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« A qui lira »: Littérature, livre et librairie en France au XVIIe siècle

2020
978-3-8233-9423-5
Gunter Narr Verlag 
Mathilde Bombart
Sylvain Cornic
Edwige Keller-Rahbé
Michèle Rosellini

<< À qui lira >>. Littérature, livre et librairie en France au XVIIe siècle réunit les contributions de chercheurs et chercheuses en histoire du livre et de l'édition, d'une part, en histoire littéraire, de l'autre, afin de mettre en lumière, par le concours de leurs connaissances et de leurs méthodes spécifiques, les interactions politiques, économiques et culturelles entre le monde du livre et la création littéraire dans la France du XVIIe siècle, et d'interroger les représentations qui s'y attachent.

BIBLIO 17 « À qui lira » Littérature, livre et librairie en France au XVII e siècle Mathilde Bombart / Sylvain Cornic / Edwige Keller-Rahbé / Michèle Rosellini (éds.) BIBLIO 17 Volume 222 ∙ 2020 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Collection fondée par Wolfgang Leiner Directeur: Rainer Zaiser Biblio 17 est une série évaluée par un comité de lecture. Biblio 17 is a peer-reviewed series. « À qui lira » Littérature, livre et librairie en France au XVII e siècle Articles sélectionnés du 47 e Congrès de la North American Society for Seventeenth Century French Literature Lyon, du 21 au 24 juin 2017 Études éditées et présentées par Mathilde Bombart, Sylvain Cornic, Edwige Keller-Rahbé, Michèle Rosellini Ouvrage publié avec le soutien de l’IUT Jean Moulin-Lyon 3, de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature, et de l’UMR 5317 - IHRIM (Institut d’histoire des représentations et des idées dans les modernités), sous la tutelle du CNRS, de l’ENS de Lyon, des universités Lumière Lyon 2, Jean-Moulin-Lyon 3, Jean-Monnet-Saint-Etienne et Clermont Auvergne © 2020 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG Dischingerweg 5 · D-72070 Tübingen Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Internet: www.narr.de eMail: info@narr.de CPI books GmbH, Leck ISSN 1434-6397 ISBN 978-3-8233-8423-6 (Print) ISBN 978-3-8233-9423-5 (ePDF) ISBN 978-3-8233-0228-5 (ePub) Image de couverture: Les Œuvres de Monsieur Mont-Fleury, t. II, La Haye, J. van den Kieboom, Gerard Block, Adrien van Dorsten, 1735. BnF, Ars. 8°-BL-12880 (2) Bibliografische Information der Deutschen Nationalbibliothek Die Deutsche Nationalbibliothek verzeichnet diese Publikation in der Deutschen Nationalbibliografie; detaillierte bibliografische Daten sind im Internet über http: / / dnb.dnb.de abrufbar. www.fsc.org MIX Papier aus verantwortungsvollen Quellen FSC ® C083411 ® www.fsc.org MIX Papier aus verantwortungsvollen Quellen FSC ® C083411 ® 11 15 I 1. 31 43 55 65 81 2. 99 117 129 Sommaire Mathilde B O M B A R T Sylvain C O R N I C Edwige K E L L E R -R AH B É Michèle R O S E L LI N I AVANT-PROPOS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Jean-Dominique M E L L O T Présentation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . LA FABRIQUE DU LIVRE Usages du manuscrit Dimitri A L B AN E S E Le cas du Paris ridicule de Claude Le Petit, itinéraire d’un manuscrit interdit . . . . . . . . Yohann D E G U I N Les manuscrits de Bussy-Rabutin : pratique aristocratique, usages familiaux . . . . . . . . Nathalie F R E I D E L Publier sans imprimer : le défi des épistolières . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Anne R É G E N T -S U S I N I Le manuscrit, une leçon de style ? L’exemple du Sermon sur le Jugement dernier de Bossuet, genèse du style et style de genèse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Samy B E N M E S S A O U D Quand les papiers Brossette révèlent un nouveau Boileau . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le livre illustré Céline B O H N E R T Les Métamorphoses illustrées au XVII ᵉ siècle : reconfigurations mondaines des modèles humanistes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Francine W I L D L’illustration des poèmes héroïques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Maxime C A R T R O N Condenser l’image : l’illustration de Clovis ou la France chrétienne de Desmarets de Saint-Sorlin (1657) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 141 155 3. 175 185 197 207 217 227 237 247 259 271 281 Anthony S A U D R AI S Graver les spectacles de Torelli. Les enjeux politiques et éditoriaux de l’imprimé et de l’estampe (1645-1654) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Marie-Claire P LAN C H E François Chauveau, un illustrateur pour la littérature . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Pratiques éditoriales Véronique L O C H E R T La figure du libraire dans les préfaces du théâtre imprimé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Jean-Luc R O B I N Les « Arguments de chaque Scène », organon du Cocu imaginaire de Molière ? . . . . . . Bénédicte L O U VA T L’imprimé théâtral dans les provinces méridionales au XVII ᵉ siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . Benoît B O L D U C Les fonctions du texte dramatique dans le livre de fête . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Flavie K E R A U T R E T Imprimer des prologues théâtraux au début du XVII ᵉ siècle. Le cas des recueils du farceur Bruscambille . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Julie M É NAN D Les stratégies éditoriales du père Garasse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Léo S T AM B U L Boileau 1674 : actualité d’une édition . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Delphine R E G U I G De la transgression au contrôle éditorial : les imaginaires philologiques boléviens . . . Jérôme L E C O M P T E Stratégies éditoriales d’une contre-réforme épistémologique : la publication des œuvres savantes du P. Rapin (1668-1684) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Sara H A R V E Y Les figures du critique dans la presse périodique littéraire : le cas du Mercure galant (1672-1721) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Dominique V A R R Y , Marie V IA L L O N Mattias Kerner, l’imprimeur qui n’existe pas . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6 Sommaire II 1. 301 315 325 333 343 351 361 367 2. 385 401 413 423 435 L’IMPRIMÉ DANS LA SOCIÉTÉ Le livre à Lyon Élise R A J C H E N B A C H Les trois fils Rigaud : les débuts d’une lignée d’imprimeurs lyonnais . . . . . . . . . . . . . . . Sara P E T R E L LA Intermédiaires du livre entre Genève et Lyon au XVII ᵉ siècle : le cas de Jean de Montlyard Christine M C C A L L P R O B E S Le Livre d’emblèmes et le livre de devises : foisonnement et diversité de l’emblématique à Lyon au XVII ᵉ siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Perry G E T H N E R Deux tragi-comédies à machines imprimées à Lyon dans les années 1650 . . . . . . . . . . . Jérôme S I R D E Y L’imprimerie lyonnaise en 1682. Un regard sur la production licite . . . . . . . . . . . . . . . . Anne B É R O U J O N La littérature clandestine et les libraires lyonnais au XVII ᵉ siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Dominique V A R R Y Lyon capitale de la contrefaçon au XVII ᵉ siècle ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Helwi B L O M Une Bibliothèque bleue lyonnaise ? Romans chevaleresques et livres « populaires » à Lyon ( XVII ᵉ- XVIII ᵉ siècles) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Livres et pouvoirs Hervé B A U D R Y Les index de censure en France aux XVI ᵉ et XVII ᵉ siècles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Pierre B O N N E T L’affaire Blégny (1688) : une « topographie générale » du livre interdit et de sa police dans le dernier tiers du XVII ᵉ siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Coralie B IA R D Censure « parisienne » et poésie « gasconne » : le cas de François Maynard . . . . . . . . Geneviève C L E R MI D Y -P A T A R D La circulation des écrits en situation d’exil : le rôle de Mme de Murat dans le champ littéraire en France à la fin du règne de Louis XIV . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Jan C LA R K E The Dedication of Tragedies to Women (1659-1689) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 Sommaire 447 457 467 477 491 3. 501 511 519 527 541 549 Virginie C E R D E I R A Le Mercure François, un recueil périodique d’histoire politique du temps présent . . . . . Sabine J U R A T I C Des femmes aux commandes. Les veuves d’imprimeurs à Paris dans la seconde moitié du XVII ᵉ siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Maxime M A R T I G N O N Pratiques d’intermédiations et usages de livres dans la proximité du pouvoir : Cabart de Villermont (1628-1707) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Elena M U C E N I Un best-seller de l’imprimerie clandestine : l’histoire éditoriale des Provinciales . . . . . Sheza M O L E D I NA Le XVII ᵉ siècle, enjeu intellectuel crucial pour les jésuites de la Belle Époque : l’exemple d’Henri Chérot . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Savoirs du livre, savoir par le livre Cécile L I G N E R E U X De la production épistolographique savante du XVI ᵉ siècle à sa vulgarisation au XVII ᵉ siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Laura B U R C H Le Livre aux lèvres. Apprendre à parler autrement dans les Conversations de Madeleine de Scudéry . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Violetta T R O F IM O V A Le rôle des lectrices dans la circulation des Conversations de morale de Madeleine de Scudéry . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Agnès C O U S S O N Construction d’un savoir littéraire et expression de soi : les mémoires et anecdotes de Segrais (Caen, 1624-1701) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Richard H O D G S O N Livre et diffusion des savoirs chez Charles Sorel : de la fiction narrative à la « Connoissance des bons Livres » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Servane L’H O P I T AL Un livre pour suivre la messe ? « L’Exercice spirituel durant la sainte Messe » des Heures de Port-Royal . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8 Sommaire 563 571 III 585 597 605 617 625 633 643 655 663 675 685 François T R ÉM O L IÈ R E S Le directeur portatif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Michał B A J E R De la librairie à la traduction dramatique : le livre de théâtre français en Prusse royale et en Pologne (1680-1730) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’IMAGINAIRE DU LIVRE Francis A S S A F Mythophylacte : un homme de papier, ou la dérision des livres . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Julien B A R D O T Reconstituer la bibliothèque de Jean de La Fontaine : enjeux épistémologiques et esthétiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Nicolas C O R R E A R D Visions allégoriques et satiriques de la bibliothèque au XVII ᵉ siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . Pierre R O N Z E A U D Entre « Mêmes » et « Autres » : les bibliothèques imaginées dans les récits utopiques de Foigny, Veiras, Fontenelle, Gilbert et Tyssot de Patot . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Frédéric B R I O T Quel(s) imaginaire(s) pour les livres dans les romans et les nouvelles de Madeleine de Scudéry ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Adam H O R S L E Y “Mon livre, je ne puis m’empescher de te plaindre” - Reflections on the Compilation of François Maynard’s 1646 Œuvres . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Claudine N É D E L E C La représentation de la « librairie » dans les mazarinades . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Laura B O R D E S Les mazarinades, de la production éphémère à la mise en recueil . . . . . . . . . . . . . . . . . . Marie-Ange C R O F T Gazettes et périodiques dans le théâtre comique du XVII ᵉ siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Mathilde F A U G È R E Nicolas-Claude Fabri de Peiresc et la lecture empêchée. La lecture comme nécessité vitale dans quelques lettres de l’année 1629 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Mathilde V ANA C K E R E « Je voudrais bien en faire un bouillon et l’avaler » : consommation du livre, corps du lecteur et pratiques de la littérature dans la Correspondance de Sévigné . . . . . . . . . . . . . 9 Sommaire IV 695 707 719 733 LECTURES NUMÉRIQUES Sergio P O L I , Chiara R O L LA , Simone T O R S AN I Le musée virtuel des Femmes illustres : nouvelles perspectives de recherche pour un renouvellement des formes de réception . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Miriam S P E Y E R La base de données comme chaînon entre bibliographie matérielle et interprétation esthétique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Marc D O U G U E T Fréquence comparée des entrées et des sorties dans le théâtre du XVII ᵉ siècle : l’édition numérique au service de l’analyse dramaturgique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Alicia C. M O N T O Y A , Rindert J A G E R S MA Les livres français dans les catalogues de vente aux enchères des bibliothèques privées (Provinces-Unies, 1670-1750) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10 Sommaire 1 Principaux établissements et institutions autour du patrimoine écrit et imprimé à Lyon : Archives départementales et métropolitaines du Rhône ; Bibliothèque Diderot de Lyon (BDL ; département Patrimoine et conservation) ; Bibliothèque municipale de Lyon (BmL ; fonds ancien ; Collection jésuite des Fontaines) ; École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques (ENSSIB ; Centre Gabriel Naudé) ; Musée de l’Imprimerie et de la Communication Graphique (MICG) ; Institut d’histoire du livre (IHL, regroupement de partenaires « ayant une tradition d’excellence dans le domaine du livre et de l’écrit » fondé en 2001 : BmL, MICG, université Lumière Lyon 2, ENSSIB ; École nationale des chartes, École normale supérieure de Lyon). Nous tenons à mentionner deux manifestations scientifiques internationales œuvrant annuellement au rayonnement du patrimoine écrit et imprimé, local ou autre : l’école de l’IHL (depuis 2001), dont l’objectif est de « promouvoir la diffusion des savoirs spécifiques au monde du patrimoine écrit et imprimé » ; Biblyon (depuis 2011), rencontres « autour du livre et de la création littéraire et artistique à Lyon au X V Ie siècle » (Michèle Clément, IHRIM-UMR 5317 ; Raphaële Mouren, The Warburg Institute). Parmi les grandes manifestations culturelles lyonnaises, citons trois expositions d’envergure : Lyon Renaissance. Arts et Humanisme (Musée des Beaux-Arts de Lyon, 23 octobre 2015-25 janvier 2016), qui rendait hommage à « Lyon, capitale européenne de l’imprimerie » ; Impressions premières. La page en révolution de Gutenberg à 1530 (BmL, 30 septembre 2016-21 janvier 2017) ; Un libraire dans l’Europe des Lumières - Marc Michel Rey (BmL, 6 mars 2018-28 mai 2018). Cette dernière exposition est le fruit d’un partenariat entre la BmL et l’IHRIM-UMR 5317. AVANT-PROPOS Mathilde B O M B A R T (Université Jean Moulin Lyon 3) Sylvain C O R N I C (Université Jean Moulin Lyon 3) Edwige K E L L E R -R A H B É (Université Lumière Lyon 2) Michèle R O S E L L I N I (IHRIM-ENS de Lyon) Le XVIIe siècle est marqué en France par une expansion sans précédent du marché du livre. Si certains auteurs s’inquiètent d’un développement qui multiplie les livres et élargit le lectorat en transformant en profondeur le rapport aux savoirs et à la culture écrite, la librairie gagne en légitimité en même temps que le monde des lettres se constitue en champ social. Cette expansion touche tous les centres de production et de diffusion. Lyon, notamment, qui s’est doté au siècle précédent d’imprimeries prestigieuses, joue à cet égard un rôle déterminant au point de s’imposer comme deuxième place éditoriale après Paris. Le cadre lyonnais, particulièrement riche en institutions et manifestations dédiées à l’histoire du livre, de l’imprimerie et de l’édition 1 , était ainsi tout indiqué pour accueillir un congrès international interrogeant les liens qui se nouent en France à cette période entre littérature, livre et librairie. Proposé à la North American Society for Seventeenth-Century French Literature (NASSCFL), société nord-américaine réunissant les spécialistes du XVIIe siècle français 2 Le colloque NASSCFL 2017 a été organisé avec le soutien financier de la Fondation Florence Gould, de l’UMR 5317 - IHRIM (Institut d’histoire des représentations et des idées dans les modernités), du labex COMOD, de l’ENS de Lyon, de l’université Lumière Lyon 2, de l’université Jean Moulin Lyon 3, de la région Auvergne Rhône-Alpes et de la métropole de Lyon. 3 Voir les travaux de : Michèle Clément (université Lumière Lyon 2) ; Martine Furno (université Grenoble Alpes); Raphaële Mouren (The Warburg Institute) ; Dominique Varry (ENSSIB) ; Catherine Volpilhac-Auger (ENS Lyon), sans oublier la série de films réalisés par Michel Jourde (ENS de Lyon) : Lyon, une Capitale du livre à la Renaissance (http: / / lyon-une-capitale-du-livre-a-la-renaissance.ens-l yon.fr), et le vaste projet de recherche consacré au libraire Marc Michel Rey mené par Christelle Bahier-Porte au sein de l’IHRIM (CNRS-UMR 5317) à l’université Jean Monnet de Saint-Étienne (carnet de recherches Marc Michel Rey. Un libraire dans l’Europe des Lumières : https: / / mmrey.hypo theses.org/ ). 4 Nos remerciements vont aux directeur/ trices des trois sites du centre de recherche : Olivier Bara (IHRIM-Lyon 2), Marina Mestre-Zaragoza (IHRIM-ENSL), Isabelle Garnier (IHRIM-Lyon 3), mais aussi à Nedjima Kacidem, gestionnaire du CNRS qui a piloté avec autant de générosité que d’efficacité l’organisation de cet énorme congrès (4 journées, avec 3 ou 4 sessions parallèles), à Florence Poncet, assistante de communication et médiation scientifique de l’IHRIM, qui a conçu avec talent le matériel visuel destiné à la communication autour de l’événement, et à Élisabeth Baïsse-Macchi, assistante d’édition (CNRS), qui a patiemment œuvré à l’édition de ces actes. anglophones et francophones du monde entier, le projet a donné lieu à son 47 e congrès annuel dont sont ici rassemblés les actes 2 . Les questions que ce projet a permis d’ouvrir sont novatrices, à la fois dans les études dix-septiémistes, qui ont longtemps été curieusement réfractaires à l’approche des œuvres par le livre, et dans un contexte de recherche locale où des spécialistes des XVIIe et XVIIIe siècles œuvrent de longue date à l’exploration du domaine de l’écrit et de l’imprimé dans tous ses aspects, en prêtant une attention particulière au livre lyonnais 3 . Soutenu par l’Ins‐ titut d’Histoire des Représentations et des Idées dans les Modernités (IHRIM-UMR 5317), le congrès s’est tenu sur quatre sites différents : ENS de Lyon, Université Lumière Lyon 2, Université Jean Moulin Lyon 3, École Nationale Supérieure des Sciences de l’Information et des Bibliothèques (ENSSIB) qui nous ont apporté une aide importante, tant financière que logistique 4 . L’objectif du congrès était d’observer les interactions politiques, économiques et cultu‐ relles entre le monde du livre et la création littéraire et d’interroger les représentations qui s’y attachent. Trois grands axes d’études ont structuré la réflexion et fédéré les questionnements des contributeurs et contributrices lors de ces quatre journées (21-24 juin 2017) : les supports de la publication, ses acteurs, et la législation sur le livre avec, plus largement, la question des rapports des livres aux pouvoirs civils et politiques du temps. Portées par l’accès direct au patrimoine écrit et imprimé de la ville de Lyon qu’elles ont favorisé, ces journées ont connu un succès qui a dépassé nos attentes et confirmé l’intérêt de notre communauté scientifique pour le domaine de recherche que la manifestation mettait en lumière : - un comité scientifique international de chercheurs et chercheuses mondialement reconnu.es ; - 127 intervenants et intervenantes, dont 53 internationaux en provenance d’Italie, d’Allemagne, de Suisse, de Hollande, du Royaume-Uni, de Pologne, de Russie, du Canada et des États-Unis ; 12 Mathilde Bombart, Sylvain Cornic, Edwige Keller-Rahbé, Michèle Rosellini 5 R. Chartier, « Matérialité et mobilité des œuvres. L’exemple de Molière ». Prononcée le 22 juin 2017 dans le grand amphithéâtre de la Bibliothèque municipale de Lyon, cette conférence a fait l’objet d’une captation vidéo en libre accès sur le site de la BmL : www.bm-lyon.fr/ spip.php? page=video& id_video=972. 6 Prononcée le 24 juin 2017 dans l’auditorium des Archives départementales et métropolitaines du Rhône, où le congrès a généreusement été accueilli par Sophie Malavieille, conservatrice et directrice adjointe, cette conférence forme l’introduction du présent volume. - deux événements in situ destinés à faire découvrir la richesse du patrimoine du livre à Lyon : la présentation de livres anciens issus des fonds de la Bibliothèque Diderot de Lyon par Claire Giordanengo, responsable du département Patrimoine et conservation ; la visite du Musée de l’Imprimerie et de la Communication Graphique ; - deux conférences ouvertes au grand public dans des lieux d’accueil prestigieux impliqués dans le domaine, l’une prononcée par l’historien qui a ouvert en France la voie d’une histoire du livre au sens plein et large, incluant notamment celle des pratiques sociales qui lui sont associées, Roger Chartier, Professeur au Collège de France et à l’Université de Pennsylvanie (Bibliothèque municipale de Lyon, 22 juin 2017 5 ), l’autre par Jean-Dominique Mellot, historien du livre, conservateur général à la Bibliothèque nationale de France et chargé de conférences en histoire du livre à l’École pratique des hautes études (Archives départementales et métropolitaines du Rhône, 24 juin 2017 6 ). La prise en compte de la matérialité du livre, non seulement comme support configurant le sens des écrits, mais aussi comme ensemble signifiant en soi, est au cœur du renouvellement épistémologique qu’ambitionnait de promouvoir le congrès. Nous avons souhaité que soit manifesté ce parti pris à travers l’architecture du présent volume. Il s’y dessine un parcours nettement orienté : des modes de publication ancrés dans leur contexte d’origine (I. La fabrique du livre) aux modes de diffusion actuels par le numérique (IV. Lectures numériques). La fabrique du livre se prolonge par une enquête sur ses usages dans un contexte social historiquement situé (II. L’imprimé dans la société) où il produit aussi des formes d’imaginaire spécifiques (III. L’imaginaire du livre). L’objet de la première partie est le livre saisi dans son processus d’élaboration et de diffusion, de l’atelier aux différents circuits de la librairie. À cet égard, le livre mérite d’être envisagé à partir de son état manuscrit (1. Usages du manuscrit) et de son iconographie, très présente dans certains genres littéraires en raison d’enjeux culturels et politiques (2. Le livre illustré). De qui le livre porte-t-il la marque ? Dans la chaîne de fabrication, les stratégies d’appropriation des différents co-élaborateurs de l’œuvre peuvent se révéler complémentaires ou conflictuelles (3. Pratiques éditoriales). Ces fortes tensions autour du livre témoignent de son importance sociale : telle est la perspective de la deuxième partie. Le collectif ne pouvait négliger Lyon en tant que centre majeur de l’édition. Outre ce que l’imprimé lyonnais doit à sa floraison renaissante, quels sont les traits spécifiques de son évolution au XVIIe siècle ? Et quelles sont les modalités d’exercice des métiers du livre en cette période (1. Le livre à Lyon) ? Il faut conserver à l’esprit leur encadrement sous le contrôle des instances des pouvoirs civils et monarchiques, mais aussi le poids des luttes d’influence et des clientèles dans le monde de l’édition, qui se manifeste, par exemple, dans la production de l’actualité (2. Livres et pouvoirs) et les 13 AVANT-PROPOS formes prises par le renouvellement des savoirs théoriques et pratiques (3. Savoirs du livre, savoir par le livre). L’expansion du marché de la librairie a pu susciter de l’adhésion ou, au contraire, de la résistance, déterminant un imaginaire du livre qu’explore la troisième partie. Les résistances s’expriment par des fictions critiques qui prennent l’allure de bibliothèques imaginaires et de représentations satiriques du monde de l’édition. Quant à la présence croissante dans la société des ouvrages imprimés, elle se manifeste par leur intense circulation dans les sphères mondaines et/ ou érudites, ainsi que par la pratique élargie du commentaire dont témoignent les correspondances, autre lieu d’appropriation imaginaire du livre. Tout autre est l’imagination qui dynamise les entreprises éditoriales « 2.0 » dont rend compte la quatrième et dernière partie. Cette partie ne restitue que très partiellement la richesse des apports du congrès dans le domaine des humanités numériques puisqu’il s’est agi, pour la plupart des contributeurs et contributrices, de présenter des sites et des bases de données, souvent en cours de construction. En s’emparant des corpus textuels du XVIIe siècle, ils apportaient la preuve de la vitalité de ces nouvelles pratiques éditoriales. Temps fort de la réflexion scientifique, ces approches numériques disent beaucoup d’une modification de nos rapports aux textes et de nos réflexes méthodologiques qui a animé l’ensemble du congrès. La priorité donnée au livre et à la librairie à cette occasion produit d’ores et déjà ses effets dans nos pratiques de littéraires tant sur le plan scientifique que pédagogique. Dans sa conférence, Jean-Dominique Mellot n’a pas hésité à qualifier le congrès de « moment historiographique » dans la mesure où le « postulat de symbiose » entre les historiens de la littérature et les historiens du livre était, selon lui, « proprement impensable il y a quelques décennies » encore. Ces propos formalisent une tendance de la recherche en vigueur depuis quelques années dans les études littéraires d’Ancien Régime. Ils désignent un nouveau courant de critique littéraire, ainsi que de nouvelles frontières, expansives, à la catégorie de « littérature » et aux objets, comme aux méthodes, dont les études littéraires peuvent se saisir. C’est à cette dynamique que ce volume d’actes, dans le sillage du congrès dont il est issu, entend donner visibilité, cohésion et légitimité. 14 Mathilde Bombart, Sylvain Cornic, Edwige Keller-Rahbé, Michèle Rosellini 1 Issu de la conférence de clôture du 47 e congrès international de la North-American Society for Seventeenth-Century French Literature (NASSCFL) prononcée aux Archives départementales et métropolitaines du Rhône le 24 juin 2017, ce texte a été légèrement remanié pour former cette introduction. 2 Je tiens à adresser mes plus vifs remerciements aux valeureux participants qui sont restés jusqu’au bout malgré la canicule, aux organisateurs, au comité d’organisation, en particulier à Edwige Keller-Rahbé et Mathilde Bombart, qui m’ont fait l’amitié de m’inviter à prononcer la conférence de clôture. Je considère que c’est un vrai privilège - jeu de mots de circonstance compte tenu des deux beaux ouvrages sur les privilèges de librairie qui viennent de paraître (Edwige Keller-Rahbé (dir.), Privilèges de librairie en France et en Europe, X V Ie - X V I Ie siècle, Paris, Classiques Garnier, 2017 ; Michèle Clément et Edwige Keller-Rahbé (dir.), Privilèges d’auteurs et d’autrices en France ( X V Ie - X V I Ie siècle). Anthologie critique, Paris, Classiques Garnier, 2017). Présentation 1 Jean-Dominique M E L L O T Bibliothèque nationale de France / École pratique des Hautes Études Je mesure d’autant plus l’honneur qui m’est fait d’ouvrir ce volume d’actes du 47 e congrès de la North-American Society for Seventeenth-Century French Literature (NASSCFL), que j’ai conscience de partir avec deux handicaps de taille pour m’acquitter de pareille mission 2 . Tout d’abord, appartenant à la « corporation » des historiens du livre et en même temps à celle des conservateurs de bibliothèque, je ne me considère pas moi-même comme un spécialiste de littérature, même si - mes publications peuvent en témoigner - la littérature au sens large, celle du XVIIe siècle notamment, a toujours figuré au premier rang de mes intérêts. Second handicap, au moins aussi lourd : je suis le contraire de ce qu’on appelle dans le langage du sport un « régional de l’étape ». Dans un colloque tenu à Lyon, et évoquant entre autres sujets l’importante histoire éditoriale de la ville, je suis plutôt l’incongru de service dont les travaux ont montré que l’édition provinciale au Grand Siècle, l’édition littéraire en particulier, est, à bien des égards, illustrée par Rouen davantage que par Lyon. Il faut croire néanmoins qu’aux yeux des organisateurs et organisatrices, ce plaisant paradoxe n’était nullement rédhibitoire et que nous pouvons très bien dépasser un tel handicap apparent, et même peut-être en faire un gage d’ouverture, de confluences (Lyon est un lieu tout indiqué en matière de confluences), mais aussi un gage de maturité de nos recherches. De fait, je suis particulièrement honoré de présenter un colloque aussi riche et divers - près de 130 communications et de 150 participants si j’ai bien compté -, aussi international, aussi bien articulé thématiquement, et qui témoigne d’un tel dynamisme de la recherche. Et puis, surtout peut-être, comment ne pas se réjouir qu’un congrès organisé par une association internationale pour la littérature française du XVIIe siècle s’intitule Littérature, livre et librairie en France au X V IIe siècle ? Le titre choisi lui-même atteste que nous atteignons 3 Voir en particulier le volume collectif : Dominique Varry (dir.), 50 ans d’histoire du livre : 1958-2008, Lyon, Presses de l’ENSSIB, 2014, et la notice biographique très informée de Wallace Kirsop, « Henri-Jean Martin, 1924-2007 », Script & Print. Bulletin of the Bibliographical Society of Australia & New Zealand, vol. 30, n° 1, 2006 [i.e. 2007], p. 48-53. 4 H.-J. Martin, « L'édition parisienne au X V I Ie siècle : quelques aspects économiques », Annales. Economies, sociétés, civilisations, 7ᵉ année, n° 3, 1952, p. 303-318. Cette citation se trouve dans la première note de l’article, signée de L. Febvre, p. 303. 5 Interview d’H.-J. Martin par Anne-Marie Bertrand et Martine Poulain dans le Bulletin des bibliothè‐ ques de France, t. 49, n° 5, 2004, p. 31-33. 6 G. Lanson, « Histoire littéraire et sociologie », Revue de métaphysique et de morale, XII, 1904, p. 621-642 (publication d’une conférence donnée à la demande du sociologue Émile Durkheim). G. Lanson y proclame : « Toute œuvre littéraire est un phénomène social. C’est un acte individuel mais un acte social de l’individu […] l’œuvre [n’est pas seulement] un intermédiaire entre l’écrivain et le public […] elle contient déjà le public. » là un véritable moment historiographique, et il n’est pas indifférent que ce moment historiographique advienne dans un colloque consacré au XVIIe siècle. Cela échappera peut-être aux plus jeunes d’entre nous, mais pour quelqu’un de ma génération, un tel intitulé, un tel postulat de symbiose entre « littéraires » et « historiens », entre histoire du littéraire et histoire du livre, était proprement impensable il y a encore quelques décennies. Pour mesurer le chemin parcouru - et ce de façon tout à fait subjective, avec le regard d’un historien du livre -, je crois qu’il n’est pas inutile de remonter un peu le fil du temps, et d’évoquer d’abord ici ce que les historiens du livre, précisément, ont coutume d’appeler les « tensions fondatrices » qui ont marqué l’émergence de leur discipline. Avant même la publication en 1958 de L’Apparition du livre de Lucien Febvre (1878-1956) et Henri-Jean Martin (1924-2007), ouvrage reconnu comme fondateur de l’histoire du livre 3 , Febvre, dans un texte célèbre de 1952 introduisait un article de Martin sur l’édition parisienne au XVIIe siècle dans les Annales, en déplorant que l’histoire du livre soit encore « terra incognita ». Selon lui, des historiens « littéraires » [ceux qu’il surnommait péjorativement les « textuaires »], [pouvaient] disserter à longueur de journée sur « leurs » auteurs sans se poser les mille problèmes de l’impression, de la publication, de la rémunération, du tirage, de la clandestinité, etc., qui [auraient fait] descendre leurs travaux du ciel sur la terre. 4 Sous l’influence de l’école des Annales, l’histoire et les sciences humaines, « troisième culture » s’autonomisant entre les lettres et les sciences dites exactes, élargissaient alors leurs questionnements et leurs territoires. Elles posaient des exigences nouvelles vis-à-vis d’un domaine et d’un objet - le livre - dont Henri-Jean Martin a fort bien dit plus tard qu’il était perçu jusque-là comme « sans histoire » et « allant de soi 5 », comme un simple vecteur obligé de la littérature, des idées, des informations. Et le livre « allait de soi » même chez ceux qui, comme Gustave Lanson (1857-1934) sous la Troisième République, avaient tenté de lancer une approche sociologique de l’histoire littéraire 6 . Les nouvelles exigences de l’histoire du livre naissante, on les identifie bien en tout cas dans les travaux qui ont suivi L’Apparition du livre. H.-J. Martin, dans l’introduction de sa grande thèse, constatait en premier lieu « combien avait été négligé[e] [l’étude de] l’aspect matériel » de la production et de la vie même du livre. Et puis, ajoutait-il, 16 Jean-Dominique Mellot 7 H.-J. Martin, Livre, pouvoirs et société à Paris au X V I Ie siècle (1598-1701), Genève, Droz, 1969, 2 vol., t. I, introduction, p. 2-3. 8 A. Dupront, « Postface », Livre et société dans la France du X V I I Ie siècle, Paris-La Haye, Mouton, 1965-1970, 2 vol., t. I, p. 185-238, citation p. 207. 9 L’expression est employée pour la première fois par Charles Samaran (1879-1982), à propos de L’Apparition du livre dans « Sur quelques problèmes d’histoire du livre », Journal des savants, avril-juin 1958, p. 57-72. 10 J.-D. Mellot, « Histoire du livre - histoire littéraire et histoire du livre - bibliophilie : au-delà des tensions fondatrices », La Nouvelle Revue des livres anciens, n° 1, 2009, p. 30-35. 11 A. Dupront, « Postface », Livre et société, op. cit., p. 197. ayant feuilleté et classé des milliers de livres anciens à la Bibliothèque nationale, j’avais eu […] ample occasion de constater que la plupart des chercheurs consacraient leurs efforts à une même petite partie de la production conservée, comme si le reste ne représentait du passé rien ou presque [… Or] comment comprendre l’esprit d’un siècle sans posséder au moins quelques notions sur l’ensemble de la production imprimée de celui-ci [et non seulement sur] quelques auteurs ou […] quelques savants ? 