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La France et l’Europe du Nord au XVIIe siècle: de l’Irlande à la Russie

2017
978-3-8233-9054-1
Gunter Narr Verlag 
Richard Maber

Les relations littéraires, culturelles et intellectuelles entre la France et les pays de l'Europe du Nord au XVIIe siècle, beaucoup moins étudiées que celles avec l'Italie et avec l'Espagne, sont d'une importance inestimable pour la juste appréciation du XVIIe siècle francais. Les essais réunis dans ce volume abordent des questions des relations et des influences réciproques dans toute leur diversité. Des études portant sur la cour de la reine Christine de Suède et sur les Huguenots du Refuge après la Révocation sont complétées par d'autres qui traitent d'une grande variété d'auteurs, d'érudits, de philosophes et de voyageurs tant francais qu'étrangers. De cette facon, le volume a pour but d'ouvrir de nouveaux champs de recherche internationaux et interdisciplinaires aux spécialistes du XVIIe siècle.

La France et l’Europe du Nord au XVII e siècle: de l’Irlande à la Russie Richard Maber (éd.) BIBLIO 17 La France et l’Europe du Nord au XVII e siècle: de l’Irlande à la Russie BIBLIO 17 Volume 214 ∙ 2017 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Biblio 17 est une série évaluée par un comité de lecture. Biblio 17 is a peer-reviewed series. Collection fondée par Wolfgang Leiner Directeur: Rainer Zaiser Richard Maber (éd.) La France et l’Europe du Nord au XVII e siècle: de l’Irlande à la Russie XII e colloque du Centre International de Rencontres sur le XVII e siècle Université de Durham, 26 - 29 mars 2012 Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Gedruckt auf säurefreiem und alterungsbeständigem Werkdruckpapier. © 2017 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG P.O. Box 2567 · D-72015 Tübingen Internet: www.narr.de E-Mail: info@narr.de Printed in Germany ISSN 1434-6397 ISBN 978-3-8233-8054-2 Information bibliographique de la Deutsche Nationalbibliothek La Deutsche Nationalbibliothek a répertorié cette publication dans la Deutsche Nationalbibliografie; les données bibliographiques détaillées peuvent être consultées sur Internet à l’adresse http: / / dnb.dnb.de. Image de couverture: : Stockholm au XVII e siècle Erik Jönsson Dahlbergh, Suecia antiqua et hodierna, [Stockholm, 1692-1715] Image reproduite avec la permission de Durham University Library. TABLE DES MATIÈRES R ICHARD MABER Avant-propos ................................................................................................. 7 P IERRE RONZEAUD Introduction ................................................................................................... 9 R AINER ZAISER Imaginatio borealis : l’image du Nord dans la littérature française du XVII e siècle.............................................................................................. 13 N ATHALIE GRANDE La Reine Christine : transgression et galanterie ........................................... 29 J EAN LECLERC Les lettres de Scarron à la reine Christine de Suède : mécénat et badinage galant ......................................................................... 39 A NDRÉ LAIDLI L’exercice moraliste. Christine de Suède, lectrice de La Rochefoucauld et auteur de sentences ................................................................................. 49 N ICOLAS DE BRÉZÉ La critique de la scolastique chez Descartes et Hobbes................................ 59 C HANTAL GRELL Pierre des Noyers : science et diplomatie à la cour de Pologne ................... 69 R ICHARD MABER Les érudits français et l’Allemagne au XVII e siècle....................................... 77 J EAN GARAPON « Fidélité, exactitude et sincérité » : le regard de Spanheim sur la cour de France dans sa Relation (1690) ............................................. 87 C HRISTINE M C CALL PROBES Au cours de la route : un voyage incognito de Sophie de Hanovre à la cour de France ...................................................................................... 97 6 Table des matières M ARIE -C LAUDE CANOVA-GREEN Molière ou comment ne pas reconnaître sa dette : le théâtre de la Restauration en Angleterre ............................................... 109 C HRISTIAN ZONZA L’Angleterre dans les Histoires et les nouvelles historiques : la galanterie au service de la politique et du tragique ............................... 121 P ASCALE THOUVENIN La théorie poétique classique française du jésuite René Rapin selon Thomas Rymer.................................................................................. 131 I SABELLE TRIVISANI-MOREAU Les mémorialistes protestants dans les Refuges anglais et hollandais........ 143 P IERRE BONNET Tolérantisme et anticatholicisme chez les publicistes protestants à l’aube des Lumières : le cas Basnage de Beauval .................................... 153 R AFFAELLA LEOPARDI « Une voix qui crie dans le désert » : les Lettres Pastorales de Pierre Jurieu et la persécution des huguenots en France après la Révocation de l’Édit de Nantes..................................................... 165 I OANA MANEA La « Moscovie » de La Mothe Le Vayer : pays de l’Europe du Nord ? ........ 175 S YLVIE REQUEMORA-GROS Comment peut-on être lapon ? Singularités nordiques : J.-F. Regnard en Europe du Nord, entre anomalie et ironie ...................... 185 M YRIAM MARRACHE-GOURAUD Les secrets de la licorne ............................................................................. 195 B IBLIOGRPAHIE ............................................................................................. 207 I NDEX DES N OMS DE P ERSONNES ..................................................................... 223 Avant-propos C’est avec un grand plaisir que nous présentons au public, après bien des vicissitudes, une sélection des contributions au XII e colloque du Centre International de Rencontres sur le XVII e siècle, tenu à l’Université de Durham du 26 au 29 mars 2012 et organisé avec la collaboration de ma collègue Jan Clarke, professeur de français à l’Université de Durham et actuellement directrice du Hild Bede College de l’université. Les relations littéraires, culturelles et intellectuelles entre la France et les pays de l’Europe du Nord au XVII e siècle, beaucoup moins étudiées que celles avec l’Italie et avec l’Espagne, sont d’une importance inestimable pour la juste appréciation du XVII e siècle français. Les 18 essais réunis dans ce volume abordent des questions des relations et des influences réciproques dans toute leur diversité. Des études portant sur la cour de la reine Christine de Suède et sur les Huguenots du Refuge après la Révocation sont complétées par d’autres qui traitent d’une grande variété d’auteurs, d’érudits, de philosophes, et de voyageurs tant français qu’étrangers, et qui comprennent l’Angleterre, l’Allemagne, la Pologne, la Moscovie, et la Laponie. De cette façon, le volume a pour but d’ouvrir de nouveaux champs de recherche internationaux et interdisciplinaires aux spécialistes du XVII e siècle. Afin de mettre pleinement en valeur la cohérence thématique de ce volume, et la complémentarité des articles qu’il contient, nous ajoutons une bibliographie générale des sources primaires et secondaires, et un index des noms de personnes. Je tiens à remercier tous ceux qui nous ont aidé à mener à bien la publication de ces actes : les membres du comité scientifique : Jan Clarke, Volker Schröder, et Rainer Zaiser, et surtout, pour leur inlassable soutien, les professeurs Buford Norman et Pierre Ronzeaud, président et secrétaire général du Centre International de Rencontres sur le XVII e siècle. Richard Maber Durham, septembre 2016 Introduction Extraits du discours prononcé par Pierre Ronzeaud (CIELAM, Aix-Marseille Université) Secrétaire Général du Centre International de Rencontres sur le XVII e siècle lors de la conclusion du colloque Je n’ai pas la prétention tartarinesque ou trissotinesque de pouvoir vous proposer, impromptue, immédiatement après la dernière communication, une véritable synthèse de nos travaux. Tâche d’ailleurs rendue impossible par la variété des lieux, des objets, des méthodes mis en jeu dans les excellentes études que nous avons entendues. Je peux, seulement, ainsi, tenter, à chaud, un simple rappel de quelques éléments saillants ou porteurs de notre réflexion collective et esquisser quelques remarques à leur sujet, que je déclinerai volontiers en termes, à la fois viatiques et dynamiques, de « trajets », de « transferts », de « translations », de « transgressions» et peut-être globalement de « transitions » et que je dédierai bien sûr à Richard Maber et à Jan Clarke, nos merveilleux hôtes. 1 I. Trajets Le sujet même de notre colloque : « La France et l’Europe du Nord au XVII e siècle » induisait un processus à rebours des habitudes culturelles dixseptiémistes, enclines à regarder majoritairement vers le Sud (Italie, Espagne), dans une logique analeptique de quête d’un passé fondateur et d’héritage de modèles, plus que vers le Nord (« De l’Irlande à la Russie »), dans une logique proleptique de projection vers un futur transformateur et d’invention de questionnements autres. Même s’il me faut immédiatement corriger cette première remarque en référence à Christian Zonza montrant 1 Ces propos sont donnés ici comme tels, dans leur oralité, pour conserver une peu de la vie conviviale du colloque magnifiquement organisé par Richard Maber et Jan Clarke. Pierre Ronzeaud 10 l’influence des sources anglaises dans les Nouvelles Historiques françaises de la seconde moitié du même siècle. Et même s’il me faut également prendre en considération, dans cette optique correctrice de ma première proposition, l’espèce de prolongement de la dynamique Sud-Nord qu’ont constitué les études présentant diverses sortes d’influences fondatrices françaises à l’étranger : celle de Marie-Claude Canova-Green sur l’impact immense de Molière sur les comédies jouées à Londres sous la Restauration, celle de Pascale Thouvenin sur Rapin et les poétiques anglaises, celle d’André Laidli sur Christine de Suède lectrice et imitatrice de La Rochefoucauld. Mais cette bipartition antagoniste n’est que la résultante d’un positionnement vertical, qui pourrait être transposé sur un plan horizontal, faisant apparaître la permanence d’une attirance traditionnelle de l’Est vers l’Ouest : tropisme parisien mobilisant les voyageurs allemands évoqués par Richard Maber, tropisme versaillais attirant un diplomate comme Spanheim, présenté par Jean Garapon ou une princesse comme Sophie de Hanovre présentée par Christine McCall Probes. Et ce mouvement s’inverse à son tour, quand on se rend compte que des curieux comme Marigny, Chevreau, Bigot, se rendent en Allemagne ou en Hollande pour rencontrer des érudits célèbres, ou qu’une fois dépassée la première fascination, les hôtes allemands de la cour de Louis XIV envoient à leurs correspondants des relations bien moins tentatrices. II. Transferts Mieux vaut donc parler de transferts en insistant sur la réciprocité des échanges. Ainsi en va-t-il de la République des lettres et des savoirs, telle qu’elle nous a été présentée par Chantal Grell, avec les contacts francopolonais, en matière astronomique, astrologique et alchimique animés par Pierre Desnoyers. On pourrait même parler comme Nicolas de Brézé, non plus de croisements mais de parallélismes, avec la critique de la scolastique engagée respectivement mais complémentairement, par Descartes et par Hobbes. Mais le meilleur exemple est sans doute fourni par le Refuge dont la situation particulière (exil des uns chez les autres) amène à reconfigurer de manière complexe ces transferts culturels. Pierre Bonnet a en effet montré que le tolérantisme d’un Basnage de Beauval avait à voir avec celui de Bayle, comme avec celui de Locke, tandis que Rafaella Leopardi suivait la diffusion, à partir de la Hollande, du contractualisme d’un Jurieu s’inspirant des monarchomaques français du siècle précédent, et qu’Isabelle Trivisani-Moreau faisait apparaître la complexité des situations des réfugiés protestants en Hollande et en Angleterre en relevant des contradictions et des ambiguïtés dans leurs Mémoires d’exil. Introduction 11 III. Translations Il s’agit même parfois de translations, quand des problèmes de traduction entrent en jeu, comme pour Rapin, mais aussi quand s’y greffent des phénomènes de réécriture, comme pour les versions suédoises des Maximes, les Amphitryon ou Psyché anglaises, ou comme pour le badinage épistolaire galant de Scarron et de la Reine de Suède étudié par Jean Leclerc. La question qui vient alors à l’esprit est celle de l’évaluation des contenus de ces transferts : sont-ils seulement reproductifs ou imitatifs, ou sont-ils novateurs et transgressifs ? IV. Transgressions Ce qui frappe d’emblée, sans surprise, c’est la prégnance des formes de reproduction des topiques culturelles héritées entraînant préjugés défavorables, a priori discriminants et exclusions réflexes. La conférence de Rainer Zaiser a mise en lumière la récurrence des représentations légendaires et mythiques liées à un imaginaire « boréal » qui décline, paradigmatiquement, les caractères affreux des solitudes glacées ou de leurs barbares habitants. Que dire du manque d’esprit des allemands stigmatisé par Bouhours, de leur ivrognerie daubée par les satires, du mercantilisme de hollandais que les pamphlétaires emblématisent en marchands de Gouda, et je glisserai, ici, à Durham, sur la traîtrise des indigènes de l’Albion burlesque de Saint-Amant, pour évoquer seulement in fine l’avarice des écossais de Sorel ! Et que dire de la férocité des moscovites peints par La Mothe le Vayer, malgré le relativisme sceptique que Ionna Manea a relevé chez lui. Et que dire des lapons animalisés et diabolisés, même si, comme Sylvie Requemora-Gros l’a souligné, ils sont, en creux, subtilement instrumentalisés par l’astuce libertine de ce « joueur » qu’était Regnard. Ce qui montre que la conformité peut n’être pas conformiste et l’imitation basculer dans la transgression. En effet, même si, on le sait, les expériences viatiques de l’ailleurs amènent souvent la confirmation de l’ici, c’est parfois aussi sa remise en question qui ressort de ces passages dans l’Europe du Nord. J’évoquerai ainsi : -la transgression des représentations monarchiques absolutistes, à travers l’image scandaleuse de Christine de Suède véhiculée par certains des textes analysés par Nathalie Grande, mais aussi avec les contre-exemples politiques donnés par l’introuvable monarchie-républicaine polonaise, l’incompréhensible système impérial germanique, l’inacceptable système collégial hollandais, et surtout par la désastreuse révolution anglaise de 1688, Pierre Ronzeaud 12 -la transgression des valeurs héroïques nobiliaires françaises, avec le rôle des corsaires dans les combats maritimes, l’inondation de la Hollande, la suprématie stratégique des chefs de guerre suédois, savoyard, anglais, -la transgression de l’universalité catholique avec l’échec des conversions forcées des réformés, la vigueur des controversistes protestants, mais aussi avec l’influence corrosive de pensées hétérodoxes : celle de Spinoza d’abord connue par Schouppe, celle de Locke d’abord diffusée par Jean Leclerc, -la transgression des modèles Anciens d’autorité avec des Modernes qui dans leur épistémologie progressiste prennent en compte des savoirs scientifiques venus du Nord (Newton, Leibniz), ce que symboliserait la Licorne devenue, grâce à la correspondance entre Ole Worm et Isaac de La Peyrère, simple narval, dans un glissement du merveilleux universel vers le naturel nordique dont Myriam Marrache-Gouraud nous a raconté la lente progression. V. Transitions C’est donc par l’idée de transition que je voudrais terminer. Notre voyage vers les pays du Nord a été aussi, on ne s’en étonnera pas puisque les objets de la plupart des communications se situaient dans la seconde moitié, voire vers la fin du XVII e siècle, un voyage d’un siècle vers l’autre, vers ce XVIII e siècle qui en prendra certains pour modèles. Le simple fait d’avoir entendu à plusieurs reprises, posées en écho à Marana ou à Montesquieu des questions comme « Comment peut-être allemand, écossais, moscovite ou lapon ? », invite, en effet, par delà l’ironie satirique, à retrouver la valeur heuristique de l’interrogation du Fontenelle des Entretiens sur la pluralité des mondes : « Pourquoi pas ? ». Même si ce même Fontenelle, qui fut, comme l’évêque bibliothécaire dont on nous a fait découvrir hier, dans la splendide bibliothèque de l’université de Durham, la collection de six cents ouvrages français, dont quatrevingt ne figurent pas à la BN parisienne, quasiment centenaire, posait encore, dans sa Digression sur les Anciens et les Modernes, une limite nord du savoir et de la civilisation en affirmant qu’il ne pouvait y avoir de grand auteur lapon ou nègre. Est-ce trop optimiste de dire qu’il aura fallu plus de deux siècles pour que disparaissent de telles exclusions, de tels rejets de l’autre et de l’ailleurs ? Sinon, affirmons, par delà notre négritude assumée, pour conclure, notre laponité revendiquée. Imaginatio borealis : l’image du Nord dans la littérature française du XVII e siècle R AINER Z AISER (U NIVERSITÉ DE K IEL ) L’image du Nord, je l’avoue de prime abord, est presque inexistante dans la littérature française du XVII e siècle. Rares sont les textes qui témoignent d’un attrait particulier exercé par les pays du Nord sur la création littéraire des auteurs français du Grand Siècle. Il va de soi que, quand je parle de l’image du Nord, je ne me réfère pas aux multiples relations, influences et échanges mutuels qui ont sans aucun doute existé au XVII e siècle entre la France et les pays du Nord sur le plan philosophique, artistique, littéraire, politique et religieux. En revanche, ce qui est au centre de mon propos, c’est plutôt l’imaginaire boréal, à savoir l’image du Nord créée par des mythes et des légendes, image donc issue de la force créatrice de l’imagination et ignorante peu ou prou de la réalité de la chose imaginée. En ce qui concerne cette image du Nord, il est intéressant de noter que celle-ci a joué un très grand rôle à plusieurs époques de l’histoire de la littérature depuis l’Antiquité jusqu’à l’âge romantique 1 . Les ouvrages de Madame de Staël, notamment De l’Allemagne et De la littérature, sont devenus légendaires à cet égard. Souvent, les auteurs en question font usage de l’imaginaire boréal dans leurs réflexions poétiques. L’invention d’une 1 Voir à ce propos, entre autres, les ouvrages suivants : Annelore Engel-Braunschmidt, Gerhard Fouquet, Wiebke von Hinden, Inken Schmidt, éds., Ultima Thule : Bilder des Nordens von der Antike bis zur Gegenwart, Frankfurt am Main et al., Peter Lang, 2001 ; Astrid Arndt, Andreas Blödorn, David Fraesdorff, Annette Weisner, Thomas Winkelmann, éds., Imagologie des Nordens : Kulturelle Konstruktionen von Nördlichkeit in interdisziplinärer Perspektive, Frankfurt am Main et al., Peter Lang, 2004 ; Andreas Fülberth, Albert Meier, Victor Andrés Ferretti, éds., Nördlichkeit - Romantik - Erhabenheit, Frankfurt am Main et al., Peter Lang, 2007 ; Kajsa Andersson, éd., L’image du Nord chez Stendhal et les Romantiques, 2 vols., Örebro, University Library, 2004. 14 Rainer Zaiser certaine image du Nord remplit donc, entre autres, la fonction de conceptualiser ce qu’une époque entend par poésie ou littérature. Quoique le XVII e siècle soit une époque riche en écrits de réflexions poétiques et en échanges intellectuels avec les pays du Nord, les documents relatifs à l’imaginaire boréal se limitent à de maigres trouvailles éparpillées sur quelques vers et passages de différents ouvrages dispersés, à leur tour, à travers l’espace temporel entre le premier dix-septième siècle et le déclin du règne de Louis XIV 2 . Ce qui m’a pourtant incité à consacrer quelques réflexions plus longues sur les rares exemples d’imagination boréale dans la France du Grand Siècle, c’est le simple fait que cette quasi-absence me semble un constat significatif qui mérite d’être regardé de plus près. Quelles sont par exemple les causes de ce manque d’intérêt qu’attestent les écrivains français du XVII e siècle par rapport à la culture des régions du Nord dans leurs réflexions poétiques ? Comment juger cette lacune, si on la compare avec les époques qui sont caractérisées par un grand intérêt pour le Nord, comme par exemple l’Antiquité, la Renaissance italienne et l’époque romantique en France ? Et enfin quelle est l’importance attribuée par les auteurs français du XVII e siècle aux rares propos qu’ils ont consacrés à la réflexion sur une inspiration poétique prise aux sources de ces régions septentrionales qui sont, à l’époque, encore mal explorées et donnent lieu, de ce fait, à la formation de mythes et de légendes ? Quand je parle du Nord, je ne parle donc pas des pays immédiatement voisins de la France, jalonnés à ses frontières septentrionales, comme l’Angleterre, la Belgique et l’Allemagne, ni des pays qui se regroupent autour de ses derniers, comme les Pays-Bas, la Pologne, la Russie, le Danemark et la Suède. Le Nord qui m’intéresse est, au contraire, cette partie de l’Europe septentrionale encore mal connue et inexplorée au XVII e siècle et, en vertu de cela, une inépuisable source de mystères, d’idées vagues, de chimères monstrueuses et avant tout de constantes rêveries sur des terres hantées par la glace et le froid éternels. C’est en fait cet espace nordique de l’inconnu et de l’Autre qui a captivé l’imagination des peuples d’Europe centrale et méridionale depuis l’Antiquité jusqu’aux premiers temps modernes et ce sera cette image du Nord qui entrera en ligne de compte des réflexions suivantes. Mon argumentation sera divisée en quatre parties. Dans un premier temps, je présenterai la naissance de l’imagination boréale dans l’Antiquité 2 Les voyages dans des pays d’outremer, réels ou imaginés, de l’hémisphère boréal ou austral, sont, par contre, un sujet florissant de la littérature française du XVII e siècle. Voir Marie-Christine Pioffet, Espaces lointains, espaces rêvés dans la fiction romanesque du Grand Siècle, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2007 et Sylvie Requemora-Gros, Voguer vers la modernité : le voyage à travers les genres au XVII e siècle, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2012. Imaginatio borealis 15 et ses répercussions dans la pensée du Moyen Age et de la Renaissance. Puis, dans un deuxième temps, je me propose de systématiser les traits caractéristiques de l’imagination boréale selon les résultats obtenus par une École doctorale qui a exploré ce sujet entre 1999 et 2008 à la Faculté des Lettres et des Sciences humaines de l’Université de Kiel. J’ai emprunté les mots latins du titre de mon article au nom de cette École doctorale : Imaginatio borealis, sous-titré La perception, la réception et la construction du Nord. Dans un troisième temps, j’examinerai quelques exemples de l’imaginaire boréal de la littérature française du XVII e siècle sans prétendre, bien évidemment, être exhaustif. Tout de même, je suis convaincu que les exemples que je présenterai sont les témoins d’une tendance à caractère paradigmatique. Au lieu de faire une synthèse, je me limiterai dans un quatrième temps à quelques brèves remarques sur l’imagination boréale à l’âge romantique, ce qui nous permettra de mieux comprendre le peu d’intérêt porté par les auteurs du dix-septième siècle aux mythes du Nord. Remontons donc à l’origine de ces mythes et voyons comment l’Antiquité s’est imaginé les régions boréales et les limites de la terre. C’est au quatrième siècle avant Jésus-Christ que le voyageur grec Pythéas de Marseille prétend avoir découvert dans les mers du Nord une île à laquelle il a donné le nom de Thulé 3 . Quoique les écrits de Pythéas témoignant de cette découverte se soient perdus, le géographe grec Strabon, qui a vécu au premier siècle avant Jésus-Christ, réfère au récit de voyage de Pythéas et à son exploration de l’île de Thulé. S’y ajoute le témoignage de l’astrologue Géminos, contemporain de Strabon et, lui aussi, selon toute apparence, en possession des écrits de Phytéas. Voici un petit extrait de son compte rendu du récit de ce navigateur des mers du Nord : Dans ces parages, il semble que Pythéas le Massaliote soit aussi allé. Il nous dit en effet dans son livre Sur l’Océan : « Les barbares nous montraient où se couche le soleil ». Car dans ces lieux il arrivait que la nuit était tout à fait petite, pour les uns de deux heures, pour les autres de trois, de sorte que le soleil s’étant couché, après un petit intervalle, il se relevait aussitôt 4 . Ce qui frappe tout de suite dans cet extrait, c’est que Pythéas considère les indigènes de l’île qu’il prétend avoir découverte comme des gens barbares. Ce mépris des mœurs et des coutumes des habitants des terres de l’Extrême-Nord deviendra, nous le verrons, un élément constitutif dans la 3 Voir à ce sujet Monique Mund-Dopchie, Ultima Thulé : Histoire d’un lieu et genèse d’un mythe, Genève, Droz, 2009, p. 23-25 et Bernhard Teuber, « Imaginatio borealis in einer Topographie der Kultur », dans Engel-Braunschmidt et al. 2001, p. 173-201, p. 173-175. 4 Cité d’après Mund-Dopchie 2009, p. 24. 16 Rainer Zaiser formation du mythe du Nord, et ceci jusqu’au XVII e siècle. A cette image de la barbarie s’ajoute l’angoisse devant cet espace de l’Autre qui symbolise en même temps l’inconnu et l’infini, la menace et le péril. Indépendamment du nouveau savoir acquis du Septentrion par les explorateurs postérieurs à ceux de l’Antiquité, les tout premiers témoignages vagues et douteux de l’Extrême-Nord ont néanmoins contribué à créer un mythe qui s’est inscrit pour longtemps dans la mémoire collective des hommes du Moyen Age et des premiers temps modernes. C’est ainsi que Pétrarque peint catégoriquement une image du Nord sauvage, obscur et angoissant 5 . Cet aspect ressort très nettement de la quatrième strophe de la Canzone 28 du Chansonnier que je cite d’après la traduction française en prose : Il est une partie du monde, sans cesse ensevelie dans les glaces et la neige gelée et que jamais le soleil ne rencontre sur son chemin : là, sous des jours nébuleux et de courte durée, naît un peuple naturellement ennemi de la paix et pour qui le trépas est sans horreur 6 . Voilà la peinture d’un peuple guerrier et effrayant qui habite sur les terres glacées et sous les horizons nébuleux du Septentrion. Mais ce qui attire davantage encore notre attention, c’est que, dans la perspective du poète italien, le Nord froid et barbare commence déjà au-delà des Alpes et forme un ailleurs vague qui est le locus horribilis du monde, le lieu des peuples violents et païens. « La nature sut bien pourvoir à notre salut », proclame-t-il, « quand elle plaça le rempart des Alpes entre nous et la tudesque fureur […] » 7 . L’Italie est, en revanche, selon Pétrarque, le lieu originaire de la foi chrétienne et de la civilisation moderne. C’est ainsi que le mythe de l’antagonisme entre le Nord et le Sud naît sous la plume de l’auteur du Chansonnier. L’imaginaire boréal de Pétrarque trouvera un long écho dans la littérature de la Renaissance italienne et dans celle du XVII e siècle français. Quant à la Renaissance italienne, je cite à titre d’exemple un passage tiré du Roland furieux de l’Arioste, passage qui reprend complètement l’image du locus horribilis attribuée par Pétrarque aux régions boréales, bien que l’Arioste limite sa vue géographique surtout aux pays méridionaux de l’Europe du Nord, à la Hongrie, à la Pologne, à l’Allemagne et à l’Angleterre. 5 Voir à ce propos Manuela Boccignone, Der Norden ist die äußerste Grenze, der Norden ist jenseits der Alpen : Poetische Bilder des Nordens von Petrarca bis Tasso, Berlin, Duncker & Humblot, 2004, p. 40-62. 6 Pétrarque, Canzoniere, éd. Jean-Michel Gardair, traduction du comte Ferdinand L. de Gramont, Paris, Gallimard, 1983, p. 46. 7 Ibid., Canzone CXXVIII, p. 121. Imaginatio borealis 17 Quand Roger, l’un des chevaliers errants de Charlemagne rentre sur son hippogriffe d’Asie, il ne peut s’empêcher de traverser encore de long en large l’Europe centrale. Voici le commentaire du narrateur sur ce voyage de Roger : […] lorsqu’il fut parvenu là où l’Asie se sépare de l’Europe, il vit les Russes, les Prussiens et la Poméranie. Bien que tout le désir de Roger fût de retourner promptement vers Bradamante, il avait tellement pris plaisir à courir ainsi à travers le monde, qu’il ne s’arrêta pas avant d’avoir vu les Polonais, les Hongrois, ainsi que les Germains et le reste de cette horrible terre boréale. Il arriva enfin en Angleterre 8 . Si anodine que paraisse cette évocation de l’Angleterre dans la traduction française, elle deviendra d’autant plus significative lorsqu’on consulte l’original italien où on lit « l’ultima Inghilterra » 9 . Dans l’optique de l’Arioste l’Angleterre joue donc le même rôle que l’ultime Thulé dans la cartographie d’antan, à savoir celui du bout du monde boréal. Cependant, en même temps que l’image du Nord barbare s’implantera dans la mémoire culturelle de la Renaissance, une vision toute autre des pays nordiques prendra son essor à partir de la deuxième moitié du XVI e siècle, vision qui est plus positive que celle que nous venons de connaître 10 . C’est dans l’œuvre du Tasse que cette nouvelle vision trouve son premier apogée avant de connaître son apothéose à l’âge romantique. Le Tasse découvre dans la nature, le paysage et les mythes des pays scandinaves une beauté qui mériterait, selon lui, d’être exploitée pour la poésie soit épique, soit dramatique 11 . L’auteur de La Jérusalem délivrée est, à ce que je sache, le premier et un des rares auteurs aux premiers temps modernes à puiser dans les sources d’une légende nordique pour créer une tragédie selon les règles aristotéliciennes. Dans Il Re Torrismondo, le Tasse reprend l’histoire du roi des Gothes Torrismond dont la légende rapportée par les historiographes 8 L’Arioste, Roland furieux, 2 vols., Préface d’Yves Bonnefoy, traduction de Francisque Reynard, Paris, Gallimard, 2003, vol. 1, Chant X, 71-72, p. 220. 9 Voir Ludovico Ariosto, Orlando furioso, prefazione e note di Lanfranco Caretti, Torino, Einaudi, 1966, Canto X, 72, v. 8, p. 246. 10 Voir à ce sujet Boccignone 2003, p. 90-205. 11 Voir en ce qui concerne le poème épique Torquato Tasso, Discorsi del poema eroico, dans Torquato Tasso, Prose, a cura di Ettore Mazzali, con una premessa di Francesco Flora, Milano, Napoli, Riccardo Ricciardi Editore, 1959, Libro secondo, p. 552-553 : « […] di Gotia e di Norvegia e di Svevia e d’Islanda o de l’Indie Orientali o di paesi di nuovo ritrovati nel vastissimo oceano oltre le Colonne d’Ercole si dee prender la materia de’ sì fatti poemi. » 18 Rainer Zaiser suédois Olaus et Johannes Magnus 12 veut qu’il soit tombé amoureux à son insu de sa sœur Alvida. Il est vrai que le tragique incestueux de la pièce paraît dépourvu de toute particularité nordique, mais le Tasse réussit à plonger son action dramatique dans une atmosphère boréale remplie d’images imposantes et prodigieuses du climat, de la nature et de la mythologie des pays du Nord 13 . Contrairement à ses prédécesseurs qui méprisent les spécificités topographiques, météorologiques et culturelles du Nord, le Tasse y reconnaît les sources de la grandeur, du merveilleux et du sublime dignes de figurer dans les genres littéraires les plus élevés tels que le poème épique et la tragédie. C’est ainsi que l’imaginaire boréal devient chez le Tasse un véritable programme poétique qu’il cherche à réconcilier avec les principes de la poétique d’Aristote. Ce petit parcours de l’itinéraire de l’image du Nord dans l’espace temporel entre l’Antiquité et la fin de la Renaissance nous a permis de noter d’importants changements en ce qui concerne la perception des régions boréales au fil des siècles. Je me propose maintenant de résumer très brièvement les caractéristiques de cette perception selon le cadre théorique développé par l’École doctorale « Imaginatio borealis » de Kiel 14 . Comme il est déjà ressorti des analyses précédentes, les images attribuées au Nord par les écrivains des premiers temps modernes sont sémantiquement contradictoires et géographiquement vagues. Dans le premier cas, elles constituent un espace sémantique qui va du mépris pour le Nord, censé être un lieu de peuples barbares, jusqu’au ravissement éprouvé face à ses paysages grandioses. Dans le second cas, ces images se réfèrent à un espace géographique qui d’un côté se limite aux régions de l’Extrême-Nord et de l’autre s’étend vers les zones des Alpes septentrionales. Dans les deux cas, ces images 12 Le Tasse s’est inspiré de la Historia de gentibus septentrionalibus d’Olaus Magnus (Rome, J. M. de Viottis, 1555) et de la Historia omnibus Gothorum Sueonomque regibus de Johannes Magnus (Rome, J. M. de Viottis, 1554). Voir Boccignone, p. 238. 13 Voir les commentaires du chœur à la fin du premier acte, vv. 875-886 : « E ’n questo clima ov’Aquilon rimbomba / e con tre soli impallidisce il giorno, / di fare oltraggio e scorno / al ciel tentâr poggiando altri giganti. / E monte aggiunto a monte, e tomba e tomba, / alte ruine e scogli in mar sonanti / a folgori tonanti, / son opre degne ancor di chiara tromba. » (Torquato Tasso, Il Re Torrismondo, dans Opere di Torquato Tasso, éd. Bortolo Tommaso Sozzi, vol. II, Torino, UTET, 1981, p. 480) 14 Il s’agissait là d’un projet interdisciplinaire auquel ont participé historiens, historiens de l’art, musicologues, ethnologues et littéraires de tous les domaines des lettres modernes et classiques. En sont nées une vingtaine de thèses de doctorat. Voir le site www.uni-kiel.de/ borealis/ frameset.htm (dernier accès 2/ 3/ 2012). Imaginatio borealis 19 constituent un espace fictif. L’image du Nord des écrivains est pour l’essentiel un produit imaginaire servant surtout à mettre en relief un contraste, à savoir celui entre le Sud et le Nord, le Même et l’Autre, le centre et la périphérie. Nombreux sont les cas où ces contrastes sont explorés pour des raisons politiques ou poétiques : politiques dans la mesure où ils sont utilisés pour concevoir ou affirmer l’identité nationale ou culturelle d’un peuple ou d’une région contre une autre, poétiques dans la mesure où l’on en profite pour élaborer ou défendre un programme littéraire ou esthétique contre un autre qui s’y oppose. C’est sur ce dernier aspect que j’aimerais attirer l’attention maintenant dans mes réflexions suivantes sur l’image du Nord dans la littérature française du XVII e siècle. Je l’ai déjà annoncé dans mon introduction : quant à la fonction poétologique du discours boréal, on constate, en ce qui concerne le XVII e siècle, plutôt une pénurie qu’une abondance d’occurrences pertinentes à ce sujet. Si une réflexion sur le Nord existe, elle s’inscrit, dans la plupart des cas, dans la tradition des jugements négatifs. En témoigne, par exemple, le récit du voyage en Suède que Pierre-Daniel Huet a entrepris en 1652 et qu’il relate tardivement dans ses Mémoires publiées en 1718. Dans ce récit, il avoue avoir voulu à l’époque accomplir son souhait d’aller dans la belle Italie, quand le savant Samuel Bochart, qui a été invité par la reine Christine, lui a demandé de l’accompagner à Stockholm. Voici les hésitations que Huet exprime à propos de cette proposition de son ami : Depuis longtemps j’avais une envie démésurée de voir l’Italie ; j’étais sur le point de la satisfaire, lorsque Bochart s’ouvrit à moi de son voyage en Suède et m’invita sans détour à l’y accompagner. Je balançai d’abord ; je comparai les beautés de l’Italie, son printemps presque perpétuel, ses monuments antiques et vénérables, aux rochers arides de la Suède et à son climat barbare 15 . La préférence donnée à la douceur de l’Italie et à la grandeur de son patrimoine n’empêche pas Huet de consentir à ce voyage au Nord de l’Europe. Toutefois, la réalisation de ce projet ne l’aidera pas à s’affranchir des préjugés qu’il a acquis à propos des régions septentrionales par ouï-dire ou par la lecture. L’importance de Huet dans le cadre de notre étude ne se limite cependant pas à la réécriture de cet antagonisme entre les pays civilisés du Sud et les régions sauvages du Nord, antagonisme qui existe, nous l’avons vu, depuis Pétrarque. Ce que le futur évêque de Soissons ajoute à ce contraste, c’est le profit qu’il en tire pour délibérer sur la poétique du roman, genre dont il ne cesse de diffamer, on le sait, les valeurs esthétiques 15 Pierre-Daniel Huet, Mémoires (1718), éd. Philippe-Joseph Salazar, Paris, Klincksieck, 1993, p. 31. 20 Rainer Zaiser et morales. Rien n’est plus propice à cet objectif que de s’imaginer une mauvaise influence exercée par les peuples du Nord, censés être barbares, sur le caractère inculte, vulgaire et fabuleux qu’il voit dans toute la production romanesque de son siècle. Ainsi explique-t-il dans sa Lettre de l’origine des romans les raisons pour lesquelles les romans sont à dénigrer par les propos suivants : Puis qu’il est donc vray que l’ignorance & la grossiereté sont les grandes sources de mensonge, & que ce débordement de Barbares qui sortirent du Septentrion, inonda toute l’Europe, & la plongea dans une si profonde ignorance, qu’elle n’en est sortie que depuis deux siècles, n’est-il pas bien vray-semblable que cette ignorance produisit dans l’Europe le mesme effet qu’elle a toûjours produit par tout ailleurs ? [...] Il n’y a donc pas lieu de contester que les Romans François, Alemans, & Anglois, & toutes les Fables du Nord [...] n’ont point d’autre origine que les histoires remplies de faussetez, qui furent faites dans des temps obscurs, pleins d’ignorance, où l’industrie & la curiosité manquoient pour découvrir la verité des choses, & l’art pour les escrire [...] 16 . Que le côté méridional paraisse absent de ce jugement défavorable de l’influence du Nord sur la genèse du roman moderne n’est vrai que si l’on se figure le Midi comme étant seulement un espace géographique. Cependant, dans le cas présent, le Nord et le Sud sont plutôt des espaces mentaux que des zones immuablement ancrées dans les deux hémisphères de la mappemonde. Dans les textes de Huet, le Nord représente tout d’abord une attitude péjorative de l’auteur à l’égard d’un ailleurs qui ne lui est pas familier. Ensuite, il transfère cette image négative à un autre objet qui lui est également étranger, cette fois-ci un objet littéraire. C’est le roman, genre nouveau de la première modernité, que Huet compare avec l’altérité de cette terra incognita que représente à son époque le Nord sur le plan des coutumes, des croyances, des mythes et des traditions populaires. L’altérité du roman, c’est son origine dans un passé considéré comme obscur, le Moyen Age, c’est sa composition dépourvue de toutes règles préétablies et ce sont ses sujets consacrés au quotidien, au vulgaire et à l’amour sous toutes ses formes possibles. L’espace littéraire familier à Huet est en revanche lié au Sud, à savoir à la tradition gréco-romaine, et en l’occurence tout particulièrement au poème épique comme antipode du roman. Toujours est-il que le poème épique est selon lui le genre narratif qui dipose de mérites que le roman n’a pas. « Les Poëmes [épiques], écrit-il, sont plus 16 Pierre-Daniel Huet, Lettre de l’origine des romans (1670), dans Pour et contre le roman: Anthologie du discours théorique sur la fiction narrative en prose du XVII e siècle, éd. Günter Berger, Paris-Seattle-Tübingen, PFSCL/ Biblio 17, 1996, p. 154- 155. Imaginatio borealis 21 reglez & plus chastiez dans l’ordonnance », ils « ont pour sujet une action militaire ou politique, & ne traitent l’amour que par occasion » et ils sont « toûjours vray-semblables » 17 . On se rend compte que l’antagonisme entre le Sud et le Nord pourra judicieusement servir de métaphore dans la fameuse querelle des Anciens et des Modernes. En témoigne un extrait tiré de l’un des ouvrages les plus pertinents de cette querelle, la Digression sur les Anciens et les Modernes de Fontenelle : Tout au plus on pourrait croire que la zone torride et les deux glaciales ne sont pas fort propres pour les sciences. Jusqu’à présent elles n’ont point passé l’Égypte et la Mauritanie d’un côté, et de l’autre la Suède [...]. Quoi qu’il en soit, voilà, ce me semble, la grande question des Anciens et des Modernes vidée. [...] le climat de la Grèce ou de l’Italie, et celui de la France, sont trop voisins pour mettre quelque différence sensible entre les Grecs ou les Latins et nous [...]. Nous voilà donc tous parfaitement égaux, anciens et modernes, Grecs, Latins et Français 18 . En ce qui concerne la localisation géographique du Nord et du Sud, Fontenelle a complètement changé la perspective de Huet. Il divise l’hémisphère septentrional en trois zones différentes : une zone centrale et deux zones marginales. La zone boréale se limite selon lui à l’Extrême-Nord, nommé par lui zone glaciale et reconnu comme lieu d’implantation des Lapons. La Suède appartient selon la classification de Fontenelle déjà à la zone centrale qui s’étend d’après lui jusqu’aux pays méditerranéens, y compris ceux du côté de l’Afrique. Le Sud est relégué à la zone tropicale. Tout comme Huet, Fontenelle voit dans les régions qu’il identifie comme appartenant au Nord le lieu de l’ignorance qui empêchera selon ses dires « de voir jamais de grands auteurs lapons » 19 . Il soumet au même jugement les régions et les peuples de l’Extrême-Sud, à savoir celles et ceux de la zone tropicale, de sorte que l’antagonisme entre le Nord et le Sud semble suspendu chez lui pour devenir un antagonisme entre le centre et la périphérie. Cette bipartition sert à Fontenelle à neutraliser la digression des Anciens et des Modernes. Auteurs tant anciens que modernes et auteurs tant originaires d’Italie que de France ou de Suède, tous sont égaux quant à la 17 Pierre-Daniel Huet, Traité de l’origine des romans, éd. Arend Kok, Amsterdam, Swets & Zeitlinger, 1942, p. 116. 18 Fontenelle, Digression sur les Anciens et les Modernes, dans La Querelle des Anciens et des Modernes, éd. Anne-Marie Lecoq, précédé d’un essai de Marc Fumaroli, suivi d’une postface de Jean-Robert Armogathe, Paris, Gallimard, 2001, p. 294-313, la citation p. 297-298. 19 Ibid., p. 297. 22 Rainer Zaiser qualité de leurs ouvrages, qualité qui est due, en dernière analyse, aux effets d’un climat modéré. Les côtés opposés à cette zone de la science et de la culture, à savoir la zone arctique et la zone équatoriale, sont tellement éloignés qu’ils n’ont, dans l’optique de Fontenelle, aucune importance comme menace esthétique ni morale. Jean de La Fontaine est moins conciliant que Fontenelle lorsqu’il intervient dans la querelle des Anciens et des Modernes en réintégrant le lieu commun de l’antagonisme entre le Nord et le Sud pour traiter la question. Néanmoins, à première vue, sa prise de position semble tout à fait équilibrée lorsqu’il se vante, dans son Épître à Monsieur l’évêque de Soissons de lire « qui sont du Nord et qui sont du Midi » 20 . Mais les choses se compliquent quand on regarde de plus près les auteurs qu’il donne en exemple dans le contexte du vers que je viens de citer. C’est ainsi qu’il déclame : Je chéris l’Arioste et j’estime le Tasse ; Plein de Machiavel, entêté de Boccace, J’en parle si souvent qu’on en est étourdi ; J’en lis qui sont du Nord et qui sont du Midi. Non qu’il ne faille un choix dans leurs plus beaux ouvrages ; Quand notre siècle aurait ses savants et ses sages, En trouverais-je un seul approchant de Platon ? La Grèce en fourmillait dans son moindre canton 21 . Ces vers soulèvent la question de savoir qui sont les auteurs du Nord et quel est leur rôle dans le raisonnement de La Fontaine. Il est sûr et certain que les auteurs italiens qu’il évoque représentent la partie du Midi, mais en ce qui concerne les auteurs du Nord, il renonce à en mentionner les noms. Ceci nous donne lieu de croire qu’il n’associe à ces derniers qu’un espace littéraire vague dont il prétend avoir lu quelques ouvrages pour les mettre au même rang que ceux des auteurs originaires du Midi. Mais contrairement à Fontenelle qui essaie de rapprocher le Nord du Sud pour niveler la différence entre les Anciens et les Modernes, La Fontaine emploie cette stratégie pour justifier sa préférence pour les Anciens. L’Arioste, le Tasse, Machiavel et Boccace ne comptent pas seulement parmi les auteurs du Midi, mais ce sont aussi, selon La Fontaine, des auteurs modernes. A son avis, leurs ouvrages sont certes plus beaux que la plupart de son « siècle », mais ils ne peuvent égaler en rien la grandeur de ceux de la Grèce antique. Face à ce contexte, l’image du Nord de La Fontaine demeure étrangement ambi- 20 Voir À Monsieur l’évêque de Soissons. En lui donnant un Quintilien de la traduction d’Oratio Toscanella (Paris, André Praland, 1687), dans Jean de La Fontaine, Œuvres diverses, éd. Pierre Clarac, Paris, Gallimard, 1991, p. 647-649, la citation p. 649. 21 Ibid., p. 649. Imaginatio borealis 23 guë : pense-t-il aux pays scandinaves, à l’Allemagne, à l’Angleterre ou même à la France ? On ne saurait guère répondre à cette question. En tout cas, on a l’impression qu’il se sert des suggestions négatives suscitées par les lieux communs de l’imaginaire boréal pour diminuer la valeur esthétique des auteurs modernes, qu’ils soient du Nord ou du Midi. Boileau, par contre, est plus formel en ce qui concerne son parti pris pour les Anciens. Dans sa « Préface » à l’édition de ses Œuvres complètes de 1701, il disserte sur le style des bons ouvrages et cite comme mauvais exemple deux vers tirés de Pyrame et Thisbé de Théophile de Viau. Ces vers ont pour sujet le moment où Thisbé découvre le corps mort de son amant et s’adresse au couteau sanglant avec lequel ce dernier s’est suicidé : Ah ! voici le poignard qui du sang de son Maistre S’est soüillé lâchement. Il en rougit, le Traître 22 . Et Boileau de commenter cette scène : Toutes les glaces du Nord ensemble ne sont pas, à mon sens, plus froides que cette pensée. Quelle extravagance, bon Dieu ! de vouloir que la rougeur du sang, dont est teint le poignard d’un Homme, qui vient de s’en tuer luimesme, soit un effet de la honte qu’a ce poignard de l’avoir tué ? 23 Il est évident que les glaces du Nord remplissent ici la fonction d’une métaphore qui a pour objectif de dénoncer la valeur esthétique d’une œuvre littéraire. Le fait que Thisbé voit dans la rougeur du sang du poignard avec lequel Pyrame s’est tué un signe de la honte de cet objet, donc une émotion humaine, ne paraît à Boileau ni bienséant ni vraisemblable. Le terme d’« extravagance », qu’il utilise lui-même pour désigner cette métaphore bizarre de Théophile, symbolise en effet l’opposé de l’esthétique classique dont Boileau est le défenseur infatigable. Tout de même, le paradoxe de Boileau est de prôner ailleurs ce qu’il rejette ici. Dans la « Préface » consacrée à sa traduction du Traité du sublime, il explique avec beaucoup de bienveillance ce que Longin entend par ce mot : [Le Sublime, c’est] cet extraordinaire et ce merveilleux qui frape dans le discours, et qui fait qu’un ouvrage enleve, ravit, transporte. [...] le Sublime se peut trouver dans une seule pensée, dans une seule figure, dans un seul tour de paroles. [...] Il faut donc entendre par Sublime dans Longin, l’Extraordinaire, le Surprenant, et comme je l’ai traduit, le Merveilleux dans le discours 24 . 22 Boileau, Œuvres complètes, éd. Françoise Escal, introduction par Antoine Adam, Paris, Gallimard, 1966, p. 2. 23 Ibid., p. 2. 24 Ibid., p. 338. 24 Rainer Zaiser Certes, les vers de Théophile ne sont pas sublimes dans le sens qu’ils enlèvent ou ravissent leurs lecteurs, mais ils sont en tout cas extraordinaires et surprenants, qualité littéraire d’une part critiquée par Boileau par rapport à la pièce de Théophile et d’autre part honorée par lui lorsqu’il traduit le traité de Longin. Dans le cadre de notre thématique, il est en outre intéressant de remarquer que le sublime tel que défini par Boileau d’après Longin va de pair avec une certaine idée du Nord qui est moins répandue aux premiers temps modernes, mais visiblement plus positive que celle nourrie par Huet, Fontenelle et Boileau. Nous sommes ici du côté du Tasse qui avait prisé, nous l’avons vu, la nature et la mythologie des pays nordiques comme d’inépuisables sources du merveilleux et du sublime dignes de figurer dans les œuvres littéraires. Rares sont les traces que nous trouvons de cette valorisation positive de l’image du Nord dans la littérature française du XVII e siècle, mais il y en a quelques exemples. Jean-François Regnard est l’un des rares explorateurs français qui aient pénétré à l’intérieur de l’Extrême-Nord au XVII e siècle 25 . Au fond, cet écrivain voyageur reporte sur son récit de voyage tous les stéréotypes qui, à l’époque, ont marqué l’imaginaire boréal : le Nord comme terre sauvage, froide et horrible. Ce qui frappe pourtant dans son récit, c’est un passage où il se montre tout à coup impressionné par le paysage et la solitude qui l’entourent au sein d’un village dont les habitants vivent dans des conditions dures et abominables. Voici la description de cette expérience : Rien n’est plus affreux que ces demeures ; les torrents qui tombent des montagnes, les rochers, et les bois qui les environnent, la noirceur et l’air sauvage des forgerons, tout contribue à former l’horreur de ce lieu. Ces solitudes affreuses ne laissent pas d’avoir leur agrément, et de plaire quelquefois autant que les lieux les plus magnifiques ; et ce fut au milieu de ces rochers que je laissai couler ces vers, d’une veine qui avoit été longtemps stérile [...] 26 . Ce qui mérite d’être retenu de ce passage, c’est l’inspiration poétique qui saisit soudainement le voyageur. Elle découle d’un sentiment de charme, voire de grâce, causé par la splendeur du paysage nordique et aboutissant à des forces créatrices que le poète Regnard ne semble jamais avoir éprouvées auparavant. C’est ici qu’opère le ravissement dont parle Boileau à propos de l’effet produit par le sublime de Longin, sublime qui est ancré dans une 25 Voir à propos de l’exploration de la Laponie, qui prend d’ailleurs un plus grand essor au XVIII e siècle, l’étude de Florian Wagner, Die Entdeckung Lapplands : Die Forschungsreisen Carl von Linnés und Pierre Louis Moreau de Maupertuis’ in den 1730er Jahren, thèse de doctorat, Université de Kiel, 2002. 26 Jean-François Regnard, Voyage en Laponie, Paris, Lequien, 1820, p. 82-83. Imaginatio borealis 25 inclination vers les objets extravagants, surprenants et merveilleux. L’art fondé sur ces principes est nettement anti-classique. C’est pourquoi il n’est pas étonnant que l’on retrouve les meilleurs exemples de cet art dans la littérature baroque. Etant donné que le classicisme a son origine dans l’Antiquité gréco-romaine, donc géographiquement dans une région européenne méridionale, il n’est pas surprenant non plus que les auteurs baroques soient susceptibles d’apprécier les inspirations que leur apporte Borée, pour le dire poétiquement. Regardons un dernier exemple qui montre le lien existant entre la poé- tique d’un texte littéraire et l’image du Nord. L’exemple est tiré du Moyse sauvé de Saint-Amant. Ce poème idyllique est consacré à l’enfance de Moïse, plus exactement à l’épisode entre le moment où il fut abandonné par sa mère sur le Nil à l’âge de trois mois et le moment où il fut sauvé par la fille du pharaon. Dans la scène suivante, l’enfant Moïse flotte dans une corbeille sur les eaux du Nil. Au début, l’épisode est plongé dans une atmosphère calme et paisible jusqu’à ce qu’une tempête éclate et la nacelle risque de chavirer : Un foudroyant tonnerre estonnant tout le Monde Gronde et roule à l’entour de cette Boule ronde ; Et le cruel Borée enflamé de courroux, De la Porte d’Eole arrachant les verroux, Sort de son Antre obscur, se revest d’insolence, Plus viste qu’un esclair sur ses ailes s’élance, Siffle, hurle, mugit, enrage en ses poumons, Heurte, fracasse, entraisne, et Bois et Tours et Mons, Fait trembler la Nature, et rapide en sa course, Esbranle en leurs pivots et l’Antartique et l’Ourse [...] 27 . Borée rappelle dans cet extrait toute l’impétuosité qui caractérise l’image du Nord au début des temps modernes : les forces naturelles mises en mouvement par les souffles glacials du vent ne mettent pas seulement la terre et la mer en désordre, mais engendrent aussi des images prodigieuses qui touchent au sublime de Longin. « Le Nil », par exemple, « monte jusqu’au Ciel » (VI, vv. 293/ 295), « cent vastes Crocodiles » (VI, v. 301) et « [u]ne montagne d’eau » (VI, v. 310) menacent le frêle esquif du petit enfant 28 . Ces images qui évoquent l’extraordinaire aussi bien que le merveilleux sont très proches de cette grandeur d’une pensée que Boileau a 27 Saint-Amant, Œuvres, V, éds Jacques Bailbé et Jean Lagny, Paris, Honoré Champion, 1979, Moyse sauvé, Sixième Partie, vv. 277-286, p. 123. 28 Voir une étude plus détaillée de cet épisode dans Dorothee Scholl, Moyse sauvé : Poétique et originalité de l’idylle héroïque de Saint-Amant, Paris-Seattle-Tübingen, PFSCL/ Biblio 17, 1995, p. 64-68. 26 Rainer Zaiser découverte dans le traité Peri hypsous. Quoiqu’il paraisse estimer le concept du sublime de Longin, il n’est pas prêt à le tolérer chez les poètes de son siècle. Non seulement il blâme Théophile à ce propos, mais il traite aussi Saint-Amant de « Fou » pour ses « vains objets » narrés dans son Moyse sauvé 29 . L’exploitation poétique de l’imaginaire boréal au XVII e siècle risque donc toujours d’être réfutée ou calomniée, face à la prédominance d’un art dont les sources d’inspiration ne proviennent pas seulement du passé, mais aussi du Sud de l’Europe. C’est ainsi que s’explique le moindre rôle de l’imaginaire boréal dans la réflexion poétique du XVII e siècle en France. Même ceux qui y recourent, comme Saint-Amant, ne peuvent parfois s’empêcher de se faire inspirer par l’image gréco-romaine du Nord. Borée, personnification du vent froid du Nord qui sort de la porte d’Eole est une invention de la mythologie grecque. Pour terminer, un bref regard sur l’importance de l’imaginaire boréal dans la réflexion poétique de l’âge romantique nous aidera à comprendre encore mieux les raisons pour lesquelles, au XVII e siècle, la culture du Nord n’a jamais pu triompher en tant que source d’inspiration et d’imitation sur celles de l’Antiquité gréco-romaine. On pourrait placer cette explication sous la devise : « Enfin Ossian vint ». Ce barde écossais du troisième siècle après Jésus-Christ est entré dans la mémoire culturelle de l’Europe entière à partir du moment où le poète écossais John Macpherson a publié pour la première fois en 1760 quelques chants poétiques qu’il prétend avoir traduits du gaélique et qu’il attribue à un certain poète qu’il appelle Ossian. Peu importe, pour notre objectif, s’il s’agit là d’une véritable trouvaille ou d’une contrefaçon, l’essentiel est que Macpherson a donné, en publiant ces poèmes d’origine gaélique, à la culture du Nord son auteur de référence, voire son Antiquité. L’origine de la littérature du Nord a perdu son anonymat qui se manifestait auparavant dans cette vaste matière indéfinie de mythes et de légendes rapportés vaguement par les récits de voyage et à peine saisissables dans leur origine. Madame de Staël n’hésite pas à considérer Ossian comme l’Homère du Nord. Pourtant, elle n’hésite pas non plus à signaler la grande différence qu’elle voit dans les traditions littéraires fondées respectivement par ces deux poètes. Dans le chapitre « De la Littérature du Nord » de son ouvrage De la littérature elle explique ceci : 29 Voir L’Art poétique, Chant III, dans Boileau, Œuvres complètes, p. 175. Imaginatio borealis 27 Il existe, ce me semble, deux littératures tout à fait distinctes, celle qui vient du midi et celle qui descend du nord, celle dont Homère est la première source, celle dont Ossian est l’origine. 30 Et Madame de Staël de plaider résolument en faveur d’Ossian et de l’inspiration poétique émanant des poètes du Nord, particulièrement de ceux « qui ont succédé aux Bardes Ecossais » 31 : « Toutes mes impressions, écritelle, toutes mes idées me portent de préférence vers la littérature du nord [...] » 32 . Elle explique cette prédilection par les mêmes caractéristiques qui ont fait tomber en disgrâce l’imaginaire boréal auprès de la plus grande partie des auteurs qui ont daigné prêter dans le passé leur attention aux régions du Nord : […] l’imagination du nord, celle qui se plaît sur le bord de la mer, au bruit des vents, dans les bruyères sauvages ; celle enfin qui porte vers l’avenir, vers un autre monde, l’âme fatiguée de sa destinée. L’imagination des hommes du nord s’élance au-delà de cette terre dont ils habitaient les confins ; elle s’élance à travers les nuages qui bordent leur horizon, et semblent représenter l’obscur passage de la vie à l’éternité 33 . Cette citation fait ressentir le sublime que Madame de Staël discerne dans l’imagination des peuples du Nord et qui deviendra le pivot sur lequel reposent les conceptions esthétiques de la littérature romantique. Ce qui me semble pourtant plus important à retenir à la fin de ce tour d’horizon, c’est que la découverte tardive d’Ossian explique probablement le fait que les littératures du Nord n’ont pu disputer le rang aux littératures du Midi que très tardivement, à savoir à partir du dix-neuvième siècle seulement. 30 Madame de Staël, De la littérature, éds. Gérard Gengembre et Jean Goldzink, Paris, Flammarion, 1991, p. 203. 31 Ibid., p. 204. 32 Ibid., p. 204. 33 Ibid., p. 205. La Reine Christine : transgression et galanterie N ATHALIE G RANDE (U NIVERSITÉ DE N ANTES ) Christine de Suède a bénéficié du redoutable privilège de recevoir dès le XVII e siècle d’extraordinaires éloges et de redoutables critiques. « Étoile polaire », « Minerve du Nord » pour les uns, elle fut aussi l’objet d’une série de remarques acerbes, aussi bien dans les Mémoires de certains de ses contemporains, que dans l’Histoire des intrigues galantes de la reine Christine de Suède et de sa cour, long récit paru anonymement à Paris en 1696, qui, comme son titre l’indique, entend inscrire l’histoire de la reine Christine dans la lignée des nouvelles galantes si appréciées dans la seconde partie du XVII e siècle. Mais comment, et pourquoi, transformer une femme au physique plutôt ingrat, au comportement souvent jugé scandaleux, au statut unique, en personnage galant ? L’abdication extraordinaire de la reine Christine en 1654, son goût pour les arts et la science, sa liberté d’esprit et de mœurs, sa haine des contraintes faisaient d’elle un personnage horsnorme, cette hors-normalité pouvant aussi bien donner lieu à admiration qu’à satire. Mais si la prose et la poésie encomiastiques ont leurs figures codées, comment oser la satire d’un souverain, surtout quand ce souverain ayant renoncé au pouvoir politique ne mérite plus d’être attaqué par pamphlet ? La « galantisation » de la figure de Christine, reine rien moins que galante, ne sert-elle pas alors de moyen pour faire entendre la tonalité satirique ? Parce que Christine était une femme, et une femme n’entrant dans aucune des cases prévues pour les femmes au XVII e siècle (c'est-à-dire le mariage ou le couvent), sa vie a pu servir à une relecture galante qui donne des indications sur ce que pouvait signifier exactement une telle mise en scène pour un lecteur du XVII e siècle. On ne reviendra pas sur les figurations laudatives bien connues de la reine : son règne et le moment qui suit immédiatement son abdication correspondent à sa plus grande gloire. C’est alors à travers trois figures complémentaires que se déploie l’éloge de la souveraine : Christine comme 30 Nathalie Grande reine, comme savante, et comme sage, voire sainte en puissance… Mais tel un personnage bifrons, la reine Christine présente un deuxième visage beaucoup plus transgressif, et qui n’a pas manqué d’étonner, voire de scandaliser ses contemporains : c’est dans cette perspective que s’inscrit l’Histoire des intrigues galantes de la reine Christine de Suède et de sa cour, pendant son séjour à Rome parue sept ans après la mort de la reine survenue en 1689, c'est-àdire à une époque où le prestige de la souveraine a beaucoup décru, et à un moment où nulle conséquence fâcheuse ne peut découler d’un usage trop franc de la critique. Selon ce récit, le premier type de transgression que pratique la souveraine sans royaume, c’est l’absence de respect de l’étiquette : elle se montre beaucoup trop familière avec son entourage, et même avec ses domestiques. Cela est noté d’entrée de jeu par le narrateur dans le portrait inaugural : Elle aimait les plaisirs, et ne gardait guère de mesures ni de bienséance en les prenant : on l’a vue s’abaisser jusqu’à se familiariser avec plusieurs de ses Officiers 1 . Et ailleurs : Quoiqu’elle fût une grosse mangeuse, comme le sont les peuples du nord, elle ne buvait presque point de vin, elle aimait mieux manger des choux, et des châtaignes bouillies avec ses filles, qu’elle allait trouver dans leurs chambres pour cela, que de manger les bons morceaux qu’on lui préparait avec une magnificence royale 2 . Aussi bien la nourriture, populaire par excellence (du chou et des châtaignes), que le fait d’aller la partager avec ses suivantes heurtent le code des hiérarchies sociales. Cette familiarité manifeste le fait que Christine, si imbue de ses prérogatives de reine quand elle fréquente l’aristocratie, est capable d’oublier tous les préjugés sociaux en vigueur quand il s’agit de personnes issues du peuple, au point d’apprécier certains de ses serviteurs plus qu’elle ne le devrait si elle se conformait aux usages. Ainsi le narrateur s’étonne qu’elle distingue Clairet Poissonnet, fils d’un cabaretier parisien, entré comme confiturier à son service, et bientôt devenu « maréchal des logis » et homme de confiance, élevé à des emplois d’espionnage puis de diplomatie, maniant des sommes importantes, envoyé en messager au Pape, toutes fonctions qui lui semblent exorbitantes 3 . La même absence de préjugés se confirme à l’égard d’une humble suivante, Giovannina, tombée inopinément enceinte, et à laquelle la reine vient en aide « pour faire passer 1 Histoire des intrigues galantes de la reine Christine de Suède et de sa cour, pendant son séjour à Rome (1696), Amsterdam, Jan Henri, 1697, p. 5. 2 Ibid., p. 292. 3 Ibid., p. 169. La Reine Christine: transgression et galanterie 31 sa grossesse ». Et quand elle meurt, « la pauvre Giovannina fut enterrée en habit de carmélite couronnée, et entourée de fleurs, pour marque de sa virginité » : La reine la pleura, comme si elle eût été sa parente, tant cette princesse était bonne et pleine de tendresse pour ses domestiques, qu’elle eût rendus riches à sa mort, si on l’eût laissé faire 4 . Mais on ne laissa pas faire, et le cardinal Azzolin fut son légataire universel. Cette absence d’égards pour la hiérarchie sociale ne fait sans doute pas de la reine Christine une partisane de l’égalité des droits ; on peut même supposer au contraire que c’est sa position sociale incontestable qui lui a donné la liberté de se moquer des hiérarchies et des étiquettes, étant trop assurée par ailleurs du droit de son bon plaisir souverain. Il n’empêche que l’usage qu’elle fit de cette position dominante détonnait, surtout dans le regard de Français dont la cour faisait au même moment le choix d’une observance stricte des codes hiérarchiques et d’une étiquette pointilleuse quant aux apparences. Cette liberté de conduite se confirme dans le langage de la reine, pas toujours châtié, n’hésitant pas à appeler un chat un chat, au mépris encore une fois de son statut princier, mais également de sa condition de femme, les dames étant censées ignorer les termes les plus crus, et en tout cas ne jamais les mettre en usage. Mlle de Montpensier l’avait déjà noté lors de sa brève rencontre avec la reine : « elle jurait Dieu » 5 . Elle faisait bien pis, osant insulter un cardinal 6 , ne reculant pas devant des termes considérés comme vulgaires et des plaisanteries grivoises 7 . Aussi le narrateur conclut avec justesse à la fin de son ouvrage qu’« elle ne songeait qu’à suivre son génie en toutes choses, sans crainte du qu’en dira-t-on » 8 . Ces traits transgressifs surprennent, venant d’une personne à l’autorité souveraine : le lien 4 Ibid., p. 191. 5 Mlle de Montpensier, Mémoires, Paris, Fontaine, 1985, t. 1, p. 400. 6 Lors d’une dispute, elle traita le cardinal Barberin de « Vecchio matto » [vieux fou], Histoire des intrigues, p. 114. 7 On raconte à la reine comment deux dames ont trompé leurs galants, et elle « se mit à rire à gorge déployée, disant qu’il ne fallait point se fier à des bêtes sans queue, ce furent ses termes », ibid. p. 109. L’usage du terme queue pour désigner le pénis est attesté dans le Dictionnaire de Richelet (1680), où le lexicographe souligne que c’est une acception vulgaire : « Dans le bas burlesque. Le mot de queue signifie les parties naturelles de l'homme ». Une autre anecdote (ibid. p. 93) souligne que la reine « était fort libre en paroles, et prononçait des mots en français, qu’elle aurait eu honte de dire en sa langue ». 8 Ibid., p. 293. 32 Nathalie Grande entre autorité et ordre semble aller de soi ; or le comportement de la reine Christine cadre mal avec les usages que déterminent les hiérarchies. Une telle attitude reçoit plusieurs explications. Pour les uns, si la reine Christine n’a pas les usages qu’il convient d’avoir quand on appartient au grand monde, c’est parce qu’elle vient du nord… Autant dire qu’elle est la digne représentante des peuples barbares sur lesquels elle avait régné. Mlle de Montpensier par exemple, ne cache pas ce qu’elle pense : Si elle eût été plus civile, elle me serait venue voir le lendemain avant que de partir ; mais ce serait trop demander à une reine des Goths 9 . La pointe est habile car la connotation péjorative de « goth » existait déjà, et en même temps la duchesse ne faisait que mentionner un des titres héréditaires de Christine : « reine de Suède, des Goths, et des Vandales ». De fait, l’Histoire des intrigues galantes de la reine Christine ne cache pas que la reine est capable de violence, non seulement verbale mais aussi physique 10 . Cette impulsivité de la reine, incapable de se maîtriser, cadre mal avec le portrait d’un souverain, censé incarner l’idée de majesté, et encore moins avec l’idée de souveraine, la féminité n’étant pas censée exprimer ses désirs ou ses frustrations par une violence physique particulièrement malséante. Toutes ces transgressions, de l’ordre hiérarchique, du code de la politesse, des règles de bienséance, en particulier féminines, finirent par paraître si dérangeantes que l’explication par une proto-théorie des climats ne suffit pas : on en vint à douter du sexe même de Christine, car cumuler une couronne, le goût et le talent pour l’étude, le refus du respect des usages, une certaine verdeur langagière et un tempérament colérique finissait par rendre incertain le sexe d’une femme qui n’entrait pas dans les codes et les définitions de la féminité. Il faut dire que l’attitude de Christine vis-à-vis des femmes pouvait en convaincre : elle professait une misogynie telle qu’elle refusait les femmes dans sa suite 11 . Pourtant cette misogynie est à nuancer, et pourrait être comprise comme la réaction d’un esprit libre face à la condition assignée aux femmes : elle abhorrait le mariage, et avait la mater- 9 Mlle de Montpensier, Mémoires, p. 410. 