interpréter une interférence tantôt gasconne, tantôt basque, car ces deux langues utilisent le verbe « être » comme auxiliaire de tous les verbes intransitifs non actifs, y compris lui-même. Les manuscrits du théâtre populaire souletin dans lesquels nous avons documenté des séquences d’alternance de codes (Padilla-Moyano 2017, à paraître) témoignent parfois de cet usage du verbe « être » : Mesieurs, je suis ete / mundiaren bost parthetan [= « Mesieurs, j’ai été / dans les quatre coins du monde »] (Malqu et Malqulina 299, in Urkizu 1998 : 243). Et à la suite : Je suis eté en Portai, / Parisen eta Madrillan [= « J’ai été emporté à Paris et à Madrid »] (ibid.) — il faut lire sans doute emporté ; d’après nous, le copiste aurait réanalysé emporte > en Portai. 6.3.4 Usage transitif du verbe mourir Dans la farce charivarique Canico et Beltchitine, le verbe mourir est employé au transitif, avec la signification de « tuer ». Cela constitue une claire interférence du basque, langue dans laquelle le verbe hil peut signifier également « mourir » et « tuer » : Quesquilia de faire, / moncher Bulgifer ? / Il faut que nous murrons / le Roi de l’enfer (verset 545) 14 6.3.5 D’autres interférences . Chez les bascophones peu-lettrés en français nous pouvons trouver des façons de s’exprimer qui, même étant grammaticalement correctes, sont souvent une auto-traduction. Ainsi, dans les textes français d’Etchahun, « on a affaire à une pensée en basque exprimée en français » (Haritschelhar 1996 : 125). Les exemples (2) à (5) témoignent de cette translation syntaxique du basque au français ; pourtant, (6) montre un cas d’interférence gasconne dans le récit d’Etchahun, lui-même locuteur bilingue basco-gascon. 14 En ancien français, le verbe mourir pouvait être utilisé comme transitif ; cf. avoir mort [aucun] « avoir t ué [quelqu’un] » (Chanson de Roland) ; tout efois, il est peu vraisemblable que le cas analysé réponde à un usage t ellement archaïque en français. Une pouce de largur et un pouce de profondur 178 (2) Elle me commence de prodiguer (H. 1996 : 123) Cf. basque Prodigatzen hasten zai-t prodiguer. IPFV commencer. IPFV AUX .3 S . ABS -1 S . DAT (3) Rentrer a une maison (ibid.) Cf. basque Etxe bat-era sartzia maison un(e)- ALL rentrer. NMZ . DET (4) Avoir en eux de credit (H. 1996 : 129) Cf. basque Heiengan kredit ükheitia ils. LOC crédit avoir. NMZ . DET (5) Quesquilia de faire / moncher Buljifer ? (Canico et Beltchitine 545) Cf. basque Zer düzü egi-te-ko? quoi être.3 S . ALLOC faire- NMZ -de (6) Fort de gens a mauleon (H. 1996 : 130) Cf. gascon Fòrça de gents en Mauleon [fòrça « beaucoup »] 6.4 Lexique Le champ du lexique n’échappe pas aux interférences de la langue maternelle. Voici quelques exemples dans lesquels nous trouvons l’influence tantôt basque, tantôt gasconne : − F RIPOU à la place de fripon (Boubane et Chilhoberde 69). La graphie <fripou> correspond à la forme que ce mot a adoptée en basque souletin, filtrée par le gascon béarnais. Elle reflète une prononciation / f r i p ũ / ; c’est-à-dire que les Béarnais ont fermé et nasalisé le latin -on > ũ en position fermée finale (Mooney 2016 : 94), et c’est après ce changement qu’ils ont prêté le mot fripou aux Souletins. − C OBART pour lâche (Canico et Beltchitine 544). Le mot cobart n’existe pas en français historique ; il est clairement un gasconisme ; parallèlement, il correspond à l’espagnol cobarde. − P ENDART (Canico et Beltchitine 546). La terminaison muée étant apparemment un gasconisme, il pourrait néanmoins s’agir d’un fait français — en effet, le dictionnaire de l’Académie de 1718 proposa pendart, mais pendard depuis 1740. − C OUBLETS « couplets » (H. 1969 : 188). L’occlusive sonore est une interférence basque ou peut-être gasconne ; cf. le basque souletin kobla et l’occitan coublet, còbla. − M AIRE DE POUPE pour mère de lait ou nourrice (Staes 1983 : 155). Un cadet béarnais a adapté le terme mair de popa de sa langue maternelle au français. Manuel Padilla-Moyano 179 7 Excursus sur la perception des langues Les textes basques souletins des 18 e et 19 e siècles nous montrent une façon naturelle