7 Même constat d’insatisfaction devant les laborieuses tentatives de mise en contexte d’œuvres littéraires, qui abordaient avec maladresse ou ignoraient carrément la prise en compte des conditions éditoriales de l’époque. Dans les mêmes années, l’historien Alphonse Dupront (1905-1990) se faisait l’écho d’une insatisfaction analogue dans sa postface à la grande enquête Livre et société dans la France du X V IIIe siècle, en 1965, en appelant à combler une lacune alors majeure : le dénombrement des libraires, les déterminations approximatives de leurs spécialités, la fixation de leurs réseaux […] autant de clartés sur un monde secret que trop d’histoire purement littéraire a le plus souvent négligé et qui demeure l’une des forces maîtresses […] de la dynamique du livre […]. Composition et action des [corporations], rivalités entre les clans, conflits d’intérêts, tout cela importe à la vie du livre, non seulement pour la circulation mais aussi pour l’orientation à terme de l’édition. L’impression n’est risquée que si marché il y a. 8 Il est donc clair que l’histoire du livre, revendiquée comme « histoire sociale du livre 9 », se développait à cette époque en tournant le dos aux approches qui avaient été celles de la théorie littéraire et de l’histoire des idées. De même, d’ailleurs, l’histoire du livre émergeait en contraste avec une certaine bibliophilie et une certaine érudition bibliophilique, qui « [sacralisaient] un petit nombre d’objets dignes d’être collectionnés, tout en vouant à l’indifférence ou à l’oubli la masse de la production livresque, voire du patrimoine écrit 10 » - ce qui révoltait tout autant H.-J. Martin. Avec la nécessité de partir d’inventaires aussi complets que possible de la production imprimée, le livre devenu objet d’histoire devenait par là justiciable d’une mesure, au même titre que les séries de données tirées des archives. Les « grands défricheurs » de la discipline histoire du livre, tels Martin lui-même et ses disciples après lui, se sont donc largement appuyés sur la statistique bibliographique et les méthodes quantitatives. L’idée, louable, était de mettre en lumière « le silence des masses » et de montrer que « le livre est témoignage de plus qu’il ne contient », suivant la formule de Dupront 11 . Mais on conçoit que 17 Présentation 12 Voir notamment sa Statistique bibliographique de la France sous la monarchie administrative au X V I I Ie siècle, Paris-La Haye, Mouton, 1965, véritable manifeste d’histoire sociologisante quantitativiste où abondent les éloges de la « schématisation historique ». Cet auteur résumait sans ambages en conclusion : « L’histoire doit être une science et non une forme de littérature. » (p. 417) 13 F. Diaz, « Metodo quantitativo e storia delle idee », Rivista storica italiana, LXXVII (4), 1966, p. 932 sq. Voir le recueil d’écrits de Diaz, Per una storia illuministica, Naples, Guida, 1973, où se trouvent rassemblés dans la dernière partie certains des éléments de la controverse. 14 R. Chartier, Lectures et lecteurs dans la France d’Ancien Régime, Paris, Seuil, 1987, avant-propos, p. 12. Voir aussi Robert Darnton, Le Grand Massacre des chats. Attitudes et croyances dans l’ancienne France, trad. de l’américain par Marie-Alyx Revellat, Paris, Robert Laffont, 1985, conclusion, p. 240 : « Les objets culturels […] portent une signification et doivent être lus, pas simplement comptés. » 15 D. Roche, Les Républicains des lettres. Gens de culture et Lumières au X V I I Ie siècle, Paris, Fayard, 1988, p. 18-19. Voir aussi « Daniel Roche : dialogue avec Christophe Charle sur l’histoire du livre », Histoire et civilisation du livre, VII, 2011, p. 371-379. 16 R. Pintard, Le Libertinage érudit dans la première moitié du X V I Ie siècle, Paris, Boivin, 1943, 2 vol. (réimpression, Genève, Slatkine, 2000). l’emballement de certains pionniers comme Robert Estivals (1927-2016) 12 pour ces méthodes et leurs résultats - comme si toute approche qualitative était désormais dépassée - ait pu susciter de vives réactions. Celle notamment de l’historien italien des Lumières Furio Diaz (1916-2011) 13 , dès la seconde moitié des années 1960, relayé par d’autres spécialistes de l’histoire des idées et de la littérature, pour qui, suivant une formule restée célèbre, « les livres ne doivent pas être comptés mais lus ». On aboutissait de la sorte à une polémique assez réductrice qui n’avait en fait pas grand-chose à voir avec le projet porté à l’origine par Febvre et Martin, où il était certes question de « livre marchandise » susceptible d’être « compté », mais aussi de « livre objet » et de « livre ferment ». En réalité, il était évident pour les tenants d’une histoire sociale du livre que « l’approche statistique […] ne saurait suffire 14 ». Dans l’étude des livres et des lectures, rappellera plus tard Daniel Roche, la quantification a été un moyen essentiel et certainement pas une fin. Elle permettait [surtout] de passer du singulier au collectif […]. On y a vu un nouveau positivisme […]. [Mais en opposant] hiérarchie quantifiée et appropriation qualifiée, le débat se trompe d’objet […]. Textes, livres, images […] peuvent relever d’une mesure […] d’une économie sociale […]. C’est une manière de mener à bien des comparaisons et d’étudier les ruptures d’une façon foncièrement différente des habitudes intuitives de l’histoire des idées [et de l’histoire littéraire]. 15 Ce débat qui tournait plus ou moins au dialogue de sourds à la charnière des années 1960 et 1970 n’a cependant pas été inutile. Plutôt que de raidir les positions en présence, il a, je crois, contribué à leur dépassement de part et d’autre des cloisons disciplinaires et à un début de convergence, assumé ou non. Tout écrit n’est pas imprimé, tout imprimé n’est pas livre, et tout livre n’est pas littérature. Ainsi relativisé, en quelque sorte, par les dépouillements titanesques et les efforts de contextualisation de Martin et de ses émules, le domaine littéraire, celui du XVIIe siècle en particulier, s’est trouvé du même coup mieux identifié dans un paysage éditorial et intellectuel reconstitué et redéployé. La littérature, comme le livre, n’était plus une évidence, et cela ne pouvait que stimuler recherches et questionnements. En tout cas, pour l’excellent connaisseur du XVIIe siècle qu’était René Pintard (1903-2002), professeur de lettres et historien des idées, « découvreur » fameux du « libertinage érudit 16 », 18 Jean-Dominique Mellot 17 Lettre datée de Paris, 31 juillet 1969, et adressée à Henri-Jean Martin, communiquée par madame Odile Martin. 18 Voir entre autres Roland Barthes, pour qui l’histoire n’est qu’une « élaboration idéologique » et pour qui « le fait n’a jamais qu’une existence linguistique » (voir « Le discours de l’histoire » [1967], dans Le Bruissement de la langue. Essais critiques IV, Paris, Seuil, 1984, p. 163-177). 19 R. Arbour, L’Ère baroque en France. Répertoire chronologique des éditions de textes littéraires, 1585-1643, Genève, Droz, 1977-1985, 5 vol. Sur Roméo Arbour, voir en particulier Réjean Robidoux, « Hommage à Roméo Arbour », dans Marie-Pier Luneau, Jean-Dominique Mellot, Sophie Montreuil, Josée Vincent (dir.), avec la collab. de Fanie Saint-Laurent, Passeurs d’histoire(s). Figures des relations France-Québec en histoire du livre, Québec, Presses de l’Université Laval, 2010, p. 23-29. 20 Juillet 1975, p. 87-141. 21 Lors d’un colloque publié sous le titre : Le X V I Ie siècle et la recherche : actes du 6 e colloque de Marseille, janvier 1976, organisé par le Centre méridional de rencontres sur le X V I Ie siècle (Marseille, CMR 17, 1977), organisé et préfacé par Roger Duchêne (1930-2006), où H.-J. Martin et A. Viala étaient présents. Renseignement aimablement communiqué par Pierre Ronzeaud à l’issue de la présente conférence. 22 A. Viala, Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Éditions de Minuit, 1985. l’importance capitale, pour la recherche, de la thèse de Martin, ne faisait aucun doute. Les archives privées d’Henri-Jean et Odile Martin conservent une lettre du 31 juillet 1969 où Pintard écrit déjà : Je vous lis […] page après page, note après note, et je suis émerveillé de tout ce que vous apportez à l’histoire générale du X V I Ie siècle à partir de l’histoire du livre - de l’histoire du livre entendue, il est vrai, de la façon la plus large […]. J’espère [que ce travail…] contribuera à retenir sur la pente de la facilité les […] dix-septiémistes qui s’imaginent parfois qu’en littérature l’histoire n’a plus rien à leur apprendre ! 17 Il est vrai que la période, marquée par le structuralisme, achronique voire antihistorique par définition 18 , n’était pas particulièrement favorable à un rapprochement des perspectives entre histoire et littérature. Mais la jeune histoire du livre avait néanmoins posé quelques jalons pour une rencontre. On peut déjà discerner son influence du côté de la littérature dans les années 1970, avec notamment la monumentale entreprise de bibliographie littéraire du regretté chercheur canadien Roméo Arbour (1919-2005) 19 . Ce travail qui, pour l’essentiel, fait toujours référence prenait en compte les exigences, propres à l’histoire du livre, de recensements larges (en l’occurrence 75 bibliothèques européennes et nord-américaines). De plus, il avait été précédé par plusieurs articles remarqués se réclamant déjà de l’histoire du livre littéraire, dont le fameux « Raphaël Du Petit Val, de Rouen, et l’édition des textes littéraires en France » dans la Revue française d’histoire du livre  20 . Vient alors une phase de convergence que l’on peut qualifier de décisive, avec d’abord la parution des deux premiers volumes de l’Histoire de l’édition française (Paris, Promodis, 1982-1984), dirigée par Henri-Jean Martin et Roger Chartier, qui a été d’emblée reconnue comme le franchissement d’un cap de maturité pour l’histoire du livre en tant que discipline - laquelle intégrait déjà nombre de préoccupations de la sociologie de la littérature et de la lecture. Puis, précédée dès 1976 de rencontres directes 21 , c’est en 1985 la publication de la thèse d’Alain Viala, Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique  22 , qui a été saluée à juste titre comme un tournant. C’était en tout cas évident pour les historiens 19 Présentation 23 P. Bourdieu, « Champ intellectuel et projet créateur », Les Temps modernes, n° 246, nov.-déc. 1966, p. 865-906. 24 A. Viala, Naissance de l’écrivain, op. cit., p. 175. 25 Ibid., p. 14. 26 J.-Y. Mollier, L’Argent et les lettres : histoire du capitalisme d’édition, 1880-1920, Paris, Fayard, 1988. 27 J. Michon (dir.), Histoire de l’édition littéraire au Québec au X Xe siècle, Saint-Laurent (Québec), Fides, 1999-2010, 3 vol. 28 C. Jouhaud et A. Viala (dir.), De la Publication. Entre Renaissance et Lumières, Paris, Fayard, 2002. 29 N. Schapira, Un Professionnel des lettres au X V I Ie siècle : Valentin Conrart, une histoire sociale, Seyssel, Champ Vallon, 2003. du livre de ma génération. De fait, à la lumière du concept de « champ » formulé par Pierre Bourdieu 23 , mais aussi des apports des historiens du livre, notamment de la thèse de Martin sur Paris, Alain Viala éclairait l’histoire de l’autonomisation au XVIIe siècle du premier champ littéraire et les conditions d’émergence de la carrière et du statut d’écrivain - « innovation capitale dans la situation des auteurs 24 ». Étudiant la trajectoire de pas moins de 159 écrivains de l’âge classique, il mettait en évidence le fonctionnement de ce champ, avec ses instances de légitimation, son passage du clientélisme au mécénat et ultimement au mécénat royal - avec sa contrepartie censoriale -, son tropisme nobiliaire, ses stratégies d’écriture, mais aussi ses possibles stratégies de succès, grâce à la centralisation croissante des publics valorisants et des libraires en voie de spécialisation, la duplicité obligée découlant de l’existence de formes diverses de consécration, etc. En bref, tout ce qui était jusque-là perçu de façon plus ou moins intuitive et dispersée, lorsqu’on parlait, chez les historiens du livre, de « milieu littéraire », de « condition d’auteur », d’« académisme », de « direction des lettres » - pour reprendre le mot de Martin -, tout cela se replaçait pour le XVIIe siècle dans un ensemble caractérisé de façon convaincante grâce à la thèse de Viala. Et force est de reconnaître qu’ainsi étudié dans un processus historique, en relativisant l’autonomie de l’œuvre, l’objet littérature n’avait rien perdu de son intérêt. Alain Viala avait au contraire démontré - et je le cite - que « le champ littéraire [était…] devenu très tôt la partie la plus dynamique et la plus influente du domaine culturel 25 ». Impossible désormais de ne pas tenir compte d’un tel apport, surtout parmi les dix-septiémistes. La formation précoce du champ littéraire faisait nécessairement de la littérature un centre d’intérêt majeur pour l’histoire du livre et l’histoire en général. Cela devenait d’ailleurs évident aussi du côté des contemporanéistes, avec L’Argent et les lettres de Jean-Yves Mollier 26 et les travaux de Jacques Michon et de nos collègues québécois sur l’Histoire de l’édition littéraire  27 . Une sorte de cycle vertueux s’est donc enclenché, avec notamment la formation en 1996 du GRIHL (Groupe de recherches interdisciplinaires sur l’histoire du littéraire) autour d’Alain Viala à l’Université Paris 3 et de Christian Jouhaud à l’EHESS. Création suivie notamment de la parution en 2000 des Pouvoirs de la littérature. Histoire d’un paradoxe, de Christian Jouhaud, en 2002 du volume collectif De la Publication : entre Renaissance et Lumières  28 , puis des travaux de Nicolas Schapira sur la publication des privilèges et le rôle crucial de Valentin Conrart comme « secrétaire d’État des Belles-Lettres 29 ». Ainsi se sont trouvés éclairés d’un jour nouveau l’investissement du politique et l’encadrement institutionnel de l’édition et du champ littéraire, en complément des acquis pionniers de l’histoire du livre qui avait débroussaillé le fonctionnement de ces instances. Toutes ces 20 Jean-Dominique Mellot 30 Voir supra n. 2. 31 Voir D. Varry, « La bibliographie matérielle : renaissance d’une discipline », 50 ans d’histoire du livre, op. cit., p. 96-109. 32 Ronald B. McKerrow, An Introduction to Bibliography for Literary Students, Oxford, Clarendon Press, 1927. 33 J.-D. Mellot, L’Édition rouennaise et ses marchés : dynamisme provincial et centralisme parisien (vers 1600 - vers 1730), Paris, École des chartes, 1998. 34 A. Riffaud, Répertoire du théâtre français imprimé entre 1630 et 1660, Genève, Droz, 2009. La couverture chronologique du X V I Ie siècle s’est poursuivie en ligne, sous le même titre, et atteint en 2020 l'année 1700 (repertoiretheatreimprime.yale.edu). 35 Id., « L’édition du théâtre français au X V I Ie siècle », Irish Journal of French Studies, 16, 2016, p. 5-21. recherches étaient essentielles pour appréhender le statut du livre et de la littérature à l’âge classique. Dans cette perspective, je me garderai bien d’oublier les tout récents volumes, Privilèges de librairie en France et en Europe, X V Ie - X V IIe siècle et Privilèges d’auteurs et d’autrices ( X V Ie - X V IIe siècle). Anthologie critique  30 . Depuis les années 1980 et 1990, on a donc vu nos apports pour ainsi dire se mutualiser. D’autres territoires, d’autres concepts ont en effet pu être partagés. Il en a été ainsi pour le paratexte, conceptualisé par Gérard Genette dans Seuils en 1987, dans une optique qui n’était aucunement historique au départ. D’une certaine façon, ce concept « doublonnait » d’ailleurs avec celui d’« état civil du livre » imaginé par Febvre et Martin pour caractériser tous types de liminaires imprimés dans L’Apparition du livre. Pourtant, les historiens du livre se sont très vite emparés des potentialités du paratexte, à l’image des littéraires, au point que la revue Histoire et civilisation du livre, principal organe de l’histoire du livre en France, lui a consacré un numéro thématique en 2010 sous la responsabilité de Françoise Waquet. Constat analogue, mais en sens inverse en quelque sorte, en ce qui concerne la bibliographie matérielle, cette archéologie du livre imprimé mise au point à l’origine par des spécialistes britanniques des incunables à la fin du XIXe siècle 31 . Mise ensuite explicitement au service des études littéraires dans le monde anglophone 32 , elle a été en France d’abord le fait des historiens du livre dans le sillage d’Henri-Jean Martin et de Jeanne Veyrin-Forrer (1919-2010) à l’École pratique des Hautes Études, dès la seconde moitié des années 1960. Je l’ai moi-même mise modestement en pratique, avec des moyens encore très artisanaux, à l’occasion de ma thèse sur l’édition rouennaise au XVIIe siècle 33 - ce qui était indispensable pour identifier les nombreuses et précoces impressions contrefaites et prohibées de la capitale normande. Mais, partant d’un corpus d’éditions théâtrales du XVIIe siècle sans cesse élargi 34 et se fondant sur la comparaison de photographies numériques, Alain Riffaud a, depuis les années 2000, apporté à cette science auxiliaire ses lettres de noblesse. Au point que son manuel, d’une grande clarté, Une Archéologie du livre français moderne (Genève, Droz, 2011), a été salué, y compris par les historiens du livre et les professionnels des bibliothèques, comme une référence internationale essentielle. La bibliographie matérielle, par ce qu’elle nous enseigne sur les conditions de production des œuvres, la construction de l’auctorialité, les stratégies éditoriales, est loin d’avoir dit son dernier mot. Elle a été jusqu’ici davantage cultivée par les dix-huitiémistes et les seiziémistes, historiens et littéraires, mais Alain Riffaud a montré tout ce qu’elle pouvait apporter dans ce domaine-clé du XVIIe siècle qu’est le théâtre 35 . En particulier, le fait que 21 Présentation 36 Id., Répertoire du théâtre français imprimé, p. 8. 37 Ibid., p. 405. 38 P. Bourdieu, Les Règles de l’art : genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992, p. 244. 39 A. Viala, Naissance de l’écrivain, op. cit., p. 278. 40 M. Furno (dir.), Qui écrit ? Figures de l’auteur et des co-élaborateurs du texte ( X Ve - X V I I Ie siècle), Lyon, Ens Éditions, 2009 (en particulier : M. Furno, « Robert Estienne, imprimeur des Forensia de Guillaume Budé, et la notion d’auctoritas », p. 193). « les imprimeurs du théâtre, confondus régulièrement avec les libraires, demeuraient les grands inconnus de l’histoire littéraire et bibliographique 36 ». Or la « méthode Riffaud » montre bien que, contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, « la perfection d’un travail d’impression n’est pas en lien avec la notoriété de l’auteur, le succès d’une pièce ou encore le caractère licite ou non de l’édition. Seule l’officine requise pour le travail détermine la valeur typographique de la pièce imprimée 37 ». Ceci permet de comprendre par exemple pourquoi Pierre Corneille, tout en continuant à se faire publier par Augustin Courbé et les grands libraires parisiens du Palais de la Cité, a préféré à partir du début des années 1640 faire confier l’impression de ses pièces aux soins de l’imprimeur-libraire Laurent II Maurry de Rouen plutôt qu’aux petits imprimeurs sous-traitants et interchangeables de la Montagne Sainte-Geneviève à Paris. Cela vient aussi nous rappeler au passage, après Pierre Bourdieu, que, « en matière culturelle, l’objet fabriqué n’est rien sans la fabrication de la valeur de l’objet 38 ». Or cette « fabrication de la valeur » - concept largement exploité par les historiens de l’édition littéraire des XIXe et XXe siècles - est tributaire d’un champ littéraire complexe où, pour l’Ancien Régime, le rôle des libraires et des imprimeurs-libraires est utilement revisité par la recherche depuis le début des années 2000. De fait, il y a encore beaucoup à apprendre sur ces professionnels du livre, bien plus récurrents que les auteurs dans les collections de nos bibliothèques et pourtant longtemps négligés ou ignorés dans les catalogues de ces mêmes bibliothèques, tous ces professionnels qui peuplent plus ou moins discrètement les pages de titre et les achevés d’imprimer. Et là encore, un territoire qui était l’apanage des seuls historiens du livre ou des spécialistes de la littérature du XVIe siècle, a été réinvesti avec clairvoyance par les dix-septiémistes. Aucun livre imprimé ne se résume à l’œuvre qu’il contient. Aucun livre imprimé ne « va de soi » de l’auteur au lecteur. « Être auteur […] n’a pas de valeur sans l’acte de publication qui instaure la relation avec les lecteurs 39 . » À côté de la figure de l’auteur signant son œuvre se tient nécessairement celle de ce « publicateur », suivant le mot de Christian Jouhaud et Alain Viala dans leur introduction au volume De la Publication, ou de ce « co-élaborateur », comme le présente Martine Furno dans l’ouvrage collectif Qui écrit ? Figures de l’auteur et des co-élaborateurs du texte ( X Ve - X V IIIe siècle)  40 . Ne nous laissons donc pas abuser par la rhétorique de l’époque qui tend à contraster l’investissement intellectuel de l’imprimeur-libraire humaniste du XVIe siècle et le propos purement mercantile qui aurait été celui de son homologue du siècle suivant - même Henri-Jean Martin s’est parfois laissé prendre à ce topos dans Livre, pouvoirs et société. Si stratégie de succès il peut y avoir au XVIIe siècle, auprès d’un public en voie d’élargissement, c’est en grande partie du professionnel du livre, « représentant moral » d’un public qu’il connaît de près et de loin, que dépend la réussite de cette stratégie. Dans 22 Jean-Dominique Mellot 41 E. Keller-Rahbé (dir.), Les Arrière-boutiques de la littérature. Auteurs et imprimeurs-libraires aux X V Ie et X V I Ie siècles, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2010, introduction, p. 7-20, citation p. 8. 42 R. Chartier, « Épilogue. De l’histoire du livre à l’histoire de la culture écrite », 50 ans d’histoire du livre, op. cit., p. 207-222, citation p. 219. 43 R. Mandrou, De la Culture populaire aux 17 e et 18 e siècles. La Bibliothèque bleue de Troyes, Paris, Stock, 1964. 44 Voir en guise d’illustration de ces pratiques M.-D. Leclerc, « Richard sans Peur dans la Bibliothèque bleue : X V I Ie - X I Xe siècle », et J.-D. Mellot, « Richard sans Peur imprimé en Normandie : enquête sur une logique éditoriale (fin X V Ie -début X I Xe siècle) », dans Richard sans Peur, duc de Normandie entre histoire et légende. Actes du colloque du Havre, 29 et 30 mars 2012, Annales de Normandie, 64 e année, n° 1, janvier-juin 2014, p. 229-253 et 189-214. son introduction au volume Les Arrière-boutiques de la littérature, Edwige Keller-Rahbé fait valoir ses compétences plurielles : Travail de prospection, de sollicitation et de commande ; travail d’intermédiaire […] ; travail de conseiller littéraire ; travail philologique ; travail promotionnel, et même travail censorial. La liste est longue de ces interventions professionnelles que divulguent les auteurs dans leurs écrits, qu’il s’agisse de correspondances, de Mémoires, de vers, de fictions en prose ou encore d’« Avis aux lecteurs ». 41 La mobilisation pour la collecte, le décodage et l’exploitation de tels textes n’est donc nullement épuisée. Elle est même plus utile que jamais. Cette mobilisation autour des textes, et particulièrement de ceux qui instaurent la relation auteur/ imprimeur-libraire, rejoint en effet le questionnement d’historiens comme Roger Chartier qui, partant de l’histoire du livre et de ses usages, ont en premier lieu abordé l’histoire des pratiques de lecture par une quête des traces de lecture et des témoignages de lecteurs et publics destinataires. Leurs recherches se sont ensuite dirigées, à la lumière de la sociologie des textes, vers les « premiers lecteurs », lecteurs de « l’amont » de l’œuvre publiée : imprimeurs-libraires, censeurs, traducteurs, intermédiaires, etc., « qui ont laissé des traces de leurs lectures dans les rapports de censure, les copies d’imprimerie, les catalogues des livres publiés ou le texte des traductions 42 ». On est donc loin d’avoir tout dit sur la chaîne des interventions de ceux et celles qui font les livres mais aussi les textes - interventions sur lesquelles l’étude du domaine littéraire, il faut y insister, est notre premier pourvoyeur d’information. Encore n’ai-je pas parlé de cette abondante littérature « sans auteurs », comme l’avait prétendu Robert Mandrou 43 , ou en tout cas en voie d’anonymisation, que véhicule la Bibliothèque bleue, autre innovation majeure du XVIIe siècle - même si elle a des racines plus anciennes - et de son édition provinciale. Là aussi, l’étude serrée des textes et des images de la Bibliothèque bleue et de leur filiation a été menée de façon convergente par les historiens du livre et par ceux du littéraire - je pense notamment aux travaux trans-séculaires de Marie-Dominique Leclerc et de Helwi Blom sur les romans de chevalerie et à ceux de Catherine Velay-Vallantin sur les contes et récits. Ce type d’étude a déjà levé un coin du voile sur le rôle capital tenu par les imprimeurs-libraires, notamment troyens et rouennais, dans le raccourcissement, le redécoupage, mais aussi la modernisation des textes 44 qui ont permis la pérennisation de romans de chevalerie pluriséculaires dans le répertoire des livrets bleus. 23 Présentation 45 « Daniel Roche : dialogue avec Christophe Charle sur l’histoire du livre », art. cit., p. 373. Pourtant, ce qui reste à faire en ce domaine est immense et suppose de prendre pleinement la mesure d’un phénomène qui fait appel à la fois à l’histoire des textes, à celle des éditions et à celles des lectures et des pratiques culturelles en général. Or les ressources bibliographiques de base dont on dispose pour mener à bien de telles enquêtes sont encore loin d’être à la hauteur de l’enjeu - c’est le conservateur général de bibliothèque qui parle là -, malgré le nombre croissant de numérisations et l’amélioration progressive des données descriptives de nos catalogues en ligne. Mais il faut rappeler, à la décharge des professionnels des bibliothèques en poste aujourd’hui, que les normes bibliographiques en vigueur pour décrire les livres anciens sont restées longtemps « littéraires » dans le sens péjoratif du terme, autrement dit, s’attachaient principalement aux auteurs (bien connus de préférence) et aux œuvres (chefs-d’œuvre de préférence), et négligeaient ou minimisaient tout ce qui avait trait à l’édition, aux libraires, imprimeurs et éditeurs, aux ouvrages anonymes, aux publications non littéraires et aux réimpressions. Ce qui explique que les lacunes descriptives de la majorité de nos métadonnées sur les éditions anciennes soient encore énormes. Et ce malgré les efforts accomplis depuis les années 1980, malgré l’intégration à cette époque des acquis de l’histoire du livre et de la bibliographie matérielle, l’adoption d’une première norme de catalogage « livre ancien » en 1986, puis d’une seconde tout récemment, et la création et mise en ligne par la BnF de notices d’autorité de plus en plus nombreuses et substantielles pour identifier libraires et imprimeurs antérieurs à 1830 (environ 10 000 aujourd’hui). Les lacunes importantes qui subsistent ne facilitent certes pas la tâche des chercheurs, lesquels dépendent encore de repérages bibliographiques insuffisamment fiables, qu’une numérisation existe ou non. Mais un travail considérable de dédoublonnage, de correction, d’identification et de datation d’éditions a déjà été accompli, à l’échelle d’une génération, sur des collections richissimes - et ce sans que la recherche en prenne toujours la mesure. Comme le rappelait encore récemment Daniel Roche, le travail des conservateurs, des bibliothécaires, demeure fondamental, il élabore notre matériau et souvent en livre une analyse première dont on ne peut se passer. Le travail de la bibliographie mène à la sociologie des textes, et permet de faire converger la bibliographie matérielle et la théorie littéraire, l’analyse des formes expressives et celle des usages sociaux, culturels. 45 En tout état de cause, le moment historiographique dont je viens d’essayer de dégager quelques caractéristiques concerne quantité de domaines où nos approches sont déjà confluentes et viennent illustrer la complémentarité des trois termes de la problématique de ce congrès : Littérature, Livre et Librairie. Ces domaines de confluence, très actuels, souvent internationaux, j’en aperçois avec satisfaction un large échantillon parmi les sessions qui ont structuré la manifestation. Pour ne prendre que quelques exemples, je relèverai, avec bien sûr une part d’arbitraire et dans un ordre d’apparition approximatif : - Tout d’abord, les questionnements toujours pertinents sur une géographie de l’édition littéraire qui n’a pas encore livré tous ses ressorts. On l’a évoqué à propos de Pierre Corneille : la centralisation de l’influx politique et du champ littéraire ne s’est pas nécessairement accompagnée d’une centralisation éditoriale ; les cas de Rouen, 24 Jean-Dominique Mellot 46 Michel Melot, « Histoire du livre et histoire de l’image : Henri-Jean Martin précurseur », 50 ans d’histoire du livre, op. cit., p. 110-119. 47 R. Arbour, Dictionnaire des femmes libraires en France (1470-1870), Genève, Droz, 2003 et Les Femmes et les métiers du livre en France, de 1600 à 1650, Chicago/ Paris, Garamond Press/ Didier érudition, 1997. 48 A. Béroujon, Les Écrits à Lyon au X V I Ie siècle : espaces, échanges, identités, Grenoble, PUG, 2009. 49 Daniel Roche observe à ce propos : « Hier comme aujourd’hui, le livre n’est jamais seul […]. Il prend place dans un système général d’information où [sous l’Ancien Régime] l’oralité demeure dominante. » « Le livre : un objet de consommation entre économie et lecture », dans Hans Erich Bödeker (dir.), Histoires du livre, nouvelles orientations : actes du colloque du 6 et 7 septembre 1990, Göttingen, Paris, IMEC - Maison des sciences de l’Homme, 1995, p. 225-240, citation p. 226-228. Voir aussi J.-D. Mellot, « Histoire du livre : points de vue sur l’évolution d’une discipline », Cultura. Revista de História e Teoria das Ideias, n° 21, 2005, p. 27-42, citation p. 34. de Lyon, de Troyes et d’autres centres sont, de ce point de vue, emblématiques du paysage éditorial du X VIIe siècle. L’intégration nationale de la production littéraire semble en fait avoir précédé la centralisation de cette même production. - Le témoignage ou le non-témoignage des bibliothèques du XVIIe siècle sur la montée en puissance de la littérature, française ou étrangère, dans les collections. - La Bibliothèque bleue et la contribution (limitée mais riche d’enseignement) que lui apporte l’édition lyonnaise au XVIIe siècle. - La place de l’image dans le livre du XVIIe siècle, une problématique que l’histoire du livre a placée au premier plan de ses préoccupations - Henri-Jean Martin ayant prêché d’exemple - ce qui a permis de bousculer la vision abstraite que proposait l’histoire de l’art en « isolant les images comme les tableaux d’une galerie 46 ». - Théâtre et librairie : cette thématique a suscité plusieurs sessions, à juste titre me semble-t-il, compte tenu, d’une part, de l’importance du genre théâtral dans la formation du champ littéraire au XVIIe siècle, et d’autre part, de la dynamique des recherches en ce domaine. - Les « intermédiaires de la publication » et leur rôle capital, eu égard aux contraintes matérielles, sociales, politiques et juridiques qui pèsent sur l’édition au XVIIe siècle en particulier. - Les modalités de la participation féminine à la vie du livre et de la littérature : femmes auteures (ou autrices), épistolières, salonnières, lectrices, mais aussi libraires et entrepreneuses - comme l’a bien montré Roméo Arbour en son temps 47 - et cela grâce au statut qui est le leur dans les corporations de métiers du livre. - La place et le statut du manuscrit, inédit ou non : le continent du manuscrit intéresse depuis longtemps les historiens du livre et s’intègre à la problématique plus large d’une histoire de la culture écrite, illustrée notamment dans le cas de Lyon au XVIIe siècle par le travail en profondeur d’Anne Béroujon 48 . Les historiens du livre n’ont-ils pas tous dit et redit que le livre imprimé n’avait jamais été en position de monopole médiatique dans aucune société 49 ? - Livre et religion : voilà une thématique qui réclame toute notre attention, car n’ou‐ blions pas qu’une grande part de la production littéraire du XVIIe siècle est religieuse, dévote et spirituelle en particulier, mais aussi pamphlétaire, voire romanesque (on pense à Jean-Pierre Camus) et, se situant dans l’élan de l’humanisme chrétien, a par conséquent une portée sociale grandissante. Entre autres jalons, la pionnière 25 Présentation 50 H. Carrier, La Presse de la Fronde (1648-1653) : les mazarinades, Genève, Droz, 1989-1991, 2 vol. ; C. Jouhaud, Mazarinades : la Fronde des mots, Paris, Aubier, 1985. 51 I. Jablonka, L’Histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales, Paris, Seuil, 2014, p. 9-10. Histoire littéraire du sentiment religieux (Paris, Bloud et Gay, 1916-1936) de l’abbé Henri Bremond mérite d’être davantage revisitée et de profiter pleinement des avancées de l’histoire du livre comme de l’histoire du littéraire, sans que soit oubliée la problématique de la littérarisation du religieux. - Les périodiques, autre innovation majeure du XVIIe siècle, n’ont pas été oubliés. Leur enjeu n’est pas mince pour la représentation et la légitimation du littéraire puisque ce sont notamment des périodiques littéraires qui, dans la foulée de la Fronde, sont parvenus à entamer le monopole de la Gazette de Théophraste Renaudot. - La librairie en fiction : la collecte des figures de libraires et d’hommes ou de femmes du livre dans la littérature, déjà bien engagée, n’a pas encore épuisé le sujet. Mais le nuancier des discours des auteurs en dit long déjà sur le rôle central des professionnels du livre, devenus médiateurs obligés des auteurs vers le public et le succès. - Les mazarinades : on n’aura garde de les oublier non plus car elles correspondent, comme Christian Jouhaud et Hubert Carrier l’avaient démontré, chacun à sa manière dès les années 1980 50 , à un moment unique de mobilisation de toutes les formes disponibles de littérature et de publication au service du débat politique. - Le concept de police du livre, mis au point par les historiens du livre précisément à l’usage des X VIIe et XVIIIe siècles, se révèle également fructueux pour l’étude du littéraire. L’empilement des institutions centralisées qui ont au XVIIe siècle à faire avec le champ littéraire, de la Grande Chancellerie et de la censure royale à la lieutenance générale de police de Paris, doit être compris comme la contrepartie du mécénat royal exclusif sur les lettres mis en place par la monarchie absolue. Il faut se féliciter du fait que soit à présent engagée une histoire sociale de ces institutions qui régissent la vie du livre et de la littérature. - Enfin, et on ne l’oublie évidemment pas, la bibliographie matérielle, mise au service de toutes nos recherches attentives aux objets et aux supports de la vie du livre et de la littérature. Sans une maîtrise minimum de cette science auxiliaire, les textes auxquels on a accès restent pour nous comme abstraits, dépourvus des clefs qui permettent d’appréhender les conditions et processus de leur publication. Soit en définitive une moisson de questionnements et d’apports qui témoigne de la fécondité de nos rencontres et du dynamisme de nos confluences. Certes, on savait déjà, comme l’écrit Ivan Jablonka, que « l’histoire est plus littéraire qu’elle le veut, et la littérature plus historienne qu’elle le croit 51 ». Mais, au-delà d’une écriture et d’une méthode qui peuvent être proches, ce que ce colloque vient surtout nous rappeler, me semble-t-il, c’est à quel point les humanités qui sont les nôtres peuvent partager des centres d’intérêt et des préoccupations parentes. L’histoire du livre est née, nous l’avons rappelé, du constat bien simple, en somme, que le livre, et l’imprimé au premier chef, n’allaient pas de soi, qu’ils devaient être replacés dans 26 Jean-Dominique Mellot 52 R. Chartier, « Épilogue… », art. cit., p. 221. 