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Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle

2019
978-3-8233-9370-2
Gunter Narr Verlag 
Bernard J. Bourque

Ce travail est la première édition critique de l'ensemble des écrits principaux qui constituent ce que nous appelons << la querelle de La Pucelle >>. La valeur historique de ces textes est incontestable. Le libelle de Francois Payot de Lignières et celui d'Hyppolite-Jules Pilet de la Mesnardière contre le poème épique - tant attendu - de Chapelain soulignèrent l'écart entre le battage orchestré avant la publication de La Pucelle et la véritable valeur de l'oeuvre. Ces écrits n'ont jamais été republiés depuis leur première parution, jusqu'à maintenant. Cela est également vrai pour la réponse de Jean de Montigny au libelle de Lignières. Les seuls exemplaires connus de la réponse de Chapelain au sieur du Rivage (La Mesnardière) et de la Lettre de M Chapelain à M. de La Mesnardière n'existent que sous forme de manuscrits conservés à la Bibliothèque nationale de France. Ces documents n'ont jamais été intégralement publiés jusqu'à présent. Les extraits des Satires de Nicolas Boileau-Despréaux, que nous présentons dans notre volume, sont tirés des éditions originales. La parodie Chapelain décoiffé d'Antoine Furetière est tirée des OEuvres de Nicolas Boileau-Despréaux (1729), éditées par Bernard Picart. Notre livre a pour but de rendre ces écrits plus facilement accessibles afin que tous les lecteurs, qu'ils soient amateurs ou spécialistes de la littérature francaise, puissent juger de leur valeur historique et littéraire. L'édition comporte une introduction et plus de mille notes.

Ce travail est la première édition critique de l’ensemble des écrits principaux qui constituent ce que nous appelons « la querelle de La Pucelle ». La valeur historique de ces textes est incontestable. Le libelle de François Payot de Lignières et celui d’Hyppolite-Jules Pilet de la Mesnardière contre le poème épique - tant attendu - de Chapelain soulignèrent l’écart entre le battage orchestré avant la publication de La Pucelle et la véritable valeur de l’œuvre. Ces écrits n’ont jamais été republiés depuis leur première parution, jusqu’à maintenant. Cela est également vrai pour la réponse de Jean de Montigny au libelle de Lignières. Les seuls exemplaires connus de la réponse de Chapelain au sieur du Rivage (La Mesnardière) et de la Lettre de M Chapelain à M. de La Mesnardière n’existent que sous forme de manuscrits conservés à la Bibliothèque nationale de France. Ces documents n’ont jamais été intégralement publiés jusqu’à présent. Notre livre a pour but de rendre ces écrits plus facilement accessibles afin que tous les lecteurs, qu’ils soient amateurs ou spécialistes de la littérature française, puissent juger de leur valeur historique et littéraire. L’édition comporte une introduction et plus de mille notes. BIBLIO 17 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Directeur de la publication: Rainer Zaiser www.narr.de ISBN 978-3-8233-8370-3 220 Bourque (éd.) Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle BIBLIO 17 Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle Textes choisis et édités par Bernard J. Bourque 18370_Umschlag.indd Alle Seiten 05.09.2019 16: 57: 56 BIBLIO 17 Volume 220 ∙ 2019 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Collection fondée par Wolfgang Leiner Directeur: Rainer Zaiser Biblio 17 est une série évaluée par un comité de lecture. Biblio 17 is a peer-reviewed series. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle Textes choisis et édités par Bernard J. Bourque Image de couverture: Jean Chapelain © Joyce Morrell, 2019. Bibliografische Information der Deutschen Nationalbibliothek Die Deutsche Nationalbibliothek verzeichnet diese Publikation in der Deutschen Nationalbibliografie; detaillierte bibliografische Daten sind im Internet über http: / / dnb.dnb.de abrufbar © 2019 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG Dischingerweg 5 · D-72070 Tübingen Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Internet: www.narr.de eMail: info@narr.de CPI books GmbH, Leck ISSN 1434-6397 ISBN 978-3-8233-8370-3 (Print) ISBN 978-3-8233-9370-2 (ePDF) www.fsc.org MIX Papier aus verantwortungsvollen Quellen FSC ® C083411 ® TABLE DES MATIÈRES REMERCIEMENTS ..........................................................................7 INTRODUCTION ..............................................................................9 I. La Querelle de La Pucelle ........................................................9 II. La Vie de Jean Chapelain .......................................................18 III. Principes éditoriaux ................................................................27 CHAPITRE 1 LA QUERELLE S’ALLUME ..............................31 I. Le Libelle de François Payot de Lignières .............................33 II. La Réponse de Jean de Montigny ........................................69 CHAPITRE 2 UN AMI DEVENU TRAÎTRE .............................97 I. Le Libelle d’Hyppolyte-Jules Pilet de la Mesnardière .......99 II. La Réponse de Jean Chapelain .............................................143 III. La Lettre de Jean Chapelain .................................................237 CHAPITRE 3 LE COUP DE GRÂCE........................................253 I. Les Satires de Nicolas Boileau-Despréaux...........................255 II. Chapelain décoiffé (Antoine Furetière) ................................263 BIBLIOGRAPHIE .........................................................................281 INDEX DES NOMS CITÉS...........................................................291 REMERCIEMENTS Merci à Marielle Mouranche, responsable du service du patrimoine écrit, SICD de l’Université fédérale Toulouse Midi-Pyrénées, et à Maria-Cristina Pirvu, département Images et prestations numériques, Bibliothèque nationale de France, de l’aide précieuse qu’elles m’ont apportée dans mes recherches. J’adresse ma gratitude également à Christopher Gossip, professeur émérite à l’Université de New England (Australie), de m’avoir encouragé à réaliser ce projet. Merci à Joyce Morrell (Île Campobello, Canada) d’avoir créé l’image pour la première de couverture. Ce livre est dédié à la mémoire de mes parents, Alphonsine (Léger) Bourque et Gérard Bourque. INTRODUCTION I. La Querelle de La Pucelle Un homme […] à qui le cardinal de Richelieu, le cardinal Mazarin, et M. Colbert n’ont pu refuser leur confiance ; un homme qui eut relation avec tous les savants de son temps, et qui ne fut le rival d’aucun, mais l’ami et le confident de tous, le directeur de leurs études, le dépositaire de leurs intérêts ; un homme que l’ambition n’a point tenté, que les faveurs des grands n’ont point ébloui, que les richesses n’ont point tiré de son premier état, que la satire même n’a point aigri. 1 Cette description de Jean Chapelain fut écrite par l’abbé d’Olivet 2 dans son histoire de l’Académie française. Publié pour la première fois en 1729, l’ouvrage est la continuation de l’étude de Paul Pellisson 3 de 1653. Le portrait de la personnalité de Chapelain a le ton d’un éloge funèbre idéalisé, un fait qui n’échappe pas à d’Olivet, qui justifie son zèle à la mémoire du poète et critique littéraire français en attirant notre attention sur la vaste correspondance de Chapelain « où son âme se découvre à fond » 4 . L’accent mis par d’Olivet sur l’excellence de caractère de notre auteur, par opposition à la qualité de son œuvre littéraire, est significatif puisqu’il souligne un paradoxe dans la bonne réputation que jouit ce membre fondateur de l’Académie française. « Pour bien juger de son mérite, écrit d’Olivet, ne confondons point sa personne avec ses ouvrages » 5 . 1 Pierre-Joseph Thoulier, abbé d’Olivet, Histoire de l’Académie française , éd. Charles-Louis Livet, 2 volumes, Paris: Didier, 1848, t. II, pp. 134-135. 2 Paul-Joseph Thoulier d’Olivet (1682-1768), ecclésiastique, grammairien et traducteur français. 3 Paul Pellisson-Fontanier (1624-1693), homme de lettres français. Il devint historiographe du roi en 1666. 4 D’Olivet, Histoire de l’Académie française , p. 156. 5 Ibid. , p. 155. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 10 L’allusion négative se réfère à l’œuvre littéraire majeure de Chapelain, l’épopée inachevée sur Jeanne d’Arc, intitulée La Pucelle, ou la France délivrée , dont les douze premiers chants furent publiés en 1656 après vingt-six ans de préparation. L’œuvre tant attendue ne répondit pas aux attentes du monde littéraire français. La réputation que jouit Chapelain comme poète et critique littéraire de premier ordre avait créé un effet de halo autour de La Pucelle , amenant le public à avoir une prédisposition positive envers le poème épique : La grande réputation de l’auteur fit courir bien du monde, beaucoup aussi le bruit qu’on faisait de l’œuvre depuis près de trente ans et peut-être aussi la cabale; trop de gens étaient intéressés au succès de l’ouvrage. […] Quand on lut le poème, on bâilla, mais on se cacha de bâiller 6 . L’aura brillante qui entourait La Pucelle commença à ternir lorsque, trois jours après la parution de l’œuvre, François Payot, sieur de Lignières 7 publia sa Lettre d’Éraste à Philis dans laquelle il se moqua de l’épopée de Chapelain : […] on espérait des miracles de la lenteur de sa plume, et après avoir attendu cinq, ou six lustres entiers, la France se promettait d’opposer son nom à celui d’Homère, et de Virgile. Elle publie maintenant qu’elle est malheureuse en Poèmes Épiques, et qu’il a trompé son attente, s’il avait réussi, l’on ne se plaindrait pas qu’il a marché dans la lice à pas de tortue : Sa tardiveté serait excusable, et l’on serait ravi de le voir sur le Pinacle où sa cabale l’a assuré, il est tombé de ce Trône imaginaire, et ces éloges anticipés n’ont servi qu’à l’exposer à la censure générale […] 8 . Avant la publication de ce pamphlet, Chapalain était habitué à être couvert d’éloges pour ses ouvrages poétiques. Comme l’écrit Antonin 6 Georges Collas, Un Poète protecteur des lettres au XVII e siècle : Jean Chapelain 1595-1674 , Paris : Perrin, 1912, pp. 256-257. 7 On trouve également les formes « Lignière » et « Linière(s) ». Nous avons respecté l’orthographe de ce nom utilisée dans les textes que nous présentons. François Payot de Lignières (1626-1704) fut surnommé « l’Athée de Senlis » à cause de son athéisme. Nous avons de lui des épigrammes, des portraits, des sonnets, des madrigaux et quelques stances. 8 François Payot, sieur de Lignières, Lettre d’Éraste à Philis sur le poème de La Pucelle , Paris : Chamhoudry, 1656, p. 3. Antonin Fabre nous fait remarquer que Lignières publia son pamphlet afin de se venger, ayant été choqué par l’avis de Chapelain qu’il ne devrait plus écrire de vers (Antonin Fabre, Les Ennemis de Chapelain , 2 tomes en 1 volume, Paris : Fontemoing, 1897, t. I, pp. 86-87). Introduction 11 Fabre, un sentiment de complaisance contribua à une surestimation de la part de Chapelain de ses talents littéraires : […] Chapelain s’endormait dans une complaisante admiration de lui-même. Il ne le dit pas ; mais il est bien persuadé que ses vers, odes, sonnets, tombeaux, sont frappés au bon coin, et qu’il est, selon le vœu de sa mère, l’héritier de Ronsard et l’émule de Malherbe 9 . L’éloge d’une œuvre fit partie d’un processus réciproque, ayant peu à voir avec la qualité de l’ouvrage qu’on louait : À qui veut bien le louer, Chapelain rend hommages pour hommages : ce n’est plus affaire de jugement et de goût, mais de pure politesse, désir de répondre à un bon procédé par un autre 10 . Le libelle de Lignières contre La Pucelle fut suivi, quelques semaines plus tard, d’une publication qui fut tout aussi critique de l’épopée. La Lettre du S r du Rivage , écrite par Hippolyte-Jules Pilet de la Mesnardière 11 , signala de nombreux défauts perçus dans l’œuvre de Chapelain, y compris le traitement du sujet, la manière de camper les personnages, le style et la versification. Cet ami 12 de Chapelain souligna l’écart entre le battage orchestré avant la publication du poème épique et la véritable valeur de l’ouvrage : […] la fameuse Pucelle nous apprend à vous et à moi, à suspendre désormais notre Jugement sur les Productions d’esprit, quelques approuvées qu’elles soient dans les Ruelles, avant que d’être publiées 13 . 9 Fabre, Les Ennemis de Chapelain , t. I, p. 3. 10 Ibid. , t. I, p. 11. 11 Hippolyte-Jules Pilet de la Mesnardière (1610-1663), médecin et homme de lettres français. Il fut élu à l’Académie française en 1655. Sa Poétique fut publiée en 1639. 12 Quel fut le motif de La Mesnardière d’écrire sa Lettre ? « Une brouille serait-elle survenue entre les deux académiciens ? C’est possible ; mais les lettres de Chapelain n’en disent rien. Elles semblent plutôt indiquer que la guerre fut déclarée à l’improviste à l’auteur de la Pucelle , et sans le moindre motif » (Fabre, Les Ennemis de Chapelain , t. I, p. 102). 13 Hippolyte-Jules Pilet de La Mesnardière, Lettre du S r du Rivage contenant quelques observations sur le poème épique, et sur le poème de La Pucelle , Paris : Sommaville, 1656, p. 61. Ironiquement, La Mesnardière lui-même avait contribué au battage publicitaire. Sa Poétique , publiée en 1639, fait référence au succès anticipé du poème épique : « […] que la Pucelle d’Orléans nous donne Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 12 Dans la même veine, le poète Pierre de Montmaur 14 fit circuler l’épigramme suivante, écrite en latin, où il ridiculisa l’héroïne de Chapelain : Illa Capellani dudum expectata Puella, Post tanta in lucem tempora prodit anus. Cette Pucelle prétendue De l’heureux Poète Chapelain Depuis si longtemps attendue Paraît de sa dernière main, Mais si vieille déjà, qu’elle en est méconnue 15 . Selon Gilles Ménage 16 , on récita les vers suggestifs suivants au moment de la publication de La Pucelle , le prince dont il s’agit étant le duc de Longueville de qui Chapelain reçut une pension : Lorsqu’un Prince en secret honorait la Pucelle De ses dons et de ses faveurs C’était une p… d’honneur Qu’on ne connaissait pas pour telle ; Mais lasse de sa politique Depuis qu’elle paraît et se fait voir au jour Que chacun l’a paie à son tour La Pucelle n’est plus qu’une fille publique 17 . D’après le mémorialiste français Gédéon Tallemant des Réaux 18 , la réputation de Chapelain et la curiosité du public firent bien vendre La Pucelle initialement, mais que cela ne fut qu’un feu de paille. Il d’admiration, soit dans l’ardeur de ses combats, ou dans les feux de son martyre » (Hippolyte-Jules Pilet de La Mesnardière La Poétique , Paris : Sommaville, 1639, n. p. ; soixantième page du « Discours »). 14 Pierre de Montmaur (1576-1650), poète français d’expression latine. Il se fit beaucoup d’ennemis parmi les gens de lettres à cause de ses railleries. 15 Cité et traduit par Gilles Ménage, Menagiana, ou les bons mots et remarques critiques, historiques, morales et d’érudition de Monsieur Ménage , 4 volumes, Paris : Delaulne, 1715, t. I, p. 122. 16 Gilles Ménage (1613-1692), historien, grammairien et écrivain français. Ses Menagiana , un recueil de ses pensées et bons mots, ne furent publiés qu’après sa mort. 17 Ibid. , p. 123. 18 Gédéon Tallemant des Réaux (1619-1692), gazetier et écrivain français. Introduction 13 attribua l’échec de l’épopée à l’excès de confiance de la part de Chapelain comme poète : Après le succès de sa première ode, il crut qu’il n’avait que faire du conseil de personne : il est retourné à sa dureté naturelle. […] peut-on avoir rêvé trente ans pour ne faire que rimer une histoire ? Car tout l’art de cet homme c’est de suivre le gazetier 19 . En dépit des critiques négatives de son œuvre, Chapelain continua à jouir du respect et de l’admiration du public pendant plusieurs années. Au moins en théorie ! Peu importait à la bonne société qu’on jugeait La Pucelle ennuyeuse 20 , l’ennui étant accepté comme une conséquence inévitable de l’appréciation d’un tel poème. La publication longtemps attendue du magnum opus de Chapelain, en soi, éclipsait tout plaisir auquel on pouvait s’attendre en lisant ou en écoutant l’épopée. Après avoir assisté à la lecture de La Pucelle , M me de Longueville 21 remarqua que « cela est parfaitement beau, mais cela est bien ennuyeux » 22 . Une sorte de « plaisir fastidieux » 23 ! Un des amis de Chapelain, Pierre-Daniel Huet 24 , déclara qu’il n’appartenait pas à tout le monde de juger de ce genre de poème : Ce droit est réservé à un très petit nombre de personnes ; et tout le monde l’a usurpé contre la Pucelle. On a jugé du Poème Épique sur les règles des Sonnets et des Madrigaux. Et de tous ceux que j’ai vus s’acharner si impitoyablement contre cet ouvrage, aucun ne m’en a jamais allégué d’autre raison, que quelques expressions dures, et quelques vers forcés, comme si ce genre de Poésie ne les demandaient pas quelquefois de ce caractère, qui serait vicieux dans une Épigramme, et qui est nécessaire dans quelques endroits des grands Poèmes 25 . 19 Gédéon Tallemant des Réaux Les Historiettes : mémoires pour servir à l’histoire du XVII e siècle , éd. M. Monmerqué et Paulin Paris, 9 volumes, Paris : Techener, 1862, t. II, p. 489. 20 Dans moins de deux ans, on publia six éditions de La Pucelle . 21 Anne Geneviève de Bourbon (1619-1679), duchesse de Longueville. 22 Cité par Fabre, Les Ennemis de Chapelain , t. II, p. 358. 23 Nicias Foxcar, « A Tedious Treat », The Transatlantic Magazine , vol. V, 1872 : 592-594, p. 592. 24 Pierre-Daniel Huet (1630-1721), philosophe et érudit français. Il fut membre de l’Académie française. 25 Pierre-Daniel Huet, Huetiana, ou Pensées diverses de M. Huet , Paris : Étienne, 1822, p. 51. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 14 Durant cette période, Chapelain et ses alliés prirent des mesures pour confronter les attaques contre La Pucelle . Le libelle de Lignières fut répondu par Jean de Montigny 26 , et celui de La Mesnardière par Chapelain lui-même, caché sous le pseudonyme du sieur de la Montagne 27 . Lignières voulut continuer sa participation dans la querelle avec un nouveau pamphlet, mais l’auteur de La Pucelle agit avec détermination pour supprimer la publication de ce second libelle 28 . Pendant que cela se passait, Charles Coypeau d’Assoucy 29 voulut entrer en lice pour répondre lui aussi à la Lettre à Éraste , mais grâce à l’intervention des amis de Chapelain à Avignon et à Orange, cet écrit eut le même sort que le second libelle de Lignières 30 . Aussi pendant ce temps, une lettre à La Mesnardière, qui fut probablement écrite par Chapelain, fut circulée parmi les doctes. Cet écrit, qui ne fut pas imprimé, railla « le sieur du Rivage » sans pitié. Chapelain fut donc très occupé à essayer d’éteindre les feux allumés par ses détracteurs. Et avec un certain succès ! Mais, comme l’écrit Antonin Fabre, il arriva un adversaire qui « à force d’esprit, de bon sens, de raison et de passion, finit par renverser l’empire poétique 26 Jean de Montigny (1637-1671), poète français et membre de l’Académie française. Il fut nommé évêque de Léon en 1671, un mois avant sa mort à l’âge de trente-quatre ans. 27 Cette réponse ne fut pas imprimée. Elle fut sans doute circulée parmi les doctes. Chapelain consulta Valentin Conrart dans la rédaction de sa Réponse . L’exemplaire de la Lettre du S r du Rivage que possède la Bibliothèque nationale de France [4-BL-1491] est accompagné d’une pièce manuscrite des remarques de Conrart sur un brouillon de cette réponse. Elle s’intitule Remarques de M. Conrart sur la réponse de M. Chapelain à la lettre imprimée du sr Du Rivage . 28 Dans une lettre du 25 janvier 1657 à Jean de Montigny, Chapelain déclara : « Pour le fripon d’Éraste, il avait mis son libelle sous la presse sur une permission qu’il avait extorquée du Bailli du Palais. Mais celui-ci ayant appris que c’était contre moi, il retira la Pièce et la permission, et il n’y a pas d’apparence qu’il lui rende ni l’une ni l’autre » (cité par Claude-Pierre Goujet, Bibliothèque française, ou Histoire de la littérature française , 18 volumes, Paris : Guérin et Delatour, 1740-1759, t. XVII, p. 239). L’existence de cette lettre n’a été signalée que par Goujet. 29 Charles Coypeau d’Assoucy (1605-1677), poète et compositeur français qui vers 1640 serait devenu l’amant de Cyrano de Bergerac. Il fut emprisonné pour sodomie en 1655 et en 1673. D’Assoucy fut son nom de plume. 30 Claude-Pierre Goujet écrit : « […] d’Assoucy qui était à Avignon, s’étant persuadé que la Lettre à Éraste était de Chapelain, voulait prendre contre lui la défense de Lignières ; mais son Écrit eut le même sort que celui de ce dernier » ( Bibliothèque française , t. XVII, p. 240). Introduction 15 de Chapelain » 31 . Nous parlons de Nicolas Boileau-Despréaux 32 . En 1666, ce jeune auteur publia sept satires, écrites en alexandrins, qu’il avait composées à partir de 1660. À la différence des satiristes de la génération précédente, tels Mathurin Régnier 33 et Thomas Sonnet de Courval 34 , qui se moquèrent des comportements en général, Boileau eut l’audace d’identifier les personnes qu’il ciblait. La troisième Satire , composée en 1665, souligna l’effet soporifique de La Pucelle : La Pucelle est encore une Œuvre bien galante ! Et je ne sais pourquoi je bâille en la lisant 35 . La quatrième Satire , composée en 1663, déclara que Chapelain voulait rimer, et que c’était là sa folie 36 . En 1668, Boileau publia une édition augmentée de ses Satires , ajoutant deux nouveaux ouvrages. Dans sa neuvième Satire , composée en 1667, Boileau fut impitoyable dans sa critique de l’épopée de Chapelain, déclarant qu’il ne faisait que mettre sur papier ce que pensait le public : La satire ne sert qu’à rendre un fat illustre : C’est une ombre au tableau qui lui donne du lustre. En les blâmant enfin, j’ai dit ce que j’en crois, Et tel, qui m’en reprend, en pense autant que moi 37 . Il signala l’écart entre l’excellente réputation dont jouit Chapelain et la mauvaise qualité de son soi-disant chef-d’œuvre : Mais lorsque Chapelain met une œuvre en lumière, Chaque lecteur d’abord lui devient un Linière. 31 Fabre, Les Ennemis de Chapelain , t. II, p. 319. 32 Nicolas Boileau (1636-1711), homme de lettres français. Il est connu surtout pour ses Satires , publiées à partir de 1666, mais composées à partir de 1660. Son Art poétique, poème didactique de onze cents alexandrins classiques, parut en 1674. Boileau devint le chef de file des Anciens dans la querelle des Anciens et des Modernes. Sur la fameuse querelle, voir l’ouvrage de Larry F. Norman, The Shock of the Ancient : Literature & History in Early Modern France , Chicago : University of Chicago Press, 2011. 33 Mathurin Régnier (1573-1613), poète satirique français. 34 Thomas Sonnet de Courval (1577-1627), poète satirique français. 35 Nicolas Boileau-Despréaux, Satires du sieur D*** , Paris : Billaine, Thierry, Léonard et Barbin, 1669, Satire III , p. 27, vers 178-179. 36 Ibid. , Satire IV , p. 34, vers 88. 37 Ibid. , Satire IX , p. 71, vers 199-202. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 16 En vain il a reçu l’encens de mille auteurs : Son livre en paraissant dément tous ses flatteurs 38 . En 1664, la perruque de Chapelain se trouva au centre de l’attention dans une parodie de quelques scènes du Cid de Pierre Corneille 39 . Composée par Antoine Furetière 40 , avec l’aide de Jean Racine 41 et de Boileau, Chapelain décoiffé se moqua de l’apparence physique de notre auteur et de la distribution des pensions royales à laquelle Chapelain eut quelque part. Cette parodie fut suivie d’une pièce inachevée, intitulée La Métamorphose de la perruque de Chapelain en comète , qui continua la plaisanterie. Malgré sa déclaration qu’il ne sentait « non plus la piqure que s’ils ne m’étaient point lancé » 42 , Chapelain fut, en réalité, très sensible aux irrévérences de Boileau et des alliés de ce satiriste. Bien qu’il fût dans son élément en traitant les critiques de La Mesnardière concernant la matière de son épopée, la vraisemblance de ses personnages, son emploie des machines et son style, Chapelain ne savait pas sur quel pied danser pour se défendre contre les moqueries de ses détracteurs. Il fut, comme le décrit Antonin Fabre, un « taureau criblé de traits attachés à ses flancs », se précipitant « avec tête baissée sur ses bourreaux » 43 . Dans sa correspondance, Chapelain répondit aux railleries en se servant d’injures et de gros mots, appelant Boileau « le fripon de Despréaux » et décrivant les satiristes comme « la basse canaille » et des « poétastres affamés » 44 qui étaient jaloux de sa 38 Ibid. , p. 73, vers 235-238. 39 Pierre Corneille (1606-1684), surnommé « le grand Corneille », l’un des trois dramaturges majeures (avec Jean Racine et Molière) en France au dix-septième siècle. Il devint membre de l’Académie française en 1647. 40 Antoine Furetière (1619-1688), homme de lettres français qui publia des fables, des romans et des poésies. Il fut élu membre de l’Académie française en 1662. En 1685, après avoir publié un extrait de son dictionnaire, il fut exclu de l’Académie. La première édition de son Dictionnaire universel ne fut publiée que deux ans après sa mort, mais quatre ans avant la publication du Dictionnaire de l’Académie française . 41 Jean Racine (1639-1699), considéré comme l’un des trois dramaturges majeurs (avec Pierre Corneille et Molière) en France au dix-septième siècle. Il devint membre de l’Académie française en 1672. 42 Lettre du 13 mars 1665 ( Lettres de Jean Chapelain , éd. Ph. Tamizey de Larroque, 2 volumes, Paris : Imprimerie Nationale, 1883, t. II : 387-388, p. 388). 43 Fabre, Les Ennemis de Chapelain , t. II, p. 319. 44 Lettre du 13 mars 1665 ( Lettres de Jean Chapelain , t. II : 387-388, p. 388). Introduction 17 gloire. À ces « satires mal fagotées », il éprouva un « magnanime mépris » que les satiristes, dit-il, sentirent « avec plus de douleur que si je les avais fait charger d’une grêle de bastonnades » 45 . Dans une lettre du 24 septembre 1666, Chapelain conseilla à Vossius 46 de ne pas s’attendre à avoir l’approbation de tout le monde comme écrivain : Quoique je ne sois pas en ordre sublime, j’ai pratiqué néanmoins ce que je vous conseille, lorsque notre canaille poétique s’est ameutée 47 contre la Pucelle , pour essayer de l’arrêter au milieu de son cours. Ils ont eu beau japper, elle l’a suivi avec constance, et jusqu’ici elle n’a pas eu sujet de s’en repentir. Poursuivez toujours votre pointe et, en chemin faisant, donnez-leur du fouet et les écartez de votre route à bonnes escourgées 48 qui portent coup et se fassent sentir » 49 . Le vocabulaire de la violence qu’utilisa Chapelain fit preuve de son mépris absolu pour les critiques moqueurs. Fabre affirme : La satire ne l’avait pas aigri, nous dit d’Olivet, ce qui n’est pas très exact. Il était si peu patient, au contraire, qu’il eût volontiers jeté à la Seine Boileau et ses pareils. C’était le vœu de Montausier ; c’était aussi celui de Chapelain […] 50 . *** La valeur historique des écrits qui constituent la querelle de La Pucelle est incontestable. Le libelle de Lignières et celui de La Mesnardière n’ont jamais été republiés depuis leur première parution, jusqu’à maintenant. Cela est également vrai pour la réponse de Jean de Montigny au libelle de Lignières. Les seuls exemplaires connus de la réponse de Chapelain au sieur du Rivage (La Mesnardière) et de la 45 Lettre du 24 décembre 1667 ( Lettres de Jean Chapelain , t. II : 543-545, p. 544- 545). 46 Gerardus Joannes Vossius (1577-1649), humaniste hollandais. Il fut titulaire de la chaire d’histoire à Leyde, puis à Amsterdam. Vossius publia plusieurs ouvrages sur l’histoire, la grammaire et la rhétorique. 47 « Ameuter : Mettre des chiens en état de bien chasser ensemble. […] On s’en sert aussi au fig. pour dire, Attrouper et animer plusieurs personnes pour les faire agir de concert » ( Le Dictionnaire de l’Académie française , 2 volumes, Paris : J.-B. Coignard, 1694). 48 « Escourgée : Fouet qui est fait de plusieurs courroies de cuir. Fouetter avec des escourgées » ( Le Dictionnaire de l’Académie française , 1694). 49 Lettre du 24 septembre 1666 ( Lettres de Jean Chapelain , t. II, p. 480n). 50 Fabre, Les Ennemis de Chapelain , t. II, p. 319. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 18 Lettre de M Chapelain à M. de La Mesnardière n’existent que sous forme de manuscrits conservés à la Bibliothèque nationale de France. Ces documents n’ont jamais été intégralement publiés jusqu’à présent 51 . Les extraits des Satires de Nicolas Boileau-Despréaux, que nous présentons dans notre volume, sont tirés des éditions originales. La parodie Chapelain décoiffé d’Antoine Furetière est tirée des Œuvres de Nicolas Boileau-Despréaux (1729), éditées par Bernard Picart. Notre édition critique a pour but de rendre ces écrits plus facilement accessibles afin que tous les lecteurs, qu’ils soient amateurs ou spécialistes de la littérature française, puissent juger de leur valeur historique et littéraire. II. La Vie de Jean Chapelain La vie de Jean Chapelain est traitée dans plusieurs études dont cette partie de notre ouvrage est redevable, c’est-à-dire La Bretagne à l’Académie française au XVII e siècle : Études sur académiciens bretons ou d’origine bretonne de René Kerviler, Histoire de la littérature française de Gustave Lanson, Les Ennemis de Chapelain d’Antonin Fabre, Un Poète protecteur des lettres au XVII e siècle : Jean Chapelain 1595-1674 de Georges Collas, et « Le Bonhomme Chapelain » de Pierre de Ségur. Lorsque Jean Chapelain mourut le 22 février 1674, à l’âge de soixante-dix-huit ans, Ménage déclara avec esprit que jamais pauvre poète n’était mort si riche 52 . Des rumeurs concernant l’extrême frugalité de notre poète infortuné circulèrent tout au long de sa vie. Même sa mort fut attribuée à l’avarice. Selon Jean Renaud de Segrais 53 , Chapelain mourut d’une « oppression de poitrine » à la suite 51 Dans son ouvrage Opuscules critiques (Paris : Droz, 1936 ; Genève : Droz, 2007 : 377-391), Alfred C. Hunter ne reproduit que quelques parties de la réponse de Chapelain au sieur du Rivage. Giorgetto Giorgi reprend presque intégralement ce résumé dans Les Poétiques de l’épopée en France au XVII e siècle (Paris : Champion, 2016 : 200-210). La lettre de Chapelain à La Mesnardière n’a jamais été publiée jusqu’à maintenant. 52 Cité par René Kerviler, La Bretagne à l’Académie française au XVII e siècle : Études sur académiciens bretons ou d’origine bretonne , Paris : Palmé, 1879, p. 265. 53 Jean Renaud de Segrais (1624-1701), homme de lettres français. Il devint membre de l’Académie française en 1662. 19 Introduction de sa décision de traverser une rue inondée, plutôt que de payer un double pour passer le ruisseau sur une planche que l’on lui y avait jetée : L’avarice de Monsieur Chapelain fut cause de sa mort. […] S’étant rendu à l’Académie, il ne s’approcha pas du feu, quoiqu’il y en eût un fort grand ; mais il s’assit d’abord à un bureau, en cachant ses jambes dessous, afin que l’on ne s’aperçût pas de quelle manière il était mouillé : Le froid le saisit, et il eut une oppression de poitrine, dont il mourut 54 . Quelle que soit la véracité de ce récit, les faits montrent que Chapelain décéda de complications à la suite d’une attaque d’apoplexie qu’il eut en novembre 1673. Le treizième jour de ce mois, Madame de Sévigné 55 écrivit à sa fille : M. Chapelain se meurt : il a eu une manière d’apoplexie qui l’empêche de parler ; il se confesse en serrant la main ; il est dans sa chaise comme une statue : ainsi Dieu confond l’orgueil des philosophes 56 . Chapelain mourut trois mois plus tard ; il fut enterré le 26 février 1674 sous le tombeau de son père dans l’église Saint-Merri à Paris 57 . Durant les deux dernières années de sa vie, Chapelain souffrit de problèmes physiques, de tension nerveuse et d’une solitude intellectuelle. Beaucoup de ses amis et de ses contacts littéraires étaient sois morts sois accablés d’infirmités eux-mêmes. Ceux qui étaient toujours actifs, physiquement et mentalement, ne voyaient guère la nécessité de communiquer avec leur collègue, maintenant vieilli par le malheur aussi bien que par les années : Son cabinet, où avaient défilé tant d’amis chers et tant d’illustres personnages, témoins de ses doctes propos où s’était façonnée une partie de notre littérature, son cabinet, devenu sa prison, est maintenant désert et presque muet 58 . 54 Jean Renaud de Segrais, Mémoires anecdotes , in Œuvres diverses de M . de Segrais , 2 volumes, Amsterdam : François Changuion, 1723, vol. I, p. 227. 55 Marie de Rabutin-Chantal, marquise de Sévigné (1626-1696), épistolière française. 56 Lettre du 13 novembre 1673 ( Lettres de Madame de Sévigné, de sa famille et de ses amis , éd. M. Monmerqué, 13 volumes, Paris : Hachette, 1862, t. III : 270-275, p. 275). 57 Collas, Un Poète protecteur , p. 471. 58 Ibid. , p. 468. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 20 En 1673, Chapelain écrivit à l’évêque d’Angers, déclarant que ses infirmités, ses pertes personnelles et les attaques satiriques lui faisaient « presque regretter d’avoir vécu trop longtemps » 59 . Les dernières années de la vie de Chapelain furent donc assez pénibles. Après tout, il avait été au centre du monde littéraire en France depuis la fondation de l’Académie française en 1634. Sa contribution importante au succès de l’Académie est indéniable, ayant été un de ses membres les plus influents. En 1671, il fut, selon l’expression de René Kerviler, son « patriarche » 60 , prononçant le discours en réponse de celui de Charles Perrault 61 , qui fut reçu à l’Académie le 13 novembre. Chapelain naquit à Paris le 4 décembre 1595, fils de notaire parisien. Il se destina un temps à la médecine, mais la mort de son père en 1614 l’obligea d’abandonner ses études. Il devint gouverneur du baron du Bec et ensuite il accepta d’entrer chez Sébastien le Hardy, seigneur de la Trousse, en qualité de précepteur de ses enfants et d’administrateur de ses biens. Il y resta pendant dix-sept ans. En 1619, il publia une traduction du Guzmán d’Alfarache , roman picaresque espagnol de Mateo Alemá 62 . Cela fut suivi, en 1623, de la publication d’une préface du poème héroïque italien L’Adone de Giambattista Marino, dans laquelle Chapelain fit preuve d’un savoir étendu et où il fut « le premier à reparler en France de la règle des vingt-quatre heures » 63 . En 1627, à l’âge de trente-deux ans, il entra pour la première fois à l’Hôtel de Rambouillet où il fut reçu comme un personnage d’importance : Il connaissait à fond les auteurs anciens et modernes ; il possédait les classiques grecs et les classiques latins, sachant par cœur les bons endroits et les récitant de 59 Lettre du 4 mars 1673 ( Lettres de Jean Chapelain , t. II : 813, p. 813). 60 Kerviler, La Bretagne à l’Académie française, p. 265. Kerviler nous fait remarquer qu’en 1671, Jean Desmarets de Saint-Sorlin (1595-1676) et François de La Mothe Le Vayer (1588-1672) furent les seuls fondateurs de l’Académie française du même âge que Chapelain, mais qu’ils n’avaient pas la même influence que notre auteur ( La Bretagne à l’Académie française, p. 265). 61 Charles Perrault (1628-1703), homme de lettres français. Il fut le chef de file des Modernes dans la fameuse querelle. 62 La seconde partie fut publiée en 1620. 63 Collas, Un Poète protecteur , p. 96. Giambattista Marino (1569-1625), poète italien, est connu surtout pour son poème épique L’Adone , publié à Paris en 1623. Introduction 21 mémoire. Presque seul de son siècle, il avait lu les vieux poètes français, et les romans de chevalerie, et les chroniques du moyen âge […] 64 . En 1630, Chapelain publia sa Lettre sur la règle des vingt-quatre heures , mettant l’accent sur l’exigence de vraisemblance. Ce fut aussi pendant ce temps que notre auteur commença à composer son poème épique sur Jeanne d’Arc. Grâce à son Ode à monseigneur le cardinal duc de Richelieu , publiée en 1633, il entra dans la gloire 65 et, « en même temps d’une manière définitive dans la faveur de Richelieu » 66 . Il fut le bras droit du cardinal lors de la formation de l’Académie française en 1635, traçant le plan du Dictionnaire. En 1637, à la demande de Richelieu, il rédigea Les Sentiments de l’Académie sur la tragi-comédie du Cid . Au cours de sa vie, Chapelain reçut des pensions du duc de Longueville, de Richelieu, de Mazarin, du prince de Conti et de Louis XIV. Son influence auprès de ses contemporains devint énorme : Pendant près de vingt ans, personne n’entre à l’Académie sans son appui, ou du moins sans son consentement ; aucun jeune écrivain ne débute sans son patronage. C’est à lui que Racine soumettra son premier ouvrage ; c’est lui que consulte Fléchier avant de s’engager dans la littérature 67 . 64 Pierre de Ségur, « Le Bonhomme Chapelain », Le Gaulois , le 11 juin 1912, n o 12659, p. 1. 65 « Mr Chapelain semblait avoir succédé à la réputation de Malherbe depuis la mort de cet Auteur, et l’on publiait hautement par toute la France que c’était le Prince des Poètes Français, et qu’il avait même autant d’avantage sur Malherbe que le Poème Épique en a sur le Lyrique et sur les autres genres de Poésie. C’est ce qui paraît par les témoignages de diverses personnes qui ont observé ce qui se disait sous le Ministère des Cardinaux de Richelieu et Mazarin. Mr Gassendi qui était son ami, en a parlé dans les mêmes sentiments, disant que les Muses Françaises avaient trouvé leur consolation et une réparation avantageuse de la perte qu’elles avaient faite à la mort de Malherbe dans la personne de Mr Chapelain, qui s’était mis dès lors à la place du défunt, et s’était rendu l’Arbitre de la Langue et de la Poésie Française. Mr de Sorbière n’a point fait difficulté d’avancer qu’il était parvenu à la gloire de Virgile pour le Poème héroïque. Mr de Balzac en fait l’éloge en cent endroits divers , pour me servir de l’hyperbole Poétique, et l’on peut dire que plusieurs ont cru que c’était parler à la mode de parler comme lui au sujet de Mr Chapelain » (Adrien Baillet, Jugements des savants sur les principaux ouvrages des auteurs , 7 volumes, Paris : Moette, Le Clerc, Morisset, Prault et Chardon, 1722, t. V, p. 278). 66 Collas, Un Poète protecteur , p. 114. 67 Ségur, « Le Bonhomme Chapelain », p. 1. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 22 Bien que les qualités intellectuelles de Chapelain fussent tenues en haute estime par ses contemporains, son apparence physique négligée fut souvent l’objet de plaisanteries : […] ses contemporains se sont fréquemment égayés sur l’immense perruque en broussailles, sur la calotte crasseuse, sur le pourpoint usé et rapiécé, sur le manteau « qui montrait la corde à cent pas », sur cet ensemble, enfin, qui avait valu à Chapelain le surnom peu flatteur de « Chevalier des araignées » 68 . Voici une description amusante de Chapelain écrite par Tallemant des Réaux : Madame de Rambouillet m’a dit qu’il avait un habit comme on en portait il y avait dix ans. […] Il avait toujours les plus ridicules bottes du monde et les plus ridicules bas à bottes. […] Quelque vieille que soit sa perruque et son chapeau, il en a pourtant encore une plus vieille pour la chambre, et un chapeau encore plus vieux. […] Feu Luillier disait de lui qu’il était vêtu comme un maquereau, et La Mothe Le Vayer comme un opérateur ; laid de visage, petit avec cela, et crachotant toujours. […] Souvent je lui ai vu à l’Hôtel de Rambouillet des mouchoirs si noirs que cela faisait mal au cœur 69 . En 1656, les douze premiers chants de La Pucelle ou la France délivrée —œuvre si longtemps promise—virent le jour. Comme nous l’avons décrit dans la première partie de notre Introduction, le poème épique fut critiqué presque aussitôt. La querelle qui suivit préoccupa Chapelain jusqu’à ses derniers jours. En 1662, Chapelain fut chargé par Colbert de rédiger une liste de gens de lettres susceptibles de recevoir des gratifications du roi. Le mémoire détaillé identifia quatre-vingt-onze auteurs et évalua les mérites de chacun. Deux ans plus tard, trente-trois hommes de lettres français reçurent des pensions royales, y compris Chapelain lui-même, « le plus grand poète français qui ait jamais été, et du plus solide jugement » 70 , accordé le troisième plus grand montant de trois mille livres. Pierre Corneille, le « premier poète dramatique du monde » 71 , reçut deux mille livres. Comme l’affirme Antonin Fabre, Chapelain 68 Ibid. 69 Tallemant des Réaux, Les Historiettes , t. II, pp. 475-477. 70 Œuvres de Louis XIV , éd. P.-A. Grouvelle, 6 volumes, Paris : Treuttel & Würtz, 1806, t. I, p. 225. 71 Ibid. , p. 223. Introduction 23 apprit rapidement que la gloire de devenir le surintendant des lettres allait lui coûter très cher : Sa vie fut en proie à ces mille fléaux, qu’on ne connaît pas dans une condition privée : l’envie, la haine, les jalousies, les froissements de toutes sortes, les mécontentements provoqués par les faveurs accordées aux uns et refusées aux autres 72 . Chapelain exprima ce sentiment dans une lettre du 24 décembre 1667 : Le fait est que certains rimeurs fripons et d’une vie scandaleuse, ne se trouvant pas compris au nombre des gratifiés et n’osant s’en prendre à Sa Majesté ni à son ministre, qui ne les ont pas jugés dignes, ont déchargé leur fiel sur moi qui ne les connais point, et s’imaginant que j’ai eu quelque part à cette exclusion, m’ont prétendu décrier par des satires mal fagotées […] 73 . Malgré ses attaques satiriques contre Chapelain, Boileau fut prêt à concéder que la bonne réputation de l’auteur de La Pucelle était indéniable : Qu’on vante en lui la foi, l’honneur, la probité ; Qu’on prise sa candeur et sa civilité ; Qu’il soit doux, complaisant, officieux, sincère : On le veut, j’y souscris, et suis prêt de me taire 74 . Une opinion moins favorable de notre auteur fut exprimée par Tallemant des Réaux dans ses Historiettes : Après le succès de sa première ode, il crut qu’il n’avait que faire du conseil de personne : il est retourné à sa dureté naturelle ; et pour l’économie, hélas ! peut- on avoir rêvé trente ans pour ne faire que rimer une histoire ? Car tout l’art de cet homme c’est de suivre le gazetier. Comme le livre était cher, on le vendait quinze livres en petit papier et vingt-cinq en grand (car les auteurs aiment fort le grand volume depuis quelque temps), il s’avisa d’une belle invention : il associa deux personnes pour ne leur donner qu’un exemplaire au lieu de deux, comme à madame d’Avaugour et à mademoiselle de Vertus, sa belle-sœur, qui, quoiqu’elles fussent alors à Paris ensemble, sont pourtant pour l’ordinaire fort éloignées l’une de l’autre, car la première demeure en Bretagne, et l’autre ici ; comme à M. Patru et à moi, qui sommes logés à une lieue l’un de l’autre ; à M. 72 Fabre, Les Ennemis de Chapelain , t. II, p. 372. 73 Lettre du 24 décembre 1667 ( Lettres de Jean Chapelain , t. II : 543-545, p. 544). 74 Boileau, Satire IX , p. 72, vers 213-216. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 24 Pellisson et à La Bastide, un de ses amis, qui est secrétaire de Bordeaux, ambassadeur en Angleterre. Il en a donné même à quelques-uns, à condition de le laisser lire à tel et à tel ; mais à ceux qu’il craignait, à des pestes , il leur en a donné un tout entier, comme à Scarron, à Boileau, à Furetière et autres. Voici encore une sordide avarice et ensemble une vanité ridicule 75 . D’autres biographes le tinrent en plus haute estime. L’abbé Lambert mit Chapelain sur un piédestal, affirmant que les qualités de son esprit n’eurent d’égal que son excellent caractère : Ce n’était pas seulement par les qualités de l’esprit que l’excellent homme dont nous faisons l’éloge, s’était attiré la considération et l’estime de tout ce qu’il y avait de personnes illustres; par sa modestie, sa droiture, sa probité, son désintéressement, par la candeur de ses mœurs, et par la sagesse de sa conduite, il ajoutait un nouvel éclat à l’opinion que l’on avait de la beauté de son génie, et de son savoir 76 . Ce fut aussi l’avis de l’abbé d’Olivet, comme nous l’avons constaté dans la première partie de notre Introduction. Plus récemment, les critiques offrent des perspectives fort divergentes de notre auteur. René Kerviler dénonce le traitement que subit Chapelain aux mains de ses contemporains, y compris de ceux qui restèrent silencieux alors que Boileau et ses alliés essayèrent de détrôner l’académicien : Il [Chapelain] reconnut ses vers mauvais, puisqu’il se vit obliger de prétendre pour excuse que la beauté d’un poème est indépendante de la versification; et parce qu’avec tout cela, il fut, de l’avis même du satirique, « … doux, complaisant, officieux, sincère, » parce qu’il fit obtenir des pensions aux gens de lettres, et rendit à ses confrères les plus signalés services avec désintéressement, on le couvrit de ridicule et l’on abreuva sa vieillesse de tous les dégoûts. Ô ingratitude de la littérature ! 77 Le critique français Ferdinand Brunetière nous décrit Chapelain comme un homme « avare, malpropre, pédant, vindicatif et méchant » 78 . Antonin Fabre écrit que l’auteur de La Pucelle prit grand 75 Tallemant des Réaux, Les Historiettes , t. II, pp. 489-490. 76 Claude-François Lambert, Histoire littéraire du règne de Louis XIV , 3 volumes, Paris: Prault, 1751, t. II, p. 363. 77 Kerviler, La Bretagne à l’Académie française , p. 276. 78 Ferdinand Brunetière, L’Évolution des genres dans l’histoire de la littérature : leçons professées à l’École normale supérieure , 2 volumes, Paris : Hachette, 1890, t. I, p. 67. Introduction 25 plaisir à être loué et qu’il distribua des hommages à ses contemporains afin de gagner leur approbation et leur respect : Il avait les mains pleines de douceurs pour tout le monde ; mais il pensait bien tirer profit de ces largesses. Comme le laboureur qui, à travers son champ, jette son grain à profusion, il semait aussi dans l’espérance de la moisson. Il donne, pour recevoir à son tour ; il attend les hommages, les accueille avec « pudeur, » mais avec plaisir, sans le moindre étonnement, en échange de ceux qu’il distribue libéralement chaque jour 79 . Fabre démontre comment Chapelain réagit de manière vindicative aux attaques de ses détracteurs, s’assurant, dans le cas de Boileau, qu’il fut refusé à l’Académie française, que son nom ne figura pas sur le tableau des gratifications accordées par le roi en 1664 et que le privilège de ses œuvres furent retiré par Colbert en 1671 : Lui vivant, jamais l’ennemi n’occupa un seul point de la place : ni l’Académie, ni la liste de gratification sur laquelle se trouvent couchés de bonne heure et Corneille, et Racine, et Molière. C’est une espèce de disgrâce, dont Boileau est redevable au seul Chapelain. En 1671, le coup est plus rude : il lui inflige une grosse humiliation, et lui fait retirer par Colbert le privilège de ses œuvres 80 . Gustave Lanson affirme que Chapelain « manquait ou de netteté ou de courage dans l’esprit » 81 : Il se laissait donner des admirations ou des dégoûts par la société où il vivait, et par les patrons qui le pensionnaient. Il mettait une préface à l’ Adone de Marino : il rédigeait la censure du Cid de Corneille. Les complaisances injustifiées de sa critique ont rapetissé son rôle, et l’on fait méconnaître à ses successeurs. Boileau voyait en lui l’apologiste des ouvrages précieux, et la conduite publique de Chapelain l’y autorisait 82 . Georges Collas déclare que Chapelain fut la victime de ses complaisances : Par une erreur dont ses flatteurs doivent porter leur part de responsabilité, il a voulu joindre l’exemple à la leçon, et, parce qu’il était savant, il s’est cru inspiré. 79 Fabre, Les Ennemis de Chapelain , t. I, pp. 1-2. 80 Ibid. , t. II, p. 370. Boileau fut accordé une pension royale en 1676 ; il fut élu à l’Académie française en 1684. 81 Gustave Lanson, Histoire de la littérature française , Paris: Hachette, 1895, p. 391. 82 Ibid. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 26 […] encore plus que de Boileau, et peut-être autant que de la Pucelle , il a été la victime de sa faiblesse et de ses complaisances 83 . Pierre de Ségur défend Chapelain contre l’accusation d’avarice en accentuant les goûts très simples de notre auteur : […] s’il court à pied par tous les temps, refusant, même à ses vieux jours, le luxe d’une carrosse, c’est qu’il aime l’exercice et le juge bon pour sa santé ; s’il épargne le bois, fût-ce au fort de l’hiver, c’est qu’il déteste la chaleur ; si l’on fait chez lui maigre chère, c’est que son estomac s’accommode mal de plats nombreux et de mets recherchés 84 . Et il souligne la bonté de son caractère : Il fut aimé de ses amis, et il le mérita par la sûreté de son commerce, la fidélité de son cœur. Il est vrai qu’il demeure toujours, fût-ce avec ses intimes, un peu réservé en paroles, un peu cérémonieux. […] Mais il n’oublie jamais de servir ceux qu’il aime, de s’employer pour eux, fallût-il pour cela se gêner, se donner du mal. « Il est aimé de tous les gens de bien, affirme Gassendi. C’est le plus officieux de tous les hommes; il n’est pas possible de trouver un meilleur ami » 85 . Orest Ranum affirme que Chapelain aimait distribuer des hommages afin d’en recevoir plus tard. Il le décrit comme l’antithèse du controversiste littéraire qui avait des ennemis à cause de l’impuissance de sa poésie d’atteindre le statut élevé compatible avec la faveur royale et avec l’importance de l’auteur dans l’Académie 86 . Nous concluons, comme le dit Gustave Lanson, que Chapelain fut « complexe » 87 . Patriote, érudit, critique de premier ordre, notre auteur joua un rôle important dans le mouvement littéraire du siècle classique. Jusqu’en 1656, il « vécut heureux auprès de M me de Rambouillet, dans le salon de M me de Sablé ou celui de Sapho » 88 . Face aux constantes critiques et moqueries de sa Pucelle , il lutta contre le feu avec le feu, en se servant de la plume et de ses relations politiques et sociales. 83 Collas, Un poète protecteur , pp. 476-477. 84 Ségur, « Le Bonhomme Chapelain », p. 1. 85 Ibid. 86 Orest Ranum, Artisans of Glory: Writers and Historical Thought in Seventeenth- Century France , Chapel Hill : University of North Carolina Press, 1980, pp. 6-7. 87 Lanson, Histoire de la littérature française , p. 391. 88 Fabre, Les Ennemis de Chapelain , t. II, p. 371. Introduction 27 III. Principes éditoriaux Éditions originales 1. LETTRE/ D’ÉRASTE À PHILIS./ SUR LE POÈME DE LA PUCELLE. Relié à la suite de La Pucelle ou la France délivrée. Poème héroïque. Par M. Chapelain , Paris : Augustin Courbé, 1657 et de Lettre à Éraste pour réponse à son libelle contre la Pucelle , Paris : Augustin Courbé, 1656. Exemplaire consulté : Toulouse, Bibliothèque universitaire centrale du Mirail (SCD Toulouse 2) : [XD 6062/ 3 Rés]. La page de titre est manquante. In-8, 28 pages. 2. LETTRE/ À/ ÉRASTE/ Pour Réponse à son Libelle/ contre la Pucelle./ Sur l’imprimé./ À PARIS,/ Chez Augustin Courbé, en la/ Petite Salle du Palais, à la Palme./ M. DC. LVI/ Avec permission et Privilège. Exemplaire consulté : Toulouse, Bibliothèque universitaire centrale du Mirail (SCD Toulouse 2) : [XD 6062/ 2 Rés]. Relié à la suite de La Pucelle ou la France délivrée. Poème héroïque. Par M. Chapelain , Paris : Augustin Courbé, 1657 et avant Lettre d’Éraste à Philis. Sur le poème de la Pucelle , s. d. In-8, 43-[1] pages. 3. LETTRE/ DU S R / DU RIVAGE/ CONTENANT/ QUELQUES OBSERVATIONS/ SUR LE POÈME ÉPIQUE,/ ET SUR LE POÈME/ DE LA PUCELLE./ À PARIS,/ Chez ANTOINE DE SOMMAVILLE,/ au Palais, dans la Galerie des Merciers, à l’Écu/ de France./ M. DC. LVI./ AVEC PRIVILÈGE DU ROI. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 28 Exemplaire consulté : Paris, Bibliothèque nationale de France : [4-BL- 1491]. In-4, [1]-65 pages. 4. RÉPONSE DU SIEUR DE LA MONTAGNE AU SIEUR DU RIVAGE, OÙ SES OBSERVATIONS SUR LE POÈME DE LA PUCELLE SONT EXAMINÉES. Exemplaire consulté : Paris, Bibliothèque nationale de France : [Français 15005]. Deuxième partie de Recueil de pièces sur la Pucelle de Chapelain (3 parties en 1 volume). Manuscrit provenant de Pierre-Joseph Thoulier, abbé d’Olivet. In-4, 173 pages. 5. LETTRE DE M. CHAPELAIN À M. DE LA MESNARDIÈRE Exemplaire consulté : Paris, Bibliothèque nationale de France : [Français 13069]. Manuscrit provenant de Pierre-Joseph Thoulier, abbé d’Olivet. In-folio, 11 pages. 6. SATIRES/ DU SIEUR D***/ À PARIS,/ Chez LOUIS BILLAINE ; / DENIS THIERRY ; / FRÉDÉRIC LÉONARD ; / ET/ CLAUDE BARBIN./ M. DC. LXIX./ Avec Privilège du Roi. Exemplaire consulté : Paris, Bibliothèque nationale de France : [YE- 8773]. In-12, [6]-76-[10] pages. Introduction 29 7. DIALOGUE,/ OU/ SATIRE X./ Du Sieur D***/ À PARIS,/ Chez DENIS THIERRY, rue Saint Jacques,/ devant la rue du Plâtre, à la Ville de Paris./ M. DC. XCIV./ AVEC PRIVILÈGE DU ROI. Exemplaire consulté : Paris, Bibliothèque nationale de France : [YE- 4963]. In-4, [4]-29-[1] pages. 8. CHAPELAIN DÉCOIFFÉ,/ OU/ PARODIE/ de quelques Scènes du CID,/ SUR/ CHAPELAIN, CASSAIGNE, ET LA SERRE. Imprimé dans Œuvres de Nicolas Boileau-Despréaux, avec des éclaircissements historiques donnés par lui-même , éd. Bernard Picart, 2 volumes, La Haye : P. Gosse et J. Neaulme, 1729, t. I : 433-445. Exemplaire consulté : Paris : Bibliothèque nationale de France : [RES- YE-121]. In-fol., 13 pages. Établissement du texte La présente édition respecte le texte des éditions originales et des manuscrits. L’orthographe du texte a été modernisée, y compris les conjugaisons et l’utilisation des accents. Lorsque l’usage actuel ne l’a pas fixée, nous avons respecté l’orthographe des noms propres. De la même façon, nous avons respecté l’usage des majuscules parfois affectées à certains noms communs. Aucune modification n’a été apportée aux temps verbaux, ni à l’ordre syntaxique. Partout dans le texte, nous avons remplacé « & » par « et ». Nous avons utilisé des crochets pour signaler la pagination de l’édition originale. Puisque les onze pages du manuscrit Lettre de M. Chapelain à M. de la Mesnardière ne sont pas numérotées correctement, nous avons utilisé notre propre système de pagination. Les fautes d’impression qui ont été corrigées sont identifiées dans les notes en bas de page. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 30 Nous avons respecté la ponctuation des éditions originales et des manuscrits, décidant de ne pas modifier l’emploi, parfois suspect, de virgules et de points-virgules à la fin des phrases afin de ne pas altérer l’intention possible de l’auteur. Les notes marginales qui se trouvent dans le texte original de Lignières et dans celui de La Mesnardière sont présentées dans mes propres notes, appelées par des chiffres, en bas de page. En ce qui concerne les deux manuscrits de Jean Chapelain ( Réponse du S r de la Montagne au S r du Rivage et Lettre de M. Chapelain à M. de la Mesnardière ), nous avons décidé de mettre en italique tous les mots qui ont été soulignés par l’auteur. CHAPITRE 1 LA QUERELLE S’ALLUME I. Le Libelle de François Payot de Lignières 1 Lettre d’Éraste à Philis Quand on fera mention d’un ouvrage, qui a trompé bien du monde, on citera toujours la Pucelle. 1 Sur François Payot de Lignières, voir supra la note 7 de notre Introduction. [p. 1] LETTRE D’ÉRASTE À PHILIS. SUR LE POÈME DE LA PUCELLE 1 . PHILIS 2 , enfin j’ai lu cette brave Pucelle Et vous me demandez si je la trouve belle. Je ne puis bien parler d’elle et de son Auteur, Je ne suis qu’un galant il vous faut un Docteur. Qui débite, Aristote 3 avec Castelvetre 4 Commandez-moi plutôt de faire quelque Lettre. Ou quelque Madrigal 5 , où je vante vos Lis, C’est là mon vrai talent, adorable Philis. Par zèle toutefois, et par obéissance. Je ne cèlerai point ici ce que j’en pense. Il suffit pour cela du simple sens commun, Sans avoir lu Vida 6 , ni le Père Mambrun 7 . Ces deux hommes ont mis dans leur art Poétique Toute leur Théorie, et toute leur pratique. 1 L’ouvrage parut le 18 décembre 1656, trois jours après la publication du poème épique de Chapelain. Selon l’auteur de La Pucelle , « il y eut des complots infâmes de décrier mon livre avant qu’il fut né. On sema dans la cour et dans la ville des libelles et des satires durant son impression, et je sus que mes jaloux, ayant corrompu la fidélité de mes libraires, avaient eu les feuilles en leur puissance, sur quoi ils en avaient fagoté une censure qui parut en effet au même temps que l’ouvrage, et qui ne lui fit pas de bien auprès des malins dont les cours sont toujours pleines » (Lettre du 12 novembre 1668 à Ottavio Ferrari, in Lettres de Jean Chapelain , t. II, pp. 603-604). 2 Il s’agit d’Antoinette Deshoulières (1634 ou 1638-1694), femme de lettres française, connue surtout pour ses églogues et ses idylles. 3 La Poétique d’Aristote (384 av. J.-C.-322 av. J.-C.) traite de la tragédie, de l’épopée et de la notion d’imitation. 4 Lodovico Castelvetro (1505-1571), écrivain italien, fit paraître sa Poetica d’Aristotele vulgarizzata e sposta en 1570, ouvrage qui eut un grand retentissement. 5 Courte pièce de vers exprimant une pensée galante. 6 Il s’agit de Marco-Girolamo Vida (1485-1566), prélat et humaniste italien. Il publia sa poétique en 1527. Son œuvre principale est La Christiade (1535), en hexamètres latins. 7 Pierre Mambrun (1581-1661, jésuite, poète français de langue latine. Son Constantinus , poème héroïque en douze livres, fut publié en 1650. Sa dissertation sur le poème épique, Dissertatio peripatetica de epico carmine, parut en 1652. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 36 N’attendez pas aussi que j’aille m’engager, À citer Heinsius 8 , ni Jules Scaliger 9 . À quoi bon sans besoin mendier leur suffrage, Et que sert d’entasser passage sur passage. L’ennemi de Girac 10 avec tous ses recueils, N’a reçu depuis peu que de tristes accueils. [p. 2] Quoi, faut-il, dira-t-on, qu’un jeune homme s’explique, Présomptueusement sur un Poème épique. C’est ce que me dira le célèbre Conrart 11 , Conrart qui des neuf sœurs 12 sait parfaitement l’art, Qui sait parler la langue et de Rome, et d’Athènes, Mieux que les Cicérons 13 , et que les Démosthènes 14 : Qui sur les plus hauts points s’énonce Egregie 15 , Et qui fait qu’un Auteur est privilégié. J’en connais quelques-uns, qui se targuent de règles, Qui parmi les savants pensent être des aigles, Qui parlent d’Épisodes 16 , et qui disent des mots, 8 Humaniste et historien hollandais, Daniel Heinsius (1580-1655) publia plusieurs éditions d’auteurs anciens. Auteur de poésies latines, il fut aussi historiographe de Gustave-Adolphe (1594-1632), roi de Suède. 9 Médecin et humaniste italien, Jules-César Scaliger (en italien, Giulio Cesare Scaligero : 1484-1558) fut l’auteur d’études scientifiques sur Hippocrate, Aristote et Théophraste. Son ouvrage Poetices libri septem fut publié en 1561. 10 Il s’agit de Paul Thomas de Girac (mort en 1663), homme de lettres français. Il est connu surtout pour sa querelle avec Pierre Costar (1603-1660) sur les œuvres de Vincent Voiture (1597-1648). 11 Valentin Conrart (1603-1675) fut conseiller et secrétaire du roi. Le petit cercle de lettrés qu’il réunit chez lui forma l’Académie française dont il fut le premier secrétaire. Conrart est l’auteur du Traité de l’action de l’orateur, ou de la prononciation et du geste (1637) et, avec Chapelain, des Sentiments de l’Académie française sur la tragi-comédie du Cid (1638). Il retoucha Le Livre des Psaumes en vers français de Clément Marot (1496-1544) et de Théodore de Bèze (1519-1605), édition qui fut publiée en 1677. On a aussi conservé de lui des Mémoires , publiés en 1826, de nombreux manuscrits (Arsenal) et des lettres familières. 12 Il s’agit des Muses de la mythologie grecque, les neuf filles de Zeus et de Mnémosyne. 13 En latin Marcus Tullius Cicero (106 av. J.-C.-43 av. J.-C.), homme d’État romain, avocat, orateur remarquable et auteur latin. 14 Démosthène (384 av. J.-C.-322 av. J.-C.), homme d’État athénien et orateur exceptionnel. 15 Mot latin qui signifie « parfaitement ». Lignières se moque de Conrart. Lettre d’Éraste à Philis 37 Dont en mainte rencontre ils étonnent les sots. Quand ils mettent au jour par hasard quelque ouvrage, On les estime alors les moindres de notre âge. On voit qu’ils sont rampants, et que leur plume n’a Ni la force du Cid 17 , ni celle du Cinna 18 . On a vu de Gombauld 19 l’affreuse Tragédie 20 , Qui ne fut pas, dit-on, autrement applaudie : Parce qu’il croit qu’elle est la gloire de nos ans, Il veut que les Français soient tous des ignorants, Et que de jugement leurs cervelles soient vides, À cause qu’ils n’ont pas loué ses Danaïdes. Adorable Philis, j’aurais l’esprit malsain ; Si je parlais ainsi du fameux Chapelain : On tient qu’il est doué d’une prudence extrême : Mais vous aviez lu son illustre Poème, Personne ne saurait en mieux juger que vous, Et si vous l’estimiez il pourrait plaire à tous. On admire, Philis, tous les vers que vous faites 21 , Et vous ne cédez point à nos meilleurs Poètes. On vante votre esprit, et l’éclat de vos yeux, Vous êtes l’ornement, et l’honneur de ces lieux. Je ne finirais de longtemps vos louanges, et je vous conterais encore quelques fleurettes en Vers, si je n’a-[p. 3]vais point à vous entretenir sur la Pucelle, et si je ne devais point vous apprendre qu’aussitôt qu’elle a paru l’on a pas manqué de dire, 16 Dans Les Sentiments de l’Académie sur la tragi-comédie du Cid (1637), mis au point par Chapelain, tout l’épisode de l’infante est jugé inutile. 17 La première représentation du Cid de Pierre Corneille eut lieu en décembre 1636 au théâtre du Marais. La tragi-comédie parut chez François Targa et chez Augustin Courbé en mars 1637. 18 Cinna ou la Clémence d’Auguste , tragédie de Pierre Corneille, fut créée en 1641 au théâtre du Marais. Elle fut publiée en 1643 chez Toussaint Quinet. 19 Jean Ogier de Gombauld (1576-1666), poète, romancier et dramaturge français. Il fut l’un des premiers membres de l’Académie française. 20 Il s’agit de la tragédie Les Danaïdes , créée en 1644. Elle ne fut publiée qu’en 1658. Gédéon Tallemant des Réaux dit de l’auteur : « Ce qui l’a le plus rebuté, ç’a été de voir que ses Danaïdes eussent si mal réussi ; elles eussent été plus propres à Athènes qu’à Paris » ( Les Historiettes , t. III, p. 385). 21 Les premiers poèmes d’Antoinette Deshoulières datent de 1672. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 38 Une haute Montagne enfante une Souris, Et cet accouchement ne produit que des ris. En effet on espérait des miracles de la lenteur de sa plume, et après avoir attendu cinq, ou six lustres entiers. La France se promettait d’opposer son nom à celui d’Homère 22 et de Virgile 23 . Elle publie maintenant qu’elle est malheureuse en Poèmes Épiques, et qu’il a trompé son attente, s’il avait réussi, l’on ne se plaindrait pas qu’il a marché dans la lice à pas de tortue : Sa tardivité serait excusable, et l’on serait ravi de le voir sur le Pinacle où sa Cabale l’a élevé, il est tombé de ce Trône imaginaire, et ces éloges anticipés n’ont servi qu’à l’exposer à la censure générale, cette élévation excessive cause son abaissement, et la honte de sa chute, toutes ces acclamations précipitées couvrent un homme de confusion, quand il ne fournit pas glorieusement sa carrière. Toutefois, quoique M. C. soit bouffi d’orgueil, on a pitié de sa disgrâce, et ce Prince 24 qui est véritablement son père nourricier, a tant de générosité qu’il ne laissera pas de lui continuer ses libéralités, il y a toujours eu des filous de renommée, et de pension. Sous le règne de Henri II 25 , un homme, qu’on appelait Pascal 26 , dupa tous les doctes de son temps, on crut qu’il était fort habile, et l’on lui donna quelques appointements, à cause qu’il assura qu’il composait une Histoire, mais après sa mort, on eut beau chercher dans son cabinet, on trouva que cette Histoire qu’il avait tant promise, n’était qu’une Fable. M. C. lui ressemble fort si ce n’est qu’il a donné 22 L’ Iliade et l’ Odyssée sont attribuées à Homère (fin du VIII e siècle av. J.-C.). Dans ses Conjectures académiques , l’abbé d’Aubignac (1604-1676) fut l’un des premiers à remettre en cause l’existence de l’aède. 23 Publius Vergilius Maro (70 av. J.-C.-19 av. J.-C.), poète latin. Ses grands ouvrages sont les Bucoliques , les Géorgiques et l’ Énéide . 24 Il s’agit d’Henri II d’Orléans (1595-1663), duc de Longueville, de qui Chapelain reçut une pension régulière de deux mille livres à partir de 1633. « […] Longueville avait pour ancêtre Dunois, le compagnon d’armes de la Pucelle : on comprend l’attention qu’il portait, avec toute sa famille, aux progrès réalisés par Chapelain dans la composition de son épopée […] » (Bernard Bray, Jean Chapelain : Soixante-dix-sept lettres inédites à Nicolas Heinsius , La Haye : Nijhoff, 1966, p. 134n). 25 Henri II (1519-1559), roi de France. 26 Il s’agit de Pierre de Paschal (1522-1565), historiographe du roi Henri II. Lettre d’Éraste à Philis 39 au public un Poème qu’on a vanté par avance avec tant [p. 4] d’injustice, qu’il a échoué dès qu’il a vu la lumière 27 . Que n’a-t-il imité jusqu’au bout cet insigne hâbleur, et son bon ami Mr Conrart, que j’ai déjà nommé, qui sans rien faire a tant fait qu’on l’estime autant que nos plus fameux Auteurs 28 , à cette heure qu’il approche de sa fin, n’aurait-il point quelque remords de Conscience ; et ne serait-il point fâché d’avoir abusé tant de gens, une juste syndérèse l’a contraint de mettre au jour cette héroïne, pour témoigner hautement qu’il ne mérite pas cette réputation éclatante qu’il a acquise par adresse, et par stratagème, il a du regret d’avoir gagné injustement la qualité de grand Poète, et l’on soutient qu’il est semblable à ces joueurs, qui se repentent à l’article la mort de l’argent qu’ils ont escamoté, il n’y a pas d’apparence qu’ils soit repentant ; il est trop glorieux, et trop vain : Il mourra dans sa peau, et grâce à ses aveugles partisans, il s’imaginera toujours que sa Bergère 29 , dont il est le Baudricourt 30 , et le nouvel introducteur, surpasse l’Énéide, et la Jérusalem délivrée 31 , il est pourtant extrêmement laborieux, et l’on 27 « M. Chapelain ne fut longtemps à donner sa Pucelle, que parce qu’il était payé d’une grosse pension par Monsieur de Longueville. Il appréhendait que ce Prince ne se souciât plus de lui après qu’il aurait publié son ouvrage. Les rieurs de ce temps-là disaient que la Pucelle était une fille entretenue par un grand Prince ; que sur ce pied là, elle s’était toujours conservée une certaine espèce d’honneur, mais qu’elle était devenue p . . . sans crédit et sans réputation du moment qu’on l’avait livrée au public, comme le disent ces vers que l’on dit alors sur ce sujet : Alors qu’un Prince en secret honorait la Pucelle / De ses dons et de sa faveur / C’était une p . . . d’honneur / Qu’on ne connaissait pas pour telle ; / Mais lasse de sa politique / Depuis qu’elle paraît et se fait voir au jour / Que chacun la paye à son tour / Sa Pucelle n’est plus qu’une fille publique » (Ménage, Menagiana, t. I, p. 123). 28 Le premier secrétaire perpétuel de l’Académie française publia de son vivant très peu d’écrits. 29 Il s’agit de Jeanne d’Arc. 30 Robert de Baudricourt (mort en 1454) fut le gouverneur de Vaucouleurs, petite ville de garnison près de Domrémy tenue au nom du Dauphin. Ce fut à Baudricourt que Jeanne d’Arc, en obéissance à ses Voix, annonça sa mission divine et demanda d’être conduite à Chinon pour avoir une audience avec le Dauphin. Baudricourt la traita de folle et la renvoya chez elle. Grâce à la persévérance de Jeanne, cependant, il décida finalement de lui accorder une escorte armée. 31 Poème épique de Torquato Tasso (1544-1595), poète italien, surnommé Le Tasse en français. En 1592, il révisa sa Gerusalemme liberata , cette version (intitulée Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 40 voit qu’il n’a pas pris une peine médiocre, puisque depuis vingt-cinq, ou trente ans qu’il travaille à son Poème, qui contient douze mille Vers, on trouve qu’il en a fait un par jour, et quelquefois un et demi. Chapelain cet Auteur superbe, Qui pour son Livre s’est pené 32 De même qu’un pauvre damné, Mérite bien d’avoir de l’herbe. Touchant cet ouvrage dont il régalera son bienfaiteur, on ne l’aura jamais, et c’est une hâblerie 33 Poétique, n’est-il pas un vrai Charlatan de lui tenir ce discours. [p. 5] Un jour lorsqu’en suivant ce grand foudre de guerre 34 , J’aurai pris ma volée, assez loin de la terre, Et que j’aurai le ton désormais assez fort Pour l’élever à toi, sans te faire de tort ; Je veux par le récit de tes propres merveilles Des peuples suspendus enchanter les oreilles 35 . Mr. Ch. ne viendra point à bout de cette entreprise, s’il ne vit plus de six-vingts 36 ans : on tient qu’il en a maintenant plus de soixante : S’il poursuit de la même force qu’il a commencé, il en aura quatre-vingtdix quand sa Pucelle sera achevée. Pour son Mecenas 37 ses exploits sont tellement glorieux, qu’ils méritent au moins douze Chants, qui l’occuperont vingt-six autres années. C’est pourquoi l’on ne saurait croire qu’il puisse exécuter ce noble dessein, si le Ciel ne prolonge sa vie, et n’augmente sa santé ; car lui, et sa Pucelle n’ont pas la mine de vivre longtemps. Gerusalemme conquistata ) étant généralement considérée inférieure à l’œuvre originale. 32 Se gêner, se donner de la peine. 33 Manière d’une personne qui a l’habitude de parler beaucoup en exagérant. 34 [Note marginale : page 5.] 35 La Pucelle ou la France délivrée , Paris : Courbé, 1656, livre I, page 5. 36 Cent vingt. 37 Protecteur des arts, mécène. Le mot « mécène » fait référence à Caius Cilnius Mæcenas (vers 70 av. J.-C.-8 av. J.-C.), homme politique romain célèbre pour son influence à promouvoir les arts et les lettres. Le mécène de Chapelain fut le duc de Longueville. Voir supra la note 24. Lettre d’Éraste à Philis 41 Ceux qui s’expriment franchement, Et quelquefois un peu crûment, Parlent d’une plaisante sorte, Contre cette Pucelle forte : Ils disent nettement, qui forçait Chapelain De faire imprimer sa Bergère, Qu’on achète, et qu’on ne lit guère, Si ce n’est cet injuste gain, Qu’il a tiré de son Libraire 38 , Il est vrai qu’à présent ce Livre est acheté, Mais c’est par curiosité, Et c’est qu’au milieu des balustres, Chapelain chez des gens illustres Le lisait en prédicateur, Et d’un ton vraiment affronteur : [p. 6] Pour cela l’on croyait que cet orgueilleux Livre Durerait plus longtemps que l’airain et le cuivre. On voit qu’il ne durera pas Car il est dénué de grâces, et d’appas : Ses vers sont durs, et faits en dépit de Minerve 39 , En les lisant, on a beaucoup d’ennui, Et l’on sait que jamais Apollon 40 ne conserve Des vers composés malgré lui. 38 Georges Collas écrit : « L’ouvrage en profita quand il parut. Il est permis de croire avec Tallemant des Réaux qu’il y eut plus de curiosité que d’admiration dans l’empressement qu’on mit à l’acheter : mais, malgré son prix élevé (15 livres en petit papier et 25 en grand), le livre se vendait bien : on en fit six éditions en 1656 et 1657. Comme on trouvait fort chère la belle édition in-folio, dès le commencement de mars, Courbé en donnait une seconde in-12, « pour que tout le monde pût la lire en quelque façon ». Une troisième édition revue et retouchée suivit sous la date de 1657 ; une quatrième encore en 1657. Il y eut par la suite d’autres éditions encore : Chapelain en signale une de 1664. Les malveillants pouvaient insinuer qu’il est facile de faire d’un ouvrage six éditions consécutives sans le réimprimer une seconde fois, tout le monde savait bien que les rééditions de la Pucelle n’étaient pas fictives » (Collas, Un poète protecteur , p. 257). 39 Dans la mythologie romaine, déesse des lettres et des arts. 40 Dieu grec des arts et de la poésie. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 42 Ses enfants spirituels sont si difformes qu’on pourrait bien lui appliquer ce Vers que dit Cicéron 41 en voyant un homme qui avait trois filles extrêmement laides, C’est lui malgré Phébus 42 va semant des enfants 43 . Vous savez bien que ce vers est de la version d’Amyot 44 : Je l’aurais mieux traduit sans vanité, et je ne me serais pas servi du mot de Phébus pour plaire à Messieurs de l’Académie, qui changent tous les mots, et qui ont ôté ce nom à leur Dieu, dont il est si fort irrité contre eux, que pour punition il les emploie en des occupations puériles, et ne les met point hors l’A, B, C ; car leur Dictionnaire 45 n’est guère plus avancé que ces lettres. Excusez cette digression, et permettez que je revienne à la Pucelle, dont la lecture est tellement ennuyeuse, que si j’étais confesseur, pour pénitence j’ordonnerais de la lire à ceux qui auraient commis de gros péchés. Elle épuiserait la patience de Job 46 , et la constance la plus éprouvée. Enfin ses meilleurs amis même ne l’approuvent pas, et pour montrer que je ne suis pas menteur : C’est que chez une jeune Marquise 47 , dont on adore l’esprit, et la beauté cinq ou six personnes qui la 48 censuraient hautement, obligèrent cette Dame par la force de leurs raisons à leur 49 parler de la sorte. Il est vrai que la Pucelle n’est pas bonne, mais [p. 7] irai-je blâmer l’ouvrage d’un homme qui a été Précepteur d’un de mes proches 50 . 41 Sur Cicéron, voir supra la note 13. 42 Du latin Phœbus, nom prêté à Apollon, dieu grec des arts. 43 Cicéron « rencontra dans les rues Voconius menant avec lui ses trois filles, toutes extrêmement laides ; il s’écria tout haut : Cet homme est devenu père en dépit de Phébus » ( Vies des hommes illustres de Plutarque , 4 volumes, trad. Alexis Pierron, Paris : Charpentier, 1853, t. IV, pp. 69-70). 44 Jacques Amyot (1513-1593), évêque français et traducteur de Plutarque (vers 46vers 125). Sa traduction fut publiée en 1559 et corrigée en 1565 et 1567. 45 Le Dictionnaire de l’Académie française parut en 1694. 46 Personnage de la Bible qui supporta avec résignation des épreuves que Satan lui fit subir avec la permission de Dieu. 47 Il s’agit de Marie-Henriette le Hardy, fille de Philippe-Auguste le Hardy, marquis de la Trousse. 48 Le pronom complément direct « la » se réfère à la Pucelle, et non pas à la marquise. 49 Nous avons remplacé « leurs » par « leur ». 50 Chapelain fut précepteur des quatre enfants de Sébastien le Hardy, seigneur de la Trousse et grand prévôt de France. 