de vivre le bilinguisme ou le plurilinguisme. Dans certains cas, les personnages expriment leur point de vue sur l’usage de la langue. Il peut arriver que le français ne soit pas compris ; c’est le cas de Bulgifer dans la tragédie Œdipe, qui utilise le mot grec pour faire référence a l’intervention bilingue basque-français qu’il vient d’entendre (7). Bien au contraire, l’exemple (8) reproduit les paroles de l’avocat Germain à la fin d’une conversation avec son collègue Lucus. Ils ont mélangé le français avec le basque, tout en ornant leur discours avec quelques phrases en béarnais et en latin ; cet emploi de plusieurs langues fait l’objet d’un commentaire final qui révèle la fierté d’être polyglotte. (7) Ouf horen erraitia / cer lengouage da? / Nic eztit ençun / greq hori secula [= « Ouf, ce que vous dites, / quel langage est-ce donc ? / Je n’ai entendu / jamais ce grec-là »]. (Œdipe 57-58, in Bilbao 1996 : 260). (8) Oh, Lucus avocatia, / guitian hebeti retira, / Pariseko cortiala jouaiteco / çu eta ni capable guira. / Hanco av ocatiaq / gu beno sabantago othe dia? / Ez, segur duçu estaquiela / guq beçain bat lengouage. [= « Oh, avocat Lucus, / retirons-nous d’ici, / nous sommes capables / d’aller à la Cour de Paris. / Les avocats de là-bas / sont-ils plus savants que nous ? / Non, il est sûr qu’ils ne savent / autant de langues que nous »] (Chiveroua eta Marcelina 388-389, in Urkizu 1998 : 159). 8 Conclusion Nous avons analysé quelques traits du français régional du Pays Basque à la lumière d’un corpus de textes écrits par des bascophones peu-lettrés de la province de Soule pendant les 18 e et 19 e siècles. Nous avons soutenu que les attestations étudiées sont de bons indicateurs de certains traits spécifiques du français régional de Soule, lequel ne serait en substance autre chose que le français régional du Béarn avec plus ou moins d’interférences basques. Cela, en raison du fait que ces attestations furent produites par des individus peu lettrés, dont les usages étaient moins influencés par les normes du français standard. Par conséquent, il est pertinent de valoriser ce type de documentation basque comme source très fiable du français régional dans le passé. Nous soulignons enfin le fait que nombreux de ces éléments linguistiques, également présents dans les lettres des soldats béarnais de la période révolutionnaire et du premier Empire (Staes 1979-2014), peuvent être indistinctement expliqués par l’influence basque ou par le fait que les Basques reçurent, en tant que langue parlée, un français « mis dans la bouche des Gascons ». Une pouce de largur et un pouce de profondur 180 Bibliographie A LLIÈRES , Jacques (1992) « Gascón y euskera: afinidades e interrelacio nes lingüísticas », International Journal of Basq ue Linguisti cs and Philology, 26-3, p. 801-812. B ILBAO , Gido r (1996) « Jean Mekol Garindañekoaren Edipa pastorala (1793) », International Journal of Ba sque Lingui stics and Philology, 30-1, p. 239-332. B ONA PARTE , Louis-Lucien (1869) Le Verbe basque en tablea ux, accompagné de not es grammaticales, selo n l es huit diale ctes de l’ euska ra : le guipuscoan, le b iscaïen, le hautnavarrais septentrio nal, le haut-navarrai s méridiona l, le labourdin, le bas-navarrais o ccidental, le bas-navarrais o riental et le souletin, avec l es différences de leurs sou s-dialect es et de leurs variété s… Londres, Strangeways & Walden. B RANCA -R OSOFF , Sonia (1990) « Conventions d’ écriture da ns la co rrespondanc e des soldats », Mots, 24, p. 21-37. — et S CHNEIDER , Nathalie (1994) L’Écriture de s citoyens : une a nalyse lingui stiqu e de l’écriture des peu-l ettrés pendant la période révolutionn aire, Paris, Klinc ksiec k. B RUN , Auguste (1923) L’Introduction de la langu e fra nçai se en B éarn et en Ro ussillon, Paris, Hono ré C hampion. E LSPAß , Stephan (2012) « The Use of Private Letters and Dia ries in Sociolinguistic Investigatio n », in Juan M. Hernánd ez-Campoy et Juan C. Conde-Silvestre (éds), The Handbook of Historical Socio lingui stics, Oxford, Wiley-Blackwell, p. 156-169. E LSPAß , Stepha n, L A NGER , Nils, S CHA RLOTH , Joac him et V A NDENBUSS CHE , Wim ( éds) (2007) Germanic language histories ‘from b elow’ (1700-2000), Berlin-New Yo rk, de Gruyter. G ROS PERRI N , Bernard (1984) Les petites écol es sou s l’An cien Régime, Rennes, Ouest- Franc e. H ARITSCHELHAR , Jean (1969-1970) L’Œuvre poétique de Pi erre Topet-Etchahun [Eusk era, 14 & 15], Bilbao, Académie de la Langue Basque. — (1996) « Etxahun et la langue française », Lapurdum. Revue d’études basques, 1, p. 121-139. L AMIKIZ , Xabier, P ADILLA - M OYA NO , Manu el et V IDEGAI N , Cha rles (2015) Othoi çato etchera. Le Dauphin itsaso ntziaren eu skarazko gutunak (1757). Corre spondance basq ue du corsaire L e Dauphin (1757) [numéro spécial 2 de Lapurdum. Revue d’ études basqu es], Bayonne, IKER U MR 5478 (CNRS). M C C AFFERTY , Kevin et A MADOR - M O RENO , Carolina (2012) « A Corpus of Irish English Correspo ndence (CORIECOR). A tool for studying the histo ry and evo lution of Irish E nglish », in B ettina Migg e et Máire N í Chiosáin (éds), New P erspective s on Irish English, Amsterdam, John Benjamins, p. 265-288. M ARTI NEAU , Franc e (2007) « Pratiques d’écriture des p eu-lettrés en qu ébéc ois ancien : morpho logie verbale », in P ierre Larrivée (éd.), Variatio n et sta bilité du fran çai s. Des notions a ux opératio ns. Mélanges de linguisti que offerts au prof es seur Jea n-Ma rcel Léard par ses collègu es et amis, Louvain, Peet ers, p. 179-195. M ARTI NET , Antoine (1945) La Prononciatio n du fran çais contemporain : témoignages recueillis en 1941 dans un camp d’officiers pri sonniers, Paris, Droz. M EILLET , Antoine (1925) La Méthode comparative en linguistiqu e histori que, Paris, Ho no ré Champion. M ICHELENA , Luis (1990 [1961]) Fonética Históri ca Va sca, Saint-Sébastien, Diputación Foral de Guipúzcoa - UPV/ EHU. M O NTGOMERY , Michael (1995) « The Linguistic Value of Ulster Emigrant Letters », Ulster Folklife, 41, p. 26-41. Manuel Padilla-Moyano 181 M OREUX , Bernard (1991) « Le Français éc rit en Béarn au XVIII e siècle », Revu e de Pa u et du Béarn, 18, p. 81-110. M OO NEY , Damien (2016) Southern Regiona l French: A Linguisti c Analysi s of Language and Dialect Co ntact, Oxford, Legenda. O YHAR ÇABAL , Bernard (1997) « Euskarazko irakaskintzaren historia ororen es kolen ildotik, Iraultzaren frantses garaiko eskola liburuxka bat », Lapurdum. Revue d’études basque s, 4, p. 81-105. — (2001) « Statut et évolution des lettres basques durant les XVII e et XVIII e sièc les », Lapurdum - Revue d’étude s basque s, 6, p. 219-287. P ADILLA -M OYA NO , Manu el (2015) « A new view of the history of Basque through eighteenth-century co rrespo ndence », in Eivind Torgers en, Stian Hårstad, Brit Mæhlum et Unn Røyneland ( éds), Language Variation - European Perspe ctives V: Selected papers from the Seventh International Conference on Language Va riation in Europe (ICLaVE 7), Trondheim, June 2013, Amsterdam, John Benjamins, p. 169-182. — (2017) « Le plurilingu isme dans la littérature populaire basque de Soule : entre le langage fo rmulaire et le code-swit ching », in Patrizia Noel Aziz Hanna et Levente Seláf (éds), The Poetics of Multilingualism - La Poéti que du plurilinguisme, Newcastle, Cambridge Sc holars Publishing, p. 241-252. R O HLFS , Gerhard (1970) Le Gascon. Étude s de philologie pyrén éenne, Tübingen-Pau, Max Niem eyer. S CHNEIDER , Edgar W. (2002) « Investigating variation and change in written documents », in Peter Trud gill, J.K. Chamb ers et Natalie Schilling-Estes (éds), The Handbook of Language Variatio n and Change, Oxford, Blackwell-Wiley, p. 67-96. S ÉGUY , Jean (1950) Le Fran çais parlé à Toulous e, Toulouse, E. Privat.S TAES , Jacques (1979-2014) « Lettres de soldats béarnais de la Révolutio n et du Premier Empire », Revue de Pau et du B éarn, 7 (1979), 8 (1980), 9 (1981), 10 (1982), 11 (1983), 16 (1989), 19 (1992), 40 (2013) et 41 (2014). T ROTTER , David (2006) « Si le fra nçai s n’y peut aller : Villers-Cotterêts a nd mixedlanguage documents from the Pyrenees », in David Cowling (éd.), Co nceptions of Europe in Renai ssa nce Fran ce: Es says in hono ur of Keith Cam