53 Voir à ce sujet le très éclairant article de Wallace Kirsop, « Bibliothèques numériques, catalogues en ligne et bibliographie matérielle », dans Réforme, Humanisme, Renaissance, 2019, 1, n° 88, p. 207-220, qui rejoint et complète notre propos : « [Pour les] personnes qui préparent des éditions critiques en se servant des méthodes de la bibliographie matérielle [...] l’existence de copies numériques [...] ne remplace pas les investigations qui doivent être faites ‘exemplaire en main’. L’examen matériel requiert l’original et ce en autant de manifestations que possible [...] Il est essentiel de ne pas revenir - par le biais de Gallica - aux vieux procédés qui consistaient à se fier au premier exemplaire venu de la rue de Richelieu [...] Le sort des textes doit être compris dans un contexte social et économique. C’est pour cette raison qu’il est indispensable d'examiner l’origine et la diffusion [...] des ouvrages à travers leur manufacture, leur reliure, leur provenance, leurs indices de lecture et d'usure et tout ce qui appartient à l’objet matériel. Il va de soi que cette tâche ne s’accomplira pas sans un accès direct aux collections » (citation p. 219). 54 La notion a été au centre de la conférence d’honneur donnée par Roger Chartier à l’occasion de ce colloque, sous le titre : « Matérialité et mobilité des œuvres. L’exemple de Molière ». Prononcée le une ample interrogation d’histoire sociale et d’histoire de la culture de l’écrit. De même, l’étude du littéraire, sans du tout renoncer à lire les textes, bien au contraire, a su ne pas se laisser enfermer dans le « textualisme » et questionner la littérature comme n’allant pas de soi. La présence au monde des textes, même, interrogeait et nécessitait d’être replacée dans une chaîne d’interventions tout à la fois intellectuelles et matérielles, de « mise en texte », de « mise en livre », qui contribuaient à construire la signification et la portée de ces textes. D’où, depuis plusieurs décennies, une vaste entreprise de relativisation et de recontextualisation du livre, de la littérature et de ceux et celles qui, à l’image des imprimeurs-libraires, les ont fait exister et évoluer. Le paradoxe n’est qu’apparent : tout ce travail de relativisation, de recontextualisation, de quête de représentativité, n’a fait que renforcer et élargir l’intérêt que peuvent susciter aujourd’hui, pour la recherche, les trois termes de notre intitulé : Littérature, Livre, Librairie. À nous à présent de capitaliser et d’avancer ensemble à partir de ces acquis de mieux en mieux partagés. Pour cela, toutefois, nous aurons à prendre garde au conditionne‐ ment et aux facilités que nous offrent aujourd’hui la recherche et la lecture de textes « dématérialisés », sur le continuum indifférencié de nos écrans : textes coupés de leurs supports d’origine et de leur identité matérielle (format, appartenance ou non à un recueil, encre, filigranes du papier, reliure, marques de provenance, annotations et traces de lecture, etc.), textes coupés de leurs corpus éditoriaux comme de leurs collections et catégorisations bibliothéconomiques - sans même évoquer ici la qualité déficiente de nombre de numérisations et surtout de leurs métadonnées… La commodité d’accès à des textes soustraits à leurs contextes et aux matérialités qui les ont vus naître et prendre sens ne doit pas nous laisser penser qu’il s’agit dès lors des « mêmes » textes, comme l’a rappelé à juste titre Roger Chartier 52 . Le matériau que l’on peut repérer et découvrir de nos jours commodément à distance grâce aux « re-productions » existantes, il est nécessaire de savoir aussi l’examiner et vérifier sur pièce 53 . Les bibliothèques doivent être à cet égard pleinement conscientes de leur responsabilité vis-à-vis de la recherche, en veillant bien sûr à la bonne conservation et au signalement pertinent, mais en préservant aussi l’accès aux exemplaires originaux d’éditions qu’elles ont numérisées ou fait numériser. Se laisser persuader de la pseudo-équivalence des textes inscrits dans leur environnement livresque d’origine et de leur version numérisée, ce serait d’une certaine façon démentir leur « mobilité 54 », voire 27 Présentation 22 juin 2017 dans le grand amphithéâtre de la Bibliothèque municipale de Lyon, cette conférence a fait l’objet d’une capture vidéo en libre accès sur le site de la BmL : www.bm-lyon.fr/ spip.php? page =video&id_video=972. revenir insidieusement à une abstraction textualiste et à un antihistoricisme stérilisant. Ce serait en définitive tendre à défaire voire à nier les efforts et les avancées qui ont permis la confluence de nos recherches sur Littérature, livre et librairie en France au X V IIe siècle. Et il y aurait tout lieu de le regretter. 28 Jean-Dominique Mellot I LA FABRIQUE DU LIVRE 1. U SAGES DU MANUSCRIT 1 Frédéric Lachèvre, Les Œuvres libertines de Claude Le Petit, 2 vol., Paris, Champion, 1918. 2 « Il fut assez fou, d’ailleurs, ou assez héroïque, pour se faire appeler Théophile le Jeune, pour s’identifier au prisonnier de la Conciergerie, comme si, ultime défi à la société, il avait programmé sa condamnation », Michel Jeanneret, « Envelopper les ordures ? Érotisme et libertinage au X V I Ie siècle », Littératures, n° 55, 2004, p. 157-168. On retrouve aussi cette idée chez F. Lachèvre et chez J. DeJean (The Reinvention of Obscenity : Sex, Lies, and Tabloids in Early Modern France, Chicago, University of Chicago Press, 2002). Le cas du Paris ridicule de Claude Le Petit, itinéraire d’un manuscrit interdit Dimitri A L B A N E S E Université Paris-Sorbonne S’adressant dans un sonnet au « Grand Ministre » Mazarin, Claude Le Petit exprime, au moment de rentrer en France, son espoir d’atteindre à la gloire littéraire en donnant la parole à sa patrie : Si ce Héros Romain, dont l’âme peu commune, A pu faire ma paix avecque l’Espagnol, Il fera bien la tienne avecque la Fortune. 1 S’il est réducteur de ne lire Claude Le Petit qu’au prisme de sa figure de poète martyr, brûlé pour ses écrits à 23 ans (1662), il n’en demeure pas moins le symbole des excès de la police du livre. Jeune avocat, il s’adonne à l’écriture à corps perdu et connaît bien des difficultés pour financer son ambition. C’est sans doute une logique économique qui permet d’expliquer son empressement à publier en 1661 ses œuvres les plus sulfureuses, réunies en un recueil intitulé Le Bordel des Muses. Celui-ci contient entre autres un long poème destiné à vilipender la capitale de la monarchie française : La chronique scandaleuse ou Paris ridicule. Le projet de Claude Le Petit apparaît plus vaste dans sa table des matières, incluant la satire de plusieurs capitales européennes dans lesquelles il aurait séjourné. Seules les 132 strophes réservées à Paris sont conservées, ainsi que 47 autres qui constituent La Castillade ou Madrid ridicule. La référence est évidente : la Rome ridicule de Saint Amant, à ce point respectée que Claude Le Petit ne s’en prend qu’à Venise lorsqu’il aborde l’Italie dans sa table des matières. Ordinairement, on considère que le destin de ce poète et celui de son œuvre sont imbriqués 2 , tant le scandale de son Paris ridicule se confond avec la punition qui les frappera tous deux : ils finissent ensemble dans les flammes sur la place de Grève. Le guide du Paris ridicule nous fait justement passer par cette même place de Grève. Ce long poème se distingue des courtes pièces licencieuses, pour l’essentiel perdues, du Bordel des Muses. L’expression pornographique y est presque absente, au profit d’un registre satirique 3 Le nombre des emprisonnements pour affaires de librairies en 1663 s’élève à 17 personnes, pour l’essentiel des arrestations politiques liées à des pamphlets favorables à Fouquet (R. Chartier et H.-J. Martin, Histoire de l’édition française, t. II, le livre triomphant, Paris, Fayard, 1989, p. 105.). Dans les années 1660, les livres interdits sont surtout marqués par la controverse politique et religieuse. Anne Sauvy établit sur cette période trois variétés de livres interdits : des textes de controverse religieuse, des libelles politiques et philosophiques, et la catégorie de « littérature diverse ». Cette « littérature diverse » recoupe une littérature d’évasion « jugée peu digne, ou franchement malsaine, par les divers pouvoirs royaux, parlementaire ou religieux » (« Livres contrefaits et livres interdits », ibid., p. 137). versant dans la critique politique, et soutenu par la scatologie et le blasphème. Outre cette divergence de ton, le Paris ridicule offre une trajectoire éditoriale distincte du reste du recueil, qui interroge l’efficacité de la condamnation « exemplaire » du poète et de son œuvre. Ce caprice poétique semble constituer un cas singulier de la confrontation entre police du livre et écriture libertine dans les années de reprise en main de la production imprimée par le pouvoir politique qui suivent la Fronde 3 . De plus, il s’agit de l’un des rares poèmes de Claude Le Petit à connaître de multiples rééditions au cours des XVIIe et XVIIIe siècles. L’appellation de « police du livre » paraît acquérir une triple pertinence dans le cas du Paris ridicule. Si l’interaction principale affirme le pouvoir de l’État à travers l’activité de contrôle confiée à ses agents et les sanctions qui en découlent, la fortune du texte mobilise également la racine étymologique de ce terme, la politeia : la police renvoie alors à l’organisation politique, aux règles à suivre que l’on définit pour exercer sa citoyenneté. Le gouvernement de la cité rassemble à la fois ses instances autoritaires et l’organisation qu’elle adopte. Mais la capitale dépeinte par Claude Le Petit est un ramassis d’ordures - le consacrant lui-même en poète crotté - qui semblent incompatibles avec la rigueur de l’autorité policière. Plus encore, cette politeia doit représenter sa population, l’ensemble des citoyens-habitants de la ville. Or, le choix apparent des rééditions, du succès tout clandestin du Paris ridicule, marque une forme d’accueil pour cet ouvrage en dépit de sa censure par la « police » censée exprimer la volonté commune. Enfin, dans une forme d’anachronisme assumé, cette police n’est pas sans évoquer pour nous, depuis la fin du XIXe siècle, un terme d’imprimerie, un « assortiment de caractères » obéissant à des règles et visant à l’uniformisation des écrits imprimés. Or, Claude Le Petit n’aura cessé de s’opposer aux règles du dispositif de publication régi par l’imprimerie, en particulier dans ses rapports très cavaliers avec dédicataires, libraires et imprimeurs. Peut-être prenait-il là une revanche sur son défaut de célébrité, non sans créer de nouveaux obstacles à sa publication imprimée. Le double sens du verbe « policer » questionne également l’action menée à l’encontre du Paris ridicule. S’il s’agit d’établir une réglementation par la force, l’adoucissement des mœurs qui devrait en advenir est-il envisageable ? L’action violente de la condamnation peut-elle réglementer et adoucir en même temps ? Cet adoucissement n’est-il pas plus tardif et dépendant d’une « socialisation » de l’écriture libertine dont les bornes échapperaient au XVIIe siècle ? La question qui retiendra toutefois notre attention, pour nous limiter au cas du Paris ridicule, est la suivante : comment la trajectoire éditoriale de cette satire transcende-t-elle son sujet, la peinture d’une capitale régie par l’esprit de répression ? Dans une certaine mesure, cet esprit répressif, récurrent dans le long poème, trouve une réalisation concrète dans l’existence de Claude Le Petit à travers son instruction judiciaire. Mais le véritable 32 Dimitri Albanese 4 F. Lachèvre évoque un ensemble de libertins gravitant autour du poète, mais sans preuves ; seuls Millot et l’Ange font œuvre commune avec Claude Le Petit. 5 F. Lachèvre, Les Œuvres libertines, op. cit., p. X V I I I . 6 Sur le déroulement de cette affaire, ibid., p. X V I I I - X X . 7 J. DeJean considère qu’il est « destiné » au bûcher : « The seventeen year old Claude Le Petit - who clearly learned nothing from the experience, since he was destined to be burned at the stake seven years later because of his own bad books » (The Reinvention of Obscenity, op. cit., p. 62). renversement des pratiques de sanction advient avec la célébrité dont le livre jouit du fait de sa condamnation et de son interdiction. L’instruction judiciaire : marquer les bornes de l’interdit En effet, cette audace obscène et blasphématoire ne reste pas impunie. Comme rattrapés par les pouvoirs politiques et judiciaires critiqués par sa plume, Le Petit et son œuvre passent sur le bûcher. Les agents de cette instruction judiciaire, le lieutenant civil d’Aubray et le chancelier Séguier se félicitent de cette prise dans un échange de lettres. Le contrôle du livre s’est illustré à toutes les étapes : de la saisie du texte à sa destruction, dans des conditions qui demeurent méconnues. La condamnation de l’œuvre Avant d’en venir au Paris ridicule, notons que la première contribution de Claude Le Petit à la publication imprimée laisse entrevoir des antécédents transgressifs. Ses seules fréquentations libertines assurées 4 , celles de Michel Millot et de Jean L’Ange, donnent lieu à un madrigal précédant le texte de L’École des filles - dont la virtuosité dans le maniement du mot obscène « foutre » se retrouvera dans le « Sonnet foutatif » du Bordel des Muses. Or, cette parution de 1655 est frappée par une censure similaire à celle qui visera directement Claude Le Petit en 1662. Parmi les contributeurs à L’École des filles, il sera le seul à ne pas être inquiété. Même François Chauveau, impliqué pour les gravures de cette édition 5 , est convoqué par la justice. Si aucune charge n’est retenue contre le graveur, l’auteur, Michel Millot, bien au contraire, est condamné par contumace au bûcher. Cette première apparition en littérature de Claude Le Petit se solde donc par une dérobade qui lui a fait néanmoins prendre conscience des menaces de la police du livre. La difficulté à comprendre l’intrépidité du jeune poète a frappé les critiques et historiens de la littérature, comme s’il avait oublié le bûcher où un mannequin à l’effigie de Millot fut brûlé 6 . Or, il semble plus probable que des considérations économiques l’aient conduit, bien que conscient du danger, à s’exposer à un semblable châtiment. L’audace inconsidérée que l’on prête à Claude Le Petit, couplée à cette « première expérience » du bûcher, a favorisé une lecture a posteriori de la trajectoire du poète 7 . Pourtant, ses allusions au bûcher ne limitent pas celui-ci au châtiment des auteurs et des livres : il semble concentrer la puissance et l’horreur de toute condamnation. Deux allusions majeures à des bûchers sont tirées de faits divers. L’un n’a jamais eu lieu, bien qu’il soit évoqué par Claude Le Petit dans le numéro de septembre 1657 de La Muse de la cour : il concerne deux voleurs de Notre-Dame ; l’autre, c’est celui de Jacques Chausson, condamné 33 Le cas du Paris ridicule de Claude Le Petit, itinéraire d’un manuscrit interdit 8 Si l’on peut nuancer la perspective de cette célébration, retenons l’empathie caractéristique du premier quatrain, entre commémoration et raillerie : « Amis, on a brûlé le malheureux Chausson, / Ce coquin si fameux, à la tête frisée ; / Sa vertu par sa mort s’est immortalisée : / Jamais on expira de plus noble façon. » 9 F. Lachèvre, Claude Le Petit et la Muse de la cour, Paris, Champion, 1922, p. 68. 10 On exclut les versions romanesques de Jean Rou, ami de Claude Le Petit, ou encore de Lefèvre de Saint-Marc, dramaturge du X V I I Ie siècle. F. Lachèvre entretient l’hypothèse d’une publicité excessive menée par un dénommé Chabat (Les Œuvres libertines, op. cit., p. X L V I I ). 11 R. Chartier et H.-J. Martin, Histoire de l’édition française, Le livre conquérant, op. cit.. Dans sa contribution (p. 128-146), A. Sauvy précise que les œuvres interdites sont plutôt imprimées dans Paris, à la différence des contrefaçons, et que la dénonciation de l’usage clandestin de presses autorisées est fréquente. C’est le cas lorsque Louis Piot, libraire, dénonce Michel Millot. 12 D’après la version retenue par F. Lachèvre, « La sentence […] condamnait Eustache Rebuffé à être fustigé et banni pour neuf années de la ville de Paris. Pierre Rebuffé en était quitte pour être admonesté et la Chambre du conseil avec défense de récidiver sous peine de punitions » (Les Œuvres libertines, op. cit.) 13 S’il en fut de même pour Th. de Viau et M. Millot, l’immense différence vient du fait qu’ils ne subiront pas physiquement la sentence proclamée. 14 C. Le Petit, Œuvres libertines, éd. Thomas Pogu, Paris, Cartouche, 2012, p. 38. pour rapt et viol, célébré 8 par le poète dans une « Epitaphe de Chausson » qui a été conservée parmi les pièces du Bordel des Muses. Paradoxalement, l’auteur porte un regard différent sur les condamnés ; si Chausson est un « malheureux », les voleurs attirent les foudres du poète : « Pour eux, c’est trop peu que la corde, / Il les faut jeter dans le feu, / Et je trouve encor que c’est peu 9 ». Cela suffit peut-être à suggérer une fascination morbide plutôt que les indices prophétiques de son propre bûcher - davantage un motif poétique qu’un élément biographique -, sans toutefois minimiser les craintes et la gravité de la menace qu’il cristallise mais que le rire ou l’excès cherchent à déjouer. Le Paris ridicule n’est qu’une pièce du recueil intitulé Le Bordel des Muses lorsque l’œuvre est saisie par la justice. Aucune autre piste que la délation ne semble vraisemblable 10 , c’est d’ailleurs la tendance dominante dans des affaires similaires comme le souligne Anne Sauvy 11 . En effet, l’imprimerie utilisée est celle de Rebuffé, usurpée par ses fils, qui sont mis en cause, tandis que l’entreprise elle-même ne l’est pas 12 . Pour la première fois, c’est uniquement le texte qui justifie la sanction 13 prise par les autorités juridiques, en l’occurrence le lieutenant civil d’Aubray et le chancelier Séguier. Un extrait de l’arrêt de la Cour du 31 août 1662 confirme qu’aucune cause « aggravante » n’appuie le choix du châtiment : ledit Le Petit accusé d’avoir fait le libelle intitulé Le Bordel des Muses ou les neuf pucelles putains, plusieurs feuilles écrites de sa main faites contre l’honneur de Dieu et de ses saints […] a été déclaré dûment atteint et convaincu du crime de lèse-majesté divine et humaine pour avoir composé, écrit et fait imprimer les écrits impies, détestables et abominables contre l’honneur de Dieu et de ses saints pour réparation de quoi ledit Le Petit serait […] brûlé vif avec son procès et les cendres jetées au vent. 14 Les mœurs du poète, ni même le meurtre du frère Augustin commis quelques années auparavant, ne sont invoqués par la justice. Or, les suppliciés au bûcher de la période ont tous pour point commun un « crime sexuel » : Jacques Chausson en 1661, Antoine 34 Dimitri Albanese 15 Ibid. p. 35, extrait de la lettre d’Aubray du 26 août 1662. 16 « Anyone who ran afoul of the system during those years when Colbert was establishing his autority encountered a censorial machine that made up in brutality what it lacked in efficiency. Thus, on September 1, 1662, twenty-three-year-old Claude Le Petit became the first, and the last, writer to be ceremonially and publicly executed because of his publications and by official order of the civil authority in charge of censorship » ( J. DeJean, The Reinvention of Obscenity, op. cit., p. 90). 17 Dans la lettre du 24 août, d’Aubray écrit : « Je puis vous assurer que la pièce n’a point paru en public étant imparfaite. J’ai saisi tous les exemplaires et la minute est par-devers moi et ainsi ce monstre se trouvera aussitôt étouffé qu’éclos. » 18 Théophile de Viau, convaincu de crime de lèse-majesté divine, était condamné à faire amende honorable devant Notre-Dame et ensuite « estre de faict bruslé vif comme aussy ses livres bruslez. » Mazouer et Emery Ange Dugaton en 1666 brûlés pour sodomie, ou encore l’instituteur Vigeon convaincu de zoophilie en 1649. L’échec de la condamnation de Théophile de Viau au début du siècle, puis de Michel Millot, quelques années auparavant, a peut-être précipité cette décision. On remarque d’ailleurs que d’Aubray hâte la procédure : Cependant, comme le public a besoin d’exemple, et que de différer le jugement de Petit était chose inutile, le procès a été vu ce matin sur lequel est intervenue la sentence ci-jointe que j’ai cru devoir envoyer. 15 Mais il faut surtout noter l’empressement du lieutenant civil à faire un exemple parmi les écrivains. L’efficacité de la censure est ainsi envisagée lorsqu’il précise : « Je crois que cette punition contiendra la licence effrénée des impies et la témérité des imprimeurs. » Comme l’analyse J. DeJean, la censure choisit la force pour suppléer à son inefficacité 16 . À la différence de Théophile de Viau, Claude Le Petit n’a pas de protecteurs influents pour le tirer d’affaire et sa condamnation, rapide, se déroule presque à l’abri des regards 17 . Mais la première décision de justice est bien exprimée en des termes similaires pour les deux auteurs 18 et semble confirmer le surnom dont Claude Le Petit s’était affublé : Théophile le Jeune - autrement dit Théophile sans soutien et sans notoriété. Paris, capitale de la répression ? Au sein de son œuvre, le poète laisse planer l’ombre du châtiment et participe à l’élaboration des bornes de l’interdit, contredisant amplement la représentation d’un auteur inconscient du danger. Le sujet même de Paris ridicule fait appel aux instances de répression sans mentionner directement la police du livre. Des lieux sont déclinés comme « La Chapelle du Louvre », « Les Tuileries », « Le Palais Mazarin », « Le Parlement de Paris », « La Grève », « La Bastille », « Le Gibet de Montfaucon » qui sont autant d’incarnations topographiques de la persécution que le poète raille, non sans témoigner de son inquiétude réelle. Ces lieux, souvent personnifiés, « Auguste et grave Parlement », ne manquent pas d’inspirer des mises en garde par le poète : « Si l’on nous trouvait sur le fait / L’on jetterait sur ce portrait / De très dangereuses œillades ». À la satire corrosive de l’auteur qui menace chaque étape de la déambulation dans Paris, la plupart des espaces semblent répondre par une mise en garde plus menaçante encore. Certaines allusions sont moins évidentes que ne le sont « La Grève » ou « Le Parlement de Paris » ; c’est le cas de la strophe 40 consacrée à « La Croix du Tiroir ». Son caractère 35 Le cas du Paris ridicule de Claude Le Petit, itinéraire d’un manuscrit interdit 19 Le Petit, Œuvres libertines, éd. cit., p. 243. 20 Voir le Bulletin de la Société de l’histoire du protestantisme français, Paris, Librairie Fischbacher, 1853, p. 257. énigmatique, du fait de son rythme haché et de ses sous-entendus, est d’autant plus intéressant qu’il fait converger cette fois le bûcher et les « livres » : Muse, c’est ce qu’il me faut dire ; Autrement je crie aux voisins, Et nous ne serons pas cousins À la fin de cette satire Brûle comme magiciens Plutôt tes livres et les miens… Ah ! ma mémoire s’est refaite ; Savez-vous pourquoi c’est, badauds ? C’est qu’ici la reine Gilette Fut tirée par quatre chevaux. 19 Arrivé, dans la fiction poétique, sur la place de la Croix du Tiroir, le poète rappelle le supplice de Brunehaut, femme de Sigebert I er . Toutefois il ne parvient à cette réminiscence qu’au terme d’une digression qui convoque l’imaginaire des autodafés. Faut-il y voir une référence au martyre de plusieurs protestants, en 1535 20 , date bien lointaine, ou plus simplement à l’emploi de cette place pour des exécutions capitales jusqu’en 1698 ? Dans tous les cas, la menace du bûcher sur son œuvre - « Brûle […] tes livres et les miens… » - surgit pour suspendre sa parole. Le danger répressif ne se matérialise pas seulement par des lieux mais s’incarne aussi bien dans des figures, à commencer par celle du Roi. La strophe 11 qui lui est consacrée atteste l’existence d’un appareil de répression affecté à la création littéraire : Les monarques ont les mains longues, Ils nous attrapent sans courir, Et n’aiment pas à discourir Avec un peseur de diphtongues […] Derrière les « mains longues » du souverain, c’est sans doute la police du livre, à travers le régime des privilèges et les instances juridiques, qui est suggérée, à l’encontre du poète évoqué par la périphrase du quatrième vers. Les derniers vers de la strophe, « S’il prend les gens comme les villes, / Nous serions bientôt pris d’assaut », insistent sur le péril encouru, renchérissant sur l’inutilité de toute défense argumentée - « Et n’aiment pas à discourir ». Outre Paris ridicule, la crainte de la sanction affleure régulièrement dans Madrid ridicule, bien que ce soient davantage des individus, et non des édifices, qui figurent la condamnation. Une strophe met en scène la Sainte Inquisition : Oui, ce sont ces cruelles gens Qui font brûler tant d’innocents… Mais il vaut mieux nous taire ou changer de langage : Quiconque serait assez sot 36 Dimitri Albanese 21 La Rome ridicule, caprice, 1643, [s.l.s.n.], p. 53. Pour pincer ces gens davantage Pourrait bien sentir le fagot. L’apparition convoque le motif du bûcher mais incite surtout à adopter une langue appropriée, qui exclut toute familiarité et tout blasphème. Si la menace se fonde sur la pratique orale de la langue, pour consonner avec la fiction itinérante du poète, on peut sans doute transposer cette auto-censure à l’écriture et compter, parmi les innocents injustement condamnés, les hérétiques comme les auteurs. La marque de la censure, une fortune littéraire Paris ridicule semble répondre à l’hypothèse posée par Saint-Amant au moment de clore sa Rome ridicule : Qu’on me deffende, on me lira Par cœur un chacun me sçaura, Si le Conclave me censure. 21 Devant les multiples rééditions du poème de Claude Le Petit, devenu de ce fait un ouvrage à part entière, la censure semble manquer son premier objectif : l’oblitération du texte. Compte tenu de la confusion qui entoure la conservation du texte, en dépit du bûcher, il est nécessaire d’éclairer le rapport du poète avec les normes éditoriales. Préambule : entre désinvolture et exigence éditoriale Sans préjuger d’un lien entre la destinée de Paris ridicule et les relations de Claude Le Petit avec le monde de l’édition, sa liberté d’action en la matière mérite d’être mentionnée. En jouant avec les conventions éditoriales, l’auteur s’en remet avant tout au jugement de son public. Il tourne en dérision les précautions, nombreuses, qu’il convenait de respecter dans les espaces liminaires d’un ouvrage. Néanmoins, il ne faut pas être dupe de cette attitude : Claude Le Petit avait obtenu le privilège indispensable à l’impression légale de ses écrits en prose - L’Heure du Berger et L’École de l’Intérêt et l’Université d’Amour. La désinvolture dont il fait preuve à l’égard de ses imprimeurs ou des convenances est en partie feinte puisqu’il investit avec force ces espaces réservés. Les textes liminaires de ces œuvres en prose lui servent de prétexte. Son refus d’avoir un dédicataire pour L’École de l’Intérêt et l’Université d’Amour provient sans doute de la difficulté à en trouver un. Qu’importe, en renversant artificieusement l’ordre hiérarchique il affirme son désir libertaire : Sixain pour servir de dédicace ou de tout ce qu’il plaira au lecteur On m’avait conseillé de bâtir une épître À quelque grand seigneur de magnifique titre ; Mais j’ai ri du conseil, et je n’en ai fait rien. Dieu m’a fait naître libre, et je veux toujours l’être ; Je considère plus ma liberté qu’un maître, 37 Le cas du Paris ridicule de Claude Le Petit, itinéraire d’un manuscrit interdit 22 Le Petit, Œuvres libertines, éd. cit., p. 55. 23 Ibid., p. 140. 24 R. Chartier et H.-J. Martin, Histoire de l’édition française, op. cit. ; voir l’art. de Bernard Barbiche, p. 457-471. 25 Ces « attaques » contre la Sainte Vierge seraient toutefois à nuancer à partir d’une analyse plus approfondie des « manifestations » religieuses de Le Petit. Juge, sage lecteur, si j’ai fait mal, ou bien. 22 Derrière la forfanterie de l’auteur, l’appel au lecteur, conventionnel, cherche à attirer sa sympathie. Mais, sous le pronom « on », ce sont bien les règles éditoriales qui sont mises en cause pour faire triompher un « je » omniprésent qui se revendique maître de soi. Ces (manquements aux) manières prennent un tour plus potache encore au début de L’Heure du Berger, Claude Le Petit s’invitant à deux reprises parmi les poèmes liminaires de ses amis. Estimant avec humour qu’ils ne sauraient mieux que lui faire la promotion de son livre, il se glorifie dans une strophe « À moi-même sur mon livre de L’Heure du Berger », puis dans un sonnet « À moi-même encore, en dépit des critiques sur mon Heure du Berger 23 ». Quoiqu’éloignées du Paris ridicule, ces considérations éditoriales témoignent d’un affranchissement des conventions que l’on retrouve dans les vestiges de son ouvrage interdit. Mais peut-être que pour Claude Le Petit la poésie doit être conservée secrètement, à l’image des vers du personnage anagrammatique de Pilette, dans L’Heure du Berger, enfermés dans un coffre et extirpés par le narrateur. Rééditions du Paris ridicule Le long poème consacré à la satire de Paris est le seul poème de Claude Le Petit à connaître des rééditions dès le XVIIe siècle. Si ce succès peut sembler paradoxal au vu de l’interdiction, il n’est pourtant pas si étonnant que le texte le plus sulfureux soit celui qui attise le plus les convoitises des imprimeurs et qui pique le plus la curiosité des lecteurs. En effet, les sanctions juridiques suscitent un vif attrait pour les textes incriminés 24 , dont Paris ridicule est un exemple parmi d’autres. Néanmoins ce poème est moins obscène - au sens pornographique - que ne le sont les rares poésies licencieuses encore conservées du Bordel des Muses, telles les stances « Sur mon bordel des muses » ou le sonnet « Aux Précieuses ». C’est le caractère blasphématoire, plus concentré dans les strophes satiriques sur la capitale, visant la famille royale, les ordres religieux et la Sainte Vierge 25 , qui devient le plus attractif. Si l’œuvre de Claude Le Petit ne tombe pas dans l’oubli, la censure oblige les imprimeurs à agir clandestinement. Les enjeux économiques sont probables dans les nombreuses éditions du Paris ridicule. La curiosité a fonctionné comme une publicité occulte et a rassemblé à coup sûr un cercle de lecteurs. Pour le seul XVIIe siècle, on compte trois éditions en 1668, puis une en 1672 et en 1693 (voir le tableau récapitulatif en annexe). Ces rééditions sont imprimées hors de France, sous de fausses adresses, telle la célèbre « À Cologne, chez Pierre Marteau » pour l’édition de 1693. Une première étape dans l’évolution de ces éditions est l’intégration de Paris ridicule dans un plus grand ensemble : Le Tableau de la vie et du gouvernement de messieurs les Cardinaux Richelieu et Mazarin et de M. Colbert, représenté en diverses Satyres & Poësies ingénieuses pour celle de 1693, comprenant aussi des œuvres d’autres auteurs. La seconde étape que l’on peut identifier consiste à affirmer une impression française, comme 38 Dimitri Albanese 26 F. Lachèvre, Les Œuvres libertines, op. cit., p. 97. 27 En revanche au X I Xe siècle, le Tribunal correctionnel de la Seine censure une réédition des œuvres en prose : L’Escole de l’interest et l’université d’amour. Allégorie traduite de l’espagnol d’Antolinez de Piedrabuena par Claude Le Petit. Précédée d’un avant-propos par Philomneste Junior [i.e. Gustave Brunet], Paris, Jules Gay, 1862. Ce sont alors de larges passages qui sont supprimés. 28 Désigne les jésuites, en tant que successeurs d’Ignace de Loyola. c’est le cas à partir de l’édition de 1713 : Rome, Paris et Madrid ridicules, avec des remarques historiques et un recueil de poésies choisies par Mr. De B***, A Paris, chez Pierre le Grand. Si l’on suit F. Lachèvre, cette adresse est celle d’un « libraire imaginaire » et l’on ignore si le volume fut édité à Paris, en province ou en Hollande 26 . Paris ridicule n’apparaîtra plus que dans des recueils jusqu’à la compilation des œuvres de Claude Le Petit par F. Lachèvre en 1918. La censure semble avoir pour autre effet le changement du titre de l’œuvre. Plutôt que de reprendre le titre incriminé du Bordel des Muses, les imprimeurs se garantissent un semblant de protection en intitulant ces rééditions Paris ridicule. Il ne faudrait pas négliger l’éventuel gain économique qu’il y avait à ne produire qu’une partie du recueil, moins coûteux qu’un volume entier et plus facile à diffuser sous le manteau. Sans négliger l’hypothèse que certaines pièces n’étaient déjà plus accessibles, il semble peu probable que les imprimeurs d’alors n’aient pas eu connaissance de celles qui nous sont parvenues. L’intitulé peut varier, en intégrant des précisions : Paris ridicule par Petit où il y a 126 dizains (1672, sans lieu), ou pour éveiller un goût nouveau, comme c’est le cas du titre de l’édition de 1713, rapprochant l’œuvre de Claude Le Petit de celle de Saint-Amant. Dans les rééditions du XVIIe et du XVIIIe siècles, l’altération du texte ne paraît pas directement liée à la censure 27 . Ce sont davantage les aléas des variantes et de l’application des copistes - peut-être en partie dues aux entreprises clandestines - qui déforment le texte. Au vu de certaines évolutions, on pourrait émettre l’hypothèse d’un adoucissement des vers les plus virulents. Ainsi, dans les strophes 121 et 122 dédiées aux jésuites, une atténuation des attaques semble se fait jour : Mais que ses héritiers 28 sont rogues ! D’où vient qu’étant si triomphants, Ils sont devenus pédagogues, Et fouetteurs de petits enfants ? C’est ce que tout le monde explique Selon son animosité : L’un dit que c’est par vanité, L’autre que c’est par politique ; Pour moi qui suis sans passion, Je juge de cette action Avecque plus de prud’homie, Et soutiens plus probablement Que c’est par pure sodomie, Et ce n’est pas sans fondement. 