43 Lettre d’Éraste à Philis Philis, dans cette condamnation universelle, il suffirait de vous assurer franchement que la Pucelle est entièrement mauvaise, sans en particulariser les imperfections : vous me croiriez sur la foi publique, et vous ne douteriez point qu’en cette occasion la voix du peuple est la voix de Dieu, j’entends celle du monde galant et poli. Mais pour vous plaire, je veux contre mon naturel m’ériger en Critique, et faire voir par-ci par-là en quoi je la condamne. Ne m’embarquez point je vous prie, en un examen général, et contentez-vous de quelques remarques particuliers. Si l’on désirait y reprendre tout ce qui est répréhensible, ce serait une chose presque infinie, et vous aurez la bonté de m’épargner cette corvée. N’est-ce pas une grande marque d’amour de l’avoir lue de bout en bout pour vous satisfaire, et par votre commandement. Ce témoignage indubitable de ma passion me devrait tenir lieu de dix ans de service, et vous seriez bien cruelle, si après la peine que j’ai prise, vous méprisiez celle que vos charmes me causent. Je n’agiterai point ici cette question, savoir si une femme peut être l’objet d’un Poème Héroïque 51 , et je n’alléguerai point les raisons du Père Mambrun 52 Jésuite, ni celle de Mr. de Boisrobert 53 cet agréable Poète, qui soutient galamment que Mr. Ch. devait choisir un Héros jeune, et beau plutôt qu’une Héroïne 54 . Je m’arrêterai sur la description des misères de la France, qui est bien accommodée au sujet, car on n’ en voit point de plus misérable. Comme M. C. est fort judicieux, et qu’il sait que naturellement on n’aime pas à pleurer, il a décrit ces calamités d’une telle manière, qu’on en rit au lieu d’en verser des larmes, et d’en avoir de la commisération. [p. 8] Dans cette peinture lamentable après nous avoir représenté que le Roi Charles Cherchait son Pays dans son propre Pays 55 . Qui est une vieille pensée, je ne crois pas que vous admiriez ce qui suit. 51 Plusieurs critiques du dix-septième siècle soutinrent qu’une femme ne pouvait être l’héroïne d’un poème épique. « Chapelain et ses amis ont rudement bataillé autour de cette question : […] il était sans doute fâcheux pour ce champion de la régularité de se voir reprocher dans son chef-d’œuvre une innovation d’une audace effrénée » (Collas, Un poète protecteur , p. 215). 52 Voir Mambrun, Dissertatio peripatetica de epico carmine, p. 38. 53 Il s’agit de François de Métel de Boisrobert (1592-1662), poète et dramaturge français. Il composa dix-huit pièces de théâtre et de nombreux poèmes. 54 Allusion à la bisexualité de Boisrobert. L’écrivain fut surnommé « le bourgmestre de Sodome ». 55 [Note marginale : Page 6.] Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 44 Les costaux, les vallons, les champs, et les prairies À ses regards troublés n’offraient que barbaries 56 . Ce n’est là tout au plus que de la crème fouettée, et ces inhumanités ne sont que des êtres de raison. Toutefois, je n’examinerai point ces Vers, et je ne lui reprocherai point qu’ils seraient mieux dans une Églogue 57 , ou dans une Pastorale 58 , que dans un Poème Héroïque. Je ne lui objecterai point que ces barbaries ne se présentent point à notre imagination, et que par cette énumération elle ne conçoit rien autre chose, sinon que sur les costaux et dans les vallons on a abattu des vignes, et quelque arbre que dans les champs on a coupé du blé, qu’on a dérobé des bœufs, et des moutons, et que dans les prairies on a fauché du foin. Il me dirait possible qu’il y avait des corps morts, quand il y en aurait, je lui répondrais qu’on n’est point surpris d’en voir durant la guerre, et qu’un ennemi qui en tue un autre n’est point estimé barbare. Le meurtre alors est permis suivant cet Épigramme dudit sieur Gombauld 59 qui est son frère en Apollon. En guerre où le meurtre est permis. Jean, et Jacques s’évertuèrent À tuer quelques ennemis. Mais les ennemis les tuèrent 60 . Je suis assuré que vous ne serez point pour cet endroit-ci. [p. 9] Le sang dans chaque bois par les routes coulait 61 . 56 La Pucelle , livre I, page 6. 57 « Poème pastoral écrit dans un style simple et naïf où, à travers les dialogues des bergers, l’auteur relate les événements généralement heureux de la vie champêtre, chante la nature, les occupations et les amours rustiques » ( Trésor de la langue française tant ancienne que moderne , Paris : Douceur, 1606). 58 « Œuvre littéraire (poésie, roman, drame) qui relate la vie, les amours des bergers et des bergères dans le cadre conventionnel de la douceur champêtre » ( Trésor de la langue française ). 59 Sur Gombauld, voir supra la note 19. 60 Épigramme XXV, « Sort de la guerre », in Les Épigrammes de Gombauld , Paris : Courbé, 1657, livre III, p. 136. Le troisième vers devrait être : « Pensant tuer les ennemis ». 61 La Pucelle , livre I, page 6. Lettre d’Éraste à Philis 45 Outre que c’est une hyperbole, il y a plus d’apparence qu’il coulait dans la campagne, puisque les batailles s’y étaient données. Et dans chaque rivière aux ondes se mêlait 62 . Véritablement, Philis, c’est une grande merveille que le sang se mêle aux ondes quand il va dans la rivière. L’audace, la fureur, le discord, et la rage Détruisaient à l’ennui le Royal héritage 63 . Quelle différence y a-t-il entre rage, et fureur ? Je voudrais savoir aussi pourquoi contre notre usage il a dit le discord, pour la discorde 64 . Comme ordinairement l’homme est plus fort que la femme, je m’imagine qu’il a fait ce terme masculin, afin qu’il eût plus de force pour détruire ce Royaume. Aucun mur ne portait une chaîne légère 65 . Les diseurs de pointe maintiennent qu’ils n’ont jamais vu une expression plus dure, et que ce serait cogner sa tête contre un mur que de la vouloir défendre. Par cette Métaphore inouïe, à moins que d’un commentaire on n’entendra pas d’abord que toutes nos villes, et tous nos villages étaient sous la domination de l’Anglais. Je n’éplucherai point davantage ce récit monstrueux, et qui n’est aucunement pathétique, où notre Jérémie 66 a prétendu conter nos malheurs : pour en trop décrire, il n’en décrit pas un, et sa narration [p. 62 Ibid. 63 Ibid. 64 Selon Le Dictionnaire de l’Académie française (1694), le nom masculin « n’a d’usage qu’en vers, et ne se met guère qu’au pluriel ». Le Dictionnaire critique de la langue française (3 volumes, Marseille : Moissy, 1787-1788) déclare : « Malherbe l’a pourtant employé au singul. […] Ménage dit que le mot est beau, et que tous nos meilleurs Poètes modernes (de son temps) ne font point difficulté de s’en servir ». 65 La Pucelle , livre I, page 7. 66 Personnage de l’Ancien Testament qui prophétisa la destruction de plusieurs peuples étrangers. Lignières se moque de Chapelain. [Note marginale : Pag. 8.] Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 46 10] est semblable à ses arguments, que pour trop prouver ne prouvent rien. Ce tableau est plutôt la production d’un hypocondriaque, et d’un homme qui a des visions creuses, que de ce sage Monsieur Ch. qu'on estime un Sénèque 67 , et que l’on traite d’Oracle. Voyons dans Orléans Dunois 68 sur une tour, Qui tristement s’amuse à éplucher les Astres, Et qui pour finir ses désastres À son individu veut faire un méchant tour. À l’exemple du grand Virgile, Qui représente son héros, Prêt de céder à la rigueur des flots, Chapelain ce Poète habile Fait lamentablement au sien Avoir avec soi-même un damnable entretien : Le désespoir excite dans la tête, Une épouvantable tempête. Il voudrait être mort dans les champs de Rouvray 69 , Pour sa Patrie, et pour son Roi. Ainsi que le pieux Énée 70 , Qui voulait que la destinée L’eût enlevé du monde au pied des murs Troyens, En défendant ses Citoyens, Ce Phrygien 71 eut peur de la Parque sur l’onde, Quoique notre Dunois ait l’âme furibonde, On voit qu’il appréhende fort, 67 En latin Lucius Annæus Seneca (vers 4 av. J.-C.-65), dramaturge, philosophe et homme d’État romain. Dix de ses tragédies nous sont parvenues. 68 Jean d’Orléans (1403-1468) fut commandant des Français à Orléans et prit part dans les campagnes de Jeanne d’Arc. Il reçut le titre de comte de Dunois en 1439. Du roi Charles VII, il reçut le titre de comte de Longueville en 1443. Dunois fut le fils naturel de Louis, duc d’Orléans (1372-1407), donc le cousin germain du Dauphin. Il fut connu comme le bâtard d’Orléans. 69 Il s’agit probablement de la commune française Rouvray-Sainte-Croix, située dans le département du Loiret. Ce fut là où se déroulerait la bataille des harengs le 12 février 1429. Dunois y fut blessé. Les Anglais réussirent à mettre en déroute les Français. 70 Il s’agit de l’un des héros de la guerre de Troie et le personnage central de l’ Énéide de Virgile. Énée fut le fils du mortel Anchise et de la déesse Aphrodite. 71 Située entre La Lydie et la Cappadoce, la Phrygie fut un pays d’Asie Mineure. Lettre d’Éraste à Philis 47 Que son fier ennemi ne lui donne la mort. Mais s’il avait si grand envie, Qu’un beau trépas finit sa vie, Que ne le cherchait-il les armes à la main, Avec tous ses soldats, et le peuple Guêpin 72 ; Il devait montrer son courage, Au lieu de craindre le servage ; [p. 11] Loin d’avoir peur d’être mis sous les lois Du fort et valeureux Anglais. Il fallait faire une sortie Contre son adverse Partie ; Ce mot ne vous déplaira pas, Quoiqu’il soit de nos Avocats. Mais pour revenir à mon Thème, Dunois, qui dans l’histoire est la vaillance même, Ne devait pas avoir le tragique dessein De plonger un fer dans son sein. Dans cet inquiétant Poème On trouve que c’est un brutal, Et ce libérateur de son pays natal, Pour un Héros n’a guère de constance. Car lorsqu’il a mis en balance. S’il doit se donner le trépas Sans considérer que son bras Est nécessaire à sa Province, Et qu’il est l’appui de son Prince, Dont il se tourmente fort peu. Sur ce qu’il voit le Ciel en feu, Par une pure fantaisie, Ou plutôt une frénésie, Parce que, dis-je, alors l’Olympe est violet, La fureur lui prend au collet. Il s’en va par toute la Ville Exhortant homme, femme, et fille De se brûler eux, et leurs toits 73 . 72 Le sobriquet des Orléanais. 73 « Ô Ciel, dit-il alors, je conçois ton langage. / Tu m’apprends le chemin d’éviter le servage, / Pour affranchir ce Peuple, et garder mon serment, / L’infaillible Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 48 Je vous confesse que j’ignore Pourquoi le valeureux Dunois Voulait faire souffrir aux bons Orléanais Le sort des Citoyens de Sodome et Gomorrhe 74 , Ou pour mieux m’expliquer celui des Saguntins 75 , Qui se voyant pressés par les peuples Latins, [p. 12] Périrent par un 76 incendie, L’oraison de Dunois est beaucoup étourdie, Et je méprise les raisons De ce guerrier incendiaire. L’Anglais, ce leur dit-il, brûlera vos maisons : N’est-ce pas ce qu’il prétend faire ! Ainsi je conclus que l’Anglais Ne saurait être plus inhumain que Dunois. À sa harangue 77 peu Chrétienne, À bon droit le pauvre habitant Pouvait répondre, on aime autant Être mordu d’un chien que d’une chienne, Les plus barbares ennemis Ne sauraient pas nous faire pis. De crainte de languir en d’éternelles flammes Justement nous vous empêchons De nous rôtir ainsi que des cochons, remède est le feu seulement. / Recourons, recourons aux brasiers favorables, / Rendons-nous, par la flamme, un peu moins misérables, / Et puisque tout nous manque en cette extrémité, / Employons le feu même à sauver la Cité » ( La Pucelle , livre I, p. 9). 74 Villes mentionnées dans la Genèse qui furent détruites par le soufre et le feu à cause de la colère divine. 75 Habitants de la ville de Sagonte en Espagne. Le siège de Sagonte (219 av. J.-C.- 218 av. J.-C.), qui déclencha la deuxième guerre punique, fut mené par les forces d’Hannibal (247 av. J.-C.-183 av. J.-C.). « Les sénateurs, au désespoir, font porter sur la place publique leur or, leur argent, et le trésor de la ville, et le jettent dans le feu, puis s’y précipitent eux-mêmes. Dans ce moment, une tour tombe sous les coups des béliers ; les Carthaginois entrent dans la ville, s’en rendent maîtres, et passent au fil de l’épée ceux qui étaient en âge de porter les armes. Malgré l’incendie, le butin fut immense » (Nouveau dictionnaire historique des sièges et batailles mémorables et des combats maritimes les plus fameux , 6 volumes, Paris : Gilbert, 1809, t. V, pp. 401-402). 76 Nous avons remplacé « une » par « un ». 77 Au sens figuratif, un discours ennuyeux, impertinent ou désagréable. Lettre d’Éraste à Philis 49 Avec nos enfants, et nos femmes. Car à parler Chrétiennement, S’ils fussent morts en cet embrasement, Chez Lucifer 78 leurs pauvres âmes Auraient brûlé sempiternellement, Et malgré sa valeur extrême, Ce renommé Dunois lui-même Aurait été damné comme Judas 79 . Ceux qui chez les Romains se donnaient le trépas Faisaient une action tout à fait héroïque, Et c’était un excès de générosité : Par exemple Caton d’Utique 80 , Qui s’occit 81 pour la République Est éternellement cité. De plus si ce Héros avait suivi sa rage, Et cru son avis forcené, Sans ressource son Prince eut été ruiné, [p. 13] Et la France n’eut pu sortir de l’esclavage. Partant ces neuf riches Bourgeois 82 , Qui ne voulurent point se griller dans ces flammes, N’étaient point de vilaines âmes 83 , Et je tiens qu’ils étaient plus sages que Dunois. On ne voit point qu’ils soient durant ce siège Pressés au dernier point, ni réduit aux abois : Chapelain ne dit point qu’on leur 84 tende aucun piège, 78 À l’origine, l’un des noms que les Romains donnaient à la planète Vénus. Selon la tradition chrétienne, Lucifer est un archange déchu, assimilé à Satan. 79 Dans la tradition chrétienne, l’archétype du traitre. 80 Caton d’Utique (95 av. J.-C.-46 av. J.-C.) fut un homme politique romain qui se suicida après la victoire des partisans de César à Thapsus. 81 Se tua. Le verbe « s’occire » est dit défectif puisqu’il « ne s’emploie plus que par plaisanterie, à l’infinitif, au participe passé occis, -e, et aux temps composés » (Maurice Grevisse, Le Bon Usage , 4 e édition, Gembloux : Duculot, 1949, § 701, n o 37, p. 540). 82 [Note marginale : Page 23.] 83 « Dans les murs cependant, tous d’une ardeur égale, / Ne s’abandonnaient pas à leur perte fatale, / Et l’illustre projet de leur embrasement, / N’était pas approuvé de tous également, / Neuf riches Citoyens, basses et faibles âmes, / Craignirent de brûler en de si belles flammes, / Leur courage glacé ne les pût concevoir, / Et la peur en leur sein fit renaître l’espoir » ( La Pucelle , livre I, p. 23). 84 Nous avons remplacé « leurs » par « leur ». Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 50 Et s’assiégeant les laisse en repos plus d’un mois 85 . Je ris pareillement quand dans le second Livre, À propos de Dunois, le brave Godefroy 86 Rapporte plaisamment au Roi, Que ce grand Chef s’en va cesser de vivre, Parce qu’il craint d’avoir faute de pain, Et qu’il ne peut souffrir la faim : De peur que par sa bouche il ne se laisse prendre Il dit que ce Guerrier veut tout réduire en cendre 87 . Vous remarquerez, s’il vous plaît, en passant, que ce Poème n’est qu’un journal, et que cette Bergère est trop guerrière pour divertir ceux qui lui rendent visite. Notre Poète belliqueux introduit si souvent le Diable en son ouvrage, qu’on peut assurer qu’il a des inventions diaboliques, et l’on peut assurer aussi qu’il est incomparable pour la quantité de ses comparaisons. Ceux qui sont moins obligeants protestent qu’il a bien vérifié ce proverbe qui dit que toutes comparaisons sont odieuses, et si au rapport de quelqu’un elles sont autant de posoirs, on jure qu’il a bien fait d’en mettre presque à toutes les pages pour délasser les Lecteurs et pour soulager notre esprit, qu’il fatigue à force de le promener en des lieux désagréables ; tout ainsi que nos corps ont besoin de se reposer à chaque bout de champs, quand ils vont par des chemins difficiles, et raboteux. D’autres s’emportent hautement contre la plupart de [p. 14] ces similitudes ; ils soutiennent qu’elles ne sont point justes, et qu’elles ne viennent non plus au sujet, que si on comparait Monsieur Ch, à Virgile 88 , ou au Tasse 89 . Avec votre permission, je ne passerai pas sous silence une parole de notre bon Roi Charles 90 , lorsque par l’organe de Monsieur Ch. il a 85 [Note marginale : P. 51.] 86 « De tant de braves Chefs qu’enfermaient ses murailles, / Godefroy n’eut d’égal que le fameux Saintrailles, / De ses superbes tours fur le second appui, / Et vie le grand Dunois seul au-dessus de lui » ( La Pucelle , livre II, p. 50). 87 La Pucelle , livre II, p. 51. 88 Sur Virgile, voir supra la note 23. 89 Sur Le Tasse, voir supra la note 31. 90 Charles VII (1403-1461), surnommé « le Victorieux » ou « le Bien Servi ». En concluant le Traité de Troyes (mai 1420), le roi Charles VI de France (1368- 1422) déshérita son fils et institua pour son héritier le roi Henri V d’Angleterre. Ce dernier épousa Catherine, la sœur du Dauphin. Après la mort d’Henri V (août Lettre d’Éraste à Philis 51 témoigné à Dieu, que les Français ont souffert des maux infinis, et les douleurs du trépas il lui dit 91 , S’ils meurent, ils mourront, mais ne souffriront pas. S’ils meurent, ils mourront, c’est parler en Prophète, Et ces mots surprenants partent d’un grand Poète : Son esprit vous doit étonner, Car Chapelain sait deviner Une chose quand elle est faite. Tous ces fameux Théologiens Les vainqueurs des Pélagiens 92 , Et des enfroqués Molinistes 93 , C’est-à-dire, les Jansénistes 94 Ne cèlent point que Chapelain A dans sa tête quelque grain, On entend bien de quoi sans proférer le reste, Car lorsqu’il a décrit la demeure céleste, Et que mal à propos sa Muse a débité, Ce mystère infini touchant la Trinité : Il fait que la Vierge Marie Des bienheureux la plus chérie, Brusquement pour nos anciens malheurs Devant son fils verse des pleurs. Homère en fait répandre à la mère d’Achille 95 , 1422) et de Charles VI (octobre 1422), le Dauphin considéra comme nul le déshéritement et se déclara roi de France (Charles VII). 91 [Note marginale : Page. 15.] 92 Le pélagianisme est une doctrine théologique développée par l’ascète breton Pélage (vers 350-vers 420) qui niait l’existence du péché originel. Selon cette doctrine, l’homme peut atteindre la sainteté par son seul libre arbitre. Les idées de Pélage furent jugées hérétiques par le 16 e concile de Carthage en 418. 93 Le molinisme est une doctrine développée par le jésuite espagnol Luis de Molina (1535-1600). Cette doctrine défendit la possibilité d’une conciliation entre le libre arbitre humain et la grâce divine. Le pape Clément VIII (1536-1605) interdit toute discussion sur les idées de Molina. 94 Fondé sur les idées du théologien néerlandais Cornelius Jansen (1585-1638), le jansénisme reprit la théologie de saint Augustin (354-430) concernant la grâce et la prédestination. Les jansénistes accusèrent les jésuites d’être trop indulgents envers les pécheurs. Jugé trop dur, le jansénisme fut condamné par le pape Innocent X (1574-1655) en 1653. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 52 Et Vénus pleure dans Virgile 96 . Ô la belle imitation ! Dans un séjour rempli de satisfaction, [p. 15] Où règne l’indolence, où l’on a point d’alarmes 97 À la mère de Dieu faire verser des larmes ! Considérez aussi de quel air parle Dieu, Ce Rimeur en devrait avoir cent coups de verge : Dans cet Auguste et sacré lieu Cet être Souverain galantise la Vierge. Il lui fait un beau compliment, Et lui déclare galamment, Qu’en faveur de son sexe il veut qu’une Bergère Délivre promptement les Français de misère, Et que de leur bonheur elle soit l’instrument. Qui ne condamnerait sa plume, Quand vers la fin de son trop cher Volume Il répète trois fois du haut du Firmament Le Seigneur est dans une loge 98 : On en a chez les Comédiens, Les portiers en ont, et les chiens. Mais l’on dit que cet Allobroge 99 , 95 Héros légendaire dans la guerre de Troie, Achille occupe une place importante dans l’ Iliade . Cependant, sa mort n’y est pas racontée. Dans le chant XXIV de l’ Odyssée , l’âme d’Agamemnon parle du cadavre d’Achille lors de la bataille. Il décrit les funérailles du héros, où pendant dix-sept jours et dix-sept nuits, les dieux immortels et les humains le pleurèrent. C’est Quintus de Smyrne, écrivain grec du troisième ou du quatrième siècle, et non pas Homère, qui décrit spécifiquement les pleurs de Thétis après la mort de son fils Achille. Voir Quintus de Smyrne, Posthomerica , trad. E. A. Berthault, Paris: Hachette, 1884, chant III. 96 L’ Énéide de Virgile raconte l’histoire d’Énée, fils de Vénus. « Ils [les Troyens] commençaient de mettre une fin à leurs plaintes, / Quand du haut des Cieux, parmi toutes ces craintes / Jupiter abaissant ses regards sur la mer, / Où les vents font les bords et la vague écumer, / Vit l’immense grandeur des côtes maritimes, / Des peuples infinis et bien peu de victimes. / Après qu’il eut jeté de toutes parts ses yeux, / Qu’il les eut promenés en mille et mille lieux ; / Arrêtant ses regards sur les plaines Libyques, / Vénus avec des pleurs pour des craintes tragiques, / Le voyant occupé de maint et maint souci, / Prit de là son sujet de lui parler ainsi » ( L’Énéide de Virgile en vers , trad. Michel de Marolles, Paris : Langlois, 1675, livre I, p. 16). 97 [Note marginale : p. 17.] 98 La Pucelle , livre XII, pp. 513 et 514. Lettre d’Éraste à Philis 53 Doit pour quantité de raisons, En avoir une aux petites Maisons 100 . On ne saurait souffrir aussi qu’un Ange tienne à une gardeuse de moutons, le discours que Gabriel tint autrefois à cette Mère immaculée, quand il lui annonça qu’elle engendrerait le Rédempteur du monde, et que la vertu du Très-Haut l’accompagnerait. Un esprit immatérielle emploi ces mots vénérables pour une chose qui n’est rien en comparaison du mystère de l’Incarnation, et parle à la Pucelle de cette manière. Orléans déploré s’affranchira par toi, Et par toi Reims verra le sacre de ton Roi, La gloire du Très-Haut luira sur ton visage 101 . [p. 16] N’est-ce pas abuser de la sainte Écriture, que de s’en servir en des sujets infiniment disproportionnés, et n’est-ce pas être autant sacrilège que celui qui mit la main sur l’Arche 102 ! Philis, je ne vous conterai point l’endroit, où est cette histoire, vous savez aussi bien la Bible que vos Pasteurs. On blâme Pétrarque 103 d’avoir fini un Sonnet amoureux par ces paroles qui sont dans saint Mathieu ; L’esprit est prompt, mais la chair est infirme. Lo spirito è pronto, ma la carne è stanca 104 . Puisque nous sommes sur ce Sonnet, j’aurais grand tort d’oublier que ce vers où il y a, O che spero 105 émeut un différent 99 Ancien peuple gaulois situé entre le Rhône et le Léman. Lignières utilise le nom au sens familier pour décrire un homme grossier qui manque de sens. Il parle de Chapelain. 100 Nom donné à un asile psychiatrique, créé à Paris en 1557. 101 La Pucelle , livre I, p. 21. 102 Il s’agit de l’Arche d’Alliance, coffre où les Hébreux gardaient les Tables de la Loi. Dans le deuxième livre de Samuel, nous lisons le récit suivant qui raconte le transfert de l’Arche à Jérusalem : « Lorsqu'ils furent arrivés à l'aire de Nacon, Uzza étendit la main vers l'arche de Dieu et la saisit, parce que les bœufs la faisaient pencher. La colère de l'Eternel s'enflamma contre Uzza, et Dieu le frappa sur place à cause de sa faute. Uzza mourut là, près de l'arche de Dieu » (La Bible, trad. Louis Segond, 2 Samuel 6 : 6-7). 103 Francesco Petrarca (1304-1374), poète et humaniste florentin. 104 Il s’agit du sonnet 173 de Pétrarque où le poète prie le Rhône d’aller baiser les pieds de Laure. 105 En français : Ou ce que j’espère. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 54 mémorable entre notre M. C. et Mr Ménage 106 , qui par son industrie encore passera peut-être chez la postérité, pour un homme qui sait admirablement cinq, ou six Langues 107 . Une syllabe les obligea d’écrire aux Académiciens de la Crusca, et de les choisir pour arbitres de leur querelle ambitieuse : Ces habiles Florentins virent qu’ils étaient tous deux des grands Caïmans 108 de gloire, et qu’ils étaient de francs chercheurs de réputation, c’est pourquoi ils les enrôlèrent dans leur troupe Académicienne, et couronnèrent ainsi leur vanité démesurée 109 . Or voyez maintenant si le sage Aristée 110 , Dont la plume en tous lieux est dans cesse vantée, Aristée est son nom de guerre et de Roman, Voyez, dis-je, s’il a peint délicatement Son incomparable Pucelle. On ne croira jamais qu’elle puisse être belle Sans charmes, sans douceur, sans grâces, et sans attraits Sur les Infantes 111 du Marais 112 ; Les Saphos 113 , et les Doralises 114 , Qui laissent en paix nos franchises. 106 Il s’agit de Gilles Ménage. Voir supra la note 16 de notre Introduction. 107 Ménage étudia le latin, le grec, l’espagnol, l’italien et l’hébreu. Voir François Brizay, « Gilles Ménage, figure angevine de la république des lettres », Littératures Classiques , 88 (2015) : 21-33, p. 24. 108 Animaux reptiles faisant partie de l’ordre des crocodiles. 109 L’Accademia della Crusca fut fondée entre 1582 et 1583 pour maintenir la pureté originale de l’italien. En 1612, elle publia le premier dictionnaire de la langue italienne. Aujourd’hui, l’Académie se consacre aux études de philologie. Ménage et Chapelain en devinrent membre en 1654. 110 Dans son roman Artamène, ou le Grand Syrus , Madeleine de Scudéry (1607- 1701) trace un portrait d’Aristée, le nom qu’elle donne à Chapelain. Voir Madeleine de Scudéry, Artamène, ou le Grand Syrus , 10 volumes, Paris : Courbé, 1654, t. VI, livre I, pp. 286-290. [Note marginale : Page 33. Il est impossible que la Pucelle ait de la beauté suivant ces vers de M. Ch. Les douceurs, les souris, les attraits, ni les charmes de ce visage altier ne forment point les armes. ] 111 Titre officiel des enfants puînés des rois d’Espagne et de Portugal. Bien entendu, Lignières l’utilise ici au sens figuratif. 112 Quartier parisien où se passa le salon littéraire de Madeleine de Scudéry, femme de lettres française. 113 Surnom de Madeleine de Scudéry. 114 Surnom d’Henriette de Coligny, comtesse de la Suze et de Coligny (1618-1673), femme de lettres française. Lettre d’Éraste à Philis 55 [p. 17] Et qui ne mettent point de galant au tombeau, On s’imaginera qu’il a fait ce tableau. Quand il dit qu’elle tient de l’homme, et de la femme, Au lieu de la louer, on trouve qu’il la blâme. Ceux qui s’érigent en plaisant, Et qui sont un peu médisants, Par ce portrait hétéroclite 115 Disent que la Pucelle était hermaphrodite 116 . Un moment après que cette Fille champêtre s’est présentée au Roi Charles, on ne sait pourquoi notre Poète la fait armer depuis les pieds jusqu’à la tête, sans nécessité quelconque, et seulement pour aller prier Dieu. Il en était temps lorsqu’elle se met en campagne et qu’elle est prête à combattre. Je crains qu’elle ne s’impatiente en attendant Chateauroux qui lui apporte au bout de six, ou sept jours cette épée mystérieuse, qui lui était destinée 117 . Je ne m’étonne pas que M. Ch. lui donne des armes extraordinaires, cette Guerrière est une personne 115 Qui est fait d’éléments variés peu homogènes. 116 Qui est doté de caractères des deux sexes. Voici quelques-uns des vers dont parle Lignières : « De joie en finissant il [Charles] verse quelques larmes, / Et la veut honorer de ses plus chères armes ; / Il veut en ce lieu même, en ce même moment, / Offrir à sa valeur ce guerrier ornement. / Par son ordre on l’apporte, et pompeux marche en tête / L’armet, dont un grand Coq forme l’altière crête, / Et, qui d’un grand panache ombragé tout autour, / Par-devant même à peine est éclairé du jour / Le hausse-col léger au grand casque succède, / Et de trempe et d’éclat, presque en rien ne lui cède ; / Il s’ouvre, et se referme, et cent clous étoilés / En brodent près à près les rebords étalés. / Après, entre et reluit la puissante cuirasse, / Qui seule à la porter deux puissants hommes lasse / (La Pucelle , p. 38). [Note marginale : Page 38.] 117 Avant de partir pour Orléans, Jeanne d’Arc demanda une épée qui fut enterrée derrière l’autel dans l’église Sainte Catherine à Fierbois. Bien que précédemment inconnue aux ecclésiastiques de l’église, l’épée fut trouvée et livrée à Jeanne. L’épée avait cinq croix en relief sur la lame près de la poignée. Sa présence dans l’église peut s’expliquer par le fait qu’après leur libération, les prisonniers français envoyaient à Fierbois leur harnais, de sorte que « cette chapelle avait fini par ressembler à une salle d’armes » (Gerd Krumeich, « Jeanne d’Arc et son épée », in Images de Jeanne d’Arc, Actes du Colloque de Rouen (25, 26, 27 mai 1999) , Paris : Presses Universitaires de France, 2000 : 67-75). Selon l’histoire, ce fut un armurier de Tours qui alla chercher l’épée pour Jeanne. Dans La Pucelle de Chapelain, c’est Chateauroux, personnage à la cour de Charles VII, qui va la chercher. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 56 merveilleuse, et pour montrer qu’elle a quelque chose de surhumain, c’est que Sa voix est foudroyante, et les claires trompettes 118 Semblent être auprès d’elle, ou faibles, ou muettes. Tracalle 119 ni Stentor 120 , ne sont point comparables à cette Héroïne vociférante, s’il m’est permis d’user de ce terme, à moins que d’avoir la bouche de Gargantua 121 , et sans l’avoir fendue jusqu’aux oreilles ; on ne saurait faire taire les clairons, et les trompettes. Quelques-uns en lisant [p. 18] ce passage, ont dit que la Pucelle était Altitonnante 122 , et qu’elle était forte en gueule. Je n’aurais garde d’en parler de cette façon, j’ai trop de respect pour elle, et pour son Père spirituel. page 106. . Je ne puis m’empêcher de rire, Lorsque je lis que le Démon 123 A contre les Français le cœur enflammé d’ire, Et que pour eux il a la haine d’un Timon 124 ; Parce que Saint Michel 125 protecteur de la France, L’abattit autrefois d’un grand coup de sa lance : Pour ce poignant, et rude coup Il leur 126 en veut toujours beaucoup. Mais il est grand ami de la Gent 127 Britannique, 118 [Note marginale : P. 102.] 119 Il s’agit de Galerius Tracalus, consul de Rome en 68, dont la voix fut très forte. Voir Jérôme Carcopino, Daily Life in Ancient Rome : The People and the City at the Height of Ancient Rome , 2 e édition, New Haven: Yale University Press, 2003, p. 188. 120 Personnage de l’ Iliade qui a une voix forte. L’épouse de Zeus prend l’apparence de Stentor lors de la guerre de Troie pour inciter les Grecs à aller au combat. L’expression « une voix de stentor » signifie une voix retentissante. 121 Héros éponyme d’un roman de François Rabelais (1494-1553) ayant un appétit colossal. 122 Qui tonne d’en haut. 123 [Note marginale : page 107.] 124 Il s’agit de Timon d’Athènes (né vers 440 av. J.-C.), citoyen athénien à la misanthropie légendaire. 125 Archange saint Michel, saint patron de la Normandie, de la France, de l’Allemagne, de la Belgique et, depuis 2017, de la Cité du Vatican ; prince de la céleste milice des anges. 126 J’ai remplacé « leurs » par « leur ». Lettre d’Éraste à Philis 57 D’autant qu’elle sera dans cent ans hérétique, Et qu’en ce temps leur Souverain 128 Méprisera le joug du Pontife Romain. Avec toute la vénération que j’ai pour M. C. je me suis nonobstant bien diverti de la poltronnerie 129 de cet Ange, qui s’enfuit devant une légion de Diables, et qui va quérir du renfort 130 . N’est-ce pas une chose étrange, Que devant les Démons il fasse fuir un Ange. C’est un Ange poltron, c’est un Ange sans cœur, Et c’est un Ange sans honneur, Qui croyant que pour lui le lieu n’est pas tenable, S’enfuit de peur qu’on ne le rosse en Diable. [p. 19] Cette pusillanimité 131 Angélique me réjouit au dernier point, et je suis plus aise que chez cet imitateur d’Homère, un Ange prenne la fuite, que s’il avait été blessé. C’eut été grand pitié qu’on eût reporté Uriel 132 , ou Saint Michel aux Cieux, pour les panser des blessures qu’ils auraient reçues en ces batailles. Si M. C. n’a point commis cette erreur, en récompense il a failli contre la Chronologie. Comme quand sous les flots de cette mer profonde, Qui naguère a produit un autre monde au monde 133 . Chacun sait qu’Amérique Vespucci 134 , n’est venu que plus de soixante ans après la Pucelle ; il a beau nous alléguer que les Poètes ont la licence d’avancer les temps, c’est une raillerie, et cette excuse ne 127 Race, espèce. « On ne s’en sert qu’en poésie » ( Le Dictionnaire de l’Académie française , 1694). 128 Il s’agit du roi d’Angleterre Henri VIII (1491-1547). L’Acte de suprématie en 1534 fonda l’Église anglicane. 129 Manque de courage. 130 [Note marginale: page 113.] 131 Timidité excessive. 132 Un des archanges. 133 [Note marginale : p. 174.] 134 Amerigo Vespucci (1454-1512), navigateur italien au service du Portugal et de l’Espagne. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 58 saurait couvrir son ignorance, ou pour parler plus obligeamment sa bévue 135 . Quoique M. C. soit mélancolique, et atrabilaire 136 , je crois qu’il écrirait admirablement en burlesque s’il avait envie de s’en mêler, témoins cette peinture des mains d’Agnès. On voit hors des deux bouts de ses deux courtes manches Sortir à découvert deux mains longues, et blanches 137 . Il est un bon copiste de Monsieur Scarron 138 , qui parle ainsi de celles de la Reine. Elle avait au bout de ses manches Une paire de mains si blanches, [p. 20] Que je voudrais en vérité En avoir été souffleté 139 . Cet endroit n’est pas moins grotesque, et moins facétieux, lorsque Roger 140 se sert d’une canne pour montrer quelques tableaux, et que M. Ch. dit là-dessus. Roger lève la canne, et la voix à la fois 141 L’œil s’attache à la canne, et l’oreille à la voix. M C s’abuse, c’est l’oreille qui s’attachait à la canne, et l’œil à la voix. Cela m’a fait souvenir aussi de la chanson de la noire Cour. 135 « Méprise, erreur où l’on tombe par ignorance, ou par négligence, principalement dans les choses de fait » ( Le Dictionnaire de l’Académie française , 1694). 136 Qui a un caractère désagréable, aigre, irritable. 137 [Note marginale : p. 195] 138 Il s’agit de Paul Scarron (1610-1660), écrivain français dont l’ouvrage le plus connu est Le Roman comique . La première partie du roman fut publié en 1651 et la deuxième en 1657. L’auteur mourut avant que la troisième partie ne soit achevée. 139 « À Madame d’Hautefort », in Recueil de quelques vers burlesques de M r Scarron , Paris : Quinet, 1645, p. 163. 140 Le frère d’Agnès, maîtresse de Charles VII. 141 Lignières supprime le mot « et » avant « la canne » : « Roger lève, et la canne, et la voix, à la fois » ( La Pucelle , livre VII, p. 294). [Note marginale : page 294] Lettre d’Éraste à Philis 59 Petites gens de chicane, Canne canne Tombera sur vous 142 . Ces vers-ci sont de même nature. Ici tombe Chandos 143 et cette flèche aigue, Lui fait perdre la vie, aussi bien que la vue 144 . Il faut avouer que c’est un étrange malheur de perdre la vue quand on perd la vie 145 . Toute indulgente que vous soyez, j’oserais gager que vous vous moqueriez de ces deux Prélats au Rhin, qui [p. 21] sont envoyés pour pacifier les différents qui étaient alors entre la France, et l’Angleterre, et vous tomberez d’accord que ce ne sont pas de grands Clercs. Le jeune Roger les promène dans la galerie de Fontainebleau 146 , où il y a des tableaux qui contiennent toutes les guerres que les Français ont eues contre la nation Anglaise. Il les déduit de point en point à ces francs Allemands, sans qu’ils répondent un mot, et sans qu’ils ouvrent la bouche. Ce beau Cavalier a plus d’esprit que ces Barbons 147 . Pour des Ambassadeurs ils ne sont guère instruits des intérêts des Princes, et ces Députés taciturnes, ne savent non plus notre histoire que s’ils n’avaient jamais appris à lire, ni à écrire. On ignore pareillement ce qu’ils deviennent après cette conversation, qui a été muette de leur 142 Vers d’une chanson à l’époque de la Fronde. « Enfin, la cause du roi prévalut ; la reine mère ramena son fils victorieux à Paris. Ce même peuple, qui avait accablé d’outrages la famille royale, signala son inconstance ordinaire en tournant ses emportements contre le parlement. On chantait au Louvre, au Palais-Royal, au Luxembourg, dans la cour du Palais, dans les places, dans les églises, cette chanson si longtemps fameuse, quoique très mauvaise : Messieurs de la noire cour, / Rendez grâces à la guerre ; / Vous commandiez à la terre, / Vous dansiez au Luxembourg ; / Petites gens de chicane, / Canne tombera sur vous ; / Et l’on verra madame Anne / Vous faire rouer de coups » (Voltaire, Précis du siècle de Louis XIV et histoire du parlement de Paris , Paris : Garnier, 1888, p. 394). 143 Capitaine anglais lors de la première phase de la guerre de Cent Ans. 144 [Note marginale : page 303] 145 [Note marginale : page 292] 146 Il s’agit de la galerie François I er au château royal de Fontainebleau en Seine-et- Marne. Elle fut construite entre 1528 et 1530. 147 Hommes d’un âge avancé. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 60 part, et M. Ch. les plante 148 là pour verdir. Je me sers de quolibets 149 et de proverbes sans aucun scrupule : Monsieur de Voiture 150 les a mis en vogue, et nous a fait voir qu’ils embellissent grandement des Lettres de galanterie, quoique je ne les emploie pas si bien que lui, je prétends en user malgré les précieux, et les précieuses. Il y a deux ans que je fus dans une maison où j’eus le bien de rencontrer M. C. qu’on écoutait avec grande attention, et qui déclamait vivement contre les antithèses, et les allusions. Je suis étonné qu’il se soit démenti lui-même ; puisqu’au lieu de les éviter, il semble les rechercher soigneusement, ne sont-ce pas là de franches pointes. Seigneur soyez humain à la faiblesse humaine 151 . Dans la main d’une fille il connaisse ma main 152 . Et si l’on ne voit pas, au moins on entrevoit 153 . [p. 22] J’arrive au second jour à la forêt obscure, Où se doit tenter cette sainte aventure, Et dès en l’abordant je palis, et je vois Que ce n’est pas à tort qu’on la nomme Fierbois, Et qu’un cerf aujourd’hui conduise des lions 154 . Dès en l’abordant , ne doit pas tomber à terre. Vraiment il lui fie bien, lui qui pointille d’imputer à Lucain 155 une ingéniosité affectée : à Lucain, dis-je, dont chacun adore les sentiments sublimes, excepté 148 Nous avons remplacé « plantes » par « plante ». 149 Propos gouailleurs, plaisanteries à l’adresse de quelqu’un. 150 Il s’agit de Vincent Voiture (1597-1648), poète français et l’un des premiers membres de l’Académie française. 151 La Pucelle , livre I, p. 15. 152 Ibid. , livre I, p. 18. La citation n’est pas exacte : « En la main d’une Fille il connaisse ma main. » 153 Ibid. , livre III, p. 89. La citation n’est pas exacte : « Et, si l’on ne voit pas, du moins l’on entrevoit. » 154 Ibid., livre II, p. 55. 155 Il s’agit de Marcus Annæus Lucanus (39-65), poète latin dont la seule œuvre conservée est la Pharsale , une épopée inachevée sur la guerre civile entre César et Pompée. Lettre d’Éraste à Philis 61 Scaliger 156 , qui n’en juge pas équitablement 157 . Il serait à souhaiter pour M. C. qu’il eut l’honneur d’égaler ce Chantre immortel de la Pharsale qu’il maltraite dans sa Préface 158 . Assurément vous allez être touchée chez M. C. d’une aventure conforme à celle de Cynégire 159 . Dans un combat naval contre les Perses ce généreux Athénien, après qu’on lui eut coupé les deux mains, prit le navire aux dents 160 , et l’on nous récite qu’auprès de Marseille Acilius soldat de César, imita cette noble fureur 161 . Vers en Rieux à l’assaut sa fière bande anime Geoffroi se guinde en l’air et va jusqu’à la cime ; Quatre dards, contre lui sont poussés à la fois. Il les pare, et du sien, repousse les Anglais. À ses coups, l’ennemi plie, et prend l’épouvante, Geoffroi saisit le mur, d’une main triomphante, Tout prêt à le franchir, si Morton survenu, Au fort de son ardeur n’eût son cours retenu. Morton lève le bras, et d’une lourde hache, Du robuste poignet une main lui détache. De l’autre il se raccroche, et voit Morton soudain, Avec le même fer, lui trancher l’autre main. [p. 23] Les dents, tout lui manquant, dans les pierres il plante, 156 Il s’agit de Joseph Juste Scaliger (1540-1609), philologue, chronologiste et historien français. 157 Dans une lettre à J.-A. de Thou, Scaliger écrit : « Lucain […] tue le lecteur de ses longues comparaisons, antithèses, déclamations, philosophie, astrologie, et, pour mieux parler, de son immodestie. Je ne nie point qu’il n’ait de bonnes choses, mais je nie qu’elles soient poétiques » ( Lettres françaises inédits de Joseph Scaliger , éd. Philippe Tamizey de Larroque, Paris : Picard, 1879, p. 284). 158 Chapelain parle de « l’ingéniosité affectée et immodérée de Lucain » ( La Pucelle , n. p. ; vingt-quatrième page de la préface). 159 Il s’agit de Cynégire, frère du poète tragique athénien Eschyle (525 av. J.-C.-456 av. J.-C.). 160 Après la bataille de Marathon (490 av. J.-C.), Cynégire perdit les bras en saisissant une barque persane. Ensuite, il essaya de l’arrêter avec les dents. 161 « Acilius en une bataille navale devant la ville de Marseille étant sauté dans un vaisseau des ennemis y eut la main droite abattue ; et néanmoins imitant ce mémorable exemple de Cynegirus entre les Grecs, il ne quitta point pour cela son bouclier, ainsi en repoussa et renversa tous ceux qui se rencontrèrent devant lui » (Suétone Tranquille, De la vie des douze Césars, Paris : Richer, 1628, p. 36). [Note marginale : P. 453] Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 62 Mais perd la tête encore, sous la hache tranchante, Le tronc en sang, retourne au Français indigné, Lui des mains, et des dents garde le mur gagné 162 . Eh bien, Philis, cette histoire n’est-elle pas funeste, et n’auriez-vous point de regret, qu’après cette valeureuse action de Geoffroi, son adversaire se rendit maître de ce mur malgré lui et malgré ses dents. Ici je passe sous silence L’infidélité de Dunois, Qui réduit Marie aux abois, Sans que son illustre naissance, Ses perfections, sa beauté, Et son extrême loyauté Lui ramènent son infidèle, Qui conspire pour la Pucelle Ses charmes n’ont pas le pouvoir De le remettre en son devoir. Son Ambassadrice Yolante Cette discrète Confidente, Tache en vain de le convertir : Il est prêt de se repentir, Mais son humeur est si légère, Qu’un seul regard de sa Bergère, Est cause que cet inconstant Quitte Yolante en un instant, Qui pour parler de ce volage 163 , Contre le Décorum, s’est vêtue en garçon. Chez Dunois son tendre langage, Ne devient plus qu’une chanson. [p. 24] Il met en oublie sa princesse, Pour une nouvelle Maîtresse. Cet Alcide est un pauvre amant : Quoiqu’il soit en guerre intrépide, Il est en amour fort timide : Pourquoi cache-t-il son tourment. 162 La Pucelle , livre XI, pp. 453-454. 163 Note marginale : page 145.] Lettre d’Éraste à Philis 63 Son âme n’est guère échauffée Pour cette magnanime Fée ; Il ne l’entretient qu’une fois, Et ses propos sont assez froids. Il craint, et n’oserait lui dire 164 , Qu’elle est l’objet de son martyre, Et que pour elle il perd le jour, Au lieu de lui parler d’amour, Et de l’ardeur qu’elle a formée, Il ne lui parle que d’armée 165 . Je ne sais pas aussi, pourquoi le Créateur Est chez ce non galant Poète L’Agent et le Médiateur De cette passion muette ; J’en voudrais bien savoir la fin. Que Messieurs de l’Académie, Exaltent l’ordre et le dessein, La conduite, et l’Économie Du Poème de Chapelain. Il en a plus dans son ménage Que dans ce fatiguant ouvrage. Ce discours n’aurait point de fin, Si j’avais désir de reprendre Son antique élocution, Et sa versification : Par exemple peut-il défendre ; [p. 25] ARÉNEUX 166 , BRUISSANT 167 , UN HÂTE 168 , SON RETIEN 169 , Et cent mots qui ne valent rien. 164 [Note marginale : page 82.] 165 [Note marginale : page 76.] 166 Sablonneux. 167 Qui bruit. 168 Grande promptitude à faire quelque chose. 169 Chapelain utilise ce mot pour signifier « une contrainte » : « Elle sent, sur son cœur, sa plainte repoussée ; / Dans sa gorge, à sa voix elle sent un retient » ( La Pucelle , livre IV, p. 141). Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 64 Les gens qui sont experts en la Fauconnerie, Et dans la haute volerie, Blâment Chapelain à leur tour ; Car il fait qu’un Héron est battu d’un Autour 170 . Je pourrais l’éveiller encore de sentinelle, Dans ce Livre de la Pucelle, Ce que l’on trouve de mieux fait, C’est la Figure et le Portrait De ce rare faiseur de rime. Le Graveur avec son burin, A bien marqué l’orgueil et le chagrin De ce Poète cacochyme 171 . On y voit au-dessous un Aigle ambitieux, Qui s’élève jusqu’aux Cieux, Et le mot de cette devise Que ce présomptueux a prise, Est, Viamque affectat Olympo 172 , Je n’expliquerai point cette phrase Latine : Sous sa perruque, il a tout de bon, nel capo 173 , Des chambres à louer, on le lit dans sa mine. Je suis las de critiquer, n’êtes-vous pas satisfaite de ces observations : En voilà plus qu’il ne faut pour M. C. par ces échantillons, vous jugerez de la pièce. Philis, si je n’étais point amoureux, et si je n’avais point une paresse inconcevable au lieu d’une lettre, je vous aurais envoyé un livre deux fois plus ample que la Pucelle, où je l’au-[p. 26]ais examinée en gros, et en détail. Ne vous figurez point que ce soit un mensonge, et une figure de Rhétorique, quand je vous jure qu’elle fourmille et qu’elle grouille de dictions pédantesques, d’Épitres inutiles, de vers languissants, et de transpositions importunes, s’il m’est permis d’employer ces deux mots, fourmilier et grouiller , dont 170 [Note marginale : p. 473.] 171 D’une constitution débile, d’une santé déficiente. 172 Nous traduisons: Le chemin vers le ciel. « M. Chapelain, de l’Académie française, avait pris pour devise un oiseau qui s’élance vers le ciel avec ces mots de Virgile » (Claude-François Ménestrier, cité par A. Chassant et Henri Tausin, Dictionnaire des devises historiques et héraldiques , 3 volumes, Paris : Dumoulin, 1878, t. I, p. 356). 173 Expression italienne qui signifie « dans la tête ». Lettre d’Éraste à Philis 65 s’est servi M. C. dans sa Préface du Guzman d’Alfarache 174 : Vous verrez que je suis sincère, et que ce galant de votre connaissance a Prophétisé, quand il a composé cette Épigramme. On nous promet de Chapelain, Ce rare, et fameux Écrivain Une merveilleuse Pucelle. La Cabale en dit force bien : Depuis vingt ans on parle d’elle, Dans six mois on n’en dira rien. Toutefois cet Épigrammatiste n’a pas raison d’assurer que dans six mois on n’en dira rien, car quand on fera mention d’un ouvrage, qui a trompé bien du monde, on citera toujours la Pucelle. S’il est vrai qu’elle a des défauts, ce que je ne crois pas : Il est certain qu’ils rejaillissent sur plusieurs Académiciens. À cause qu’il ne les ont point aperçus, ou que possible ils ont eu la malice de ne les Point corriger, afin qu’il donna du nez en terre : Car on sait que les Auteurs s’aiment comme chiens, et chats. S’ils avaient été ses véritables amis, M. C. n’aurait rien produit que de raisonnable, et l’on n’avait pas souscrit à cet autre Vaudeville 175 . [p. 27] Par bonheur devant qu’on imprime, Cette Pucelle magnanime, Chapelain, tu tiens le haut bout, Mais l’on dit que cette Pucelle 174 Il s’agit du roman picaresque Guzmán d’Alfarache écrit par l’écrivain espagnol Mateo Alemán (1547-1614). Chapelain publia une traduction française de l’œuvre en 1619 (première partie) et en 1620 (seconde partie). Dans sa préface, les verbes « fourmilier » et « grouiller » sont utilisés une seule fois chacun : « De toutes les versions maintenant dont notre âge regrattier fourmille, le Plutarque seul a valu son original […] » ; « J’y ai remarqué ce que un des beaux et jolis esprits du temps a fait en quelque lieu des Écrivains Espagnols, que ses discours grouillent de redites […] » ( Le Gueux, ou la vie de Guzman d’Alfarache, image de la vie humaine , Rouen : Jean de la Mare, 1639, première et quatrième pages de la préface). 175 « Chanson qui court par la Ville, dont l’air est facile à chanter, & dont les paroles sont faites ordinairement sur quelque aventure, sur quelque intrigue du temps » ( Le Dictionnaire de l’Académie française , 1694). Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 66 Ne s’est fait voir qu’à la chandelle, Et que le jour gâtera tout. Il ne laisse pas d’être heureux dans son infortune, et l’on dit qu’il a de commun avec Virgile la peine et la difficulté de faire des vers 176 . Qu’il ne s’imagine pas que son mérite lui suscite des envieux, c’est un malheur qui ne le partage pas avec les grands personnages, et si son Poème est une Iliade, c’est une Iliade de méchantes choses, suivant le proverbe ancien, Ilias malorum 177 . Après une vie éclatante La Pucelle fut autrefois Condamné au feu par l’Anglais, Quoiqu’elle fut très innocente : Mais celle qu’on voit depuis peu Mérite seulement le feu. Quoi parler de brûler cette Amazone ressuscitée, c’est un blasphème épouvantable que ses admirateurs auraient sujet de punir. Pour moi qui suis de ce nombre, je serais le premier à châtier celui qui a fait ces trois Épigrammes. Quand M. C. l’aurait choqué, ce qu’on ne pensera pas, car il paraît humble, et civil, il devait avoir égard à son âge, et songer que depuis trente ans cet ouvrage lui a coûté force veilles quoiqu’il en ait été bien payé 178 . M. C. aura rongé ses ongles, et pour tout salaire on se [p. 28] moquera de lui. Que la jeunesse est peu morigénée 179 de manifester les imperfections de ceux qu’on tenait pour infaillibles, et pour des modèles inimitables. 176 Dans sa Vie de Virgile , Suétone Tranquille parle des détracteurs du poète antique : « Les détracteurs n’ont jamais manqué à Virgile, et ce n’est pas étonnant : à Homère non plus. À la publication des Bucoliques , un certain Numitorius écrivit en retour des Antibucoliques […]. Contre l’ Énéide , il existe un livre de Carvilius Pictor, intitulé Énéidomastix . Marcus Vipsanius appelait ce protégé de Mécène l’inventeur d’une nouvelle forme de préciosité, ni pompeuse ni gracile, mais issue des paroles communes, et pour cette raison, cachée (cité par Daniel Vallat, « Les Métamorphoses d’un commentaire : « Servius » et Virgile », Rursus [en ligne], 9 (2016], paragraphe 9, consulté le 9 janvier 2019 ; URL : https: / / journals.openedition.org/ rursus/ 1190). 177 Proverbe latine : Une Iliade de malheurs. 178 Voir supra la note 38. 179 Réprimandée. Lettre d’Éraste à Philis 67 Je vous redis, et vous répète, Que vous devrez me commander De faire quelque Chansonnette, Plutôt que de me demander, Mon argument sur la Pucelle ; Qui ne sera point immortelle, Dont j’ai beaucoup d’affliction Votre considération Est cause, que j’ai parlé d’elle, Et de son merveilleux Auteur Pour faire voir à tout le monde Que je suis votre serviteur, Et que ma flamme est sans seconde. ÉRASTE. II. La Réponse de Jean de Montigny 1 Lettre à Éraste pour réponse à son libelle contre La Pucelle Monsieur Éraste, je vous dirai en ami, que vous vous êtes extrêmement décrié, en pensant décrier la Pucelle, et que vous n’avez pas tant fait une Critique contre elle, qu’un Libelle diffamatoire contre vous. 1 Sur Jean de Montigny, voir supra la note 26 de notre Introduction. [p. 3] LETTRE À ÉRASTE POUR RÉPONSE À SON LIBELLE CONTRE LA PUCELLE 1 . MONSIEUR, Quoique je n'aie jamais eu l’honneur de vous voir, il me semble néanmoins que je vous connais admirablement. Votre réputation est venue jusqu’à moi, et l'ouvrage que vous avez fait pour vous en acquérir dans le monde 2 , a eu dans mon esprit tout le succès que vous en deviez raisonnablement [p. 4] attendre. Il m’a appris ce que vous valez, quel est votre esprit, votre humeur et votre génie, et par un effet qui vous surprendra, il vous a plus heureusement dépeint, qu’il n’a défiguré LA PUCELLE. Tous les coups qu’il lui porte sont autant de traits qui forment votre peinture, et l’on peut dire, qu’il est à peu près comme de cette figure d’Optique 3 qui est assez commune, laquelle n’offre d’abord aux yeux qu’une confusion de traits irréguliers, et de couleurs mal appliquées ; mais qui étant regardée en un certain jour, représente parfaitement un cheval. Ainsi, Monsieur, on ne comprend rien d’abord à votre Lettre ; c’est un galimatias 4 tout à fait énigmatique ? il semble que vous n’ayez eu dessein que d’y barbouiller quelque caprice, et tout ce qui en résulte et qu’on en peut tirer, c’est une juste et parfaite image de ce que vous êtes. Mais je m’étonne que vous ayez osé nous la [p. 5] donner, que vous ayez cru vous faire honneur, en vous faisant connaître, et que vous n’ayez pas songé que vous n’étiez pas plus honorablement exposé au public dans une telle image, que si vous étiez effectivement perdu en effigie 5 . Sans mentir, Monsieur, j’en ai eu honte pour vous, j’ai eu pitié d’un homme qui n’en veut pas seulement à tous les habiles, et à tous les illustres, mais qui en veut encore à soi-même , et quoique je ne sois point connu de vous, j’ai cru que la charité m’obligeait à vous en 1 Paris: Courbé, 1656. La permission est du 7 juillet 1656. 2 Montigny prétend que Lignières fut motivé par le désir d’être connu. 3 Une figure dont la représentation renvoie à l’œil une vision altérée de la réalité. 4 Écrit confus, embrouillé, inintelligible. 5 Représentation d’une personne. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 72 avertir, et à vous dire en quelle estime vous êtes auprès des honnêtes gens. Ce vous sera sans doute une nouvelle ; car je sais bien que vos sérieuses occupations vous empêchent de les hanter, et je juge à vos discours que vous employez bien votre temps à d’autres choses. Donc, ô Monsieur Éraste, je vous di-[p. 6]rai en ami, que vous vous êtes extrêmement décrié, en pensant décrier la Pucelle, et que vous n’avez pas tant fait une Critique contre elle, qu’un Libelle diffamatoire contre vous. Si les Satires ne sont fortes et ingénieuses, elles ne font honte qu’à ceux qui les publient. Comme elles sont odieuses d’elles-mêmes, et qu’on abhorre naturellement la malice, il faut bien de l’art pour les rendre supportables, et que les épines qu’elles renferment soient couvertes de beaucoup de roses. Il faut qu’elles partent d’un esprit vif et plein de feu, et que tenant de la nature des Comètes, elles aient un éclat admirable, et un poison imperceptible. Car dès qu’on en découvre la malignité, on sent que son cœur se soulève, qu’il prend parti contre le médisant, et par un mouvement de la Justice naturelle, on s’en voudrait venger, et lui rendre injure pour injure. Voilà la disposition où j’étais en lisant [p. 7] votre Critique, et je vous avoue que si j’en avais cru mon ressentiment, j’eusse éclaté contre vous en injures. Mais par malheur j’ai l’esprit si mal tourné, et je sais si peu mon monde, que je n’en ai jamais pu dire à personne, et je vous jure que je n’en sais aucune que celles que m’avez apprises ? En sorte, Monsieur, que je serais bien empêché s’il me fallait répliquer à celles que vous chantez si méthodiquement à Monsieur Chapelain ; et quand vous le qualifiez d’ Âne , de Chimérique , d’ Hypocondriaque 6 , je ne vous y pourrais répondre autre chose, sinon Âne vous-même , Chimérique vous-même , Hypocondriaque vous-même . Dispensez-moi donc, s’il vous plaît, de vous injurier comme je le devrais, pardonnez à mon ignorance si je ne vous traite pas comme vous le méritez, et trouvez bon que suivant mon inclination j’agisse avec vous avec toute la douceur possible. [ p. 8] Ceux qui vous ne connaissent point, sont en peine qui vous a poussé à écrire contre la Pucelle. Les uns ont cru que vous avez prétendu vous signaler par un fameux attentat ; que vous avez cherché de la gloire dans une entreprise téméraire, et qu’en voulant vous 6 « Ce tableau est plutôt la production d’un hypocondriaque, et d’un homme qui a des visions creuses, et de ce sage Monsieur Ch. qu'on estime un Sénèque, et que l’on traite d’Oracle » (Lignières, Lettre d’Éraste à Philis , p. 10). Lettre à Éraste 73 rendre considérable, vous avez tenté l’impossible. Les autres se sont imaginé, qu’ayant de l’obligation à Monsieur C., vous avez voulu vous en acquitter d’une manière bizarre, et faire voir à tout le monde que la Pucelle est au-dessus de la Critique, en lui en faisant une, qui ne l’effleure pas seulement, et qui a le même effet à son égard, qu’ont dans l’Aristote 7 les coups qu’on porte à Roland 8 , qui ne servent à autre chose qu’à montrer combien il est invulnérable. Plusieurs aussi ont pensé que vous étiez animé d’un mauvais Esprit qui vous possède, et que vous ne possédez nullement ; qui vous inspire une horrible antipathie [p. 9] pour tout ce qu’il y a de gens de mérite ; que vous voudriez détruire ceux que vous ne sauriez imiter, que vous les considérez du même œil que les hiboux regardent le Soleil, et que vous ressemblez à celui qui eut voulu anéantir ce bel Astre, dans l’impossibilité où il était de rien faire qu’il méritait la lumière. Pour moi je tiens que vous n’avez point eu d’autre motif en cela, que de vous tirer de la profonde obscurité où vous étiez, de vous mettre un peu au monde, et d’y passer pour ce qu’on appelle un bel Esprit de profession 9 . Vous savez, Monsieur, quelle bête c’est qu’un bel esprit de ce genre-là ; que c’est un animal privé de sens commun, qui regimbe contre l’honneur et contre la coutume, qui vous étourdit d’allusions et de basses équivoque ; et qui vous dit éternellement des pointes des plus fausses, et des plus Provinciales. C’est un état de vie irrégulier et inconnu à nos Pères, qui étaient plus [p. 10] gens de bien que nous ; et une espèce de Moinerie profane, dont Cyrano 10 a 7 Il s’agit d’Arioste, et non pas d’Aristote. Ludovico Ariosto (1474-1533) fut un poète italien dont le chef-d’œuvre est Roland furieux (1516), parodie de la Chanson de Roland . 8 La Chanson de Roland est un poème épique du onzième siècle qui relate le combat fatal du chevalier Roland à la bataille de Roncevaux. L’œuvre est parfois attribuée à Turold. 9 Montigny emploie le terme au sens péjoratif. « Un Bel-Esprit de profession est un Diseur de rien, un Dictionnaire de grands mots, un Fripier de belles pensées, l’Antipode du bon sens, la Partie adverse de la raison, le Fleau et l’Attila des conversations agréables » ( Le Bel Esprit de L. A. P., cité par W. John Kirkness, Le Français du théâtre italien d’après le recueil de Gherardi, 1681-1697 , Genève : Droz, 1971, pp. 99-100). 10 Savinien de Cyrano de Bergerac (1619-1655), écrivain et libre penseur français. Sa tragédie La Mort d’Agrippine fut publiée en 1654. Tallemant des Réaux écrit : « Un fou nommé Cyrano fit une pièce de théâtre, intitulée : la Mort d’Agrippine , où Séjanus disait des choses horribles contre les dieux. La pièce était un pur galimatias. Sercy, qui l’imprima, dit à Boisrobert qu’il avait vendu l’impression Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 74 été l’instituteur. Vous avez suivi votre vocation en vous y fourrant ; vous y avez tant de talent qu’on vous y a reçu profès 11 , malgré tout votre air de novice, et qu’on s’est étonné que la nature ait fait en vous, en fort peu de temps, ce qu’elle n’a pu faire qu’en plusieurs années dans les D’Assoucys 12 et dans les Montmaurs 13 . Vous ne sauriez plus vous en dédire ; les vœux que vous en avez faits sont trop publics, et trop fantastiques, pour ne vous être pas inviolables. Vous avez renoncé à la bonté, à la douceur, et à la générosité du Monde, parce qu’il n’y a pas grande finesse à être bon, obligeant et généreux. Vous avez protesté de perdre cent amis plutôt qu’un bon mot, parce qu’une pointe vous coûterait plus à faire que cent connaissances. Enfin vous voilà de l’Ordre des purement beaux Esprits , qu’un vieux Prélat estimait [p. 11] si bas et si indigne d’un homme d’honneur, qu’il ne voyait rien au-dessous que d’être moine défroqué. Tenez-vous y bien, puisque vous y êtes, pour peu que vous y persévériez, vous aurez une sûre retraite aux petites Maisons 14 . Que vous y ferez bien votre devoir ! vous les remettrez dans leur ancienne splendeur, dont elles sont déchues, depuis la mort de l’Herty 15 ; vous y jetterez la réforme, et enfin les lumières de votre bel Esprit dissiperont les moindres ombres de sagesse qui y paraissent. Mais pour revenir à votre attentat, quelle Politique, Monsieur, de vous brouiller avec tout ce qu’il y a d’aussi raisonnable et d’aussi galant en France ? Pourquoi en voulez-vous à Monsieur Costar 16 ? lui en moins de rien. « Je m’en étonne, dit Boisrobert. - Ah ! Monsieur, reprit le libraire, il y a de belles impiétés. » ( Historiettes , t. VI, p. 189). 11 “Il se dit de Celui […] qui a fait les vœux par lesquels on s’engage dans un Ordre Religieux après le temps du Noviciat expiré » ( Le Dictionnaire de l’Académie française , 1694). 12 Il s’agit de Charles Coypeau d’Assoucy. Voir supra la note 28 de notre Introduction. 13 Il s’agit de Pierre de Montmaur. Voir supra la note 14 de notre Introduction. 14 Voir supra la note 100 du chapitre 1 (I). 15 Il s’agit probablement de Guillaume de Vaux ou Le Herty, « écrivain fou et impie des Petites Maisons […] qui recevait la visite de nombreux personnages de marque » (Jean-Pierre Cavaillé, « Appendice », in Voltaire et les manuscrits philosophiques clandestins , Paris : Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2008, pp. 220 et 222). 16 Il s’agit de Pierre Costar. Dans sa Lettre , Lignières parle de « l’ennemie de Girac ». Voir supra la note 11 du chapitre 1 (I). Lettre à Éraste 75 qui est si savant et si poli, lui qui a défendu Voiture 17 ? Que vous a fait Monsieur Gombauld 18 , si ce n’est quelque plaisir ? car il en fait à tout le monde. Je vois bien que ses Danaïdes [p. 12] vous ont joué un mauvais tour, et qu’ayant fait serment de n’admirer rien qui ne fût de vous, elles vous auront forcé de le rompre. À quel propos faire une querelle d’Allemand 19 à Monsieur Conrart, sur ce qu’il ne sait ni Grec ni Latin 20 ? qu’en a-t-il à faire, Monsieur ? La nature lui a appris toutes les choses pour lesquelles, vous apprenez ces deux langues. Il ne parle point comme Cicéron 21 ni comme Démosthène 22 , mais il parle aussi bien qu’homme de France. Il est habile sans avoir eu la peine de le devenir ; Ce sont de ces esprits qui coulent de source. Le sien assurément a été fait pour éclairer les autres, et non pas pour en être éclairé : et l’on peut dire qu’il est comme le Soleil qui brille de luimême ; comme au contraire le vôtre tient fort de la Lune qui n’a que des lumières sombres et empruntées. Quelle témérité de vous commettre avec Monsieur Ménage 23 ? lui qui de toutes [p. 13] choses n’ignore que les mauvaises, et qui entend si bien les Langues, qu’on croirait qu’il en a quatre ou cinq de maternelles, et qu’il y aurait sujet de craindre qu’il n’arrivât à sa mort, ce qui arriva à celle d’un autre grand Poète, où plusieurs Nations disputèrent à qui serait la sienne 24 . Quel excès d’attaquer l’admirable Sapho 25 ? à qui on n’avait encore reproché que trop d’esprit, trop de vertu, et trop de modestie, et qui n’avait jamais eu à se défendre que des louanges qu’elle s’est attirées 17 Sur Voiture, voir supra la note 150 du chapitre 1 (I). Dans sa querelle avec Girac, Costar avait défendu les œuvres de Voiture. 18 Sur Gombauld, voir supra la note 19 du chapitre 1 (I). Dans sa Lettre , Lignières parle de « l’affreuse Tragédie » de Gombauld, c’est-à-dire Les Danaïdes . 19 Une querelle pour des raisons futiles, sans sujet sérieux. 20 Sur Conrart, voir supra la note 11 du chapitre 1 (I). Dans sa Lettre , Lignières se moque de Conrart en disant qu’il « sait parler la langue et de Rome, et d’Athènes mieux que les Cicérons, et que les Démosthènes ». 21 Sur Cicéron, voir supra la note 13 du chapitre 1 (I). 22 Sur Démosthène, voir supra la note 14 du chapitre 1 (I). 23 Dans sa Lettre , Lignières se moque de Ménage en disant que « par son industrie encore [il] passera peut-être chez la postérité, pour un homme qui sait admirablement cinq, ou six Langues ». 24 Il s’agit peut-être de Jean de Rotrou (1609-1650), dramaturge français. 25 Le surnom de Madeleine de Scudéry, d’après la poétesse grecque de l’Antiquité, Sappho. Sur Madeleine de Scudéry, voir supra la note 110 du chapitre 1 (I). Dans sa Lettre , Lignières se moque des Saphos et des Doralises, les appelant « les Infantes du Marais ». Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 76 de plus d’un Royaume. Mais êtes-vous sage d’avoir offensé Monsieur l’Abbé de Boisrobert 26 , en lui prêtant des paroles si indignes de son rang ; et à quoi songiez-vous de choquer un homme qui a toujours été les délices de la Cour, et qui par son humeur, son esprit, et sa générosité intéresse tout le monde en sa cause ? Où en seriez-vous, Monsieur, si vous aviez un si galant homme à dos, et s’il [p. 14] s’échauffait assez pour vous pousser à bout, et pour vous battre sur le Chapitre des pointes ? Vous lui donnez si beau, à faire retomber sur vous celles que vous avez dites contre lui, que je ne crois pas qu’il le fasse, et en vérité il n’aurait point d’honneur à se divertir aux dépends du vôtre. Mais on dit que vous avez été chez lui pour l’adoucir, que vous l’avez pris par son faible, que vous avez paru bas et rampant à ses pieds, que vous avez confessez qu’il y avait bien de la jeunesse en votre fait, et qu’enfin vous vous flattez désormais d’avoir grande part à ses bonnes grâces. Après toutes ces belles affaires, vous pouvez effrontément trancher du bel Esprit , et vous vantez de l’être à toutes sortes d’épreuves. Ce que je trouve de plus rare en votre aventure, c’est que vous avez cru un moment, que M. L. C. D. L. S. 27 approuverait votre procédé, et que vous ayez [p. 15] été capable d’implorer sa 28 protection en une chose injuste 29 . Cette charmante personne vous y a 26 Sur Boisrobert, voir supra la note 53 du chapitre 1 (I). Dans sa Lettre , Lignières fait allusion à l’homosexualité de Boisrobert : « […] cet agréable Poète, qui soutient galamment que Mr. Ch. devait choisir un Héros jeune, et beau plutôt qu’une Héroïne ». 27 M. (Madame), L. (la), C. (comtesse), D (de), L. (la), S. (Suze). Henriette de Coligny (1618-1673) fut une femme de lettres française. 28 Nous avons remplacé « se » par « sa ». 29 En avril 1656, Lignières envoya une lettre à la comtesse de la Suze, essayant de la faire entrer dans la lice : « Madame, Je vous envoie ces épigrammes qui sont cause que les Conrarts et les Chapelains me craignent plus qu’ils ne m’aiment. Le Siècle m’est obligé d’avoir généreusement publié leurs défauts, et d’avoir dessillé les yeux de ceux qui les tenaient pour des oracles. Ce n’est pas qu’on ne vît leurs imperfections ; mais on n’osait pas les découvrir et parler contre ces Tyrans. Je n’ai jamais mieux fait que de m’ériger en Satirique, et je suis ravi d’avoir abattu leur fierté insupportable. Il fallait que quelqu’un réprimât l’insolence et la vanité de la Cabale. Le ciel m’a suscité pour être son fléau et pour la pousser à bout. Qu’on ne s’imagine pas que je suis l’ennemi du genre humain. J’estime tout ce qui est estimable, et je me puis vanter de n’avoir pas le goût mauvais ; depuis trois ou quatre ans, avec vos charmes ; j’admire vos divines Élégies, et votre mérite m’obligera toujours d’être, Madame, Votre très humble et très obéissant serviteur, De Lignières » ( Recueil formé par Valentin Conrart, connu sous le Lettre à Éraste 77 fait une réponse si galante et si judicieuse, que tous ceux dont 30 elle parle ont sujet de s’en louer, excepté vous. Vous ne l’avez pas comprise, parce qu’il n’y a rien de si clair, et que tout ce qui est beau et raisonnable vous passe. Vous n’avez pas pris garde qu’elle vous y fait une sévère leçon, et qu’elle vous y raille d’une terrible force 31 . Un nom de « Recueil Conrart in-folio » , Bibliothèque de l’Arsenal : Ms-5420(1), t. XI, première partie, p. 281). 30 Nous avons remplacé « d’ont » par « dont ». 31 Voici la réponse de la comtesse de la Suze à Lignières : « Puisque, Dieu merci, je ne suis pas du temps passé, et que le Siècle vous est obligé d’avoir dessillé les yeux de ceux qui tenaient pour des oracles ces Tyrans dont vous avez abattu la fierté, il est juste que je prenne part à cette obligation. Et pour vous faire voir de quelle sorte elle me regarde, je vous avoue ingénument, que jusqu’ici, j’ai suivi l’opinion de ces pauvres abusés, qu’on prendrait pour des gens assez judicieux, à moins que de s’y connaître comme vous, et que j’ai toujours cru, avec eux, que les Oracles de M. Chapelain étaient infaillibles ; que M. Conrart savait beaucoup plus qu’on ne saurait apprendre ; que les Sonnets de M. Gombauld étaient incomparables ; et que l’admirable Sapho n’avait pas tort d’estimer M. de Pellisson. Pour moi, j’ai trouvé tant d’esprit en tous ses discours, et je m’y suis tellement attachée, quand je l’ai entendu parler, que je n’ai jamais eu loisir d’observer son visage, et je ne pensais pas que les hommes se dussent piquer de beauté. Je vous dirai encore, avec ma sincérité ordinaire, que je me tenais fort assurée que M. Ménage, que vous blâmez d’écrire en trois ou quatre Langues qu’il n’entend pas, en savait, pour le moins, une, aussi bien qu’on la peut savoir. J’ai même cru, sur ce que plusieurs personnes m’en ont dit, qu’il n’ignorait pas les autres. Et je n’ai point douté que les écrits de M. Costar n’eussent, de même que ses discours, toute la pureté, la douceur, et la force nécessaire, pour autoriser agréablement les choses. Voilà l’erreur dans laquelle j’ai vécu, avec beaucoup de gens plus habiles que moi, qui, comme vous dites, n’osaient témoigner le contraire, s’il est vrai qu’ils le pensassent. Mais aujourd’hui, que le Ciel vous a suscité pour être le fléau de ces Messieurs, qui vous craignent plus qu’ils ne vous aiment, et que vous avez généreusement commencé à publier leurs défauts ; je ne doute pas que vos lumières n’éclairent les Esprits, et ne détrompent beaucoup de personnes. Puis donc que la Commission que vous avez reçue du Ciel, pour leur faire la guerre, vous oblige de les pousser à bout, je vous supplie de satisfaire la curiosité que j’ai de savoir combien ils ont encore de temps à vivre, et d’avoir la bonté de ne les pas faire languir. Au reste, je vous déclare que si j’avais un peu meilleure opinion de mon Esprit, je me plaindrais de ce qu’après m’avoir tant assurée que vous étiez de « mes amis » comme vous faisiez profession d’être des leurs, vous avez écrit contre eux et n’avez point écrit contre moi ; Mais ce serait trop pour mon mérite, et je me dois contenter de vos louanges, pour lesquelles je vous rends tous les remerciements que je suis obligée de vous rendre, et vous supplie de me croire, Monsieur, Votre très humble servante Henriette de Coligny » ( Recueil formé par Valentin Conrart , Bibliothèque de l’Arsenal : Ms- 5420(1), t. XI, première partie, p. 281). Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 78 homme d’esprit en mourrait, mais par bonheur vous ne l’êtes pas 32 . Vous pouvez bien en remercier Dieu, car, sans cela encore, vous n’eussiez pas eu part à l’extrême plaisir que tout le monde a pris à la lire, vous n’en eussiez pas dispersé des copies par tout Paris, vous n’en eussiez pas fait un si grand trophée. Ne vous en déplaise, Monsieur, cela me fait souvenir de ce Paysan qui se vantait dans son village, qu’en son jeune temps il avait été à la Cour, et que le Roi lui [p. 16] avait fait l’honneur de cracher sur lui. Tout de bon, Éraste, vous entendez admirablement raillerie, et je ne doute point que si Sapho et Doralise 33 vous estimaient digne de leur colère, et qu’elles 32 Lignières finira par demander pardon « au célèbre écrivain de la docte Pucelle » dans un poème de pénitence envoyé à la comtesse de la Suze : « Maintenant qu'approche la fête, / Sans nulle feinte, je m'apprête / À me rendre tout à fait bon ; / Et c'est pour cette sainte cause / Qu'un puissant remords me dispose / À demander dévotement pardon / Au célèbre écrivain de la docte Pucelle , / Ce Socrate, ce bel esprit, / Contre qui j'ai fait un libelle, / Pour quelque mot qu’il m'avait dit. / Item, devant tous, je m'engage / À me jeter aux pieds du grand Gilles Ménage, / Des Doralises, des Saphos, / Et de Conrart, ce fameux secrétaire, / Que j’ai taxé de ne rien faire, / Et que je me suis mis à dos, / Peut- être un peu mal à propos. / Je veux aussi qu'une épigramme / Soit la victime de ma flamme ; / Une épigramme, dis-je, où je blâme Costar, / Qui défend avec tant de politesse et d’art / L’oncle du cher Martin Pinchesne, / Que son éloquence m’entraîne, / Et fait qu’en le lisant je suis contre Girac, / Qui défend savamment Balzac. / Ici je ne fais point une amende honorable / À Gombauld, cet homme admirable, / Parce que je l’ai vu chez l’abbé Tallemant, / Cet abbé plein de jugement, / Qui doit être prélat, par son mérite extrême, / Et qu’outre la science, j’aime / Pour son chagrin qui plaît autant que l’enjouement. / Je supplie enfin ceux et celles, / Tant auteurs mâles et femelles, / Sur qui j'ai répandu du fiel et de l’aigreur, / De me pardonner de bon cœur, / Car je suis fort leur serviteur. / Noble comtesse de la Suze, / Beauté divine, aimable muse, / Et qui méritez des autels / Par vos appas et vos vers immortels, / Que le plus noir critique prise, / Naguère vous m’avez promis / Que par votre illustre entremise, / Je deviendrais de leurs amis. / J'ai toujours adoré vos charmes, / Qui font verser beaucoup de larmes ; / Quoique vous m'ayez l’an passé / Malicieusement poussé. / Cependant, ô brave comtesse, / Que vous montrerez votre adresse / À faire ma paix avec tous, / Je vous conjure à deux genoux, / Et le cœur rempli de tendresse, / De me mettre bien avec vous » ( Pénitence. À Madame la comtesse de la Suze , in Tallemant des Réaux, Historiettes , t. VI, pp. 323-324 ; section « commentaire » par Monmerqué et Paris). 33 Le surnom d’Henriette de Coligny, comtesse de la Suze. Voir supra la note 114 du chapitre 1 (I). L’homme de lettres français Étienne Martin de Pinchesne (1616-1680), le neveu de Vincent Voiture, répondit à Lignières pour la comtesse de la Suze : « Conrart, Chapelain et Ménage, / La savante Sapho, Gombauld, cet homme sage, / Et Conrart, j’en suis caution, / Du meilleur de leur cœur vos Lettre à Éraste 79 vous fissent donner cent coups vous ne vous vantassiez après cela, d’avoir en elles deux bonnes fortunes. Je vois bien que vous vous y connaissez tout autrement que les autres, et que vous vous êtes assez naïvement dépeint par ce vers que vous avez volé d’un Vaudeville Je ne suis qu’un galant, il vous faut un Docteur 34 . Je vous avoue que vous n’êtes pas un grand Docteur ; mais en récompense vous êtes extraordinairement galant. De la manière dont vous l’êtes, vous passerez tout à fait bien le temps dans le monde, et comme vous paraissez friand et avide d’affronts, d’injures, et de mépris, croyez-moi que vous trouverez peu de personnes raisonnables, qui [p. 17] ne soient tentés de vous divertir, et qui s’efforcent de vous plaire. Ceux qui ne pénètre pas le secret de votre galanterie, s’imaginent que vous cajolez fortement Philis, dans votre Libelle, que c’est s’y prendre bien mal, que de lui faire une si vilaine pièce, et que par un tour d’Écolier vous prétendez attraper ses bonnes grâces. Mais les bonnes gens ne savent pas, que vous raffinez sérieusement sur les faveurs, et que vous vous êtes fait une certaine Morale de bel Esprit , qui nous est tout à fait incompréhensible, et qui roule assurément sur quelque invention Poétique du sieur D. L. M. 35 Vous ne sauriez croire combien la jeune et adorable Marquise que vous 36 citez s’en plaint, et combien elle est irritée que vous lui avez fait dire qu’elle était de votre avis, et que la P. 37 ne lui semblait pas bonne 38 . Comment avez-vous osé lui attribuer une de vos pensées ? vous flattez-vous assez [p. 18] pour vous imaginer, que votre sentiment se puisse rencontrer avec le sien ? est-il croyable qu’elle n’ait pas jugé sainement d’un Ouvrage ; fautes vous pardonnent / Et, pour toute punition, / À vous-même vous abandonnent. / Pour la comtesse de la Suze, / Cette noble et charmante muse, / Que votre repentir conjure à deux genoux / De vous regarder sans courroux, / Je vous réponds pour cette belle, / Que vous serez bien avec elle / Quand vous serez bien avec vous » ( Réponse de Pinchesne pour la comtesse de la Suze , in Tallemant des Réaux, Historiettes , t. VI, p. 324 ; section « commentaire » par Monmerqué et Paris). 