10 Elle en vient aux mains avec son médecin (p. 45), avec son chimiste, avec un de ses ambassadeurs (p. 136). 11 Quand elle quitte Mlle de Montpensier, la mémorialiste témoigne : « Je la vis monter en carrosse avec Sentinelli, un autre, et un gentilhomme qui était au roi, nommé Lesin. Rien n’est si bizarre que de voir une reine sans pas une femme. », Mlle de Montpensier, Mémoires, p. 410. La Reine Christine: transgression et galanterie 33 nité en horreur 12 . Ce mépris pour la féminité confine à un exhibitionnisme transgressif, où on pourrait voir une posture libertine adéquate pour une femme 13 . En effet, la reine Christine a sans doute volontairement refusé l’assignation générique que lui imposait son sexe. Ses choix vestimentaires par exemple (robe plutôt courte et usage du justaucorps) choquaient, et Mlle de Montpensier est même plus précise encore dans son portrait : Elle est blanche ; les yeux bleus ; des moments, elle les a doux, d’autres fort rudes ; la bouche assez agréable quoique grande, les dents belles, le nez grand et aquilin ; fort petite, son justaucorps cache sa mauvaise taille. Enfin à tout prendre, elle me parut un joli petit garçon 14 . La duchesse de Montpensier se fait ainsi l’écho de la rumeur qui a couru très tôt sur le compte de la reine, tantôt soupçonnée d’être un homme travesti en femme 15 , tantôt un/ e hermaphrodite. L’Histoire des intrigues galantes de la reine Christine suggère une sorte d’explication rationnelle de cette double appartenance générique : Outre tous ces agréments de son sexe qui sont une beauté dans son naturel, elle avait encore plusieurs belles qualités du nôtre, la hardiesse et l’intrépidité, une parfaite connaissance de toutes choses, une grande dextérité à conduire les affaires importantes, et délicates, enfin elle avait presque tout le mérite des deux sexes 16 . Et pour autant, à la différence de bien des textes jouant de cette dualité, une anecdote rapportée ne laisse aucun doute sur le sexe de Christine. Un jour qu’elle conduit une calèche, elle verse : 12 « Cette princesse haïssait, ou faisait semblant d’haïr le mariage » dit l’Histoire des intrigues…, p. 292. Elle refusait de prendre à son service les gens mariés, et traite les femmes enceintes de « vache[s] », ibid., p. 291. Voir aussi le témoignage de Pierre-Daniel Huet, Mémoires (1718), Toulouse, Société de Littératures classiques, 1993, p. 43. 13 Voir à ce sujet l’article récent de Jean-Pierre Cavaillé, « Masculinité et libertinage dans la figure et les écrits de Christine de Suède », Dossiers du Grihl, 2010, http: / / dossiersgrihl.revues.org/ 3965. 14 Mlle de Montpensier, Mémoires, p. 398. 15 Thèse accréditée par le déguisement masculin adopté par Christine pour quitter à cheval la Suède après son abdication. À cet égard, on peut noter que le justaucorps qu’affectionne la reine est plutôt un vêtement masculin, même s’il en existait pour femmes (voir le Dictionnaire de Richelet, 1680). On remarquera également que Mlle de Montpensier mentionne, en surprenant Christine en tenue de nuit, qu’elle ne portait « pas un cheveu » car elle se faisait raser, pour la commodité de la perruque on imagine. Op.cit. p. 409. 16 Histoire des intrigues, p. 4. Ce bruit témoigne à notre sens d’une typologie des genres extrêmement stéréotypée mais toujours en usage. 34 Nathalie Grande Sa Majesté fut jetée à terre, les jupes retroussées, criant à l’aide ; et parce que personne n’osait approcher en la voyant en cet état, elle se moqua de leur sotte honte, en disant : « Je ne suis pas fâchée qu’on me voie telle que je suis, afin qu’on sache que je ne suis ni mâle, ni hermaphrodite, comme on me veut faire passer dans le monde » 17 . Par ce type de jeu avec le genre qu’a pratiqué la reine, elle transgressait un des fondements les plus stables de la structuration sociale : la différenciation sexuelle. Ainsi la figure de Christine a suscité par ses transgressions de tous ordres de nombreuses moqueries et satires, au moins aussi exagérées que ses panégyriques. Mais telle n’est pas la posture adoptée par le narrateur français de l’Histoire des intrigues galantes de la reine Christine. Comme le titre l’indique, ce n’est pas une version satirique qu’il entend donner, mais ce sont les « intrigues galantes » sur lesquelles le récit prétend se focaliser. Pourtant la lecture ne donne pas vraiment ce que promet le titre. En effet, les intrigues galantes de la reine Christine à proprement parler sont réduites à peu de choses : son amour impossible pour le comte Magnus de La Gardie est brièvement évoqué pour expliquer sa décision de célibat (p. 7) ; l’intrigue avec le duc de Guise chargé de l’accueillir en France permet simplement d’affirmer qu’elle était très « savante elle-même en galanterie » (p. 9) ; il y a bien l’affaire, qui a défrayé la chronique, de l’assassinat de son favori Monaldeschi dans la Galerie des cerfs de Fontainebleau ; mais elle est évacuée en deux pages (p. 10-11), et sans plus de commentaire ; la rencontre du cardinal Azzolin est la première occasion de parler vraiment de commerce galant : on apprend qu’« ils s’embarquèrent dans un commerce d’amour » (p. 15) et que « le prétexte spécieux des affaires leur facilitait les entrevues fréquentes, et bien souvent des tête-à-tête tels qu’il faut, pour prendre à loisir les plaisirs quand on le veut bien tous deux, et qu’on est sans fâcheux » (ibid.) ; mais ensuite plus rien, sauf l’épisode comique des avances mal placées de la reine pour un jeune homme si timide ou si peu tenté qu’il passe pour impuissant (p. 63-83). Quant au penchant de Christine pour les femmes, on ne trouve aucune anecdote s’y rapportant 18 . Ce qui ne veut pas dire pour autant que la galanterie, réduite à son sens trivial, n’est pas présente, mais, comme le titre complet l’indique en fait, il s’agit des intrigues galantes de la reine « et de sa cour, pendant son séjour à Rome ». 17 Ibid., p. 293. 18 Sauf peut-être une allusion, et encore au risque de la surinterprétation : « Encore que sa Majesté eût d’autres dames et demoiselles, elle avait si peu d’inclination pour son sexe, au moins dans les commencements, qu’on ne voyait jamais de femmes chez elle, et quand elle sortait, elle n’en avait jamais à sa suite » ibid., p. 148. C’est nous qui soulignons. La Reine Christine: transgression et galanterie 35 C'est-à-dire que le récit se focalise surtout sur les libertés de toutes sortes que permet le système des franchises en vigueur à Rome, où le Pape n’avait pas autorité sur un certain nombre de quartiers, placés sous juridiction étrangère (celle des ambassadeurs de France, d’Espagne etc.). Or la reine Christine avait reçu du Pape Alexandre VII, après son entrée triomphale à Rome en décembre 1655, ce genre de privilège pour le quartier du Palais Corsini où elle logeait et elle fut la dernière à le conserver quand ces franchises furent abolies pour les ambassadeurs par Innocent IX. Le quartier de la reine était ainsi l’asile sinon du crime, du moins de la délinquance, des voleurs, contrebandiers, prostitués et courtisanes et l’Histoire des intrigues galantes donne en fait une large place aux friponneries en tous genres que les franchises légales, jointes à l’indulgence de la reine, permettaient. Or les trafics comprennent évidemment les commerces charnels : amours adultères et amours débutantes ; amours stipendiées et amours ancillaires ; fille vendue par sa mère et violée dans le palais de la reine (p. 270) ; épouses (p. 110) et veuves (p. 193) fuyant la vie domestique pour vivre en courtisanes ; comte qui « soupire dans les formes » (p. 144) et prince qui se comporte comme le « taureau banal de Rome » (p. 102) ; moines débauchés (p. 110) et « amour de grille » (c'est-à-dire de couvent, p. 126). L’entourage proche de la reine n’est pas épargné : on découvre que son écuyer a tenu clandestinement une femme enfermée dans ses appartements pendant des années 19 ; les débauches et prévarications du capitaine de sa garde abondent 20 . L’Histoire des intrigues galantes de la reine Christine n’insiste donc pas sur les différentes liaisons qu’a entretenues la reine avec ses favoris et favorites, mais préfère insister sur la corruption de son entourage, préservant ainsi la majesté royale car Christine était certes une souveraine déchue, et volontairement déchue, mais avait conservé le titre, les privilèges et le train de vie d’une reine. Ce statut rendait peut-être difficile, même après sa mort, un texte trop explicite sur la liberté avec laquelle la reine avait choisi de vivre, texte que son caractère scandaleux aurait même discrédité, ramenant un récit, très bien informé semble-t-il, au rang de pamphlet partisan, donc sans portée véritable. Mais il apparaît que la stratégie d’écriture galante, en évitant à la reine les récits trop tendancieux, permet de suggérer un libertinage finalement plus radical. C’est en n’insistant pas sur certains faits particulièrement douteux, par exemple sur la liaison entre la reine fraîche- 19 Et le narrateur commente : « il est surprenant que cette femme y soit demeurée plusieurs années sans parler à personne, sans aucun sentiment de Religion, et croupissant dans un adultère perpétuel », ibid., p. 120. 20 « Ainsi notre barbon en avait [des femmes] à revendre, et il les produisait souvent à ses amis », ibid., p. 102. 36 Nathalie Grande ment convertie au catholicisme et le cardinal Azzolin, en laissant seulement entendre que la reine a payé pour faire pratiquer un avortement, en signalant que son quartier était devenu le refuge des femmes en rupture de bans, des malandrins et des prostituées, que son libertinage, philosophique cette fois, est suggéré. Même si les « galanteries » ne concernent pas Christine personnellement, la réaction, ou plutôt l’absence de réaction de la reine face aux débauches dont elle vivait entourée manifeste chez elle soit une sottise coupable, soit le refus de l’ordre moral dont elle aurait dû être, en tant que souveraine, la garante. Quand sa femme de chambre, la Landini, tombe enceinte en l’absence de son mari : La reine, qui était bonne, et qui compatissait à la faiblesse du sexe […], lui dit d’avoir bon courage, et de ne se pas désespérer, qu’elle aurait soin d’apaiser son mari, et que puisque l’affaire était faite, elle lui pardonnait, à condition d’être plus sage à l’avenir : mais c’était prêcher au désert, car devant, et après cet accident, elle s’en donnait au cœur joie […] 21 . Et elle fait élever la fille dans son palais, près de sa mère, contrairement à l’usage qui était souvent de mettre au couvent les bâtard(e)s ; quand une dame piémontaise vient se réfugier auprès d’elle pour fuir son mari, elle prend fait et cause pour elle, et combat pape et cardinal qui veulent la faire rentrer dans le droit chemin (p. 114) ; quand la reine, après la mort brutale de son écuyer, apprend l’existence de la femme adultère cachée depuis des années dans son appartement, elle « empêcha la justice d’en prendre connaissance » (p. 121). Toutes ces anecdotes sont présentées comme les extravagances d’une reine fantasque, qui a peut-être trop bon cœur, ou est peut-être un peu trop bête pour ne pas se laisser duper par les malins. Mais on constate aussi que l’explication qui donnerait une cohérence à toutes ces dérives, c’est-à-dire le libertinage de la reine, est soigneusement écartée. La stratégie d’écriture galante apparaît alors comme un moyen ambivalent pour rendre acceptable un style de vie inouï ; en ce sens la galanterie sert d’alibi à un libertinage de fait 22 . En définitive, la confrontation entre la figure de la reine, prétendument galante, mais en définitive plutôt sage, et son entourage, curial et urbain, amène à se demander si les intrigues galantes promises par le titre ne sont pas un simple terme commercial, utilisé par l’éditeur pour mettre en valeur un projet historico-biographique : le texte aurait pu aussi bien s’appeler « Mémoires de M.*** sur la vie et la cour de la reine Christine de Suède ». Il 21 Histoire des intrigues, p. 47. 22 Sur le libertinage philosophique de la reine, voir l’article de J.-P. Cavaillé, « Masculinité et libertinage dans la figure et les écrits de Christine de Suède », op. cit.. La Reine Christine: transgression et galanterie 37 y aurait ainsi une sorte d’imposture générique, la forme du titre « histoire des intrigues galantes » laissant attendre de croustillantes révélations sur la vie ô combien scandaleuse de la reine Christine, tandis qu’en fait le récit s’apparente à un recueil d’anecdotes sur la Rome galante du XVII e siècle 23 et pourrait passer pour une sorte de Christiniana, à la manière des autres ana alors en train d’être confectionnés et publiés 24 . Ainsi le titre appâte le lecteur, et promet plus que ne tient le livre, tout à fait réservé quant aux intrigues galantes de la reine Christine. Cet usage révèle le côté « attrapetout » du phénomène de galanterie, le mot ayant, semble-t-il, fini à la fin du XVII e siècle par devenir un terme indispensable pour assurer la promotion d’un livre, pour faire l’éloge d’un comportement aussi bien que d’un vêtement ou d’une parole : en ce sens l’extension du domaine de la galanterie correspond aussi à la dégradation de son sens mondain vers un usage éventuellement graveleux, mais souvent aussi vers une coquille à peu près vide. Pourtant il nous semble que dans le cas de la reine Christine, cet usage prend aussi une dimension particulière : l’édulcoration du libertinage. Et l’auteur anonyme 25 semble bien le suggérer quand il écrivait dans une de ses dernières pages : « Elle ne songeait qu’à suivre son génie en toutes choses, sans crainte du qu’en dira-t-on » 26 . A la différence des libertins de la seconde moitié du XVII e siècle, obligés à des tactiques de dissimulation, la reine Christine a bénéficié du privilège de pouvoir se moquer des opinions qu’elle inspirait, la galanterie constituant alors l’alibi ultime de sa liberté. 23 Il est intéressant à cet égard de noter que le titre est paru dans un ouvrage composé portant le titre générique de Rome galante (Paris, Jean Guignard, 1696), la première partie étant constituée par une réédition corrigée de l’Histoire secrète sous les règnes de Jules César et d’Auguste (p. 1-252), tandis que la seconde partie contient l’Histoire des intrigues galantes de la reine Christine (nouvelle pagination, p. 1-300). Cela invite à suggérer l’hypothèse d’un auteur protestant, la Rome galante moderne ayant souvent servi de repoussoir à la cause réformée. 24 Voir F. Wild, Naissance du genre des Ana (1574-1712), Paris, Champion, 2001. 25 L’auteur est vraisemblablement français, sans doute un Français ayant vécu à Rome, car il tient ses renseignements de bonne source visiblement. L’attribution que l’on trouve dans le catalogue de la BnF, à savoir Christian Gottfried Franckenstein, juriste et historien allemand, semble une erreur : C. G. Franckenstein fut simplement le traducteur en allemand (Leben der schwedischen Königin Christina und Ihres Hofes, seit Sie sich nach Rom begeben, Rome 1705. Il existe de très nombreuses éditions de l’ouvrage, ainsi qu’une traduction en anglais : The history of the intrigues & gallantries of Christina, Queen of Sweden, and of her court whilst she was at Rome / faithfully render'd into English from the French original (traducteur : Phillip Hollingworth), Londres, Richard Baldwin, 1697. 26 Histoire des intrigues, p. 293. Les lettres de Scarron à la reine Christine de Suède : mécénat et badinage galant J EAN L ECLERC (U NIVERSITÉ W ESTERN O NTARIO ) Paul Scarron ne figure pas parmi les principaux auteurs parrainés par la reine Christine. Contrairement à Descartes ou à Saint-Amant, il n’a jamais fait le voyage vers la Suède et ne lui a dédié aucune œuvre officiellement. La correspondance du poète burlesque contient néanmoins deux lettres qui lui sont adressées à des dates inconnues 1 , fort différentes l’une de l’autre, et qui semblent séparées par la rencontre des deux individus. Elles illustrent à quel point la relation de Scarron avec la reine de Suède diffère de celle qu’il pouvait entretenir avec Anne d’Autriche, une autre reine dont il était pourtant le malade attitré 2 . Cette rencontre et les deux lettres qui l’entourent ont peu attiré l’attention de la critique : on ne la mentionne pas dans les biographies de la reine 3 , les spécialistes de Scarron ne possèdent que de rares sources pour appuyer leur jugement et fixer les problèmes que pose la chronologie. Pour rouvrir ce dossier, il convient de revoir toutes les 1 Paul Scarron, Œuvres, Genève, Slatkine Reprints, 1970 [Paris, Bastien, 1786], t. I, p. 177-178 et 189-191. Toutes les citations de la correspondance renvoient à cette édition. 2 Sur le rapport de Scarron avec Anne d’Autriche, voir Paul Morillot, Scarron. Étude biographique et littéraire, Genève, Slatkine Reprints, 1970 [Paris, 1888], p. 45-47 et Émile Magne, Scarron et son milieu, Paris, Émile-Paul Frères, 1924, p. 116-119. 3 Du moins selon les ouvrages suivants : F. U. de Wrangel, Première visite de Christine de Suède à la Cour de France, 1656, Paris, Firmin-Didot, 1930 ; Jacques Castelnau, La Reine Christine, Paris, Payot, 1981 ; Françoise Kermina, Christine de Suède, Paris, Perrin, 1995 ; Lucien Bély, « L’éclatant incognito de Christine de Suède », La Société des princes XVI e -XVIII e siècle, Paris, Fayard, 1999, p. 441-468 ; Bernard Quillet, Christine de Suède, Paris, Fayard, 2003 ; Daniel des Brosses, Christine de Suède : La fascinante et scandaleuse reine du Nord, Paris, AKR, 2006. Je remercie Mlle Stéfanie Arnold de m’avoir assisté dans le dépouillement préliminaire de ces ouvrages grâce à une subvention du Conseil canadien pour la Recherche en Sciences Humaines. Jean Leclerc 40 pièces importantes, que ce soit les lettres et les récits de cette rencontre, mais aussi les autres mentions de Christine dans l’œuvre de Scarron. L’organisation du propos de manière chronologique permet de faire avancer quelques questions qui intéressent la vie, l’œuvre et les réseaux du poète burlesque : qu’est-ce ce qui a motivé ces deux êtres à se voir et à converser l’un avec l’autre ; sur quoi s’est fondée leur entente ; quelle forme ou quelle tonalité ont pris leurs échanges, particulièrement dans l’écriture épistolaire. 1. L’Héritier ridicule et les monarques du nord « Madame, Offrir à Votre Majesté une comédie, et de ma façon, c’est lui faire un présent fort indigne de son mérite et de sa qualité » (t. I, p. 177). Cette comédie resterait inconnue si la suite ne contenait une autre révélation qui éclaire la première : « Le feu prince d’Orange en usa autrefois, et ne s’en trouva pas mal » (t. I, p. 178). Ce prince d’Orange n’est autre que Guillaume II de Nassau 4 , auquel Scarron dédie sa comédie L’Héritier ridicule ou la dame intéressée en mai 1650 : Monseigneur, Je suis en peine de ma Muse dépaysée : elle est assez hardie dans Paris, et sur son fumier, c’est-à-dire dans ma chambre ; mais en Hollande, et devant V. A., je tremble pour elle, et je me la représente toute décontenancée […] J’en conçus le dessein [de vous offrir un de mes ouvrages] il y a cinq ou six ans que j’appris que V. A. avait jeté les yeux sur quelques-uns de mes ouvrages, et j’ai été autant de temps à délibérer si je lui en dédierais quelqu’un 5 . En pleine Fronde, Scarron est au sommet de sa carrière, « cinq ou six ans » après avoir publié ses premiers recueils de vers burlesques, son Typhon et son Jodelet ou le maître valet. Lors de la parution de L’Héritier ridicule, il vient de dédier son cinquième livre du Virgile travesti au conseiller Deslandes-Payen (décembre 1649) et s’apprête à dédier le sixième au comte et à la comtesse de Fiesque (début 1651), de même que son Roman comique au futur cardinal de Retz. Comme il n’a pas encore publié sa Mazarinade et qu’il a plusieurs protecteurs en France, il ne faudrait pas voir cette dédicace comme une fuite de sa muse hors de France, mais au contraire comme l’effet de son succès de plus en plus international. 4 À ne pas confondre avec son fils, Guillaume III (1650-1702), qui deviendra l’ennemi acharné de Louis XIV et montera sur le trône d’Angleterre. 5 Paul Scarron, Théâtre complet, éd. Véronique Sternberg, Paris, H. Champion, 2009, t. I, p. 527. Les lettres de Scarron à la reine Christine de Suède 41 La pièce a été bien reçue et bien payée par Guillaume de Nassau puisque la troisième partie de ses Œuvres, parue dès septembre 1650, s’ouvre par un « Remerciement à son altesse le prince d’Orange 6 ». Après avoir mis le prince à égalité avec des mécènes réputés comme Richelieu et le chancelier Séguier, Scarron se lance dans une satire des dédicaces et du parasitisme des poètes : « Vous m’avez fait du bien […] / Qui fera bien du mal au Nort 7 ». C’est dans ce contexte qu’est évoquée la reine de Suède, louée pour « Sa courtoisie & sa bonté » : Cette importune Nation [les poètes] A de grands desseins sur le cuivre De celle en qui l’on voit revivre Gustave, qui fut un Lion 8 . En récompensant la comédie de Scarron, le prince d’Orange pourrait bien accélérer un mouvement de dédicaces des poètes français vers les monarques du nord, mouvement déjà bien entamé par des auteurs de mérite comme Heinsius, Saumaise et Ménage, qui y sont nommés 9 . Ce mélange d’éloges de l’« Heroïne des Gots » avec une critique du parasitisme des poètes se répercutera sur la première lettre. Or, Guillaume de Nassau meurt à l’âge de 24 ans le 6 novembre de la même année, et Scarron s’en plaint dans des « Stances sur la mort de Guillaume de Nassau, prince d’Orange 10 », qui sont publiées en addition au recueil des Œuvres de 1650 11 . La comédie de L’Héritier ridicule se trouve alors privée de protecteur, libre d’être dédiée à un nouveau monarque du nord dès la fin de 1650. Mais la présence dans la première lettre de l’adverbe « autrefois » (t. I, p. 178) laisse croire qu’une plus longue période de temps s’était écoulée avant la seconde dédicace. Le spécialiste de Christine de Suède au XVIII e siècle, Johann Arckenholtz, propose de dater la lettre en 1652 12 , ce qui signifierait que Scarron aurait pris contact avec la reine un peu plus d’un an après la mort de Guillaume de Nassau, mais bien avant son abdication en juin 1654, son départ de Stockholm et sa conversion au catholicisme. Le lecteur de Scarron est ainsi invité à resituer la lettre à 6 Poésies diverses, éd. Maurice Cauchie, Paris, Marcel Didier, 1947, t. I, p. 453-461. 7 Ibid., t. I, p. 457. 8 Ibid., t. I, p. 457-458. 9 Ibid., t. I, p. 458-459. 10 Ibid., t. I, p. 519-523. 11 Sur ces questions éditoriales, voir la notice de M. Cauchie, ibid., p. 447-448. 12 Johann Arckenholtz, Mémoires concernant Christine Reine de Suède, Amsterdam et Leipzig, P. Mortier, 1751, p. 258. Jean Leclerc 42 Christine de Suède dans une constellation de textes entourant la comédie de L’Héritier ridicule. Si tous ces textes opèrent la même mise en scène d’une posture humiliée devant la grandeur du dédicataire 13 , les éloges ne seront pas identiques entre un homme potentiellement guerrier et cette fille du grand Gustave- Adolphe, plus philosophe que véritable guerrière. Dans le premier cas, Scarron félicite son destinataire d’être un grand guerrier malgré la paix qui règne : la paix dont jouit la Hollande apprend à toute l’Europe combien Vous êtes redoutable ennemi, puisque le plus puissant de ses Monarques, qui commande à la nation la plus adroite à faire des conquêtes, a douté du succès d’une guerre dont Vous auriez eu la conduite 14 . L’éloge de Christine n’est pas moins habile, et sollicite des références antiques forcément connues d’une érudite, tissant un double parallèle : [Au siècle] d’Auguste on payoit en vers et en prose ce même tribut au patron des beaux-esprits, défunt Mécénas, que votre majesté sait mieux que moi […], avoir été un fort galant-homme. Mais […] votre majesté lui auroit ôté toute sa pratique, et l’auroit fait enrager, comme votre père le Grand- Gustave auroit fait enrager son maître Auguste, s’ils avoient eu à disputer ensemble l’empire de l’univers. (t. I, p. 177) Scarron n’appuie pas trop sur l’éloge, évite à tout prix l’énumération des ancêtres ou des traits personnels, travaille surtout sur des associations avantageuses et des oppositions claires - la guerre et la paix, les Anciens et les Modernes - ce qui ne l’empêche pas de sourire en dédiant ses œuvres, autant de sa muse « camarde » que des figures antiques de Mécène et Auguste en train d’« enrager ». Le poète fait ainsi preuve d’une grande sensibilité à l’égard des inconvénients de la dédicace, de la situation de compétition dans laquelle il se trouve, mais aussi des désagréments de la position du monarque. Il se permet alors de glisser vers un registre qu’on pourrait qualifier de métaencomiastique, où il s’adresse directement à la reine pour aborder la question de son rôle comme protectrice des arts : Mais, Madame […], votre majesté n’est-elle point quelquefois incommodée d’être si fort héroïne qu’elle est ? Le mérite extraordinaire a aussi ses incommodités, et toutes ces dédicaces de livres, que nous autres poëtes 13 L’épître à Guillaume de Nassau décrivait les mésaventures de la « muse dépaysée » en Hollande, la qualifiant de « diseuse de sornettes » et de « badaude de Paris » (Théâtre complet, t. I, p. 528). Scarron se présente devant Christine comme « un petit malheureux, comme je suis » (t. I, p. 177). 14 Théâtre complet, t. I, p. 528. Les lettres de Scarron à la reine Christine de Suède 43 voulons faire passer pour de l’encens à ceux que nous prétendons héroïser, ne sont pas toujours d’un même prix, ni d’un même effet. Il se trouve de ces drogues-là qui ne parfument gueres, et qui font beaucoup de fumée. (t. I, p. 177-178) Le poète dépasse ainsi la précarité de sa posture en se distinguant de la masse des flagorneurs par une distanciation ironique vis-à-vis du processus de dédicace. Ce procédé met les deux acteurs face à face, le « petit malheureux » et la « grande reine », aux prises avec des questions morales rattachées à leur relation. De plus, en formulant ses craintes d’offrir des « pastilles communes » plutôt que des « pastilles d’Espagne » (t. I, p. 178), il incite à lire sa lettre de manière connivente, où l’humilité assumée de son statut de subalterne laisse entrevoir un clin d’œil amusé vis-à-vis du protocole. Il n’existe aucune lettre authentique de Christine adressée à Scarron. Comme la fausseté du recueil de Lettres secrètes 15 est bien avérée 16 , il semble inutile de s’attarder sur les éloges du burlesque qu’une lettre adressée à Scarron contient 17 , ni sur les allusions à son mariage avec Françoise d’Aubigné 18 . La première lettre, à laquelle Christine a pu répondre ou non, est suivie de quelques années de silence, le temps que la reine abdique et qu’elle fasse un voyage en France. 2. Traces de la rencontre C’est d’abord dans la correspondance de Scarron que se confirme la rencontre avec cette reine du Nord, quand il mentionne, dans la seconde lettre : « quand après avoir eu l’honneur de la voir, on est assez malheureux de ne la voir plus » (t. I, p. 198-190). Cet événement apparaît dans deux 15 Lettres secrètes de Christine, Reine de Suède, éd. François Lacombe, Genève, Frères Cramer, 1761. 16 « Les Lettres secrètes […] contiennent une lettre de cette reine à Scarron. Malheureusement elle a été imaginée par Lacombe, auteur de ce recueil » (Scarron et son milieu, p. 261). Voir aussi l’opinion de F. U. de Wrangel : « Ces lettres sont de toutes pièces un faux » (Première visite de Christine […], p. XIV). 17 « Monsieur, Vos comédies & vos ouvrages divers pétillent d’esprit et de gaieté ; ils me font autant de plaisir que les piéces d’Aristophane, de Pétrone, de Martial & de Marot. Vous excellez dans le sérieux & dans le burlesque ; vous répandez par-tout les ris & les graces à pleines mains » (p. 42-43). 18 « L’acquisition que vous venez de faire, du plus joli ouvrage qui soit sorti de main d’homme, vous enchante & vous occupe trop pour songer à vos anciens amis » (p. 43). Jean Leclerc 44 autres lettres, l’une adressée à la comtesse de Brienne, datée du 7 août 1657 : Madame, Vous avez eu la curiosité de me voir comme la reine de Suéde : vous devriez comme elle me permettre d’être amoureux de vous, et vous faire honneur d’une chose qui déjà peut-être ne dépend plus de votre consentement. (t. I, p. 195) La datation de cette lettre confirme que la rencontre a eu lieu lors de la première visite de Christine à Paris, du 9 au 15 septembre 1656 19 , et non pas « au début de l’an 1657 » comme l’affirme hypothétiquement Émile Magne 20 , puisque la reine a passé l’hiver à Pesaro, ne pouvant aller à Rome où la peste sévissait 21 , ni lors de son second séjour en France, débuté en octobre 1657 et marqué par l’assassinat de Monaldeschi à Fontainebleau 22 . Un an après le face à face, Scarron se montre toujours fier d’avoir vu la reine, et le restera sans doute jusqu’à sa mort, comme en témoigne une lettre non datée 23 au surintendant des finances, Nicolas Fouquet : Quand j’aurois été aussi mal reçu de la reine de Suéde, que je l’ai été fort bien, j’ai toujours appris en me faisant porter au louvre pour contenter sa curiosité, que je me puis faire quelquefois porter chez vous, et voir enfin la personne du monde à qui je suis le plus obligé. (t. I, p. 232) Ces passages précisent la bonne réception qu’il a reçue de la reine, que l’initiative semble avoir été celle de la reine (« sa curiosité »), et qu’elle lui a permis d’être amoureux d’elle. Les poésies de Scarron et sa Gazette burlesque font d’autres allusions à Christine 24 , mais ne contiennent pas de nouvelles informations sur la rencontre ni sur leur échange épistolaire. De plus, peu de mémoires ou correspondances du temps évoquent leur rencontre : des mémorialistes 19 Pour une description détaillée, voir F. U. de Wrangel, Première visite de Christine […], p. 194-224. 20 É. Magne, Scarron et son milieu, p. 259. 21 Voir B. Quillet, Christine de Suède, p. 313-314 et F. Kermina, Christine de Suède, p. 197-198. 22 Se référer aux ouvrages déjà cités de L. Bély, « L’éclatant incognito de Christine de Suède », p. 462-466 et de F. Kermina, Christine de Suède, p. 200-204. 23 Une allusion dans cette lettre à « la conclusion de mon roman » inciterait à la dater de 1659 ou 1660. 24 Notamment la rencontre avec le prince de Condé (Frédéric Lachèvre, Un point obscur de la vie de Scarron. Scarron et sa Gazette burlesque, Paris, L. Giraud-Badin, 1929, 23 février 1655, p. 104), et une « Epistre à Monsieur Pellisson » sur l’assassinat de Monaldeschi (Poésies diverses, 1961, t. II-2, p. 321). Les lettres de Scarron à la reine Christine de Suède 45 comme Retz, Mme de Motteville et Mlle de Montpensier gardent le silence. Les Historiettes de Tallemant des Réaux ou la Muse historique de Loret 25 ne s’y attardent pas, non plus que les recueils d’ana de la fin du siècle et du début du XVIII e , comme le Furetierana, le Segraisiana ou le Menagiana. Certes, ce n’est là qu’un mince échantillon des sources contemporaines, mais ce bref tour d’horizon a été complètement infructueux. L’événement a sans contredit marqué la vie de Scarron sur les plans de la galanterie et du mécénat, puisqu’il en a parlé longtemps après dans sa correspondance et ses poésies, mais à l’état actuel de la recherche, il est tentant de conclure que cette rencontre n’a guère attiré l’attention des contemporains. Il faut ajouter au dossier un document tardif, non pas tant pour son sérieux et sa véracité, mais pour la fortune qu’il a pu avoir sur les chercheurs qui l’ont succédé. Les Mémoires pour servir à l’histoire de Madame de Maintenon offrent un récit assez développé de la rencontre, amplifié de bons mots et de dialogues : La Reine Christine, la gloire de son sexe, & l’admiration du nôtre, arriva à Paris. Les dames la virent : & elles gémirent de voir une telle femme. Elle vit les courtisans : & elle gémit de voir de tels hommes. Le prince de Condé, le cardinal de Retz méritèrent seuls ses éloges : & parmi les femmes, Mlle de l’Enclos, la comtesse de Brégy, & M[m]e Scaron que toutes les princesses de France auroient jugé trop honorées d’un coup d’œuil. Ménage lui présenta Scaron. Je vous permets, lui dit-elle, d’être amoureux de moi : la reine de France vous a fait son malade : moi, je vous crée mon Roland. Vous faites bien, Madame, lui dit le poëte, de me donner ce titre, puisque je l’aurois pris. Christine en voiant Madame Scaron, dît à la comtesse de Brégy : « Ne le savois-je pas, qu’il ne falloit pas moins qu’une reine de Suede pour rendre un homme infidele à cette femme-là ? » Elle ordonna au mari de lui écrire, & lui dit : qu’elle n’étoit pas surprise qu’avec la plus aimable femme de Paris, il fut, malgré ses maux, l’homme de Paris le plus gai 26 . Le Scarroniana va reprendre le passage presque mot pour mot en abrégeant le début 27 , tandis que Paul Morillot modifie le Scarroniana en attribuant à Scarron la volonté d’être amoureux de la reine et de devenir son 25 La lettre du 16 septembre 1656, susceptible de décrire le séjour parisien, manque étrangement des recueils compulsés par Charles Livet (voir Jean Loret, La Muze historique, éd. Ch. L. Livet, Paris, P. Daffis, 1877, t. II, p. 241). 26 Laurent Anglivel de La Beaumelle, Mémoires pour servir à l’histoire de Madame de Maintenon et à celle du siècle passé, Amsterdam, sé, 1755, t. I, p. 177-178. 27 « Lorsque la reine Christine vint à Paris, elle désira voir Scarron ; Ménage le lui présenta » (Charles-Yves Cousin d’Avallon, Scarroniana. Recueil de bons mots, traits plaisants […] aventures, Paris, Hedde le jeune, 1801, p. 61-62). Jean Leclerc 46 Roland 28 . La fin est identique dans les trois textes. Émile Magne se sert aussi des Mémoires de La Beaumelle, et la glose qu’il fait n’est guère plus satisfaisante : il tombe à l’occasion dans la fiction, ne dévoile pas toutes ses sources, se trompe sur l’établissement de la chronologie, et fait passer ses suppositions pour des faits avérés 29 . D’ailleurs, si l’on donne crédit à Henri Chardon, qui reproche à La Beaumelle d’avoir inventé « la légende » de l’origine de la maladie de Scarron 30 , on est forcé de conclure que le récit de la rencontre n’est qu’un tissu d’inventions fondées sur quelques informations prises aux lettres de Scarron lui-même. Malgré la pauvreté des documents, on peut tenter d’interroger les motifs qui ont poussé ces deux individus à se rencontrer. Certes, les deux étaient assez célèbres et pouvaient avoir plusieurs amis communs, que ce soit Gilles Ménage, le maréchal d’Albret ou la comtesse de La Suze, ou encore le médecin Bourdelot. Mais cette « curiosité » pouvait aussi venir d’une motivation plus conforme à leur personnalité ou au rôle qu’ils tentaient de jouer. La recherche d’un protecteur auprès de cette femme éclairée semble avoir motivé le poète. Dans le cas de Christine, il s’agissait de satisfaire sa curiosité en voyant un original, un poète réputé et un malade grotesque, se divertir avec un bel esprit enjoué. Il est donc indéniable que la reine a été touchée par la première lettre et que la comédie lui a plu. La rencontre a eu lieu sans la lourdeur de l’étiquette et du protocole, et elle a permis un contact personnel entre deux individus, deux esprits similaires qui ont réussi à se comprendre et ont voulu se plaire. L’échange qui s’est ensuivi est devenu beaucoup plus amical et familier, voire complice : Scarron lui écrira une seconde lettre au lendemain de la rencontre, en septembre ou octobre 1656, quand la reine est toujours sur le territoire français 31 , lettre qui glisse vers le badinage et la galanterie. 3. Le badinage et la galanterie En effet, ce qui frappe dès les premières lignes de la deuxième lettre, c’est l’enthousiasme avec lequel il lui envoye de nouvelles œuvres : 28 « […] le poète n’hésita pas, dans une des saillies spirituelles qui lui étaient familières, à demander à la reine de tomber amoureux d’elle et de devenir son Roland ; Christine, charmée de la plaisanterie, ordonna à cet étrange galant de lui écrire » (P. Morillot, Scarron. Étude biographique et littéraire, p. 113). Il ajoute : « La plupart de ces détails sont tirés des Œuvres de Scarron ». 29 Dans Scarron et son milieu, p. 258-261. 30 Voir Henri Chardon, Scarron inconnu et les types des personnages du Roman comique, Genève, Slatkine Reprints, 1970 [Paris, 1903-1904], t. I, p. 49-62. 31 Contrairement à ce que propose É. Magne dans Scarron et son milieu, p. 259-260. Les lettres de Scarron à la reine Christine de Suède 47 Madame, J’envoye à V. M. des ouvrages de ma façon, qu’elle n’a peut-être point vus encore. Si elle y trouve quelque chose qui lui plaîse, j’en serai ravi de joie autant qu’on peut l’être, quand après avoir eu l’honneur de la voir, on est assez malheureux de ne la voir plus. Pour achever ma mauvaise fortune, il ne manquoit à tous les malheurs de ma vie, que celui d’avoir à s’affliger d’être loin de V. M. et en même-tems d’avoir à porter envie à ceux qui sont auprès d’elle. (t. I, p. 189-190) Le topos de sa misère et des difficultés se répète, de même que l’envoi d’œuvres, mais avec une sorte de nostalgie de l’absence propre aux amants, couplée avec une attaque de ses courtisans justifiée par l’envie et la jalousie. De plus, la tonalité et l’optique des éloges se transforment : Majesté à part, Madame, vous êtes une admirable personne. Par-tout où vous passez, vos yeux vous font plus de sujets qu’un grand royaume ne vous en a donné ; et s’ils font d’eux-mêmes tout ce que nous leur avons vu faire […], il faut tomber d’accord qu’il n’y en a pas dans le monde de plus beaux et de plus charmans, mais encore de plus dangereux. (t. I, p. 190-191) La souveraine est ainsi dépouillée de son titre de reine et devenue une simple « personne » : les éloges indirects de ses aïeux basculent vers la valorisation de ses yeux et de leurs effets. Scarron quitte l’artificialité du protocole et des bienséances pour entretenir un contact immédiat, impliquant le physique et la séduction, ce qui permet une recentralisation du propos vers l’individualité, la subjectivité. Il rompt avec son rôle de respectueux sujet pour se placer dans un rapport de rivalité avec les hommes et les femmes de son entourage, déplaçant le registre encomiastique vers la galanterie. Les allusions littéraires viennent corroborer ce changement de perspective et concrétisent la connivence entre deux êtres qui partagent les mêmes connaissances et les mêmes goûts : Pour moi, si j’étois […] en état de courir les champs, je serois bientôt un petit Roland pour l’amour d’elle. Il est vrai que je ne couperois pas d’un seul coup d’épée d’aussi gros arbres que celui de l’Arioste, et que je ne ferois pas tant de ravages ; mes folies donneroient plus de plaisir que les siennes, si elles n’étoient pas tant à craindre, et peut-être ne feroient-elles pas moins de pitié. (t. I, p. 190) Les figures d’Auguste et de Mécène font place à celles du Roland furieux. Le parallélisme entre le réel et la fiction entérine une appartenance à une communauté de pensée fondée sur le divertissement propre au loisir mondain, plaçant l’échange sur le plan de la galanterie, de la folie amoureuse et des extravagances d’une vie romanesque. D’autres allusions mythologiques Jean Leclerc 48 font intervenir les personnages d’Icare et d’Ixion, qui évoquent l’interdit et la transgression : Je craindrois, Madame, d’être trop libre avec V. M. si elle ne savoit mieux que personne du monde qu’il entre beaucoup d’Icare et d’Ixion dans la composition d’un poëte […]. Il n’y a point de poëte bien avéré, qui ne préférât la réputation d’être un Ixion moderne, à celle de bien tourner une stance […]. (t. I, p. 191) La liberté et la « belle audace » du poète sont ainsi comparées à l’exemple de ces « deux téméraires » : Ixion avait voulu forcer la reine Junon à accepter son amour et Jupiter avait dû le tromper en remplaçant sa femme par une image mensongère, une nue avec laquelle Ixion se serait uni pour engendrer la race des centaures. Même si le jeu va assez loin, il n’en demeure pas moins un jeu autorisé par cet antécédent mythologique, par les codes du jeu mondain et une entente préalable entre les deux personnes : Vous voyez, Madame, que je me sers assez bien de la permission que V. M. m’a donnée comme à un galant sans conséquence, d’être pour la plus grande reine qui ait jamais été, ce que fut ce pauvre Paladin pour une reine qui ne fut jamais. (t. I, p. 190) La deuxième lettre ajoute ainsi à la première une dimension amoureuse à la fois ludique et sublimée qui va régir la relation entre le mécène et son poète, où l’audace de déclarer sa passion prend le pas sur la gloire et les récompenses. Toutes ces allusions n’étaient possibles que si les deux personnes ont su s’apprivoiser, se plaire, trouver un terrain d’entente, et jouer avec les références culturelles partagées. On peut même émettre en terminant l’hypothèse que ce badinage galant a été rendu possible par la certitude instinctive qu’ils avaient rencontré une parenté d’esprit, libre de tout préjugé, une subjectivité originale et une sensibilité grandie par les épreuves et une certaine marginalité. De ce point de vue, le poète burlesque paralytique et l’excentrique reine de Suède avaient probablement plus d’un point en commun. La rencontre et la deuxième lettre sont révélatrices d’une affinité de pensée et d’humeur, d’une communauté de culture humaniste et mondaine, ce qui illustre l’appartenance à une République des Lettres européenne au sens large où coexistent le sérieux de la curiosité intellectuelle avec la légèreté du badinage galant, selon une volonté d’éliminer ou d’atténuer les frontières entre la France et les pays du Nord. L’exercice moraliste. Christine de Suède, lectrice de La Rochefoucauld et auteur de sentences A NDRÉ L AIDLI (U NIVERSITÉ L YON 3 J EAN M OULIN ) Parmi les régions moins parcourues du territoire moraliste à la fin du XVII e siècle, la question de l’usage - ou, pour le dire dans le vocabulaire de l’école de Constance, de la « réception » - des textes pourrait encore être abordée d’une autre manière 1 : en s’intéressant au rôle pratique et, quelque part, philosophique (si l’on s’en tient, on va le voir, au sens antique du mot) du moraliste ; au potentiel « exercice » que celui-ci peut susciter chez son lecteur. Car il existe, dans la relation de ce dernier avec le texte d’un La Rochefoucauld ou d’un La Bruyère, un rapport qui pourrait être celui de la formation - et de l’aiguisement - d’une science des affaires humaines (si l’on pense ici à ce qu’Aristote appelait une « philosophie des affaires humaines 2 »). Une science à soi, limitée aux combats personnels contre l’hypocrisie, la ruse, l’inconstance des sentiments, le dérèglement de son propre comportement, bref la confusion des phénomènes humains. C’est une telle science que la reine Christine de Suède entreprend d’esquisser dans sa fréquentation des Maximes de La Rochefoucauld, jusqu’à l’écriture de ses propres sentences. Pour le montrer, nous nous proposons de recourir à une comparaison. Des « sectes philosophiques » de l’antiquité, comme on les appelait alors, l’époque moderne n’a surtout conservé que les textes (et encore, certains restent lacunaires), beaucoup moins ce versant pratique qu’on a appelé, notamment depuis Pierre Hadot, les « exercices spirituels », nous y reviendrons ; seulement l’antiquité ne connaissait pas des problèmes très différents 1 Pour une approche différente de celle proposée ici, voir l'article de Christine Noille-Clauzade, « Les Maximes à l’œuvre : le Livre de sable », Littératures classiques 35 (janv. 1999), p. 153-174. Voir également Jacques Truchet, « Le succès des “Maximes” de La Rochefoucauld au XVII e siècle », Cahiers de l'Association internationale des études françaises, 18 (1966), p. 125-137. 2 Cf. Ethique à Nicomaque, X, 1181 b 15. André Laidli 50 de ceux de l’âge classique : il fallait également former des hommes, aiguiser un jugement, prévenir des difficultés de l’existence, donner des armes face aux intempéries de la vie sociale. La philosophie antique (plus particulièrement, à l’antiquité tardive, chez les écoles épicuriennes et stoïciennes) a pris en charge ce problème, que l’humanisme de la Renaissance, selon des modalités différentes, retrouvera en partie (par exemple chez Erasme). On le sait : à partir du XVI e siècle, ces questions éthiques feront l’enjeu d’un nombre important de livres sur la rhétorique sociale, la conduite civile, la connaissance des affaires mondaines, etc. Au fond, la dimension pratique de l’éthique - nous parlons ici d’une éthique au jour le jour, adressée aux hommes enlisés dans les vicissitudes du monde social - n’a jamais complètement disparu, du Sénèque des Lettres à Lucilius à L’Homme de cour de Gracián. Mais ce sont les différences entre ces pratiques - et, nous allons le voir, ces exercices - que la reine Christine, à partir de sa lecture de La Rochefoucauld, pourra nous permettre de saisir plus profondément. 1. Christine de Suède et les Maximes de La Rochefoucauld La reine nous a laissé deux types de document qui témoignent d’une confrontation minutieuse avec le texte de La Rochefoucauld. D’abord, ce qu’on pourrait appeler, à la suite de Jacques Truchet 3 , les Remarques de la reine Christine de Suède sur la troisième édition des Maximes. Il s’agit d’un commentaire suivi, maxime par maxime (341), dont la plupart sont évaluées sommairement (« Je le crois », « D’accord », « Il est vrai »), d’autres prolongées ou glosées plus longuement (par exemple, à propos de la maxime 72 de La Rochefoucauld : « Si on juge de l’amour par la plupart de ses effets, il ressemble plus à la haine qu’à l’amitié », la reine écrit : « Cela est souvent vrai, et presque toujours il est certain que les ennemis se nuisent moins entre eux que les amants 4 »). On date ce document - du fait de l’édition utilisée par la reine, comme de certaines références aux conquêtes françaises ou aux pourparlers entre l’Angleterre et la Hollande (par exemple dans les remarques à la maxime 82 5 ) - de la fin de l’année 1673 (rappelons que les 3 Nous renverrons dans cet article au document fourni par Jacques Truchet dans son édition des Maximes, revue et corrigée : La Rochefoucauld, Maximes, Mémoires, Œuvres diverses, éd. J. Truchet, revue par M. Escola et A. Brunn, Paris, Le livre de poche / Classiques Garnier. Le document en question se trouve p. 668-696. Toutes nos références, y compris les lettres de La Rochefoucauld, se font dans cette édition. 4 Idem, p. 677. 5 Cf. la « notice » de Jacques Truchet, p. 668. Christine de Suède, lectrice de La Rochefoucauld 51 premières circulations des Maximes, imprimées en Hollande, datent de 1662). Mais il existe un autre type de document qui témoigne de l’influence du moraliste français. La reine rédige elle-même, en effet, vers la fin de sa vie (jusqu’en 1689) un très grand nombre de maximes - ou plutôt de sentences 6 ; mais ici la terminologie est au moins aussi flottante qu’elle l’est, comme nous le savons, pour le titre de La Rochefoucauld : Réflexions ou Sentences et Maximes morales. À la limite, on pourra s’en tenir au terme de sentence, car le propos, chez Christine de Suède, est sensiblement plus moral, et définitif, que dans la maxime de La Rochefoucauld (c’est que l’intention, comme le note Jean-François de Raymond 7 , n’est sans doute pas la même : il y a par exemple, dans les sentences de la Reine, des instructions pour éduquer le prince). Ces sentences furent réunies dans deux volumes posthumes, publiés au XVIII e siècle : L’Ouvrage du loisir (environ 1100 sentences), et Les Sentiments (400 sentences). La reine Christine a toujours manifesté un certain attachement pour la France (ce qui ne l’empêchera pas, dans ses commentaires sur les Maximes, de manifester un avis peu flatteur sur l’esprit français 8 ). Elle dicte, par exemple, ses remarques, ainsi que ses propres sentences, directement en français. Elle se tient, d’autre part, fort au courant des affaires de l’Etat français - quoique surtout, en vérité, des coulisses : elle entretient ainsi un certain nombre de relations épistolaires (par exemple avec le Prince de Condé), et lorsqu’elle effectue, après son abdication, son premier voyage en France, ses interlocuteurs découvrent quelqu’un très au courant de leurs affaires. C’est d’ailleurs cette année-là, en 1656, qu’elle rencontre à Paris La Rochefoucauld, et lui témoigne son admiration (rappelons que pour l’heure, La Rochefoucauld est surtout connu pour ses faits d’armes : la rédaction des Maximes ne commence qu’au moins trois ans plus tard, et ses Mémoires ne sont pas terminés). Si ces deux documents peuvent retenir notre attention, ce n’est pas seulement pour des raisons qui relèvent de l’écriture ou de la stylistique des textes (nous ne pourrons, faute de place, accorder plus d’attention à ce versant capital de la question : les différences strictement littéraires entre la reine lectrice, et commentatrice, de La Rochefoucauld, et la reine auteur de 6 Cf. sur ces questions, l’ouvrage de référence édité par Jean-François de Raymond : Christine reine de Suède, Apologies, Paris, Les éditions du cerf, 1994. 7 Idem, p. 66. 8 Un exemple parmi d’autres. Concernant la maxime 38 de La Rochefoucauld (« Nous promettons selon nos espérances, et nous tenons selon nos craintes »), la reine écrit : « Cela est français », avant d’ajouter : « mais bien des gens sont français sur ce chapitre ». André Laidli 52 sentences) ; ils peuvent également nous intéresser pour éclairer une pratique littéraire et sociale importante en cette fin de siècle. Ces documents - qui appartiennent, au fond, à une même démarche, et représentent deux versants d’un même rapport au texte du duc - peuvent nous retenir en tant que témoignage : l’usage fait, à l’époque, des Maximes (ou sur cette maladie, dont parle La Rochefoucauld dans une lettre à Madame de Sablé 9 , de faire des sentences « qui se gagne comme un rhume »). À ce titre, Christine de Suède est bien une lectrice modèle ; elle met à l’épreuve le texte de La Rochefoucauld, et, selon le mot de Madame de Sablé (autre lectrice attentive, comme Madame de Sévigné, de La Rochefoucauld), elle achève la maxime 10 . Achever une maxime consiste non seulement à faire revivre, en soi, le contexte de réflexion et de discussion d’où la maxime est conclue - en somme, revenir sur son élaboration ; mais scruter, d’autre part, la validité, le non-dit du propos, avant d’accepter la maxime ou, le cas échéant, la préciser, voire la reformuler. La lecture de la reine est donc tout sauf passive, elle requiert un investissement certain ; au point que cette lecture, si proche de l’exercice, en se rapprochant aussi près de l’acte d’énonciation, débouche assez inévitablement sur l’écriture d’autres maximes. Et, de fait, beaucoup de commentaires de la reine sont formulés comme des maximes, et font déjà signe vers les sentences qu’elle rédigera par la suite (à la maxime 136 de La Rochefoucauld, « Il y a des gens qui n’auraient jamais été amoureux s’ils n’avaient jamais entendu parler de l’amour », la reine commence par exemple par évaluer « Cela est faux », avant d’y adjoindre l’esquisse d’une maxime : « l’amour n’entre pas par l’oreille, il entre par les yeux »). C’est pourquoi, en nous interrogeant sur l’utilité ou l’usage des Maximes par les contemporains de La Rochefoucauld, à travers notamment ces documents exceptionnels de la reine Christine, nous pourrions voir plus en détail deux aspects importants de la maxime conçue par le moraliste français. D’une part, sa dimension qu’on pourrait qualifier d’incitative : la maxime, plutôt que programmatique ou constructive (morceau théorique d’un ensemble systématique), est d’abord incitative (elle mobilise le lecteur) ; elle doit susciter une réaction (voire provoquer : que la vertu ne soit, le plus souvent, qu’un vice déguisé, voilà un énoncé des plus inattendus) ; aussi, lire des maximes, est-ce inévitablement s’acheminer vers l’écriture 9 Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé du 5 décembre 1659 ou 1660, p. 605. 10 On trouve cette formule dans l’esquisse d’une réponse de Mme de Sablé à une lettre de Mme de Schomberg : « L’explication que vous donnez à cette maxime, que l’esprit est toujours dupe du cœur, est plus que joliment entendue. Mais ce joliment-là est fort joliment dit, et vous avez admirablement achevé la maxime ». Voir p. 634, n. 8. Christine de Suède, lectrice de La Rochefoucauld 53 d’autres maximes (pour préciser, corriger, réfuter : car rien ne semble plus facile à faire, sinon plus rapide, qu’une maxime, aussi est-elle bien l’un des exercices littéraires les plus démocratiques qui soit, quoique sa réussite ne soit en fin de compte l’apanage que de quelques-uns 11 ). D’autre part, sa dimension pratique - ou, nous allons y revenir, philosophique ; disons mieux : l’exercice de connaissance qu’elle peut représenter pour son lecteur (le « stimulant intellectuel », selon l’expression de J. Truchet 12 ). C’est sur cet aspect que nous allons insister. Car il y a un autre usage, plus historique, que nous pourrions faire de ces documents, et qui nous permettrait de considérer d’une autre manière la place (ou le rôle) du moraliste à l’âge classique - du moins est-ce l’hypothèse que nous soumettrons ici. Exercice spirituel versus exercice moraliste Après s’être intéressé aux normes sociales et épistémologiques des discours, notamment à l’âge classique (dans Les mots et les choses), le dernier Foucault est revenu sur ce problème, mais par un autre biais : celui des pratiques de soi ; mais, au fond, sans jamais abandonner la perspective d’une histoire, non pas des vérités, mais de l’idée de vérité. Or, ce point, on va le voir, va nous intéresser. L’une des différences, précisément, qu’on peut relever entre la quête de la vérité à l’âge classique, et celle pratiquée à l’antiquité (notamment tardive) tiendrait au statut de l’exercice éthique : nous serions passés, selon Foucault, d’une conception éthique de la vérité à une conception plus épistémologique (du moins délivrée de tout enjeu éthique). À l’antiquité, la vérité est liée à une question éthique : seul le sage sait (non pas le scientifique, ou le professionnel du savoir). Pour atteindre cette vérité, il faut procéder à une véritable thérapeutique : thérapeutique des passions, discipline des désirs, exercices corporels, etc. ; la vérité se donne à l’apprenti philosophe qui, en faveur de ce que Pierre Hadot appellera des « exercices spirituels 13 », accepte d’éliminer ses peurs, ses angoisses, ce que 11 « Aucun genre littéraire, à coup sûr, ne favorise mieux la réponse, au moins intérieure, que le genre désuet de la maxime. La Rochefoucauld et ses admirateurs auraient-ils été les précurseurs de nos modernes courriers des lecteurs, voire de nos courriers du cœur ? On peut se le demander… », Jacques Truchet, « Le succès des “Maximes” de La Rochefoucauld au XVII e siècle », p. 137. 12 Idem, p. 128. 13 Voir par exemple Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, Albin Michel, 2002. André Laidli 54 les épicuriens appelaient des « désirs non nécessaires », etc. En somme, une âme troublée ne peut parvenir à distinguer le vrai du faux. C’est ce que souligne Foucault dans l’un de ses derniers entretiens, donné en 1983 : S’il est vrai que la philosophie grecque a fondé une rationalité dans laquelle nous nous reconnaissons, elle soutenait toujours qu’un sujet ne pouvait pas avoir accès à la vérité à moins de réaliser d’abord sur lui un certain travail qui le rendrait susceptible de connaître la vérité. Ce lien entre l’accès à la vérité et le travail d’élaboration de soi par soi est essentiel dans la pensée ancienne et dans la pensée esthétique 14 . Foucault admettrait, bien sûr, que la question des passions, par exemple, ne disparaît évidemment pas à l’âge classique (quoiqu’elle fasse l’objet d’une enquête qui, sans évacuer toute question éthique, est aussi, chez les philosophes, celle d’une physique des affects 15 , ce que l’antiquité n’entreprenait guère) ; mais ce dont il faut s’assurer d’abord, selon lui, ce n’est plus tant de savoir si l’âme est troublée, mais si l’esprit est bien dirigé : « Je pense que Descartes [et, avec lui, au moins la seconde moitié du XVII e siècle] a rompu avec cela en disant : "Pour accéder à la vérité il suffit que je sois n’importe quel sujet capable de voir ce qui est évident 16 ". » La vérité ne relèverait plus tant, à l’âge classique, de l’ordre de l’éthique ; elle relèverait de préoccupations optiques (l’exercice du regard) et épistémologiques (la marche d’une analyse bien menée) : il faudra moins, dès lors, développer un savoir thérapeutique qu’un véritable savoir voir. On pourra, bien sûr, discuter de la thèse de Foucault (n’est-elle pas, en définitive, trop surplombante ? ), et se ranger, par exemple, du côté du jugement nuancé de Pierre Hadot (sur qui Foucault s’est d’ailleurs appuyé pour parfaire son histoire des pratiques de soi). Pour Hadot, on ne peut certes douter de deux points : 1) la philosophie antique faisait effectivement dépendre le savoir d’un perfectionnement éthique ; 2) la philosophie moderne se caractérise bien par l’importance nouvelle accordée à ce qu’il appelle la « théorétisation » ou le repliement sur les questions épistémologiques. Il n’empêche que la philosophie n’a jamais tout à fait perdu de vue la question éthique : « On ne mesure pas toujours assez à quel point la conception antique de la philosophie est toujours présente chez Descartes, par exemple dans les Lettres à la princesse Elisabeth, qui sont d’ailleurs, 14 Hubert Dreyfus et Paul Rabinow, Michel Foucault, un parcours philosophique, Paris, Gallimard, 1984, p. 345. 15 Voir la Lettre-Préface des Passions de l’âme : « Mon dessein n’a pas été d’expliquer les passions en Orateur, ni même en Philosophe, mais seulement en Physicien » (Lettre à son éditeur, 14 août 1649). 16 Michel Foucault, un parcours philosophique, p. 345. Christine de Suède, lectrice de La Rochefoucauld 55 jusqu’à un certain point, des lettres de direction spirituelle 17 ». Cela, sans compter, bien sûr, les Méditations métaphysiques, qui reprennent bien l’idée d’une progression spirituelle (que l’auteur propose au lecteur de faire pas à pas). Si nous insistons sur cette question, c’est parce que la fréquentation, par la reine Christine, des Maximes de La Rochefoucauld, entretient quelques ressemblances avec le travail de l’apprenti philosophe à l’antiquité. Certes, les différences sautent d’abord aux yeux : ce que la reine trouve chez le moraliste français, c’est moins l’occasion d’un exercice spirituel qu’un exercice du regard ; moins une pratique de soi, qu’une pratique du discernement ; enfin, loin d’être une thérapeutique morale ou éthique, quelque chose comme une science de la morale quotidienne (Hugo Friedrich parle, pour Montaigne, d’une véritable « phénoménologie morale 18 ») : ce qu’on pourrait appeler, en nous souvenant ici d’une expression de Louis Van Delft 19 , une encyclopédie anthropologique et morale de la vie humaine. Et cependant, nous avons bien l’intuition (qui reste à confirmer) qu’il existe un point commun entre ces deux approches de la vérité. Ce que la reine cherche, chez La Rochefoucauld, c’est moins un corps de doctrine - un système philosophique - qu’une manière de s’exercer, ou de pratiquer (ce que nous appellerions aujourd’hui, mais l’expression est vague, une « philosophie pratique » - notons d’ailleurs que la précision, une « philosophie pratique », indique assez combien la pratique de la philosophie n’est plus, pour nous, une chose évidente : était-il nécessaire, avant, de l’indiquer ? ). C’est pourquoi il existerait comme un rapport de continuité et de discontinuité entre, d’une part, les exercices spirituels de la philosophie antique et, d’autre part, les exercices du regard ou de discernement que provoquent les moralistes chez leur lecteur. Dans les deux cas, ces exercices visent à fournir à l’apprenti les moyens de naviguer solidement dans la vie (c’est la topique du viator) et de procéder à ce que la philosophie contemporaine appellerait une « hygiène des représentations ». À ceci près, on le devine, que les mauvaises « représentations » à guérir ne sont plus tout à fait les mêmes : dans un cas (stoïcien), ce sont avant tout les désirs vains, les passions qui risquent de perdre l’âme, etc. ; dans l’autre (moraliste), ce sont plutôt les comportements humains non démasqués, les signes trompeurs des passions, etc. 17 Pierre Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ? , Paris, Gallimard, 1995, p. 398. 18 Hugo Friedrich, Montaigne, Paris, Gallimard, 1968, p. 14. 19 Louis Van Delft, « Les recueils de moralistes comme encyclopédies existentielles », Littérales, 21 (1997), Centre des Sciences de la Littérature, Université Paris X- Nanterre. André Laidli 56 De Marc Aurèle à Christine de Suède Pour comprendre ce rapport, on peut se servir d’une catégorie historique qui a l’avantage de souligner la continuité sans en appeler à l’assimilation pure et simple d’un phénomène par un autre (car ce qu’il nous faut préserver, bien entendu, c’est l’originalité du texte, et de la pratique de lecture, des moralistes). On trouve, chez Ernst Cassirer (repris par Hans Blumenberg 20 ) une distinction entre le contenu (ou la substance) d’un discours, et sa fonction (ou son rôle). Par exemple, il est certain que les textes moralistes ne partagent pas le même contenu que les textes de la philosophie antique ; les moralistes empruntent, certes, des éléments à toute une gamme de discours, de l’épicurisme au stoïcisme, mais ils forment au final un texte tout à fait différent (marqué, notamment, par l’augustinisme) qui se retourne d’ailleurs, le plus souvent, contre la philosophie antique (notamment contre le stoïcisme). Par contre, on pourrait se demander (c’est donc notre hypothèse), si ces deux types de texte n’ont pas au moins, lointainement, une fonction en partie semblable ? Si le texte moraliste n’a pas réinvesti (Umbesetzung) - selon des modalités, certes, bien différentes - la place ou la fonction de la philosophie antique (venant répondre à des attentes communes) ? Pour y répondre, un exemple pourra nous être utile. Un exemple d’autant plus significatif qu’il se rapproche fortement du cas de Christine de Suède. Car nous disposons, à dire vrai, d’au moins un antécédent célèbre aux textes de la reine : le texte d’un monarque (en l’occurrence, un empereur), qui se présente comme une mise en application d’une philosophie pratique (à savoir, le stoïcisme), et dont l’auteur, comme Christine, ne cherche pas tant l’originalité que l’exercice du jugement. Il s’agit des Pensées de Marc Aurèle 21 . Nous ne pourrons cependant qu’esquisser, dans les pages qui nous restent, une comparaison avec les textes de Christine. Ce dont a besoin Marc Aurèle, tout comme Christine de Suède, et qu’il trouve, pour sa part, dans le stoïcisme, c’est notamment, donc, un exercice pratique du jugement. L’un de ces exercices frappe par sa proximité avec le travail moraliste : c’est un exercice de décomposition (on peut penser ici au titre du livre le plus moraliste de Cioran, Précis de décomposition). Si cet exercice a quelques parentés avec « l’anatomie de tous les replis du cœur 22 » humain pratiquée par les moralistes, c’est qu’il s’agit, dans les deux cas, 20 Cf. Jean-Claude Monod, Hans Blumenberg, Paris, Belin, 2007, p. 128-129. 21 Le manuscrit original n’a pas reçu de titre de la main de l’empereur. Nous renverrons à l’édition de Léon-Louis Grateloup, Soliloques, Paris, Le livre de poche, 1998. 22 Lettre de La Rochefoucauld au père Thomas Esprit du 6 février 1664, p. 647. Christine de Suède, lectrice de La Rochefoucauld 57 d’écarter les faux jugements qu’émettent les hommes sur les choses (pour reprendre, à nouveau, l’exemple célèbre de l’exergue des Maximes : la vertu n’est pas, quoi qu’en dise, le contraire absolu du vice, il lui arrive parfois d’être intimement mêlée à lui, ou d’en être un avatar). La décomposition - ou ce que Pierre Hadot appelle une « définition physique 23 » - consiste donc à ouvrir le corps des choses, à énumérer les parties et les regarder objectivement. Cet exercice a un but : pour guérir des troubles de l’âme, il faut dépouiller « les représentations de toute considération subjective ou anthropomorphique 24 ». Marc Aurèle en donne une illustration restée célèbre dans le livre VI (§13, p. 74) : On peut se faire une idée de ce que sont les viandes cuites ainsi que les autres aliments, en se disant par exemple : ceci est le cadavre d’un poisson, cela le cadavre d’un oiseau ou d’un porc ; ou bien, le Falerne n’est que du jus de raisin, et la robe prétexte du poil de brebis trempé dans le sang d’un coquillage ; ou encore, l’accouplement sexuel n’est que le frottement de ventres et éjaculation de glaire accompagnée d’un spasme. Toutes ces représentations atteignent le fond des choses et les pénètrent, nous faisant voir ce qu’elles sont. C’est ainsi qu’il faut procéder pendant toute notre vie : quand nous nous faisons des choses une idée trop flatteuse, mettons-les à nu, voyons au fond leur peau de valeur et dépouillons-les de leur prestige. S’il existe quelques proximités avec le travail moraliste, c’est que le maximiste, tel La Rochefoucauld, cherche bien à « dépouiller » de leur prestige la plupart des phénomènes du cœur humain et des mœurs ; la reine elle-même, dans ses sentences, ne fera pas autre chose que décomposer, mais de manière, précisément, moraliste : en démasquant les tromperies de la vie sociale, en déchiffrant les passions. Et cela, bien entendu, non pas dans un but thérapeutique (quoique cela ne soit pas sans effet sur la qualité d’une vie ainsi mise à l’écart des naufrages affectifs, ou des désagréments de la société) ; son objectif, au fond, est de ne plus être dupée par les autres, ni trompée par son cœur. En somme, nous le voyons : si la finalité diffère, Marc Aurèle, comme Christine de Suède, trouvent dans les grandes pensées pratiques de leur temps - stoïcisme ou littérature moraliste - non point quelque chose, après tout, comme un vade-mecum, mais du moins les moyens de discipliner, de sculpter leur vigilance quotidienne, ou leur jugement. En somme, avec La Rochefoucauld, Christine apprend à voir - à voir en dessous - ou à discerner ; avec le stoïcisme, Marc Aurèle apprend à bien juger. Dans les deux cas, 23 Pierre Hadot, Introduction aux « Pensées » de Marc Aurèle, Paris, Le livre de poche, 2005, p. 179. 