39 Le cas du Paris ridicule de Claude Le Petit, itinéraire d’un manuscrit interdit 29 Ce terme semble être un hapax formé sur le verbe « solemniser » (Dictionnaire de l’Académie, 1694). Faut-il comprendre que c’est par excès de solennité que les jésuites sont arrogants aux yeux du poète ? Voilà une charge bien moins inconvenante. 30 Les Œuvres libertines, op. cit., p. 195. F. Lachèvre renvoie à sa collection personnelle, avec l’indication « (ex meis) ». 31 L’élision sur le mot à la rime, associé à la syntaxe contournée du vers, pose peut-être seulement un problème en apparence. Faut-il restituer un mot obscène de deux syllabes qui rime en [i] et, pour suivre la rime visuelle, s’écrit « ie » ? S’agit-il d’une erreur du copiste ? Les points de suspension traduisent-ils l’état illisible du manuscrit ? De plus, la structure logique des vers 3 et 4 de la strophe disparaît en effaçant le tour présentatif et le complément de manière. 32 Il faut sans doute comprendre dans ce « Mie » le forclusif de la négation, ce qui s’apparente à dire « Maître en Rien ». 33 Cette acquisition, faite à titre privé, est en cours d’exploitation. Elle pourrait servir de matériau à l’élaboration éventuelle d’une édition critique de l’œuvre de Le Petit. Il serait possible de l’utiliser dans le cadre d’un travail collaboratif avec toute personne intéressée. 34 Dans l’édition d’origine de 1668, toutes les strophes ne portent pas un titre. Au terme blasphématoire de « sodomie » employé dans la version de 1668, succède le syntagme « pure solemnie 29 » dans un autre exemplaire signalé par F. Lachèvre 30 , daté de la même année, puis s’y substitue l’énigmatique formulation « Qu’il l’est pour le certain M… 31 » dans l’édition de 1672, se changeant enfin, certainement dans la continuité de l’édition précédente, en « Que c’est pour certain Me en Mie 32 » (1693). L’accusation de sodomie s’affaiblit pour céder la place au reproche adressé aux jésuites de n’être maîtres en rien, c’est-à-dire d’être inutiles. Pourtant, en suivant en parallèle l’évolution de la périphrase désignant les jésuites, à la fin de la strophe 121, cette logique d’adoucissement laisse à désirer. « Fouetteurs d’enfants » dans l’édition originale de 1668, ils sont « fouteurs de petits enfants » dans la contrefaçon de 1668 et enfin « amoureux de petits enfants » dans la version de 1693. De la sorte, l’accusation de pédophilie demeure, déplacée un peu en amont. Un manuscrit « à faire passer sous le manteau » L’examen plus ample de ces variantes paraît nécessaire pour construire, peu à peu, des interprétations solides sur ces mutations. L’acquisition récente 33 d’une copie manuscrite du Paris ridicule, non encore datée, pourrait bien participer à ce dessein. Cet in quarto de 94 pages cousues, sans reliure, aux fils apparents et de pauvre qualité, nous permet d’illustrer l’hypothèse d’une transmission « sous le manteau » de cet ouvrage. En outre, au regard des premières variantes consignées et du format, cet exemplaire ne semble correspondre à aucune des rééditions connues. Elle est loin d’être complète : plusieurs des premières strophes sont retranchées à cette version, faisant disparaître le prologue du poète s’adressant à sa muse. Ce choix réduit en partie le nombre de pages et hâte la confrontation avec les lieux publics - on commence immédiatement par « Le Louvre ». C’est sans doute cette orientation qui explique également l’ajout massif de titres pour chaque strophe 34 , ce qui ajoute à la précision du trajet et accentue l’effet de promenade. Si l’argus l’authentifie bien comme datant du XVIIe siècle, ce manuscrit invite dans tous les cas à poursuivre l’enquête sur les inédits du jeune poète et nous montre comment la fortune littéraire d’une œuvre bannie se renouvelle dans le champ de la recherche. 40 Dimitri Albanese 35 On en trouvera un repérage dans la base de données constituée par Henri Duranton, Poèmes satiriques du X V I I Ie siècle, université Saint-Étienne Jean Monnet https: / / satires18.univ-st-etienne.fr/ pr%C3%A9 sentation. Cette base de données commence en 1715, mais de nombreux textes que l’on y trouve circulaient déjà dans les années précédentes. La police du livre ayant pour fonction d’établir l’infraction et de la juger, son rôle fut rempli - et de manière radicale - dans la saisie du Bordel des Muses. Elle ne semble cependant pas empêcher la fortune littéraire du Paris ridicule de Claude Le Petit, appelé à se fondre dans la masse des satires portant sur une capitale - telles celles de François Berthod, de Maynard, ou Le Tracas de Paris par François Colletet. Loin d’entériner la suppression d’une œuvre, la censure, en créant une émulation, en fait paradoxalement la publicité. Toutefois, les formes et les lieux de production se déplacent. L’imprimé voit peut-être de moins en moins d’œuvres libertines (au point que certains historiens de la littérature ont affirmé qu’elles disparaissaient pour faire place au fameux « tournant dévot » du dernier tiers du siècle). Mais, en fait, la littérature de cet ordre explose sous la forme d’une poésie satirique/ satyrique de circonstance tournée vers la critique des mœurs des puissants qui, circulant de manière manuscrite, représente une masse considérable encore peu explorée 35 . À cela s’ajoute le marché considérable de la galanterie « noire » qu’emblématise la publication imprimée de l’Histoire amoureuse des Gaules (1665) et autres France Galante (1688), aux frontières de la France. Satire, satyre, écriture de l’obscène deviennent les outils privilégiés de la critique politique. À sa manière, et notamment par ses rééditions, l’œuvre de Le Petit en a ouvert la voie. A NNEXE Tableau récapitulatif des éditions des œuvres de Claude Le Petit du XVIIe siècle à nos jours Titre Lieu Date Format Manuscrit La Chronique scandaleuse ou Paris ridicule de C. Le Petit A Cologne, chez Pierre de la Place 1668 In-12, 47 p. BnF : Y² 2838 La Chronique scandaleuse ou Paris ridicule de C. Le Petit A Cologne, chez Pierre de da (sic) Place Probable contrefaçon réa‐ lisée à Bruxelles par Phi‐ lippe Vleugart 1668 In-12, 47 p. [Indication ex meis par F. Lachèvre] La Chronique scandaleuse ou Paris ridicule de C. Le Petit A Cologne, chez Pierre de la Place. Autre contrefaçon, proba‐ blement réalisée à Bruxelles par François Foppens 1668 In-12, 50 p. x Paris ridicule par Petit Ou Il y a cent vint-six dixains, C’est-à-dire 1260 vers. Pièce Sa‐ tyrique Sans lieu 1672 In-12, 70 p. [Indication ex meis par F. Lachèvre ainsi que Bri‐ tish Mu‐ seum] 41 Le cas du Paris ridicule de Claude Le Petit, itinéraire d’un manuscrit interdit Le Tableau de la vie et du gou‐ vernement de messieurs les Car‐ dinaux Richelieu et Mazarin et de M. Colbert, representé en di‐ verses Satyres & Poësies ingé‐ nieuses […] A Cologne, chez Pierre Marteau 1693 In-8°, 432 p. X Rome, Paris et Madrid ridicules, avec des remarques historiques et un recueil de poésies choisies par Mr. de B*** A Paris, chez Pierre le Grand 1713 In-12, 224 p. BnF : 8° Y e 1220 Paris ridicule et burlesque au dix-septième siècle, par Claude Le Petit, Berthod, Scarron, Fran‐ çois Colletet, Boileau etc. Nou‐ velle édition revue et corrigée avec des notes par P. L. Jacob, bibliophile Paris, Adolphe Delahays 1859 In-16, 370 p. X Les Œuvres libertines de Claude Le Petit, Parisien brûlé le 1 er septembre 1662, précédées d’une notice biographique par Fré‐ déric Lachèvre Paris, Honoré Champion 1918 x X 42 Dimitri Albanese 1 Si les Mémoires et la correspondance de Roger de Bussy-Rabutin n’ont plus été édités dans leur intégralité depuis le X I Xe siècle, ses Discours, son Histoire amoureuse des Gaules, ses chansons, cartes et autres maximes ont fait l’objet d’éditions modernes sérieuses. Voir Roger de Bussy-Rabutin, Mémoires de Roger de Rabutin, comte de Bussy, éd. L. Lalanne, Paris, Charpentier, 1857, 2 vol. ; Correspondance de Roger de Rabutin, comte de Bussy, avec sa famille et ses amis. 1666-1693, éd. L. Lalanne, Paris, France, Charpentier, 1858, 6 vol. ; Correspondance avec le Père René Rapin, éd. César Rouben, Paris, Nizet, 1983 ; Correspondance avec le père Bouhours, éd. C. Rouben, Paris, Nizet, 1986 ; Dits et inédits, éd. Daniel-Henri Vincent et Vincenette Maigne, Précy-sous-Thil, L’Armançon, 1993 ; par les mêmes, l’édition du Discours à sa famille, Précy-sous-Thil, L’Armançon, 2000 ; Histoire amoureuse des Gaules, éd. Roger Duchêne et Jacqueline Duchêne, Paris, Gallimard, 2007. 2 Bussy-Rabutin, Correspondance, op. cit., 21 juillet 1675, éd. Lalanne, t. 3, p. 54. 3 Ibid., 3 août 1675, p. 60. 4 Les copies sont en revanche innombrables, souvent présentes au sein de recueils d’histoires galantes. 5 Voir Coralie Robin, « L’Histoire amoureuse des Gaules de Bussy-Rabutin : cantique de la médisance ou machine de guerre ? », Littératures classiques, n° 59, 2006, p. 265-282 ; Michèle Rosellini, « Faut-il en “abreuver le vulgaire” ? Le Roi, le sexe et la connivence », Ariane Bayle, Mathilde Bombart et Isabelle Garnier (dir.), L’Âge de la connivence : lire entre les mots à l’époque moderne, Cahiers du GADGES, Les manuscrits de Bussy-Rabutin : pratique aristocratique, usages familiaux Yohann D E G U I N Université Rennes 2 Un aristocrate du XVIIe siècle peut-il être auteur ? Bussy-Rabutin, dont les œuvres écrites sont pourtant nombreuses 1 , répondrait que non. Bouhours lui écrit en effet que « c’est grand’pitié […] que d’être auteur de profession, on a plus d’affaire que n’en a M. Colbert, et à peine peut-on trouver le temps d’écrire à ses meilleurs amis 2 ». La réponse de son correspondant apporte les éléments d’une définition de l’auteur : « Je comprends bien l’embarras des gens qui font imprimer, et ceux qui m’ont délivré de ces peines ont eu plus de bonté qu’on ne sauroit dire 3 . » L’auteur de profession est donc celui qui fait imprimer : il préside à la diffusion de ses textes. Bussy-Rabutin a certes beaucoup écrit, beaucoup copié, beaucoup corrigé, critiqué, mais jamais il n’a fait imprimer lui-même ses textes. L’Histoire amoureuse des Gaules, son œuvre la plus célèbre, est un hapax au sein de l’œuvre de Bussy-Rabutin : imprimé de son vivant, bien que Bussy ait toujours nié tout rôle dans cette diffusion, c’est le seul de ses écrits dont on ne trouve aucune trace autographe 4 . Cette dichotomie entre les textes personnels ou familiaux - Mémoires, lettres, discours à ses enfants - et ce roman illustre la double détente de sa pratique auctoriale. D’une part, on peut observer une stratégie d’écriture et de lecture contrôlée ; de l’autre, une propagation qui révèle une perte totale de contrôle sur l’objet écrit, parce qu’il est imprimé, puis copié par des tiers en raison de sa nature scandaleuse 5 . Cette tension entre deux modes de diffusion de l’écrit, n o 13, 2016, p. 83-110 ; et Christophe Blanquie, « Bussy, aux frontières du libertinage politique », Rabutinages. Horizons libertins, n o 24, 2014, p. 88-100. 6 Il convient de rappeler que même si le manuscrit semble favoriser la plasticité d’un texte, l’imprimé ne signifie pas pour autant qu’il est définitivement fixé. Les rééditions successives de nombreux auteurs, à l’instar de Corneille, suffisent à prouver que l’imprimé n’a pas pour vocation de fixer un texte, de le soustraire à toute possibilité d’amendements. En revanche, le manuscrit permet de cibler une diffusion de l’écrit, et une adaptation plus directe à un public plus restreint ou, à tout le moins, plus défini. et le discours de Bussy-Rabutin à ce sujet, suggèrent chez lui la présence d’une posture d’auteur et d’une conscience de la destination des textes. On a ironiquement glosé sur la relative confidentialité de Bussy-Rabutin, comparée au succès de sa cousine de Sévigné. L’épistolière aurait atteint la postérité sans la programmer ; le mémorialiste y aurait échoué, alors qu’il l’espérait. On peut pourtant se demander dans quelle mesure cette postérité a pu être effectivement programmée, eu égard à ses réflexions sur le statut d’auteur, et à sa pratique du texte manuscrit. On constate, en effet, à l’étude de quelques autographes de Bussy-Rabutin, un jeu de composition et de recomposition des textes. Bussy-Rabutin se refuse à fixer l’œuvre dans l’imprimé 6 , parce qu’elle doit être plastique, en fonction des destinataires qu’on lui attribue, en fonction aussi d’un processus d’élection aristocratique. Après un sommaire état des lieux des manuscrits autographes de Bussy-Rabutin par‐ venus jusqu’à nous, on analysera les stratégies de destination qu’il revendique et le discours qu’il tient sur le manuscrit comme objet. On envisagera ensuite, chez lui, le manuscrit comme un texte dont la (re)copie tend à le rapprocher de l’imprimé par le passage vers une forme plus lisible, tout en lui conservant une grande plasticité, et vers des déclinaisons qui font le pari du morceau choisi offert au public, qui sont autant d’embryons de textes programmant une postérité. État des lieux Qui entreprend d’éditer les textes de Bussy-Rabutin est un chanceux : les manuscrits autographes de la plupart de ses œuvres sont connus et bien conservés. On a ainsi pu, ces dernières années, apprécier diverses éditions inédites, notamment de ses discours à ses enfants et de ses chansons. Seuls ses Mémoires et sa correspondance sont réputés en partie perdus. On ne dispose pour l’heure que de l’édition qu’en donna Ludovic Lalanne en 1854, sur des manuscrits disparus et des éditions encore antérieures. Ainsi, des dix tomes que composent les Mémoires, trois, intitulés Suitte des Mémoires du comte de Bussy-Rabutin, sont conservés au département des manuscrits (Richelieu) de la Bibliothèque nationale de France, sous les cotes 10334-10335-10336 : il s’agit des tomes VIII, IX et X. Reliés de maroquin rouge, ces in-quarto sont abondamment annotés et raturés, soit de la main même de Bussy-Rabutin, soit de celle de Bouhours, qui fut chargé de la première édition de ce texte par l’une des filles du mémorialiste, Louise-Françoise de Coligny. En 2008, Mireille Gérard « pens[ait] d’ailleurs que le manuscrit de l’Institut (n o 700), qui porte le même titre, [serait] sans doute le sixième volume de ces Mémoires qui mêlent récits et 44 Yohann Deguin 7 M. Gérard, « Mme de Sévigné et Bussy-Rabutin : la broderie sur le cousinage », XVII e siècle, vol. 241, n° 4, 2008, p. 633-644. 8 Marie de Sévigné, Correspondance, éd. R. Duchêne, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 3 vol., t. 1, p. 823. 9 Ce tome dispose également d’une copie autographe, semble-t-il, conservée au château de Chaumont. Voir R. Duchêne, « Note sur le texte », dans Sévigné, Correspondance, ibid.., t. 1, p. 821-825. Ces pages, consacrées aux sources de la correspondance de Sévigné donnent un aperçu de celles de la correspondance de Bussy-Rabutin et donc de ses Mémoires, puisqu’il y insère un grand nombre de lettres. Voir Myriam Tsimbidy, La Mémoire des lettres : la lettre dans les Mémoires du X V I Ie siècle, Paris, Classiques Garnier, 2013. 10 Roger de Bussy-Rabutin, Histoire généalogique de la maison de Rabutin, Dijon, E. Rabutot, 1866. 11 Cette hypothèse fait l’objet d’une réflexion dans les pages qui suivent. lettres 7 ». Duchêne, lui, l’identifie comme une source « de qualité inférieure. [Une copie] établie à l’intention du Roi comme Bussy l’a expliqué à sa cousine en 1680. […] C’est en effet un abrégé, dans lequel Bussy a corrigé et choisi ce qui pourrait lui attirer la bienveillance du Roi ; les lettres s’en trouvent comme recomposées 8 ». Ce manuscrit, qui est certes une copie autographe, ne comporte pas de tomaison. Il n’est ni annoté, ni raturé. Le texte débute « au commencement de l’année 1673 » et s’achève sur une lettre du 7 octobre 1676. Le huitième tome conservé au département des manuscrits de la bibliothèque Richelieu débute, lui, « au commencement de l’année 1677 9 ». Tout porte ainsi à croire qu’abrégé ou non le volume conservé à la bibliothèque de l’Institut correspond au septième tome des Mémoires, c’est-à-dire à un volume réputé perdu. Il nous semble s’agir ou bien d’un volume d’apparat, ou effectivement d’une partie des textes envoyés à Louis XIV, comme le suggère Duchêne. La concentration des événements des années 1673 à 1676 ne permet cependant pas d’envisager, comme il le suggérait, que cet unique volume soit un simple abrégé des Mémoires : l’intitulé, Suitte des Mémoires du comte de Bussy-Rabutin, autant que la construction de l’ensemble, similaire à celle des autographes du département des manuscrits de la bibliothèque Richelieu, laisse penser que nous avons affaire à une série complète de textes, ou à l’extraction, parmi tous les volumes rédigés par Bussy-Rabutin, d’un septième, à l’intention du roi. En tout cas, ce manuscrit ne saurait constituer une « source de qualité inférieure », malgré l’absence de son double original. L’Histoire généalogique de la maison de Rabutin n’a pas été rééditée depuis 1866 10 . On a pu en dénombrer deux manuscrits autographes, l’un conservé au département des manuscrits de la bibliothèque Richelieu, sous la cote Rothschild 3149 (Fig. 1) ; un autre à la bibliothèque de l’Arsenal, sous la cote Ms 4159 (Fig. 2). Ce dernier semble l’autographe original, quand l’autre est vraisemblablement une copie autographe destinée à être envoyée à la duchesse de Holstein, correspondante et cousine de Bussy-Rabutin 11 . Enfin, le Discours du comte de Bussy à sa famille sur le bon usage des prospérités est conservé au département des manuscrits de la bibliothèque Richelieu sous la cote NAF 4208 ; le Discours du comte de Bussy à sa famille sur le bon usage des adversités est, lui, conservé à la bibliothèque Mazarine, sous la cote 2188. 45 Les manuscrits de Bussy-Rabutin : pratique aristocratique, usages familiaux 12 Bussy-Rabutin à Rapin, 18 août 1671, éd. Lalanne, t. 2, p. 13. 13 La posture de l’honnête homme est importante chez Bussy-Rabutin, qui la revendique dès le seuil de ses Mémoires : « Lorsque j’entrai dans le monde, ma première et ma plus forte inclination fut de devenir honnête homme » (Bussy-Rabutin, Mémoires, op. cit., t. 1, p. 3). 14 « Un de mes amusements, c’est de recueillir tout ce que je puis trouver de nos pères, et d’en faire une petite histoire généalogique qui ne vous déplaira pas », Bussy-Rabutin à Sévigné, 12 décembre 1670, éd. Duchêne, t. 1, p. 139. Aristocratie et circulation Si Bussy-Rabutin parle en fait assez peu de la distinction à faire entre imprimé et manuscrit et ne commente pas de front sa propre pratique de l’écrit, quelques réflexions tirées de sa correspondance en révèlent une conception aristocratique : Vous me demandez mon sentiment sur votre livre de la Comparaison de Cicéron et de Démosthène, je vous déclare qu’il m’a charmé. […] Tout ce qui m’en déplaît, c’est qu’il soit imprimé : je voudrais que les seules personnes capables d’en connoître les beautés l’eussent en manuscrit ; car enfin, quand je songe que cent mille sottes gens peuvent le lire sans savoir ce qu’il vaut, cela me donne du chagrin. 12 La distinction entre le manuscrit et l’imprimé apparaît ici nettement. Le manuscrit est un objet aristocratique, qu’on présente à des élus, opposés aux « sottes gens ». Il circonscrit en outre la possibilité d’avoir accès au texte. Le texte manuscrit, pour Bussy-Rabutin, mobilise une communauté choisie. C’est en cela que Bussy-Rabutin se trouve à la jonction entre le statut d’auteur « de profession » et le statut d’amateur. Son rapport à l’écrit participe tout entier d’un ethos aristocratique : la mise à distance d’une écriture qui serait donnée au public permet de motiver la constitution d’une société mobile, virtuelle, fédérée par le texte et le rapport privilégié que la trace manuscrite peut nouer. En effet, ce qu’a l’impression de néfaste, c’est qu’elle atteint « mille […] gens » : elle dépasse tout exercice de sociabilité contrôlée, policée, qui correspondrait à un idéal d’honnête homme 13 . L’imprimé est une perte de contrôle sur le texte. Or, pour Bussy-Rabutin, exilé dix-sept ans dans ses terres bourguignonnes, le texte est l’unique medium qui le relie encore à la société mondaine, savante ou aristocratique : c’est pourquoi le contrôle de la circulation de ses textes lui est fondamental. Il crée, par la correspondance certes, mais aussi par une politique d’envoi et de renvoi de ses œuvres, une communauté dont il se fait le centre. En témoignent notamment la question des manuscrits de son Histoire généalogique et ceux de ses Mémoires. Bussy-Rabutin parle pour la première fois de son Histoire généalogique de la maison de Rabutin à Sévigné en 1670 14 . L’autographe conservé au département des manuscrits de la bibliothèque Richelieu est pour nous d’un intérêt tout particulier, parce qu’il s’inscrit dans une tentative d’assurance de la solidarité familiale par le texte. Il semble s’agir d’un manuscrit d’apparat réalisé pour servir de don aristocratique entre membres d’une même 46 Yohann Deguin 15 Cette forme particulière de don a pour modèle les offrandes de manuscrits faites au souverain, « avec la connotation d’allégeance ou de vassalité ». Voir Sylvie Lisiecki, « Dons et donateurs », Chroniques de la BnF, n° 45, 2008, p. 17-19. 16 Dorothée-Élisabeth de Holstein, fille de Philippe, duc de Holstein-Wissembourg et veuve de George-Louis, comte de Sintzendorf, épousa Jean-Louis, comte de Rabutin, en 1682. Cette même année, Bussy-Rabutin en fait une correspondante occasionnelle. 17 Les plats sont recouverts de petits sceaux sur lesquels les armes sont aujourd’hui illisibles. Henri Beaune affirme que « les armes placées sur la couverture sont celles de Mme de Coligny, fille de Bussy, et des Rabutin » (Bussy-Rabutin, Histoire généalogique, op. cit., p. IX). 18 Catalogue en ligne « Archives et Manuscrits » du site de la BnF : http: / / archivesetmanuscrits.bnf.fr/ ark: / 12148/ cc37618k. 19 Fig. 1. Couverture de l’Histoire généalogique de la maison de Rabutin, BnF, Département des manuscrits (Richelieu), Rothschild 3149. 20 Dès l’année du mariage de la duchesse de Holstein avec le comte de Rabutin, Bussy-Rabutin annonce son désir d’envoyer sa généalogie à sa cousine pour surpasser celle qu’elle a déjà reçue de son beau-père (lettre du 8 décembre 1682, t. 5, p. 323). Le 24 février 1683, la duchesse fait part de son impatience (t. 5, p. 336). Le 29 novembre 1684, « la généalogie est en état ; on la relie » (t. 5, p. 381). En 1686, il affirme qu’elle « a […] présentement la généalogie » (t. 5, p. 497), mais elle s’en défend le 17 juillet 1686 : « je ne l’ai pas encore reçu [un portrait], ni la généalogie » (t. 5, p. 571). En somme, annoncée dès 1682, la généalogie n’a toujours pas été remise à sa destinataire quatre ans plus tard. Il y a de fortes chances qu’elle ne soit jamais parvenue jusqu’à elle, en dépit des promesses de Bussy-Rabutin. maison 15 . La reliure porte les armes de Bussy-Rabutin, et celles de Holstein (Fig. 3) 16 . L’exemplaire de l’Arsenal, lui, porte sur les plats les armes de Louise-Françoise de Coligny, fille de Bussy, et celles des Rabutin, selon le témoignage de son éditeur du XIXe siècle 17 . On peut dès lors juger que cet exemplaire est celui qui est demeuré dans la famille du Bussy-Rabutin, puisqu’il a été transmis à sa descendante. Pour l’exemplaire de la bibliothèque Richelieu, la notice du catalogue des Manuscrits 18 indique que : Comme l’a fait observer le rédacteur du Catalogue de manuscrits publié par la librairie Techener en 1862 (n° 155), la duchesse de Holstein, n’appartenant pas à la branche de Chantal, ne pouvant porter que les armes de Holstein accompagnées des armes simples de Rabutin : cinq points d’or équipollés à quatre de gueules. On est donc fondé à croire que le volume a été relié pour Bussy lui-même, qui n’y aura joint les armes de Holstein que par vanité. 19 Cette appréciation est réductrice. D’une part, il semble que Bussy-Rabutin, et son entreprise généalogique en est la preuve, n’a pas besoin de rehausser son prestige en associant ses armes à celles de Holstein ; d’autre part, si l’on considère sa correspondance avec la duchesse de Holstein, on constate qu’un exemplaire lui est aussi dédié, et qu’il ne lui a vraisembla‐ blement jamais été délivré 20 , ce qui pourrait expliquer sa présence dans les collections françaises, et permettre d’identifier ce manuscrit comme celui que Bussy-Rabutin destinait à sa parente par alliance. Ce que dit la reliure d’une stratégie de diffusion fondée sur l’élection d’une famille, sur les honneurs rendus d’une branche à l’autre de la maison par-delà les frontières, doit être rapporté à l’importance revendiquée du caractère autographe de la copie : Je l’ai toute écrite de ma main, et pour cela, il m’a fallu beaucoup plus de temps que si je l’avais fait copier par des écrivains ; mais cela marque plus l’envie que j’ai eue de vous plaire. Je ne vous en 47 Les manuscrits de Bussy-Rabutin : pratique aristocratique, usages familiaux 21 Bussy-Rabutin à la duchesse de Holstein, 29 novembre 1685, éd. Lalanne, t. 5, p. 458. 22 F. Bouza, Hétérographies : formes de l’écrit au Siècle d’Or espagnol, Jean-Marie Saint-Lu (trad.), Madrid, Casa de Velázquez, 2010, p. 44-45. 23 Bussy-Rabutin, Histoire généalogique, éd. cit. p. 68. dirai rien davantage, car il y a une lettre pour vous à la tête de la branche que vous avez honorée de votre alliance. 21 Le commentaire s’intéresse à la pratique de la copie autographe, ici présentée comme le gage d’une affection particulière, rapport inscrit dans l’acte physique de la copie, qui institue une dialectique entre l’encre et le sang. La lettre, insérée dans les deux manuscrits, dont fait état Bussy-Rabutin se situe au commencement de l’histoire de la branche qu’a intégrée la duchesse de Holstein ; le texte d’ensemble, lui, débute sur une lettre à Sévigné. Si la généalogie offerte à la duchesse de Holstein peut permettre de l’intégrer à la communauté familiale, celle offerte à Sévigné sert à maintenir des liens d’amitié et à réactiver la relation familiale des deux épistoliers, l’une étant, du reste, reconnue comme chef de famille par l’autre. Cette composition particulière implique des lectures programmées en fonction du destinataire choisi : l’œuvre a un double commencement, selon qu’on est Sévigné, selon qu’on est Holstein, à partir de deux points déterminés du texte. La présence des deux lettres dans chacun des manuscrits suggère aussi la mise en évidence d’un lien indirect entre la duchesse de Holstein et la marquise de Sévigné, toutes deux appartenant à une même communauté dont l’élément central et moteur est le comte de Bussy-Rabutin, cousin des deux et garant, par sa pratique du manuscrit fait à l’attention de la parentèle, de la solidarité familiale. L’association de la pratique du manuscrit à la matière familiale n’est pas innocente. Certes, des effets de personnalisation à l’œuvre - une écriture réalisée soi-même pour l’autre - servent le rapport interpersonnel, mais le manuscrit s’accorde tout particulière‐ ment à des usages familiaux du texte, notamment par sa plasticité. Plasticité et familiarité « Ce qui arriva aux manuscrits à l’époque où l’on pouvait désormais en avoir des copies grâce à l’artifice de l’imprimerie fut que, loin de disparaître, ils se spécialisèrent dans la satisfaction de pratiques ou de fonctions déterminées que l’imprimerie ne remplissait pas de façon adéquate. Nous nous trouverions, alors, devant un exemple d’accomodatio, de plasticité circonstancielle, d’industrieuse capacité d’adaptation aux usages culturels qu’il fallait couvrir », pour reprendre les analyses de Fernando Bouza 22 . L’une des pratiques à laquelle on peut aisément associer le constat de F. Bouza est l’écriture familiale, qui se tient en équilibre entre identité individuelle et identité collective. Les manuscrits de Bussy-Rabutin révèlent qu’il n’écrit pas des îlots indépendants, mais un ensemble continu qui constitue un système d’écriture familiale : Si j’avois du mérite et des bonnes qualitez, je perdrois l’honneur d’un éloge en parlant moy môme de moy. Il est vray que mes Mémoires peindront assez mon cœur et mon esprit, et mes portraits feront voir comment étoit faitte ma personne. 23 48 Yohann Deguin 24 Bussy-Rabutin à Sévigné, 23 février 1671, éd. Duchêne, t. 1, p. 167. 25 Fig. 2 (Manuscrit autographe de l’Histoire généalogique de la maison de Rabutin, BnF, Arsenal, Ms 4159, feuillet 287, r°) et Fig. 3 (Copie autographe de l’Histoire généalogique de la maison de Rabutin, BnF, Département des Manuscrits (Richelieu), Rothschild 3149, feuillet 70, r°). 26 Par ailleurs, le manuscrit de l’Arsenal, destiné à la descendance directe de Bussy-Rabutin, contient un grand nombre de feuillets vierges, qui suggèrent une poursuite potentielle du travail généalogique. Les notices des parents vivants sont toutes suspendues, et les espaces laissés pour les compléter corroborent cette idée. On voit ici à quel point les écrits de Bussy-Rabutin renvoient les uns aux autres. Ils sont écrits dans les mêmes conditions, pour les mêmes motifs : Pendant que j’étais dans la Bastille, je me mis dans la tête d’écrire mes campagnes ; il y a trois ans que je trouvai ce travail assez beau pour m’obliger à l’étendre davantage et faire ce qu’on appelle des Mémoires. […] Comme il y a un an que cela est achevé, il m’a pris fantaisie d’écrire la vie de mon père, dont j’ai vu la fin et dont j’ai appris le commencement par ses papiers. J’en suis venu à bout, et de celle de mon grand-père, de sorte que je remonte présentement jusqu’à mon aïeul, c’est-à-dire par la droite ligne, car pour les collatéraux, je ne les nommerai qu’en passant. Ce sera donc une Histoire généalogique de notre maison, qui sera aussi exacte, moins flatteuse et plus agréablement écrite que si les gens du métier l’avaient faite. 24 L’Histoire généalogique, en dépit de son apparente autonomie, appelle à un renvoi vers les Mémoires et les portraits. On voit ici comment un texte vient s’insérer dans l’autre. De la même façon que l’on peut se reporter aux Mémoires pour combler une lacune calculée de la généalogie, L’Histoire amoureuse des Gaules trouve un écho important dans les devises du château de Bussy. Chaque œuvre de Bussy-Rabutin est soutenue par une invitation à se servir des autres œuvres pour la compléter. En outre, Bussy-Rabutin laisse des blancs dans ses manuscrits. Ainsi, le manuscrit de L’Histoire généalogique conservé à la bibliothèque de l’Arsenal a été parfois complété par l’auteur lui-même, là où celui du fonds Rothschild demeure incomplet. La notice généalogique concernant Amé de Rabutin, fils du comte, présente ainsi sa situation en 1684 dans l’exemplaire de l’Arsenal, quand l’exemplaire du département des manuscrits de la bibliothèque Richelieu s’arrête en 1683 25 . Le manuscrit destiné à circuler dans la famille - celui de l’Arsenal, l’autre étant, on l’a vu, un manuscrit d’apparat pour la duchesse de Holstein - invite les successeurs du généalogiste à poursuivre son entreprise. De la sorte, à l’instar d’un livre de raison, la généalogie devient une œuvre à potentiel collectif 26 . La forme manuscrite favorise cette plasticité : c’est uniquement sous la caution manusc‐ rite que le texte rejette une forme unique et peut appeler à être amendé au fur et à mesure des générations, sans neutraliser la fonction de solidarité familiale induite par la pratique de l’écriture de la main propre. On peut ainsi se permettre de reposer la question des lourdes modifications souvent apportées par les héritiers. Les discours de Bussy ont largement été corrigés par sa fille et par le père Bouhours ; il y a fort à penser que les manuscrits de Bussy-Rabutin sont conçus pour supporter ces passages de main en main et ces modifications. On se trouve en présence d’une même modalité d’écriture, qu’on pourrait qualifier d’auto-familiale. L’Histoire généalogique se présente en annexe des Mémoires ; eux-mêmes 49 Les manuscrits de Bussy-Rabutin : pratique aristocratique, usages familiaux 27 Sévigné à Bussy-Rabutin, 18 septembre 1676, éd. Duchêne, t. 2, p. 403 et ibid., 14 janvier 1678, t. 2, p. 594. sont redoublés par le Discours à ses enfants sur le bon usage des adversités, où Bussy-Rabutin écrit un abrégé de sa vie, intégrée à une lignée d’« illustres malheureux ». Tous ces textes participent d’un même mouvement d’écriture, sont considérés de la même manière par leur auteur, et jouissent d’une même stratégie de destination : ils sont adressés aux enfants ou à la famille proche, ils sont sujets de la correspondance, l’intègrent parfois - c’est le cas des Mémoires - ou y sont joints. Il y a un véritable continuum entre les œuvres de Bussy-Rabutin : tout est contenu dans tout. L’écriture manuscrite, qui consacre le processus d’élection aristocratique du texte et de ses lecteurs, sert alors pleinement de liant et apporte à l’ensemble une homogénéité manifeste. Cette homogénéité est largement favorisée par la plasticité qu’autorise la pratique manuscrite. La copie comme les modifications du texte - qui ne sont jamais tant des corrections que des enrichissements - permettent d’infléchir le texte en fonction de ses destinataires et de ses usages, entre lecture à plaisir ou volonté de transmission de la mémoire familiale. Cette idée du plaisir du texte nous invite par ailleurs à penser la plasticité du manuscrit comme le moyen de le mettre au profit de morceaux choisis. Dans la perspective d’une sociabilité littéraire soutenue par l’écriture familiale, la sélection de textes au sein du manuscrit et la pratique de la copie, permettent pleinement d’envisager une pratique d’écriture anthologique. De la même manière que la lecture de la généalogie peut débuter à des endroits variés du texte, les Mémoires peuvent subir des coupes et être lus, à l’instar des longs romans ou des recueils de nouvelles, au gré d’une sélection d’épisodes : Vous devriez m’envoyer quelques morceaux de vos mémoires. Je sais des gens qui en ont vu quelque chose, qui ne vous aiment pas tant que je fais, quoiqu’ils aient plus de mérite. Je vous prie seulement de m’envoyer quelque endroit de vos mémoires touchant la guerre, comme par exemple la campagne de Mardick. 