34 Voir la page 35 de notre ouvrage. 35 Il s’agit d’Hippolyte-Jules Pilet de la Mesnardière. Voir supra la note 11 de notre Introduction. 36 Nous avons remplacé « vont » par « vous ». 37 La Pucelle . 38 Voir supra la note 47 du chapitre 1 (I). Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 80 qu’une même chose vous ait pu déplaire à tous deux en même temps ; et quelle apparence enfin qu’il lui soit échappé un mot en sa vie qui n’ait pas semblé admirable à tout le monde ? Votre Maîtresse ne se trouve pas trop bien non plus de votre service. Vous dites que vous lui avez rendu une grande preuve d’amour et d’obéissance, en lisant par son ordre 39 le Poème de Monsieur C. Je vous crois, ce doit être sans doute une étrange corvée 40 à un homme qui a tant d’aversion pour toutes les belles choses. Mais après tout vous vous êtes bien vengé de cette Impérieuse, et vous lui avez bien appris par votre fatigante lettre, combien des Amants comme vous sont à craindre. Mais si Philis a raison de se plaindre de votre terrible Poulet 41 , je trouve que [p. 19] la P. a tous les sujets du monde de s’en louer, puisque vous lui avez bénignement épargné toutes vos louanges, et toutes vos douceurs, et que vous avez contribué selon votre petit pouvoir, et à votre mode, à la rendre encore plus belle et plus illustre. Car comme vous savez que tous les habiles gens ne prennent vos paroles qu’à contresens, vous n’avez fait nul scrupule de dire, On nous promet de Chapelain, Ce docte et fameux Écrivain, Une incomparable Pucelle ; La cabale en dit force bien ; Depuis vingt ans on parle d’Elle, Dans six mois on n’en dira rien 42 . Ce qui ne signifie que ceci, selon un fort galant homme 43 . On nous promet de Chapelain, Ce docte et fameux Écrivain, 39 « Philis, enfin j’ai lu cette brave Pucelle / Et vous me demandez si je la trouve belle. / Je ne puis bien parler d’elle et de son Auteur, / Je ne suis qu’un galant il vous faut un Docteur / Qui débite, Aristote avec Castelvetre / Commandez-moi plutôt de faire quelque Lettre. / Ou quelque Madrigal, où je vante vos Lis, / C’est là mon vrai talent, adorable Philis. / Par zèle toutefois, et par obéissance. / Je ne cèlerai point ici ce que j’en pense ( Lettre d’Éraste à Philis ). Voir la page 35 de notre ouvrage. 40 Obligation ou travail pénible et inévitable. 41 Le mot « poulet » s’emploie ironiquement pour signifier « lettre ». 42 Voir la page 65 de notre ouvrage. 43 C’est sans doute Montigny lui-même qui en est l’auteur. Lettre à Éraste 81 Une incomparable Pucelle ; Tout le monde en dit force bien ; Dans mille ans on parlera d’Elle, [p. 20] Ou l’on ne parlera de rien. Vous avez encore fait cette autre Épigramme. Par bonheur devant qu’on imprime Cette Pucelle magnanime, Chapelain tu tiens le haut bout : Mais on dit que cette Pucelle Ne s’est fait voir qu’à la chandelle, Et que le jour gâtera tout 44 . Le sens littéral en est impertinent ; voici le véritable. Devant même que l’on imprime Cette Pucelle magnanime, Chapelain tu tiens le haut bout ; Mais, comme on dit, si ta Pucelle A plu même à la chandelle, Au jour elle ravira tout. Enfin nous vous remercions encore de cette dernière : Après une vie éclatante, La Pucelle fut autrefois Condamnée au feu par l’Anglais, Quoiqu’elle fut très innocente : [p. 21] Mais celle qu’on voit depuis peu, Mérite justement le feu 45 . Il ne faut qu’un mot de commentaire pour entendre celle-ci : Après une vie éclatante, La Pucelle fut autrefois 44 Voir les pages 65 et 66 de notre ouvrage. 45 Voir la page 66 de notre ouvrage. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 82 Condamnée au feu par l’Anglais, Quoiqu’elle fut très innocente : Mais celle qu’on voit depuis peu, Comme elle est toute esprit, ne craindra point le feu. Tout de bon, Éraste, la Pucelle se tient votre obligée, et quoiqu’on soit surpris de la nouveauté, et de la bizarrerie de vos bontés, on veut bien pourtant les reconnaître, et achever de vous dire charitablement vos fautes. Je suis fâché pour l’amour de vous que vous ayez fait celle de mettre au commencement de votre Lettre ce vers d’Horace 46 . Une haute montagne enfante une souris 47 , Et cet accouchement ne produit que des ris. [p. 22] Si vous critiquez ce dernier vers, vous seriez ravi de dire cette pointe ; On est en peine de savoir quels ris vous entendez ; sérieusement il faut que ce soient des ris de veau 48 . En effet, Monsieur, je n’en sache point d’autres qui aient de Pluriel. Les deux sortes de ris 49 qui manquaient ici pendant la guerre, où tout le monde mourait de faim, et d’ennui, ne se prennent jamais qu’au singulier, témoin le Triolet 50 qu’on chantait de ce temps-là. Du Ris hélas ! il n’en est plus, Soit avec, ou sans équivoque, etc. 46 Il s’agit de Quintus Horatius Flaccus (65 av. J.-C.-8 av. J.-C.), poète latin connu pour ses épîtres, ses épodes, ses odes et ses satires. 47 « Se dit lorsque de grands projets, de belles promesses ne produisent rien qui réponde à l’espérance qu’on en avait conçue » ( Nouveau dictionnaire universel de la langue française , éd. P. Poitevin, Paris : Reinwald, 1868, t. I, p. 828). Horace emploie le vers dans son Ars Poetica : « Parturient montes, nascetur ridiculus mus » ( Horace : Satires, Epistles and Ars Poetica , trad. H. Rushton Fairclough, Cambridge, Massachusetts : Harvard University Press, 1929, p. 462, vers 139). 48 Thymus du veau, de l’agneau ou du chevreau qui constitue un met apprécié. 49 C’est-à-dire, du riz (sorte de grain). 50 Poème à forme fixe, de huit vers sur deux rimes, dont le premier, le quatrième et le septième sont semblables. Lettre à Éraste 83 Je sais bien qu’il y a encore des Ris qu’on prend toujours au pluriel, mais ceux-là sont adorables, ils vont du pair avec les Grâces 51 . Les Poètes les ont logés dans ces aimables fossettes qu’on remarque aux joues des belles Personnes, et vous savez qu’il n’est rien de si doux et de si mignon que ces ris et que ces fossettes. Si vous reprochez ceux-là à la P. on vous le pardonne. Au reste, [p. 23] Monsieur, je trouve que vous êtes un méchant Traducteur. Le vers d’Horace est misérablement estropié dans votre Distique. Je ne sais comment vous prétendez l’emporter sur Amyot 52 ; si ce n’est que vous suiviez le conseil du Chancelier Bacon 53 , qui disait d’ordinaire ; Vantez-vous hardiment, il en demeure toujours quelque chose 54 . Je juge bien encore que vous êtes un grand Casuiste 55 , et que vous mériteriez fort d’être Aumônier d’un Régiment. Vous vous mêlez de diriger Dunois, et vous lui reprochez la harangue qu’il fit aux Orléanais pour leur persuader de périr mille fois plutôt que de se rendre à la Tyrannie Anglaise 56 . Ne vous y trompez pas, Monsieur, il est de courageux désespoirs. La vertu militaire n’est pas si scrupuleuse ; elle va plus loin que votre imagination ne peut aller. Ce brave Héros ne respire que la mort, pour éviter la servitude ; il veut 51 « On dit figur. et poétiq. en parlant d’une belle personne, que Les grâces et les ris la suivent partout » ( Le Dictionnaire de l’Académie française , 1694). 52 Sur Amyot, voir supra la note 44 du chapitre 1 (I). Dans sa Lettre , Lignières écrit : « Vous savez bien que ce vers est de la version d’Amyot : Je l’aurais mieux traduit sans vanité, et je ne me serais pas servi du mot de Phébus pour plaire à Messieurs de l’Académie […] » (p. 42 de notre ouvrage). 53 Il s’agit de Francis Bacon (1561-1626), scientifique et philosophe anglais. En 1618, sous le règne de Jacques I, il devint chancelier d’Angleterre. En 1621, il fut accusé de corruption envers la cour de chancellerie. Par la suite, il fut exclu des fonctions publiques et privé de toutes ses dignités. 54 « […] toute ostentation, quelle qu’elle puisse être, allât-elle même jusqu’au premier degré de vanité, serait plutôt un vice en morale qu’en politique ; car, comme on dit ordinairement : « Va ! calomnie hardiment, il en reste toujours quelque chose ; » on peut dire aussi par rapport à la jactance : « Crois-moi, vante- toi hardiment, il en reste toujours quelque chose, » à moins qu’elle ne soit tout à fait grossière et ridicule. Il n’est pas douteux qu’il en restera quelque chose auprès du peuple, quoique les sages ne fassent que s’en moquer » (Francis Bacon, Œuvres philosophiques, morales et politiques de François Bacon , éd. J. A. C. Buchon, Paris : Bureau du Panthéon littéraire, 1854, p. 226). 55 Théologien qui traite des cas de conscience. Au sens péjoratif, le mot signifie une personne qui aime à subtiliser afin de justifier ses fautes. 56 « L’oraison de Dunois est beaucoup étourdie, / Et je méprise les raisons / De ce guerrier incendiaire » ( Lettre d’Éraste à Philis , p. 12). Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 84 être le boutefeu 57 [p. 24] de sa Ville, plutôt que le témoin de sa désolation entière ; il pousse ses Citoyens à se brûler eux-mêmes. Làdessus vous criez au feu, et au meurtre, et vous éclatez contre nous en quolibets épouvantables. Tout beau, Monsieur, vous blâmez son discours, parce que vous ne pénétrez pas dans son intention. Sa valeur n’est point païenne, quand il les porte à un embrasement général, il n’a pas dessein de les précipiter ; il sait que des Chrétiens ne s’y résoudront jamais. Sachez que c’est une figure d’une Rhétorique martiale pour imprimer vivement aux habitants l’horreur de l’esclavage qui les menace, et par un trait de grand Capitaine réveiller en eux l’espérance et la force, par des marques de désespoir et d’abattement. Vous parlez sans doute de la guerre, comme un Clerc d’armes. Vous reprenez ce vers de la Pucelle. Le sang dans chaque bois par les routes coulait. [p. 25] Outre , dites-vous, que c’est une hyperbole, il y a plus d’apparence qu’il coulait dans la campagne 58 . Voulez-vous donc condamner l’Hyperbole, qui est la figure favorite du Poème Épique ? Et n’avez-vous jamais ouï dire que les embuscades se dressent ordinairement dans les bois, et que c’est là où se font toujours les plus sanglantes rencontres ? vous continuez à reprendre, Et dans chaque rivière aux ondes 59 se mêlait. Véritablement, ajoutez-vous, c’est une grande merveille que le sang se mêle aux ondes, quand il va à la rivière 60 . Non, Monsieur, ce n’est pas une grande merveille ; Mais c’est un spectacle bien tragique et bien lamentable, de voir le sang humain ruisseler de toutes parts, fondre à gros bouillons dans les rivières, et les teindre de sa couleur rougeâtre et funeste ; et de voir enfin que la mort erre parmi les cadavres, que tout fume encore du carnage, et qu’en un mot, [p. 26] Tous les champs d’alentour ne sont que Cimetières, Que cent sources de sang font autant de rivières 57 « Incendiaire, qui de dessein formé met le feu à un édifice, à une ville » ( Le Dictionnaire de l’Académie française , 1694). 58 Lettre d’Éraste à Philis , p. 9. 59 Nous avons remplacé « onde » par « ondes ». 60 Lettre d’Éraste à Philis , p. 9. Lettre à Éraste 85 Qui trainant des corps morts et de vieux ossements Au lieu de murmurer font des gémissements 61 . Vous avez le cœur bien dur et bien insensible à la pitié, pour n’être pas attendri par cette triste peinture de nos malheurs ; Les costaux, les vallons, les champs, et les prairies, À ces regards troublés n’offraient que barbaries 62 . Vous dites que, cela n’est rien, et que cela ne présente à notre imagination que du blé coupé, des moutons dérobés, et du foin fauché 63 . Il faut que vous ayez l’âme bien Anglaise pour condamner en cette rencontre la tendresse et le ressentiment du Roi Charles, qui voyant, tous les cos-[p. 27]taux de son Royaume fortifiés, les vallons ensanglantés, les champs jonchés de corps morts, ne peut s’empêcher d’appeler les Anglais barbares. Est-ce trop, je vous prie, qu’un mot de plainte, dans un état déplorable ? Vous poursuivez : L’audace, la fureur, le discord et la rage Détruisaient à l’ennui le Royal héritage 64 . Vous demandez quelle différence il y a entre Rage et Fureur ? Je m’offre à vous l’apprendre. Fureur est un terme plus général que Rage . Il y a des fureurs divines, il y en a de brutales, d’amoureuses, de Poétiques, de Martiales, de Bachiques, et elles ont toutes cela de commun, qu’elles transportent l’Âme hors de son assiette, et qu’elles l’élèvent jusqu’à l’enthousiasme, ou la précipitent jusqu’à la brutalité. La Rage , à proprement parler, est une maladie du corps ; qui procède de son intempérie, laquelle empoisonne les humeurs, allume les [p. 61 Il s’agit des vers du poème Le Temple de la mort par Philippe Habert (1605- 1637), poète français. Habert fut l’un des premiers membres de l’Académie française. 62 La Pucelle , livre I, p. 6. 63 « Je ne lui objecterai point que ces barbaries ne se présentent point à notre imagination, et que par cette énumération elle ne conçoit rien autre chose sinon que sur les costaux et dans les vallons on a abattu des vignes, et quelque arbre que dans les champs on a coupé du blé, qu’on a dérobé des bœufs, et des moutons, et que dans les prairies on a fauché du foin » ( Lettre d’Éraste à Philis , p. 8). 64 La Pucelle , livre I, p. 6. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 86 28] esprits, les pousse violemment contre le cerveau, et cause ensuite ces fougues 65 et ces forcènements 66 , qui en peu de jours emportent la vie. Ainsi, Monsieur, vous voyez qu’il n’y a pas grand inconvénient à distinguer Fureur d’avec Rage , et quand ce seraient deux synonymes, serait-ce un malheur sans exemple ? Pourquoi en voulez-vous aussi à discord approuvé par Vaugelas 67 , usité par tous nos Poètes, consacré par Malherbe 68 , et qui selon les gens du métier, est un mot poétique plus beau que celui de discorde 69 . Il faut que vous soyez bien enragé de dire de fausses pointes pour avoir écrit celle-ci : Comme ordinairement l’homme est plus fort que la femme, vous avez fait discord masculin, afin qu’il eût plus de force de détruire ce Royaume 70 . Vous pointillez encore finement sur ces deux vers, Ici tombe Chandos 71 , et cette flèche aigue Lui fait perdre la vie aussi bien que la vue 72 . [p. 29] Il faut avouer , dites-vous, que c’est un grand malheur de perdre la vue quand on perd la vie 73 . Dites plutôt, que c’est un grand malheur qu’en perdant la vue, on perde encore la vie ; et que Chandos serait bien à plaindre s’il n’avait mérité son infortune. Le sang à gros bouillons lui sort de maint endroit. Une horreur l’enveloppe ; il devient pâle et froid ; 65 Ardeurs impétueuses. 66 États de ceux qui sont hors de sens, qui perdent la raison. 67 Il s’agit de Claude Favre de Vaugelas (1585-1650), grammairien savoisien. Il fut l’un des premiers membres de l’Académie française. Ses Remarques sur la langue française furent publiées en 1647. 68 François de Malherbe (1555-1628), poète officiel de 1605 jusqu’à sa mort. « Poète nativement peu doué, à l’imagination avare, il compense par un labeur acharné qui tend à la perfection formelle et qui exalte, non le prophète inspiré, à la manière de Ronsard, mais le bon ouvrier du vers » (Jean-Pierre Chauveau, « Malherbe », in Dictionnaire du Grand Siècle , éd. François Bluche, Paris : Fayard, 2005 : 950-951, p. 951). 69 Voir supra la note 64 du chapitre 1 (I). 70 Lignières, Lettre d’Éraste à Philis , p. 9. 71 Nous avons remplacé « Candos » par « Chandos ». Sur Chandos, voir supra la note 143 du chapitre 1 (I). 72 La Pucelle , livre VII, p. 303. 73 Lignières, Lettre d’Éraste à Philis , p. 20. 87 Lettre à Éraste Déjà pour lui du Ciel la lumière est perdue, Et sa vie en son cœur quelque temps suspendue Sous tant de coups reçus contrainte de partir Ne sait par quelle plaie elle doit en sortir 74 . Ensuite vous ajoutez en vous adressant à Philis, toute indulgente que vous soyez 75 ; un bon Français dirait, toute indulgente que vous êtes , ou quelque indulgente que vous soyez . Mais vous vous égayez particulièrement sur ces deux vers qui expriment si vivement ce qu’ils signifient : Roger lève la canne et la voix à la fois ; L’œil s’attache à la canne et l’oreille à la voix 76 . [p. 30] Vous dites que cela vous fait souvenir de cette chanson de la noire-Cour, Petites gens de chicane Canne, canne, Tombera sur vous 77 . Quels rapports secrets, je vous supplie, excitent votre souvenir. Il faut que vous ayez bien de la mémoire, et qu’elle soit bien aisée à réveiller, contre l’ordre de votre jugement. Il faut aussi que vous soyez fort en belle humeur pour railler si mal à propos de la canne , qui, si vous ne devenez sage tombera sur vous. Car comme vous l’avez remarqué, la canne s’applique volontiers aux oreilles . Vous poussez encore vos plaisanteries, sur ces deux vers qui représentent la P. prête à combattre. Sa voix est foudroyante, et les claires trompettes Semblent être auprès d’elle, ou faibles, ou muettes 78 . 74 Il s’agit des vers de l’idylle héroïque Moïse sauvé (Paris : Courbé, 1653) par Marc-Antoine Girard, sieur de Saint-Amant (1594-1661), poète français. Voir Œuvres complètes de Saint-Amant , éd. Ch.-L. Livet, 2 volumes, Paris : Jannet, 1855, t. II, p. 197. 75 Lignières, Lettre d’Éraste à Philis , p. 20. 76 La Pucelle , livre VII, p. 294. 77 Voir supra la note 142 du chapitre 1 (I). 88 Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle Quoi, Monsieur, vous pensez qu’il y ait [p. 31] grand mal à dire, que la voix haute et éclatante de cette Héroïne guerrière l’emporte sur les trompettes ; c’est-à-dire anime plus puissamment les soldats, et leur inspire plus fortement la fureur Martiale, que toutes les fanfares imaginables. Un Réformateur de Poèmes, comme vous, ne devrait-il pas savoir que dans Homère 79 (dont beaucoup de gens préféraient l’autorité à la vôtre, quand ce ne serait qu’à cause de l’antiquité,) la voix de Stentor 80 a le même avantage que celle de la P. Sous ombre, Monsieur, que vous saviez cent quolibets sur le Chapitre des grosses Voix, croyez-vous qu’il vous fût permis de les appliquer sans considération aucune. Au reste, je ne trouve pas qu’il y ait plus de faute à comparer la voix belliqueuse d’un Chef d’armée au son des trompettes ; que son courage à un tonnerre, et quand vous avez lu ce beau vers de la P. qui s’adresse à Monsieur le Prince ; [p. 32] Tu seras grand Louis ce grand foudre de guerre 81 , En avez-vous été fort alarmé, et avez-vous conclu aussitôt qu’il doit être tombé des nués, qu’il a le Diable au corps, qu’il est travaillé de la pierre, qu’il ne touche plus aux lauriers, en un mot qu’il est devenu grand abatteur de bois, grand fracasseur 82 de clochers, grand brûleur de maison ? Vous voyez, Monsieur, quand on veut tirer les choses de loin, combien il est aisé d’inventer des extravagances. Je vous trouve encore bien hardi de vous moquer de ces deux Prélats du Rhin, et de les traiter de grands Clercs , et de francs 78 La Pucelle , livre III, page 102. 79 Sur Homère, voir supra la note 22 du chapitre 1 (I). 80 « Tracalle ni Stentor, ne sont point comparables à cette Héroïne vociférante, s’il m’est permis d’user de ce terme, à moins que d’avoir la bouche de Gargantua, et sans l’avoir fendue jusqu’aux oreilles ; on ne saurait faire taire les clairons, et les trompettes » (Lignières, Lettre d’Éraste à Philis , p. 17). Sur Stentor, voir supra la note 120 du chapitre 1 (I). 81 La Pucelle , livre VIII, page 336. Le vers de Chapelain parle de Condé, et non pas de Louis : « Tu seras, grand CONDÉ, ce grand Foudre de guerre ». Il s’agit de Louis II de Bourbon-Condé, dit le Grand Condé, général français pendant la guerre de Trente Ans. 82 Le verbe « fracasser » signifie « mettre en pièces, briser avec violence ». Lettre à Éraste 89 Allemands 83 , parce qu’ils souffrent que Roger leur explique les peintures de Fontainebleau qu’ils n’avaient jamais vues, et qu’il leur touche en passant, les plus beaux points de notre Histoire, qu’ils n’ignoraient peut-être, ou du moins qu’ils n’avaient jamais ouï raconter de si bonne grâce. Et certes ces [p. 33] sages Ambassadeurs n’étant venus à la Cour, que pour traiter de la Paix entre la France et l’Angleterre, ils n’étaient obligés qu’à être bien instruits de nos intérêts présents, et non pas de nos anciennes guerres ; et ainsi ayant eu la curiosité de les apprendre, ils étaient bien aises que Roger leur déchiffrât ces Tableaux où elles étaient dépeintes. Et qui les instruisit en les divertissant 84 . Et si vous êtes étonné qu’ils l’écoutassent si longtemps sans l’interrompre, vous le serez bien plus, lorsque vous verrez dans Virgile que Didon 85 , qui était femme, et de plus grande harangueuse, écoute paisiblement Énée 86 , pendant plus d’un Livre 87 , qui ne contait pourtant que des Histoires dont elle avait déjà des grandes connaissances. Mais si vous êtes injurieux aux dignités de l’Église, vous l’êtes encore bien plus à sa doctrine. Pour cela, vous êtes un étrange Théologie ! En pre-[p. 34]mier lieu vous appelez M. C. sacrilège, pour avoir dit en faveur de la Sainte, La gloire du Très haut luira sur ton visage 88 . 83 « Toute indulgente que vous soyez, j’oserais gager que vous vous moqueriez de ces deux Prélats au Rhin, qui sont envoyés pour pacifier les différents qui étaient alors entre la France, et l’Angleterre, et vous tomberez d’accord que ce ne sont pas de grands Clercs. Le jeune Roger les promène dans la galerie de Fontainebleau, où il y a des tableaux qui contiennent toutes les guerres que les Français ont eues contre la nation Anglaise. Il les déduit de point en point à ces francs Allemands, sans qu’ils répondent un mot, et sans qu’ils ouvrent la bouche. » (Lignières, Lettre d’Éraste à Philis , pp. 20-21). 84 Cette ligne ne se trouve pas dans La Pucelle de Chapelain. 85 Fondatrice légendaire et la première reine de Carthage. Le mythe de Didon est traité par Virgile dans son Énéide . 86 Fils du mortel Anchise et de la déesse Aphrodite, Énée est le personnage central de l’ Énéide de Virgile. Dans l’épopée, Énée relate à Didon la prise de Troie et le long voyage qui l’avait mené à Carthage. 87 Il s’agit des chants II et III. 88 La Pucelle , livre I, p. 21. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 90 Vous appelez cela abuser du Mystère de l’Annonciation 89 ? Dans quel Rabbin 90 , je vous prie avez-vous trouvé que l’Ange se servît de ce vers-là pour annoncer à la Vierge Marie qu’elle serait Mère et Vierge tout ensemble ? Dédisez-vous, Monsieur, il n’y a point là de profanation. Les grâces que Dieu verse dans nos âmes se rendent souvent visibles sur le corps, et ne peut-on pas dire que cette douceur riante qui est le caractère des vrais dévots, et que ces bénignes lumières qui brillent en tous leurs discours, sont effectivement des rayons du Soleil de justice, qui luisent, et dans leur esprit, et sur leur voyage. En second lieu vous trouvez étrange qu’un Ange ait été plus faible qu’une légion de Démons, et qu’il leur ait cédé 91 . Votre étonnement me surprend, et ne savez-vous [p. 35] pas, par expérience, que quand la tentation de faire votre Libelle vous vint, votre bon Ange eut beau la combattre, que le Diable l’emporta et fut le plus fort sur votre esprit ? Et en effet il doit arriver naturellement, que plusieurs Démons vainquent un Ange seul. Les Diables en perdant la grâce, n’ont rien perdu de leur force naturelle ; ils en ont plus ou moins que les Anges, selon qu’ils sont d’un être approchant, ou plus éloigné du premier Principe et qu’ils sont d’un ordre plus ou moins élevé dans la Hiérarchie. Or on ne peut pas seulement imaginer entre eux des combats spirituels, comme il arriva dans le point fatal qu’ils se divisèrent, mais encore des corporels, comme quand Raphaël 92 enchaîna Asmodée 93 . Et si vous voulez pénétrer ce Mystère, apprenez l’opinion des Pères là-dessus. Les uns ont tenu que les Intelligences 89 « On ne saurait souffrir aussi qu’un Ange tienne à une gardeuse de moutons, le discours que Gabriel tint autrefois à cette Mère immaculée, quand il lui annonça qu’elle engendrerait le Rédempteur du monde, et que la vertu du Très-Haut l’accompagnerait. […] N’est-ce pas abuser de la Sainte Écriture, que de s’en servir en des sujets infiniment disproportionnés » (Lignières, Lettre d’Éraste à Philis , pp. 15-16). 90 « On appelle, Un Rabbin , un vieux Rabbin , Un homme qui sait beaucoup de choses abstruses, un vieux savant » ( Le Dictionnaire de l’Académie française , 1694). 91 « Avec toute la vénération que j’ai pour M. C. je me suis nonobstant bien diverti de la poltronnerie de cet Ange, qui s’enfuit devant une légion de Diables, et qui va quérir du renfort » (Lignières, Lettre d’Éraste à Philis , p. 18). 92 Archange. 93 Un démon de la Bible. Selon le Livre de Tobie de l’Ancien Testament, Asmodée massacra les sept époux de Sara. Dieu envoya Raphaël pour chasser le démon. L’archange réussit à enchaîner Asmodée dans le désert de la Haute-Égypte. Lettre à Éraste 91 étaient des Esprits, mais néanmoins indispen-[p. 36]sablement attachés à certains corps. Les autres ont cru qu’elles avaient en effet des corps, mais essentiellement vierges. Enfin plusieurs sont allés jusque-là, que de dire, qu’elles avaient des corps propres pour engendrer. Ainsi il faut conclure selon eux, qu’il n’y a pas seulement plus ou moins de force d’esprit en elles, mais encore plus ou moins de faiblesse corporelle. Cela étant, Monsieur, rengainez vos plaisanteries ; vous voyez combien elles sont mal fondées. Ce n’est pas Monsieur C. qui est profane Théologien, en donnant des larmes à la Vierge, pour attirer sur nous la Miséricorde divine 94 ; il parle le langage ordinaire des Pères et de l’Écriture, qui pour s’accommoder à notre faiblesse, attribuent nos passions aux Saints, et à Dieu même. C’est vous qui êtes libertin, quand vous le reprenez ; comment avezvous osé écrire, [p. 37] Dans cet auguste et sacré lieu, Cet Être souverain galantise la Vierge ; Il lui fait un beau compliment, Il lui déclare galamment Qu’en faveur de son sexe il veut qu’une Bergère, etc. 95 Je frémis à la vue de ces hautes abominations. Rentrez un peu en vous-même ; êtes-vous Chrétien ? qu’est-ce que Dieu ? combien y a-til de Dieux ? vous feriez bien de lire un peu votre Catéchisme. Vous êtes burlesque en Diable, et vous faites des vers comme un désespéré ; et n’est-ce pas vous qui fîtes autrefois courir à Paris, La Mort et Passion de Notre Seigneur en vers burlesques 96 . 94 « Il fait que la Vierge Marie / Des bienheureux la plus chérie, / Brusquement pour nos anciens malheurs / Devant son fils verse des pleurs. / Homère en fait répandre à la mère d’Achille, / Et Vénus pleure dans Virgile. / Ô la belle imitation ! / Dans un séjour rempli de satisfaction, / Où règne l’indolence, où l’on a point d’armes / À la mère de Dieu faire verser des larmes ! » (Lignières, Lettre d’Éraste à Philis , pp. 14-15). 95 Lignières, Lettre d’Éraste à Philis , p. 15. 96 « Scarron avait mis si fort le burlesque à la mode, qu’un auteur inconnu osa faire imprimer, en 1649, une pièce intitulée : La Passion de Notre Seigneur en vers burlesques » (Honoré Lacombe de Prézel, Dictionnaire des portraits historiques, anecdotes, et traits remarquables des hommes illustres , 3 volumes, Paris : Lacombe, 1769, t. III, p. 359). Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 92 Mais pour laisser là le détail de votre Lettre, et la considérer seulement en général ; n’êtes-vous pas de mon avis que vous avez mal fait d’y mettre des vers ; qu’il n’est point de si pauvre Poète qui ne doive rougir de dégénérer en Critique, et que ce n’est pas [p. 38] l’entendre que de vouloir censurer un Poème Épique par un misérable burlesque. Pour ce qui est de votre Prose, vous m’avouerez au moins qu’elle est aussi mal écrite et aussi mal conçue qu’il en fut jamais. Vous ne savez ce que c’est que de lier les choses, de les faire suivre, de les mettre en leur jour, et en leur place. Vous employez des expressions hautes et forcées, et aussitôt des expressions basses et puériles 97 . Vos pensées sont tantôt guindées, tantôt rampantes. Il semble qu’elles ne coulent pas de la même source, que vous ayez été les quêter d’ami en ami, et qu’ensuite vous les ayez mises, ou pour mieux dire, jetées capricieusement dans votre libelle. De manière, Monsieur, qu’on peut dire que vous en avez usé comme ces Chiffonniers qui vont par les rues ramassant toutes les ordures qu’ils rencontrent ; et les jetant toutes confusément dans leur hotte. [p. 39] Il y a encore une chose dont je vous conseille très fort de vous de faire. C’est Monsieur, cette abondance de quolibets dont vous assassinez les gens, et dont vous usez impitoyablement, au grand préjudice des oreilles délicates. Vous en savez tant que cela est infâme et que cela me fait presque croire, que votre langue maternelle est celle des harengères 98 , ou que votre Maitresse est harengère ellemême ; et que vous ne lui en avez conté en ce style-là, que pour vous rendre intelligible. Comme quand on vient à marcher sur un essaim de Guêpes, on est persécuté de leurs aiguillons ; ainsi en jetant la vue sur votre Lettre on est assailli de toutes parts par des, c’est de la crème fouettée 99 ; ils s’aiment comme chiens et chats 100 ; c’est se cogner la tête contre un mur 101 ; autant vaut être mordu d’un chien que d’une chienne 102 ; planter là pour reverdir 103 ; se rôtir comme des cochons 104 . Mais quoi ! il n’y a aucune page [p. 40] qui n’en fourmille, 97 Qui manque de sérieux, de maturité. 98 Au sens figuratif, des femmes qui se plaisent à dire des injures et à se quereller. 99 Lignières, Lettre d’Éraste à Philis , p. 8. 100 Ibid. , p. 26. 101 Ibid. , p. 9. 102 Ibid. , p. 12. 103 Ibid. , p. 21. 104 Ibid. , p. 12. Lettre à Éraste 93 et si l’on a dit que le grand Cyrus 105 a coûté à Monsieur de Scudéry 106 plusieurs tours de Luxembourg 107 où il allait entretenir ses belles pensées, je ne doute point, Monsieur, que votre Libelle ne vous ait coûté force tours à la Place Maubert 108 , où vous alliez ressuer à vos chers Proverbes. Vous alléguez Voiture 109 en votre faveur, et c’est lui qui vous condamne. Il est vrai qu’il a autorisé les quolibets, mais non pas à la manière que vous les employez. Prenez garde, Monsieur, qu’il ne s’en sert jamais dans son sens propre et vulgaire, et qu’il leur en donne toujours un qui est nouveau, et qui cause une certaine surprise dans l’esprit, qui a quelque chose de fin et d’agréable. Quand il raille Monsieur le Marquis de Pisani 110 , sur la perte de son bagage, on aurait grand tort , lui dit-il, de vous reprocher d’avoir gardé le mulet au siège de Thionville, au Diable le mulet que vous y avez [p. 41] gardé 111 . En remerciant une Abbesse d’un chat dont elle lui avait fait 105 Publié entre 1649 et 1653 en dix volumes, Artamène ou le Grand Cyrus est un roman à clef. C’est le roman le plus long de la littérature française. 106 Il s’agit de Georges de Scudéry (1601-1667), écrivain français et le frère aîné de Madeleine de Scudéry. Bien que le nom de Georges de Scudéry figure sur la page de titre de l’édition originale du Grand Cyrus , la plupart des contemporains associèrent à l’œuvre le nom de Madeleine. 107 Il s’agit du palais du Luxembourg, situé à Paris. Marie de Médicis légua le palais à son fils Gaston duc d’Orléans. À la mort du duc en 1660, le domaine passa à sa veuve, Marguerite de Lorraine, puis à sa fille aînée la duchesse de Montpensier. 108 Située à Paris dans les quartiers de la Sorbonne et Saint-Victor, la place Maubert fut un lieu d’exécution à partir du quinzième siècle. Au dix-septième siècle, Furetière l’appelle le quartier « le plus Bourgeois » de Paris. « Je dirai seulement que c’est le centre de toute la galanterie bourgeoise du quartier, et qu’elle est très fréquentée, à cause que la licence de causer y est assez grande » (Furetière, Le Roman bourgeois , Paris : Thierry, 1666, pp. 5 et 9). 109 « Je me sers de quolibets et de proverbes sans aucun scrupule : Monsieur de Voiture les a mis en vogue, et nous a fait voir qu’ils embellissent grandement des Lettres de galanterie, quoique je ne les emploie pas si bien que lui, je prétends en user malgré les précieux, et les précieuses » (Lignières, Lettre d’Éraste à Philis , p. 21). Sur Voiture, voir supra la note 150 du chapitre 1 (I). 110 Il s’agit de Léon Pompée d’Angennes, marquis de Pisani (1615-1645), fils de Catherine de Vivonne, marquise de Rambouillet (1588-1665). Ami de Vincent Voiture, le marquis de Pisani fut tué à la bataille d’Alerheim, épisode de la guerre de Trente Ans. 111 « À ce que j’ai appris, on aurait grand tort, si on vous reprochait, que vous avez gardé le mulet au camp de Thionville. Au Diable le mulet que vous y avez gardé. On m’a dit aussi, que considérant, que plusieurs armées se sont autrefois perdues par leur bagage, vous vous êtes défait de tout le vôtre, et qu’ayant lu souvent dans les Histoires Romaines, (voilà ce que c’est que de tant lire) que les plus grands Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 94 présent ; il n’est nourri céans , lui écrit-il, que de fromage ; je sais bien qu’il ne l’était pas si délicatement chez vous, et que l’austérité du Couvent ne permet pas à vos Religieuses de laisser aller le chat au fromage 112 . Et une autre fois ne citez pas les auteurs Galants, pour leur honneur et pour le vôtre ; faites plutôt des Satires contre eux ; cela vous est si naturel et si facile. Après tout cela, Monsieur, je vous conseille en ami, de vous guérir promptement de cette démangeaison incommode que vous avez de faire l’habile homme. Puisque vous n’y êtes pas encore parvenu, vous pouvez désormais en désespérer raisonnablement, et dire pour votre excuse, qu’il n’a pas tenu à vous, et que cela vous a été impossible. Ne prenez pas la peine d’avoir de l’esprit ; toute la France vous en quitte. Laissez là ces Proses et ces Vers [p. 42] qui l’importunent. Si vous prétendez par là de vous rendre immortel, vous y prenez mal ; vous en avortez avec tant de peine que cela vous tue. Si vous avez tant l’ambition de vivre jusqu’au siècle à venir, n’écrivez plus ; vivez seulement d’un grand régime, et tenez-vous quoi. Vous brigueriez en vain l’immortalité auprès des Muses ; elles sont irritées contre vous d’avoir attenté en leur honneur, en attaquant leur chère P., Minerve 113 vous veut un mal de mort de n’avoir jamais rien fait qu’en dépit d’elle. Si vous voulez pourtant vous raccommoder avec le Parnasse 114 , et bien faire votre Cour à toutes les Divinités offensées, contrefaites le muet, seulement toute votre vie. Elles vous en aimeront sans doute, et pourront même, selon vos souhaits, vous recevoir dans leur Temple, sinon en qualité de Héros, au moins en qualité de Statue. Soyez donc illustre Fainéant, [p. 43] et par une émulation digne de vous, imitez cet exploits, que leur Cavalerie ait fait autrefois, elle les a faits ayant mis pied à terre, et s’étant démontée volontairement, dans le fort des combats les plus douteux, vous vous êtes résolu d’éloigner tous vos chevaux, et que vous avez si bien fait, qu’il ne vous en est demeuré pas un seul » (Vincent Voiture, Lettre CXLIV, À Monsieur le marquis de Pisani, in Les Œuvres de Monsieur de Voiture , 2 volumes, Paris : Robustel, 1729, t. I, p. 304). 112 « Je ne le nourris que de fromage et de biscuits. Peut-être, Madame, qu’il n’était pas si bien traité chez vous ; car je pense que les Dames de *** ne laissent pas aller les Chats aux fromages et que l’austérité du Couvent ne permet pas que l’on leur fasse si bonne chère » (Voiture, Lettre CLIII, À Madame l’Abbesse ***, in Les Œuvres de Monsieur de Voiture , t. I, p. 317). 113 Sur Minerve, voir supra la note 39 du chapitre 1 (I). 114 La poésie. Lettre à Éraste 95 honnête homme, qui ayant ouï faire grand cas de certaines vieilles Idoles qu’il avait vues, se mit en tête de le devenir, et en redoubla sa pesanteur et sa stupidité naturelle, dans l’envie qu’il avait de valoir quelque chose. Je suis comme je dois, MONSIEUR, Votre, etc. CHAPITRE 2 UN AMI DEVENU TRAÎTRE I. Le Libelle d’Hyppolyte-Jules Pilet de la Mesnardière 1 Lettre du S r du Rivage contenant quelques observations sur le poème épique, et sur le poème de La Pucelle La fameuse Pucelle nous apprend à vous et à moi, à suspendre désormais notre Jugement sur les Productions d’esprit, quelques approuvées qu’elles soient dans les Ruelles, avant que d’être publiées. 1 Sur Hyppolyte Jules-Pilet de la Mesnardière, voir supra la note 11 de notre Introduction. [p. 3] LETTRE ÉCRITE À UNE PERSONNE grande qualité 1 , touchant le Poème INTITULÉ LA PUCELLE OU LA FRANCE DÉLIVRÉE 2 MADAME, Puisque vous m’ordonnez en termes si obligeants, de vous écrire avec la sincérité que je vous dois, le jugement que je fais de la Pucelle , et que vous êtes du petit nombre de ces Personnes extraordinaires à qui je fais gloire, [p. 4] d’obéir en toutes choses ; j’aurai l’honneur de vous dire ici, Madame, fort ingénument, et sans préface ; Que dans la connaissance que l’Histoire a donnée à tout le monde du Sujet de ce fameux Poème, et par cette légère teinture que je puis avoir des choses qui sont nécessaires à la Constitution de l’Épopée, ou Poème Héroïque, j’ai toujours estimé (quoique l’on ait dit depuis vingt ans du merveilleux Sujet de la Pucelle, et de la suffisance non commune de son Auteur) qu’il aurait de la peine à construire sa Matière, ou, pour parler selon l’Art, la Fable de son Ouvrage, de sorte qu’il n’y eût pas beaucoup à redire à son choix, pour cet égard. JE ne m’engage point ici, Madame, à parler à fond des Règles de l’Épopée, ni même de la Vertu héroïque, et particulièrement de la 1 Nous ignorons l’identité de cette personne. 2 Paris: Sommaville, 1656. Le privilège est du 28 février 1656. Voici ce que nous dit le libraire au sujet de la lettre : « Ne vous informez point, s’il vous plaît, de la manière dont cette judicieuse et savante Lettre m’est tombée entre les mains, après avoir fait une promenade de trois cents lieues. C’est un secret que je serais fort empêché à vous déchiffrer. Il vous doit suffire de savoir que la Dame illustre à qui elle a été écrite pour son Instruction particulière, n’a pu souffrir que son Ami ait été privé de la gloire qui lui est due pour un Raisonnement si clair et si délicat, sur une Matière obscure et peu commune, comme celle-ci. Et que Monsieur du Rivage, qui n’est pas d’humeur à faire vanité des choses de cette nature, n’a autre part au présent que je vous fais, que la seule complaisance qu’il a rendue encore à cette rencontre, à une Amie du mérite et de l’importance de la sienne » ( Le Libraire au lecteur ). Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 102 Militaire, difficile à trouver dans une Femme, au degré qu’il la faut pour la Construction de cette espèce de Poème. Vous vous souviendrez seulement, s’il vous plaît, Que son Objet véritable et spécifique, c’est De faire voir jusqu’où peut aller cette Vertu extraordinaire dans un Héros . Cette Question, à propos de la Pucelle, a été traitée fort judicieu-[p. 5]sement par d’autres. Et je suis assez raisonnable en cette rencontre, et même assez indulgent envers M r Chapelain, pour convenir avec lui (puisqu’il en a besoin) en faveur de votre Sexe, Que les Femmes peuvent être le Sujet de l’Épopée 3 ; quoiqu’il n’y en ait eu jusqu’ici aucun Exemple, et que néanmoins il y ait eu dans le monde des Thalestris 4 , des Zénobies 5 , et d’autres Guerrières très fameuses. JE viens donc seulement au particulier de la Pucelle . Et sans prendre mes Raisons ailleurs que dans ce même Ouvrage, en l’état qu’il nous paraît, soit par la vérité de l’Histoire, ou par le peu de ces changements nécessaires que (malgré les Règles de l’Art) le Poète y a introduits ; je trouve que la FABLE en est extrêmement défectueuse en la principale de ses Parties. EN effet, Madame, pour la considérer par la FIN, qui doit toujours être la première dans l’esprit et dans l’intention de l’Ouvrier, puisque c’est elle principalement qui doit couronner son Ouvrage, voyons, je vous supplie, Madame, qu’elle est l’idée sur laquelle le Poète laisse son Lecteur. Peut-il y en avoir une [p. 6] plus étrange, plus basse, et 3 Sur la question du rôle des femmes dans l’épopée, voir supra la note 51 du chapitre 1 (I). La Mesnardière consacre plusieurs pages de sa préface de La Pucelle pour démontrer que les femmes sont « capables des Actions militaires, et propres à servir d’Héroïnes dans l’Épopée » ( La Pucelle , n. p. ; dix-huitième page de la préface). 4 Thalestris (née vers 334 av. J.-C.), reine légendaire des Amazones qui donnerait trois cents Amazones à Alexandre le Grand afin d’engendrer des enfants avec les mêmes qualités que le roi macédonien. 5 Zénobie (vers 241-272) naquit à Palmyre, son nom paraissant dans les inscriptions palmyréniennes comme Bat-Zabbai. Elle épousa le veuf Septimius Odenat (mort en 267) qui devint roi de Palmyre. Lorsque le roi et son fils Hérodien furent assassinés, le jeune Vaballathus, fils d’Odenat et de Zénobie, succéda au trône. Zénobie exerça la régence au nom de son fils. Désirant établir son indépendance de Rome, elle s’empara de toute la province syrienne et, en 269, elle envahit l’Égypte. Elle eut ensuite des desseins sur l’Asie Mineure. L’empereur Claude (219-270) lança, sans succès, une contre-attaque en Égypte. À son successeur, Aurélien (v. 214-275), fut laissée la tâche de réprimer la révolte palmyrénienne. Lettre du S r du Rivage 103 plus éloignée de la dignité de la personne Héroïque, que l’indigne et misérable état où paraît la Pucelle dans le dernier Livre ? Charles lève l’épée sur elle, lui dit toutes les injures imaginables, jusqu’à l’appeler lâche , traîtresse , et sorcière 6 ; et la chasse honteusement d’auprès de lui, comme il ferait la dernière femme de campagne du moindre gouillat 7 de l’Armée. La Pucelle effrayée de ses menaces, déloge pitoyablement à l’heure même, sans bruit, sans éclat, sans consolation ; et n’étant assistée de qui que ce soit dans un changement si déplorable. Elle se retire dans une forêt, accompagnée de son Frère seulement, pour y vivre de gland et d’eau , comme les plus vils des Animaux 8 . Delà elle entre dans Compiègne, par la juste appréhension que son même Frère lui inspire pour son honneur et pour sa vie ; auxquels elle ne songeait nullement 9 . Étant dans la Ville, qui va être assiégée, les bourgeois et Flavy 10 , par de pures raisons morales, qui ne la devaient nullement émouvoir, puisqu’elle savait que Dieu ne le voulait pas, lui font reprendre les armes ; quoique sa mission pour la guerre soit absolument finie, comme elle [p. 7] le dit elle-même plusieurs fois 11 . Elle s’y rembarque néanmoins fort imprudemment, par une espèce de saillie d’esprit, et avec une légèreté d’enfant. Bref, elle y est blessée, prise, et jetée dans une prison 12 : d’où elle ne sortira plus que pour aller au Supplice ; puisque l’Art ne permet pas de changer un Évènement si fameux et si connue que celui-là, dans une Histoire moderne, qui n’est ignorée de personne. VOILÀ l’image que le Poète nous laisse dans l’esprit, à la fin du dernier Chant. Si le Poème en doit encore contenir douze autres, comme on dit, je vous avoue que je ne sais point quelle part la Pucelle y peut avoir dorénavant ; ni de quelles rares inventions le Poète se pourra servir, pour bien faire appartenir à la Prisonnière, le Titre de son Ouvrage. Mais je suis assuré que de tous les Poèmes Épiques qui nous sont connus, aucun n’a rien d’approchant d’une Catastrophe si étrange pour le Héros, ni d’une fin si misérable et si honteuse. 6 La Pucelle , livre XII, p. 489. [Note marginale : pag. 489. ] 7 Gamin. 8 La Pucelle , livre XII, pp. 504-505. 9 Ibid. , livre XII, p. 507. 10 Il s’agit de Guillaume de Flavy (vers 1398-1449), capitaine français au service du dauphin, le futur Charles VII. 11 La Pucelle , livre XII, p. 509. 12 Ibid. , livre XII, pp. 514-516. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 104 EN effet, l’Iliade 13 , que l’on peut nommer la Mère de tous les autres Ouvrages de cette espèce, finit par les assurances infaillibles de la prise de Troie. Et Achille 14 , qui est le Héros [p. 8] d’Homère, ne meurt qu’après s’être couronné de cette gloire, en tuant le brave Défenseur de ce Royaume. L’Odyssée 15 fait triompher Ulysse 16 de tous les malheurs de ses longs Voyages ; et par la destruction de ses ennemis domestiques, le rend Maître de sa Maison et de son État 17 . L’Énéide 18 met son Héros comme en possession de sa Maîtresse, et de l’Italie, après la défaite de son Rival. Dans l’Arioste 19 , tout folâtre et déréglé qu’il est, Roger, son véritable Héros, termine aussi glorieusement son Entreprise par un combat, où il triomphe de Rodomont 20 . Godefroi finit admirablement la sienne, dans le Tasse 21 . La Conquête de Grenade, et la défaite des Mores, achèvent le Poème du Graziani 22 . LA Pucelle est-elle couronnée, comme ces Héros, du succès de son Entreprise ? Rien moins que cela, Madame. Après avoir assuré fort témérairement qu’elle prendra Paris en moins de trois jours 23 ; Il lui arrive d’y donner, par le mauvais évènement de ce Siège, où elle embarque le Roi si mal à propos, toutes les marques imaginables de la fausseté de sa Mission, démentie visiblement par ce déplorable succès, aussi bien que ses Prophéties. Et [p. 9] ensuite, par une révolution 13 L’ Iliade raconte les évènements de la dernière année de la guerre de Troie. Le Troyen Hector perd la vie dans un combat singulier contre Achille, le meilleur guerrier de l’armée achéenne. L’épopée se termine avec les funérailles d’Hector. 14 Sur Achille, voir supra la note 95 du chapitre 1 (I). 15 Sur l’ Odyssée , voir supra la note 95 du chapitre 1 (I). 16 Roi d’Ithaque. C’est l’un des héros de la mythologie grecque et le personnage central de l’ Odyssée d’Homère. 17 L’Odyssée s’achève au retour d’Ulysse à Ithaque. 18 Sur l’ Énéide , voir supra la note 96 du chapitre 1 (I). 19 Il s’agit du poème épique Roland furieux ( Orlando furioso ) de Ludovico Ariosto. Sur Ariosto, voir supra la note 7 du chapitre 1 (II). 20 Roger est un chevalier sarrasin qui sauve la princesse d’Orient, Angélique, d’un monstre marin. Dans le dernier chant du poème, Rodomont, le roi d’Alger, perd la vie de la main de Roger. 21 Sur Le Tasse, voir supra la note 31 du chapitre 1 (I). Godefroy de Bouillon est le héros du poème épique Jérusalem délivrée du Tasse. Godefroy mène le combat des chevaliers chrétiens contre les Musulmans (Sarrasins). 22 Il s’agit de Jérôme Graziani (1604-1675), poète italien. Son poème épique Il Conquisto di Granata fut publié en 1650. 23 La Pucelle , livre X, p. 416. [Note marginale : pag. 416. ] Lettre du S r du Rivage 105 directement contraire à celles de tous ces autres Poèmes que nous venons de voir, elle quitte dans le désordre que nous avons dit, pour aller finir sa vie le plus misérablement du monde ; après avoir débuté à la Cour et dans les Armées, avec un bonheur, un éclat et une autorité nonpareille. VOUS voyez déjà bien, Madame, que de la manière dont le Poète a conduit son Sujet, et par son étrange Économie, il n’est nullement tel qu’il doit paraître, s’éloignant si notablement du but de l’Épopée : qui doit, ainsi que nous l’avons vu ci-devant, porter la Vertu héroïque et militaire au plus haut Degré où elle puisse aller , par la bonne fortune attachée au grand Courage : comme les Maîtres allégués ci-dessus, l’ont si heureusement pratiqué. DE dire, en faveur du Poète, que le Ciel témoigne par ses tonnerres, dans le même dernier Livre, son indignation contre Charles, sur ce mauvais traitement qu’il fait à la Pucelle 24 ; cela n’est de nulle considération contre les Objections que je viens de faire, ni n’excuse point l’Auteur d’avoir mal choisi, [p. 10] ou mal composé son Sujet. Car il ne s’agit ici ni de la Piété, ni de la Résignation, ni des Souffrances de la Pucelle. Nous ne la regardons point dans ce Poème (que l’Auteur appelle Héroïque 25 ) comme Chrétienne, comme Pénitente, ni comme Martyre. Elle y est considérée, même par le Titre du Livre, comme Héroïne et Général d’Armée, venue pour la délivrance de ce Royaume. Et par conséquent sa conduite, son courage, et ses grandes et heureuses Actions, la doivent faire paraître à nos yeux revêtue de ces glorieux Avantages , comme les Héros que nous avons vus dans les autres Poèmes de même espèce. Ou bien son Histoire ne devait nullement être employée, si elle ne se pouvait accommoder à de semblables Évènements 26 . COMME ce serait, sans doute, un étrange aveuglement à M r . C. de prétendre nous faire passer ici de son autorité particulière, pour un 24 « Charles, bien que son Camp au besoin l’abandonne, / Bien que, sans fin, le Ciel, sur lui, tonne et retonne, / Contre le Ciel s’obstine, et, plutôt que partir, / À tomber, dans les fers, peut même consentir » ( La Pucelle , livre XII, p. 495). 25 [Note marginale : Titre du Livre. ] 26 C’est la croyance aussi de l’abbé d’Aubignac qui soutient que si l’histoire est connue, elle ne peut « souffrir de grands changements sans de grandes précautions ». 26 Dans ce cas, il vaut mieux que le dramaturge abandonne le sujet plutôt que de faire une mauvaise œuvre en essayant d’être fidèle à la vérité de l’histoire (Abbé d’Aubignac, La Pratique du théâtre , éd. Hélène Baby, Paris : Champion, 2011, p. 115). Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 106 juste Sujet de Poème Épique, la Légende de la Pucelle, purement au même ordre qu’il l’a trouvée dans l’Histoire de Belleforêt 27 , ou dans celle de Nicole Gilles 28 ; ce serait peut-être aussi lui faire une injustice, Madame, que de [p. 11] s’imaginer qu’il ait voulu, par une pensée d’intérêt, préjudiciable à sa gloire, donner exprès dans la faute dont les Italiens, qu’il a tant lus, ont blâmé eux-mêmes l’Arioste et le Tasse (celui-ci à mon avis peu justement) d’avoir pris deux Héros à la fois pour Matières de leurs Poèmes. Quand même ils seraient pleinement convaincus d’un si notable Manquement, quand Roland et Roger seraient également les Héros de l’Arioste, et Godefroy et Renaud 29 , ceux du Tasse (ce qui n’est point vrai, principalement pour ce dernier) toujours Madame, M r . C. à qui il ne serait pas glorieux d’imiter de mauvais Modèles, lui qui a pris pour Devise , * 30 un Oiseau qui donne dans le Ciel, ne se pourrait excuser en cette occasion, d’avoir bien plus donné du nez en terre, que ces deux Grands Hommes. CAR enfin les Héros que l’on prétend qui sont doubles dans leurs Ouvrages, poussent au moins chacun d’eux, leurs belles et glorieuses Actions jusqu’à la fin des Poèmes. Et si, contre ce que M r . C. nous insinue dans sa Préface, de la manière dont il a commencé le sien, sans penser à l’Illustre Maison de LONGUEVILLE 31 , il prétend ciaprès en sa faveur, et pour des fins [p. 12] particulières, faire agir Dunois dans la Moitié qui reste de la Pucelle, que voilà confinée dans la Prison : Si, dis-je, Madame contre sa propre confession de n’avoir eu d’abord autre Objet que la Pucelle, qui en effet paraît seule dans son Titre, il prétend nous mettre dorénavant le Comte en sa place, et lui faire achever la Délivrance de ce Royaume, et la Défaite des 27 Il s’agit de François de Belleforêt (1530-1583), écrivain français. En 1579, il publia ses Grandes Annales et histoire générale de France . 28 Il s’agit de Nicole (ou Nicolas) Gilles (mort en 1503), auteur d’Annales et chroniques de France dont la première édition connue fut publiée vingt-deux ans après la mort de l’auteur. 29 Le plus grand des chevaliers chrétiens. 30 Chapelain avait pris pour devise Viamque affectat Olympo (le chemin vers le ciel). Voir supra la note 172 du chapitre 1 (I). La devise et l’image d’un oiseau s’élançant vers le ciel se trouvent sous le portrait de Chapelain dans une des gravures de La Pucelle . [Note marginale : * Sous son Portrait. ] 31 Sur le duc de Longueville, voir supra la note 24 du chapitre 1 (I). Lettre du S r du Rivage 107 Anglais 32 ; Vous voyez clairement le bel Ordre et le grand Art qu’il y aura dans ce merveilleux Ouvrage, dont le Héros Titulaire ne fera autre chose dans la dernière et principale Partie, que dire son Chapelait dans la Prison , et en sortir après pour la fin la plus tragique du monde, contre le bon sens et la Raison, et contre l’usage des Anciens et des Modernes. MAIS puisque vous voulez être instruite à fond sur cette Pièce, et que vous me faites l’honneur de vous rapporter à moi du Jugement que l’on en doit faire ; Je serai bien aise, Madame, de vous mener par la main (s’il faut ainsi dire) à celui que vous en devez faire vousmêmes à votre tour, et par vos propres connaissances. Vous avez donc à vous défendre en ce lieu ci 33 , de la belle Pré-[p. 13]face de l’Auteur ; et à ne vous pas laisser éblouir à l’esprit et à l’Éloquence avec laquelle il plaide adroitement la mauvaise Cause de son Sujet. Quand là-dessus il allègue Platon 34 contre Aristote 35 , et fait un Parallèle de leurs lumières au désavantage du dernier 36 ; ce qu’il faut penser en cette occasion, c’est qu’ils ont été deux Grands Hommes : mais qu’Aristote est celui des deux qui a traité les choses méthodiquement et par ordre, qu’il s’est particulièrement exercé sur l’Art Poétique, et que son Maître n’en a point écrit 37 . Et pour ce qui est de la Vertu héroïque de nos Martyrs , et même de la militaire de quelques Femmes Illustres , et 32 Dans sa préface de La Pucelle , Chapelain déclare : « […] bien que j’aie fait prendre à la PUCELLE une part fort considérable, en ce Succès, je ne l’ai pas tant regardée, comme le principal Héros du Poème, qui, à proprement parler, est le COMTE DE DUNOIS, que comme l’Intelligence qui l’assiste efficacement dans l’Entreprise qu’il s’était proposée, de délivrer la France de la tyrannie des Anglais » (La Pucelle , n. p. ; vingtième page de la préface). 33 [Note marginale : Pag. 6. ] 34 Platon (428 av. J.-C.-348 av. J.-C.), philosophe grec de la Grèce classique et élève de Socrate (vers 470 av. J.-C.-399 av. J.-C.). 35 Sur Aristote, voir supra la note 3 du chapitre 1 (I). 36 « C’est sans doute, sur de semblables considérations, que Platon, ce grand Législateur, s’est opposé à l’abus tyrannique de la Coutume, et qu’il n’a pas moins obligé les Femmes que les Hommes, à prendre leur part des fatigues de la Guerre, dans le Plan qu’il a tracé d’un État parfait. Que si la Question se devait plutôt résoudre par autorité, que par raisonnement, je ne vois pas pourquoi Aristote l’emporterait sur lui […] » (Chapalain, « Préface », La Pucelle , n. p. ; quatorzième page de la préface). 37 Aristote fut le disciple de Platon à l’Académie. La Poétique d’Aristote traite surtout de la tragédie et de l’épopée, tandis que l’œuvre de Platon se compose presque exclusivement de dialogues. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 108 de celle de ces généreux Romains qui se sont sacrifiés à l’exil, ou à la mort, pour le bien de leur République ; Il n’y a autre chose à y répondre, sinon que les Actions mémorables des Tomyris 38 , des Thalestris 39 , des Zénobies 40 et de leurs semblables, n’ont semblé propres au Poème Épique à pas un des Anciens, qui n’en ignoraient pas les règles. Que la mort glorieuse de nos Martyrs a été célébrée par des Hymnes, par des Élégies, et même par des Poèmes de Théâtre, comme les belles Tragé-[p. 14]dies de Mr. Corneille 41 ; sans paraître, non plus, une Matière d’Épopée à ceux qui les ont loués. Et qu’enfin les Helvidies 42 , les Thrasées 43 et les Regules 44 , (qui peuvent être nommés les Martyrs de la Grandeur ou de la Liberté Romaine) ayant eu des fins déplorables sous les Tyrans, comme la Pucelle, et contraire aux heureuses Entreprises de ces Héros dont la savante Antiquité a fait ses Poèmes Épiques, il n’y avait aucune apparence de choisir ici les Actions de cette Guerrière : À moins que de terminer sa Mission et ses Exploits par le COURONNEMENT DE CHARLES ; dont l’éclat et le bonheur auraient laissé dans les esprits une Image belle et pompeuse, qui n’ayant rien de patibulaire 45 ni de funeste, aurait eu tout à fait l’Idée de ces beaux Succès héroïques que nous avons vus cidevant. Autrement, Madame (et ceci soit dit, s’il vous plaît, sans manquer de reconnaissance ni de respect envers la mémoire de la Pucelle, à qui la France est obligée) il doit, selon toute apparence, arriver la même chose à son Poème, qu’au Roman Comique de M r . 38 Reine légendaire des Massagètes, célèbre pour avoir tué Cyrus le Grand (559 av. J.-C.-530 av. J.-C.), fondateur de l’Empire perse. 39 Sur Thalestris, voir supra la note 4. 40 Sur Zénobie, voir supra la note 5. 41 Il s’agit de Pierre Corneille (1606-1684), auteur de deux tragédies chrétiennes : Polyeucte martyr (représentée en 1641) et Théodore vierge et martyre (représentée durant la saison 1645-1646). 42 Il s’agit de Gaius Helvidius Priscus (mort vers 73), homme d’État et philosophe romain. Il fut mis à mort par l’empereur Vespasien (9-79). 43 Il s’agit de Publius Clodius Thrasea Pætus (mort en 66), sénateur et philosophe romain. Il s’opposa au comportement de l’empereur Néron (37-68). Condamné à mort, Thrasea se suicida. 44 Il s’agit de Marcus Atilius Regulus, général de la république romaine. Il fut nommé consul en 256 av. J.-C. Exécuté à Carthage, il fut placé au rang des héros nationaux par Cicéron et d’autres auteurs romains à cause de son sacrifice pour la patrie. 45 Qui inspire la crainte, la méfiance. Lettre du S r du Rivage 109 Scarron 46 : duquel il dit fort plaisamment, à son ordinaire, qu’il ne donne point la conclusion, [p. 15] pource qu’il ne peut empêcher son Héros d’être pendu à Pontoise 47 . CE Dérèglement de la Fable de la Pucelle, vous paraît sans doute bien grand à cette heure, Madame. Mais voyez, je vous supplie, si le fondement sur lequel le Roi traite cette Héroïne avec tant d’infamie pour lui et pour elle, n’est pas bien imaginé ! Sans mentir, Madame, y a-t-il apparence qu’après les services qu’il en a reçues, et qui lui ont causé autant de vénération pour sa personne, que de reconnaissance pour ses Vertus, en cent endroits de ce Poème, mais particulièrement dans la page 386. où il dit qu’il lui est obligé de l’honneur et de la vie ; Quoi ! de mon infortune accuser la Guerrière, La Fille à qui je dois l’honneur et la lumière 48 ; etc. il puisse tout d’un coup s’emporter si brutalement contre elle, sur la seule supposition si peu vraisemblable de l’Assassinat d’Amaury 49 , dont elle n’est accusée que par le Père du mort, unique délateur d’un crime qui est si éloigné de tant Actions généreuses qu’elle a faites dans cette Guerre 50 ? Le Poète même [p. 16] s’est ôté en plusieurs endroits, mais surtout dans le dixième Chant, tous les moyens de faire commettre avec tant soit peu de vraisemblance cette brutalité à Charles. En effet, Amaury, longtemps avant sa mort, n’est plus bien dans l’esprit du Roi 51 . Lui-même dit qu’il ne peut plus survivre à sa 46 Sur Paul Scarron, voir supra la note 138 du chapitre 1 (I). 47 Il s’agit du lieutenant de prévôt La Rappinière, ancien bandit devenu policier. La troisième partie du Roman comique resta inachevée à cause de la mort de l’auteur. Cette partie aurait peut-être traité de l’exécution de La Rappinière, malgré ce que dit La Mesnardière. 48 La Pucelle , livre IX, p. 386. 49 Favori de Charles VII et qui fut l’ennemi de Jeanne d’Arc. Amaury est décrit dans La Pucelle comme étant « sans mérite, et sans extraction » (livre V, p. 183). Ce personnage est une invention de Chapelain. Amaury est tué par un javelot lancé contre Jeanne. Le javelot perce le favori du roi après avoir été paré par l’héroïne. La Pucelle est accusée d’avoir tué ce personnage. Voir La Pucelle , livre XII, p. 482. 50 « Que dis-je ? ah ! sans sujet, Amaury vous accuse ; / On vous a fait agir, par audace, et par ruse ; / Avec peine et regret, vous avez consenti / À prendre, contre nous, un si cruel parti » ( La Pucelle , livre IX, p. 385). 51 [Note marginale : Pag. 407. ] Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 110 disgrâce ; et dès le 5. Livre, Gillon son Père a toutes les peines du monde à l’empêcher de s’abandonner au désespoir. Ainsi n’ayant plus de faveur auprès de Charles, qui sait bien que lui et son Père sont Ennemis jurés de la Pucelle, y a-t-il lieu de croire que le Roi, comme un fou et un enragé, se porte tout d’un coup, sur le seul discours de ce Gillon 52 , dont il a fait si peu de cas en tant d’autres rencontres, à outrager ainsi sa Bienfaitrice, avec une violence et une fureur qui, après les obligations qu’il lui a, lui seraient à peine pardonnables quand il s’agirait de la mort d’un Dauphin ? Si l’accusation en était fondée sur des apparences si faibles et si suspectes, après des services si importants. VOILÀ, ce me semble, ma Proposition assez bien justifiée, Madame, et il est aisé de voir maintenant que M r . C. a fort manqué, [p. 17] même pour la vraisemblance dont il parle tant, dans le choix et dans la Constitution de la Fable ; qui fait la plus considérable et la première Partie du Poème 53 : comme je vous le fis remarquer l’an passé dans la belle Poétique de M r . de la Mesnardière 54 . MAIS je vois encore d’autres Défauts dans cet Ouvrage, qui ne sont pas peu importants. Le Poète a usité (dit-il dans la Préface) la Magie et les Enchantements : que néanmoins les autres Auteurs Épiques, et particulièrement Homère, Virgile et le Tasse, qui ne sont pas de mauvais Modèles, ont si merveilleusement employés ; jugeant qu’ils pouvaient en tirer avec raison, des Ornements si agréables et si riches pour l’embellissement de leurs Fables. Au lieu d’eux, M r . C. a donc mieux aimé employer tout crûment à tout bout de champs pour les Évènements difficiles, les Anges et les Démons , et certaines Personnes Poétiques : par Exemple, la Discorde, la Terreur, et quelques autres de même nature 55 . Mais voyez, je vous supplie, 52 « Charles, à qui la dure et sensible nouvelle / Venait d’ouvrir le sein, d’une pointe mortelle, / Sur ce moment arrive, et Gillon l’avisant ; / Ta Sainte, lui dit-il, te fait ce beau présent. / C’est ici l’Ennemi qu’a dompté sa puissance, / Aur lieu du fier Tyran, qui t’usurpe la France ; / De la traîtresse main l’inévitable dard, / Là, comme tu le vois, perce de part en part » ( Le Pucelle , livre XII, pp. 484-485). 53 Chapelain et La Mesnardière sont d’accord pour soutenir que la vraisemblance ordinaire doit triompher du vrai et du possible. Voir les Sentiments de l’Académie française sur la tragi-comédie du Cid et la Préface de l’ Adone par Chapelain ; voir La Mesnardière, La Poétique , pp. 14-52. 54 La Mesnardière fait l’éloge de son propre ouvrage. 55 « Il semblerait, surtout, que je dusse dire, en ce lieu, sur quoi je me suis fondé, pour n’y employer pas la Machine de la Magie, à la manière des vieux Romans ; Lettre du S r du Rivage 111 comme il introduit les premiers ; et les beaux Emplois dont ils se chargent. C’EST Saint Michel, Madame, qui par [p. 18] l’ordre de Dieu même, dans le 2. Livre 56 , inspire de l’Amour pour la Pucelle au Comte de 57 Dunois : lequel fait ensuite une infidélité franche à la Princesse Marie 58 , en faveur de cette Bergère. À la vérité le Poète insinue autant qu’il peut, au même endroit, et ailleurs encore, par un discours incompréhensible, qui figure une passion très violente et très enflammée, en disant que ce n’est rien, que cette amour n’est ni sensuelle ni profane. Mais ne se souvenant plus hors de là, de l’importance de cette pensée 59 , dont la contraire est si injurieuse à Dieu, et à l’Ange, qui sont les Auteurs de cette belle passion, Il fait dire au C. de Dunois lui-même, parlant à la Confidente de Marie (qu’il aimait éperdument avant avoir changé, et qu’apparemment il n’a pas quittée pour rien) Qu’il a partagé son cœur 60 entre elle et la Bergère. Et cela, sans dire que l’amitié qu’il a pour l’une, n’est point préjudiciable à l’amour qu’il a pour l’autre, et sans lâcher la moindre parole qui mette de la différence entre les sentiments qu’il a pour elles. Au contraire, il les confond entièrement l’un avec l’autre ; et dit à cette même [p. 19] Confidente, avec une ingénuité merveilleuse. J’ai failli, je l’avoue, et j’ai pu dans mon âme quelque occasion qu’elle m’eût pu fournir d’y faire des descriptions fleuries et agréables. Il semblerait, dis-je, que je dusse expliquer en cet endroit, pourquoi je me suis retranché dans celles des Saints, des Anges, des Démons, et de quelques Personnes Poétiques ; et pourquoi j’ai plutôt suivi, dans le reste, les mouvements de la Nature réglée, que ceux de la vague Imagination » ( La Pucelle , n.p. ; vingt- deuxième page de la préface). 56 « Tout le ciel y conspire, et fait briller en elle / Des rayons empruntés de la gloire éternelle, / Anime sa parole, et donne à ses accents / D’enchaîner les esprits, et d’asservir les sens. / À l’entendre, à le voir, il n’est point de courage, / Qui, d’un choix volontaire, en ses fers ne s’engage, / Et Dunois, plus que tous, à l’entendre, à la voir, / D’un volontaire choix, se met sous son pouvoir » ( La Pucelle , livre II, p. 76). [Note marginale : pag. 76. ] 57 Nous avons remplacé « du » par « de ». 58 Il s’agit de l’amante du comte de Dunois. « La Sainte désormais est toute sa pensée, / De tout son souvenir Marie est effacée, / Il change sa Princesse, et ne saurait juger / Quel violent destin le force à la changer » ( La Pucelle , livre II, p. 84). 59 [Note marginale : pag. 85. ] 60 [Note marginale : pag. 133. ] Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 112 Allumer pour une autre une amoureuse flamme 61 . De sorte que Saint Michel, par l’ordre de Dieu, ou mal expliqué, ou mal obéi, rend Dunois amoureux , et (comme vous le voyez dans son propre aveu) de la même espèce d’amour qu’il a pour Marie : qui en est aussi fort jalouse, et avec raison (quant aux apparences) et qui a de lui un Portrait, sous lequel elle écrit elle-même des choses qui marquent une passion très violente 62 . ENFIN, Madame (pour achever la considération de cette rare Aventure) le Comte s’embrase au feu des yeux de la Pucelle : qui lui donne assez d’Amour pour obliger le Poète à le dire en ces mêmes termes. Et dans ses yeux de feu son brasier allumant, Toujours de plus en plus se connaît son Amant 63 . Voilà de grands mots. Il fait aussi déjà tellement chaud dans son cœur, que sa flam-[p. 20]me est comparée à celle du fer, qui étant dans la fournaise, Devient toujours plus chaud de moment en moment 64 . Le Poète le dit encore avec une sincérité admirable. Aussi est-il trop homme d’honneur pour vouloir imposer à qui que ce soit, en chose de cette importance. Dunois voulant poursuivre, et déclarer sa flamme, Sent sa voix enchaînée au profond de son âme ; Et la crainte en son sein étouffant le désir, Sa bouche, au lieu de voix, ne forme qu’un soupir 65 . 61 La Pucelle , livre IV, p. 152. [Note marginale : pag. 152. ] 62 Voici les quatre vers écrits par Marie : « Dis ce que tu voudras, trompeuse Renommée, / Seule de mon Amant je suis toujours aimée, / Nulle autre dans ses fers ne le tient engagé, / Et ce n’est que des miens qu’il peut être chargé » ( La Pucelle , livre IV, p. 156). 63 La Pucelle , livre II, p. 79. [Note marginale : Pag. 79. ] 64 Ibid. [Note marginale : pag. 79. ] 65 Ibid. , livre II, p. 83. [Note marginale : pag. 83. ] Lettre du S r du Rivage 113 Enfin de tous les sentiments que peuvent dépeindre ces mots essentiels et ces grandes phrases qui expriment les fortes passions, Amant , amoureuse flamme , déclarer sa flamme , soupirs , voix enchaînée par la crainte ; aucun ne manque ici au C. de Dunois : qui vous paraît sans doute bien malade, Madame, et que l’on voit assez clairement dans ces derniers Vers, qui en conterait bien davantage à la Pucelle, sans qu’il n’est pas (dit l’Auteur) assez hardi pour l’entreprendre. [p. 21] JE ne sais pourtant pas trop bien (et il n’y a point de déshonneur, Madame, à vous avouer ici franchement mon ignorance) ce que veut signifier en ce lieu, la crainte qui étouffe les désirs 66 . Car j’ai ouï dire toute ma vie, que la crainte empêche de parler . Mais qu’elle empêche de désirer , cela est trop fin pour moi, en matière d’amourettes. Je croyais tout bonnement jusqu’ici, qu’il n’y avait que la crainte de Dieu qui pût empêcher 67 ces sortes de désirs. Et néanmoins par tous les grands mots que nous avons vus, il est aisé de juger que le Poète ne veut parler en ce lieu, que du respect de Dunois pour sa dernière Maîtresse. Et ce qu’il avoue d’elle, aussi bien que de la P. Marie, à Yolante 68 , montre assez clairement qu’il est amoureux tout de bon de la Sainte ; mais qu’il est encore plus timide qu’amoureux. Je m’assure que ceux qui se connaissent mieux que moi en Galanterie, et qui ont le sens plus délicat, trouveront d’un côté, Que ce Héros est bon, de n’oser s’expliquer à une belle Fille de cette condition-là ; s’il est vrai qu’il ne l’aime qu’en tout bien et en tout honneur 69 . Et d’autre part, je ne [p. 22] fais nulle difficulté qu’ils ne disent, Qu’après ce que nous avons vu tout maintenant, pour avoir ensuite jeté en l’air force paroles perdues, qui en se contrariant l’une l’autre 70 , ne font qu’embrouiller les choses, et faire paraître le Comte un Amant d’étrange manière, qui ne se peut bien déchiffrer luimême 71 , le Poète est sans mentir merveilleux, de nous vouloir 66 « Et la crainte en son sein étouffant le désir » ( La Pucelle , livre II, p. 83). 67 Nous avons remplacé « empêches » par « empêcher ». 68 L’ambassadrice de la princesse Marie. 69 C’est-à-dire, sans relation sexuelle. 70 [Note marginale : pag. 84. & 85. ] 71 Le comte de Dunois déclare : « Mais quel est ce brasier qu’il excite en mon âme ? / L’oserais-je nommer une amoureuse flamme ? / Est-ce avoir de l’amour, que d’aimer sans dessein, / Et d’un ferme propos vouloir servir en vain. / Pour ces célestes yeux, et ce front magnanime, / Je n’ai que du respect, je n’ai que de l’estime, / Je n’en souhaite rien, et, si j’en suis Amant, / D’un amour sans désir, je Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 114 persuader que ce Héros n’ait pas une véritable passion faite comme les autres, pour la Pucelle ; puisque de peur de la choquer, (voyez le grand danger qu’il y aurait, s’il n’était que simplement de ses Admirateurs, et de ses amis) il ne lui ose déclarer ses sentiments : desquels il faut donc conclure tout droit, ce me semble, que la pureté de cette Fille n’aurait pu manquer d’être offensée. Qu’est-ce que tout cela, Madame ? Tout de bon, y comprenez-vous quelque chose ? J’estime, que cette imagination vous semblera aussi étrange qu’elle me la paraît à moi-même ; et que vous avouerez, en la lisant, qu’outre la profanation, elle n’est pas judicieuse pour le Poète, ni honorable pour Dunois. [p. 23] CETTE autre n’est guère plus avantageuse au même Ange. Quoiqu’il soit l’Envoyé de Dieu , et le Patron des Français dans cette Guerre, non seulement il est obligé de demander une Recrue d’autres Anges 72 contre les Diables, qui le forcent, et contre lesquels Uriel 73 lui mène effectivement un grand Renfort ; mais ne pouvant encore venir à bout de ses desseins (qui sont pourtant ceux de Dieu même) avec ses Troupes Auxiliaires, sans le secours de la Terreur, fille de Satan, il l’implore , en propres termes. L’Ange, afin de hâter la Victoire promise, De l’affreuse Terreur implore l’entremise 74 . On voit clairement, Madame, que cet endroit est imité de l’Arioste ; où le même Ange, pour jeter le désordre et la division dans le Camp des Païens devant Paris, va chercher la Discorde dans le plaisant lieu que vous savez ; et l’oblige à faire ce qu’il prétend. Mais il lui parle là d’un ton digne de son Caractère. Il lui commande comme le bâton à la main, après l’avoir fait venir à lui : le suis seulement. / De ce feu toutefois qui me sert l’innocence ? / Si, tout sage qu’il est, il me fait violence » ( La Pucelle , livre II, pp. 84-85). 72 [Note marginale : pag. 124. ] 73 « Dieu voit le grand péril, accorde sa demande, / Et de soldats ailés fait partir une bande, / Uriel la conduit, et tombe, en un moment, / Du Ciel le plus sublime au plus bas Éléments » ( La Pucelle , livre III, p. 114). 74 La Mesnardière se trompe ; il s’agit de la page 262 (livre VI), et non pas de la page 162 (livre IV). [Note marginale : pag. 162. ] Lettre du S r du Rivage 115 [p. 24] La chiama a se Michele, e le comanda Che tra i più forti Saracini scenda 75 . Et il n’use pas, comme ici, du Terme bas et rampant d’implorer ; tellement indécent de la bouche d’un Ange envoyé de Dieu, et parlant à une détestable Furie, comme la Terreur, qu’il y a bien de quoi s’étonner de ce que M r . C. ne s’est pas aperçu d’une Messéance si étrange. VÉRITABLEMENT, Madame, le Poète, qui veut se servir de cette honnête Furie, comme d’une Épée à deux mains, et l’employer tantôt pour un parti et tantôt pour l’autre, s’est avisé, contre la pensée des Anciens Épiques, et plus encore contre celles des Philosophes, de faire naître, sinon dans le Ciel Empyrée 76 , du moins dans la région de l’Air où se forment les Foudres et les Tonnerres, cette Passion basse et rampante ; afin qu’elle pût contribuer avec quelque sorte d’apparence, au dessein qu’il avait de lui donner ainsi de l’Emploi sous les Anges et sous les Démons. Mais outre que les Naturalistes lui diraient que toutes les espèces de Frayeur tiennent de la Terre, par l’humeur mélancolique ; et que Virgile, qui l’a mise [p. 25] pour cette raison dans les Enfers au centre de cet Élément, avec plusieurs autres Maux de même sorte, était un assez galant homme pour ne l’en dédire pas ; on peut répondre ici à M r . C. que quand même la Terreur (qu’il nomme Fille de l’Enfer 77 , au lieu que nous avons dit 78 ) le serait aussi du Ciel, du consentement d’Hésiode 79 et de tous les Généalogistes de ce Pays-là, par un mélange de Nature que les Esprits faibles comme le mien ne comprennent pas : toujours l’Ange envoyé de Dieu, peut et doit lui commander hautement ; pour peu qu’il se souvienne du 75 « Michel l’appelle à lui et lui ordonne / De se transporter parmi les plus braves des chevaliers sarrasins » (Arisote, Roland furieux , trad. Francisque Reynard, 4 volumes, Paris : Lemerre, 1880, t. I, chant XIV, p. 305). [Note marginale : Cant. 14. ] 76 « Il ne se dit que du Ciel le plus élevé, où l’on établit le séjour des bienheureux » ( Le Dictionnaire de l’Académie française , 1694). 77 « La Terreur, cependant, obéit à son Père, / De cent fantômes vains bâtit une Chimère, / Et, l’élançant aux yeux des bataillons François, / Leur trouble la raison, et leur ôte la voix » ( La Pucelle , livre IX, p. 379). 78 [Note marginale : pag. 379. ] 79 Poète grec du huitième siècle av. J.-C. On lui attribue l’écriture de la Théogonie , un récit de l’origine des dieux. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 116 Personnage qu’il représente. En effet, si son Père Satan parlant à elle, lui dit si joliment, Ah ! ma chère Terreur, si ta faible mémoire Garde encore quelques traits de notre vieille gloire, Tandis que tu le peux, veuille te repentir 80 etc. Et s’il la prie et la cajole, après l’avoir rabrouée 81 un peu plus haut, il peut en user à sa guise, lui qui est Ennemi de l’Ordre, et [p. 26] Prince de la Confusion. Mais un Ange de la conséquence et du rang de S. Michel, ne doit point, ce me semble, agir bassement, ni oublier dans ses discours la bienséance et la grandeur de son Ministère. M r . C. dira peut-être ici, que ce n’est qu’en qualité de sa compatriote , et de bourgeoise du Ciel , comme lui, que l’Ange use de cette rare civilité envers la Terreur ; qui est du nombre de ces Maux que le Paganisme a nommé Divins , pource qu’il les croyait envoyés de la part des Dieux. Mais, Madame, un Poème comme celui-ci, où DIEU et la VIERGE sont le Jupiter 82 et la Junon 83 des Païens ; où l’Envoi de l’Ange à l’Héroïne, et la Réponse qu’elle lui fait sur l’honneur qu’il lui annonce, sont la Copie de l’AVE MARIA 84 des Chrétiens ; bref dans lequel il y a tant de Sainteté, d’Anges et de Diables : un Poème, dis-je, de cette nature, ne doit point traiter ces choses-là de deux façons différentes, ni qui se démentent l’une l’autre. Il doit laisser à l’Enfer les Maux, les Passions et les Furies, qui sont naturellement de son Domaine ; sans enri-[p. 27]chir le Ciel d’une libéralité dont il s’était bien passé jusqu’ici. Enfin le Poète se doit souvenir que si la Terreur est céleste , pource que Dieu s’en sert quelquefois pour la punition des hommes ; la Guerre, la Famine, la Peste, les Maletôtes 85 , et tous les autres Maux de la Terre, peuvent 80 La Pucelle , livre IX, p. 378. [Note marginale : pag. 378. ] 81 Rebutée avec mépris et avec rudesse. 82 Dieu romain qui gouverne le ciel et la terre. Chez les Grecs, il est assimilé à Zeus. 83 La reine des dieux dans la mythologie romaine. Elle est l’épouse et la sœur de Jupiter. 84 Paroles de l’archange Gabriel saluant la Vierge Marie dans la scène de l’Annonciation. 85 « Vieux mot, qu’on croit formé du latin, en faisant venir tôte du verbe qui signifie lever . Ainsi maletôte signifierait ce qui est mal-levé , c’est-à-dire injustement. Lettre du S r du Rivage 117 prétendre à la Bourgeoisie du Ciel, et par conséquent à être implorés par les Anges ; pource qu’ils sont les Fléaux 86 de Dieu, pour le châtiment de nos crimes. PENDANT que nous en sommes sur la Diablerie, qui est ici fort fréquente, il n’y a point de danger de vous dire, Madame, que vous verrez à la fin du dernier Livre, Satan le Maître de la troupe, faire une terrible menace aux Diables du second ou du troisième Ordre ; s’il y en a parmi ces Messieurs. C’est lorsque leur ayant commandé de bien conduire auprès des Anglais leurs bons amis, la cruelle mort de la Pucelle, prisonnière entre leurs mains, il est obligé par ses affaires (car chacun sait les siennes, ou les doit savoir) de reprendre le chemin de l’Enfer ; où il est (dit l’Auteur) désiré et [p. 28] rappelé avec une instance et une tendresse merveilleuse ; qui fait bien voir que quoique nous nous en disions nous autres Esprits communs sur la foi de l’Écriture, il faut que ce soit un bon Diable. Il menace donc ses petits Officiers (voyez, Madame, si les pauvres Diables n’en doivent pas mourir de peur) de ne les plus recevoir dans l’Enfer . De sa mort je vous charge, et l’Enfer vous défend, S’il ne vous en revoit, par le feu, triomphants 87 . C’est-à-dire qu’ils vont être les plus misérables du monde, eux dont la condition est si douce d’ailleurs, s’ils manquent à se bien acquitter de leur Commission. Le Galant qui leur donne cet emploi, n’entend point raillerie. Et pour peu qu’il s’échauffât davantage, en vérité il est à craindre pour eux, qu’il les renvoyât au Ciel à l’heure même. Tant il est brutal, et rigoureux pour ce menu peuple 88 ! CE n’est pas, Madame, la seule faute importante en ce genre des Messéances, [p. 29] qui paraissent dans cet Ouvrage. Charles, dans la Harangue qu’il fait à tous ses Chefs, leur dit tout franc, que dans le Aussi le peuple donne-t-il ce nom aux impôts qui lui déplaisent, et le nom de Malecôtiers à ceux qui s’enrichissent en les levant » (Abbé Prévost, Manuel lexique, ou dictionnaire portatif des mots français dont la signification n’est pas familière à tout le monde , 2 volumes, Paris : Didot, 1750, t. II, p. 418). 86 Instruments de la colère divine. 87 La Pucelle , livre XII, p. 522. [Note marginale : pag. 522. ] 88 La Mesnardière se sert du sarcasme pour critiquer l’œuvre de Chapelain. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 118 mauvais état de ses affaires, il va se cacher dans les Grottes d’Auvergne 89 . L’Auvergne, pour finir mes tristes aventures, Me fournira de port en ses Grottes obscures 90 . Sans nous arrêter à cette Métaphore si impropre, d’une Grotte qui sert de port , Voilà sans mentir une étrange pensée pour un Roi de France, jeune et brave, comme nous le verrons tantôt figuré par le même Auteur. Et c’est à mon gré une vision assez plaisante, que de se l’imaginer se cachant ainsi dans une grotte, et incapable de prendre aucun parti plus honorable, pour se garantir de ses Ennemis. Mais n’at-il pas bonne grâce ? quand, ensuite de ce beau dessein, il dit, en parlant de ces Grottes, où il va se cacher. Et je conserverai dans ces sauvages lieux, [p. 30] L’Image de l’éclat dont brillaient mes Aïeux 91 . En effet, Madame, cet honnête lieu n’est-il pas bien propre pour faire conserver au Successeur de Clovis 92 et de Charlemagne 93 , l’Image de leur Grandeur, de leur Majesté, et de leur Puissance passée ? SI le Roi de France a de si beaux sentiments dans le désordre de ses affaires, il n’est pas juste que le Duc de Bourgogne 94 , quoique son Ennemi et son Rival, ait de plus nobles pensées dans la mauvaise humeur où il est, depuis s’être séparé d’avec Bedford 95 . Aussi la belle 89 Région de France située au cœur du Massif central. 90 La Pucelle , livre I, p. 31. [Note marginale : Pag. 31. ] 91 Ibid. [Note marginale : pag. 31. ] 92 Il s’agit de Clovis I er (vers 466-511), le premier roi Franc à régner sur tous les Francs. 93 Charlemagne (vers 747-814), un des rois des Francs, roi des Lombards et empereur d’Occident. 94 Il s’agit de Philippe III de Bourgogne, dit Philippe le Bon (1396-1467). Son père, Jean sans Peur (1371-1419), fut assassiné sous ordre du dauphin Charles (futur Charles VII). Philippe s’allia avec Henri V d’Angleterre contre le dauphin. 95 Il s’agit de Jean de Lancastre (1389-1435), premier duc de Bedford et le frère puîné du roi Henri V d’Angleterre (vers 1386-1422). À la mort de son frère, Bedford devint régent du royaume de France pendant la minorité de son neveu Henri VI, roi d’Angleterre et de France. Lettre du S r du Rivage 119 Agnès 96 allant visiter ce Prince (de qui l’état n’avait pourtant, ce me semble, rien de déplorable, pour le tant affliger) elle le trouve pareillement au fond d’une Grotte . Philippe, au plus creux d’une Grotte sauvage, Profondément alors rêvait à son outrage 97 . Je ne parle point après cela de la Grot- [p. 31] te où se trouve d’une manière si incroyable et si bizarre, l’Épée que la Pucelle envoie quérir à Fierbois 98 ; de la Grotte effroyable où elle mène le Roi, pour entendre les Prédictions à Saint Marcou 99 ; ni de la Grotte où elle et son frère se jettent dans la forêt de Compiègne. Ces Grottes-là, quoiqu’un peu bien nombreuses et fréquentes dans un demi-Poème, peuvent être en quelque façon excusées. Mais ces deux premières, du Roi et du Duc, sont à mon gré tellement indécentes pour eux, que sans mentir il y a, encore une fois, lieu de s’étonner de ce qu’un Poète aussi judicieux que M r C. les a imaginées si peu dignement pour les Personnes qu’il y confine 100 . LA Princesse Marie, Amante passionnée et incurable du C. de Dunois, malgré son infidélité, fait aussi pour lui dans le XI. Chant, des choses assez bizarres. Étant percé de coups, chancelant et prêt de 96 Il s’agit d’Agnès Sorel (vers 1422-1450), maîtresse de Charles VII à qui elle donna trois filles. Elle aurait été empoisonnée. 97 La Pucelle , livre VII, p. 272. [Note marginale : pag. 272. ] 98 Sur l’épée de Fierbois, voir supra la note 117 du chapitre 1 (I). 99 Il s’agit de Marcou (Marcoul, Marcoult, Marcouf, Marculf, ou Marculphe : 490- 558), saint de l’Église catholique. « Marculphe a, dans son Temple, une Grotte profonde, / Défendue aux regards des profanes du Monde, / Une sombre Retraite, où l’Homme Saint, jadis, / Vit cent fois, à ses yeux, s’ouvrir le Paradis » ( La Pucelle , livre VIII, p. 328). 100 La Mesnardière insiste que les actions des personnages doivent être appropriées : « La Vraisemblance Ordinaire se tire encore d’ailleurs que des Qualités naturelles, puisque les accidentelles en sont les principales sources : comme la condition de vie , les divers attributs des âges , la nation , et la fortune ; choses qui sont aussi puissantes pour faire agir les personnes d’une certaine manière, que leurs propres inclinations, si elles ne sont très fortes. […] nous appelons ces choses le Vraisemblable Ordinaire, d’autant qu’il est aisé de voir que lorsqu’on introduit un homme de quelqu’une de ces manières, revêtus de ces qualités, on ne lui attribue rien qui ne lui soit fort convenable » (La Mesnardière, La Poétique , pp. 36 et 39). Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 120 tomber 101 des blessures qu’il a reçues, elle vient si à propos pour le sauver, du lieu éloigné où elle était, qu’on voit [p. 32] bien qu’il faut, tout au moins, qu’un Cheval ailé, comme le Pégase 102 de Mr. C. l’y apporte à point nommé. Mais surtout cette Princesse enragée d’amour, et qui néanmoins faisait tant la pudique et la sucrée dans le 4. Livre 103 où elle est si délicate pour son honneur, est tout à fait admirable en ce lieu ci ; lorsque voyant du balcon de son haut Appartement, lève le bras 104 sur le Comte pour le tuer, après avoir donné par ses cris, des marques du plus furieux entêtement qui se puisse voir, elle descend avec tant de diligence, qu’elle arrive embas 105 le plus merveilleusement du monde, avant que le coup achève de tomber sur lui 106 . À votre avis, Madame, les merveilles de l’Hippogriffe 107 , dont vous parliez cet Automne avec tant d’esprit et de bon sens, sont-elles plus incroyables dans la Poésie, que cette vitesse miraculeuse ? que l’Auteur ne traite pourtant point comme une chose surnaturelle : lui qui donne en tant d’autres rencontres, aux Anges et aux Démons, des emplois moins dignes [p. 33] d’eux, et dans lesquels leur agilité, ou leurs forces, ne sont pas à beaucoup près si nécessaires. IL me semble que ces Remarques suffiraient en général, pour vous faire voir clairement combien il y aurait à moissonner dans le Détail du Poème ; dont vous voyez bien, Madame, que je n’effleure qu’en passant, les choses qui frappent le plus sensiblement la vue à ceux qui l’ont un peu éclairée. JE ne parle point de cette inégalité, (si vicieuse néanmoins dans les Poèmes) des Mœurs de Charles ; qui lorsqu’il se veut aller cacher 101 « Marie, à son secours, part du séjour Royal, / Et vers lui s’avançant, d’une course hâtive, / Dans l’affreuse mêlée, assez à temps arrive, / Pour empêcher sa chute, et retenir le bras / Qui allait l’abîmer, dans la nuit du trépas » ( La Pucelle , livre XI, p. 461). [Note marginale : pag. 461. ] 102 Cheval ailé divin de la mythologie grecque. 103 [Note marginale : pag. 146. ] 104 [Note marginale : pag. 464. ] 105 C’est-à-dire, en bas. Le mot « embas » se trouve dans le Trésor de la langue française tant ancienne que moderne . 106 « Sa scrupuleuse honte, opposée à sa flamme, / Pendant quelques moments, sert de bride à son âme, / Puis, se laisse forcer, voyant lever le bras, / Qui portait au Volage un assure trépas. / Par le large escalier, le transport qui l’agite, / À pas démesurés, vers lui, la précipite » ( La Pucelle , livre XI, p. 465). [Note marginale : pag. 465. ] 107 Créature imaginaire ailé, moitié griffon, moitié cheval. Cet animal fabuleux figure dans le Roland furieux d’Arioste. Lettre du S r du Rivage 121 dans les Grottes d’Auvergne, paraît le plus lâche et le plus poltron de tous les Princes. Et pourtant, dans la Description de ses Armes Gigantesques, au même Livre, est nommé le foudroyant, et la terreur des Tyrans 108 . Qui fait et dit en plusieurs rencontres dans le 9. Chant 109 , tout ce que César 110 et Alexandre 111 auraient pu faire ou dire en pareilles occasions. Et plus bas, dans le dernier Livre, s’opiniâtre tellement, par une valeur indiscrète et hors de saison, au [p. 34] Siège de Paris, même après la retraite de la Pucelle, et la dissipation de son Armée, qu’il faut que Tanneguy du Chastel l’en retire malgré lui, et de vive force 112 . Tant il est brave et intrépide ! Enfin, quand nous n’en serions pas convaincus par des témoignages si authentiques, toujours faudrait-il se rendre à celui de Saint Michel ; qui sous la figure de la France, parle ainsi à ce vaillant Roi ; à qui il est croyable qu’un Ange envoyé de Dieu, ne voudrait pas faire sa Cour aux dépens de la vérité. Grand cœur, dont la vertu s’accroît par les obstacles. Et encore au même lieu. Toi, dont les fermes bras au besoin secourables, Vont être le support de mes jours misérables 113 . JE ne m’arrête point, non plus, à l’horrible ingratitude que, sans preuve, sans jugement et sans raison, il commet tout d’un coup contre la Pucelle sa Bienfaitrice, dans ce même Chant : [p. 35] après avoir parlé d’elle en 20. autres endroits, comme d’un Ange visible, que Dieu 108 Puis, viennent les brassards à ployantes écailles, / La terreur des Tyrans en l’ardeur des batailles, / Viennent les gantelets écaillés et ployants, / Que leur dos tant de fois a senti foudroyants » ( La Pucelle , livre I, p. 38). [Note marginale : pag. 38. ] 109 [Note marginale : pag. 396. ] 110 Il s’agit de Jules César (100 av. J.-C.-44 av. J.-C.), dictateur de Rome. 111 Il s’agit d’Alexandre le Grand (356 av. J.-C.-323 av. J.-C.), roi de Macédoine, pharaon d’Égypte et roi de Perse. 112 La Pucelle , livre XII, p. 496. Il s’agit de Tanneguy III du Chastel (1369-1449) qui en 1413 sauva le dauphin Charles lors de l’émeute parisienne des Cabochiens. En 1429, il encouragea le roi à recevoir puis à soutenir Jeanne d’Arc. 113 La Mesnardière se trompe; il s’agit de la page 250 (livre VI) de La Pucelle , et non pas de la page 478 (livre XI). [Note marginale : pag. 478. ] Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 122 lui a envoyé pour la conservation de son Royaume et de sa personne 114 . Défauts que sans doute vous ne pardonnerez pas au Poète : la Dignité d’un ROI DE FRANCE devant avoir assez touché son Esprit dans l’Économie de son Ouvrage, pour y faire plus de réflexion sur les sentiments, sur les Actions et sur les Mœurs d’une Personne si Éminente. En effet, les imperfections de cette taille n’étant pas moins odieuses dans les Souverains qu’elles y sont remarquables, elles ne leur doivent jamais être attachées, non seulement sans une vérité constante, qui les appuie en pareilles rencontres, mais encore sans une Nécessité indispensable et absolue, qui ne paraît point du tout en ce lieu ci. IL est vrai que le Poète a voulu sauver en quelque façon ce mauvais endroit ; en faisant que le Diable lui-même porte Charles à commettre cette injustice. Le Démon l’aveuglant, par sa funeste haleine, [p. 36] Lui donne pour la fille une subite haine 115 . (Vous remarquerez s’il vous plaît en passant, Madame, qu’infectant , serait un peu plus proprement là, qu’aveuglant , qui y est très mal, en parlant d’une haleine .) Mais outre que cette misérable manière de sauver les infâmes Incidents, n’est pas plus belle qu’eux-mêmes, principalement quand on les invente ; que peut avoir prétendu M r . C. en cette rencontre, soumettant Charles à la puissance du Démon, qui seul en effet pourrait inspirer une ingratitude et une fureur si odieuses ? POUR moi, je vois, ce me semble, assez clairement, que le Poète (qui ne touche nulle autre part ses Lecteurs en faveur de ses Personnages) a eu dessein de nous faire prendre parti dans ce dernier Livre, pour la Pucelle ; en nous donnant de la Compassion pour les 114 « Va-t’en, et de ma main n’attends point le trépas ; / Tu mérites cent morts, mais tu ne mourras pas. / Ma colère, en ton sang, ne peut être assouvie, / Pour ta punition, je te laisse la vie ; / Tu souffriras le jour, et sans voir le tombeau, / Tu feras à toi-même un éternel bourreau. / Va, délivre mon Camp de ta peste fatale ; / Cesse de l’abuser par ta ruse infernale ; / Ne couvre plus tes sorts, su sacré nom des Cieux, / Et, de ton traître aspect, ne souille plus nos yeux » ( La Pucelle , livre XII, pp. 488-489). 115 La citation se trouve à la page 487 (livre XII) de La Pucelle , et non pas à la page 250 (livre VI). [Note marginale : pag. 250 ] Lettre du S r du Rivage 123 indignités qu’elle souffre de la part d’un Roi brutal et barbare : qui pourtant n’est rien moins que cela dans nos Histoires qui ne lui donnent que de fort douces inclinations. Mais, Madame, où l’Auteur a-t-il appris, lui qui est (dit-on) si consommé dans l’Art Poétique, que la Pitié soit une Passion [p. 33 = p. 37] 116 qui, en ce sens-là, doive être inspirée aux Lecteurs, pour les Héros du Poème Épique ? Par quelle Autorité, ou par quel Exemple, des Anciens, ou des Modernes, a-t-il pu avoir cette pensée ? Comment M r C. qui est de l’Académie, n’y a-til point trouvé un Ami assez clairvoyant pour lui faire remarquer que la Commisération en faveur du Héros , est une Passion Dramatique, et du Poème de Théâtre ? Et que les Personnes Héroïques de l’Épopée, ne nous doivent donner (outre l’appréhension en leur faveur dans leurs périls) que de la joie et de l’amour , par l’Étonnement et l’Admiration qui suivent leurs grands Exploits, leurs Conquêtes et leurs Triomphes ; plutôt que de nous toucher de ces autres sentiments peu dignes d’eux, et contraires même à leurs Emplois et à leur fortune 117 ? ILS peuvent eux-mêmes être figurés par Poète comme capables des sentiments humains, et comme touchés de douleur et de Pitié, aux rencontres où les plus grands Âmes ne peuvent manquer d’être affligées ; à moins qu’elles soient brutales et barbares. Achille est attendri de douleur sur la mort de son Ami 118 , dans Homère. Alexandre l’est aussi, même [p. 34 = p. 38] sur la mort de Darius 119 son ennemi, dans ses Histoires. Énée est fort tendre à la Compassion, dans Virgile 120 . Renaud paraît mortellement atteint sur le Tombeau de 116 Dans l’édition de Sommaville, il y a une erreur dans les paginations après le mot « Passion » (p. 36). La page suivante est numérotée 33 et l’erreur persiste jusqu’à la page « 56 ». La page suivante est numérotée 61, ce qui corrige l’erreur pour le reste du texte. 117 Selon La Mesnardière, le but de l’épopée est de « porter la Vertu héroïque et militaire au plus haut Degré où elle puisse aller , par la bonne fortune attachée au grand Courage » ( Lettre du S r du Rivage , p. 9). 118 Il s’agit de Patrocle, le cousin et l’ami intime d’Achille. Dans l’ Iliade , Hector tue Patrocle avec l’aide d’Athéna. Achille coupe sa propre chevelure en signe de deuil. Voir le chant XXIII de l’ Iliade . 119 Il s’agit de Darius III (vers 380 av. J.-C.-330 av. J.-C.), roi de Perse. Il fut vaincu par Alexandre le Grand qui donna à son ennemi des funérailles grandioses et le fit ensevelir dans la nécropole royale. 120 Sur Énée, voir supra la note 70 du chapitre 1 (I). « Il montre une compassion particulière aux malheurs des innocents et de ceux dont le destin n’est pas en rapport avec l’ordre naturel des choses, profondément sensible à toute forme et à tout degré d’injustice. Mais Énée va plus loin dans ce sentiment et l’on peut dire Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 124 Clorinde, qu’il a tuée, dans le Tasse 121 . Et vous savez, Madame, que les larmes, des plus beaux yeux de la Terre, m’ont fait voir depuis trois mois, que ce dernier Poète a reçu divinement cet Art d’exciter les Passions : qui manque fort à M r C. Mais si les Héros sont tendres et touchés de pitié pour les malheurs d’autrui aux occasions, ce n’est pas à dire qu’il faille les figurer eux-mêmes dans un état digne de compassion ; soit par leur mauvaise conduite ; soit par les avantages que la valeur ou la prudence des autres pourraient prendre sur eux ; soit même par l’indignation de Dieu : laquelle étant toujours fondée sur sa volonté, qui n’est autre chose que la Justice fait aussitôt tomber dans l’imagination du sage Lecteur, que c’est le châtiment de quelque Action contraire aux belles habitudes dont la Vertu héroïque est composée. Rien n’est plus éloigné que cela du Caractère et de l’Objet du Poème Épique ; à la fin duquel cette Vertu sans flétrissure, doit toujours être triomphante et couronnée. Et il n’y a propre-[p. 35 = p. 39] ment, Madame, que la Tragédie, les Thébaïdes 122 et les Pharsales 123 , qui aient pour Matière légitime, les infortunes des Illustres Malheureux. D’AILLEURS, Madame, comme le Roi Charles paraît dans tout le cours du Poème (hors de ce méchant endroit, où le Diable lui fait jouer un si étrange personnage) comme il paraît, dis-je, partout ailleurs, Soumis, Civil, et Reconnaissant , au dernier point envers la Pucelle ; elle est elle-même presque partout, mais nommément en plusieurs endroits du neuvième Livre, et de l’onze, Fière, hautaine, et emportée , même au-delà des bornes de son Sexe, et plus encore de sa Sainteté si rebattue 124 . De sorte que cette autre Inégalité de Mœurs (encore fort que Virgile fait éclater la définition de Cicéron. En effet, sa compassion et celle d’Énée s’étendent au coupable trop durement châtié et par là bafoué, à l’ennemi qu’il fallait bien abattre mais qui, en tant qu’individu, n’aurait pas mérité ce sort » (Jacques Fourcade, « Un Aspect particulier de la misericordia dans l’ Énéide », Pallas , 31 (1984) : 29-39, p. 36). 121 La Mesnardière se trompe. Dans La Jérusalem délivrée du Tasse, la guerrière Clorinde, qui se joint aux musulmans, est tuée par erreur par son amant, le chevalier chrétien Tancrède. Sur Renaud, voir supra la note 29. 122 Il s’agit du poème épique du poète romain Stace (Publius Papinius Statius : 40- 96). La Thébaïde raconte l’assaut des sept chefs argiens contre Thèbes. 123 Sur la Pharsale de Lucain, voir supra la note 155 du chapitre 1 (I). 124 Selon La Mesnardière, le poète doit « faire les Héros généreux, les Philosophes prudents, les Femmes douces et modestes, les Filles pleines de pudeurs, les Ambassadeurs hardis, les Espions téméraires et peu soucieux de la vie, les Valets Lettre du S r du Rivage 125 répréhensible dans le Poète) empêche fort que la Compassion à quoi il prétend, soit excitée ; La Pucelle ne paraissant proprement bien souple, ni bien modeste, depuis avoir les armes à la main, que dans le désordre où la met ce funeste changement de ses affaires par celui de l’Esprit de Charles ; qui est donc imputé au Diable même. Tant il paraît peu naturel et vraisemblable ? ICI, Madame, vous remarquerez, s’il vous [p. 36 = p. 40] plaît, une chose que j’aurais éclaircie d’abord, si j’eusse cru pousser si avant mes réflexions sur cet Ouvrage. C’est que lorsque les Sujets ne sont pas assez beaux d’eux-mêmes, l’Art demande que le Poète les accommode et les rectifie par des changements agréables et justes de l’Histoire. Que pour cette raison la Matière ou Sujet des Poèmes, est appelée leur Fable : comme n’étant pas composée de la pure vérité historique. Que mêmes les Poètes qui ne se sont point attachés des Évènements de l’Histoire, comme Lucain, dont M r de Brébeuf 125 nous a donné une si belle Copie, passent au Jugement des Maîtres, pour Historiens en Vers, et non pas pour Poètes ; l’Essence de la Poésie consistant beaucoup plus (remarquez cela s’il vous plaît) en l’agréable et ingénieuse invention de la matière bien disposée, qu’en toutes ces sortes de choses différentes de celle-là, que le Peuple considère davantage dans les Écrivains de ce genre. Et partant, que M r C. ne peut s’excuser de tant de Manquements que vous venez de voir contre la Vraisemblance des Sentiments, et contre la Bienséance des Actions, sous ombre qu’il veut suivre l’Histoire ; puisque du consentement des Maîtres, [p. 37 = p. 41] non seulement il est permis de la changer, comme il a fait, en avançant le temps des amours de Charles et d’Agnès, que ce Roi n’aima effectivement que dans sa vieillesse ; mais qu’il y a même de l’ignorance, et des péchés contre l’Art, à n’en pas user ainsi aux occasions ; pourvu que l’Histoire en soit capable 126 . grossiers et fidèles ; et ainsi des autres personnes, chacune selon sa fortune, son âge, et sa condition » ( La Poétique , p. 140). 125 Il s’agit de Georges de Brébeuf (1617-1661), poète français. Il publia une traduction de la Pharsale de Lucain en 1654. 126 Selon La Mesnardière, « les mœurs doivent être prises, non seulement dans l’Histoire ou dans la Fable reçue, et qu’il doit dépeindre les hommes selon qu’ils sont représentés en ces deux Originaux ; mais qu’il faut encore observer ce que chaque condition, chaque fortune, et chaque âge inspirent ordinairement à chaque espèce de personnes : Bref que c’est proprement ici qu’il faut employer prudemment tout ce que nous avons touché dans l’Article des Vraisemblances » Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 126 JE ne dis rien, Madame, de la Description de Champtoceaux 127 ; où, contre la nature du lieu, qui n’est qu’à quatre-vingts lieues de Paris, le Poète met des prairies, des Canaux, et des fossés pleins d’Eau , sur une Montagne escarpée au bord de la Loire, et plus haute que les Tours de Notre-Dame 128 . Bien que M r C. dût être instruit d’une chose si aisée à savoir, lui qui pour éviter les impossibilités, et les manques de Vraisemblances, n’a point (dit-il) voulu employer d’Enchantements 129 , je lui pardonne plus volontiers cette violence qu’il fait à la Nature, que le peu de galanterie et d’agrément qui paraît au même endroit, dans la peinture de la fameuse belle AGNÈS 130 ; qui ouvrait un si beau champ à la gentillesse de ses pensées. MAIS quelle grâce particulière peut-il avoir trouvée, Madame, à faire combattre tous les braves dans ce Poème, à coups de Rochers, de [p. 38 = p. 42] Fléaux 131 , de Javelines, de Dards 132 , d’Épieux 133 , de Grais 134 et de Haches ? Rassan périt d’un trait, et Valin d’une hache, Un roc tombe sur l’Île, et de son poids l’écache 135 . après avoir parlé du Canon dans l’Armée du Roi, et au Siège de Paris 136 , sans en faire voir aucun effet dans tout le cours de cette ( La Poétique , p. 119). Voir John D. Lyons, « La triple imperfection de l’histoire », Dix-septième siècle , 246 (2010) : 27-42. 127 Ancienne commune française située dans la région Pays de la Loire. 128 Voir La Pucelle , livre IV, pp. 135-136. 129 Voir supra la note 55. 130 Voir La Pucelle , livre IV, p. 132. 131 Instrument qui est composé de deux bâtons et qui sert à battre les céréales. 132 Ancienne arme de bois qui est garnie à l’une des extrémités d’une pointe de fer et qui se lance avec la main. 133 Gros et long bâton terminé par un fer plat, large et pointu. 134 « C’est ainsi qu’on nomme une pierre très connue formée pas l’assemblage de petits grains de sable qui sont joints les uns aux autres par un gluten ou lien qui nous est inconnu » ( Encyclopédie, ou dictionnaire raisonnée des sciences, des arts et des métiers , éd. Denis Diderot et Jean Le Rond d’Alembert, 39 volumes, Lausanne : Sociétés Typographiques, 1777-1779, t. XVI). [Note marginale : Page 103. ] 135 La Pucelle , livre III, p. 103. À partir de cette note marginale, le mot « Page » ou l’abréviation « Pag. » sont écrits avec une majuscule initiale. 136 « Charles court au tumulte, et, d’une voix sévère, / Réprime l’insolence, et la fougue tempère ; / Il rappelle aux drapeaux les soldats écartés, / Forme ses bataillons, jette sur les côtés / Du gendarme serré les brigades luisantes, / Loge, Lettre du S r du Rivage 127 guerre, non plus que de l’Arquebuserie 137 ; qui était néanmoins employée dès ce temps-là, avec tant de fureur par toute l’Europe. Il n’est pourtant pas malaisé de voir que le dessein du Poète a été de ménager par ces Javelines le rare Incident de celle qui en tuant Amaury 138 , produit la disgrâce de la Pucelle auprès de Charles. Mais toujours cette pensée n’a point dû l’obliger à faire qu’une Arme qui n’a de dangereux que la pointe, taille, tranche, brise et rompe les pièces des harnois d’acier 139 , dans le combat de Dunois et de Lionnel 140 : où (même par cette circonstance) il paraît évidemment que M r C. voulant imiter les prouesses des anciens Champions de l’Aristote et du Tasse, qui vivaient cinq cents ans avant ceux-ci, n’a pas bien considéré, qu’en leurs temps il n’y avait point d’autres Armes que celles-là ; que leurs Épées enchantées produisaient tous ces effets prodigieux ; mais [p. 39 = p. 43] que les naturelles, et surtout les Javelines, ne peuvent jamais rien faire de semblable, quelques robustes que soient les bras qui les emploient 141 . JE passe, pour trancher court, cent autres manquements de même sorte ; et commis contre la décence des choses, ou le bon sens ; qui ne laieraient 142 pas de servir encore à faire voir, s’il était besoin, que le Sujet de ce Poème est aussi mal tissu qu’il est mal imaginé. MAIS, Madame, quelque désordre qu’il y ait dans sa conduite en toute les Parties que je vous ai fait remarquer, ce me semble, assez clairement, rien ne m’en paraît plus défectueux que la Fin : où je vous avoue que je ne comprends rien au dessein du Poète. Car après avoir rebattu continuellement son Lecteur jusqu’au douzième Livre, de la sainteté de sa Guerrière, ce qu’il nous raconte d’elle en ce dernier Chant, de la manière dont elle tombe entre les mains des Anglais, est à mon gré le plus étrange du monde, et le plus capable de lui faire dans le milieu, les machines pesantes, / En revoit l’attirail, et partout se portant, / Jusqu’aux moindres besoins, sa prévoyance étend » ( La Pucelle , livre IX, p. 369). [Note marginale : Pag. 369. ] 137 Métier de celui qui fait des armes à feu portatives. Une arquebuse est une ancienne arme à feu qu’on faisait partir au moyen d’une mèche ou d’un rouet. 138 Sur la mort d’Amaury, voir supra la note 49. 139 [Note marginale : Pag. 458. ] 140 Dans La Pucelle , Lionnel est le fils de John Talbot, l’un des chefs anglais lors de la guerre de Cent Ans. 141 La Mesnardière accuse Chapelain d’avoir péché contre la vraisemblance ordinaire. 142 Le verbe « layer » signifie tracer une route dans une forêt. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 128 imputer à elle seule tous les malheurs qui lui arrivent. Ce qui est, Madame, un Art bien nouveau sur le Parnasse, pour rendre recommandable le Héros d’un Poème Épique. [p. 40 = p. 44] J’AI déjà touché ci-devant, la légèreté avec laquelle elle reprend les Armes, malgré sa Vocation finie pour les choses de la guerre. Voyez je vous supplie, si le discours qu’elle tient, en les reprenant contre la volonté de Dieu, seulement pour ne point paraître Ingrate envers les Bourgeois de Compiègne , est d’une Fille modeste, soumise, résignée et sainte ; Ou s’il n’a point davantage de l’Air d’une personne lasse de vivre, et qui dans le fâcheux changement de ses affaires, suit les mouvements aveugles et précipités d’un Désespoir qui tient fort du Paganisme. C’a dit-elle, un cheval, un harnois, une épée, Que du sang Bourguignon la terre fort trempée, Qu’elle le soit du mien, et que ce mur battu Essaie à s’affranchir, par ma faible vertu. Bien que déjà sur moi l’ardente foudre éclate, Mourons, mourons plutôt que de paraître ingrate ; Allons, où nous conduit l’inévitable Sort, Allons, où nous attend l’inévitable mort 143 . Sérieusement, Madame, le Guerrier le moins scrupuleux et le plus déterminé qu’il y ait dans les Troupes Suédoises, pourrait-il parler autrement, quant aux sentiments ? Et ne trouverez-vous pas là-dedans une impétuosité [p. 41 = p. 45] et un emportement , qui non seulement n’est pas honnête à une BÉATE 144 ; mais qui sent même fort l’opinion qu’avaient autrefois les Païens, et que les Turcs ont aujourd’hui, de leur destinée inévitable 145 ? Outre cela, c’est la Pucelle elle-même qui s’engage fort inconsidérément parmi les Ennemis, et y entraîne les troupes de la Ville avec elle ; qui sont rencognées si vertement par les Bourguignons, sur lesquels elles sont sorties, que pour ne les laisser 143 La Pucelle , livre XII, pp. 509-510. [Note marginale : Pag. 509. ] 144 Béat, béate: « Dévot, qui est en réputation de sainteté. […] On s’en sert plus ordinairement en raillerie » ( Le Dictionnaire de l’Académie française , 1694). 145 Notion « d’un pouvoir devant lequel tout effort humain demeure superflu, notion maintenant générale dans le monde musulman » (W. Nuir, « La Vie de Mahomet », in Revue britannique , Bruxelles : Librairie de l’Office de Publicité, 1858, t. I, p. 269). Lettre du S r du Rivage 129 pas entrer pêle-mêle avec les fuyards, on est contraint de lever le Pont sur elles. ET VOILÀ L’OCCASION où la Pucelle est misérablement faite prisonnière. Le Poète le raconte lui-même fort ingénument, par ces termes remarquables. C’est alors, mais trop tard, quelle voit sa disgrâce ; Elle la voit prochaine, et condamne en son cœur L’ardeur qui l’a livrée aux chaînes du vainqueur 146 . Et cette conduite de l’Héroïne est si peu judicieuse et tellement folle, que lui-même la faisant agir ainsi en Désespérée (Jugez quelle manque de Sainteté ! ) Il ne peut s’empêcher d’imputer une imprudence si blâmable, à la mauvaise Étoile de la Sainte. [p. 42 = p. 46] Grand Dieu ! quel mélange de sentiments humains et divins ! Et que de pensées de toutes sortes de Religions ! La Fille ainsi des murs toujours plus éloignée, Estime en se perdant la victoire gagnée ; Et son sens aveuglé par son Astre malin, La conduit au passage où l’attend son Destin 147 . Quand le Poète aurait voulu de dessein formé, nous faire blâmer la Pucelle, et dire que si elle a un extrême malheur, elle n’a pas moins d’imprudence, je ne vois pas qu’il eût pu tenir une meilleure méthode que celle que je vous expose au pied de la lettre. À la vérité l’Histoire, précise et moderne comme elle est, le gênait terriblement sur la Matière qu’il a prise. Mais rien ne le forçait de faire un si mauvais choix. Et, pour finir une bonne fois par ce mot, tout ce qui regarde sa conduite dans la FABLE de l’Ouvrage ; Parmi la foule des Grands Sujets qui briguaient la faveur des Muses de M r C. pour en obtenir l’Immortalité 148 , vous voyez bien, Madame, que, pour ne rien dire 146 La Pucelle , livre XII, p. 511. [Note marginale : Pag. 511. ] 147 Ibid. [Note marginale : Pag. 511. ] 148 […] Quoiqu’il en soit, MONSEIGNEUR, c’est pour le seul intérêt qu’a V. A. en ceci que parmi la foule des grands Sujets, qui briguaient la faveur de mes Muses, dans l’imagination qu’elles leur pouvaient donner l’Immortalité, je me suis arrêté à la PUCELLE, et l’ai préférée, dans mon choix, à tant de Héros, dont les imperfections eussent été mes avantages » (Chapelain, « Épître », in La Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 130 davantage, on peut assurer, sans lui être rigoureux, Qu’il n’en pouvait prendre un qui fût moins propre pour elle . [p. 43 = p. 47] JE ne touche point après cela, aux Pensées communes et triviales en la plupart des lieux ; aux Passions froides et languissantes ; aux Mouvements héroïques peu excités ; dont la glace et l’ennuyeuse indifférence se sentent si fort du peu de beau feu de l’Ouvrier, et de la longueur du temps qu’il a employé à son Ouvrage 149 . Je ne dis rien, non plus, de la manière uniforme et peu divertissante (même par là) des Descriptions, principalement des Lieux et des Personnes Poétiques et inventées ; ni de la perpétuelle ressemblance des Comparaisons : soit pour leur taille, si égale quasi partout : soit en la façon de les répandre dru et menu dans le Poème, sans les faire entrer par leur réduction, dans le Sujet ; qu’elles éclaircissent ou qu’elles parent presque toujours en étrangères, et sans y être attachées. JE ne doute point, Madame, que force gens, qui ne jugent des beautés de la Poésie que par l’éclat et l’apparence des Grands Mots, ne soient attrapés tout franc de plusieurs de ces Comparaisons ; qui parfois étant belles par elles-mêmes, sont néanmoins fort défectueuses par certaines circonstances, à les examiner par les Règles de l’Art ; c’est-à-dire du bon [p. 44 = p. 48] Sens, et de la Raison. Mais vous qui, malgré votre jeunesse, aimez la solidité des pensées, et ne vous laissez pas éblouir, comme tant d’autres belles personnes de votre Sexe, au faux lustre de ces beautés décevantes, vous trouverez sans doute bien à redire, par exemple, à celle-ci, que la situation rend fort mauvaise. Parlant de l’Ange, qui descend du Ciel avec une splendeur merveilleuse pour inspirer la Pucelle, M r C. dit, avec une magnificence et une pompe dignes du sujet. Le Monde voit sa chute avec étonnement, Et croit que le Soleil tombe du Firmament 150 . Puis il fait suivre cette Comparaison, assez joliment énoncée. Pucelle , n. p., huitième page de l’épître). [Note marginale : Épît. Liminaire Pag. 8. ] 149 Chapelain travailla à son poème épique pendant vingt-six ans. 150 La Pucelle , livre I, p. 20. [Note marginale : Pag. 20. ] Lettre du S r du Rivage 131 Ainsi, lorsque la Nuit couvre tout de son voile, On aperçoit souvent une brillante Étoile Qui du Ciel se détache, et se précipitant, Trace l’Air ténébreux d’un sillon éclatant 151 . N’est-il pas vrai, Madame, que la voilà placée peu judicieusement ? Et qu’après nous avoir mis dans l’esprit l’Idée d’un Soleil qui tombe du Firmament, et qui entraîne avec lui toutes 152 les lumières du Ciel, le Poète ne songe pas bien à ce qu’il fait, de nous en ôter la grande et magnifique Image, par la faible Comparaison [p. 45 = p. 49] d’une Étoile qui glisse dans l’air ? Puisque l’usage de cette Figure (je parle de la Comparaison) 153 c’est d’éclaircir, d’enrichir et d’élever les choses à quoi on l’applique ; et non pas de les obscurcir, de les ravaler, ni de les détruire. VOUS sentirez bien aussi, étant du goût dont vous êtes, la Messéance de cette autre Comparaison peu judicieuse, et mal placée ; où le Roi Charles, dans l’embarras d’esprit où il se trouve, est comparé si noblement à un Taureau embourbé 154 : qui plus il fait d’efforts pour se ravoir, plus il s’enfonce dans la fange. LE Duc de Bourgogne 155 n’étant pas de meilleure maison que le Roi, aurait tort d’appeler le Poète en réparation d’honneur au Parlement des Pairs, sur ce qu’il le compare à la même bête. Tel se montre un Taureau, etc. 156 IL est vrai, qu’Homère a comparé à l’opiniâtreté d’un étrange Animal, celle d’Ajax, que l’on ne pouvait retirer du Combat 157 ; et la 151 Ibid. 152 Nous avons remplacé « toute » par « toutes ». 153 Nous avons remplacé le guillemet ouvrant par un guillemet fermant. 154 « Ainsi quand le Taureau, que le frelon agite, / Dans un marais bourbeux, d’un saut, se précipite » ( La Pucelle , livre IX, p. 358). [Note marginale : Pag. 358. ] 155 Sur Philipe III de Bourgogne, voir supra la note 94. 156 « Philippe mécontent, et plein d’inquiétude, / Avait fait sa retraite en cette solitude, / Et, par la solitude aigrissant sa douleur, / Ne pensait qu’aux moyens de venger son malheur. / La perte d’Orléans tourmentait sa mémoire. / Tel se montre un Taureau, plein d’amour et de gloire, / Qu’un autre plus vaillant, jaloux de son bonheur, / A par force privé de maîtresse et d’honneur » ( La Pucelle , livre IV, p. 136). [Note marginale : Pag. 136. ] Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 132 vitesse de Mercure descendant du Ciel, à celle d’un Plongeon qui se lance impétueusement dans l’Eau 158 . Mais cela a été souffert au Père de la Poésie, en un siècle qui n’avait pas la délicatesse de nos derniers Temps. Et depuis que le [p. 46 = p. 50] Monde s’est poli au point qu’il l’est, il faut, ce me semble, lui mettre devant les yeux des Portraits des choses qui s’accommodent à son goût, et ne lui fassent pas remarquer des grossièretés choquantes dans l’Imagination du Peintre. LES Chasseurs apercevront aussi d’abord que M r C. se connaît mal en haute Volerie ; quand, dans une autre Comparaison, il fait d’un Lanier 159 , un Oiseau de poing, qui part de sur le Gant du Fauconnier 160 , comme ferait un Tiercelet d’Autour 161 , pour voler une Perdrix. Au lieu que, selon que vous l’avez pu voir vous-même dans vos belles Plaines de Gascogne 162 , les Oiseaux de Leurre, comme le Lainier , prenant l’essor et gagnant le haut dé au sortir de la maison, tombent 163 des nues sur le gibier, sans jamais se tenir embas durant la quête des chiens 164 . JE remarquerais cent autres choses de même nature, c’est-à-dire contre les Règles des Arts, dont l’Auteur s’est mêlé de parler en plusieurs endroits sans les bien connaître, si j’avais dessein de m’attacher tant soit peu au détail du Poème. Il me semble, Madame, qu’en voilà bien honnêtement, pour vous faire tou-[p. 47 = p. 51]cher 157 Richard Trapp écrit au sujet de l’ Iliade : « Only once in the entire poem is it implied that Ajax is stubborn or stupid. In 13.824 Hector calls him a bellowing ox. But we must remember that it is an enemy who hurls this insult, an enemy whom Ajax has already beaten more than once » (Richard Trapp, « Ajax in the Iliad », The Classical Journal , 56 (1961) : 271-275, p. 271). 158 Dans l’ Odyssée , Mercure est comparé à une mouette : « Le messager céleste effleure les vagues comme la mouette qui, dans les gouffres profonds de la mer stérile, poursuit les poissons et plonge ses ailes épaisses dans l’onde amère : tel paraît Mercure penché sur l’immense surface des eaux » ( L’Odyssée , trad. Eugène Bareste, Paris : Lavigne, 1842, livre V, p. 93). 159 Faucon femelle dressé autrefois pour la chasse. 160 « Ainsi, du haut d’un mont, l’œil reconnaît à peine / Une perdrix cachée aux filons de la plaine, / Qu’aussitôt, pour la prendre, un vigoureux Lanier / Quitte, d’un brusque vol, le poing du Fauconnier » ( La Pucelle , livre V, p. 187). [Note marginale : Pag. 187. ] 161 Le mâle des oiseaux de proie. 162 Ancienne province française située entre la Garonne et les Pyrénées. 163 Nous avons remplacé « fondent » par « tombent ». 164 La Mesnardière fait remarquer que les oiseaux de leurre (ceux qu’on rappelle au leurre), tels les laniers, ne sont pas des oiseaux de poing. Lettre du S r du Rivage 133 au doigt que même dans ces Comparaisons, où l’on voit bien que l’Esprit du Poète a fait ses derniers efforts, et qui sont si exaltées par ceux qui ne jugent des choses que de la manière que j’ai dite, il y a bon nombre de faux brillants, qui ne trompent nullement la vue des personnes intelligentes, à qui il n’est pas aisé de faire prendre pour de l’Or et des Diamants, ce qui n’est le plus souvent que de l’Oripeau 165 et du Verre. QUANT à l’Élocution, Madame, à la Versification 166 , et au Langage, vous vous y connaissez aussi bien que moi. Et comme vous trouverez nombre d’endroits admirablement beaux dans cette lecture : par Exemple, la Description du Paysage de Paris ; l’Ouverture du Sujet, dans le premier Livre ; quelque chose de la Galerie de Fontainebleau ; partie des Prédictions faites à Charles et à Dunois dans la Grotte ; les Fins et les Commencements de quelques Chants ; et ça et là des tirades assez heureuses, et assez belles 167 : Je suis aussi assuré qu’en plusieurs autres lieux, quantité de méchants mots, indignes de la sublimité du Poème Héroïque ; la Diction et la Phrase antiques, impures, et vicieuses ; les Épithètes fort fréquem-[p. 48 = p. 52]ment inutiles, et mis seulement pour remplir, pour aider à la Versification 168 ; Les transpositions continuelles et insupportables ; la faiblesse, la dureté, la contrainte, le mauvais son, et le tour désagréable des Vers, choqueront étrangement la délicatesse de votre Esprit et de votre oreille. Bref toutes ces choses-là ensemble vous feront bien sentir, Madame, que le Poète n’a pas cette facilité coulante, ces imaginations brillantes et fleuries ; en un mot, ce beau Naturel, qu’il n’y a que la Nourriture, les Grâces et le Génie qui puissent donner aux excellents Ouvriers de cette sorte. L’IMPROPRIÉTÉ des Métaphores mériterait d’être touchée à part, étant aussi extraordinaire qu’elle est en plusieurs endroits de ce Poème. Mais comme vous n’ignorez rien sur les Figures du Langage, vous apercevrez bien de vous-même, Madame, combien il y a de dureté, par exemple, pour dire Qu’il n’y avait point de Ville que ne fût soumise et maltraitée des Anglais , d’énoncer ainsi cette pensée. 165 Lame de cuivre ou de laiton ayant l’apparence de l’or. 166 Nous avons remplacé « vérification » par « versification ». 167 C’est la première fois dans sa lettre où La Mesnardière fait l’éloge du poème épique de Chapelain. 168 Nous avons remplacé « vérification » par « versification ». Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 134 Aucun mur ne portait une chaîne légère 169 . Vous ne trouverez pas moins étrange cette autre façon de parler ; qui pour dire toutes les [p. 49 = p. 53] forces d’un nombre de gens de guerre , les explique de cette manière. Employant tous les bras de ses vaillants drapeaux 170 . Car, comme vous savez, Madame, le Terme de Chaînes , pour dire captivité , est métaphorique, et emprunté des prisonniers, ou de bêtes farouches que l’on tient aux fers. Une Ville enchaînée , pour dire ses habitants qui sont en captivité , serait déjà une façon de parler bien hardie. Mais de dire encore au-dessus de cela, un Mur qui porte des chaînes , pour signifier ce que nous venons de voir, il n’y a, sans doute, qu’un aussi Grand Homme que Mr C. qui pût le faire passer à l’Académie ; et je tiens même qu’il faut être un Poète Héroïque de grand Nom, pour l’entreprendre. JAMAIS autre homme que lui n’a dit bras d’un drapeau . Et il est besoin, Madame, d’avoir l’Imagination tout autrement éclairée que nous ne l’avons nous autres Esprits ordinaires, pour se figurer si merveilleusement un Drapeau qui ait des bras . J’ai vu plus d’une fois en ma vie, faire montre à plus de trente mille hommes. Et cependant ma vue a toujours été si mauvaise, que parmi un nombre infini d’Enseignes et de [p. 50 = p. 54] Cornettes 171 arborées 172 , je n’ai jamais pu apercevoir un seul Drapeau de cette rare manière. IL n’y a aussi possible que lui seul au monde, qui nous ait mis dans l’Esprit l’Idée d’une voix enchaînée au fond de l’Âme ; et outre cela, l’Image d’une Âme bridée . 169 La Pucelle , livre I, p. 7. [Note marginale : Pag. 7. ] 170 Ibid. , livre XI, p. 456. [Note marginale : Pag. 456. ] 171 Cornette : « L’étendard d’une Compagnie de Chevaux-légers » ( Le Dictionnaire de l’Académie française , 1694). 172 Arborer: « Planter quelque chose haut et droit à la manière dont on plante les arbres. Il ne se dit que figurément. Arborer les enseignes. arborer un étendard. arborer les drapeaux. arborer la croix » ( Le Dictionnaire de l’Académie française , 1694). Lettre du S r du Rivage 135 Sent sa voix enchaînée au profond de son Âme 173 Et, Pendant quelques moments sert de bride à son Âme 174 . CES belles manières de s’énoncer par des Figures hardies, sont, à ce que je vois, ce que l’on nomme le Langage des Dieux . Je ne sais pas bien, Madame, si vous, qui êtes du nombre choisi de ces adorables personnes que l’on traite de Divinités, prendriez grand plaisir à être ainsi entretenue. Mais je vous assure que nous autres hommes communs, qui n’avons pas l’honneur d’être Poètes 175 , ferions difficulté de parler de cette sorte. Nous croyons seulement que Virgile, qui était moins élevé, et qui pensait simplement, comme nous, que la voix n’était qu’un air que nous poussions du Poumon, aurait dit, au lieu de la première de ces Métaphores, sa voix demeure attachée à son gosier . Et quant à la seconde qu’il l’aurait telle-[p. 51 = p. 55]ment adoucie, que personne n’y aurait trouvé rien de choquant. JE jugerais encore, Madame, que jamais simple mortel n’eut une pensée plus admirable ni moins commune, que celle que vous allez voir. Je ne sais pas pourquoi dire ; car je vous proteste sur mon honneur, que ceci me passe, et que je n’en comprends ni le sens, ni les paroles. C’est donc le Diable, qui apparaît en sa propre figure, à la bonne Reine Isabelle. À ce mot il achève, et la comble de crainte ; Puis revêtant sa forme, et dépouillant la feinte, Par son horrible aspect lui redouble la peur, Et la lui redoublant, lui redouble le cœur 176 , JE comprends assez bien, ce me semble, Madame, que l’Apparition du Diable doit faire peur à Isabelle ; et je pense qu’elle m’en ferait aussi beaucoup à moi-même, de la façon qu’on le figure. Mais que le Diable, par cette peur, redouble le courage à la Reine ; 173 [Note marginale : Pag. 87. ] La citation se trouve à la page 83 (livre II) de La Pucelle , et non pas à la page 87. 174 La Pucelle , livre XI, p. 465. [Note marginale : Pag. 465. ] 175 La Mesnardière fait preuve de jalousie envers Chapelain. 176 La Pucelle , livre X, p. 403. [Note marginale : Pag. 403. ] Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle c’est en vérité ce qui passe mon intelligence : ayant été si simple et si grossier jusqu’ici, que de croire tout franc que la Peur rendait les gens timides, et que d’être poltron, 177 c’était un manque de cœur. Et pourtant il faut bien que cela ne soit pas, puisqu’un aussi grand Auteur que M r C. dit le contraire. [p. 52 = p. 56] APRÈS ces fautes assez importantes qui peuvent être imputées à l’Entendement du Poète, dirons-nous un petit mot de ces manques de Mémoire, qui font qu’ayant dépeint la Galère d’Agnès, comme un vaisseau de taille à avoir un Pilote, et une Chiourme 178 , en propres termes, il l’appelle ensuite un Esquif 179 : Mais la clarté s’étreint, et l’Ombre passe toute, Sans que du bel Esquif Charles prenne la route 180 ; dans lequel néanmoins (il faut qu’il soit un peu fort) est embarqué, outre tout le reste de l’Équipage de la Belle et Elle-même 181 , le Carrosse 182 le plus magnifique du monde ? Qui font que ce même Esquif donne l’Alarme à toute la ville d’Orléans, à cause qu’il ressemble à un Dragon ; quoique huit jours devant, elle eût été assez hardie pour ne s’effrayer pas de toutes les forces des Anglais ? Qui font que Roger, qui ne doit pas mourir d’amour pour la Pucelle, qui vient de chasser si honteusement de la Cour, sa Sœur la belle Agnès 183 , fait le Panégyrique de cette Guerrière aux Prélats qu’il entretient dans la Galerie de Fontainebleau, comme si lui et sa même Sœur, tenaient leur fortune de la Guerrière ? Bref qui font que le Poète, au même endroit où il fait péter horrible-[p. 53 = p. 57]ment Agnès contre le Roi, qui vient de la laisser chasser si outrageusement d’auprès de lui, appelle la même Exilée, La beauté qu’idolâtre la Cour 184 . 177 Lâche, qui manque de courage. 178 La Pucelle, Livre V, p. 198. L’ensemble des rameurs d’une galère. 179 Une petite embarcation légère. [Note marginale : Pag. 198. ] 180 La Pucelle , livre VII, p. 268. [Note marginale : Pag. 268. ] 181 Ibid. , livre IV, pp. 170-171. [Note marginale : Pag. 170 & 171. ] 182 Ancienne voiture hippomobile, à quatre roues, suspendue et couverte. 183 La Pucelle , livre VII, p. 311. [Note marginale : Pag. 311. ] 184 Ibid. , p. 277. [Note marginale : Pag. 277. ] 136 Lettre du S r du Rivage 137 SELON l’apparence, Madame, les premières et les plus fortes étincelles du beau feu du Poète, pour la Versification (dont vous prétendez sans doute que je dise un mot) doivent briller dans son premier Chant. Considérez, je vous supplie, ces Vers, que j’ai tirés de ce Livre seul, de page en page. Et par cet Échantillon, jugez de la pureté, de la noblesse, de l’élégance, de la douceur, de la délicatesse et de la majesté qui règnent çà et là dans cette Poésie 185 . Et contemple étonné par quels brillants essais Se préparaient les Cieux à produire tes faits 186 . Les Lorrains achevés de mettre, sous nos Lois 187 . Et certain de tomber, voit son branchage épais. Et par ce rouge éclat le regard abusé 188 . Le valeureux secours en campagne défait, Traîne, après son malheur, ce nécessaire effet 189 . [p. 54 = p. 58] Mais Charles à l’avis du succès, déplorable Qui rendait d’Orléans la perte inévitable, Par un si rude choc a l’esprit terrassé, Et d’un mont de douleur le courage oppressé 190 . Ils ont déjà souffert les douleurs du trépas ; S’ils meurent, ils mourront, mais ne souffrirons pas 191 . Sauve-le de Dunois, sauve-le de Bedford 192 . 185 La Mesnardière se moque des vers de Chapelain. 186 La Pucelle , livre I, p. 4. 187 Ibid ., p. 5. 188 Ibid. , p. 9. 189 Ibid. , p. 10. 190 Ibid. , p. 11. 191 Ibid. , p. 15. 192 Ibid. , p. 25. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 138 Si le ferme timon en sa main se fracasse 193 . Tant d’éclat rejaillit, tant de Majesté sort De son air vénérable, et de son grave port 194 . Si pour ce cher rempart tant de mois défendu 195 . Sous Chinon la Vienne humecte en son rivage 196 . Sous son Trône étoilé Patriarches, Prophètes, Apôtres, Confesseurs, Vierges Anachorètes, etc. L’adorent à genoux, saint peuple d’un saint Roi 197 . Le feu brille d’éclairs, l’air de foudres frémit 198 . Il lui fait dédaigner les entreprises basses 199 . [p. 55 = p. 59] Elle donne des lois, et ne les reçoit point 200 . Ouï, malgré Ciel et Terre, il faut qu’elle en jouisse 201 . Bedford prend l’habitant, et par plus d’une gêne Le force à déclarer le sujet qui le mène 202 . Tu me détruis hélas ! et ta flamme inhumaine En t’ouvrant le sépulcre, au sépulcre m’entraîne 203 . Tu revêts son orgueil de mon manteau Royal 204 . 193 Ibid. , p. 30. 194 Ibid. , p. 32. 195 Ibid. , p. 10. 196 Ibid. , p. 13. 197 Ibid. , p. 16. 198 Ibid. , p. 18. 199 Ibid. , p. 22. 200 Ibid. , p. 26. 201 Ibid. , p. 27. 202 Ibid. 203 Ibid. , p. 29. Lettre du S r du Rivage 139 Ces maux, pour nous, hélas ! sont des antiques maux 205 . Me fournira de port en ses grottes obscures 206 . Ah ! Charles, défends-toi de cette piperie 207 . L’armée, dont un grand Coq forme l’altière crête 208 . Après entre et reluit la puissante cuirasse Qui seule à la porter deux puissants hommes lasse ; Et fait voir par son poids qu’en aller revêtu Ne peut être un effort de commune vertu 209 . Par qui fut leur Grand Roi l’aîné des Rois Chrétiens 210 . [p. 56 = p. 60] Sur elle de son art consomma le pouvoir 211 . Les faits par qui des Francs l’antique honneur éclate 212 . Partout là vous voyez, Madame, des manières de parler basses, ou vicieuses : comme en ces derniers 213 Vers, dans le premier desquels le mot consommé , est mis pour consumé , épuisé ; dans le dernier, fut pour devint . Et dans les autres, un tour et des transpositions désagréables, de mauvaises césures ; ou des sons qui sifflent, ou s’accrochent en prononçant ; ou une construction antique, sans Articles, et hors d’usage ; ou enfin de ces Métaphores étranges dont je parlais tout à l’heure. Bref dans ce seul premier Livre (et les autres 204 Ibid. 205 Ibid. , p. 30. 206 Ibid. , p. 31. 207 Ibid. , p. 36. 208 Ibid. , p. 38. 209 Ibid. 210 Ibid. , p. 39. 211 Ibid. , p. 38. 212 Ibid. , p. 39. 213 Nous avons supprimé une virgule après le mot « derniers ». Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 140 sont encore plus faibles 214 pour la plupart en ceci) il y a certes assez de choses mal énoncées, pour ne faire pas espérer partout au Lecteur de grands charmes par la belle Versification, ni par les expressions nobles, et telles que cette Poésie les demande, à l’exclusion de toutes celles qui ne le sont pas. MAIS, Madame, c’est à mon avis, prendre un peu trop l’effort, pour un Oiseau faible comme moi, qui n’aurait pas de quoi se soutenir longtemps dans le grand air. Il est temps [p. 61] de quitter la plume. Aussi bien si je me voulais engager ici davantage, il y a tant de choses à remarquer, qu’il faudrait faire un Livre, au lieu d’une Lettre. Et vous savez bien que je n’ai ni assez d’esprit pour y fournir, ni assez de courage pour l’entreprendre. JE finis donc ce peu de Remarques précipitées et faites à la hâte, pour vous seule, par la Réflexion suivante ; que je vous conjure de faire, comme moi, sur le présent, pour l’avenir. Je veux dire, Madame, que la fameuse Pucelle nous apprend à vous et à moi, à suspendre désormais notre Jugement sur les Productions d’esprit, quelques approuvées qu’elles soient dans les Ruelles, avant que d’être publiées. Après cette nouvelle expérience, vous verrez, Madame, que l’on ne se rapportera plus dorénavant du mérite de ces sortes d’Ouvrages, à la seule Renommée. Les Sages se souviendront encore par cet Exemple, qu’elle est fort souvent trompeuse, qu’elle a plus de bouches que d’yeux, et qu’étant ordinairement à la suite de la Fortune, elle peut apprendre en sa compagnie, à ne favoriser pas toujours la seule Vertu. Si M r C. qui est si politique, si sage et si judicieux, eût moins présumé de [p. 62] soi ; si au lieu de s’entêter des beautés de sa Pucelle, par ces Acclamations décevantes qu’il a recherchées par tant de pompeuses Lectures, il avait pris solidement sur la construction de son Poème, les conseils qu’il demande maintenant comme à genoux à ses Lecteurs, pour corriger, dit-il, les manquements sur leurs avis 215 ; il aurait laissé 214 Nous avons supprimé un guillemet fermant après le mot « faibles ». 215 « De toutes ces prières, la dernière est celle, sur laquelle j’insiste le plus ; comme sur celle, qui m’importe le plus ; puisque je n’expose pas plus au jour cet Enfant de mes veilles, qu’à la Censure des Personnes justes et éclairées ; afin que s’il est capable d’amendement, je puisse le mettre, par leur avis, et par mes soins, en état de leur plaire, et de ne me faire point de honte. J’excepte du nombre de mes fautes, celles qui, malgré toute ma vigilance, se sont coulées dans l’impression ; et je ne crois pas avoir besoin de m’en défendre, et de demander qu’on ne me les impute point » ( La Pucelle , n. p. ; dernière page de la préface). [Note marginale : Préface, Pag. Dernière. ] Lettre du S r du Rivage 141 moins de défauts dans un Travail de tant d’années : duquel dépend à l’avenir toute sa réputation pour le Parnasse. S’étant autrefois si bien trouvé de la docilité avec laquelle j’ai ouï dire qu’il soumit à la censure de l’Académie, la belle Ode qu’il présenta depuis au Cardinal de Richelieu 216 , et qui porta la réputation de son Auteur aussi haut que son Mont Olympe 217 , que je vous ai tant célébré ; il devait avoir la même soumission et la même prudence pour son Chef-d’œuvre ; et consulter encore judicieusement sur lui les mêmes personnes dont il avait éprouvé l’Érudition, si utilement pour sa gloire, en chose moins importante. Il est à craindre, Madame, que la grande opinion qu’il a eue de ses clartés, lui ôte ci-après une partie de la splendeur qu’il s’était heureusement attirée par la seule montre d’un Ouvrage, dont (à ce que disent ses plus [p. 63] chers Amis, la plupart desquels étaient très capables par leur bel esprit, par leur bon sens, et par leur éducation, de lui faire apercevoir nombre de choses peu dignement imaginées dans son Sujet) il a voulu, avec une confiance merveilleuse, avoir tout l’honneur, en ne le communiquant à personne. Il faut (dit fort sagement un Ancien 218 , sur pareille chose) retoucher longtemps, souvent, et avec plusieurs, ce que l’on veut qui plaise à tout le monde 219 . Pour moi, si j’étais du nombre de ces Messieurs les Illustres qui enrichissent le Public de leurs Travaux, je voudrais tenir cette méthode. MALHERBE 220 , à qui notre Poésie et notre Langue sont si redevables, consultait quelquefois sur elles, même l’oreille de sa servante. Encore que Mr C. ait négligé ces sortes de précautions, si 216 Ode à Monseigneur le cardinal duc de Richelieu , Paris : Camusat, 1637. 217 « De quelque insupportable injure / Que ton renom soit attaqué, / Il ne saurait être offusqué, / La lumière en est toujours pure ; / Dans un paisible mouvement / Tu t’élèves au Firmament, / Et laisses contre toi murmurer sur la terre ; / Ainsi le haut Olympe à son pied sablonneux / Laisse fumer la foudre, et gronder le tonnerre, / Et garde son sommet tranquille et lumineux » (Chapelain, Ode à Monseigneur le cardinal duc de Richelieu , p. 13). 218 Il s’agit de Pline le Jeune (vers 61-vers 113), sénateur et avocat romain, connu surtout pour sa correspondance. 219 « Je songe combien il est périlleux de donner un ouvrage au public ; et je ne puis me persuader que l’on ne doive pas retoucher, et souvent et avec plusieurs, ce que l’on veut qui plaise, et toujours, et à tout le monde » (Pline le Jeune, lettre XVII, in Quintilien et Pline le jeune : œuvres complètes , éd. Désiré Nisard, Paris : Firmin Didot, 1865, p. 635). 220 Sur François de Malherbe, voir supra la note 68 du chapitre 1 (II). Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 142 ordinaires aux plus grands Hommes, il ne laisse pas d’en être un luimême, et de mériter d’être compté parmi les Illustres de notre Siècle. Il y a des habitudes morales qui valent bien les intellectuelles. Sans avoir au plus haut degré toutes les grâces du Parnasse, et tous les talents des Muses, ce fameux Auteur peut être estimé de ses Amis par des Vertus plus solides, et plus importantes à la so-[p. 64]ciété civile. Quand son Poème ne serait pas merveilleux en toutes ses parties, son courage doit être toujours loué 221 . Les Desseins nobles et magnifiques jettent naturellement certain éclat sur ceux qui les forment ; quoique leur hardiesse ne soit pas toujours heureuse. Et dans l’estime des honnêtes gens, il y a quelque chose de mérite et de gloire, même à succomber dans les grandes Entreprises. Sans vous tirer ici exactement l’Horoscope de la sienne par les Règles, j’estime que l’on peut juger dès maintenant, à peu près sur des Réflexions comme celles que vous venez de voir, que ceux qui sur la Réputation de la capacité du Poète, disent si plaisamment que son Travail est fort régulier, mais qu’il y a plus de Science que de Génie, peuvent se tromper dans leur Censure. Et que les Esprits qui ne sont ni préoccupés ni timides, qui se trouveront également généreux, clairvoyants, et équitables, prononceront avec le temps : Que si Homère, Virgile et le Tasse ont travaillé selon l’Art, M r Chapelain a manqué en plusieurs choses, d’en bien prendre les Idées, pour la conduite de son Poème. C’EST, Madame, le Jugement que je fais de la PUCELLE ; et c’est, à mon avis, celui que [p. 65] vous en ferez vous-même, quand vous en aurez observé à loisir l’Économie, par une Lecture attentive et désintéressée, comme la mienne ; et que vous y aurez appliqué les connaissances de cet esprit si lumineux et si pénétrant que j’admire tous les jours, et qui relève en vous tant d’autres charmes. Cette dernière complaisance que je vous rends avec plus de soumission que de lumières, puisque vous l’avez voulu ainsi, continuera de vous faire voir, s’il vous plaît, Madame, que de tous ceux qui respectent vos illustres et aimables qualités, aucun ne les honore si parfaitement, MADAME, que Votre très humble, très obéissant et très passionné serviteur, DU RIVAGE. À Paris le 23. Janvier 1656. 221 La Mesnardière traite Chapelain avec condescendance, louant son courage d’avoir créé le poème épique. II. La Réponse de Jean Chapelain 1 Réponse du S r de la Montagne au S r du Rivage où ses observations sur le poème de la Pucelle sont examinées 2 . Monsieur du Rivage […] puisque vous avez pris en gré de commettre une action si lâche, de gaieté de cœur, et que vous avez porté quelques coups en trahison à cette vaillante guerrière, vous ne devrez pas être surpris qu'un de ses adorateurs vienne les parer ou les venger. 1 Auguste Bourgoin soutient que « la réponse n’est pas de Chapelain, mais sans doute de l’abbé de Montigny (sous le pseudonyme transparent du sieur de la Montagne) » (Auguste Bourgoin, Valentin Conrart : premier secrétaire perpétuel de l’Académie française et son temps , Paris : Hachette, 1883, p. 153). Georges Collas est de l’avis contraire, affirmant que la réponse est de l’auteur de La Pucelle (Collas, Un Poète protecteur , p. 268). Chapelain lui-même déclara qu’il avait pris « la résolution de ne me commettre point avec la chicane » (Chapelain, « Préface » in Les Douze derniers chants du poème de la Pucelle , éd. René Kerviler, Orléans : H. Herluison, 1882, p. LXXXII). Malgré ce désaveu, nous en concluons que le sieur de la Montagne est probablement Jean Chapelain, étant donné que l’auteur consulta Valentin Conrart avant de faire circuler sa réponse. Voir supra la note 27 de notre Introduction. 2 Cette réponse non datée ne fut pas imprimée. Elle fut sans doute écrite peu après la publication de la Lettre du S r du Rivage en février 1656 et fut circulée parmi les doctes. « Chapelain estima qu’elle avait produit son effet et qu’il n’y aurait que des inconvénients à éterniser la querelle » (Colas, Un Poète protecteur , p. 269). [p. 1] Monsieur du Rivage, ou qui que vous soyez, que l’on voit paraître dans le monde sous ce nom, pour déchirer la réputation d’une Fille innocente, qui ne fit jamais de mal qu’aux Anglais, puisque vous avez pris en gré de commettre une action si lâche, de gaieté de cœur, et que vous avez porté quelques coups en trahison à cette vaillante Guerrière, vous ne devrez pas être surpris qu’un de ses Adorateurs vienne les parer ou les venger, afin de satisfaire le Public qui s’est déclaré pour elle et qui ne souffre pas votre attentat, avec la même patience qu’elle 1 . Ne craignez pas néanmoins que l’on vous combatte [p. 2] à outrance. Contre un homme sans aucune force, on aurait honte de déployer toute la sienne. On ne vous poussera qu’autant qu’il sera nécessaire pour désabuser ce petit nombre de faibles, que votre sophistique rie a jeté dans l’erreur. Et à vous parler franchement, cette Réponse n’est proprement que pour eux, la Pucelle auprès des habiles n’ayant besoin que d’elle-même pour conserver son estime, et pour maintenir son bon droit. J’aurais pu comme vous, adresser cet écrit à quelque Dame imaginaire. Mais je ne suis point imaginatif, et je ne cours point après des fantômes. C’est à vous que je l’adresse, et bien que vous en paraissiez un, il y a pourtant quelque corps sous votre masque qui, pour faible qu’il soit, ne laisse pas d’avoir un être réel, et de donner prise sur lui, malgré les ombres qui le couvrent. Vous avez cru que c’était une belle chose de masquer ; et vous vous êtes servi de l’occasion du Carnaval pour cela, afin de vous couler dans les maisons, à la faveur de la débauche publique. Il vous a même semblé que plus votre masque serait laid, plus il serait agréable, n’ayant autre moyen de vous faire considérer que par votre difformité. On vous a 1 Avant de faire circuler sa réponse, Chapelain avait consulté Conrart. Voici les remarques de ce dernier sur la première section du brouillon de Chapelain : « L’opinion gñale a été de retrancher toute la première section ; et, sans affecter de rencontres sur le nom de Rivage , d’entrer d’abord en matière, par la plainte de ce qu’il attaque la réputation d’une fille innocente , etc., que est la seule pensée de cette section, qui se doit conserver. […] on crut qu’il ne fallait point promettre de traiter cette affaire en raillerie, parce que le meilleur est de la traiter sérieusement, à la réserve de quelques endroits ingénieux qui se trouvent semés de ça et de là, fort à propos ; de sorte que le meilleur sera d’entrer en matière le plutôt qu’il sera possible » ( Remarques de M. Conrart sur la réponse de M. Chapelain à la lettre imprimée du sr Du Rivage , p. 3 ; pièce manuscrite à la suite de la Lettre du S r du Rivage contenant quelques observations sur le poème épique, et sur le poème de La Pucelle , Paris : Sommaville, 1656 [BnF : 4-BL-1491]). Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 146 vu, et on a eu peur en vous voyant. C’est la louange que vous avez obtenue. Je vous sui-[p. 3]vrais pas à pas, selon votre ordre, ou 2 pour mieux dire selon votre désordre dans les matières qui en vaudraient la peine et où la retenue nuirait à la raison. Car de révéler toutes les falaises, dont vous avez ennuyé vos Lecteurs, il faudrait vouloir être aussi ennuyeux que vous l’êtes, et avoir l’esprit aussi gâté que vous l’avez. Mais avant que d’entrer en matière, il est bon de vous dire que peu de jours après la publication de votre Libelle, cinq ou six des amis de Monsieur Chapelain le lui portèrent avec une émotion digne de leur zèle, et le voulurent engager à s’en ressentir, comme d’une entreprise faite contre sa vertu, pour essayer de noircir cette belle réputation, que ses Ouvrages, et beaucoup plus sa vie sans reproche, et son humeur officieuse avaient établie. Ils lui dirent qu’encore que cette production parût à tout le monde un Monstre engendré par l’Envie, et nourri par la Jalousie ; et qu’il fût plein de faiblesses aussi bien que de malignité, il importait pourtant à la société civile d’étouffer les Monstres, et d’ôter le scandale de devant les yeux des gens de bien. À ce discours, gardant sa modération ordinaire, il demanda qui avait fait ce Libelle, et si c’était quelque personne de nom. On lui répondit en riant que cette personne la n’en [p. 4] devait point savoir puisqu’elle avait emprunté un de ceux qu’on appelle nom de guerre. Il demanda ensuite si ce Libelle attaquait ses mœurs, et si sa probité y était accusée parce qu’en ce cas-là il ferait ce qu’il devait pour la défense de son honneur, qui lui était plus cher que sa vie. Comme on lui dit que vous n’aviez blâmé que son esprit, et quant à ses mœurs que vous lui aviez été même libéral de quelques éloges ; il dit que c’était assez, qu’il n’y avait point de ressentiment à vous témoigner, si ce n’était au sens que ce mot avait la signification de reconnaissance . Il les pria tous instamment de ne s’en mettre pas plus en peine que lui, qui tirait ce profit de votre Satire, que malgré votre haine, vous n’aviez pu vous empêcher de l’avouer pour homme de bien. Pour les défauts de son ouvrage, qu’il ne prétendait point avoir de procès avec vous, se contentant d’avoir remarqué dans sa préface, sur quoi il s’était fondé en le composant, et laissant au Monde à juger de l’examiner, bien qu’avec une intention peu louable, serait seul capable de lui en donner bonne opinion, et que cet insulte était un signe évident [p. 5] qu’il 2 Nous avons remplacé « où » par « ou ». Réponse du S r de la Montagne au S r du Rivage 147 avait plu au général du monde ; puisqu’il avait excité l’envie d’un particulier. Qu’à la vérité il n’y avait pas lieu d’en tirer grande vanité, cette injure ne lui venant que d’un particulier, et encore d’un particulier qu’il fallait bien qui condamnât son entreprise puisqu’il se cachait en l’exécutant. Que pour s’en glorifier il eût fallu avoir des Académies pour Adversaires. On l’interrompit en lui disant, qu’il était bien plus beau de les avoir pour Partisans, aussi bien que la Cour et les Provinces ; et qu’il lui serait toujours plus avantageux d’avoir les suffrages de l’Académie de Paris, de celle de Caen et de celle de Castres, sans les avoir mendiés qu’au Tasse 3 d’avoir eu les oppositions de celle de Florence 4 , sans les avoir méritées, mais il éluda la proposition, en la remettant à une autre fois, et cependant il répéta qu’il s’en rapportait au Public, comme au juge naturel de ces sortes de différence, et comme à celui qui était le moins facile à prévenir, et le plus difficile à corrompre. La conversation changea, et vous demeurâtes méprisé par un homme qui est affermi sur ses principes, et qui regarde votre insolence avec moins de colère que de pitié. Vous mériteriez certes que je vous méprisasse [p. 6] de la même sorte ; Mais mon loisir veut être occupé, et les faibles ont besoin de la charité de ma plume. Qui vous laisserait faire l’erreur pourrait prendre racine, s’acquérir des sectateurs, et devenir une hérésie poétique. Monsieur Chapelain en grondera tant qu’il lui plaira, j’en passerai ma fantaisie. Je me cacherai dans la foule de ceux qui s’intéressent à sa gloire. S’il m’en soupçonne, il ne m’en pourra pas convaincre ; et c’est la seule raison qui me fait aller masqué comme vous. Car, sans la crainte de lui déplaire, je me ferais autant d’honneur en le défendant à visage découvert, que vous vous êtes fait de honte en l’attaquant, sous un faux visage. Venons au point. Vous vous faites d’abord tout blanc de votre épée, sur cette véritablement légère teinture que vous pouvez avoir des choses nécessaires à la constitution de l’Épopée pour juger à fond de ce qu’il y a de plus fin dans la constitution du Poème de la Pucelle ; à quoi ceux qui en ont une profonde connaissance n’auraient pas été euxmêmes trop bons. Et vous couchez d’abord d’une imagination prophétique ; qui vous avait persuadé, des je ne sais quel temps, que l’Auteur de ce Poème aurait bien de la peine à faire rien qui vaille 3 Sur Le Tasse, voir supra la note 31 du chapitre 1 (I). 4 Voir supra la note 109 du chapitre 1 (I). Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 148 d’un sujet si défectueux [p. 7] que celui-là, tout merveilleux qu’il fût en apparence . Après quoi vous concluez fort hardiment que le succès avait répondu à votre prédiction , et qu’il avait réussi tout tel que vous vous l’étiez imaginé. Mais vous agréerez, s’il vous plaît, que je vous représente que cette préoccupation d’esprit était une mauvaise qualité pour un bon Juge, qui ne doit jamais venir à l’examen des procès en la compagnie du Préjugé parce que c’est un certain galant, qui est lié d’intérêt avec la passion, grande ennemie des Tribunaux équitables. Vous vous faites ensuite une définition à votre mode de l’objet spécifique de la vertu héroïque militaire, difficile à en trouver en une femme au suprême degré , laquelle vous insinuer avoir été débattue au Poète par d’autres fort judicieusement ; mais sans dire dans sa préface il a repoussé victorieusement cet assaut. Néanmoins vous entretaillant aussitôt après, vous accordez à ce sexe de pouvoir être le sujet de l’Épopée encore , dites-vous, qu’il n’y en a point d’exemple 5 ; pource que vous êtes assez raisonnable ; et en second lieu par grâce , pource que vous êtes indulgent montrant votre bel esprit par l’accouplement [p. 8] de ces deux choses, qui pourtant en bonne logique, et au pays des gens lettrés, se donne l’exclusion l’une à l’autre. Tout ce discours embarrassé, et fort approchant du Galimatias, est un essai du peu de fondement que l’on peut faire sur ce que vous avancez. Je ne vous dirai rien là-dessus, sinon que quand il n’y aurait point d’exemple d’un Poème Épique, dont les femmes fussent le sujet , puisque par raison , et de votre aveu elles le peuvent être , tant s'en faut que ce fût un manquement à Monsieur Chapelain d’en avoir pris une, pour le sujet du sien, qu’au contraire il lui serait glorieux d’avoir introduit dans la Poésie une nouveauté régulière, et qui serait conforme à l’Art, comme il fit en sa jeunesse, lorsqu’il consola le Cavalier Marin 6 qui désespérait du succès de son Adone 7 , en lui faisant trouver dans l’irrégularité de son plan une nouvelle espèce de Poésie Épique , qui était celle de l’Épique de paix , inconnue à Aristote 8 , et néanmoins contenue en vertu, dans les règles de son Art. En effet cette louange 5 Voir les pages 101 et 102 de notre ouvrage. 6 Il s’agit de Giambattista Marino, connu en France sous le nom de Cavalier Marin. Voir supra la note 63 de notre Introduction. 