24 Idem. André Laidli 58 la lecture des textes (le moraliste français, pour la reine, les textes stoïciens, tel Epictète, pour Marc Aurèle) débouchent bien sur un exercice, ou une pratique : strictement littéraire, pour la reine, mais qui est d’un effet certain sur la sculpture de son jugement dans les affaires humaines ; littéraire, mais aussi spirituel, pour l’empereur. Avec en commun, sans doute, une dimension des plus importantes : une thérapeutique du regard. La critique de la scolastique chez Descartes et Hobbes N ICOLAS DE B RÉZÉ (U NIVERSITÉ P ARIS IV - S ORBONNE ) Si Hobbes et Descartes se sont très nettement opposés l’un à l’autre dans l’échange des objections et réponses aux Méditations métaphysiques, ils participent tous deux du même esprit quand il s’agit de remettre en cause - voire de tourner en dérision - l’enseignement philosophique de leur temps. L’historiographie a cependant trop tendance à considérer l’empirisme et le rationalisme comme deux traditions inconciliables, faisant de la Manche une frontière infranchissable où s’arrêteraient les influences. Or, si Hobbes compte assurément comme l’un des plus éminents représentants de la philosophie empiriste, il ne fait aucun doute que la place capitale qu’il accorde à la raison dans sa critique de la scolastique l’inscrit tout aussi bien dans la perspective rationaliste qui fut celle de Descartes 1 . D’un point de vue biographique, force est de remarquer que ces deux auteurs appartiennent à la génération qui a véritablement réussi à émanciper la philosophie d’une tradition qui s’était établie depuis plusieurs siècles. En effet, à leur époque, Aristote fait figure de référence obligée ; non seulement parce que la scolastique, depuis Thomas d’Aquin, s’est constituée comme la synthèse du Christianisme et de l’aristotélisme, mais également parce que, en France comme en Angleterre, des lois interdisent de soutenir une doctrine contraire aux opinions d’Aristote. Afin d’évaluer leur attitude face à cette orthodoxie aristotélicienne, nous limiterons notre propos à l’œuvre dans laquelle chacun de nos deux auteurs se confronte pour la première fois à l’autorité de l’École : pour Descartes, le Discours de la méthode, publié en 1637, pour Hobbes, le Léviathan, paru en 1651. 1 Il va sans dire que, par « perspective rationaliste », nous n’entendons ici rien d’autre que le primat de la lumière naturelle en tant qu’elle s’oppose au registre de la croyance. Nicolas de Brézé 60 La première revendication, partagée par tant de philosophes du XVII e siècle qu’elle en devient presque un stéréotype, consiste à rejeter la philosophie telle qu’elle est alors enseignée en raison de son caractère spéculatif, qui la conduit dans des subtilités trop éloignées du sens commun. Hobbes fait ainsi référence à la formule de Cicéron qui dit qu’« il n’y a pas d’absurdité, si énorme soit-elle, qui n’ait été proférée par quelque philosophe », formule que l’on retrouvait, sans que son auteur fût cité, dans la seconde partie du Discours de la méthode 2 . D’une manière générale, il est donc possible de parler d’un accord fondamental entre Descartes et Hobbes au sujet de l’enseignement des universités. La différence essentielle tient à la manière dont sont exprimés leurs points de vue. Par exemple, l’un et l’autre s’accordent pour condamner une certaine pratique de la philosophie qui s’apparente davantage à de la rhétorique, mais chacun le fait dans un style qui lui est propre. Là où Descartes se contente de remarquer, avec une pointe d’ironie, que « la philosophie donne moyen de parler vraisemblablement de toutes choses, et se faire admirer des moins savants » 3 , Hobbes n’hésite pas à la qualifier de « prostituée fardée et bavarde » (fucatam & garrulam meritriculam) 4 . Mais, si Descartes semble plus mesuré, son jugement n’en est pas moins sévère. Il est nécessaire de revenir brièvement sur la phrase citée à l’instant pour en apprécier toute la portée. En effet, l’entreprise cartésienne consistant à rejeter comme faux tout ce qui n’est que vraisemblable, vanter le discours philosophique pour sa vraisemblance ne reviendrait-il pas en réalité à le disqualifier comme quelque chose de faux ? Néanmoins, Descartes se garde bien de prononcer un jugement si catégorique. L’ensemble du Discours de la méthode se caractérise au contraire par l’extrême prudence dont son auteur fait preuve en exposant les positions qui 2 « nihil tam absurde dici potest, quod non dicatur ab aliquo philosophorum » (De divinatione, II, LVIII, trad. José Kany-Turpin, Paris, Flammarion, 2004, p. 297). Voir Léviathan, I, ch. 5, EW, III, p. 33, l. 20-23 et Discours de la méthode, II, AT, VI, p. 16, l. 5-7. Précisons une fois pour toutes que nous citons Descartes et Hobbes d’après les éditions de référence : pour Descartes, celle de Charles Adam et Paul Tannery, Œuvres de Descartes, nouvelle présentation par P. Costable, B. Rochot et alii, Paris, Vrin-CNRS, 1964-1974 (désormais « AT » ) ; pour Hobbes, celle de Sir William Molesworth, London, John Bohn, 1839-1845, qui comprend Thomas Hobbes Opera philosophica quae latine scripsit (désormais « OL » ) et The English Works of Thomas Hobbes (désormais « EW »). Dans chaque cas, nous citons le titre de l’œuvre en précisant la section concernée (livre, chapitre) puis nous rappelons en abrégé le nom de l’édition utilisée, suivi du numéro de volume, de page et de ligne. Le français de Descartes a systématiquement été modernisé. 3 Discours de la méthode, I, AT, VI, p. 6, l. 8-10. 4 Leviathan sive de materia, forma et potestate ecclesiasticae et civilis, IV, ch. 46, OL, III, p. 490, l. 3. La critique de la scolastique chez Descartes et Hobbes 61 sont les siennes et abonde en tournures qui redoublent de précaution. S’il ne fallait en retenir qu’une seule, ce serait assurément celle qui résume son intention avouée : « Ainsi, mon dessein n’est pas d’enseigner ici la méthode que chacun doit suivre pour bien conduire sa raison, mais seulement de faire voir en quelle sorte j’ai tâché de conduire la mienne » 5 . Son récit est donc personnel, « autobiographique » dirions-nous aujourd’hui, et la démarche qui s’y trouve exposée ne se veut en aucun cas prescriptive. La stratégie adoptée se comprend aisément : Descartes fait tout pour éviter de connaître le sort qui fut celui de Galilée. On voit donc comment la célèbre gravure de Cornelis A. Hellemans qui représente Descartes foulant aux pieds un livre d’Aristote ne reflète aucunement la posture adoptée par l’auteur du Discours de la méthode. Si cette image devait représenter fidèlement l’attitude d’un philosophe du XVII e siècle à l’égard d’Aristote, ce serait bien plutôt celle de Hobbes, dont le mépris pour le Stagirite s’accorde parfaitement avec l’idée de piétiner une de ses œuvres. Rien de tel chez Descartes, qui écrivait pour sa part : « je m’assure que les plus passionnés de ceux qui suivent maintenant Aristote se croiraient heureux s’ils avaient autant de connaissance de la nature qu’il en a eu » 6 . Le problème de l’autorité n’est donc lié à la figure d’Aristote que de manière accidentelle. Ce que condamne Descartes n’est pas l’aristotélisme en lui-même, mais l’usage abusif qui en est fait. Si les représentants de l’École sont à blâmer, ce n’est pas parce qu’ils se réfèrent à Aristote plutôt qu’à un autre, mais parce qu’ils étudient ses livres au détriment du « grand livre du monde » et finissent ainsi par ignorer ce qui a lieu dans la nature. Si l’on retrouve le même type de remarque chez Hobbes, qui écrit lui aussi que la nature de la philosophie « ne dépend pas des auteurs » 7 , ce dernier va beaucoup plus loin que Descartes en soutenant explicitement que la misère de la philosophie universitaire résulte « en partie d’Aristote, en partie de la cécité de l’entendement » 8 . Certes, il est possible de trouver l’origine de cette dernière expression chez Descartes : ce dernier condamne les esprits médiocres qui se réfugient dans le jargon scolastique avec pour seul but d’éblouir leurs adversaires, les comparant ainsi « à un aveugle qui, pour se battre sans désavantage contre un qui voit, l’aurait fait venir dans le fond de quelque cave fort obscure » 9 . Cependant, Descartes prend toutes les précautions possibles pour ne pas donner à son lecteur l’impression qu’il rejette 5 Discours de la méthode, I, AT, VI, p. 4, l. 7-10. 6 Discours de la méthode, VI, AT, VI, p. 70, l. 12-15. 7 Léviathan, IV, ch. 46, EW, III, p. 670, l. 32-33, trad. Gérard Mairet, Paris, Gallimard, 2000, p. 915. 8 Ibid., EW, III, p. 671, l. 8-9. C’est nous qui traduisons. 9 Discours de la méthode, VI, AT, VI, p. 71, l. 3-5. Nicolas de Brézé 62 la tradition, et n’aurait pas, comme Hobbes, l’audace de poser l’influence de l’aristotélisme comme une cause de l’ignorance au même titre que la médiocrité de certains esprits. Dans sa perspective, on dira plus volontiers que celle-ci rend compte de celle-là. La cécité de l’entendement explique en effet le recours systématique à l’autorité d’Aristote : c’est parce qu’un homme n’est pas guidé par les lumières de la raison qu’il suit aveuglément la tradition. Pour Hobbes, en revanche, il s’agit de deux causes bien distinctes : c’est un mal de ne pas raisonner par soi-même ; c’en est un plus grand que de s’en remettre à l’autorité d’Aristote. Hobbes écrit en effet : je crois qu’en matière de philosophie naturelle, on ne peut rien dire de plus absurde que ce qu’on appelle maintenant la Métaphysique d’Aristote, ni de plus opposé au gouvernement que ce qu’il dit dans ses Politiques, et rien de plus ignorant qu’une grande partie de son Éthique 10 . Et Hobbes de poursuivre sa charge en faisant valoir que, l’autorité d’Aristote ne dépassant pas les murs de l’École, ce n’est pas la véritable philosophie qu’on y enseigne mais ce qu’il désigne par le néologisme méprisant d’Aristotélité (Aristotelity) 11 . Si le propos de Descartes semble beaucoup plus modéré que celui de Hobbes, ne perdons pas de vue qu’il s’agit probablement d’un artifice pour se préserver des querelles. Il y a une différence très nette entre le ton du Discours de la méthode, son premier livre publié, et celui qu’il réserve pour sa correspondance privée. Ainsi, dans la lettre à Mersenne du 28 janvier 1641, Descartes lui demande de ne pas révéler que dans les Méditations métaphysiques sont contenus en germe les fondements de sa physique : car ceux qui favorisent Aristote feraient peut-être plus de difficulté de les approuver ; et j'espère que ceux qui les liront s’accoutumeront insensiblement à mes principes, et en reconnaîtront la vérité avant que de s’apercevoir qu’ils détruisent ceux d’Aristote 12 . La gravure de Hellemans, si elle ne s’accorde pas avec la stratégie du Discours de la méthode, correspond peut-être à l’intention de son auteur, passé maître dans l’art d’une « rhétorique de la dissimulation » 13 . Il faut attendre 1647, soit dix ans après la publication du Discours, pour que Descartes ose écrire publiquement une remarque dans laquelle il se montre 10 Léviathan, IV, ch. 46, EW, III, p. 669, l. 23-28, trad. cit., p. 913. 11 Ibid., EW, III, p. 670, l. 33, trad. cit., p. 915. 12 Lettre du 28 janvier 1641, AT, III, p. 298, l. 3-7. 13 Nous empruntons cette expression à Fernand Hallyn, qui sert de fil conducteur à son Descartes : dissimulation et ironie, Paris, Droz, 2006. Dans la même optique, voir Marc Fumaroli, La diplomatie de l’esprit, ch. 12 « La diplomatie au service de la méthode », Paris, Gallimard, 2001, p. 377-401 [1 ère édition Hermman, 1998]. La critique de la scolastique chez Descartes et Hobbes 63 sévère à l’égard de la tradition. Dans la lettre-préface des Principes de la philosophie, on peut lire en effet : « on ne saurait mieux prouver la fausseté de ceux [les principes] d’Aristote, qu’en disant qu’on n’a su faire aucun progrès par leur moyen depuis plusieurs siècles qu’on les a suivis » 14 . L’enjeu est donc bien de renverser l’autorité de l’École et les fausses doctrines qu’elle enseigne. De même, selon Hobbes, la véritable philosophie ne saurait ni proférer des discours faux, ni se fonder sur quelque autorité que ce soit - qu’il s’agisse de la religion ou de la réputation d’un auteur. Cette position appelle deux remarques. Dans un premier temps, ces deux critères permettent de mettre en lumière que Descartes et Hobbes partagent la même conception de la philosophie. Dans un second temps, nous voudrions, en dépit de l’apolitisme revendiqué par Descartes et du monarchisme invétéré de Hobbes, insister sur la dimension, sinon « démocratique », du moins émancipatrice d’une telle conception. L’exigence de vérité correspond au premier des quatre points qui constituent la méthode de Descartes telle que l’expose la deuxième partie du Discours 15 . De même, tout le livre peut être lu comme le manifeste d’une philosophie libérée de l’autorité de l’École, préférant la recherche de la vérité à la culture livresque. Pour plus de brièveté, contentons-nous de citer l’éloquente comparaison qui permet à Descartes de railler ceux qui ne jurent que par Aristote : « Ils sont comme le lierre, qui ne tend point à monter plus haut que les arbres qui le soutiennent, et même souvent qui redescend après qu’il est parvenu jusques à leur faîte » 16 . En d’autres termes, ce n’est pas la tradition qui conduit au progrès. Aussi faut-il bien comprendre que ces deux critères d’une philosophie authentique, l’exigence de vérité et l’émancipation face à l’autorité, sont indissociablement liés. Chez Descartes, en effet, la recherche de la vérité se confond avec une quête de certitude. Et, comme la certitude se donne à travers l’évidence, la démarche cartésienne ne consiste, de ce point de vue, qu’à chercher la vérité en soi-même. Si je parviens à être certain de quelque chose - c’est-à-dire s’il m’est impossible d’en douter - peu importe ce qui a pu être écrit sur la question. L’homme qui trouve la vérité par lui-même s’oppose à ceux qui ne savent argumenter qu’à grand renfort de citations et pour qui l’autorité du nom invoqué pèse plus que le raisonnement. C’est justement en disant qu’il suffit de bien raisonner pour trouver la vérité que le rationalisme révèle sa dimension proprement « démocratique » - au sens où le savoir n’est plus seulement réservé aux doctes. Car qu’est-ce qu’une déduction, par exemple, sinon une 14 AT, IX, p. 18, l. 29-p. 19, l. 1. 15 Discours de la méthode, II, AT, VI, p. 18, l. 16-23. 16 Ibid., VI, AT, VI, p. 70, l. 16-19. Nicolas de Brézé 64 opération mentale qui ne présuppose aucune connaissance extérieure et dont la validité ne repose que sur la rectitude du raisonnement ? Pour paraphraser Descartes, « quiconque » opère une déduction valide, sait, sur le point à propos duquel il vient d’acquérir une connaissance, « autant qu’on en peut savoir » 17 et peut donc s’affranchir du joug de la tradition. Toute la finesse de Descartes est de parvenir à concilier ce point avec le vocabulaire de l’École, et donc d’affronter celle-ci tout en ayant l’air de s’inscrire dans la tradition qu’elle véhicule. En exposant, au tout début du Discours de la méthode, la thèse suivant laquelle « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée » 18 , il prend soin de laisser entendre à un éventuel censeur qu’il ne fait ici que « suivre en ceci l’opinion commune des philosophes, qui disent qu’il n’y a du plus et du moins qu’entre les accidents, et non point entre les formes ou natures des individus d’une même espèce » 19 . Les philosophes dont il est ici question sont bien entendu les scolastiques, dont Descartes s’approprie la terminologie en reprenant à son compte la distinction aristotélicienne entre essence et accident. L’essence est posée comme quelque chose d’absolu qui n’admet aucune différence de degré - on est un être humain ou on ne l’est pas - contrairement à l’accident, c’est-àdire ce que l’on peut affirmer de telle ou telle essence - un homme peut être plus ou moins grand, plus ou moins pâle, plus ou moins savant. Or, puisque l’homme se caractérise comme un animal raisonnable, il faut en conclure que la raison échappe à toute mesure quantitative : on dira d’une chose qu’elle est douée de raison ou qu’elle ne l’est pas, mais on ne pourra pas dire qu’elle est plus ou moins raisonnable. Si donc, comme le veut Descartes, la raison est « la chose du monde la mieux partagée », dire que le bon usage qui en est fait conduit à un degré de connaissance où l’on « en sait autant qu’on en peut savoir », revient à dire que n’importe quel homme faisant preuve de méthode peut trouver la vérité ailleurs que dans les livres et sans être assujetti à l’autorité de quelque précepteur. Hobbes ne semble pas juger nécessaire de prendre autant de précautions quand il s’agit de confronter ses positions avec la philosophie officielle. Si le Discours de la méthode se caractérise par une certaine diplomatie, on observe tout le contraire dans le Léviathan, où Hobbes s’adonne volontiers au sarcasme et même parfois à des remarques assez provocantes. Une des rares tournures hobbesiennes qui pourrait s’apparenter à une marque de prudence comparable à celle de Descartes se trouve dans le premier chapitre du Léviathan. Après avoir exposé quelles sont selon lui les causes de la sen- 17 Discours de la méthode, II, AT, VI, p. 21, l. 8-9. 18 Ibid., I, AT, VI, p. 1, l. 1-2. 19 Ibid., I, AT, VI, p. 2, l. 30 p. 3, l. 2. La critique de la scolastique chez Descartes et Hobbes 65 sation, Hobbes constate que sa position rentre en conflit avec la doctrine alors enseignée et précise aussitôt : « Ce que j’en dis n’est point pour décrier les Universités ». Mais Hobbes n’est pas Descartes, et cette formule n’est pas faite pour ménager son adversaire, vu qu’il ajoute immédiatement : mais puisque je serai amené à parler plus loin de leur rôle dans l’État (in a commonwealth), je ne dois laisser passer aucune occasion de faire voir ce qui en elles est à réformer ; et parmi ces choses à réformer est l’emploi fréquent d’un langage dépourvu de signification 20 . Nous verrons dans quelques instants que toute son opposition à la scolastique se rapporte à cette critique d’ordre linguistique. Mais prenons le temps d’interpréter l’exemple précédant le passage qui vient d’être cité. Dans la tradition aristotélicienne, la perception sensible d’un objet a lieu par le contact du sujet percevant et de l’objet perçu. Celui-ci pénètre dans l’âme en laissant pour marque de son passage une trace similaire à celle qu’une bague imprime sur la cire qu’elle marque de son sceau 21 . En effet, de même que le cachet se contente de recevoir l’empreinte de la bague sans en conserver le métal, notre âme reçoit la forme et non la matière d’un crayon, par exemple, que nous pourrions percevoir. Ce que nous aurions à l’esprit ne serait pas le crayon réel, fait de bois, mais simplement une image mentale de celui-ci, sa forme. Dans le texte d’Aristote, c’est le mot εἶ δ ος qui traduit cette notion de forme, le terme latin qui lui correspond étant species - qu’il ne faudrait surtout pas ici traduire par « espèce ». C’est pourquoi les penseurs scolastiques, pour désigner l’image mentale correspondant à un objet perçu, parleront de species, qui pourra, suivant celui des cinq sens qui a été mobilisé, être qualifiée de visible, d’auditive, d’olfactive, de tactile ou de gustative. Seulement, Hobbes prend le mot species dans un tout autre sens, en faisant comme s’il ne désignait rien d’autre qu’une chose en tant qu’elle est vue. Ainsi, une species visible signifie un être vu visible, une species auditive un être vu auditif, etc. 22 ; autrement dit, la théorie scolastique de la sensation se trouve réduite à un pléonasme ou à un non-sens. Il va de soi que la critique de Hobbes est injuste : elle ne tient qu’en jouant sur l’homonymie du mot species, auquel elle fait dire autre chose que ce qu’il signifie dans ce contexte. Elle n’est toutefois pas sans pertinence, dans la mesure où elle témoigne d’une époque qui ne comprend plus la langue dans laquelle la philosophie est enseignée. 20 Léviathan, I, ch. 1, EW, III, p. 3, l. 20-26. Pour des raisons d’élégance, nous citons exceptionnellement la traduction de Raoul Anthony, Paris, Marcel Giard, 1921, p. 4-5. 21 Aristote, De anima, II, 12, 424a, 16-21. 22 Léviathan, I, ch. 1, EW, III, p. 3, l. 6-20. Nicolas de Brézé 66 Ainsi, toute la critique de la scolastique menée par Hobbes semble se réduire au chef d’accusation suivant : l’École parle un jargon si éloigné du sens commun que l’honnête homme n’est pas en mesure de le comprendre. D’ailleurs, si Hobbes propose de prendre la géométrie comme modèle pour la philosophie, ce n’est pas, comme Descartes, en raison de la certitude de cette science, mais bien plutôt en raison de la méthode des géomètres qui consiste à faire précéder leurs démonstrations des définitions des termes employés. Sans cette exigence de clarté du vocabulaire, les « savants » risquent trop de pouvoir exercer une domination injustifiable en médusant ceux à qui ils devraient enseigner. Puisque nos analyses ont permis de mesurer à quel point le ton de Hobbes se distinguait de celui de Descartes, nous voudrions, en guise de conclusion, proposer une hypothèse pour rendre compte de cette différence. De toute évidence, elle s’explique en partie par les quatorze ans qui séparent la publication des deux œuvres sur lesquelles nous nous sommes appuyés, mais il convient peut-être de s’interroger davantage sur la signification historique d’un tel changement en un si court laps de temps. Chez Descartes, la rupture avec la tradition semble à peine amorcée ; chez Hobbes, elle est tout à fait consommée. Faut-il en conclure que l’apport cartésien a mis un terme au règne de l’aristotélisme ? Si, pour des auteurs de la seconde moitié du XVII e siècle 23 , il semble justifié de répondre par l’affirmative, la question se pose de savoir pourquoi Descartes aurait réussi là où tant d’autres avaient échoué avant lui 24 . Bien évidemment, l’époque à laquelle il écrit n’est pas sans être quelque peu favorable à son ambition : faute de nouveaux représentants d’envergure (Suarez est mort en 1617), la pensée scolastique s’essouffle et peine à se renouveler. À cela s’ajoute que Descartes, loin d’être 23 L’analyse de cette position, qui demanderait une étude à part entière, ne peut ici être développée. Contentons-nous seulement de mentionner La recherche de la vérité de Malebranche, où ce dernier opère un important parallèle entre Aristote et Descartes qui suggère que celui-ci à tout à fait remplacé celui-là en termes d’influence. 24 On pourrait objecter que le XVII e siècle tient le chancelier Bacon en aussi haute estime que Descartes. De ce point de vue, il n’est pas faux de dire que le premier philosophe d’envergure à avoir eu raison de l’hégémonie aristotélicienne est l’auteur du Novum Organum. C’est donc en Angleterre, et non en France, que s’initie le changement dont Descartes sera rétrospectivement jugé comme le précurseur. Il y a néanmoins une différence considérable entre la réception de Bacon, qui n’a jamais pu achever la rédaction de l’Instauratio magna, et celle de Descartes, dont la postérité ne s’explique pas seulement en ce qu’il a combattu la domination exercée par les thèses d’Aristote mais en ce qu’il a réussi à y substituer les siennes. En un mot, il n’y a jamais eu de scolastique baconienne comparable à la scolastique cartésienne qui va progressivement se mettre en place. La critique de la scolastique chez Descartes et Hobbes 67 le premier penseur « moderne », bénéficie en quelque sorte de toutes les attaques qu’a subies l’École depuis la naissance de l’humanisme, si bien qu’il n’a plus qu’à lui donner le coup de grâce. Mais en dépit de toutes les circonstances qui purent y être propices, Descartes a su faire en sorte que son adversaire ne se relevât pas en l’attaquant sur deux fronts. En effet, si le Discours de la méthode passe rétrospectivement pour le manifeste d’une nouvelle philosophie alors qu’il se donnait pour le récit d’une démarche personnelle, ce n’est pas seulement parce que son auteur a su s’ouvrir à un nouveau public en le publiant (ainsi que les Essais qu’il introduit) en langue française. Bien au contraire, aurions-nous presque envie de dire, ce qui distingue Descartes de tous ses prédécesseurs est que son autre œuvre majeure, les Méditations métaphysiques, est écrite dans la terminologie de l’École et adressée aux docteurs de la faculté de théologie de la Sorbonne. La spécificité de Descartes est donc d’avoir à la fois attaqué la scolastique de l’extérieur, en 1637, et de l’intérieur, en 1641. Encore que l’emploi du verbe attaquer soit plutôt excessif, car l’affrontement ne semble jamais avoir lieu 25 . En menant son combat sur deux fronts, Descartes évite en réalité de livrer bataille. La stratégie oscille en effet entre deux pôles : proposer autre chose que l’École sans polémiquer (Discours) et susciter la discussion avec elle (Méditations). Il en résulte que sa pensée ne peut plus être ignorée par les représentants de la scolastique comme la critique d’un adversaire marginal. Or si cette discussion avec les théologiens contemporains lui a permis de s’imposer comme la nouvelle référence obligée, son recours au vocabulaire scolastique n’aura pas été du goût de tout le monde. C’est précisément le cas de Hobbes, dont les attaques anti-scolastiques ne visent pas seulement l’École mais également Descartes, à qui il reprochait, somme toute, de n’avoir pas été assez moderne. 25 Néanmoins, il s’agit bien pour Descartes de mener une lutte - Guez de Balzac n’évoquait-il pas, dès 1628, ses « prouesses contre les géants de l’École » ? Voir Lettre à Descartes du 30 mars 1628, AT, I, p. 570, l. 28 p. 571, l. 1. Pierre des Noyers : science et diplomatie à la cour de Pologne C HANTAL G RELL (U NIVERSITÉ DE V ERSAILLES -S AINT -Q UENTIN ) Pierre des Noyers (1606-1693) n’ayant rien publié, les dictionnaires biobibliographiques anciens ou modernes l’ignorent. Le secrétaire aux commandements de Louise-Marie de Gonzague et l’un de ses intermédiaires auprès de ses amies de Port-Royal 1 , le correspondant de Pascal, de Mersenne, de Boulliau, l’ami de l’astronome Hevelius, est un personnage très mal connu, qui a pourtant laissé une correspondance considérable, dont seules quelques lettres ont été publiées 2 . Rares sont les publications qui évoquent ce personnage comme la thèse de Karolina Targosz, publiée dans sa version française abrégée en 1982 3 , et le savant article de François Secret 4 . Pierre des Noyers a aussi laissé une 1 Voir F. Bouletreau, Correspondance de la mère Angélique Arnaud avec Louise-Marie de Gonzague, Paris, 1980. Sur les liens avec Port-Royal : J. Mesnard, « quelques pièces exceptionnelles découvertes au Minutier central des notaires de Paris, 1600- 1650 », RHLF, LXXIX-5 (sept-oct 1979), p. 739-754. 2 Lettres pour servir à l’histoire de Pologne et de Suède de 1655 à 1659, publiées par K. Sienkiewicz, Berlin, E. Bock, 1859. Sur la correspondance P. des Noyers - Ismaël Boulliau voir Henk J. M. Nellen, Ismaël Boulliau (1605-1694), astronome, épistolier, nouvelliste et intermédiaire scientifique, Amsterdam et Maarsen, APA Holland UP, 1994. La bibliothèque nationale de Vienne possède un ensemble de lettres de des Noyers (fonds Hohendorf, ms 7049) dont 24 lettres à Roberval (16 mars 1646 - 13 février 1651), publiées par Jean Mesnard dans les Œuvres complètes de Blaise Pascal, édition du Tricentenaire, 4 vol., Paris, Desclée de Brouwer, 1964-1992, t. II, 1970 (Œuvres diverses, 1623-1654) avec des notices (p. 443-77, 602-11). 3 K. Targosz, La cour savante de Louise-Marie de Gonzague et ses liens scientifiques avec la France (1646-1667), Ossolineum, Académie polonaise des sciences, 1982, notamment p. 48-54. 4 François Secret, « Astrologie et alchimie au XVII e siècle. Un ami oublié d’Ismaël Boulliau : Pierre des Noyers, secrétaire de Louise Marie de Gonzague, reine de Pologne », Studi Francesi, LX-3 (sept-déc. 1976), p. 463-479. Chantal Grell 70 importante correspondance diplomatique, conservée au Château de Chantilly, une relation manuscrite du voyage de la reine vers la Pologne 5 et une « nativité » de Marie de Gonzague 6 , à quoi s’ajoutent, ici et là, différents textes isolés. 1. Des Noyers et l’astrologie On sait peu de chose sur la manière dont Pierre des Noyers fut appelé à devenir l’homme de confiance de la reine. Les informations les plus précises (sans mention de sources) se trouvent dans l’édition que Ferdinand Denis, bibliothécaire à Sainte-Geneviève, donna des œuvres du « poète-menuisier » Adam Billaut, célèbre à la cour de Nevers 7 . Il y est question de l’attachement de Pierre des Noyers pour Ferdinand de Gonzague, troisième fils du duc de Mantoue, frère de la princesse Marie, décédé très jeune à Casale en Italie en 1631. L’abbé de Marolles mentionne dans ses Mémoires que son père, entré au service des Nevers en 1614, fréquenta Mademoiselle de Nevers en tant que gouverneur des deux princes aînés en 1622 8 . Marolles découvrit lui-même la cour de Nevers en 1636, où il fit connaissance d’Adam Billaut 9 . Il y travailla à mettre en ordre les archives familiales, en dressa un inventaire à la demande de la princesse (1638), et fit des séjours répétés à Nevers comme à l’hôtel de Nevers à Paris. Marolles, qui ne prisait guère l’astrologie, s’opposa en 1643 à « son secrétaire » 10 , un habitué de cette société qui prisait fort ce 5 AMAE, ms n.1, Mémoires et documents Pologne : Mémoires du voyage de Madame Luise-Marie de Gonzagues de Clèves pour aller prendre possession de la couronne de Pologne (copie, 1821 bibl. Czartoryski, Cracovie, ms. 1970-4). La Relation du voyage de la reine de Pologne et du retour de la maréchale de Guébriant, ambassadrice extraordinaire et surintendante de sa conduite… dédié à son altesse Madame la princesse douairière de Condé, Paris, 1647, de J. Le Laboureur de Blérenval, en rendit la publication inutile. Voir Francesca de Caprio Motta, Maria Ludovica de Gonzaga- Nevers. Una principessa franco-mantovana sul trono di Polonia, Rome, Vecchiarelli, 2002. 6 « Nativité d’Amarille », Archives du Musée Condé, Chantilly, ms 424. 7 Poésies de Maître A. Billaut, Nevers, J. Pinet, 1842. 8 Mémoires de Michel de Marolles, abbé de Villeloin, 3 vol., Amsterdam [i.e. Paris, J.-L. Nyon], 1755, I, p. 46 et 101. 9 Ibid., p. 202. 10 « J’eus contre moi non seulement son secrétaire, qui était homme d’esprit et versé dans cette science, et son premier médecin Augustin Corade, qui exerce son art avec tant de bonheur, mais encore M. l’abbé de Belozane et quelques autres. » Ibid., p. 278. Pierre des Noyers: science et diplomatie à la cour de Pologne 71 savoir 11 . Des Noyers était féru en matière de themes astraux et d’horoscopes. En témoigne la « Nativité d’Amarille » dont il commença la redaction en 1643, qui traite des années 1626-1652. Pierre des Noyers considérait l’astrologie comme une science, à condition de lui donner l’exactitude souhaitée : J’ai reconnu et j’avoue que l’astrologie est couverte de tant de nuages qu’il est bien malaise de la developer. Elle est pourtant certaine, mais Presque inconnue… Son incertitude qui rend tous les jugements suspects ne vient que faute d’exacts observateurs, qui communiquent ensemble leurs observations… J’ai fait aussi une grande suite de revolutions, toutes lesquelles j’ai soigneusement calculées par les Tables Rudolphines de Kepler, qui sont celles dont je me suis servi pour la nativité, ayant éprouvé que les tables des revolutions de Tycho étaient bien fautives, et que meme les subsidiaires de Kepler n’étaient pas tout à fait justes… 12 La correspondance de des Noyers et de Boulliau, en plein cœur du « Déluge suédois », abonde en prédictions diverses 13 . Boulliau, de son côté, multipliait aussi les horoscopes d’amis, de connaissances, de savants 14 , et partageait la passion de des Noyers et de la reine de Pologne pour l’astrologie. La reine chercha aussi à l’attirer à Varsovie 15 . Incontestablement l’astrologie fut source de la faveur dont ne cessa de bénéficier des Noyers. 2. Des Noyers et l’alchimie François Secret révèle une autre passion de Pierre des Noyers, partagée par Jean-Baptiste Morin 16 : l’alchimie 17 qui fascina aussi Newton et Leibniz. 11 Jean-Baptiste Morin relate, dans son Astrologia Gallica (La Haye, A. Vlacq, 1660), qu’il avait prédit à la princesse Marie un mariage très illustre, que « les astres lui marquaient une tête couronnée pour époux ». En reconnaissance, la reine de Pologne assura les frais de l’édition de l’ouvrage posthume qui lui est dédicacé. 12 Chantilly, Mss 424, fol 4v, 5. 13 Voir les Lettres de P. des Noyers… pour servir à l’histoire de Pologne et de Suède, n. 2. 14 Voir H. Nellen, op. cit., p. 459-67. 15 Au début de 1656 (guerre polono-suédoise) lorsque les émigrés attachés à la cour de Pologne avaient besoin de diplomates doués, on tacha de l’engager. En octobre 1658, des Noyers invita encore Boulliau en Pologne. Boulliau arriva à Danzig en mars 1661 et s’arrêta deux mois chez Hevelius. En mai 1661, il gagna à Varsovie. Des lettres de des Noyers donnent à penser que Boulliau aurait envisagé de s’installer à Danzig ; mais la reine le voulait à sa cour. Il rentra en France. 16 Fr. Secret, « Notes pour une histoire de l’alchimie en France », Australian Journal of French Studies, IX-3 (sept-déc. 1972), p. 217-236, v. p. 231 sv. 17 Didier Kahn, Alchimie et paracelsisme en France (1567-1625), Genève, Droz, 2007. Chantal Grell 72 Pierre Borel (1620-1671) a publié dans son Trésor de recherches et antiquités gauloises et françoises réduites en ordre alphabétique (Paris, A. Courbé, 1655) une lettre de des Noyers à un ami (anonyme), relatant une enquête menée sur l’alchimiste Sendivogius et le « Cosmopolite » (Alexandre Sethon) 18 . D’autre part, ce fut des Noyers qui fit venir, en 1651 en Pologne, l’Ecossais William Davisson (1593-1669) initialement astrologue, ami de Jean-Baptiste Morin, converti à la médecine, puis alchimiste et titulaire de la première chaire de chimie au Jardin du Roi 19 ; Davisson occupa 17 ans en Pologne ces mêmes fonctions auprès de la reine. Dans la préface de son Commentaire sur Petrus Severinus (La Haye, 1660), il évoque l’ambiance tourmentée de la cour de Pologne à l’époque du « Déluge suédois ». Nous disposons encore du curieux témoignage de Jean Vauquelin des Yveteaux 20 : J’ai connu à Paris en 1681, Me des Noyers, vieux garçon, âgé pour lors de 80 ans, de naissance et riche, dont l’occupation curieuse avait toujours été de voyager à dessein de connaître des savants et de recouvrer des livres curieux. Il avait été assez heureux pour lier connaissance avec quelques uns de ces Messieurs les Rose Croix qui lui avaient procuré la familiarité de plusieurs arts. Son mérite lui avait attiré la promesse qu’ils lui avaient faite de l’admettre dans leur société, et en en attendant l’exécution, ils lui avaient confié quelques-uns de leurs manuscrits dont il me confia l’inspection seulement, sur laquelle ils me parurent d’une expression cabalistique… Il me fit aussi voir l’effet d’une poudre de projection qu’il tenait de la libéralité de ces savants, mais son effet était faible… Il voulut bien me dire que… cette poudre de projection avait été faite d’un certain sel… dont il me fit voir quelques échantillons; il était blanc d’une figure étoilée. Il me parla d’un fourneau de verre qu’il avait en Pologne, où il faisait sa residence la plus ordinaire, à cause de la liberté où l’on y était de travailler. Il avait, disait-il, le plaisir de voir au travers les progrès de sa matière, et il me fit present d’un petit baromètre de verre rempli d’une liqueur rouge et marqué avec des points colorés qui indiquaient le degré de chaleur du fourneau sur lequel on le mettait 21 . Il n’est toutefois pas évident que des Noyers ait pratiqué lui-même l’art alchimique et il n’est nulle part question d’athanor dans sa correspondance. Mais des Noyers, à Varsovie, fréquentait toutefois Davisson, Claude Germain 18 Trésor de recherches, Article « Cosmopolite », Lettre du 12 juin 1651, p. 479-486. 19 E.T. Hamy, William Davisson, intendant du Jardin du roi et professeur de chimie (1647-1651), Nouvelles archives du Museum, 3 e série, X, 1898. 20 Cité par Fr. Secret, « Astrologie et alchimie », p. 470-71. 21 Selon sa correspondance, des Noyers était effectivement à Paris fin 1679 et repartit pour la Pologne en août 1682. Pierre des Noyers: science et diplomatie à la cour de Pologne 73 et Augustin Courrade, tous frottés d’alchimie. En outre, la curiosité pour l’alchimie était une tradition ancienne à la cour des Nevers: le père de la reine de Pologne avait lui-même séjourné auprès de Rodolphe II. 3. Des Noyers et la science de son temps Pierre des Noyers s’intéressa aussi à la physique et aux découvertes de son temps. Il manifeste un intérêt précoce pour les thermomètres et les relevés de température. Il livre à ses correspondants de nombreuses observations météorologiques et leur envoie des informations sur le climat de la Pologne. Son souci de calculer les longitudes est lié à sa volonté de faire de l’astrologie une science « exacte ». Ainsi, dans la Nativité d’Amarille, calculet-il les révolutions dans « les lieux où Amarille s’est trouvée lorsqu’elles sont arrivées. La différence des méridiens de Nevers à Varsovie a été calculée en 1653 à 1h 17’ qu’il faut ajouter aux revolutions de la feuille ci-dessus pour avoir celles de la suivante à Varsovie » 22 . Il avait été, en France, l’élève de Roberval, professeur de mathématiques au Collège royal, qu’il avait introduit à l’hôtel de Nevers 23 . Le fonds de la Bibliothèque nationale de Vienne 24 présente un intérêt considérable pour la vie scientifique du temps. On y trouve plusieurs allusions à Pascal que des Noyers avait certainement rencontré. Les quatre grands sujets du temps, commente Jean Mesnard, sont évoqués. En premier lieu, la machine arithmétique dite « le Paschal ». Ces lettres prouvent que des exemplaires de la machine étaient arrivés en Pologne dans les bagages de la reine, l’un d’eux ayant pris place dans la chambre même du roi 25 . Des Noyers commanda deux nouvelles machines et en fit réaliser pour les monnaies polonaises. Il est ainsi question dans une lettre de Roberval à des Noyers du 28 juin 1647 d’un « paschalium », machine arithmétique dont l’envoi est annoncé comme proche : « Je fais en sorte que vous puissiez avoir au plus vite le Paschal. Vous pourrez vous en 22 Nativité d’Amarille, fol. 164 v. 23 Correspondance de P. des Noyers, fonds Hohendorf, ms 7049, lettre du 26 juin 1646. 24 Voir n. 2: 24 lettres à Roberval, du 16 mars 1646 au 17 février 1651, deux à Saint- Martin, et 3 à Mersenne, auxquelles s’ajoutent trois lettres à Mersenne conservées à la Bnf, Naf 6204, ff. 126-130. 25 Pascal eut l’idée de cette machine en 1643 et en fit la démonstration à l’hôtel de Condé en 1644. Une cinquantaine de modèles avaient été construits en 1649 : A. Mansuy, Le monde slave et les classiques français aux XV e -XVII e siècles, Paris, H. Champion, 1923, p. 231-44. Chantal Grell 74 prendre à l’artisan lent à l’ouvrage… » 26 . Des Noyers informa en outre Roberval et Mersenne de l’expérience barométrique réalisée à Varsovie par le père Valeriano Magni, reproduisant une expérience de Torricelli, occasion d’une querelle de priorité 27 . Il fit encore connaître aussi la machine volante de Burattini, sorte d’oiseau gigantesque mû par un savant mécanisme, dont il parla à Roberval et à Mersenne et dont Pascal eut connaissance. Enfin, sa lettre du 4 décembre 1647 à Roberval faisait état des recherches de Pascal sur l’écriture, peut-être d’un projet de machine à écrire ou à reproduire 28 . 4. Des Noyers et Hevelius Pierre des Noyers fit connaissance d’Hevelius à Dantzig, peu après son arrivée en Pologne et resta en contact permanent 29 . Cette correspondance manuscrite inédite, rapportée par Delisle en France en 1747 et aujourd’hui à l’Observatoire de Paris 30 , contient plus de deux cents lettres échangées par Hevelius et des Noyers 31 , pour des Noyers en français, pour Hevelius en latin, entre 1646 et 1685. La périodicité en est irrégulière, liée aux demandes d’information d’Hevelius, aux voyages de des Noyers en France ou aux guerres ravageant la Pologne. Cette correspondance nous introduit au cœur des réseaux scientifiques. Sans parler ici des sujets évoqués, il convient d’insister sur le rôle d’intermédiaire que joua des Noyers dans l’échange de lettres, d’observations, de descriptions d’instruments, d’idées, de livres, d’éphémérides et de nouvelles, mettant en relation les communautés scientifiques française et polonaise, pour ne pas parler de l’Italie. De nombreuses lettres étant perdues, plusieurs 26 Ms Observatoire, C1-1 fol. 152. Pascal, Œuvres complètes, éd. J. Mesnard, t. II, Œuvres diverses, 1623-1654, p. 454. 27 Lettre du 17 juillet 1647 à Roberval, du 24 juillet à Mersenne, du 31 juillet à Saint Martin. Les expériences nouvelles touchant le vide de Pascal furent publiées en octobre 1647 « De Vacuo. Narratio de Roberval ad nobilissimum virum d. Noyers », 20 septembre 1647, Pascal, éd. J. Mesnard, II, p. 455-477 et Seconde Narratio de Roberval à des Noyers sur le vide, 15 mai 1648, p. 603-611. 28 Pascal, éd. J. Mesnard, II, p. 445. René Taton, « Le ‘dragon volant’ de Burattini », La machine dans l’imaginaire (1650-1800), Revue des Sciences Humaines, n o 186-187, 1982-3, p. 45-66. 29 Sur l’activité astronomique de PDN, voir K. Targosz, La cour savante, p. 149-150. 30 C1-I-XVI, voir Chantal Grell et Patricia Radelet de Grave : « Un projet : l’édition de la correspondance d’Hevelius (1611-1687), Archives internationales d’Histoire des Sciences, LX, 165 (décembre 2010), p. 423-427. 31 141 de P. des Noyers à Hevelius entre le 13 juillet 1646 et le 5 mars 1685 ; 87 d’Hevelius à P. des Noyers entre le 8 avril 1647 et le 6 avril 1684. Pierre des Noyers: science et diplomatie à la cour de Pologne 75 envois étaient prévus : par mer, par poste, par courrier « diplomatique », via des Noyers qui diffusait des copies, des lettres d’Hevelius, de celles qu’il recevait de France, qu’il réexpédiait à ses correspondants fidèles, entre autres Boulliau, Roberval, Morin souvent mentionnés. Les sujets envisagés suivent de près les recherches d’Hevelius. Il est ainsi beaucoup question, dans le premier volume, d’observations lunaires (et solaires) au moment où il prépare la Selenographia, publiée en 1647. Puis l’intérêt se focalise sur Saturne 32 , lorsque Hevelius prépare sa Descriptio de native Saturni facie (1656). Les comètes mobilisent l’attention de ses correspondants dans les volumes III-V (le passage d’une comète fin 1663 et début 1664 a mobilisé la communauté européenne) dont les observations multiples lui sont utiles pour le Prodromus cometicus (1665), la Descriptio Cometæ (1666) et enfin la Cometographia de 1668, dédiée à Louis XIV. Les lettres de P. des Noyers nous informent de la réception des ouvrages d’Hevelius adressés à des lecteurs choisis 33 , de l’intérêt de la cour de Pologne, du roi et de la reine 34 , mais aussi des savants de cette cour (Burattini, Courrade, Davisson) pour l’actualité astronomique. À partir des lettres que lui adresse Boulliau, des Noyers informe Hevelius des querelles savantes françaises, par exemple celle qui opposa Gassendi et Morin 35 . Informé par Boulliau du souci des savants français d’obtenir des financements du roi (fondation de l’Académie des sciences, 1666), des Noyers loue l’héroïsme d’Hevelius qui assume seul les frais de son observatoire et de ses publications 36 : « Vous êtes un héros en la science de l’astronomie qui peut subsister par sa propre vertu sans un appui étranger », lui a-t-il écrit le 10 décembre 1654 37 . Il transmet aussi des nouvelles peu enthousiastes de l’Académie des sciences à laquelle Boulliau (écarté) vouait une haine tenace. Boulliau s’amusait aussi des malheurs de l’Observatoire 38 : M. l’abbé Picard retourne à Paris avec un Danois, qui porte des manuscrits de Tycho Brahé, qu’il n’y a dit-on que lui seul qui les puisse lire. L’on saura 32 C1-I, 186, par exemple (1647). 33 Varsovie, 6 mars 1647, I, 137 ; Varsovie, 16 novembre 1647, I, 185 ; Paris, 7 janvier 1650, II, 155. 34 Varsovie, 31 juillet 1647, I, 151. Le 15 avril 1652, II, 257 ; le 1 er octobre 1654, III, 403. 35 19 février 1654, III, 391. 36 Cracovie, 23 janvier 1661, V, 635. Hevelius reçut une pension du roi de France, voir K. Targosz, « Johann Hevelius et ses démarches pour trouver des mécènes en France », Revue d’histoire des sciences, XXX-1 (1977), p. 25-41. En remerciement, la Cometographia fut dédicacée à Louis XIV. 37 C1-III, 415. Hevelius était l’un des plus riches brasseurs de Danzig. 38 18 décembre 1672 : C1-XI. Chantal Grell 76 avec le temps ce que ce sera, ce ne seront peut-être que des brouillons de Tycho, parce qu’il avait fait mettre au net toutes ses observations… le voyage de M. Picard n’aura rien produit… 39 Et, plus loin, Je n’ai rien de lui (Boulliau) de particulier, sinon que M. Cassini et M. Picard observent toujours, mais il doute que leurs observations soient bien justes. On n’a pas encore examiné les papiers de Tycho… 40 Cette rapide présentation souligne la variété des curiosités de Pierre des Noyers et met en relief l’importance de son rôle d’intermédiaire au cœur d’un véritable réseau scientifique. Secrétaire aux commandements de la Reine, il était d’abord diplomate et, en tant que tel, en relation avec de nombreuses cours d’Europe. Curieux de tout, d’astrologie, d’astronomie, de médecine, d’alchimie, de physique, de mathématiques, de botanique, mais aussi de lettres et de théologie, il ne se contenta pas de transmettre et diffuser les informations. Il introduisait lui-même les nouveautés dont il vantait les mérites : comme les machines à calculer de Pascal, ou le thé et le chocolat qu’il fit connaître à la cour de Pologne. D’un voyage en France, il rapporta un pot à thé à la reine, lui conseillant ce breuvage contre ses migraines. À Jean-II Casimir, il recommandait, en 1664, des prescriptions médico-astrologiques, préconisées Jean-Baptiste Morin. Pascal avait parlé, à son propos, d’« homme très savant et très digne de la place qu’il tient auprès de cette grande princesse » 41 . Personnage méconnu, au second plan, qui n’attacha son nom à aucune découverte, ni à aucune négociation particulière, Pierre des Noyers a néanmoins joué un rôle clef dans la « république des savants » au XVII e siècle. 39 Il s’agit d’Olaus Romer, à qui les papiers de Tycho avaient été exceptionnellement confiés en vue de leur édition (jamais réalisée) par l’Académie des sciences. C1-XI, 19 février 1672. 40 C1-XI, 13 mai 1672. La correspondance d’Hevelius avec Jean Picard a été publiée par Guy Picolet, « La correspondance de Jean Picard avec Johann Hevelius (1671- 1679), édition et traduction française », Revue d’Histoire des Sciences, XXXI-1 (janvier 1978), p. 4-42. Hevelius avait adressé à Picard des observations permettant d’établir précisément la position d’Uraniborg par rapport à l’observatoire de Paris. 41 Marolles, Discours, p. 427. Les érudits français et l’Allemagne au XVII e siècle R ICHARD M ABER (U NIVERSITÉ DE D URHAM ) Les relations mutuelles entre les savants français et allemands ont apporté une contribution importante à l’histoire intellectuelle du XVII e siècle ; mais certains aspects de ces relations restent toujours relativement peu étudiés. Au cours du siècle il y avait trois lieux d’interactions principaux entre les savants des deux pays, en plus des réseaux de correspondance internationaux. En tout premier lieu, il y avait la présence physique des très nombreux érudits allemands qui voyageaient en France. Le voyage de Paris est devenu presque une nécessité pour tout savant allemand qui voulait se faire connaître dans la République des Lettres. Ils rendaient visite soigneusement aux grandes figures de la vie intellectuelle de la capitale, dans l’espoir de nouer des relations avec eux et, après leur retour, d’entretenir une correspondance prestigieuse. Il y avait des gens qu’il fallait absolument aller voir, surtout ceux qui tenaient salon, ou qui avaient leurs entrées dans les hauts milieux de la vie sociale autant qu’intellectuelle, comme les frères Dupuy, et un peu plus tard Jean Chapelain et Gilles Ménage ; et les mêmes noms reparaissent constamment dans les Alba Amicorum que les voyageurs portaient avec eux. On retrouve les traces de ces visites dans de nombreux petits détails, comme quand Ménage termine une lettre à Pierre-Daniel Huet en 1663 avec les mots : « Adieu, je vous escrirai une autre fois plus amplement. Je suis presentement en compagnie d’Allemans qui permettent à peine que je vous escrive ce mot 1 . » ; et Ménage écrit de même trente ans plus tard, dans le 1 Ménage, Lettres inédites à Pierre-Daniel Huet (1659-1692), éd. Lea Caminiti Pennarola, Naples, Liguori, 1993, p. 111, Lettre 1402, sans date mais, je crois, datable au 30 mai ou au 2 juin 1663. Florence, Bibl. Medicei-Laurenziana, MSS Ashburnham 1866. Les Allemands en question étaient très probablement Marquard Gudius, personnage compliqué mais véritablement érudit, et son pupille 78 Richard Maber brouillon d’une lettre à Mme de La Fayette : « Mon gentilhomme Allemand ne m’a tenu long tems, et je reviens à vous 2 . » Quand ils étaient de retour dans leur pays, les voyageurs s’efforçaient par tous les moyens possibles de maintenir leurs contacts français, et leur participation in absentia dans la vie intellectuelle de la capitale. Ils envoyaient leurs publications, dans l’espoir de recevoir à leur tour les nouvelles publications de leurs amis français ; ils transmettaient des messages à des amis communs, et faisaient toute sorte de réseautage ; surtout ils écrivaient des lettres régulières pour maintenir leurs amitiés, et si possible d’en développer de nouvelles. Ainsi Johann-Albrecht Portner (1623-1687), fonctionnaire à Ratisbonne, homme de mérite qui avait passé un temps considérable à voyager en France, maintenait avec Ismaël Boulliau une correspondance sérieuse et assez pédantesque, en français et en latin 3 . Mais quand il essayait, par l’intermédiaire de Boulliau, d’inaugurer une correspondance analogue avec Ménage, ce dernier a refusé, poliment mais très fermement 4 : Ménage avait beaucoup de choses plus gratifiantes à faire de son temps. Le second d’entre ces lieux d’interactions a été le sujet de nombreuses études. C’est l’importance capitale - et qu’il est impossible de surestimer - des Pays-Bas comme lieu de rencontre entre la France et l’Allemagne en ce qui concerne la vie intellectuelle, même avant la Révocation. Les grandes universités hollandaises accueillaient des érudits étrangers de la plus haute distinction, comme les Allemands Gronovius le père ou, plus tard, Johann-Georg Graevius, aussi bien que des Français protestants comme André Rivet et Claude Saumaise, qui suivaient les pas de Scaliger au XVI e siècle. Ces savants avaient chacun leurs propres correspondants pour Samuel Schas, jeune aristocrate très intelligent et très lettré : Gudius et Schas avaient visité Ménage à Paris en 1660 en route vers l’Italie, et quand ils en revenaient en 1663 ils avaient passé encore plusieurs mois à Paris, et avaient certainement renoué leurs relations avec Ménage. 2 Paris, BnF, n.a.f. 18248. Dans l’édition la plus récente de cette correspondance : Mme de La Fayette, Œuvres complètes, éd. Camille Esmein-Sarrazin, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 2014, p. 1079, avec la date de « [Novembre 1691 ? ] ». 3 Sur Portner voir Jean Chapelain, Soixante-dix-sept lettres inédites à Nicolas Heinsius (1649-1658), éd. B. Bray, La Haye, Nijhoff, 1966, p. 329 n. 8 ; sur sa correspondance, Henk J.M. Nellen, Ismaël Boulliau (1605-1694), astronome, épistolier, nouvelliste et intermédiaire scientifique, Amsterdam & Maarsen, APA-Holland University Press, 1994, p. 393-433. 4 Voir les lettres de Portner à Boulliau du 1 avril et du 17 novembre 1655, et les lettres de Boulliau à Portner du 29 octobre et du 17 décembre 1655 : BnF, fonds fr. 13041, fols. 89r, 158r, 174r-v, 180r-v. Les érudits français et l’Allemagne au XVII e siècle 79 qui ils servaient d’intermédiaire ; et de cette manière ces réseaux de correspondance s’accroissaient et se développaient de façon exponentielle. Pour donner un seul exemple, c’est par moyen de ses amis aux Pays-Bas - surtout le Hollandais Nicolas Heinsius et l’Allemand Johann-Georg Graevius - que Carpzovius (Johann-Benedikt Carpzov II) maintenait de Leipzig ses relations avec les érudits français comme Huet et Ménage. Les Pays-Bas servent d’intermédiaire entre l’Allemagne et la France. Et finalement, il y avait des érudits français qui voyageaient en Allemagne, surtout pendant la période favorable entre la fin de la Guerre de Trente Ans et le commencement des guerres de Louis XIV. Ce sont ces derniers qui constituent le sujet principal de cette étude. Je laisse de côté les nombreux réfugiés protestants qui quittaient définitivement la France, comme Jacob Le Duchat (Metz 1658 - Berlin 1735), le savant éditeur de Rabelais, qui s’est établi à Berlin. Je laisse également tous ceux pour qui l’occasion principale de leur voyage était la diplomatie ou la guerre ; et aussi ces Français qui voyageaient inspirés par l’esprit d’aventure ou par la simple curiosité, dont les représentants les plus célèbres sont Louis-Henri de Loménie de Brienne (1635-1698), qui voyageait un peu partout dans l’Europe du nord quand il était très jeune, entre 1652 et 1655, et publia le récit de son Itinerarium en 1660 5 ; et Jean-François Regnard, dont les voyages dans les pays du nord comprennent aussi l’Allemagne 6 . Il s’agit plutôt de se demander s’il existait un phénomène analogue aux voyages que faisaient les savants allemands vers Paris, ou les Français vers l’Italie, inspirés par la curiosité érudite, et le désir d’élargir la sphère de leurs connaissances ; et, surtout, quelles conclusions tirer des résultats de cette enquête. Ces voyageurs français ont été relativement négligés comme phénomène culturel pour la simple raison qu’ils étaient si peu nombreux. Mais vers le milieu du siècle je voudrais concentrer ma discussion sur quatre voyageurs érudits qui sont de grand intérêt, chacun complètement différent des autres par la géographie de leurs voyages ainsi que, bien souvent, par les impressions qu’ils en rapportaient. Ces quatre voyageurs savants sont : Pierre-Daniel Huet (1630-1721), Émeric Bigot (1626-1689), Ismaël Boulliau (1605-1694) et Urbain Chevreau (1613-1701). Ils avaient visité des régions complètement différentes du pays : Huet est passé par le nord, Bigot par le sud, Chevreau par la partie plutôt centrale, et Boulliau, dans son second voyage, en diagonale, à travers 5 Ludovici Henrici Lomenii, Briennæ comitis, itinerarium, Paris, Cramoisy, 1660. 6 J.-F Regnard, Voyages. Voyage de Laponie. Voyage de Flandre et de Hollande, du Danemark, de la Suède, Paris, Librairie de la Bibliothèque Nationale, 1896. 80 Richard Maber tout le pays depuis Dantzig jusqu’aux Provinces-Unies. Mais en visitant l’Allemagne ils avaient les mêmes intentions générales, qui étaient celles de tous les voyageurs savants du siècle, partout où ils allaient. Ils s’intéressaient vivement aux curiosités, naturelles et sociales, et aux bâtiments remarquables des villes - et il faut ajouter qu’ils profitaient de toutes les possibilités de divertissements de toutes sortes. Partout où ils allaient, ils recherchaient surtout les bibliothèques. Ils cherchaient les éditions rares, mais ils avaient toujours au fond de l’esprit la possibilité de tomber sur une trouvaille extraordinaire, comme la découverte par Saumaise de l’Anthologie grecque, le précieux Codex Palatinus 23, à Heidelberg en 1606, ou celle du manuscrit de Pétrone avec la Cena Trimalchionis, retrouvé à Trogir en Croatie en 1645. En effet, Huet avait trouvé à Stockholm un précieux manuscrit d’Origène, qu’il semble avoir emporté avec lui. Ils recherchaient aussi les érudits distingués, dont ils admiraient les œuvres ou avec qui ils correspondaient, et qu’ils trouvaient souvent dans ces mêmes bibliothèques. Huet Pierre-Daniel Huet partit de Caen en 1652 pour accompagner Samuel Bochart dans sa visite à la cour de Suède, et en revint l’année prochaine ; il raconta l’histoire de son voyage sans son poème Iter suecicum, publié en 1662. La partie consacrée à l’Allemagne y est naturellement limitée, mais, par la diversité des impressions qu’il en a remportées, son bref rapport sert de complément aux descriptions plus étendues des autres voyageurs érudits 7 . Il est bien évident que pour lui, la Hollande, le Danemark et la Suède sont des pays illustres dans la République des Lettres, et qu’il y avait bien moins à espérer de l’Allemagne du nord. Mais quand même, il y trouva des richesses peut-être inattendues. En sortant des Pays-Bas, il passa par Brême, puis par Zeven, Buxtehude, et Hambourg avant d’atteindre le Schleswig, sans rien voir de spécial pour le retenir. Mais dans son voyage de retour il trouva deux grandes bibliothèques et deux érudits célèbres. Il passa quelque temps à travailler dans la bibliothèque splendide du château de Gottorf, où il rencontra Olearius (Adam Oelschläger, 1600-1671), lui-même grand voyageur ; ensuite, dans la 7 Iter suecicum, [S.l.], [s.n.], 1662. Voir Brigitte Gauvin, « L’Iter Suecicum (1662) et le voyage en Suède de Pierre-Daniel Huet (1652-1653) », Dix-Septième Siècle, no. 241 (2008 : 4), p. 583-616. Les érudits français et l’Allemagne au XVII e siècle 81 bibliothèque de Hambourg il rencontra le brillant Lambecius (Peter Lambeck, 1628-1680), encore très jeune, neveu du bibliothécaire de la Bibliothèque vaticane, Lucas Holstenius, et qui avait lui-même étudié à Paris et gagné là son doctorat. Bigot Les expériences d’Emery Bigot étaient complètement différentes. À l’âge de trente-et-un ans ce Normand, profondément érudit et très sympathique, a fait un long voyage en Allemagne, pour visiter le pays et avec la vague intention d’assister comme spectateur à l’élection de l’Empereur à Francfort. Il avait déjà visité l’Angleterre pour voir les bibliothèques d’Oxford et de Cambridge, et deux ans plus tard il allait partir de nouveau pour un long séjour en Italie, où il a fait à Florence la découverte sensationnelle de manuscrits inconnus de Saint Jean Chrysostome. Bigot a laissé le récit très détaillé de son voyage et de ses aventures dans une série de lettres remarquables écrites à ses amis Ismaël Boulliau et Gilles Ménage, conservées actuellement dans la Bibliothèque Nationale, et qui méritent une analyse plus étendue. Il partit de Dieppe en avril 1657, et voyagea par mer jusqu’à Rotterdam. Il s’installa à La Haye, d’où il visita Anvers et Bruxelles. Puis il partit de La Haye, avec deux amis : l’imprimeur Jan Elzevir, qui allait à la foire du livre à Francfort, et le poète satirique et frondeur Jacques Carpentier de Marigny, joyeux compagnon plein d’irrévérence. Ils remontèrent ensemble le cours du Rhin dans le yacht d’Elzevir en passant par Arnhem, Düsseldorf, Cologne, Mainz, et Francfort (où il arriva le 19 septembre). L’élection de l’Empereur se tardait interminablement, et Bigot se décida de partir de Francfort pour explorer cette région de l’Allemagne. Il passa quelques semaines à Strasbourg, puis il continua à Bâle, Augsburg (via Tübingen, Ulm, et Bürgau), Munich, Neuburg, Ingolstadt, et Ratisbonne. Il revint à Francfort au début de l’année 1658, en passant par Nuremberg, Wirtzbourg, Aschafenbourg, et Hanau. L’élection de l’empereur Léopold Ier s’acheva finalement en juillet 1658, et Bigot repartit pour les Pays-Bas avant de revenir à Rouen. Bigot a laissé le récit enjoué de ses aventures en remontant le Rhin. Lui et Elzevir et Marigny ont fait des farces comme des collégiens, et ils ont bu autant qu’ils pouvaient du bon vin allemand - il écrivit à Boulliau « Je perdis là la mauvaise opinion que j’avois des vins du Rheing, qui sont tres excellens sur les lieux. » Parmi leurs aventures, ils ont joué un tour impayable aux jésuites de Düsseldorf : 82 Richard Maber En approchant de Dusseldorf Mr. de Marigny s’arracha avec des pinces le poil du menton et des deux costés de la bouche, se laissa de grandes moustaches et tout le poil de dessous le menton. Ce qu’il avoit fait en badinant nous servit ensuite d’un plus grand divertissement : il s’imagina de se faire passer pour un Janseniste (il avoit leu les Lettres au Provincial dans le batteau) et de faire accroire aux Jésuites de ceste ville là que les Jansénistes portoient ainsi la barbe. Nous fusmes au college. Mr Elzevir demanda un jesuite de sa connoissance, qui nous fist de grandes civilités, nous monstra l’eglise (qui est fort belle), la bibliotheque (qui est tres petite). Apres un quart d’heure de conference nous nous retirames. Estant à la porte, Mr. Elzevir dit en particulier à ce jesuite : « Avés vous remarqué la barbe de Mr ? » - « Oui, respondit il, il y a longtemps que je la considere. » - « C’est un janseniste, frere de Mr. Arnauld. Les jansenistes portent ainsi la barbe en France. » Le père ne fist que lever les espaules. « Il va, dit il [Elzevir] à Francfort pour faire debiter un livre de ces messieurs qui faira beaucoup de bruit ; ce livre est intitulé Lacrymae jesuitarum, sive gratia victrix. » Le bon père tesmoigna estre fasché de n’avoir pas plus tost sceu que ce fust un janseniste, il auroit peut estre interrogé le janseniste, mais il estoit desja à la rue. Pendant la foire les jesuites ont fait chercher ce livre, et il n’y a point de boutique ou on ne l’ait demandé. 8 Partout où il allait, il en tirait de petites histoires pittoresques pour amuser ses correspondants ; et même pendant l’élection il se divertissait des intrigues et des absurdités pompeuses des ambassadeurs étrangers, et du comportement peu raffiné de l’Electeur de Saxe : Ce jour-la, l’Electeur de Saxe disna chez celuy de Mayence ; il fust plus sobre qu’il n’avoit esté chés Treves il y a huit jours ; il s’y saoula tellement qu’il le fallust porter dans son carosse, lequel il parfuma de tous costés. 9 Mais pour ce qui était pour lui la raison principale de son voyage, la découverte des bibliothèques et les rencontres avec les érudits, il en restait profondément déçu. Strasbourg était pour lui comme un paradis, une belle ville très propre, avec une riche bibliothèque qui vous laissait emprunter les livres, et un savant distingué en la personne de Johann Heinrich Boecler 8 Lettre à Boulliau, de Francfort, le 24 mars 1658. BnF, fonds fr. 13024, fols 6-7. Publiée par Henri Omont dans ses extraits de la correspondance, « Lettres d’Émeric Bigot à Gilles Ménage et à Ismaël Bouillaud au cours de son voyage en Allemagne lors de l’élection de l’empereur Léopold Ier (1657-1658) », Annuaire-Bulletin de la Société de l’Histoire de France, Paris, Picard, 1886, p. 227-255 (tiré à part, p. 15- 18) ; voir aussi Leonard E. Doucette, Emery Bigot : Seventeenth-Century French Humanist, Toronto, University of Toronto Press, 1970, p. 10-11. 9 Lettre à Boulliau, de Francfort, du 5 mai 1658. BnF, fonds fr. 13024, fols. 17-18. Les érudits français et l’Allemagne au XVII e siècle 83 (1611-1672) (« c’est un bon homme, fort franc, et communicatif 10 »). À part Strasbourg, cependant, il regrettait souvent la disette intellectuelle qu’il trouvait en Allemagne, effet de la dévastation de la guerre : « Les doctes d’Allemagne, qui sont à tout petit nombre, ne font rien imprimer 11 » ; « On a escumé ces bibliothèques ; il ne reste plus que le rebut » ; et encore : « A Ausbourg, Munich, Ingolstad, Nuremberg et Wirzbourg, je n’y ai pas rencontré tant de gens doctes que j’en avois quitté à Strasbourg, quoi qu’il y en ay[t] peu, et de tous ces doctes il n’y en a pas un qui soit illustre 12 . » Plus tard il modifia un peu ce jugement sévère, quand il fit part à Ménage d’une découverte importante à propos de Diogène Laërce faite par Thomas Reinesius - « c’est le plus docte critique de l’Allemagne... 13 », et l’encouragea à rechercher ses livres - et en effet Ménage a bien suivi ce conseil : vingt-quatre ans plus tard, nous trouvons Ménage qui annonce à Huet la publication d’un nouvel ouvrage de Reinesius à Leipzig comme un événement important 14 . Mais Reinesius est l’exception. Arrivé à Ratisbonne, Bigot est allé voir Johann-Albrecht Portner, le correspondant de Boulliau ; mais il ne l’a pas trouvé, parce qu’il était « aux champs ». Bigot n’avait « pas le courage », comme il dit, de le rechercher, et après avoir attendu quelques jours il est reparti de Ratisbonne sans l’avoir vu, apparemment sans grand regret 15 . Quand Bigot était à Francfort, son ami Marigny apprenait l’allemand avec beaucoup de succès ; mais Bigot n’avait aucune intention de le faire. Tout le monde comprenait le français ou le latin ; mais surtout, il croyait qu’il avait déjà épuisé les ressources intellectuelles du pays. Il s’appliquait plutôt à apprendre la langue italienne, en vue de sa prochaine grande aventure, qui serait son voyage en Italie (1659-1661) ; pour l’allemand, il écrit à Ménage : « je n’ay point songé à l’apprendre et ne voudrois pas le scavoir depeur qu’il ne me prist une autre fois envie de revenir en Allemagne. Laissons là les Allemans 16 . » Bigot s’exprime à ses amis avec une exagération humoristique, mais sa conclusion est triste : 10 Lettre à Ménage, de Strasbourg, du 1 novembre 1657. BnF, n.a.f. 1343, fol. 9. 11 Lettres à Ménage, de Strasbourg, du 1 décembre 1657, et à Boulliau, de Francfort, du 7 avril 1658. 12 Lettre à Ménage, de Francfort, du 24 février 1658. BnF, n.a.f. 1343, fol. 13 r-v. 13 Lettre de Francfort, de « ce jour de la pentecoste » 1658. BnF, n.a.f. 1343, fol. 16v. 14 Lettre du 12 juillet 1682. Florence, BML, MSS Ashburnham 1866, no. 1261 ; Pennarola, Lettres inédites, p. 233. 15 En effet, Portner venait d’épouser une jeune fille de quinze ou seize ans, extrêmement riche, et s’occupait bien ailleurs. 16 Lettre du 31 mars 1658, BnF, n.a.f. 1343, fol. 18v. 84 Richard Maber les lettres sont en tres mauvais estat par toute l’Allemagne, on n’imprime rien ou de meschans livres et les libraires n’ont aucun commerce avec ceux de France. J’eusse bien voulu remporter quelque bon livre de ce pais, mais c’est une impossibilité d’en re[n]contrer. Les bons livres et les personnes doctes sont à Paris. 