eron, Amsterdam, Rodopi, p. 77-97. U RKIZU , Patri (1998) Recueil des farces charivariq ue s basqu es, Saint-Étienne-de-Baïgorry, Izpegi. — (2002) « Multilingüismo en el teatro vasco », Revista de fil ología romá nica, 19, p. 37- 44. V AN DER W AL , Marijke (2007) « Eighteenth-century linguistic variation from t he perspective of a Dutch diary and a collection of private letters », in Stephan Elspaß, Nils Langer, Joachim Scharloth et Wim Vand enbussche (éds), Germanic Language Histori es ‘from below ’ (1700-2000), Berlin-New York, Walter de Gruyter, p. 83-96. — et Gijsbert R UTTEN (éds) (2013) Touching the Past. Studies in the Historical So ciolinguistics o f the ego-documents, Amsterdam, John Benjamins. — Gijsbert R UTTEN et S IMO NS , Tanja (2012) « Letters as loot. Confiscated letters filling major gaps in t he histo ry of Dutch », in Marina Dossena et Gabriella d el Lungo Camiciotti (éds), Letter Writing in Late Modern Europe, Amsterdam, John Benjamins, p. 139-161. Une pouce de largur et un pouce de profondur Abstracts and keywords Chapter 1 Tobias Scheer and Philippe Ségéral On the graphic results rr and r in Old French from intervocalic latin tr/ dr A BSTRACT : The contribution of Tobias Scheer and Philippe Ségéral is based on historical French phonetic research in the framework of the work on the Grande grammaire historique du français 1 , and demonstrates that, building on the neogrammarian and structuralist achievements of the 19th and 20th centuries, the historical phonetics of French can still make progress thanks to a more detailed analysis of the data. These authors re-examine a phonetic and graphic locus variationis, for example, the opposition r/ rr in the Old French lere/ larron. They show that the interpretation given by Pierre Fouché about the phonetic and not just the graphic reality of the opposition r/ rr is certain and that it is related to the vocalic quantity of the preceding vowels. K EYWORDS : historical French phonetics, history of French spelling, history of vibrating consonants, linguistic variation, oral and written language. Chapter 2 Elena Llamas-Pombo Medieval French spelling and punctuation. System and variation A BSTRACT : The chapter of Elena Llamas-Pombo aims to establish a graphematic theory of medieval writing and to demonstrate that the graphic signs admit, like any other level of language, a historical analysis through the parameters of variational linguistics. This work defines four areas of language where the variation of spelling and punctuation occurs and puts forward the example of several manuscripts, covering the periods of the Old and the Middle French. The diamesic axis refers to the relations of correspondence or 1 Marchello-Nizia, Christiane, Combettes, Bernard, Prévost, Sophie et Scheer, Tobias (dir.) Grande grammaire historique du français, Berlin, Mouton de Gruyter (à paraître). 184 autonomy between the phonic and the graphic substances of language. The enunciative parameter concerns the relations of the written form to the recording of reported speech. The diastratic parameter is related to the variation of register between prestigious graphs or less valued graphs. The conceptional parameter allows for the classification of the punctuation traditions in relation to the textual typology established by Koch and Oesterreicher 2 (2001), which opposes the linguistic forms proper to immediate communication and those specific to language of distance. K EYWORDS : graphematics, punctuation, medieval French language, variational linguistics, orality and writing. Chapter 3 Gabriella Parussa The virtue or power of the letter. Survey on the functions attributed to some letters of the Latin alphabet in the French graphic systems between the 11th and the 16th century A BSTRACT : Starting from an example of a problematic relationship between written and oral —the case of the letter n and its allograph in cursive writing u— Gabriella Parussa studies the functioning of the written code before orthographic normalization, taking into account the diachronic and diatopic variation. Although until now some uncommon