7 Racontant l’histoire d’Adonis et Vénus, le poème épique fut publié à Paris en 1623. L’œuvre fut dédiée au roi Louis XIII. 8 Sur Aristote, voir supra la note 3 du chapitre 1 (I). Réponse du S r de la Montagne au S r du Rivage 149 est la plus grande où puisse aspirer un Poète, et Homère 9 n’a été couronné Prince du Parnasse que pour avoir été le premier qui en a frayé le chemin à ses successeurs. Il ne faut pas douter aussi qu’une des principales raisons qui ont déterminé Mons. Chap. [p. 9] à prendre la Pucelle pour son sujet, n’ait été, à cause que dans la créance des hommes il ne paraissait point d’exemple d’un tel choix, et qu’ainsi il passerait pour l’original d’une nouveauté si juste et si merveilleuse. Mais que diriez-vous si je vous montrais, que vous et lui vous seriez trompés de croire que ce fût une chose sans exemple. Pour lui il n’y aurait autre mal, sinon qu’il aurait perdu la gloire d’avoir le premier employé une femme pour Héroïne, dans le Poème Héroïque mais en récompense il aurait l’exemple dont vous lui reprochez le défaut. Pour vous il y aurait une confusion et même de l’ignorante témérité, avec laquelle vous auriez assuré qu’il n’y en a point d’exemple . Ce que vous n’eussiez jamais cru qui fût, ne laisse pas d’être très véritable. Il y a exemple chez les Anciens d’une Épopée de plusieurs livres, dont l’Héroïne était une femme, qui même n’avait pour soldats que des femmes. Nous l’avons pris de Martial 10 , dans ces vers de près de quinze siècles. Sæpius in libro memoratur Persius uno, Quam levis in tota Marsus Amazonide 11 . Où vous voyez clairement qu’un Poète de son temps nommé Marsus 12 avait choisi pour son sujet une guerrière d’Amazones ; encore que par la faiblesse de sa veine il ne s’en fût pas bien acquitté. Enfin venant [p. 10] au particulier de la Pucelle vous en trouvez la Fable extrêmement défectueuse, en la principale de ses parties, par le peu de ces changements nécessaires que malgré les règles de l’Art, le Poète a introduits dans l’Histoire de cette Fille . Mais avant que j’épluche vos raisons, considérez de grâce, comment il se peut faire, 9 Sur Homère, voir supra la note 22 du chapitre 1 (I). 10 Il s’agit de Marcus Valerius Martialis (vers 40-vers 104), poète latin connu pour ses Épigrammes . 11 « Perse a plus de réputation, pour un seul petit livre, que le fade Marsus pour toute son Amazonide » ( Épigrammes de M. Val. Martial , trad. V. Verger, N. A. Dubois et J. Mangeart, 4 volumes, Paris : Panckoucke, 1834, t. II, p. 29). 12 Il s’agit de Domitius Marsus (mort entre 19 av. J.-C. et 12 av. J.-C.), poète latin. Il est l’auteur du poème épique Amazonide . Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 150 que ces changements soient malgré les règles de l’Art , laquelle vous confirmez plus bas vous-même, qu’il faut altérer l’Histoire, lorsqu’elle ne se trouve pas propre à recevoir la forme Poétique . Considérez encore que quand il serait possible que ces changements fussent tout ensemble nécessaires et contraires aux règles de l’Art , vous ne puissiez toujours éviter le blâme d’une contradiction manifeste, affirmant en un lieu que l’Art ne les souffre pas, et en l’autre qu’il les ordonne, si ordinaire , que je n’en ai été surpris que dans les commencements. Je reviens à votre raisonnement exquis et digne de votre cervelle, sur la prétendue défectuosité que vous avez remarqué en la fin de la Fable , laquelle vous vous imaginez ridiculement, être conçue et mal posée par le Poète, pour ce ditesvous, que la fin de la Pucelle est malheureuse, et que le Poème [p. 11] Épique doit finir heureusement . Et véritablement vous faites rage de bien discourir, dans le détail de cette pensée ; et si Aristote, que vous préférez tant à Platon 13 , vous voyait conduire vos imaginations de la sorte, il vous donnerait la palme entre ses Écoliers, au préjudice de Théophraste 14 même. Vous croyez donc, M. du Rivage, qu’il n’y ait point de différence entre la fin ou la mort de la Pucelle, et la fin ou le but de la Fable de la Pucelle ; et que Monsieur Chapelain, voulant faire un Poème d’elle, était obligé d’altérer l’Histoire pour la faire finir heureusement , ou que ne l’altérant pas il avait péché contre la règle de l’Épopée, qui voulait une heureuse fin . Ceci n’est pas une contradiction ; c’est une grossière bévue 15 , à quoi vous n'êtes pas moins sujet, et qui fait bien voir le dérèglement de vos connaissances 16 . Apprenez donc, puisque vous n'en savez pas davantage, que la matière de la Poésie Épique étant l’Action humaine , et non pas l’Homme , la fin de l’Épopée ne regarde jamais principalement l’Homme , mais son action, à laquelle l’Homme 13 Sur Platon, voir supra la note 34 du chapitre 2 (I). 14 Théophraste (vers 371 av. J.-C.-vers 288 av. J.-C.), philosopher grec, fut l’élève d’Aristote. 15 Méprise grossière due à l’ignorance. 16 Dans son libelle, La Mesnardière avait écrit : « En effet, Madame, pour la considérer par la FIN, qui doit toujours être la première dans l’esprit et dans l’intention de l’Ouvrier, puisque c’est elle principalement qui doit couronner son Ouvrage, voyons, je vous supplie, Madame, qu’elle est l’idée sur laquelle le Poète laisse son Lecteur. Peut-il y en avoir une plus étrange, plus basse, et plus éloignée de la dignité de la personne Héroïque, que l’indigne et misérable état où paraît la Pucelle dans le dernier Livre ? » (pages 102-103 de notre ouvrage). Réponse du S r de la Montagne au S r du Rivage 151 et les autres circonstances se réfèrent, comme autant de moyens à leur fin . Je suis contraint de traiter ici sérieusement avec vous ; et je vous avoue que j'en ai un peu de honte ; pour ce que votre faiblesse ne le mérite pas, et qu’il est fâcheux de se [p. 12] commettre, en s’arraisonnant avec un Docteur passé sous la cheminée 17 comme vous. Il n’y a remède toutefois, la chose est trop importante, pour ne l’éclaircir pas, et pour ne vous montrer pas combien vous êtes loin de votre compte. L’Action donc, et non pas la personne agissante , étant la vraie matière de l’Épique, comme votre ami Aristote vous le devrait avoir appris, et l’heureuse fin de l’Action étant essentielle à ce genre de Poésie, il est sans doute qu’autant de fois que la fin de l’Action sera malheureuse , autant de fois le choix qu’on fera d’un tel sujet sera mauvais , et que la constitution de la Fable , selon l’Art, en sera défectueuse . Ainsi le choix de la Thébaïde 18 , pour le sujet d’une Épopée, ne se peut dire bon, à cause de la fin malheureuse de l’Action, qui n’était proprement que pour une Tragédie. De cette doctrine on peut conclure que si l’Entreprise de la Pucelle eût mal réussi, et que le succès en eût été ruineux pour la France, l’Épopée qui en eût été faite eût eu un faux fondement et qu’elle fût tombée à la confusion de son Auteur. Mais ayant heureusement succédé pour la France, et le rétablissement de son État, produit par les exploits et par les peines de cette Guerrière, étant assez solide pour l’avoir fait passer jusqu’à nous avec une notable augmentation de puissance ; quelque malheur que l’exécution du dessein attire sur sa personne, qui n'en est que l’instrument, l’Action [p. 13] qui est l’unique matière de ce Poème, n’en est de rien moins heureuse, et n’en rend pas le fondement moins assuré, ou le choix moins judicieux. La raison, si vous la demandez, est que les instruments sont de simples moyens nécessaires à la vérité, mais seulement pour l’Action ; si bien que pourvu qu'ils aient contribué ce qu’ils devaient au succès, et que le succès ait été heureux, il n’importe à l’essence de la chose, qu’ils soient conservés, ou qu'ils soient perdus ; qu’ils participent au bonheur de l’Entreprise, ou qu’elle s’achève sans qu’ils aient part au triomphe. Car c’est assez pour la gloire de l’instrument d’avoir eu part à ce qui a produit le triomphe. 17 C’est-à-dire, en cachette. « Chapelain veut suggérer que Mesnardière, qui avait attaqué la Pucelle , était docteur ; faux titre » (Alfred C. Hunter, Lexique de la langue de Jean Chapelain , Genève : Droz, 1967, p. 43). 18 Poème épique du poète romain Stace. Voir supra la note 122 du chapitre 2 (I). Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 152 On ne nie pas que dans la plupart des Entreprises Héroïques, le Héros ne soit couronné avec l’Action, et que la constitution, où cela se rencontre ne soit raisonnable et de bienséance. Mais on nie qu’elle soit de nécessité, et qu’un évènement, qui de soi est heureux, puisse devenir malheureux par le malheur personnel de celui qui en a été la cause. C’est pour cela qu’à parler équitablement, jamais on n’appellera malheureux le gain des batailles de Ravenne et de Lützen , encore que Gaston de Foix 19 et Gustave Adolphe 20 y aient perdu la vie ; pource que la victoire est ce qu’on cherchait en donnant ces batailles, et non pas la conservation des Géné -[p. 14] raux . En effet si cette conservation des Généraux en eût été la fin, il eût fallu que tout l’effort des Troupes Françaises et Suédoises eût été employé à empêcher que ces deux Grands Hommes ne périssent, au lieu d’être employés à faire périr leurs Ennemis ; comme il arrive, dans les convois, et dans les escortes, où la fin des troupes n’est pas de vaincre, mais de conserver et de mettre en sûreté, ou les vivres, ou les personnes, dont on les a chargés. Je pourrais dire en plus fort termes encore, que la Destruction de Troie n’est pas moins heureux événement pour les Grecs quoiqu’ Achille 21 y eût perdu la vie, tout fatal qu’il était à sa perte, si les deux exemples allégués ne suffisaient pas. De ce raisonnement qui est fondé sur les principes de l’Art, il s’ensuit nécessairement que le choix de l’Entreprise de la Pucelle pour une Épopée, est fort bon , en ce que cette Entreprise a été heureuse pour la fin , quoiqu’elle ne l’ait pas été dans ses moyens , et que la Pucelle même, qui en était le principal instrument y ait en apparence été malheureuse. Contre cette conséquence ce que vous supposez que le Titre du Poème étant la Pucelle, on doit s’attendre que la fin du Poème sera de traiter principalement d’elle , n’est d’aucune considération ; Cela est bon pour des esprits minces, et que la seule ombre de la raison peut persuader. Pour les [p. 15] esprits solides, et qui ne croient que sur bons gages, cet argument est frivole, et ne fait que blanchir. Si le Poète n’eût donné pour Titre à son Ouvrage que celui de la Pucelle , il y aurait eu plus de couleur, bien que les Titres de plusieurs Tragédies 19 Il s’agit de Gaston de Foix (1489-1512), duc de Nemours. Il fut tué lors de la bataille de Ravenne, en Italie. 20 Il s’agit de Gustave II Adolphe (1594-1632), roi de Suède. Il fut tué lors de la bataille de Lützen, en Allemagne. 21 Sur Achille, voir supra la note 95 du chapitre 1 (I). Réponse du S r de la Montagne au S r du Rivage 153 anciennes et modernes, Grecques, Latines, Italiennes, fassent souvent la moindre partie de leur sujet, et que cette justesse de Titre, qui en soi est très louable, ne paraisse pourtant pas nécessaire absolument. Mais le Poète ayant ajouté l’autre Titre, ou la France délivrée , et l’ayant mis le dernier, comme le principal, il est clair que son seul dessein n’est pas de traiter de la Pucelle , ainsi que vous vous l’êtes figuré, mais qu’il l’est encore de traiter de la délivrance de la France par elle , de cette délivrance comme de l’objet et de la fin de cette Entreprise ; et de la Pucelle comme du premier et du merveilleux de ses moyens et de ses instruments . Cela se confirme par l’exemple du Tasse qui, bien qu’il ait donné deux Titres à son Ouvrage, a néanmoins entendu que celui de Goffredo ne représentât que l’instrument , et que celui de Gerusalemme liberata , en marquait la véritable fin ; ce qu’il a bien montré par le Titre de Gerusalemme liberata qu’il donna seul d’abord à son Poème, sans y joindre celui de [p. 16] Goffredo par celui de Gerusalemme conquistata qu’il lui donna lorsqu’il le réforma pour faire voir que son principal objet, en l’une et en l’autre, avait toujours été l’Entreprise , et non pas l ’Entrepreneur 22 . Vous êtes bien étonné sans doute, Monsieur du Rivage, de voir votre proposition éclaircie et détruite de cette sorte, après vous être imaginé si légèrement qu’elle avait détruit la Constitution du Poème de la Pucelle. Mais vous le serez encore bien plus lorsque je vous aurai prouvé que, quand même, comme Instrument, il serait nécessaire que la Pucelle eût achevé son Entreprise, à la manière d’Énée 23 et de Godefroi 24 , c’est-à-dire de cette seule manière que communément on appelle heureuse , et en laquelle l’Instrument est aussi bien couronné que l’Action ; on peut encore soutenir, que pour avoir souffert une mort indigne de sa belle vie, par la barbarie de ses Ennemis, elle n’a pas fini pour cela moins heureusement sa course, et n’a pas eu une couronne moins glorieuse ; et que par conséquent, de ce côté-là même, le Poème n’aurait pas une moins bonne Constitution. Voulant expliquer cette énigme, j’ai besoin de découvrir au Public quelque chose de ce que le Poète n’a communiqué jusqu’ici qu’à peu de ses intimes [p. 17] Amis, afin de suspendre davantage les esprits dans l’incertitude des moyens dont il se servirait, pour le dénouement 22 Voir supra la note 31 du chapitre 1 (I). 23 Sur Énée, voir supra la note 70 du chapitre 1 (I). 24 Sur Godefroi, voir supra la note 21 du chapitre 2 (I). Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 154 de sa Fable. Il est vrai que la semence de ce secret est jetée dans le huitième Livre, lorsque la voix prophétique prédit à la Pucelle comment elle finira ses jours ; Par l’Anglais tu mourras, et rendant les abois Ta mort sera ta vie, et le mort de l’Anglois 25 . Et que le Poète, qui non plus qu’Homère ne fait pas un pas à l’aventure, en peur avoir donné visée, aux Lecteurs attentifs, curieux et nourris dans la conduite de ces grands Ouvrages. Il me pardonnera, s’il lui plaît, cette petite infidélité, puisque je ne la lui fais que pour son honneur ; qui étant lâchement attaqué en une matière très considérable, demeurerait avec quelque flétrissure, tout le temps que sa seconde Partie demeurera sans voir le jour ; si pour ce chef, de la mort de la Pucelle, son plan tardait à être éclairci. Le Public peut bien juger que s’il eût voulu faire un Roman de cette Aventure, et non pas un Poème Épique, il eût eu assez de fondement pour altérer l’Histoire, et pour faire survivre la Guerrière au rétablissement des affaires du Roi, en faisant valoir l’opinion que quelques-uns ont eue qu’elle fut délivrée, et [p. 18] depuis mariée au Pays Messin 26 , où il y a encore une famille noble, qui se vante d’en être issue. Mais comme il est certain de toute certitude, que cette Sainte Fille mourut d’une mort tragique à Rouen, et qu’ayant à faire un Poème Épique, c’eût été une faute irrémissible de changer un accident si connu ; au lieu de le changer il résolut de le rectifier, par la sainteté de la Personne, par l’inhumanité des Anglais, et par le secours de l’Invention Poétique, en telle sorte que ce qui avait passé pour un supplice dans la créance commune, devint dans la vérité un Martyre triomphant, demandé à Dieu par Elle, et reçu d’elle avec joie quand il l’en eût faite digne, pour les fins que la Providence s’était proposées 27 . Afin de relever 25 La Pucelle , livre VIII, p. 331. Nous avons décidé de ne pas moderniser l’orthographe du mot « Anglois » à cause de la rime. 26 Au Moyen Âge, entité territoriale formée par les villages aux alentours de Metz. 27 Dans son libelle, La Mesnardière avait écrit : « Autrement, Madame (et ceci soit dit, s’il vous plaît, sans manquer de reconnaissance ni de respect envers la mémoire de la Pucelle, à qui la France est obligée) il doit, selon toute apparence, arriver la même chose à son Poème, qu’au Roman Comique de M r . Scarron : duquel il dit fort plaisamment, à son ordinaire, qu’il ne donne point la conclusion, pource qu’il ne peut empêcher son Héros d’être pendu à Pontoise » (pages 108- 109 de notre ouvrage). Réponse du S r de la Montagne au S r du Rivage 155 davantage ce Martyre, et de lui donner plus de connexion avec l’Entreprise, il trouva à propos, en formant le plan de son Poème, sur le pied d’une action non moins Chrétienne qu’humaine de rendre la Pucelle une victime, qui par sa mort volontaire apaisât l’indignation que le Ciel avait conçue contre la France. Considérant que ce Royaume depuis longtemps l’avait attirée par ses crimes, et que la Justice Divine voulait être satisfaite par une punition qui fut proportionnée aux péchés, il estima qu’en faisant immoler la Pucelle innocente, en la place des Français coupables, Dieu s’en contenterait d’autant [p. 19] plutôt que l’Hostie serait plus pure, et se changerait plus charitablement des impuretés d’autrui. Il eut quelque plaisir de voir dans son idée une espèce de rapport entre le salut de l’État procuré par un Mystère ineffable, qui ne souffre point de véritable comparaison. Il crut que dans un Poème Chrétien, comme le sien, il pouvait laisser entrevoir cette lointaine ressemblance, non seulement sans profanation, mais encore avec quelque mérite, d’avoir cherché dans nos Mystères plutôt que dans les cérémonies Païennes, ses principaux fondements, et d’avoir montré la voie de Poétiser selon l’Art, sans sortir des limites de notre créance. Sur ce principe dès aussitôt que la Pucelle est prise, il fait qu’elle 28 soupire après une si glorieuse mort, et qu’elle 29 ne cesse de la demander à Dieu jusqu’à ce qu’elle l’obtienne, lorsque dans la suite des événements, la plupart fondés sur le vrai avec quelques extensions, additions, rapprochements de temps, changements de lieux, et autres accommodements de la Juridiction de la Poésie, il fait que le Martyre de la Sainte, au lieu d’espérer la ruine de la France, comme l’espère l’Anglais, vienne à opérer son salut, et la ruine de l’Anglais même : le tout par des accidents si vraisemblables et si bien enchaînés, avec des reconnaissances et des con-[p. 20]versions si nouvelles et si inespérées, qu’il n’est point de Poème Épique qui jusqu’ici ait rien fait voir de pareil. C’est ce qui fait dire au Poète dans son Épître dédicatoire que le plus important de l’Ouvrage restait exécuter 30 . Je 28 Nous avons remplacé « quelle » par « qu’elle ». 29 De nouveau, nous avons remplacé « quelle » par « qu’elle ». 30 « Recevez, MONSEIGNEUR, avec votre humanité ordinaire, ce zèle ardent qui m’a toujours embrasé pour Vous, et pour Votre Auguste Maison, et, par votre généreuse bonté, continuez à soutenir mon courage, qui, sans elle, pourrait s’affaiblir, dans le reste et le plus considérable de l’Entreprise » ( La Pucelle , « Épître », onzième page). Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 156 dis maintenant que ce fantôme du supplice ignominieux de la Pucelle, et cette ignorance, si ingénument avouée par vous, de la part que la Fille pourra prendre à ce qu’il y a du Poème à achever 31 , se dissipent et s’évaporent devant ces simples rayons de la conduite qui a été tenue par le Poète, pour le rendre tout ensemble Historique et Poétique, vraisemblable, et merveilleux. Ce n’est pas que je m’étonne de votre étonnement, vous connaissant par vos frivoles discours pour un homme fort vulgaire ; puisque de bien plus honnêtes gens que vous ne serez jamais, ont été presque aussi en peine que vous de la même chose. Le Poète a aussi sujet d’en tirer une grande satisfaction, voyant produire dans les esprits cette inquiétude, et ce doute qu’il avait eu intention d’y faire naître, lorsqu’il traça cet endroit de son plan. Que si l’on me demandait comment ce Martyre peut passer pour une action de la Pucelle dans le Poème ; je répondrais premièrement [p. 21] que dans la Morale les actions et les souffrances tombent également sous le genre des actions humaines ; la prison de Marius 32 , et la mort de Regulus 33 n’étant pas moins mises au rang de leurs actions que leurs combats, et que leurs Victoires. Je dirais encore bien plus fortement que dans la doctrine du Christianisme, sur laquelle 34 roule tout cet Ouvrage, le Martyre en particulier se nomme un combat , lequel est d’autant plus glorieux qu’il est plus sanglant, et dont la victoire consiste en la mort de celui qui souffre. D’où il s’ensuit que la Pucelle mourant Martyre par les mains des Anglais pour le salut de le France, non seulement les combat, mais encore les surmonte, et en les surmontant pèse la délivrance des Français plus efficacement que Charles 35 et ses Capitaines, lorsqu’ils les battaient à la campagne, et qu’ils les poussaient jusqu’au-delà des mers ; parce que son combat était plus Saint que les leurs, et que ses souffrances étaient plus grandes. D’ailleurs il n’importe de quelle manière on meure en combattant les Ennemis de son Pays pourvu que la mort qu’on endure 31 Voir la page 103 de notre ouvrage. 32 Il s’agit de Caius Marius (157 av. J.-C.-86 av. J.-C.), général et homme politique romain. À la suite de la guerre civile entre lui et Sylla (138 av. J.-C.-78 av. J.-C.), Marius s’exila en Afrique. 33 Il s’agit de Marcus Atilius Regulus (vers 307 av. J.-C.-vers 250 av. J.-C.), général et homme politique romain. Il fut capturé lors de la bataille de Tunis. On raconte qu’il fut enfermé dans une cage et qu’il mourut de privation de sommeil. 34 Nous avons remplacé « laquel » par « laquelle ». 35 Sur Charles VII, voir supra la note 90 du chapitre 1 (I). Réponse du S r de la Montagne au S r du Rivage 157 serve à les défaire. La mort violente et tyrannique reçue par les mains de ses Ennemis pour la cause de sa Patrie, ne passe pas même pour ignominieuse . [p. 22] Bien qu’elle ne contribue point à les vaincre ; et personne ne s’est jamais avisé de trouver de la honte dans celle que firent souffrir les Carthaginois à Regulus, ce Romain, en qui la vertu était égale à la mauvaise fortune ; lorsqu’il l’alla mettre entre leurs mains, après avoir déconseillé à ses Citoyens une paix désavantageuse. Cela étant on aurait grand tort, de vouloir imaginer rien de honteux dans la mort de la Pucelle, prise les armes à la main, et mise cruellement à mort par les Ennemis de son Roi, contre le droit des gens, et la discipline militaire. Comme c’est la cause , et non pas le tourment , qui fait le Martyre ; c’est aussi le crime , et non pas la peine , qui fait le supplice. Pour la Pucelle, elle a fait en quelque sorte parmi les Français Chrétiens ce que les Decies 36 firent autrefois parmi les Romains Idolâtres. Elle s’est volontairement immolée comme eux, pour acquérir la victoire à sa Patrie par son trépas. Et qui doute qu’un Poème Épique, dont le sujet serait, la Guerre où les Decies se dévouèrent pour leur Pays , ne fût un poème régulier, et à toute épreuve, bien que les Héros perdissent la vie sous le fer des Ennemis. Cette espèce qui est la nôtre a son fondement sur la maxime établie, qu’il importait [p. 23] peu pour rendre bon un sujet d’Épopée, que les moyens en périssent, pourvu que la fin en réussisse . Au reste, pour montrer que ces immolations volontaires, aussi bien que chez les Chrétiens, elles étaient estimées dignes de la Trompette, lorsqu’elles se faisaient pour le salut de la Patrie ; il ne faut que voir celle que fait Ménécée 37 , dans la Thébaïde, lorsque enflammé d’un zèle inspiré des Cieux, pour délivrer Thèbes des malheurs qui la pressaient, il se sacrifie lui-même sur ses murs, à la vue des deux Armées, prétendant expier par là tous les crimes dont ses compatriotes étaient chargés. Ce que fait la Pucelle, en s’offrant pour victime à Dieu, afin de racheter par ses peines, tous les crimes dont la France était souillée est la même chose, si ce n’est moins encore, que ce que voulait faire Saint Paul 38 , 36 « Les Decies, deux Généraux Romains, se dévouèrent à la mort pour obtenir la victoire à leurs troupes en deux batailles différentes » (Claude Le Ragois, Instruction sur l’histoire de France et romaine , Paris : Pralard, 1687, p. 205). 37 Fils de Créons, régent de Thèbes, dans la mythologie grecque. Dans La Thébaïde de Stace, Ménécée se tue volontairement afin de garantir la victoire de Thèbes. 38 Il s’agit de Paul de Tarse (mort vers 67), apôtre de Jésus-Christ. Il fut décapité à Rome. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 158 lorsqu’il demandait à Dieu, d’être fait Anathème 39 pour ses frères. C’est la même chose, si ce n’est moins aussi que ce que fait Ménécée en se sacrifiant pour son Pays. L’Art, dans la bonne, et dans la mauvaise Religion, trouve son compte également. Aussi le Poète Chrétien qui fait une Épopée selon les coutumes et les mœurs du Christianisme, ne doit [p. 24] songer à rien plus qu’à employer dans son Ouvrage des manières d’agir, qui aient de l’analogie avec celles qu’ont employées les Poètes Païens, chez lesquels on peut dire que le Poème Épique a pris sa naissance ; afin de satisfaire à l’Art, sans blesser la sainteté de la Foi, et afin d’embellir la composition de ces sortes de Pièces qui en font la majesté principale, et les plus dignes ornements. Quant à cette assurance que vous dites avoir qu’il n’y a aucun des Poèmes Épiques connus, où il n’y ait rien d’approchant d’une telle catastrophe 40 , encore une de vos témérités de de vos ignorances. C’est comme vous juriez qu’il ne s’en était jamais fait dont les Femmes eussent été la matière . Et si je vous en montrais un, très fameux, et très excellent, et incomparablement plus auguste pour le sujet, que celui de la Pucelle, que diriez-vous ? Il n’est pas seulement allégué, comme celui de l’Amazonide 41 . Il est en être et depuis plus d’un Siècle dans les mains de tous les Savants. Mais c’est que vous n’êtes rien moins que savant, quoique vous tranchiez de l’habile homme. Vous faites accroire aux simples que vous l’êtes ; et que vous êtes de ce nombre, vous vous le faites accroire à vous-même. Pour nous, nous ne le croyons nulle-[p. 25]ment, et nous empêcherons bien à l’avenir les simples de le croire. Enfin il vous le faut montrer. Un des plus grands Poètes Latins d’Italie au commencement du Siècle précédent, invité par les Papes Léon X 42 et Clément VII 43 à faire le Poème de la Rédemption du Genre humain en vers Héroïques le composa sous le nom de la Christiade , et en mérita le nom de Virgile Chrétien 44 ; tant sa pureté, sa gravité, et sa sublimité répondent à la dignité du sujet, et 39 Condamnation, réprobation sévère. 40 Voir la page 103 de notre ouvrage. 41 Voir supra la note 12. 42 Il s’agit de Giovanni di Lorenzo de’ Medici (1475-1521). Il fut pape de l’Église catholique de 1513 à 1521. 43 Il s’agit de Giulio di Giuliano de’ Medici (1478-1534). Il fut pape de l’Église catholique de 1523 à 1534. 44 Il s’agit de Marco-Girolamo Vida. Voir la note 6 du chapitre 1 (I). Réponse du S r de la Montagne au S r du Rivage 159 tant il a de ressemblance au style et au caractère de ce Prince des Poètes. Voilà ce Poème que vous assuriez toute à cette heure qui n’était point par la nature, et qui toutefois sert d’exemple à Monsieur C. pour la catastrophe du sien ; c’est-à-dire qui vous doit empêcher de la trouver étrange, à moins que d’être quelque ennemi déclaré de la Croix, et de l’Homme Dieu, qui y a voulu souffrir la mort pour nous. Car, comme je l’ai déjà dit, la Pucelle est une image bien qu’éloignée et grossière du Rachat de la Nature humaine engagée au Prince des Ténèbres, par la transgression de notre premier Père. Notre Poète dans une Aventure, où la sainteté tenait une notable place, Chrétien et agissant dans les mœurs Chrétiennes, et l’Histoire lui fournissant une mort, qui avait [p. 26] quelque ressemblance avec celle du Roi des Chrétiens, ne pouvait rien faire de mieux que de tourner son sujet à une respectueuse et lointaine imitation de ce Mystère adorable. Aussi l’a-t-il fait par une élection judicieuse, et s’il y paraît de la nouveauté, il se peut flatter de la pensée d’y avoir un plus grand mérite ; puisque la nouveauté dans les Poèmes fait la principale vertu du Poète, et répond mieux à la qualité d’ Inventeurs lorsque la nouveauté tombe dans les règles, et qu’il a l’industrie de la bien employer. Cela vous passe , dites-vous, Monsieur du Rivage, et je n’en suis pas surpris. Vous ne puisez pas aux sources, vous ne buvez que de l’eau trouble, tirée des égouts du Parnasse. Les Muses ne vous souffrent que dans leur Basse-cour, et toutes les nouvelles que vous savez s’en sentent. Vos pensées sont prévîtes, vos raisonnements sont confus. C’est assez de n’être pas du commun pour vous déplaire. La grande clarté vous fait mal aux yeux. Si vous me demandez comme je vous connais si bien, masqué que vous êtes, je vous l’avouerai. Je vous ai reconnu d’abord à l’air, et ensuite à la parole. Votre voix vous a trahi étant si mal inspiré, si mal échauffé, et si mal illuminé par les Muses, vous [p. 27] n’aviez garde d’imaginer rien de semblable, à ce que je vous viens de dire, ni de croire que l’Auteur de la Pucelle eût conçu des choses si belles, et si singulières, sur son sujet. Il pourra même arriver, tant vous êtes détraqué, qu’après tout ce que je vous en ai dit, elles ne vous paraîtront ni belles, ni singulières. Mais il suffira que les gens de sens en soient persuadés. Car je n’ai pas entrepris de guérir les incurables. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 160 Io non ho tolto à sbizzarrire un matto 45 . Je ne m’arrêterai point à cette froide expression du pitoyable état où était la Pucelle, lorsqu’elle fut gourmandée et bannie par le Roi, rien n’ayant été employé en toute cette triste rencontre, comme il le devait être, pour produire l’effet qu’on voulait qu’elle produisit . Je vous ferai seulement remarquer, non pas comme une chose rare, puisqu’elle vous arrive si souvent, mais par plaisir, en cette puérile amplification, vous êtes tombé dans une contradiction manifeste, et si grossière, qu’on vous pourrait défier de la renvier par une plus notable même en y essayant ; lorsque vous dites que dans un changement si déplorable elle n’était assistée de qui que ce soit , et que néanmoins une ligne près, vous reconnaissez qu’elle était accompagnée de [p. 28] son frère 46 . Cela n’est pas du style de cette Préface, que la force de la vérité vous fait estimer malgré vous. Au reste, c’est un passetemps que de vous voir promener par les catastrophes des Poèmes Grecs, Latins, Italiens , comme si vous en aviez grande connaissance ; parler de leurs fins à tort et à travers, et prendre encore l’un pour l’autre, en mettant l’ Orlando furioso au rang des Poèmes Épiques 47 ; au lieu que les habiles, non passionnés, n’ont jamais songé à le mettre qu’au nombre des Romans , et non pas même eux qui prétendent en régularité, tels que sont Théagène et Carielée 48 , et quelques autres de nos Modernes. Sur le sujet de ce Poème, il s’en faut tenir à ce que disait l’autre jour un de M rs nos Maîtres, que son irrégularité, et ses mélanges d’aventures et de style lui étaient tout droit d’aspirer à l’honneur de l’Épopée ; mais que c’était une excellente salade Poétique, composée des plus fines herbes du Parnasse, et où le sel et le vinaigre des Muses n’étaient pas épargnés. C’est encore un divertissement fort grand de vous voir prononcer tanquam ex cathedra 49 que Roger est le principal Héros de l’Orlando 45 Il s’agit d’un vers du poème héroï-comique Secchia rapita ( Seau enlevé ) d’Alessandro Tassoni (1565-1635), poète italien. Nous traduisons : Je n’ai pas enlevé un homme fou. 46 Voir la page 103 de notre ouvrage. 47 Voir la page 104 de notre ouvrage. 48 Il s’agit du roman grec les Éthiopiques ou les Amours de Théagène et Carielée d’Héliodore d’Émèse (III e ou IV e siècle), écrivain de langue grecque. 49 Locution latine qui signifie “comme avec autorité ». Réponse du S r de la Montagne au S r du Rivage 161 au préjudice même de l’Orlando et de sa folie 50 , quoique le [p. 29] Titre du livre sui quoi vous vous fondiez tant naguère vous devrait montrer, selon vos maximes, que s’il a regardé quelque Héros en particulier, c’est l’Orlando, et que c’est de lui qu’il a eu intention de faire son sujet et principal. Ce qu’il y a de moins agréable, et même de fort choquant, c’est de voir que de votre autorité maligne et injurieuse à Dieu et à la France, vous nous veniez dire que par le succès de Paris, la Pucelle donne de visibles marques de la fausseté de sa Mission . Cela est insolent, et ne va pas à moins qu’à démentir les Témoignages que nous ont donné du contraire les Papes contemporains, le propre Roi Charles VII, les Historiens du Parti Bourguignons, et jusqu’à ceux qui font profession d’une Foi contraire à la nôtre. Mais ce qui me console de cette audace, c’est de vous voir demander si elle est couronnée comme les autres Héros . Cette question me fait souvenir de votre ignorance qui vous persuade toujours qu’il n’y peut avoir que d’une sorte de couronne ; outre ce que nous avons montré ci-devant, par celle du Martyre , qui est si élevée chez les Chrétiens, qu’elle laisse toutes les autres audessous d’elle. Ensuite vous bouffonnez en profane sur la mort de la Pucelle, traitant son Martyre de supplice, [p. 30] pareil en infamie à celui du Héros de Monsieur Scarron 51 . Pour cela vous mériteriez, raillerie à part, d’avoir le poing coupé. Quoi ! pour ce que Crésus Roi de Lydie fut prêt à être brûlé par Cyrus 52 ; pour ce que Charles Roi d’Angleterre, est mort par la main d’un bourreau 53 ; pour ce que la Reine d’Écosse la Grande Mère souffrit la même violence 54 , leur mort passera pour infâme, et pour égale à celle du Héros de M r Scarron . N’êtes-vous pas bon encore de prétendre que la Pucelle n’ait pas répondu à votre définition de la vertu Héroïque militaire, pour ce qu’elle est tombée entre les mains des ennemis ; comme si tous ses prodiges de valeur à Orléans, à Jargeau, à Patay, à Paris, étaient 50 Voir la page 104 de notre ouvrage. 51 Voir les pages 108 et 109 de notre ouvrage. Sur Paul Scarron, voir supra la note 131 du chapitre 1 (I). 52 Il s’agit de Crésus (vers 596 av. J.-C.-vers 546 av. J.-C.), roi de Lydie. Il fut capturé par Cyrus II (vers 559 av. J.-C.-530 av. J.-C.), fondateur de l’empire Perse, lors de la bataille de Thymbrée. Selon l’historien grec Hérodite, Crésus fut mené sur un bûcher, mais il fut enfin libéré par Cyrus. 53 Il s’agit de Charles I er (1600-1649), roi d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande. 54 Il s’agit de Marie I re d’Écosse (1542-1587). Elle fut souveraine du royaume d’Écosse (1542-1567) et reine de France (1559-1560). Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 162 anéantis par cette prison ; comme si les prisons n’étaient pas des apanages de la guerre ; comme si celles de Jean 55 et de François I 56 Rois de France les avaient empêchés d’être des Héros et de souffrir Héroïquement leur désastre ; comme si dis-je les prisons des Grand Hommes arrivées pour avoir trop opiniâtré le combat, n’étaient pas des preuves évidentes, qu’ils ont porté la vertu Héroïque et militaire aussi loin qu’elle peut aller . Mais , dites-vous, nous ne la considérons ni [p. 31] comme Chrétienne, ni comme Martyre, mais seulement comme Générale d’Armée 57 . Tant pis pour vous Monsieur du Rivage, et pour ceux qui ne la considèrent que comme vous. C’est une pure malice à vous, et un mauvais signe pour votre conscience, aussi bien que pour votre raison. On dirait à vous ouïr, qu’être Héros et Chrétien, être Héros et Martyr implique contradiction (il faut que ce mot de l’École passe) on dirait selon votre sens, que pour avoir la Vertu Héroïque il faudrait être le plus méchant du monde. Pour nous, qui grâce à Dieu, ne sommes pas si méchants, nous la considérons comme l’ Héroïne , comme Sainte , et comme Martyre tout ensemble, sans craindre de nous contredire. Nous la considérons particulièrement ainsi, sur le témoignage du Poète, qui d’abord la traite de Sainte, et sur la foi de l’Histoire, d’où il l’a pris, et à laquelle vous faites profession de vous opposer, comme si vous étiez de race Anglaise, et que vous eussiez renoncé solennellement à votre Pays. Nous nous confirmons dans notre créance par celle du feu Général de L’Oratoire le R. P. Condren 58 , lequel ayant eu curiosité de voir quelque chose de ce Poème, dit plus d’une fois à son Auteur en la [p. 32] présence de M r de Chaudebonne 59 qu’il regardait la Pucelle comme sainte, et qu’il implorait son assistance dans ses besoins . Après avoir tranché si hardiment, sur une matière si délicate et si peu de votre ressort, il n’est pas étrange que vous vous alliez 55 Il s’agit de Jean II, dit « le Bon » (1319-1364), roi de France de 1350 jusqu’à sa mort. En 1356, lors de la bataille de Poitiers, il fut capturé et emprisonné. 56 Il s’agit de François d’Orléans (1494-1547), roi de France de 1515 jusqu’à sa mort. Lors de la sixième guerre d’Italie, il fut fait prisonnier, d’abord en Italie, puis transféré en Espagne. 57 Voir la page 105 de notre ouvrage. 58 Il s’agit de Charles de Condren (1588-1641), docteur de Sorbonne. En 1629, il fut élu deuxième supérieur général de l’Oratoire de Jésus. 59 Il s’agit de Claude d’Urre du Puy Saint-Martin (mort en 1644), seigneur de Chaudebonne. Réponse du S r de la Montagne au S r du Rivage 163 embarrasser dans une Question que vous n’entendez pas mieux que les autres, touchant la duplicité du Héros 60 , ou défendue, ou permise en un Poème Épique . En quoi je remarque, avec d’autres, qu’il faut que par quelque raison secrète, vous ne soyez pas des amis du Comte de Dunois 61 , et que sa gloire vous incommode, de n’avoir remué cette pierre que dans l’appréhension que le Poète ne lui donne, dans la suite de l’Action la part qu’il a droit d’y prétendre, et qu’on ne lui pourrait ôter sans lui faire tort. Toutefois avant que de battre en ruine cette nouvelle machine de la duplicité du Héros , dont vous faites votre capital, je serai bien aise de vous tirer de peine sur l’article de l’emploi du Comte de Dunois , dans la seconde partie de l’Ouvrage. Ce Prince, du consentement de tous les Historiens du Temps, fut l’appui le plus ferme de la fortune de la France, dans l’excès de ses accablements ; et la soutint avec une vigueur sans [p. 33] pareille, et une constance admirable, lorsque son Roi en désespérait ; néanmoins comme la bataille de Rouvray mit les choses dans le dernier désordre et que l’État se trouva réduit à ne pouvoir plus subsister par la seule vertu humaine, jusqu’à avoir eu besoin d’un particulier secours du Ciel ; le Poète qui s’était proposé pour sujet de célébrer une si extraordinaire Aventure, en formant le plan de son Poème, assigna au Comte de Dunois le poste du Héros humain , sur qui principalement roulait l’Entreprise de la Restauration de la France ; et pour la Pucelle , il lui donna le poste d’Héroïne Divine , à lui comme assisté, à elle comme assistante ; sans que cette apparente duplicité de Chef, dans le corps du Poème en fût une véritable en effet ; car le Comte de Dunois demeura toujours le vrai Chef humain , et le vrai Héros du poème, dont la matière ne peut être qu’une Action humaine ; et la Pucelle n’y tient lieu d’autre chose que de la Vertu céleste , qui étant d’un ordre supérieur, peut bien fortifier la vertu humaine dans ses actions, mais qui, d’autre côté n’étant pas de même nature, ne peut pas donner un second Chef au Corps dont la vertu humaine est l’Âme 62 . Il en est de cela [p. 34] comme il serait 60 Voir la page 106 de notre ouvrage. 61 Sur le comte de Dunois, voir supra la note 68 du chapitre 1 (I). 62 Cette idée avait déjà été exprimée par Chapelain dans sa préface de La Pucelle : « […] bien que j’aie fait prendre à la PUCELLE une part fort considérable, en ce Succès, je ne l’ai pas tant regardée, comme le principal Héros du Poème, qui, à proprement parler, est le COMTE DE DUNOIS, que comme l’Intelligence qui l’assiste efficacement dans l’Entreprise qu’il s’était proposée, de délivrer la Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 164 d’un Prince qui viendrait à être assisté dans son dernier besoin par un plus grand Prince que lui ; desquels cependant on ne pourrait pas dire que l’union fût monstrueuse, ni qu’elle fût deux Chefs en un même Corps ; et quand la victoire aurait été obtenue, par une si utile assistance, celui qui aurait reçu le secours, n’en passerait pas moins pour le principal vainqueur, comme celui qui aurait employé ses forces en qualité de principales, et celles du secours en qualité d’accessoires. Sur ce fondement de l’emploi donné à la Pucelle en qualité d’Assistante, d’un ordre supérieur, et plus qu’humain , le Poète a toujours gardé son droit au Comte , en lui conservant le 63 poste de Héros principal humain ; d’autant plus que ce qui se fît de plus grand pour la délivrance de l’État se fit par lui, sans elle, après elle. De sorte que pour faire justice à la vertu, et pour conserver la vérité de l’Histoire, autant que la Poésie le permet, l’Auteur ayant fait agir la Pucelle dans la Première partie de l’Ouvrage, ne lui a laissé dans la Seconde que le pouvoir de souffrir , par où la carrière est demeurée libre au Comte, afin d’achever aussi [p. 35] bien sans cela le rétablissement de l’État, comme il en avait soutenu les ruines, avant qu’elle fût venue lui prêter la main. Ce que le Poète a 64 fait par un pur mouvement d’équité, la matière l’y portant d’elle-même, sans qu’aucun bas intérêt l’y ait convié, en faveur de l’illustre Maison de Longueville 65 , des Princes, de laquelle il n’avait pas l’honneur d’être connu lorsqu’il commença son Ouvrage. Au contraire le bruit qui s’était répandu de ce haut dessein lui attira le favorable traitement et les grâces signalées dont elle l’a depuis comblé. D’ailleurs les utiles emplois dont il s’est défendu, en des ovations recherchées par des Personnes considérables, font bien voir combien il est peu sensible à tout autre intérêt, qu’à celui de la bonne réputation, et de la solide gloire. Mais, pour revenir à notre point, agir comme il a fait dans une Constitution de Poème mêlé de Divin et d’humain , ce n’est pas perdre France de la tyrannie des Anglais » (La Pucelle , n. p. ; vingtième page de la préface). 63 Nous avons remplacé « la » par « le ». 64 Nous avons remplacé « à » par « a ». 65 Sur le duc de Longueville, voir supra la note 24 du chapitre 1 (I). Réponse du S r de la Montagne au S r du Rivage 165 la Tramontane 66 , comme vous eussiez fait si vous eussiez été en sa place ; c’est agir de tête, et c’est conserver à chacun ce qui lui appartient. Je dirais c’est mériter une louange peu commune, si j’étais ici pour louer ce qui est louable, et non pas pour défendre ce qui n’est pas digne [p. 36] d’être blâmé. Et que le Titre de la Pucelle plutôt que celui de Dunois ne vous arrête point. Car outre qu’il n’y a point de compétence entre les choses Divines et les choses humaines , et qu’en ces matières mêlées, lorsqu’il s’agit de les nommer, A potiori fit denominatio 67 ; Je sais de bonne part que le Comte ne se fâche point de cette préférence qu’on a donnée à la Pucelle sur lui. C’est un fort courtois Chevalier, et qui ne dispute jamais rien aux Dames, beaucoup moins à celles à qui il a de l’obligation. Vous voyez, M r . du Rivage par cette exposition que je vous ai faite du dessein de notre Auteur, qu’encore qu’il y ait deux Héros dans son Poème, il ne tombe pourtant pas dans l’inconvénient que vous avez appréhendé, et vous connaissez maintenant que l’Action du Comte de Dunois peut être substituée sans irrégularité à l’Action de la Pucelle . Mais voyons à notre tour si ce que vous dites des doubles Héros de l’Arioste et du Tasse est bon, et si quand il le serait, vous en pouviez rien conclure contre la duplicité de ceux de la Pucelle 68 . Ce qu’il y a d’admirable, c’est que vous bronchez dès le premier pas en cherchant le principal Héros du Poème de l’Arioste , comme [p. 37] si l’Arioste avait eu dessein de chanter Roger en particulier, et non pas, le donne e i Cavalieri 69 en général ; et comme si son Poème, qui n’est qu’un Roman libre, et qu’un pot-pourri d’aventures de Chevalerie, eût requis cette distinction d’ Héros principal qu’on souhaite dans les Épopées régulières . Voilà pour un, et c’est autant de rabattu sur notre érudition légère. Pour les deux Héros du Tasse, vous prenez bien brusquement parti, sans en alléguer la moindre raison du monde. À vous voir prononcer sur ce point, aussi résolument que vous faites, on vous 66 L’expression « perdre la tramontane » signifie « ne plus savoir ce qu’on fait ni ce qu’on dit ». 67 Nous traduisons : Les dénominations se tirent des parties principales. 68 Voir la page 106 de notre ouvrage. 69 Femmes et chevaliers. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 166 prendrait pour quelque Moderne Pythagore 70 , si l’on ne savait qu’il n’y a pas tant de sûreté à votre αυτοσ εφα 71 qu’au sien. La preuve en est toute claire, sans aller plus loin, et vous n’aurez pas moins à les chanter pour le Tasse que pour l’Arioste. Car j’ai à vous dire qu’avec une licence beaucoup plus grande que celle des deux Héros de la Pucelle , les deux Héros de la Gerusalemme sont tous deux principaux chacun en son genre, l’un per il capo, l’autre per la mano 72 . J’ai encore à vous apprendre que dans l’intention du Tasse Rinaldo que vous jugez le moins principal, est celui qui a la première place ; le Poème n’ayant été entrepris que pour lui [38] comme pour le Chef de la Maison d’Est, qui était l’attachement du Poète. Sa qualité de principal se fait voir encore en ce que son absence recule l’entreprise, et en ce que son retour l’achève, le bien et le mal de l’Aventure tournant sur la personne, et sa personne étant déclarée fatale et nécessaire à lui donner accomplissement. De la même sorte qu’Achille est le principal Héros de l’Iliade à l’exclusion d’Agamemnon 73 même en tant qu’il est le Guerrier fatal sans lequel l’Entreprise ne peut réussir. Ainsi vous vous abusez en tout de croire qu’il importe à l’Arioste d’avoir un Héros principal , de croire que Goffredo soit plus essentiel à la Gerusalemme que Rinaldo , et de vous imaginer que M r . C. ait suivi leurs mauvais modèles , comme vous les appelez 74 . Car vous avez pu voir qu’il n’a nullement suivi leurs modèles, quand ils seraient bons ; qu’il a suivi une idée plus châtiée et moins commune, et qu’il les a honorés et respectés sans leur être à charge, et sans avoir rien emprunté du leur. Je ne vous parle point de cette fantaisie qu’il semble que vous ayez, qu’il n’y puisse avoir qu’un Héros dans chaque Poème . Si vous l’avez en effet, c’est que selon la confusion de vos con[p. 39]naissances vous prenez l’unité du Héros qui ne fut jamais nécessaire dans l’Épique ordinaire , pour l’unité de l’Action qui y est absolument requise. L’exemple de l’Iliade et de la Jérusalem le justifie. Car il n’y a pas pour deux Héros en l’un et en l’autre, témoin 70 Il s’agit de Pythagore (vers 580 av. J.-C.-vers 495 av. J.-C.), astronome et mathématicien de la Grèce antique. 71 Locution grecque qui signifie « il l’a dit ». Cette phrase fut utilisée par les disciples de Pythagore lorsqu’ils citèrent leur maître. 72 Mots italiens. Nous traduisons : pour la tête ; pour la main. 73 Roi de Mycènes. 74 Voir la page 106 de notre ouvrage. Réponse du S r de la Montagne au S r du Rivage 167 les Agamemnons, les Achilles, les Ménélas 75 , les Ajax 76 , les Ulysses 77 , les Diomèdes 78 ; témoin les Goffredo 79 , les Renauds 80 , les Tancrèdes 81 , les Raymonds 82 ; sans parler des Hectors 83 , des Troïlos 84 , des Sarpédons 85 du Parti Troyen, ni des Solimans, des Argants, des Clorindes du Parti Païen 86 . Et que dirai-je des Argonautiques 87 du Poète grec et du Poète latin qui dans leurs Ouvrages n’ont point de guerriers qui ne seraient des Héros ? Pour l’unité du Héros elle est seulement nécessaire dans l’Épique extraordinaire , comme celui qui chante les aventures d’un seul homme tel que le Poème de l’Odyssée 88 , celui de l’Hércoléïde 89 , celui de la Théséide 90 . Car l’Énéide 91 est du genre mixte. Je laisse, dis-je cette fantaisie sans m’y arrêter davantage, parce que l’ambiguïté de votre expression ne me donne pas lieu tout à fait de vous en convaincre. Mais je ne vous laisserai pas passer ce que vous dites que le Poète par sa propre confession n’avait eu d’abord que la Pucelle pour objet , comme s’il n’eût songé au Comte de Dunois que depuis, par des pensées d’intérêt préjudici [p. 40] ables à la gloire, et pour des fins particulières 92 . Par votre permission, M r . du Rivage, vous ne dites pas 75 Roi de Sparte et frère d’Agamemnon. 76 Héros de la guerre de Troie. 77 Sur Ulysse, voir supra la note 16 du chapitre 2 (I). 78 Roi d’Argos et l’un des héros grecs de la guerre de Troie. 79 Voir supra la note 21 du chapitre 2 (I). 80 Voir supra la note 29 du chapitre 2 (I). 81 Tancrède est un chevalier chrétien dans La Jérusalem délivrée du Tasse. 82 Raymond de Toulouse est le commandant des fidèles lors de la prise de Jérusalem dans La Jérusalem délivrée du Tasse. 83 Sur Hector, voir supra la note 13 du chapitre 2 (I). 84 Prince troyen, dans la mythologie grecque. 85 Fils de Zeus et d’Europe, dans la mythologie grecque. 86 Soliman, Argant et Clorinde sont des personnages de La Jérusalem délivrée du Tasse. 87 Épopée grecque en quatre chants écrite par le poète grec Apollonius de Rhodes (III e siècle av. J.-C.). 88 Sur l’ Odyssée , voir supra la note 95 du chapitre 1 (I). 89 Il s’agit peut-être d’un fragment épique souvent attribué au poète grec Hésiode (VIII e siècle av. J.-C.) au sujet d’Héraclès. 90 Il s’agit du poème épique Teseida delle Nozze d’Emilia de Giovanni Boccaccio (1313-1375), poète et écrivain italien. 91 Sur l’Énéide, voir la note 96 du chapitre 1 (I). 92 Voir la page 106 de notre ouvrage. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 168 la vérité. Jamais le Poète n’a confessé une chose si fausse et si forte contre sa conscience. Vous le lui faites accroire tout franc , ou plutôt vous le lui voudriez bien faire accroire. Mais il est de dure créance en semblables choses ; surtout il y regarde à deux fois quand elles viennent de vous. Pour moi, je n’en suis point plus persuadé que lui. Car ayant reçu l’Épître et la préface, je n’en ai pas trouvé un mot. Au contraire, j’y ai vu que la Pucelle avait été formée sur le modèle des actions de M. de Longueville, et que son seul intérêt l’avait fait préférer à tant d’autres grands sujets pour s’arrêter à elle à leur exclusion. En effet bien qu’il en eût conçu le dessein avant que d’être connu de ce Prince, et qu’il en eût même commencé l’exécution devant que de savoir qu’il l’y dût intéresser, il est pourtant vrai que ce qui le détermina à le suivre fut la part que ce Prince y daigna prendre. La générosité qu’il témoigna au Poète en cette occasion l’affermit dans son projet, et lui fut rejeter tous les autres sujets qui s’of[p. 41]fraient à lui en foule. Elle l’obligea même à chercher dans les Vertus de ce Héros de quoi embellir son Héroïne ; et ne fut en cela rien de bas, ni qui sentit son intérêt , puisqu’il ne le faisait pas pour attirer des faveurs, mais pour reconnaître des grâces ; ou que s’il s’agissait en personne intéressée , était seulement par un intérêt d’obligation indispensable, pour ne demeurer pas ingrat, et sans que sa gratitude pût être soupçonnée de flatterie ; ce Prince pouvant servir d’exemplaire de Vertu Héroïque aux Poètes mêmes, qui n’auraient jamais ressenti les bienfaits. Voilà une grande honte pour vous, et une imposture qui vous doit rendre bien suspect dans le reste de votre Satire. Après ces premiers foudres bruts aussi maladroits que ceux du Jupiter de Lucien 93 , et qui n’ont eu autre effet que de retomber sur votre tête, vous en préparez de nouveaux, mais d’une main assez tremblante ; Car voulant mener par la main votre Infante au jugement qu’elle doit faire de ce Poème , vous l’avertissez d’abord de se garder de la préface comme d’un écueil, et de la considérer comme une séductrice qui par de belles apparences, de paroles spirituelles et éloquentes, et une adresse insinuante et fine la pourrait bien induire en erreur , [p. 42] et pourrait bien lui faire trouver bonne une 93 Il s’agit de Lucien de Samosate (vers 120-vers 180), satirique et rhéteur de Commagène, en Anatolie. Nous avons de lui de nombreux ouvrages, y compris Jupiter confondu et Jupiter le tragique . Réponse du S r de la Montagne au S r du Rivage 169 Constitution si mauvaise 94 . Et certes ce n’est pas sans raison que vous allez au-devant de cette méchante Préface. Car à vous en parler franchement, elle ne peut demeurer debout que votre libelle ne tombe, et la prévoyance de celui qui l’a faite, a été telle en la faisant, qu’elle lui sert d’un inébranlable appui pour son édifice, bien qu’il y ait peu de choses à fond. Je vous avoue même que je ne vous dis rien ici qui ne soit compris en vertu dans cet Écrit. Enfin c’est une arme fort dangereuse pour votre petit savoir, et pour votre grande malice, et il en revient de bon à son Auteur qu’au moins vous lui accorder la qualité d’ excellent Orateur , en lui déniant celle de bon Poète . Acharné comme vous êtes contre lui, il ne se devait pas attendre à cette bizarre courtoisie. Enfin, par ce que vous dites vous-même, j’aurais sujet de croire qu’il ne serait pas tout à fait dépourvu d’esprit, si vous ne disiez plus bas en termes exprès qu’il a des habitudes morales qui valent bien les intellectuelles, et que vous trouvez si plaisant , c’est-à-dire si ridicule , qu’on l’ait loué de science, ou d’habileté . Mais cet entretaillement 95 n’est pas en vous une chose nouvelle et ne sert pas peu à faire juger qui vous êtes, et de quel pays vous venez. Ayant peur que Platon qui lui [p. 43] est favorable ne persuade à votre Dame de Gascogne que les armes ne doivent point être interdites à son sexe, au préjudice d’Aristote qui est de contraire opinion, vous l’avertissez que le dernier est méthodique, et a fait un Traité de la Poétique 96 ; sans vous souvenir qu’il n’est plus question de cela, et que dès le commencement vous avez libéralement concéder en faveur du beau sexe qu’il puisse faire la guerre ou pour le dire en plus forts termes, et en vos termes mêmes, que les Femmes peuvent être le sujet de l’Épopée, sans crime . Posons toujours que vous soyez Normand 97 , et que vous ayez le privilège de vous dédire, les deux raisons que vous alléguez pour maintenir le sens d’Aristote, sont dignes de votre excellente Logique, et de votre jugement merveilleux. Croyez-vous par votre foi que la méthode serve de rien à rendre vraie une chose fausse, et que le manque de méthode fasse qu’une chose véritable devienne fausse. Aristote, selon Pomponace 98 , a cru l’âme morelle, et 94 Voir la page 107 de notre ouvrage. 95 Chapelain invente un nom. Le verbe « s’entretailler », en parlant d’un cheval, signifie « se heurter les jambes en marchant ». 96 Voir la page 107 de notre ouvrage. 97 Rusé, peu fiable. 98 Il s’agit de Pietro Pomponazzi (1462-1525), philosophe italien. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 170 en a traité méthodiquement. Conclurez-vous par là que l’âme soit vraiment mortelle ? [p. 44] Platon l’a crue immortelle et n’en a pas traité méthodiquement. Conclurez-vous delà qu’elle en soit pas immortelle ? Vous voyez de quelle misérable sorte vous conduisez votre raisonnement. C’est à vous à en faire l’application vous-même. Au reste c’est vous faire grâce de vous laisser dire que l’un de ces deux Philosophes est méthodique, et que l’autre ne l’est pas. À bien parler il fallait dire que leurs méthodes sont différentes, que l’une est Dialectique, et l’autre Oratoire , mais toutes deux bonnes, et toutes deux propres à expliquer la vérité. Il est vrai que pour en parler ainsi, il faudrait avoir l’esprit de distinction, qu’on vous a déjà fait voir que vous n’avez pas. Croyez-vous aussi, que pour ce qu’Aristote a écrit de l’art Poétique , il en soit plus croyable que Platon, sur la question si les Femmes peuvent porter les armes ; pource que Platon n’a point écrit de cet Art ? Ce serait bien quelque chose, si le premier avait de propos délibéré examiné dans la Poétique, une telle question, et qu’il eût conclu que l’on [p. 45] ne pouvait employer les Femmes dans les Épopées en qualité de Guerrières . Mais quoi qu’il ait tenu cette opinion dans la Politique, aussi bien que Platon a tenu le contraire dans sa République ; comme il n’en a pas dit un mot dans sa Poétique, c’est bien hors de propos et bien inutilement pour votre fin, que vous alléguez qu’il a traité de la Poétique, et que son Maître n’en a point traité ; pource qu’ils n’ont traité cette question, ni l’un, ni l’autre, qu’en tant que Maîtres de Politique, où elle était naturelle, et non pas en tant que Maîtres de Poétique, où elle eût été étrangère ; et que s’ils l’ont agitée ça été pour leur refuser, ou pour leur accorder cet emploi dans la société, et non pas dans les Poèmes narratifs. Ayant répondu si frivolement au premier point de la redoutable Préface, vous le faites, d’une pire manière encore, au second de la Vertu Héroïque de nos Martyrs, de la militaire de quelques femmes, et de celle de ces généreux Romains qui se sont exposés à l’exil, ou à la mort, pour [p. 46] leur Patrie , disant qu’il n’y a point d’exemple, que ces trois sortes de personnes aient été jugées propres au Poème Épique, et par conséquent 99 . Car premièrement le défaut d’exemple ne conclut rien en matière de raison, et quand une chose est juste, et bonne, il y a plus de gloire à la trouver le premier, qu’à la faire après les autres. En second lieu il n’est point vrai qu’il n’y ait point 99 Voir les pages 107 et 108 de notre ouvrage. Réponse du S r de la Montagne au S r du Rivage 171 d’exemples de nos Martyrs, et je l’ai montré ci-dessus en la personne sacrée du prototype des Martyrs N S J C 100 de la mort duquel le plus beau des Poèmes Épiques modernes a été composé par Vida. Il n’est pas vrai non plus que les Anciens n’aient point trouvé les actions des Femmes guerrières propres à l’Épopée , comme je l’ai prouvé par l’Amazonide de Marsus , et comme on le peut confirmer par la Penthésilée 101 de Q. Calaber 102 , et par la Camille 103 de Virgile , sans parler des Marfises 104 , des Bradamantes 105 , et des Clorindes 106 de nos Modernes. Et ce serait mal répliqué de dire qu’en ces derniers exemples les Femmes ne faisaient pas le principal sujet des Épopées , parce [p. 47] que, pour le fond, c’est la même chose, et qu’il n’y a de différence, que du plus ou du moins, entre être principale Héroïne, ou n’être pas principale. Il n’est pas vrai encore que l’action de ces généreux Romains, qui l’immolaient pour leur patrie, ne pût entrer pour matière dans une Épopée , comme je l’ai établi en la personne des deux Decies, lorsque je montrais la différence qu’il y a entre l’Action et l’instrument de l’Action, et que dans la rigueur de l’Art il n’importe qu’en une Épopée les Instruments soient malheureux, pourvu que l’Action soit heureuse . Vous complaisant néanmoins dans les misérables réponses, à la faveur desquelles vous faites glisser votre Écolière sur ce périlleux Avant-propos ; et vous imaginant qu’elles passeront pour solides, au moins auprès d’elle, et de ses semblables ; vous vous érigez en Réformateur du Plan de cet Ouvrage, et pour éviter l’inconvénient de la fin patibulaire et funeste de la Pucelle , vous proposez l’expédient de terminer son entreprise au sacre et au Couronnement du [p. 48] Roi 107 . Mais c’est que votre petit esprit conçoit toujours le Poème comme entrepris seulement pour l’honneur 100 Notre Seigneur Jésus-Christ. 101 Une reine des Amazones dans la mythologie grecque. Elle fut tuée par Achille lors de la guerre de Troie. 102 Il s’agit de Quintus Calaber, appelé ordinairement Quintus de Smyrne, écrivain grec du troisième ou du quatrième siècle. 103 Femme guerrière dans la mythologie romaine et personnage secondaire dans l’ Énéide de Virgile. 104 Femme guerrière du poème épique Roland furieux de l’Arioste. 105 Héroïne martiale qui apparaît dans le poème épique Roland furieux de l’Arioste. 106 Voir supra la note 121 du chapitre 2 (I). 107 Voir la page 108 de notre ouvrage. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 172 de la Pucelle , au lieu que le Titre vous devait avoir appris que c’était principalement pour la délivrance de l’État ; et cette délivrance fût demeurée imparfaite, si l’on s’en fût tenu au Couronnement de Charles puisque la France ne se pouvait dire bien délivrée que la Ville Capitale, comme son cœur, le siège de son Empire ne fût retournée en la puissance de son Roi. C’est aussi la raison qui a engagé le Poète à donner toute l’étendue de cette Restauration à son Ouvrage, afin de faire un corps, qui eût tête et pieds, commencement, milieu et fin suivant la pratique des bons Maîtres. C’est pourquoi il a établi pour Protase 108 de sa Constitution, la venue de la Pucelle, et son progrès jusqu’à Reims , pour Épitase 109 le trouble qui arrive à l’Aventure ; par le mauvais succès du siège de Paris , et pour Catastrophe le reste jusqu’à la réduction de Paris, par le Martyre de la Pucelle, et par les Actions Héroïques du Comte de Dunois . [p. 49] Je vous demande pardon de ces gros mots de Protase, d’Épitase 110 , et de Catastrophe . Je les prononce avec assez de peine. Mais vous pressez quelquefois si fort les gens, qu’on est contraint d’en venir aux grosses paroles avec vous. Pour vous, vous auriez accordé tout cela à votre mesure, et l’eussiez fait comme vous l’entendez, estropié ou non, parce que vous avez peu de génie, et que vos forces ne vous eussent pas pu mener bien loin. Chacun agit selon ce qu’il est. Au reste une fois pour toutes défaites-vous de cette idée patibulaire qui occupe votre imagination corrompue, sur le sujet de ce Martyre. Regardez cette mort par sa cause, par la Mission de la Pucelle, par la condition de prisonnière de guerre, par celle d’ennemis qu’avaient ceux qui la firent mourir, par la sainte joie avec laquelle elle l’a souffrit, et enfin par l’utilité qu’en reçut la France. La regardant de cette sorte, tout ce que le bûcher vous a imprimé de funeste dans l’esprit se dissipera. Vous le considérerez comme une montagne qui l’approchait du Ciel, où tous ses vœux la [p. 50] portaient, et quand vous l’y verrez consumée, vous la prendrez pour un Hercule Chrétien qui ayant fait la vie laborieuse de l’Hercule Païen 111 , fait une mort, semblable à la sienne, et monte aux Cieux par 108 L’exposition d’un poème dramatique. 109 La partie d’un poème dramatique qui contient les incidents qui font le nœud de l’œuvre. 110 Nous avons remplacé « Pitase » par « Épitase ». 111 Héros de la mythologie romaine, fils de Zeus et d’Alcmène, une mortelle. Il se jeta sur le bûcher et mourut. Réponse du S r de la Montagne au S r du Rivage 173 le même chemin que lui. Cette pensée n’est pas de moi, et je ne l’emploie ici que copiée de deux excellents Hommes. M r . de Malherbe 112 et M r . Guyet 113 , qui l’ont si fort aimée, qu’ils se sont accusés de se l’être dérobée l’un à l’autre. Pour vous faire honte d’en avoir eu une si indigne, je vous mettrai leurs vers. L’Ennemi tout droit violent, Belle Amazone en vous brûlant, Témoignera son âme perfide ; Mais le destin n’eût point de tort ; Belle qui vivait comme Alcide Devait mourir comme il est mort 114 . Malherbe. Rustica sum, sed plena Deo, sed pectore forti, Sed micat eximio regius ore decor. Castra virûm, sed casta sequor, duce Virgine fatum Vertitur, et cantant Virginis arma viri. Redditus hoc sceptris testabere Galle, paternis, Tuque nec id pulsus, sæve Britanne neges. [p. 51] Quod vici pereo, flammas cur objicis hostis ? Et nos Herculea scandimus astra via 115 . Franc. Guietus Andinus Rougissez M r . du Rivage d’avoir eu en cette rencontre infiniment moins de pitié que deux grands personnages qu’on ne soupçonnait point être fort dévots. Pour vous couvrir d’une plus grande confusion j’ajouterai deux extraits de deux petits Poèmes Latins, où la même pensée est employée, l’un est de Girolamo Aleandro Italien. Quin rapida victorix post facta ingentia flamma Major ab edomita surgere visa rogo. Sic post innumeros virtus spectata labores. Non alia Alciden duxit in astra via 116 . 112 Sur François de Malherbe, voir supra la note 68 du chapitre 1 (II). 113 Il s’agit de François Guyet (1575-1655), poète et philologue français. 114 François de Malherbe, Épigramme sur la Pucelle, brûlée par les Anglais . 115 Guyet fait parler Jeanne d’Arc avant sa mort. Elle compare sa mort à celle d’Hercule. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 174 L’autre est de Casperius Gevartius d’Anvers. Nec mortis tibi turpe genus, licet impius hostis Immeritam tristi Virgo, te perdidit igni ; Sic quondam Alcides furiis Livoris iniqui Cum rabidis tertas purgasset et aquora monstris, Oetao superos adiit lustratus ab igni 117 . Il faut voir maintenant si vous serez plus adroit dans vos autres attaques, et avec quel succès vous aurez entrepris de saper le principal fondement du nœud de la Fable [p. 52] pour en faire trébucher l’édifice entièrement. Vous trouvez, à votre compte, que le Roi si oblige, si reconnaissant envers la Pucelle ne peut en aucune manière la maltraiter, et la chasser, sans une brutalité contre la vraisemblance, encore qu’il envoie Amaury tué de sa main, parce que ce Favori l’estimait ruiné auprès de lui 118 . Mais vous prenez tout cela chez vous, et vous n’avez point d’autre témoin de ce que vous avancez que vous-même. Il est vrai que vous ayant reconnu plus d’une fois ennemi de la vérité, nous ne sommes pas obligé de vous en croire à votre seule parole ; Personne au moins ne le croit, et il n’y a rien dans tout votre Libelle, en quoi le Poète et vous soyez plus opposés. Ce que vous vous imaginez si mal imaginé, le Poète le tient mieux conçu, que quoiqu’il ait inventé, pour le mérite et la régularité de son Poème, et s’il avait quelque louange à prétendre en qualité de Poète Épique, ce serait principalement de cette invention. En effet lorsqu’il eut résolu de prendre ce sujet, entre tous les autres, comme celui qui avait le plus de merveille naturelle, et [p. 53] qui regardait le plus l’honneur de son Pays ; en maniant sa matière Historique, il y rencontra l’inconvénient de l’attaque de Paris, qui selon l’apparence ne répondait pas aux autres succès miraculeux, sur qui la vérité de la mission de la Pucelle était fondée. Et comme il savait que le privilège de la Poésie s’étendait 116 Vers latins de Girolamo Aleandro le Jeune (1574-1629), savant italien. De nouveau, il s’agit d’une comparaison entre la mort de Jeanne d’Arc et celle d’Hercule. 117 Vers de Jan Caspar Gevaerts (1593-1666), philologue et poète néo-latin belge. Il fut greffier de la ville d’Anvers. Les vers expriment la même pensée que ceux de Girolamo Aleandro le Jeune. 118 Voir la page 109 de notre ouvrage. Réponse du S r de la Montagne au S r du Rivage 175 jusqu’à pouvoir accommoder l’Histoire Fable, lorsque la vérité nuisait à la vraisemblance, diverses pensées lui passèrent par l’esprit pour cet accommodement, et enfin il s’arrêta à celle de faire lever le siège de Paris par une mutinerie d’armée, et par une dissipation de troupes, qui mît à couvert la mission de la Pucelle, et l’honneur de Charles, à qui ce siège avait mal succédé. Mais la grande difficulté fut à trouver un moyen illustre, vraisemblable, et dans le sujet qui opérât ce soulèvement et cette désertion et qui conservât la dignité de la Pucelle et de Charles. Après plusieurs idées toutes belles, quoique non pas toutes justes ; enfin celle d’une brouillerie entre la Pucelle et Amaury, sur la prétention de la Faveur, fut celle qui lui revint le plus ; tant pource qu’elle portait [54] avec une naturelle aversion contre ceux qui gouvernent et une résolution fixe de ruiner leur pouvoir, même par des entreprises violentes, que pource qu’en particulier c’était le caractère de la Cour de ce Prince, auquel plus d’une fois on fit chasser ses Favoris, et qui en vit tuer un presque entre ses bras, par une faction des principaux de sa suite ; de sorte que lui supposant un Favori Sujet aux mêmes accidents, on satisfaisait à l’Art, sans se trop départir de la vérité, qui est la dernière finesse de l’Invention Poétique ; et ce que les Italiens, après les Anciens, appellent favoleggiar sul vero 119 . Il en feignit donc un en cette qualité, assisté du Conseil de son Père, tous deux très ambitieux et très lâches, mais le Fils très agréable de sa personne, et le Père très habile pour la conduite de la fortune de son Fils. Il leur attribua une maligne Jalousie de la vertu de la Pucelle, qui s’accrut de jour en jour, à mesure que le succès de ses armes l’affermissait dans la puissance. Il les fit agir contre elle en toute occasion auprès du Roi et des troupes, jusqu’à faire qu’ils [p. 55] rappelassent Agnès à la Cour, pour s’en servir à la détruire, bien qu’avant cela, ayant eu la même crainte d’Agnès, ils fussent eu l’adresse de l’en éloigner. Et cet intrigue compliqué, quoique pris de l’Usage du monde, n’était pas l’invention d’un lourdaud, ni d’un homme qui ne le connût pas bien. D’un autre côté il donna à la Pucelle un caractère tout historique, d’une personne sainte, qui n’avait d’intérêt que celui du salut du Royaume, et de l’accomplissement de sa Mission, qui sans orgueil, mais sans bassesse, sans injustice, mais sans complaisance loue ce qui est louable, blâme ce qui est blâmable, et va hautement à la fin. Dans ce caractère il fit que la Sainte voyant le 119 Nous traduisons : dis la vérité. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 176 Favori et son Père traverser cette fin par leurs artifices, et par leur audace, les gourmanda devant le Roi, et mortifia le Roi même, soit dans son affection pour le Favori soit dans son inclination pour Agnès, et par sa juste rigueur le mit en état, non pas de n’avoir pas de respect pour elle, mais de se sentir gêné par sa fermeté, et de souhaiter en son cœur de n’avoir plus besoin d’elle. Y avait-il rien de plus naturel pour un Souverain, [p. 56] envers qui ont dit il y a si longtemps qu’il se fallait servir de paroles de foi , et dont la coutume est que de ne se nourrir que d’encens 120 ; Pour le Roi il lui donna le caractère d’un Prince Vaillant à la vérité, mais faible, changeant, colère et facile à se laisser gouverner par ceux qui étaient bien avec lui, suivant l’Histoire encore, tantôt occupé par Agnès, tantôt possédé par son Favori, ayant toujours son cœur entre les mains de l’un ou de l’autre, et ne laissant à la Pucelle que la seule estime, pour tant de grands services qu’elle lui avait rendus. Il le feignit choqué par elle dans la plus tendre partie de son âme, lorsqu’il lui vit chasser Agnès de son camp, en des termes sévères, et qu’il lui entendit mépriser son Favori, en des termes qui le déshonoraient. De toutes ces dispositions il fit que le Démon intéressé par des raisons vraisemblables dans le parti Anglais, ne pouvant faire mourir la Sainte, tua le Favori du dard de la Sainte 121 , et opéra par Gillon 122 dans l’esprit de Charles que sa raison déjà altérée s’éblouit, et se porta à croire une chose, qui par [p. 57] les circonstances passées et présentes, lui paraissant véritables, lui fit faire, ce que sa colère échauffée par son affection lui pouvait inspirer de pis. Ce fut pourtant quelque chose de moins que ce qu’une passion violente fit faire, environ ce temps-là, à Jean II. Roi de Portugal quand, sur des soupçons apparents, il tua de sa propre main son plus proche parent 123 , et ce que plus d’un Historien a écrit, que Philippe II. Roi d’Espagne se résolut d’exécuter de sang-froid, contre son Fils unique 124 , sur de semblables appréhensions. De l’emportement du Prince contre la 120 C’est-à-dire, de compliments excessifs. 121 La Pucelle , livre XII, p. 482. 122 Le père d’Amaury. 123 Il s’agit de Jean II (1455-1495), surnommé le Prince parfait, roi de Portugal de 1481 jusqu’à sa mort. En 1484, il poignarda Jacques de Portugal, duc de Viseu et de Beja pour avoir conspiré contre lui. 124 Il s’agit de Philippe II (1527-1598), roi d’Espagne de 1580 jusqu’à sa mort. Croyant que son fils, Charles d’Autriche (1545-1568), conspirait contre lui, le roi le fit arrêter. Le prince mourut dans sa prison. Réponse du S r de la Montagne au S r du Rivage 177 Pucelle, il se voit que le Poète, comme par un enchaînement nécessaire, oblige le Ciel à témoigner son indignation contre lui, et à l’abandonner à son sens reprouvé. Il se voit que le Poète, par une suite non moins raisonnable, donne lieu au Démon, désormais libre, par le courroux de Dieu contre Charles, de soulever l’armée, de la dissiper, en faveur du parti qu’il protégeait, et d’empêcher par là l’accomplissement de l’Entreprise. Il faut être bien plus brutal que le Roi, pour ne trouver pas bonne une conduite si [p. 58] délicate, connue et menée de si loin, à la seule fin de sauver les inconvénients marqués et changer en vertu Poétique la vue de l’Histoire ; Il faut, disje, être bien grossier ou bien malin, pour vouloir faire passer ce chefd’œuvre d’invention, pour un défaut dans l’Art, et pour une imagination bourrue. En effet prétendre que l’action de Charles soit une brutalité , comme vous le dites 125 , c’est se connaître en vertus et en vices comme une bête brute ; c’est n’avoir pas la moindre teinture de la Logique, les premiers principes de la Morale. Le Roi par nature aisé à émouvoir, mal disposé pour la Pucelle, attaché à ses inclinations, surpris par les apparences, poussé par Gillon et par le Démon, ne pouvait raisonnablement agir dans cette conjoncture autrement qu’on ne l’y fait agir. La discrétion de l’Auteur a été même fort grande, de conserver au Prince, dans le milieu d’une si furieuse tempête, assez de lumière et de générosité, pour le retenir de tuer celle qu’il voyait venir à lui l’épée à la main, et que Gillon et le Démon lui avaient persuadé qui était devenue son [p. 59] ennemie. Ce que le Poète lui fait faire est au plus une action aveugle, violente, injuste ; de cette sorte d’injustice qu’Aristote désire dans les Sujets tragiques, où la fortune a la principale part, et qui vient plutôt de faiblesse que de malice. Que diriez-vous donc d’Achille lorsqu’il traite Agamemnon de chien 126 , pour lui avoir ôté son esclave, et qu’il se mutine contre lui depuis le 125 Voir les pages 109 et 110 de notre ouvrage. 126 Ah ! cœur vêtu d’effronterie et qui ne sait songer qu’au gain ! Comment veux-tu qu’un Achéen puisse obéir de bon cœur à tes ordres, qu’il doive aller en mission ou marcher à un franc combat ? Car, enfin, ce n’est pas à cause de ces Troyens belliqueux que je suis venu, moi, me battre ici. À moi, ils n’ont rien fait. Jamais ils n’ont ravi mes vaches ou mes cavales ; jamais ils n’ont saccagé les moissons de notre Phthie fertile et nourricière : il est entre nous trop de monts ombreux, et la mer sonore ! C’est toi, toi, l’effronté, que nous avons suivi, pour te plaire, pour vous obtenir aux frais des Troyens une récompense, à vous, Ménélas et toi, face de chien ! » (Homère, l’ Iliade , trad. Paul Mazon, 3 volumes, Paris : Les Belles Lettres, 1937-1938, t. I, chant I, vers 153-157). Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 178 premier de l’Iliade jusqu’au vingtième ; aimant mieux voir prospérer les Troyens que de se porter à secourir les Grecs, dont les affaires étaient perdues ? Appellerez-vous brutalité ce qu’Homère n’appelle que colère ? Vous ne l’oseriez à moins que d’être le Pédant le plus audacieux qu’ait jamais porté férule. Cependant l’action d’Achille avait dix fois moins de fondement que celle de Charles, jeune Prince comme lui, et susceptible comme lui des grands mouvements de la colère. Que diriez-vous donc de Charles VI. Père de celui-ci 127 , lorsque sur l’attentat fait contre la personne de son Connétable 128 , il monte en si grande fureur qu’il en perd la raison, pour tout le reste de sa vie. Appellerez-vous encore brutal ce bon Roi, ce [p. 60] Roi généreux, au lieu de l’appeler colère ? Je vous ai volontiers allégué l’exemple de Charles VI. pour vous montrer que le nôtre était colère de race, et qu’il avait de qui tenir ; et pour vous faire voir que le Poète avait été fort habile de s’être prévalu de cette faiblesse qui est le vice des Héros, afin de lui faire faire, vraisemblablement et utilement, pour le beau nœud de son Poème, l’action qu’il lui attribue en cette occasion. Mais que vous avez de peine à appuyer cette prétendue brutalité de Charles, et que vous avez eu bien besoin de dissimuler la vérité, pour imposer là-dessus aux gens simples ! Quoi ! il n’y a que le Père du mort qui accuse la Pucelle de ce meurtre ! Que fait donc son dard enfoncé dans le flanc du Mort, ce dard qui l’en avait le premier accusée auprès de Gillon, avec tant d’efficace, que lui-même l’en crut coupable, et qu’il en mourut de douleur ? Et pour combien comptezvous cette nouvelle mort de Gillon, qui devait ôter au Roi tout soupçon d’artifice et de mensonge ; d’autant plus que le trouvant auprès de son Fils, et lui entendant assurer [p. 61 que la Pucelle l’avait tuée, il n’y avait rien qui le pût empêcher de croire qu’elle ne l’eût tué entre ses bras ? Quand d’un autre côté vous prétendez que Charles n’aimait plus Amaury, ou que du moins il ne l’aimait plus assez pour montrer un si grand ressentiment de sa mort ; et qu’ainsi le Poète a eu tort de lui faire faire un si grand excès, pour un homme à qui il avait ôté ses bonnes grâces 129 ; vous faites paraître que vous ne savez guère de 127 Il s’agit de Charles VI (1368-1422), roi de France de 1380 jusqu’à sa mort. Il fut victimes d’accès de folie répétés. 128 Il s’agit d’Olivier V de Clisson (1336-1407), commandant suprême des armées royales. 129 Voir la page 109 de notre ouvrage. Réponse du S r de la Montagne au S r du Rivage 179 nouvelles de l’un ni de l’autre, et vous vous montrez aussi peu pourvu de mémoire que de jugement. Comment, vous qui avez ouvert de si grands jeux pour éplucher si malignement leur Histoire, ne vous souvenez-vous point d’avoir vu dans le X e . Livre du Poème, qu’Amaury, tout gourmandé qu’il eût été de la Pucelle, tout affligé qu’il fût de la voir au-dessus de lui, tout diffamé qu’il se vît auprès du Prince et de l’Armée, ne laissait pas d’être aussi puissant et aussi accrédité que jamais à la Cour ? Comment ne vous souvenez-vous point de cette émotion que Charles témoigna à la fin de la harangue de Gillon, sur ce qu’il lui [p. 62] fait sentir le danger que son Favori courait, si l’on poursuivait l’Entreprise, en telle sorte que la tendresse fait violence à son courage, et lui fait renoncer aux combats. Pour moi je m’en suis souvenu tout du premier coup, et il m’a semblé encore lire ce beau vers sur le sujet d’Amaury. Et dans son déshonneur conserve son crédit 130 Et ces autres sur le sujet de Charles. Charles qui le regarde, et voit couler ses larmes, Des valeureuses mains se sent tomber les armes 131 Pouvait-on plus clairement dire que le Favori , tout mésestimé qu’il était, n’en était pas moins aimé de son Maître ? Pouvait-on mieux montrer combien il tenait au cœur de son Prince, qu’en disant que son péril lui fait tomber les armes des mains ? Vous êtes bon de vouloir prouver le contraire par Amaury même, lorsqu’il parle de sa disgrâce, et qu’il doute de pouvoir conserver la faveur, après avoir perdu l’estime . Mais que conclut au plus ce discours et cette plainte d’Amaury, sinon qu’il craignait d’être disgracié, et non pas qu’il le fût en effet ? Pour montrer que ce n’était qu’une crainte, vous [p. 63] voyez qu’en même temps il résolut de faire quelque action courageuse pour se maintenir en son poste . Vous voyez ensuite qu’il accompagne le Héraut 132 , qu’il revient animer le Prince contre l’Anglais , qu’il le signale à l’embrasement des faubourgs , et qu’il se 130 La Pucelle , livre X, p. 417. 131 Ibid. , p. 415. 132 Messager chargé de porter les ordres du prince. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 180 présente à la brèche de la Ville . Et pourquoi pensez-vous que le Poète lui ait donné tous ces sentiments-là, et qu’il lui ait fait entreprendre toutes ces choses qu’afin de le conduire insensiblement à la mort, si nécessaire pour la résolution qui devait former le Nœud de la Fable ? Voyez-vous à cette heure l’artifice de sa Constitution, en un point si principal, et si essentiel à la bonté ? Voyez-vous le Poète possédant bien sa matière, allant bien à sa fin, maniant bien ses moyens, enfin agissant en Maître, et non pas en Écolier comme vous ? C’était par le Roi qu’il fallait prouver la disgrâce d’Amaury, puisque c’était du Roi qu’elle dépendait. Mais vous n’avez garde de le faire, puisqu’en effet le Roi lui avait conservé son crédit au milieu de son déshonneur , puisqu’il ne l’avait point chassé de l’Armée, comme [p. 64] il fit ensuite la Pucelle, puisqu’il le laissait agir dans son service, puisqu’il voulait venger le danger qu’il avait couru par la destruction de Paris même, sans lui avoir dit une fâcheuse parole, ni lui avoir fait le moins du monde mauvais visage, depuis cette rebuffade qu’il lui fit, lorsqu’il le vit se plaindre de la Pucelle à contretemps. Et Charles a été feint agissant avec lui, selon qu’ont accoutumé agir les Princes envers ceux qu’ils honorent de leur bienveillance ; desquels ils peuvent bien quelquefois n’être pas contents, mais qu’ils ne disgracient jamais pour ne les avoir pas en estime. Car si vous ne le savez pas, et vous en avez bien la mine, ce n’est point par estime que les Princes font des Favoris ; cela est bon pour des premiers Ministres, et pour des Généraux d’Armée. C’est par un rapport d’humeurs, et par une force d’inclination, qui ne raisonne point, et qui fait passer par-dessus tous les défauts de ceux avec qui ils ont une sympathie naturelle ; de sorte que rien n’est capable de les en séparer, que quand cette sympathie vient à manquer. Et il en est [p. 65] de cela à peu près comme de l’amour qu’on a pour la beauté des Femmes, qui quelque infidèles ou quelque ingrates qu’elles soient, ne perdent leurs amants que quand leur beauté est perdue. Ainsi tant que dure ce qui a fait naître la bienveillance dans le cœur du Prince pour un homme, la faveur de l’homme dure malgré toutes ses imperfections, et il ne la saurait perdre qu’en perdant ce seul don de nature qui l’a fait aimer. Que si vous voulez une preuve illustre de la puissance de l’inclination, pardessus toute autre puissance, vous n’avez qu’à vous souvenir que la seule inclination d’Achille pour Patrocle 133 , et le seul désir de venger 133 Sur Patrocle, voir supra la note 118 du chapitre 2 (I). Réponse du S r de la Montagne au S r du Rivage 181 sa mort lui fit revêtir les armes que l’intérêt de toute la Grèce et les humbles prières de tous ses Chefs n’avaient pu lui faire reprendre. Je conclus de là que Charles aimant Amaury par inclination, quelque haïssable qu’il fût par raison, et ce lien qui les assemblait n’était ni rompu, ni relâché, il ne pouvait être moins touché, ni moins irrité de sa mort violente, que s’il eût été le plus vertueux et le plus accompli des hom[p. 66]mes ; et que le ressentiment qu’il en témoigne, contre celle qu’il croit l’avoir tué, pour grand et pour outrageux qu’il soit, n’en est en rien moins naturel, ni moins introduit par le Poète, selon les règles. Voilà M. du Rivage votre proposition, assez bien confondue, réfutée et renversée, et il est aisé de voir maintenant que M r . C. n’a nullement failli même pour la vraisemblance, ni dans le choix du Sujet, ni dans la Constitution de la Fable ; et si vous aviez trouvé le contraire dans la belle Poétique de M r . de la Mesnardière 134 , vous pourriez vous assurer que cette Poétique ne serait ni belle ni bonne , et cela ferait plus contre elle qu’il ne ferait pour vous. Examinons maintenant si ces autres importants défauts que vous voyez dans cet Ouvrage y sont en effet, et, au cas que ce ne soit pas de vos illusions accoutumées, s’ils sont aussi importants que vous dites. Vous êtes si sujet à caution en tout ce que vous assurez, qu’on n’oserait faire de [p. 67] fondements sur vos paroles. Vous imputez au Poète un fort grand défaut, que dans son plan il ait évité l’emploi de la Magie et des enchantements ; où en passant je vous dirai que je trouve plaisant que vous distinguiez entre Magie et enchantements , comme si c’était deux choses différentes ou que vous crussiez le mot de Magie, si obscur, dans la préface de l’Auteur, qu’il vous eût semblé nécessaire, pour le service du Public, de l’expliquer et de le traduire, par celui d’ enchantements 135 . Mais, contre votre coutume, vous ne dites ni bonne ni mauvaise raison, par laquelle vous montriez que cette abstinence de Magie soit un défaut en lui, et vous vous contentez de dire qu’en cela il ne ressemble pas à Homère, à Virgile, et au Tasse, qui ont si merveilleusement employé ces enchantements ; comme si tout ce qui ne ressemble pas à ces grands modèles était un défaut. Pour moi, j’en viserai plus brièvement que vous, et je ne dédaignerai point de vous dire une partie des raisons qu’il a eût pour éviter cette sorte de [p. 68] Machine ; nous verrons après cela si ces excellents 134 Voir la page 110 de notre ouvrage. 135 Voir la page 110 de notre ouvrage. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 182 hommes l’ont employée, et comment. Car vous n’êtes pas le seul qui avez de la bonne volonté pour elle, et qui voudriez en voir tous les Poèmes remplis. Ayant fait parler l’Auteur sur l’aversion qu'il avait contre cette Machine, il me dit confidentiellement 136 que ce n’était pas qu'il la voulût tout à fait exclure de l’Épique ; et que pourvu qu’elle fût bien entendue c’est-à-dire introduite pour quelque orage, pour quelque divination de conséquence, pour quelque maléfice notable, il la souffrirait en autrui, et s’en servirait lui-même, y apportant les précautions, et y observant les circonstances qui la pourraient rendre vraisemblable ; parce qu’avec cette sobriété et ce jugement, elle pouvait tenir sa place, dans un poème régulier, et contribuer agréablement à la Constitution de la Fable. Mais de l’admettre pour son principal ressort, et de la faire régner dans tout son corps, comme celle par qui s’y font les nœuds, et les dénouements, les embarras et les conversions de fortune, sous ombre qu’on en peut tirer [p. 69] des ornements agréables pour l’embellissement de leurs fables 137 , (notez ces ornements agréables pour l’embellissement et admirez cet idem per idem 138 de votre singulière élocution), c’était ce qui lui était insupportable ; pour ce que cela était non seulement contre la vérité, mais encore contre la vraisemblance, quod caput est 139 , et qui n’était recevable que dans la République des songes et aux fantastiques États des Lancelots 140 , des Perceforest 141 , et des Amadis 142 , où les actions humaines, seule matière de l’Épique, n’en ont rien que le nom, où elles sont toutes sophistiquées 143 par la folle imagination de leurs Écrivains, où il n’y a ni guerre régulière ni paix tranquille ; ni conseils sensés, ni lois justes ; où il n’y a ni vraie terre ni vraie mer ; d’où le commerce est banni ; où 1’on ne voit que des Géants et des 136 Chapelain essaie de dissimuler son identité. 137 Voir la page 110 de notre ouvrage. 138 Expression latine qui signifie « la même chose pour la même chose ». Chapelain se moque du style de La Mesnardière. 139 Expression latine qui signifie « le plus important ». 140 Il s’agit du roman en vers Lancelot, ou le Chevalier de la charrette , écrit par Chrétien de Troyes (vers 1130-vers 1185) entre 1176 et 1181. 141 Il s’agit d’un roman anonyme, écrit en français vers 1340. La composition est une chronique de la Grande Bretagne. 142 Il s’agit du roman de chevalerie espagnol Amadís de Gaula , écrit par Garci Rodriguez de Montalvo (1450-1505). Publié en 1508, l’œuvre raconte l’histoire d’Amadis, abandonné par ses parents et élevé en Écosse. 143 C’est-à-dire, rendues sophistiques (captieuses, trompeuses). Réponse du S r de la Montagne au S r du Rivage 183 Monstres ; enfin où tout le monde est lunatique, et fait une vie d’Empereur des Petites Maisons 144 ; Race d’insensés chimériques, si galamment et si heureusement exterminée par l’ingénieux Cervantès 145 , dans son Héros courant les champs. [p. 70] Qu’il faudrait être dépourvu de sens pour appuyer un évènement illustre, un succès qui regarderait la conquête d’une Couronne, ou le Rétablissement d’un État, comme celui de Portugal, par exemple, sur un fondement si imaginaire, et qui ne peut servir qu’à endormir les Enfants au berceau ; au lieu de l’appuyer sur l’usage commun, sur les mœurs reçues, sur la Politique solide, sur la Religion établie, sur le vrai Art de la guerre, et sur les moyens sages et justes de conserver la Paix, ou de la faire revivre : Que c’était par là seulement qu'on pouvait rendre un évènement vraisemb1able et persuader ; c’est-àdire contribuer à la félicité publique, en instruisant et en portant les hommes au bien, par des expédients, qui pour être crus, ne trouvent point de résistance dans l’esprit des personnes raisonnables. Que c’était aussi par cette raison que Homère dans son principal Ouvrage, ne s’était point du tout servi de la Magie, et que Virgile 146 ne l’avait employée que dans la passion de Didon 147 , mais d’une sorte qu’on voit aisément qu’il [p. 71] l’évitait presque autant qu’Homère, et que ce qu’il avait introduit cette Magicienne était moins pour l’employer à guérir Didon que pour tromper Anne, dans la résolution où était cette Reine de ne chercher sa guérison que dans sa mort 148 . Qu’à la vérité Circé 149 jouait son personnage d’Enchanteresse dans l’Odyssée ; mais que ce n’était qu’allégoriquement, afin de marquer les flatteries des 144 C’est-à-dire, des asiles psychiatriques. 145 Il s’agit de Miguel de Cervantès Saavedra (1547-1616), poète, romancier et dramaturge espagnol, dont le chef-d’œuvre El ingenioso Hidalgo Don Quixote de la Mancha fut publié en 1605 (première partie) et en 1615 (seconde partie). Le roman est une parodie de l’idéal chevaleresque et des mœurs médiévales. 146 Sur Virgile, voir supra la note 23 du chapitre 1 (I). 147 Le mythe de Didon est traité par Virgile dans son Énéide . 148 Didon cache son intention de se suicide en disant à sa sœur Anne qu’elle veut rendre visite à une nymphe massyle afin de se défaire de son sentiment amoureux envers Énée. 149 Magicienne très puissante de la mythologie grecque. Dans l’ Odyssée , elle transforme les compagnons d’Ulysse en porcs. Protégé par une herbe magique, Ulysse résiste aux pouvoirs de la magicienne. Il couche avec elle, et Circé rend aux compagnons leur apparence physique. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 184 sens pour éloigner les hommes de la vertu. Que l’ombre de Tirésias 150 y était évoquée 151 des Enfers par des sacrifices et des paroles magiques, mais que ce n’était que pour apprendre l’avenir, par divination ; et non pas pour donner le branle aux aventures d’Ulysse ; que pour l’instruire de la voie de son retour, et non pas pour se défaire des ennemis qui tyrannisaient son Pays et sa Famille. Vous voyez par là, M r . du Rivage, avec combien de raison vous avancez que ces deux grands soleils de la Poésie ont si merveilleusement employé cette Machine de la Magie ; qui est une grande marque de la familiarité que vous avez avec eux. Quant au Tasse 152 , vous m’auriez fait [p. 72] plaisir de ne m’obliger point à toucher à sa conduite, pour cet article-là, et de me laisser en liberté de le respecter aussi bien en ses petits défauts, que de le révérer pour ses perfections incomparables. Il faudra pourtant essayer de vous faire voir qu’il n’a péché qu’à regret, et qu’il ne s’y est laissé aller que par force. Je vous dirai donc que ce rare Génie vint au monde en un Siècle où l’esprit de Roman tenait tellement le haut bout dans les langues vulgaires, et avant si fort occupé l’inclination des Peuples, que le Trissino 153 , l’Olivier 154 et l’Alamanni 155 ayant tenté de les rappeler à la lecture de l’Héroïque, ils y étaient malheureusement succombés, et que l’on avait comme conclu que les langues modernes et vivantes ne soutiendraient jamais assez bien la dignité de l’Épopée . Cependant le Tasse qui sentait sa force et qui avait connaissance de l’Art, ne pouvant trahir sa connaissance, et désirant d’éprouver s’il ne serait point plus heureux que ceux qui 150 Divin aveugle de Thèbes dans la mythologie grecque. 151 Nous avons remplacé « évoqué » par « évoquée ». 152 Sur Torquato Tasso, surnommé Le Tasse en français, voir supra la note 31 du chapitre 1 (I). 153 Il s’agit de Gian Giorgio Trissino (1478-1550), écrivain et poète italien. Son poème épique l’ Italia liberata dai Goti , composé sur le modèle de l’ Iliade , fut publié en 1547-1548. 154 Il s’agit d’Antonio Francesco Oliviero (1520-1580), poète italien. Son poème épique La Alamanna , traitant la défaite des protestants par Charles Quint, fut publié en 1567. 155 Il s’agit de Luigi Alamanni (1495-1556), poète italien. Son poème épique La Avarchide ne fut publié qu’en 1570. L’œuvre relate les exploits de Lancelot au siège d’Avaricum, l’ancien nom de Bourges. Réponse du S r de la Montagne au S r du Rivage 185 l’avaient précédé, prit le parti de composer sa Gerusalemme 156 de telle sorte, qu’elle fût régulière, pour la Constitu[p. 73]tion, mais que pour les moyens le Peuple y trouvât son compte, et ne la rebutât pas, comme il avait fait les autres Poèmes réguliers. Ce fut pour ce dessein qu’il jeta dans sa Fable tout ce qu’il pût de l’esprit de Roman, c’est-àdire les mignardises de l’amour et les prestiges de la Magie, ce qui lui réussit à souhait pour faire passer le bon de l’Épique parmi le mauvais du Roman. En quoi il est aucunement excusable, pource qu’il s’agissait de sauver d’une ruine irréparable le genre de la Poésie Héroïque que celui de la Poésie Romanesque avait étouffé ; et il parut bien par la suite qu’il ne l’avait fait qu’à son corps défendant, et dans la vue que j’ai dit ; pource qu’aussitôt qu’il eût rétabli l’Héroïque en son Trône, il résolut de le purger, autant qu’il pourrait, de la corruption du Roman. En effet ayant repris son Ouvrage pour le corriger, il en ôta les enchantements en partie, et y substitua d’autres matières, plus vraisemblables, le réformant sur le pied de l’Iliade, et sous le nom de la Gerusalemme [p. 74] conquistata . Ce n'est pas néanmoins qu’on puisse l’excuser en tout. Car il lui devait suffire de la Magie d’Armide 157 , en tant qu’elle pouvait recevoir un sens allégorique, comme celle de Circé dans l’Odyssée , attribuant à la Magie noire, ce que la Morale attribue aux charmes de la beauté, et à la violence des passions qu’elle cause. Cela, dis-je lui devait suffire, sans y ajouter la forêt enchantée 158 , qui ne pouvait admettre aucune interprétation, qui était positive et réelle, et qui n’avait pas moins de besoin de la valeur de son Héros, pour être désenchantée, que les murs de Jérusalem pour être pris. Il a en ce procédé, confondu les genres, sans se soucier de passer par-dessus les maximes de l’Art, pour l’accommoder au goût de son siècle, comme s’il eût composé avec lui, et qu’il eût abandonné une partie de son devoir, pour avoir la liberté de faire l’autre. Ne me pensez donc pas tirer en conséquence ce grand modèle du Tasse qui, pour être grand, ne laisse pas d’être défectueux en cette petite partie, et plutôt excusable [p. 75] qu’imitable, par ceux 156 En 1592, Le Tasse révisa sa Gerusalemme liberata , cette version (intitulée Gerusalemme conquistata ) étant généralement considérée inférieure à l’œuvre originale. 157 La belle sorcière du poème épique du Tasse, envoyée par les Enfers pour semer la discorde dans le camp chrétien. 158 Circé habite dans un palais, situé au milieu d’une forêt, entouré de loups et de lions. Ces animaux sont des hommes qui ont été ensorcelés par la magicienne. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 186 qui n’ignorent pas les règles, et qui font profession de les observer. Désormais que toute l’Europe est persuadée que les Langues vulgaires sont capables de la majesté de l’Héroïque, et qu’il n’est plus besoin d’amadouer 159 le Peuple par ces fausses beautés de Roman, qui n’ont ni vraisemblance, ni allégorie, M r . C. avait eu grand tort de ne demeurer pas attaché aux bons principes, en constituant sa Fable, et de s’écarter de la bonne voie sans nécessité. Il n’a pas voulu avoir ce tort. Il a été fidèle à sa vocation, et s’est tenu dans les termes que l’exemple d’Homère et de Virgile lui a marqués dans leurs Ouvrages, sans le mettre en peine du dégoût ni de la malice des demi-Savants, et sans considérer le moins du monde ce que de semblables gens pourraient dire ou faire de frivole contre la solidité du sien. Il vous plaît encore de trouver à redire dans l’emploi des Anges, des Démons, et des Personnes Poétiques , dans lequel il s’est retranché. Et je ne sais par quel esprit, entre ces Personnes [p. 76] dont il se sert, vous lui en prêtez une dont il ne se sert point, qu’il n’aime point, et qui est toute de vous ; je veux dire la Discorde 160 . Néanmoins après avoir blâmé le Poète de l’être mis si à l’étroit, comme vous êtes bon, et indulgent aux pauvres mortels, vous lui faites la grâce de ne point alléguer de raison de cette censure, et vous vous contentez d’attaquer l’emploi que le Poète donne à ces Natures Supérieures dans la Fable . D’abord toutefois vous rencontrez mal. Car par vos bévues ordinaires, vous vous en prenez à un Ange qui n’en peut mais, et qui n’a été ni vu ni ouï dans l’affaire dont vous l’accusez 161 . Les Célestes Hiérarchies sont réglées dans leurs fonctions, et chacun y sait et fait son métier, sans que l’un coure sur le marché de l’autre. Le Poète dans le second livre introduit le Roi des Rois commandant au Chef des Séraphins en termes diserts d’aller exercer sa charge dans l’Armée, et surtout d’inspirer au Comte de Dunois une sainte ardeur pour la Pucelle . Vous le prenez cependant [p. 77] pour un Archange dont la profession est de faire saintement la guerre, au lieu que celle des Séraphins est de produire un Saint amour. Mais comme vous avez un peu devant traité le Poète avec indulgence, je ne vous traiterai pas ici à la rigueur, et je vous passerai de galant homme, cette méprise, 159 Gagner quelqu’un par des flatteries adroites. 160 Voir la page 110 de notre ouvrage. 161 Voir la page 111 de notre ouvrage. Réponse du S r de la Montagne au S r du Rivage 187 d’autant plus volontiers que vous reconnaissez que l’amour de Dunois est un amour fort honnête, et où Dieu n’est point offensé . Ce que je ne vous passerai pas si facilement est la mauvaise conséquence que vous voulez tirer de ce que le Comte dit à la confidente de Marie qu’il a partagé son cœur entre Marie et la Pucelle 162 . Et certes il faut être bien stupide pour rendre au pied de la lettre ce qu’un Amant surpris en infidélité allègue seulement afin de s’excuser ; surtout quand l’excuse est aussi si peu apparente et aussi moralement impossible que celle-ci. Yolante est bien plus fine que M r . du Rivage, et ne l’y laisse pas attraper comme lui ; encore qu’au mauvais état où étaient les affaires de sa Maîtresse, elle eût pu être tentée [p. 78] de s’en payer pour lui conserver au moins une partie du Comte, puisqu’elle ne pouvait pas le lui conserver tout entier. Assurez-vous que l’amour de Dunois n’était point partagée 163 . Que s’il lui disait le contraire, c’était pouce qu’il ne savait que dire ; qu’à la fin il confesse la dette, et qu’il la voulait acquitter , lorsque la Pucelle survint qui lui fit changer de volonté, par sa seule présence. Pour avoir peine à concevoir cela, il faut que vous soyez de pierre, et que vous ne sachiez du tout ce que c’est que de ces soins et de ces travaux amoureux, qui mettent le cœur des gens à la presse , et qui leur font jouer toutes sortes de rôles pour s’avancer, pour se maintenir, ou pour s’échapper. Un peu d’étude de Moral vous ferait grand bien. Il faut que vous n’ayez jamais aimé que des Cales, d’être scandalisé au point que vous l’êtes de la timidité de Dunois en matière d’amourettes . Vous eussiez mieux parlé si vous eussiez dit d’amour . Car amourette ne se dit guère que d’une 164 amour commune, entre des personnes coquettes, non pas d’une passion respectueuse, pour une per[p. 79]sonne d’un mérite extraordinaire, et qui était sainte de plus. Il est vrai que vous n’y prenez pas garde de si près, et que vous ne vous incommodez pas autrement de ces minuties. Pour moi qui ai vu des gens d’autre étoffe que vous, aimer des Dames de la condition la 162 Voir la page 113 de notre ouvrage. 163 Dans l’ancienne langue, « amour » n’avait que le genre féminin. Selon Maurice Grevisse, « c’est pour concilier l’usage ancien et l’étymologie ( amor est masculin en latin) que les grammairiens du XVI e et du XVII e siècle ont établi, non sans subtilité, une différence de genre d’après le nombre. D’ailleurs, on a pu le remarquer, même à notre époque, la règle n’est pas absolue » (Grevisse, Le Bon Usage , § 253, p. 202). 164 Voir supra la note 163. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 188 plus haute, je sais que plus l’amour est violent 165 , plus il est craintif, plus il est ardent, moins il souffre que l’on parle ; je sais que celles qui aiment d’être aimées, aiment mieux un Amant muet, qu’un Amant causeur et sentent plus de gloire à avoir interdit un Langoureux misérable qu’à s’entendre cajoler par un déterminé blondin ; parce que le premier marque bien davantage leur empire que l’autre. Dunois était de ces Langoureux, de ces muets ; il était tenté de l’expliquer, bien qu’il ne l’osât , de peur de ruiner ses prétentions, et qu’il se contentât de laisser faire à ses yeux l’office de sa langue. Il considérait que c’était une Sainte, et que les Saintes n’entendent pas raillerie. Tant y a qu’au contraire des résolus comme vous, de ces connaisseurs, et de ces fins en galanterie , qui se font entendre d’abord, c’était un poltron en amourettes , et sa crainte l’empê [p. 80] chait de parler , parce qu’il avait pour maxime de ne hasarder pas de déplaire. Sa crainte le tyrannisait, et avec votre licence étouffait son désir , c’est-àdire, le tenait caché par force en termes nobles et figurés, tels que sont ceux de la haute Poésie. Ce que vous témoignez bien d’ignorer, et que vous pouvez avouer franchement, quoiqu’il y ait assez de déshonneur pour vous , lorsque vous prenez étouffer dans le propre, et que cette grossièreté, qui ne vous abandonne point, vous fait imaginer le désir téméraire de ce Prince, comme un de ces enragés qu’on étouffe entre deux matelas. Vous vous attachez encore au même Archange S t . Michel à tort et sans cause, le prenant pour un autre, ou plutôt un autre pour lui, à l’attaque du fort des Tournelles, et il s’en pourrait bien fâcher à la fin. Vous le faites gratis l’Ange envoyé de Dieu . Vous le faites de plus le Patron des Français , et il n’était ni l’un ni l’autre 166 . Ce n’était que l’Ange Gardien de la Pucelle, qui avouera partout où vous voudrez, sans craindre de se déshonorer, qu’il n’avait pas assez de force pour soutenir tout seul une des plus fortes Légions [p. 81] infernales. De sorte que le pauvre Ange, n’en pouvant plus cria fort à propos au secours, et l’obtint à l’heure même. Quand le renfort fut arrivé; car la recrue , outre la froide raillerie, n’est pas encore bien là ; ce mot ne se disant jamais des Troupes auxiliaires, mais du remplacement des soldats, ou morts, ou dissipés. Quand, dis-je, le renfort fut venu, bien que ce fût une bande d’élite et qui l’était autrefois signalée, lorsque 165 Ici, le mot « amour » est masculin. 166 Voir la page 114 de notre ouvrage. Réponse du S r de la Montagne au S r du Rivage 189 Lucifer et ses Partisans tombèrent du Ciel dans les Abîmes ; bien que le puissant Uriel 167 fût à la tête, il n’y eut pas encore peu de peine à en venir à bout, tant ces Démons combattaient opiniâtrement. C’est pour vous dire qu’il n’était pas étrange que le seul Ange Gardien de la Guerrière, qui n’était pas S t . Michel, comme vous vous l’imaginez toujours, eût besoin d’assistance, et la demandât, contre une forte bande de Démons, tous Anges aussi bien que lui, quoiqu’ils fussent vilains en Diables. Ce qu’il y a de merveilleux outre cela en votre Observation si juste et si judicieuse, c’est que non seulement vous vous obstinez à faire que cet Ange Gardien [p. 82] soit malgré lui Saint Michel en cette attaque , mais que dans cette même attaque se trouvant trop faible avec la Recrue d’Uriel et des siens, il implore l’aide de la Terreur , pour réussir dans son entreprise, c’est-à-dire, pour prendre le fort des Tournelles. Cependant il est positivement faux que ce prétendu S t . Michel implorât l’aide de la Terreur en cette attaque, et qu’il l’implorât contre les Démons , qu’il avait chassés sans elle ; bien que ces vers que vous alléguez, l’Ange afin de hâter 168 etc. soient véritablement pour lui, mais seulement dans l’attaque de Troyes 169 , comme qui dirait à cinquante lieus de là, et plus de deux mois après. Votre imagination doit être bien forte de joindre en un moment des choses si diverses et si éloignées, et où il ne faut pas faire des ajambées 170 moins prodigieuses que de quatre mille vers. C’est encore plus que d’avoir fait un S t . Michel de cet Ange-là. Et ce qui paraît plus bizarre en votre manière de concevoir les objets, et de les assembler, quand bon vous semble, c’est qu’en cette attaque de Troyes, il n’y avait pas un seul [p. 83] Démon à intimider, mais seulement des simples Bourgeois, qui à un besoin sans cette Terreur eussent eu assez peur d’eux-mêmes, pour ouvrir leurs portes à leur Souverain. En effet on n’est point trop assuré que l’Ange de la Pucelle implorât l’entremise de cette Terreur pour les épouvanter : et il y en a même qui disent que le Poète en cette occasion a usé de son droit et l’y a employé de sa tête, par une figure qu’ils nomment allégorie, pour se réjouir, et pour embellir cet endroit, qu’il ne trouvait pas assez engagé. 167 Un des archanges. 168 Voir la page 114 de notre ouvrage. 169 Troyes est une commune française en région Grand Est. 170 Distance représentée par l’écartement des jambes quand on marche d’un bon pas. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 190 De sorte que si le mot d’ imploré vous donne peine en ce lieu-là vous pouvez vous en moins fâcher dans le doute qu’il ait été mis par le Poète, sur le de bons Mémoires et selon la vérité. Que si vous lui en vouliez faire un procès, comme s’étant improprement servi d’imploré au lieu de demandé ou même commandé , ainsi que le véritable S t . Michel commande à la Discorde dans l’Arioste ; il se moquerait en de vous, et vous renverrait bien à l’École apprendre quel est le langage Poétique et combien le propre est moins digne de lui que le figuré. Outre qu’en l’endroit où il est [p. 84] dit que l’Ange implore l’entremise de la Terreur , s’il est vrai qu’il l’eût implorée, ce devait être en termes civils, afin de l’obtenir, et la messéance n’était point si grande que l’on dirait bien de s’humilier un peu devant elle, puisqu’en effet il croyait avoir besoin de son assistance, et qu’il s’agissait de hâter de quelques jours la réduction de cette Ville-là. Venons maintenant à cette Terreur qui vous fait tant de peur, et que vous ne pouvez souffrir que le Poète ait faite de double origine 171 . Vous tombez bien d’accord que la Terreur ou plutôt l’Enfer la produite ; mais vous voulez qu’elle s’en tienne là, et qu’elle ne prétende point avoir de parentage avec le Ciel, où vous dites qu’ Hésiode 172 ne l’a point admise, dans l’Arbre généalogique qu’il a dressé des Divinités de son temps . Pour vous dire le vrai je vous tiens mal fondé en cela. Il y a près de trois mille ans qu’Hésiode vivait. On n’avait point démêlé encore les parentèles 173 et les alliances de ces Dieux de balle, et peut-être que la Terreur était encore au berceau, lorsqu’il [p. 85] en écrivait. Et puis Hésiode était-il infaillible, et quand il aurait oublié un degré dans une si grande confusion de branches ; serait-il une si grande merveille, et un si étrange inconvénient ? Quoiqu’il en soit nous avons d’autres mémoires aussi vieux et bien plus assurés que les siens ; nous avons ceux de David 174 et de sa suite sur lesquels nous autres Chrétiens pourrons jurer que le Seigneur est un Dieu terrible, que la face de Dieu fait trembler d’effroi le Ciel et la Terre, que la Terreur vole devant ses pas, que la Terreur de ses jugements retient les méchants dans le devoir, que sa voix, que ses Mystères, que ses Ouvrages sont terribles , et mille autre 171 Voir la page 115 de notre ouvrage. 172 Voir supra la note 79 du chapitre 2 (I). 173 Les parents. 174 Personnage de la Bible, patriarche et deuxième roi d’Israël et Juda. Réponse du S r de la Montagne au S r du Rivage 191 choses semblables. Cela étant quelle 175 incongruité trouvez-vous en ce que dit le Poète, que le Ciel satisfit l’origine de cette Personne aussi bien que l’Enfer , et qu’un Ouvrier qui met tout son œuvre pour ses fins, et qui a besoin de cette Machine pour plus d’un usage, profite de la créance reçue parmi ceux qui sont de même Religion que lui, pour produire des effets surprenants, et qui vont [p. 86] à son but principal ; surtout s’il en profite ingénieusement, et qu’il conserve à la Nature et à la Morale les droits qui leur appartient. Vous n’alléguez contre cela autre chose sinon que ce mélange de nature n’est pas bien compréhensible à un esprit faible comme le vôtre . À la bonne heure soit ; il n’est pas aussi fait pour des esprits faibles comme le vôtre . Si vous ne le comprenez pas, d’autres qui ont l’esprit plus fort que vous le comprennent aisément, et ils ne le comprennent pas seulement, mais il leur semble de plus bien imaginé, et ne se peuvent lasser d’en dire du bien, et d’en exalter la peinture. De mon côté je vous déclare que j’en suis comme eux, encore que je ne sois pas si fort qu’eux, et que voyant, ou votre bizarrerie ou votre injustice, dans une matière, si approuvée et si digne d’approbation, je suis tenté de ne passer par outre dans la lecture et dans la réfutation des erreurs d’un homme qui en a de si grossières, et qui donnant de plus en plus dans le creux, ne doit apparemment rien avoir aucune [p. 87] qui mérite d’être relevée 176 . Je commence à vous croire indigne qu’on s’amuse à vous, voyant que par frénésie ou par malignité, ou par toutes les deux ensemble vous vous rendez Accusateur et Censeur d’office, et que dans vos accusations et vos censures, non seulement vous ne penchez pas in mitiorem 177 aux choses douteuses, comme font les honnêtes Délateurs, et les Juges un peu raisonnables, mais qu’encore vous n’accusez et ne censurez que les choses les plus innocentes, les plus louables, et les plus exemplaires en bonté. Il n’y a pourtant pas moyen de vous quitter un si beau chemin. Mais sans m’arrêter longtemps que j’ai fait à vos faiblesses, je me contenterai de montrer du doigt les lieux où vous avez choppé. Je passerai légèrement sur la fade bouffonnerie que vous employez en voulant toujours par tant de paroles rebattues que S t . Michel soit trop 175 Nous avons remplacé « qu’elle » par « quelle ». 176 Nous avons remplacé « relevé » par « relevée ». 177 Locution latine qui signifie « plus doux ». Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 192 civil envers ce Monstre 178 ; en quoi vous vous êtes fort désagréablement complu et en quoi vous avez déplu à tout le monde ; qui se scandalise de voir condamner le sentiment général par un particulier de votre [p. 88] taille ; et de voir cette condamnation appuyée sur de si pitoyables raisons ; qui ne peut souffrir ; que vous vous érigiez en Législateur et en Chancelier du Parnasse, pour défendre au Poète de ne s’ingérer plus à l’avenir de traiter en deux matières différentes de semblables choses , que vous n’entendez nullement, et dont vous ne parlez qu’à tâtons, faute d’avoir d’assez bons yeux pour en reconnaître l’excellence. Je pourrais ne vous en dire pas davantage, sur l’autre turlupinade 179 par laquelle vous vous efforcez de rendre ridicule la menace que Satan fait à ses Démons de les priver de l’Enfer s’ils n’y reviennent triomphants 180 , de la mort de la Sainte , voyant que par une ignorance affectée, vous prenez au pied de la lettre ce qui est dit par une figure magnifique, qui transporte à l’Empire infernal ce qui est propre aux Empires de la Terre ; et voyant que par une ignorance véritable, vous croyez que les Démons sont ravis d’être hors des Enfers, où il fait trop chaud , et d’habiter le Monde, comme un climat plus tempéré ; quoiqu’il n’y ait point de si petit grimaud qui ne [p. 89] sache qu’en quelque lieu que soient les Démons ils portent leur Enfer avec eux , et qu’ainsi il ne leur est pas si commode que vous le supposez, d’être hors de ces noires Cavernes. Mais comme vous n’êtes pas le seul, à qui cette hardiesse a donné de la peine, et que de moins malins que vous pourraient douter si elle est assez bien fondée, il est bon de répondre plus particulièrement à votre mauvaise raillerie, et de vous dire que non seulement les Démons portent leur Enfer avec eux , mais encore que comme des Oiseaux de ténèbres, lorsqu’ils sont forcés de sortir à la lumière, leur Enfer s’accroît de moitié, par la peine qu’elle leur donne. C’est une doctrine reçue dans le Christianisme et dont les Païens n’étaient pas moins persuadés que nous ; de sorte que quand Érichtho 181 dans Lucain 182 , veut gourmander Pluton qui ne lui obéissait pas assez tôt à son gré, elle n’use point d’autre menace que de dire. 178 Voir la page 116 de notre ouvrage. 179 Plaisanterie de mauvais goût. 180 Voir la page 117 de notre ouvrage. 181 Sorcière thessalienne. Elle apparaît dans le livre VI de La Pharsale de Lucain. 182 Sur Lucain, voir supra la note 155 du chapitre 1 (I). Réponse du S r de la Montagne au S r du Rivage 193 tibi pessime Mundi Arbiter inmittam ruptis Titana cavernis Et subito feriere die 183 . Et dans Stace 184 le même Pluton, à la descente [p. 90] d’Amphiaraos 185 aux Enfers, est dit iucundaque offensus Luce 186 et amissumque odisse diem 187 . On l’appuierait de cent autres témoignages si ceux-là ne suffisaient pas. Cela vous montre assez clairement que les Démons, à qui Satan défendait les Enfers, s’ils ne faisaient mourir la Pucelle, pouvaient même sans figure, et positivement, être excités à la faire mourir par cette défense, puisqu’en ne le faisant pas, ils seraient demeurés exposés au jour leur ennemi, et souffriraient, outre leur Enfer portatif, le supplice de la lumière. D’où l’on voit par conséquent que le Poète ne leur a point fait faire cette défense par Satan, sans être fondé en fon titre, et sans mériter d’en être plutôt loué que blâmé. Je pourrais encore faire voir qu’il n’y a pas même de figure à représenter l’Empire infernal comme un des Empires de la Terre, en expliquant la subordination qu’il y a des Démons inférieurs aux supérieurs, et des supérieurs au suprême ; si je pouvais croire que vous ignorassiez ce que tout le monde sait, que la privation du Ciel n’a rien altéré pour [p. 91] les mauvais Anges en la hiérarchie, dans laquelle ils avaient été créés, Mais je vous dirai à votre grande confusion et à la grande ruine de votre froide plaisanterie lorsque vous dites, pour peu que Satan s’échauffe, il est à craindre qu’il ne renvoie ces Démons jusqu’au Ciel , que ce que vous proposez comme ridicule à penser, et dont vous 183 Livre VI, vers 742-744. 184 Ces vers de Stace sont tirés du livre VIII de La Thébaïde . 185 Héros et devin argien dans la mythologie grecque. 186 Vers 33. Nous traduisons: offensé par la lumière. 187 Vers 46. Nous traduisons : perdu à la haine. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 194 imaginez que ces Démons auraient grande joie, s’il arrive , est pourtant ce qu’ils appréhenderaient davantage. Écoutez Satan luimême dans Vida parlant de Dieu à l’assemblée générale des Monstres infernaux. Fors quoque nos nifi non fegnes occurrimus ipsos Arcta in vincla dabit, vinctosque inducet Olympo Victor ovans, superi illudent toto æthere captis 188 . Et voyez qu’il a peur, mais très grande peur, non seulement d’être enlevé avec les siens des ténèbres extérieures, mais pour dernier mal d’être conduit au Ciel avec eux . Oseriez-vous tourner en raillerie cette déposition de Vida dans le Poème le plus sacré qu’ait le Christianisme. C’est pour vous apprendre d’aller bride en main, lorsqu’il est question [p. 92] d’attaquer un homme aussi bien armé que notre Poète, et à ne pas attirer la risée sur vous, en pensant l’attirer sur lui. Il y a plaisir de vous voir faire le Maître des cérémonies de la Cour d’Apollon, et d’y régler les Bienséances et les Malséances ; avec ce goût fin qui ne vous trahit jamais. Après avoir trouvé que le Diable n’entend point le Décorum en menaçant ses suppôts de les bannir, d’un lieu où ils ont été confinés à leur grand regret, d’où ils voudraient être bien loin, et où ils ne voudraient retourner de leur vie ; vous trouvez encore que le Roi ne fait guère mieux de proposer dans son extrême misère une retraite en Auvergne au lieu d’aller combattre ses Ennemis et leur montrer qu’il n’est pas un 189 Pagnote 190 ; donnant en passant un coup de bec à la métaphore de port , que le Poète, à votre avis, attribue improprement à des Grottes 191 . À quoi pour réponse je vous ferai premièrement souvenir que le pauvre Prince y avait fait tout de son mieux jusqu’à livrer trois 188 Marco-Girolamo Vida, La Christiade , livre I, vers 190-192. « Nous-même peut- être, si notre courage de traverse pas ses efforts, nous-même il nous chargera de fers, et, vainqueur, nous conduira, enchaînés, dans l’Olympe, pour être la risée de ses impitoyables habitants » ( La Christiade, poème épique de M. J . Vida, trad. S. de Latour, Paris : Colnet, 1826, pp. 17 et 19). 189 Nous avons remplacé « une » par « un ». 190 « Poltron, lâche, qui manque de courage » ( Le Dictionnaire de l’Académie française , 1694). 191 Voir les pages 117 et 118 de notre ouvrage. Réponse du S r de la Montagne au S r du Rivage 195 batailles aux Anglais, et toutes trois malheureusement ; ce qui fait voir [p. 93] jusqu’où va votre injustice de l’accuser de manque de cœur . Je vous dirai en suivant l’Histoire, qu’il n’avait pris la résolution de se retirer dans les Grottes, qui vous choquent si fort, qu’après avoir défendu ses murailles et ses Palais jusqu’à l’extrémité, et qu’après avoir su du bruit commun que sa dernière ville serait brûlée. Cela soit dit contre la prétendue Messéance , dans laquelle vous voulez que Charles soit tombé, en se disposant à la retraite plutôt qu’au combat . Je vous dirai en second lieu que si vous étiez du monde, et que vous sussiez comment les Rois parlent chez les Poètes, vous ne vous étonneriez pas que celui-ci eût parlé figurément, en attribuant à des Grottes la qualité de port ; vous auriez honte même de n’avoir pas connu, que comme dans son discours, port était métaphorique, Grottes était métaphorique aussi, et que par cette double-figure le sentiment du Poète était magnifiquement exprimé. Ne plaignez donc point Charles en cette rencontre, et ne l’accusez point de bassesse de cœur, s’il a employé le [p. 94] nom de Grottes dans sa harangue. Je vous assure qu’il ne songeait à rien moins qu’à s’y aller cacher , et que ce qu’il en dit alors n’était que pour s’excuser, s’il quittait la partie, et pour montrer, qu’il fallait bien fort pressé, puisqu’il proposait de s’aller mettre à couvert de la violence de ses Ennemis, dans les Grottes d’Auvergnes , c’est-à-dire dans les Châteaux inaccessibles de cette Province, où seulement il pouvait trouvé sa sûreté. Car, à parler proprement, ces Grottes ne signifiaient autre chose que des lieux sûrs ; en la manière que ceux qui parlent galamment ont accoutume d’appeler du nom de Cave ou prison une chambre basse et obscure, ne mettant en aucune considération que de grossières gens comme vous, trouvent qu’ils parlent contre la Bienséance , et qu’ils n’observent pas bien le πρεπον 192 à leur gré. Permettez-moi à cette heure de vous demander d’où vous peut venir cette si grande aversion pour les Grottes . On jugerait qu’il vous y serait arrivé quelque terrible malheur. Il faut donc que le pauvre Virgile se sauve pour [p. 95] éviter la furie d’un tel Exterminateur de Grottes que vous ; lui qui ne s’y est pas moins plu que notre Poète, et qui a cru qu’elles ne pourraient jamais être en trop grand nombre dans tous les Poèmes, pour les parer. Je passe celle de Mopse 193 et de Silène 194 des Bucoliques , aussi bien 192 Nous traduisons : il convient. 193 Personnage de la cinquième églogue de Virgile. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 196 que celle de Protée 195 des Géorgiques ; car peut-être les souffririezvous en ces lieux-là où les Chalumeaux prévalent sur la trompette. Mais que deviendrez-vous Grotte du port d’Afrique , où vint surgir Énée après la tempête ? Par parenthèse vous voyez que dans Virgile port et Grotte s’accommodent assez bien ensemble, et qu’au moins Poétiquement celles d’Auvergne pourraient servir de port au Roi, comme un autre Grotte servit de port de salut à David , durant la persécution que lui faisait Saul ; quoique David fût brave entre les braves, et que les Géants ne pussent tenir devant lui ; ce qui soit dit encore pour montrer que les plus vaillants hommes se peuvent retirer sans honte dans des Grottes . Que deviendrez-vous Grotte des Amours d’Énée et de Didon, Grotte de la Sybille Cumée, Grotte de Cacus . Il me semble pourtant [p. 96] aussi bien qu’à Virgile que les Grotte que les grottes étaient de beaux ornements pour les poèmes illustrés 196 , et j’avais observé que plus il y en a dans les jardins des Rois, plus ils en sont riants et agréables. Au reste la pensée de se retirer dans les montagnes d’Auvergne n’est point si étrange que vous pensez pour un Roi courageux ; mais malheureux ; qui ne s’y retirait pas pour s’y cacher comme vous le supposez malignement in injurieusement, contre le sens de son discours, et si vous n’étiez pas un visionnaire , vous n’auriez point trouvé si plaisante la vision que vous vous êtes forgée vous-même, qu’il se voulût cacher dans une Grotte ; puis que son discours était tout figuré ; que ces Grottes étaient ces montagnes et ces forts de difficile accès, et qu’il les jugeait assez propres pour y conserver, sinon toute sa Majesté, au moins une image imparfaite de sa grandeur passée , en attendant qu’il vît jour à la recouvrer. Ce qu’il dit ensuite en parlant des montagnes de Dauphiné 197 , sert d’une assez claire explication de ce qu’il entend [p. 97] par les Grottes d’Auvergne , comme aussi le projet qu’il fait de revenir à la charge soudain dès que la mauvaise influence sera passée , montre bien qu’il ne cédait à la tempête que pour reprendre son cours, lorsqu’elle aurait 194 Il s’agit de la sixième églogue de Virgile. 195 Vieillard de la mer dans la mythologie grecque. Il apparaît dans l’épisode d’Aristée au quatrième chant des Géorgiques de Virgile 196 Voir les pages 117 et 118 de notre ouvrage. Dans le chant IV de l’ Énéide , Didon et Énée trouvent refuge dans une grotte afin d’échapper à une tempête. 197 Ancienne province située dans le quart sud-est de la France. À partir de 1457, elle devint l’apanage du fils aîné du roi qui prend le titre de Dauphin, dès sa naissance. Réponse du S r de la Montagne au S r du Rivage 197 cessé. Voilà de ces trop nombreuses Grottes celles qui vous déplaisent le plus ; en quoi vous avez un nouveau tort pour elles en particulier, celles-ci n’ayant été que nommées en passant, sans que le Prince eût jamais fait plus d’un pas pour s’y aller mettre en assurance. Quant à celles de S te . Catherine de Fierbois, de S t . Marculphe, et de la forêt de Compiègne 198 vous pourriez les pardonner au Poète , tant vous êtes accommodant. L’autre que vous ne sauriez souffrir et qui vous paraît si indécente (notez le plaisant Épithète de Grotte) c’est celle où le Duc de Bourgogne rêvait à son outrage 199 . Mais partez-vous tout de bon, quand vous dites que Philippe ne pouvait rêver que de mauvaise grâce dans une Grotte . Si cela est, c’est donc à cause qu’il était Duc et Pair, et qu’une personne [p. 98] de cette qualité-là ne pouvait rêver sans indécence, ailleurs que dans une chaise à bras, et sous un dais de velours rouge. Pour moi je connais des Princes d’aussi bonne maison que lui qui rêvent où ils se rencontrent, sans y faire tant de façon ; et j’ai ouï dire à des gens dignes de foi, que ces vieux Héros, qui n’étaient point grimaciers, et qui allaient au solide, aimaient mieux rêver dans des Grottes que dans des salons parce que le bruit des Laquais et des Pages y interrompait leur rêverie, et que la solitude des antres 200 sauvages ne leur causait point de distraction. Quoiqu’il en soit ce Duc, qui était embarrassé de sa rupture avec Bedford, et qui ne savait comment Charles recevait la civilité qu’il lui avait envoyé faire, se voyant de puissants ennemis sur les bras, et sans secours que de luimême, était fort en cervelle, ne pouvait demeurer en place, cherchait les lieux écartés, et surtout évitait les importuns, tels que vous êtes, se cachant d’eux dans les premières Grottes qu’il trouvait en son chemin ; et cela lui était bien aise ; car la grande route de la forêt de Fontaine[p. 99]bleau en était toute semée, et la plupart étaient si elles et si amples, qu’il semblait que ce fussent de petits Palais ; ce que j’ajoute pour vous consoler, et pour sauver l’honneur de Philippe auprès de vous, s’il vous était resté en l’esprit qu’il se fût enfoncé dans quelque Grotte semblable à celle del Cane auprès de Naples. Il était dans la plus honnête de toutes, songeant fort creux, lorsqu’Agnès passa avec son Équipage. Il ne faut pas demander s’il fût surpris, et 198 Voir la page 119 de notre ouvrage. 199 Voir la page 118 de notre ouvrage. 200 Excavation naturelle qui peut servir d’abri. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 198 ravi ; ayant outre les autres déplaisirs, celui de croire son Amante en la puissance de son Rival, ainsi qu’il paraît par la suite. Il en sortit donc aussitôt ; car vous ne vous y trompiez pas, il ne s’y était nullement confiné. Il n’y avait pas une heure qu’il y était, et sans cela même il n’y eût guère séjourné davantage. Le Poète qui narre gravement n’a pas marqué ce détail-là, mais il l’a sous-entendu, et tout autre que vous se le fût tenu pour dit, et n’eût point été imaginer rustiquement qu’il se fût reclus dans cet Antre-là, pour aussi longtemps que fit Amadis dans la Roche pauvre 201 . [p. 100] Vous n’êtes pas moins rigoureuse après cela aux Princesses que vous l’avez été aux Princes, et elles n’ont point de complaisance à attendre d’un Chevalier si peu courtois que vous. Premièrement vous trouvez Marie trop amoureuse et trop constante, pour un inconstant 202 . Mais qu’y ferait-elle, puisque son amour était un amour d’inclination , dont elle n’était pas la Maîtresse ; et qu’après tout il n’y avait pas la moindre chose à redire en cette passion ; laquelle, si l’on voulait, que les évènements introduits pour le nœud et pour le dénouement de la Fable eussent lieu, il importait qui fût incurable. C’est à quoi il faut, s’il vous plaît, vous résoudre. Cette objection néanmoins n’est rien en comparaison de l’autre, qui ne souffre point d’accommodement. Marie, dites-vous, voit d’un haut balcon lever les bras pour tuer son Amant, et avant qu’il soit abaissé, est descendue assez à temps, pour rompre le coup de lui sauver la vie sans Hippogriffe 203 , avec lequel peut-être eût-elle pu en venir à bout. Voilà une terrible botte, qui semble ne se pouvoir parer. Je vous [p. 101] dirai toutefois, qu’encore que ce bras levé lui donnât sujet de croire qu’il porterait le coup de la mort à son Amant, ce n’est pas à dire pour cela qu’il dût le lui porter, et que son Amant, qui était le plus vaillant homme du monde, ne le pût rabattre comme il en avait rabattu tant d’autres auparavant, en sort qu’il lui pût donner temps de le venir assiste. Et ce qu’il lui fit croire d’abord le contraire, c’est que l’Amour 201 Référence au roman de chevalerie espagnol Amadis de Gaule de Garci Rodriguez de Montalvo (1450-1505). 202 Voir les pages 119-120 de notre ouvrage. 203 Animal fabuleux, moitié cheval, moitié griffon. Réponse du S r de la Montagne au S r du Rivage 199 Che spesso occhio ben san fa vedar torto 204 , Lui fascinait la vue, et lui faisait voir le loup plus grand qu’il n’était. Et il faut bien que cette pensée ne lui durât pas longtemps, et que le cœur lui dît qu’il ne mourrait pas de ce coup-là. Autrement elle ne se fût pas mise en devoir de l’aller secourir et la pudeur l’en eût au moins retenue, si elle eût cru y aller inutilement. Elle partit donc, et n’eût besoin, ni du Pégase 205 de M r . C. ni de l’Hippogriffe de l’Arioste , parce que l’Amour qui est un Dieu, et qui ne l’abandonnait point, lui prêta ses ailes, plus vites que celles de tous les Pégases et de tous les Hippogriffes de L’Univers. Elle fut [p. 102] encore assistée de la Peur , qui lui garnit les talons de ses ailes, lesquelles disputent de rapidité avec celles de l’Amour, et qui laissent bien loin derrière elles les talonnières de Mercure . On chargeait cependant sur le Comte, et le coup qui semblait mortel ne le fût point, ni quelques autres qui le suivirent, tant son courage le serait bien en cette extrémité. Sur ce temps arriva la Princesse à pas précipités au lieu où il défendait sa vie, et arriva justement comme il allait recevoir le coup de la mort. C’est ainsi M r . du Rivage que la chose se passa, et si vous ne le voulez croire, allez y voir. Du moins, jusqu’à ce que vous m’ayez fourni des témoins du contraire, je ne croirai, et avec moi tous ceux qui ne sont pas chicaneurs, et mauvais plaisants comme vous. Ensuite vous faites le savant en la doctrine Poétique de l’égalité des Mœurs requises aux personnes introduites dans l’Épopée, assurant que les Mœurs de Charles passent du blanc au noir selon les occasions ; ce qui serait sans doute un considérable défaut, s’il était véritable. Mais c’est ce que vous prouvez [p. 103] fort mal, et par des moyens où il y a fort à redire. Car vous posez sans fondement que ce Prince se montre le plus lâche et le plus poltron des hommes, lorsqu’il se veut retirer en Auvergne ; Que si vous le posez selon votre créance, et non pas selon votre malignité, vous êtes un ignorant parfait. En effet qui dira qu’un Roi, qu’un Général d’Armée, dans une ruine manifeste de ses affaires, lorsqu’il n’a plus, ni places, ni troupes, fait une lâcheté de ne s’aller pas faire donner des chaînes, et de se retirer devant un ennemi puissant et heureux, pour se réserver à un temps moins 204 Ce vers est tiré du sonnet 206 de Pétrarque. Nous traduisons : Qu’un bon œil nous fait souvent mal voir. 205 Cheval ailé divin. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 200 contraire, et pour profiter des occasions qui lui seront offertes par la Fortune en faveur de ses intérêts. Il faut être bien neuf au métier, et bien neuf dans l’Histoire, je ne dis pas pour blâmer, mais pour ne pas extrêmement louer ces partis quand la nécessité oblige la raison à les prendre. Voyez, entre autre, à quoi vous vous engagez, par votre belle doctrine. Vous démentez toute l’Antiquité et tous les Politiques modernes, qui n’estiment rien tant que la fameuse retraite des Dix- Mille 206 , après qu’Artaxerxès 207 eut défait le jeune Cyrus 208 . Il ne tient pas à vous qu’on ne prenne Xénophon 209 et tous les braves que le suivirent dans cette [p. 104] longue marche pour de grands lâches et de grands poltrons . Charles, en prenant cette résolution par la violence de sa mauvaise destinée ne parle que de son bon cœur, que du dessein de conserver la grandeur de sa dignité, que de la résolution de venir fondre sur ses Tyrans, aussitôt que la maligne influence sera passée . Et vous osez appeler cela poltronnerie . Vous donnerez donc ce même nom à la retraite de Soliman 210 dans le Tasse, lorsqu’après l’attaque nocturne qu’il dit sans succès au Camp des Chrétiens, il se résolut à quitter, et à se mettre à couvert de leurs armes victorieuses, en disant Veggia il nemico le mie spalle, e scherna Di nuovo ancora il nostro esiglio indegno Pur che di nuovo armato indi mi scerna Turbar sua pace, e ’l non mai stabil regno 211 . Cependant Soliman n’était point un homme à être soupçonné de lâcheté. Rayez sans marchander, ce premier article de votre conte, et 206 Le nom donné aux soldats mercenaires enrôlés par Cyrus le Jeune pour renverser son frère aîné du trône de Perse. 207 Il s’agit d’Artaxerxès II, roi de Perse de 404 av. J.-C. à 358 av. J.-C. 208 Il s’agit de Cyrus le Jeune (mort en 424 av. J.-C.), prince perse et frère d’Artaxerxès II. Il fut tué lors de la bataille de Counaxa, où il affronta les troupes de son frère. 209 Il s’agit de Xénophon (vers 430 av. J.-C. - 355 av. J.-C.), chef militaire de la Grèce antique. 210 Fondateur de la dynastie des sultans d’Iconium. 211 Ces vers sont tirés du chant IX de La Gerusalemme liberata du Tasse. « Que ces Infidèles voient la fuite de Soliman et insulte de nouveau à son infortune et à son exil, pourvu qu’à la tête d’autres guerriers il revienne troubler leur paix et renverser leur empire mal assuré » ( La Jérusalem délivrée , trad. V. Philipon de la Madelaine, Paris : Mallet, 1841, p. 238). Réponse du S r de la Montagne au S r du Rivage 201 n’espérez pas qu’il vous soit alloué, par qui que ce soit, à moins que d’être aussi ignorant et aussi malin que vous l’êtes ; Le Prince donc a pu être introduit brave par le Poète, et le maintenir dans l’égalité des [p. 105] mœurs qui lui sont attribuées, pour le point de la bravoure, nonobstant sa retraite ; qui, devant des personnes sensées, ne rabat rien de l’estime de la vaillance et qui ne fait que le montrer aussi prudent que courageux. Et défaites-vous de cette marque que vous pensez donner de son inégalité non seulement en ce qui regarde le courage, mais encore en ce qui concerne la prudence, en alléguant la valeur, prétendue hors de saison, qu’il témoigne, lorsqu’il s’obstine à ne point quitter le siège, même après la dissipation de son Armée . Par une telle allégation vous vous faites voir aussi peu savant en matière de vaillance, qu’en matière de poltronnerie . Votre courte vue vous a empêché de voir jusqu’où s’élève le Poète, quand il fait que le Prince résiste au conseil des siens en cette rencontre. Comme il a pour règle perpétuelle de porter les mouvements de ses Héros le plus loin que la magnanimité les peut faire aller , pour satisfaire à l’excellence que demande l’Héroïque en toutes choses, il fiat que le Roi, tout abandonné qu’il est, a de la peine à se [p. 106] résoudre d’abandonner une entreprise où il voit son honneur engagé et qu’il semble se déterminer à y périr plutôt que de ne la pas poursuivre. Il le porte à cet excès pour satisfaire à la grandeur du courage requise en un Héros, et pour en donner l’idée la plus haute qui en puisse être conçue. C’est ainsi qu’en rêvent le Roi Jean à Poitiers 212 , et le Roi François à Pavie 213 , ne pouvant disposer leur cœur invincible à une retraite nécessaire ; mais leur résolution fut plus malheureuse que celle de Charles, qui ne fit pas l’action moins généreuse, et qui ne tomba pas dans le même malheur en la faisant. La faiblesse de votre vue vous empêche encore de voir que dans cette opiniâtreté Héroïque il y avait beaucoup de prudence mêlée, et que le Prince en suivant les nobles mouvements se flattait de l’espérance, que sa fermeté raffermirait ses troupes, et que la honte de le laisser en un si grand péril les rappellerait à leur devoir, et lui donnerait moyen de continuer son entreprise. Mais, pour vous dire tout, le Poète qui lui fait faire une 212 Il s’agit de la bataille de Poitiers en 1356 entre l’armée anglaise et les troupes de Jean II le Bon (1319-1364). Le roi français fut capturé sur le champ de bataille. 213 Il s’agit de la bataille de Pavie en 1525 entre les troupes impériales de Charles Quint (1500-1558) et les troupes royales de François I er (1494-1547). Le roi français fut capturé sur le champ de bataille. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 202 action si généreuse et si prudents, n’y a pas [p. 107] tout le mérite qu’on se pourrait imaginer. Ce n’est pas un original, ce n’est qu’une copie, qui est tirée d’après César, à la bataille de Munda 214 , laquelle il gagna, seulement pour avoir fait cette action résolue, de ne vouloir point abandonner le combat, quoiqu’il fût abandonné des siens. Et peut-être que si les troupes de Charles lui eussent été aussi affectionnées que celles de César le lui étaient, le voyant déterminé à périr plutôt qu’à lâcher le pied, elles le fussent venu rejoindre comme firent celles de César. Le mal fut, qu’ayant été levées sur le crédit de la Pucelle, et ayant été rendues victorieuses par sa conduite, elles étaient en quelque sorte plutôt les troupes de la Pucelle que celles du Roi, ce qui fit qu’elles ne considèrent point le Roi, lorsqu’elles lui virent chasser indignement la Pucelle. Quoiqu’il en soit Charles copie ici l’Action de César ; et si ce n’est pas avec le même succès, le Poète, qui l’a lui fait faire, en est d’autant plus louable, que l’imitation en est moins servile, et que comme cette bravoure était nécessaire pour la gloire de Charles ; le succès [p. 108] contraire était nécessaire pour le Nœud de la Fable sans qu’il y allât de l’honneur du roi, Car la juste violence que lui fait Tanneguy 215 , met en sûreté sa personne et son honneur tout ensemble. Vous pouvez penser qu’il a fallu bien rêver, et bien sagement rêver, devant que d’ajuster tant de pièces diverses et tant d’intérêts opposés, pour produire une si grande Machine, qui marchât toute seule, sans que l’un de ses ressorts réussît à l’autre ; ou plutôt afin que tous ses ressorts s’entraidassent, et tendissent à la même fin, par leurs mouvements divers. Si vous eussiez eu un grain de sens, vous eussiez bien connu que vous étiez un mauvais Examinateur pour cet Ouvrage ; et vous ne l’eussiez pas si audacieusement soumis à votre petite Juridiction. Vous n’auriez pas accusé Charles si mal à propos d’avoir commis une ingratitude, sans jugement et sans raison , qui en trois façons n’est qu’une même chose. Car demeurant d’accord de l’ingratitude de Charles , je ne demeure nullement d’accord [p. 109] qu’elle ait été introduite par le Poète sans tous ces Sans dont vous allongez votre période. Il est faux que l’on doive respecter les Puissances à un point 214 Il s’agit de la bataille de Munda en 45 av. J.-C. entre Jules César et les partisans de la république. Après la victoire, César gouverna Rome avec le titre de dictateur. 215 Sur Tanneguy III du Chastel, voir supra la note 112 du chapitre 2 (I). Réponse du S r de la Montagne au S r du Rivage 203 qu’on n’ait pas la liberté de remarquer leurs défauts quand il en est besoin. La preuve de cette négative est prise de la nature de l’Histoire, une des conditions de laquelle et la première est Ne quid veri non audeat 216 , et est tirée de la pratique de tous ceux qui ont quelque estime dans cette profession. Il est encore faux qu’en termes de Poésie il ne faille point attribuer, de défauts aux Princes, sans une vérité constante , la Poésie n’ayant point d’égard à la vérité , et ne faisant capital que de la vraisemblance , qui règle toutes ses inventions. Cela se voit évidemment par la supposition de Virgile, lorsqu’il fait une perdue de Didon 217 , qui dans le vrai ne mourut volontairement que pour ne donner point de successeur à Sychée 218 en son Amour. Il n’est pas moins faux que l’ingratitude de Charles, ait été introduite sans une nécessité indispensable , puisque sans cette ingratitude [p. 110] le Nœud, ne se pouvait faire noblement en ce Poème, ni l’honneur du Roi se sauver. Le Poète s’est résolu de lui faire manquer de reconnaissance pour ne le faire pas manquer de gloire. Il l’a fait pour réparer le défaut de l’Histoire, qui laissait le roi avec la tâche d’avoir entrepris le siège de sa Capitale, et de l’avoir levé, sans avoir été forcé par un secours plus puissant que son Armée. Et il a cru un bien moindre inconvénient de faire le Roi méconnaissant , comme homme, que de le laisser déshonoré comme Roi ; espérant même quelque louange d’avoir su par une telle supposition tirer d’une imperfection qui se trouvait dans la vérité, une beauté pour la vraisemblance. Il ne l’a pourtant pas fait ingrat d’une résolution préméditée. Ménageant son intérêt avec discrétion, il a eu soin, en lui attribuant ce défaut, que ce fût par une haine subite et inspirée par le Démon , sur de très violentes apparences. De demander maintenant si le Roi pouvait être tenté par le Démon, et succomber à la tentation , comme si sa dignité eût [p. 111] dû faire peur au Diable, c’est être plus qu’Enfant dans le Christianisme. Il est faux enfin qu’il ait introduit cette ingratitude sans jugement et sans raison . Car il l’a fondée sur tant de circonstances, et sur des sentiments si naturels, que l’esprit des médiocrement raisonnables n’a 216 Cicéron, De oratore , trad. M. Nisard, Paris : Didot, 1869, livre II, § XV. Nous traduisons : Ne reculez devant aucune vérité. 217 Sur Didon, voir supra la note 85 du chapitre 1 (II). 218 L’époux de Didon dans la mythologie grecque. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 204 aucune peine à la concevoir. Il n’y a celui qui n’avoue que tout homme constitué au même état, et dans les mêmes dispositions de cœur qu’est supposé Charles en cette rencontre se laisserait aller à la même chose sans délibérer, pour peu que cet homme fût faible, tendre, passionné, facile à changer et colère ; toutes qualités que l’Histoire lui attribue, et que le Poète lui donne après l’Histoire dans tout son Poème. En chemin faisant votre délicatesse a été choquée de ce que le Poète pour appuyer l’ingratitude du Roi le fait aveugler par l’haleine du Démon, au lieu de le faire infecter par l’haleine du Démon 219 , ce que vous êtes bien aise de donner pour marque de votre goût raffiné en matières de Diables. Cependant il n’était pas question ici d’in -[p. 112] fecter le Roi, mais de l’aveugler , afin qu’il ne vît pas le mal qu’il allait faire, qu’il se déterminât d’autant plus volontiers à le faire, et qu’il fût moins criminel en le faisant. De sorte que si le Démon se fût contenté de l’infecter par son haleine , il n’eût fait que lui corrompre la volonté, que lui donner de la haine, et par la haine, lui inspirer de l’ingratitude , sans lui laisser aucune excuse de l’ignorance de sa mauvaise action ; ce que le sage Poète voulait 220 marquer à sa décharge. Que si vous ne vous arrêtez sur cet aveuglement nécessaire, que parce que l’haleine infecte bien, mais n’aveugle pas , pour vous montrer que je me connais aussi bien que vous en Démons, et aux perfections de ces vilaines bêtes, je vous apprends que leur haleine a ces deux propriétés, l’une d’infecter qui est la vôtre et c’est par cellelà que Satan acheva de corrompre la volonté de Charles, pour lui faire haïr l’autre d’aveugler , qui est celle du Poète ; et celle par laquelle il a caché au Roi l’énormité de son ingratitude ; afin que sous couleur de raison, et suivant la violence de son ressentiment il se portât plus facilement à maltraiter la Pucelle, et avec moins de charge de [p. 113] conscience en la maltraitant. Venez nous dire à cette heure qu’aveuglant en ce lieu, où l’aveuglement était principalement nécessaire, soit mal dit au lieu d’infectant , nous vous renverrons bien au Collège. N’étant pas trop content de cette dernière objection, au moins ne le devez-vous guère être, vous changez de batterie, et accusez le Poète d’avoir voulu attirer la compassion sur la Pucelle en ce dernier 219 Voir la page 122 de notre ouvrage. 220 Nous avons remplacé « vouloir » par « voulait ». Réponse du S r de la Montagne au S r du Rivage 205 évènement et vous le trouvez le plus mauvais du monde ; mais c’est à savoir si vous avez raison. Vous avez toujours été si dur pour elle, que ce n’est pas une petite merveille que vous montriez de vous être attendri en sa faveur, la voyant tombée du comble de la gloire et de la puissance dans l’abîme de la honte et de la calamité. Mais comme si vous aviez dépit d’avoir eu cette faiblesse, vous vous soulevez contre le Poète, en lui demandant rudement et arrogamment où il a appris que la pitié soit une passion qui doive être inspirée aux Lecteurs, pour les Héros du Poème Épique 221 . Ne vous fâchez point, M r . du Rivage, je vous le dirai pour lui, parce que je suis bien [p. 114] de contenter chacun, pourvu néanmoins que vous ne prétendiez point que je reconnais par là votre Tribunal et que vous me permettiez de vous avertir, que la Pucelle a du dépit de son côté de vous avoir touché dans sa misère ; qu’elle craint que cet endroit n’ait pas été bien traité par le Poète, puisqu’il vous a plu, et qu’elle ferait volontiers la question de cet Ancien qui craignait d’avoir dit une sottise, parce que la populace lui avait applaudi. Il me semble en effet lui entendre gronder ces paroles. Il faut que toute cette tirade ne vaille pas grand-chose, puisque M r . du Rivage ne l’a pas trouvée mauvaise. Pour revenir, et pour vous satisfaire sur votre incivile demande, je vous dirai que le Poète a appris de la Nature que la pitié, était une passion qui pourrait être excitée pour les Héros, encore plus que pour les autres hommes , lorsque par leur malheur ils sont en un état qui en est digne ; pource que les Héros étant comme les autres Hommes, sujets aux accidents humains, [p. 115] ce serait une inhumanité de n’avoir pas pour eux les sentiments qu’on a pour les particuliers, qui sont d’une bien moindre considération qu’eux. Et il est plaisant que par une doctrine de nouvelle estampe, et fondée sans doute sur le proverbe qu’il vaut mieux faire envie que pitié , vous nous prétendez arracher les sentiments naturels, pour les personnes à qui nous devons le plus de justice. Je vous dirai encore que le Poète l’a appris d’Homère 222 , qui est un meilleur docteur que vous, et 221 Voir les pages 122 et 123 de notre ouvrage. 222 La citation latine qui suit est d’Horace, et non pas d’Homère. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 206 Qui quid sit pulchrum, qui turpe quid utile, quid non, Planius ac melius Chrysippo 223 et Crantore 224 dicit 225 ; Lorsqu’il attire la compassion sur son Ulysse par tant de souffrances et de naufrages, à quoi il le rend sujet. Il l’a appris de Virgile, grand maître de l’Art, s’il en fut jamais, principalement dans la Morale, dont il s’agit ici ; Lorsqu’il attire la compassion sur son Énée, par la continuelle persécution qu’il reçoit de Junon, par la plainte qu’il lui fait faire, même en pleurant, [p. 116] au milieu de la tempête, par la pitoyable narration de ses malheureuses aventures chez Didon, qui en fut si touchée, que la compassion contribua à la rendre amoureuse incurablement ; car peut-être avez-vous ouï dire que la compassion est souvent mère de l’amour , et qu’elle n’entre jamais dans une âme, sans y produire des semences d’affection, pour ceux qui l’ont excitée ; Il l’a dis-je appris de Virgile, lorsqu’il l’attire sur ce même Héros parce qu’il lui fait dire à Didon dans les Enfers ; par la nécessité où il le met de venir à rupture avec celui, dont il recherchait l’alliance par la perte qu’il lui fait faire de Pallas 226 , dont il rendait si mauvais compte à Évandre 227 . Il l’a appris de Stace, lorsqu’il attire la pitié sur son Œdipe 228 par les horreurs où il était tombé innocemment et par la punition qu’il s’en était lui-même donnée ; lorsqu’il l’attire sur Ménécée 229 , par la mort qu’il lui fait se donner, à lui-même, dans la vue de sauver sa ville d’une subversion entière. Enfin il l’a appris du Tasse lorsqu’il l’attire sur Tan-[p. 117]crède 230 par le malheur qui lui arrive de tuer celle qu’il aimait de sa propre main. Je dirais qu’il l’a 223 Il s’agit de Chrysippe de Soles (vers 280 av. J.-C.-206 av. J.-C.), philosophe stoïcien. 224 Il s’agit de Crantor (mort vers 275 av. J.-C.), philosophe grec académicien. 225 Horace, Epistola II , in Satires, Epistles and Ars Poetica , p. 262, vers 3-5. Nous traduisons : Qui nous dit ce qui est juste, ce qui est laid, ce qui est utile / Plus clairement que Chrysippe ou Crantor. 226 Jeune et beau guerrier qui fut tué au combat. 227 Mère de Pallas. 228 Il s’agit du poème épique La Thébaïde de Stace. Sur Stace, voir supra la note 122 du chapitre 2 (I). 229 Sur Ménécée, voir supra la note 37. 230 Dans La Jérusalem délivrée du Tasse, la guerrière Clorinde, qui se joint aux musulmans, est tuée par erreur par son amant, le chevalier chrétien Tancrède. Réponse du S r de la Montagne au S r du Rivage 207 aussi appris de Lucain lorsqu’il l’attire sur Pompée 231 , si Lucain n’était moins Poète qu’Historien. En quoi votre imaginaire distinction des Héros de l’Épopée, et de ceux de la Tragédie se montre bien vaine 232 ; puisque le second des Poètes Latins 233 n’a pas fait difficulté de prendre pour sujet de son Épopée, le même Héros que Sophocle 234 avait pris pour le sujet de sa Tragédie. Et qu’Aristote songe si peu à exclure de l’Épique les Héros de la Tragédie, qu’il dit en termes exprès dans la Poétique qu’on ne peut tirer de l’Iliade que deux ou trois sujets de Tragédie ; la seule distinction qu’on y peut mettre n’étant pas dans la simple compassion qui leur est commune, mais dans la compassion finale ou non-finale , dont la première est particulière à la Tragédie, pour purger la faiblesse de cette passion dans l’âme des spectateurs, et la seconde est aussi particulière à l’Épopée, mais seulement pour faire une conversion de fortune plus agréable au Lecteur en la personne du Héros, d’un [p. 118] état malheureux à un état heureux, à la différence de celle de la Tragédie qui se fait d’un état heureux à un état malheureux. Si vous êtes homme à nous faire souvent de ces frivoles demandes, vous justifierez bien la résolution que M r . C. a prise de ne vous répondre point, et de ne souffrir point que vous mesuriez vos armes avec les siennes. Vous avez beaucoup de raison de dire qu’il ne faut pas mettre les Héros en état de compassion par leur mauvaise conduite, par les avantages etc. Mais vous n’en avez guère de vous imaginer que cet état malheureux attire la compassion . Car étant juste il excite la joie ; la justice voulant qu’on châtie les vicieux, les lâches , et ceux qui, en quelque manière que ce soit, ont attiré la colère de Dieu sur eux. C’est pour cela qu’on n’a point de compassion des criminels qui sont menés au supplice lorsqu’on est persuadé qu’ils sont criminels ; au contraire on bénit l’équité des Magistrats d’avoir purgé le monde de ces pestes publiques, et on glorifie la Vertu par leur punition. L’état du Héros de l’Épopée, qui [p. 119] attire la juste compassion ; apprenez une fois en votre vie à ne plus confondre la nature des choses ; est celui qui lui est venu par le crime d’autrui, ou par la rencontre de la Fortune, sans 231 Général et homme d’État romain (106 av. J.-C.-48 av. J.-C.). Dans sa Pharsale , Lucain raconte la guerre civile entre César et Pompée. 