17 Boulliau Ismaël Boulliau a fait deux voyages en Allemagne, en 1651 et en 1661 18 . En 1651 il a effectué un tour qui comprenait Strasbourg, Spire, Heidelberg, Francfort, Mayence, et Cologne. Il en a rapporté des impressions analogues à celles de Bigot. Il a beaucoup apprécié Strasbourg, où il a visité la bibliothèque et fait la connaissance de plusieurs savants distingués, et plus encore Heidelberg, où il fut ébloui par l’intelligence et le charme de la princesse Élisabeth de Bohème, la correspondante de Descartes. Mais ailleurs, surtout dans le Palatinat, il était profondément impressionné par les ravages de la guerre, le dépeuplement et la désolation des villes, et les carences de la vie intellectuelle 19 . La seconde fois qu’il a visité l’Allemagne, Boulliau a fait un trajet complètement différent. Il partit d’Amsterdam en janvier 1661 pour rendre visite au grand astronome Hevelius à Dantzig ; il passa par Hambourg, Lübeck, et Stettin avant de gagner Dantzig en mars. Quand il repartit de la Pologne en septembre il passa à travers l’Allemagne, par Berlin, Wittemberg, Dresde, Leipzig, et Francfort, avant de regagner les Provinces-Unies. Dans chaque ville il recherchait les érudits, surtout les professeurs de mathématiques ; mais à part Hambourg, où comme Huet il fit la connaissance de Lambecius et d’autres savants, et Berlin, où Johannes Raue (Ravius) lui montra la bibliothèque du prince-électeur de Brandebourg, il resta comme auparavant déçu par ce qu’il trouvait d’érudition et de nouvelles publications en Allemagne. Tout comme Bigot, il n’éprouva jamais le besoin d’apprendre l’allemand, mais parlait en latin ou en français. Chevreau Mais il ne faut pas laisser à Bigot et à Boulliau le dernier mot sur l’Allemagne. Le savant homme de lettres Urbain Chevreau avait passé treize 17 Lettre à Ménage du 24 février 1658. BnF, n.a.f. 1343, fol. 13 r-v. 18 Sur ces voyages voir Nellen, Ismaël Boulliau, p. 188-207, 258-267. 19 Sur tous ses voyages voir ses nombreuses lettres à Jacques Dupuy, BnF, MSS Coll. Dupuy, vol. 18. Les érudits français et l’Allemagne au XVII e siècle 85 ans en Allemagne 20 , et il en a remporté des impressions complètement différentes 21 . Il avait fait le voyage de Suède, et il est resté auprès de la reine Christine, comme ordonnateur de ses fêtes, de 1652 à 1654, mais il s’y ennuyait. Il revint en France, puis il repartit pour l’Allemagne en 1662. On le retrouve à Cassel (1663), à Copenhague pendant quelques mois (1664), ensuite à Hanovre, puis à Heidelberg comme conseiller de l’électeur palatin, où il eut l’honneur de convertir au catholicisme la princesse Charlotte Élisabeth - Liselotte - et ainsi d’avoir rendu possible son mariage avec Monsieur 22 . Il ne revint à Paris que vers 1676, pour devenir précepteur du duc du Maine. À la différence de Bigot, Chevreau avait passé son temps en Allemagne dans des cours polis et lettrés, et munis de bibliothèques magnifiques. Les impressions de l’Allemagne qu’il rapporte dans ses Œuvres meslées 23 et dans le Chevraeana sont presque entièrement favorables. Pour en donner un seul exemple, il s’insurge contre la question insultante du père Bouhours, dans ses Entretiens d’Ariste et d’Eugène, « Si un Allemand peut être bel esprit ? », qui reflète si bien l’opinion commune et caricaturale de ses compatriotes. La réponse de Chevreau est fondée sur ses propres expériences, et n’est pas sans pertinence aujourd’hui : On ne doit juger ni bien ni mal d’une Nation par un particulier, ni d’un particulier par sa Nation … Il y a des Allemands comme des François qui n’ont pas d’esprit ; des Allemands qui ont sçû plus d’Hebreu, plus de Grec que Scaliger, & le Cardinal du Perron. 24 Les impressions de la vie intellectuelle en Allemagne rapportées par Bigot et par Boulliau sont complètement différentes de celles de Chevreau, et encore de celles de Huet. Et c’est cette diversité qui inspire ma conclusion, qui n’est pas sans importance pour l’histoire intellectuelle. Si un érudit étranger voulait trouver tout ce qu’il y avait de meilleur en France, il se dirigeait naturellement vers Paris. Les grandes bibliothèques, les savants les plus célèbres, étaient concentrés dans la capitale, avec quelques centres régionaux de grande importance comme Caen, Lyon, Grenoble, Bordeaux, et Toulouse, mais qui se tournaient tous vers Paris. De même en Angleterre, l’étranger n’avait qu’à visiter Londres, Oxford, et Cambridge, en passant 20 Chevræana, Paris, F. & P. Delaulne, 1697, p. 162. 21 Sur Chevreau voir surtout Gustave Boissière, Urbain Chevreau (1613-1701) : sa vie - ses œuvres, Niort, Clouzot, 1909. 22 Il en a laissé le récit dans le Chevraeana, p. 186-187. 23 Œuvres meslées, La Haye, Adrian Moetjens, 1697. 24 Chevræana, p. 90. 86 Richard Maber peut-être par Cantorbéry ; et aux Pays-Bas, les locations des villes universitaires étaient tellement concentrées qu’on pouvait rapidement passer de l’une à l’autre. Mais en Allemagne au dix-septième siècle il n’y avait pas de centre intellectuel comparable, et les érudits distingués se trouvent largement dispersés et souvent très éloignés les uns des autres. Ainsi nous avons trouvé Olearius à Gottorf et Lambecius à Hambourg ; Carpzovius à Leipzig ; la princesse Élisabeth et ses amis à Heidelberg ; Boecler à Strasbourg ; Portner à Ratisbonne ; et un peu plus tard Leibniz à Wolfenbüttel non loin de Hanovre. Il en résultait que pour les grands savants allemands, la vie intellectuelle dépendait absolument des correspondances, et comme nous l’avons vu ils cherchaient à les maintenir et les étendre par tous les moyens possibles. Ménage pouvait se dispenser de correspondre avec Portner, mais Portner, lui, dépendait absolument de ses correspondants français. Les expériences de ces voyageurs en Allemagne nous portent à réfléchir sur l’importance cruciale des correspondances, cette vaste ressource qui reste toujours, malgré les efforts des spécialistes, relativement peu connue et sous-exploitée. Les érudits voyageaient partout, et leurs expériences jouaient un rôle essentiel dans le développement de la République des Lettres. Mais en dehors des grands centres comme Paris, c’est dans les correspondances que l’on trouve le véritable moteur de la vie intellectuelle du siècle. « Fidélité, exactitude et sincérité » : le regard de Spanheim sur la cour de France dans sa Relation (1690) J EAN G ARAPON (U NIVERSITÉ DE N ANTES ) La Relation de la cour de France en 1690 d’Ézéchiel Spanheim 1 n’a jusqu’à présent guère attiré l’attention des chercheurs, si ce n’est celle de Ruth Whelan, en 2006, qui en a analysé l’extrême habileté littéraire, comme la valeur discrète d’institution princière, à une époque-clé de l’équilibre européen 2 . Spanheim s’adresse en effet au Grand Électeur de Brandebourg, oncle de Guillaume d’Orange, tout nouveau souverain britannique 3 , et il entend bien peser sur l’histoire en marche, cela dans un sens radicalement contraire aux intérêts du roi de France. Là réside le paradoxe d’un texte profondément hostile à la politique d’un royaume, et non moins profondément nourri de sa culture et de sa langue. La Relation de Spanheim compte même parmi les premiers fleurons de cette littérature européenne d’expression française qui s’épanouira au siècle suivant 4 . Œuvre d’un allemand réformé d’ascendance aux trois quarts française, elle emprunte largement à la tradition européenne (d’origine vénitienne) de la relation diplomatique, pratique d’écriture plutôt que genre littéraire, mais tout autant, au moins dans sa première partie - consacrée à la cour de Louis XIV - à la tradition du portrait mondain à la française, sous la forme d’une galerie vaste et 1 Nous citons le texte d’après l’édition récente de Michel Richard, Paris, Mercure de France, « Le Temps retrouvé », 1972, qui reprend l’édition ancienne d’Émile Bourgeois, Paris, A. Picard et fils, et Lyon, A. Rey, 1900. 2 « Le revers de la médaille : La Relation de la cour de France d’E. Spanheim (1690) », in Mémoires d’État et culture politique en France (XVI e -XIX e siècles), éd. Jean Garapon, Nantes, C. Defaut, 2007, p. 141-150. 3 Guillaume III d’Orange avait été proclamé roi d’Angleterre en 1689. Le Grand Électeur de Brandebourg, Frédéric-Guillaume I er de Hohenzollern, était son oncle par alliance. 4 Voir M. Fumaroli, Quand l’Europe parlait français, Paris, Fallois, 2001. Jean Garapon 88 détaillée 5 . Cette Relation annonce ainsi le « Tableau de la cour d’Espagne » des Mémoires de Saint-Simon, à la date de 1721, tableau si riche en portraits des grands d’Espagne 6 . Spanheim, né à Genève, ayant séjourné en Allemagne et en Italie, mais pétri de culture française, avait été à Heidelberg le précepteur du frère de la future Madame, princesse Palatine. Séjournant dix ans à Paris à partir de 1680 comme ambassadeur de l’Électeur de Brandebourg, il y fréquente assidûment la cour et la famille royale, mais noue aussi de durables amitiés dans le monde des Lettres, comme celle de Pierre-Daniel Huet, son exact contemporain. C’est la Révocation de 1685 qui lui fait à tout jamais rejeter la politique française, et à partir de là étendre un regard critique sur la famille royale, l’organisation du royaume, de ses finances comme de ses armées. Spanheim ce faisant nourrit un projet d’envergure : convaincre le Grand Électeur de s’associer à la coalition européenne qui entend s’opposer à la politique hégémonique du souverain catholique. Ce sera la longue guerre dit de la Ligue d’Augsbourg, qui ne s’achèvera qu’en 1697, prélude à d’autres conflits du siècle suivant. Réquisitoire contre une politique, mais étrangère à tout esprit de haine, la Relation - c’est la proclamation de son préambule - obéit à une triple règle de « fidélité, exactitude et sincérité » (p. 31). Spanheim, européen cosmopolite et très français de culture, n’écrit en rien un pamphlet, même s’il entend mobiliser les esprits. Ce qui frappe le lecteur actuel devant ce tableau de la France, c’est au contraire la modération dans la fermeté, le goût pour les jugements équilibrés face à un royaume dont Spanheim aime la culture, tout en en désapprouvant formellement la diplomatie et l’intolérance. Que de nuances n’établit-il pas entre les hommes, voire dans le détail de chaque portrait princier ? Ce tableau sévère laisse une place appréciable aux multiples amitiés françaises de son auteur, que celui-ci entend poursuivre ; il en appelle pour ainsi dire de la mémoire ou encore de la tradition du royaume contre sa politique récente. Reste qu’il porte condamnation sans appel d’une organisation du pouvoir monarchique, condamnation de principe d’une part, détaillée au fil des portraits extrêmement fouillés des différents membres de la famille royale, prolongée par la description des finances et de l’organisation militaire de la France d’autre part, selon les deux grandes parties de la Relation. Ici intervient sans doute, en arrière-plan seulement, la 5 Voir Jacqueline Plantié, La Mode du portrait littéraire en France (1641-1681), Paris, H. Champion, 1994. 6 Mémoires, éd. Yves Coirault, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1983-1988, t. VIII, p. 338 et sv. Le regard de Spanheim sur la cour de France 89 culture politique du réformé Spanheim, grandi à Genève 7 . Enfin, exprimée d’une façon d’autant plus rare et vibrante qu’elle est en réalité au cœur de son projet, s’exprime l’indignation du réformé face au sort réservé à ses coréligionnaires. C’est au total un tableau du royaume contrasté qui nous est offert, mêlant de fréquentes sympathies pour les hommes, voire une admiration réelle pour leur civilisation, à une sévérité non moins lucide envers ce même royaume, sous la plume d’un honnête homme, d’un diplomate érudit que P.-D. Huet dans ses Mémoires de 1717 appellera un « excellent homme », avec lequel jusqu’à sa mort en 1710, nous dit-il, il aura vécu « une pure et sincère union des cœurs » 8 . D’abord l’hommage, non exempt de lucidité mais sincère, envers un grand royaume, envers une cour infiniment séduisante par son faste, son élégance, sa culture, envers beaucoup de ses belles figures, princes ou princesses ou encore ministres. Durant les dix années de son ambassade, Spanheim a eu le temps d’approcher tous les premiers rôles de la cour de Versailles, de les voir comme de les jauger. Ses portraits, plus encore que ceux de Saint-Simon, sont des portraits dans le temps, ne sont en rien des instantanés ; ils intègrent largement, à l’occasion, la désillusion progressive du peintre. Tout se passe comme si Spanheim brossait sa galerie après, après la splendeur des débuts du règne, dans un décor trop beau pour des acteurs devenus trop pâles ou trop âgés, mais portant encore en eux l’écho d’une grandeur lointaine à laquelle Spanheim demeure sensible. Les portraits qu’il nous offre laissent une large place à l’histoire particulière des modèles, avant de décrire leur personne, leur être moral. Souvent, ils se présentent, non sans une certaine raideur (due au genre, utilitaire, de la relation) de façon bipartite, les bonnes qualités reconnues précédant les réserves du peintre. À Louis XIV, par exemple, le diplomate reconnaît dans un long portrait (p. 31-57) le parfum d’extraordinaire toujours perceptible en lui, qui s’attache à son histoire personnelle depuis sa naissance, comme l’autorité qu’il a rétablie après la Fronde, toujours traduite dans un constant goût du secret ; il lui reconnaît aussi un mélange unique de grandeur et de familiarité dans les conversations particulières ; derrière un masque impassible, son naturel serait spontanément bienveillant… Mme de Maintenon, de façon surprenante sous la plume d’un protestant, n’est en rien accablée, avec son esprit « solide, doux et agréable » (p. 45), avec la fondation charitable de Saint-Cyr, et les « fêtes galantes et magnifiques » (p. 47) qu’elle fait 7 Voir introduction de M. Richard, p. 13 et sv. Juriste et numismate, versé dans les littératures classiques, Spanheim avait enseigné la philosophie et l’éloquence à Genève. 8 P.-D. Huet, Mémoires (1718), éd. P. J. Salazar, Société de Littératures Classiques, Toulouse, 1993, p. 137-138. Jean Garapon 90 organiser à Versailles, et que goûte l’austère Spanheim. Tout juste, sur le chapitre religieux, Spanheim déplore-t-il que la « bigoterie » (p. 48) de l’épouse secrète du roi ait encouragé, par faiblesse, le préjugé de celui-ci à l’encontre des protestants. Elle n’est pourtant en rien, affirme-t-il, à l’origine de leur persécution, comme la rumeur en a couru. Parmi les proches du roi, Spanheim goûte la compagnie de Monsieur (p. 72-74), prince affable et charmeur, organisateur lui aussi de divertissements magnifiques à Saint- Cloud ou au Palais-Royal, et de ce fait populaire à Paris. Entre les princesses, il apprécie particulièrement la Grande Mademoiselle (p. 82-84), avec son courage et son énergie, l’extrême courtoisie de ses procédés. Plus encore, et fort naturellement, les princesses allemandes que sont la Dauphine, sœur de l’Électeur de Bavière et à l’époque vue comme future reine de France, et Madame, Princesse Palatine (p. 63-68, 74-79). Devenu le familier de l’une comme de l’autre pendant son séjour, Spanheim en donne des portraits particulièrement soignés, notamment de la Dauphine, trop tôt disparue, en un texte de plus de six pages à l’esthétique propre, qui mêle récit d’une vie, portrait physique et intellectuel, portrait en société surtout, avec les différents visages d’une princesse européenne supérieurement cultivée, polyglotte, musicienne, femme d’esprit, utilisant à merveille la scène internationale qu’est Versailles pour faire triompher ses dons. Spanheim restitue avec authenticité l’éblouissement versaillais, même s’il en mesure la fragilité. Il conserve un souvenir exceptionnel des rencontres qu’il a faites du Grand Condé âgé, auréolé d’un prestige militaire extraordinaire, mais consacrant désormais tout son temps au loisir cultivé dans son superbe domaine de Chantilly, prince épris de belles-lettres, de tolérance, de liberté d’esprit, image vivante du sublime (p. 87-89). Par contraste, à partir de 1687, son fils fera bien pâle figure, écrasé par le souvenir du père (p. 89- 90). Spanheim a aussi la chance de connaître et d’apprécier le duc de Montausier dans ses dernières années, ancien gouverneur du Dauphin, homme de plume et homme d’épée, mémoire littéraire et mondaine de l’Hôtel de Rambouillet (p. 58-59). Il en admire l’intraitable vertu, tout en se sentant un peu (toujours le devoir de sincérité), le Philinte de pareil Alceste 9 . Reste que son regard sur la cour comporte une part de nostalgie. Que sont à la cour de France les grands hommes devenus ? On vérifierait cette constatation avec le duc de La Rochefoucauld, fils d’« un des plus beaux esprits et des plus heureux génies de la France » (p. 55), dont Spanheim connaissait à coup sûr les Maximes, comme la vie mouvementée. Courtisan, le fils est d’esprit comme de mérite fort mé- 9 Le bruit avait couru que Molière dans Le Misanthrope s’était souvenu de Montausier. Le regard de Spanheim sur la cour de France 91 diocres, et offre en raccourci les éléments d’un diagnostic d’ensemble sur un règne. Sa réussite à la cour réside essentiellement en effet dans son étoile, mot que Spanheim emprunte peut-être à La Bruyère, et qui renvoie à l’arbitraire de la faveur 10 . Diplomate étranger, Spanheim reprend cette idée si fréquente chez les mémorialistes aristocratiques, chez Retz, chez La Fare, de la cour comme école d’asservissement pour la noblesse, plus encore de la cour privant le royaume de ses grands hommes. Condé, lui, n’a jamais résidé à Versailles, capitale où le principe de la crainte, pour anticiper sur Montesquieu, prévaut de plus en plus sur celui de l’honneur. On le vérifierait également chez les ministres, où Spanheim marque une admiration nuancée mais réelle pour Colbert, ministre des finances d’une extrême rigueur, mécène avisé pour le compte de son roi (p. 143-151). Mais que dire de son fils Seignelay (p. 181-184), homme de faveur et de rapacité, hors la splendeur des fêtes qu’il organise à Sceaux ? De cette cour de France, au sens large, Spanheim a apprécié la fine culture des divertissements, des spectacles, des fêtes, ou encore des jardins. Auteur d’un traité de numismatique publié en latin en 1664 11 , il se veut aussi membre actif de la République des Lettres, et noue des amitiés avec le neveu de Saumaise, précepteur du jeune duc du Maine, ou visite aussi avec passion le cabinet de médailles du duc de Verneuil, fils d’Henri IV (p. 104). Plus encore, il est pendant deux ans assidu aux réunions du duc d’Aumont, dans l’Hôtel du même nom, toujours existant de nos jours, qui associe une élite du rang et du savoir autour de l’histoire romaine reconstituée à partir des inscriptions et des médailles : « Chacun des membres de cette assemblée, écrit Spanheim, fut chargé de faire la vie d’un empereur sur ce modèle, et ensuite d’en faire la lecture dans l’assemblée, pour s’y prévaloir des avis des assistants » (p. 122). Les réunions devaient, durant le présence de Spanheim à Paris, se poursuivre autour du Président Jérôme Bignon, et se réunir plus tard avec celles de la Petite Académie pour former l’Académie royale des Inscriptions et Médailles. Bref ce diplomate si profondément réservé envers la politique royale évite soigneusement de généraliser sa désapprobation, de la transformer en haine. Européen et français de culture, il demeurera fidèle à cette double appartenance, en dépit des ruptures diplomatiques que par ailleurs il justifie. Celles-ci témoignent d’une impressionnante et prémonitoire détermination. Il est du devoir en effet du sincère Spanheim de dénoncer la perversion profonde de la pratique politique d’un royaume pour lequel il n’en 10 La Bruyère l’utilise à propos de Lauzun (« De la cour », R. 96). 11 De usu et praestantia numismatum antiquorum, Rome, B. Deversin et F. Cesarettum, 1664. Cité dans la préface de la Relation, p. 14. Jean Garapon 92 finit pas de dire sa sympathie multiforme, qui passe par les personnes, une évidente proximité de goûts et de curiosité érudite qu’il entend bien poursuivre et développer. Chez lui, pas plus de haine pour le royaume de France, soigneusement distingué de la politique de son roi, que dans les textes de Mémoires des protestants contraints à l’exil comme Isaac Dumont de Bostaquet 12 , sans parler d’un Bayle. C’est moins d’ailleurs la personne du roi qu’il met en cause que le fléau d’un préjugé antiprotestant, favorisé par une organisation politique dont il fait le procès. Le constat implacable qu’il dresse, en apparence peu théorisé, se leste de toute une culture réformée, déjà ancienne mais en pleine expansion, sur la désacralisation nécessaire du politique et la liberté de conscience 13 . L’originalité de Spanheim réside dans l’intuition d’un basculement décisif possible dans l’équilibre européen au profit des puissances protestantes, après les succès militaires au fond faciles du début du règne. Et si ce roi, comme ses ministres, n’avait pas davantage de talent « pour soutenir les bonnes affaires qu’à redresser les mauvaises » (p. 255) ? C’est la fragilité profonde de ce royaume si puissant que Spanheim analyse dans une perspective exhaustive et moderne, en comptable minutieux de ses forces militaires terrestres et navales, en économiste, en diplomate très informé des évolutions européennes, en philosophe politique, en croyant réformé enfin, plein de confiance en la Providence. Cette faiblesse réside principalement dans l’archaïsme du pouvoir total d’un seul homme, dont Spanheim rappelle sans esprit polémique la commune humanité : « Au travers des dehors d’un grand roi, on s’aperçoit du faible de l’homme », écrit-il (p. 255). La flatterie universelle a fait perdre à celui-ci toute lucidité sur lui-même, a enflé en lui un goût pour sa propre gloire qui révulse le réformé Spanheim. Et le lecteur de deviner plus d’une convergence entre la Relation et le Télémaque de Fénelon, presque contemporain dans sa rédaction, très étranger d’esprit pourtant, et qui aura du succès dans l’Europe protestante. Plus qu’un père, ce roi est un maître, nous dit en substance Spanheim, qui ne va pas jusqu’à évoquer, à la manière de certains réformés français de la fin du XVI e siècle, l’égalité en Dieu du Prince et de ses sujets ; mais de façon implicite, l’inspiration du texte est bien celle-là. De cette idolâtrie de soi-même, accentuée avec les années, est résultée chez le roi une méfiance envers les personnalités de grand relief : aux Turenne et Condé par exemple ont succédé à la tête des armées les Boufflers ou les 12 Mémoires d’Isaac Dumont de Bostaquet sur les temps qui ont précédé et suivi la Révocation de l’édit de Nantes, Paris, Mercure de France, 1968. Le texte, écrit en plusieurs périodes, a été achevé en 1693. 13 Voir l’ouvrage récent et remarquable de Blandine Kriegel, La République et le Prince moderne : les Français et la naissance des Provinces-Unies, Paris, P.U. F., 2012, Deuxième partie, passim. Le regard de Spanheim sur la cour de France 93 Luxembourg, dont Spanheim condamne le comportement en Allemagne (p. 244). Le Grand Dauphin lui-même, nullement associé aux affaires, est un prince qui s’ennuie... À Versailles, note Spanheim,« tout est plus réservé, plus contraint, moins libre, moins réjouissant que ne porte le génie ordinaire de la nation » (p. 133). Une extrême concentration des pouvoirs accorde l’essentiel des décisions à deux familles, celles de Colbert et de Louvois, sous le regard d’un roi en réalité aisé à manipuler, et dans l’absence totale de séparation institutionnelle des pouvoirs : voilà un autre thème constant de la réflexion réformée depuis le XVI e siècle, celui du droit inaliénable des magistrats 14 . Dans le domaine économique, seuls le roi et quelques uns s’enrichissent au détriment de l’ensemble des sujets. C’est au contraire une large liberté du commerce qui enrichirait le royaume, non la création de nouveaux offices ; et l’auteur de décrire, avec une cruauté impassible qui annonce Montesquieu, la mauvaise organisation des finances royales, les dépenses déraisonnables d’un monarque bâtisseur et guerrier à la fois, qui ignore tout de la pauvreté de son peuple. Un idéal de monarchie raisonnable, sobre et pacifique, voila ce que Spanheim semble dessiner en contrepoint, l’idéal d’une monarchie éclairée, laissant une place à l’autonomie des lois, au bonheur des peuples, d’une monarchie enfin cohérente avec la foi chrétienne qu’elle professe. De ce point de vue, la Relation, si équilibrée comme on l’a vu dans son jugement des personnes, se montre d’une grande sévérité, s’anime d’une sorte d’indignation prophétique. Le royaume de France, dans ses visées expansionnistes et son intolérance religieuse, menace la liberté en Europe ; et il est du devoir de Spanheim de conseiller à son maître, l’Électeur de Brandebourg, jusque-là allié de Louis XIV, de se rapprocher de son neveu le nouveau roi d’Angleterre en vue d’un affrontement décisif. À la source de ces menaces et de cette intolérance, sans qu’il s’en rende nécessairement compte, le roi de France, perpétuellement flatté dans son orgueil mais aussi, pour l’érudit suprêmement perspicace qu’est Spanheim, « d’une suffisance naturellement bornée dans le fonds des affaires, se contentant d’en savoir les dehors sans les approfondir suffisamment » (p. 38), et s’en remettant aisément à « un ministère violent et artificieux », faute d’éducation première. Le diplomate rejoint ici Saint-Simon, qui fera allusion, à propos de Louis XIV à « un esprit au dessous du médiocre » (t. V, p. 469), quoique capable de se former… Spanheim se montre plus catégorique encore, avec la largeur de sa culture historique : n’en déplaise à ses panégyristes, le roi n’appartient nullement à ces génies de premier ordre « faits pour la gloire de leur siècle 14 Voir B. Kriegel, op. cit., passim, et p. 256 et sv. (Du Droit des magistrats sur leurs sujets, de T. de Bèze, [s.l., s.i.],1574). Jean Garapon 94 et la félicité publique » (p. 38). De là son abandon à un ministre qui sait flatter son orgueil, Louvois, à qui Spanheim consacre un de ses plus longs portraits, assurément le plus noir, tant le personnage lui inspire, à lui ambassadeur allemand, d’antipathie violente (p. 163-164). Ame damnée du souverain, Louvois, ministre par ailleurs efficace et déterminé, est surtout homme d’arrogance et de présomption, capable des pires exactions internationales pour flatter l’orgueil d’un roi, à la manière du mauvais conseiller Protésilas face au roi Idoménée au Livre XI de Télémaque, identifié avec Louvois par certains lecteurs du roman. C’est lui qui, abusant de son influence auprès du roi, lui a fait oublier toute bonne foi, pratiquer une politique de parjure et d’exactions, comme « le pauvre Palatinat et les villes voisines en seront un triste et éternel monument à la postérité » (p. 162), ainsi qu’on l’a vu dans le ravage tout récent de 1689. C’est en patriote, en humaniste indigné, en chrétien intransigeant que Spanheim condamne la guerre totale d’un nouveau genre menée par Louvois. Il propose plus profondément une sorte de généalogie du mal dans l’esprit de Louis XIV, sur fond d’habile exploitation, par son entourage, d’une superstition aveugle comme d’une mauvaise conscience au souvenir, dans l’ordre féminin, des « passions criminelles » des débuts de son règne, longuement énumérées (p. 40-49). Le Conseil de conscience, si secret, offre un point d’optique saisissant sur la fragilité d’un roi, de sa politique, de tout un royaume. Dans sa dévotion aveugle ou peu éclairée, Louis XIV, sous l’influence du Père La Chaize son confesseur, comme de Harlay de Champvallon, archevêque de Paris, rachète à bon compte auprès de l’Église romaine les désordres de sa vie privée par une extirpation systématique de la religion réformée. La conscience d’un monarque soumise à un jésuite qui profite de sa crédulité, par ailleurs maître de la feuille des bénéfices et courtisé de ce fait par tout le haut clergé : Spanheim, qui n’a jamais participé au conseil de conscience, accrédite une légende noire plausible, mais difficile à vérifier (p. 194-198). À l’appui de sa vision de l’intolérance royale, qui jure avec le naturel d’un Louis XIV « ni cruel, ni injuste, ni malfaisant » (p. 196), un tableau des mœurs souvent dissolues des membres du haut clergé, qui doivent tout à la faveur, rien à leur compétence spirituelle ou théologique aux yeux de Spanheim (p. 198- 207) : Harlay de Champvallon a fait une carrière de prélat de cour, et ses mœurs dissipées le disqualifient pour le poste qu’il occupe, tout comme le cardinal de Bouillon, frère de Louvois, à la différence d’autres évêques, qui ne mettent qu’un zèle modéré à appliquer les mesures de rigueur face aux Protestants : Spanheim le relève à leur louange (p. 204). Envers Bossuet, qui a cru bien faire en lui offrant son Histoire des variations des églises protestantes, en 1688, son jugement est des plus réservés, voire polémique (p. 207-210). Sans courir la faveur comme d’autres, Bossuet a toujours encou- Le regard de Spanheim sur la cour de France 95 ragé de sa parole et de ses écrits les prétendues conversions, en oubliant la barbarie des moyens mis en œuvre. Il a plaidé en faveur de la doctrine romaine, ou voilé des faiblesses, par de nombreux ouvrages, où Spanheim reconnaît davantage la splendeur du tour et de l’esprit qu’une connaissance profonde de l’antiquité sacrée ou profane et de leurs langues originelles, en un jugement qui offre un débat toujours ouvert pour nous. Pareil regard d’ensemble sur l’Église de France se fait l’écho de l’indignation collective des protestants d’Europe depuis la Révocation de 1685 (p. 250 et sv). Il procède aussi d’une conception de la liberté de conscience, selon Spanheim inconciliable avec cette Église, comme radicalement étrangère à l’autorité politique. La Relation de la cour de France, infiniment détaillée, nuancée et contrastée - de là sa richesse - apparaît comme un panorama mondain très complet, libre et ouvert de la cour de Versailles, et aussi, dans l’ordre politique et religieux, comme une œuvre de combat. Elle offre tous les mérites d’un rapport diplomatique qui tient pour nous des mémoires, tant la sensibilité très maîtrisée du diplomate, d’une parfaite élégance d’expression, est partout perceptible, comme son expérience des hommes, sa souffrance de réformé aussi qui soulève régulièrement l’écriture le plus souvent égale qui est la sienne. Texte étranger écrit par un Français, texte français écrit par un étranger, elle présente le mérite d’un regard libre et critique sur la monarchie - son auteur n’a nulle carrière à faire à la cour - regard porté par un homme au nom même des valeurs qui sont celles de la France humaniste, avec des mots qu’il revendique pour siens, mots du français diplomatique, bientôt mots de Fénelon ou de Montesquieu. Par ailleurs texte de mobilisation, la Relation procède d’un calcul très précis du nouveau rapport des forces européennes, où les puissances protestantes viennent de recevoir le renfort inattendu des protestants français chassés de façon inhumaine. Tous les espoirs diplomatiques et militaires apparaissent désormais ouverts pour l’Électeur de Brandebourg et son neveu Guillaume d’Orange, au terme de cette œuvre, disais-je au début, de « fidélité, d’exactitude et de sincérité » plus simplement encore, de justice. Au cours de la route : un voyage incognito de Sophie de Hanovre à la cour de France C HRISTINE M C C ALL P ROBES (U NIVERSITÉ DE S OUTH F LORIDA ) « Le stile paroist simple, mais il a une force merveilleuse, et je le trouve fort du caractère que Longin appelle sublime ». Leibniz La critique moderne est redevable à Dirk Van der Cruysse pour l’édition française des Mémoires et lettres de voyage de Sophie de Hanovre 1 , dont le seul manuscrit fiable est de la main de Leibniz. Ce dernier avait admiré les « réflexions solides sur les choses humaines » dans les Mémoires de Sophie, mère du futur George I er d’Angleterre et tante adorée d’Élisabeth Charlotte, duchesse d’Orléans, Madame Palatine, ainsi que le style en signalant sa « force merveilleuse » et son caractère « que Longin appelle sublime » 2 . Dans l’article perspicace « La Cour de Louis XIV vue par une princesse allemande (1679): Images des Mémoires de Sophie de Hanovre », Van der Cruysse avait présenté le récit de Sophie comme étant une description de la cour « avec force détails inédits deux ans avant le début des Mémoires de Sourches et cinq ans avant celui du Journal de Dangeau 3 ». Le titre de mon étude, « Au cours de la route », suggère les pistes que j’entreprendrai ici. Je m’attacherai notamment aux points suivants : les motivations diverses du voyageur royal, les hasards de la route, les maladies, les lieux vus pendant le voyage, les réflexions culturelles, politiques, et spirituelles faites le long du chemin, ainsi que les portraits artistiques (admirés) 1 Paris, Fayard, 1990 - notre édition de référence ; désormais, les indications de page (s) seront faites au fil du texte. 2 Cité par Van der Cruysse, p. 19, de l’édition de Köcher (Leipzig, S. Hirzel, 1879). 3 Ouverture et Dialogue, Tübingen, Gunter Narr, 1988, p. 769-781, ici p. 772. 98 Christine McCall Probes et littéraires (crayonnés par Sophie). Je m’attacherai également aux qualités du style et du genre ; les lettres sont à la fois plus personnelles et plus restreintes, controlées par le Cabinet noir ; le récit du voyage, plus réfléchi et plus organisé. Mon étude exploitera donc ces témoignages précieux des relations mutuelles entre la France et l’Allemagne en vue d’une contribution qui vise moins la destination d’un voyage, mais les départs, les étapes, les centres divers d’intérêt (des comparaisons faites, par exemple, entre la cour de France et les cours allemandes) ainsi que les perspectives et le style féminins de cette princesse allemande, parente par alliance de Louis XIV. Bien que dans une de ses dernières lettres de France écrites à son frère aîné, l’Électeur palatin Karl Ludwig, Sophie vante sa langue au-dessus de sa plume (elle aurait souhaité lui en faire un récit verbal à Mannheim sur le chemin de retour, p. 264), elle lui consacre neuf lettres qui servent de complément aux Mémoires 4 . Ces derniers furent composés entre la mioctobre 1680 et le 15/ 25 de février 1681 pour divertir Sophie pendant l’absence saisonnière de son mari à Venise, et, selon les dires de l’auteur, pour « éviter la mélancolie et [...] conserver mon humeur dans une bonne assiette » (p. 35). La qualité thérapeutique de l’entreprise est amplifiée par la tristesse que Sophie a éprouvée pendant cette période, ayant perdu trois de ses proches : son beau-frère Johann Friedrich von Braunschweig-Lüneburg, duc de Hanovre, en décembre 1679 ; sa soeur aînée Elisabeth, abbesse de Herford, en février 1680 ; et son frère tant aimé, Karl Ludwig, Électeur palatin, en septembre 1680 (p. 22, 281). Si le divertissement personnel est mis de l’avant par l’auteur comme le motif de la composition de ses mémoires, son âge ne joue pas moins un rôle. L’on pourrait considérer l’âge de Sophie comme agissant aussi bien en catalyseur qu’en encadrement du récit. Allégué au début et de nouveau à la fin de l’ouvrage, l’âge où Sophie se trouve se lie à l’occupation de « [se] souvenir du temps passé » (p. 35) ainsi qu’aux réflexions sur sa mort. Bien que Sophie jouira d’une santé robuste jusqu’à l’âge de 84 ans, son décès subit survenu au cours d’une promenade 5 , 4 Les relations affectueuses entre Sophie qui, à l’âge de deux ans, avait perdu son père, l’Électeur Friedrich V, et son frère, son aîné de treize ans, se laissent apercevoir dans les lettres de la princesse où elle l’appelle « mon cher Papa » et termine ses lettres par la formule « C.V.C.S. ». Je tiens à remercier mon collègue germaniste Stephan Schindler de m’avoir signalé le livre récent de Sophie Ruppel, Verbündete Rivalen : Geschwisterbeziehungen im Hochadel des 17. Jahrhunderts, Köln, Böhlau, 2006, où l’auteur suggère que la formule employée par Sophie ainsi que par son frère signifiait « cum veneratio cum servitudine », p. 148, n. 259. 5 Pour un témoignage oculaire de la promenade, voir la lettre de la comtesse de Buckebourg à Louise, Raugrave palatine, écrite de Herrenhausen le 12 juillet 1714 Un voyage incognito de Sophie de Hanovre à la cour de France 99 ses cinquante ans lui pèsent pendant la période de la composition de ses mémoires, notamment vers la fin. Songeant aux pertes toutes récentes de sa sœur et de son frère, elle présume qu’elle ne tardera pas longtemps à les suivre et forme l’espoir que le retour de son mari la remettra, « pour n’aller pas si tôt le chemin de tous les mortels » (p. 173). Malgré la mélancolie et l’âge qui amènent Sophie à rédiger ses mémoires, le ton n’y pourrait être plus enjoué. Persuadée par la duchesse de Mecklembourg (Élisabeth Angélique de Montmorency-Bouteville qui avait épousé en secondes noces le duc Christian Ludwig von Mecklenburg- Schwerin) de faire le voyage en France, Sophie devait justifier le dessein auprès de son mari, invoquant des visites tant souhaitées : à sa nièce, Madame la duchesse d’Orléans ; à sa sœur, Louise Hollandine, abbesse de Maubuisson ; et à sa belle-sœur, la Princesse Palatine, Anne de Gonzague. Le duc ne pouvait non plus rester insensible à deux projets de mariage que la visite était susceptible de promouvoir : d’abord celui de leur fils aîné, Georg Ludwig, avec la petite-fille d’Anne, Charlotte Félicité, future duchesse d’Este-Modène ; ensuite celui de la fille de Sophie et Ernst August, Sophie Charlotte, avec le dauphin, Louis de France. Le ton enjoué des mémoires de cette visite se laisse entrevoir dès la déclaration de Sophie que, pour elle, il ne fallait pas tant de justifications : « car j’en avais la plus grande envie du monde » (p. 136). Le mot « envie » se trouve réitéré dans les lettres à son frère où elle parle de la « grande envie » qu’elle éprouvait « pour voir le Roi » (p. 251). La satisfaction et le divertissement de Sophie comprenaient une visite à Fontainebleau « to see fashions » (p. 253), une référence aux habits de noces et pierreries préparés par Monsieur pour les fiançailles et le mariage de Marie-Louise d’Orléans avec le roi d’Espagne 6 . Son envie de voir le Roi satisfaite, et sa curiosité assouvie (elle déclare : « je ne refusai rien de tout ce qui pouvait contenter ma curiosité », p. 145), elle résume ainsi la visite dans une lettre à son frère : « I have vu tout ce qu’il y avait à voir » (p. 255). Il ne manquait qu’une rencontre avec lui sur le voyage de retour pour finir, selon elle, « mon pèlerinage bien agréablement après avoir vu une des plus belles cours de l’Europe » (p. 255). Accompagnée de Madame de Mecklembourg, Madame de Harling (l’ancienne gouvernante de Madame Palatine à Hanovre), quelques femmes de chambre, trois hommes (Monsieur Harling, grand écuyer du mari de Sophie; le chevalier Sandis, et Monsieur Rose), et une « bonne quantité [...] de gens (Correspondance de Leibniz avec l’électrice Sophie de Brunswick-Lünebourg, éd. Onno Klopp, 3 vol., Paris, Klincksieck, 1874, ici t. III, p. 457-462. 6 Pour une analyse perspicace de ce chapitre des mémoires, voir l’article de Van der Cruysse préalablement cité : « La Cour de Louis XIV vue par une princesse allemande [...] », notamment aux p. 773-777. 100 Christine McCall Probes ordinaires », Sophie entreprend le voyage en France munie de trois carosses, d’après elle « ce qui passa pour un fort grand train en France » (p. 137). Partant d’Amsterdam, le groupe voyage sur terre et sur mer pendant vingtdeux jours avant d’arriver à Maubuisson, l’abbaye cistercienne Notre-Damela-Royale, où la sœur de Sophie est abbesse (p. 141 et n. 18) 7 . L’impatience de Sophie pour revoir son mari après avoir admiré la cour de Louis, l’inspirait de prendre une route qu’elle espérait plus rapide pour le voyage de retour, mais dû à un vent contraire entre Cologne et Duisbourg, elle observe avec un humour sardonique qu’elle n’avait pas fait « plus de diligence par eau que [...] par terre » (p. 165). Le caractère et le style enjoués de Sophie ne l’abandonnent pas dans sa narration de l’un et l’autre voyage pendant lesquels la bande ne fut épargnée ni des hasards de la route ni des situations désagréables ni des maladies. Le désagréable est contrebalancé par l’agréable, même en ce qui concerne les odeurs. L’une des amies de jeunesse de Sophie, Madame Withypole (Elisabeth ou Philadelphia Cary, p. 45, n. 49), accompagnait le groupe d’Amsterdam à Leyde. Pour commenter le départ favorable du voyage, Sophie déclare qu’ils eurent « vent en poupe » ; l’expression devait se comprendre aussi littéralement que figurativement car Madame Withypole lâche « une bonne quantité [...] de ventuosités » (p. 137). L’entrée de l’ambassadeur de France, Jean Antoine de Mesmes, comte d’Avaux, dans leur barque est caractérisée par Sophie comme « fort à propos pour la parfumer, car il était le plus propre du monde, exhalant de jasmin et de mille bonnes odeurs » (p. 137). Les voyageurs rencontrent sur la route des hôtelleries et des maisons particulières sales et mal pourvues. Si Sophie peut s’exclamer de surprise de son logement à Estrées-Saint-Denis où les chambres sont « tapissées de bergame dont la poussière avait été la couleur », elle peut aussitôt observer que la lecture d’un livre de Sénèque sur le mépris des richesses pourrait être consolante pour ses hôtes ou, alternativement, un voyage aux cours allemandes « pour se servir de la bonne chère au lieu des préceptes de Sénèque » (p. 140) 8 . Le récit des hasards et 7 Pour un résumé de l’aventure de Louise-Hollandine qui s’enfuit de la cour de La Haye, abjure le calvinisme à Anvers et entre dans l’abbaye de Maubuisson en 1659, voir l’article de Van der Cruysse « La Boulimie épistolaire des descendants du Winterkönig », XVII e siècle 45.1 (1993), p. 5-24. 8 Sophie semble ici inviter ironiquement ses hôtes à suivre la pratique au lieu des principes de Sénèque qui passait une vie sybarite tout en recommandant le dédain des richesses dans ses Epistulae Morales. Je tiens à indiquer ici ma reconnaissance à mon collègue John Noonan, spécialiste des classiques, qui m’a signalé ce paradoxe ainsi que l’identification possible « du grand livre de Sénèque » vu par Sophie dans le logement de ses hôtes à Estrées-Saint-Denis. Un voyage incognito de Sophie de Hanovre à la cour de France 101 des conditions indignes peut être concis comme l’explication de la décision de Sophie de ne plus s’arrêter « à des bonnes villes, ce qui [lui] fit trouver fort souvent des mauvais gîtes » (p. 164). En revanche, elle peut fournir au lecteur une relation détaillée et animée comme celle d’une journée prononcée inoubliable par Sophie, qui avait marché « bien loin par la boue » car le carosse offert n’arrivait point. La femme de l’hôte dont « la langue allait toujours » leur offre « mille choses » et ne leur donne rien. Ne cessant de parler du bon vin qu’elle avait dans sa cave et montrant aux voyageurs « des montagnes couvertes de raisins », la dame ne leur donne ni un verre ni une grappe (p. 164). Si Sophie ne peut oublier cette journée, le lecteur ne peut que se la représenter, grâce aux détails et à la qualité égayée d’un récit qui ne ménage pas les contrastes. Se remémorant l’invitation de ses hôtes de mettre son lit dans leur chapelle et sa toilette sur leur autel, Sophie alimente sa narration d’un dernier contraste, cette fois des lieux et des coutumes: « Ce lieu saint était tapissé des armes de leur maison, et la noblesse qui ne parut point dans leurs manières se manifesta par leur seize quartiers » (p. 164). Les adversités affrontées par la bande de voyageurs comprennent des maladies - les siennes comme celles d’autres comme la petite vérole de l’enfant du capitaine d’une patache qui leur avait été prêtée par le prince d’Orange (Guillaume III). Bien que Sophie se réfère à la situation comme une « méchante aventure », son récit ne perd pas sa qualité ensoleillée et est empreint d’humour. Rapportant que l’enfant est aussitôt confiné « dans le bateau où était le bagage [ce qui] n’empêcha pas de causer des fort grandes inquiétudes à [...] deux personnes [Madame de Mecklembourg et sa nièce] qui font leur souverain bien de leur beauté », Sophie met en contraste l’aventure avec « le plaisir » de voir, lors de leur arrivée, la belle ville d’Anvers (p. 138). Voyageant incognito comme « Madame d’Osnabrück » afin d’éviter « toutes choses » ou la cérémonie que sa présence officielle aurait exigée, Sophie reste à Maubuisson entre les visites à Paris, à Fontainebleau, à Saint-Cloud, à Versailles et au château du Raincy (p. 142 et n. 22 et 23). Écrivant de son « aise » d’être à l’abbaye avec sa sœur pour quelques jours de repos après avoir satisfait à sa curiosité et reçu « des honnêtetés » à Fontainebleau, Sophie a recours à ses superlatifs typiques malgré les maladies de sa fille et de Madame Harling. Sophie Charlotte ou « Figuelotte » n’a qu’un peu de fièvre mais Madame Harling « en était aux abois » ; en dépit de ces maladies qui retardaient la visite de Sophie avec Madame Palatine à Paris, l’auteur des mémoires subit le délai « le plus agréablement du monde », se déclarant dans le même paragraphe « la plus contente du monde » (p. 154). Les commentaires des maladies sont également allégés par des allusions à l’esprit, que ce soit par une opposition ou par une maxime philosophique. 102 Christine McCall Probes Le long de sa visite en France, Sophie cherche à voir sa belle-soeur, la Princesse Palatine, qui lui « fit dire [...] quasi tous les jours qu’elle était si malade qu’elle n’osait voir personne » (p. 160, 265). Sophie a finalement cet honneur le jour avant son départ, au château de la princesse à Asnières. Si Sophie nous communique l’action des médecins qui la chasse de chez la princesse, ne voulant pas que Sophie la fasse parler, notre auteur observe, en revanche, qu’après les moments courts de conversation permise, la princesse était « fort malade de corps, mais point d’esprit » (p. 163). Trois jours avant le départ de la France, Sophie écrit à son frère de l’honneur qu’elle souhaite avoir de le voir sur le voyage de retour. Comme Van der Cruysse nous informe, « le souhait [...] ne sera pas exaucé » dû à la mauvaise santé de Karl Ludwig qui « sera emporté le 28 août/ 7 septembre 1680 [...] d’un cancer recto-sigmoïdien » (p. 268, n. 4 ; p. 265, n. 1). Malgré ses préoccupations sur la santé de son très cher frère ainsi que sur celle de ses gens dont « tous sont malades », Sophie déclare son espoir de les faire « ramper » avec elle et rappelle à Karl Ludwig une maxime philosophique qu’il lui avait communiquée. Pour le conforter comme pour lui dire qu’elle allait faire part à leur nièce, Madame Palatine, de son « épître philosophique », Sophie cite la maxime qui permet également au lecteur moderne d’entrevoir l’esprit équilibré de Sophie : « Quand les jambes se portent bien, la tête le fait aussi, et quand la tête se porte bien, tout le reste est de même » (p. 265). Les réflexions transmises par Sophie dans ses mémoires comme dans ses lettres à Karl Ludwig ponctuent par intervalles le récit des événements. Ainsi ses observations sur le rang ou sur les titres s’associent à celles des cérémonies, des bals et des visites avec Monsieur, Madame, le Roi et la Reine. Puisque Van der Cruysse a écrit amplement des lieux royaux et des cérémonies 9 , nous concentrerons notre attention sur des observations culturelles qui mettent en relief le style de Sophie ou qui relèvent quelques comparaisons entre la cour de France et les cours allemandes. Avouant « quelque appréhension pour [se] montrer à une cour française », Sophie est rassurée sur ce point après avoir vu « qu’il y avait toutes sortes d’espèces aussi bien dans cette cour que dans l’arche de Noé » (p. 144). Si, en apprenant que le Roi voulait lui donner un cadeau, Sophie s’exclame brusquement à Madame : « Pourquoi veut-il faire cela ? On dira que je suis venue ici pour en avoir un », elle est calmée par Monsieur qui l’apprend que cette coutume s’associait à la magnificence du Roi comme au rang de Sophie (p. 155). Bien que Sophie préfère les bontés que le Roi lui avait témoignées ainsi que ses remarques sur la bataille de Consarbrück que les ducs alle- 9 Voir son article « La Cour de Louis XIV » préalablement cité. Un voyage incognito de Sophie de Hanovre à la cour de France 103 mands avaient gagnée contre les forces françaises, elle se déclare « fort glorieuse » en acceptant de la part du Roi des cadeaux de diamants et de perles (p. 150 et n. 53 ; p. 128, n. 69 ; p. 159, 259). Dans les mémoires comme dans les lettres elle manifeste une certaine évolution dans sa compréhension des coutumes françaises, associant dans l’un et l’autre rapport le cadeau à « la bienveillance » du Roi (p. 159, 259). Si selon Sophie, vivre « à l’allemande » égale vivre « sans cérémonie », elle déclare néanmoins à son frère qu’en France, le Roi et la cour « ont tant de raison de se maintenir dans leur grandeur [...] que je n’aurai garde de me faire honneur à leur préjudice » (p. 258). Vers le milieu de son séjour en France, après avoir visité Saint-Cloud, Versailles, Paris, et Fontainebleau où eurent lieu les cérémonies de fiançailles et de mariage de Mademoiselle, fille aînée de Monsieur et d’Henriette d’Angleterre, Sophie extrapole de ses observations quelques comparaisons entre les cours françaises et allemandes. Écrivant le 16 septembre 1679 à son frère, elle confirme son admiration pour Louis : « Ce qui me plaît en France, c’est que le souverain y a tout, et qu’il y est assurément le plus à son aise de toutes les manières ». C’est « l’aise» ou le contentement de Louis qu’elle met en contraste avec la condition de l’empereur et d’autres rois et princes, dont elle excepte « avec raison » son frère car, selon elle, « il ne [lui] manque que d’avoir un si grand royaume comme lui [Louis] » (p. 261). Communiquant à son frère plusieurs réflexions sur la vie menée par les courtisans, Sophie trouve que « leur nécessité les rend esclaves » et que la faveur briguée par « mille intrigues » a l’effet de « nourrir la vanité ». Elle estime que les Allemands s’accomondant selon leur revenu, « se donnent plus de repos ». Ce que Sophie prise c’est « la tranquillité ». Bien qu’elle affirme dans ses mémoires que pendant ses conversations avec Bossuet et le prince Guillaume de Fürstenberg, « ils ne se servirent point de bons arguments pour me rendre catholique », Sophie est tant attirée par la vie calme de Maubuisson, « son asile », qu’elle déclare à son frère : « Le grand bruit m’accable, et je me trouve plus propre pour Maubuisson que pour la cour » (p. 151 n. 57 ; p. 159, 160 et n. 91 ; p. 261). Les descriptions de Sophie des lieux et des personnages traduisent son éblouissement, notamment par l’emploi de superlatifs, adverbes, et adjectifs, ce qui nous représente l’effet sur elle de ces merveilles. Les oppositions servent également à nous partager ses joies et ses déceptions, que ce soit par une phrase succincte comme celle sur la beauté de Versailles « où la dépense a fait plus de merveilles que la nature » ou par les passages étendus qui se succèdent. Son évocation du château de Liancourt, par exemple, suit celle de son logement déplorable à Estrées-Saint-Denis, mentionné plus haut, un procédé qui sert à faire valoir auprès du lecteur le deuxième lieu visité. Les 104 Christine McCall Probes superlatifs, les adjectifs et les adverbes se joignent aux oppositions pour nous permettre d’expérimenter l’émerveillement de Sophie : Le soir j’arrivai à Liancourt qui est un des plus agréables lieux à mon gré que j’aie vus de ma vie. Mme de Mecklembourg me fit loger dans le château qui est fort joli, et le jardin y est agréable ; j’en étais enchantée [...]. C’est une des plus belles solitudes du monde, propre à délasser l’esprit. (p. 140- 141) Elle admire tout à Saint-Cloud, « sa belle galerie, son beau salon », et est logée dans une chambre d’où elle pouvait « entrer dans le jardin qui est le plus beau du monde, tant pour la situation que pour les eaux » (p. 155). Sophie résume le plaisir qu’elle a connu à Saint-Cloud dans une phrase poétique qui joint un appel sensoriel au superlatif pour rehausser l’effet merveilleux : « On se promena [...] le plus agréablement du monde dans des lieux enchantés au bruit des cascades et à l’ombre » (p. 156) 10 . Monsieur, tenant Sophie par la main, lui faisait voir la galerie d’Apollon, le salon de Mars et celui de Diane dont les plafonds célébrant les histoires mythologiques avaient été peints par Pierre Mignard. Lorsque Sophie écrit à son frère, le père de Madame, elle ne néglige pas de l’assurer du bonheur de sa fille « dans un lieu si agréable ». Sophie lui décrit la galerie et un cabinet avec plusieurs portraits peints par Van Dyck, notant en particulier celui de Karl Ludwig - ce qui a dû permettre à ce dernier de se représenter sa fille à son écritoire entourée des portraits palatins (p. 260). Sophie, qui admirait ces portraits ainsi que ceux appartenant au chevalier de Lorraine (p. 143 et n.) et qui essayait de rassurer la fille de Monsieur que le portrait de son fiancé Charles II n’était que « très mal peint » 11 , insère dans ses mémoires toute une galerie de portraits ou crayons littéraires. Dans les contraintes de la présente étude nous ne pouvons qu’effleurer l’art du portrait chez notre mémorialiste 12 . 10 L’on se souvient qu’une dizaine d’années après la visite de Sophie, Madame Palatine fut la dédicataire des Contes des Fées (1697) et des Contes nouveaux ou les fées à la mode (1698) de Madame d’Aulnoy où la magie de Saint-Cloud est célébrée, éd. Nadine Jasmin, Paris, Champion, 2004. Pour le merveilleux, voir, par exemple : Lewis Seifert, « Marvelous Realities : Reading the Merveilleux in the Seventeenth-Century French Fairy Tale » in The Origins of the Literary Fairy Tale in Italy and in France, éd. Nancy Canepa, Detroit, Wayne State University Press, 1997, p. 131-151, et Sophie Raynard, « La Magie de Saint-Cloud par Madame D’Aulnoy », Relief, IV-2 (2010), p. 52-76. 11 Van der Cruysse suggère que le portraitiste de la cour d’Espagne n’a pu, malgré ses efforts vaillants, rendre beau ce « gringalet [...] débile », p. 151, n. 61. 12 Pour une étude séminale du portrait, voir l’ouvrage de Jacqueline Plantié, La Mode du portrait littéraire en France (1641-1681), Paris : Champion, 1994. Plantié a Un voyage incognito de Sophie de Hanovre à la cour de France 105 Sophie commente plusieurs fois son émerveillement devant les personnages de la cour de France. Le deuxième jour de sa visite elle est au Palais-Royal sur l’insistance de Monsieur qui voulait lui montrer la toilette dorée et les habits de noces de sa fille. Remarquant qu’elle avait « tant de divers objets » comme « tant de visages » à considérer, Sophie se prononce « distraite » et « toute stupide » (p. 143-144). Cinq jours plus tard, elle est à Fontainebleau pour la cérémonie de fiançailles après laquelle on la « fit aller à la comédie française » (p. 146). Là encore ce sont les personnages de la Cour qui éveillent son attention : « Je trouvai tant de gens à considérer que je ne prenais pas garde aux comédiens » (p. 146). Les juxtapositions et les jeux de contrastes peuvent s’organiser chez Sophie pour reproduire une scène entière. Déclarant qu’elle « laisse au Mercure galant à décrire le détail » de la cérémonie du mariage (p. 147), Sophie produit pour son lecteur des évocations rapides et vives des princes, des princesses, et d’autres invités. Ainsi, « la Grande Mademoiselle de Montpensier avait fort grand air, [tandis que] Mme de Guise [sa demisoeur] n’en avait point du tout » (p. 148). Pour décrire les maîtresses du Roi, Sophie ne néglige pas l’occasion de contraster leur esprit avec leur apparence : « La Montespan, dont la faveur était sur son déclin, [...] dans un morne chagrin [malgré son] fort grand négligé avec des coiffes bridées » est mise en contraste avec Mlle de Fontanges, « plus jeune, [...] fort ajustée et [...] gaie », mais l’auteur des Mémoires ne s’y arrête pas. Elle nous invite à envisager la disposition de places qui obligeait le Roi de « hausser [...] souvent [...] la tête » pour regarder Mlle de Fontanges, ce qu’il faisait, selon notre mémorialiste, « avec plus de dévotion que [la contemplation de] l’autel » (p. 147). Écrivant à son frère, Sophie compose une variation de la scène à laquelle elle associe une application personnelle. Elle focalise cette fois sur Mlle de Fontanges qui, « son bréviaire à la main » jette ses yeux « en bas sur le Roi qu’elle aimait sans doute plus que le Roi des rois ». Sophie formule à Karl Ludwig le souhait qu’il en aura lui aussi « une [...] qui fixerait les yeux si femelles sur lui [...] sous le nom de faire la lectrice quand il ne peut dormir » (p. 256) 13 . Les contraintes de la présente étude nous empêchent de nous référer que brièvement à l’échange épistolaire entre frère et sœur après le voyage de cette dernière et qui ne cessait qu’avec la mort de Karl Ludwig, moins d’un consacré un chapitre important au portrait dans le genre des mémoires, p. 617- 658. 13 Van der Cruysse nous rappelle que l’épouse morganatique du frère de Sophie, Louise von Degenfeld, est morte en 1677 et que l’on cherchait à Karl Ludwig « une remplaçante » (p. 256, n. 7). 106 Christine McCall Probes an après la visite de Sophie à la cour de France 14 . Nonobstant la santé de Karl Ludwig qui empirait ainsi que ses soucis financiers transmis sans efficace par sa fille au « grand Dogue » (Louis XIV) et à Monsieur, le ton des lettres de Sophie (34 des 50 lettres échangées) demeure, sinon ensoleillé, optimiste et philosophique. Ces lettres se différencient de celles écrites au cours de la visite en France par une liberté que Sophie ne pouvait se permettre dans ces dernières puisqu’elles étaient « contrôlées avant d’être expédiées » 15 . Si Sophie, de retour chez elle, continue à partager avec Karl Ludwig ses impressions positives, notamment celles de la splendeur de la cour et de « la liberté » et « la gaieté » d’Elisabeth Charlotte, elle n’hésite pas à parsemer ses réflexions d’observations caustiques : Louis n’est pas si grand, que l’on le fait ; il n’a pas l’eul [l’œil] partout, pendant qu’il le fixe sur la belle Fontanges et que la chasse et la comedie l’occupent sans relache. C’est un bon vivant agreable dans sa famille et qui a les sentiments tres bons [...] mais au reste c’est un homme tout comme un autre ; ce n’est que dans des vers qu’il passe pour un Dieu 16 . On se souvient que Leibniz avait admiré « la force merveilleuse » et « le caractère sublime » du style de Sophie dans ses Mémoires. Bien que nous n’ayons pas l’ambition ici de justifier de point en point le jugement du philosophe, l’étude présente a démontré que le ton enjoué qu’emploie Sophie, malgré les hasards recontrés et les maladies subies par ses gens, sert à émouvoir son lecteur comme il le prépare à expérimenter avec l’auteur les merveilles de la Cour de France. Le souci d’équilibrer son récit en se servant de contrastes (des esprits et des apparences, par exemple), pour transmettre le désagréable comme l’agréable, reflète l’esprit équilibré de Sophie. Ses comparaisons des cours françaises et allemandes illustrent la pensée et l’écriture harmonieuses du mémorialiste. Si elle n’hésite pas à constater sa préférence de vivre « à l’allemande » ou « sans cérémonie », elle écrit néanmoins à son frère de sa conviction que Louis et sa cour « ont tant de raison de se maintenir dans leur grandeur » et que, quant au Roi, « on ne saurait [le] voir sans l’admirer beaucoup » (p. 258-259). Nous avons relevé un 14 Je tiens à remercier vivement Sylvie Requemora-Gros de m’avoir signalé cette correspondance, Briefwechsel der Herzogin Sophie von Hannover mit ihrem Bruder, dem Kurfürsten Karl Ludwig von der Pfalz, éd. E. Bodemann, Leipzig, S. Hirzel, 1885, ainsi que le programme de recherche « Les étrangers à la cour de France au temps des Bourbons (1594-1789) » du Centre de recherche du château de Versailles auquel elle contribue un projet. 15 Lettre de Paris du 28 août 1674. La mise en garde est écrite en allemand avec un mot d’anglais: « Man sagt, alle briffen werden veued, ehr man sie wech schickt ; ein ander mal mer » Briefwechsel, p. 373. 16 Briefwechsel, p. 428. Un voyage incognito de Sophie de Hanovre à la cour de France 107 appel constant au sensoriel qui se joint à un usage fréquent de superlatifs pour traduire et communiquer au lecteur l’éblouissement de Sophie devant les lieux et les personnages royaux. Si nous acceptons la proposition de Boileau dans sa « Réflexion X » que « le Sublime n’est pas proprement une chose qui se prouve et qui se demonstre; mais que c’est un Merveilleux qui saisit, qui frappe, et qui se fait sentir » 17 , ne pouvons-nous pas nous accorder avec Leibniz que les Mémoires de Sophie de Hanovre possèdent et, j’ajouterais, transmettent le merveilleux, un merveilleux d’autant plus remarquable vu la mélancolie qui avait amené Sophie à les écrire ainsi que les hasards rencontrés le long de son voyage ? 17 Boileau, Œeuvres complètes, éd. Françoise Escal, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1966, p. 546. Molière ou comment ne pas reconnaître sa dette : le théâtre de la Restauration en Angleterre M ARIE -C LAUDE C ANOVA -G REEN (G OLDSMITHS , U NIVERSITY OF L ONDON ) De l’aveu d’impuissance de Sir Barnaby Whigg, constatant que « Moliere is quite rifled, then how should I write ? » 1 , à Voltaire, accusant « les Anglais [d’avoir] pris, déguisé, gâté la plupart des pièces de Molière » 2 , l’influence de celui-ci sur le théâtre de la Restauration en Angleterre 3 paraît ne faire aucun doute. De son vivant même, ses comédies ont été connues, admirées... et sans cesse pillées. De la simple allusion à la traduction littérale de scènes entières, son œuvre a constitué un fonds inépuisable de situations et de caractères comiques pour des auteurs, semble-t-il, en mal d’inspiration 4 . Il n’est jusqu’aux titres des pièces qui n’en fassent foi : Medbourne écrit un Tartuffe en 1670, Shadwell un Miser et Ravenscroft un Mamamouchi en 1672, et Otway des Cheats of Scapin en 1676. Comment expliquer alors que ces mêmes auteurs se soient tout aussi inlassablement attachés, sinon à nier carrément des emprunts qui ne pouvaient échapper à leurs contemporains, souvent imbus de culture française, du moins à minimiser leur dette envers le dramaturge étranger, et cela en 1 Thomas D’Urfey, Sir Barnaby Whigg, or, No Wit like a Womans, acte III, scène 2, London, printed by A.G. and J.P. for Joseph Hindmarsh, 1681, p. 28. 2 Voltaire, « Lettre XIX. Sur la comédie », Lettres philosophiques, éd. Gustave Lanson, Paris, Édouard Cornély et C e , 1909, t. 2, p. 104 (il s’agit d’une variante du texte de 1734, tirée d’une édition ultérieure). 3 L’expression est ici prise au sens large et nous sert à désigner la période allant de 1660 à 1700. Voir Robert D. Hume, The Development of English Drama in the Late Seventeenth Century, Oxford, Clarendon Press, 1976. 4 Deux traditions s’opposent à cet égard, l’une, qui exagère la dette à l’égard de Molière et culmine avec l’ouvrage de Dudley Howe Miles, The Influence of Molière on Restoration Comedy, New York, Columbia University Press, 1910, l’autre, révisionniste, dont John Wilcox se fait le porte-parole dans The Relation of Molière to Restoration Comedy, New York, Columbia University Press, 1938. Marie-Claude Canova-Green 110 recourant aux stratégies les plus variées ? En effet, tandis que certains n’hésitent pas à rendre à Molière son dû dans des préfaces et autres épîtres dédicatoires élogieuses, d’autres, les plus nombreux, passent leurs emprunts sous silence ou ne reconnaissent leur dette envers lui que pour mieux affirmer la supériorité de l’adaptation sur l’original 5 . Quelques-uns se défendent de l’accusation de plagiat portée à leur égard pour mettre en avant la pratique éprouvée et respectable de l’imitation. D’autres, enfin, se servent des prologues ou des épilogues des premières représentations des pièces pour railler l’emprise de la mode et du goût français en Angleterre et défendre alors leurs emprunts en termes de rapine ou de prise sur un ennemi héréditaire. Modèle souvent imité mais rarement avoué, Molière s’est trouvé au cœur non seulement de querelles entre auteurs rivaux, s’accusant mutuellement de vol et de plagiat 6 , mais aussi de débats contemporains sur la notion émergente de propriété littéraire et la reconnaissance du statut de l’auteur 7 . Au fil des accusations, en effet, les dramaturges anglais en sont venus à reconnaître plus systématiquement leurs sources, même s’ils n’ont continué de le faire qu’avec réticence dans le cas précis de Molière. C’est que ce dernier, de même que la farce à laquelle son théâtre est systématiquement ramené, ont également eu à souffrir des préjugés du public londonien, dont l’hostilité envers la France est périodiquement attisée par la conjoncture, sans qu’il en cesse pour autant d’applaudir à des pièces dont il méprise par ailleurs l’origine. L’influence de Molière semble s’être avant tout fait sentir dans les vingt premières années de la Restauration. Selon John Wilcox, sur 61 comédies nouvelles à avoir été jouées à Londres de 1667 à 1676, 22 s’inspirent plus ou moins directement de Molière, à savoir une sur trois. En revanche, de 1677 à 1700, la proportion n’est plus que d’une sur huit, puisque seules 15 comédies sur 115 lui empruntent sujet ou situations. Au total, sur une période de quarante ans, 38 comédies sur 199 lui doivent quelque chose. C’est beaucoup, mais c’est assurément moins que ce que l’on a avancé 5 Pour une étude générale de la question, voir H.M. Klein, « Molière in English Critical Thought on Comedy to 1800 », in Molière and the Commonwealth of Letters. Patrimony and Posterity, éds R. Johnson, E.S. Neumann, G.T. Trail, Jackson, University Press of Mississipi, 1975, p. 218-231. Voir aussi dans le même volume l’étude F.J. Kearful, « Molière among the English. 1660-1737 », p. 199-217. 6 Témoin les échanges souvent peu amènes entre Shadwell et les Howard dans les années 1660, entre Shadwell et Dryden (1668-1672), ou encore entre Settle, Shadwell, Dryden et Crowne (1673-1677). 7 Voir Paulina Kewes, Authorship and Appropriation : Writing for the Stage in England, 1660-1710, Oxford, Clarendon Press, 1998. Molière et le théâtre de la Restauration en Angleterre 111 jusqu’aux travaux de John Wilcox. Or, sur ces 38 pièces, seules 9 avouent leur dette dans les seuils du texte imprimé ou dans les prologues et épilogues prononcés lors des premières représentations. Pourquoi ce silence, alors que les emprunts sont souvent faciles à discerner ? Que recouvre-t-il ? Disons tout d’abord que ces chiffres masquent en fait une évolution sensible au fil des années, ainsi que des divergences notables entre les auteurs. Ainsi, dans les premières années de la Restauration, les dramaturges professionnels ne mentionnent pas leurs sources. Dryden, par exemple, se tait sur l’origine de son Sir Martin Mar-All (1667), comme Davenant sur celle du deuxième acte de son Playhouse to be Let (1663) 8 . Ce n’est qu’à partir de la fin des années 1660 que les références se font moins rares. Et encore les auteurs ne paraissent s’y résoudre que parce qu’ils ont à se défendre d’accusations de plus en plus fréquentes de vol et de plagiat de la part de leurs confrères. Certains se justifient alors, comme Aphra Behn, par la nécessité « de devoir écrire pour manger » 9 . D’autres, comme Shadwell, invoquent soit « la paresse » 10 , soit la précipitation et leur inexpérience 11 . D’autres, enfin, allèguent une commande royale, comme Crowne, qui n’avoue toutefois que la source espagnole de son Sir Courtly Nice (1685), pourtant inspiré des Précieuses ridicules. Seul importe le geste commanditaire du roi, qu’il convient de publier : The greatest pleasure he had from the Stage was in Comedy, and he often Commanded me to Write it, and lately gave me a Spanish Play called: No Puede ser. Or, it cannot Be. out of which I took part o’ the Name, and design o’ this 12 . Certains, en revanche, continuent à ne jamais mentionner Molière, ou ne le font qu’exceptionnellement. Citons ainsi deux des plus talentueux et plus originaux dramaturges de la Restauration, Wycherley, dont The Country Wife (1675) doit beaucoup aux deux Écoles, tandis que son Plain Dealer (1676) est une adaptation évidente du Misanthrope, ou encore Etherege, qui 8 Respectivement L’Étourdi et Le Cocu imaginaire. 