27 Cette pratique est très courante dans les correspondances du XVIIe siècle. Elle est très représentée chez Bussy-Rabutin et Sévigné, qui s’envoient toutes sortes de pièces. L’aca‐ démicien y endosse son rôle de critique, et la marquise celui de médiatrice entre l’exilé et le monde. Dans le cadre des Mémoires comme dans celui de l’Histoire généalogique, il s’agit à la fois d’offrir des morceaux choisis à Sévigné, mais également de programmer une réception plus large à la cour. L’exemplaire des Mémoires conservé à la Bibliothèque de l’Institut, vraisemblablement destiné à Louis XIV, participe aussi d’une sélection d’épisodes et de lettres. Cette pratique nous permet d’envisager le texte dans ses dispositions à être fragmenté. L’œuvre de Bussy-Rabutin constitue un ensemble, certes, mais un ensemble que la pratique manuscrite permet de démonter et de remonter sans cesse au gré des copies et des envois. Le manuscrit est le gage de la vivacité de l’œuvre. Sans aller jusqu’à considérer que l’imprimé fixe irrémédiablement l’œuvre, il faut noter qu’il réduit considérablement sa capacité à s’adapter à une pluralité de publics sous une pluralité de formes. Le texte perd sa noblesse quand il est imprimé. Il n’y a pas, en définitive, chez Bussy-Rabutin, de prise en considération de l’œuvre finie en soi. Les manuscrits ne sont pas un avant-texte, et ne sont pas non plus le texte 50 Yohann Deguin lui-même. L’œuvre est un chantier perpétuel, parce qu’elle est susceptible, même fixée par les copies, de modifications perpétuelles, conditionnées par une volonté de se servir de l’œuvre comme du creuset d’une solidarité familiale et d’une sociabilité mondaine. L’œuvre au long cours - Mémoires, généalogie, roman - est à envisager comme œuvres fragmentables. Le manuscrit est le gage de cette fragmentation potentielle, et vient offrir un contrepoids aux différents procédés qui servent la cohérence de l’ensemble des textes rédigés par Bussy-Rabutin. L’œuvre familiale, dans ses systèmes d’échos, dans ses effets de répartition, est à la fois un discours familial à grande échelle et un ensemble de morceaux choisis pour le plaisir des individus. Strictement située entre individualité et collectivité, cette forme d’écriture met en évidence une posture d’auteur ambiguë, entre dilettantisme revendiqué et contrôle quasi-professionnel d’une production littéraire. L’œuvre de Bussy-Rabutin soulève dès lors un grand nombre de questions quant à la pratique du manuscrit. La donnée familiale, nourrie de l’assurance d’une solidarité du sang réactivée par une considération aristocratique de l’encre, nous a semblé une hypothèse viable pour résoudre, chez Bussy-Rabutin, le paradoxe de l’écrivant qui se piquait de ne pas être écrivain. 51 Les manuscrits de Bussy-Rabutin : pratique aristocratique, usages familiaux ANNEXES BnF, Ms Rothschild 3149, f. 70 r. 52 Yohann Deguin BnF, Arsenal, Ms 4159, f. 287 r. 53 Les manuscrits de Bussy-Rabutin : pratique aristocratique, usages familiaux BnF Ms Rothschild 3149. 54 Yohann Deguin 1 Lettres de femmes. Textes inédits et oubliés du X V Ie au X V I I Ie siècle, éd. Elizabeth Goldsmith et Colette Winn, Paris, Champion, 2005. 2 Lettres de Roger de Rabutin Comte de Bussy, Paris, De Laulne, 1697, 4 vol. in-12. 3 Le manuscrit intitulé Suite des mémoires du comte de Bussy (BnF 10334-10336) est la principale source ayant servi à l’établissement des premières éditions de la correspondance. Les originaux des lettres envoyées par les correspondantes de Bussy n’ont pas été conservés. 4 Les deux premiers volumes de cette première édition contiennent exclusivement la correspondance de Bussy et de Mme de Sévigné. 5 Correspondance de Roger de Rabutin Comte de Bussy avec sa famille et ses amis (1666-1693), Paris, Charpentier, 1857-1859, 6 volumes. Cette édition, d’où nous tirons nos citations, est loin d’être un outil de travail idéal, en particulier parce que Lalanne a compilé des sources multiples (rapidement mentionnées dans une notice introductive) sans mention en varia. 6 En cumulant correspondance active et passive, on a compté une soixantaine de correspondantes nommées et une dizaine de correspondantes demeurées dans l’anonymat. Publier sans imprimer : le défi des épistolières Nathalie F R E I D E L Université Wilfrid Laurier Les études récentes sur l’épistolarité féminine au XVIIe siècle l’ont amplement démontré : le consensus autour de la lettre comme « genre féminin » est en trompe-l’œil dans une période où très peu de correspondances de femmes sont publiées en réalité, où ce sont des épistoliers que l’on consacre et canonise (Balzac, Voiture, Bussy-Rabutin) et où, comme l’ont fait remarquer Elizabeth Goldsmith et Colette Winn 1 , l’art épistolaire, tel qu’il est défini et illustré par les manuels, est garanti exclusivement par une autorité masculine. Pourtant, lorsque la correspondance de Bussy est publiée en 1697, par les soins de sa fille, Louise-Françoise de Coligny, et de Bouhours 2 , on y découvre que ses correspondants sont pour beaucoup des correspondantes, dont les lettres sont incluses parmi celles de Bussy. Ce choix des premiers éditeurs, peu banal compte tenu de la réticence à imprimer qui caractérise la production épistolaire féminine, s’explique par la nature des manuscrits laissés par Bussy, qui prenait copie de sa correspondance (envoyée et reçue) pour composer la suite de ses mémoires 3 . Cette édition permet en particulier à ses contemporains de découvrir les premières lettres imprimées de Sévigné 4 . Certes, les épistolières demeurent dans l’anonymat car, comme le constate Ludovic Lalanne à propos des premières éditions françaises de cette correspondance : « on se borne presque partout à indiquer les noms propres par des initiales, qui même quelquefois sont fausses 5 ». Il faut donc attendre l’édition en 6 tomes établie par ce dernier au tournant du XIXe siècle pour que la contribution des femmes à ce corpus épistolaire apparaisse dans toute son ampleur 6 . Alors qu’on ne s’est penché jusqu’ici qu’isolément sur le cas de quelques contributrices jugées plus douées ou 7 Signalons par exemple le choix de lettres de Mme de Scudéry à Bussy proposé et commenté par Nathalie Grande dans l’anthologie Lettres de femmes. Textes inédits et oubliés du X V Ie au X V I I Ie siècle, op. cit. 8 « C’est d’abord et surtout dans les toutes premières années de l’exil, une frivole conversation mon‐ daine avec quelques dames : Mesdemoiselles d’Armentières et Dupré, Mesdames de Montmorency, de Gouville et quelques autres. Bussy est fort fêté par ces dames, qui attendent ses lettres avec une bruyante joie ; elles semblent souhaiter son retour avec une folle impatience. L’intérêt de ces lettres ne va pas au-delà de l’élégant badinage. » (Claude Rouben, Bussy-Rabutin épistolier, Paris, Nizet, 1974, p. 39) 9 « In the seventeenth century, women’s epistolary art effectively went underground, but not in any simply clandestine or repressed way. It remained, so to speak, near the surface, cultivated in the private homes, salons, and convents that would contribute significantly to the development of a literary and political public sphere independent of the state. » ( Janet Gurkin Altman, « Women’s Letters in the Public Sphere », Going Public. Women and Publishing in Early Modern France, Elizabeth Goldsmith and Dena Goodman (dir.), Ithaca, Cornell University Press, 1995, p. 105-106) 10 Lalanne rappelle que « Bussy avait recueilli avec soin toute sa correspondance et transcrit de sa main presque jour par jour ses propres lettres ou celles qu’il recevait » (Correspondance, éd. cit., Notice, p. X ). La correspondance commence au moment où s’achèvent les Mémoires et couvrent la période de 26 ans qui va de la sortie de prison de Bussy en 1666 à sa mort en 1693. 11 Nous nous limiterons, dans le cadre de cette étude, aux collaboratrices de la première heure et aux années 1666-1671 qui ouvrent la correspondance. 12 Bussy-Rabutin, Histoire amoureuse des Gaules, éd. J. et R. Duchêne, Paris, Gallimard, 1993, p. 164-177. plus intéressantes 7 , nous nous proposons d’observer la dynamique à l’œuvre dans le groupe des épistolières recrutées par Bussy dès les débuts de son exil, à partir de 1666. Il s’agira tout d’abord de souligner l’importance d’un groupe féminin qui tend à s’organiser en réseau de soutien. Contrairement à une tradition critique qui a fait de ces échanges « une frivole conversation mondaine avec quelques dames 8 », nous voyons dans l’entreprise qui consiste à transmettre les nouvelles de Paris et de la cour, voire à œuvrer en sous-main pour le retour en grâce de Bussy, une intéressante formule collaborative et clandestine, venant illustrer l’intuition de Janet Altman selon laquelle le XVIIe siècle verrait la constitution d’un « underground » de l’épistolaire féminin 9 . Nous nous intéresserons ensuite à la prise en compte de la littérarité de l’épistolaire dans le contrat implicite qui se met en place entre Bussy et ses correspondantes. À côté de la dimension pragmatique et informative, la fréquence des remarques et des commentaires stylistiques, ainsi que l’échange de nombreuses pièces en prose et en vers, font du commerce de lettres un véritable atelier d’écriture. A priori, le partenariat avec un homme que sa réputation de libertin n’a pas empêché d’entrer à l’Académie, sert les ambitions d’écrivaines amateures, manifestement conscientes de participer au travail d’archivage et de catalogage, par Bussy, d’ego-documents à léguer à la postérité 10 . Mais non contentes de contribuer à l’entreprise apologétique, les épistolières 11 se montrent disposées à poursuivre l’œuvre de fiction scandaleuse, en donnant une suite au récit des amours malheureuses avec Mme de Montglas dont le premier épisode, « Histoire de Bussy et de Bélise », venait clore l’Histoire amoureuse des Gaules  12 . 56 Nathalie Freidel 13 Gilonne d’Harcourt, dite « la Comtesse » ou encore « la reine Gillette », épouse en secondes noces du comte de Fiesque, maîtresse du chevalier de Gramont, de Vivonne et de Guitaut. 14 Marie-Madeleine du Moncel de Martinvast, née en 1627 dans une famille du Cotentin, veuve depuis le 17 mai 1667 de Georges de Scudéry. Pour de plus amples précisions, voir Jean Mesnard, « Le talent de Madame de Scudéry », Cahier des Annales de Normandie, 14, 1982, p. 91-101. 15 Lucie de Cotentin de Tourville, épouse de Michel d’Argouges, marquis de Gouville, successivement maîtresse du duc de Candale (le Candaule de l’Histoire amoureuse) et de Bartet - liste à laquelle Duchêne ajoute Boutteville, Luxembourg, du Lude. Les chansons lui attribuent bien d’autres conquêtes, dont celle de l’archevêque Harlay de Chauvalon : « Sire, par toute la ville / On parle d’un grand malheur / Cette impudique Gouville / a poivré notre pasteur » (chanson datée de 1662, Le Nouveau siècle de Louis XIV ou Choix de chansons historiques et satiriques, Paris, Garnier, 1857, p. 81). 16 M. Gérard, « Mme de Sévigné et Bussy-Rabutin : la broderie sur le cousinage », XVII e siècle, n° 241, 2008, p. 637. 17 Les portraits de Mme de Montglas, de la marquise de Gouville et de la comtesse de Fiesque figurent dans le Recueil des portraits et éloges en vers et en prose dédié à Mademoiselle (1659). 18 Myriam Tsimbidy, « Les lettres de Mademoiselle de Montpensier dans les Mémoires et la Correspon‐ dance de Bussy-Rabutin », Christian Zonza (dir.), Vérité de l’histoire et vérité du moi. Hommage à Jean Garapon, Paris, Champion, 2016, p. 527-539. Un comité de soutien féminin Qui sont ces esprits intrépides qui, à peine le libertin mal repenti tiré de la Bastille et réfugié sur ses terres bourguignonnes, s’engagent dans une correspondance qui, pour beaucoup, se poursuivra tout au long de l’exil et de la vie de Bussy ? À première vue, on a affaire à un groupe hétérogène qui réunit des femmes de la haute et de la petite noblesse provinciale, des personnalités en vue comme la comtesse de Fiesque 13 , et d’autres plus discrètes, comme Mme de Scudéry 14 , dont le talent nous serait demeuré inconnu sans cette correspondance. Plusieurs générations sont confondues : la comtesse de Fiesque est née en 1619, la comtesse de Guiche et Mlle d’Armentières ont vingt-deux ans. Le cercle des muses galantes à la réputation sulfureuse - Mme de Gouville 15 , la comtesse de Fiesque -, côtoie celui des muses savantes - Mme de Scudéry, veuve et dévote -, des précieuses qui militent contre l’amour - Mlle Dupré -, et des indépendantes, réfractaires aux catégories - Mme de Sévigné. On discerne toutefois des liens multiples et variés entre les correspondantes de la première heure. Liens familiaux d’abord : d’après Mireille Gérard, « la plupart des corres‐ pondants de Bussy en 1666 sont en fait de proches parents 16 ». Moyennant la conception extensible de la notion de cousinage, l’épistolier peut s’estimer apparenté à des degrés divers à Sévigné, Fiesque, Gouville, Guiche et jusqu’à la Grande Mademoiselle. Dans ce réseau familial entendu au sens large se dessinent également d’étroits liens politiques : plusieurs épistolières font partie de l’entourage de Mlle de Montpensier - c’est le cas de Fiesque et de Scudéry - et ont été mêlées, comme Gouville, aux intrigues de la Fronde 17 . Myriam Tsimbidy, qui s’est penchée sur la correspondance de Bussy avec Mademoiselle, montre que des liens d’estime, voire d’amitié existaient entre eux 18 . En 1662, alors que la princesse est exilée à Saint-Fargeau après le refus du mariage portugais, Bussy lui adresse de véritables gazettes sur tous les événements de la cour. En 1666, dans l’entourage de cette princesse, on s’empresse donc de retourner la faveur en permettant à l’exilé de demeurer en contact avec le centre des nouvelles et en jouant les intermédiaires : Fiesque s’offre pour faire pression sur ceux qui travaillent au retour en grâce, Scudéry est en relation étroite 57 Publier sans imprimer : le défi des épistolières 19 Par exemple, en octobre 1673, elle effectue une entrée remarquée à Bourbilly (séjour bourguignon de Sévigné), « plus belle, plus fraîche, plus magnifique et plus gaie que vous ne l’ayez jamais vue », en compagnie de Guitaut, avec qui l’Histoire amoureuse lui attribuait une liaison, et de sa femme (À Mme de Grignan, 21 octobre 1673, t. I, p. 602). « J’ai trouvé le maître et la maîtresse du logis avec tout le mérite que vous leur connaissez, et la Comtesse, qui pare et donne de la joie à tout un pays » (À Mme de Grignan, 25 octobre 1673, t. I, p. 603). Les citations de la correspondance de Mme de Sévigné sont tirées de l’édition complète de Duchêne, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1972-1978, 3 tomes. 20 De Mme de Sévigné, 14 juillet 1655, I, p. 30. 21 À Mlle d’Armentières, 15 septembre 1670, p. 314. Les citations de la correspondance de Bussy sont tirées de l’édition de Lalanne, Paris, Charpentier, 1868, tome I. 22 De la comtesse de Fiesque, mai 1667, p. 29. 23 De Mme de Gouville, 30 juin, 1667, p. 42. « de Fiesque » est une interpolation erronée de Lalanne. 24 De Mme de Scudéry, 8 septembre 1670, p. 312. avec Saint-Aignan, principal soutien de Bussy auprès de Louvois, et Dupré assure la liaison avec des personnalités du milieu lettré comme Conrart, Bouhours et Rapin. Ensuite, la plupart des correspondantes sont liées d’amitié et se fréquentent assidûment. La « Comtesse » (de Fiesque) figure régulièrement dans les listes d’amis et de proches dont Sévigné transmet les compliments et les nouvelles à sa fille 19 . Bussy, quand il s’adresse à ce réseau amical, doit tenir compte du fait que ses interlocutrices se fréquentent au quotidien, sous peine de se faire gentiment moquer de lui : Je me trouvai hier chez Mme de Montglas, qui avait reçu une de vos lettres, et Mme de Gouville une autre ; je croyais en trouver une chez moi. Mais je fus trompée dans mon attente, et je jugeai que vous n’aviez pas voulu confondre tant de rares merveilles. 20 La plaisanterie, qui associe avec élégance le reproche et l’excuse, assure discrètement la promotion du groupe des correspondantes. Et tandis que Bussy doit fournir aux attentes de chacune, les épistolières s’associent aussi bien dans la lecture que dans l’écriture et l’expédition des lettres : Je vous dirais que je n’ai point reçu ce paquet de votre part, dans lequel vous me mandez qu’il y avoit deux lettres de vos amies. 21 Je vous assure, monsieur, que je vous ai écrit une grande lettre de l’hôtel de Sully : la duchesse vous fit même un compliment dans ma lettre et badinoit avec vous ; nous vous mandions toutes les nouvelles. 22 J’arrive de la campagne de mon côté et notre cousine [de Fiesque] du sien. La première chose à quoi nous pensons, c’est à vous écrire et à vous prier d’envoyer chez moi prendre nos deux portraits […]. La comtesse dit qu’elle ne vous écrit pas mais que vous n’en êtes pas moins persuadée de son amitié. Entre vous deux le débat. 23 Loin de n’être qu’une commodité postale, la tactique du tir groupé renforce l’avantage des épistolières, autorisant l’appel à témoin en cas de litige (lettres perdues, manque d’assiduité). Toute nouvelle recrue se recommande du groupe. Quand Mme de Scudéry prend l’initiative d’écrire à Bussy, elle met d’abord en avant la pression de ses amies - « Je crois qu’elles se sont imaginé que nous nous connoissions encore plus que nous faisons » -, puis déclare faire équipe avec Mlle Dupré, autre ennemie de la galanterie : « Nous sommes inséparables. C’est la meilleure amie que j’aie au monde 24 . » Enfin, son amitié pour Mme de 58 Nathalie Freidel 25 « Plus je connois notre amie, madame de Montmorency, plus je l’aime ; il n’y a pas de meilleure amie ; elle est d’un fort bon commerce, et très-agréable ; et avec tout son enjouement, elle est fort solide », de Mme de Scudéry, 15 avril 1671, p. 392-393. 26 De Mme de Scudéry, 26 septembre 1670, p. 318. La participation indirecte de Mlle de Vandy (favorite de Mademoiselle, héroïne de La Princesse de Paphlagonie) n’est pas fortuite lorsqu’on se souvient qu’elle était la cible d’un des scandaleux Alleluias de Roissy : « La d’Orléans et la Vandy / Se servent de godemichis ; / De v… pour elles, il n’y a / Alleluia ! » (Histoire amoureuse des Gaules, op. cit., p. 192). D’où il faut conclure que toutes les victimes de la plume satirique de Bussy ne partageaient pas la rancœur de Sévigné. 27 N. Grande, « Lettres de Madame de Scudéry à Bussy-Rabutin (1670-1685) », dans Lettres de femmes, éd. cit., p. 312. 28 L. Depretto évoque par exemple la compétition qui oppose Sévigné et Mme d’Huxelles, laquelle envoie au marquis de Vardes, voisin des Grignan, des bulletins de nouvelles de Paris et de la cour (Informer et raconter dans la Correspondance de Mme de Sévigné, Paris, Classiques Garnier, 2015, p. 88). Dans le cas de Sévigné, un des grands plaisirs d’écriture réside assurément dans l’aisance avec laquelle elle se détache du peloton des nouvellistes dans la course à l’information. 29 Isabelle de Harville (1629-1712), fille d’Antoine de Harville, marquis de Palaiseau et gouverneur de Calais, épouse de François de Montmorency, marquis de Fosseux. Bussy ne la mentionne pas dans ses Mémoires et les éditeurs d’anthologies en ont profité pour renvoyer l’épistolière à un anonymat Montmorency 25 montre que des recoupements sont possibles entre le cercle des muses savantes et celui des muses galantes. Les lettres de Bussy doivent tenir compte de cette dynamique de groupe et du fait qu’une allocutaire peut en cacher une autre : Pour Mlle de Vandy, je lui ai lu l’endroit de votre lettre où vous me mandez la manière dont vous feriez galanterie si vous étiez une dame : elle en a extrêmement ri. Enfin elle m’a prié de vous le mander et qu’elle était toujours votre servante. 26 C’est donc bel et bien un réseau de soutien épistolaire féminin qui se forme et s’organise autour de l’exilé, dont il est d’abord question de conjurer la mort sociale. En retour, les épistolières aménagent habilement un régime de publicité acceptable car calqué sur des pratiques plébiscitées par la société honnête. Le groupe se porte garant de l’activité d’écriture individuelle, suspecte dans un domaine où les femmes ne sont pas les bienvenues. La circulation intense des lettres désigne un autre régime de publication, dont les produits sont privés certes du privilège officiel mais appréciés à leur juste valeur par une secte d’amateurs éclairés. Si Bussy est courtisé par les épistolières, c’est moins du fait de son aura galante que de sa capacité à « distribuer » leur production sous un label indépendant. Un atelier d’écriture Nathalie Grande note chez Mme de Scudéry, la correspondante la plus assidue de Bussy après Sévigné, la satisfaction visible de s’associer par lettres à « un homme recherché pour son esprit, son goût et son style 27 ». Toutefois, l’émulation entre des épistolières qui doivent compter avec la concurrence nous paraît tout aussi décisive pour la dynamique de l’échange. L’étude de Laure Depretto sur l’écriture de l’information dans la correspondance de Sévigné a mis en lumière les mécanismes de la lettre de nouvelle et la concurrence sourde entre les épistoliers qu’elle implique dans le régime de sociabilité qui caractérise cette période 28 . De telles rivalités sont aisément repérables parmi les amies de Bussy qui se font fort de le tenir informé des dernières nouvelles de la cour et de la ville. Ainsi, Mme de Montmorency 29 59 Publier sans imprimer : le défi des épistolières d’où, selon eux, elle n’aurait jamais dû sortir : « Mme de Montmorenci ne se doutoit guère que ses lettres seroient un jour imprimées, et comme c’étoit le seul titre qu’elle pût avoir à une espèce de réputation, les recherches que nous avons faites sur la vie de cette femme, peu connue d’ailleurs, ont été infructueuses. » (Lettres de Mademoiselle de Montpensier, de Mesdames de Motteville et de Montmorency, de Mademoiselle Dupré et de Madame la marquise de Lambert, Paris, Léopold Collin, 1806, p. X X V ) 30 De Mme de Montmorency, 12 avril 1688, p. 95. 31 De la comtesse de Fiesque, 4 janvier 1668, p. 81. 32 De Mme Dupré, 25 février 1670, p. 243. 33 De Mlle d’Armentières, 7 avril 1668, p. 94. 34 À Mme de Gouville, 5 juillet 1667, p. 46. Nous soulignons. 35 De Mme de Montmorency, 25 février 1671, p. 380. 36 À Mme de Montmorency, sans date, p. 381. cultive un art consommé de la brève : « Le roi de Portugal a cédé sa femme et son royaume à son frère, ne sachant se servir ni de l’un ni de l’autre 30 . » Mais sur ce terrain, elle doit faire face à la concurrence de la comtesse de Fiesque : « il y a la plus grande gueuserie parmi les courtisans que vous ayez jamais vue. On parle fort de la paix, et on commence à la souhaiter, parce qu’on ne voit pas que la guerre serve de beaucoup 31 » ; de Mlle Dupré : « Saint-Pavin est tombé en apoplexie ; il n’est pas encore bien guéri. M. de Racan a fait pis : il est mort 32 » ; et de Mlle d’Armentières : « Le Tellier est inconsolable de la mort de sa fille. Il y a deux hommes ici qui sont morts de la peste. Si cela continue, je crois que j’irois en original dans votre galerie 33 ». Les compliments de Bussy viennent alors récompenser les efforts des co-épistolières et souligner les réussites : Au reste, Madame, vous me surprenez par les nouvelles que vous me mandez de la guerre : je suis assuré qu’il y a plus d’un officier général en France qui n’en parle ni qui n’en écrit pas si bien que vous […]. Je reçois encore des nouvelles d’ailleurs mais elles ne sont ni si bonnes ni si bien écrites que les vôtres. 34 Les nouvellistes sont non seulement jugées sur la qualité des informations fournies mais aussi sur leur savoir-faire et leurs dons d’écrivaines. En outre, la compétition s’intensifie quand l’actualité fournit des occasions en or. On voit ainsi revenir à la charge des épistolières dont les soins s’étaient relâchés, au moment où l’affaire Lauzun et le feuilleton La Vallière font la une des gazettes à la main. En 1671, Montmorency quitte le style percutant de la brève dans lequel elle s’est illustrée pour expédier une série de relations brillantes. Or ces morceaux de bravoure interviennent au moment où la brillante Scudéry menace de supplanter ses concurrentes dans la course à l’information : « je crois que vous avez quelque correspondant mieux informé que je ne le suis, et que vous voulez vous épargner la peine de m’écrire si souvent 35 ». Soupçons que Bussy s’efforce d’apaiser en redoublant d’éloges : « Il est vrai que j’ai d’autres correspondants que vous, mais personne ne me mande des nouvelles si sûres que les vôtres, et votre commerce m’est mille fois plus agréable que celui de qui que ce soit 36 . » Toutefois, la logique de la compétition n’est jamais poussée jusqu’à l’élimination de la concurrence car l’expérience de l’écriture collective exige de la part des participantes une mise en commun des compétences. Cette visée collaborative est particulièrement visible dans la mise en œuvre du dit satirique sur lequel Bussy a bâti sa réputation d’écrivain et 60 Nathalie Freidel 37 À Mme de Montmorency, 6 mai 1670, p. 264. 38 De Mme de Sévigné, 6 juin 1668, I, 88. 39 De Mme de Montmorency, 27 août, p. 125. 40 À Mme de Montmorency, 1 er mars 1669, p. 153. 41 De Mme de Montmorency, 30 juin, p. 425 sq. qui constitue également un des pivots de sa correspondance. Tout comme pour la chaîne informationnelle, l’entreprise satirique bénéficie du système de relais mis en place dans le réseau épistolaire. Dans une lettre de Mme de Montmorency, il est question d’une corniche qui aurait blessé Mme de Lafayette à la tête. La réplique plaisante de Bussy - « Si l’on peut vous dire une turlupinade, ce n’est pas la plus illustre tête que les corniches, et même les cornes, n’aient pas respecté 37 » - recycle un bon mot de Sévigné dont il faisait les frais : « Mme d’Époisses m’a dit qu’il vous étoit tombé une corniche sur la tête qui vous avait extrêmement blessé. Si vous vous portiez bien et que l’on osât dire de méchantes plaisanteries, je vous dirais que ce ne sont pas des diminutifs qui font mal à la tête de la plupart des maris […] 38 . » La galanterie, dans sa version satirique aussi bien qu’honnête, est l’œuvre du groupe ; quand elle s’écrit, c’est collectivement ; d’où un effet de surenchère. La verve satirique des amies de Bussy étonne parfois par ses audaces, comme lorsque Montmorency commente la conduite du mari de Mme de M***, qui a donné au roi et au Parlement la lettre de sa femme à M. de R*** : « Ainsi, n’étant point cocu de chronique, au moins le sera-t-il de registre 39 . » Prenant le contre-pied des manuels épistolaires qui prônent la décence et la retenue, Bussy encourage ses troupes à passer outre : A quoi me sert de savoir que M. de Gramont a dit quelque plaisanterie à madame de la Baume, si je ne sais ce que c’est ? Mais vous pourriez bien me le mander si vous vouliez prendre la peine d’envelopper la chose. Pour moi, je vous déclare qu’il n’y a ordure au monde que je ne vous dise, quand il s’en présentera occasion sans vous faire rougir. Paraphrasez donc un peu, madame, et me mandez le beau dit de M. de Gramont. 40 Véritable atelier d’écriture satirique, la correspondance de Bussy constitue une occasion rare pour des femmes de s’exercer dans un genre dont elles sont plus souvent les cibles que les utilisatrices. Enfin, les amies de Bussy composent une satire au sens étymologique du terme en agrémentant leurs lettres de créations de leur plume qui empruntent à tous les genres. On pourrait composer un recueil de pièces diverses, dans le goût du temps, avec les bouts-rimés que Dupré produit à la chaîne, le chef-d’œuvre héroï-comique que Montmorency compose sur l’altercation entre Mme de la Baume et Mlle du Mény sur le porche de l’église des Grands-Jacobins 41 , l’élégant portrait de Rapin par Scudéry ainsi que ses réflexions sur le thème de l’amitié. En faisant de sa correspondance un lieu privilégié de circulation des écrits féminins, Bussy fournit aux épistolières un antidote précieux à l’obstacle des convenances. Ainsi, lorsqu’il donne son accord à Dupré, qui souhaite montrer à Conrart les bouts-rimés qu’ils ont composés ensemble, c’est en expliquant que la « réputation d’écrire », si elle ne convient pas à l’honnête homme, a fortiori à l’honnête femme, est parfaitement acceptable entre amis : 61 Publier sans imprimer : le défi des épistolières 42 À Mlle Dupré, 10 mars 1670, p. 249. 43 Voir Michèle Rosellini, « Faut-il en abreuver le vulgaire ? Le Roi, le sexe et la connivence », A. Bayle, M. Bombart, I. Garnier (dir.), L’Âge de la connivence : lire entre les mots à l’époque moderne, Les Cahiers du Gadges, n° 13, 2015, p. 83-110. 44 De Mme de Montmorency, 3 juin 1667, p. 37. 45 De Mme de Fiesque, 20 juin 1667, p. 39. 46 À Mme de Fiesque, 25 juin, p. 41. 47 De Mme de Fiesque, 23 août 1667, p. 58. Je consens que vous montriez mes amusements à M. Conrart. Si j’étois avec lui, je lui montrerois des choses plus sérieuses, quelque délicatesse que j’aie sur la réputation d’écrire que la plupart du monde donne fortement à un homme de qualité qui écrit pour s’occuper, comme à un auteur qui écrit pour être imprimé ; mais on ne doit rien avoir de caché pour un ami comme M. Conrart, qui sait faire des distractions. 42 L’Histoire de Bussy et Bélise Cependant, les correspondantes de Bussy n’ignorent pas que le pacte de circulation restreinte auquel il se réfère a été sérieusement ébranlé par le régime de diffusion de son œuvre satirique 43 . Il ne leur a pas échappé non plus qu’elles doivent en partie leur « élection » aux liens qui les unit à l’ancienne amante de Bussy, qu’il accuse de l’avoir trahi pendant sa prison. C’est donc en toute connaissance de cause qu’elles acceptent la mission risquée qui consiste à composer la suite de l’« Histoire de Bussy et de Bélise », première « saison » des amours de Bussy et de Mme de Montglas, sur laquelle se clôt l’Histoire amoureuse des Gaules. Tout commence par un concert de médisances, qui peut laisser penser qu’on va avoir affaire à un lynchage épistolaire semblable à celui dont la comtesse de Marans, alias Mélusine, fait les frais dans le réseau sévignéen en 1671. Mme de Montmorency affirme que son amitié ne mérite pas d’être comparée « à celle de qui vous savez » et encourage Bussy à lui envoyer « tous les petits vers que vous feriez sur elle 44 ». La comtesse de Fiesque rapporte une retraite suspecte de Mme de Montglas « dans le plus misérable état du monde » et se vante d’avoir « dépétré » Bussy de sa « folle passion 45 ». Dans un premier temps, nulle ne songe à contester la version de l’amoureux trahi : « C’est comme la dame que vous savez : si elle ne m’avoit fait qu’une escapade, comme celle à quoi elle étoit sujette, je ne m’en serois jamais guéri, mais le tour qu’elle m’a fait m’a entièrement dégagé 46 . » Cependant, d’objet du discours médisant, l’incontournable Montglas ne tarde pas à s’imposer comme la véritable destinataire des récriminations de Bussy, en figurant en tiers dans ses échanges avec ses amies. La correspondance fonctionne alors comme un forum où les anciens amants communiquent par amies interposées : « Je n’ai pas eu de ses nouvelles il y a fort longtemps. Je vous envoyai une de ses lettres il y a six semaines. Vous ne me mandez point que vous l’ayez reçue : tout ce que je sais d’elle, c’est qu’elle fait une assez triste vie 47 . » Montmorency se prête volontiers à la manœuvre, en permettant à Bussy de s’adresser à son ancienne maîtresse par son intermédiaire, puis en donnant la parole à Mme de Montglas dans un chef-d’œuvre de lettre à quatre mains : Mon amie vient de lire ma missive et me prie de vous écrire encore quelque chose de plus impertinent ; mais cela m’est impossible, de la dernière impossibilité : c’est pourquoi je finis en 62 Nathalie Freidel 48 De Mme de Montmorency, 6 avril 1670, p. 254-255. 49 Dans sa biographie, Jean Orieux souligne l’acharnement de Bussy qui, à soixante-seize ans, continue à rimailler contre son ancienne maîtresse : « Trente ans après le lâchage ! Trente ans de persévérance dans le dépit amoureux ! », Bussy-Rabutin. Le libertin galant homme, Paris, Flammarion, 1958, p. 251. 50 De Mme de Montmorency, 30 mars 1669, p. 157. 51 De Mme de Scudéry, 18 octobre 1670, p. 325. 52 À Mme de Scudéry, 23 octobre 1670, p. 327. 53 Nous renvoyons à notre article, « L’honnêteté à l’épreuve de la mixité : le réseau des correspondantes de Bussy », M. Leopizzi (éd.), L’honnêteté au Grand Siècle : belles manières et Belles Lettres, Tübingen, Narr Francke Attempto, 2020, p. 317-334. vous assurant que nous vous désirons, que nous aurions volontiers noyé Madame de *** si vous aviez pu prendre sa place, et que pour vous voir, nous ferions de bon cœur un péché mortel. N’allez pas prendre cela de travers, mon cher, et vous imaginer des choses à quoi nous ne pensons pas. 48 La réponse badine des épistolières aux invectives du « pauvre abandonné » nous incite à considérer avec précaution une posture qui n’a pas manqué de susciter l’étonnement des commentateurs 49 . Ne s’agit-il pas avant tout pour cet auteur à scandale de poursuivre, avec le concours des co-épistolières, la publication de ses amours malheureuses ? De fait, la riposte de la coalition féminine aux vers vengeurs de Bussy donne lieu à une sorte de concours poétique, chaque contributrice choisissant dans l’éventail des petits genres mondains celui qui lui convient le mieux : Vous êtes encore trop en colère contre votre ancienne maîtresse. Ne vous y trompez pas : On voit toujours l’amour dans le dépit / Et jamais dans l’indifférence ; / Et quoiqu’enfin l’on fasse tant de bruit, / On aime encore plus qu’on ne pense. Votre colère cependant me divertit fort. 50 Après avoir exprimé quelque réticence à traiter le sujet imposé, Scudéry se joint au concert en soulignant une fois de plus la dynamique de groupe et en composant un habile portrait de Bussy en héros de roman : Mon Dieu ! que je vous trouve encore amant ! Vous ne sauriez vous taire de cette dame : on ne parle pas tant de ce qu’on n’aime pas ; avouez-le donc ; mais il n’est pas vrai que vous n’en parliez qu’à moi ; vous en avez écrit à mademoiselle Dupré. Je pense même que vous en parlez aux bois, aux échos et aux rochers, selon la louable coutume des amants. 51 La clairvoyance de l’épistolière épingle ici la passion de Bussy moins pour son « Infidèle » que pour la publication de soi, qui préside à l’ensemble de son œuvre écrite. Elle s’attire alors un aveu révélateur des enjeux réels de l’affaire Montglas : Vous croyez, dites-vous, que j’aime toujours la dame dont je ne me saurais taire : j’y consens ; pourvu que j’en parle, je ne me soucie guère de ce qu’on en pensera ; mais j’en parlerai en prose et en vers, et j’ai même quelque envie d’apprendre les langues étrangères pour être entendu de tout le monde. 