232 Voir les pages 123 et 124 de notre ouvrage. 233 Chapelain parle de Stace. 234 Dramaturge grec (495 av. J.-C.-406 av. J.-C.) ; l’auteur d’une centaine de tragédies. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 208 qu’en aucun des cas il y ait rien contribué par sa faute. Ce qui arrivant, la compassion est non seulement légitime dans l’Épique, mais encore agréable au Lecteur, et utile pour relever la fin heureuse de l’entreprise par le malheur qui a accompagné les Moyens. Quant à savoir si M r . C. n’est pathétique nulle part ailleurs, en faveur de ses personnages , vous me permettrez de ne vous en pas croire autrement ; ayant des témoignages contraires des plus grands hommes, soit en mérite, soit en condition, et qui sont plus juges que vous de ce qui touche, et de ce qui ne touche pas ; que vous, dis-je, qui avez une âme lépreuse et si dépouillée d’humanité, que de ne vouloir pas qu’on plaigne les vertueux du haut étage, lorsqu’il leur arrive quelque insigne malheur. Ce jugement au reste ne dépendant que de la disposition des esprits, et ne tombant point sous les règles certaines, le vôtre qui est si mal [p. 120] disposé pour le bien, n’a garde de servir de soi à personne, et moins qu’à tout autre au Poète, qui ne vous a pas trouvé moins injuste que dégoûté pour lui. Quant au peu de charité qu’ont eu les Amis qu’a M r . C. dans l’Académie de ne l’avertir pas que la compassion est une passion dramatique , il peut être qu’ils ont cru que cela n’était pas ignoré de lui, et qu’il savait de plus que c’était une passion Épique , pour m’exprimer à votre mode, afin d’être entendu de vous. Mais pour ne pas prendre le change, vous auriez eu bien plus de besoin vous-même, de quelque bon Ami, de l’Académie, ou non, qui vous avertît que cela n’est beau de faire le savant, quand on ne connaît les Livres que par la couverture, ou que sur le rapport d’autrui. En effet il y a de quoi s’étonner qu’on vous ait souffert imprimer, sans vous en reprendre, que Renaud paraît mortellement atteint sur le tombeau de Clorinde qu’il avait tuée dans le Tasse 235 . Quelle nouvelle bévue est-ce à vous, et quel manque de charité est-ce à vos Amis, de vous l’avoir [p. 121] laissé passer de la sorte ? Les Enfants savent que Renaud n’avait aucune habitude avec Clorinde , et que ce fut Tancrède , qui l’aima, qui l’a tua, et qui fit des plaintes mortelles sur sa sépulture . Vous parlez étourdiment de toutes choses, et ne vous enquêtez de rien. Vous en feriez bien accroire à ceux qui ne vous connaissent pas, et qui ne seraient pas en garde de vos paroles Légères. Vous n’êtes pas moins admirable dans l’inégalité, ou plutôt dans la confusion de vos sentiments, que dans la prétendue inégalité des 235 Voir supra la note 121 du chapitre 2 (I). Réponse du S r de la Montagne au S r du Rivage 209 mœurs de la Pucelle. Peu devant vous tombiez d’accord que le Poète avait réussi à exciter la compassion pour elle ; Maintenant par un discours embrouillé et entortillé vous voulez que l’orgueil précédant de la Pucelle empêche que cette compassion ne soit excitée, à cause , dites-vous, qu’étant devenue modeste, seulement depuis son malheur, cette inégalité de mœurs produit cet empêchement 236 . Je ne sais pas si vous vous entendez, mais je sais bien que je ne vous entends pas, et certes n’ayant rien de bon à dire, vous [p. 122] n’êtes pas trop maladroit de parler si finement qu’on ne vous entende point . C’est le moyen de vous épargner plus d’une touche ; c’est une adresse pour vous mettre hors de prise, une invention pour vous faire croire irrépréhensible ; quelque digne de répréhension que vous soyez. Néanmoins comme au travers de vos nuages, il paraît clairement que vous croyez les mœurs de la Pucelle inégales, l’accusant en même temps de fierté et de bassesse . Il sera bon de vous montrer que c’est une fausse accusation. Mais auparavant, vous agréerez que je vous fasse honte de cet esprit d’orgueil qui ne vous fait point mettre de différence entre la bassesse et la modestie , et qui vous fait prendre tout ce qui est ravalé pour ce qui est humble . Vous avez néanmoins lu de la Sainte , que sa contenance est humble et pourtant sans bassesse 237 . Et cela vous devait ouvrir les yeux pour cette distinction. Dès le commencement de l’Ouvrage le Poète lui donne le caractère de modeste . En ce sombre séjour une modeste Fille 238 ; Elle répond modestement à l’Ange qui lui annonce son emploi ; elle répond modestement à Dunois qui la traite de Céleste ; elle attribue [p. 123] modestement à dieu les Victoires après la prise des Tournelles ; elle rejette modestement les Éloges de Pregent 239 , et la modestie , qui éclate dans ses plaintes à Dieu, pour lui faire oublier la faute du Roi ; qui la suit dans sa retraite ; et qu’elle témoigne dans le refus de prendre les armes, n’est qu’une suite de ce caractère modeste , qui lui est d’abord attribué, sans qu’il y ait aucun vestige d’inégalité 236 Voir les pages 124 et 125 de notre ouvrage. 237 La Pucelle , livre I, p. 22. 238 La Pucelle , livre I, page 19. La citation n’est pas exacte : « En cet affreux séjour, une modeste Fille ». 239 « Pregent, qui de la Ville est l’Oracle et le Juge » ( La Pucelle , livre III, p. 126). Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 210 en elle. Car cette fierté dont vous l’accusez, et par laquelle vous voulez trouver ses mœurs inégales, n’est rien moins que ce que votre malice, ou votre petit savoir vous font dire. C’est une sainte hauteur d’âme qu’ont eu tous les Saints, lorsqu’ils ont été obligés de soutenir la cause du Ciel, et d’exécuter les volontés Divines, se gardant surtout de trahir la dignité de leur mission, par les considérations d’intérêt, et par des complaisances humaines ; Et ce caractère n’est pas moins donné à la Pucelle que celui de la modestie ; sans que l’un soit incompatible avec l’autre comme vous le supposez ; puisque de ces deux vertus se forme la vraie Sainteté que l’innocence rend intrépide, et qui trouve du courage dans son désinté-[p. 124]ressement. Suivant votre ridicule doctrine, il ne tient pas à vous que Satan ne passe pour fier ; lorsqu’il vient parler à David fermement, sur le meurtre d’Urie 240 ; que S t . Bernard 241 ne paraisse emporté lorsqu’il réprimande le Pape 242 même avec la vigueur que nous voyons dans ses écrits ; que S t . François de Paule 243 ne semble hautain , quand Louis XI 244 lui demande la prolongation de ses jours , et qu’il n’en a point d’autre réponse, sinon qu’il fallait changer de vie, et ne songer plus qu’à la mort . Mais cette folle doctrine n’est que pour vous, et vous la pratiquez fort bien pour vous-même, sans inégalité de mœurs , demeurant constamment plein de vanité, et de suffisance, sans le moindre mélange de retenue et de soumission à la raison. Il vous fâche au reste que le Poète, pour décharger le Roi d’une partie du blâme d’ingratitude, en ait attribué la cause au Démon . Et voyez comme il s’est abusé. Le pauvre homme croyait que vous lui en sauriez gré ; et il avait sujet de le croire, puisqu’un peu auparavant vous aviez pris cette invention pour une passable excuse du [p. 125] mauvais traitement que Charles avait fait à la Pucelle . Mais vous n’êtes pas d’humeur à trouver longtemps bien fait ce qu’il fait, quelque bien fait qu’il puisse être. Cependant, à parler franchement ; cette ingratitude 240 Le roi David, qui désira Bath-Schéba, la femme d’Urie, écrivit à son chef d’armée pour mettre Urie au plus fort du combat. Par conséquent, Urie fut tué, et David épousa Bath-Schéba. 241 Il s’agit de Bernard de Clairvaux (1090-1153), moine bourguignon et réformateur de la vie religieuse catholique. 242 Il s’agit d’Innocent II, pape de l’Église catholique de 1130 à 1143. 243 Saint François de Paule (1416-1507), religieux ermite italien. 244 Il s’agit de Louis XI (1423-1483), roi de France. Dangereusement malade et voulant prolonger ses jours, il écrivit au Pape Sixte IV pour ses prières. Le pape ordonna à François d’aller en France pour rendre visite au roi. Réponse du S r de la Montagne au S r du Rivage 211 du Prince pouvait à la rigueur venir toute de son cru, sans l’entremise du Démon, et il y en a une image dans ces vers de Virgile, où Nisus dit à Euryale 245 Dine hunc ardorem mentibus addunt Euryale, an sua cuique deus fit dira cupido 246 qui montre que la plupart du temps on attribue aux causes supérieures les mouvements qui sont nés en nous, et qui n’ont d’Auteur que nousmême. Et quand les habiles Poètes font intervenir des Puissances célestes ou infernales dans les actions humaines, ils ne le font le plus souvent que pour leur donner plus de majesté et plus de relief ; et pour orner par là davantage leurs Poèmes. Le nôtre en particulier a pour maxime, et sa pratique suit sa maxime, de n’introduire jamais d’Anges, de Démons, ni d’autres pareilles Machines, que par simple ornement ; bien que dans le Christianisme ces Machines soient vraisemblables et qu’elles entrent quelquefois effectivement [p. 126] dans l’action 247 . II prend toujours soin, en disposant sa Fable, pour la rendre d’autant plus vraisemblable que ce qui se fait avec la Machine le puisse faire sans la Machine aussi ; n’approuvant point que dans les actions humaines, qui sont représentées pour être crues, l’on introduise par nécessité le théos apô mekhânis 248 qui fait croire la chose naturellement impossible, puisqu’elle a besoin d’un secours surnaturel, et que par là elle ôte la force à la créance, comme étant mal 245 Jeunes guerriers troyens qui apparaissent dans l’ Énéide de Virgile. 246 « Sont-ce les dieux qui donnent à nos âmes cette ardeur / Euryale, ou chacun se fait-il un dieu de son désir farouche » (Virgile, Énéide , trad. Anne-Marie Boxus et Jacques Poucet, 2003-2004, livre IX, vers 184 et 185) ; [en ligne] URL : http: / / bcs.fltr.ucl.ac.be/ Virg/ VirgIntro.html [consulté le 25 mars 2019]. 247 Voir les pages 110 et 111 de notre ouvrage. Dans sa préface de La Pucelle , Chapelain avait déjà déclaré : « Il semblerait, surtout, que je dusse dire, en ce lieu, sur quoi je me suis fondé, pour n’y employer pas la Machine de la Magie, à la manière des vieux Romans ; quelque occasion qu’elle m’eût pu fournir d’y faire des descriptions fleuries et agréables. Il semblerait, dis-je, que je dusse expliquer en cet endroit, pourquoi je me suis retranché dans celles des Saints, des Anges, des Démons, et de quelques Personnes Poétiques ; et pourquoi j’ai plutôt suivi, dans le reste, les mouvements de la Nature réglée, que ceux de la vague Imagination » ( La Pucelle , n. p. ; vingt-deuxième page de la préface). 248 Locution grecque dont la traduction latine est deus ex machina , c’est-à-dire, dieu descendu au moyen d’une machine. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 212 propre à la persuasion, qui n’a pour vrais moyens que ce qui tombe dans le commun usage. II excepte de ces introductions de miracles qu’il condamne, ceux dont le Public est persuadé ou par de solides témoignages, ou du moins par la Renommée, qui rend la chose vraisemblable par la préoccupation des esprits et par l’accoutumance à la croire. Cette sévérité de Constitution vous semble sans doute étrange. Mais si vous étiez plus avancé dans la connaissance des Mystères Poétiques, et que vous eussiez une cervelle à les concevoir et à les digérer, vous révéreriez ce que vous foulez aux pieds, et en le révérant vous vous relèveriez vous-même. Vous n’avez été jusqu’ici en rien si merveilleux qu’en ce que [p. 127] vous dites ensuite que Monsieur C. n’a que faire de chercher d’excuse à ses manquements contre la vraisemblance et la bienséance, dans le respect qu’il aura voulu avoir pour l’Histoire laquelle il l’aura osé altérer, puisqu’il n’y a rien de si libre que de la changer du consentement des Maîtres 249 . Quand vous écriviez cela et que vous vous excusiez envers votre façonne par un discours embarrassé à votre ordinaire, de ce que vous n’aviez pas éclairé d’abord cette chose, parce que , dites-vous, vous ne croyez pas pousser si avant vos réflexions , raison à la vérité fort pertinente de n’avoir pas d’abord donné cet éclaircissement . Ne vous souveniez-vous point du tout d’avoir donné d’abord un éclaircissement contraire , en assurant qu’il n’est pas permis dans la Poésie Épique d’altérer les évènements connus et fameux . Sans mentir, vous n’avez pas votre pareil au monde. Vous avez votre dit et votre dédit plus à la main que le plus franc Normand 250 , et si, je jurais que vous n’êtes pas de ce pays-là. [p. 128] Car c’est le Pays de Sapience 251 , et il ne produit point d’imbéciles comme vous. Je ne trouverais point étrange, connaissant la différence des goûts des hommes, que les uns accusassent Le Poète de n’avoir pas suivi l’Histoire, et que les autres lui imputassent de s’en être trop peu écarté. Mais de vous voir, l’accuser de l’un et de l’autre ensemble 249 Voir la page 125 de notre ouvrage. 250 « […] on a dit un franc Picard, un franc Gascon, un franc Normand, pour indiquer que ces peuples possédaient toutes les qualités et tous les défauts qui les font distinguer, en général, des habitants des autres parties de la France » ( Dictionnaire de la conversation et de la lecture , 52 volumes, éd. W. Duckett, Londres : Bossange, Barthés et Lowell, 1836, t. XXVIII, p. 129). 251 « Sagesse. On appelle vulgairement la Province de Normandie. Le pays de sapience » ( Le Dictionnaire de l’Académie française , 1694). Réponse du S r de la Montagne au S r du Rivage 213 c’est ce que je ne puis comprendre, et ce qui me fait croire qu’il y a dans votre tête moins de cervelle que de vent. Quoiqu’après cette incartade 252 , où vous n’avez que trop parlé, vous ne vouliez rien dire de la situation de Champtoceaux 253 , qui vous semble si mal entendue ; vous ne laissez pas d’en dire assez pour vous faire voir toujours semblable à vous-même. Le Poète, à vous confesser la vérité, n’a jamais été à Champtoceaux, non plus qu’il n’a jamais été en Paradis, ni en Enfer ; dont il ne s’est pas empêché pour cela d’en faire des descriptions qui n’ont pas déplu de ce Château il s’en est rapporté à ceux qui en revenaient, et qui ne la lui [p. 129] ont pas fait si haute, que vous nous la ressentez. Quoiqu’il en soit ce qui l’a obligé de ne s’en enquérir pas davantage, et d’en user selon la commodité, ça été qu’il crut de son droit de rabaisser un peu les montagnes qui lui semblaient trop élevées, et de les reformer en collines basses ; ce qui après tout n’est pas une trop grande licence, pour un homme qu’on met au rang des Poètes, auxquels les Anciens ont dit que, Quidlibet audendi semper fuit aequa potestas 254 . principalement ne le faisant qu’en paroles et laissant en effet les choses où elles sont. Pour le convaincre d’avoir passé les bornes, il faudrait alléguer quelque loi plus forte et plus authentique que la loi Quidlibet ; et c’est à quoi vous aurez assez de peine de réussir, quand vous revisitiez tout ce que vous devez avoir de mauvais papiers dans votre cassette 255 . Ce que, ni le Poète, ni moi, ne vous confesserons jamais qu’il ait mis des prairies, des canaux et des fossés pleins d’eau, sur le sommet d’une montagne escarpée , et je n’ai pu [p. 130] reconnaître par son discours qu’on lui puisse imputer une grossièreté pareille. Il a véritablement accompagné cette belle maison de toutes les choses qui siéent 256 bien aux Terres de cette importance ; Mais pour le fossé il l’a fait sec sans parler d’eau, ni pré, ni loin, contre 252 Léger écart de conduite. 253 La Pucelle , livre V, p. 146. 254 Horace, Ars poetica , in Satires, Epistles and Ars Poetica , lignes 9 et 10. Nous traduisons : ont toujours joui du droit de tout oser. 255 « Petit coffre où l’on serre ordinairement des choses de conséquence » ( Le Dictionnaire de l’Académie française , 1694). 256 Du verbe « seoir » qui signifie « être convenable, bien aller ». Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 214 votre allégation gratuite 257 ; dont vous devriez un peu rougir, vous voyant surpris en flagrant délit 258 ; et il s’est contenté de le faire large et creux . Pour les prés et pour les canaux il ne les a point entendu mettre sur la montagne, où ils auraient tout gâté ; il a voulu qu’ils fussent au bas, afin d’enrichir la vue du lieu, en les mettant sous les terrasses, et aux endroits où ils pourraient divertir les gens. C’est encore à vous à courre 259 et à montrer par ses vers, qu’il les a placés où vous avez dit. Je ne réponds rien à ce que vous avancez du peu d’agrément et de galanterie qui paraît au même endroit dans la peinture de la fameuse belle Agnès 260 , parce que je sais de certitude que le Poète la peinte sur la plus agréable et la plus galante Dame de ce Siècle ; que cette Dame y a trouvé sa beauté parfaite, [p. 131] et qu’elle a jugé fort avantageusement de tous ses charmes et de tous ses attraits. Il serait difficile après que vous qui par ce que nous en avons découvert vous devez mal connaitre en agréments et en galanteries eussiez la force de me persuader, ni aucun autre, que la peinture d’Agnès n’est pas naturelle , et que vous y eussiez vu des défauts qui auraient échappé à la délicatesse du jugement de l’illustre personne qui a servi de modèle au Poète pour la représenter. Que dirai-je de votre mauvaise humeur contre les sortes d’armes que l’Auteur a mises à la main de ses braves, dans les assauts et dans les combats, et du désir que vous auriez eu que toute l’exécution se fût faite à coups de canon, de mousquet et d’arquebuse 261 , dont néanmoins il n’a fait voir aucun effet pendant le cours de cette guerre . Je dirai premièrement que toutes ces sortes d’armes étaient alors en usage, et que la vraisemblance et la nouveauté que les antiquailles 262 renouvelées portent avec elles, l’ont induit à les employer dans ces occasions-là. Et parce que vous êtes plus scandalisé des coups de rochers que d’autres, je vous [p. 132] dirai aussi qu’il paraît que vous n’avez vu que des revues d’armée , et que vous ne vous êtes jamais trouvé à des attaques de bastions, où il n’y a guère de plus 257 Voir la page 126 de notre ouvrage. 258 Infraction commise sous les yeux de la personne qui le constate. 259 Courir, poursuivre. 260 Voir la page 126 de notre ouvrage. 261 Voir les pages 126 et 127 de notre ouvrage. 262 Objets anciens de peu de valeur. Réponse du S r de la Montagne au S r du Rivage 215 dangereuses blessures que celles qui sont faites à coup de grès 263 ; témoin celle qui nous ravit le fameux Marquis de Montausier à la Valteline 264 , et qui par cette mort funeste, priva l’État d’un de ses plus grands ornements. Il paraît bien que vous n’avez guère de communication avec Homère, ni avec Virgile dans les ouvrages desquels leurs Héros lèvent et lancent des rochers si pesants que plusieurs Corps d’hommes des temps suivants n’eussent pas pu seulement les lever de terre . Pour les javelines vous avez encore plus de tort d’en blâmer l’emploi. Il n’y a rien qui sied 265 si bien dans la main d’un Commandant, ni qui porte de si grands coups, quand on s’en sert dans toutes les manières que vous blâmez, hormis de tailler et de trancher . Il est vrai que celles de Lyonnel et de Dunois ne font ni l’un ni l’autre, et c’est une bizarre illusion que la vôtre, d’avoir cru lire dans cet assaut qu’elles taillaient et qu’elles tranchaient . [p. 133] Je dirai en second lieu que c’est une de ces choses que vous avez accoutumé d’avancer légèrement, de dire que le canon n’avait servi qu’au Siège de Paris dans tout le cours de cette guerre . Pour le Roi, à la vérité il ne lui avait pas fort servi, et la raison ne vaut pas le parler ; c’est qu’il ne l’avait eu que tard, et que , comme dit le Poète, auquel je m’en rapporte, il avait été inventé par le Démon pour Bedford qui s’en était servi fort utilement à se faire ouvrir les portes des Villes, après avoir battu sans ressource les Français à la campagne . Ce n’est pas que Charles n’en eût fait son profit ailleurs qu’à l’attaque de Paris, entre autres à celle de Beaugency 266 . Mais vous ne prenez pas garde de si près aux choses, quand vous avez résolu de les trouver mauvaises. J’avoue que l’arquebuserie n’y fait quoi que ce soit ; et pourquoi voudriez-vous qu’elle y fût employée, puisque c’eût été sans besoin faire violence à l’Histoire, qui reconnaît qu’elle n’était point encore en pratique, de ce temps-là ? Je dis plus que quand elle aurait été pratiquée, ce que le Poète nie en termes exprès, il en aurait usé avec [p. 134] beaucoup de prudence, lui refusant place dans son Ouvrage, pour laisser le champ plus libre à la valeur de ses braves, que cette 263 Roche sédimentaire. 264 Il s’agit d’Hector de Sainte-Maur (1607-1635). Il fut tué à l’attaque des Bains de Bormio, en Italie. 265 Voir supra la note 256. 266 La Pucelle , livre V. Beaugency est une commune française située en la région Centre-Val de Loire. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 216 sorte d’arme incommode plus qu’aucune, et qu’elle empêche souvent de se montrer aussi admirable qu’elle serait. Il vous est au reste fort obligé de ces cent autres manquements de compte fait, commis contre la décence des choses, ou le bon sens , qui est tout un, sur lesquels pour trancher court vous passez ; non pas comme vous dites, pour lui épargner la honte de voir le sujet de son Poème aussi mal tissu qu’imaginé ; mais seulement parce qu’ils vous donneraient trop de peine à montrer. Par quelque motif que vous le fassiez pour couper court aussi ; car il commence à m’ennuyer de votre désagréable chicane, je vous en remercie, dussé-je en être désavoué par lui. Mais bien que vous ayez déjà parlé une fois, avec peu de succès pour vous, de la fin du Poème ; vous vouliez dire de l’état où le Poète laisse la Pucelle à la fin du douzième livre ; vous ne laissez pas de le quereller encore sur ce sujet. Vous trouvez que la manière dont [p. 135] elle tombe entre les mains des Anglais lui peut faire imputer malheur à elle seule ; parce qu’elle combat malgré sa vocation finie 267 . Sans vous répéter, néanmoins tout ce que je vous ai dit des desseins de la Providence sur elle, ni vous redire qu’elle n’était point malheureuse dans sa calamité, puisque c’était le chemin de son grand bonheur et de celui de la France ; je vous dirai seulement que désormais que Dieu l’a dépouillée de sa force première, pour la punition du Roi, et qu’elle a revêtu son ancienne faiblesse de fille pour n’être plus capable que de souffrir , non seulement il n’est point étrange, mais au contraire il est fort naturel qu’elle n’agisse plus, avec la même vigueur de corps et d’esprit, que quand sa Mission durait encore ; et que ses sentiments et ses actions ne soient que d’une Fille, qui n’est plus que fille , comme elle le dit. Ainsi quand après avoir longtemps résisté aux prières des habitants de Compiègne, elle cède aux reproches du Gouverneur de la Ville qui la traite d’ingrate, si elle ne l’assiste de son bras ; elle ne fait que ce que devait faire une [p. 136] personne, dans les simples termes de la Nature, sans qu’une louable action comme la sienne puisse être plutôt imaginée la cause de son malheur, que la volonté Divine , qui selon que le dit Poète, allant au-devant de cette objection, permit cette prison pour ses fins secrètes , lesquelles paraîtront dans la Catastrophe du Poème, avec quelque avantage pour l’Auteur. En matière de grands mouvements où 267 Voir les pages 127-129 de notre ouvrage. Réponse du S r de la Montagne au S r du Rivage 217 interviennent Historiquement la Divinité, il n’en faut pas juger à l’ordinaire ; il y faut supposer du secret et du Mystère ; il faut respecter, et non pas reprendre, ni réduire à votre petite mesure, ce que l’on ne conçoit point. Il faut s’en former des idées proportionnées à la grandeur du ressort qui les produit, en bénir ce que l’on en comprend, et en adorer avec soumission d’esprit ce qu’on n’en comprend point. L’effort de l’Art du Poète a été de donner à son Ouvrage une conduite digne des voies du seigneur 268 , qui lui en avait fourni le sujet, et qui avait fait réussir l’Entreprise, par des moyens si extraordinaires et si assurés. Tout le [p. 137] malheur de la sainte aboutit à sa gloire en qualité d’ Instrument , et au bien de la France, comme à la Fin, à laquelle sa vie et sa mort devraient servir. Que veut dire M r . du Rivage de raisonner si bassement sur une matière si élevée ? Qu’il sache que la haute Poésie a ses routes particulières, et qu’elle peut et doit sacrifier tous les moyens à la sublimité de sa fin, passant par-dessus tous les scrupules qui viennent aux esprits rampants et incapables de comprendre les choses autrement que d’une manière basse. M. C l’a su et l’a pratiqué glorieusement, et ce qu’il y a de nouveau et d’extraordinaire dans sa Constitution n’est pas dans l’Art, qui est l’Art ancien, et qui y a été exactement gardé, mais dans la matière, qui n’étant pas d’un ordre commun porte avec soi une nécessité de n’être pas maniée communément, et donne lieu à des nouveautés tout ensemble vraisemblables et merveilleuses. Concluons donc sur cet article-là, que la Pucelle, dans cet état de délaissement, agit en personne délaissée, et que s’il paraît de la faiblesse dans son [p. 138] action c’est qu’elle n’agit plus que dans la sphère de l’activité naturelle. Mais si elle agit selon la faiblesse humaine, elle agit au moins sans murmure, sans péché, avec des mouvements du vertu commune, et avec des paroles non pesées, telles qu’elles sortent de la bouche d’une personne agitée d’une violente passion ; en attendant que Dieu lui fournisse l’occasion et lui prête la force de soutenir son dernier assaut, avec tant de succès, qu’elle en obtienne la victoire pour la France et la couronne pour elle. Vous faites plus prudemment, de ne point toucher après cela aux pensées triviales, aux mouvements Héroïques peu excités, à la manière uniforme et peu divertissante des descriptions des lieux et des Personnes Poétiques, et à la ressemblance des comparaisons, 268 Il s’agit du duc de Longueville. Voir la note 24 du chapitre 1 (I). Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 218 d’ailleurs trop fréquents et trop mal attachées au sujet 269 . Il n’y serait pas trop sûr pour vous, et si vous vous fussiez étourdiment jeté sur cela, comme vous avez fait sur le reste, vous vous en fussiez encore plus mal trouvé. Il valait bien mieux faire une glissade sur ces articles, et payer vos Lecteurs d’une gasconnade 270 , que de vous [p. 139] y arrêter à votre honte, et à la gloire du Poète, si grossièrement calomnié. Vous eussiez pourtant encore fait plus sagement, si vous n’eussiez point voulu donner quelque preuve de l’accusation dont vous avez prétendu déshonorer ses Comparaisons. Et qu’ainsi ne soit lorsque vous cherchez du défaut dans celle d’une Étoile qui tombe du Ciel 271 , et qui représente l’Ange venant de la part de Dieu porter le message à la Pucelle , vous prenez manifestement le change, et au lieu que le Poète ne met le Point de la comparaison que dans la chute de l’un, et le précipice de l’autre , vous l’allez mettre bizarrement dans la grande Lumière de l’un, et la petite Lumière de l’autre ; contre tout droit et toute raison ; ces clartés dans la comparaison, n’étant que des accessoires, au lieu que la rapidité de la descente en est le principal. Il y a encore cela de plaisant dans votre répréhension, qu’au lieu de prendre la Comparaison de l’Étoile avec l’Ange , vous vous jetez à quartier, et de votre chef vous la faites de l’Étoile avec le soleil tombant des Cieux , qui pourtant n’y a que faire, sinon [p. 140] pour marquer la clarté de l’Ange. Mais comme j’ai déjà dit cette clarté n’est qu’un accessoire dans cette chute, et n’a rien de commun avec le principal de la Comparaison. Vous ne dites guère mieux quand vous établissez que l’usage des Comparaisons est d’élever les choses à quoi on les applique 272 ; ce qui n’a jamais été dit que par vous. L’usage de cette figure, dans le Dogmatique et dans l’Oraison, est d’éclaircir le sujet, et d’y servir d’une espèce de preuve. Dans la Poésie Épique, ce n’est jamais que pour divertir l’esprit par la conformité des images en des genres différents, et pour servir d’agréables reposoirs à la longueur de la carrière. Mais pour élever les choses à quoi on les applique , vous me pardonnerez s’il vous plaît, c’est une doctrine de contrebande, et il n’y 269 Voir la page 130 de notre ouvrage. 270 « Fanfaronnade, vanterie de quelque chose fausse ou peu croyable » ( Le Dictionnaire de l’Académie française , 1694). 271 Voir la page 131 de notre ouvrage. 272 Voir la page 131 de notre ouvrage. 219 Réponse du S r de la Montagne au S r du Rivage a personne dans le Lycée, ni sur le Parnasse qui la laisse jamais passer. Autrement sans parler de l’Ange d’Homère comparé à Ajax , et qui fait assez contre vous, comment soutiendrez-vous que la comparaison des fourmis avec l’armée Troyenne 273 , dans Virgile, serve à élever le trouble et l’agitation où se trouvait Énée [p. 141] avec tous les siens, dans leur départ précipité de Carthage . C’est par nature que des Comparaisons Poétiques divertissent, et si quelquefois elles élèvent c’est seulement par accident. Mais que savez-vous que c’est de nature et d’accident ? Votre ignorance n’est pas moins remarquable, dans ce que vous regrattez sur les Comparaisons que fait le Poète des Taureaux avec Charles et Philippe . Il semble que vous ne faites que de naître, et que vous n’avez jamais ouï parler de rien. Tous les Poètes Grecs et Latins ne font plein d’autre chose que de la dignité des Taureaux, jaloux, fiers, combattants jusqu’à la mort pour se conserver la possession de leurs Royaumes champêtres, pour savoir à qui demeurera le sérail 274 des Génisses 275 ; dans Virgile, Nec mos bellantes una stabulare fed alter Victus abit, longeque ignotis exsulat oris Multa gemens ignominiam, plagasque superbi Victoris, tum quos amisit inultus amores Et stabula aspectans regnis excessit avitis 276 . Dans Stace Turbatus inhorruit altis Rex odiis, mediaque tamen gauisus in ira est Sic ubi regnator post exulis otia tauri Mugitum hostilem summa tulit aure iuuencus 273 Virgile, l’ Énéide , livre IV, vers 601. 274 Harem. 275 Femelle de l’espèce bovine qui n’a point porté. 276 Virgile, Géorgiques , livre III. « Entre eux point de traité : dans de lointains déserts / Le vaincu désolé va cacher ses revers, / Va pleurer d’un rival la victoire insolente, / La perte de sa gloire, et surtout d’une amante ; / Et vers ces bords chéris tournant encore les yeux, / Abandonne l’empire où régnaient ses aïeux » ( Les Géorgiques de Virgil e, trad. M. de Lille, Paris : Bleuet, 1840, pp. 173 et 175). Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 220 [p. 142] Agnouitque minas, magna stat feruidus ira Ante gregem, spumisque animos ardentibus efflat Nunc pede toruus humum nunc cornibus aera findens Horret ager, trepidaeque expectant proelia ualles 277 . Je ne veux point de plus forte conviction de votre peu ou point de Lecture, que de vous avoir vu accroché à un passage, qui n’arrêtera jamais que vous. Je ne ferais vous rien dire sur la prétendue fausse Comparaison du Lanier avec le vaisseau de Roger 278 , ne sachant pas, et j’avoue de bonne foi mon ignorance. Cet oiseau est de leurre ou de poing. Il faudrait demander au Poète s’il entend aussi bien la haute volerie que vous, et s’il peut garantir cet endroit contre votre Critique de Campagne ; Un de ses Amis maintient qu’il a vu plus de Lanier partir du poing et fondre sur les perdrix, que soutenir en l’air . Mais s’il arrivait que votre répréhension fût bonne il serait attrapé ; il faudrait qu’il confessât la dette. Cela ne conclurait pourtant pas qu’il ne fût pas un sage Poète, mais seulement un mauvais Fauconnier, ni vous un sage Critique, mais un [p. 143] Fauconnier expert ; duquel on pourra dire que mas sabe el necio en su casa que el sabio en la agena 279 . Après tout, qu’auriez-vous gagné, avec toute votre Fauconnerie, sinon que le Lanier ne serait point parti de dessus le poing du Fauconnier, pour fondre en un instant sur la perdrix découverte dans le bas de la plaine. Car pour fondre rapidement sur elle, après l’avoir vue, vous en tombez d’accord sans doute, pourvu qu’il fonde sur elle du haut de l’air. Mais ce poing et cet air ne font rien à l’essence de la Comparaison, qui ne regarde que la rapidité du mouvement, non plus que celle de la Comparaison précédente. Par où vous voyez qu’avec le défaut que vous lui imputez, elle subsiste sans fausseté, puisqu’elle a 277 Stace, La Thébaïde , livre XI. « Capanée ne méritait pas autant ta colère. Le roi troublé, saisi d’horreur, s’abandonne aux transports de sa haine ; mais, dans sa colère même, perce une certaine joie. Ainsi, dès qu’un taureau superbe, devenu roi par l’exil de son rival, entend les mugissements de son ennemi et reconnaît ses menaces, il se place bouillant de colère à la tête du troupeau : écumant de rage, prêt à combattre, de son pied il frappe la terre, fend l’air avec ses cornes. Les campagnes, les vallées, saisies d’horreur, attendent avec épouvante l’issue du combat » ( Œuvres complètes de Stace , trad. M.-L. Boutteville, 4 volumes, Paris : Panckoucke, 1832, t. IV, p. 109). 278 Voir la page 132 de notre ouvrage. 279 Proverbe espagnol : Le sot en sait plus chez lui, que l’habile homme chez autrui. Réponse du S r de la Montagne au S r du Rivage 221 ce qui en fait l’essence, et que la rapidité du mouvement du Lanier suffit pour la rendre légitime ; de quelque endroit qu’il parte, du haut de l’air, ou du poing du Fauconnier . Quand nous donnerions néanmoins à la mauvaise disposition de votre esprit pour le Poète, qu’il y ait quelque chose qui cloche en cette Comparaison, [p. 144] car il ne faut contraindre personne, Celui que vous attaquez là-dessus aurait encore moyen de se retrancher contre vous, dans la défense que lui a préparée Aristote en sa Poétique, au Chapitre où il parle de la manière dont se peuvent excuser les Poètes, lorsqu’ils se sont équivoqués , qui est pour vous le dire en langue vulgaire qu’ils ne sont responsables que de leur fait, et que les bévues qui leur arrivent dans les Arts qui ne sont pas le leur, ne tirent point à conséquence, pour les faire croire mauvais Poètes . Ce qui peut servir à celui-ci pour le garantir de cette imputation, et des autres de pareille nature, d’autant plus qu’il a été dit il y a longtemps que Non omnia nia possumus omnes 280 ; Et qu’en particulier notre Poète n’a nullement prétendu être impeccable, ayant au contraire reconnu publiquement et modestement dans sa Préface qu’il pouvait avoir facilement bronché en plus d’un endroit de sa carrière 281 . Il y a encore , dites-vous, cent d’autres choses de même nature, sur lesquelles votre indulgence passe, pour ne lui donner pas cruellement cent coups après sa mort . [p. 145] Voilà bien des cent choses qui ne vous coûtent guère à dire. La question est si elles ne vous coûteraient pas beaucoup à prouver. Pour nous, nous ne les prenons pas pour argent comptant, ou du moins, pour argent de bon aloi 282 ; ayant remarqué par tant de mauvaises pièces que vous nous avez exposées ; que tout votre fonds n’est qu’Alchimie, et que fausse monnaie. Comptez-en donc à d’autres qu’à nous, et si vous êtes encore surpris en les débitant, on vous fera mal passer votre temps. Enfin, las et recru du long et pénible travail que vous ont donné à regratter tant de défauts, ou véritables ou imaginaires, de ce Poème ; Vous en venez aux dernier de l’Élocution, vérification et Langage . Et bien que la 280 Virgile, Églogue VIII , vers 63. Nous traduisons : Tous, nous ne pouvons pas tout. 281 Voir, par exemple, la cinquième page de la préface. 282 Proportion de métal précieux. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 222 force de la vérité vous arrache malgré vous une confession fort préjudiciable à vos intentions, que dans tous ces trois genres votre Dame trouvera en cette lecture nombre d’endroits admirablement beaux , dont vous en spécifiez vous-même une petite partie, vous ne laissez pas de l’assurer qu’en plusieurs autres lieux des méchants mots, la diction et les phrases antiques, impures et vicieuses, [p. 146] les épithètes souvent inutiles, les transpositions insupportables, la faiblesse, la dureté, la contrainte, le mauvais son et le tour désagréable des vers, choqueront étrangement la délicatesse de son esprit et de son oreille 283 . Et peut-être que si cette Dame a l’esprit et l’oreille aussi de trouver que vous, elle en sera aussi étrangement choquée que vous, et croira ce que vous lui assurez, sans en faire d’enquête plus exacte. Mais je connais force autres Dames qui la valent bien, à qui vous ne le persuaderez pas si facilement qu’à elle, et qui vous demanderont de bonnes cautions de toutes ces choses avancées à crédit, et sans en spécifier aucune, de peur de méprise. Et vous n’êtes pas un homme si établi que votre seul nom du Rivage porte sa preuve avec lui et soit de telle autorité qu’il faille nécessairement déférer aux extravagances, à la tête desquelles il paraîtra, en telle sorte que pour les faire croire sensées il suffise de crier aux oreilles des personnes qui ne sont pas folles, M r . du Rivage l’a dit . Sur ce que vous dites, avec la même témérité et la même malignité, que le Poète n’a pas cette facilité coulante, ces imaginations [p. 147] brillantes et fleuries, en un mot ce beau naturel, qu’il n’y a que la nourriture, les Grâces et le Génie qui puissent donner aux excellents Ouvrages de cette sorte . Je vous répondrai encore que vous n’êtes point meilleur garant de cette imputation-ci que de la précédente ; que pour la détruire il ne faut que la nier ; notre simple négative ayant au moins autant de poids que votre simple affirmative ; et que quand votre Dame, sur votre parole, penserait sentir ces prétendus défauts dans l’Ouvrage, les autres ne seraient pas obligées d’avoir le même sentiment qu’elle ; tant s’en faut par la raison des contraires elles seraient obligées d’être d’un contraire sentiment. Que si vous valiez la peine d’être instruit, sur ces choses, ou que le Public eût le goût aussi dépravé que vous, on montrerait bien la nécessité des transpositions, la bienséance des mots anciens, la 283 Voir la page 133 de notre ouvrage. Réponse du S r de la Montagne au S r du Rivage 223 grâce des duretés affectées, le vice de la facilité coulante aux endroits graves, et la puérilité des imaginations brillantes, au moins fréquentes, dans la haute Poésie . On montrerait bien avec quelle injustice vous accusez le Poète de cette quantité de méchants [p. 148] mots, de cette faiblesse, contrainte, mauvais son et tour désagréable de vers , et combien peu véritablement vous supposez que son Ouvrage regorge d’Épithètes inutiles et mis seulement pour remplir ; aucun Écrivain n’ayant jamais été plus loué que lui des vertus opposées à ces vices. Enfin on montrerait bien qu’elle est votre audace de prononcer contre la voix publique, que le naturel lui manquait, et qu’il n’avait ni nourriture, ni grâce, ni génie ; sans parler de la folle imagination que le naturel ne pouvait être donné que par la nourriture . Mais vous êtes si détraqué que vous ne pouvez pas être remis dans le bon chemin. Vos rêveries sont si dérèglées qu’il n’est pas à craindre que personne s’y arrête, ou si l’on s’y arrête ce ne peut être que pour s’en divertir. On vous laisse à votre mauvais Ange sur tous ces points si frivolement articulés, et l’on passe à celui de l’impropriété des Métaphores 284 ; pource que vous vous y fondez en raison, et que vous vous en croyez un grand Maître. Et d’abord on vous pourrait faire apercevoir combien vous débitez mal à chercher de la propriété dans les Métaphores , la nature [p. 149] desquelles est de sort du propre. On n’insiste pourtant point là-dessus parce que si l’on voulait s’accrocher à toutes les épines de votre mauvais langage, ce ne serait jamais fait. Vous trouvez donc une impropriété de Métaphore en celle de ce vers Aucun mur ne portait une chaîne légère ; disant qu’elle est dure , c’est-à-dire en votre langue fleurie qu’elle est impropre pouce qu’encore qu’on puisse dire, une Ville enchaînée sans impropriété et avec assez de hardiesse, on ne peut néanmoins dire un mur enchaîné sans être un Poète Héroïque de grand nom . Mais vous trahissez votre cause par votre production. Il ne fallait pas tomber d’accord qu’on ne dirait pas mal de dire une Ville enchaînée pour une Ville assujettie ; parce qu’un mur et une Ville sont synonymes, sans autre différence entre eux, sinon que le premier est le plus noble, pource qu’il est figuré, une partie pour le tout , et dans la haute Poésie, 284 Voir les pages 133-136 de notre ouvrage. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 224 l’Art veut que de deux synonymes on prenne toujours le moins commun. Du reste s’il ne tient qu’à être un Poète Héroïque de grand nom [p. 150] pour en pouvoir user sans blâme, nous aimons mieux passer par-dessus les bornes de la modestie en faveur du nôtre, et confesser malgré lui qu’il est un Poète Héroïque de grand nom . Vous vous sentez aussi fort incommodé de cette autre Métaphore : Employant tous les bras de ses vaillants drapeaux que vous appelleriez volontiers insolente de la façon que vous la concevez, si vous entendiez le mot d’insolent en autre signification que celle qui vous convient davantage. Vous ne vous trouvez pas l’imagination assez éclairée, comme un 285 esprit ordinaire que vous êtes, pour vous figurer si merveilleusement un drapeau qui ait des bras. Cependant les esprits ordinaires se la trouvent assez éclairée pour cela, et il faut être audessous de l’ordinaire , pour l’avoir aussi aveugle et aussi ténébreux 286 que vous ; tellement que c’est encore une vanité à vous de vous mettre au rang des esprits ordinaires . Il n’y a si petit goujat 287 qui ne sache que drapeau signifie compagnie d’infanterie , et cette figure que l’Usage a fait devenir propre en toutes les langues [p. 151] d’employer l’Enseigne pour les soldats qui combattent sous elle , ne demande aucune lumière extraordinaire, pour le faire entendre sans truchement. Quand vous vous étonnez donc de l’étrange hardiesse de cette figure, vous vous étonnez comme un cheval ombrageux 288 qu’un rien met en désordre ; comme un homme qui ne sait que c’est de propre ni de figuré ; Vous prenez pour une trop forte figure ce qui ne l’est plus même, à force de se dire ; et vous qui avez vu plus d’une fois trente mille hommes en revue , et qui voudriez nous persuader, si on vous laissait faire, que vous êtes quelque grand Caporal, ou quelque Sergent des vieilles bandes, vous vous montrez ici moins éclairé que le moindre Goujat ; en prenant les drapeaux pour de simples Enseignes , et cherchant, par une froide plaisanterie, à faire rire le monde, en supposant que le Poète attribue des bras aux simples Enseignes . 285 Nous avons remplacé « une » par « un ». 286 Nous avons remplacé « ténébreuse » par « ténébreux ». 287 Homme grossier, mal élevé. 288 Se dit d’un cheval qui s’effraie d’une ombre ou de tout ce qui le surprend. Réponse du S r de la Montagne au S r du Rivage 225 Que vous êtes glacé encore dans les deux autres méchantes railleries, par lesquelles vous vous efforcez de faire condamner comme trop [p. 152] déterminées ces deux vraies Métaphores. Sent sa voix enchaînée au profond de son âme Pendant quelques moments sert de bride à son âme où l’enchaînement de la voix et la bride de l’âme, vous semblent donner des idées fort bizarres , parce que vous êtes bizarre vousmême, et que vous avez une jaunisse d’esprit qui vous fait tout voir bizarrement. Peut-être que cette Dame fantastique que vous traitez de Divine ne prendrait pas plaisir à être entretenue d’un Style aussi figuré que celui-là , et peut-être ne serait-il pas même juste d’en entretenir d’autres moins fantastiques qu’elle, si par entretenue vous entendez d’un entretien familier , comme il y a apparence. Mais si vous l’entendez d’un entretien relevé et magnifique , qui tienne du Panégyrique, ou du langage des Dieux , il serait non seulement permis, mais de plus nécessaire de les entretenir de cette sorte , à moins que de vouloir abuser de leur patience, et les traiter indignement. Et vous n’avez que faire d’appréhender qu’il y ait rien à redire à cette hardiesse d’enchaîner la voix . Un de nos Poètes modernes 289 a dit avec succès, d’un homme qu’on mène au supplice que Son âme est dans les fers 290 . [p. 153] Où trouvez-vous qu’il y ait plus de disconvenance ou en cette expression, Son âme est dans les fers , ou en cette autre, Sent sa voix enchaînée ? La voix enfin a quelque chose de corporel, et ainsi peut être plus facilement imaginée dans les chaînes que l’âme qui est incorporelle , et sur laquelle il n’y a point de prise sur les fers . Homère et le Tasse après lui ont donné des ailes aux prières 291 qui ne sont autre chose que des voix . Si l’on peut Poétiquement donner des ailes aux voix , pourquoi ne pourra-t-on pas Poétiquement leur donner des 289 Il s’agit de Théophile de Viau (1590-1626), poète et dramaturge français. 290 Théophile de Viau, Stances , in Œuvres complètes de Théophile , éd. M. Alleaume, Paris : Jannet, 1856, p. 211. 291 « Bientôt sa prière s’élève au ciel sur les ailes du désir » (Le Tasse, La Jérusalem délivrée , trad. Jean Baptiste Antoine Suard, 2 volumes, Paris : Bossange, Masson et Besson, 1808, chant XIII, t. II, p. 85). Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 226 chaînes . Vous tombez d’accord que la voix demeure attachée au gosier est bien dit. Si elle y est attachée , c’est avec des liens , et qui empêche que ces liens ne soient des chaînes ? J’en ai vu de si délicates, de si subtiles, qu’on ne les voyait presque point, qu’on ne les sentait presque point, et celle dont Vulcain 292 enchaîna sa femme avec son Galant, était apparemment de cette fabrique : C’est bien autrement, Poétiquement parlant, d’attacher des Dieux incorporels avec des chaînes que des voix, qui ont grande relation avec des corps . Si on était en humeur de rire, on alléguerait les [p. 154] paroles gelées du Comte Baltasar 293 , et l’on prouverait par tous les Poètes que la gelée est la chaîne des corps liquides . Sans rire même on pourrait alléguer qu’on n’appellerait point les voix grosses et nourries , et qu’on ne dirait point que les basses ont un grand creux , si on ne les considérait au moins figurément, comme des corps ; Sans rire on vous ferait souvenir de ces façons de parler si communes des paroles enchaînées les unes avec les autres, des discours enfilés les uns après les autres, d’une enfilade de discours, des propos embarrassés, embrouillés . Mais ce serait top s’amuser à peu de chose. La Métaphore de la bride de l’âme n’est pas de plus dure digestion, pourvu qu’on n’ait pas si mauvais estomac que vous. Qui dit l’âme en style soutenu, dit ses habitudes et ses passions , de sorte que si par coutume ou par occasion elle l’emporte hors de sa carrière, et que ses mouvements soient effrénés , comme la Morale les appelle, qui doute qu’en suivant la Métaphore déjà reçue, par exemple de désirs effrénés , et employant un synonyme de frein qui ne soit point désagréable, comme est le mot de bride , de la sorte qu’on l’emploie tous les jours dans le même sens, quand on dit c’est un audacieux il le faut tenir en bride , il lui faut tenir la bride courte , la bride haute ; qui doute, dis-je, qu’un Poète sublime ne puisse donner à cette âme [p. 155] emportée une bride qui la réprime, et qui la fasse rentrer dans son devoir, sans se mettre en peine si des esprits qui n’ont pas l’honneur d’être Poètes, et qui sont ordinaires , en sont choqués. Notre Poète même n’a pas usé de tout son droit, dans cette expression figurée que vous avez reprise. Sa discrétion l’a fait contenter de dire sert de bride , qui n’est pas est la bride , mais seulement tient lieu de bride, encore 292 Le dieu du feu, du fer, de l’argent et de l’or, dans la mythologie romaine 293 La fable des paroles gelées se trouve dans Le Livre du Courtisan de Baldassare Castiglione (1478-1529), écrivain italien. Réponse du S r de la Montagne au S r du Rivage 227 que ce n’en soit pas une ; par où il est clair qu’avec un peu plus de vue, ou un peu moins de malice, vous n’auriez pas trouvé la moindre Licence en cette façon de parler. Après tout, il paraît bien que vous n’êtes guère versé dans les propriétés de la Langue, et que vous devez être quelque étrange Provincial, de n’avoir jamais ouï dire, tenir les peuples en bride , ou les esprits en bride . Si cela fût venu à votre connaissance, vous ne vous seriez pas cabré sur l’âme bridée , comme vous avez fait, et vous eussiez laissé mettre une bonne bride à la vôtre pour l’empêcher de faire le cheval échappé. Dans l’humeur ou dans l’ignorance où vous êtes, je ne suis pas assuré que vous ne fissiez un procès à Virgile [p. 156] si vous aviez rencontré ces demi vers de lui : Classique immittit habenas 294 . Furit immissis Volcanus habenis 295 Car enfin une flotte ni Vulcain dans le propre n’ont pas plus de droit d’employer la bride pour leurs usages que l’âme pour les siens ; Vous vous étonnez toujours de ce que vous n’entendez pas ; et cela est naturel, et ne serait rien, si vous en demeuriez là. Le mal est que vous faites un crime de votre ignorance à ceux qui entendent ce que vous n’entendez pas. Parce que le sens et les paroles de ces deux vers ; Par son horrible aspect lui redouble la peur Et la lui redoublant lui redouble le cœur. passent votre intelligence , vous jureriez que personne n’y comprendra jamais rien, si ce n’est quelque grand Auteur comme M r . C. Nous voici encore au Grand Poète et au Grand Auteur d’auparavant . Quelle stérilité de pensées ! Et bien oui, ce M r . C. est un Grand Auteur , aussi bien qu’un Grand Poète . Il est de ceux qui ont droit d’autoriser ce qu’ils disent, encore que de petits Auteurs comme vous ne le comprennent pas. Je ne dis pas de petits Poètes comme vous ; car il vous en faut croire, [p. 157] quand vous avez dit que vous ne l’étiez du 294 Virgile, Énéide , trad. Anne-Marie Boxus et Jacques Pouce, livre VI, vers 1 : Il lâche la bride. 295 Ibid. , livre V, vers 662 : Vulcain, toutes reines lâchées, fait rage à travers les bancs. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 228 tout point . Les petits Auteurs donc, comme vous pouvez être, par leur grossièreté , ne connaissent point d’autre effet de la peur que celui de rendre les gens timides ; de sorte que, par exemple, lorsque vous en êtes une fois saisi, il n’y a rien qui vous puisse rassurer. Mais les Grands Auteurs, comme Lui, en connaissent d’autres effets, que celui de rendre les gens timides. Ils savent que cette passion est quelquefois si impérieuse et si puissante que de tripler la force à ceux qui en sont attaqués, jusqu’à leur faire faire des efforts plus grands que tous ceux qui leur pourraient être inspirés par leur courage, lorsqu’il serait le plus enflammé. L’Histoire en donne mille preuves, et c’est avoir bien joué de malheur, en lisant, que de n’en avoir pas trouvé tel qu’une en votre chemin. Je n’ai pas le loisir de vous en conter. Voyez seulement dans la vie de M. d’Épernon, ce que la crainte lui fit faire contre les conjurés d’Angoulême qui venaient pour l’assassiner, jusque dans sa Maison 296 . La nature en fournit aussi des preuves en abondance ; mais, parce que vous êtes un [p. 158] grand chasseur, je me contenterai de vous faire souvenir combien le Cerf se montre courageux, lorsqu’il est aux abois, c’est-à-dire lorsque la peur est montée au plus haut degré, dans le cœur de celle de toutes les bêtes qui est la plus timide. Les raisons en seraient aisées à déduire si ces expériences ne portaient leur raison avec elles. C’est pour vous dire qu’il ne fallait pas un fort grand homme pour savoir cet effet de la crainte si contraire à son effet ordinaire ; mais qu’il fallait en être un bien petit pour ne le savoir pas, et bien déraisonnable et bien étourdi , pour accuser de faux une vérité si constante, seulement parce qu’on ne le savait pas. La peur qu’Isabelle eut du Diable, voyant la vilaine mine, et se souvenant de ce qu’il lui avait dit, sous la forme de Fascot, fut en effet si violente, que comme les contraires font davantage éclater leurs contraires, elle lui releva le courage, qui d’abord était abattu, et le réchauffa à tel point pour se sauver de son Ennemi 297 , que si le Poète a manqué en quelque chose, c’est de s’être tenu dans la modération qu’il a fait, et d’avoir dit simplement que cette crainte lui [p. 159] avait redoublé le cœur, pouvant dire, qu’elle le lui avait augmenté au quadruple, quelque courageuse qu’elle fût naturellement. 296 Il s’agit de la conjuration des habitants d’Angoulême, en 1588, contre Jean-Louis de Nogaret de La Valette, duc d’Épernon (1554-1642). Le duc tua le chef des conjurés de sa propre main. 297 Voir les pages 135 et 136 de notre ouvrage. Réponse du S r de la Montagne au S r du Rivage 229 Après les fautes d’Entendement , ou qui peuvent être imputées à l’Entendement, c’est-à-dire en Français de Jugement ; voilà de cet excellent style, qui doit effacer celui des Malherbes 298 , et des Balzacs 299 , viennent les fautes de mémoire ; car il n’y a point de quartier avec vous, et vous n’en pardonneriez pas la moindre chose, tant vous êtes impitoyable à ceux qui ne vous ont jamais fait de mal, et qui peut-être vous ont fait du bien. Vous faites une querelle au Poète de ce qu’ayant décrit la Galère d’Agnès à la page 198 à 70 pages de là, par une criminelle infidélité de mémoire, il en a malheureusement fait un Esquif 300 . En effet s’il ne l’a fait que pour la commodité du vers, et dans l’espèce que si peu de chose ne mériterait pas la colère de quelque M r . du Rivage, je ne vois pas comment il parera ce coup-là. Il me semble pourtant lui avoir autrefois ouï dire que cette Galère n’en avait que la forme, et que selon la vérité ce n’était qu’un grand esquif. Que les Galères d’eau douce et de [p. 160] rivière ne se piquaient point de grandeur, et que quand il l’avait ainsi baptisée, ce n’était que par fanfare Poétique, pour faire valoir sa marchandise et pour nommer les choses par des noms honorables ; qu’on l’eût pu prendre pour un simple bateau, sans qu’elle s’en fût offensée, et que l’appelant esquif, ensuite il n’avait point du tout cru la ravaler ; qu’il ne fallait pas qu’elle fût fort grande, puisqu’elle ne contenait que huit ou dix personnes, quelques chevaux, quelques matelots, et un char où il n’y avait guère places que pour deux . Et à propos de Char , vous qui reprenez les autres de manque de mémoire , comment arrive-t-il qu’au même lieu où vous accusez le Poète vous tombez dans le même manquement, et prenez l’un pour l’autre à votre ordinaire. Vous avez vu de vos yeux que c’était un char à deux roues et qu’il ne tenait pas grande place. Cependant vous l’appelez ici un carrosse le plus magnifique du monde 301 . Si est-ce qu’il y a pour le moins autant de différence entre Char et Carrosse , qu’entre Galère et Esquif . Serait-ce point que, comme quand nos Dames sont dans leurs gaies humeurs, et qu’elles parlent de leur super -[p. 161] bes carrosses , elles les appellent leurs chars ; vous qui êtes leur antipode, voulant parler d’un superbe Char , 298 Voir la page 141 de notre ouvrage. 299 La Mesnardière ne parle pas de Jean-Louis Guez de Balzac dans son libelle. 300 Voir la page 136 de notre ouvrage. 301 Voir la page 136 de notre ouvrage. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 230 vous l’appelez un carrosse . Ce serait là un heureux raffinement ! Il a été dit il y a longtemps, que lorsqu’on se mêle de reprendre, il faut être bien net de son côté. Autre manque de mémoire , le Poète fait alarmer Orléans à la vue du Dragon contrefait, quoique peu devant, les Anglais ne lui eussent point fait de peur avec toutes leurs forces 302 . Mais sous votre bon plaisir, quand il y aurait quelque chose à redire à cela, ce que je vous nie, le défaut ne serait rien moins qu’un manque de mémoire . Venons au point. Premièrement c’est bien à savoir si Orléans n’eût point peur des Anglais . Pour moi il me semble que si, et que cette députation du Bourgeois vers Philippe, jointe à ce que le même Philippe en dit à Bedford au premier livre, en est une marque assez grande. Mais que telle est en lui la frayeur de l’Anglais sans compter si vous ne voulez les cent terreurs où était Orléans avant que Dunois l’eût fait résoudre à s’ensevelir dans ses propres ruines. Bien qu’entre cent terreurs il vît de toutes parts Une armée innombrable entourer ses remparts 303 . [p. 162] Quand toutefois il n’en aurait point eu de peur, croyez-vous qu’un Dragon qui vole ne soit pas plus effrayant qu’une armée qui ne vole point, et qui a des fossés profonds à combler, et des murailles épaisses à forcer. Il y a plus, c’est que le faux Dragon volait entre chien et loup, et à cette heure-là on ne peut guère rien voir de plus terrible. Si c’eût été de jour il n’y eût eu qu’à rire. Tant y a que la Ville eut bien peur ; mais cela ne dura pas, et il y en eut peu à qui il fallût ouvrir la veine, ou qui eussent besoin d’en garder le lit. Quant à ce que vous prenez encore mal à propos pour un défaut de mémoire , que Roger qui avait vu maltraiter Agnès par la Pucelle, ne laisse pas de parler bien d’elle aux Prélats 304 , vous eussiez mieux fait de le prendre pour une noblesse de nature en ce jeune Cavalier, qu’aucun intérêt ne put retenir qu’il ne rendît honneur à la vérité, et ne fît justice au mérite. En effet, il paraît un fort honnête garçon en tout ce qu’il fait et bien touché des maux de la France, lorsqu’il en instruit les Légats. 302 Voir la page 136 de notre ouvrage. 303 La Pucelle , livre I, p. 7. 304 Voir la page 136 de notre ouvrage. Réponse du S r de la Montagne au S r du Rivage 231 Vous n’avez pas plus de raison, lorsque vous reprenez le Poète de faire appeler la belle Exilée la [p. 163] beauté qu’idolâtre la Cour, supposant que le Roi l’en avait chassée , et accusant par là le Poète d’un manque de mémoire, comme ne se souvenant pas que celui qui l’avait chassée ne pouvait pas l’idolâtrer 305 . Car elle était toujours idolâtrée par le Roi, quoiqu’Agnès ne la crût pas ; comme il le fait bien voir dans le IX. livre en se plaignant de l’infidélité de Philippe . D’ailleurs ce n’était pas le Roi qui l’avait chassée, mais la Pucelle, au grand regret du Roi, de sorte que le Poète n’est pas l’oublieux , mais c’est vous qui l’êtes, lors même que vous l’accusez d’oubli. Enfin agité de votre malin esprit vous jetez vos derniers cris, et le reste de votre écume sur quelques vers du premier livre 306 , par forme d’effroi ; en quoi votre fureur paraît toujours de plus folle en plus faible, et comme tirant à la fin. Elle est au moins si maladroite qu’elle ne l’a point entre tant été jusqu’ici. Je sais bien que je ne déplairai en rien tant à M r . C. dans toute cette réponse qu’en ce peu que je dirai sur cette Observation des vers de son Ouvrage, prétendus mauvais par vous ; pource que croyant avec cet ancien Grec que la versification était la moindre [p. 164] partie de la Poésie, en disant souvent avec lui que quand le Poème est inventé et disposé il est fait, bien que les vers en soient encore à faire , il a porté le fort de son esprit, dans le dessein et dans l’ordre des parties de son travail, comme dans les seules choses en quoi il estime que le Poète mérite le nom de Poète 307 . Mais qu’il en arrive ce qui pourra, je ne puis m’empêcher de vous répondre à ce plaisant article-là, et de vous dire que les vers que vous avez tirés en ligne peuvent bien n’être pas les plus éclatants de l’Ouvrage ; mais que pour votre malheur il n’y en a pas un seul de mauvais, qu’il y en a grand nombre de bons, que quelques-uns sont très excellents, et qu’enfin on n’en peut raisonnablement accuser aucun de basse ou vicieuse façon de parler, de tour désagréable, de fausse césure, de son sifflant, de difficile prononciation, de construction antique, sans articles, hors d’usage, ni de Métaphore étrange , comme vous les accusez en gros, avec votre goût et votre discernement ordinaire 308 . 305 Voir la page 136 de notre ouvrage. 306 Voir les pages 137-140 de notre ouvrage. 307 Chapelain invoque l’autorité d’Aristote pour affirmer que les vers importent le moins dans un poème. Notre poète se défend contre les critiques de La Mesnardière quant à la qualité des vers dans La Pucelle . 308 Voir la page 139 de notre ouvrage. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 232 Vous ne pouviez donner en vérité de plus convaincantes preuves de ce que vous avez protesté auparavant ; que vous n’étiez point du tout Poète ; et il se voit bien par un si judicieux triage que vous avez été bien sincère [p. 165] en votre protestation. Cela se connaît, entre autres, par l’exclusion que vous donnez aux expressions, où les articles sont omis , et sans y prendre garde vous donnez une ruade au grand Malherbe, dont vous dites plus bas tant de bien, et vous condamnez en lui Syrtes et Cyanées seront havres pour toi 309 . en condamnant en notre Poète Patriarches , Prophètes , Apôtres Confesseurs , Vierges , Anachorètes . Mais d’un autre côté vous avez oublié à protester que vous n’étiez point du tout Grammairien, et que vous n’entendiez pas plus mal la versification que la langue . Je vous dirai candidement aussi que le vrai moyen de faire connaître combien vous ignorez la force des mots Français, c’était de supposer comme vous faites que dans le vers Sur elle de son art consomma le pouvoir 310 . Consomma est mis pour Consuma . Il n’y a si petit goujat dans cette discipline qui ne sache que Consumer signifie brûler et réduire en cendres , et que Consommer signifie tantôt employer sans réserve , comme cet homme a consommé son temps et son bien dans cette entreprise , tantôt accomplir entièrement , comme le mariage est consommé , l’affaire est consommée . Dans lesquelles expressions si consommer signifiait [p. 166] consumer , et ne pouvait signifier autre chose le sens qu’on en tirerait serait très ridicule, et ne tomberait pas dans celui que vous avez prétendu y faire trouver. Car vous voyez que cela va tout droit à un pouvoir brûlé aussi bien qu’aux exemples allégués, à un temps brûlé , à une affaire brûlée , à un mariage réduit en cendres , que jamais personne n’a été capable d’imaginer. L’autre chicane sur le mot fut 311 , mis pour devint ne marque pas moins votre ignorance en matière de langue, comme si ce n’était pas 309 François de Malherbe, Ode au roi Louis XIII , in Poésie de Malherbe , Paris : Didot, 1797, p. 81. 310 Voir la page 139 de notre ouvrage. Réponse du S r de la Montagne au S r du Rivage 233 parler Français que de dire, en venant à la Cour il fut d’abord Capitaine aux Gardes, ensuite il fut Maréchal de Camp, enfin il fut Maréchal de France . C’est pourtant ainsi que parlent les hommes et les femmes du grand Monde, et si l’on savait qui vous êtes qui vous mêlez de prêcher, sans vocation, et sans mission, vous auriez des gens sur les bras qui vous mettraient en cage, et vous apprendraient à parler. Votre erreur vient de n’avoir pas su que le verbe être dans le parfait de l’indicatif, fut , est équivoque, et a sa naturelle signification d’ être , il fut récompensé , il fut maltraité , et en a deux autres empruntées et figurées, l’une de devenir , [p. 167] il fut riche tout d’un coup ; il fut en considération avec le temps ; l’autre d’ aller ; il fut à Rome, au bal , ce qui fait que le fut du vers Par qui fut leur grand Roi l’animé des Rois Chrétiens 312 . pour devint est légitimement employé dans le second de ses usages et plus élégamment qu’il ne serait si ce second usage n’était non plus figuré que le premier. Ainsi il est faux qu’en cette seconde signification cette manière de parler soit, ni basse, ni vicieuse . Après vous être donné carrière, et vous être diverti jusqu’à la lassitude, aux dépens de la pauvre Pucelle, chargeant à tort et à travers sur elle, sans respecter son sexe, ni sa sainteté, et n’ayant été provoqué à une telle inhumanité par aucune injure ; Vous vous avisez que vous avez un peu trop pris l’essor pour un Oiseau niais 313 faible, et qui n’a pas de quoi se soutenir longtemps dans le grand air, et vous vous disposez à replier vos plumes, de peur d’être engagé à faire un livre, ce que vous voulez éviter, n’ayant ni assez d’esprit pour y fournir, ni assez de courage pour l’entreprendre 314 . Et je tombe d’accord de tout cela, étant bien aise que vous voyez que je ne vous contredis pas en toutes choses, et que je donne [p. 168] volontiers les mains quand il y a justice et raison. Plût à Dieu que vous en fussiez demeuré là, pour votre repos et pour le mien. Mais comme si vous n’en aviez pas besoin, vous recommencez de plus belle ; vous priez votre Gasconne 311 Voir la page 139 de notre ouvrage. 312 Voir la page 139 de notre ouvrage. 313 « Il ne se dit au propre que des oiseaux de Fauconnerie que l’on prend dans le nid, et qui n’en sont point encore sortis » ( Le Dictionnaire de l’Académie française , 1694). 314 Voir la page 140 de notre ouvrage. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle de ne se laisser pas éblouir aux faux brillants, par l’exemple de la fameuse Pucelle, et de ne se pas laisser prévenir par les approbations des Ruelles, et par la trompeuse Renommée 315 . Vous l’exhortez à imiter votre habileté, qui vous a fait suspendre votre petit jugement , sur un Ouvrage de si grand nom, et qui vous a bien empêcher d’être sa dupe. Nous verrons si votre exhortation opérera sur d’autres que sur elle, et si après les belles moralités dont vous l’appuyer, on croira que la Renommée en matière de productions d’esprit a plus de bouches que d’yeux, et que la compagnie de la Fortune lui apprend à ne favoriser pas toujours la seule vertu , c’est-à-dire à ne vous favoriser pas selon votre mérite . Car vous avez bien en colère d’être l’un de ces Auteurs obscurs, qui cherchent les faveurs de la Fortune en qualité de Virtuosi 316 , mais qu’elle regarde dédaigneusement, qu’elle laisse coucher sur la dure et que nec mensa dignita cubili est 317 [p. 169] pource qu’au travers de son bandeau elle découvre que ce sont des joueurs de gobelets, et qui n’ont de la vertu autre chose que l’apparence. Vous avez bien la mine d’être de ces Péteurs remplis de vent, qui augurent mal de l’État, par mépris que les Princes font de leur vertu imaginaire, sans donner autre preuve qu’ils sont gens d’honneur que parce qu’ils n’ont point de chausses 318 . Si cela est, vous êtes fort à plaindre ; mais il n’est pas pour cela moins vilain de vous de montrer du dépit contre la Fortune pour avoir favorisé la véritable vertu de notre Poète, et de l’ennui contre lui, pour les avantages utiles et glorieux qu’il a obtenus 319 d’elle par de louables moyens. Vous avancez fort contre la vérité, qu’il a recherché ces acclamations décevantes par de pompeuses lectures 320 , chacun sachant qu’il n’en a jamais fait que par force et par le respect qu’il 315 Voir la page 140 de notre ouvrage. 316 Pluriel du mot italien « virtuoso », une personne d’une qualité exceptionnelle. 317 Virgile, Bucoliques , IV, vers 63 : Cui non risere parentes, / Nec deus hunc mensa, dea nec dignita cubili est (Le fils à qui ses parents n’ont point souri n’est digne ni d’approcher de la table d’un dieu, ni d’être admis au lit d’une déesse) ; Lucrèce, Virgile, Valerius Flaccus. Œuvres complètes, éd. M. Nisard, Paris : Dubochet, 1850 ; [en ligne] URL : http: / / bcs.fltr.ucl.ac.be/ Virg/ buc/ bucgen.html [consulté le 28 mars 2019]. 318 C’est-à-dire, parce qu’ils sont fort pauvres. 319 Nous avons remplacé « obtenu » par « obtenus ». 320 Voir la page 140 de notre ouvrage. 234 Réponse du S r de la Montagne au S r du Rivage 235 devait aux Princes et aux Princesses qui avaient droit de lui commander, et qu’à l’instance de ses illustres Amis, à qui il ne les pouvait refuser avec bienséance. Que si vous ne l’avancez point malicieusement, vous devez venir du bout du monde, d’en paraître aussi mal informé. Vous ne parlez pas moins [p. 170] légèrement et sur des ouï-dire, de sa docilité pour l’Académie, dans l’occasion de l’Ode qu’il présenta à feu M r . le Cardinal , et que vous honorez trop civilement du nom de belle 321 . Il n’avait garde d’être docile aux avis de l’Académie, lorsqu’il fît cette Ode ; puisque l’Académie ne fut établie que deux ans depuis. Toute sa docilité en ce qui regarde ce petit Ouvrage, fut pour l’avis de trois de ses Amis, chacun desquels pouvait être une Académie, et plus encore pour ceux de son Éminence, qui la revit plusieurs fois avant sa publication. Nous avons vu entre les mains de notre Poète les notes que ce grand Héros avait faites de sa main propre, sur cet heureux travail, et il les conserve comme l’une de ses plus précieuses richesses. Il n’a pas une moindre docilité pour l’Académie dont il est l’un des membres, du choix de son Instituteur, et il lui aurait sans doute donné la peine de repasser son Poème, si elle eût pu vaquer 322 au bien d’un particulier sans abandonner le service du Public. Personne ne connaît mieux que Lui le rare mérite de ceux qui la composent, et il y en a peu de l’amitié desquels il ne se pui-[p. 171]sse assurer, pour en espérer un secours de cette sorte. À leur défaut les mêmes généreux Amis qui l’avaient assisté dans la révision de l’Ode, l’ont assisté dans la révision de la Pucelle 323 ; et il avoue leur avoir des obligations infinies de leurs lumières et de leur sévérité. Vous eussiez peut-être souhaité qu’il vous eût pris pour l’un de ces Réviseurs, et en ce cas tout fût bien allé ; Mais vous aviez les yeux trop chassieux, et quand il vous eût voulu faire cet honneur, il eût eu bien de la peine à vous trouver, puisque vous êtes de ces Oiseaux qui ne volent que dans les ténèbres ; Il y a apparence que s’il n’y eût eu que vous de consultant pour cette affaire, il eût publié son Ouvrage, sans vous le communiquer, eût-il dû passer pour présomptueux , et 321 Voir la page 141 de notre ouvrage. 322 S’occuper de quelque chose. 323 Chapelain répond à la critique qu’il publia son poème sans l’avoir soumis à la censure de ses amis avant la publication. Voir la page 141 de notre ouvrage. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 236 pour plein de lui-même ; non pas pour une grande opinion qu’il eût de ses clartés , mais sur la petite qu’il eût eue des vôtres. Nonobstant tous ces défauts que vous lui avez imputés, et Dieu sait comment, il ne laisse pas , dites-vous, d’être un grand homme, et de mériter d’être compté entre les illustres de notre Siècle. S’il n’a pas toutes les grâces du Parnasse, et tous les talents des Muses, il peut être estimé par ses Amis, par des [p. 172] vertus plus solides et plus importantes à la société civile. Il est politique, sage, judicieux, et par la grandeur de son entreprise, quoiqu’elle ne lui ait pas réussi, il s’est au moins montré homme de courage 324 . Voilà de quoi canoniser un Poète, quand il serait du plus bas étage ; surtout un Poète comme le nôtre, qui fait capital de probité et à qui, en comparaison de cela, la gloire de l’esprit est bien moins que de la boue. Aussi vous voyant tout à coup parvenu de ses Amis, après si grande déclaration de haine, et me souvenant de ce qu’il disait de son peu de ressentiment contre vous, lorsque nous l’assurâmes que vous aviez exempté ses mœurs de votre censure, j’aurais quelque tentation de me réconcilier avec vous. Les mortels étant mortels, leurs colères ne doivent pas être immortelles. Celui de nous y aurait plus perdu qui y aurait le plus mis. Notre contestation pourrait passer pour une chaleur de foie. Les coups portés de part et d’autre seraient comptés pour des coups fourrés et chacun s’étant satisfait dans cette querelle il n’y aurait rien de si aisé à faire qu’un accommodement entre nous. Il en sera ce que vous voudrez. Mais ne vous faites pas la moindre violence. [p. 173] Car les deux partis me sont égaux, et par ce petit essai vous pouvez avoir éprouvé, que si je puis entendre à la paix, ce n’est pas que je me lasse de la guerre. FIN. 324 Voir la page 142 de notre ouvrage. III. La Lettre de Jean Chapelain Lettre 1 de M. Chapelain à M. de la Mesnardière Vous trouvez vos vers beaux ; mais ne vous en croyez pas je vous prie. 1 Cette lettre non datée ne fut pas imprimée. Elle fut sans doute écrite peu après la publication de la Lettre du S r du Rivage en février 1656 et fut circulée parmi les doctes. [p. 1] Monsieur La Poésie n’a pas été du goût de tous les siècles, quoiqu’elle soit aujourd’hui les délices du nôtre. Elle a eu des ennemis comme des Partisans ; et quelques-unes des meilleures têtes du Monde l’ont vigoureusement condamnée. Démocrite 1 ne croyait pas que ce pût être l’emploi d’un homme de bon sens. Platon 2 l’a honteusement chassé de sa République. Et le grand Épicure 3 défend au sage d’avoir aucun commerce avec elle. Que si, des injures qu’on a faites à la Poésie, vous voulez passer aux malheurs des Poètes, vous verrez un Linos, Inventeur de la Poésie, tué par Hercule, à qui il apprenait cet Art 4 ; vous trouverez des Lucrèces 5 et des Hermogènes 6 qui en sont devenus fous. Polydore Virgile 7 vous apprendra que les meilleurs Poètes sont ceux qui ont davantage de folie. Et enfin Euphorion 8 vous dira qu’il ferait conscience d’apprendre aux jeunes gens le moyen de devenir Poètes. Après tout cela, Monsieur, si vos vers se sont pas bons, il faut s’en réjouir avec vous, comme une chose qui manque évidemment votre bon esprit ; et l’on vous doit donner les louanges que vous méritez, d’avoir un naturel incapable de ces étranges émotions, qui agitent les Poètes, et qui mettant leur âme hors de son assiette accoutumée, leur inspire des desseins extraordinaires et surnaturels. Jamais Âme ne fut moins capable de ces faiblesses-là que la vôtre. La fureur Poétique n’a jamais pu ébranler votre esprit : il est grand, ferme, et solide ; et surtout votre gloire est immortelle, d’avoir achevé depuis peu la défaire de Castelvetro 9 . Il est vrai que dans votre 1 Il s’agit de Démocrite d’Abdère (460 av. J.-C.-370 av. J.-C.), philosophe grec. 2 Sur Platon, voir supra la note 34 du chapitre 2 (I). 3 Il s’agit d’Épicure (vers 342 av. J.-C.-270 av. J.-C.), philosophe grec. 4 Il s’agit de Linos de Calliope, fils d’une Muse, dans la mythologie grecque. Grand joueur de lyre, il eut de nombreux disciples, y compris Héraclès (Hercule). Un jour il réprimanda Héraclès. Celui-ci lui jeta son instrument à la tête de son maître et le tua. 5 Il s’agit de Lucrèce (vers 98-vers 55), poète philosophe latin. 6 Il s’agit d’Hermogène (V e siècle av. J.-C.), philosophe grec et disciple de Socrate. 7 Il s’agit de Polydore Virgile ou encore Polydore Vergil (1470-1555), historien et écrivain italien. 8 Il s’agit d’Euphorion de Chalcis (né vers 275 av. J.-C.), poète et grammairien grec. 9 Sur Lodovico Castelvetro, voir supra la note 4 du chapitre 1 (I). Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle Poétique 10 vous aviez maintenu contre lui que les vers ne sont pas faits pour divertir ; mais vous avez si bien achevé de le prouver, pat toutes vos dernières Poésies, qu’il n’y a plus personne qui n’en soit persuadé ; et surtout après avoir lu les deux parties de vos Œuvres, que vous nommez Inventions. Je vous sais bon gré d’avoir aspiré à la gloire des Inventeurs ; vous savez qu’ils étaient autrefois tenus les premiers des hommes, et pour cela on leur donna un nom tiré de la première Lettre de l’Alphabet άλφετυγ 11 . Vous avez la gloire d’être l’Alpheste 12 , et le premier de ce siècle, pour bien des choses. Car enfin sans vous on n’eût jamais vu qu’il fallait introduire la force des pensées et des expressions jusque dans les Madrigaux, Et c’est vous, Monsieur, qui en avez généreusement chassé cette molle délicatesse qui plaisait au Vulgaire, pour y établir une dureté nerveuse. Vous êtes encore l’Inventeur de celui-ci. Et lorsque nos regards se rencontrent dans l’air [p. 2] [p. 2] J’éprouve en même temps qu’il s’en forme un éclair Dont le subtil rayon s’élançant dans mon âme Y marque les effets d’une espèce de flamme, Qui tient des feux du Ciel pour son agilité, Mais qui dans sa vitesse a de la fermeté 13 . À dire le vrai l’Inamorato 14 d’une Troupe Italienne profiterait beaucoup avec vous ; et je n’en sache point qui instruisit mieux sa Maîtresse du Soleil de la Lune, des feux, des éclairs, et des tempêtes. Et ce discours foudroyant qui fait dire la Bergère, Berger, répondit-elle, on trouve à ta manière, Qu’il nous est naturel de chérir la lumière 15 . 10 La Poétique de La Mesnardière fut publiée en 1639. 11 C’est-à-dire, alpha. 12 Nom grec attribué à certains poissons jaunâtres. « Du fait qu’ils se suivent à la queue leu leu, certains anciens donnent le nom d’alpheste aux gens débridés et portés sur la fesse » (Apollodore d’Athènes, cité par Athénée de Naucratis, Mots de poissons. Le Banquet des sophistes livres 6 et 7, trad. Benoît Louyest, Villeneuve d’Ascq : Presses Universitaires du Septentrion, 2009, p. 129). 13 Hippolyte-Jules Pilet de la Mesnardière, Orante , in Les Poésies de Jules de la Mesnardière, Paris : Sommaville, 1656, p. 2. 14 Mot italien qui signifie « amoureux ». 15 Orante , p. 3. 240 Lettre de M. Chapelain à M. de la Mesnardière 241 Il n’est peut-être pas si naturel que vous croyez de chérir la lumière ; il y a bien des espèces de lumières que l’on n’aime point, celle des Tonnerres, celle d’un bel esprit comme le vôtre, et quand vous mettez un Livre au jour, ne croyez pas, Monsieur, qu’il soit naturel d’aimer cette sorte de lumière. Je vois bien ce qui vous a gâté, quelqu’un de mes Amis vous a dit cent fois que vous étiez inimitable ; ce n’était ni une raillerie, ni une flatterie, c’était une vérité. Car enfin qui pourrait jamais imiter cette moralité d’Orante à son Amant Ta jeunesse à la mienne, assez mal commencée, Vient de faire un portrait de sa peine passée 16 . Et quelques vers plus bas, Ce malheur, je l’avoue, est une pente aisée, Qui ne t’éloigne point d’Orante méprisée. Et rien n’est moins contraire à ces talents divers, Qu’en toi dès ton retour ces lieux ont découverts 17 . Après tout cela, Monsieur, ce que vous dites est-il croyable, que vos vers ont été les plus doux divertissements de votre vie. Si cela est, que vous avez mal passé votre temps ; que votre goût est extraordinaire, vos plaisirs particuliers ; et que votre sens est éloigné du commun. Car par quel profond raisonnement avez-vous encore trouvé, que c’est une beauté d’avoir la bouche blanche ? Et de sa bouche la fraîcheur, Du teint imitant la blancheur 18 . Je vous demanderais en vain l’explication de ces vers. Vous êtes trop modeste, pour prétendre avoir des lumières où personne ne voit goutte. Outre cela je ne puis m’empêcher de croire, que vous êtes 16 Ibid. , p. 4. 17 Ibid. 18 La citation n’est pas exacte: « La bouche en sa vive fraîcheur / Du teint égalant la blancheur » (La Mesnardière, Le Charme , in Les Poésies de Jules de la Mesnardière , p. 134). Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 242 comme ces grands Poètes, et ces grands Prophètes, qui étaient les purs Organes de Dieu [p. 3] et qui n’entendaient rien de ce qu’ils annonçaient au Peuple. En effet, il n’y a pas d’apparence que vous entendiez par quelle raison Monsieur de Pisani 19 devait mourir d’une mort fort sanglante, parce qu’il était né mortel (qui est une circonstance fort remarquable) et qu’outre cela il était frère de Madame de Montausier 20 . Voici votre Oracle, Car étant né mortel, et frère de Julie, Pouvait-il expirer d’un moins sanglant trépas 21 . Je laisse à votre bel esprit l’emploi de deviner le sens de ce Sonnet ; et je m’imagine que je lui donne des affaires pour longtemps ; car encore que vous soyez amoureux de la clarté, je ne crois pas que vous soyez assez bien avec elle, pour l’obliger à venir pour l’amour de vous dans ce Sonnet. Il faudrait qu’elle y vînt de bien loin. Ce n’est pas que cette Maîtresse soit naturellement sévère ; on la possède fort aisément ; elle vient au-devant des personnes qui parlent sans déguisement. Mais vous dites quelquefois des paroles si grandes, si fortes, et si hautes, que je ne m’étonne pas qu’elle vous fuie. Surtout vous étiez bien brouillé avec votre Maîtresse quand vous fîtes le Madrigal 22 de la belle Fâcheuse. Pure comme l’or de Castille, Et blonde comme une Jonquille ; Votre teint, Mariane, et vous yeux sont fort doux 23 . Quelle fécondité d’invention à votre génie ; il a encore heureusement trouvé cette admirable construction ; qu’on ne prétende point vous en dérober la gloire. Je soutiendrai contre tous que vous en avez enrichi 19 Il s’agit de Léon Pompée d’Angennes, marquis de Pisani (1615-1645), fils de Catherine de Vivonne, marquise de Rambouillet (1588-1665). Voir supra la note 110 du chapitre 1 (II). 20 Il s’agit de Julie d’Angennes, dit l’incomparable Julie (1607-1671), duchesse de Montausier. 21 La Mesnardière, Sonnet , in Les Poésies de Jules de la Mesnardière , p. 116. 22 Petite pièce en vers exprimant une pensée tendre ou galante. 23 La Mesnardière, La Belle Fâcheuse , in Les Poésies de Jules de la Mesnardière , p. 110. Lettre de M. Chapelain à M. de la Mesnardière 243 notre Langue, et que jamais avant vous on n’avait parlé Français de cette sorte. Cette construction est entièrement Latine. Mais vous continuez, et ce Madrigal est rempli de merveilles. Voici ce qu’on appelle le véritable langage des Dieux ; les chétifs Mortels n’y entendent rien. Chez vous le Sang illustre est muni de bijoux 24 . J’avoue mon infirmité, Monsieur, c’est ici où je désespère de vous atteindre. Ce n’est pas qu’après y avoir bien pensé, je ne crusse que vous vouliez dire assurément que Mariane était riche, et qu’outre les avantages de la naissance, elle avait encore force bijoux ; c’est-à-dire des bagues, des perles, et des diamants. Mais comme j’en étais là, et que [p. 4] je croyais être venu à bout d’une entreprise si difficile, tout d’un coup je vous perdis de vue ; il me vint deux ou trois explications, bijoux, vertus, bijoux, perfections, comme chanter, jouer du lut : bijoux, beauté, agrément, taille. Maintenant je ne sais où j’en suis. Il m’arrive la même chose qu’au fameux Tancrède 25 du Tasse ; il était sur le point d’emporter la victoire sur Rambaldo, il ne pouvait pas lui échapper Quando ecco Sparir le faci, et ogni stella insieme Nè rimaner à l’orba notte alcuna Sotto pouero Ciel, luce di Luna 26 . J’en suis encore là, Monsieur, et plus je ne lis ce qui suit, et ce qui précède dans ce Madrigal, et plus mon aventure ressemble à celle de Tancrède Ne può cosa vedersi à lato o avanti 27 . 24 Ibid. 25 Chevalier chrétien dans La Jérusalem délivrée du Tasse. Sur Torquato Tasso, voir supra la note 31 du chapitre 1 (I). 26 « Tout à coup les flambeaux disparaissent, les étoiles s’éteignent, un lugubre voile s’étend sur la nature, et le ciel n’a plus d’astres ni de clarté » ( La Jérusalem délivrée , trad. Charles François Lebrun, Paris : Lefèvre, 1836, chant VII, § XLIV, p. 156). Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 244 J’ai médité longtemps sur l’explication de ce Madrigal, mais enfin tout ce que j’ai découvert, c’est que vous deviez donner votre chiffre aux Ministres d’État ; il leur serait fort utile ; ils pourraient avec cela écrire en sûreté par toute l’Europe, et même sans cacheter leurs Lettres. Pour ce lieu ici, j’avoue qu’on l’entend bien, mais je ne sais si on l’estime davantage, Callianthe mourant est enragé de laisser sa Maîtresse en vie, Content à ce départ, si votre destinée Avait borné nos jours d’une même journée 28 . Voilà un amour bien tendre. Et je m’imagine que vous prenez Hérode pour un Amant fort passionné, quand il commande qu’on se défasse de Mariane d’abord qu’on saura la nouvelle de sa mort 29 . C’est une terrible galerie que celle-là. Le pauvre Zerbin dans l’Arioste 30 raisonne bien d’une autre manière ; il mourrait entre les bras de sa Maîtresse, au milieu d’une forêt ; dans ce pitoyable état il ne souhaite pas la barbare consolation de voir mourir Isabelle avec lui ; au contraire il a soin de la conservation de sa vie ; et dans les dernières paroles qu’il dit à cette Amante affligée, il ne témoigne autre déplaisir, que celui de la laisser en butte à mille fâcheux accidents, au milieu d’un désert, sans guide et sans escorte Ma poi che ’l mio destino iniquo e duro Vuol ch’io vi lasci, e non so in man di cui [p. 5] Per questa bocca, e per questi occhi giuro, Per queste chiome onde allacciato fui Che disperato nel profondo oscuro Vo del Inferno, ove il pensar di vui 27 « Le vainqueur ne suit plus, ne voit pas son ennemi » ( La Jérusalem délivrée , chant VII, § XLV, p. 156). 28 La Mesnardière, L’Amant victorieux , in Les Poésies de Jules de la Mesnardière , p. 19. 29 Il s’agit de Mariamne I re , épouse d’Hérode de Grand (73 av. J-C.-4 av. J.-C.). Elle fut assassinée en 29 av. J.-C. sur ordre de son mari. 30 Zerbin est le fils du roi d’Écosse dans Roland furieux d’Arioste. Sur Ludovico Ariosto, voir supra la note 7 du chapitre 1 (II). Lettre de M. Chapelain à M. de la Mesnardière 245 Chabbia cosi lasciata, assa più ria Sarà d’ognaltra pena che vi sia 31 . En pareille rencontre vous seriez bien aise de pouvoir espérer que les Lions et les Tigres de la forêt envoyaient bientôt votre Maîtresse à votre suite. Et après ce que vous avez fait dire à Caliante, je m’imagine que toutes les fois que ce malheureux jette les yeux mourants sur sa Maîtresse, ce n’est que pour examiner l’effet que la douleur fait sur elle, et pour savoir au vrai si elle se prépare à le suivre. Ce sont là les belles choses qui ont fait dire au Roi, dans votre privilège, que vous êtes un homme de savoir, de mérite, de service 32 . Il est vrai que ce n’est pas la première fois que les Rois ont été mal informés ; mais en cette rencontre on ne peut pas dire cela, puisque c’est vous-même qui l’avez instruit de ce que vous valez. Le Roi l’a cru sur votre parole ; et je m’étonne que le Public, à qui vous avez fait la même confidence, s’opinâmes à n’en rien croire. C’est en quoi j’admire la stupidité de la plupart des hommes, combien ils sont ignorants, grossiers, et difficiles à persuader. Car enfin malgré tout ce que vous avez dit de vous-même, quand on parle des grands Poètes, il y a mille et mille personnes qui ne songent pas à vous ; et je ne sais pourquoi on pense plutôt aux Corneilles 33 , aux Chapelains, et aux Benserades 34 , qu’au grand Monsieur de la M. On devait pourtant considérer que vous vous êtes fait un style à part, que vous avez rompu la glace pour vous faire un chemin ; que vos vers coulent de source, et qu’assurément vous n’êtes point 31 « Mais puisqu’un sort injuste et cruel m’oblige à vous quitter, sans savoir en quelles mains je vous laisse, j’en jure par cette bouche, par ces yeux, par cette chevelure dont les beaux nœuds ont enchaîné mon cœur, ce n’est qu’avec désespoir que je descends au sombre empire, et le souvenir de l’état où je vous abandonne, sera pour moi la peine la plus affreuse qu’on y puisse endurer » Ludovico Ariosto, ( Roland furieux , trad. MM. Panckoucke et Framery, 6 volumes, Paris : Plassan, 1787, chant LXXIX, p. 81). 32 « Notre aimé et féal Conseiller et Maître d’hôtel ordinaire, HIPPOLYTE JULES PILET DE LA MESNARDIÈRE, Nous a fait remontrer, Qu’ayant ci-devant donné au Public divers Ouvrages de Prose, concernant les Sciences et l’Éloquence, en Latin, et en Français, tant de son Invention, que traduits des autres langues, lesquels ont été reçus si favorablement […] » ( Les Poésies de Jules de la Mesnardière , « Privilège du Roi », première page du privilège). 33 Sur Pierre Corneille, voir supra la note 39 de notre Introduction. 34 Il s’agit d’Isaac de Benserade (1612-1691), écrivain et dramaturge français. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 246 plagiaire. Car, par exemple, on n’a point vu chez les Anciens, ni chez les Modernes des Églogues 35 où personne n’entend rien. J’avais dessein d’en rapporter ici une tout au long ; mais en vérité votre instruction me coûterait trop, s’il me fallait encore une fois la lire. Je vous renvoie donc chez vous. Vous êtes accoutumé à ce langage ; c’est là que Tu verras ton péché s’élever contre toi 36 , Vous m’aurez de l’obligation de vous avoir fait lire encore [p. 6] une fois votre Livre ; et comme vous êtes amoureux des beautés qui vous sont particulières, vous serez bien aise quand vous verrez des parenthèses à perte d’haleine dans un pauvre Madrigal, quand vous rencontrerez de ces jolies Allégories, où vous faites consister la plus fine galanterie de notre Langue, et surtout de vos riches allusions. Je vis hier une belle compagnie fort mal satisfaite de celle-ci à Monsieur le Cardinal 37 , sur la prise de Roses. Jules, votre fortune est telle, Que tout cède à votre pouvoir, Mais surtout je la trouve belle, D’être quitte et ne rien devoir. Si pour reconnaître vos veilles, D’un chapeau de roses vermeilles La France vous a fait présent ; Vous en voilà quitte à présent ; Car vous lui payez fort bien toutes choses, Et lui rendez Roses pour roses 38 . Tout le monde la trouvait plate. En cette rencontre vous m’avez l’obligation de vous avoir bien défendu. J’ai désabusé ces Illustres ; et quand je leur ai fait remarquer que dans les Comédies de Plaute 39 tous 35 Petits poèmes pastoraux qui chantent l’amour. 36 Genèse 4, vers 7. 37 Il s’agit de Jules Raymond Mazarin (1602-1661), premier ministre d’État de 1643 à 1661. 38 La Mesnardière, À son Éminence sur la prise de la ville de Roses , in Les Poésies de Jules de la Mesnardière , p. 15. 39 Il s’agit de Titus Maccius Plautus, (vers 254 av. J.-C.-184 av. J.-C.), auteur comique latin. Lettre de M. Chapelain à M. de la Mesnardière 247 les valets font merveille avec de semblables pointes, personne n’eut plus rien à vous reprocher. Malgré tout cela, Monsieur, ce que j’ai dit est encore vrai. Je vous estime beaucoup, et je regardes vos Œuvres comme des mystères qu’il n’est pas permis de pénétrer. Je crois même que vous avez trouvé le secret de vous faire admirer. Ne dit-on pas que l’admiration est fille d l’Ignorance ? Si cela est, vous serez bientôt en grande admiration à tout le Monde, qui que ce soit n’entendant rien à la moitié de vos Écrits. C’est peut-être comme cela qu’il faut faire des vers. Les Sibylles 40 , qui étaient les bouches du Dieu du Parnasse, ne faisaient elles pas des vers comme les vôtres ? Et en tout cas ne pourrez-vous pas vous divertir un jour à traduire vos Œuvres en une langue plus intelligible ? Quand cela sera ne vous obstinez point à vouloir traduire ce lieu ici. Et puis vous jugez bien que l’erreur est extrême, De leur donner des fleurs, étant leur fleur vous-même 41 . Vous ne viendrez jamais à bout de rendre cela intelligible. Et en vérité ce secret n’est ni pour vous, ni pour moi [p. 7] et je croirais bien qu’il n’est réservé que pour les Dieux. Mais peut-être que j’ai tort de blâmer l’obscurité de vos Écrits. Il n’y a que le Vulgaire qui parle, pour se faire entendre. Un homme comme vous n’a garde de s’assujettir à des lois si populaires. Et encore qu’Horace 42 ait dit Virginibus, puerisque canto 43 . Quand vous êtes guindé sur le plus haut du Parnasse, vous voyez les pauvres Mortels si bas, que vous seriez fâché y avoir aucun commerce avec eux J’ai pensé oublier ce qui est le premier en votre Livre, vos belles Inscriptions. En vérité, Monsieur, vous y êtes bien ingénieux. Il est vrai qu’elles sont trompeuses, mais elles sont bien attirantes. Que vous feriez bien l’affiche d’une Comédie, si vous en faisiez une, même 40 Prophétesses. 41 La Mesnardière, Galanterie , in Les Poésies de Jules de la Mesnardière , p. 126. 42 Sur Horace, voir supra la note 46 du chapitre 1 (II). 43 « C’est ô jeunes garçons, ô vierges, pour vous plaire » (Horace, Odes , trad. Ernest de Champglin, Paris : Lemerre, 1888, livre III, ode I, ligne 4, p. 121). Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 248 pour votre Alinde 44 ; je pense qu’il y irait du monde, tant vous entendez bien cette sorte d’imposture. Il est vrai que l’invention des beaux titres n’est pas de vous. Et il y a longtemps que les Apothicaires avaient déjà donné des grands noms à des compositions communes, et qui ne sont quelquefois que d’eau et de vinaigre. Mais vous avez la gloire d’avoir mis vos titres bien à propos. Car là où vous avez mis Délicatesse, Raillerie, Jeux d’esprit, Galanterie, qui n’avouera que ces titres sont si nécessaires en ces lieux-là, que sans eux on n’eût jamais pu comprendre la volonté du Poète, dont l’intention était que cela fût une Galanterie ; et cette autre chose, Délicatesse. Sic volo, sic jubeo, sit pro ratione voluntas 45 . Si vous aviez seulement pensé aux autres Inscriptions, vous auriez au moins appris que l’on ne prend la peine d’en faire, que pour donner d’abord une légère connaissance de ce qu’on doit voir plus attentivement après. Mais comme vous vous piquez d’être Alpheste, vous eussiez été bien fâché de suivre les autres, et de faire une inscription intelligible. Voici des témoins. Amoureux repos sur la prison de Pasithée 46 . La fausse Devise Caprice. Amour désarmé dans une bague, Galanterie. Le Lièvre, ou le Destin. Le Lièvre, ou les Embûches inévitables. Mais comme je n’entends pas leur langue, je n’ai garde de vous condamner là-dessus ; au contraire je vous excuserai volontiers ; et comme les Inscriptions sont une espèce de Commentaire, je vous pardonne de n’en avoir pu faire de bonnes [p. 8] sur vos écrits. Je trouve même que vous avez raison d’écrire de cette sorte. C’est toujours le plus sûr de se tenir clos et couvert ; c’est sagement fait à 44 Il s’agit de la tragédie Alinde (Paris : Sommaville et Courbé, 1643) de La Mesnardière. 45 Citation de Juvénal, poète satirique romain du début du II e siècle. Le premier mot de la citation devrait être « Hoc », et non pas « Sic » : « Mais j’ordonne, je veux, ma volonté fait droit » ( Les Satires de Juvénal , trad. Paul Ducos, Paris : Perrin 1887, Satire VI, vers 223, p. 175.). 46 Chapelain se trompe ; le titre est Amour en repos, sur la prison de Panthée . Lettre de M. Chapelain à M. de la Mesnardière 249 vous ; on n’eût pas manqué de vous attaquer. Mais à cette heure que vous marchez dans le monde au milieu d’une nuée fort épaisse, le moyen de vous toucher quand on ne vous voit pas ? Si on vous blesse, ce ne sera que par hasard ; et au contraire vous en serez plus estimé de quelques-uns. Il y a force gens qui n’estiment que ce qu’ils n’entendent point. On ne laisse pas de louer Antimaque 47 , encore que la Thébaïde de Cyclique 48 fût incompréhensible. Et Cinna 49 le Poète a trouvé des Partisans qui le préféraient à Virgile, encore qu’au jugement de Catulle 50 , de Martial 51 , de Scaliger 52 , on n’entendit rien à son Poème. Après tout cela, Monsieur, n’allez pas croire que j’ai eu envie de me rendre illustre en vous attaquant. Ceux qui se laissent tromper par cette espèce de fausse gloire ne s’en prennent d’ordinaire qu’aux grands hommes. On ne s’avise pas de courir contre un homme qui a la jambe rompue. Pour moi, je vous parle sans autre passion que celle de l’amitié mêlée d’un peu de compassion. Je donne à votre travail sa juste mesure. Je sais que vos Poèmes ont coûté du temps et de la peine, car enfin On ne conçoit qu’à peine une telle fureur 53 . Vous n’avez pas fait ce vers-là tout d’un coup. Je sais bien que nemo repente fuit turpissimus 54 . Et certes je vous en estime. C’est un grand acheminement à la perfection de faire déjà de méchants vers avec peine, et c’est signe que votre naturel n’est pas de lui-même porter à de méchantes choses. Cela me fait croire qu’avant que d’être saisi de la maladie de faire des vers, vous étiez un homme assez raisonnable. 47 Il s’agit d’Antimaque de Colophon (V siècle av. J.-C.), poète et grammairien grec. 48 Les poètes épiques de la Grèce archaïque. 49 Il s’agit de Caius Helvius Cinna (I er siècle av. J.-C.), poète et homme politique latin. 50 Il s’agit de Catulle (84 av. J.-C.-54 av. J.-C.), poète romain. 51 Sur Martial, voir supra la note 10 du chapitre 2 (II). 52 Sur Scaliger, voir supra la note 9 du chapitre 1 (I). 53 Pierre Corneille, Cinna , Acte IV, scène 1, vers 3 ( Œuvres de Pierre Corneille , éd. Georges Couton, 3 volumes, Paris : Gallimard, 1980-1987, t. I, p. 946). 54 « Il faut quelques préludes avant d’en arriver aux grandes turpitudes » ( Les Satires de Juvénal , Satire II, vers 83, p. 39). Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 250 Et à propos ne le dites-vous pas vous-même, et ne faites-vous pas dire de vous Hors de sa gamme, il est si sage, Et c’était un si bel esprit, Avant que sa fièvre le prît 55 . Cela me fait souvenir d’un Suffrenus dont parle Catulle 56 , c’était un fort honnête homme en prose, il était poli, plaisant, agréable. Mais quand cet honnête homme de prose se mettait à faire des vers, on ne le reconnaissait plus ; tout d’un coup il devenait grossier, rustique, et insupportable. La Poésie lui était une maladie qui corrompait tout son tempérament. Pour votre fièvre, elle a eu de dangereux [p. 9] progrès ; elle vous a fait faire de grands volumes, c’est-à-dire, selon Callimaque 57 , de grandes méchancetés. Je ne mets pas en ce nombre la belle Métamorphose, ou pour mieux parler la belle Bévue que vous fîtes dans votre Traité du Caractère Élégiaque 58 ; elle est trop plaisante pour avoir fait du mal à personne. On n’a jamais su pourquoi vous vous avisâtes de dogmatiser de l’Élégie 59 . Il ne semblait pas que vous eussiez de raison pour cela. Mais soit par la charité qu’il y a d’instruire le prochain, à laquelle vous avez un grand penchant, soit par le plaisir que donne l’autorité d’être Précepteur ; vous trouvâtes à propos d’apprendre au monde le secret de faire des Élégies ; et à cause de la commodité vous l’allâtes chercher dans Jules-César Scaliger. Là vous trouvâtes qu’après avoir rapporté diverses origines de ce mot, Élégie, Scaliger dit en avançant la sienne (Je veux dire son origine) que plus simplement, et sans tant de façons, on peut dire que l’ Élégie vient de ce mot Simplicius 60 , dit-il, αποτξ εελεγειυ qui était une 55 La Mesnardière, Galanterie , in Les Poésies de Jules de la Mesnardière , p. 132. 56 « Catulle, faisant réponse à Licinius Calvus, célère orateur, qui lui avait rendu un mauvais service, le menace de chercher tous les ouvrages de Cesius, d’Aquinius et de Suffrenus, pour lui en faire présent » (Jean-Marie Chassaignon, Cataractes de l’imagination , 4 volumes, Dans l’autre de Trophonius, au pays des Visions, 1779, t. II, p. 296). 57 Il s’agit de Callimaque de Cyrène (vers 305 av. J.-C.-vers 240 av. J.-C.), poète grec. 58 Il s’agit de l’ouvrage Le Caractère élégiaque , publié en 1640. 59 Chant triste. 60 « Tarquinius Gallutius Sabinus dans le 2. chap. de son commentaire sur l’Élégie, dont il cherche l’Étymologie, a fait une équivoque qui depuis a été suivie dans le Lettre de M. Chapelain à M. de la Mesnardière 251 exclamation de douteur parmi les Grecs, à laquelle répond le mot d’ hélas en notre langue. Voilà vos matières toutes préparées. Mais afin qu’on ne dît pas que vous n’aviez fait que traduire ce Chapitre de l’Élégie, vous voulûtes l’embellir, et y mêler un peu du vôtre. Voici ce que ce fut, au lieu de traduire Simplicius , plus simplement, vous dîtes le Poète Simplicius est d’avis que le mot d’Élégie vient de celui εελεγειυ. D’un pauvre Adverbe mort et insensible vous en avez fait un homme, puis un Auteur, et enfin un docte Auteur, le Docte Simplicius . Cette puissance approche fort de celle de Dieu ; et s’il peut changer des pierres en Enfants d’Abraham, ce n’est guère moins de donner la vie à des Adverbes, et de les changer en grands Auteurs. Après cela on vous fera tort, si vous ne passez dans le Monde pour un célèbre Inventeur, et pour un véritable Alpheste. Mais Dieu veuille que vous en demeuriez là. Je crains fort que vous ne nous donniez l’Art Lyrique un de ces jours. Nos utinam vani 61 Mais par malheur ma crainte n’est pas tout à fait mal fondée ; car lorsque vous eûtes fait imprimer l’Alinde (non sans quelque démon qui défend au Libraire d’en [p. 10] débiter jamais un méchant exemplaire vous donnâtes libéralement au Public l’Art Tragique, c’est-à-dire le secret par lequel vous avez fait une si belle pièce. Nous sommes perdus si vous avez encore la même conduite. Après avoir imprimé vos Poésies vous nous gardez sans doute l’Art Lyrique. Hélas ! il n’est que trop vrai ; il me souvient à cette heure que vous promîtes dans votre Poétique de la mettre au jour ; quel jour est celuilà, Dies illa, dies iræ 62 . petit Traité du Caractère Élégiaque , comme il arrive souvent que nous errons les uns après les autres. Les deux Auteurs de ces Ouvrages, ou du moins Gallutius, aient lu dans le I. Liv. de la Poétique de Scaliger, au ch. 50., ces mots sur le même sujet : Simplicius quoque Etymon etc. où Simplicius est écrit avec une grande S, parce qu’elle suit un point, et commence la Période ; ils ont pris cet adjectif pour le nom propre d’un Philosophe […] » (Henri du Sauzet, Nouvelles littéraires , Amsterdam : H. du Sauzet, 1719, t. X, p. 425). 61 « Plût aux dieux que ce fût une fiction pure ! » ( Les Satires de Juvénal , Satire VI, vers 638, p. 204). 62 Nous traduisons: Ce jour est un jour de deuil. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 252 Ô Jour plein d’horreur, plein d’ire et de misère. Sachez qu’il n’y a point d’obscurité qui ne vaille mieux que ce jour-là. Ne devenez point perturbateur du repos public ; N’écrivez pas davantage ; aussi bien les Énigmes et les Logogriphes 63 ne sont plus du goût de ce siècle. Vous trouvez vos vers beaux ; mais ne vous en croyez pas je vous prie. Il n’est pas, du Cicéron 64 , jusqu’au pauvre Aquinius qui ne trouve ses vers sont bons, et qui ne croit être le premier Poète du Monde. Tenezvous paisiblement dans l’Assemblée des Dieux, où vous êtes ; buvez à longs traits le nectar et l’Ambroise qu’on y sert. Mais ne vous mettez jamais de traiter la Compagnie ; vous lui faites trop mauvaise chère. Vous vous êtes trompé si vous avez cru que vous ne pouviez être de l’Académie, sans faire des Livres. Il y a dans la Scène des personnages muets ; et il y a dans cette Assemblée, comme dans le Théâtre une espèce de troupe de gardes. Tenez-vous là-dedans, et ne vous découvrez point. Vous êtes Académicien, M r . par la grâce de Dieu. Mais ne pensez pas Que le nouvel éclat de votre dignité Vous doive mettre au cœur une autre vanité 65 . Il y a sur le Parnasse un Cheval aussi bien qu’un Apollon. Songez que pour être de l’Académie, vous n’êtes pas dispensé d’avoir le sens commun, et de vous faire entendre. Ne vous en élevez pas davantage ; au contraire admirer les bontés du Ciel, qui, par une grâce que vous n’avez point méritée, vous a placé parmi les Élus. Et surtout ne vous affligez pas de n’être pas un grand Poète. Ils ne naissent pas tous les ans comme les roses ou pour me servir du mot d’un Ancien, on fait tous les ans deux Consuls, mais on ne fait pas tous les siècles [p. 11] un bon Poète. Jugez si le nôtre, qui a porté Monsieur Chapelain, n’est pas quitte de ce qu’il nous devait. Ne pensez donc plus à cela ; et croyez seulement qu’ayant eu la bonté de vous avertir d’une chose qu’étant d’autres vous dissimulent, il faut que je sois plus que personne. 63 Langage obscure ou énigmatique. 64 Sur Cicéron, voir supra la note 13 du chapitre 1 (I). 65 Pierre Corneille, Le Cid , Acte I, scène 4, vers 165-166 : Et le nouvel éclat de votre dignité / Lui doit bien mettre au cœur une autre vanité. CHAPITRE 3 LE COUP DE GRÂCE I. Les Satires de Nicolas Boileau-Despréaux 1 Pucelain veut rimer, et c’est là sa folie. 1 Sur Nicolas Boileau-Despréaux, voir supra la note 32 de notre Introduction. Nous avons tiré les extraits des Satires III , IV , VII et IX de l’édition suivante : Satires du sieur D*** , Paris : Billaine, Thierry, Léonard et Barbin, 1669. Nous avons tiré l’extrait de la Satire X de l’édition suivante : Dialogue ou Satire X du sieur D*** , Paris : Thierry, 1694. SATIRE III 1 . [p. 27] La Pucelle est encore une œuvre bien galante, 179 Et je ne sais pourquoi je bâille en la lisant 2 . SATIRE IV 3 . À M. L’Abbé le Vayer 4 . [p. 34] Pucelain 5 veut rimer, et c’est là sa folie : Mais bien que ses durs vers d’épithètes enflés, 90 Soient des moindres grimauds 6 chez Ménage 7 sifflés : Lui-même il s’applaudit, et d’un esprit tranquille, Prend le pas au Parnasse au-dessus de Virgile. Que ferait-il, hélas ! si quelque Audacieux Allait pour son malheur lui dessiller les yeux ? 95 Lui faisant voir ses vers et sans force, et sans grâces, Montés sur deux grands mots, comme sur deux échasses ; Ses termes sans raison l’un de l’autre écartés, Et ses froids ornements à la ligne plantés ? Qu’il maudirait le jour, où son âme insensée 100 Perdit l’heureuse erreur qui charmait sa pensée ! 1 Cette satire, Le Repas ridicule , fut composée en 1665 et fut publiée en 1666. Les deux vers sont prononcés par l’un des invités. 2 Au sujet de La Pucelle , Georges Collas écrit : « Quand on lut le poème, on bâiller, mais on se cacha de bâiller. Il fallut que la duchesse de Longueville elle- même déclarât que cela était parfaitement beau mais bien ennuyeux pour qu’on ne rougît plus de l’avouer » (Collas, Un Poète protecteur , pp. 257-258). 3 Cette satire, La Folie humaine , fut composée en 1663 et fut publiée en 1666. 4 Il s’agit de François de La Mothe Le Vayer le fils (1627-1664), ecclésiastique et homme de lettres français. Il fut l’un des amis de Boileau. 5 Dans la Satire IX, Boileau appelle Chapelain « Patelain » (les vers 204, 235 et 242). 6 « On appelle ainsi par mépris dans les Collèges, les écoliers des basses classes » ( Le Dictionnaire de l’Académie française , 1684). 7 Sur Gilles Ménage, voir supra la note 16 de notre Introduction. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 258 SATIRE VII 8 . [p. 48] Muse, c’est donc en vain que la main vous démange : S’il faut rimer ici, rimons quelque louange ; Et cherchons un Héros parmi cet Univers, Digne de notre encens, et digne de nos vers. 25 Mais à ce grand effort en vain je vous anime : Je ne puis, pour louer, rencontrer une rime. Dès que j’y veux rêver, ma veine est aux abois 9 : J’ai beau frotter mon front, j’ai beau mordre mes doigts ; Je ne puis arracher du creux de ma cervelle, 30 Que des vers plus forcés que ceux de la Pucelle 10 : Je pense être à la gêne, et pour un tel dessein, La Plume et le Papier résistent à ma main. SATIRE IX 11 . [p. 71] La satire ne sert qu’à rendre un Fat 12 illustre : 200 C’est une ombre au tableau qui lui donne du lustre. En les blâmant enfin, j’ai dit ce que j’en crois, Et tel, qui m’en reprend, en pense autant que moi 13 . [p. 72] Il a tort , dira l’un, Pourquoi faut-il qu’il nomme 14 ? Attaquer Patelain ! ah ! c’est un si bon homme : 205 Balza c 15 en fait l’Éloge en cent endroits divers. 8 Cette satire fut composée en 1663 et fut publiée en 1666. 9 Dans une situation matérielle désespérée. 10 Boileau répète les critiques de Lignières et de La Mesnardière concernant la qualité des vers de La Pucelle . 11 Cette satire fut composée en 1667 ; elle fut publiée en 1668. 12 Une personne qui affiche une très haute opinion de soi, sans raison et de manière ridicule. 13 Boileau affirme qu’il met par écrit ce que pense le public au sujet de La Pucelle . 14 Comme l’écrit Pascal Debailly, « pour rendre sa parole plus efficace et plus décisive, il pratique la satire nominale » (« Nicolas Boileau et la Querelle des Satires », Littératures classiques , 68 (2009) : 131-144, p. 132). 15 Jean-Louis Guez de Balzac (1597-1654) fut surnommé « le grand épistolier ». En plus des Lettres , nous avons de lui des Discours , des Entretiens , des Dissertations littéraires et quelques poèmes. Dans son Entretien IX, il déclara à Chapelain : « […] vous connaissant comme je fais, il m’est permis de comparer votre Poème à tout ce qui s’est fait, ou se fera jamais de plus beau » ( Les Les Satires de Nicolas Boileau-Despréaux 259 Il est vrai, s’il m’eût cru, qu’il n’eût point fait de vers. Il se tue à rimer, Que n’écrit-il en prose ? Voilà ce que l’on dit : et que dis-je autre chose ? En blâmant ses Écrits, ai-je d’un style affreux, 210 Distillé sur sa vie un venin dangereux ? Ma Muse, en l’attaquant, charitable et discrète, Sait de l’Homme d’honneur distinguer le Poète. Qu’on vante en lui la foi, l’honneur, la probité : Qu’on prise sa candeur et sa civilité : 215 Qu’il soit doux, complaisant, officieux, sincère, On le veut, j’y souscris, et suis prêt de me taire 16 ; Mais que pour un modèle on montre ses Écrits, Qu’il soit le mieux renté de tous les beaux Esprits 17 : Comme Roi des Auteurs, qu’on l’élève à l’Empire 18 ; 220 Ma bile alors s’échauffe, et je brûle d’écrire : Et s’il ne m’est permis de le dire au papier ; J’irai creuser la terre, et comme ce Barbier, Faire dire aux roseaux, par un nouvel organe, Entretiens de feu Monsieur de Balzac , Paris : Courbé, 1657, p. 167). Balzac compara La Pucelle « à tout ce qui s’est fait, ou se fera jamais de plus beau » ( Les Entretiens , p. 167). 16 Pierre de Ségur décrit le caractère de Chapelain dans un article publié dans Le Gaulois : « Il fut aimé de ses amis, et il le mérita par la sûreté de son commerce, la fidélité de son cœur. Il est vrai qu’il demeure toujours, fût-ce avec ses intimes, un peu réservé en paroles, un peu cérémonieux. […] Mais il n’oublie jamais de servir ceux qu’il aime, de s’employer pour eux, fallût-il pour cela se gêner, se donner du mal. « Il est aimé de tous les gens de bien, affirme Gassendi. C’est le plus officieux de tous les hommes ; il n’est pas possible de trouver un meilleur ami. » […] Jean Chapelain fut donc, tout compte fait, un homme fort estimable » (« Le Bonhomme Chapelain », p. 1). 17 Concernant les pensions reçues par Chapelain, voir la page 21 de notre ouvrage. 18 À la différence de beaucoup de ses contemporains, Chapelain avait peu de publications littéraires de son vivant, y compris une traduction (1619-1620) du roman Guzmán de Alfarache de Mateo Alemán ; une préface (1623) de l’ Adone de Giambattista Marino ; Les Sentiments de l'Académie française sur la tragi- comédie du Cid (1637) ; Ode pour la naissance de M gr le comte de Dunois (1646) ; Ode pour M gr le duc d’Anguien (1646) ; La Pucelle, ou la France délivrée, poème héroïque (1656). Sur la liste des pensions payées par le roi, découverte dans les papiers de Colbert, on appelle Chapelain « le plus grand poète français qui ait jamais été, et du plus solide jugement » ( Œuvres de Louis XIV , t. I, p. 225). Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 260 MIDAS, LE ROI MIDAS A DES OREILLES D’ÂNE 19 . 225 Quel tort lui fais-je enfin ? ai-je par un écrit, Pétrifié sa veine, et glacé son esprit ? Quand un Livre au Palais se vend et se débite, Que chacun par ses yeux juge de son mérite : [p. 73] Que Billaine 20 l’étale au deuxième Pilier 21 : 230 Le dégoût d’un Censeur peut-il le décrier ? En vain contre le Cid un Ministre se ligue 22 . Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue 23 . L’Académie en corps a beau le censurer, Le Public révolté s’obstine à l’admirer 24 : 235 Mais lorsque Patelain met un œuvre en lumière, Chaque Lecteur d’abord lui devient un Linière 25 : En vain il a reçu l’encens de mille Auteurs 26 , 19 Il s’agit de Midas, roi mythologique grec de Phrygie. Pour se venger du roi, Apollon lui donna des oreilles d’âne. Midas essaya de les cacher sous un bonnet phrygien, mais le secret fut découvert par son barbier. Ne pouvant plus garder le secret, le barbier creusa un trou dans le sable, confia le secret à la terre et recouvrit le trou. Mais des roseaux qui poussaient aux alentours répétèrent à tout vent la phrase, de sorte que le secret fut connu de toute la population. Comme le barbier, Boileau ne peut plus garder le secret : Chapelain, c’est un mauvais poète. 20 Il s’agit de Louis Billaine (mort en 1681), imprimeur-libraire parisien qui fut chargé de vendre La Pucelle . Il succéda à son père Jean Billaine et fut reçu maître en 1652. Sa veuve lui succéda. 21 L’adresse de la boutique de Louis Billaine fut « au second pilier de la grande salle du Palais ». 22 Il s’agit du cardinal de Richelieu qui obligea l’Académie française de prononcer entre Le Cid de Pierre Corneille et la critique de la pièce par Georges de Scudéry. Le travail Les Sentiments de l'Académie française sur la tragi-comédie du Cid , qui parut en 1637, donna raison à Scudéry sur certaines questions. 23 Rodrigue est le fils de don Diègue et l’amant de Chimène, fille de Don Gomès. 24 Le jugement de l’Académie française n’empêcha pas le grand succès du Cid . 25 Boileau met en opposition la popularité du Cid et la faillite de La Pucelle . La Lettre d’Éraste à Philis de François Payot de Lignières parut en 1556. Voir le chapitre 1 (I). 26 « La grande réputation de l’auteur fit courir bien du monde, beaucoup aussi le bruit qu’on faisait de l’œuvre depuis près de trente ans et peut-être aussi la cabale; trop de gens étaient intéressés au succès de l’ouvrage : l’Académie qui en avait écouté la lecture et qui en disait « force bien », les Longueville, qui la payaient et dont elle devait éterniser la gloire, tant d’écrivains enfin, et même de grands seigneurs, qui y avaient discrètement collaboré. Ces éloges, venus de gens qui passaient pour les plus compétents, et la longue patience de l’auteur à Les Satires de Nicolas Boileau-Despréaux 261 Son Livre en paraissant dément tous ses flatteurs. Ainsi sans m’accuser, quand tout Paris le joue, 240 Qu’il s’en prenne à ses vers que Phébus 27 désavoue : Qu’il s’en prenne à sa Muse Allemande en Français 28 . Mais laissons Patelain pour la dernière fois. SATIRE X 29 . [p. 18] Puis, d’une main encore plus fine et plus habile 30 , Pèse sans passion Chapelain et Virgile ; 435 Remarque en ce dernier beaucoup de pauvretés, Mais pourtant confessant qu’il a quelques beautés, Ne trouve en Chapelain, quoiqu’ait dit la Satire, Autre défaut, sinon qu’on ne le saurait lire, Et croit qu’on pourra même enfin le lire un jour 31 , 440 Quand la langue Vieillie ayant changé de tour, On ne sentira plus la barbare structure entasser dans son poème les trésors de son érudition, avaient donné au public une impression favorable » (Collas, Un Poète protecteur , pp. 256-257). 27 Du latin Phœbus, nom prêté à Apollon, dieu grec des arts. 28 Boileau composa Les Héros de roman : dialogue à la manière de Lucien en 1665. L’un des personnages du dialogue est la Pucelle d’Orléans qui ne parle qu’en vers. L’extrait suivant explique pourquoi Boileau parle de la « Muse Allemande en Français » de Chapelain : « (Pluton) Quelle langue vient-elle de parler ? / (Diogène) Belle demande ! française. / (Pluton) Quoi ! c’est du français qu’elle a dit ? Je croyais que ce fût du bas-breton ou de l’allemand. Qui lui a appris cet étrange français là ? / (Diogène) C’est un poète chez qui elle a été en pension quarante ans durant. / (Pluton) Voilà un poète qui l’a bien mal élevée. / (Diogène) Ce n’est pas manque d’avoir été bien payé, et d’avoir exactement touché ses pensions. / (Pluton) Voilà de l’argent bien mal employé » (Boileau, Les Héros de roman , éd. Thomas Frederick Crane, Boston : Ginn, 1902, p. 218). 29 Nous avons tiré cet extrait de l’édition suivante : Dialogue, ou Satire X du sieur D*** , Paris : Thierry, 1694. La Satire X contre les femmes fut composée entre 1677 et 1692 et fut publiée en 1694. Il faut lire la Satire X dans le contexte de la querelle des Anciens et des Modernes, Boileau dénonçant les femmes qui soutiennent les Modernes. 30 La Satire X se présente sous forme de dialogue entre l’auteur et Alcippe, un homme qui va se marier. Dans cet extrait, Boileau décrit la femme précieuse. 31 [Note marginale : Paroles de M. P** dans ses Dialogues à propos de Chapelain.] Après la première édition de cette satire, les vers 439-452 furent remplacés par les deux vers suivants : « Et pour faire goûter son livre à l’univers, / Croit qu’il faudrait en prose y mettre tous les vers ». Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 262 De ses expressions mises à la torture ; S’étonne cependant, d’où vient que chez Coignard 32 Le Saint Paulin 33 écrit avec un si grand art, 445 Et d’une plume douce, aisée, et naturelle, Pourrit vingt fois encore moins lu que la Pucelle 34 , Elle en accuse alors notre Siècle infecté. Du pédantesque goût qu’ont pour l’Antiquité 35 Magistrats, Princes, Ducs, et même Fils de France, 450 Qui lisent sans rougir et Virgile et Térence 36 ; Et toujours pour P** 37 pleins d’un dégoût malin, Ne savent pas s’il est au monde un Saint Paulin. 32 Il s’agit de Jean-Baptiste Coignard (1637-1689), imprimeur-libraire parisien. 33 Poème de Charles Perrault : Saint Paulin, évêque de Nole , Paris : Coignard, 1686. Il s’agit de Paulin de Nole (vers 353-431), ecclésiastique et poète latin chrétien. [Note marginale : Poème de M. P.] 34 Boileau se moque du poème de Perrault. Celui-ci fut membre de l’Académie française et le chef de file des Modernes dans la fameuse querelle. 35 Les salonnières étaient partisans des Modernes. 36 Il s’agit de Publius Terentius Afer (vers 190 av. J.-C.-159 av. J.-C.), poète comique latin. Six de ses pièces nous sont parvenues. 37 C’est-à-dire, Charles Perrault. II. Chapelain décoiffé (Antoine Furetière) 1 Ô rage, ô désespoir ! ô perruque m’amie ! N’as-tu donc tant vécu que pour cette infamie ? 1 Sur Antoine Furetière, voir supra la note 40 de notre Introduction. CHAPELAIN DÉCOIFFÉ, OU PARODIE de quelques scènes du CID, 1 SUR CHAPELAIN, CASSAIGNE, ET LA SERRE. SCÈNE PREMIÈRE 2 . LA SERRE, CHAPELAIN. LA SERRE 3 . Enfin vous l'emportez, et la faveur du Roi Vous accable de dons qui n’étaient dus qu’à moi 4 . On voit rouler chez vous tout l’or de la Castille 5 . CHAPELAIN. Les trois fois mille francs 6 qu’il met dans ma famille 5 Témoignent mon mérite, et font connaître assez Qu’on ne hait pas mes vers pour être un peu forcés. LA SERRE. Pour grands que soient les Rois ils sont ce que nous sommes, 1 Chapelain décoiffé, ou parodie de quelques scènes du Cid , in Œuvres de Nicolas Boileau-Despréaux , éd. Bernard Picart, 2 volumes, La Haye : P. Gosse et J. Neaulme, 1729, t. I, pp. 433-445. Cette parodie fut composée en 1664. Boileau écrivit : « J’avoue pourtant que dans la Parodie des Vers du Cid, […] qu’on m’attribue encore, il y a quelques traits qui nous échappèrent à Mr. Racine et à moi, dans un repas que nous fîmes chez Furetière, Auteur du Dictionnaire ; mais nous n’écrivîmes rien ni l’un ni l’autre. De sorte que c’est Furetière qui est proprement le vrai et l’unique Auteur de cette Parodie, comme il ne s’en cachait pas lui-même » ( Œuvres complètes de Boileau , éd. Jacques Berriat-Saint-Prix, 4 volumes, Paris : Philippe, 1837, t. I, p. 33). 2 La première scène est une parodie de la scène I, 4 du Cid où Don Diègue et le comte Gomez se disputent. 3 Il s’agit de Jean-Puget de la Serre (1594-1665), écrivain et dramaturge français. 4 À la différence de Chapelain, La Serre ne figura pas sur la liste des pensions accordées par le roi en 1664 ( Œuvres de Louis XIV , t. I, pp. 223-225). 5 Région historique en Espagne. 6 Chapelain reçut une pension royale de trois mille livres. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 266 Ils se trompent en vers comme les autres hommes, Et ce choix sert de preuve à tous les Courtisans, 10 Qu’à de méchants Auteurs 7 , ils font de beaux présents. CHAPELAIN. Ne parlons point du choix, dont votre esprit s’irrite : La cabale l'a fait plutôt que le mérite 8 . Vous choisissant, peut-être on eût pu mieux choisir : Mais le Roi m’a trouvé plus propre à son désir, 15 À l’honneur qu’il m’a fait ajoutez-en un autre : Unissons désormais ma cabale à la vôtre. J’ai mes prôneurs aussi, quoiqu’un peu moins fréquents, Depuis que mes Sonnets ont détrompé les gens 9 , Si vous me célébrez, je dirai que La Serre 20 Volume sur volume incessamment desserre 10 , Je parlerai de vous avec Monsieur Colbert 11 ; Et vous éprouverez si mon amitié sert : Ma Nièce même en vous peut rencontrer un Gendre 12 . 7 Ménage nous raconte l’anecdote suivante : « J’ai ouï dire que Furetière et la Fontaine allant un jour, dans le temps qu’ils étaient amis, rendre visite à Patru, le virent venir à eux avec Chapelain. Voici, dit Furetière, un Auteur pauvre, et un pauvre Auteur » ( Menagiana , t. I, p. 126). 8 Voir supra la note 26 du chapitre 3 (I). 9 Chapelain fut l’auteur de nombreux sonnets. Concernant quelques-uns de ces ouvrages, Georges Collas écrit : « Tous ces sonnets sont aussi plats les uns que les autres » ( Un Poète protecteur , p. 183). 10 Ce vers est tiré du poème Le Poète crotté par Marc-Antoine Girard de Saint- Amant (1594-1661) : « Et depuis peu même la Serre, / Qui livres sur livres desserre, / Dupait encore vos esprits / De ses impertinents écrits » (Marc-Antoine Girard de Saint-Amant, Le Poète crotté , in Les Œuvres du sieur de Saint- Amant, Rouen : Boulley, 1642, p. 256). 11 Jean-Baptiste Colbert (1619-1683) devint l’intendant des finances en 1661. C’est sous sa direction qu’en 1662, Chapelain dressa une liste des écrivains dignes de recevoir des gratifications du roi. Colbert fut le contrôleur-général des finances de 1665 à 1683. 12 Il est vrai que Chapelain avait plusieurs nièces. Chapelain décoiffé 267 LA SERRE. À de plus hauts partis Phlipote 13 doit prétendre ; 25 Et le nouvel éclat de cette pension Lui doit bien mettre au cœur une autre ambition. Exerce nos rimeurs, et vante notre Prince, Va te faire admirer chez les gens de Province, Fais marcher en tous lieux les rimeurs sous ta loi, 30 Sois des flatteurs l’amour, et des railleurs l’effroi : Joins à ces qualités celle d’une âme vaine, Montre-leur comme il faut endurcir une veine, Au métier de Phébus 14 bander tous les ressorts, Endosser nuit et jour un rouge justaucorps 15 , 35 Pour avoir de l’encens, donner une bataille : Ne laisser de sa bourse échapper une maille 16 , Surtout sers-leur d’exemple, et ressouviens-toi bien De leur former un style aussi dur que le tien. CHAPELAIN. Pour s’instruire d’exemple, en dépit de Linière 17 40 Ils liront seulement ma Jeanne tout entière, Là dans un long tissu d’amples narrations Ils verront comme il faut berner les Nations, Duper d’un grave ton Gens de robe et d’armée, Et sur l’erreur des sots bâtir sa renommée. LA SERRE. 45 L’exemple de la Serre a bien plus de pouvoir, Un Auteur dans ton Livre apprend mal son devoir. 13 Il y a un personnage du Roman bourgeois (1666) de Furetière qui s’appelle Phylippote : « Elle s’appelait Phylippote en son nom ordinaire, et en son nom de Roman elle se faisait appeler Hyppolite, qui est l’anagramme du nom de Phylippote. […] Elle affectait de paraître savante avec une pédanterie insupportable » (Furetière, Le Roman bourgeois , p. 220). 14 Du latin Phœbus, nom prêté à Apollon, dieu grec des arts. 15 Chapelain avait l’habitude de porter un justaucorps rouge en guise de robe de chambre quand il était chez lui. 16 Maille signifie « une espèce de petite monnaie de billon valant autrefois la moitié d’un dernier » ( Le Dictionnaire de l’Académie française , 1694). 17 Voir le chapitre 1 (I) de notre ouvrage. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 268 Billaine 18 et de Sercy 19 sans moi seraient des drilles 20 , Mon nom seul au Palais nourrit trente familles ; Les Marchands fermeraient leurs boutiques sans moi, Et s’ils ne m’avoient plus, ils n’auraient plus d’emploi. 55 Chaque heure, chaque instant fait sortir de ma plume Cahiers dessus cahiers, volume sur volume. Mon valet écrivant ce que j’aurais dicté Ferait un Livre entier marchant à mon côté, Et loin de ces durs vers qu’à mon style on préfère, 60 Il deviendrait Auteur en me regardant faire. CHAPELAIN. Tu me parles en vain de ce que je connoi 21 ; Je t’ai vu rimailler et traduire sous moi 22 . Si j’ai traduit Gusman, si j’ai fait sa Préface 23 , Ton galimatias 24 a bien rempli ma place. 65 Enfin pour épargner ces discours superflus, Si je suis grand flatteur, tu l’es et tu le fus 25 . Tu vois bien cependant qu’en cette concurrence Un Monarque 26 entre nous met de la différence. LA SERRE. Ce que je méritais, tu me l’as emporté. CHAPELAIN. 70 Qui l’a gagné sur toi l’avait mieux mérité. 18 Il s’agit de Pierre Billaine (mort en 1639), imprimeur-libraire parisien, 19 Il s’agit de Nicolas de Sercy (mort en 1646), imprimeur-libraire parisien. 20 Terme de raillerie. 21 Archaïque ; orthographe de « connais » d’avant 1835. Nous avons décidé de ne pas moderniser l’orthographe à cause de la rime. 22 Dans Le Cid , Don Diègue déclare à Don Gomès : « Vous me parlez en vain de ce que je connoi, / Je vous ai vu combattre et commander sous moi » (I, 4 ; vers 201-202). 23 Voir supra la note 174 du chapitre 1 (I). 24 Écrit confus, embrouillé, inintelligible. 25 Beaucoup d’ouvrages de La Serre chantent les hauts faits du roi. 26 Il s’agit, bien entendu, du roi Louis XIV. Chapelain décoiffé 269 LA SERRE. Qui sait mieux composer en est bien le plus digne. CHAPELAIN. En être refusé n’en est pas un bon signe. LA SERRE. Tu l’as gagné par brigue étant vieux courtisan. CHAPELAIN. L’éclat de mes grands vers fut mon seul Partisan. LA SERRE. 75 Parlons-en mieux : le Roi fait honneur à ton âge. CHAPELAIN. Le Roi, quand il en fait, le mesure à l’Ouvrage. LA SERRE. Et par là je devais emporter ces ducats. CHAPELAIN. Qui ne les obtient point ne les mérite pas. LA SERRE. Ne les mérite pas, moi ? CHAPELAIN. Toi. LA SERRE. Ton insolence, 80 Téméraire vieillard, aura sa récompense 27 . 27 Voici le dialogue similaire entre Don Gomès et Don Diègue dans Le Cid : « (Le comte) Ce que je méritais, vous l’avez emporté. / (Don Diègue) Qui l’a gagné sur vous l’avait mieux mérité. / (Le comte) Qui peut mieux l’exercer en est le plus digne. / (Don Diègue) En être refuser n’en est pas un bon signe. / (Le comte) Vous l’avez eu par brigue étant vieux Courtisan. / (Don Diègue) L’éclat de mes hauts faits fut mon seul partisan. / (Le comte) Parlons-en mieux, le Roi fait Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 270 Il lui arrache sa perruque 28 . CHAPELAIN. Achève, et prends ma tête après un tel affront, Le premier dont ma Muse a vu rougir son front. LA SERRE. Et que penses-tu faire avec tant de faiblesse ? CHAPELAIN. Ô Dieux ! mon Apollon en ce besoin me laisse. LA SERRE. 85 Ta perruque est à moi, mais tu serais trop vain, Si ce sale trophée avait souillé ma main. Adieu ; fais lire au peuple, en dépit de Linière, De tes fameux travaux l’histoire tout entière : D’un insolent discours ce juste châtiment 90 Ne lui servira pas d’un petit ornement. CHAPELAIN. Rends-moi donc ma perruque. LA SERRE. Elle est trop malhonnête. De tes lauriers sacrés va te couvrir la tête. CHAPELAIN. Rends la calotte au moins. LA SERRE. Va, va, tes cheveux d’ours Ne pourraient sur ta tête encore durer trois jours. honneur à votre âge. / (Don Diègue) Le Roi, quand il en fait, le mesure au courage. / (Le comte) Et par là cet honneur n’était dû qu’à mon bras. / (Don Diègue) Qui n’a pu l’obtenir ne le méritait pas. / (Le comte) Ne le méritait pas ! moi ? / (Don Diègue) Vous. / (Le comte) Ton impudence, Téméraire vieillard, aura sa récompense ( Le Cid ; I, 4 ; vers 209-220). 28 Dans Le Cid , Don Gomès donne un soufflet à Don Diègue. Chapelain décoiffé 271 95 100 105 110 115 SCÈNE II. CHAPELAIN, seul 29 . Ô rage, ô désespoir ! ô perruque m’amie ! N’as-tu donc tant vécu que pour cette infamie ? N’as-tu trompé l’espoir de tant de Perruquiers, Que pour voir en un jour flétrir 30 tant de lauriers ? Nouvelle pension fatale à ma calotte ! Précipice élevé qui te jette en la crotte, Cruel ressouvenir de tes honneurs passés, Services de vingt ans en un 31 jour effacés 32 ! Faut-il de ton vieux poil voir triompher La Serre, Et te mettre crottée, ou te laisser à terre ? La Serre, sois d’un Roi maintenant régalé, Ce haut rang n’admet pas un Poète pelé, Et ton jaloux orgueil par cet affront insigne, Malgré le choix du Roi, m’en a su rendre indigne. Et toi de mes travaux glorieux instrument, Mais d’un esprit de glace inutile ornement, Plume jadis vantée, et qui dans cette offense M’as servi de parade et non pas de défense, Va, quitte désormais le dernier des humains, Passe pour me venger en de meilleures mains. Si Cassaigne 33 a du cœur, et s’il est mon ouvrage, Voici l’occasion de montrer son courage ; 29 Ce monologue correspond à celui de Don Diègue à la scène I, 5 du Cid : « Ô rage, ô désespoir ! ô vieillesse ennemie ! / N’ai-je donc tant vécu pour cette infamie ? » (les vers 235-236). 30 Ternir. 31 Nous avons remplacé « un en » par « en un ». 32 Ségur écrit de Chapelain : « […] ses contemporains se sont fréquemment égayés sur l’immense perruque en broussailles, sur la calotte crasseuse, sur le pourpoint usé et rapiécé, sur le manteau “qui montrait la corde à cent pas”, sur cet ensemble, enfin, qui avait valu à Chapelain le surnom peu flatteur de “Chevalier des araignées” » (Ségur, « Le Bonhomme Chapelain », p. 1). 33 Il s’agit de Jacques de Cassaigne (1633-1679), ecclésiastique et poète français. Il fut membre de l’Académie française. Partisan des Modernes, Cassaigne fit l’objet de moqueries dans la troisième Satire de Boileau. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 272 Son esprit est le mien, et le mortel affront Qui tombe sur mon chef rejaillit sur son front. SCÈNE III 34 . CHAPELAIN, CASSAIGNE. Tout autre que mon Maître 120 CHAPELAIN. Cassaigne, as-tu du cœur ? CASSAIGNE. L’éprouverait sur l’heure. CHAPELAIN. Ah ! c’est comme il faut être. Digne ressentiment à ma douleur bien doux ! Je reconnais ma verve à ce noble courroux. Ma jeunesse revit en cette ardeur si prompte. Mon disciple, mon fils, viens réparer ma honte. 125 Viens me venger. CASSAIGNE. De quoi ? CHAPELAIN. D’un affront si cruel Qu’à l’honneur de tous deux il porte un coup mortel, D’une insulte . . . Le traître eut payé la perruque Un quart d’écu du moins sans mon âge caduque 35 . Ma plume, que mes doigts ne peuvent soutenir 130 Je la remets aux tiens pour écrire et punir. Va contre un insolent faire un bon gros Ouvrage, 34 Cette scène correspond à la scène I, 6 du Cid , dialogue entre Don Diègue et son fils Rodrigue. 35 « Vieux, cassé, qui a déjà perdu de ses forces, et qui en perd tous les jours davantage » ( Le Dictionnaire de l’Académie française , 1694). On disait autrefois « caduque », tant au masculin qu’au féminin. Chapelain décoiffé 273 C’est dedans l’encre seul 36 qu’on lave un tel outrage : Rime, ou crève. Au surplus, pour ne te point flatter, Je te donne à combattre un homme à redouter ; 135 Je l’ai vu fort poudreux au milieu des Libraires Se faire un beau rempart de deux mille exemplaires. CASSAIGNE. Son nom ? C’est perdre temps en discours superflus. CHAPELAIN. Donc pour te dire encore quelque chose de plus : Plus enflé que Boyer 37 , plus bruyant qu’un tonnerre, 140 C’est . . . CASSAIGNE. De grâce, achevez. CHAPELAIN. Le terrible la Serre. CASSAIGNE. Le . . . CHAPELAIN. Ne réplique point, je connais ton fatras 38 . Combats sur ma parole, et tu l’emporteras, Donnant pour des cheveux ma Pucelle en échange, J’en vais chercher, barbouille, écris, rime, et nous venge 39 . 36 Il s’agit probablement d’une faute exprès de la part de Boileau. « Encre seul pour seule , faute exprès affectée en la personne de Chapelain » (Ménage, Menagiana, t. I, p. 154n). 37 Il s’agit de Claude Boyer (1618-1698), dramaturge et poète français. Dans la mémoire qu’il rédigea pour Colbert en 1662, Chapelain décrit Boyer comme « un poète de théâtre qui ne cède qu’au seul Corneille de cette profession » (Chapelain, « Liste de quelques gens de lettres français vivants en 1662 », in Opuscules critiques , p. 406). 38 Ensemble incohérent d’idées, de paroles. 39 Dans la pièce de Corneille, Don Diègue demande à son fils de le venger dans un combat singulier contre Don Gomès. Dans la parodie de Furetière, Chapelain demande à son disciple de composer un poème contre son rival. Comme Don Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 274 SCÈNE IV. CASSAIGNE seul 40 . 145 Percé jusqu’au fond du cœur D’une insulte imprévue aussi bien que mortelle, Misérable vengeur d’une sotte querelle, D’un avare Écrivain chétif imitateur, Je demeure stérile, et ma veine abattue 150 Inutilement sue. Si près de voir couronner mon ardeur, Ô la peine cruelle ! En cet affront La Serre est le tondeur 41 , Et le tondu, père de la Pucelle. 155 Que je sens de rudes combats ? Comme ma Pension, mon honneur me tourmente. Il faut faire un Poème, ou bien perdre une rente, L’un échauffe mon cœur, l’autre retient mon bras, Réduit au triste choix ou de trahir mon Maître, 160 Ou d’aller à Bicêtre 42 ; Des deux côtés mon mal est infini. Ô la peine cruelle ! Faut-il laisser un La Serre impuni ? Faut-il venger l’auteur de la Pucelle ? 165 Auteur, Perruque, honneur, argent, Impitoyable loi, cruelle tyrannie, Je vois gloire perdue, ou pension finie. Diègue, homme âgé et faible, qui doit compter sur son fils pour venger son honneur, Chapelain, mauvais poète, doit se reposer sur son disciple pour punir son ennemi. 40 Parodie du monologue de Rodrigue à la scène I, 7 du Cid . 41 Une personne qui coupe à ras la toison de certains animaux. 42 C’est-à-dire, aller à l’hôpital. À partir de 1656, le château de Bicêtre fit partie de l’hôpital général de Paris et devint un lieu de détention pour les mendiants, les vagabonds et les condamnés. Dans Chapelain décoiffé , Cassaigne a peur de perdre sa pension s’il ne venge pas l’honneur de Chapelain. Chapelain décoiffé 275 D’un côté je suis lâche, et de l’autre indigent. Cher et chétif espoir d’une veine flatteuse, 170 Et tout ensemble gueuse 43 , Noir instrument, unique gagne-pain. Et ma seule ressource, M’es-tu donné pour venger Chapelain ? M’es-tu donné pour me couper la bourse ? 175 Il vaut mieux courir chez Conrart 44 , Il peut me conserver ma gloire et ma finance, Mettant ces deux Rivaux en bonne intelligence. On sait comme en Traités excelle ce Vieillard, S’il n’en vient pas à bout, que Sapho 45 la Pucelle 180 Vide notre querelle. Si pas un d’eux ne veut me secourir, Et si l’on me ballotte, Cherchons La Serre ; et, sans tant discourir Traitons du moins, et payons la Calotte. 185 Traiter sans tirer ma raison ! Rechercher un marché si funeste à ma gloire ! Souffrir que Chapelain impute à ma mémoire D’avoir mal soutenu l’honneur de sa toison 46 ! Respecter un vieux poil, dont mon âme égarée 190 Voit la perte assurée ! N’écoutons plus ce dessein négligent, Qui passerait pour crime. Allons, ma Main, du moins sauvons l’argent : Puisqu’aussi bien il faut perdre l’estime. 195 Oui, mon esprit s’était déçu. Autant que mon honneur, mon intérêt me presse, Que je meure en rimant, ou meure de détresse, 43 Qui vit d’aumônes. 44 Secrétaire de l’Académie française. Sur Valentin Conrart, voir supra la note 11 du chapitre 1 (I). 45 Surnom de Madeleine de Scudéry. Sur Scudéry, voir supra la note 110 du chapitre 1 (I). 46 Chevelure épaisse, abondante. Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 276 J’aurai mon style dur comme je l’ai reçu. Je m’accuse déjà de trop de négligence. 200 Courons à la vengeance. Et tout honteux d’avoir tant de froideur, Rimons à tire-d’aile 47 , Puisqu’aujourd’hui La Serre est le tondeur, Et le tondu Père de la Pucelle. SCÈNE V 48 . CASSAIGNE, LA SERRE. CASSAIGNE. 205 À moi, La Serre, un mot. LA SERRE. Parle. CASSAIGNE. Ôte-moi d’un doute. Connais-tu Chapelain ? LA SERRE. Oui. CASSAIGNE. Parlons bas, écoute. Sais-tu que ce Vieillard fut la même vertu, Et l’effroi des Lecteurs de son temps ? le sais-tu ? LA SERRE. Peut-être. CASSAIGNE. La froideur qu’en mon style je porte, 47 Avec des coups d’aile rapides. 48 Parodie de la scène II, 2 entre Don Gomès et Rodrigue. Chapelain décoiffé 277 210 Sais-tu que je la tiens de lui seul ? LA SERRE. Que m’importe ? CASSAIGNE. A quatre vers d’ici je te le fais savoir. LA SERRE. Jeune présomptueux ! CASSAIGNE. Parle, sans t’émouvoir : Je suis jeune, il est vrai : mais aux âmes bien nées La rime n’attend pas le nombre des années. LA SERRE. 215 Mais t’attaquer à moi ! qui t’a rendu si vain, Toi qu’on ne vit jamais une plume à la main ? CASSAIGNE. Mes pareils avec toi sont dignes de combattre, Et pour des coups d’essai veulent des Henris Quatre 49 . LA SERRE. Sais-tu bien qui je suis ? CASSAIGNE. 220 225 Oui, tout autre que moi En comptant tes Écrits pourrait trembler d’effroi. Mille et mille papiers, dont ta table est couverte, Semblent porter écrit le destin de ma perte. J’attaque en téméraire un gigantesque Auteur : Mais j’aurai trop de force ayant assez de cœur. Je veux venger mon Maître, et ta plume indomptable Pour ne se point lasser n’est point infatigable. 49 Allusion au poème de Cassaigne intitulé Henri le Grand au roi (Paris : Antoine Vitré, 1661). Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 278 LA SERRE. Ce Phébus 50 qui paraît au discours que tu tiens Souvent par tes Écrits se découvrit aux miens, Et te voyant encore tout frais sorti de Classe, 230 Je disais, Chapelain lui laissera sa place. Je sais ta pension, et suis ravi de voir Que ces bons mouvements excitent ton devoir, Qu’ils te font sans raison mettre rime sur rime, Etayer d’un Pédant l’agonisante estime, 235 Et que, voulant pour Singe un Écolier parfait, Il ne se trompait point au choix qu’il avait fait. Mais je sens que pour toi ma pitié s’intéresse, J’admire ton audace et je plains ta jeunesse 51 : Ne cherche point à faire un coup d’essai fatal, 240 Dispense un vieux routier d’un combat inégal. Trop peu de gain pour moi suivrait cette victoire ; À moins d’un gros volume, on compose sans gloire ; Et j’aurais le regret de voir que tout Paris Te croirait accablé du poids de mes Écrits. CASSAIGNE. 245 D’une indigne pitié ton orgueil s’accompagne : Qui pèle Chapelain craint de tondre Cassaigne. LA SERRE. Retire-toi d’ici. CASSAIGNE. Hâtons-nous de rimer. LA SERRE. Es-tu si prêt d’écrire ? CASSAIGNE. Es-tu las d’imprimer ? 50 Voir supra la note 14. 51 Cassaigne avait quarante-deux ans de moins que La Serre. Chapelain décoiffé 279 LA SERRE. Viens, tu fais ton devoir. L’Écolier est un traître, 250 Qui souffre sans cheveux la tête de son Maître 52 . 52 Chapelain décoiffé fut suivie d’une autre parodie, intitulée La Métamorphose de la perruque de Chapelain en comète , qui continua la plaisanterie. « Elle fut imaginée par les mêmes Auteurs, à l’occasion de la Comète qui parut à la fin de l’année 1664. Ils étaient à table chez M. Hessein, frère de l’illustre Mme de La Sablière. On feignait que Chapelain, ayant été décoiffé par La Serre, avait laissé sa Perruque à calotte dans le Ruisseau, où La Serre l’avait jetée. […] Enfin Apollon changeait cette Perruque en Comète. Je veux , disait ce Dieu, que tous ceux qui naîtront sons ce nouvel Astre, soient poètes , Et qu’ils fassent des vers, même en dépit de moi. Furetière, l’un des Auteurs de la Pièce, remarqua pourtant que cette Métamorphose manquait de justesse en un point : C’est , dit-il, que les Comètes ont des cheveux, et que la Perruque de Chapelain est si usée qu’elle n’en a plus . Cette badinerie n’a jamais été achevée » (Bernard Picart, éd., Œuvres de Nicolas Boileau-Despréaux , t. I, pp. 446-447). BIBLIOGRAPHIE I. Ouvrages antiques Aristote, La poétique , texte établi et traduit par R. Dupont-Roc et J. Lallot, Paris : Seuil, 1980. Athénée de Naucratis, Mots de poissons. Le Banquet des sophistes livres 6 et 7, trad. Benoît Louyest, Villeneuve d’Ascq : Presses Universitaires du Septentrion, 2009. 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Trésor de la langue française tant ancienne que moderne , Paris : Douceur, 1606. INDEX DES NOMS CITÉS : PERSONNAGES HISTORIQUES OU MYTHOLOGIQUES (Excepté Jean Chapelain et Jeanne d’Arc) Achille, 51, 52, 91, 104, 123, 152, 166, 167, 171, 177, 180 Acilius, 61 Adonis, 148, 282 Agamemnon, 52, 166, 167, 177 Ajax, 131, 132, 167, 219, 288 Alamanni, Luigi, 184 Aleandro, Girolamo, 173, 174 Alemán, Mateo, 20, 65, 259 Alexandre le Grand, 102, 121, 123 Amyot, Jacques, 42, 83 Anguien, le duc d’, 259, 283 Antimaque, 249 Aphrodite, 46, 89 Apollodore d’Athènes, 240 Apollon, 41, 42, 44, 83, 252, 260, 261, 267, 270, 278, 279 Ariosto, Ludovico, 73, 104, 106, 114, 120, 165, 166, 171, 190, 199, 244, 245, 283 Aristote, 35, 36, 73, 80, 107, 127, 148, 150, 151, 169, 170, 177, 207, 221, 231, 281, 286 Artaxerxès II, roi de Perse, 200 Asmodée, 90 Assoucy, Charles Coypeau d', 14, 74 Athéna, 123 Athénée de Naucratis, 240, 281 Aubignac, abbé d’, 38, 105, 283 Aurélien, empereur romain, 102 Bacon, Francis, 83, 284 Baillet, Adrien, 284 Balzac, Jean-Louis Guez de, 21, 78, 229, 258, 259, 283 Bath-Schéba, 210 Baudricourt, Robert de, 39 Belleforêt, François de, 106 Benserade, Isaac de, 245 Bergerac, Cyrano de , 14, 73 Bernard de Clairvaux, 210 Bèze, Théodore de, 36 Billaine, Louis, 260 Billaine, Pierre, 268 Boccaccio, Giovanni, 167 Boileau-Despréaux, Nicolas, 15, 16, 17, 18, 23, 24, 25, 26, 29, 255, 257, 258, 260, Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 292 261, 262, 265, 271, 273, 279, 284, 287 Boisrobert, François de Métel de, 43, 73, 74, 76 Boyer, Claude, 273 Brébeuf, Georges de, 125 Calaber, Quintus, 171 Callimaque de Cyrène, 250 Cassaigne, Jacques de, 271, 277, 278, 284 Castelvetro, Lodovico, 35, 80, 239, 284 Castiglione, Baldassare, 226 Caton d’Utique, 49 Catulle, 249, 250 Cervantès Saavedra, Miguel de, 183 César, Jules, 36, 49, 60, 61, 121, 202, 207 Chandos, 59, 86 Charlemagne, 118 Charles de Habsbourg, 184 Charles Quint, 201 Charles VI, roi de France, 50, 51, 178 Charles VII, roi de France, 9, 14, 20, 39, 43, 46, 50, 51, 55, 58, 74, 85, 103, 105, 108, 109, 110, 117, 118, 119, 120, 121, 122, 124, 125, 126, 127, 131, 133, 136, 137, 139, 156, 161, 172, 175, 176, 177, 178, 179, 180, 181, 184, 195, 197, 199, 200, 201, 202, 203, 204, 210, 215, 219, 262, 285, 286, 288 Chaudebonne, seigneur de, 162 Chrétien de Troyes, 182 Cicéron, 36, 42, 75, 108, 124, 203, 252, 281 Cinna, Caius Helvius, 249 Circé, 183, 185 Claude, empereur romain, 102 Clément VII, pape, 158 Clément VIII, pape, 51 Clovis I er , 118 Coignard, Jean-Baptiste, 262 Colbert, Jean-Baptiste, 9, 22, 25, 259, 266, 273 Condren, Charles, 162 Conrart, Valentin, 14, 36, 39, 75, 76, 77, 78, 143, 145, 275, 284 Conti, prince de, 21 Corneille, Pierre, 16, 22, 25, 37, 108, 245, 252, 260, 273, 284 Costar, Pierre, 36, 74 Courval, Thomas Sonnet de, 15 Crésus, roi de Lydie, 161 Cynégire, 61 Cyrus II, roi de Perse, 161 Cyrus le Jeune, 93, 108, 161, 200 Darius III, 123 David, 210 Démocrite, 239 Démosthène, 36, 75 Deshoulières, Antoinette, 35, 37 Desmarets de Saint-Sorlin, Jean, 20 Diomède, 167 Dunois, Jean de, 38, 46, 47, 48, 49, 50, 62, 83, 106, 107, Index 293 111, 112, 113, 114, 119, 127, 133, 137, 163, 165, 167, 172, 186, 187, 188, 209, 215, 230, 259, 283 Énée, 46, 52, 89, 123 Épicure, 239 Érichtho, 192 Euphorion de Chalcis, 239 Ferrari, Ottavio, 35 Flavy, Guillaume de, 103 François de Paule, 210 François I er , roi de France, 162, 201 Furetière, Antoine, 16, 18, 24, 93, 263, 265, 266, 267, 273, 279, 284 Gabriel, archange, 53, 116 Gassendi, Pierre, 21, 26, 259 Gaston de Foix, 152 Gaston, duc d’Orléans, 93 Gevaerts, Jan Caspar, 174 Gilles, Nicole, 106 Girac, Paul Thomas de, 36, 74, 75, 78 Gombauld, Jean Ogier de, 37, 44, 75, 77, 78, 284 Goujet, Claude-Pierre, 14, 287 Graziani, Jérôme, 104 Gustave II Adolphe, roi de Suède, 36, 152 Guyet, François, 173 Hardy, Sébastien le, 20 Hector, 104, 123, 132, 167 Hector de Sainte-Maur, marquis de Montausier, 215 Heinsius, Daniel, 36, 38, 283, 286, 287 Helvidius Priscus, Gaius, 108 Henri II, roi de France, 38 Henri V, roi d’Angleterre, 50, 118 Henri VI, roi d’Angleterre et de France, 118 Henri VIII, roi d'Angleterre, 57 Hercule, 167, 172, 173, 174, 239 Hermogène, 239 Hérodien, 102 Hésiode, 115, 167, 190 Hippocrate, 36 Homère, 10, 38, 51, 52, 57, 66, 88, 91, 104, 110, 123, 131, 142, 149, 154, 177, 178, 181, 183, 186, 205, 215, 219, 225, 281 Horace, 82, 83, 205, 206, 213, 247, 281, 286 Huet, Pierre-Daniel, 13, 285 Innocent X, pape, 51 Jacques de Portugal, duc de Viseu et de Beja, 176 Jacques I er , roi d'Angleterre, 83 Jansen, Cornelius, 51 Jean II le Bon, roi de France, 162, 201 Jean II, roi de Portugal, 176 Jean sans Peur, 118 Junon, 116 Jupiter, 52, 116 Juvénal, 248, 249, 251, 281 La Mesnardière, Hippolyte- Jules Pilet de, 11, 12, 14, 16, 17, 18, 30, 79, 99, 102, 109, 110, 114, 117, 119, 121, 123, 124, 125, 127, 132, 133, 135, 137, 142, 150, 151, 154, 182, 229, 231, Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 294 240, 241, 242, 244, 245, 246, 247, 248, 250, 258, 282, 285, 288 La Mothe Le Vayer, François de, 20, 22, 257 La Serre, Jean Puget de, 265, 268, 278 La Valette, Jean-Louis de Nogaret de, duc d'Épernon, 228 Lambert, Claude-François, 24 Lancastre, Jean de, 118, 137, 138 Le Hardy, Marie-Henriette, 42 Le Hardy, Philippe-Auguste, 42 Le Hardy, Sébastien, 42 Le Herty (Guillaume de Vaux), 74 Léon X, pape, 158 Lignières, François Payot, sieur de, 10, 11, 14, 17, 33, 36, 45, 53, 54, 55, 58, 71, 72, 74, 75, 76, 77, 78, 83, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 258, 260, 267, 285 Linos de Calliope, 239 Longueville, duc de, 12, 21, 38, 39, 40, 106, 164, 168, 217 Longueville, duchesse de, 13, 257 Louis XI, roi de France, 210 Louis XIII, 148 Louis XIV, 21, 22, 24, 59, 259, 265, 268, 285, 287, 288 Louis, duc d’Orléans, 46 Lucain, 60, 61, 124, 125, 192, 207, 281 Lucien de Samosate, 168, 261 Lucifer, 49, 189 Lucrèce, 239 Luillier, Claude-Emmanuel, 22 Malherbe, François de, 11, 21, 45, 86, 141, 173, 229, 232, 285 Mambrun, Pierre, 35, 43, 285 Marguerite de Lorraine, 93 Marie de Médicis, 93 Marie I re d’Écosse, 161 Marino, Giambattista, 20, 25, 148, 259, 282 Marius, Caius, 156 Marot, Clément, 36 Marsus, Domitius , 149, 171 Martialis, Marcus Valerius, 149, 249, 281 Mazarin, cardinal, 9, 21, 246 Ménage, Gilles, 12, 18, 39, 45, 54, 75, 77, 78, 257, 266, 273, 285, 286 Ménécée, 157, 206 Ménélas, 167, 177 Mercure, 132 Michel, archange, 56, 57, 111, 112, 115, 116, 121, 188, 189, 190, 191 Midas, 260 Minerve , 41, 94 Mnémosyne, 36 Molina, Luis de, 51 Montalvo, Garci Rodriguez de, 182, 198 Montausier, Charles de Sainte- Maure, duc de, 17 Montausier, duchesse de, 242 Montigny, Jean de, 1, 14, 17, 69, 71, 73, 80, 143, 285 Index 295 Montmaur, Pierre de, 12, 74 Montpensier, duchesse de, 93 Néron, 108 Odenat, 102 Olivet, Pierre-Joseph Thoulier, abbé de, 9, 17, 24, 28, 282, 283, 288 Olivier V de Clisson, 178 Oliviero, Antonio Francesco, 184 Ovide, 281 Paschal, Pierre de, 38, 258, 287 Patrocle, 123 Pélage, 51 Pellisson, Paul, 9, 24, 77 Perrault, Charles, 20, 262, 285 Pétrarque, 53 Philippe II, roi d’Espagne, 176 Philippe III de Bourgogne, 118, 131 Philippe Il, roi d’Espagne, 219 Pinchesne, Étienne Martin de, 78, 79 Pisani, marquis de, 93, 94, 242 Platon, 107, 150, 169, 170, 239 Plaute, 246 Pline le Jeune, 141, 281 Plutarque, 42, 65, 281 Pluton, 192, 193, 261 Polydore Virgile, 239 Pompée, 207 Pomponazzi, Pietro, 169 Pythagore, 166 Quintus de Smyrne, 52, 282 Racine, Jean, 16, 21, 25, 265 Rambouillet, marquise de, 22, 93, 242 Raphaël, archange, 90 Régnier, Mathurin, 15 Regulus, Marcus Atilius, 108, 156, 157 Richelieu, cardinal de, 9, 21, 141, 235, 260, 283, 287 Ronsard, Pierre de, 11, 86 Sabinus, Tarquinius Gallutius, 250 Saint Marcou, 119 Saint Paul, 157 Saint-Amant, Marc-Antoine Girard de, 87, 266, 285 Sarpédon, 167 Scaliger, Joseph Juste, 61, 285 Scaliger, Jules-César, 36, 61, 249, 250, 251, 285 Scarron, Paul, 24, 58, 91, 109, 154, 161, 285 Scudéry, Georges de, 93, 260, 285 Scudéry, Madeleine de, 54, 75, 77, 78, 93, 275, 285 Segrais, Jean Renaud de, 18, 19, 285 Sénèque, 46, 72, 282 Sercy, Nicolas de, 268 Sévigné, marquise de, 19, 286 Sixte IV, pape, 210 Soliman, 167, 200 Sophocle, 207 Sorbière, Samuel de, 21 Sorel, Agnès, 58, 119, 125, 126, 136 Statius, Publius Papinius, 124, 151, 157, 193, 206, 207, 219, 220, 282 Stentor, 56, 88 Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle 296 Suétone Tranquille, 61, 66, 282 Suze, comtesse de la, 54, 75, 76, 77, 78, 79 Sychée, 203 Tallemant des Réaux, Gédéon, 12, 13, 22, 23, 24, 37, 41, 73, 78, 79, 286 Tanneguy III du Chastel, 121, 202 Tasso, Torquato, 39, 50, 104, 106, 110, 124, 127, 142, 147, 153, 165, 166, 167, 181, 184, 185, 200, 206, 208, 225, 243, 286 Tassoni, Alessandro, 160 Térence, 262 Thalestris, 102, 108 Théophraste, 36, 150 Thrasea Pætus, Publius Clodius, 108 Timon d’Athènes, 56 Tirésias, 184 Tomyris, 108 Tracalle, 56, 88 Trissino, Gian Giorgio, 184 Troïlos, 167 Ulysse, 104, 167, 183, 184, 206 Urie, 210 Uriel, archange, 57, 114, 189 Uzza, 53 Vaballathus, 102 Vaugelas, Claude Favre de, 86 Vénus, 49, 52, 91, 148 Vespucci, Amerigo, 57 Viau, Théophile de, 225, 286 Vida, Marco-Girolamo, 35, 158, 171, 194, 286 Virgile, 10, 21, 38, 46, 50, 52, 64, 66, 89, 91, 110, 115, 123, 124, 135, 142, 158, 171, 181, 183, 186, 195, 196, 203, 206, 211, 215, 219, 221, 227, 234, 257, 261, 262, 282, 288 Voconius, 42 Voiture, Vincent, 36, 60, 75, 78, 93, 94, 286 Voltaire, 59, 74, 287, 288 Vossius, Gerardus Joannes, 17, 287 Vulcain, 226, 227 Zabbai, 102 Zénobie, 102, 108 Zeus, 36, 56, 116 Ce travail est la première édition critique de l’ensemble des écrits principaux qui constituent ce que nous appelons « la querelle de La Pucelle ». La valeur historique de ces textes est incontestable. Le libelle de François Payot de Lignières et celui d’Hyppolite-Jules Pilet de la Mesnardière contre le poème épique - tant attendu - de Chapelain soulignèrent l’écart entre le battage orchestré avant la publication de La Pucelle et la véritable valeur de l’œuvre. Ces écrits n’ont jamais été republiés depuis leur première parution, jusqu’à maintenant. Cela est également vrai pour la réponse de Jean de Montigny au libelle de Lignières. Les seuls exemplaires connus de la réponse de Chapelain au sieur du Rivage (La Mesnardière) et de la Lettre de M Chapelain à M. de La Mesnardière n’existent que sous forme de manuscrits conservés à la Bibliothèque nationale de France. Ces documents n’ont jamais été intégralement publiés jusqu’à présent. Notre livre a pour but de rendre ces écrits plus facilement accessibles afin que tous les lecteurs, qu’ils soient amateurs ou spécialistes de la littérature française, puissent juger de leur valeur historique et littéraire. L’édition comporte une introduction et plus de mille notes. BIBLIO 17 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Directeur de la publication: Rainer Zaiser www.narr.de ISBN 978-3-8233-8370-3 220 Bourque (éd.) Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle BIBLIO 17 Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle Textes choisis et édités par Bernard J. Bourque 18370_Umschlag.indd Alle Seiten 05.09.2019 16: 57: 56