9 Aphra Behn, « To the Reader », Sir Patient Fancy, London, printed by E. Flesher for Richard Tonson, 1678, sig. Av o (« to write for bread and not shamed to own it »). 10 Thomas Shadwell, « To the Reader », A Comedy called The Miser, London, printed for Thomas Collins and John Ford, 1672, n.p. (« ’Tis not barrenness of wit or invention, that makes us borrow [...], but laziness »). 11 Shadwell, Preface, The Sullen Lovers, or, The Impertinents, In the Savoy, printed for Henry Herringman, 1668, n.p. (« Look upon it, as it really was, wrote in haste, by a Young Writer »). 12 John Crowne, « To his Grace the Duke of Ormond », Sir Courtly Nice, or, It cannot be a comedy, London, printed by H.H. Jun for R. Bentley [...] and Jos. Hindmarsh, 1685, sig. A2. Marie-Claude Canova-Green 112 a pu s’inspirer des Précieuses ridicules dans The Man of Mode (1676), mais qui déplore dans l’épilogue de sa pièce que [...] while to France we go, To bring you home Fine Dresses, Dance, and Show ; The Stage like you will but more Foppish grow 13 en un désaveu public d’une mode et d’une pratique qu’il n’a pas lui-même totalement rejetées. Quant au plagiaire reconnu et indécrottable qu’est Ravenscroft, il passe bien entendu sous silence ses emprunts au Bourgeois gentilhomme et à Monsieur de Pourceaugnac dans Mamamouchi (1672) et The Careless Lovers (1673), comme aux Fourberies de Scapin dans Scaramouch (1677), préférant, en revanche, accuser Otway, auteur d’un Scapin, de concurrence déloyale : Very unfortunate this Play [Scaramouch] has bin ; A slippery trick was play’d us by Scapin : Whilst here our Actors made a long delay, When some were idle, others run away, The city House comes out with half our Play. We fear, that having heard of this so long, Your expectation now will do it wrong 14 . Quelques rares auteurs, tel Caryll, avouent néanmoins leur dette sans réserve et se répandent publiquement en éloges sur Molière, qualifié de « famous Shakespear of this Age » dans le prologue de son Sir Salomon (1669), tiré de L’École des femmes : For we with Modesty our Theft avow, [...] And openly declare, that if our Cheer Does bit your Pallats, you must thank Molliere 15 . C’est que Lord Caryll est un amateur qui écrit pour le plaisir et n’a pas à se forger un statut d’auteur aux dépens d’autrui. Avouer une source d’inspiration française peut, en outre, être une façon pour un noble de faire sa cour au roi, dont la francophilie est bien connue. Ainsi Roger Boyle, comte d’Orrery, reconnaît-il en 1662 « to have now finished a Play in the French Manner ; because I heard the king declare himself more in favour of their 13 George Etherege, Epilogue, The Man of Mode, or, Sir Fopling Flutter, London, printed by J. Macock, for Henry Herringman, 1676, n.p. 14 Edward Ravenscroft, Prologue, Scaramouch a philosopher, Harlequin a school-boy, bravo, merchant, and magician, [London], printed for Robert Sollers, 1677, n.p. 15 John Caryll, Epilogue, Sir Salomon, or, The cautious coxcomb a comedy, London, printed for H. Herringman, 1671, n.p. Molière et le théâtre de la Restauration en Angleterre 113 Way of Writing than ours » 16 . Sans compter qu’écrire à la française est aussi une façon de se démarquer de la tradition élisabéthaine et d’afficher son modernisme. Plus réservés sont toutefois les éloges du Jésuite Flecknoe, poète à ses heures, qui, tout qualifiant, dans la préface de ses Damoiselles à la mode (1668), les comédies de Molière dont il s’inspire d’« Excellent Pieces », de « Pretieuse stones, I brought out of France », ne s’enorgueillit pas moins de leur avoir donné « an English foyle, [which] has nothing diminisht of their native luster » 17 . Quant à Medbourne, s’il affiche le nom même de Molière sur la page de titre de son Tartuffe en 1670, c’est pour préciser que la pièce a été « rendered into English with much Addition and Advantage » 18 . Même reconnue, la dette à l’égard de Molière ne l’est souvent que du bout des lèvres et il est courant de voir les dramaturges professionnels tenter d’en minimiser l’importance de diverses façons. Ce peut être en réduisant l’étendue de leurs emprunts à de simples « allusions » (« a very bare hint », écrit Aphra Behn dans l’Épître au lecteur de Sir Patient Fancy 19 ). Shadwell déclare ainsi avoir écrit une grande partie de ses Sullen Lovers sur la foi du compte rendu des Fâcheux et ne s’être servi, une fois la pièce lue, que de deux courtes scènes insérées par la suite : the first hint I receiv’d from the report of a Play of Molieres of three Acts, called Les Fascheux, upon which I wrote a great part of this before I read that ; and after it came to my hands, I found so little for my use (having upon that hint design’d the fittest Characters I could for my purpose) that I have made use of but two short Scenes which I inserted afterwards 20 . D’autre part, s’il peut être permis d’emprunter à autrui sujets, thèmes et caractères, la reproduction littérale de dialogues entiers ne saurait en aucun cas se justifier. Et c’est bien là ce que ses ennemis et Settle en particulier reprochent à Shadwell. Pour Settle, en effet, la Psyche de ce dernier n’est autre qu’un collage, un tissu de citations, au point que « if by any chance 16 The Dramatick Works of Roger Boyle, Earl of Orrery, 2 vol., London, R. Dodsley, 1739, t. 1, p. v. Cité par Kewes, p. 37. 17 Richard Flecknoe, Preface, The Damoiselles à la mode a comedy, London, printed for the author, 1667 [1668], sig. A3. 18 Matthew Medbourne, « To the Right Honourable, Henry Lord Howard of Norfolk », Tartuffe, or, The French Puritan a comedy, London, printed by H.L. and R.B. for James Magnus, 1670. 19 Behn, « To the Reader », Sir Patient Fancy, sig. A1v. 20 Shadwell, Preface, The Sullen Lovers, n.p. Marie-Claude Canova-Green 114 you meet with that Rarity in it call’d a Thought, or any thing that looks but like one, the Reader may be assured ’tis stolen » 21 . Autre façon de minimiser la dette à l’égard de Molière, l’insistance sur le fait que Molière lui-même s’est contenté d’adapter ou de s’inspirer d’une source antique, grecque ou latine, à moins que ce ne soit une œuvre moderne, italienne ou espagnole, c’est selon. Dans la préface de Psyche, Shadwell préfère s’en rapporter à Apulée : That I have borrow’d it all from the French, can onely be the objection of those, who do not know that it is a Fable, written by Apulejius, in his Golden Ass ; where you will find most things in this Play, and the French too 22 . tandis qu’il avoue à propos de son Libertine que « the story from which I took the hint of this Play, is famous all over Spain, Italy, and France » 23 , comme si, en déclarant avoir puisé à un fonds culturel commun, le dramaturge rendait de facto caduque l’accusation de vol et de plagiat. Du moment que l’histoire de Psyché ou celle de Don Juan ne constitue plus qu’un répertoire de motifs et de thèmes transmis par l’histoire ou véhiculés pardelà les frontières nationales, la question de propriété littéraire et de vol ne se pose dès lors plus. Quant à Dryden, s’il cite Plaute et Molière comme sources de son Amphitryon et leur octroie le statut de modèles supérieurs, c’est qu’il y voit, lui, une façon de nier le vol pour se réclamer d’une pratique beaucoup plus respectable, l’imitation : But I am afraid, for my own Interest, the World will too easily discover, that more than half of it is mine ; and that the rest is rather a lame Imitation of their Excellencies, than a just Translation 24 . Or ce qui n’est à première vue qu’un geste de défense et d’autojustification devant la critique se transforme chez certains en pratique raisonnée d’appropriation littéraire. La source moliéresque est alors présentée comme devant nécessairement être adaptée au goût et aux pratiques dramatiques anglaises. Elle ne saurait être reproduite telle quelle, car « who e’er borrows from them [the French], must take care to touch the Colours with an 21 Elkanah Settle, Preface, Ibrahim the Illustrious Bassa a tragedy, London, printed by T.M. for W. Cademan, 1677, p. 2-3. 22 Shadwell, Preface, Psyche a tragedy, London, printed by T.N. for Henry Herringman, 1675, n.p. 23 Shadwell, Preface, The Libertine a tragedy, London, printed by T.N. for Henry Herringman, 1676, n.p. 24 John Dryden, « The Epistle Dedicatory », Amphitryon, or, The two Socia’s a comedy, London, printed by J. Tonson [...] and M. Tonson, 1690, n.p. Molière et le théâtre de la Restauration en Angleterre 115 English Pencil, and form the Piece according to our Manners » 25 . Aussi, pour Dryden, le dramaturge, séduit par un roman ou une pièce étrangère, doit-il « take the foundation of it, [...] build it up, and [...] make it proper for the English Stage » 26 . Cette adaptation se traduit soit en termes de révisions stylistiques, comme pour Susanna Centlivre, qui « found the Stile too poor, [and] endeavour’d to give it a Turn » 27 , soit en termes de changements ou d’ajouts apportés à l’histoire, qui feront de l’adaptation une pièce quasiment nouvelle : […] and, since no story can afford Characters enough for the variety of the English Stage, it follows that it is to be alter’d and inlarg’d, with new persons, accidents, and designes, which wil amost make it new 28 . Et Shadwell d’affirmer à son tour dans le prologue de son Amorous Bigot (1690) que « like Drake’s ship, ’tis so repair’d, ’tis new » 29 . Ainsi s’explique du reste la pratique généralisée de la contaminatio dans le théâtre de la Restauration. Puisque, de l’avis général, la source moliéresque est trop souvent pauvre en matière, il est fréquent qu’on ait recours à plusieurs pièces de Molière, parfois mâtinées de souvenirs de Thomas Corneille ou de Scarron, pour étoffer les œuvres et répondre au goût du public pour une action riche en rebondissements et personnages divers. Ravenscroft combine à proportions égales Le Bourgeois gentilhomme et Monsieur de Pourceaugnac dans son Mamamouchi, tandis que Dryden emprunte pour son Mock- Astrologer à la fois aux Précieuses ridicules et au Dépit amoureux, ainsi qu’au Feint astrologue de Thomas Corneille. Qui dit changement dit bien entendu gain, amélioration. La source moliéresque ne pâtit jamais aux mains de ses adaptateurs. Susanna Centlivre se targue ainsi de pouvoir dire que Le Médecin malgré lui « has not suffr’d in the Translation » 30 . La plupart du temps même, l’original ne peut qu’être amélioré par les divers changements apportés. Shadwell affirme de sa Psyche qu’elle est « much more a Play then that [Molière’s Psyche] » 31 . Pour 25 Susanna Centlivre, Preface, Love’s Contrivance, or, Le Medecin malgre Lui. A Comedy, London, Bernard Lintott, 1703, n.p. 26 Dryden, Preface, An Evening’s Love, or, The mock-astrologer, In the Savoy [London], printed by T.N. for Henry Herringman, 1671, n.p. 27 Centlivre, Preface, Love’s Contrivance, n.p. 28 Dryden, Preface, An Evening’s Love, n.p. 29 Shadwell, Prologue, The amorous bigotte with the second part of Tegue O Divelly: a comedy, London, printed for James Knapton, 1690, n.p. 30 Centlivre, Preface, Love’s Contrivance, n.p. La pièce emprunte aussi au Cocu imaginaire et au Mariage forcé. 31 Shadwell, Preface, Psyche, n.p. Marie-Claude Canova-Green 116 Crowne, « the little Shallop » est devenu « an English Ship Royal » 32 . Ou, pour varier la métaphore, « all Foreign Coin must be melted down, and receive a new Stamp, if not an addition of Metal, before it will pass current in England, and be judged Sterling » 33 . Et c’est justement la somme de travail nécessaire pour mener à bien ces modifications, ces améliorations, qui sert à étayer les revendications auctoriales des dramaturges. Pour Dryden, en effet, the employment of a Poet, is like that of a curious Gunsmith, or Watchmaker : the Iron or Silver is not his own ; but they are the least part of that which gives the value ; The price lyes wholly in the workmanship 34 . Plus modeste et reprenant, lui, une métaphore tirée de Platon, Flecknoe se contente d’affirmer : « like the Bee, [I] have extracted the spirit of them into a certain Quintessence of my own » 35 . Ces justifications diverses ont pour but non seulement de laver le dramaturge de tout soupçon de plagiat à l’égard de ses sources, mais aussi, et de plus en plus, de lui permettre d’affirmer son propre statut comme auteur par la mise en évidence de ses talents d’écrivain. Comme de proclamer la qualité du répertoire contemporain et de la tradition dramatique anglaise, au demeurant enrichis par ces apports dont est niée en même temps l’importance. En effet, puisque l’imitation d’un modèle étranger peut passer pour synonyme de reconnaissance implicite de la supériorité de la culture imitée, tout éloge de Molière se voit fréquemment nuancé par l’énumération des défauts de ses pièces, pauvreté du style comme manque d’action dramatique ou de variété des caractères, quand ce n’est pas la culture française dans son ensemble qui est dénigrée. Ainsi, dans l’épître dédicatoire du Miser, tout en reconnaissant sa dette envers Molière, Shadwell affirme du même pas que « nor did I ever know a French Comedy made 32 Crowne, « To his Grace the Duke of Ormond », Sir Courtly Nice, sig. A 2 . 33 Crowne, « The Epistle to the Reader », The Destruction of Jerusalem by Titus Vespasian in two parts, London, printed for James Magnes and Richard Bentley, 1677, n.p. Crowne défend la pratique de l’emprunt tout en la restreignant de deux manières, les circonstances personnelles et la valeur littéraire de la source (« I wou’d not be asham’d to borrow, if my occasions compell’d me, from any rich Author »). 34 Dryden, Preface, An Evening’s Love, n.p. On aura remarqué que les métaphores employées ici empruntent au vocabulaire du négoce ou de l’artisanat, comme de la technicité, ce qui marque bien les préoccupations premières d’une nation portée sur le commerce et les échanges maritimes. Rappelons que le XVII e et le XVIII e siècles ont été l’âge d’or des privateers anglais. 35 Flecknoe, Preface, The Demoiselles à la Mode, sig. A3. Molière et le théâtre de la Restauration en Angleterre 117 use of by the worst of our Poets, that was not better’d by ’em » 36 , avant d’en conclure dans l’épilogue de sa pièce au détriment de ces French Playes, in which true wit’s as rarely found As mines of Silver are in English ground 37 . Quant à Dryden, dont le goût le porte davantage vers un idéal de la comédie proche du modèle cornélien 38 , il n’hésite pas, lui, à condamner les dramaturges français pour ce qu’il juge être un manque de vrai talent comique, du fait que « their Poets wanting judgment to make, or to maintain true characters, strive to cover their defects with ridiculous Figures and Grimaces » 39 . Du coup il rend la traduction de leurs pièces responsable de la dérive vers la farce de la comédie anglaise. De même Etherege reproche à ses compatriotes Of Foreign Wares why shou’d we fetch the scum, When we can be so richly serv’d at home 40 ? tout comme Shadwell s’en est pris dans le prologue du Miser à tous ceux qui [...] think it fit, To count French Toys, good Wares ; French nonsence, wit 41 . Là aussi, une évolution s’amorce et les reproches d’un Etherege ou d’un Shadwell, nés de la crainte que cette dépendance à l’égard de modèles français ne se transforme en un véritable assujettissement culturel, se mueront au début du XVIII e siècle en une rhétorique plus agressive de capture et de prise sur l’ennemi. Rhétorique qu’annoncent déjà, en 1668, ces vers de Dryden dans l’épilogue de son Evening’s Love : Yet said, he us’d the French like Enemies, And did not steal their Plots, but made ’em prize 42 . 36 Shadwell, « To the Reader », The Miser, n.p. 37 Shadwell, Prologue, The Miser, n.p. 38 Ne proclame-t-il pas en effet la nécessité de « our refining the Courtship, Raillery, and Conversation of Playes » dans la préface de son Evening’s Love ? En revanche, Shadwell se réclame, lui, à maintes reprises, du modèle jonsonien de la « comedy of humours » . Néanmoins, comme le fait remarquer Hume, les positions réelles des deux dramaturges sont loin d’être aussi tranchées (The Development of English Drama, p. 32-62). 39 Dryden, Preface, An Evening’s Love, n.p. 40 Etherege, Prologue, The Man of Mode, n.p. 41 Shadwell, Prologue, The Miser, n.p. 42 Dryden, Epilogue, An Evening’s Love, n.p. Marie-Claude Canova-Green 118 N’est-on pas à l’heure où se conclut entre l’Angleterre, la Hollande et la Suède une triple alliance dont l’objectif est de faire obstacle aux menées jugées agressives du roi de France ? On aura remarqué que si les préfaces, épîtres et autres dédicaces en exergue du texte imprimé finissent, au fil des années, par mentionner tout ou partie des sources utilisées, les prologues et épilogues déclamés sur scène continuent, en revanche, à passer cette dette sous silence ou n’en font état qu’avec mépris. Qui plus est, maint dramaturge choisit même d’en appeler aux sentiments patriotiques de son auditoire pour parer à toute réaction hostile de sa part à la pièce jouée. En ces temps de méfiance et d’animosité provoquées par le soutien de la France aux Hollandais dans la seconde guerre anglo-hollandaise et les visées de Louis XIV sur les Provinces-Unies, cette tactique est payante, même si Crowne choisit de se moquer de ces attaques parfois outrées dans l’épilogue de son English Friar en 1690 : And they Encounter without Wit or fear, Dangerous French Forces, in lew’d Vizards here. Our Heroes once in France great Fame did gain : Our Masques, give France Revenge, and spoil the strein. The Masques, no doubt, are pensioners of France. ’Tis Treason now French Interest to Advance : And French Commodities are all by Law Doom’d to be burnt--- Then you bold Masques withdraw, Or else the Custom-House will seize you all, And make our House to the Prize-Office fall 43 . Davenant, lui aussi, reconnaissait en 1663 dans The Playhouse to be Let que […] all French Farces are Prohibited Commodities, and will Not pass current in England 44 . Ces remarques marquent bien l’ambivalence des dramaturges de la Restauration à l’égard de Molière, à qui ils ne cessent d’emprunter tout en minimisant l’étendue de leurs emprunts et en le sacrifiant publiquement aux préjugés anti-français de leurs compatriotes. Obligés moralement et esthétiquement de retravailler leurs sources pour se défendre de l’accusation de plagiat, obligés également de dénigrer les pièces mêmes dont ils s’inspirent pour se concilier un auditoire souvent hostile à la France, ils montrent aussi 43 Crowne, Epilogue, The English frier, or, The town sparks, a comedy, London, printed for James Knapton, 1690, n.p. Il y a ici allusion au décret passé le 24 août 1689 par le Parlement, interdisant tout échange et tout commerce avec la France. 44 William Davenant, The Playhouse to be Let, acte I, in The Works of S r William D’Avenant K t , London, printed by T.N. for Henry Herringman, 1673, p. 68. Molière et le théâtre de la Restauration en Angleterre 119 à quel point ils ont été insensibles à ce qui faisait l’originalité même du grand dramaturge français. En effet, ils n’ont vu en lui qu’un comédien à succès, habile à faire rire, et dont l’œuvre pouvait servir de réservoir inépuisable d’intrigues, de situations et de caractères, dont l’effet était assuré. Ainsi phagocytées, ses comédies ont servi de matériau à des pièces fort éloignées de la manière française par leur technique, leur forme et leur esprit, mais dans lesquelles toute une période s’est plu à se reconnaître. L’Angleterre dans les Histoires et les nouvelles historiques : la galanterie au service de la politique et du tragique C HRISTIAN Z ONZA (U NIVERSITÉ DE N ANTES ) Si la présence d’Elizabeth, d’Anne de Boleyn ou de Marie Stuart dans La Princesse de Clèves pourrait apparaître comme une projection du destin malheureux de l’héroïne, une telle interprétation, que la critique interne rend séduisante, ne saurait cependant faire oublier que Mme de La Fayette écrit à un moment où le genre de la nouvelle historique met à la mode l’histoire anglaise 1 . Plusieurs raisons d’ordre personnel, politique, religieux et enfin culturel expliquent un tel intérêt. L’amitié de Mme de Lafayette pour Henriette d’Angleterre, ou bien l’exil de Mme d’Aulnoy à la suite de la tentative d’assassinat sur son mari ont rapproché ces autrices d’un pays qui leur était a priori étranger. D’autre part, la chute de Charles I puis de Jacques II précipite l’arrivée d’exilés en France tandis que l’Angleterre devient elle-même refuge protestant, ce qui explique que la guerre civile et l’exil aient pu constituer des sujets récurrents : Owen Tider, ou Tudor 2 , est accueilli en France par Charles VI, et Edouard III 3 est protégé par Philippe Le Bel puis par le comte de Hainaut. L’histoire anglaise intéresse également pour des raisons religieuses : le protestant Isaac de Larrey dédicace Éléonore de Guyenne à Frédéric-Armand de Schomberg qui, après la révocation de l’Edit de Nantes, devient conseiller de Guillaume d’Orange. Enfin, la fiction 1 27 nouvelles historiques portant sur l’Angleterre paraissent entre 1667 et 1703, dont 7 avant 1678. 2 Ce prince gallois avait épousé Catherine de France, fille de Charles VI, après la mort de son premier époux, Henri V d’Angleterre. Il est le père d’Édouard, comte de Richmond et futur Henri VII. Il est le héros de deux nouvelles historiques : Tidéric, prince de Galles, Paris, C. Barbin, 1677 et Catherine de France, reine d’Angleterre de Nicolas Baudot de Juilly, Lyon, Vve de J.-B. Guillimin, 1696. 3 Henri de Juvenel, Le comte de Richemont, Amsterdam, Guillaume Duval, 1680. 122 Christian Zonza historique se développe dans un contexte favorable à la publication d’histoires de l’Angleterre : celle d’André Du Chesne connaît de multiples rééditions 4 ; Larrey ou Nicolas Baudot de Juilly conjuguent la publication d’œuvres fictionnelles et historiques; Claude Vanel ou Du Verdier rédigent leurs propres Histoires 5 tandis que paraissent les traductions de Jean Le Pelletier 6 , de Maucroix 7 . La lecture de ces histoires est peut-être même un champ d’inspiration pour les auteurs de nouvelles historiques qui y puisent à la fois des sujets de tragédie, de roman galant ou de roman libertin pamphlétaire. Victimes héroïques d’un pouvoir tyrannique, les héros sont mis en scène pour montrer cette galanterie que partagent la France et l’Angleterre mais dès que les relations politiques entre les deux nations se dégradent, la nouvelle historique se transforme en une nouvelle libertine qui semble faire du roman anglais un modèle. L’Angleterre, scène tragique La prédisposition de ses habitants à la mélancolie 8 , qui explique nombre de suicides, et les multiples hasards et variations de son histoire 9 , font de l’Angleterre une scène tragique. Le fratricide commis par Henry IV 10 , l’empoisonnement de Rosemonde 11 par l’épouse d’Henry II, la mort d’Anne de Boleyn, du comte d’Essex, de Marie Stuart, ou du duc de Monmouth, la cruauté d’Élizabeth sont autant de sujets de nouvelles. La reine d’Angleterre apparaît en effet dans quatre récits entre 1678 et 1697 : La Princesse de 4 André Du Chesne, Histoire générale d’Angleterre, d’Ecosse et d’Irlande, Paris, J. Petit- Pas, 1614. L’ouvrage est réédité en 1634, 1641 et 1666. 5 Claude Vanel, Abrégé de l’histoire générale d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande et des autres pays qui composent le royaume de la Grande Bretagne, Paris, C. Osmont, 1689. Gilbert Saulnier Du Verdier, Abrégé de l’histoire d’Angleterre, d’Escosse et d’Irlande, Paris, Vve David, 1661. 6 (1633-1711), archéologue et alchimiste français. 7 Il est chanoine de Reims et traduit Nicolas Sanderus, Histoire du schisme d’Angleterre, Paris, André Pralard, 1676. 8 Louis Rustaing de Saint-Jory, Les Galanteries anglaises, nouvelles historiques, La Haye, Louis et Henry Van Dole, 1700, p. 1-2. 9 Mme d’Aulnoy, Le Comte de Warwick, Paris, J. Guignard, 1703, p. 2. 10 Jean de Préchac, La Princesse d’Angleterre ou la duchesse reine, Paris, E. Loyson, 1677. 11 Mme d’Aulnoy fait allusion à une histoire tragique, l’histoire de Rosemonde, maîtresse d’Henry II d’Angleterre et empoisonnée par la reine, Le Comte de Warwick, p. 62. L’Angleterre dans les Histoires et les nouvelles historiques 123 Clèves où elle doit épouser Nemours, Les Nouvelles d’Élizabeth 12 où le duc d’Anjou lui fait sa cour, et Le Duc d’Alençon 13 où elle est promise au plus jeune fils de Catherine, enfin dans Mylord Courtenay 14 . Femme rusée et reine cruelle dans Le Duc d’Alençon, elle séduit le jeune homme tout en conservant sa liaison avec le comte de Lanston et, jalouse de sa prétendue sœur Marianne, elle la fait empoisonner par des gants parfumés. Dans Mylord Courtenay, elle apparaît en héritière de l’atavisme de monstruosité qui caractérisait Henry VIII 15 . Pourtant, elle est réhabilitée par d’autres auteurs qui en font une héroïne galante et pathétique, plus victime que bourreau. Le Comte d’Essex lui permet de raconter longuement la naissance de son amour pour Essex 16 , sa jalousie à l’égard de la comtesse de Rutland qu’Essex se défend d’aimer, sa colère pour cet amant qui a voulu attenter à sa liberté en complotant contre elle. Trahie par le comte, elle l’est également par le chancelier Cecil et la comtesse de Nottingham qui achèvent de perdre Essex, si bien que la reine finit par ne traîner « plus qu’une vie languissante » 17 . La même ambiguïté caractérise le personnage d’Anne de Boleyn. Si, fidèle aux historiens pro-catholiques comme Sanders ou Gregorio Leti, qu’il pille parfois, Le Noble décrit son « furieux penchant à l’amour [et] l’inceste dont elle se souillait avec son propre frère, et ses adultères avec d’autres amants et entre autres avec un musicien » 18 , Mme d’Aulnoy, au contraire, récuse ces accusations et en rejette la responsabilité sur Cécile Blonte, la maîtresse d’Henri VIII qui répand le bruit qu’elle trompe le roi avec Percy et même avec son propre frère, le vicomte de Rochford 19 . La mort contribue à grandir certains de ces personnages, comme le montrent leurs dernières paroles, le courage et la grandeur d’âme dont ils font preuve à l’égard de leurs bourreaux sous le regard bienveillant des spectateurs. Sans aucune amertume, Anne de Boleyn meurt en prononçant un dernier discours plein de dignité : « Je l’ai honoré comme mon prince et 12 Mme d’Aulnoy, Nouvelles d’Élisabeth, reyne d’Angleterre, Paris, C. Barbin, 1674. 13 Anonyme, Le Duc d’Alençon, Paris, 1680. 14 Eustache Le Noble, Mylord Courtenay ou Histoire secrète des premières amours d’Élizabeth d’Angleterre, Paris, M. Brunet, 1697. 15 Ibid., p. 3-4. 16 « Il y fit des choses prodigieuses, sa valeur effraya seule les ennemis, et après avoir pris Cadix, et ravagé la côte de Portugal, il se remit en mer pour passer en Angleterre, la flotte ne put regagner nos ports sans être dispersé par la tempête, on crut le comte d’Essex perdu », Le Comte d’Essex ou histoire secrète d’Élisabeth, reine d’Angleterre, Paris, Pierre Renomme, 1702, première partie, p. 31. 17 Ibid., seconde partie, p. 48-49. 18 Eustache Le Noble, Mylord Courtenay[…], p. 8-9. 19 Nouvelles d’Elizabeth, t. III, p. 164-165. 124 Christian Zonza aimé comme mon mari, et […] je prends devant vous le Ciel à témoin que je n’ai jamais manqué à ce que je lui devais, ni comme sa sujette ni comme son épouse 20 ». Le comte d’Essex fait preuve de fermeté dans la mort et de reconnaissance à l’égard de la reine : On le vit monter constamment sur l’échafaud, ôter lui-même ses habits, recommander sa famille à ceux qui l’assistaient, et après avoir tiré des larmes aux yeux de tous ceux qui furent témoins de ses derniers moments, il reçut la mort, sans promettre que les siens fussent couverts 21 . Quant à Owen Tideric, accusé par le duc de Glocestre, amoureux de la reine, d’avoir essayé d’attenter à la vie de la souveraine et d’avoir sali son honneur, il monte dignement à l’échafaud, et pendant que tout le peuple accouru à ce triste spectacle, plaignit le malheur d’un seigneur aussi bien fait, encore jeune, et dont la physionomie était si heureuse, [il] ne s’occupait qu’à surmonter par sa constance la honte du supplice qu’il allait souffrir. Il conserva donc sur l’échafaud la grandeur de son courage. Il se déshabilla lui-même. Il étendait la tête sur le billot, et vit sans frémir tomber la hache qui la sépara de son corps 22 . La fidélité à l’amour ne sert pas seulement le dessein tragique, mais s’inscrit dans un projet idéologique qui fait de la galanterie, au-delà des divisions politiques et religieuses, le lien entre les deux nations, symboliquement marqué par le personnage d’ Éléonore de Guyenne « comme un aigle étendant ses deux ailes sur ces deux royaumes » 23 . La galanterie franco-anglaise Dans l’« Histoire d’Anne de Boleyn », insérée dans les Nouvelles d’Élizabeth, la magnificence de la rencontre royale entre Henry VIII et François I er , et leur amour commun pour Anne, créent une complicité galante qui garantit la paix entre les peuples, comme le montre la cérémonie de l’ordre de la Jarretière qui honore la noblesse de l’une et l’autre nation 24 . La Comtesse de Salisbury décrit d’ailleurs les circonstances qui ont présidé à la naissance de ce fameux ordre et à l’invention de la devise de l’Angleterre. 20 Ibid., t. III, p. 211-212. 21 Le Comte d’Essex ou histoire secrète d’Élisabeth, reine d’Angleterre, Paris, seconde partie, p. 46. 22 Histoire de Catherine de France, reine d’Angleterre, 1696, p. 342. 23 Isaac de Larrey, L’héritière de Guyenne ou histoire d’Éléonore, Rotterdam, Reinier Leers, 1691, p. 64. 24 Mme d’Aulnoy, Nouvelles d’Élizabeth, t. III, p. 149-150. L’Angleterre dans les Histoires et les nouvelles historiques 125 La galanterie française s’inscrit en modèle : Tideric tient de la délicatesse caractéristique de la cour de France et parle notre langue 25 et le duc de Monmouth est envoyé en France pour parfaire son éducation. Il jouit d’une telle réputation que Mme d’Aulnoy en fait le héros de ses Mémoires de la cour d’Angleterre, vantant sa beauté, sa bravoure, sa grâce, ainsi que son penchant à l’amour et à la gloire 26 . Les Anglaises portent des valeurs galantes, comme autant de marques de cette vertu propre aux femmes fortes. Lorsque Mme d’Aulnoy évoque les paroles d’Émilie prête à se défigurer pour éviter des soupçons d’infidélité, elle montre ce qui fait la spécificité du caractère anglais : Dans tout autre pays qu’en Angleterre, si une femme disait ces paroles, on les écouterait comme un effet de chagrin qui passe bien vite, mais il faut remarquer qu’il n’y a point de lieu au monde où les résolutions violentes coûtent moins à prendre et à exécuter. L’on y a du courage, et quelque chose de dur pour soi-même, qui tient un peu de la fermeté des premiers Romains, et qui va jusqu’à la Barbarie 27 . Elle annonce ainsi, dans Le comte de Warwick, le personnage de la maîtresse du roi dont le désespoir la pousse à menacer de se suicider 28 . Le discours de la fiction relaie d’ailleurs le discours historique. L’Histoire d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande fait l’éloge des femmes fortes dont la reine Anne, dédicataire de l’ouvrage, est l’illustre représentante : [elle] ajoute à tant de gloire et à tant de vertus une libéralité qui n’a été bien connue que d’elle et d’Alexandre et qu’elle fait encore mieux mettre en œuvre que ce fameux conquérant ne l’a jamais su. C’est ainsi que l’Angleterre a presque toujours eu des reines incomparables. Telle fut dès le commencement de sa monarchie, cette célèbre Voadice, qui combattit si courageusement pour la liberté et pour l’empire contre les lieutenants de Néron et qui donna lieu à l’historien romain de dire que les Anglais ne faisaient aucune différence de sexe dans le gouvernement, et n’avaient pas moins de vénération pour leurs reines que pour leurs rois 29 . En effet, Larrey décrit Voadice comme une amazone « méprisant la parure, et n’ayant pour tout ornement qu’un collier d’or, elle tenait son javelot de la main droite, et parlant aux troupes, elle fit retentir tout le 25 Histoire de Catherine de France, reine d’Angleterre, 1696, p. 23. 26 Mme d’Aulnoy, Mémoires de la cour d’Angleterre, Paris, C. Barbin, 1695, t. I, p. 4-5. 27 Ibid., t. I, p. 213. 28 Mme d’Aulnoy, Le Comte de Warwick, p. 123-124. 29 Isaac de Larrey, Histoire d’Angleterre, d’Ecosse et d’Irlande, Rotterdam, Reiniers Leers, 1707, Epître dédicatoire. 126 Christian Zonza camp de sa voix naturellement forte » 30 . Marguerite d’Anjou, épouse du roi Henry de Lancaster, qui combat en 1457 seule contre le duc de York qui « méprisait des forces commandées par une femme ; elle fut cependant victorieuse 31 », Éléonore 32 ou bien Élizabeth ne s’inscrivent-elles pas dans la même lignée ? Élizabeth suscite l’intérêt des historiens, comme le montre la traduction du Véritable caractère d’Élizabeth et de ses favoris (1683) de Robert Naunton qui en fait « la plus grande princesse qui ait porté un sceptre » 33 . Gregorio Leti traduit La Vie d’Elizabeth, reine d’Angleterre parce qu’il faut bien fréquenter des Dames qui méritent qu’on les voie, et c’est pour cela que je prends la hardiesse de vous présenter la vie d’une dame, qui était d’un pays où les beautés sont communes, et qui est vêtue à la Française, c’est-à-dire de la manière qui a le plus de grâce 34 . Le caractère romanesque de sa vie séduit au point que le traducteur prend la peine de noter que « M. Grégorio Leti a déclaré à la fin de son ouvrage, qu’il ne voulait pas être garant de plusieurs faits contenus dans son histoire » 35 . Et son art d’aimer contraste avec ces « galants français […] qui ne font que rire, bouffonner, jurer, faire les plaisants et les batteleurs » 36 . Retranscrivant même certaines lettres galantes, sans doute fausses, comme celle du comte de Devonshire à la reine 37 , Leti écrit une histoire si romanesque qu’elle inspire Milord Courtenay à Eustache Le Noble. La fiction narrative construit une légende blanche qui enveloppe la reine sous un voile d’innocence. Elizabeth n’est plus le monstre froid décrit par les historiens ou par La Calprenède 38 dans la première moitié du siècle : elle devient un personnage sensible, humain dont la froideur s’explique, non plus par la 30 Ibid., Première partie, p. 25. 31 Mme d’Aulnoy, Le Comte de Warwick, p. 4. 32 Isaac de Larrey, L’héritière de Guyenne ou histoire d’Eléonore, p. 37. 33 Robert Naunton, Le véritable caractère d’Élizabeth et de ses favoris, traduction par Jean Le Pelletier, Paris, Laurent D’Houry, 1683, préface. 34 Grégorio Leti, Historia overo di Elisabetta, regina d’Inghilterra, detta par sopranome la comediante politica, 2 vol., Amsterdam, P. Mortier, 1693 traduit en 1694 sous le titre La Vie d’Élizabeth, reine d’Angleterre, Amsterdam, Henri Desbordes. 35 Ibid., avertissement du traducteur. 36 Ibid., p. 280-281. 37 Ibidem. 38 L’épître dédicatoire à la princesse de Guéméné joue habilement de la critique et de l’éloge : « J’offre une excellente reine à une excellent princesse, et quoique sa mémoire soit en quelque horreur parmi nous, elle est en telle vénération, parmi beaucoup d’autres, qu’elle passe dans leur esprit pour la plus grande princesse qui fut jamais », La Calprenède, Le Comte d’Essex, Paris, [s.n]., 1639. L’Angleterre dans les Histoires et les nouvelles historiques 127 monstruosité du père, mais par l’expérience de l’amour malheureux vécue par sa propre mère. C’est à cette réhabilitation que se livre Mme d’Aulnoy dans les Nouvelles d’Élizabeth 39 , dédicacée à Mlle de Montpensier, sans doute proche par son « âme si belle, ce cœur si grand, cet esprit si élevé et ce charme héroïque » de la reine d’Angleterre. En en faisant une conteuse et la destinataire de nouvelles, Mme d’Aulnoy humanise le personnage. Élizabeth ne répond pas favorablement au projet de mariage avec le duc d’Anjou parce qu’elle se défend d’avoir le cœur sensible et elle le prouve en racontant l’« Histoire du marquis de Bonneval, du comte de Graville et de Mariane », qui lui a été apportée manuscrite par son ambassadeur en France, Lincoln, puis elle raconte à toute la compagnie l’« Histoire de Soliman et d’Eronime ». Elle demande au comte de Morempton de lui raconter l’« Histoire de Constance de Villaflora, du comte de Mansfield et du comte de Grimbergue ». La quatrième histoire insérée est celle d’Anne de Boleyn : la reine commande au comte de Northumberland de raconter, en son absence, l’histoire de sa mère, que le comte réhabilite. Le comte se fait ainsi porte-parole d’une romancière malheureuse en amour, habile historienne et protectrice des femmes. Mais le discours galant s’oriente également dans une perspective idéologique et, somme toute politique, en transformant la noble passion amoureuse en libertinage. De la nouvelle galante à la nouvelle libertine Publiés à partir de 1689, les textes libertins concernent les règnes de Charles II et de Jacques II. Les procédés qui sont utilisés sont ceux des romans allégoriques et des romans à clefs. Hattigé ou les amours du roi de Tamaran de S. Brémont pourrait passer pour une de ces nombreuses fictions orientalisantes si Pierre Bayle ne nous apprenait dans l’une de ses Lettres qu’il s’agit des amours de Charles II et de la Castlemaine, la duchesse de Cleveland 40 . L’Histoire de la duchesse de Portsmouth raconte comment Francelie, pseudonyme de Louise-Renée de Kéroualle, duchesse de Portsmouth (1649-1734), usa de toute son influence sur le roi des Îles, Charles II, par amour pour Tyrannide, Louis XIV : 39 Publiées entre 1674 et 1679 chez Barbin et rééditées partiellement dans une édition plus luxueuse en deux tomes chez Thomas Amaulry en 1680. 40 « J’ai lu ces jours passé les Amours du roi d’Angleterre et de la Castlemaine, sous le nom des Amours du roi de Tamaran. C’est un fort joli petit ouvrage, bien écrit, et contenant des aventures bien tournées, mais qui ne donnent pas une haute idée du prince », Lettre XXX à M. Minutoli, octobre, 1676, Œuvres de M. Bayle, La Haye, Compagnie des Libraires, t. IV, p. 571. 128 Christian Zonza Par sa fine politique, par l’adresse de son esprit, par tous les charmes de sa personne, elle obtint toujours de lui ce qu’elle lui proposa, conformément à l’avantage, aux intérêts de la France et elle l’obtint beaucoup plus efficacement que n’auraient jamais pu faire tous les ambassadeurs ni tous les courtisans pensionnaires de Tyrannide 41 . Les Amours de Messaline racontent de même comment Marie d’Este, fille du duc de Modène, avait épousé Jacques II sur les conseils de Louis XIV dont elle aurait été la maîtresse 42 . La nouvelle ne se contente pas de discréditer les relations politiques entre la France et l’Angleterre, elle jette le discrédit sur la religion romaine. Marie d’Este n’hésite pas à avoir un commerce charnel avec le père jésuite Peters qu’elle a confondu avec le père Sébastien dont elle faisait habituellement ses délices, et elle se donne au nonce Dada envoyé par le pape à Londres 43 . Le discrédit tombe enfin sur la légitimité de la descendance royale puisque la comtesse de Tyrconnel, le roi, la reine, le père Peters et la comtesse de Powis font passer le fils d’une inconnue pour le futur roi, afin de se saisir du pouvoir : Les papistes d’Angleterre commencèrent leur jubilé. Le comte de Tyrconnel, vice-roi d’Irlande, redouble la persécution des protestants en ce royaume-là. Le roi Louis par une alliance et Ligue étroite qu’il fait avec le roi Jacques ne songe rien moins qu’à la Monarchie universelle. Jacques redouble l’oppression de ses sujets protestants. Messaline se vante d’extirper l’hérésie et se tient assurée de la Régence durant sa vie 44 . Lorsque Marie d’Este et Jacques II sont obligés de fuir face à l’avancée du prince d’Orange, ils arrivent en France où, là encore, l’auteur se plaît à montrer le pouvoir de Messaline sur le roi : « L’éclat de ses yeux fut comme un éclair qui fut suivi d’un coup de foudre qui abattit ce superbe monarque, qui charmé à la vue de Messaline ne dédaigna pas d’être son esclave 45 ». Le roi Louis XIV lui offre de riches biens 46 et lui offre le sacrifice des protestants lors de la campagne du Rhin : Brûlez, ravagez, ruinez, détruisez et désolez tous les pays où vous passerez, n’épargnez ni sexe ni âge, mais surtout mettez tout à feu et à sang partout 41 Anonyme, Histoire secrète de la duchesse de Portsmouth, [s.l., s.n.], 1690, p. 136- 137. 42 Anonyme, Les Amours de Messaline, Cologne, Pierre Marteau, 1689. 43 Ibid., p. 67-68. 44 Ibid., p. 158-159. 45 Ibid., p. 206. 46 Ibid., p. 209-210. L’Angleterre dans les Histoires et les nouvelles historiques 129 où vous trouverez des protestants, redoublez votre furie, bannissez tous les sentiments de pitié et de conscience, saccagez tout sans rien épargner 47 . L’allusion à la bâtardise du prince de Galles n’est pas sans évoquer celle de Louis XIV, présenté comme le fils adultérin de Mazarin. L’ancien bâtard protecteur du nouveau, publié anonymement, et prétendument « traduit de l’Anglais » ainsi que le Discours succinct touchant la découverte de la véritable mère du prétendu prince de Galles par Guillaume Fuller, page d’honneur de la reine d’Angleterre en France, évoquent également les relations entre le roi et Marie d’Este et la bâtardise du prince de Galles. Les jésuites sont à nouveau mis en cause dans les Intrigues amoureuses du père Peters où le père jésuite est mis en scène en compagnie du père La Chaise dans des scènes libertines et le roman cherche à compromettre Louis XIV en personne par la publication de prétendues lettres. Le libertinage évoqué à des fins pamphlétaires quitte la grande histoire pour s’attacher à la petite histoire. Dans Le Bel Anglais 48 , Passerat met en scène un Anglais qui arrive en France en 1688 dans une société où règne la Duchesse de P…, initiale dissimulant sans doute la duchesse de Portsmouth, et où il se livre à des galanteries favorisée par des femmes « de bon appétit » 49 . L’auteur souligne combien l’amour du temps présent diffère de la représentation qu’en donnaient les romans du siècle précédent 50 . La société anglaise apparaît ainsi tout entière dans Les galanteries anglaises de Rustaing de Saint-Jory qui raconte sous forme de nouvelles des événements récents censément connus de tous comme dans la nouvelle troisième, cette « aventure qui a fait beaucoup de bruit dans le monde […] enrichie de plusieurs circonstances qui n’ont pas été encore rendues publiques » 51 . Dans « La Dame réfugiée », quatrième nouvelle, les protestantes exilées en Angleterre sont l’objet de la satire d’un auteur qui trouve leur excès de dévotion peu compatible avec leur désir de galanterie : Quoique les réfugiés de France soient en Angleterre généralement parlant sur un pied assez médiocre pour devoir ne leur inspirer que des sentiments de dévotion et de renoncement à toutes les vanités du monde on ne laisse pas d’en voir beaucoup qui recherchent les plaisirs avec autant d’empressement et d’activité que pourraient faire les Anglais les mieux établis 52 . 47 Ibid., p. 218-219. 48 François Passerat, Le Bel Anglais, Bruxelles, 1695. 49 Ibid., p. 10. 50 Ibid., p. 18-19. 51 Rustaing de Saint-Jory, Les Galanteries anglaises, nouvelles historiques, p. 44. 52 Rustaing de Saint-Jory, Les Galanteries anglaises, p. 58. 130 Christian Zonza L’auteur évoque les femmes qui « en quittant toutes choses en France pour leur religion […] ont pourtant conservé cet esprit et cette humeur de coquetterie qu’elles y avaient acquis dès leur plus tendre enfance 53 ». Ainsi, après avoir constitué un champ tragique qui pouvait plaire à des lecteurs curieux de lire les vicissitudes d’une histoire cruelle, après avoir offert un champ galant qui unifiait les deux pays dans une même représentation de l’amour courtois, l’Angleterre redevenait un ennemi politique et inspirait une littérature libertine et même une poétique à laquelle le siècle suivant serait sensible. Les Illustres Anglaises, histoires galantes 54 montre la spécificité de l’écriture anglaise : Nous faisons le roman trop uni nous autres Français : nous nous ressemblons trop, et nous craignons trop de ne pas nous ressembler. Nous voulons la mode partout. Cette idée de conformité, à laquelle l’esprit est assujetti, passe jusqu’au cœur et nous rougirions peut-être, d’un sentiment, qui ne serait pas à la mode, quelque naturel qu’il fut d’ailleurs 55 . L’histoire de la duchesse de Portsmouth, prétendue traduction anglaise, est appréciée pour un style qui n’est point enflé, il est tel précisément que les maîtres de l’éloquence demandent qu’il soit dans une histoire. Il est simple mais en même temps majestueux. J’ai remarqué que cette simplicité majestueuse, qui a été tant louée et recherchée des Anciens, est le véritable caractère des habiles auteurs anglais 56 . N’est-ce pas la brièveté du style anglais, propre au style de Tacite dont Le Pelletier rapprochait celui de Robert Naunton, que les auteurs français copient pour en faire l’une des caractéristiques de ce classicisme que l’on considère si français ? C’est ainsi l’invention d’un modèle romanesque étranger qui sert de caution à l’élaboration d’un nouveau modèle romanesque que le XVIII e siècle reconnaîtra. 53 Ibid. 54 La Haye, Isaac Beauregard, 1735. 55 An., Les Illustres Anglaises, p. 136-137. 56 La Duchesse de Portsmouth, préface. La théorie poétique classique française du jésuite René Rapin selon Thomas Rymer P ASCALE T HOUVENIN (U NIVERSITÉ DE S TRASBOURG ) Succédant aux nombreuses éditions séparées des traductions en anglais des œuvres critiques du jésuite René Rapin - sur la rhétorique, la philosophie, l’histoire et la poétique - parut à Londres en 1706 l’équivalent britannique de la grande édition française collective et définitive de 1684, The whole Critical Works of Mons. Rapin, In Two Volumes, Newly translated into English by several Hands 1 . L’ouvrage couronnait l’auteur critique français le plus traduit en Angleterre, et donc le plus diffusé, dès le dernier quart du XVII e siècle, et consacrait outre-Manche l’autorité de la théorie classique française 2 . Paradoxalement, alors qu’en Italie, en Espagne et en Pologne, nations catholiques où la Compagnie de Jésus était culturellement et politiquement puissante, les traductions des œuvres de Rapin dans les langues nationales furent assez rares et peu nombreuses, et qu’on n’y entreprit jamais de traduction intégrale des œuvres critiques, le contraste est complet avec l’accueil réservé en Angleterre. Ni l’Italie ni l’Espagne, nations d’an- 1 The Whole critical Work of Monsieur Rapin, in Two Volumes […] Newly Translated into English by several Hands, London, Printed for H. Bonwicke in St. Paul’s Churchyard. T. Goodwin, M. Wotton, B. Tocke in Fleet-Street. S. Manship in Cornhill, 1706 (rééd. 1716 et 1731) ; t. I, The Preface of the Publisher, p. [I-XX] ; t. II, His Reflections on Aristotle’s Treatise of Poesie ; with a large Preface by Mr. Rymer, p. 108-244 ; The Preface of the Translator, p. 109-130 ; d’après Les Réflexions sur l’Éloquence, la Poétique, l’Histoire, et la Philosophie, Paris, François Muguet, 1684, [3 e édition], rééditée en 1709 et 1726. Pour une bibliographie détaillée, voir René Rapin, Les Réflexions sur la poétique et sur les poètes anciens et modernes, éd. P.Thouvenin, Paris, Champion « Classiques Littératures », 2011 ; nos références renvoient à ces éditions. La dernière est abrégée en RP. Nos citations respectent l’orthographe et la typographie (majuscules, italiques) des éditions anglaises. 2 La préface de l’éditeur (« Preface of the Publisher », 1706) souligne l’autorité des travaux de Rapin depuis trente ans, p. [1-2]. Pascale Thouvenin 132 cienne culture latine, fortes encore de l’hégémonie culturelle et littéraire étendue sur l’Europe durant le Cinquecento et le Siècle d’Or, n’ont vu dans le classicisme français un modèle enviable. La traduction des œuvres de Rapin en langue anglaise s’est développée au sein du vaste courant de traduction des œuvres françaises commencé sous le règne d’Elizabeth, qui a culminé durant la Restauration avec la publication d’ouvrages critiques appelés à jouer un rôle capital pour donner aux lettres britanniques les éléments d’un neo-classicism, à l’image du classicisme français 3 . La traduction en anglais de l’édition de la Poétique d’Aristote par André Dacier, avec des Remarques, parut en 1692. Le poète John Dryden tenait le Père Le Bossu, auteur d’un traité sur le poème épique, pour « le meilleur des critiques modernes 4 ». Mais c’est grâce à René Rapin, bien avant la diffusion de L’Art poétique de Boileau, que la théorie du classicisme pénétra en Angleterre : traduit et connu dès 1672 par une série déjà impressionnante d’ouvrages 5 , Rapin devança longtemps Boileau outre-Manche. Alors que la traduction de L’Art poétique, paru en janvier 1674, fut publiée seulement neuf années plus tard (1683) 6 , Les Réflexions sur la poétique de Rapin bénéficièrent d’une traduction immédiate, en juin de la même année, par Thomas Rymer 7 , sous le titre explicite et prescriptif de Reflections on 3 L’éditeur insiste sur l’âge augustéen atteint par les lettres anglaises sous la Restauration. 4 John Dryden, Of Dramatic Poesie, 1668, London, printed for Henry Herringman, 1684, in-4°, 51 p. ; Of Dramatic poesy and other critical essays..., edited with an introduction by George Watson, London, J. M. Dent and sons ; New York, E. P. Dutton, 1962. 5 A Comparison between the Eloquence of Demosthenes and Cicero, translated out of the French, Oxford, 1672 ; Reflections upon the use of the Eloquence of these times, particularly of the Barr and Pulpit, Richard Preston, London, 1672 ; Of Gardens. Four Books, first written in Latin verse by Renatus Rapinus and now made English by John Evelyn [the younger], London, 1673 ; Comparison of Homer and Virgil, J. Davies Kidwelly, London, 1673 ; The Comparison of Plato and Aristotle. With the opinions of the Fathers on their doctrine and some Christian reflections, by J. Dancer, London, 1673. 6 The Art of Poetry, written in French by Boileau ; made English [by Sir William Soames], London, R. Bentley and S. Magnes, 1683 [BnF : 16-H443 (3)]. La traduction, œuvre d’un gentilhomme amateur de belles-lettres, fut révisée par le poète John Dryden. Voir P. V. Delaporte, L’Art poétique de Boileau, commenté par Boileau et ses contemporains, Lille, Société de Saint-Augustin, 1888, t. 2, p. 94-97 ; Genève, Slatkine Reprints, 1970. 7 Thomas Rymer, 1643-1713, fellow de Trinity College d’Oxford, auteur de plusieurs essais de littérature, dont The Tragedies of the last age consider’d, 1678. Voir Critical works, ed. C.A. Zimansky, New Haven, Yale UP, 1956. La théorie poétique du jésuite René Rapin 133 Aristotle’s treatise of P OESIE , containing The Necessary, Rational, and Universal R ULES for Epick, Dramatik, and the other sorts of P OETRY . With Reflections on the Works of the Ancient and Modern P OETS , and their Faults Noted. Une seconde édition révisée suivit, vingt ans après (1694), réitérant le titre à l’identique 8 . Dans une préface parue dès 1674 et reprise dans toutes les éditions ultérieures, le traducteur déplore la faiblesse théorique de l’Angleterre, en discordance avec sa vigueur poétique. Seul Ben Johnson ferait preuve d’autant de talent poétique que de science critique 9 . C’est un programme ambitieux et militant que se donne le traducteur. Il s’agit d’introduire la théorie aristotélicienne dans la réflexion théorique d’outre-Manche pour infléchir de manière décisive le destin des lettres de langue anglaise, à peu près ignorées du reste de l’Europe ; de rompre l’insularité culturelle où elles demeurent confinées afin de les rendre dignes de rejoindre le panthéon culturel moderne où ont pris place depuis deux siècles déjà les grandes nations littéraires du continent, l’Italie, l’Espagne et la France ; de donner à l’Angleterre les moyens critiques qui lui font encore défaut pour discerner, susciter et soutenir une poésie digne de rivaliser, selon les caractères propres au génie de la langue et de la nation, avec les grandes littératures antiques et modernes 10 . La ligne de rivalité politico-culturelle à haute tension où se déploie l’entreprise est sensiblement visible dans une autre préface, due à l’éditeur, qui ouvre le premier volume des œuvres complètes paru en 1706. La campagne de conquête territoriale et politique entreprise par la Grande- Bretagne contre l’absolutisme français, dont l’ambition de devenir « Absolute in Arts and Empire 11 » subit déjà des revers sévères, tels que ses échecs dans la guerre de la Ligue d’Augsbourg et le traité de Ryswick, sera servie 8 By R. Rapin, Licensed June 26, 1674, Roger L’Estrange, London, Printed by T.N. for H. Herringman, 1674 ; Monsieur Rapin’s Reflections on Aristotle’s Treatise of Poesie, containing The Necessary, Rational, and Universal RULES for Epick, Dramatick, and the other sorts of Poety, with Reflections on the Works of the Ancient and Modern Poets, and their Faults noted. Made English by Mr. Rymer ; by whom is added some Reflections on English Poets. London, Printed by T. Warren, for H. Herringman, and Sold by Francis Saunders, in the Lower Walk of the New Exchange, 1694 [édition précédée de l’Avertissement traduit de l’édition française de 1675]. 9 « At this time with us many great Wits flourished, but Ben Johnson, I think, had all the Critical learning to himself ; and till of later years England was as free from Critiks, as it is from Wolves, that a harmless well-meaning Book might pass without any danger. » Reflections on Aristotle’s treatise of Poesie …, op. cit., « The Preface of the Translator », p. 110. 10 Ibid., p. 109-110. 11 The Whole critical Work of Monsieur Rapin, « The Preface of the publisher », p. [1]. Pascale Thouvenin 134 par un plan d’attaque similaire sur le terrain des lettres. Avec Rapin, Rymer fait le choix de l’agent idéal pour servir la rupture d’un isolement culturel défavorable à la nation. L’œuvre critique du jésuite est déjà assimilée par l’Angleterre où il est connu depuis trente ans, et son excellence n’a jamais été prise en défaut. Dans le préambule ample et quelque peu passionné de sa propre préface, le traducteur reconnaît le rôle joué par les académies du continent dans le ralliement national des énergies poétiques : ainsi s’expliquent l’avance prise en matière de critique par les grandes nations littéraires de l’Europe continentale et l’exclusion de l’Angleterre. Il lui semble donc primordial de réparer une lacune néfaste à sa nation 12 . Rymer ne se contente pas d’offrir une traduction de l’ouvrage du jésuite. En critique qui veut peser sur le destin des lettres, il lui adjoint un essai sur quelques poètes anglais modernes qui ne figurent pas dans sa source française, et dont le jésuite a sans doute ignoré jusqu’à l’existence. L’offensive politico-poétique atteint son apogée symbolique dans le signal donné à une émulation poétique guerrière : le critique incite les poètes de langue anglaise à jouter avec leurs homologues du continent sur le terrain du poème épique, précisément à l’époque où l’épopée française aligne des échecs qui préfigurent l’issue que l’Angleterre attend des luttes politiques et guerrières contemporaines 13 . Cette phase ultime de la translatio studii humaniste constitue une étape décisive de l’histoire culturelle de l’Europe : l’acclimatation aux lettres anglaises du classicisme à la française prélude à l’anglophilie du XVIII e siècle et à une prise en compte des poètes d’outre-Manche par le continent, jusqu’alors peu considérés par l’Europe des Lettres. La barrière linguistique de l’anglais pour une nation de culture et de langue latines, à l’instar de l’Espagne et de l’Italie, dont les Lettres n’ont cessé d’entretenir avec la France des relations de contiguïté et de rivalité dans une Europe « baroque », commence de s’ouvrir. 12 « For this sort of Learning, our Neighbour Nations have got far the start of us ; in the last Century, Italy swarm’d with Criticks, where amongst many of less note Castelvetro opposed all comers ; and the famous Academy La Crusca was always impeaching some or other of the best Authors. […] But from Italy, France took the Cudgels ; and though some light strokes passed in the dayes of Marot, Baïf, etc. yet they fell not to it in earnest, nor was any noble Contest amongst them, till the Royal Academy was founded, and Cardinal Richlieu encouraged and rallied all the scattered Wits under his Banner. Then Malherb reform’d their ancient licentious Poetry ; and Corneille’s Cid rais’d many Factions amongst them […]», Reflections on Aristotle’s treatise of Poesie, « The Preface of the Translator », p. 109-110. 13 Pour s’inscrire dans les limites typographiques qui nous sont imparties, la présente étude n’abordera pas ce second aspect. La théorie poétique du jésuite René Rapin 135 L’ouvrage de Rapin présente l’apogée critique de la théorie française de la régularité : autorité des Anciens, doctrine de l’imitation créatrice, nécessité des règles, fondées sur le bon sens, insuffisance de l’épuration linguistique pour accéder au langage poétique, et nécessité d’une ouverture à l’au-delà des règles, sous la catégorie du « sublime ». Toute traduction comporte une opération de transfert culturel : d’où l’importance des choix de traduction dans la réussite du programme d’assimilation théorique et poétique que propose Rymer. Si les notions clés de « règles » (Rules) et de « bon sens » (Good Sense) ne paraissent pas réclamer d’élucidation - elles sont transférées telles quelles d’une langue dans une autre - un soin particulier entoure les plus épineuses, comme la vraisemblance, la bienséance, l’esprit et le génie, ou encore, dans le domaine de l’esthétique, le merveilleux et le sublime. L’ostentation aristotélicienne du titre - les règles sont « nécessaires, rationnelles et universelles », glose absente de l’édition française - souligne la nouveauté pour l’Angleterre d’une théorie poétique sous l’égide d’Aristote, alors qu’en France l’assimilation des concepts italiens porteurs de l’aristotélisme poétique date déjà de près d’un demi-siècle, grâce à la translation complexe de l’œuvre théorique élaborée dans les académies italiennes par Jean Chapelain (1630-1650) 14 . Ce titre n’indique nullement un renforcement dogmatique ou rationaliste. Rymer se montre nettement conscient de la dimension antidogmatique et pragmatique que Rapin attache à l’autorité d’Aristote. Pour lui, à l’instar du Français, celle-ci ne se fonde pas sur des raisons « géométriques », comme aurait dit Pascal, ni sur d’abstraites et spéculatives qualités de théoricien, mais sur une compétence de critique éprouvée sur les auteurs de l’Antiquité : […] since Men have had a taste for good sense, and could discern the beauties of correct writing, he is prefer’d in the politest Courts of Europe, and by the Poets held in great veneration. Not that these can servilely yield to his Authority, who, of all men living, affect liberty. The truth is, What Aristotle writes on this Subject, are not the dictates of his own magisterial will, or dry deductions of his Metaphysicks : But the Poetes were his Masters, and what was their practice, he reduced to principles. Nor would the modern Poets blindly resign to this practice of the Ancients, were not the Reasons convincing and clear as any demonstration in Mathematicks. ’Tis only needful that we understand them, for our consent to the truth of them 15 . 14 Le titre des éditions françaises au contraire a progressivement effacé la référence au Stagirite, à mesure que le critique affirmait l’importance d’une poétique de l’irrationnel inspirée de Longin. Voir notre édition des Réflexions sur la poétique. 15 Reflections on Aristotle’s treatise of Poesie, p. 111 ; voir aussi : « him Antiquity first honoured with the name of Critick », p. 110. Pascale Thouvenin 136 La traduction de Rymer est demeurée indemne d’un gauchissement rationaliste imposé à la pensée de Rapin par ses commentateurs français ultérieurs, comme l’abbé Batteux, dont les ouvrages de vulgarisation théorique classique portent l’influence du rationalisme des Lumières, qui fut longtemps ratifié par la critique française ultérieure, avant que la découverte, dans les années 1970, de la contribution des œuvres du jésuite à la réflexion sur l’irrationnel, avec le retour de la catégorie du sublime, ne rectifie la perspective 16 . La notion de « bon sens », si souvent invoquée par Rapin pour son rapport de proximité, voire d’équivalence avec celle de « règles », garde dans sa traduction par « good Sense » la connotation intuitive et spontanée voulue par le critique français 17 . La traduction de Rymer et les éditions suivantes ont donc préservé dans les lettres anglaises au cours du XVIII e siècle une pensée plus authentique du critique français. La brièveté formulaire du texte source trouve un écho heureux dans le style de Rymer, qui en fait une réussite de l’atticisme critique. L’acuité et la précision intellectuelles guident la traduction des notions fondamentales de l’aristotélisme littéraire, comme la vraisemblance, la bienséance et le merveilleux. Rymer traduit « bienséance », au singulier ou au pluriel, que Rapin réfère à la fois à Horace et aux valeurs mondaines de son temps, par « decorum », dans un esprit de retour aux sources du classicisme latin d’Horace et de Cicéron accordé avec le sens courant dans le français contemporain, attesté par Furetière: « the decorum of Persons, of Time, and of Place » 18 . Pour la vraisemblance, le traducteur a le choix, à la différence du français qui ne dispose que d’un seul terme, entre trois variantes. Rymer privilégie deux termes d’origine latine et savante, « probability » et « verisimility », tandis qu’il n’emploie qu’une seule fois « likelihood », synonyme saxon du deuxième et qui appartient au vocabulaire courant. Cet unique emploi souligne le caractère savant des Réflexions 19 . « Probability » et ses 16 Abbé Charles Batteux, Les Beaux-Arts réduits à un même principe, Paris, Durand, 1746 ; éd. critique par Jean-Rémy Mantion, Klincksieck, « Théorie et critique à l’âge classique », 1989. René Bray, La Formation de la doctrine classique en France (1927), en est un disciple exemplaire. 17 Par exemple : les règles ne sont que pour « aller au bon sens », traduit par « to come at Good Sense » RP I, 40 ; les « règles fondées sur le bon sens et la raison », traduit par « founded upon Good sense, and sound Reason », Ibid., I, 12 . 18 « la bienséance des personnes, du temps et du lieu », RP, II, 8 ; voir aussi I, 39 : « la bienséance, qui est la plus universelle de toutes les règles » : « the Decorum, which is the most universal of all the Rules ». Le dictionnaire de Richelet (1693) ignore le terme, présent chez Furetière (1689) : « Decorum. Mot latin devenu français, qui se dit en cette phrase proverbiale : Garder le decorum, pour dire, Observer toutes les lois de la bienséance. » 19 « […] they have no colour of likelihood » I, 23. La théorie poétique du jésuite René Rapin 137 dérivations en « probable » sont en effet de stricte orthodoxie aristotélicienne : pour Aristote, « le rôle du poète est de dire non pas ce qui a lieu réellement, mais ce qui pourrait avoir lieu dans l’ordre du vraisemblable ou du nécessaire 20 ». Comme y insiste Rapin, la poésie selon Aristote est plus philosophique et plus noble que l’histoire : l’histoire, lieu du vrai, ne peut inclure que le particulier et le contingent, tandis que la poésie est ancrée dans le vraisemblable général et, de ce fait « le possible est persuasif 21 ». Toutes les fois qu’il a besoin d’évoquer le concept, Rymer recourt aux termes abstraits de « probability » ou « probable », comme dans l’exposé platonicien qui évoque la conformité du vraisemblable à l’Idée : […] probability serves to give credit to whatever Poesie has the most fabulous ; it serves also to give, to whatever the Poet saith, a greater lustre and air of Perfection, than Truth it self can do, though probability is but the Copy. For Truth represents things only as they are, but probability renders them as they ought to be […] Originals and Models are to be search’d for in probability, and in the universal principles of things, where nothing that is material and singular enters to corrupt them […] 22 . « Probability » est encore employé pour rappeler la nécessité indiscutable du principe (« the necessity of probability » ; « to save the probability »), ou encore la présence de l’essence au cœur de la fiction, parmi les accidents représentés par les péripéties de l’action : « to manage the probability in all the circumstances 23 » (II, 12). Rymer traduit encore la célèbre définition, « Le vraisemblable est tout ce qui est conforme à l’opinion du public » par « The probable is what ever suits with common Opinion. » (I, 23). Mais lorsqu’il s’agit de désigner les applications concrètes du principe, le traducteur préfère « verisimility » : ainsi des unités (I, 12), ou encore « the ground of verisimility » (II, 12) traduisant « pour fonder la vraisemblance ». Rymer apporte aussi une attention particulière à l’ambiguïté de la notion de « merveilleux », qui chez Rapin synthétise la conformité à la leçon aristotélicienne du « thaumaston », l’effet de surprise, avec le sens mytho- 20 Aristote, Poétique , chap. 9, 51 a 36. Selon la traduction de Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, Paris, Seuil, 1980. 21 Ibid., 1451 b 16 ; RP, I, 24. 