52 Loin de faire amende honorable après le scandale de l’Histoire amoureuse, Bussy renoue dans sa correspondance avec le registre mi-galant mi-satirique 53 et le régime de publication mi-privé mi-public qui lui ont valu l’exil : même si les lettres ne sont pas imprimées, elles sont forcément appelées, comme toute correspondance du temps, à circuler au-delà du 63 Publier sans imprimer : le défi des épistolières premier cercle de leurs auteurs. Dans ce but, il s’adjoint une équipe de collaboratrices prêtes à en assumer les risques pour bénéficier d’une occasion rare de joindre leurs dons d’écrivaines à une collection de lettres susceptible de témoigner pour la postérité, au même titre que la collection de portraits édifiée par Bussy à la même période. La réticence des femmes face à l’impression, au XVIIe siècle, a fortiori dans un milieu aristocratique où de telles pratiques heurtent les convenances, n’implique pas qu’elles aient renoncé à l’ambition d’écrire. Dans ce contexte, l’épistolaire apparaît comme une voie d’accès privilégiée à l’écriture, moyennant un certain nombre de dispositifs : la formation en réseau, le partenariat avec un auteur masculin, le jeu de la concurrence, la dimension collaborative. C’est cet usage stratégique de l’épistolaire que l’on voit à l’œuvre dans le groupe d’écriture formé par les amies de Bussy et qui aboutit à la composition d’une œuvre collective. En exploitant un régime de circulation et de publication qui a fait le succès de l’Histoire amoureuse, les co-épistolières mettent leurs talents variés au service des amours malheureuses de l’exilé bourguignon en collaborant notamment à la création d’un Ovide travesti, réinterprétation satirique de la tradition des héroïdes. 64 Nathalie Freidel 1 Jacques-Bénigne Bossuet, « Pour la Profession de Madame de La Vallière » (1675), dans Œuvres oratoires, éd. Urbain et Levesque, Paris, Desclée, 1914-1921, t. VI, p. 46. 2 Sur le projet d’œuvres complètes de Bossuet lancé à Paris par Claude Lequeux et Jean-Pierre Deforis à la fin du X V I I Ie siècle (vingt volumes in-4° de 1772 à 1790), qui entraîne la découverte des manuscrits de près de deux cents sermons et panégyriques mais complique aussi, du même coup, la figure de l’auteur-Bossuet, voir Cinthia Meli, Le Livre et la Chaire. Les pratiques d’écriture et de publication de Bossuet, Paris, Champion, 2014, p. 243 sq. Voir aussi François Lachat, « Remarques historiques », dans Œuvres complètes de Bossuet, Paris, Louis Vivès, 1862, t. VIII, p. X X V I : « On a dit souvent que Bossuet écrivoit ses discours à longs traits, rapidement, sans efforts de composition, suivant comme par entraînement l’inspiration du génie. Composition prompte, illumination soudaine ? Il faut s’entendre » - et Lachat de décrire (ou de postuler) à la fois l’acuité et la puissance de l’inspiration lorsque les circonstances l’imposaient, et la préparation, de plus en plus minutieuse, des discours. 3 Voir Almuth Grésillon, Éléments de critique génétique. Lire les manuscrits modernes, Paris, PUF, 1994. Le manuscrit, une leçon de style ? L’exemple du Sermon sur le Jugement dernier de Bossuet, genèse du style et style de genèse Anne R É G E N T -S U S I N I Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3 « L’homme », déclare Bossuet dans un passage maintes fois cité du Sermon pour la Profession de La Vallière, « ressemble à un édifice ruiné qui, dans ses masures renversées, conserve encore quelque chose de la beauté et de la grandeur de son premier plan. […] qu’on remue ces ruines, on trouvera dans les restes de ce bâtiment renversé, et les traces des fondations, et l’idée du premier dessein, et la marque de l’architecte 1 ». Le prédicateur se doutait-il qu’un tel passage pourrait servir de métaphore aux brouillons de ses sermons, dans lesquels les éditeurs successifs se sont efforcés de trouver, chacun à sa manière et avec ses présupposés, « et les traces des fondations, et l’idée du premier dessein, et la marque de l’architecte » ? Cependant, comme on sait, les ruines n’ont pas toujours suscité l’intérêt, moins encore l’admiration. Dans le cas de Bossuet, les Mémoires de son secrétaire et biographe l’abbé Ledieu avaient imposé l’idée que le prélat n’écrivait pas ses sermons, ou n’en rédigeait que des plans. Pourtant, lorsqu’à la fin du XVIIIe siècle une gigantesque campagne de collecte entreprise en vue de préparer les premières œuvres complètes de Bossuet aboutit à la découverte de près de deux cents sermons et panégyriques autographes, l’authenticité des manuscrits (autographes) est universellement admise, sans que disparaisse pour autant le mythe de l’improvisation qui prévalait jusqu’alors. Tout l’art des éditeurs successifs consistera désormais à concilier par une série d’ajustements l’évocation de Ledieu avec la réalité matérielle des manuscrits 2 , d’accorder, pour reprendre la terminologie d’Almuth Grésillon, la genèse externe avec la genèse interne 3 . 4 J.-P. Deforis, « Préface », Œuvres de Messire Jacques-Bénigne Bossuet, t. VI, p. I I - I I I . 5 Voir C. Meli, Le Livre et la Chaire, op. cit., p. 256. 6 P.-M. de Biasi, « Le cas Flaubert. Essai de typologie fonctionnelle des documents de genèse », Pourquoi la critique génétique ? Méthodes, théories, éd. Michel Contat et Daniel Ferre, Paris, Éditions du CNRS, 1998, p. 35. Les problèmes, pourtant, ne s’arrêtaient pas là. La description des sermons que donne au début de sa préface leur premier éditeur, le bénédictin Deforis, est à cet égard éloquente : Jamais nous n’exprimerons assez exactement l’état informe où ces sermons étaient réduits, et la répugnance que l’on pouvait sentir en les examinant, à entreprendre de les transcrire. Tous étaient sur des feuilles volantes, fort confuses, dont le caractère, très-mauvais, demandait une étude particulière pour ne point se méprendre dans la lecture. Mais ce n’était là qu’une petite partie des difficultés qu’ils présentaient. Remplis de ratures, ils étaient chargés, dans les interlignes, d’une écriture extrêmement menue, beaucoup plus indéchiffrable que celle du corps du manuscrit ; et les mots, souvent ajoutés par-dessus pour servir de variantes, venaient encore augmenter la confusion et l’embarras. Une multitude de transpositions presque inintelligibles, des additions de toute espèce, dont il fallait en quelque sorte, deviner la place, pour trouver l’ordre et le fil du discours, étaient seules capables de décourager la meilleure volonté […]. 4 Il s’agit certes de se grandir soi-même en grandissant le défi, et de justifier au passage le retard pris par l’édition, mais le problème semble bien réel, puisqu’il sera de nouveau évoqué avec insistance par tous les éditeurs qui s’affronteront à leur tour aux manuscrits de Bossuet 5 . Cinthia Meli, même si elle n’utilise pas la notion de « genèse éditoriale », a parfaitement décrit les enjeux des éditions successives des œuvres oratoires de Bossuet, et l’action décisive, ou pour mieux dire, constitutive, des éditeurs successifs de ces textes appelés « œuvres oratoires de Bossuet », dont la gestation progressive fut ainsi, en un sens, collective. Mais le défi lancé par les « œuvres oratoires » à la génétique d’auteur ne s’arrête pas là : outre l’idée de genèse individuelle, c’est la notion même de dossier de genèse, devenue essentielle pour la démarche génétique, qu’elles semblent déstabiliser. Pierre-Marc de Biasi définit le dossier de genèse comme l’ensemble, classé et transcrit des manuscrits et documents de travail connus se rapportant à un texte dont la forme est parvenue, de l’avis de son auteur, à un état rédactionnel avancé, définitif ou quasi définitif. Lorsqu’il est assez complet, le dossier de genèse d’une œuvre publiée fait habituellement apparaître quatre grandes phases génétiques que j’ai intitulées : phases pré-rédactionnelle, rédactionnelle, pré-éditoriale, éditoriale. 6 Mais dans le cas de Bossuet, dont, sauf rares exceptions, les sermons n’étaient pas destinés à la publication, ces opérations d’écriture sont beaucoup plus difficiles à cerner : puisqu’il n’y a plus ni phase pré-éditoriale, ni phase éditoriale, les discours n’étant pas, sauf de très rares 66 Anne Régent-Susini 7 On notera, cependant, que l’approche développée par P.-M. de Biasi ne parle pour le dossier de genèse que d’une « première mise en ordre sur l’axe chrono-génétique » : « C’est une sorte de rangement qui n’est pas encore un classement génétique (lequel implique une datation absolue ou relative de chaque pièce dans chaque ensemble et une représentation globale des liens), mais une première mise en ordre sur l’axe chrono-génétique : on redistribue les manuscrits selon les opérations d’écriture successives dont ils sont les produits et les traces » (« Correspondance et genèse. Indice épistolaire et lettre de travail : le cas Flaubert », Genèse et correspondances, éd. Françoise Leriche et Alain Pagès, Paris, Éditions des Archives contemporaines, 2012, p. 93). Pour une réflexion sur « le protocole menant à la sélection de la “version définitive” d’un discours oral » et sur « les entrelacs génétiques dans lesquels sont pris les avant-dire », voir la réflexion menée, à partir d’exemples du X Xe siècle, par Gilles Philippe (« Écrire pour parler. Quelques problématiques premières », Genesis, n° 39, 2014, p. 11-28). 8 Comme l’écrit P.-M. de Biasi, en toute rigueur génétique, « la notion de texte coïncide avec celle du texte imprimé publié : d’un point de vue génétique, le texte n’existe pas comme tel avant cette mutation qui fait passer l’écrit d’un statut autographique à un statut allographique. Sous la forme du manuscrit, même définitif, l’écrit est, du vivant de l’auteur, toujours susceptible de transformation avant-textuelle » (« Correspondance et genèse… », art. cit., n. 4, p. 42). 9 Voir Julie Le Blanc, « Présentation », Voix et images, n° 292, 2004, p. 9. exceptions, destinés à la publication écrite, l’axe chrono-génétique se dérobe inévitablement par endroits 7 . Alors, genèse de quoi ? Des discours prononcés ? Ils nous échappent à jamais. D’un texte définitif ? Sans texte publié, pas de texte définitif 8 . En d’autres termes, les manuscrits de Bossuet ne sauraient se prêter à une génétique de l’imprimé, mais seulement à une génétique des ébauches 9 - ce qui implique, pour ceux qui les éditent, de se défaire d’un certain nombre de présupposés (ou d’impensés) hérités des éditeurs du XIXe siècle. C’est sur ces questions que la présente étude se propose de jeter un éclairage, à partir d’un exemple précis, celui du Sermon sur le Jugement dernier de 1665, dont le manuscrit autographe fait en 1884 l’objet d’une publication, en fac-similé, par l’auteur catholique Joseph-Edouard Choussy (1824-1916). Il s’agit là à la fois d’un exemple parmi tant d’autres et d’un exemple particulier, et ce, à deux titres au moins. 1- À l’échelle des pratiques éditoriales du XIXe siècle, le geste de publication effectué par Choussy s’inscrit dans une double évolution caractéristique de son siècle : d’une part, l’in‐ térêt de plus en plus grand porté aux manuscrits autographes, voire la fétichisation dont ils font l’objet, en lien notamment avec toute une mythologie romantique de l’écrivain, et dont l’une des conséquences est le développement du marché correspondant (avec son inévitable lot d’escroqueries et de falsifications) ; d’autre part, la poursuite du développement de technologies permettant la reproduction et la diffusion de ces manuscrits autographes de plus en plus prisés, et en particulier de la lithographie. Ainsi publié, le manuscrit autographe se trouve désormais scruté en tant que tel : il s’ouvre à une réception propre. Cependant, l’exemple demeure assez atypique par l’ancrage chronologique du manuscrit publié : les cas de manuscrits autographes conservés du XVIIe siècle ne sont pas si fréquents, d’une part parce que les auteurs tendaient alors, comme on sait, à détruire les avant-textes ; d’autre part parce que l’emploi fréquent de secrétaire (Bossuet, du reste, en eut un à la fin de sa vie) diminuait d’autant la probabilité de manuscrits autographes. 2- À l’échelle de l’« œuvre » de Bossuet, le manuscrit ressemble, d’un côté, à d’innombrables manuscrits de Bossuet, mais il est pourtant à ma connaissance le seul sermon de l’auteur à 67 Le manuscrit, une leçon de style ? 10 Fac-Simile du Sermon sur le Jugement dernier de Bossuet, plus le fac-simile de deux plans de sermons de s. Vincent de Paul et s. François de Sales, précédés d’une étude par J. E. Choussy, Paris/ Bruxelles, Société générale de librairie catholique, 1884. 11 Maire de la petite commune de Rongères dans l’Allier, Choussy est l’auteur d’ouvrages historiques catholiques tels qu’une Vie de Jeanne d’Arc, mais il se montre aussi intéressé par les questions linguistiques, comme en témoigne par exemple son livre intitulé Le Patois Bourbonnais précédé d’un simple essai étymologique, Moulin, Lamapet, 1908. 12 Des trois auteurs, Bossuet est cependant le seul dont est reproduit un sermon rédigé. 13 J.-P. Deforis, « Préface », Œuvres de Messire Jacques-Bénigne Bossuet, évêque de Meaux, Paris, Antoine Boudet, 1772, t. IV, p. C . Deforis n’est pas le seul à conserver à Bossuet l’appellation de « Père de l’Église » déjà décernée par La Bruyère. Chateaubriand (Génie du christianisme, Paris, Garnier Frères, 1828, p. 331) et le Cardinal Louis-François de Bausset (Histoire de Bossuet, Besançon, Marquiset, 1839 [5 e éd.], t. I, p. 57 ; et « Notice », p. X ) font de même. 14 Jean-Sifrein Maury, « Discours préliminaire pour servir de préface à la première édition des sermons de Bossuet », dans Sermons choisis de Bossuet, Paris, Méquignon, 1829, p. 9. avoir fait l’objet d’une édition séparée en fac-similé 10 , accompagnée en outre d’un « Addenda à l’étude qui précède le fac-simile du sermon de Bossuet sur le Jugement dernier ». Or Choussy, d’ordinaire plutôt historien et politique 11 , se veut en l’occurrence philologue et stylisticien, dans une démarche qui, au-delà de sa singularité, paraît révélatrice d’une tendance propre au XIXe siècle à reconsidérer les grands auteurs du panthéon classique (Descartes, Pascal, Sévigné, Fénelon…) pour en faire des figures proprement littéraires. Certes, dans le cas de Bossuet, cette « littérarisation », qui est aussi une laïcisation, est loin d’être totale, et Choussy l’associe, dans son volume, à saint Vincent de Paul et saint François de Sales 12 . Cependant, c’est bien en écrivain, et non en théologien ou en homme d’Église, qu’il l’analyse et le prend pour modèle. Les éditeurs des œuvres oratoires au XIX e siècle Élaborant à la fin du X VIIIe siècle la première édition des sermons, le bénédictin Deforis, fondait sa recherche des manuscrits de Bossuet, non pas sur la conviction de leur valeur littéraire, mais sur la certitude de leur valeur spirituelle, avec, sous-jacente, l’idée que l’Aigle de Meaux méritait sur ce point exactement le même traitement que les Pères de l’Église, puisqu’au fond, il en était un : On sait que quand on a donné les éditions des Pères, on a publié tout ce qu’on a pu recueillir des monuments de ces illustres sermons et autres, quoique toutes les pièces ne fussent ni entières ni également parfaites […]. Or, nous l’avons dit, nous avons cru devoir témoigner à Bossuet le même respect : Un Écrivain aussi considérable mérite assurément cette distinction. 13 Cependant, dès la fin du XVIIIe siècle, la perspective d’une édition « littéraire » de Bossuet commence à se dessiner, défendue notamment par le cardinal Maury, à qui l’éditeur avait demandé d’assister Deforis, qui avait pris trop de retard dans la préparation des œuvres complètes. Maury ne tarda pas à se brouiller avec le bénédictin, tant leurs options éditoriales étaient divergentes, et ne manqua pas de dire tout le mal qu’il pensait de l’édition Deforis une fois qu’elle fut parue, accusant le bénédictin d’avoir « porté la superstition d’éditeur, comme on le lui a crûment reproché, au point de ramasser, dans sa collection beaucoup trop volumineuse, jusqu’au linge sale de Bossuet 14 ». 68 Anne Régent-Susini 15 François Lachat, « Remarques historiques », Œuvres complètes de Bossuet, t. VIII, Paris, Louis Vivès, 1862, p. L V I I . 16 « Bossuet les avait élagués pour serrer son style et donner à son discours plus de force et de rapidité » (Victor Vaillant, Études sur les sermons de Bossuet, Paris, Plon, 1851, p. 8). Au siècle suivant, cette perspective s’affirme, et Vaillant et Lachat, à leur tour, désap‐ prouvent Deforis pour avoir maintenu dans son édition des passages pourtant condamnés par Bossuet dans le manuscrit, au nom de ce double principe de la maîtrise de l’auteur sur son manuscrit, et de son infaillibilité stylistique. C’est que Bossuet, désormais, n’est plus un Père de l’Église, mais une figure tutélaire de la littérature française, pleinement auteur : « L’écrivain les a pour ainsi dire marqués du signe de la réprobation ; il entendait les écarter de son œuvre, ils ne doivent pas y figurer », écrit Lachat 15 . Or, le terme « réprobation » étant un terme théologique qui désigne le jugement divin par lequel un pécheur se trouve exclu du bonheur éternel, il identifie ainsi l’écrivain au Dieu Créateur lui-même ; c’est le Bossuet souverainement stylistique qu’évoquera, entre bien d’autres, Vaillant soulignant la « force » et la « rapidité » dont il a doté tel discours 16 . Dans cette perspective, ces variantes sont donc moins considérées comme des petits morceaux de sens qu’il faudrait recueillir (comme c’était le cas chez bien d’autres éditeurs), que comme des versions indignes d’un discours, voire d’un texte (c’est le paradigme de l’écrit qui, paradoxalement, domine), admirable - dont elles donnent à voir l’accomplissement progressif. Dès lors, la question de la place à leur accorder dans l’édition se complique, et l’option qui va peu à peu s’imposer est celle, calquée sur l’édition de textes plus standards, d’une sélection de variantes signalées, en notes de bas de page de très petite taille, au bas du texte principal. Le projet de Choussy : éduquer le lecteur sous l’autorité de l’auteur C’est alors qu’intervient l’entreprise de Joseph-Édouard Choussy. Il se justifie longuement de ce projet, en prêtant à l’examen des manuscrits des vertus non seulement herméneuti‐ ques, mais proprement pédagogiques. Pour cela, il met en scène un Bossuet d’abord réduit au jeu de mots que faisaient sur son nom ses camarades de collège, Bos suetus aratro, « bœuf habitué à la charrue » : Oui, jeunes gens, nous tenons à vous présenter ce grand orateur, cet illustre écrivain tel que l’avaient dépeint ses camarades de séminaires traduisant son nom par Bos suetus aratro, et nous initiant ainsi à son genre de travail lent, rude, difficile, comme celui du bœuf courbé sous le joug et traçant péniblement, mais avec ténacité, un sillon rocailleux hérissé d’obstacles toujours renaissants. Et dans quel but vous dévoiler Bossuet sous ce nouveau jour, si ce n’est pour vous servir d’exemple et d’encouragement, et pour vous prouver que ce n’est que par la toute-puissance d’un travail opiniâtre, qu’après avoir rampé terre à terre il se redresse insensiblement, s’élève au-dessus de ses semblables et s’élance enfin d’un vol majestueux dans les hautes sphères de l’intelligence supérieure et de la gloire la plus pure ? 69 Le manuscrit, une leçon de style ? 17 Joseph-Édouard Choussy, « Addenda à l’étude qui précède le fac-simile du sermon de Bossuet sur le Jugement dernier », dans Fac-Simile du Sermon sur le Jugement dernier de Bossuet, op. cit., n.p. 1- Mais pour y parvenir, n’oublions pas que Bossuet raturait, raturait sans cesse. 17 En passant du nom (Bossuet, bos suetus aratro) au sur-nom (l’Aigle de Meaux, implicitement au cœur de l’image finale), la figure de l’écrivain passe ainsi du bœuf, voire du ver de terre (ramper), à l’aigle, et de la terre au ciel. Or ce scénario d’élévation, voire d'apothéose, n’est pas seulement celui qui doit donner sens à l’ensemble de la carrière oratoire du prélat : il est censé se rejouer, en abrégé, dans chacun des manuscrits - mais bien sûr de manière plus ténue, au point que l’éditeur n’hésite pas, pour le rendre sensible, à le dramatiser à l’extrême : « Nous voulons vous le montrer, quoiqu’à l’apogée de sa gloire, composant des morceaux indignes d’un élève de seconde, soit comme pauvreté de pensées, soit comme extrême faiblesse dans le choix des épithètes. » Pour Choussy, l’édition du fac-similé d’un sermon isolé suffira à prendre la mesure de ce mouvement irrésistible du progrès stylistique, qui permet d’ordonner les variantes, non seulement sur un axe chronologique, mais sur un axe axiologique. Cet axe n’est plus, comme dans la tradition philologique dont se réclamait Deforis, celui du vrai et du faux, de la leçon authentique contre les versions apocryphes : c’est l’axe qui va du laid vers le beau, et qui dessine entre eux une édifiante et formatrice hiérarchie. Ainsi, là où pour d’autres éditeurs, ces variantes se résorbent de facto dans la dernière version, version sinon achevée du moins finale, sur laquelle l’auteur n’est plus intervenu et sur laquelle doit se concentrer l’attention du lecteur, pour un Choussy, les variantes, petits cailloux jetés sur le chemin invisible de la naissance du discours, méritent la plus grande attention, car elles jalonnent le développement du génie oratoire et le rendent visible au lecteur. Il ne s’agit pas tant de mieux connaître l’auteur, ou de mieux l’admirer (il n’y a peut-être pas de grand auteur pour le valet de chambre qu’est le généticien fouillant le « linge sale » des variantes) que de mieux former le lecteur, dans une perspective qui au fond est encore celle de la classe de rhétorique (lire pour apprendre à écrire), et non pas celle de la classe de littérature. Bref, l’objectif est moins d’élever l’auteur que d’élever le lecteur, cette instruction impliquât-elle que l’auteur tombe un peu de son piédestal afin de devenir un modèle plus accessible : Bossuet est à plusieurs reprises désigné comme un élève qui se trompe, et fait des « petits pâtés ». L’entreprise de Choussy constitue à ce titre une forme d’aboutissement un peu inattendu du mouvement bien connu qui s’est opéré au XIXe siècle sous l’égide des notions d’écrivain et de style (personnel). Une entreprise atypique ? Il ne faudrait pas exagérer son originalité cependant, et ce pour trois raisons au moins. D’abord, parce que la vertu pédagogique des brouillons continue à hanter les autres éditeurs, alors même qu’ils y renoncent. Juste après la citation assassine envers Deforis citée supra, Maury ajoutait en effet : « Cependant cet excédent même, qu’un goût plus sûr et plus officieux aurait mis à l’écart, peut éclairer encore les jeunes orateurs, sur la marche, les progrès, le secret de l’art oratoire, en suivant pas à pas le développement 70 Anne Régent-Susini 18 F. Lachat, « Remarques historiques », op. cit., p. X X V I I . Quant à l'ouvrage d’Antoine Albalat, Le Travail du style enseigné par les corrections manuscrites des grands écrivains (Paris, Colin, 1903), qui ne comporte certes pas de fac-similés, il connaîtra plus d’une dizaine de rééditions entre 1903 et 1927. 19 Il s’agit donc toujours de former le lecteur, mais, pour Deforis, sur le plan spirituel. 20 Voir C. Meli, Le Livre et la Chaire, op. cit., p. 247. 21 Victor Vaillant, Étude sur les sermons de Bossuet d’après les manuscrits, Paris, Plon, 1851, p. I X - X . 2- 3d’un si grand talent. » De même, Lachat concédait qu’un fac-similé « serait la meilleure leçon de style, car le lecteur pénétrerait en quelque sorte dans le cabinet du plus sublime génie, pour assister à l’élaboration de sa pensée 18 » - programme dont ne manquera pas de se réclamer Choussy. Lachat soulignait en outre qu’en un paradoxe qui n’est qu’apparent, les ratures sont d’autant plus nombreuses que les manuscrits sont tardifs : le jeune Bossuet, simple prêtre à Metz, se reprend peu, alors que le prédicateur de Cour, et plus encore l’évêque de Meaux, multiplient les variantes, signes d’une attention de plus en plus poussée à la précision du discours et à l’accomplissement de son style. La variante signale, certes, en elle-même un choix défectueux, mais son existence même atteste et assoit la maîtrise de l’écrivain sur son texte. Ensuite, tous ces éditeurs se fondent sur l’idée d’un progrès irrésistible du style, signe d’une maîtrise de plus en plus grande d’un auteur pleinement conscient. De fait, même les éditeurs qui minorent l’importance des variantes, non seulement ne renoncent pas à l’idée d’un progrès du style (au contraire, c’est elle qui fonde l’exclusion des variantes), ni même, contrairement à ce qu’on pourrait croire, au projet de rendre ce progrès perceptible pour le lecteur. Simplement, pour ceux qui éditent, non pas un sermon, mais des œuvres oratoires complètes (ou censées l’être), ce progrès devra se lire dans la progression d’un sermon à l’autre, dans la macrostructure, et non pas à l’échelle d’un seul sermon. C’est ainsi que l’ordre chronologique, imposé par Vaillant contre Deforis, qui organisait les œuvres oratoires selon un calendrier liturgique, dans le but avoué d’édifier les laïcs et de former les religieux 19 , est censé servir à une histoire du style de Bossuet, voire plus largement et plus ambitieusement, à une histoire de la littérature française 20 : « C’est dans une édition ainsi coordonnée que [le lecteur] pourra suivre les modifications de la langue, les progrès du style, les développements de l’art oratoire de l’époque la plus brillante de notre littérature, et apprécier le talent d’un de nos plus beaux génies 21 . » On notera cependant que pour ces éditeurs, le progrès stylistique ne s’organise pas selon une ligne ascendante comme chez Choussy, mais bien plutôt selon le schéma tripartite topique de tout devenir : naissance (sermons « de jeunesse » prêchés principalement à Metz) - apogée (sermons « de maturité » prêchés à la Cour, centre du Royaume et sommet de la carrière de Bossuet en tant que prédicateur) - décadence (sermons « de vieillesse » prêché durant l’épiscopat à Meaux). Mais quoi qu’il en soit, pour tous, les variantes sont des sous-produits, pour ne pas dire des déchets, de l’opération d’écriture. Choussy, en somme, les publie pour la raison même qui portait le cardinal Maury à ne pas vouloir les publier : la rature est un raté. Enfin, les divergences entre Choussy et les autres éditeurs s’expliquent avant tout par la différence de leurs démarches et n’impliquent nullement que leurs présupposés soient foncièrement contradictoires. Si Choussy est tourné vers le perfectionnement stylistique, mais aussi indissolublement moral, du lecteur, alors que les autres éditeurs 71 Le manuscrit, une leçon de style ? 22 J’évite ici à dessein l’expression « dossier de genèse » et même celle de « dossier préparatoire » (qui supposent un objectif déterminé) - mais peut-être le terme « dossier » est-il lui-même problématique. On soulignera en tout cas qu’établir un « dossier de travail » ou un « dossier préparatoire » revient nécessairement à construire un objet qui n’existait pas avant l’intervention du chercheur, mettre en série certaines opérations d’écriture, qui en outre étaient en l’occurrence destinées à préparer une opération d’un autre type, opération de parole que nous devons renoncer à approcher directement : comme toujours, selon une règle épistémologique fondamentale, tout dispositif d’observation agit sur l’objet observé, et il importe de résister à l’effet d’objectivation que peut produire le terme « dossier ». 23 C’est une période (1642-1652) assez mal connue encore ; le texte qui nous reste date très probablement de 1643, et plus précisément, d’après le texte et le sujet [« C’est ce mystère, messieurs, que l’Église a dessein de nous faire aujourd’hui remarquer… »], du 1 er dimanche de l’Avent de cette année 1643. C’est sans doute le texte autographe le plus ancien qui nous reste de Bossuet. 24 Bossuet, Œuvres oratoires, éd. Ch. Urbain et E. Levesque, Paris, Desclée de Brouwer, 1926, t. I, p. 1-2. 25 Eugène Floquet, Études sur la vie de Bossuet, t. I : jusqu’à son entrée en fonctions en qualité de précepteur du dauphin (1627-1670), Paris, Didot, 1855, p. 11. 26 À moins que cet exorde ne soit un pur entraînement, déconnecté du calendrier liturgique - mais le cas est moins probable. sacrifient l’instruction du lecteur au portrait de l’auteur en majesté (comme en témoi‐ gnent, a contrario, les précautions oratoires prises par Choussy pensant commettre une sorte de crime de lèse-majesté), c’est que ces éditeurs publient des œuvres complètes (ou des œuvres oratoires complètes). Or le fac-similé est tout le contraire du monument textuel que constituent les œuvres complètes : c’est aussi pour cette raison que Choussy peut prendre plus de distance avec la pesante figure de l’auteur. Un « dossier de travail » complexe 22 Quoi qu’il en soit, chez Choussy comme chez ses collègues, les variantes sont presque toujours comprises comme perfectionnement : la dernière version enregistrée par le manuscrit est considérée comme, sinon achevée, du moins finale - selon la préférence traditionnellement donnée à la version ne varietur. Or, un « texte » comme le Sermon du Jugement dernier de 1665, à l’image du reste de la grande majorité des œuvres oratoires de Bossuet, est un défi à l’idée même de version finale. D’une part, il comporte bon nombre de variantes qui ne relèvent évidemment pas de cette logique, mais qui sont bien plutôt des marques du recyclage de tel ou tel passage. D’autre part, sans que cela apparaisse nécessairement sur le manuscrit, certains passages se trouveront réemployés ultérieurement, sous une forme certes très proche mais pas rigoureusement identique. Le « dossier préparatoire » de ce sermon contient donc plusieurs éléments : a) Un manuscrit appartenant aux textes rédigés par Bossuet au début de ses études au collège de Navarre à Paris 23 . À la suite de Lebarq, les éditeurs Urbain et Levesque 24 font l’hypothèse que cette composition fut écrite à la demande de l’influent Philippe Cospéan, docteur de Sorbonne et évêque de Lisieux, et prononcée à l’hôtel de Vendôme. Ils avancent même que l’évêque de Lisieux aurait été si enthousiasmé par le discours qui débutait ainsi, qu’il voulut présenter le jeune Bossuet à la reine Anne d’Autriche - projet qui ne put se réaliser 25 . Pourtant, il semble que cette hypothèse ne résiste pas aux dates 26 : comme d’autres prélats, Cospéan est 72 Anne Régent-Susini 27 Voir Joseph Lebarq, Histoire critique de la prédication de Bossuet d’après les manuscrits autographes et des documents inédits, Paris, Desclée de Brouwer, 1888, p. 2. 28 Deforis, par une erreur de lecture ou de transcription sans doute, l’avait daté de 1669, erreur reproduite par plusieurs éditeurs après lui. renvoyé dans son diocèse par Mazarin début septembre 1643, et l’exorde, qui correspond à un sermon prononcé le 1 er dimanche de l’Avent, est postérieur de quelques mois à cette date 27 . Il s’agit donc plus probablement d’un discours prononcé à Navarre même, dans le cadre plus scolaire que mondain d’une sorte d’entraînement à la prédication, devant les maîtres et les condisciples du jeune Bossuet. b) Le Sermon sur le Jugement dernier daté, de la main de Bossuet, du « 1 er dimanche de l’Avent 1665 ». Sa date indique qu’il appartient à l’Avent du Louvre, donc à une station royale, contexte bien différent du précédent 28 . Or, si l’on admet l’hypothèse partagée par les éditeurs les plus récents, Bossuet réutilise directement pour ce sermon l’exorde composé en 1643, avec quelques modifications. Cette « tête » ne se promène donc pas sans corps, comme l’avaient initialement cru certains éditeurs : elle a été greffée sur un corps plus jeune, celui du sermon de 1665. De fait, le manuscrit de 1643 porte deux grandes strates de corrections : les unes qui lui sont contemporaines, encore proches de la première rédaction, dans une écriture serrée et rapide, les autres qui datent de 1665, au moment où Bossuet réutilise cet exorde dans le cadre d’un nouveau sermon. En dehors de quelques corrections ponctuelles, les modifications, correspondant pour la plupart à des ajouts pédagogiques valant explicitation, relèvent de l’adaptation d’un exorde probablement destiné à de jeunes théologiens à un exorde destiné au public plus mondain de la Cour, moins versé en théologie. C’est ainsi que dans le passage suivant, Bossuet ajoute la phrase surlignée, qui explicite le paradoxe fondateur du christianisme L’histoire de Jésus-Christ ne commence pas à la vérité d’une manière si pompeuse ; mais elle ne finit pas aussi par cette nécessaire décadence. Il est vrai qu’il y a des chutes. Il est comme tombé du sein de son Père dans celui d’une femme mortelle, de là dans une étable, et de là encore par divers degrés de bassesse jusqu’à l’infamie de la croix, jusqu’à l’obscurité du tombeau. J’avoue qu’on ne pouvait pas tomber plus bas ; aussi n’est-ce pas là le terme où il aboutit, mais celui d’où il commence à se relever. Il ressuscite, il monte aux cieux, il y entre en possession de sa gloire […]. 73 Le manuscrit, une leçon de style ? 29 Ibid., p. 38 (je souligne). 30 Ms fr 12821, f ° 96-123 (in-4°, avec moitié de marge). Et alors qu’il poursuivait par « C’est ce mystère, Messieurs, que l’Église a dessein de nous faire aujourd’hui remarquer […] », il transforme ce segment en : « C’est cette suite mystérieuse des bassesses et des grandeurs de Jésus-Christ que l’Église a dessein de nous faire aujourd’hui remarquer […] 29 », explicitant ainsi le « mystère » tout en synthétisant ses propos antérieurs. c) Le Sermon « sur l’endurcissement » prononcé lui aussi un premier dimanche de l’Avent, quatre ans plus tard, en 1669, dans le cadre de l’Avent de Saint-Germain 30 . Il s’agit bien d’une autre station royale, mais le contexte politique a naturellement changé. Comme Bossuet a déjà prêché quatre ans plus tôt, devant la même Cour ou peu s’en faut, sur l’Évangile du jour (qui porte sur le Jugement dernier), il choisit cette fois de prêcher sur l’épître du jour, la lettre de Paul aux Romains, dont le passage du jour porte sur l’endurcissement. C’est le texte du sermon : Hora est jam nos de somno surgere. (« Déjà il est l’heure de sortir de notre assoupissement »). L’exorde rappelle explicitement les lectures du jour, et les associe dans une même direction de méditation - ce qui explique que le prédicateur puisse faire passer des développements de l’un à l’autre sermon : C’est l’intention de l’Église de les tirer [les pécheurs] de ce pernicieux assoupissement. C’est pourquoi elle nous lit dans les saints mystères de ce jour [l’Évangile] l’histoire du Jugement dernier, lorsque la nature étonnée de la majesté de Jésus-Christ rompra tout le concert de ses mouvements, et qu’on entendra un bruit tel qu’on peut se l’imaginer parmi de si effroyables ruines et dans un renversement si affreux. Quiconque ne s’éveille pas à ce bruit terrible est trop profondément assoupi, et il dort d’un sommeil de mort. Toutefois, si nous y sommes sourds, l’Église, pour nous exciter davantage, fait encore retentir à nos oreilles la parole de l’Apôtre [l’épître]. Le grand Paul même sa voix au bruit confus de l’univers nous dit d’un ton éclatant : Ô fidèles, l’heure est venue de vous éveiller : Hora est jam nos de somno surgere. Ainsi je ne crois pas quitter l’Évangile […]. Effectivement, entre le sermon de 1665 et celui de 1669, le premier point est à peu près identique, durant plusieurs pages ; mais les modifications apportées n’en sont pas moins significatives, et ne correspondent pas principalement, semble-t-il, à un perfectionnement stylistique. En 1669, Bossuet ajoute notamment trois passages beaucoup plus explicitement menaçants, relevant - le fait n’est pas si fréquent chez Bossuet - d’une pastorale de la peur, que le prédicateur s’emploie à justifier : comme l’annonçait déjà l’exorde, il s’agit non pas simplement d’utiliser la peur comme un simple moteur à l’action, mais de créer les conditions d’un mini trauma pour arracher à une torpeur qui est à la fois paresse pratique et aveuglement intellectuel, puisque nous croyons que « ce qui n’est pas sensible n’est pas réel ». C’est que la situation a changé : alors qu’en 1665 le prédicateur pouvait encore espérer prévenir le scandale ou en limiter la portée, c’est désormais chose impossible : non seulement le roi entretient une double liaison avec La Vallière et Mme de Montespan, mais après la légitimation de Mademoiselle de Blois, née des amours adultérines du roi avec La Vallière, en 1667, Louis de Bourbon, son frère cadet d’un an, vient tout juste d’être légitimé. Il pourrait donc bien s’agir, pour le prédicateur, de combattre plus ouvertement non pas 74 Anne Régent-Susini 31 Voir Bossuet, « Sermon sur l’intégrité de la pénitence » (1662), dans Œuvres oratoires, op. cit., t. IV, p. 334 et 343 sq. 32 Sur la typologie des documents de genèse, voir P.