spellings have been interpreted as examples of a disconnection between written and spoken language, this analysis, which is based on vast literary and documentary corpora, shows that sometimes spelling can be closer to pronunciation than what has been said so far. Through a comparison with more recent and better studied phonetic phenomena and on the basis of some metalinguistic texts, this chapter tries to renew the way we consider the functions of the letter, as an element of the written code, and in relation with pronunciation. A finer analysis of the phonetic phenomenon of nasalization, based on recent studies on Modern French has provided the groundwork for a better interpretation of textual corpus data. This study also highlights, like other chapters in this book, the importance of the medium and the need to take it into account when studying the relation between oral and written language. 2 Koch, Peter et Wulf Oesterreicher (2001) « Langage parlé et langage écrit », in Günter Holtus, Michael Metzeltin et Christian Schmitt (éds), Lexikon der Romanistischen Linguistik, 1-2, Tübingen, Max Niemeyer, p. 584-627. Abstracts and keywords Abstracts and keywords 185 K EYWORDS : spoken language/ writing system, letters’ functions, graphemes n/ u, nasalization. Chapter 4 Aude Wirth-Jaillard The fall of a scripta A BSTRACT : While the main methodological contribution of scriptology is to analyze the first manifestations of a given scripta, Aude Wi rth-Jaillard’s study focuses on the evolution of the declining scripta lorraine between the 14th and the 16th century. This study raises, at the same time, the problem of the corpora on which diachronic linguistics is based. Martin D. Glessgen (2006: 7) 3 has often mentioned the necessity of paying more attention to documentary writings for the linguistic history of France, while stressing that “the quantitative importance of documentary writing remains [...] overwhelming until the 18th century: for Medieval Lorraine, an example among many others, there are probably fifty times more pages of documentary texts than other writings”. This chapter takes part in this renewed interest in written sources and examines accounting records that offer the advantage of being often dated and localized. While stressing the relevance of the creation of a new concept, the “subscripta”, and adopting a variational approach, this chapter addresses the question of individual variation, an issue that was already emphasized in studies about the writing of literary texts. K EYWORDS : scriptology, lorrain scripta, documental writing, subscripta, variational linguistics 3 Glessgen, Martin-D. (2006) « L’écrit documentaire dans l’histoire linguistique de la France», in Olivier Guyotjeannin (dir.), La Langue des actes. Actes du XI e Congrès de diplomatique (Troyes, 11-13 septembre 2003), Paris, (Élec) Éditions en ligne de l’École Nationale des Chartes, p. 1-18, < http: / / elec.enc.sorbonne.fr/ CID2003/ >. 186 Chapter 5 Maria Colombo Timelli Dialogues in the Cent nouvelles nouvelles. Linguistic and (typo)graphic marks, between manuscript and print A BSTRACT : This chapter contributes to the history of graphic systems designed to record speech acts through an analysis centred on the 15th and 16th centuries, a period that experienced many transformations of the writing systems, as a result of the new constraints of printing. Colombo Timelli’s study of punctuation in the textual tradition of the Cent nouvelles nouvelles compares practices between the only surviving manuscript and the edition by Antoine Vérard (1486). This research converges, on the one hand, the theory about the typology of discourse marks and, on the other hand, the history of the graphic marks for reported speech. This study demonstrates that the graphic systems used by scribes of the 15th century and printers of the 16th century are not different and invites us to extend the survey on enunciative punctuation to other textual corpora. K EYWORDS : punctuation marks, reported speech, speech acts, Middle French, Cent nouvelles nouvelles Chapter 6 Claire Badiou-Monferran “Black Punctuation”, “White Punctuation” and “Blue Tales”. The evolution of the direct speech coding in La Barbe bleue of Perrault (1695-1905) A BSTRACT : Claire Badiou-Monferran-s study offers an overview of the evolution of the direct speech encoding in the period from Classical French to Modern French, which is one of the least studied evolutions from this perspective. This analysis of the different editions of Perrault’s La Barbe bleue calls on the theory and terminology of Jacques Anis (1983, 1988) 4 4 Anis, Jacques (dir.) (1983) Langue française, 59 : Le Signifiant graphique, et Anis, Jacques (Jean-Louis Chiss et Christian Puech, coll.) (1988) L’Écriture : théories et descriptions, Bruxelles, De Boeck Université. for the distinction between segmental or alphabetic graphemes and supra-segmental Abstracts and keywords Abstracts and keywords 187 graphemes, as well as on the theory of the layout by Favriaud (2004) 5 , when it opposes white punctuation, as the exploitation of white space, and black punctuation, which is materialized by graphemes. A pioneering study in this perspective by Marc Arabyan (1994) 6 has shown that direct speech is the starting point for the evolution of white punctuation marks; the work of Badiou-Monferran reinforces the conclusions of Arabyan and enhances understanding of the evolution of black punctuation in French from the 17th to the 20th century. K EYWORDS : Perrault’s La Barbe bleue, punctuation, black punctuation, white punctuation, direct speech Chapter 7 Manuel Padilla-Moyano Une pouce de largur et un pouce de profondur. Regional French in the Basque Manuscripts of the 18th and 19th centuries A BSTRACT : From the perspective of historical sociolinguistics, Manuel Padilla-Moyano examines the testimonial statements of “regional French” in some manuscripts written in the Basque language or in Basque-speaking contexts, between the 18th and the 20th centuries, by writers with low literacy This chapter is innovative in the field of diatopic linguistics, because it exploits new written documentation for the study of spoken French and Gascon: some of the regional characteristics of spoken French in the Basque Country are explained by the influence of Basque and Gascon. This study thus raises the issue of the relations between spelling and pronunciation, in the field of plurilingualism and contacts between languages. K EYWORDS : historical sociolinguistics, diatopic linguistics, plurilingualism, French language, Basque language 5 Favriaud, Michel (2004) « Quelques éléments d’une théorie de la ponctuation blanche par la poésie contemporaine », L’Information grammaticale, 102, 1, p. 18-23. 6 Arabyan, Marc (1994) Le Paragraphe narratif. Étude typographique et linguistique de la ponctuation textuelle dans les récits classiques et modernes, Paris, L’Harmattan. Script O ralia Après avoir longtemps privilégié la langue écrite, la linguistique française, à partir des années soixante-dix, s’est tournée vers l’oral et a développé des moyens et des méthodes d’investigation adaptés. Si la langue parlée des périodes révolues nous est à jamais inaccessible, notamment pour ce qui est de sa réalité phonique, les textes consignés à l’écrit gardent néanmoins des traces de la langue parlée : la linguistique diachronique n’a pas manqué de s’y intéresser, en particulier pour étudier les moyens de représentation de l’oralité à l’écrit et identifier des marqueurs spécifiques. Les contributions réunies dans ce volume interrogent cette relation entre la phonie et la graphie, entre oralité et écriture, en français, à diverses époques de son histoire, et recherchent dans les textes écrits (littéraires et documentaires) les traces d’une représentation de l’oral plus ou moins explicite. D’autres chapitres sont plus spécialement consacrés à l’analyse du fonctionnement des outils de formatage, tels la ponctuation et les différents diacritiques. Toutes ces enquêtes ont été réalisées dans une perspective diachronique et couvrent une longue période : depuis les débuts de la mise par écrit du français jusqu’au 19 e siècle. ISBN 978-3-8233-6989-9