22 « la vraisemblance sert à donner de la créance à ce que la poésie a de plus fabuleux, elle sert aussi à donner aux choses que dit le poète un plus grand air de perfection que ne pourrait faire la vérité même, quoique la vraisemblance n’en soit que la copie. Car la vérité ne fait les choses que comme elles sont, et la vraisemblance les fait comme elles doivent être. […] Il faut chercher des originaux et des modèles dans la vraisemblance et dans les principes universels des choses, où il n’entre rien de matériel et de singulier qui les corrompe. » Ibid. 23 Autres occurrences: probability, II, 6 ; II, 21 ; II, 25. Probable, II, 8. Pascale Thouvenin 138 logique ou allégorique de la fable. Comme la plupart des poéticiens des années 1670, qui veulent voir dans le « merveilleux » les ornements de la fiction poétique issus de la fable mythologique, et se justifient par la conviction qu’Aristote fait du mythe une composante essentielle de la poésie, Rapin a gauchi la théorie aristotélicienne de la structure, où la « fable » désigne la fiction, tandis que le « thaumaston » s’applique aux ressources variées de la surprise littéraire qui procurent l’admiration. Pour Chapelain, le « merveilleux » au théâtre est « ce qui ravit l’âme d’étonnement et de plaisir 24 » : le « thaumaston » consiste dans l’effet sublime, obtenu au moyen de la péripétie ou du coup de théâtre. Le glissement de ce type de merveilleux, synonyme de « vraisemblable extraordinaire », vers le merveilleux fabuleux et ornemental, ou « vraisemblable mythologique », porte surtout la marque de la « Querelle des fables » des années 1670, au moment où les augustiniens mirent violemment en cause la présence du merveilleux surnaturel, païen ou chrétien, dans la littérature, au nom de la nécessaire subordination de la poésie à la vérité. Pour soutenir la défense de la fable mythologique contestée par les augustiniens de Port-Royal, la plupart des ressources du « thaumaston » selon Aristote furent évacuées pour ne plus retenir que celles du mythe à fonction ornementale. Rymer se montre sensible à la confusion opérée par l’auteur français en distribuant la traduction de « merveilleux », terme employé par Rapin à l’exclusion de tout autre, entre « admirable » et « marvellous ». Les deux termes déploient à eux deux toute l’ambiguïté du « merveilleux » du texte source, sans affecter cependant aucun d’une spécialisation particulière. La fameuse maxime « [la fable] doit être merveilleuse, et elle doit être vraisemblable », est rendue par « it must be admirable, and it must be probable » (I, 22), tandis que « Le merveilleux est tout ce qui est contre le cours ordinaire de la nature », où Rapin envisage des réalités extraordinaires qui ne coïncident pas exclusivement avec le surnaturel mythologique, mais les phénomènes naturels ou humains hors du commun, qu’Aristote pouvait regrouper sous la notion de « thaumaston », ainsi que le conçoit Corneille, est traduit par « The admirable is all that which is against the ordinary course of Nature » (II, 23). Mais le fabuleux est aussi inclus dans la catégorie de l’« admirable » : « donner aux choses les plus communes et les plus naturelles un air fabuleux, pour les rendre plus merveilleuses, à relever la vérité par la fiction », rendu par « to give the most common and natural things a fabulous gloss, to render them more admirable, and heighten Truth by Fiction » (I, 8), insiste sur le brillant 24 Jean Chapelain, Sentiments de l’Académie française sur la tragi-comédie du Cid, 1637, éd. Jean-Marc Civardi, La Querelle du Cid (1637-1638), édition intégrale, Paris, Champion, 2004, p. 911-1036. La théorie poétique du jésuite René Rapin 139 ornemental (« gloss ») requis par ce type de « merveilleux ». C’est pourquoi la métamorphose prodigieuse de Niobé en pierre est qualifiée d’« admirable », quand Rapin la dit « merveilleuse » (II, 23). Il en est de même de l’exigence de soumission du « merveilleux » au vraisemblable, « que ce merveilleux soit vraisemblable », « this admirable be probable » (II, 12). Mais « admirable » qualifie aussi « cette statue merveilleuse de Jupiter » sculptée par Phidias, « admirable statue of Jupiter » (I, 28), alors qu’il s’agit bien évidemment d’une œuvre d’art : « admirable » englobe donc aussi tout ce qui a trait au monde mythologique, quelle que soit la matière artistique choisie pour sa représentation. Même si on mesure l’ampleur de la déperdition poétique découlant de la réduction du « merveilleux » au « vraisemblable mythologique », il demeure cependant que le théoricien vise à travers lui l’effet pathétique du poème et sa plénitude. C’est pourquoi l’idée de « tempérament du merveilleux et du vraisemblable », « to temperate [Admiration] with Probability » (I, 23) requiert un subtil dosage, selon la nature psychologique distincte des effets de l’un et de l’autre. Le terme de « marvellous » intervient à son tour pour relayer l’idée de prodige, comme dans le passage où Rapin explique que l’intervention des dieux dans les poèmes contient l’excellence de ce type de merveilleux : « that marvellous way, whereof Aristotle gives so admirable lessons », « ce merveilleux, dont Aristote donne des leçons si admirables » (II, 11). Les grands poèmes épiques et tragiques en déclinent les variantes 25 , tandis que « le merveilleux du poème dramatique réside dans les discours », « all that is marvellous in Dramatick Poems » (II, 19). L’attention du traducteur se manifeste encore dans quelques autres choix lexicaux significatifs concernant le talent naturel du poète et ses facultés propres. Ordinairement, « génie » est traduit par « genius », « esprit » par « wit », et « jugement » par « judgment ». Parlant de la nécessité de bien maîtriser « le secours de l’art », c’est-à-dire de la technique, pour bien réussir dans un grand sujet, Rapin précise : « C’est par ce secours qu’un génie un peu cultivé donnera à ses pensées cet ordre admirable qui fait la grande beauté des productions de l’esprit […] Mais c’est l’ouvrage du jugement que cet arrangement naturel […] », ce que Rymer traduit par : « ’Tis by this help that a Genius a little cultivated, shall range his Thoughts in that admirable order which makes the greatest Beauty in the productions of Wit […] but this is the work of Judgment » (I, 35). Il arrive cependant au traducteur de se démarquer du critique français, en employant « judgment » là où celui-ci employait « génie », sans distinguer alors entre les dispositions générales du poète et une faculté particulière: ainsi « ce discernement […] 25 Voir RP, II, 13. Pascale Thouvenin 140 est un pur effet du génie » devient-il « this Discernment […] is a pure effect of the Judgment » (I, 34). Rymer distingue aussi dans le « génie » la part proche de l’irrationnel, et traduit alors par « Soul » la faculté que Rapin se contente plus vaguement de désigner par « esprit »: « le génie est ce feu céleste exprimé par la fable, qui donne de l’élévation à l’esprit, et qui fait dire les choses d’un grand air » devient « This Genius is that celestial fire intended by the Fable, which enlarges and heightens the Soul, and makes it express things with a lofty air » (I, 6). On trouve encore : « [la fable] frappe l’esprit, par ce qu’elle a d’extraordinaire », « it strikes the Soul » (I, 22). Rymer se montre sensible aux traits irrationnels de la création poétique, lorsqu’il traduit l’« élévation de génie » caractérisant le vrai poète par « elevation of Soul » (I, 2). Le « sublime » a aussi exercé l’acribie du traducteur. Rapin est relativement économe du terme, tandis que Rymer en étend l’emploi substantif (« sublimity ») là où Rapin parle d’« élévation » 26 . Sa traduction inclut la définition du sublime que donne Longin, soit « une force invincible qui enlève l’âme 27 » : « toute l’élévation et toute la grandeur dont la poésie peut être capable […] », « all the sublimity and greatness that Heroick Poesie est capable of […] » (I, 28). L’emploi de « sublime » demeure chez Rapin ambigu : il inclut le nouveau sens que lui donne Longin tout comme le contenu défini par la tripartition rhétorique traditionnelle, celui du haut style, élevé en dignité et le plus orné. La traduction de Rymer lève l’ambiguïté : il ne fait aucun doute pour lui que Rapin, évoquant « la règle la plus juste du genre sublime », le fait dans l’acception rhétorique traditionnelle du terme, ce qui entraîne la traduction suivante : « The most just and exact Rule for the sublime style » (I, 28). La nuance rhétorique énoncée dans « élevée dans ses expressions » est élucidée par « sublime in the Expressions » (I, 8): la référence au lexique et aux figures recherchés du « haut style » traditionnellement attachés au genus sublime s’impose. Mais c’est bien le sens longinien d’une dévalorisation du style sublime - le plus haut style, affirme Longin, ne touche pas le cœur - qu’évoque Rapin lorsqu’il affirme que « […] c’est un écueil aux esprits médiocres que ce grand style. On s’écarte des expressions naturelles, quand on en cherche de sublimes et de relevées, par des termes trop vastes et trop nombreux », « this sublime style is the Rock to the mean Wits : they fly out in too vast and boisterous Terms, from what is natural, when they endeavour to be high and 26 Par exemple : « […] they have not vigour and sublimity for high Matters », RP, II, 30. 27 Selon la traduction de Boileau, Traité du sublime, ou du merveilleux dans le discours (1674), éd. A. Adam et F. Escal, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1966, chapitre I, p. 342. La théorie poétique du jésuite René Rapin 141 lofty » (I, 30). C’est pourquoi Sophocle ne touche pas dans « l’affectation qu’il a d’être élevé », « too great Affectation to be sublime » (II, 22). Rymer a très bien saisi, par contraste, le surcroît d’émotion supérieure que Rapin inclut dans un certain usage « sublime » du langage, au sens où Longin évoque, selon la traduction de Boileau, « cet extraordinaire et ce merveilleux, qui frappe dans le discours, et qui fait qu’un ouvrage ravit, enlève, transporte. Le style sublime veut toujours de grands mots : mais le sublime se peut trouver dans une seule pensée, dans une seule figure, dans un seul tour de paroles 28 » : alors que Rapin déclare que le poète doit s’efforcer d’« être admirable par tout le merveilleux des grands sentiments et des grands spectacles », Rymer substitue « sublime expressions » (I, 20) aux deux derniers termes, ce qui équivaut à ratifier la leçon des Réflexions sur la poétique sur le sublime pathétique des discours. Rapin suit en effet Longin, selon lequel il existe une zone de merveilleux verbal, indépendant de la qualification de « haut style » selon la tradition rhétorique, qui se manifeste notamment par la conviction qu’une part importante du merveilleux poétique réside dans l’usage des figures, selon la glose explicite du titre dont Boileau affecte le traité de Longin, « Du sublime, ou du merveilleux dans le discours » 29 . La précision de la traduction de Rymer a prémuni la version britannique de la théorie poétique classique contre les gauchissements qui lui ont été imposés en France par la tendance rationaliste des Lumières, et ont eu tant de conséquences sur la réception critique ultérieure du classicisme. D’où l’interprétation plus nuancée et authentique qu’en firent les Anglais, valorisant discrètement certains aspects irrationnels du geste poétique, comme une certaine esthétique du sentiment. Dryden relève par exemple que, alors qu’Aristote place la diction au dernier rang des beautés de la tragédie, Rapin déclare au contraire qu’il existe une poétique des discours naturels et passionnés plus puissante même que la théorie de la fable. La conclusion qu’il en tire surprendra un Français : c’est en effet à ses yeux la qualité des discours de Shakespeare, pourtant très éloignés des critères classiques 30 . En 28 Boileau, Œuvres complètes, éd. A. Adam et F. Escal, p. 338. 29 Bien que Rapin incite les poètes à fournir de « fréquentes images » (I, VIII ; I, XXXIII), il ne fournit pas les indications stylistiques souhaitables. 30 Commentant Les Réflexions sur la poésie, II, 21 dans la traduction de Rymer, « […] on ne comprend point assez que ce ne sont pas les intrigues admirables, les événements surprenants et merveilleux, les incidents extraordinaires qui font la beauté d’une tragédie, ce sont les discours, quand ils sont naturels et passionnés », Dryden conclut par : « So are Shakespeare’s », The Works of John Dryden, General editors Edward Niles Hooker, H. T. Swedenberg, Jr. Textual editor Vinton A. Dearing, 20 vol., Berkeley and Los Angeles, University of California Press, 1956- 2002, vol. XVII, p. 192-193. Pascale Thouvenin 142 France, le durcissement rationaliste de la théorie classique a inhibé la reconnaissance d’une poétique de l’irrationnel, bien que Rapin en ait formulé certains aspects. C’est pourquoi la mutation poétique redevable aux romantiques s’est accomplie dans la violence et dans un rejet radical du classicisme, réduit à l’académisme stérilisant des règles, métonymiquement représenté dans les célèbres vers de Hugo par la perruque indéfrisable de Boileau 31 . En Angleterre, où l’évolution de la critique s’est déroulée plus subtilement, la poétique de l’irrationnel et du sentiment a pu se développer sans incompatibilité avec la poétique aristotélicienne, ce qui explique la présence conjointe, historiquement et poétiquement, d’un romantisme anglais contemporain d’un certain néo-classicisme d’inspiration française. 31 Victor Hugo, Les Contemplations, I, XXVI, « Quelques mots à un autre », écrit en novembre 1834. Les mémorialistes protestants dans les Refuges anglais et hollandais I SABELLE T RIVISANI -M OREAU (U NIVERSITÉ D ’A NGERS ) La seconde réduction du protestantisme français, suivie de la Révocation de l’Édit de Nantes en 1685, provoque dès avant cette date une importante vague d’exode qui concerne entre cent cinquante et deux cent mille Français 1 . Parmi eux, certains nous ont laissé, à travers des mémoires, un témoignage écrit de ce moment dramatique de leur vie : c’est sur sept de ces textes que nous voudrions nous arrêter. Il s’agit des mémoires d’Isaac Dumont de Bostaquet 2 , Jean Migault 3 , Jean Valat 4 , Jacques Fontaine 5 , Anne- Marguerite Petit épouse Du Noyer 6 , Jean Cavalier 7 et Jean Marteilhe 8 . Sans 1 Voir Albane Cogné, Stéphane Blond et Gilles Montègre, Les Circulations internationales en Europe 1680-1780, Neuilly, Atlande, Clefs concours Histoire moderne, 2011, p. 306. 2 Isaac Dumont de Bostaquet, Mémoires d’Isaac Dumont de Bostaquet sur les temps qui ont précédé et suivi la Révocation de l’Édit de Nantes, éd. Michel Richard, Paris, Mercure de France, le Temps retrouvé, 1968. 3 Jean Migault, Le Journal de Jean Migault. Les dragonnades en Poitou et Saintonge, La Crèche, Geste éditions, témoignage, 2000 [d’après la 1 ère éd. en français de N. Weiss et H. Clouzot, 1910]. 4 Jean Valat, Mémoires d’un protestant du Vigan. Des dragonnades au Refuge (1683- 1686), éd. Eckart Birnstiel et Véronique Chanson, Paris, Les Éditions de Paris Max Chaleil, 2011. 5 Jacques Fontaine, Persécutés pour leur foi. Mémoires d’une famille huguenote, éd. Bernard Cottret, Paris, Les Éditions de Paris, 2003 [1 ère éd. en français 1887]. 6 On trouvera une édition récente partielle du texte : Madame Du Noyer, Mémoires de Madame Du Noyer, éd. Henriette Goldwyn, Paris, Mercure de France, le Temps retrouvé, 2005 [1 ère éd. 1710-11]. 7 Jean Cavalier, Mémoires du colonel Cavalier sur la guerre des camisards. Manuscrit original de La Haye, éd. Pierre Rolland, Paris, Les Éditions de Paris Max Chaleil, 2011. 144 Isabelle Trivisani-Moreau être exhaustif, ce corpus regroupe des ouvrages qui appartiennent au périmètre spatial de l’Europe du Nord, car ces protestants qui sont tous nés en France, ont fui leur patrie d’origine devenue, pour reprendre les termes de Calvin ou de Jacques Fontaine, une « Babylone », et se sont dirigés vers des pays du Refuge, notamment l’Angleterre et les Provinces Unies. Il existe donc entre eux une identité de démarche personnelle : même pays de naissance, même religion, même décision de l’exode, même motivation dans cette décision, même fin aussi car tous mourront loin de leur première patrie, enfin même choix de l’écriture pour rendre compte de cet exil vers les pays du Refuge huguenot. Entre le projet de départ et l’écriture se pose chronologiquement la question de la réalisation de ce projet et c’est là qu’apparaît une marge de diversité entre les différents textes. En observant comment les mémorialistes ont rendu compte de leur séjour dans ces pays du Nord de l’Europe, nous voudrions nous demander quelle image du Refuge ils véhiculent : un premier groupe de mémoires, centré sur les persécutions subies en France plus que sur le séjour au Refuge, tend à donner de celui-ci une représentation idyllique. Mais un second groupe, plus loquace sur cette installation, amènera à nuancer, parfois fortement, cette image en nous permettant de mieux connaître les conditions réelles de vie des réfugiés 9 . 8 Jean Marteilhe, Mémoires d’un galérien du Roi-Soleil, éd. André Zysberg, Paris, Mercure de France, le Temps retrouvé, 1982 [1 ère éd. 1757]. 9 Rédaction et publication de ces mémoires : Nom du mémorialiste Dates Période envisagée Date de rédaction Date d’édition Isaac Dumont de Bostaquet 1632-1709 À partir de la naissance jusqu’au moment de la rédaction Étalée jusqu’en 1693 1864 Jean Migault 1644/ 5 - 1707 ? Essentiellement 1681- 1688 De 1683 à 1689 1824 pour une traduction en anglais, 1910 édition en français Jean Valat 1652-1727 Essentiellement 1683- 1686 D’avril 1690 à octobre 1706 2011 Jacques Fontaine 1658-1728 Avant sa naissance jusqu’au moment de la rédaction 1722 1838 pour une version en anglais, 1887 édition en français Anne- Marguerite Petit Du Noyer 1663-1719 À partir de la naissance jusqu’au moment de la rédaction De 1703 à 1710 1710-11 chez Pierre Marteau Jean Cavalier 1681-1740 1700-1704 1712 ? 1726 version anglaise, 2011 édition du manuscrit français Jean Marteilhe 1684-1772 1710-13 ? 1757 à Rotterdam Les mémorialistes protestants dans les Refuges anglais et hollandais 145 Sur les sept mémorialistes, quatre concentrent leur écrit sur une période courte, globalement celle où ils ont eu le plus à souffrir de la persécution imposée par les autorités françaises aux réformés. Choisissant d’intituler son écrit « Journal » et non « mémoires », Migault, né vers 1644-5, s’attache moins à la régularité de la rédaction qu’au caractère marquant des événements qu’il relate : il peint les dragonnades du Poitou qui commencèrent en 1681 et le déterminèrent à fuir vers la Hollande. La rédaction s’arrête en 1689 alors qu’il lui reste encore dix-huit ans à vivre : les éditeurs modernes ont parfois ajouté deux documents, une généalogie et un testament, qui permettent d’aller jusqu’en 1706. Né en 1652, Valat prend la plume en 1690, avant la guerre des Cévennes, pour évoquer les raisons de son départ. En début d’ouvrage, il éprouve le besoin de resituer son histoire personnelle dans un contexte général, mais ne le fait qu’en quelques pages et prévient qu’il ne saurait s’y attarder. De fait, la période qui l’intéresse est resserrée autour des années 1683-6. Même s’il poursuit sa rédaction jusqu’en 1706, la portion de texte réservée aux dix dernières années occupe à peine plus de deux pages. Un autre cévenol de la génération suivante, qui s’illustra comme camisard, Cavalier, opère le même type de choix ; rédigeant son texte probablement vers 1712, il limite sa relation aux années 1700-1704. Même restriction chez Marteilhe : né en 1684, il explique comment la fin de la guerre de la ligue d’Augsbourg ramène les soldats sur le territoire français et permet la reprise des dragonnades, notamment en Périgord sous l’égide du duc de La Force ; c’est cette persécution qui le pousse à fuir. L’incipit annonce les limites de son témoignage qui ne portera que sur les années 1700-13, ce qu’il confirme et justifie dans l’excipit « n’y ayant rien dans la suite de ma vie qui puisse intéresser mon lecteur » 10 . Bien que réduite, la durée qui intéresse Marteilhe est plus longue que celle de ses coreligionnaires : c’est que, pendant cette longue période, il eut à subir la peine des galères pour avoir voulu quitter le royaume. Pour quatre de nos mémorialistes, l’accent mis sur les persécutions conduit à privilégier ce qui s’est passé en France, tandis que la peinture du Refuge est réduite à la portion congrue. Par un jeu quasi-mécanique d’opposition, ces choix donnent une couleur presque inévitablement positive aux terres d’accueil des réfugiés auxquelles ne sont consacrées que quelques pages et qui profitent d’un silence éloquent. La lecture manichéenne induite est renforcée par les longues pages consacrées aux difficultés rencontrées par les auteurs dans leur passage de la France vers le Refuge. C’est le rôle dévolu en particulier aux excipit que de développer la louange de la terre d’accueil : Marteilhe achève effectivement son récit sur 10 Marteilhe, op. cit., p. 304. 146 Isabelle Trivisani-Moreau l’éloge de Leurs Hautes Puissances, qui, à La Haye, lui accordent une pension, avant d’attirer sur elles la bénédiction céleste. Migault associe sous forme de prière sa famille, Amsterdam, et la grâce de Dieu. Mais, même dans ces cadres un peu manichéens, des nuances sont nécessaires : la louange réservée à Dieu l’emporte sur celle de la terre d’accueil. Valat qui constate qu’il a pu « entretenir une grosse famille dans un pays étranger où je ne connaissais personne et où je n’avais presque aucun bien 11 » n’est guère précis sur l’identité de ses bienfaiteurs. On comprend que c’est surtout lui qui a su dénicher de l’aide en diverses occasions, avec plus ou moins de bonheur, comme en atteste le mauvais marché qu’il fit avec un autre Français en Frise. Sa reconnaissance est donc logiquement formulée à l’égard de Dieu dont il évoque pieusement « la Grâce », « la bonté » ou la « bénédiction ». Plus frappant encore est le silence de Cavalier dont le récit, centré sur la guerre des camisards, englobe tout de même son arrivée en Hollande : il ne formule aucune gratitude. Ses propos marquent certes du respect quand il dit que « leurs Hautes Puissances m’accordèrent un régiment d’infanterie », mais il prend surtout du temps pour expliquer combien c’était une tâche difficile pour lui de compléter un tel régiment. Qu’en est-il dans les trois ouvrages qui échappent à la concentration des événements relatés ? Dumont de Bostaquet, normand né en 1632, fait remonter ses mémoires au temps de sa naissance et achève leur rédaction en 1693 au moment où, vétéran de l’armée de Guillaume d’Orange, il part avec sa famille s’installer en Irlande. La Révocation de l’Édit de Nantes entraîne bien une profonde modification dans sa vie puisqu’elle est l’occasion de son exil, à cinquante-cinq ans, vers la Hollande, mais celui-ci intervient à peu près au milieu de l’ensemble de l’écrit, laissant une large place aussi bien à sa vie d’avant qu’à sa vie d’après. Né en Saintonge en 1658, Fontaine remonte bien plus loin dans le temps car il commence par une description généalogique extrêmement précise de sa famille et de celle de sa femme : il entend ainsi donner à ses enfants une connaissance exhaustive de l’histoire de tous les membres de sa famille et des éléments leur permettant de localiser ceux qui sont encore vivants, mais dispersés du fait des persécutions. Pour lui aussi, c’est au début de la deuxième moitié de l’ouvrage que la relation s’installe enfin à l’étranger, dans les îles britanniques car, après un emprisonnement injuste en 1684, la Révocation le pousse à partir. Mme Du Noyer remonte certes au début de ses mémoires jusqu’au temps de sa naissance, mais on constate que la part faite au temps passé dans les pays du Refuge est incontestablement la plus longue. Cela s’explique en 11 Valat, op. cit., p. 123. Les mémorialistes protestants dans les Refuges anglais et hollandais 147 partie par le fait qu’il y eut pour elle deux périodes passées au Refuge, entrecoupées d’un retour en France : en 1686, cette jeune fille de vingt-trois ans quitte une première fois le royaume, mais son séjour à La Haye est bref et elle rentre rapidement en France où elle se marie et passe une quinzaine d’années avant de reprendre la route du Refuge en 1701. Ces relations qui embrassent chacune plusieurs dizaines d’années, plus centrées sur l’individualité de leurs auteurs que sur les événements qu’ils ont traversés, paraissent nettement moins unies entre elles que celles du groupe précédent. En raison de la durée longue qu’elles embrassent, elles échappent à la lecture schématique et manichéenne qu’induisent les narrations ciblées sur des périodes courtes et amènent à une vision plus nuancée de l’accueil du Refuge. Il n’est que de regarder la tonalité générale de chacun de ces trois ouvrages pour le mesurer. Fontaine, dont la langue est marquée par sa formation de pasteur, affirme sa reconnaissance envers Dieu qui a permis à la majorité de sa famille d’aller confesser librement sa foi au Refuge en lui donnant de quoi subvenir à ses besoins quotidiens. Pour autant sa fortune n’est pas éclatante : elle est en réalité soumise à bien des aléas, mais l’auteur a pris le parti de mettre sa confiance en Dieu pour sa subsistance. Cela implique qu’il accepte toutes les déconvenues car elles relèvent de la Providence divine. Dumont de Bostaquet est un noble de campagne que le passage au Refuge conduit à s’engager tardivement dans la vie militaire : les remarques sur la Providence de Dieu trouvent naturellement leur place dans les seuils de son texte, rédigé en plusieurs divisions, mais de façon moins constante et moins inspirée que chez Fontaine. La longueur de son récit l’amène à travailler différemment les temps de sa vie : les moments marquants sont finalement plus nombreux avant l’exil, tandis que la suite se caractérise par le fourmillement des détails et la relation, particulièrement pour l’évocation des déplacements et campagnes militaires, se fait extrêmement factuelle : soldat de Guillaume, qu’il suit en Angleterre dans la Glorieuse Révolution et en Irlande contre les jacobites, il accomplit loyalement le service qui lui a été confié. Dans la moitié de l’ouvrage situé au Refuge, le ton gagne moins en enthousiasme qu’en une neutralité propre à l’exécutant. Le ton de Mme Du Noyer ne saurait être taxé d’une telle neutralité : dès l’ouverture de ses mémoires, elle s’excuse, en tant que femme, de prendre la plume, mais prévient qu’elle ne se contentera pas de se défendre : elle va accuser. La dimension polémique concerne certes l’époux dont elle s’est séparée en partant au Refuge, mais, paradoxalement, ne touche que modérément la monarchie française. La charge la plus forte concerne le Refuge, comme l’annonce au tome II le début du long développement par lequel elle raconte comment elle entreprit son second exil : « Je vais entrer à présent 148 Isabelle Trivisani-Moreau dans la période la plus triste pour moi et commencer l’histoire du plus dur temps de ma vie, c’est-à-dire celui de mon Refuge 12 . » Un tel programme laisse comprendre que l’arrivée au Refuge n’a pas signifié pour tous l’accès à une vie heureuse. Quelles furent donc les conditions de vie de ces réfugiés-là ? Le trajet des différents mémorialistes vers le Refuge s’est souvent fait en deux temps : il y a d’abord le moment particulièrement difficile de la sortie. Lorsque l’un des pays du Refuge a ensuite été atteint, c’est une tout autre couleur que prend la relation, car les réfugiés sont accueillis avec générosité et fraternité par les habitants de ces pays, dont la religion et parfois la nationalité sont conformes aux leurs. Les liens avec ces pays sont anciens, la première vague d’émigration protestante date du XVI e siècle. Comme le montre bien la généalogie longuement développée par Fontaine, certains avaient déjà des parents et amis installés au Refuge : Dumont de Bostaquet court saluer les connaissances qu’il sait très bien trouver à son arrivée à Middelbourg et la future Mme Du Noyer est logée chez son oncle. En quittant la France, les réfugiés ne partaient donc pas tous à l’aventure sans savoir où ils pourraient s’installer. Outre ces réseaux familiaux et amicaux, ils pouvaient aussi compter sur une solidarité religieuse car les persécutions subies en France avaient ému les peuples de l’Europe et entraîné dans bien des villes la mise au point de systèmes d’entraide, par les consistoires des églises wallonnes, les comités, les églises françaises en Angleterre, qui organisaient des distributions de pension, des dons ponctuels, des collectes et des loteries en faveur des nouveaux venus 13 . Il n’est donc pas étonnant que l’émigration ait été plus importante vers des pays qui avaient déjà, depuis les guerres de religion, une tradition de l’accueil des réfugiés, l’Angleterre et la Hollande. Migault et Valat choisirent les Pays Bas, tout comme Marteilhe qui ne fit à Londres qu’un rapide voyage afin de remercier la reine Anne intervenue dans la libération des protestants galériens. Fontaine s’installa dans les îles britanniques, mais les trois autres mémorialistes ont circulé entre les deux territoires : Mme Du Noyer, bien qu’installée plus durablement aux Pays Bas où elle mourra, séjourne à Londres, tandis que Cavalier, arrivant d’Italie, n’est que de passage : engagé dans un long périple, il traverse le Tyrol, la Suisse, les états allemands, les Pays Bas, passe par Londres et finit à Lisbonne. Quant à Dumont de Bostaquet, parti vers les Pays Bas, il s’embarque pour suivre Guillaume d’Orange vers l’Angleterre, revient chercher sa 12 Du Noyer, op. cit., p. 166. 13 Voir La Diaspora des Huguenots. Les réfugiés protestants de France et leur dispersion dans le monde (XVI e -XVII e siècles) sous la direction d’Eckart Birnstiel et Chrystel Bernat, Paris, Champion, Vie des Huguenots 17, 2001. Les mémorialistes protestants dans les Refuges anglais et hollandais 149 femme aux Pays Bas et la ramène, malgré une grossesse très avancée, vers son nouveau lieu d’accueil, avant de migrer avec sa famille vers l’Irlande. Peinant à s’installer dans un endroit de façon durable, ces réfugiés ont dû circuler : chez Dumont de Bostaquet, le récit du trajet en mer, avec toutes ses difficultés, absence de mer, mauvaise mer ou même tempête, est un leitmotiv qui persiste après l’arrivée au Refuge. Sans connaître une mobilité d’un pays à l’autre, Valat, aux Pays Bas, reçoit le conseil de se rendre en Frise où l’on donne des terres et maisons aux réfugiés, mais une fois la destination atteinte, il est loin d’être le seul et arrive trop tard : seul moyen désormais de s’établir, l’achat de terres, ce dont il n’a pas les moyens. Proche de la ruine il finit par partir ailleurs pour trouver un emploi de lecteur à l’Église française de Sneek, avant de se rendre à Franeker pour étudier puis devenir ministre d’un régiment. Autre exemple significatif de cette circulation semi-contrainte : Fontaine, qui débarque dans le sud-ouest de l’Angleterre et s’installe à Barnstaple où il essaie de faire du commerce, déménage ensuite plus à l’intérieur à Taunton où il tient une école et continue son commerce tout en exerçant les fonctions de ministre. Après avoir développé une fabrique de tissu, il quitte Taunton pour l’Irlande et s’installe à Cork où il cumule le ministère pastoral à titre gratuit et la fabrique de drap, avant de se faire pêcheur et de partir à Bearhaven plus à l’ouest de l’Irlande, cette succession de déplacements se terminant avec son installation à Dublin : certains de ses enfants choisiront même d’aller encore plus loin, jusqu’en Virginie, sinon pour faire fortune, du moins pour s’établir. Les raisons d’une telle mobilité sont clairement à relier aux nombreuses difficultés rencontrées par Fontaine qui eut l’occasion d’exercer un esprit d’entreprise particulièrement développé. Il aurait plutôt tendance à réussir, car il a le sens des affaires, mais cela suscite régulièrement la jalousie des autochtones, au point qu’on lui fait un procès. Les relations des réfugiés avec les autochtones, une fois l’euphorie de l’arrivée passée, pouvaient se tendre. Sur la côte occidentale de l’Irlande, il est même attaqué par les « raperies », dont parle aussi Dumont de Bostaquet, sans que les habitants du lieu lui apportent la moindre aide, bien au contraire : contraint de fortifier lui-même son habitation, il s’y retranche pour lutter contre leurs assauts. Malgré l’expression de sa gratitude envers Dieu, Fontaine est loin d’avoir réalisé une parfaite intégration dans sa nouvelle terre d’accueil : son parcours religieux est également significatif de cette semi-exclusion qu’il subit autant qu’il la choisit, car il ne peut se résoudre à se conformer aux règles d’un anglicanisme, trop proche, à ses yeux, du catholicisme français. Les réfugiés des Pays Bas eurent, quant à eux, affaire à des formes religieuses beaucoup plus proches des pratiques 150 Isabelle Trivisani-Moreau réformées françaises et trouvèrent en outre dans les églises wallonnes des communautés francophones. Pour un Marteilhe qui a la chance de recevoir d’emblée une pension ou un Migault qui fait subsister modestement sa famille en devenant lecteur et en tenant une école, on constate donc que la question des moyens de survie est essentielle pour la plupart de ces individus : l’instabilité géographique s’accompagne d’une instabilité sociale et donc d’une multiplication des emplois. La condition militaire est également une solution, choisie manifestement par Cavalier, plus discutable pour un quinquagénaire comme Dumont de Bostaquet. Mais les difficultés sont bien plus importantes quand il s’agit d’une femme comme Mme Du Noyer qui a laissé en France, avec son mari, tout soutien financier : ses allers-retours entre la France et les Pays-Bas, son abjuration, que n’efface pas complètement son second exil, ont éveillé à son encontre des soupçons qu’elle ne saura jamais calmer, au point de se trouver isolée parmi des réfugiés qui vivent eux-mêmes dans le quartier des Grecs, à l’écart des habitants du pays. En fait le récit de Mme Du Noyer la dédouane de toute faute car dès son premier exil, où elle n’avait pas encore abjuré, elle n’avait pas bénéficié d’une réelle hospitalité et avait risqué un enfermement qui pouvait justifier son retour. La tentation du retour aurait pu trouver bien d’autres excuses lors du second exil, lorsqu’elle a avec elle ses deux filles, ce qui rend la situation financière plus rude et la calomnie plus vive. Mettant en avant sa crainte d’être à charge, elle ne cesse de solliciter des pensions, qu’on lui conteste, et décide de faire vivre sa famille en fabriquant coiffes et bourses. L’une de ses filles n’y résiste d’ailleurs pas et trompe la confiance de sa mère pour revenir auprès de son père en France. On peut d’ailleurs s’étonner des liens qu’elle-même tente de maintenir avec son époux par ses courriers, d’autant qu’elle avoue avoir pensé à renouer avec lui. La question des retours est l’un des points aveugles de certains de ces mémoires car les liens qui existent avec la France ne semblent pas entièrement dissous sans que cela soit clairement avoué. Il y a là la marque de l’écart entre le temps des événements et celui de la rédaction. En cette fin du XVII e siècle et encore au début du XVIII e , la situation politique permettait encore aux réfugiés de nourrir l’espoir d’un radoucissement de la politique religieuse française qui aurait rendu possible leur retour. Les mémorialistes évoquent parfois les attaches familiales, notamment des enfants, qui leur font regretter leur patrie. Il existe aussi des intérêts financiers, car les terres des réfugiés sont à la merci des décisions royales, mais aussi de la bonne volonté des proches auxquels on les a confiées : le mécontentement d’un Fontaine face aux déconvenues de cette nature montre qu’il n’avait pas tout à fait renoncé à un retour. De même le testament de Migault laisse appa- Les mémorialistes protestants dans les Refuges anglais et hollandais 151 raître la même préoccupation des terres, absente de ses mémoires : il s’inquiète de leur possession, au détriment de ses autres enfants, par l’un de ses fils qui a mal tourné, alors qu’il prétendait ne plus avoir de nouvelles de celui-ci dans ses mémoires. L’écriture même des mémoires ne peut-elle parfois être elle-même interprétée comme un moyen, au moins pour la génération suivante, de renouer avec la patrie des origines, ne serait-ce qu’en donnant ces renseignements sur les biens auxquels celle-ci pourrait prétendre ? Avec Mme Du Noyer, les mémoires constituent un signe encore plus net de cette persistance des liens avec la France : son projet d’autojustification concerne autant le lectorat du Refuge que celui de la France. M. Du Noyer, son époux catholique demeuré en France, ne s’y trompe pas, lui qui répond par des contre-mémoires : la publication des mémoires de sa femme en Hollande l’éclabousse jusque sur la scène française au point de le pousser à rétablir ainsi sa vérité. La lecture de ces différents mémoires laisse finalement sur la double impression, apparemment contradictoire, de familiarité et de diversité. La plupart de ces individus, après avoir abandonné une situation économique et sociale stable en France, ont à peu près tout à reconstruire et connaissent des péripéties comparables. Ils passent par les mêmes endroits, à des dates proches et l’on rencontre parfois sous leurs plumes les mêmes noms, comme ceux de Mademoiselle Du Moulin ou Mademoiselle de Dangeau. Deux d’entre eux se sont même connus : Mme Du Noyer raconte comment Cavalier, rencontré à La Haye en 1707, tenta de séduire sa fille Pimpette pour s’approprier ses biens. Cavalier se garde bien de relater cet épisode peu glorieux et l’on est tenté alors d’interpréter à son désavantage la limite de 1704 qu’il donne à ses mémoires, lui qui les fait paraître en anglais seulement en 1726 à un moment où il avait plutôt besoin de s’attirer la bienveillance financière des autorités anglaises. On ne saurait en revanche trouver le même souci du public chez les mémorialistes qui comme Migault, Dumont de Bostaquet, Fontaine ou Valat, n’ont accédé à l’édition qu’au XIX e voire au XXI e siècle. Cherchant à laisser tantôt un témoignage historique, tantôt des souvenirs uniquement destinés à des enfants qu’ils veulent instruire, tantôt une trace de leur reconnaissance envers Dieu, il leur arrive de cumuler ces objectifs, mais un dosage toujours varié aboutit à des ouvrages singuliers. Dans ces lendemains de la Révocation, les résistances des pays du Refuge à l’afflux des émigrés n’apparaissent que progressivement, ce qui transparaît selon les dates de rédaction de ces mémoires, de même que ne s’est pas posée à tous dans les mêmes termes la possibilité des retours que règlera par la négative le traité 152 Isabelle Trivisani-Moreau d’Utrecht. Le renoncement plus ou moins complet à ce qui faisait la vie d’avant a conditionné leur vie nouvelle aux capacités d’adaptation de chacun. Tolérantisme et anticatholicisme chez les publicistes protestants à l’aube des Lumières : le cas Basnage de Beauval P IERRE B ONNET (IHRIM - U NIVERSITÉ L YON 2 ICD - U NIVERSITÉ F RANÇOIS R ABELAIS - T OURS ) La question de la tolérance, quand elle surgit, signale un moment de crise du religieux : un moment où l’on aspire à passer de la verticalité indiscutée de la religion dominante à l’horizontalité discutante d’une pluralité religieuse. Mais aussi indissociablement l’inverse : un moment où le pouvoir politique entend reprendre la main, soit en réaffirmant les principes de la religion dominante contre les autres, soit en encadrant strictement la nouvelle diversité en tenant les religions en respect. Les trois grandes séquences qui jalonnent l’histoire moderne de la tolérance et encadrent dans ses plis notre XVII e siècle (1572-1585 : Saint-Barthélémy et Édit de Nantes ; 1685- 1688 : Révocation et Glorieuse Révolution ; 1781-1787 : les édits de tolérance de Joseph II et de Louis XVI envers les protestants et les juifs) manifestent tous à leur manière une défense de la religion (ou des religions) mais toujours définie à l’horizon de fins strictement politiques, redéfinie dans un cadre politique. Il y a donc un conflit, une antinomie fondamentale dans l’émergence de la question de la tolérance, qui se produit dans un moment complexe à la fois d’affirmation des religions et de leur relégation ou de leur récupération par l’autorité politique. La tolérance, inséparable de ce moment, n’est donc pas un concept mais un problème, une circonstance problématique, le symptôme récurrent et rémanent des relations conflictuelles entre le religieux et le politique, une incessante procédure d’ajustement de l’un et de l’autre, et des religions entre elles. Rien d’étonnant du coup si les discours sur la tolérance sont si variés dans la décennie 1680-1690, autour de la Révocation et de la Glorieuse Révolution. Quand on lit Locke, Basnage de Beauval, Bayle, Aubert de Versé, Michel Le Vassor, ce qui frappe, c’est la diversité des angles d’attaque ou plutôt de défense concernant la tolérance, au-delà de recoupements dans 154 Pierre Bonnet les procédures et de convergences dans les finalités. Il y a une explication, non plus historique, mais épistémologique du phénomène : si la question religieuse, comme la question politique, peuvent être envisagées à hauteur d’homme, à l’échelle de l’individu ou au contraire de façon globale, collective, à l’échelle de l’institution, il en est de même a fortiori de la question de la tolérance, question théologico-politique par excellence. Elle peut privilégier le point de vue individualisant, focaliser sur le for intérieur des consciences (comme Bayle). Elle peut aussi élargir davantage le champ en une vision plus globale : elle sera alors synchronique chez Leibniz ou Aubert de Versé, qui aspirent le premier plutôt à une convergence, une union des religions, le second à une simple concorde ; elle sera diachronique, historiciste chez Basnage qui pense la tolérance dans une confrontation permanente mais féconde des religions. Quant à Locke, sa conception de la tolérance s’enracine dans son « individualisme possessif », mais elle est aussi globalisante, dans son souci de délimiter strictement pouvoir civil et pouvoir ecclésiastique. Concernant le spectre des discours sur la tolérance, on en revient toujours à cette oscillation entre vision individualiste et vision holiste ou historiciste, pour reprendre l’opposition de Popper. C’est la spécificité du discours de Basnage sur la tolérance, défini comme historiciste, qu’il s’agit de définir ici à partir de son essai précoce Tolérance des religions (1684). Car il est, dès avant la Révocation, assez emblématique des positionnements difficiles des huguenots français dans le champ des tensions entre la France de Louis XIV, la cour de Rome et l’Europe du nord protestante. L’historicisme de Basnage : l’intolérance et la nécessité de la tolérance inscrites dans une vision dialectique de l’histoire La première originalité de l’ouvrage réside dans une anticipation des causes et des effets de l’événement (la Révocation), dans une forme d’historicisation de l’événement avant qu’il ne se produise. Cette volonté de réflexion par anticipation est un trait caractéristique des publicistes pamphlétaires de cette période qui inventent une sorte de journalisme à la fois historique (les causes) et prédictif (les effets), qui se voudrait à la fois prescience et interprétation de l’événement 1 . Cela rattache Basnage à la veine 1 Pour prendre la mesure de cette vogue d’une « histoire critique » greffée sur l’actualité, autour de la Révocation et de la Glorieuse Révolution, on renvoie à l’efflorescence de toute une littérature historique ou périodique d’analyse du présent et du passé récent. Le Mercure historique et politique et les Intérêts des princes de Courtilz de Sandras est caractéristique de ce courant d’histoire critique et prédictive. Tolérantisme et anticatholicisme chez les publicistes protestants 155 pamphlétaire. Certes, en 1683-1684, la Révocation devait sembler à tous ces publicistes le terminus ad quem évident de toute la politique royale à l’égard des protestants. Les constructions rétrospectives des historiens présentent l’édit de Fontainebleau comme l’aboutissement d’un processus programmé 2 . Mais Basnage ne se contente pas d’actualiser l’événement avant qu’il ne se produise, sans avoir à le prédire. Il lui donne une profondeur de champ, dénonce violemment le processus de domination qui l’a rendu possible en le retraçant dans la durée - domination de fait, mais passant par une domination dans l’interprétation des faits : falsification de l’histoire par les apologistes catholiques présentant les protestants comme des séditieux dans l’État, alors qu’ils ont été ses meilleurs soutiens, notamment pendant les désordres de la Ligue et sous le règne d’Henri IV ; a contrario, tableau d’une Église romaine uniquement soucieuse d’accroître son patrimoine et son monopole, vouée à la défense de ses intérêts temporels et mondains en se servant des princes, des cours ; inconséquence et duplicité des docteurs de la grâce janséniste reniant leur vibrante défense de l’esprit de libre examen et dogmatisant hautement dès que les questions qui les préoccupent sont soulevées par les protestants 3 ; hypocrisie fondamentale d’une religion qui, prétendant impressionner les consciences par les conversions forcées, nourrit en son sein des hypocrites ou des tièdes, et révèle ainsi son caractère de religion formelle et mondaine. L’objet de Basnage est de cerner l’ennemi, cerner ce que l’on pourrait appeler l’idéologie dominante d’un catholicisme d’État, à travers une historicisation globale de ses pratiques et de ses représentations. L’historicisation du point de vue de Basnage ne consiste pas seulement dans la recherche des causes scélérates de l’événement qui s’annonce. Elle réside dans sa vision dialectique des rapports entre orthodoxie et hérésies, son point de vue relativiste sur toute tentative de l’Église visible (en l’occurrence l’Église romaine) de s’ériger en juge infaillible et exclusif de l’orthodoxie. Cette vision dialectique, ce relativisme, est repérable dans les positionnements en apparence contradictoires qu’il prête au fil du texte à l’Église romaine et aux hétérodoxies protestantes, en particulier au regard de l’autorité civile. Quelles sont ces tensions ? D’abord, Basnage ne dénie pas la puissance, la centralité, l’immixtion du pouvoir clérical dans l’État et 2 Voir Janine Garrisson, L’Edit de Nantes et sa révocation. Histoire d’une intolérance, Paris, Seuil, 1985. 3 Voir le long passage (p. 16-23) où Basnage dénonce les contradictions de ces « Messieurs », portant très haut l’esprit d’examen en matière de morale et s’opposant à l’autorité du pape quand il s’agit de soutenir la cause de leur parti, mais résignant tout esprit critique vis-à-vis de Rome et des autorités sur ces questions quand leurs intérêts changent et qu’il faut se racheter sur le dos des protestants. 156 Pierre Bonnet à la cour, il voit dans les persécutions et la Révocation qui s’annonce la preuve de cette constante connivence et le résultat de cette souveraineté du clergé dans l’État ; et en même temps, il ne cesse de souligner l’extériorité de fait du pouvoir clérical par rapport au pouvoir monarchique dès le haut Moyen Âge, insistant sur l’idée que le clergé poursuit ses seuls intérêts aux dépens de l’État et parfois contre lui (la politique des papes et des évêques vis-à-vis des empereurs et des rois, les complots de la Ligue, le front uni des jansénistes et des jésuites contre les protestants, dans leur souci de s’attirer les bonnes grâces du pouvoir et les suffrages de la cour) 4 . Deuxième tension, symétrique de la première : Basnage, dès le départ, tâche de normaliser le rôle politique des protestants en le légitimant, en faisant des huguenots les premiers soutiens des rois dans les temps difficiles, en occultant la déstabilisation théologique et politique qu’ont entraînée les idées de la Réforme 5 ; mais, comme ils traitent les hérésies en général, les mouvements réformés en particulier comme autant de flambeaux éclairant les consciences à la sortie du Moyen Âge, comme autant d’aiguillons excitant le zèle des pasteurs, ils placent ces dissidences dans une distance critique, une position d’extériorité qui les rendent irréductibles au courant dominant de l’Église, dont il reconnaît pourtant ainsi a contrario la centralité 6 . Troisième tension, interne à l’Église, confirmant son ambivalente et déstabilisante position d’intériorité et d’extériorité au cœur de l’État : dans les persécutions contre les huguenots, le clergé se sert du roi contre ses peuples, « en abusant de la chaleur qu’il a pour l’intérêt du Ciel » 7 et en lui donnant « une fausse idée de sa gloire » 8 ; mais l’Église romaine sait aussi manipuler les peuples en les dressant contre leurs princes, dès que ces derniers contrarient ses intérêts (querelle des images, querelle des investitures, mouvements d’hostilité à Henri IV). Ces tensions visent à relativiser la légitimité de l’Église visible en insistant soit sur son rôle de parti séditieux, soit en lui déniant toute prétention à l’universalisme, mais en reconnaissant en même temps son rôle hégémonique dans l’État. Ce serait la quatrième tension de l’ouvrage dont le titre, « Tolérance des religions », refléterait l’horizon normatif auquel il voudrait tendre, mais qui serait forcé de reconnaître de facto l’irréductible présence d’une orthodoxie face à des hérésies salutaires par leurs remises en cause 9 . La fin de l’opuscule est révélatrice de ce réalisme teinté de fatalisme, 4 Ces idées sont récurrentes et diffuses tout au long du réquisitoire de Basnage. 5 P. 30-41. 6 Voir notre troisième partie. 7 P. 25. 8 P. 26. 9 L’ambivalence du complément du nom, qui s’entend comme un « génitif » subjectif (les religions se doivent d’elles-mêmes d’être tolérantes) ou objectif (l’État et Tolérantisme et anticatholicisme chez les publicistes protestants 157 puisque Basnage inventorie les mauvaises raisons qu’auront immanquablement les huguenots pour se convertir, trouvant des arguments sans nombre pour justifier leur conversion (par manque de moyens ou de force d’âme, par opportunisme, par un aveuglement volontaire et complaisant, par esprit de conformité et souci des intérêts du monde) 10 . Le noyau philosophique du principe de tolérance chez Basnage : liberté de conscience, mais justifiée par la foi et éclairée par la raison Mais ce réalisme historico-politique ne doit occulter le fond militant et normatif qui est la raison d’être de l’ouvrage. Basnage, en bon avocat, ébauche malgré tout une pensée du droit de la tolérance ou du droit à la tolérance. Cette pensée de fond de la tolérance repose sur l’idée que la conscience ne peut réellement croire à une chose et s’y déterminer qu’à partir d’une approbation personnelle de la raison et de la volonté, et en aucun cas en fonction de la raison et de la volonté d’autrui ; la reconnaissance de la vérité passe par cette double mise à l’épreuve intérieure : l’entendement qui fournit des idées claires et distinctes de cette vérité et la volonté qui le détermine à y adhérer. On sent dans cette personnalisation de la conscience, seul juge de ce qu’elle doit croire, l’ancrage typiquement calviniste de la pensée de Basnage : primat de l’esprit d’examen et justification par la seule foi et non par les dogmes d’une institution purement humaine. Mais cet implicite est intégré à un discours plus large, moins vertical et confessionnellement marqué, sur les droits de la conscience. Comme pour en élargir l’audience. On y reconnaît l’influence, commune dans ces années 1680, du postcartésianisme et de la pensée de Malebranche, dont la Recherche de la vérité est mentionnée en note marginale 11 . La pensée rationaliste de la tolérance de Basnage annonce Bayle, mais ne va pas aussi loin. Pour Basnage, la liberté de la conscience, libre de toutes les entraves qui lui seraient imposées de l’extérieur, reste subordonnée à l’acquiescement de l’entendement et de la volonté, c’est-à-dire à la capacité du sujet à comprendre, justifier et assumer ce qu’il croit, au delà ou aux dépens même de ses « intérêts » 12 . Alors que Bayle semble accorder à la l’Église doivent établir un régime de tolérance) suggère cette tension ou cette ambiguïté. C’est bien le rôle de l’État en tant qu’il est trop clérical — dénoncé ici mais pas formalisé — qui est le point aveugle de l’essai de Basnage. 10 P. 97, sq. 11 P. 55-57. 12 La séquence théorique de Basnage sur la liberté de conscience est trop ténue et modeste dans l’ouvrage pour que son insistance sur l’idée d’une volonté 158 Pierre Bonnet conscience des droits plus étendus, faisant d’elle un juge moins « inexorable » et la soumettant de façon moins rigide à l’expertise « orgueilleuse » de l’entendement, puisqu’il lui reconnaît des droits à l’incertitude et à l’erreur, à travers ses fameux « droits de la conscience errante ». Malgré tout, il n’y a dans leur définition des droits de la conscience qu’une différence de degré non de nature puisque, pour l’un et l’autre, elle reste inviolable et ses droits imprescriptibles par une autorité qui lui serait étrangère. Seules les modalités de régulation interne de la raison et de la conscience varient de l’un à l’autre. Et si Basnage insiste tant sur le fait que la volonté éclairée par l’entendement n’est pas libre, qu’elle ne peut être forcée de vouloir ce qu’elle ne peut vouloir, on sent bien que c’est pour montrer, dans le contexte particulier des conversions forcées, que la conscience est naturellement armée, essentiellement hostile à ce qui cherche à lui en imposer par la force. Sous sa phraséologie philosophique un peu trop didactique, le discours de Basnage garde des accents apologétiques et militants ; il reste très lié au contexte 13 . On retrouve l’idée que Basnage pense en situation, en avocat et en publiciste, à la différence de Bayle qui traite des droits de la conscience en philosophe, de façon moins contextualisée. Mais le noyau, le postulat philosophique de la pensée de la tolérance est le même : autonomie (si l’on regarde du côté de l’entendement), autodétermination (si l’on regarde du côté de la volonté), dans une vision relativiste et individualisante de la conscience. Il faudrait se garder de penser cependant que le relativisme de Basnage est un solipsisme, car il reconnaît, comme Bayle, le poids de l’éducation, l’influence du moment et du lieu comme des déterminations exogènes possibles de la conscience - mais c’est précisément en tant que ces déterminations sont reconnues par la conscience comme parties intégrantes d’elle-même. Les vérités humaines sont donc relatives à un double niveau : au niveau des individus (qui les soumettent à l’esprit d’examen) et au niveau des ères culturelles auxquelles ils appartiennent (religions, nations, moments de l’histoire). C’est ce double relativisme qui fait que la vérité ultime, demeure obscure et que l’universalisme d’une vérité unique révélée par cette institution humaine qu’est l’Église romaine est une imposture, un obscurcissement de plus 14 . véritablement libre seulement dans les limites de la raison ne puisse être interprétée, malgré tout, comme une sorte de clause restrictive de cette liberté. 13 Cela est confirmé par sa représentation volontariste d’une conscience en elle-même toute armée, mais aussi par son évocation de la présence réelle comme d’une cause entendue : autant d’indices que Basnage vise un public essentiellement huguenot qu’il s’agit de conforter dans son droit et sa foi. 14 P. 44-46 : Basnage, sans aller jusqu’à postuler, de façon absolue, la vertu des athées ou des païens, comme le fait Bayle dès Pensées diverses sur la comète (1683), Tolérantisme et anticatholicisme chez les publicistes protestants 159 L’anticatholicisme de Basnage, mais son maintien d’une dialectique possible entre « orthodoxie » et « hérésies » Il faut partir de là - prétention de l’Église romaine à l’universalisme et conversions par la force qu’elle prétend ainsi justifier - pour comprendre la troisième dimension de l’ouvrage : son anticatholicisme. Habilement, comme beaucoup de publicistes protestants modérantistes ou tolérantistes, Basnage est soucieux de marquer que cet anticatholicisme n’est pas dogmatique. Pour cela, il trouve, en homme du droit, une preuve formelle. Dans un premier temps, il dénonce hautement, comme nombre de publicistes protestants à sa suite, la rupture de serment que représentent les persécutions contre les droits irrévocables de l’Édit de Nantes. En même temps, il ne peut dénier implicitement, comme d’autres après lui, que c’est là opposer un droit suspensif, temporaire, à un autre droit : le droit, auquel le roi n’a cessé de prétendre, de vouloir l’unité religieuse du royaume, au nom de la persistance, presque partout en Europe, du principe « cujus regio, ejus religio » 15 . Il lui faut donc trouver un autre argument, déplacer la question juridique du terrain politique - qui, derrière le lieu commun des mauvais conseillers, met trop en cause le roi et une institution monarchique inattaquable et qu’il prétend défendre - sur le terrain théologico-moral pratique, en incriminant les interprètes et les exécutants cléricaux de la volonté royale. Dans les conversions que l’on cherche à obtenir par la force, il voit une double preuve de l’inauthenticité de la religion catholique : une religion peu soucieuse de faire des hypocrites, de faux convertis, et qui, les acceptant en son sein, se révèle du coup une religion d’hypocrites, n’exigeant des prétendus convertis aucune adhésion véritable de la conscience, se satisfaisant de conversions formelles. Basnage articule ainsi le noyau de son anticatholicisme avec celui de sa philosophie de la tolérance, à partir d’un raisonnement éloquent. Cette hypocrisie du prétendu converti, reflet de accrédite le point de vue le plus individuel du croyant « de bonne foi» - païen ou mahométan - au nom du principe qu’ « il est presque impossible de distinguer la fausse sécurité que donne l’erreur, d’avec la véritable confiance que donne la vérité ». 15 Ce principe, dont le mot d’ordre « un roi, une foi, une loi » n’est que la traduction absolutiste, est encore unanimement reçu à la fin du XVII e siècle, non seulement dans les pays de tradition catholique, mais dans un certain nombre d’États protestants, notamment luthériens (il trouve son origine dans les revendications des princes luthériens lors de la Paix d’Augsbourg en 1555). Même l’Angleterre de la Glorieuse Révolution, qui attache durablement son sort à l’Église anglicane et exclut définitivement toute possibilité de restauration jacobite et catholique sur le trône, ne peut le désavouer totalement. 160 Pierre Bonnet celle du convertisseur et rejaillissant sur la religion romaine toute entière, ne manque pas de pertinence. Voilà toute l’Église convaincue de crime contre la religion et contre Dieu 16 . De cette double hypocrisie circonstancielle de l’Église, Basnage déduit son hypocrisie fondamentale. On le suit plus difficilement dans le tableau global qu’il dresse d’une Église romaine entièrement mondaine, composée d’évêques et d’abbés de cour uniquement attachés à la conservation de leur temporel dans et par l’État 17 : des ecclésiastiques identifiés à de « fiers courtisans qui sacrifient tout à l’ambition et à la fortune, qui s’imaginent que le ciel ne daigne pas veiller sur la vie ou sur la mort des âmes vulgaires, [...] que tous ses soins ne sont que pour les heros, que tout ce que le Vulgaire a de riche & de considerable est fait pour les grands, & que les hommes communs ne sont que pour eux, enfin persuadez que tout doit céder à l’ordre ambitieux de l’État » et qui « ne regardent la Religion que comme un effet de la simplicité des Peuples, comme un bien nécessaire à la société civile, et comme un frein pour retenir les hommes » 18 . Basnage ne représente pas seulement le clergé comme les desservants dominateurs d’une religion d’État, mais comme les thuriféraires d’une religion de l’État - pur culte de la puissance temporelle et d’une raison d’État identifiée à la raison du plus fort. Il voit dans ce culte de la raison d’État et dans cet opportunisme de la puissance, au mépris de toute justice et de toute morale, l’origine de la Révocation 19 . Parmi ces « ecclésiastiques turbulents et impétueux », qui font « paraître des livres pour persuader le roi » au point de devenir la voix du maître, l’expression de sa force à défaut d’être celle de sa raison, Basnage s’acharne particulièrement contre le père Maimbourg. Ce n’est pas le plus grand controversiste anti-protestant du temps, mais sans conteste le plus redoutable historien de l’anti-protestantisme, et plus encore de l’anti-calvinisme - 16 P. 58 : « Il faut assurément estre capable de ces deguisemens pour estre capable de les exiger ». 17 P. 13 : Basnage réfère en note marginale à L’Abbé de cour (cité avant les « Lettres provinciales » de Pascal et La Morale des jésuites de Nicolas Perrault). Il s’agit visiblement de la confusion de deux titres jansénistes stigmatisant les prélats titulaires de gros bénéfices, leurs compromissions morales et politiques avec la cour et avec le pouvoir, leur goût du lucre et des honneurs, leur absence de vertu évangélique, etc. : L’Abbé commendataire (1674) de Gabriel Gerberon et L’Evesque de cour opposé à l’evesque apostolique (1674) de Jean le Noir. En habile dialecticien, soucieux de porter la contradiction au cœur de l’Église, au service de sa thèse prônant une contestation permanente en son sein, le tolérant Basnage se garde bien de recourir à des sources protestantes. 18 P. 59. 19 P. 60-61. Tolérantisme et anticatholicisme chez les publicistes protestants 161 les trois-quarts de son œuvre étant une histoire à charge, un réquisitoire dans la longue durée, traitant les hérésies en général comme des actes de rébellion dans l’État et le calvinisme en particulier comme un poison, une contagion infectant les princes et les peuples 20 . Aucun hasard donc si l’avocat Basnage, dont on a vu le primat historiciste, cible cet historien, apologiste continu de l’orthodoxie et plus encore d’un catholicisme d’État 21 : il s’en prend très directement à sa récente Histoire du calvinisme (1682) 22 , mais aussi implicitement au Traité de la vraie Église de Jésus-Christ, pour ramener les enfans égarez à leur mère (1671), à l’Histoire de l’hérésie des iconoclastes et de la translation de l’Empire aux Français (1674) et à l’Histoire de la décadence de l’Empire après Charlemagne et des différends des Empereurs avec les papes au sujet des investitures et de l’indépendance (1679) - autant d’ouvrages défendant l’orthodoxie mais dans le cadre très politique, athéologique d’une défense des intérêts des Églises « nationales » 23 . A partir de là, Basnage historicise son point de vue. Pour contrer l’historien, il s’agit en effet d’incriminer de façon plus large la politique du clergé de France en la projetant sur la longue durée, une histoire longue des abus de l’Église. On retrouve le paradigme d’une Église romaine vue comme une marâtre abusive, imbue de ses privilèges, assise sur ses richesses, sclérosée dans ses dogmes et corrompue dans sa morale. Une Église pervertie par une domination trop longtemps incontestée et que seuls ont éclairée, au terme de la longue nuit médiévale, la Réforme et ses flambeaux 24 . Par la suite, la déclinaison historique du paradigme est peu originale : comment souscrire à la vision de Basnage identifiant le Moyen Âge à une 20 Voir son Histoire du calvinisme (1682), beaucoup plus chargée que son Histoire du luthéranisme, publiée deux ans plus tôt. Maimbourg y dresse un portrait sans concession de Calvin, d’une terrible noirceur, et ne cesse de broder sur la monstruosité du calvinisme, s’insinuant comme un poison ou un venin dans les consciences, pour servir les intérêts purement politiques d’un parti séditieux. À rebours, Basnage traite sur le même mode tératologique les désordres de la Ligue (p. 31 : « La Ligue convertissant la Religion en un monstre furieux »). 21 Maimbourg est bien l’ennemi intime, l’inimicus de Basnage, celui contre lequel il ne cesse d’allumer des contre-feux tout au long de l’ouvrage. 22 Voir Tolérance des religions, p. 37-39. 23 Jésuite mais expulsé de l’ordre pour avoir pris parti pour Louis XIV dans son conflit contre Innocent XI, détracteur du jansénisme tout en étant passablement gallican, ardent polémiste mais prisant peu les controverses théologiques, Maimbourg, à travers son « catholicisme d’État » et son acharnement éditorial contre les protestants à la veille de la Révocation, se pose bien, en matière de religion, en « homme du roi ». Une lecture, même cursive, de l’Histoire du calvinisme le confirme. Et l’image que Basnage nous renvoie de lui ne l’infirme pas. 24 P. 62-63. 162 Pierre Bonnet longue nuit de l’esprit, occultant l’importance du premier monachisme et de la réforme grégorienne, de la réforme cistercienne et du rôle de Bernard de Clairvaux, des ordres mendiants et du renouveau spirituel du bas Moyen Âge ? Comment raisonnablement dresser le tableau univoque d’une Église médiévale tombeau de l’esprit, laissant les peuples sans berger et peuplée d’ecclésiastiques animés uniquement par l’ambition, l’avarice et profitant de la simplicité des peuples ? Mais l’on est dans l’urgence polémique et il faut rendre coup pour coup, face à des historiens comme Maimbourg qui ne cessent de traiter les protestants et les dissidents qui les ont précédés au Moyen Âge (Cathares, Vaudois, disciples de John Wyclif, de Jean Huss), non seulement comme des rebelles dans l’État, mais comme des imposteurs religieux, des manipulateurs des princes et des peuples agissant pour le seul intérêt de leur parti. Voilà pourquoi Basnage retombe dans les poncifs de la vulgate protestante : évoquant à l’envi « la fainéantise et l’avidité des moines », « l’esprit d’intérêt et de domination du clergé », tenant les peuples par la peur (peur du purgatoire, de l’excommunication, trafic des indulgences) et la superstition (culte des images, faux miracles et pratiques oiseuses d’une dévotion trop matérielle et sans élévation) 25 . En revanche, au-delà de ces facilités polémiques, retenons ce qui constitue le mouvement de fond de l’essai de Basnage : son sens dialectique, sa vision dynamique de l’histoire qui voit dans les hérésies, le sel de la religion, les aiguillons stimulant le zèle des pasteurs, les forces vives ou les flambeaux réveillant les âmes, tirant les esprits de l’assoupissement, au sein même de l’orthodoxie : « Il en est de l’Église comme d’une armée dont la présence de l’ennemie réveille la valeur 26 ». On est bien là en présence d’une rivalité « armée », dans un rapport ami-ennemi, mais la formule est curieuse, car le sursaut dialectique qui dépasse le conflit, Basnage l’inscrit dans un horizon indépassable qui reste l’Église : l’« ennemie » se manifestant par sa « présence » dans l’Église et étant chargé de lui rappeler sa « valeur » intrinsèque, qu’elle aurait oubliée, dévoyée, reniée, au cours de son histoire. On a évoqué l’Église portraiturée en mère indigne, abusive et exclusive, face à des enfants rebelles lui reprochant ses rides. C’est affirmer que l’avenir, la postérité de l’Église passe par des dissidences qui actualisent sa présence dans le monde et la régénèrent, mais c’est aussi reconnaître son rôle de matrice, de référence. Plus loin, Basnage compare l’Église à un vaisseau dont le pilote et l’équipage se seraient endormis à force de voguer sur une mer trop étale : seule une tempête, la menace d’un naufrage ou l’abordage 25 P. 71-72. 