-M. de Biasi, « What is a Literary Draft ? Towards a functional typology of genetic documentation », M. Contat, D. Hollier et J. Neefs (dir.), Draft, Yale French Studies, avril 1996, p. 26-58. 33 Les « pensées » de Pascal constituent à cet égard la spectaculaire exception que l’on sait, avec le surcroît de fascination qui lui est attachée. seulement le péché, la tentation, mais l’endurcissement dans le péché, qui n’est même plus dissimulé. De fait, l’année suivante, la liaison avec Mme de Montespan sera à son tour officialisée à l’occasion d’un voyage aux Pays-Bas. d) Un quatrième discours pourrait être inséré dans ce dossier : le Sermon sur l’intégrité de la pénitence du Carême du Louvre (1662), pourtant antérieur et très différent dans sa rédaction, mais dont les marges comportent de très nombreuses notes et additions s’avérant quant à elles des réminiscences directes du Sermon sur le Jugement dernier de 1665. Nullement destinées à être insérées dans le corps du discours, ces notes témoignent d’une utilisation bien postérieure du manuscrit de 1662 : plusieurs années plus tard, Bossuet devant de nouveau préparer un sermon sur la pénitence, relit son sermon de 1662 et se souvient de son sermon de 1665 31 . Autrement dit, si le corps principal du manuscrit du Sermon sur l’intégrité de la pénitence, comme la performance orale qu’il prépare, datent de 1662, ces notes sont postérieures, et se distribuent encore en deux strates : à partir d’analyses graphologiques principalement (argument certes parfois fragile, car toujours susceptible de tomber dans la circularité), les éditeurs considèrent que celles portées sur le premier point ont probablement été rédigées vers 1666, et celles qui concernent le deuxième point vers 1669. En ce sens, ces notes font partie aussi de l’histoire du Sermon sur le Jugement dernier de 1665 - même si elles figurent sur le manuscrit d’un sermon antérieur, dont le texte principal est tout à fait différent. Pour toutes ces raisons, le texte du sermon de 1665, même en en sélectionnant les variantes les plus tardives, ne saurait être considéré comme un texte stabilisé. De tout cela, Choussy ne parle pas - et il se montre si convaincu de la foncière autonomie insulaire du sermon, qu’il refuse l’hypothèse, pourtant déjà acceptée à son époque et confirmée ensuite, selon laquelle l’exorde de 1643 a été réutilisé pour le sermon de 1665. Venu d’une époque où les manuscrits autographes sont rares, le manuscrit de Bossuet apparaît à première vue comme un assez bon terrain d’investigation pour la critique génétique. Il représente en effet l’une des formes des « manuscrits de travail » qui nous restent du XVIIe siècle 32 , manuscrits non destinés à circuler, non destinés à être offerts, non destinés à la publication imprimée - mais manuscrits autographes tout de même, qui, comme tels, peuvent sembler se prêter à la quête de l’efflorescence du génie auctorial sur la page griffonnée, alors même que les pratiques d’écriture et de publication des auteurs de la première modernité (emploi de secrétaire(s), collaboration éventuelle avec l’imprimeur-libraire, destruction fréquente du manuscrit autographe 33 ) ne paraissent guère se prêter à une analyse de type génétique cherchant dans les brouillons les prémisses du génie. Pourtant, l’édition qu’en donne Choussy nous invite à questionner certains réflexes génétiques hérités, plus ou moins consciemment, des présupposés téléologiques des 75 Le manuscrit, une leçon de style ? 34 Sur la modularité du discours sermonnaire, voir Christine Noille, « À la recherche du texte écrit : enquête rhétorique sur les Sermons de Bossuet », Guillaume Peureux (dir.), Lectures de Bossuet : Le Carême du Louvre, Rennes, PUR, 2002, p. 89-109. éditeurs du XIXe siècle, les premiers à valoriser, contre leurs prédécesseurs du siècle précédent, les ratures et autres marques d’élaboration, en tant que traces d’un travail conscient d’élaboration esthétique (dans le cadre d’une conception nouvelle du « style » d’auteur). Ceux-ci fondaient leur démarche sur une foi dans un progrès esthétique (ou littéraire) individuel, la succession des versions étant en elle-même porteuse de sens, voire porteuse d’une leçon. Ils confondaient dans un même mouvement quête esthétique et quête philologique, avec le présupposé plus ou moins assumé que l’auteur va toujours du moins beau vers le plus beau, du moins réussi vers le plus réussi. Car il s’agissait bien de retrouver l’auteur, figure en laquelle s’unissent les deux présupposés de cette approche éditoriale, le premier portant sur le progrès stylistique, et le second sur la non-publication des variantes : ce qui sous-tend en effet une telle approche, c’est l’idée que le développement du génie oratoire n’est pas seulement inéluctable, mais aussi conscient - ou plus exactement : qu’il est inéluctable parce qu’il est conscient. Or ce que manifeste le « cas Bossuet » - sans doute représentatif en cela d’autres écrivains de son temps -, c’est l’espèce de coup de force opéré par les éditeurs du XIXe siècle. Celui-ci se révèle d’autant plus flagrant qu’il s’exerce sur un auteur écrivant à une époque où les pratiques d’écriture et le rapport au manuscrit différaient considérablement de ceux qui s’affirmeront deux siècles plus tard. Car non seulement le manuscrit n’était nullement destiné à la publication, mais les réécritures qu’il comporte ne sauraient être envisagées comme un ensemble homogène. Au-delà même du questionnement auquel on peut soumettre la figure de l’auteur souverain, les variantes, chez Bossuet, se sédimentent en plusieurs strates, donc seule la ou les premières peuvent relever à proprement parler de la « correction » stylistique, les suivantes renvoyant bien plutôt à un remploi du manuscrit à d’autres fins, dans un autre cadre rhétorique (discours pour une autre occasion liturgique, devant un autre public, etc.). Dans cette perspective rhétorique, il n’y a plus de trajet linéaire, de progrès, mais des situations d’énonciation diverses, et des réponses diverses à ces situations. Les variantes reprennent leur sens premier, axiologiquement neutre : ce sont, non des états antérieurs, mais des états « autres » d’un même discours, variable, modulable 34 , dans une perspective non vectorielle. Le potentiel herméneutique des variantes ne s’épuise donc pas dans une problématique de type stylistique, même s’il peut indiscutablement la nourrir : les variantes traduisent la constante adaptation d’un discours à un projet toujours susceptible d’être reconfiguré, pour des raisons externes comme pour des raisons internes. Le fac-similé de Choisy ne permet donc pas seulement de faire justice du mythe du grand orateur improvisateur - que la première publication des manuscrits des sermons de Bossuet avait, de toute façon, déjà fortement ébranlé. Il nous invite à ajuster notre regard sur les pratiques d’écriture et de publication du XVIIe siècle, afin de mettre en œuvre une critique génétique moins tributaire des cadres d’analyse et d’appréciation élaborés au XIXe siècle. Mettant à distance la grande figure de l’auteur et, plus encore, la fascination pour le développement - lui-même conçu comme vectoriel - de son génie stylistique, une telle approche permet de dissocier la notion de « dossier de genèse » (ou celle, préférée ici, de dossier de travail) d’un terminus ad quem unique et identifié, voire 76 Anne Régent-Susini 35 Pour une réflexion fondée sur l’analogie entre système chaotique et génétique textuelle (en particulier dans le cas du roman), voir Daniela Tononi, « Génétique des textes et système chaotique », Revue italienne d’études françaises, n° 6, 2016 (en ligne depuis le 15 décembre 2016. URL: http: / / journals.openedition.org/ rief/ 1347). Et sur la manière dont l’étude génétique, en s’attachant à « l’intentionnalité en acte », pulvérise la notion unifiée et stabilisée de « style d’auteur », voir Anne Herschberg Pierrot, « Style de genèse et style d’auteur », Romantisme, 2010/ 2 (n° 148), p. 103-113 (URL: https: / / www.cairn.info/ revue-romantisme-2010-2-page-103.htm, §24). Je voudrais pour finir remercier l’expert(e) anonyme de cet article pour les pistes qu’il/ elle m’a suggérées. identifiable - ouvrant ainsi la représentation vectorisée du processus de création (comme passage de l’entropie à l’ordre) à d’autres possibles 35 . 77 Le manuscrit, une leçon de style ? portrait gravé : BmL Coste1340 1 Voir Panorama de la littérature française, éd. Michel Brix, Paris, Librairie Générale Française, 2004, p. 774. 2 Paris, R. Laffont, 2004, t. II, p. 278-279. 3 Œuvres complètes de Boileau-Despréaux, avec le commentaire historique de Brossette revu, Paris, Bureau de la Bibliothèque choisie, 1829, t. I, p. I - I I . 4 Barrillot à Brossette, 11 mai 1733, Correspondance de Jean-Baptiste Rousseau et de Brossette, éd. Paul Bonnefon, Paris, Cornély, 1910-1911, t. II, p. 149. 5 Jean-Dominique Mellot, Élisabeth Queval, Répertoire d’imprimeurs-libraires (vers 1500-vers 1810), Paris, BnF, 2004, p. 269. Quand les papiers Brossette révèlent un nouveau Boileau Samy B E N M E S S A O U D IHRIM-Lyon 2 Sainte-Beuve avait une mauvaise opinion de Claude Brossette, avocat lyonnais, qualifié d’auteur subalterne et caudataire 1 . Toutefois, sa lecture attentive des Mémoires concernant la vie et les ouvrages de M. Boileau-Despréaux, un manuscrit encore inédit de Brossette conservé à la Bibliothèque municipale de Lyon, s’avère utile pour son histoire de Port-Royal  2 , où Sainte-Beuve reprend plusieurs extraits des notes de Brossette sans mentionner sa source. Pour sa part, l’éditeur anonyme des Œuvres complètes de Boileau, publiées en 1829, observe dans son Avertissement aux lecteurs 3 : Il y a déjà longtemps qu’il est de mode de prendre l’ouvrage de Brossette, tout en traitant l’auteur avec un grand mépris […]. D’Alembert a donné (dans le tome III de ses Éloges) un demi-volume de notes en appendice à son Éloge de Boileau. Il y parle avec dédain de ce pauvre Brossette, qui lui a pourtant fourni, à très peu près, toutes ces anecdotes qu’il se plaît à conter. L’édition de Brossette des œuvres de Boileau, publiée en 1716, fut un best-seller : « Il est effectivement vendu plus de 20 000 de ces commentaires [de Brossette] 4 . » Revue et augmentée, la seconde édition de Brossette n’avait pas vu le jour. Pourtant, le manuscrit de cette édition fut remis au libraire Jacques Barrillot 5 . Brossette avait commencé ses travaux d’éditeur en compagnie de Boileau dans sa maison d’Auteuil, une enquête poursuivie ensuite auprès des proches et amis du poète satirique. Toutes ces informations sont consignées dans les Mémoires concernant la vie et les ouvrages de M. Boileau-Despréaux. Brossette y notait avec soin les explications reçues de la part de ses interlocuteurs, portant autant sur le poète satirique que sur ses contemporains, tels Racine, Molière, La Fontaine, Pierre Bayle, Fontenelle etc. L’ensemble forme un apparat critique bien informé dont les matériaux sont puisés auprès de Boileau ou de lecteurs avertis de ses œuvres, comme Jean Boivin, Bernard de La Monnoye, l’abbé d’Olivet, Jacques Boileau. 6 Rousseau à Brossette, 29 juillet 1740, Correspondance de Jean-Baptiste Rousseau et de Brossette, éd. cit., t. II, p. 249. Voir F. Z. Collombet, Études sur les historiens du Lyonnais, Genève, Slatkine, 1969, t. I, p. X X V I : « Mes libraires vont travailler à une seconde édition des œuvres de feu M. Despréaux. Elle sera beaucoup plus parfaite que la première, et je serai en pouvoir de vous en offrir un exemplaire », écrit Brossette à François Gacon, 21 septembre 1717. 7 Brossette à Louis Racine, 20 août 1740, ibid., t. II, p. 251. La première partie de cette étude consiste dans un bref rappel des circonstances de la perte du manuscrit de la seconde édition des œuvres de Boileau. Elle est suivie d’éléments biographiques sur Brossette. Nous étudierons ensuite les principales caractéristiques de l’épistémologie adoptée par l’avocat lyonnais dans ses recherches d’éditeur : ainsi la conversation, les copies manuscrites et la collecte de documents auprès de philologues les plus réputés de la République des Lettres sont les principaux aspects des investigations menées par Brossette pendant plusieurs décennies. Perte d’une édition de Boileau Les travaux de la seconde édition des œuvres de Boileau, un parcours semé d’embûches de toutes sortes, avaient nécessité de longues années de labeur. Ce projet auquel Brossette avait consacré beaucoup d’énergie est sérieusement compromis par une subite dégradation de son état de santé. Victime d’un accident vasculaire cérébral survenu en 1738, Brossette souffrait de multiples infirmités physiques. Mais son invalidité n’avait pas entamé pour autant sa ferme volonté d’achever les derniers travaux de la seconde édition des œuvres de Boileau. Désormais, Brossette consacre toute son énergie, du moins ce qui lui en reste, à la rédaction de ses commentaires. La tâche s’avère physiquement ardue avec de si lourdes séquelles. Mais Brossette, lecteur des stoïciens, n’abdique pas pour autant. Il parvient, avec l’aide de son secrétaire, à mettre la dernière main à la seconde édition des œuvres de Boileau. La nouvelle est fort réjouissante pour ses correspondants : « Je [Rousseau] suis ravi de voir enfin votre Despréaux en train de s’imprimer 6 . » Bien que physiquement très amoindri, Brossette avait poursuivi ses travaux littéraires en dépit des recommandations de ses médecins : Maintenant que me voilà débarrassé de ma dernière édition de Boileau, j’ai commencé à travailler à mes notes sur Molière. Vous me demandez, monsieur, comment j’ai pu découvrir des éclaircisse‐ ments sur cet auteur. M. Rousseau m’ayant fait un jour la même question, je lui répondis que mes notes consistaient en faits historiques et en imitations. J’ai recueilli, lui disais-je, les unes et les autres avec un très grand soin. Les faits m’ont été indiqués non seulement par M. Despréaux, intime ami et grand admirateur de Molière, mais encore par le fameux Baron et par d’autres personnes qui ont vécu familièrement avec lui, parmi lesquelles je pourrais nommer un illustre maréchal de France [François de Villeroy], que nous avons perdu depuis dix années, dans un âge fort avancé, et qui n’a pas dédaigné d’entrer avec moi dans ces menus détails : ce qui forme une tradition que je puis appeler orale et vivante. À l’égard des imitations, je ne me suis pas contenté de celles qui sont tirées de Plaute et de Térence, connues de tout le monde ; j’ai porté mes recherches plus loin. J’ai lu, extrait et comparé toutes les pièces, tant imprimées que manuscrites, de l’ancien théâtre italien et du théâtre espagnol que Molière a imitées en tout ou en partie. Voilà l’idée générale de mes collections qui sont assez amples, comme vous pouvez juger. 7 82 Samy Ben Messaoud 8 Brossette à L. Racine, 5 mars 1741, ibid., p. 264. 9 Brossette à L. Racine, 29 décembre 1740, ibid., p. 266-267. 10 Pierre Conlon, Le Siècle des Lumières : bibliographie chronologique, Genève, Droz, 1986, t. IV, p. 39, n° 637. 11 Georges Bonnant, Le Livre genevois sous l’Ancien Régime, Genève, Droz, 1999, ch. IV, p. 111, n° 60. 12 J.-D. Mellot, É. Queval, Répertoire d’imprimeurs-libraires, op. cit., p. 715. 13 L. Niepce, Les Manuscrits de Lyon, Lyon, H. Georg, 1879, p. 179. Cette description de sa méthode de travail est instructive à plus d’un titre. L’avocat lyonnais, éditeur méticuleux et précis, puisait ses informations in vivo auprès d’interlocuteurs tels que Fontenelle, Mathieu Marais, Jean Boivin, Louis Racine, Bernard de La Monnoye etc. Toutes ces indications historiques, toutes ces explications littéraires sont complétées par de longues et incessantes recherches, réalisées essentiellement à la Bibliothèque du roi ou à Lyon. Quant à la rédaction de sa monographie sur les œuvres de Molière, elle s’avère difficile vu la précarité de son état de santé. « Je reviens pour ainsi dire des portes de la mort 8 », explique Brossette. Le décès de Jean-Baptiste Rousseau, le 17 mars 1741, son fidèle correspondant et disciple de Boileau, l’avait profondément attristé. Les mauvaises nouvelles se succèdent pour Brossette. Son libraire, Jacques Barrillot, avait suspendu l’impression de la seconde édition des œuvres de Boileau : Pour commencer par ma nouvelle édition du Boileau, je vous [Racine] dirai, non sans chagrin, qu’elle est accrochée par une mauvaise entreprise que mon libraire a faite depuis plus d’une année et qui le tiendra encore quelque temps. C’est l’impression d’un ample commentaire sur Newton en trois volumes in-quarto, composé par deux religieux minimes français, qui sont professeurs de mathématiques à Rome. Il y en a déjà deux volumes d’imprimés et l’on m’assure que le troisième est bien avancé. […] Ainsi voilà mon ouvrage suspendu et l’impression s’en achèvera quand il plaira à Dieu. 9 Brossette, rongé par les maladies, était très affaibli. De plus il exprimait, plus qu’un sentiment d’abattement, son profond désespoir. Or il n’était pas au bout de ses peines car il ignorait les difficultés financières de Barrillot. L’impression de l’édition de Newton, Philosophiae naturalis principia mathematica  10 , commencée en 1739, ne fut achevée qu’en 1742, quelques mois seulement avant la faillite de Barrillot 11 . Ce dernier avait confié le manuscrit de Brossette, entre-temps décédé (17 juin 1743), à Marc-Michel Bousquet 12 . Le précieux et volumineux manuscrit de la seconde édition des œuvres de Boileau est désormais à l’abri. Et Bousquet annonce sa parution, désormais programmée pour 1745. Un faux espoir car l’annonce ne sera pas suivie d’effet. Manifestement, le libraire avait renoncé à ce projet. Comble de malchance, le manuscrit de cette édition comme celui des commentaires Brossette sur Molière sont perdus. Les papiers Brossette avaient subi le même sort : « Plusieurs manuscrits dont quelques-uns étaient prêts pour l’impression restèrent entre les mains de ses héritiers qui cherchèrent à en tirer le parti le plus avantageux 13 . » L’appât du gain avait sans doute amené ses enfants à vendre précipitamment la riche bibliothèque de leur défunt père. Il s’agit d’un concours de circonstances préjudiciable à notre connaissance de Boileau. Par ailleurs, l’acquisition d’une partie des papiers Brossette par la Bibliothèque munici‐ pale de Lyon avait ouvert de nouvelles perspectives de recherches sur Boileau. Quoique 83 Quand les papiers Brossette révèlent un nouveau Boileau 14 Bibliothèque Municipale de Lyon, (dorénavant BmL), fonds général, ms. 6432, f ° 443. 15 Une édition critique de l’ensemble du corpus est en préparation. Voir S. Ben Messaoud, « Une nouvelle source d’étude de Boileau : les papiers Brossette », Studi Francesi, n° 134, 2001, p. 581-596. 16 BmL, ms. 6432, f ° 514. 17 Voir « Le rêveur de l’Oratoire, Jean de La Fontaine », Images de Port-Royal, Paris, Classiques Garnier, 2015, t. I, p. 383-411. fragmentaires, ces sources contiennent la transcription des entretiens de Brossette avec Boileau. Toutes ces archives, un amas de notes manuscrites, sont inédites : J’ai [Brossette] trouvé le P. [Gabriel] Daniel jésuite dans les jardins de Versailles. Nous nous sommes entretenus et promenés deux heures entières. Il est venu remercier le roi [Louis XIV] de la pension de 2000 £ que sa majesté lui a donnée avec le brevet d’historiographe, à cause de l’Histoire de France que ce jésuite a publiée depuis peu. 14 Les Mémoires concernant la vie et les ouvrages de M. Boileau-Despréaux  15 représentent une importante source d’information sur Boileau : ses relations avec Racine, Molière, La Fontaine, ses controverses… Quant à l’étude scientifique des papiers Brossette, elle nécessite un inventaire raisonné de l’ensemble des manuscrits préalable à l’examen critique de leur contenu, comme par exemple cette anecdote sur La Fontaine : La Fontaine avait été de l’Oratoire dans sa jeunesse, et on l’avait mis près du savant père Morin pour diriger ses études. Quand La Fontaine fut sorti de cette congrégation, quelqu’un lui demanda ce qu’il faisait avec le Père Morin : « Tout le jour il lisait sa Bible, répondit-il naïvement, et moi je lisais mon Astrée ». 16 Cette information fournie par Boileau est confirmée par l’enquête de Jean Lesaulnier 17 . En ce qui concerne la comparaison des lectures quotidiennes du P. Jean Morin (1591-1659), exégète de la Bible avec celles de La Fontaine, elle paraît réductrice voire caricaturale. Car l’Oratoire, congrégation enseignante novatrice, confère aux lettres françaises une place de choix dans ses programmes pédagogiques. Boileau, historiographe du roi, avait raconté à Brossette quelques souvenirs relatifs à l’époque où il se rendait à Versailles : Un jour le roi, se faisant botter pour aller à la chasse, s’entretenait avec sa cour de la comédie. Il adressa la parole à M. Despréaux et lui demanda depuis quel temps la comédie florissait en France. M. Despréaux répondit à sa majesté, que c’était Molière qui avait introduit la bonne comédie, et qu’avant lui les pièces que l’on jouait n’étaient que de misérables farces, entre autres celles de Scarron […] M. Despréaux n’eut pas plutôt lâché le mot de Scarron, qu’il s’aperçut bien de sa faute. Le roi (à cause de Madame de Maintenon) en fut déconcerté un moment. Toute la cour s’en aperçut, et M. Despréaux en fut honteux et interdit. Cependant sa majesté reprenant la parole, dit à M. Despréaux : « Vous estimez donc beaucoup Molière ». M. Despréaux pour détourner l’idée de sa méprise, se jeta bien fort sur les louanges de Molière, et continua jusqu’à ce que le roi étant prêt, se leva pour aller à la chasse. J’ai demandé à M. Despréaux s’il [avait] dit alors quelque chose pour 84 Samy Ben Messaoud 18 BmL, ms. 6432, f ° 32. É. Magne (Bibliographie générale des œuvres de Nicolas Boileau-Despréaux, Paris, Giraud-Badin, 1929, t. I, p. 199) précise : « Le texte que nous conserve ce recueil [Le Retour des pièces choisies ou bigarrures curieuses] diffère grandement du texte définitif inséré dans les Œuvres de Boileau en 1713 par Brossette. Le personnage de Scarron, en particulier, dans ce texte définitif, est remplacé par le Français, probablement par déférence pour Mme de Maintenon. » BmL Ms 6432 f ° 532 raccommoder ce qu’il avait dit. Il m’a répondu ainsi : « Si je fus assez sot pour le dire, croyez-vous bien que je le fusse assez pour essayer de le raccommoder ? » 18 La transcription de la scène du dialogue de Louis XIV avec Boileau est une relation fidèle de leurs propos. Les vies parallèles de Claude Brossette Les historiens de la littérature française accordent peu d’intérêt aux travaux de Claude Brossette, réduit au statut d’admirateur zélé de Boileau. Cependant, Brossette, personnalité 85 Quand les papiers Brossette révèlent un nouveau Boileau 19 Voir l’art. « Brossette, Claude », Dictionnaire Le Robert, Paris, 2016. Sur la biographie de l’avocat lyonnais, voir également S. Ben Messaoud, « Claude Brossette », Frédéric Bidouze (dir.), Les Parlementaires, les lettres et l’histoire au siècle des Lumières, Pau, Presses Universitaires de Pau, 2008, p. 357-369. 20 BmL, ms. 6432, f ° 268. Pierre Poulletier, 1680-1765, intendant de la généralité de Lyon de 1718 à 1738. 21 Stéphane Van Damme, Le Temple de la sagesse, Paris, Éd. de l’EHESS, 2005, ch. VII, p. 429. 22 Académie des sciences, belles-lettres et arts de Lyon, Bibliothèque, ms. 123 bis, f ° 34-35. 23 Extrait du testament de M. Brossette, BmL, fonds général, ms. 2392 : « Je lègue pour ladite Bibliothèque les portraits suivants, avec bordures qui sont dans ma salle d’entrée, savoir celui de Louis XIV, peint en grand d’après Rigaud, premier peintre de sa Majesté, ceux du grand Corneille et de M. Racine, de Mesdames Deshouilères, de La Suze, de Scudéry et Dacier, et ceux de Descartes, Molière, La Fontaine, Despréaux, Rousseau et les deux portraits de Rabelais. » lyonnaise de renom sous l’Ancien Régime, publia en 1716 les Œuvres de son ami Boileau (mort en 1711) et fonda l’académie de Lyon en 1724 19 . L’avocat lyonnais, élève de Jean Domat, célèbre juriste, était connu dans l’Europe savante. Avocat à la Cour de Lyon et au parlement de Paris, il menait une vie trépidante, partagée entre les deux villes. Administrateur de l’Hôtel-Dieu, recteur de l’hôpital de la Charité de Lyon, Brossette effectuait de longs séjours à Paris. Ses factums d’avocat comme sa correspondance administrative dénotent une intense activité judiciaire. En outre, il consultait à Paris le gouverneur et lieutenant général de Lyon, le maréchal François de Neufville de Villeroy, un interlocuteur institutionnel avec lequel il discutait de musique et de théâtre notamment : Un jour M. de Lully ayant aperçu M. Despréaux mal placé à l’Opéra, l’obligea de prendre une meilleure place : « Mettez-moi, lui dit M. Despréaux, en quelque endroit, où je puisse entendre la musique, et où je n’entende point les vers ». M. [Pierre] Poulletier, intendant à Lyon, me l’a dit, en présence de M. le maréchal de Villeroy, 12 février 1723. 20 Brossette partageait avec le maréchal de Villeroy sa passion pour le théâtre en général et pour Molière en particulier. La vie quotidienne de Brossette était distribuée entre l’instruction des dossiers juridiques et ses travaux littéraires. La correspondance occupe une place centrale autant dans la préparation des procès que pour ses enquêtes philologiques : « Brossette a développé des liens solides avec les principales capitales de l’érudition provinciale, et maintient des échanges forts avec Paris 21 . » La correspondance avec Boileau s’avère la plus importante et la plus régulière du poète satirique. Plusieurs lettres inédites sont publiées par Brossette dans son apparat critique des œuvres de Boileau. Pour sa part, l’abbé Joseph Coquier (1689-1748), académicien lyonnais, observe à propos de la vie de Brossette : Si d’un côté il [Brossette] était un jurisconsulte d’un jugement solide, un critique d’un discernement exquis, un philologue d’une lecture immense et pleine d’anecdotes curieuses sur la littérature ancienne et moderne ; c’était de l’autre un honnête homme, un chrétien humble, un bon citoyen, un ami fidèle et généreux. 22 Si Brossette possédait de solides connaissances dans le domaine des belles-lettres 23 , il était avant tout apprécié pour ses qualités humaines. 86 Samy Ben Messaoud 24 « Les abeilles et les araignées », La Querelle des Anciens et des Modernes : X V I Ie - X V I I Ie siècles, éd. A.-M. Lecoq, Paris, Gallimard, 2001, p. 130. 25 Œuvres de M. Boileau-Despréaux avec des éclaircissements historiques donnés par lui-même, Genève, Fabri et Barrillot, 1716, Avertissement, p. VI. 26 Voir Correspondance de Jean-Baptiste Rousseau et de Brossette, éd. cit., p. V I I : « Un recueil manuscrit [Mémoires de Brossette] qui contenait des conversations, des interviews, dirions-nous aujourd’hui, de Boileau soigneusement notées par Brossette. » 27 Les Mots français dans l’histoire et dans la vie, Paris, Picard, 1966, t. II, p. 249. 28 Voir Mathilde Bombart, « Le savoir des clés : note, érudition et lecture à clé. Un annotateur de Boileau au X V I I Ie siècle, Claude Brossette », Jean-Claude Arnould et Claudine Poulouin (dir.), Notes : études sur l’annotation en littérature, Mont-Saint-Aignan, Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2008, p. 190-194. Le plaisir de la conversation Marc Fumaroli compare Brossette à Johann Peter Eckermann, ami et confident de Goethe : « Il [Boileau] vécut encore huit ans, le temps de préparer, avec Eckermann, Brossette, l’édition classique, abondamment annotée et commentée, de ses Œuvres complètes  24 . » Les entretiens de Brossette avec Boileau à Auteuil étaient fort réguliers et consacrés dans une large mesure à la nouvelle édition du poète satirique. Toutes ces conversations, de longues séances de travail étaient éprouvantes pour Boileau, car elles sollicitaient conjointement son attention et sa mémoire. Les questions de l’avocat lyonnais n’étaient pas improvisées, mais résultaient d’un sérieux travail de recherche. D’où l’étonnement de Boileau, enthousiasmé par la pertinence des investigations de Brossette : « À l’air dont vous [Brossette] allez, me dit-il [Boileau], vous saurez mieux votre Boileau que moi-même 25 . » Au-delà de l’aspect ironique et même facétieux de cette réplique, Boileau constate les limites objectives de sa mémoire. L’oral occupe une place de choix dans les recherches de Brossette. Pour Paul Bonnefon, les questions de Brossette relèvent d’une pratique journalistique, celle de l’interview 26 . Une lecture étayée par Georges Gougenheim : La personnalité de l’interviewer n’est pas moins attachante que celle de l’interviewé. Brossette questionne Boileau avec la ténacité d’un journaliste moderne. Il sait s’obstiner et, après avoir essuyé deux ou trois refus, il parvient à savoir que l’original du marquis né « commode et agréable » est le comte de Fiesque, un ami de l’auteur. Il sait tirer parti des occasions imprévues : rencontrant Boileau sur le quai des Orfèvres, il l’invite à monter dans son carrosse et, ô joie ! son compagnon lui montre, au coin de la rue du Harlay, la maison où demeurait le lieutenant criminel Tardieu dont il a rappelé dans ses vers la fin tragique. 27 Boileau avait participé à la rédaction des commentaires de Brossette. Aucunement évasif, le poète satirique retrace les faits, rappelle les dates, précise les noms, explique le contexte des poèmes, examine les notes de Brossette, dicte ses observations etc. De fait, Boileau était l’éditeur de ses œuvres, un projet qu’il avait entrepris en collaboration avec Brossette, comme l’atteste l’intitulé de cette édition : Œuvres de M. Boileau-Despréaux avec des éclaircissements historiques donnés par lui-même  28 . Quoique posthume, la majeure partie de cette édition, scientifiquement meilleure que celle de 1701, « dite la favorite », est rédigée en présence et avec l’assentiment de Boileau. Si les informations contenues dans l’apparat 87 Quand les papiers Brossette révèlent un nouveau Boileau 29 M. Fumaroli, La République des Lettres, Paris, Gallimard, 2015, p. 395. 30 Bibliographie générale des œuvres de Nicolas Boileau-Despréaux, op. cit., t. I, p. 200. 31 Voir S. Ben Messaoud, « Boileau et Mademoiselle Le Froid, ou l’amitié d’un librettiste avec une interprète de Lambert », Revue de Musicologie, t. 84, n° 1 (1998), p. 27-36. 32 Œuvres de M. Boileau Despréaux, op. cit., t. II, p. 465. 33 BmL, ms. 6432, f ° 8. 34 Voir S. Ben Messaoud, « Claude Brossette, éditeur de Boileau », Bulletin de la Société historique, archéologique et littéraire de Lyon, t. 36, 2011, p. 130-132. critique sont puisées dans ses notes manuscrites, issues de ses conversations avec Boileau, Brossette n’en avait publié qu’une infime partie. La relation du poète et « son confident Brossette 29 » s’est affermie au fil des années et de leurs rencontres. « Il est évident que Brossette détermina Boileau à écrire son Dialogue [des Héros de Roman] », observe Émile Magne 30 . Prolixe, le poète satirique semble se confier à son jeune interlocuteur. L’épisode de sa collaboration avec Mademoiselle Le Froid, interprète de Lambert, est à ce propos significatif. Boileau librettiste raconte avec force de détails les circonstances liées aux textes de ses chansons : Vers à mettre à chanter et Climène. Le fait le plus remarquable lors de cet entretien réside dans l’interprétation de l’air par Boileau. Mais Brossette ne s’était pas contenté d’apprécier le chant du poète 31 , il avait transcrit les notes ou l’air chanté : une sarabande. Dans son apparat critique de l’épigramme : Chanson faite à Bâville, Brossette note : « Le P. Bourdaloue avait pris d’abord très sérieusement cette plaisanterie et dans sa colère il dit au P. Rapin : “Si M. Despréaux me chante, je le prêcherai” 32 . » Brossette n’avait publié qu’une partie des informations consignées dans ses papiers : « M. Arnauld voulut apprendre cette chanson à cause des jansénistes. Il se fit dire l’air par M. Despréaux, et il prenait plaisir à la chanter 33 . » Les notes musicales de cette épigramme demeurent aussi inédites. Brossette n’hésitait pas à demander plus de détails à Boileau, à le questionner au risque de l’agacer ou même provoquer sa colère : les silences de la correspondance en sont l’une des illustrations les plus manifestes. Aussi l’avocat lyonnais ne se contentait pas d’une seule version des faits. Il examinait le pour et le contre en s’entretenant avec les adversaires de Boileau. Le cas de Fontenelle, partisan des Modernes, est à ce propos significatif. Sa discussion au sujet de l’Ode sur la prise de Namur est l’illustration de cette méthodologie exhaustive 34 . L’une des spécificités les plus intéressantes de la méthode suivie par Brossette consiste dans ses rencontres avec des interlocuteurs qui n’appartenaient pas à la République des Lettres. Dans sa Satire III, Boileau avait vilipendé le pâtissier Jacques Mignot, qualifié d’empoisonneur. Après des investigations dans les rues de Paris, Brossette avait réussi à repérer la boutique de Mignot. Il s’ensuit un récit, un véritable reportage journalistique, consigné dans les notes de Brossette. Il demeure aujourd’hui l’unique source d’information concernant Mignot. L’avocat lyonnais n’omet aucun détail y compris celui de la date de naissance du pâtissier. C’est également le cas à propos de l’échange savoureux de Brossette avec Planson, valet de Boileau : Planson, valet de chambre de M. Despréaux, m’a raconté, qu’un paysan d’Auteuil, qui possédait une pièce de terre joignant les fonds de M. Despréaux, se trouva avoir besoin d’argent, et s’adressa au jardinier pour le prier d’engager son maître à acheter son fonds. Le jardinier part faire sa cour 88 Samy Ben Messaoud 35 BmL, ms. 6432, f ° 231-232. 