26 P. 78. Tolérantisme et anticatholicisme chez les publicistes protestants 163 d’un navire ennemi pourraient réveiller leur vigilance et stimuler leur zèle 27 . C’est encore traiter les hérésies comme des « ennemies utiles », mais aussi, à travers l’image canonique du vaisseau, conserver la forme et la substance de l’Église. Réalisme ou concession faite à l’ennemi ? Basnage, malgré son anticatholicisme, son anticléricalisme fonciers, reconnaît l’irréductibilité de l’Église visible, qu’il convient de réformer, non de subvertir 28 . Il n’empêche. Les plus grands moments pour la religion - et pour l’esprit - sont à ses yeux ceux où la contestation des tentations hégémoniques de l’Église et de son caractère monolithique a été la plus forte. Basnage en suit la trace : de l’arianisme du IV e siècle à la Réforme 29 , du mouvement des iconoclastes du VIII e siècle 30 au tolérantisme qu’il prétend défendre en cette fin du XVII e siècle, en une période où il voit se profiler une nouvelle « exaltation temporelle » de l’Église et un nouvel obscurantisme 31 . Dans cette perspective, le régime de tolérance n’est jamais un donné, ne se décrète pas une fois pour toutes. C’est un processus historique qui se joue dans une relation dialectique, violente et sans concession, entre d’une part, une orthodoxie totalement contestable mais soutenue par une institution ecclésiale plus ou moins irréductible et d’autre part, des hérésies tolérées qui se doivent d’être, face à elle, constamment vigilantes, réactives, offensives. On saisit la spécificité du discours de Basnage sur la tolérance, face à Bayle ou à Locke. Pour Basnage, la religion reste au centre du processus historique, car elle semble inséparable pour lui du processus de connaissance, d’acculturation, de recherche de la vérité, même si c’est une vérité dans le monde, relative, simplement régulatrice. Malgré sa dénonciation d’une Église investissant la sphère politique pour servir ses intérêts mondains et sa domination temporelle, il ne clive pas la sphère religieuse et la sphère historico-politique. Et même si sa pensée contribue à sanctuariser la conscience en la mettant hors d’atteinte de toute injonction théologico- 27 P. 66. 28 C’est la reconnaissance implicite que l’Église visible et institutionnelle, malgré ses errances, contient toujours, du moins recoupe en partie, l’Église invisible. Basnage maintient encore l’horizon d’une Église universelle, avec un centre mais sans véritable périphérie, à l’intérieur de laquelle s’exprimeraient librement les tendances « hérétiques », en dehors de toute imputation « schismatique ». 29 P. 67. 30 P. 73-74 et p. 81-82 : Basnage réfère encore à Maimbourg et à son Histoire de l’hérésie des iconoclastes (1674). 31 P. 74-75. Basnage date du pontificat de Grégoire VII cette « exaltation temporelle » de l’Église, évoquant les lieux communs de la rivalité du pape avec l’empereur pour le dominium mundi - querelle des investitures, double excommunication d’Henri IV, soumission de ce dernier à Canossa - en lesquels il voit les prémices de toutes les usurpations de la « Cour de Rome » sur la souveraineté des princes. 164 Pierre Bonnet politique, il ne laïcise pas pour autant la sphère historico-politique puisque, selon lui, l’histoire conflictuelle des religions a partie liée avec les phases d’éclairement ou d’obscurcissement des consciences. Basnage ne semble donc pas aller aussi loin que Bayle et Locke non seulement dans le processus de laïcisation, mais aussi dans la sanctuarisation de la conscience, puisqu’il la juge tout de même perméable aux formes prépondérantes de la religion à travers l’histoire et donc plus ou moins éclairée selon les époques. Le mérite de Basnage est de replacer la question de la tolérance dans la longue durée, au centre d’une histoire tourmentée, prenant en compte la pluralité religieuse. Certes, il y a chez lui des insuffisances. Par rapport à Bayle, un déficit d’analyse des fondements ontologiques, anthropologiques de la tolérance, liés au caractère irréductible et imprescriptible que ce dernier prête à la conscience. Et face à Locke, l’on cherche vainement chez lui un modèle juridico-politique maximisant la liberté de conscience, la sanctuarisant, en la maintenant hors d’atteinte du magistrat. Pour Basnage, l’histoire offre le spectacle d’une naturalité du combat entre une orthodoxie, plus ou moins intolérante selon les époques, irréductible en principe mais sans cesse mouvante dans les faits, et des hétérodoxies qui la régénèrent, à la fois en lui rappelant ses fondements et en réactualisant ses principes ; c’est-à-dire en dénonçant au nom même de la tradition ses écarts, ses dérives, mais aussi en combattant ses routines, ses rigidités identitaires qui figeraient la tradition à certaines phases de son histoire. C’est cet historicisme, cette vision large et dialectique, qui fait la valeur de l’essai de Basnage. « Une voix qui crie dans le désert » : les Lettres Pastorales de Pierre Jurieu et la persécution des huguenots en France après la Révocation de l’Édit de Nantes R AFFAELLA L EOPARDI (U NIVERSITÉ DE G ENÈVE ) Dans le cadre des relations entre la France et les Pays-Bas au XVII e siècle, il me semble intéressant de prendre en considération le rôle joué par un ouvrage important mais pas suffisamment étudié à ce jour, qui a pourtant constitué pendant quelques années un point de repère exceptionnel pour les huguenots restés en France et pour les autres réformés en Europe, surtout aux Pays-Bas, dans la période successive à la Révocation de l’Édit de Nantes : les Lettres Pastorales de Pierre Jurieu. Quoique de nos jours il ne soit presque connu que pour sa relation d’amitié d’abord, puis de haine féroce, avec le philosophe languedocien Pierre Bayle, Jurieu a été néanmoins une personnalité très réputée à son époque 1 . Né en 1637 dans l’Orléanais, descendant en ligne maternelle d’une des plus célèbres familles huguenotes, les Du Moulin, il fut d’abord professeur de théologie et d’hébreu à l’Académie de Sedan ; en 1681, suite au décret royal de fermeture des Académies, il s’installa avec sa famille à Rotterdam, où il vécut jusqu’à sa mort en 1713, exerçant le ministère pasto- 1 Pierre Bayle (1647-1706) est connu surtout pour sa défense de la tolérance religieuse. La bibliographie qui le concerne est immense ; quelques titres parmi les plus importants: H. Bost, Pierre Bayle, Paris, Fayard, 2006 ; G. Mori, Bayle philosophe, Paris, Champion, 1999 ; W. Rex, Essays on Pierre Bayle and religious controversy, The Hague, M. Nijhoff, 1965 ; E. Labrousse, Pierre Bayle, 2 vol., La Haye, M. Nijhoff, 1963-1964. Sur la querelle entre Bayle et Jurieu cf. H. Bost et A. McKenna, L’Affaire Bayle: la bataille entre Pierre Bayle et Pierre Jurieu devant le consistoire de l’Église wallonne de Rotterdam, Saint-Etienne, Université Jean-Monnet, 2006. 166 Raffaella Leopardi ral au sein de l’Église wallonne de la ville et enseignant la théologie à l’École Illustre 2 . Auteur d’œuvres de controverse qui témoignent de sa grande culture dans plusieurs domaines, de la théologie à la philosophie et à l’histoire, Pierre Jurieu a été non seulement un membre éminent du Refuge, mais aussi un écrivain célèbre dans toutes les couches de la population européenne francophone grâce à des ouvrages destinés à la vulgarisation, comme le Traité de la dévotion (1675) et l’Accomplissement des prophéties (1686), objet de plusieurs impressions. L’importante fonction de médiation que le théologien a exercée au sein du Refuge entre les exilés qui arrivaient en grand nombre de France après avoir perdu leurs biens et leurs emplois, et le pays d’accueil, a été déjà bien mise en relief par Friedrich R.J. Knetsch 3 . Ce que je me propose ici est d’illustrer brièvement les caractéristiques principales de ses Lettres Pastorales, épîtres qu’il a adressées à ses coreligionnaires, deux par mois, de 1686 jusqu’à 1689 (avec une brève reprise en 1694 et 1695), qui lui ont permis à la fois de maintenir un dialogue constant avec les réformés persécutés en France et d’offrir un soutien actif à la « résistance calviniste » de son pays natal 4 . Conçues au début comme un moyen pour réconforter et rassurer les calvinistes français, qui risquaient de perdre courage en se sentant isolés et abandonnés par leurs coreligionnaires en Europe, et pour induire à la repentance ceux qui avaient abjuré (à l’instar des lettres pastorales composées par d’autres ministres réfugiés, Élie Benoît et Jacques Basnage par exemple), les Lettres Pastorales de Jurieu arrivent à embrasser les thèmes fondamentaux du débat théologique et politique de l’époque, devenant sous sa plume un instrument de bataille religieuse et politique. 2 La source principale de la biographie de Jurieu est l’article « Jurieu » in J.-G. de Chauffepié, Nouveau Dictionnaire Historique et Critique, 4 vol., Amsterdam, Z. Chatelain, 1750-56, II. sur Jurieu et les Pastorales, outre l’Introduction de R. Howells in E. Labrousse, Œuvres diverses de Pierre Bayle, 14 vol., Hildesheim- Zürich-New York, G. Olms, 1964-2010, vols. supplémentaires, t. II, 1988, p. viilxxvii ; cf. D. Spini, Diritti di Dio, diritti dei popoli. Pierre Jurieu e il problema della sovranità (1681-1691), Torino, Claudiana, 1997 ; F.R.J. Knetsch, Pierre Jurieu: Theoloog en Politikus der Refuge, Kampen, J.H. Kok, 1967 (avec un résumé en français) ; G.H. Dodge, The Political Theory of the Huguenots of the Dispersion, New York, Columbia University Press, 1947. 3 F.R.J. Knetsch, « Pierre Jurieu, réfugié unique et caractéristique », in Bullettin de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français, CXV (1969), p. 445-478. 4 P. Jurieu, Lettres Pastorales adressées aux fidèles de France qui gémissent sous la captivité de Babylon, 3 vol., Rotterdam, A. Archer, 1686-1689 ; on fait ici référence à l’édition par R. Howells, in E. Labrousse, Œuvres diverses de Pierre Bayle. Les Lettres Pastorales de Pierre Jurieu et la persécution des huguenots 167 En raison de sa naissance, de sa position et de sa culture, Jurieu se pose en « leader » charismatique capable de souder la résistance huguenote en France et les réfugiés aux Pays-Bas ; il se sent, par ailleurs, investi de la tâche de donner voix aux souffrances de ses coreligionnaires et de dévoiler les mensonges derrière lesquels les persécuteurs cachaient leur œuvre de violence. Enfin, il se croit, sinon prophète lui-même, du moins interprète des prophéties bibliques et des phénomènes extraordinaires qui se passaient dans la France à son époque, c’est-à-dire les assemblées du Désert et les petits prophètes, sur lesquels je reviendrai. Ce qui distingue de prime abord les Pastorales de Jurieu des autres ouvrages du même genre semble être le ton « emporté », le style qui s’abandonne à des exagérations et à des outrances, qui lui sont reprochées tant par les intellectuels catholiques que par les réfugiés. Pourtant, et peutêtre même grâce à ce style passionné, excité, indigné, parfois excessif, Jurieu a obtenu un succès extraordinaire. Mettant à profit l’habileté qui lui vient de son exercice du ministère pastoral et puisant dans ses connaissances des méthodes de controverse, il maîtrise tous les registres de la rhétorique l’ironie, l’attaque violente, le raisonnement subtil et scientifique, la critique qui fait appel au bon sens. De plus, il possède une capacité extraordinaire à s’adresser à tout public, cultivé et ignorant, d’expliquer en des termes précis mais simples les matières les plus complexes. Il cherche à émouvoir les cœurs, à stimuler l’imagination par des images fortes, à impressionner, à toucher les cordes profondes des émotions ; mais il utilise aussi le raisonnement, l’argumentation docte pour réfuter les discours et les objections des écrivains catholiques, parce qu’il veut donner aux réformés des armes suffisantes pour répliquer aux prétendues raisons des convertisseurs. À l’instar du style qui n’est pas aussi spontané qu’on pourrait le penser, le contenu aussi est distribué selon un plan précis. Dès la première lettre pastorale, Jurieu décide de diviser chacune de ses épîtres en deux parties : la première est consacrée à la réfutation des arguments utilisés par les catholiques contre la doctrine réformée ; la seconde contient la narration de l’expérience de la persécution, faite parfois par les persécutés mêmes à travers les récits contenus dans les lettres qu’ils envoyaient secrètement à Jurieu, soit de France, soit d’autres pays, et qu’il cite parfois mot à mot. Les Lettres Pastorales sont en effet, dans l’intention de l’auteur, une réponse aux lettres qu’il recevait ainsi qu’un instrument de propagande et de vulgarisation particulièrement avantageux parce que, par ses dimensions réduites, chaque lettre pouvait être introduite en cachette à travers les frontières sans trop de difficultés et permettre ainsi aux fidèles de s’instruire sur les 168 Raffaella Leopardi réponses réformées aux accusations des catholiques, sans devoir lire de trop gros livres 5 . Les huguenots restés en France sont donc le premier public auquel Jurieu s’adresse, dans le but de les consoler, de renforcer leur foi, d’inciter ceux qui avaient cédé aux convertisseurs à se repentir et de soutenir ceux qui résistaient encore. Mais ces fidèles souffrants sont aussi proposés comme modèle à d’autres destinataires, les réfugiés en particulier, qui, à l’abri dans leurs pays d’accueil, risquaient de perdre leur zèle, d’être moins vigilants sur le maintien de la foi orthodoxe, en adhérant aux courants inspirés du rationalisme cartésien, comme le pajonisme, et en arrivant à plaider la nécessité de tolérer toutes les sectes, même les abhorrés sociniens 6 . Jurieu conduit donc une double bataille, à l’extérieur, dans son pays d’origine, contre les persécuteurs et les convertisseurs catholiques, et à l’intérieur, dans le Refuge. D’abord, Jurieu dénonce la tentative d’un certain catholicisme de se présenter sous un aspect bienveillant et sage, ce qui cache en réalité une autre façon d’exercer la coercition, plus subtile et peut-être plus dangereuse que celle des dragons. La violence de ces « séducteurs », comme il les appelle, vise en effet non à soumettre les corps, mais à corrompre les consciences des réformés, à leur instiller, avec de faux raisonnements, la conviction qu’ils peuvent trouver leur bonheur et leur salut dans l’Église catholique 7 . Mais Jurieu se sert des livres de ses adversaires mêmes pour contraster leurs tentatives : aux faux mots rassurants des hommes de l’Église catholique, qui se réjouissent du nombre croissant de nouveaux convertis et nient même qu’une quelconque persécution ait eu lieu (Jurieu prend pour 5 Lettres Pastorales, I,i, p. 3b ; I, xxi, p. 189b. En réalité, beaucoup de cette littérature clandestine était détruite et c’est pourquoi elle était imprimée en grande quantité, avec l’espoir qu’au moins une partie arrive à pénétrer en France. Ce fut probablement grâce à l’aide, aussi économique, de Guillaume d’Orange, dont Jurieu était proche, que l’entreprise put être mise en place. 6 Le pajonisme était un mouvement inspiré de la pensée de Claude Pajon (1626- 1685), professeur de théologie à Saumur, qui eut une grande diffusion au début des années 1660, jusqu’à ce que, suite à la condamnation synodale, son enseignement fut banni des Académies en 1676. Sur ce sujet : A. Gootjes, Claude Pajon (1626-1685) and the Academy of Saumur : the first controversy over grace, Leiden, Brill, 2014 ; Id., « Calvin and Saumur : the case of Claude Pajon (1626-1685) », in Church history and religious culture, LXXXXI (2011), p. 203-214 ; O. Fatio, « Claude Pajon et les mutations de la théologie réformée à l’époque de la Révocation », in R. Zuber et L. Theis (éd.), La Révocation de l’Edit de Nantes et le protestantisme français en 1685, Paris, Société de l’Histoire du Protestantisme Français, 1986, p. 210-227. 7 Lettres Pastorales, I, i, p. 3a-5a. Les Lettres Pastorales de Pierre Jurieu et la persécution des huguenots 169 cible Bossuet et notamment sa Lettre Pastorale aux Nouveaux Catholiques de son Diocèse de 1686), il oppose tout simplement la vérité des faits, et des faits extrêmement sanglants : tortures et meurtres, perpétrés sans aucune pitié pour le sexe ou l’âge avancé. Dans la première Pastorale Jurieu dresse le bilan de la première année après la Révocation : plus de 100.000 personnes, dit-il, ont abandonné le royaume ; 40.000 sont emprisonnées, alors qu’un nombre considérable mais inconnu de fidèles est renfermé « en cachots profonds, obscurs, à cent pieds de profondeur », et ne cesse d’augmenter 8 . Ces chiffres sont probablement exagérés ; mais là le but est de démontrer qu’un plan d’élimination à grande échelle est mis en place en France et qu’on ne peut facilement le cacher ou l’ignorer. Cet argument lui permet non seulement de dénoncer le manque de respect pour les droits des huguenots, mais aussi de soulever le doute le plus profond sur la fiabilité de l’autorité de l’Église de Rome, qui prétend se proposer comme guide infaillible pour connaître le vrai 9 . L’Église catholique (que le théologien considère antichrétienne) s’insère d’après Jurieu dans un tableau général de l’histoire où les faits sont interprétés théologiquement comme faisant partie d’une histoire providentielle, un combat des forces du Bien contre celles du Mal, le bien étant représenté par la Réforme, la « vraie religion », et le mal par tout ce qui s’y oppose 10 . Dans son ouvrage, donc, la persécution subie par les huguenots est décrite comme un vrai martyre. Le théologien narre presque avec complaisance les tortures les plus cruelles auxquelles ses coreligionnaires sont 8 Ibid., I, i, p. 5b. 9 Ibid., I, i, p. 7a : « Maimbourg, Varillas, Brueys, & une infinité d’autres ont eu la hardiesse de dire que les conversions se faisoient sans violence. […] Toute la France l’a vû, toute l’Europe en est témoin ; & l’on ose vous affirmer le contraire de ce que vos yeux voient. Pensez vous que ces Messieurs n’osent vous mentir sur les siecles passez, quand ils vous parlent de la Tradition & de ce qui s’est dit & fait il y a mille & douze cens ans passez ; puis qu’ils n’ont aucun respect pour des veritez presentes & des veritez de fait, dont il y a presque autant de témoins qu’il y a d’hommes vivans. Au nom de Dieu, pensez à cela, & voyez quand on vous défend l’examen, quand on vous dit qu’il en faut croire l’Eglise, c’est à dire, ces faux Pasteurs qui vous parlent, que vous devez ajoûter foi sans prendre connoissance : voyez, dis-je, s’il y a de la seureté à avoir de la confiance pour des gens qui se consacrent au mensonge & qui ont renoncé à toute honte ». 10 La reprise du motif de l’identification de l’Antéchrist avec le Pape, faite par les protestants au XVI e siècle et qui remontait au Moyen Age, a une valeur très politique : elle apparaît dans les mêmes épîtres de la troisième année (Ibid., III, xixiii) où l’entreprise de Guillaume d’Orange est présentée comme un « miracle » voulu de Dieu (Ibid., III, xi-xiv). 170 Raffaella Leopardi soumis et met en évidence la patience et la force d’âme exceptionnelles avec lesquelles ils les supportent : brûlés à petit feu, maintenus vivants parmi les tourments pendant des jours et des semaines grâce à de cruels artifices, ils n’ont jamais prononcé un mot d’impatience, pas une protestation ; au contraire, dit-il, ils ont béni leurs bourreaux, ils ont chanté les lois de Dieu et l’ont invoqué jusqu’à leur dernier soupir. Il est impossible que ces hommes et ces femmes, riches ou pauvres, ignorants ou cultivés, ne soient que des « entestés » qui ont « porté leur opiniastreté jusqu’au supplice ». On peut reconnaître le vrai martyre par ses marques, ses signes distinctifs : « une si profonde humilité », « une patience si exemplaire », « une debonnaireté si achevée », « un zèle si ardent », « une pieté si pure », « une soumission si entiere », « une joye si solide & si éclatante ». Le théologien est convaincu : « l’esprit d’illusion ne fait pas cela, ce sont les caracteres de l’esprit de Dieu, ce sont les fruits de la grace : grace qui ne se donne pas à des reprouvés & à des faux Martyrs » 11 . Au lieu d’induire les autres fidèles à douter de la faveur de Dieu, ces faits devraient renforcer leur foi 12 . Quoique la persécution soit un mal en soi, elle fait néanmoins partie du plan de la Providence divine orienté vers le triomphe de la vraie religion. Dieu demande à ses fidèles un témoignage de leur foi et, en même temps, ce témoignage, possible seulement par l’intervention de sa grâce, pourra fortifier les autres fidèles, en France ou à l’étranger. On retrouve cet argument de consolation et d’édification dans d’autres lettres envoyées par les pasteurs à leurs fidèles éloignés, afin de les inciter à résister à la tentation de se convertir par crainte des tortures : on peut dire qu’il s’agit d’un topos de ce genre épistolaire que Jurieu utilise de façon très adroite 13 . Mais le théologien participe aussi à une bataille de controverse contre la prétendue autorité de l’Église catholique, en cherchant les origines historiques de cette institution, pour démontrer qu’elle a changé et corrompu le culte de l’ancienne Église, et sur le plan des idées il réfute les objections des papistes à la voie d’examen. La possibilité de la « voie d’examen » défendue par les protestants comme alternative à la « voie d’autorité » est un des grands thèmes de la controverse du XVII e siècle. Les catholiques affirmaient qu’il serait impossible, pour tous les croyants, surtout pour ceux sans édu- 11 Ibid., I, i, p. 5a. 12 Ibid., I, i, p. 4b-7b ; II, xxiii, p. 166-167. 13 Par exemple, M.-C. Pitassi, « Écriture épistolaire et conversion : controverses et accompagnement pastoral dans les lettres de Louis Tronchin à Marie de la Fredonnière (1686-1687) », in A. Dunan-Page et Cl. Prunier (éd.), Croire à la lettre : religion et épistolarité dans l’espace franco-britannique, Montpellier, Presses Universitaires de la Méditerranée, 2012, p. 191-208. Les Lettres Pastorales de Pierre Jurieu et la persécution des huguenots 171 cation ni temps à disposition, de comparer les différentes interprétations de la Bible afin de décider quelle est la meilleure. Sur ces bases ils postulaient la nécessité d’avoir recours à une autorité « infaillible » en mesure d’interpréter pour eux les Écritures. Contre ces arguments Jurieu réaffirme la capacité de tout individu, ignorant ou cultivé, de saisir le vrai sens de la Bible grâce à ce qu’il appelle l’« examen d’attention », qui consiste à utiliser les sens et les lumières de l’intellect, qui nous assistent dans la lecture de la Bible, pour s’emparer du sens des mots que l’on lit 14 . Et il profite de l’occasion pour énoncer aussi sa théorie selon laquelle ce qui suffit aux vrais fidèles pour croire avec certitude n’est rien d’autre que le sentiment de la vérité, que le Saint Esprit donne à l’esprit des élus de façon immédiate, et qui ne découle pas des preuves de raisonnement 15 . C’est dans ce cadre théologique et épistémologique de la foi que s’insère un autre élément caractéristique de la pensée de Jurieu, son soutien au prophétisme. Quelques mois avant la publication des Lettres Pastorales, sous l’influence de la littérature millénariste anglaise, le théologien s’était consacré à la lecture de l’Apocalypse et, dans son Accomplissement des prophéties publié au début de 1686, il avait annoncé que, d’après son interprétation, trois ans et demi après la Révocation de l’Édit de Nantes un événement extraordinaire arriverait qui changerait le sort en faveur des réformés. Il fallait donc garder patience pendant quelques années encore pour arriver enfin à voir ce qu’il imaginait être la victoire de « la vraie foi » en Europe 16 . C’est dans cette perspective d’exaltation prophétique que Jurieu écrit ses pastorales, pour inciter les huguenots à supporter leurs tourments, convaincu qu’ils seront bientôt terminés, puisqu’une nouvelle ère pour la Réforme est sur le point de commencer. 14 À la défense de la voie d’examen (Lettres Pastorales, II, i-iv, vii) Jurieu fait suivre la discussion sur l’unité de l’Église (II, x-xii) et sur le principe de l’infaillibilité, personnelle (Ibid., II, viii, p. 60a-63b), de l’Église et des Conciles (Ibid., II, xiii, xiv, xvi-xxiv ; III, ii-v ; déjà en I, iii et xiii). 15 Il n’y a pas besoin d’être infaillible pour trouver la vérité, mais il y a « un moyen infaillible de trouver le vray sens de l’Ecriture pour les choses qui sont necessaires au salut », c’est-à-dire « l’infaillibilité de grâce », qui « appartient à tous les élus & predestinés, quand ils ont reçeu la grace efficace » : Ibid., III, v, p. 33b. Ce motif se retrouve également en P. Jurieu, Le vray système de l’Eglise & la véritable analyse de la foy, Dordrecht, Caspar et T. Goris, 1686, p. 489-91 ; Id., Des droits des deux souverains en matière de religion, Rotterdam, H. De Graef, 1687 (éd. B. de Negroni, Paris, Fayard, 1997), p. 137 ; Id., Traité de la nature et de la grâce, Utrecht, F. Halma, 1687, p. 244-253 ; Id., Seconde Apologie pour M. Jurieu, Rotterdam, A. Archer, 1692, in Œuvres diverses de Pierre Bayle, t. V, 2, p. 535-583, p. 547-548. 16 Id., L’Accomplissement des prophéties, Rotterdam, A. Archer, 1686. 172 Raffaella Leopardi En effet, les mots de Jurieu semblèrent se réaliser en 1688-89, avec la montée du calviniste Guillaume d’Orange au trône d’Angleterre, que le souverain catholique Jaques II Stuart fut obligé d’abandonner. C’est aussi pour défendre la légitimité de cette Glorieuse Révolution que Jurieu dans ses lettres de la troisième année approfondit sa pensée politique : ayant recours aux théories des monarchomaques, au jus naturalis de Grotius et aux doctrines juridiques et politiques anglaises de son époque, il aboutit à une conception qui place l’origine de la souveraineté dans le peuple et s’oppose à tout pouvoir absolu et sans bornes, qui ne respecte ni les droits de Dieu, ni ceux des peuples et des individus 17 . À cause de ces opinions, le théologien s’exposait à la critique d’une partie des réfugiés, qui considéraient dangereux d’attaquer si ouvertement la monarchie et le clergé de France devant toute l’Europe, parce que cela donnait l’occasion aux adversaires d’accuser les protestants d’être des séditieux. Jurieu pourtant ne se soucia pas de ces craintes et n’hésita pas à encourager la rébellion populaire, à vrai dire presque toujours pacifique, qui prit corps dans les « assemblées du Désert », ces regroupements secrets d’un grand nombre de huguenots qui commencèrent à se mettre en place dès le printemps 1686, en particulier dans le Midi, dans la région des Cévennes, en Vivarais et en Dauphiné. En dépit de l’interdiction des lois, les fidèles se réunissaient pour célébrer ensemble le culte, en plein air, dans la campagne ou dans les bois, puisque les temples avaient été abattus 18 . Malgré la méfiance des Églises protestantes, partagée par tous les réformés cultivés et notamment par la majorité des intellectuels du Refuge, à l’égard de tout ce qui pouvait être considéré « superstition » ou « enthousiasme », le théologien fait preuve d’une grande sympathie pour la foi des simples et les formes de la religion populaire 19 . Il se passionne pour des phénomènes d’exaltation religieuse comme les narrations des miracles sonores (des témoins disaient avoir entendu dans l’air des chants des psaumes, alors que ce genre de manifestations avait été interdit) ou les extases des « petits prophètes » : dans le Dauphiné en 1688 de jeunes filles ou garçons d’origine humble avaient commencé à déclamer et à commenter des parties de la Bible, à parler en d’autres langues et à faire des prophéties 20 . La jeune bergère Isabeau Vincent, dont il est question dans la Pastorale du 1 er octobre 1688, est le cas le plus célèbre. 17 Cf. surtout Lettres Pastorales, III, xvi-xviii. 18 Ibid., I, iii-iv ; II, xiv-xv, xxii. 19 Cf. le plaidoyer en faveur de la croyance dans le fait que le temps des miracles n’a pas cessé : Ibid., III, iv, p. 27-32. 20 Ibid., I, vii ; III, iii-iv, xvii. Les Lettres Pastorales de Pierre Jurieu et la persécution des huguenots 173 Entre 1686 et 1689 Jurieu vit son moment de plus grande popularité. Sa croyance en la victoire imminente du protestantisme, fondée sur sa lecture des prophéties bibliques de l’Apocalypse, lui donna l’élan pour écrire ses lettres, prendre le rôle de chef spirituel d’un troupeau lointain, apparemment abandonné à ses souffrances (presque tous les pasteurs ayant été tués, incarcérés, ou s’étant réfugiés à l’étranger). Mais ensuite, comme l’événement tant attendu, la « libération » de la France de la tyrannie du catholicisme et la cessation des persécutions, tardait à arriver malgré l’échéance de la période apparemment indiquée par le texte biblique, il commença à douter de ses convictions et finit par interrompre la production des lettres. Ses pastorales avaient donné vie, pour quelques années, au rêve d’une Europe toute protestante et pacifiée, au moment où les calvinistes de France se trouvaient par contre dans les plus grandes souffrances. Mais l’histoire prit une direction différente de celle qu’il avait prophétisée, et il perdit sa prédominance intellectuelle et son rôle de guide spirituel des consciences des protestants pour se retrouver enfin isolé au sein du Refuge, critiqué à cause de ses positions politiques et théologiques. Néanmoins, il resta fidèle à ses croyances et, désormais proche de la fin de ses jours, il s’exprima en soutien des soulèvements populaires des Camisards. La religion populaire et combattante qui se dégage des Lettres pastorales, fondée surtout sur le « sentiment », est une des caractéristiques les plus originales de la pensée de ce théologien considéré généralement tout simplement comme un bigot intolérant. L’espoir qu’il donna aux réformés avec son ouvrage, destiné pourtant à s’évanouir rapidement, ainsi que sa réflexion politique sur le rôle du pouvoir dans la société, sur la nécessité de trouver un équilibre entre le contrôle collectif exercé par les autorités et le respect des libertés individuelles, ainsi que la passion, l’engagement et le souci constant qu’il démontra pendant trois ans, lui qui était loin et à l’abri aux Pays-Bas, pourraient expliquer l’énorme succès qu’il eut non seulement en France, mais dans toute l’Europe, avant de tomber dans l’oubli, avec ses prophéties et sa théologie controversée, au cours du XVIII e siècle 21 . 21 Cf. par exemple la critique de E. Saurin in Examen de la théologie de Mr. Jurieu, 2 vol., La Haye, L. et H. Van Dole, 1694. La « Moscovie » de La Mothe Le Vayer : pays de l’Europe du Nord ? I OANA M ANEA (U NIVERSITÉ DE F RIBOURG ) Au XVII e siècle, la France et la Moscovie, terme qui, à l’époque, désigne la Russie, entament leurs premières relations diplomatiques. Ainsi, en 1629, Louis Deshayes de Courmemin conclut un traité commercial avec le tsar de la Russie qui, tout en accordant de grands privilèges commerciaux à la France, n’aura pas de conséquences pratiques très importantes. D’autre part, Pierre-Jean Potemkin, le premier ambassadeur envoyé par le tsar en France, arrive en 1668 à la cour de Louis XIV et sa visite assez remarquée sera, entre autres, à l’origine de la pièce de Raymond Poisson, Les Faux- Moscovites. L’attention accordée à la Moscovie par La Mothe Le Vayer dont, globalement parlant, la carrière littéraire se situe entre les deux dates, relève de deux aspects principaux. Il s’agit là, premièrement, de l’intérêt politique et commercial que les Français commencent à manifester pour la Moscovie et, deuxièmement, de la passion manifestée par La Mothe Le Vayer à l’égard des récits de voyage et de la relativisation à laquelle ils donnent naissance. Notre article, dont le but consistera à établir si La Mothe Le Vayer perçoit la Moscovie comme pays de l’Europe du Nord, sera divisé en trois parties, qui auront pour objet la géographie de la Moscovie, les coutumes des Moscovites et l’identité moscovite. Ce faisant, nous essayerons de comprendre si La Mothe Le Vayer se laisse influencer par l’image généralement négative de la Moscovie qui se dégage des ouvrages que lui dédient les Européens d’Occident, qui mettent avant tout l’accent sur la barbarie des Moscovites, que seule la tyrannie du tsar peut maîtriser 1 . 1 Cette idée est exprimée, entre autres, par J.-C. Roberti, « L’image de la Moscovie dans l’opinion française du XVII e siècle », dans M. Mervaud et J.-C. Roberti, éds., Une infinie brutalité. L’image de la Russie dans la France des XVI e et XVII e siècles, Paris, Institut d’Études Slaves, 1991, p. 101-152. 176 Ioana Manea Pour satisfaire sa curiosité à propos de la Moscovie, La Mothe Le Vayer ne peut pas avoir toujours recours aux relations de voyage ou aux traités de ses compatriotes. Les Français arrivent en Moscovie à la fin du XVI e siècle, après d’autres peuples de l’Europe Occidentale comme les Allemands, les Italiens, les Anglais ou les Hollandais 2 . Contrairement aux pays de l’Orient, auxquels les voyageurs français dédient des dizaines de relations de voyage de 1586 à 1689, la Moscovie ne donne guère lieu qu’à six relations de voyage, dont certaines ne seront publiées qu’au XIX e siècle 3 . Certes, La Mothe Le Vayer n’ignore pas les récits des Français tel le capitaine Margeret. Mercenaire qui, entre autres, est parvenu à commander les gardes du corps du tsar éphémère qu’a été le faux Dmitrij, Margeret a été l’auteur de l’État de l’empire de Russie et grand-duché de Moscovie, publié pour la première fois en 1607 et republié en 1669, entre autres, dans le contexte de l’ambassade russe en France. Toujours est-il que, pour étoffer ses connaissances sur la Russie, l’érudit La Mothe Le Vayer est obligé de se servir des ouvrages rédigés par des étrangers qui ont eu des contacts plus ou moins directs avec la Moscovie. Dans ce sens, on peut citer les Rerum Moscoviticarum Commentarii publiés en 1549 à Vienne et rédigés par Sigismond von Herberstein, diplomate au service des Habsbourg, ainsi que la Relation du voyage en Moscovie, Tartarie et Perse, écrite par Adam Olearius, secrétaire de l’ambassadeur envoyé en Perse par Frédéric III de Holstein-Gottorp. Traduit pour la première fois en français en 1656, l’ouvrage d’Olearius est paru pour la première fois en allemand, en 1647. La Mothe Le Vayer fait encore usage de la Sarmatiæ Europeæ descriptio, un plagiat du traité d’Herberstein, publié en 1578 à Cracovie et appartenant à Roberto Guagnini, militaire dans l’armée polonaise. Enfin, le Libellus de legatione Basilii Magni de l’historien Paolo Giovio, publié en 1529 et rédigé après la rencontre à Rome avec le diplomate moscovite Dmitrij Gerasimov est, lui aussi, mis à profit par notre auteur. De manière générale, La Mothe Le Vayer est fidèle à ses sources, qu’il cite d’habitude en marge de la page. 1. La géographie de la Moscovie La description systématique de l’empire ou le grand duché de la Moscovie, pour laquelle il est susceptible de se fonder sur les sources que nous venons d’évoquer, n’apparaît qu’une fois dans son œuvre, dans le traité 2 Voir Stéphane Mund, Orbis Russiarum. Genèse et développement de la représentation du monde « russe » en Occident à la Renaissance, Genève, Droz, 2003, p. 43-44. 3 Voir Michel Mervaud, « La Russie vue par les voyageurs français du XVI e et du XVII e siècles », dans M. Mervaud et J.-C. Roberti, éds., Une Infinie brutalité, p. 13. La « Moscovie » de La Mothe Le Vayer 177 intitulé La Géographie du Prince (1651), faisant partie des Sciences dont la connaissance peut être utile à un Prince, censé apprendre au Dauphin comment gouverner ses sujets à partir d’exemples concrets 4 . À l’encontre des auteurs comme Herberstein, selon lesquels l’appartenance de la Moscovie à l’Europe était problématique, La Mothe Le Vayer soutient qu’elle est hors de doute : non seulement la « meilleure partie de ses Etats » et « ce qu’il y a de Provinces cultivées ou habitées » est en Europe mais, de plus, sa capitale, « Moscow », est européenne. Encore qu’il ne le formule pas explicitement, on peut supposer que, dans sa perception, la Moscovie fait partie de l’Europe du Nord. Délimitée au nord par la « Mer Glaciale », la Moscovie qui, à croire l’auteur, s’étend entre 52 et 70 degrés de latitude, sinon même au-delà, se partage avec la Suède des régions comme la « Lappie », qui confine à la « Scriofinnie », où se trouve l’extrémité nord de l’Europe 5 . Le climat de la Moscovie, quant à lui, confirme son appartenance aux pays de l’Europe du Nord. Entre autres, en Moscovie il y a des « froids excessifs », qui sont à l’origine des phénomènes exceptionnels comme, par exemple, les « grandes gelées » à cause desquelles la terre se fend 6 . 2. Les coutumes des Moscovites La Moscovie n’est pas inhospitalière seulement à cause de son climat extrême, mais aussi en raison de la manière dont les étrangers y sont traités : la permission d’entrer en Moscovie ou d’en sortir, qui s’obtient avec beaucoup de peine et dont personne n’est exempt, n’est accordée que par le tsar. Les Moscovites sont tellement méfiants à l’égard des étrangers qu’ils sont le peuple le moins accueillant du monde. Les lecteurs de La Mothe Le Vayer peuvent sans doute conclure que l’isolement où vivent les Russes ne peut pas rester sans conséquences sur la manière dont ils sont connus et perçus par l’Europe Occidentale. Ainsi, à part le chapitre dédié à la Moscovie dans le traité pédagogique rédigé à l’intention du Dauphin, les mentions des Moscovites sont éparses dans les œuvres de La Mothe Le Vayer. 4 Voir Philippe-Joseph Salazar, « La Divine Sceptique ». Éthique et Rhétorique au 17 e siècle, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 2000, p. 42-43. 5 La Mothe Le Vayer, « Chapitre XXXI. De la Moscovie », « Chapitre XXX. Du Roiaume de Suede » et « Chapitre XVIII. De l’Europe », dans Œuvres, Dresde, Michel Groell, 1756-1759, I/ II (édition en sept volumes, chaque volume étant divisé en deux parties ; ici et après le premier chiffre renvoie au volume, le deuxième à la partie), p. 31-32, 51-53. 6 La Mothe Le Vayer, « Chapitre XXXI. De la Moscovie », Œuvres, I/ II, p. 55 et Lettre XX. Du Froid, Œuvres, VI/ I, p. 187-188. 178 Ioana Manea Toujours est-il que les textes où l’on retrouve les Moscovites ne relèvent pas du même registre. Comme son titre le laisse sans doute deviner, le traité La Géographie du Prince, qui contient la description de la Moscovie, est écrit au mode le plus sérieux. Par contre, les autres textes qui sont le résultat d’un « loisir studieux » cher à La Mothe Le Vayer, présentent les Moscovites bien souvent dans des contextes moins sérieux, voire obscènes, comme il arrive parfois dans les Dialogues faits à l’imitation des Anciens, parus pour la première fois sous le couvert d’anonymat. Les mentions des Moscovites relèvent du discours rapporté et, le plus souvent, désignent les sujets du tsar de manière générale, à travers des énoncés où est employé le présent historique. Le monde des Moscovites, tel qu’il est dépeint par les exemples cités par l’auteur, est tellement différent de celui des Occidentaux et en particulier des Français, qu’il semble un « anti-monde 7 ». Dans les ouvrages parus tout au long de la carrière de La Mothe Le Vayer, les Moscovites sont d’habitude évoqués pour illustrer le dixième trope d’Énèsimède, qui a pour objet « les modes de vie, les coutumes, les lois, les croyances aux mythes et les suppositions dogmatiques 8 ». L’exemple apparemment banal des couturiers moscovites qui cousent « tout au rebours 9 » semble révélateur de l’opposition entre les sociétés française et moscovite. Le seul Moscovite que La Mothe Le Vayer distingue est le tsar, qui dispose d’un pouvoir illimité sur la vie et les biens de tous ses sujets, indépendamment du fait qu’ils soient nobles ou roturiers. Contrairement à l’héritage romain et byzantin que les souverains russes invoquent à l’appui de leur autorité, en revendiquant pour leur pays le statut de « troisième Rome », dans la vision de La Mothe Le Vayer, le souverain russe se rapproche plutôt des princes asiatiques. Pareillement au Grand Turc qui dispose de ses janissaires, le « Grand Duc » dispose d’une garde de vingtcinq mille hommes 10 . Tout comme l’empereur chinois, l’empereur moscovite défend à ses sujets, gentilshommes ou roturiers, de quitter le pays sans son accord 11 . Bien que, dans leur désir de surpasser leurs sujets, la plupart des princes aspirent, de la même manière que le « grand Knez » moscovite, à être considérés comme les plus « habiles », ou les plus savants, ils ne vont 7 Voir J.-C. Roberti « L’image de la Moscovie dans l’opinion française du XVII e siècle », p. 151. 8 Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, I, 14 [145], introduction, notes et commentaires par P. Pellegrin, Paris, Seuil, 1997. 9 La Mothe Le Vayer, Lettre LXXVII. De l’Éloignement de son pays, Œuvres, VI/ II, p. 238. 10 La Mothe Le Vayer, « Chapitre XXXI. De la Moscovie », Œuvres, I/ II, p. 55. 11 La Mothe Le Vayer, Lettre VI. De l’Utilité des voyages, Œuvres, VI/ I, p. 65. La « Moscovie » de La Mothe Le Vayer 179 pas, comme lui, jusqu’à interdire « toute sorte d’académies », à l’exception des écoles où l’on apprend à lire et à écrire. Entre les lignes, La Mothe Le Vayer oppose la société moscovite, condamnée à l’ignorance par le tsar, à la société française. En France, les arts et les sciences sont cultivés par les individus qui se rencontrent dans les académies florissantes et sont même encouragés par le roi, notamment, pouvons-nous ajouter, lorsqu’ils sont susceptibles de consolider son pouvoir 12 . Toutefois, pour montrer que le pouvoir apparemment discrétionnaire des tsars a ses limites, l’auteur à recours à une anecdote dont l’intention satyrique est manifeste : en dépit de la toute-puissance que lui conférait sa fonction, l’empereur Ivan n’était pas à l’abri de toute faiblesse, car il s’évanouissait chaque fois qu’il rencontrait une femme 13 . Le pouvoir despotique que le tsar exerce sur ses sujets a un équivalent dans la manière dont les hommes traitent, pour ne pas dire maltraitent, leurs femmes et leurs enfants. À croire La Mothe Le Vayer, la condition des femmes moscovites, telle qu’elle est décrite par Herberstein, est relativement similaire à celle des femmes musulmanes, ce qui la rend évidemment peu enviable en comparaison avec le statut des Françaises. Sans doute l’auteur pense-t-il au fait qu’en France les femmes assument le rôle d’arbitres de la vie mondaine et agissent pour polir le goût, les manières, la langue, les divertissements 14 . Les femmes moscovites, quant à elles, sont loin d’avoir des prétentions assez raffinées. Vivant dans un pays que, pour une fois, l’écrivain n’hésite pas à traiter de « barbare », elles ne s’estiment pas aimées si elles ne sont pas au moins giflées de temps en temps 15 , selon un lieu commun qui, par ailleurs, est contesté par Olearius. Quant à l’autorité du père sur ses enfants, selon un usage que les Moscovites ont en commun avec les Tartares, elle va jusqu’à permettre au père de vendre trois fois ses enfants et à lui faire perdre tout droit sur eux après la quatrième fois 16 . Ce que les Occidentaux sont susceptibles de qualifier de brutalité ou de barbarie ne participe pas seulement de l’attitude des hommes moscovites à 12 Orontes, De la politique, dans La Mothe Le Vayer, Dialogues faits à l’imitation des Anciens, éd. A. Pessel, Paris, Fayard, 1988, p. 430. 13 Eleus, Du Mariage, Dialogues faits à l’imitation des Anciens, p. 507-508. 14 Cette idée est, entre autres, exprimée, par Benedetta Craveri, dans L’Âge de la conversation (2001), trad. É. Deschamps-Pria, Paris, Gallimard, 2002, p. 25-26. 15 La Mothe Le Vayer, Lettre LXXXVI. D’un Divorce, Œuvres, VI/ II, p. 319. 16 La Mothe Le Vayer, Quatorzième Homilie académique. Des Pères et des enfants, Œuvres, III/ II, p. 213. Bien qu’il se rapporte toujours à Herberstein, Ephestion (De la philosophie sceptique, Dialogues faits à l’imitation des Anciens, p. 44) renchérit sur l’autorité des pères et soutient qu’elle leur permet d’aller jusqu’à vendre quatre fois leurs enfants. 180 Ioana Manea l’égard de leurs femmes ou de leurs enfants, mais aussi du rapport qu’ils ont avec leur propre corps. À ce propos, La Mothe Le Vayer s’arrête notamment sur les pratiques sexuelles des Moscovites et sur la manière dont ils soignent leurs maladies. En évoquant la sexualité des Moscovites, il n’hésite pas à aller jusqu’aux exemples licencieux. Aussi les présente-t-il non seulement comme étant des plus portés à l’homosexualité, mais aussi comme se livrant à la bestialité 17 . Quant aux remèdes utilisés par les Moscovites, le meilleur d’entre eux consiste, selon La Mothe Le Vayer qui se fonde sur Margeret, à administrer une charge de poudre d’arquebuse diluée dans un grand verre d’eau-de-vie 18 . Sans dériver ce traitement du cliché sur l’alcoolisme des Moscovites, l’auteur met en évidence son caractère insolite à travers une interrogation rhétorique. Encore qu’ils n’aient peut-être pas ignoré certaines qualités thérapeutiques de la poudre d’arquebuse, les contemporains de La Mothe Le Vayer n’allaient pas jusqu’à croire que, pour avoir des effets bénéfiques, elle pouvait être avalée. Tout en mettant en évidence les oppositions entre les coutumes des Français et celles des Moscovites, La Mothe Le Vayer ne noircit pas les habitants de la Moscovie. Certes, il y a des peuples de l’Europe du Nord dont l’auteur regarde avec condescendance le manque de civilisation, mais il s’agit là, par exemple, de ces « pauvres Sauvages de Groenland » qui, au bon traitement que leur offrait le roi du Danemark, ont préféré s’assumer le risque de périr sur la mer, à la recherche de leur pays 19 . Du reste, non seulement La Mothe Le Vayer ne traite pas les Moscovites de barbares mais, de plus, il semble être bien au courant du caractère relatif de cette épithète. Le rituel qu’il raconte et qui peut aboutir à cette conclusion est celui qui se déroule lors du couronnement du souverain moscovite. En adressant au tsar, lors de son sacre, le vœu de soumettre toutes les langues, « ses peuples » lui souhaitent, à travers une métonymie, de soumettre tout le monde, qui « leur est barbare sans exception 20 ». Apparemment moins sensibles aux nuances que les Occidentaux, les Moscovites se considèrent comme distincts de tous les autres peuples. Conscient que la barbarie d’un peuple est discutable, La Mothe Le Vayer évoque les coutumes moscovites surtout pour mettre en question le caractère absolu que les Occidentaux attribuent à leurs propres coutumes. Ce faisant, il n’a pas une vision idyllique des Moscovites. Entre autres, il est au courant du fait que, eux aussi, pratiquent la torture dont il a horreur, puisque son but est de rendre la mort plus pénible. Ainsi, il sait bien qu’ils 17 Erastus, Le Banquet sceptique, Dialogues faits à l’imitation des Anciens, p. 101, 97. 18 La Mothe Le Vayer, Lettre XLVIII. Des Remèdes, Œuvres, VI/ I, p. 429. 19 La Mothe Le Vayer, Lettre XX. Du Froid, Œuvres, VI/ I, p. 190-191. 20 La Mothe Le Vayer, Lettre XXXIV. Des Langues, Œuvres, VI/ I, p. 313-314. La « Moscovie » de La Mothe Le Vayer 181 ne sont pas restés sans avoir leur propre invention en matière de supplices : leur supplice à eux consiste à jeter d’un lieu qui est haut de l’eau froide sur un « pauvre patient 21 ». Néanmoins, les tortures qu’ils pratiquent ne rendent pas les Moscovites plus barbares que d’autres peuples. Si les Moscovites sont des barbares, ils le sont peut-être dans la même mesure que tous les autres individus : selon La Mothe Le Vayer, l’homme est le pire ennemi de l’homme, dont la méchanceté dépasse même celle des bêtes sauvages, qui ne nuisent jamais aux autres membres de leur espèce 22 . Il va sans dire que, si les Moscovites ne sont pas dépeints par La Mothe Le Vayer comme des barbares, leur religion n’est pas non plus, comme dans la vision de certains de ses contemporains, responsable de leur prétendue immoralité 23 . Certes, l’auteur est au courant de la situation de l’Église orthodoxe russe, qui ne reconnaît pas l’autorité du Saint-Siège et qui est devenue autocéphale. De plus, quoiqu’il n’exprime aucune opinion sur la tolérance religieuse dont font preuve les Moscovites, il évoque les adeptes de l’Islam et du paganisme qui se trouvent dans l’empire moscovite 24 . Tout en présentant les Moscovites comme des chrétiens, l’auteur met en évidence leurs superstitions qui sont relativement similaires à celles des Gentils, Juifs ou Turcs. Partagées sur l’appartenance des Moscovites au christianisme ou à l’idolâtrie, les relations de voyage et les traités qui en font l’objet mettent en relief de manière unanime leurs croyances superstitieuses. Entre autres, selon La Mothe Le Vayer, les Moscovites qui donnent aux morts une monnaie pour saint Pierre rappellent les païens qui mettaient dans la bouche de leurs morts une monnaie pour payer à Charron leur passage. Néanmoins, ce rituel semble moins suspect si l’on pense qu’il est également adopté par « assez d’autres Chrétiens 25 ». Par ailleurs, l’interdit qui frappe le veau chez les Moscovites est mis en parallèle avec celui qui frappe le porc chez les Juifs et les Turcs ou la vache chez les païens indiens 26 . Du reste, comme la superstition est l’une des cibles privilégiées de La Mothe Le Vayer, lorsqu’il en est question, il n’épargne pas ses contemporains français. Qui pourrait s’empêcher de sourire en lisant, dans l’inventaire des saints dressé dans l’Hexaméron rustique, que ceux qui toussent se placent sous la protection de la Toussaint et que les tailleurs, « qui prennent 21 La Mothe Le Vayer, Lettre XLII. Des Supplices, Œuvres, VI/ I, p. 383. 22 Ephestion, De la Philosophie sceptique, Dialogues faits à l’imitation des Anciens, p. 50-51. 23 Voir J.-C. Roberti, « L’image de la Moscovie dans l’opinion française du XVII e siècle », p. 118. 24 La Mothe Le Vayer, « Chapitre XXXI. De la Moscovie », Œuvres, I/ II, p. 54. 25 La Mothe Le Vayer, Lettre XXIII. Des Pompes funèbres, Œuvres, VI/ I, p. 217. 26 Xenomanes, Le Banquet sceptique, p. 83. 182 Ioana Manea souvent autant d’etoffe pour un habit seul, qu’il en faudroit pour trois », se placent sous la protection de la Trinité 27 ? Au fond, selon La Mothe Le Vayer, en dépit de leur différence en matière de religion, les Moscovites pourraient bien démontrer, tout comme les Français, que « l’homme est un ingénieux animal à se tromper lui-même, surtout quand c’est en faveur de quelque superstition 28 ». 3. L’identité moscovite Encore qu’ils soient peut-être aussi superstitieux et aussi cruels que tous les autres hommes et notamment les Français, les Moscovites n’en ont pas moins une identité qui est radicalement autre. L’altérité des Moscovites se traduit par l’opposition en matière de coutumes et par la différence en matière de croyances religieuses. Contrairement à beaucoup de ses contemporains, l’auteur ne conclut pas de l’altérité des Moscovites à leur infériorité. D’ailleurs, même s’il avait clairement présenté les mœurs des Moscovites comme la conséquence de la géographie de leur pays et du climat où ils vivent, La Mothe Le Vayer n’en aurait pas déduit que les Français leur sont supérieurs. Son goût pour le paradoxe et sa méfiance à l’égard des théories prétendument scientifiques l’empêchent de donner entièrement son assentiment à la théorie des climats. Quelque privilégié que soit l’esprit des individus vivant dans les pays chauds du fait de la position des lieux et du climat, il est parfois sensiblement devancé par celui des individus « qui souffrent les longues & aspres froidures », mais qui sont parfois particulièrement favorisés par Dieu et par la nature 29 . Pourtant, La Mothe Le Vayer ne dépeint pas les Moscovites comme un peuple qui est nécessairement lié à l’Europe du Nord. À l’encontre de la position géographique du pays, qui est clairement définie, l’identité des Moscovites est beaucoup plus difficile à cerner. Dans ce sens, les barrières qui séparent les Moscovites des Occidentaux et qui semblent être l’expression de la réserve manifestée par les uns envers les autres ne restent pas sans effets. Certes, parfois, il y a des points sur lesquels les habitants de la Moscovie se rencontrent avec certains des habitants de l’Europe occidentale : par exemple, après le déjeuner, tous les Moscovites, du tsar jusqu’au dernier de ses sujets, font la sieste, « à l’Espagnole 30 ». Néanmoins, selon La Mothe Le Vayer, le trait principal de l’identité des Moscovites pourrait parti- 27 Marulle, dans Hexaméron rustique (1670), Paris, L. Billaine, 1671, p. 211, 218. 28 La Mothe Le Vayer, Lettre CVI. Des Oracles, Œuvres, VII/ I, p. 183. 29 La Mothe Le Vayer, Lettre CXXVI. De la Différence des esprits, Œuvres, VII/ I, p. 406. 30 La Mothe Le Vayer, Lettre LXXXIX. Remarques géographiques, Œuvres, VI/ II, p. 363. La « Moscovie » de La Mothe Le Vayer 183 ciper de leur aptitude à démontrer que les Occidentaux peuvent trouver un monde complètement différent sans être obligés de quitter l’Europe et d’aller, par exemple, en Chine. Les éléments qui mettent leur empreinte sur l’identité moscovite sont nombreux. Ainsi, quoique leur origine ne soit pas mentionnée, certains des usages moscovites évoqués par notre auteur, comme celui de commencer l’année au mois de septembre, démontrent que la Moscovie est tributaire de l’héritage byzantin. D’autres coutumes moscovites semblent souvent proches de celles des peuples asiatiques. Le tsar a des privilèges et des pouvoirs qui font penser à ceux des souverains turcs ou chinois. Les pères moscovites ont les mêmes droits sur leurs enfants que les pères tartares. En se faisant les ongles aussi noires que possible, les femmes moscovites suivent la même mode que les femmes tartares 31 . Les croyances des Moscovites sont parfois comparables à celles des païens indiens. Néanmoins, il serait hasardeux de tirer la conclusion que, dans la vision de La Mothe Le Vayer, les Moscovites sont un peuple asiatique ou idolâtre. En réalité, l’identité des Moscovites reste à découvrir : entre autres, ils sont beaucoup moins présents dans les œuvres de notre auteur que des peuples comme les Chinois. Cette ignorance des Moscovites et de leur pays ressort, par exemple, de l’opuscule intitulé Des Voyages (1647). Encore qu’à cette époque le pays des Moscovites ne présente pas un grand intérêt commercial pour la France, il ne mérite pas moins, selon La Mothe Le Vayer, d’être exploré : les informations sur la Moscovie ne sont pas susceptibles seulement de donner une image plus vaste du commerce que les Hollandais, Anglais et Danois y font, mais aussi de nourrir de « belles Relations 32 » qui, pouvons-nous supposer, apporteraient des éléments nécessaires à la meilleure compréhension de l’identité moscovite. En s’intéressant à la Moscovie, pays à propos duquel, à l’époque, on ne sait pas beaucoup, l’auteur est loin de chercher l’exotisme qui fait que, sans être totalement ignorants des différences qui les séparent des Moscovites, ses contemporains occidentaux leur préfèrent les Chinois ou les sauvages 33 . Au fond, les Moscovites sont considérés par La Mothe Le Vayer comme susceptibles d’être suffisamment différents pour pouvoir lui permettre de s’adonner à l’une de ses activités intellectuelles favorites, la réflexion sur les contrariétés entre les coutumes des différents peuples, qui participent de l’illustration du dixième trope sceptique. 31 La Mothe Le Vayer, V. Des Couleurs, dans Opuscules, ou petits traités, Œuvres, III/ I, p. 117. 32 La Mothe Le Vayer, Des Voyages, dans Opuscules ou petits traités, Œuvres, II/ II, p. 83-84. 33 Voir Michel Mervaud, « La Russie vue par les voyageurs français du XVI e et du XVII e siècles », p. 17-18. Comment peut-on être lapon ? Singularités nordiques : J.-F. Regnard en Europe du Nord, entre anomalie et ironie S YLVIE R EQUEMORA -G ROS (A IX -M ARSEILLE U NIVERSITÉ ) Jean-François Regnard voyage en Laponie 1 en 1681, mais son récit n’est publié qu’en 1731, à titre posthume. Plusieurs supputations ont été faites sur l’absence de parution de son vivant. D’une part, une grande partie de ses informations est tirée de la Lapponia id est regionis Lapponum de Johannes Scheffer, dont l’étude sur la Laponie est publiée en latin en 1673 et traduite en français par le Père A. Lubin, sous le titre de Histoire de la Laponie, en 1678 2 . Regnard en découvrant l’existence de cette traduction, aurait alors choisi de ne pas publier son récit riche en « plagiats » 3 . Pourtant Scheffer n’est jamais allé en Laponie, contrairement à Regnard. Le texte de Scheffer est une compilation des comptes rendus de prêtres et paroissiens sollicités 1 Cette manière de désigner la Scandinavie du Nord est prise dans son sens historique. Aujourd’hui, dire « lapon » revient au même que d’utiliser l’expression « nègre » ou « cafre » : dévaluée et méprisante, la formule n’est pas politiquement correcte et tous les instituts polaires ainsi que les guides de Laponie conseillent de parler du peuple « same » (ou « sâme ») ou des « samis » (ou « saamis »). Le peuple Saami s’autodésigne sous le nom « Sàmi » ou « Saami », le terme « Lapon » étant considéré comme blessant à cause de son étymologie en Haut-Allemand, où « lapp » signifie « idiot ». Ils appellent leurs terres ancestrales Sápmi (Laponie). 2 Johannes Scheffer, Lapponia, id est regionis Lapponum et gentis nova et verissima descriptio. In qua multa De origine superstitione, sacris magicis, victu, cultu, negotiis Lapponum, item Animalium, metallorumque indole, quæ in terris eorum proventium, hactenus incognita. Produntur, et eiconibus adjectis cum cura illustrantur, Francofurti, ex officina Christiani Wolffii, 1673 (trad. fr. : Histoire de la Laponie, sa description, l’origine, les mœurs, la manière de vivre de ses Habitans, leur Religion, leur Magie, & les choses rares du Païs, Paris, Olivier de Varennes, 1678). 3 Voir Théophile Cart, « Le Voyage en Laponie de Regnard », Revue des cours et conférences, Paris, Société française d’imprimerie et de librairie, n°24 (mai 1900), pp. 321-327. Sylvie Requemora-Gros 186 par ce Strasbourgeois allemand qui devient en 1647 le premier professeur de philologie classique à l’université d’Uppsala. D’autre part, au moment où la Suède abandonne son alliance avec la France, le Danemark se rapproche d’elle et, ainsi, a été évoquée 4 la possibilité d’une mission secrète pour rassurer le chancelier danois. Quoi qu’il en soit, le voyage de Regnard a bel et bien été authentifié : il laissa une inscription latine 5 , que vit La Motraye 6 4 Voir Alexandre Calame, Regnard, sa vie et son œuvre, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Publications de la Faculté des Lettres d'Alger », XXXVII, 1960. Voir aussi Alessandra Orlandini Carcreff, Au pays des vendeurs de vent. Voyager en Laponie et en Finlande du XV e au XIX e siècle, Aix en Provence, PUP, coll. « Textuelles », 2017. 5 Les Œuvres de Mr Regnard, tome I contenant ses Voyages de Flandres, d’Hollande, Suède, Dannemark, la Laponie, la Pologne & l’Allemagne, Paris, Pierre-Jaques Ribou, 1731, t. 1, p. 171 : « Nous fûmes occupés le reste de ce jour, et toute la matinée du mardi, à graver sur une pierre des monuments éternels, qui devaient faire connaître à la postérité que trois Français n’avaient cessé de voyager qu’où la terre leur avait manqué, et que, malgré les malheurs qu’ils avaient essuyés, et qui auraient rebuté beaucoup d’autres qu’eux, ils étaient venus planter leurs colonnes au bout du monde, et que la matière avait plutôt manqué à leurs travaux que le courage à les souffrir. L’inscription était telle : Gallia nos genuit, vidit nos Africa ; Gangem Hausimus, Europamque oculis lustravimus omnem : Casibus et variis actis terraque marique, Hic tantem stetimus, nobis ubi defuit orbis. D E F ERCOURT , DE C ORBERON , R EGNARD . 18 Augusti 1681. Nous gravâmes ces vers sur la pierre et sur le bois ; et quoique le lieu où nous étions ne fût pas le véritable endroit pour les mettre, nous y laissâmes pourtant ceux que nous avions gravés sur le bois, qui furent mis dans l’église au-dessus de l’autel. Nous portâmes les autres avec nous pour les mettre au bout du lac de Tornotresch, d’où l’on voit la mer Glaciale, et où finit l’univers ». 6 Traduction de La Mottraye (Voyages, La Haye, T. Johnson et J. Van Duren, 1727, t. II, p. 360, je souligne les différences) : « Après une course de trois Milles sur la plaine glaciale, notre précurseur me montra le non plus ultra de trois voyageurs François, à qui il me dit qu’il avoit fourni près de trente-sept ans auparavant des bateaux sur le même Lac dégelé. Ce non plus ultra est l’extrémité d’une chaine de montagnes toutes nues […], composant une espece de presqu’Isle, qu’il nommoit Pescomarca […], de laquelle ces Messieurs ont voulu faire regarder le bout, comme celui du monde de ce côté-là […]. Le vieillard m’indiquant autant que sa mémoire le lui fournissoit l’endroit où il les avoit vû graver quelque chose qu’il ne connoissoit, disoit-il, pas, j’arrachai la mousse du rocher, & y découvris ces vers bien lisibles, Gallia nos genuit; vidit nos Africa; Gangem Hausimus, Europamque oculis lustravimus omnem: Comment peut-on être lapon ? 187 en 1718, soit trente-six ans après le passage de Regnard et ses compagnons, et qui est encore visible aujourd’hui dans l’église de Jukkasjärvi, près de Kiruna en Suède : Inscription de Regnard sur un dossier de traîneau de rennes en bois, église de Jukkasjärvi (Suède), cliché S. Requemora-Gros. La série de récits de voyage vers la Laponie est sans doute la plus représentative de l’écriture paradoxale de J.F. Regnard. Un des premiers Français à avoir entrepris le voyage vers l’extrême nord, il en a rapporté des remarques à la fois anthropologiques, sociologiques, et critiques. Mais libertin épicurien et savant voyageur, Regnard propose aussi bien des descriptions réalistes d’us et coutumes très lointaines de Versailles et de sa cour, que des méditations ironiques, moins sur les hommes du Nord que sur le sentiment géocentrique des voyageurs européens de son temps. Bien avant Montesquieu, Regnard pose la question ironique à double entente : comment peut-on être nordique ? comment peut-on être « ce petit animal qu’on appelle lapon » 7 ? et surtout comment prétendre « qu’il n’y en a point, après le singe, qui approche plus de l’homme » 8 ? Casibus et variis acti terraque marique, Stetimus hic tandem, nobis ubi de fuit orbis D E F ERCOURT , D E C ORBERON , R EYGNARD Ad Pescomarcam 18. Aug. 1681 C’est-à-dire, « La France nous a donné la naissance. Nous avons vu l’Afrique et le Gange, parcouru toute l’Europe. Nous avons eu différentes aventures, tant par mer que par terre ; et nous nous sommes arrêtez en cet endroit, où le monde nous a manqué. A Peskomarca, ce 18. Août 1681 ». 7 Les Œuvres de Mr Regnard, p. 130. 8 Ibid. Sylvie Requemora-Gros 188 Pour un voyageur, arriver à Torno « dernière ville du monde du côté du Nord » 9 est une forme de but extrême, elle représente la porte vers un ailleurs radical, une barbarie septentrionale, en quelque sorte. La Laponie n’a pas d’unité géographique, elle est une terre de carrefour, avec seule spécificité d’être une région habitée par des Lapons, décimés dès le IX e siècle par une traite systématique des trappeurs finnois, puis rattachés à la couronne suédoise au XVI e siècle par Gustave Vasa. Les traités de Täyssina (1595) et de Knäred (1613) partagent politiquement la Laponie entre la Suède, la Russie et le Danemark. Regnard se met en route le 26 avril 1681 vers les Flandres, la Hollande puis le Danemark et la Suède, et à la sollicitation du roi de Suède, s’embarque à Stockholm le 23 juillet pour la Laponie avec Messieurs Corberon et de Fercourt, et reviendra en France le 4 décembre 1681 10 . Il reste un mois et demi en Laponie, où il parcourt environ mille kilomètres en un mois. Il rencontre des « Lapons » et les décrit ainsi : ces hommes sont faits tout autrement que les autres. La hauteur des plus grands n’excède pas trois coudées ; et je ne vois pas de figure plus propre à faire rire. Ils ont la tête grosse, le visage large et plat, le nez écrasé, les yeux petits, la bouche large, et une barbe épaisse qui leur pend sur l’estomac 11 . En comparant cette description avec les gravures de Michault contenues dans le récit traduit de Scheffer, on se rend bien compte du regard de biais, ironique et libertin que pose Regnard, à la fois sur les Sames, mais aussi sur les voyageurs européens convaincus de leur supériorité. À partir des textes de Scheffer et de La Motraye, le lecteur réalise mieux le travail de transformation et de création que propose Regnard, qui plus qu’œuvre d’ethnologue, fait œuvre de littérateur libertin, utilisant à la fin du XVII e siècle, au même moment que les utopies en terre australe, la Laponie non pas pour la transformer en utopie septentrionale 12 mais pour faire réfléchir à la possibilité d’un texte viatique ironiquement pervers dans la 9 Ibid., p. 97. 10 « Le texte du Voyage de Pologne porte la date de 1683. Il est suffisamment évident tant par la lettre à Marcadé (« Je pars incessamment pour France ») que par la présence attestée de Regnard à Paris le 17 mars 1682 qu’il convient de rectifier 1683 en 1681 » (A. Calame, Regnard, p. 41). 11 Les Œuvres de Mr Regnard, p. 129. 12 Voir Simon Tyssot de Patot, La vie, les aventures et le voyage de Groenland du Révérend Père Cordelier Pierre de Mésange, 2 tomes, 1720 (éd. Raymond Trousson, Genève, Slatkine Reprints, 1979), ou le texte anonyme Le passage du Pôle Arctique au Pôle Antarctique par le centre du Monde, 1721 (Préface d’Emmanuel Bernard, Lagrasse, Paris, Editions Verdier, 1980). Merci à Pierre Ronzeaud pour ces références utopiques. Comment peut-on être lapon ? 189 mesure où la contre-utopie qu’il propose sert surtout à se jouer des clichés des voyageurs européens. Le Lapon de Regnard peut facilement être comparé à la description que faisaient les voyageurs à la même époque de son antipode africain, le Cafre, et il est possible de voir, dans la description qui est faite du Lapon, un « Cafre du Nord » 13 : animalisé, au physique à nez épaté et bouche large, nomade, adepte de rituels chamaniques proches du vaudou africain, livré aux missionnaires évangélisateurs, mais réfractaire et conservant secrètement ses propres croyances. Entre « Cafre » du Nord et « Cafre » du Sud, les concordances sont nombreuses : animalisation de l’Autre par les portraits physiques et par l’observation des mœurs nomades, diabolisation de l’Autre par le récit des rituels vaudous et le peu de succès de l’évangélisation. Bien sûr, les peuples du Nord, avec leur vêtements velus, leur rennes, leur ski, leur sauna, etc. que découvre le voyageur curieux de ces singularités, diffèrent des peuples du Sud, avec leurs pagnes et leur nudité, leurs lézards et éléphants, etc. Mais ces singularités spécifiques semblent perçues comme des à côtés « exotiques », au sens étymologique, extérieures à ce qui fait ou non leur humanité. Leur identité, elle, est représentée de façon concordante, comme ces représentations des Sauvages du Sud dans les vignettes de la carte Africa de Blaeu comparées à celle du Sauvage du Nord dans la carte du pôle arctique de Blaeu comprenant la Laponie : deux visions d’effroi de dévoration et d’ensauvagement. Les « Cafres » sont plus des prétextes à une réflexion sur la culture de référence, le lieu d’origine, que sur l’ailleurs qui n’est en fait pas découvert et encore moins interrogé. Ainsi, Regnard, lorsqu’il termine la description du « petit animal qu’on appelle lapon », conclutil que « cette petite machine semble remuer par ressorts » 14 , ce qui s’avère être bien plus une pique anticartésienne contre la théorie des animauxmachines qu’une observation anthropologique. Se concentrer sur quelques scènes regnardiennes, comme celles consacrées au mariage et à l’art sorcier lapons, qui, certes reprennent les thèmes de Scheffer, mais d’une manière bien différente et caractéristique de l’esthétique libertine, est ainsi particulièrement démonstratif. Une marque de l’originalité de Regnard est d’introduire des anecdotes grivoises dès que des formules de Scheffer s’y prêtent. Ainsi, au chapitre XXVI de son traité lapon, Scheffer relate le paradoxe des Lapons, qui pour- 13 Voir notre autre article, « Viatica concors ou viatica discors ? Du Cafre du Sud au Cafre du Nord », dans Concordia Discors, Benoît Bolduc et Henriette Goldwyn (dir.), choix de communications présentées lors du 41 e Colloque de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature, Tübingen, Narr Verlag, Biblio 17, n° 194, 2011, pp. 157-165. 14 Les Œuvres de Mr Regnard, p. 129. Sylvie Requemora-Gros 190 tant très jaloux, pratiquaient la communauté des femmes. De cette formule, Regnard va tirer une petite dizaine de pages où il développe une narration sur l’hospitalité des Lapons, tenant pour honorifique d’offrir leurs épouses à leurs hôtes. Il va même jusqu’à prétendre que le célèbre Pasteur Tornaeus, premier grand missionnaire luthérien venu christianiser les Lapons et auteur d’une Histoire des Lapons 15 , se serait plié à ces civilités. Il s’agit en fait d’un montage de références exotiques, puisque cet épisode du partage des femmes est un classique de la littérature de voyage, que l’on retrouve de Marco Polo à Robert Challe. De la même façon, la coutume lapone qui voudrait que les jeunes filles expérimentées et même enceintes soient plus convoitées et respectées que les pucelles vient aussi directement de Marco Polo. C’est dans son chapitre « Ci dist de la province de Tebet » du Devisement du monde 16 que Regnard tire cette histoire. Dans le récit de Marco Polo, les vieilles femmes tibétaines donnent aux voyageurs leurs filles pour qu’ils couchent avec elles et leur remettent un cadeau prouvant l’acte sexuel. Dès qu’une fille a gagné une médaille, elle la pend autour du cou et parade avec son cadeau, qui fait sa fierté et celle de ses parents et les Tibétains méprisent celles qui au moment de leur mariage ne peuvent pas exhiber au moins vingt médailles. Marco Polo lie ces coutumes à l’idolâtrie des Tibétains et explique ainsi leur méchanceté et leur scélératesse. Mais Regnard, lui, en fait un sujet possible de romans 17 , en proposant ni plus ni moins que le voyage en Laponie comme solution aux échecs amoureux, et relance les intrigues domestiques des romans bourgeois pleins de courtisanes et de filles-mères en détresse en leur donnant une solution exotique. Si les actrices parisiennes des Lettres persanes (lettre XXVIII) avaient lu Regnard… Regnard peut alors se lancer dans l’esquisse d’une carte du tendre lapon qui reprend à rebours toutes les étapes précieuses de Mlle de Scudéry et toutes les convenances françaises 18 . Ainsi, sont donc systématiquement renversées : les notions de respect virginal et de pudeur, à travers le goût pour les femmes expérimentées et la pratique publique de l’acte sexuel ; la coutume de la dot, puisque la fille n’a rien à apporter au mari, au contraire, c’est lui qui doit « acheter la fille par des présents » ; la coutume du mariage bien arrosé (ici c’est avant le mariage que l’eau-de-vie doit couler à flots) ; 15 Non publiée. Le manuscrit est à la Bibliothèque royale de Stockholm. 16 Marco Polo, Le Devisement du monde. Le Livre des Merveilles, éd. A.-C. Moule et P. Pelliot, Paris, La Découverte, 1994. 17 Les Œuvres de Mr Regnard, pp. 137-138. 18 Voir notre autre article, « Rééc/ rire : La pratique ironique du jeu intertextuel dans les Voyages de Jean-François Regnard », Le Rire des Voyageurs (XVI e -XVII e siècles), éd. Dominique Bertrand, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2007, pp. 149-166. Comment peut-on être lapon ? 191 la durée entre les fiançailles et le mariage (ici plus elle est longue, plus les présents seront nombreux). L’accord n’est pas scellé par les fiançailles, l’union est toujours en risque et nécessite une séduction continuelle, par la boisson elle aussi continuelle. Le « quelquefois » de Regnard dans la phrase « Enfin lorsqu’il a fait les choses honnêtement pendant un an ou deux, quelquefois on conclut le mariage » 19 est largement ironique. Enfin, la notion d’honneur conjugal est également inversée : « La jalousie et la crainte du cocuage ne les troublent point » 20 . Les Lapons vivent à « l’âge de la corne » 21 , nous explique plaisamment Regnard. Cette théorie du tendre lapon, comme monde renversé, à rebours des coutumes et des pratiques françaises, est donc décrite comme le seraient des rites sexuels animaliers : « Ils commencent ordinairement au mois d’avril à faire l’amour, comme les oiseaux » 22 . La carte de Tendre est prise à rebours, les jeunes filles doivent avoir plus de rennes que de « Grand esprit » et commencent par s’initier aux « terres inconnues » du plaisir sexuel pour gagner ensuite la « nouvelle amitié » de leur futur mari. Celui-ci, pour parvenir au mariage de la jeune fille convoitée, doit subir, comme dans la carte de Tendre, l’épreuve des deux éléments : l’épreuve de l’eau (les trois fleuves, le lac et les deux mers) et l’épreuve de la terre (le montagnes et les vallées). Mais chez Regnard, l’épreuve de l’eau devient épreuve d’eau-de-vie et l’épreuve de la terre devient mercantile, mesurable au grand nombre de rennes que la jeune fille doit posséder pour être prisée. S’ajoute de plus l’épreuve du feu : le feu du tabac (« on ne conclut jamais de mariage qu’après avoir vidé plusieurs bouteilles d’eau-de-vie et fumé quantité de tabac » 23 ) et le feu de l’excussion. Ainsi, la grande « Morale d’amitié » que pour Mlle de Scudéry la carte de Tendre était censée symboliser, devient principe chimique et alchimique : le prêtre est remplacé par l’excussion du feu tiré d’un caillou 24 . L’androgyne platonicien, l’âme-sœur, l’amour courtois et toutes les théories de la fusion amoureuse se retrouvent ici symbolisées par une pratique chimique aux vertus alchimiques. Pour attester ces curieuses observations sur les mœurs sexuelles lapones, Regnard a besoin de témoins. C’est un des topoi contre lequel lutte tout voyageur : « voyageur = menteur », « à beau mentir qui vient de loin ». Comme 19 Les Œuvres de Mr Regnard, p. 135. 20 Ibid., p. 138. 21 Ibid., p. 139. 22 Ibid., p. 134. 23 Ibid. 24 Ibid., p. 135. Du latin excussus issu du verbe excutere : ce qui est produit. L’excussion renvoie aux éclats de pierre produits par le frottement, qui est à la source de l’étincelle. Sylvie Requemora-Gros 192 Montaigne a besoin d’un homme simple d’esprit pour attester de la vérité des faits observés 25 , Regnard convoque des témoins. Il recourt donc, selon un procédé viatique classique, à un Français « homme simple et [in]capable de controuver une histoire » 26 . Mais cette anecdote relève vite du vaudeville : le mari force le Français en l’enfermant avec sa propre femme : il nous dit qu’un jour, après avoir bu quelques verres d’eau-de-vie avec un lapon, il fut sollicité par cet homme de coucher avec sa femme, qui étoit là présente, avec toute sa famille ; et que, sur le refus qu’il lui en fit, s’excusant du mieux qu’il pouvoit, le Lapon, ne trouvant pas ses excuses valables, prit sa femme et le François, et les ayant jetés tous deux sur le lit, sortit de la chambre et ferma la porte à la clef, conjurant le François, par tout ce qu’il put alléguer de plus fort, qu’il lui plût faire en sa place comme il faisoit lui-même 27 . Cette sorte de vaudeville se rapprochant peut-être trop de la fiction dramaturgique comique, Regnard convoque un autre témoin, plus respecté, le fameux prêtre Tornaeus en personne. Mais celui-ci étant mort au moment de son arrivée, l’histoire a pour relais une autre caution a priori sérieuse, le vicaire de Tornaeus. Regnard décrédibilise ainsi un homme d’Église en le montrant en train de pervertir la vertu théologale de la charité au point, d’une part, d’aimer la femme de son prochain charnellement et d’autre part d’accepter en plus l’aumône de celui qu’il cocufie. La pique anticléricale libertine dépasse bien sûr ici le compte rendu anthropologique, et Diderot s’en souviendra en l’appliquant à Tahiti dans son Supplément au voyage de Bougainville. Ainsi, Regnard utilise ironiquement la méthode libertine consistant à passer par l’expérimentation de l’hypothèse à prouver. Jean-François Regnard présente également « l’art magique » 28 des Lapons et le pouvoir de leurs sorciers qui va à l’encontre des rois de Suède. Pour Regnard, il s’agit d’un « commerce avec le diable » 29 , et le voyageur passe de la dénégation la plus radicale au scepticisme (« Pour moi qui crois difficilement aux sorciers ») puis au doute (« je ne sais que croire »). Dans cette description de la sorcellerie lapone, l’ironie du voyageur oscille entre description ethnologique et épisode romanesque comique, où l’occultisme lapon l’emporte sur le souci d’exactitude et de vérité, afin de dénoncer surtout toute forme de superstition religieuse. Les pouvoirs magiques des 25 Essais, Livre I, chap. XXXI, « Des cannibales » : « Cet homme que j’avais, était homme simple et grossier, qui est une condition propre à rendre véritable témoignage ». 26 Les Œuvres de Mr Regnard, p. 141. 27 Ibid., pp. 141-142. 28 Ibid., p. 189. 29 Ibid. Comment peut-on être lapon ? 193 vents, des tambours et des boules enflammées sont passés en revue avant que soit décrite une burlesque scène de sorcellerie où le sorcier lapon s’avère inférieur à la résistance occulte émise par le voyageur libertin, révélé sorcier méconnu. La sortie de scène du sorcier décontenancé fait glisser le genre viatique vers celui de la comédie et du pamphlet burlesque libertin en même temps. Quand paraît le Voyage de Regnard, après sa mort en 1731, le voyage de Maupertuis a mis la Laponie à la mode et les remarques ironiques et sceptiques de Regnard sur la magie et la religion des Lapons font de son voyage un récit philosophique en vogue qui fait oublier celui de Scheffer. Les liens avec le premier vaudou africain sont néanmoins nombreux : pratique dans un lieu clos, avec pilier central, toit ouvert, transes, dessins tracés, potions médicinales, zombi ou sorcier mort-vivant, semblant mort mais ressuscitant, etc. Regnard semble ainsi se moquer à la fois des superstitions vaudoues et des réactions missionnaires face à celles-ci, dans une boucle critique rendant équivalentes les deux formes de croyances païenne et chrétienne. Réfractaires, les Lapons conservent secrètement leurs propres croyances, et Regnard le souligne bien. Le texte de Regnard n’est donc pas d’une lecture évidente. Présenté comme un récit de voyage authentique, il ne s’adresse cependant pas au lecteur curieux, qui reconnaîtrait tous les emprunts à Scheffer et ne manquerait pas de le critiquer, comme l’a fait la majorité des lecteurs depuis le XVIII e siècle. Texte plus subtilement ironique il s’adresserait plutôt à un lecteur viatique déniaisé, capable de retourner son regard vers sa propre société, bien avant les Lettres Persanes de Montesquieu, mais dans la continuité de l’Espion Turc de Marana, à ceci près que Regnard est vraiment allé en Laponie. On a pu reconnaître après, dans la dramaturgie de Regnard, devenu célèbre en succédant à Molière, une convergence d’intérêt et la similitude des inclinations littéraires de Regnard le dramaturge avec les Divertissements de Sceaux, qui est déjà valable pour Regnard le voyageur : à côté du traitement topique, mais aussi détaché et décalé de l’image du théâtre, à côté de la prescription d’une relation distanciée avec le spectacle, à côté de la volonté de ne rien prendre au sérieux et de ne pas être dupe, cette correspondance des goûts était l’hypothèse selon laquelle l’esthétique mondaine constitue une clé majeure pour la compréhension de son art 30 . Cette dimension mondaine de la stratégie d’écriture regnardienne apparaît aussi parfaitement dans sa production viatique : d’une part Regnard 30 Ioana Galleron, « La mondanité de Regnard dans sa ‘comédie des comédiens’ », dans Jean-François Regnard, éd. Charles Mazouer et Dominique Quéro, Actes du colloque du tricentenaire de la mort de Regnard, Paris, Armand Colin, coll. « Recherches », 2012, pp. 194-195. Sylvie Requemora-Gros 194 s’adresse à un destinataire auquel il veut plaire, l’ambassadeur de France à Stockholm, et présente ainsi son récit de voyage en Laponie comme une longue lettre ponctuée d’informations mais aussi de divertissements, à la manière du genre du voyage galant de la même époque, même s’il n’utilise pas les procédés habituels comme le prosimètre (quoiqu’il insère bien un poème sur la beauté des solitudes nordiques) ; d’autre part, son écriture bascule souvent vers la théâtralisation de l’Autre : c’est là aussi un sens supplémentaire que l’on peut donner à la pantomime de cette « petite machine » qu’est le Lapon selon Regnard. Enfin, tout son itinéraire est déterminé par son intention mondaine de rejoindre les cours d’Europe du Nord pour s’y faire connaître, celle du Danemark d’abord, puis celle de Suède et c’est pour plaire au roi de Suède que Regnard entreprend le périple en Laponie. Ces autres voyages en Flandre et en Hollande sont même des voyages de cour retraçant les généalogies royales plus que des descriptions des particularités de ces pays. Comment peut-on être Lapon? Cette question, qui résume à elle seule, en calquant la fameuse lettre XXX des Lettres persanes de Montesquieu, l’ébahissement face à la possibilité d’être autre et différent, entraîne donc à sa suite une tentative d’unifier les représentations de l’Autre, non pas en fonction de sa spécificité intrinsèque, mais en fonction de sa valeur d’inversion et de repoussoir par rapport aux valeurs européennes. Les « Cafres » septentrionaux deviennent une forme d’archi-ethnotype et surtout d’archi-texte ayant pour ambition d’ouvrir la perspective du lecteur sur luimême à partir de la représentation de l’Autre. La conception du genre du récit de voyage de Regnard passe par un désir de jouer avec l’intertextualité : Marco Polo, Scheffer, etc. sont repris et développés dans des anecdotes revisitées par une critique de la religion chrétienne et une exploration ironique des possibilités épicuriennes de l’idolâtrie païenne. L’intertextualité comique ouvre la voie chez Regnard à une forme d’interrogation sur la relativité des pratiques et l’ironie du voyageur prend ainsi à la fois la forme d’un sourire caustique de connivence avec son lecteur lettré, déniaisé et mondain, un rire burlesque renversant les rites anthropologiques et un rire épicurien, celui du gai savoir - cette triple dimension du sourire regnardien reposant toujours sur une pratique intertextuelle ironique. Les secrets de la licorne M YRIAM M ARRACHE -G OURAUD (U NIVERSITÉ DE P OITIERS ) À la Renaissance, les hommes qui sont curieux de tout ce qui est rare, énigmatique et remarquable, qu’ils soient princes ou simples apothicaires, amassent leurs « merveilles » dans un lieu privé, leur cabinet de curiosités, aménagé comme un microcosme à la fois spectaculaire et classé. Le choix des objets obéit à un double souci de collecte systématique de l’insigne et de jeu avec les stéréotypes attendus dans ce genre de lieu. Ainsi, on y verra par exemple un crocodile accroché au plafond, un bec de toucan, un tatou, des coquillages, et des objets venus du Nouveau Monde, qui peuvent côtoyer des statuettes ou monnaies antiques. Dès les premiers cabinets de curiosités, les cornes de licorne ont été recherchées par les collectionneurs, et se sont vendues au poids de l’or, car leur présence accréditait la fable : ces cornes étaient le signe que les animaux légendaires avaient quelque vérité. Tous les plus beaux cabinets d’Europe - Windsor, Dresde, Prague, où la corne de licorne est l’une des deux seules pièces déclarées inaliénables parmi la collection somptueuse de Rudolf II 1 -, certains trésors d’église, et, parmi les plus fameux, St Denis ou St Marc, s’enorgueillissent d’en posséder une. L’objet est effectivement fascinant : par la beauté de son ivoire torsadé et de sa pointe effilée, par sa taille, parfois gigantesque (plus de deux mètres), par son origine supposée fabuleuse, par ses vertus curatives dont on prétend à l’époque qu’elles seraient universelles, guérissant de tous les poisons. Elle se vend entière ou en rondelles, parfois en poudre. Mais on ne sait au juste de quel animal elle provient, car on est obligé de concéder qu’il est difficile de voir des licornes dans la nature. Dès la fin du XVI e siècle, Ambroise Paré cherche à prouver que les propriétés supposées de cette corne ne sont qu’une imposture lucrative qui 1 Voir Le Bestiaire de Rodolphe II, par Herbert Haupt, Thea Vignau-Wilberg, Eva Irblich, Manfred Staudinger, Paris, Citadelles, 1990, p. 124. 196 Myriam Marrache-Gouraud enrichit les apothicaires malhonnêtes 2 . Mais ces dénonciations arrivaient trop tôt. Nul n’était prêt à les entendre. Environ cinquante ans après, c’est au Danemark qu’on va réussir à prouver que la licorne telle qu’on se la figure n’existe pas. La présente étude se propose d’identifier le moment où il sera démontré que la corne de licorne n’est ni une corne, ni de licorne, en insistant sur le rôle décisif de l’Europe du Nord dans une telle révolution épistémologique. Pareille découverte ne sera pas sans conséquences économiques majeures. Qu’il nous soit permis de commencer en rapportant cette anecdote racontée par Charles de Rochefort dans son Histoire naturelle et morale des îles Antilles de l’Amerique 3 . Grâce au témoignage de Monsieur de Montel, qui était là au moment des faits, l’histoire dira le prix qu’on attache à cette sorte d’objets. En effet en 1644, un animal étrange que Rochefort appelle licorne de mer et dont la corne est, dit-il, gigantesque, s’est échoué sur l’île de la Tortue, voisine de Saint Domingue. Il en donne une description détaillée : c’est un poisson à écailles et à nageoire dorsale, à tête de cheval et à queue fourchue. L’animal, cheval de mer cornu, pourrait ressembler à la représentation qui est faite de la licorne de la prestigieuse collection pragoise de Rudolf II 4 . Une fois tuée, la bête nourrit quelque trois cents personnes, mais que faire de la corne, véritable curiosité « parfaitement belle, longue de 9 pieds et demi » ? Elle connaîtra le sort généralement réservé aux curiosités : Les rares dépouilles de ce merveilleux animal, et surtout sa teste, et la riche corne qui y estoit attachée, ont demeuré pres de deux ans, suspendues au corps de garde de l’île, jusques à ce que Monsieur le Vasseur qui en étoit Gouverneur, voulant gratifier Monsieur des Trancarts, Gentilhomme de Saintonge, qui l’étoit venu voir, luy fit present de cette corne. Mais quelque peu après m’étant embarqué dans un vaisseau de Flessingue avec le gentilhomme, qui avoit cette precieuse rareté en une longue caisse, notre vaisseau se brisa près de l’île de la fayale, qui est l’une des Açores. De sorte que nous fimes perte de toutes nos hardes et de toutes nos marchandises. Et ce gentilhomme regretta surtout sa caisse. (ch. 18, p. 186) 2 Ambroise Paré, Discours de la momie, de la licorne, des venins et de la peste, Paris, Gabriel Buon, 1582. Voir à ce sujet notre article, « Affronter er ravir la licorne des autres. Le chemin d’Ambroise Paré parmi les autorités », dans Lire, choisir, écrire. La vulgarisation des savoirs du Moyen Âge à la Renaissance, Violaine Giacomotto- Charra et Chrsitine Silvi (éds.), Paris, École des Chartes, 2014, p. 185-198. 3 L’ouvrage, paru à Rotterdam, A. Leers, en 1658, se fait l’écho des pratiques des collectionneurs de curiosités, signalant à chaque fois qu’il en a l’occasion l’intérêt qu’on prête en Europe à tel ou tel objet de l’Amérique dont il est amené à parler. L’anecdote signalée ici se trouve dans le chapitre 18, p. 184-188. 4 Voir Le Bestiaire de Rodolphe II, planche 12, p. 120-121. Les secrets de la licorne 197 On peut considérer que ce Monsieur des Trancarts a eu beaucoup de chance dans son malheur, car cette corne, on la lui avait offerte - et la tristesse de la perte n’en est que plus grande. En effet, les prix sont exorbitants en 1644, à proportion du mystère qui entoure l’animal. Les hommes du Danemark et de la Hollande ont bien compris qu’un poisson fournissait cette corne, ils en rapportent des quantités de leurs expéditions au Groenland et le vendent dans toute l’Europe. Néanmoins, ces objets sont vendus en tant que cornes « de licorne ». Et nul n’ose penser que la licorne décrite par les Anciens pourrait ne pas exister : on imagine simplement qu’il y en a sans doute deux espèces, pense-t-on, l’une, terrestre et fort rare, attestée parfois en Orient ou en Afrique, l’autre, marine, vivant dans les régions septentrionales. Si les commerçants profitent de la confusion et de l’aura de la fable, chez les savants le doute commence à s’installer à la lecture des premiers récits de voyages vers le nord qui paraissent à la fin du XVI e siècle. Dès 1577, un rapport du navigateur anglais Martin Frobisher indique que des cornes de licornes ont été aperçues sur la banquise. Le récit dit que les marins se sont livrés au test classique des vertus de la corne, en jetant contre elle des animaux venimeux - ici, des araignées - s’il s’agit bien d’une corne de licorne, les nuisibles doivent mourir invariablement : Nous trouvasmes en ce rivage de west, un poisson mort, et portoit sur son museau une corne droicte, de la longueur d’une aulne et demie, qui estoit creuse, et rompue par le bout. Aulcuns de nos mariniers jetterent dedans ceste corne des araignées, qui moururent incontinent : c’estoit à nostre jugement la Licorne de mer. Et de faict, nous avons depuis expérimenté, qu’elle a la mesme vertu et proprieté que celle de la Licorne 5 . Martin Frobisher parle ici d’un poisson mort qui porte sur son museau une corne. C’est sauf erreur la première mention d’un poisson portant corne et baptisé « Licorne de mer » trouvé dans la région septentrionale 6 . La corne 5 Martin Frobisher, La navigation du capitaine Martin Frobisher…, [Genève], A. Chuppin, 1578, sig. Ciiij. 6 Vingt ans plus tôt, Olaus Magnus (Historia de gentibus septentrionalibus, Rome, G.M. Viotti, 1555, livre XXI en particulier pour les animaux marins) avait bien inclus dans son bestiaire fantastique trouvé en mer de Norvège des poissons monstrueux et agressifs appelés « Rosmar » ou « Mors », mais n’avait pas fait le lien avec la licorne que Pierre Belon fait pourtant la même année dans ses Observations : « Quel autheur ancien, Grec ou Latin, avons-nous, qui face foy, qu’une petite piece de chose incogneue, et que savons estre souvent de dent de Rohart, doive valoir trois cents ducats ? Lon nous a monstré des morceaux, pour sçavoir si la cognoissions, qu’on avoit acheptez pour Licorne au pris, à la valeur de trois cents ducats, qui toutesfois estoyent rouelles de dents de Rohart. » (Pierre Belon, Les Observations de 198 Myriam Marrache-Gouraud qu’il a vue était brisée, certes, mais elle mesurait tout de même une aune et demie, soit environ 1,80 m, et surtout il l’a vue attachée au museau d’un poisson. En 1613, le doute est encore entier, lorsqu’est publiée à Amsterdam, « à l’enseigne de la carte nautique », une Histoire du pays nommé Spitsberghe, attribuée à Hessel Gerritsz, dans laquelle est rapporté le journal de Guillaume Bernard, alors capitaine d’un vaisseau armé par les seigneurs d’Amsterdam pour trouver un passage vers la Chine. Les navigateurs s’aident d’une carte des côtes du Spitzberg établie par une expédition anglaise en 1612, laquelle mentionne notamment une baie appelée par les Anglais « Hornfond », « a cause qu’ils y ont trouvé (comme ils racontent) un licorne » (p. 15). Voici ce qui en est dit : Il nous reste encore à parler des Cornes de Licorne, que les Anglois ont trouvées en l’Horenfond. Duquel ne scavons dire autre chose, sinon que ceux qui en ont cognoissance disent que ce sont vrayes Cornes de Licornes, desquelles en a esté apporté l’esté passé une en ces Pays par un de nos Mariniers. Mais on ne saict pour vray de quels animaux elles viennent. (p. 17) Retenons de ce développement deux éléments essentiels pour notre propos, d’une part l’apparition de la catégorie du vrai - qui laisse supposer que le narrateur considère que sont enfin identifiées les cornes de licornes, et que les licornes pourraient bien être des poissons - et d’autre part l’importance de l’Europe du Nord dans ce dévoilement d’une vérité venue de récits de marins d’Amsterdam, suite à des témoignages anglais. A partir de ce moment, c’est au Danemark que les choses vont se préciser, autour d’un savant dont la renommée et l’influence scientifique sont déterminantes, Ole Worm. Ce professeur de médecine à l’Université de Copenhague a beaucoup voyagé à travers l’Europe. Il connaît de nombreuses personnalités scientifiques, avec qui il entretient une correspondance en latin. Personnage de première importance dans le milieu danois, il est particulièrement lié, par ses intérêts académiques autant que familiaux, à l’illustre famille des Bartholin. Il est le beau-frère de Caspar Bartholin, plusieurs singularitez et choses mémorables, trouvées en Grèce, Asie, Judée, Egypte, Arabie et autres pays étranges, Anvers, Christofle Plantin, 1555, livre I, chapitre XIIII, p. 15). Belon est sans doute le premier à reconnaître dans les morceaux de corne de licorne qu’on lui présente des tronçons de « dent de Rohart », mais il ne développe pas, et cela vient sans doute trop tôt pour avoir une quelconque incidence sur les esprits. En fait il pense au morse, parce qu’il n’a vu que des fragments de ces prétendues cornes. Les secrets de la licorne 199 célèbre professeur de médecine qui publie dès 1628 un traité sur la licorne 7 . Le fils de Caspar, Thomas Bartholin, qui deviendra à son tour professeur de médecine non sans avoir été visiter le théâtre anatomique de Leyde, les jardins botaniques de Padoue et de Montpellier notamment, sera élevé par son oncle Ole Worm après la mort de son père. Lui aussi écrira un traité sur la licorne qui connaîtra deux éditions, en 1645 8 et 1678 9 . Précisons enfin qu’Ole Worm possède une collection de curiosités dont la majeure partie est revenue à la couronne du Danemark. Le frontispice du catalogue paru après sa mort (1655) montre une pièce remplie selon un classement raisonné. Sa collection se compose en grande partie de spécimens zoologiques, minéraux et botaniques, mais expose aussi des objets des pays du Nord, Laponie et Groenland (vêtements, kayak, objets rituels). Ole Worm a lu, c’est l’évidence même, le traité de Caspar Bartholin. L’auteur y établissait que, de tous les animaux portant corne, l’« unicornum marinum boreale » (f. 7v°) était le plus à même de fournir une corne qu’on appelle « de licorne » ; il précise que l’animal vit principalement en Islande et au Groenland, et décrit sa corne comme très droite, longue de plusieurs coudées, très dure, lourde, blanche à l’intérieur, marquée de profondes stries. Il certifie en avoir vu de pareilles dans différentes collections européennes, parmi les plus prestigieuses, et il les cite ; il déclare enfin qu’elles ne sont pas rares, qu’on en trouve couramment en Norvège - celles du grand électeur de Saxe à Dresde auraient été offertes par la couronne norvégienne. Il emploie toujours le mot « corne » pour parler de ces objets, et révèle que celles qu’on trouve dans les collections anglaises ont été rapportées d’Islande. En somme, il ne dit pas que ce sont les « vraies », mais dément l’opinion selon laquelle ces cornes dites de licorne proviendraient d’un autre animal que d’un animal marin, et d’une autre origine géographique que du nord de l’Europe. Il vient ainsi d’établir deux choses essentielles. Quelques années plus tard, en 1636, Ole Worm, qui voit arriver au Danemark beaucoup de ces cornes fameuses, lesquelles sont ensuite revendues dans toute l’Europe en tant que cornes de licornes, et qui en possède lui-même deux, finit par s’interroger sur la nature de l’animal qui les porte. Il en parle à son ami le chancelier Christian Fris, en regrettant que les marins manquent à ce point de curiosité qu’ils ne songent pas à rapporter l’animal avec sa corne. Le chancelier le détrompe, car il possède chez lui 7 Caspar Bartholin, Opuscula quatuor singularia, I. De Unicornu, Hasniae, G. Hantzschius, 1628. 8 Thomas Bartholin, De Unicornu Observationes Novae. Accesserunt de Aureo Cornu CL. V. Olai Wormii Eruditorum Judicia, Patavii, typis Cribellianis, 1645. 9 Thomas Bartholin, De Unicornu Observationes Novae, secunda editione, Amsterdam, H. Wetstein, 1678. 200 Myriam Marrache-Gouraud une dépouille rapportée du détroit de Davis par des marchands danois, qu’il l’invite à venir contempler. Ole Worm lui rend visite, et voit effectivement ce qu’avait déjà décrit Frobisher : « un grand crâne sec, ou estoit attaché un tronçon de cette sorte de corne, long de quatre pieds » 10 (soit environ 1,30 m). Mais Worm est un homme de science, et contrairement aux marins, il va s’émerveiller de cette découverte, qui va lui révéler la vérité. Au souvenir de ce moment, il dira « Je fus saisi de joie de tenir une chose si precieuse entre mes mains » ; il dit aussi : « il me fut d’abord impossible de comprendre ce que c’était ». Il demande alors à la rapporter chez lui, afin de l’étudier tout à loisir, et voici la description qu’il en fait : Je trouvay que ce crane ressembloit proprement à celuy d’une teste de Balene, qu’il avoit deux trous au sommet, et que ces trous perçoient dans le palais : Que c’estoient sans doute les deux tuyaux, par lesquels cette beste rejettoit l’eau qu’elle beuvoit. Et je remarquay que ce que l’on appelloit sa Corne, estoit fiché à la partie gauche de sa machoire de dessus. L’observation est déterminante : sa corne, ou plutôt « ce que l’on appeloit sa Corne », est fixée en réalité à la partie gauche de la mâchoire de l’animal. Ole Worm a tôt fait de comprendre qu’il faut donc parler d’une dent : ce que l’on vend en tant que corne de licorne n’est donc pas une corne, et n’est pas non plus de licorne (au sens d’animal terrestre quadrupède) mais vient bel et bien d’un poisson proche de la baleine. On aura compris dans cette révélation la part importante de la discussion, de l’observation raisonnée, de la lecture des récits de voyage dans la mise en évidence de la vérité scientifique pour le collectionneur. Le lieu en tant que tel, le cabinet de curiosités, va pouvoir à présent jouer son rôle dans la diffusion et la publication de cette découverte. Ce qui se passe ensuite chez le collectionneur est en effet capital. Quand il comprend que l’animal est un poisson, il commence par inviter ses meilleurs étudiants et ses amis les plus curieux à venir contempler la merveille dans son cabinet - Ole Worm, comme Ulisse Aldrovandi à Bologne 11 , concevait son cabinet de curiosités comme un lieu d’étude et d’observation, où il rassemblait fréquemment des étudiants après ses cours. 10 Voir, pour cet extrait et les suivants, la lettre écrite par Ole Worm, et rapportée par Isaac de La Peyrère dans sa Relation du Groenland (Paris, A. Courbé, 1647, p. 68 et suivantes) ; le même récit, plus détaillé par Ole Worm, est à lire dans le Museum Wormianum, seu Historia rerum rariorum (Amsterdam, J. Elzevier, 1655, p. 282-285). 11 Voir à ce propos l’article de Marie-Elisabeth Boutroue, « Le cabinet d’Ulisse Aldrovandi et la construction du savoir », paru d’abord dans Curiosité et cabinets de curiosités, dir. P. Martin et D. Moncond’huy, Paris, Atlande, 2004, p. 43-63, et Les secrets de la licorne 201 Je conviay mes amis les plus curieux, et les meilleurs Escoliers de mon auditoire, de venir veoir cette rareté dans mon cabinet. Un peintre que j’avois appellé, s’y estoit rendu : Et je fis tirer en presence des assistans, un portrait de ce crane avec sa corne, tel qu’il estoit, de figure, et de grandeur : afin qu’ils peussent estre tesmoins, que ma copie avoit esté prise sur un veritable original. […] C’estoit en effet le portrait d’un veritable poisson, qui ressembloit à une Balene. (p. 70-71) Notons la présence de ce peintre, appelé spécialement pour représenter le spécimen en présence de spectateurs dignes de foi, afin que nul ne puisse considérer que le dessin serait pure invention. A cette précaution, on peut trouver deux raisons : la première, c’est que la découverte est telle, qu’elle est presque invraisemblable, et si déconcertante que l’on serait tenté de croire que ce n’est pas la vérité. Des témoins sont donc nécessaires pour confirmer la véracité de l’événement. La deuxième raison tient à l’importance, dans la méthode scientifique, de l’« autopsie » (voir par soi-même) ou observation directe, qui complète systématiquement les connaissances livresques : ici chacun est invité à voir par lui-même et le spécimen, et le peintre en train de le représenter. La présence d’un public averti et d’un peintre montre à quel point la découverte est importante pour le savant, et combien le cabinet de curiosités joue un rôle central dans la mise en évidence du savoir nouveau. De fait, ce dessin deviendra le modèle de beaucoup d’autres, qui au milieu du siècle apparaissent dans toutes les publications qui traitent de ce sujet 12 . L’événement scientifique est rapporté par quelqu’un qui n’est pas pour rien dans ce réseau savant, Isaac de La Peyrère. Le Français, à qui La Mothe Le Vayer a commandé un ouvrage sur les pays du Nord, accompagna l’Ambassadeur de France au Danemark afin d’y rassembler suffisamment d’éléments pour remplir sa Relation du Groenland, qui paraîtra en 1647. C’est à cette occasion, alors qu’il circule dans les cercles savants, qu’il fait la connaissance d’Ole Worm, lequel lui raconte sa découverte dans une lettre, désormais disponible en ligne sur le site curiositas, à l’adresse http: / / curiositas.org/ document.php? id=153. 12 Ces images vont circuler partout en Europe et pendant tout le siècle dans les publications consacrées à cette question : dès 1645 chez T. Bartholin (op. cit., p. 112), que Worm a chargé d’écrire un nouveau traité après son père pour diffuser ses découvertes. En 1650, c’est Levinus Hultzius, qui reprend pour ses planches les mêmes vues de face, haut, profil du crâne de narval (Lievin Hulst, dit Levinus, Die XXVIte schriffahrt Beschreibung einer... Reyse duch... Johann Müncken in Jahren 1619 und 1620 verrichtet... Francfort, Ch. Le Blonq, 1650). On retrouvera encore le groupe caractéristique des trois gravures dans la deuxième édition de la Relation d’Islande de La Peyrère, Paris, L. Billaine, 1663 (fol. 145). 202 Myriam Marrache-Gouraud et le convie lui aussi à venir voir les dessins et l’animal dans son cabinet. A cet effet, il a disposé le crâne et sa dent sur une table, afin que le visiteur puisse l’observer sous tous les angles : […] il ne se contenta pas de me faire voir les portraits de ces poissons : il me mena dans son cabinet, où je vy sur une table, dressée pour cela, l’original et le crane mesme, avec la corne de cette beste, que M. le Chancelier Fris, luy avoit autrefois confiée. (Relation du Groenland, p. 72) La Peyrère est alors tellement émerveillé par ce qu’il voit (« Je vous advoüe, que je ne me pûs lasser d’admirer une curiosité si exquise », ibid.) qu’il incite l’Ambassadeur à se rendre lui-même dans le cabinet de curiosités - décidément le lieu de la révélation. L’Ambassadeur, séduit à son tour, demande la permission d’emporter le spécimen pour en faire dresser un dessin qui sera montré au roi de France à son retour : Je vous advoüe, que je ne me pûs lasser d’admirer une curiosité si exquise, et l’ayant rapportée à Monsieur l’Ambassadeur, il la voulut voir dans le mesme cabinet. Son Excellence considera cette rareté avec plaisir, et pria M. Vormius de la luy prester, pour en avoir une exacte peinture, laquelle il a fait faire, et qu’il emporte à Paris. (p. 72-73) Notre Français est un bon indicateur des réactions de l’époque : bien qu’il soit familier des milieux savants, il reste incrédule, en particulier parce qu’il comprend rapidement à quel point cette découverte va bouleverser les représentations mentales de l’époque. Elle contredit à la fois toutes les autorités : Pline et Aelien d’un côté, la Bible de l’autre, rien de moins : […] parce que cela renverse l’opinion de tous les anciens Naturalistes, qui ont traitté des Licornes, et nous les ont dépeintes Terrestres, et à quatre pieds : et que cela choque quantité de passages de l’Escriture Saincte, qui ne peuvent estre entendus que des Licornes à quatre piedzs. (p. 66) Cependant, « ma curiosité ne s’arrêta pas là », dit Ole Worm : s’il a mis en évidence la réalité de l’animal, et en a assuré la diffusion par des représentations visuelles, la constitution du savoir passe aussi par la nomenclature. Martin Frobisher l’avait nommée « Licorne de mer » (sea unicorn), mais il est désormais évident que le terme « Unicorne » ne convient plus, puisque le mot « corne » lui-même est devenu impropre. Ole Worm va se tourner vers son réseau universitaire, en demandant à l’un de ses anciens étudiants, Thorlac Scalonius, alors évêque de Hole, en Islande, comment se nomment les poissons similaires qui ont pu être observés sur ses rivages. L’homme d’église lui répond en lui envoyant le dessin de l’animal, ainsi que le nom indigène qu’on lui donne en Islande, Narhual, et son explication : Les secrets de la licorne 203 Ma curiosité ne s’arresta pas là. Ayant eu advis qu’un semblable animal avoit esté porté, et pris en Islande, j’escrivis à l’Evesque de Hole, nommé Thorlac Scalonius, qui a esté autrefois mon disciple à Coppenhague ; et le priay, comme mon amy, de m’envoyer le portrait de ceste beste ; ce qu’il fit, et me manda que les Islandois l’appelloient Narhual, comme qui diroit, Balene qui se nourrit de cadavres ; parce que Hual, signifie une Balene, et que, Nar, signifie un cadavre. (Relation du Groenland, p. 70-71) C’est bien à l’initiative d’Ole Worm qu’un nom approprié, issu des régions polaires, est donné à cette nouvelle espèce : la nouvelle terminologie circulera en même temps que la nouvelle apparence de la bête. C’est en partie grâce à La Peyrère que la découverte sera diffusée en France et ailleurs ; c’est là un excellent exemple de collaboration savante entre la France et les pays du Nord, illustrant de surcroit le rôle capital des cabinets de curiosités dans la constitution du savoir. Les conséquences de cette découverte sont aussi démesurées sur les représentations mentales qu’elles ont été aussitôt désastreuses pour le commerce. Ces dents que l’on troquait avec les Groenlandais contre des babioles 13 , ou qu’on trouvait tout simplement sur la banquise 14 , étaient donc revendues dans toute l’Europe sous le nom de « cornes de licorne ». Rochefort en témoigne par exemple, évoquant ce navire de Flessingues commandé par Nicolas Tunes, parti de Zélande à la fin du printemps de 1656, et qui rapporte du détroit de Davis « plusieurs bonnes marchandises » dont il donne la liste : fourrures, côtes de baleine, costumes des habitants du pays, kayaks, et aussi « ce qui étoit de plus rare et de plus precieus, c’étoit une quantité bien considerable de ces dens, ou cornes, de ces Poissons qu’on appelle Licornes de mer, qui sont estimées les plus grandes, les plus belles, et le mieux proportionnées, de toutes celles qu’on a veues jusques à present » 15 . On comprend qu’un profit certain en est attendu, au prix sans doute de quelque mensonge : On en a envoyé quelques unes à Paris, et en d’autres endroits de l’Europe, qui y ont esté bien receues : mais il y a grande apparence qu’elles seront encore plus prisées, quand on aura la connoissance des admirables vertus qu’elles ont en la medecine. Car bien que leur beauté, et leur rareté, leur doivent faire tenir le premier rang entre les plus precieuses richesses des plus curieus cabinets : plusieurs celebres medecins et apoticaires de Danemark, et d’Allemaigne, qui en ont fait les essays en diverses rencontres, 13 Voir Adam Olearius, Relation du voyage en Moscovie, traduit par A. de Wicquefort, 2 vol., Paris, [François Clouzier], 1666, t. 1, p. 136. 14 Voir La Peyrère, Relation du Groenland, p. 87. 15 Voir Rochefort, Histoire… des Antilles, p. 204. 204 Myriam Marrache-Gouraud témoignent constamment qu’elles chassent le venin, et qu’elles ont toutes les mêmes proprietez qu’on attribue communement à la Corne de Licorne de terre. (ibid.) C’est un mensonge éhonté, que dénonce notamment Thomas Bartholin, mais les marchands utilisent ce moyen pour faire monter les prix, La Peyrere en témoigne également : Les Danois qui les envoyoient ça, et là, pour les vendre, n’avoient garde de dire que ce fussent des dents de poissons ; ils les exposoient comme des cornes de Licornes, pour les vendre plus cherement. (p. 90-91) Le maintien des croyances est effectivement indispensable si l’on veut que les prix ne baissent pas. Une anecdote survenue à la cour des Moscovites, où les Danois manquent une vente, est rapportée par La Peyrère. Elle montre à quel point les nouvelles vont vite : Il n’y a pas long temps que la Compagnie du nouveau Groenland, qui est à Copenhague, envoya un de ses associez en Moscovie, avec quantité de grosses pieces de cette sorte de cornes, et un Bout entre autres, de grandeur fort considerable, pour le vendre au grand Duc de Moscovie. On dit que le grand Duc le trouva beau, et le fit examiner par son Medecin. Ce Medecin, qui en sçavoit plus que les autres, dit au grand Duc que c’estoit une Dent de Poisson ; et l’Envoye retourna sur ses pas à Copenhague, sans rien vendre. Comme il rendoit raison de son voyage à ses associez, il jetta toute la cause de son malheur sur ce meschant Medecin, qui avoit descrié sa marchandise, et avoit dit que tout ce qu’il avoit porté, n’estoit que des dents de poissons. Tu es un mal-adroit, luy respondit un associé, qui me l’a redit ; Que ne donnois tu deux ou trois cents ducats à ce Medecin, pour luy persuader que c’estoient des Licornes ? (p. 91-93) L’anecdote peut faire sourire, mais s’il est vrai que le morceau de corne était, comme l’affirme plus loin l’auteur, estimé à 6000 risdalles 16 , on peut comprendre le dépit des marchands devant une telle déconvenue. À la fin du siècle, Pierre Pomet, dans Le Marchand syncere ou l’histoire générale des drogues (Paris, l’auteur, 1694), compile les principaux éléments connus, notamment le fait que ce qui se vend à Paris sous le nom de corne de licorne vient en fait du Narval ; il s’inquiète à son tour de l’évolution du marché, désormais avérée : On sera donc desabusé de croire que ce que nous appellons corne de Licorne, et des Latins Unicornis, et des Grecs Monoceros, soit la corne d’un animal terrestre dont il est parlé dans l’Ancien Testament […] mais n’est autre chose que la corne du Narwal ; à l’égard de son choix, elle n’en a point d’autre sinon d’estre bien blanche, les plus estimées sont les plus 16 La Peyrère, Relation du Groenland, p. 198. Les secrets de la licorne 205 hautes, grosses, pesantes, cannelées et luisantes. Autresfois ces cornes étoient si rares que Monsieur André Racq Medecin de Florence, dit qu’un Marchand Allemand en vendit une à un Pape 4500 livres, ce qui est bien contraire du present, en ce qu’il s’en trouve de tres belles que l’on peut avoir à beaucoup meilleur marché. 17 Pierre Pomet, marchand épicier et droguiste de la fin du siècle, continue de faire coexister dans son livre licornes terrestres et marines. Il précise simplement qu’il y a la licorne d’autrefois et celle de maintenant, et que la réalité du marché est tenue par les « cornes » de narval… On aura compris le rôle de premier plan des savants de l’Europe du Nord dans ce dévoilement d’une vérité qui n’est pas sans enjeux économiques. Isaac de La Peyrère tient quant à lui une fonction de premier plan pour diffuser le savoir nouveau vers la France. On peut dès lors avancer une datation : après 1647, les choses sont claires, la corne n’est plus que la dent d’un poisson, et ceci même si les incrédules demeurent nombreux. En 1675, un érudit comme Kircher, Jésuite de Rome qui ne peut pas ignorer ce qui se dit dans le nord de l’Europe, feint de ne pas connaître l’existence du narval… Il est décidément difficile de renoncer à une forme de merveilleux, et au texte de la Bible. La révélation de ces vérités sur les licornes se heurte à de fortes résistances, en un siècle où il est visiblement plus malaisé de croire que la corne soit une dent que de continuer à croire à l’existence d’animaux fabuleux. 17 Voir Le Marchand syncere, l. I, ch. XXXIII (« Du Narwal »), p. 78-80. Bibliographie A. Auteurs avant 1800 Les Amours de Messaline, Cologne, Pierre Marteau, 1689. Arckenholtz, Johann. Mémoires concernant Christine Reine de Suède, Amsterdam et Leipzig, P. Mortier, 1751. Ariosto, Ludovico. Orlando furioso, prefazione e note di Lanfranco Caretti, Torino, Einaudi, 1966. Ariosto, Ludovico. Roland furieux, 2 vol., Préface d’Yves Bonnefoy, traduction de Francisque Reynard, Paris, Gallimard, 2003. Aristote. 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134 Barberin, Antonio Barberini, cardinal : 31 Balzac, Jean-Louis Guez de : 67 Bartholin, Caspar, professeur de médecine : 198, 199 Bartholin, Thomas, fils de Caspar : 198, 204 Basnage, Jacques : 166 Basnage de Beauval, Henri : 10, 153-164 Batteux, abbé Charles : 136 Baudot de Juilly, Nicolas : 121, 122 Bavière, Marie-Anne de, la Grande Dauphine : 90 Bavière, Maximilien II, électeur de : 90 Bayle, Pierre : 10, 92, 127, 153, 154, 157, 158, 163, 164, 165, 166, 171 Behn, Aphra : 111, 113 Belon, Pierre : 197 Belozane, abbé de : 71 Bély, Lucien : 39, 44 Benoît, Élie : 166 Berger, Günter : 20 Bernard de Clairvaux, saint : 162 Bernard, Emmanuel : 188 Bernard, Guillaume, capitaine d’un vaisseau : 198 Bernat, Chrystel : 148 Bertrand, Dominique : 190 Bèze, Théodore de : 93 Bignon, Jérôme : 91 Bigot, Émeric : 10, 79, 81-85 Billaut, Adam : 70 Birnstiel, Eckart : 143, 148 Blaeu, Joan : 189 Blödorn, Andreas : 13 Blond, Stéphane : 143 Blonte, Cécile, maîtresse du roi Henry VIII : 123 Blumenberg, Hans : 56 Boccace (Giovanni Boccaccio) : 22 Index des noms de personnes 225 Boccignone, Manuela : 16-18 Bochart, Samuel : 19, 80 Bodemann, E. : 106 Boecler, Johann Heinrich : 82, 86 Boileau, Nicolas : 23-26, 107, 132, 141 Boissière, Gustave : 85 Bolduc, Benoît : 189 Boleyn, Anne (de) : 121-124, 127 Bonneval, marquis de : 127 Borel, Pierre : 72 Bossuet, Jacques-Bénigne : 94, 103, 169 Bost, Hubert : 165 Boufflers, Louis-François de, maréchal de France : 92 Bouhours, Dominique, père : 11, 85 Bouillon, cardinal de (frère de Louvois) : 94 Bouletreau, F. : 69 Boulliau, Ismaël : 69-71, 75, 78, 82-84 Bourdelot, Pierre Michon : 46 Bourgeois, Émile : 87 Boutroue, Marie-Élisabeth : 200 Boyle, Roger, comte d’Orrery : 113 Brahé, Tycho : 76 Brandebourg, Frédéric-Guillaume, Grand Électeur de : 84, 87, 88, 93, 95 Bray, Bernard : 78 Bray, René : 136 Brégy, comtesse de : 45 Brémont, S. : 127 Brienne, comtesse de : 44 Brueys, David Augustin de : 169 Buckebourg, comtesse de : 99 Burattini, Tito Livio : 74, 75 Calame, Alexandre : 186, 188 Calvin, Jean : 144, 161, 168 Canepa, Nancy : 104 226 Index des noms de personnes Caretti, Lanfranco : 17 Carpzov, Johann-Benedikt II (Carpzovius) : 79, 86 Cart, Théophile : 185 Caryll, John : 112 Cassini, Giovanni Domenico : 76 Cassirer, Ernst : 56 Castelnau, Jacques : 39 Castlemaine, Barbara Palmer, duchesse de Cleveland, comtesse de : 127 Catherine de France, ou de Valois, fille du roi Charles VI : 121 Cauchie, Maurice : 41 Cavaillé, Jean-Pierre : 33 Cavalier, Jean : 143-145, 146, 148, 150 ,151 Cecil, William : 123 Centlivre, Susanna : 115 Challe, Robert : 190 Chanson, Véronique : 143 Chapelain, Jean : 77, 135, 138 Chardon, Henri : 46 Charles I, roi d’Angleterre : 121 Charles I Louis, électeur palatin (Kurfürst Karl Ludwig von der Pfalz), frère aîné de Sophie de Hanovre et père de Liselotte : 85, 98 Charles II, roi d’Angleterre : 127 Charles II, électeur palatin, frère de Liselotte : 104 Charles II, roi d’Espagne : 99 Charles VI, roi de France : 121 Chauffepié, Jacques-Georges de : 166 Chevreau, Urbain : 10, 79, 84, 85 Christine, reine de Suède : 7, 10, 11, 19, 29-37, 39-46, 49-52, 55-57, 85 Chrysostome, saint Jean : 81 Cicéron (Marcus Tullius Cicero) : 60, 136 Cioran, Emil : 56 Civardi, Jean-Marc : 138 Clarac, Pierre : 22 Cleveland, duchesse de : 127 Index des noms de personnes 227 Clouzot, Henri : 85, 143 Cogné, Albane : 143 Colbert, Jean-Baptiste : 91, 93 Condé, Henri-Jules de Bourbon, prince de, fils du Grand Condé : 44, 45, 51 Condé, Louis de Bourbon, prince de, le « Grand Condé » : 44, 45, 51, 90-92 Corberon, de, compagnon de Regnard : 186-188 Corneille, Pierre : 134, 138 Corneille, Thomas : 115 Costable, P. : 60 Cottret, Bernard : 143 Courrade, Augustin : 73, 75 Courtilz de Sandras, Gratien de : 154 Cousin d’Avallon, Charles-Yves : 45 Craveri, Benedetta : 179 Crowne, John : 110, 111, 116, 118 Dacier, André : 132 Dada, nonce du pape : 128 Dangeau, Philippe de Courcillon de : 97 Dangeau, Mlle de : 151 Davenant, ou D’Avenant, sir William : 111, 118 Davisson, William : 72-75 Dearing, Vinton A. : 142 Degenfeld, Louise von, épouse morganatique de Charles Louis, Électeur Palatin : 105 Delaporte, P. V. : 132 Delisle, Joseph-Nicolas : 74 Denis, Ferdinand : 70 Des Brosses, Daniel : 39 Descartes, René : 9, 39, 54, 59-67, 84 Deschamps-Pria, É, : 179 Deshayes de Courmenin, Louis : 175 Deslandes-Payen, Pierre : 40 Des Noyers, Pierre : 69-76 Devonshire, comte de : 126 Des Trancarts, gentilhomme de Saintonge : 196 228 Index des noms de personnes Diderot, Denis : 192 Diogène Laërce : 83 Dodge, G. H. : 166 Doucette, Leonard E. : 82 Dreyfus, Hubert : 54 Dryden, John : 110, 111, 114-117, 132, 141, 142 Du Chesne, André : 122 Dumont de Bostaquet, Isaac : 92, 143, 146-151 Du Moulin, famille huguenote : 165 Du Moulin, Mlle : 151 Dunan-Page, Anne : 170 Du Noyer, Anne-Marguerite Petit, Mme : 143, 144, 146-151 Du Noyer, Guillaume : 151 Du Noyer, Pimpette, fille de Mme Du Noyer : 151 Du Perron, Jacques Davy, cardinal : 85 Dupont-Roc, Roselyne : 137 Dupuy, Jacques : 77, 84 Dupuy, Pierre : 77 D’Urfey, Thomas : 109 Du Verdier, Gilbert Saulnier : 122 Édouard III, roi d’Angleterre : 121 Élisabeth I, reine d’Angleterre : Élisabeth de Bohème, princesse : 84, 86 Elzevir, Jan : 81, 82 Engel-Braunschmidt, Annelore : 13 Érasme (Desiderius Erasmus) : 50 Escal, Françoise : 23, 107, 140 Esmein-Sarrazin, Camille : 78 Esprit, père Thomas : 56 Essex, comte de : 122-124 Este-Modène, Charlotte Félicité, duchesse d’ : 99 Este, Marie d’, fille du duc de Modène, épouse de Jacques II d’Angleterre : 128, 129 Etherege, George : 112, 117 Evelyn, John, « the Younger » : 132 Index des noms de personnes 229 Fatio, O. : 168 Fénelon, François de Salignac de la Mothe-Fénelon : 92, 95 Fercourt, de, compagnon de Regnard : 186-188 Ferretti, Victor Andrés : 13 Fiesque, comte de : 40 Fiesque, comtesse de : 40 Flecknoe, Richard, jésuite : 113, 116 Flora, Francesco : 17 Fontaine, Jacques : 143, 144, 146-151 Fontanges, Marie-Angélique de Scorailles, Mlle de : 105, 106 Fontenelle, Bernard Le Bovier de : 12, 21, 22, 24 Foucault, Michel : 53, 54 Fouquet, Gerhard : 13 Fouquet, Nicolas, surintendant des finances : 44 Fraesdorff, David : 13 Franckenstein, Christian Gottfried, juriste et historien : 37 François I, roi de France : 124 Friedrich III de Holstein-Gottorp : 176 Friedrich V, électeur palatin, père de Sophie de Hanovre : 98 Friedrich, Hugo : 55 Friis, Christian, chancelier danois : 185 Frobisher, Martin : 197, 199 Fülberth, Andreas : 13 Fuller, William : 129 Fumaroli, Marc : 21, 62, 87 Fürstenberg, Guillaume (Wilhelm), prince de : 103 Furetière, Antoine : 136 Garapon, Jean : 10, 87, 137 Garrisson, Janine : 155 Gassendi, Pierre : 75 Gauvin, Brigitte : 80 Géminos de Rhodes, astrologue grec : 15 Gengembre, Gérard : 27 Mecklenbourg-Schwerin, Georg Ludwig de, fils du duc Christian Ludwig : 99 230 Index des noms de personnes George I, roi d’Angleterre, fils de Sophie de Hanovre : 97 Gerasimov, Dmitrij, diplomate muscovite : 176 Gerberon, Gabriel : 160 Germain, Claude : 72 Gerritsz, Hessel : 198 Giovannina, domestique de Christine de Suède : 30 Giovio, Paolo : 176 Glocestre (Gloucester), duc de : 125 Goldwyn, Henriette : 143, 189 Goldzink, Jean : 27 Gonzague, Anne de, princesse palatine, belle-sœur de Sophie de Hanovre : 99 Gonzague, Charles de, duc de Mantoue : 70 Gonzague, Ferdinand de, frère de Marie de Gonzague : 70 Gonzague, Louise-Marie de, reine de Pologne : 69, 70 Gootjes, A. : 168 Grævius, Johann-Georg : 78, 79 Grateloup, Léon-Louis : 56 Grave, Patricia Radelet de : 74 Graville, comte de : 127 Grégoire VII, pape : 163 Grell, Chantal : 10, 74 Grimbergue, comte de : 127 Gronovius, Johann Friedrich : 78 Grotius, Hugo : 172 Guagnini, Roberto, militaire dans l’armée polonaise : 176 Gudius, Marquard : 77, 78 Guéméné, Anne de Rohan-Guéméné, princesse de : 126 Guillaume II de Nassau, prince d’Orange : 40 Guillaume III de Nassau, prince d’Orange et roi d’Angleterre : 40, 87, 101 Guise, Henri II de Lorraine, duc de : 34 Guise, Élisabeth-Marguerite (Isabelle) d’Orléans, Mme de : 104 Gustave I Vasa, roi de Suède : 188 Gustave-Adolphe, roi de Suède : 42 Guyenne, Éléonore de : 121, 124 Index des noms de personnes 231 Hadot, Pierre : 49, 53, 54, 55, 57 Hainaut, comte de : 121 Hallyn, Fernand : 62 Hanovre, Ernst August, électeur de, mari de Sophie de Hanovre : 99 Hanovre, Johann Friedrich von Braunschweig-Lüneburg, duc de, beau-frère de Sophie : 98 Hanovre, Sophie de, princesse-électrice : 10, 97, 107 Hanovre, Sophie Charlotte de, fille de Sophie : 101 Harlay de Champvallon, François de, archevêque de Paris : 94 Harling, Mme de, ancienne gouvernante de Madame Palatine : 99, 101 Harling, Monsieur, grand écuyer du mari de Sophie de Hanovre : 100 Haupt, Herbert : 195 Heinsius, Nicolas : 41, 78, 79 Hellemans, Cornelis A. : 61, 62 Henri IV, roi de France : 91, 155, 156, 163 Henry II, roi d’Angleterre : 122 Henry IV, roi d’Angleterre : 122 Henry V, roi d’Angleterre : 121 Henry VI de Lancaster, roi d’Angleterre : 126 Henry VII, roi d’Angleterre, auparavant Édouard, comte de Richmond, fils d’Owen Tudor : 121 Henry VIII, roi d’Angleterre : 123, 124 Henriette d’Angleterre, « Madame », première épouse de Philippe d’Orléans : 103, 121 Herberstein, Sigismond von : 176, 177, 179 Herford, Élisabeth, abbesse de, sœur aînée de Sophie de Hanovre : 98 Hevelius, Johann : 69, 71, 74-76, 84 Hinden, Wiebke von : 13 Hobbes, Thomas : 10, 59-67 Hollingworth, Phillip : 37 Holstenius, Lucas : 81 Homère : 26, 27 Hooker, Edward Niles : 142 Horace (Quintus Horatius Flaccus) : 136 Howard, famille : 110, 113 232 Index des noms de personnes Howells, R. : 166 Huet, Pierre-Daniel : 19-21, 24, 33, 77, 79, 80, 83-85, 88, 89 Hugo, Victor : 142 Hultzius, Levinus (Hulst, Lievin) : 201 Hume, Robert D. : 109 Huss, Jean (Jan) : 162 Innocent IX, pape : 35 Innocent XI, pape : 161 Irblich, Eva : 195 Jacques II, roi d’Angleterre : 121, 127, 128 Jasmin, Nadine : 104 Jean II Casimir Vasa, roi de Pologne : 76 Johnson, R. : 110 Jonson, Ben : 117 Joseph II de Lorraine, empereur des Romains : 153 Jurieu, Pierre : 10, 165-173 Juvenel, Henri de : 121 Kahn, Didier : 72 Kany-Turpin, José : 60 Kearful, F. J. : 110 Kermina, Françoise : 39, 44 Kewes, Paulina : 110, 113 Kircher, Athanasius, jésuite : 205 Klein, H. M. : 110 Knetsch, Friedrich R. J. : 166 Köcher, Adolf : 97 Kok, Arend : 21, 116 Kriegel, Blandine : 92, 93 La Beaumelle, Laurent Anglivel de : 46 Labrousse, Élisabeth : 165, 166 La Bruyère, Jean de : 49, 91 La Calprenède, Gauthier de Costes de : 126 La Chaize, François d’Aix de : 94 Lachèvre, Frédéric : 44 Index des noms de personnes 233 Lacombe, François : 43 La Fare, Charles-Auguste, marquis de : 91 La Fayette, Marie-Madeleine Pioche de La Vergne, comtesse de : 78, 121 La Fontaine, Jean de : 22, 23 La Fredonnière, Marie de : 170 La Gardie, Magnus, comte de : 34 Lagny, Jean : 25 Lallot, Jean : 137 Lambeck, Peter (Lambecius) : 81 La Mothe Le Vayer, François de : 11, 175-183, 201 La Motraye, Aubry de : 186, 188 Lanson, Gustave : 109 La Peyrère, Isaac de : 12, 201-205 La Rochefoucauld, François duc de : 10, 49-57, 90 Larrey, Isaac de : 121, 122, 124, 125 La Suze, Henriette de Coligny, comtesse de : 46 Lauzun, Antoine Nompar de Caumont, duc de : 91 Le Bossu, René : 132 Le Duchat, Jacob : 79 Lecoq, Anne-Marie : 21 Leibniz, Gottfried Wilhelm : 12, 71, 86, 97, 106, 107, 154 Le Laboureur de Blérenval, Jean : 70 Le Noble, Eustache : 123 Léopold I de Habsbourg, empereur des Romains : 81, 82 Le Noir, Jean : 160 Le Pelletier, Jean : 122, 130 Lesin, « gentilhomme qui était au roi » : 32 Leti, Gregorio : 123, 126 Le Vasseur, gouverneur de La Tortue : 196 Le Vassor, Michel : 153 Lincoln, Edward Clinton, comte de : 127 Linné, Carl von (Linnæus) : 24 Livet, Charles : 45 Locke, John : 10, 12, 153, 154, 163, 164 234 Index des noms de personnes Loménie de Brienne, Louis-Henri de : 79 Longin (Longinus) : 23-26, 97, 135, 140, 141 Loret, Jean : 45 Lorraine, Philippe de Lorraine-Armagnac, chevalier de : 105 Louis XIV, roi de France : 10, 14, 40, 75, 79, 88, 89, 93, 94, 97-99, 106, 118, 127-129, 154, 161, 175 Louis XVI, roi de France : 153 Louis de France, le Grand Dauphin : 99 Louise, Raugrave palatine : 99 Louise Hollandine, abbesse de Maubuisson, sœur de Sophie de Hanovre : 100 Louvois, François Le Tellier, marquis de : 93, 94 Lubin, père A. : 185 Machiavelli, Nicolò : 22 Macpherson, John : 26 Magne, Émile : 39, 44, 46 Magni, père Valeriano : 74 Magnus, Johannes : 18 Magnus, Olaus : 18 Maimbourg, père Louis : 160-162 Maine, Louis-Auguste de Bourbon, duc du : 85, 91 Maintenon, Mme de : voir aussi Aubigné, Françoise d’ : 43, 45, 89 Mairet, Gérard : 61 Malebranche, Nicolas : 66, 157 Mansfield, comte de : 127 Mantion, Jean-Rémy : 136 Marana, Giovanni Paolo : 12, 193 Marcadé, Siméon : 188 Marc Aurèle (Marcus Aurelius) : 56-58 Margeret, Jacques : 176, 180 Marie Stuart, reine d’Écosse : 121, 122 Marie-Thérèse d’Autriche, reine de France : 45 Marigny, Jacques Carpentier de : 10, 81-83 Marolles, Claude de, père de Michel : 70 Marolles, Michel de, abbé de Villeloin : 70, 76 Index des noms de personnes 235 Marot, Clément : 43, 134 Marteilhe, Jean : 143-145, 148, 150 Martial (Marcus Valerius Martialis) : 43 Martin, P. : 200 Marulle, Michel (Michael Tarchianota Marullus) : 182 Maucroix, François de : 122 Maupertuis, Pierre-Louis Moreau de : 24, 193 Mazarin, Jules Raymond, cardinal : 129 Mazouer, Charles : 193 Mazzali, Ettore : 17 McKenna, Antony : 165 Mecklembourg, Élisabeth-Angélique de Montmorency-Bouteville, duchesse de : 99, 101, 104 Mecklenburg-Schwerin, Christian Ludwig, duc de : 99 Medbourne, Matthew : 109, 113 Meier, Albert : 13 Ménage, Gilles : 41, 45, 46, 77-79, 81, 83, 86 Mersenne, Marin : 62, 69, 73, 74 Mervaud, M. : 175, 176, 183 Mésange, père Pierre de : 188 Mesmes, Jean Antoine de, comte d’Avaux : 100 Mesnard, Jean : 73 Messaline (Valeria Messalina) : 128 Michault, René : 188 Migault, Jean : 143-146, 148, 150, 151 Mignard, Pierre : 104 Miles, Dudley Howe : 109 Minutoli, Vincent : 127 Molesworth, Sir William : 60 Molière, Jean-Baptiste Poquelin : 10, 109-116, 118, 193 Monaldeschi, Gian Rinaldo : 34, 44 Moncond’huy, Dominique : 200 Monmouth, duc de : 122, 125 Monod, Jean-Claude : 56 236 Index des noms de personnes Montaigne, Michel Eyquem de : 55, 192 Montausier, Charles de Sainte-Maure, duc de : 90 Montègre, Gilles : 143 Montel, de : 196 Montespan, Françoise Athénaïs, marquise de : 104 Montesquieu, Charles Louis de Secondat, baron de : 187, 193, 194 Montmorency-Bouteville, Élisabeth-Angélique de, voir Mecklembourg : 99 Montpensier, Anne-Marie-Louise d’Orléans, duchesse de, la « Grande Mademoiselle » : 31-33, 45, 127 Morempton, comte de : 127 Mori, Gianluca : 165 Morillot, Paul : 45 Morin, Jean-Baptiste : 71, 72, 75, 76 Moscovie, grand duc de : 204 Motta, Francesca de Caprio : 70 Motteville, Françoise Bertaut de : 45 Moule, A.-C. : 190 Müncken, Johann : 201 Mund, Stéphane : 176 Mund-Dopchie, Monique : 15 Naunton, Robert : 126, 130 Negroni, Barbara de : 171 Nellen, Henk J. M. : 69, 71, 78, 84 Neumann, E. S. : 110 Newton, Sir Isaac : 12, 71 Noille-Clauzade, Christine : 49 Noonan, John : 100 Northumberland, comte de : 127 Nottingham, comtesse de : 123 Olearius, Adam (Adam Oelschläger) : 80, 86, 176, 179 Omont, Henri : 82 Origène (Origen Adamantius) : 80 Orléans, Charlotte Élisabeth d’, Princesse Palatine, « Madame », « Liselotte » : 97,99 Orléans, Marie-Louise d’, « Mademoiselle » : 99, 103 Index des noms de personnes 237 Orléans, Philippe, duc d’, « Monsieur » : 85, 90, 99 Ossian : 26, 27 Otway, Thomas : 109, 112 Pajon, Claude : 168 Paré, Ambroise : 195, 196 Pascal, Blaise : 69, 73, 76, 135 Passerat, François : 129 Pellegrin, P. : 178 Pelliot, P. : 190 Pellisson, Paul : 44 Pennarola, Lea Caminiti : 77, 83 Percy, Henry, comte de Northumberland : 123, 127 Perrault, Nicolas : 160 Peters, père S.J. : 128, 129 Petit, Anne-Marguerite, voir Du Noyer, Mme : 143, 144, 146-148, 150, 151 Pétrone (Petronius Arbiter) : 43, 80 Pétrarque (Francesco Petrarca) : 16, 19 Philippe IV, roi de France, « Philippe Le Bel » : 121 Picard, Jean : 76 Picolet, Guy : 76 Pioffet, Marie-Christine : 14 Pitassi, Maria-Cristina : 170 Plantié, Jacqueline : 88, 105 Platon : 22, 116, 137, 191 Plaute (Titus Maccius Plautus) : 114 Pline l’Ancien (Gaius Plinius Secundus) : 202 Poisson, Raymond : 175 Poissonnet, Clairet : 30 Pomet, Pierre : 204, 205 Polo, Marco : 190, 194 Popper, Karl : 154 Portner, Johann-Albrecht : 78, 83, 86, 128 Portsmouth, Renée de Kéroualle, duchesse de : 127-130 Potemkin, Pierre-Jean : 175 238 Index des noms de personnes Powis, comtesse de : 128 Préchac, Jean de : 122 Prunier, Cl. : 170 Pythéas de Marseille : 15 Quéro, Dominique : 193 Quillet, Bernard : 39, 44 Rabelais, François : 79 Rabinow, Paul : 54 Racq, André : 205 Rapin, René : 10, 131-142 Raue, Johannes (Ravius) : 84 Ravenscroft, Edward : 109, 112, 115 Raymond, Jean-François de : 51 Raynard, Sophie : 104 Regnard, Jean-François : 11, 24, 25, 79 Reinesius, Thomas : 83 Requemora-Gros, Sylvie : 11, 14 Retz, Jean-François Paul de Gondi, cardinal de : 40, 45 Rex, Walter : 165 Richard, Michel : 87, 143 Richelet, César-Pierre : 31, 33, 136 Richelieu, Armand Jean Du Plessis, cardinal-duc de : 41 Rivet, André : 78 Roberti, J.-C. : 175, 176 Roberval, Gilles Personne de : 73-75 Rochefort, Charles de : 196, 203 Rochford, George Boleyn, vicomte de : 123 Rochot, B. : 60 Rodolphe II de Habsbourg, empereur des Romains : 195, 196 Roger, chevalier errant de Charlemagne : 17 Rolland, Pierre : 143 Romer, Olaus : 76 Ronzeaud, Pierre : 7, 9, 188 Rose, Monsieur, suivant de Sophie de Hanovre : 100 Index des noms de personnes 239 Rosemonde, maîtresse de Henry II d’Angleterre : 122 Ruppel, Sophie : 98 Rymer, Thomas : 131-141 Sablé, Madeleine de Souvré, marquise de : 52 Saint-Amant, Marc-Antoine Girard de : 11, 25, 26, 39 Saint-Jory, Rustaing de : 129 Saint-Martin, monsieur de : 79 Saint-Simon, Louis de Rouvroy, duc de : 88, 89, 93 Salazar, Philippe-Joseph : 19, 89, 177 Sanders, Nicolas : 123 Sandis, le chevalier : 100 Saumaise, Claude : 41, 78, 80, 91 Saxe, Johann Georg II, électeur de : 82, 199 Scaliger, Joseph Juste : 78, 85 Scalonius, Thorlac, évêque de Hole en Islande : 202 Scarron, Paul : 11, 39-48 Schas, Samuel : 78 Scheffer, Johannes : 185, 188, 189, 193, 194 Schindler, Stephan : 98 Schmidt, Inken : 13 Scholl, Dorothee : 26 Schomberg, Frédéric-Armand, maréchal de : 121 Schomberg, Suzanne d’Aumale, Mme de : 52 Scudéry, Madeleine de : 190, 191 Sébastien, père : 128 Secret, François : 69, 71 Séguier, Pierre : 41 Seifert, Lewis : 104 Seignelay, Jean-Baptiste Colbert de : 91 Sendivogius, Michael : 72 Sénèque (Lucius Annaeus Seneca) : 50, 100 Sentinelli, François : 32 Sethon (Seton), Alexandre : 72 Settle, Elkanah : 110, 113, 114 240 Index des noms de personnes Sévigné, Marie de Rabutin-Chantal, marquise de : 52 Sextus Empiricus : 178 Shadwell, Thomas : 109, 111, 113-116 Shakespeare, William : 141, 142 Sienkiewicz, K. : 69 Soames, Sir William : 132 Sophocle : 141 Sourches, Louis-François Du Bouchet, marquis de : 97 Spanheim, Ézéchiel : 10, 87-95 Spini, D. : 166 Staël, Anne Louise Germaine de Staël-Holstein, Mme de : 13, 26, 27 Staudinger, Manfred : 195 Sternberg, Véronique : 40 Strabon : 15 Suárez, Francisco : 66 Swedenberg, H. T. : 142 Tacite (Publius Cornelius Tacitus) : 130 Tannery, Paul : 60 Targosz, Karolina : 69, 74, 75 Tasso, Torquato (Le Tasse) : 16-18, 22, 24 Taton, René : 74 Teuber, Bernhard : 15 Theis, L. : 168 Thomas d’Aquin, saint : 59 Torricelli, Evangelista : 74 Trail, G. T. : 110 Tronchin, Louis : 170 Truchet, Jacques : 50, 53 Tudor ou Tider, Owen : 121, 124, 125 Tunes, Nicolas : 203 Turenne, Henri de la Tour d’Auvergne, vicomte de : 92 Tyrconnel, Richard Talbot, comte de : 128 Tyrconnel, Frances Talbot, comtesse de : 128 Tyssot de Patot, Simon : 188 Index des noms de personnes 241 Valat, Jean : 143-146, 148, 149, 151 Van Delft, Louis : 55 Vanel, Claude : 122 Vauquelin des Yveteaux, Jean : 72 Van Der Cruysse, Dirk : 97, 102 Van Dyck, Antoine : 104 Varillas, Antoine : 169 Verneuil, Gaston-Henri de Bourbon, duc de : 91 Vignau-Wilberg, Thea : 195 Viau, Théophile de : 23 Villaflora, Constance de : 127 Vincent, Isabeau : 172 Voadice (Boadicée) : 125 Voltaire, François-Marie Arouet : 109 Wagner, Florian : 24 Watson, George : 132 Weisner, Annette : 13 Weiss, N. : 143 Whelan, Ruth : 87 Wicquefort, Abraham de : 203 Wild, Francine : 37 Wilcox, John : 110, 111 Winkelmann, Thomas : 13 Withypole, Élisabeth ou Philadelphia Cary, Mme : 100 Worm, Ole : 12, 198-203 Wrangel, F. U. de : 39, 43, 44 Wycherley, William : 111 Wyclif, John : 162 Xenomanes : 181 York, Richard, duc de : 126 Zuber, Roger : 168 Zysberg, André : 144 Les relations littéraires, culturelles et intellectuelles entre la France et les pays de l’Europe du Nord au XVII e siècle, beaucoup moins étudiées que celles avec l’Italie et avec l’Espagne, sont d’une importance inestimable pour la juste appréciation du XVII e siècle français. Les essais réunis dans ce volume abordent des questions des relations et des influences réciproques dans toute leur diversité. Des études portant sur la cour de la reine Christine de Suède et sur les Huguenots du Refuge après la Révocation sont complétées par d’autres qui traitent d’une grande variété d’auteurs, d’érudits, de philosophes et de voyageurs tant français qu’étrangers. De cette façon, le volume a pour but d’ouvrir de nouveaux champs de recherche internationaux et interdisciplinaires aux spécialistes du XVII e siècle. BIBLIO 17 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Directeur de la publication: Rainer Zaiser www.narr.de