36 Ibid., f ° 532. à M. Despréaux, lui dit que s’il voulait profiter de l’occasion il avait cette terre à fort bon marché. M. Despréaux se mit fort en colère contre son jardinier, disant qu’il ne voulait point se prévaloir de l’indigence de cet homme-là, et qu’il voulait payer la terre tout ce qu’elle pouvait valoir. Il donna en effet la somme que le paysan lui demanda. 35 Pour sa part, Mathieu Marais s’était entretenu avec Boileau le 12 décembre 1703. La transcription de cette conversation, un manuscrit inédit, fut communiquée à Brossette. Copiste Les papiers Brossette renferment une copie manuscrite du premier état de la première satire de Boileau, intitulée Contre les mœurs de la ville de Paris. « Cette satire est ici de la manière que l’auteur [Boileau] l’avait faite d’abord, et fort différente de celle qu’il a donnée au public », précise Brossette 36 . La particularité de cette copie manuscrite consiste dans l’ajout de notes et variantes. Dans son édition de 1716, Brossette avait limité sa présentation historique à la mention du nombre de vers supprimés par Boileau. 89 Quand les papiers Brossette révèlent un nouveau Boileau 37 S. Ben Messaoud, « Lettre de Boileau à Antoine Arnauld, étude critique d’une copie inédite », XVII e siècle, n° 201, oct.-déc. 1998, p. 709-714. BmL Ms 6432 f ° 532 À l’affût d’informations manuscrites ou imprimées, Brossette copiait avec soin les docu‐ ments relatifs à ses enquêtes sur Boileau. Ainsi sa transcription de la lettre de Boileau à Antoine Arnauld forme également l’unique source manuscrite 37 . Mais Brossette ne se contentait pas de copier les manuscrits et d’amasser les documents, il menait aussi des recherches philologiques. De l’écriture du jeune avocat à la graphie hésitante du malade au soir de sa vie, l’avocat lyonnais n’avait pas cessé de copier et d’actualiser ses notes. Ses 90 Samy Ben Messaoud 38 BmL, ms. 6432, f ° 611-612. 39 Continuation des mémoires littéraires et d’histoire de M. de Sallengre, Paris, Simart, 1726, in-8°, t. II, 1 re partie, p. 6-15. 40 Livraison de septembre 1726, in-4°, p. 507. 41 Bibliographie générale des œuvres de Nicolas Boileau-Despréaux, op. cit., t. I, p. 53. 42 BmL, ms 6432, f ° 232. 43 Ibid., f ° 232. 44 Ibid. 45 Brossette à L. Racine, 20 août 1740, Correspondance de Jean-Baptiste Rousseau et de Brossette, éd. cit., t. II, p. 252. papiers, chargés de ratures et corrections, en disent long sur la qualité scientifique de ses enquêtes. En outre, l’abbé Desmolets avait publié en 1726 une Épître inédite de Boileau à M. le Marquis de Termes  38 . Grand lecteur des périodiques, Brossette avait examiné ce poème attribué à Boileau : « Ceux qui la [épître] liront avec attention, et même avec beaucoup d’attention, conviendront qu’elle n’en est pas. […] Cette épître n’est point de M. Despréaux : on n’y reconnaît ni son génie, ni son style. C’est une imitation manquée et très manquée 39 . » L’avis de Brossette fut ensuite corroboré par le Journal des savants : « On croit avoir de bonnes raisons pour douter que cette épître pleine de lieux communs et d’endroits plats et bas soit de M. Despréaux, qui a conservé jusqu’à la fin de ses jours un esprit délicat et élevé 40 . » Plus de deux siècles plus tard, Émile Magne, savant bibliographe de Boileau, n’avait pas encore un avis arrêté sur ce sujet : « Cette épître, de tendance épicurienne, préconise de jouir de la vie et stigmatise l’avarice. L’auteur y parle de sa maison d’Auteuil et de la pension que lui sert Louis XIV. Excellente pièce qui paraît bien sortie de la plume de Boileau 41 . » L’enquête de Brossette sur l’épigramme, Contre Boyer et La Chapelle, offre une nouvelle illustration concernant sa méthode de travail : À la première page d’une ancienne édition de Boileau, j’ai trouvé une épigramme [manuscrite] qu’il me semble qu’on attribue communément à M. Racine, et qui pourtant, dans ce volume, est donnée à M. Despréaux, et accompagnée de la réponse de l’auteur intéressé [La Chapelle]. Voici l’une et l’autre. 42 Il s’agit d’une information factuelle notée par Brossette dans ses Mémoires. L’avocat lyonnais observe ensuite : « Cette réponse est très sûrement de M. La Chapelle, l’auteur des Amours de Catulle  43 . » Les remarques de Brossette, recueillies à la suite de son enquête, sont mentionnées par le biais d’astérisques. Autant d’ajouts, autant de surcharges qui expriment la permanence des recherches de l’avocat lyonnais : « L’Académie avait envie de faire le parallèle de Corneille et de Racine et de juger ce grand procès. Boileau voyant parmi eux des juges peu capables de décider fit cette épigramme 44 . » Brossette avait envisagé leur publication dans sa seconde édition des œuvres de Boileau 45 : J’ai inséré dans mon Boileau, l’épigramme que ce poète avait faite contre l’Académie : Je consens que chez vous, messieurs, on examine, etc. ; et je l’ai mise dans les mêmes termes que vous [L. Racine] me l’avez envoyée, car elle est beaucoup meilleure de cette façon que celle qu’on m’avait donnée. 91 Quand les papiers Brossette révèlent un nouveau Boileau 46 Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1966, p. 266. 47 Voir l’édition publiée à Amsterdam : Michel Charles Le Cene, 1727, t. I, p. 103-104. 48 BmL, ms. 6432, f ° 582. 49 Bibliographie générale des œuvres de Nicolas Boileau-Despréaux, op. cit., t. II, p. 110. 50 BmL, ms. 6432, f ° 447. 51 Brossette à J.-B. Rousseau, 25 octobre 1729, Correspondance de Jean-Baptiste Rousseau et de Brossette, éd. cit., t. I, p. 300. 52 BmL, ms. 6432, f ° 214. Françoise Escal, éditrice des Œuvres complètes de Boileau dans « La Bibliothèque de la Pléiade », n’avait publié qu’une épigramme 46 et avait renvoyé les autres versions en note. Quant à sa présentation historique de ces vers, elle s’avère à la fois incomplète et fautive. En effet, la première édition de cette épigramme ne fut pas publiée en 1735 par l’abbé Souchay dans son édition des Œuvres de Boileau, mais en 1726 dans les Saillies d’esprit  47 de François Gayot de Pitaval. Édition critique L’éditeur lyonnais fréquentait la Bibliothèque du roi depuis de longues années. Ses enquêtes portaient aussi sur les traductions des œuvres de Boileau. De passage à Lyon, l’abbé Jean-Antoine Mezzabarba lui avait communiqué des traductions italiennes : « C’est la copie originale du traducteur qui me l’a donnée à Lyon 48 », note Brossette sur le manuscrit de l’Ode sur la prise de Namur ; une traduction recherchée par Émile Magne : « Il nous a été impossible de rencontrer des renseignements sur cette traduction 49 . » Les papiers Brossette, fabrique de ses éditions de Boileau, contiennent la transcription de ses entretiens avec le poète satirique, son neveu l’abbé Dongois et les érudits qui avaient contribué à ses éditions critiques. Ainsi Bernard de La Monnoye et Jean Boivin avaient participé aux travaux de l’édition de 1716 : « mercredi 21 [juin 1713]. L’après-midi j’ai été avec M. de La Monnoye qui a commencé à me donner ses corrections par écrits, sur mon commentaire des œuvres de Boileau 50 . » L’aide de Bernard de La Monnoye fut constante et précieuse autant pour la première édition des œuvres de Boileau, publiée en 1716, que pour la seconde édition en préparation dès 1718. Si le manuscrit de cette édition est perdu, il reste cependant des éléments épars susceptibles de nous renseigner sur la méthode suivie par Brossette : Dans la nouvelle édition que je donnerai du Boileau, je me dispose à faire des augmentations et des retranchements considérables, et vous comprenez bien, que ces retranchements doivent tomber sur les pièces étrangères qui ont été insérées malgré moi dans les éditions précédentes. Je serai docile au conseil que vous me donnez sur ce qui concerne les Jésuites. 51 Pour sa part, Jean Boivin avait également collaboré aux travaux de Brossette. « M. Des‐ préaux a employé onze mois à composer cette Satire [XII], et trois ans à la corriger. C’est ce que M. Boivin m’a dit. Il voyait alors M. Despréaux presque tous les jours 52 . » Boivin s’était entretenu aussi avec Brossette à la Bibliothèque du roi au sujet de cette œuvre posthume de Boileau : « De jeudi 21 mai avant-midi. J’ai été à la Bibliothèque du roi voir M. Boivin bibliothécaire, à qui M. Despréaux avait confié sa Satire XIIsur l’équivoque, sur laquelle M. 92 Samy Ben Messaoud 53 Ibid., f ° 194. 54 Correspondance de Jean-Baptiste Rousseau et de Brossette, éd. cit., t. II, p. 301. 55 BmL, ms. 6432, f ° 440. Boivin m’a donné les éclaircissements suivants 53 . » En réalité, la lecture critique de cette satire avait nécessité plusieurs séances de travail, puisque Boivin, garde de la Bibliothèque du roi, avait expliqué par le menu détail le contexte conflictuel de cette satire, Boileau aux prises avec les jésuites. Les matériaux de l’apparat critique de cette satire sont fournis par Boivin, professeur au Collège royal. Boivin, témoin de la fabrique de Boileau, avait retracé les faits avec des éclaircissements philologiques. Et Brossette ajoute 54 : À l’égard de la satire de l’Équivoque, je conviens que j’ai un peu excédé les droits du commentateur, non pas en expliquant les sentiments de M. Despréaux, car il est permis, ce me semble, à tout commentateur d’en user ainsi, mais en insinuant qu’il n’a pas eu dessein d’attaquer directement les jésuites, en quoi la répréhension est juste, quoiqu’il paraisse bien que je n’ai pas exigé que mes lecteurs prissent ma proposition au pied de la lettre. Enfin, Brossette avait rencontré les adversaires de Boileau : « Le P. de Tournemine ne m’a pas parlé si avantageusement de M. Despréaux. Il m’a raconté l’origine de la brouillerie de M. Despréaux avec les jésuites, au sujet de l’extrait que les journalistes de Trévoux donnèrent de ses ouvrages 55 . » Ses investigations lui avaient permis d’identifier l’identité des journalistes des Mémoires de Trévoux, auteurs des articles virulents contre Boileau. 93 Quand les papiers Brossette révèlent un nouveau Boileau 56 Pierre Rétat, Le Dernier règne, Paris, Fayard, 1995, p. 10. BmL Ms 6432 f ° 26 La perte du manuscrit de la seconde édition des œuvres de Boileau n’est pas irrémédiable, puisque les papiers Brossette en conservent quelques bribes éparses. Ces notes manuscrites constituent la principale source de l’avocat lyonnais, il y puisait les informations publiées dans son apparat critique. Quant aux « archives du présent que sont les journaux 56 », elles nous renseignent sur l’Avertissement de Brossette, rédigé pour sa nouvelle édition des œuvres de Boileau : 94 Samy Ben Messaoud 57 Bibliothèque raisonnée des ouvrages des savants de l’Europe, janvier-mars 1745, t. 34, 1 re partie, p. 235. Voir Continuation des mémoires littéraires et d’histoire, op. cit., 1749 (1 re éd. 1727), t. III, 1 re partie, p. 212 : « M. Brossette, connu par son commentaire sur Boileau, dont il a préparé une seconde édition corrigée, a presque fini un pareil ouvrage sur les Satires de Régnier », Journal des savants, février 1745, p. 123-124. 58 J. Demeure, « L’introuvable société des “quatre amis” (1664-1665) », Revue d’histoire littéraire de France, t. 36, 1929, p. 321. 59 Boileau, Épître V, v. 19. 60 BmL, ms. 6432, f ° 309-310. J’ai exactement corrigé mes anciennes remarques et j’en ai ajouté beaucoup de nouvelles, dont quelques-unes sont tirées ou des écrits mêmes de M. Despréaux, lesquels m’ont été remis par son ordre, après sa mort, ou d’autres sources équivalentes ; telles que sont, un projet de commentaire entrepris après le mien, et à mon exemple, par M. Le Verrier, ami particulier de l’auteur, et corrigé par lui en divers endroits ; un canevas de petites notes projetées par M. l’abbé Guéton, homme de lettres, et remplies par M. Despréaux ; un autre recueil de notes plus circonstanciées, que M. de La Chapelle, petit-neveu de M. Despréaux, avait écrites dans son exemplaire de Boileau. 57 Assurément, Brossette ne néglige aucune source pour ses investigations. Si les notes de Le Verrier et l’abbé Guéton sont retrouvées et publiées, celles de La Chapelle sont perdues. À l’évidence, Brossette avait bénéficié de l’aide des proches et amis de Boileau. Les papiers Brossette contiennent les explications de Boileau communiquées de vive voix à l’avocat lyonnais ; une enquête poursuivie par ce dernier auprès de savants philologues : Revillout, M. Lachèvre ont montré que Brossette ne mérite pas la défiance systématique que lui témoignait, avant Mesnard, Berriat-Saint-Prix. Il serait d’autant moins raisonnable de persévérer dans cette attitude réservée que nous ne sommes pas désarmés en face de Brossette. Sans doute, nous ne possédons pas les recueils manuscrits où il avait amassé les éléments de son commentaire ; cependant, la comparaison des renseignements consignés par lui dans le recueil que conserve la [Bibliothèque] Nationale, avec les notes de l’édition où ces renseignements ont été mis en œuvre, permet de se faire au moins une idée de la méthode de Brossette. 58 Les papiers Brossette avaient permis la découverte d’aspects inédits de la longue vie de Boileau, un parcours intellectuel ponctué de virulentes polémiques. Devenu « vieux lion 59 », Boileau partageait avec lui ses souvenirs, des faits souvent méconnus de ses éditeurs. Sa préface aux Œuvres posthumes de Gilles Boileau en est l’illustration : Mon frère a traduit le quatrième livre de L’Énéide, cela n’est pas bon, et cet indomptable public ne l’a point goûté. La versification en est rude, ce n’est point l’esprit de Virgile : M. de La Fontaine qui savait son Virgile mieux que personne le disait bien. Cet ouvrage fut lu à feue Madame et à M. Ogier, ce fameux prédicateur, qui l’approuvèrent. J’en fis la préface où je fis tout ce que je pus par de grandes phrases pour faire valoir ces approbations. Tout cela n’a rien gagné sur le public, qui s’est obstiné à le laisser chez le libraire, comme le Virgile de Segrais qui y est demeuré ; il n’y avait qu’à le demander à Billaine. 60 Brossette possédait dans sa bibliothèque un exemplaire annoté des œuvres de Gilles Boileau, une édition originale conservée à la Bm de Lyon sous la cote 317618. Brossette y avait noté 95 Quand les papiers Brossette révèlent un nouveau Boileau 61 F. Escal, éditrice des Œuvrescomplètes de Boileau, op. cit., p. 1125, limite sa brève présentation de la préface de Boileau à cet élément factuel : « Boileau rédigea lui-même l’Avis du Libraire ». 62 Voir Boileau, Dialogues, Réflexions critiques, Œuvres diverses, éd. Ch.-H. Boudhors, Paris, Les Belles Lettres, 1960, p. 354 : « Je ne sais qui est le prédicateur fameux, ni la grande et spirituelle princesse », observe l’éditeur. 63 Voir S. Ben Messaoud, « Un ami inconnu de Boileau », XVII e siècle, n° 190, janvier-mars 1996, p. 177-179. 64 Voir B. Gibert, La Rhétorique ou les règles de l’éloquence, éd. S. Ben Messaoud, Paris, Champion, 2004, p. 659 (index, passim). 65 Réponse de M. Gibert à la lettre de M. Rollin. Paris, F.-G. L’Hermitte, 1727, p. 21. à la suite de l’intitulé de cette préface : « Le libraire au lecteur 61 », « par M. Boileau-Des‐ préaux ». En conséquence, Claude Barbin n’était pas l’auteur de ce texte. Viennent ensuite deux notes manuscrites de Brossette, signalées par des astérisques : François Ogier et Madame Henriette d’Angleterre 62 . Toutes ces informations, communiquées de vive voix par Boileau à Brossette, figurent aussi dans les Mémoires de l’avocat lyonnais. La maison d’Auteuil, lieu de rencontres de Boileau avec Boivin, Rollin, Pourchot, abbé d’Olivet, Brossette, Gibert, Mathieu Marais, rassemblait de jeunes hommes de lettres créatifs. Plus d’une décennie de savantes conversations et d’échanges intellectuels sur la poésie, la rhétorique, l’histoire, les arts en général, entre Boileau et un groupe formé d’avocats et professeurs de l’Université de Paris demeure méconnu des historiens de la littérature. Ainsi Balthasar Gibert, ami intime de Boileau 63 , avait bénéficié de son érudition pour ses travaux sur la rhétorique française 64 . Et Gibert ajoute : « Feu M. Boileau ne s’offensa point, qu’on [Gibert] lui montrât dans ses ouvrages un solécisme, qui y était depuis trente ans. C’est lui-même qui l’a publié, parce qu’il cherchait à se rendre utile 65 . » Outre sa capacité d’écoute, Boileau avait bénéficié de la collaboration de ses interlocuteurs d’Auteuil. Avec Jean Boivin, auteur de remarques sur le Traité du sublime, Boileau avait travaillé à la composition de Satire XII. Quant à son projet d’une nouvelle édition de ses œuvres, initié par ses soins, il fut l’une des principales occupations de Boileau jusqu’à son décès. 96 Samy Ben Messaoud 66 Y. Belaval, « Note sur Diderot et Leibniz », Revue des Sciences Humaines, 1963, p. 436. BmL Ms 6432 f ° 10 Les manuscrits de Brossette recèlent bien plus que des matériaux de notes critiques : une multitude d’informations les plus diverses. Tous ces textes inédits sont susceptibles de jeter une lumière neuve sur Boileau et son époque. Enfin, Brossette fin lettré figure parmi les plus fidèles interlocuteurs du poète satirique ; il incarne l’exemple parfait de l’érudit « pour qui la conversation non seulement représentait un talent de société, mais encore faisait un peu fonction de journalisme 66 ». 97 Quand les papiers Brossette révèlent un nouveau Boileau 2. L E LIVRE ILLUSTRÉ 1 Trung Tran, « Trahir Ovide ? Littéralisation du texte et (dé)figuration du sens : la fiction-figure au risque de son illustration », Pierre Guiliani et Olivier Leplatre (dir.), Les Détours de l’illustration sous l’Ancien Régime, Cahiers du Gadges, n° 12, 2014, p. 287-308, citation p. 291. Voir aussi le numéro de Réforme, Humanisme, Renaissance qu’il a dirigé : n° 77, déc. 2013, « Fable/ Figure : récit, fiction, allégorisation à la Renaissance ». 2 Ibid., p. 295. Les Métamorphoses illustrées au XVII ᵉ siècle : reconfigurations mondaines des modèles humanistes Céline B O H N E R T Université de Reims Champagne-Ardenne Les Métamorphoses illustrées en France à la Renaissance témoignent de la prégnance d’une pensée de la figure dans laquelle s’enracinent à la fois la lecture du poème d’Ovide et la conception des images qui l’accompagnent. Dans un très bel article, Trung Tran a exposé les enjeux liés à cette pensée de l’image (textuelle et iconique) comme figure lorsqu’elle s’applique au poème d’Ovide. Il montre que la lecture renaissante instaure une série de tensions entre la fiction et ses allégorèses, la littéralité de l’histoire et sa figurabilité (sa capacité ou sa nécessité - ou non - de faire figure). Une telle dialectique se reporte alors naturellement sur l’image, la valeur dont elle est investie et, partant, la lecture qui doit en être faite […]. 1 De fait, « [i]l va sans dire que le subtil dialogue qui se noue entre fiction, gloses et images confère à ces dernières autre chose qu’une seule et simple valeur ornementale et illustrative 2 ». Par principe, les humanistes admettent que l’image sensible fait sens, voire qu’elle mène vers un plus haut sens ; tout comme si, par sa seule présence, elle confirmait le pouvoir imageant du texte, la capacité des fictions mythologiques à renvoyer à des réalités historiques, cosmiques et morales. De même que le texte édité sans glose est comme dénaturé, proprement défiguré, l’image appelle une forme de déférence. Apposée au poème, elle en donne certes à voir le sens littéral et synthétise la fiction et ses suggestions par des effets sensibles. Mais il est admis qu’elle ne fait jamais que cela. A minima, elle est le support et l’occasion de discours sur les fables. Très souvent, elle devient un élément actif dans la fabrique du sens par le lecteur, invité à faire fonctionner un système de signes disposés dans et orchestrés par le livre. Ainsi, par exemple, certains dispositifs éditoriaux font-ils des séries gravées le pendant, au début de chaque segment narratif, des résumés ou des gloses qui le suivent. La profondeur de l’image relève, pour les acteurs du livre, de l’ordre de l’évidence. Pour autant, il est fort rare que les gravures fassent l’objet d’un commentaire explicite : si le principe de leur signifiance est admis, si leur seule présence contribue à 3 Peter Sharrat, Bernard Salomon illustrateur lyonnais, Genève, Droz, 2005. 4 Gabriele Simeoni, La Vita et metamorfoseo d’Ovidio, Lyon, Jean de Tournes, 1559. Simeoni signale son imitation d’Ovide en regroupant sous le titre « Il testo d’Ovidio » les expressions qu’il s’approprie, p. 201-245. 5 Pub. Ovidii Nasonis Metamorphoseon Libri XV, Francfort sur le Main, Corvinus, Feyerabent & Gallus, 1563. 6 Johannes Posthius, Tetrasticha in Ovidii Metam. Lib. XV, Francfort sur le Main, Corvinus, Feyerabent & Gallus, 1563. 7 Johannes Spreng, Metamorphoses Ouidii argumentis, Francfort sur le Main, Corvinus, Feyerabent & Gallus, 1563. 8 Sur ces éditions voir Ann Moss, Ovid in Renaissance France. A Survey of the Latin Editions of Ovid and Commentaries printed in France before 1600, Londres, The Warburg Institute, 1982, III, B : « rhetorical editions ». 9 Picta poesis Ovidiana, Francfort sur le Main, Feyerabend, 1580. renforcer la croyance dans la nature figurale du texte ovidien, il revient au lecteur, guidé notamment par la disposition des éléments sur la page, de prêter sens à ce qu’il voit. Ce principe de figurabilité est à la fois servi et limité par la plasticité des images. On connaît la genèse de la première série française entièrement conçue pour les Métamorphoses, celle de Bernard Salomon. Dans la Métamorphose figurée de 1557, les images, composées d’après une paraphrase médiévale d’Ovide et des bois de diverses séries, sont glosées par des huitains attribués à Barthelémy Aneau : faites initialement pour accompagner une traduction nouvelle, qui n’a pas vu le jour, elles remplacent le texte d’Ovide, la traduction en image se substituant à la traduction vernaculaire 3 . Les gravures de Salomon, immédiatement copiées et largement diffusées, ont été insérées dans des dispositifs éditoriaux extrêmement variés. Deux ans après La Métamorphose figurée, ces bois tiennent le rôle de faire-valoir pour une réécriture du poème ovidien. Gabriele Simeoni change en effet la nature de l’entreprise, sous couvert d’une simple traduction du livre de Salomon : les poèmes qu’il compose pour La vita et metamorfoseo d’Ovidio, figurato & abbreviato in forma d’epigrammi, loin de traduire les ecphrases d’Aneau, affichent une dette directe envers Ovide. Ils mettent ainsi en valeur l’habileté de Simeoni. Ne dérivant plus des gravures, les textes entrent en concurrence avec elles et le livre offre au lecteur une double translation du poème, l’une poétique et l’autre imagée 4 . Les copies de Virgil Solis, elles, sont mises à profit de trois façons différentes par les mêmes éditeurs l’année de leur première publication : les bois de Solis illustrent une édition latine 5 , servent de support à des quatrains moraux 6 et trouvent place dans un kaléidoscope pédagogique qui diffracte le texte ovidien pour infuser dans l’esprit des jeunes lecteurs des leçons de sagesse 7 . Ces trois ouvrages, dus à des disciples de Philippe Melanchthon, signalent la fécondité du poème ovidien aux yeux des membres de son réseau. Plus prosaïquement, les figures occupent la fonction de support mémoriel dans les éditions rhétoriques sans glose publiées à Paris, où elles deviennent un avatar des arguments du pseudo-Lactance 8 . Dans la Picta poesis ovidiana éditée par Nicolas Reusner enfin, elles structurent le jeu épigrammatique en ouvrant chaque série de courts poèmes qui juxtaposent des variations en droit indéfinies autour des figures mythologiques 9 . S’est ainsi 100 Céline Bohnert 10 Bodo Guthmüller, « Picta poesis ovidiana », Studien zur antiken Mythologie in der italienischen Renaissance, Weinheim, VCH, 1986 ; trad. : Mito, poesia, arte. Saggie sulla tradizione ovidiana nel Rinascimento, Rome, Bulzoni Editore, 1997, p. 213-236. Voir aussi l’article fondateur de Max D. Henkel, « Illustrierte Ausgaben von Ovids Metamorphosen im X V ., X V I . und X V I I . Jahrhundert », Vorträge der Bibliothek Warburg, n° 6, 1926-1927, p. 58-144. 11 M.-C. Chatelain, Ovide savant, Ovide galant. Ovide en France dans la seconde moitié du X V I Ie siècle, Paris, Champion, 2008. constituée à la Renaissance une collection d’ouvrages illustrés, petites galeries ovidiennes unifiées par la notion de figure 10 . La signifiance et la plasticité des images permettent cet éventail d’emplois qui orchestrent de manières variables le dialogue des signes iconiques et textuels. Mais cette plasticité signifie aussi que l’image résiste aux discours qui l’entourent, qu’elle s’y prête pour mieux y échapper : les gravures ne trouvent pas seulement leur fonction, elles acquièrent aussi une pluralité de sens dans leur articulation avec leur entourage textuel - d’autant que, comme au Moyen Âge, les formes du texte ovidien, de ses translations et de ses commentaires ne cessent de se modifier, dans le temps même où la philologie humaniste tend à stabiliser la leçon du poème. La circulation des images contribue à la ductilité des Métamorphoses. Même lorsque le contenu narratif ou exégétique reste globalement inchangé, les découpages typographiques se déplacent et ouvrent dans le texte un jeu propice à l’invention. Cette malléabilité est si grande que les notions de texte et d’œuvre telles que nous les concevons semblent imparfaitement appropriées au devenir des Métamorphoses au XVIe siècle : para‐ phrases, résumés et gloses forment un ensemble métamorphique placé sous le nom d’Ovide. Un ensemble mouvant et multiforme, à la fois accueillant - de nombreux mythes absents des Métamorphoses rejoignent ces corpus ovidiens - et rayonnant : des gravures quittent les terres ovidiennes pour entrer notamment dans le territoire des emblèmes où elles signifient encore autrement et souvent autre chose. Le livre apparaît ainsi comme l’appareil complexe qui organise les reconfigurations de cette constellation où circulent textes et images. La question que nous examinerons ici est celle du devenir des modèles éditoriaux établis à l’âge humaniste à l’heure où les Métamorphoses sont proposées au public des honnêtes gens : ce bouleversement s’accompagne d’évolutions esthétiques, culturelles et matérielles dont Marie-Claire Chatelain a analysé les conséquences sur la réception d’Ovide, d’auctoritas savante devenu poète galant 11 . Il s’agit bien du devenir au XVIIe siècle des formes éditoriales renaissantes car plusieurs éléments tissent une nette continuité. Le remploi et la copie des séries gravées à la fin du XVIe siècle, elles-mêmes inspirées des bois de Bernard Salomon et de Virgil Solis, en particulier, induisent une stabilité iconographique : la nouveauté provient de variations à l’intérieur du modèle, de réinterprétations des thèmes ou de l’organisation de nouveaux rapports entre l’image et ses entours. Nous identifions ainsi deux familles de Métamorphoses en images : l’album ovidien et la traduction illustrée, qui se décline elle-même en trois espèces. L’album ovidien : de la traduction en image au livre de gravures La forme de l’album illustré, dans lequel l’iconotexte est déséquilibré hiérarchiquement et typographiquement en faveur des images, remonte à la Métamorphose figurée de 101 Les Métamorphoses illustrées au X V I I ᵉ siècle : reconfigurations mondaines des modèles humanistes 12 Maxime Préaud, Inventaire du fonds français. Graveurs du X V I Ie siècle. Antoine Lepautre, Jacques Lepautre et Jean Lepautre (première partie), Paris, BnF, 1993, t. XI et Inventaire du fonds français. Graveurs du X V I Ie siècle. Jean Lepautre (seconde partie), Paris, BnF, 1998, t. XII. Les gravures d’un album de l’Université de Virginie sont numérisées : http: / / ovid.lib.virginia.edu/ lepautre/ index.html. 13 Johan Wilhelm Baur, [Ovidii Metamorphosis] (c. 1641), voir le site Ovid illustrated : http: / / ovid.lib.virginia.edu/ tempestabaurnew.html. 14 Ce sont les termes de l’inventaire après décès de Madeleine de Collemont : « Cinquante et un livres du Pautre de six planches chaque livre, et la Metamorphose en vingt planches dudit le Paultre », cités par M. Préaud, Inventaire, op. cit., t. XII, p. 18. 15 Crispin de Passe, Metamorphoseon Ovidianarum, Cologne, 1602-1604. Partiellement numérisé et commenté par Daniel Kinley : http: / / ovid.lib.virginia.edu/ dePasseNew.html. 16 Les exemplaires sont rares. La BnF possède les Metamorphoseon sive transformationum Ovidianarum libri quindecim, Anvers, Petrus de Jode, 1606 (numérisé : http: / / gallica.bnf.fr/ ark: / 12148/ btv1b54000 051z). 17 Sur ces gravures de Goltzius voir Eric Jan Sluijter, Seductress of Sight: Studies in Dutch Art of the Golden Age, Zwolle, Waanders, 2000. Jean de Tournes. Dans la production française du XVIIe siècle, on n’en a relevé pour l’instant qu’un petit nombre, dus à Jean Lepautre. Vers 1660, Lepautre grave quatre suites ovidiennes : la première, éditée chez Leblond, compte vingt gravures ; la seconde, parue chez Pierre II Mariette, en compte vingt-deux, auxquelles sont adjointes postérieurement quatre nouvelles planches ; s’y ajoutent deux suites de six gravures parues chez Langlois, ainsi que trois gravures burlesques 12 . Inspirées directement de J. W. Baur pour beaucoup d’entre elles 13 , ces images, complexes et profuses, comportent une dimension très théâtrale et font preuve d’un goût marqué pour l’architecture à l’antique et les grands volumes dans lesquels les personnages semblent jouer leur histoire. Parfois dotés de légendes latines accompagnant les images, ces ouvrages forment « La Métamorphose de Lepautre 14 ». Ils peuvent être perçus comme des avatars des albums, au format paysage et de dimensions restreintes, qui ont fleuri entre 1590 et 1610. En 1591, Plantin à Anvers éditait les P. Ovidii N. Metamorphoses argumentis brevioribus, ex Luctatio collectis expositae une cum vivis singularum Transformationum iconibus illustrées par P. van den Borcht et dédiées aux enfants de la famille Perez de Baron : tandis que les fables ovidiennes défilaient à droite, les pages de gauche comportaient les résumés du pseudo-Lactance qui accompagnaient la plupart des éditions rhétoriques d’Ovide depuis le début du siècle. La brève préface désignait les images comme des « paradeigmata Metamorphoseon ». En 1602-1604, c’était au tour de Crispin de Passe de graver une suite complète 15 , probablement imitée de celle d’Antonio Tempestà, dessinée dans les années 1580 mais imprimée seulement à partir de 1602 16 . Dans le cas de Tempestà, l’image n’est plus accompagnée que d’un titre qui explicite le sujet. Comme Salomon, ces trois graveurs traduisent les Métamorphoses en image : leur translation, voulue comme complète, suit l’ordre du poème. Il en va différemment pour la suite où Hendrick Goltzius livre, dès 1589-1590, une anthologie fabuleuse aux tendances franchement érotiques. Ordonnées suivant la fantaisie de l’artiste, les vingt planches n’offrent plus une traduction des Métamorphoses mais une libre interprétation du monde ovidien 17 . Comme celui de Goltzius, les albums de Lepautre sont des livres par commodité, des livres dont les feuilles sont susceptibles de se détacher. Ovide fournit des sujets : de la translation « paradigmatique » d’un texte source, on est passé à la constitution d’une 102 Céline Bohnert 18 A été présenté à Drouot, dans une vente du 17-19 novembre 2010 organisée par J. J. Mathias, Baron Ribeyre & associés, Farrando Lemoine, un « exemplaire dans lequel on a relié au X V I I Ie siècle 66 gravures supplémentaires illustrant aussi le thème des Métamorphoses, certaines à pleine page, à double page ou plusieurs fois repliées. Elles sont dues à. A. Coypel, Ch. Coypel, Ph. Simonneau, L. Le Roux, F. Verdier, Fr. Boucher, Poussin, Ch. Le Brun, S. Le Clerc, Fr. Joullain, Jeaurat, La Fosse » (catalogue de la vente). 19 Tableaux du temple des muses, Paris, A. Sommaville, 1655. La démarche n’est pas sans rappeler celle de B. Aneau pour la Picta poesis et sa version française, l’Imagination poétique, Lyon, Macé Bonhomme, 1552. 20 Les Métamorphoses d’Ovide, Paris, veuve L’Angelier, 1617. 21 Les Métamorphoses d’Ovide, Paris, Antoine de Sommaville, 1660. collection dans laquelle la personnalité du graveur et celle du commanditaire, le cas échéant, ou du possesseur, prennent la même importance que celle du poète antique, dont le nom n’est plus mentionné. Les Métamorphoses se prêtaient à cet effeuillage du fait de leur composition : reçues comme un trésor mythographique, elles ont été traitées suivant le principe de libre usage. Avant de se réaliser dans la matérialité du livre, l’imaginaire de la collection informait déjà la lecture de l’œuvre. Ajoutons que la pratique de la collection se reporte plus tard dans certains exemplaires des Métamorphoses : une édition de 1732 reliée avec des gravures mythologiques s’est trouvée sur le marché du livre il y a quelques années 18 . La collection de gravures transforme dans ce cas le livre en un écrin. Ajoutons enfin que Michel de Marolles, lui-même détenteur d’une ample collection qu’il offrit au roi, a su exploiter ce qui est au départ une réalité pour en faire le modèle explicite d’un livre. Marolles renouvelle la littérature mythographique, dans sa forme sinon dans le fond, avec les Tableaux du Temple des Muses : les gravures de Nicolas Favereau, explique-t-il, lui ont donné occasion de développements savants dans un livre conçu comme une collection. Notons que la notion de poésie, incarnée dans la figure des Muses, remplace dans le titre le nom d’Ovide 19 . Ainsi le geste du collectionneur prépare-t-il, ou du moins précède-t-il une approche explicitement et résolument esthétique du texte, de même qu’il renouvelle l’appréhension des savoirs humanistes. La traduction illustrée (a) : du récit moralisant au récit à moralité Les deux traductions commentées parues au XVIIe siècle recyclent les savoirs humanistes, jusque-là transmis en latin, à destination des gens du monde. La première est celle de Nicolas Renouard, illustrée à partir de l’édition de 1617 20 . L'édition de 1619, qui nous intéresse ici, comporte des gravures de Jean Matheus, Isaac Briot et Firens, souvent copiées ou simplement inspirées d’Antonio Tempestà (1602). Le second jeu, qui illustre la traduction de Pierre Du Ryer 21 , copie, lui aussi, mais de plus près, la série de Tempestà ; ce jeu anonyme est composite : les gravures proviennent de deux artistes différents au moins. La mise en page des éditions de 1619 et de 1660 est sensiblement comparable : toutes deux relèvent 103 Les Métamorphoses illustrées au X V I I ᵉ siècle : reconfigurations mondaines des modèles humanistes 22 J.-M. Chatelain, « Formes et enjeux de l’illustration dans le livre d’apparat au 17 e siècle », CAIEF, n° 57, mai 2005, p. 77-98 ; id., « Pour la gloire de Dieu et du roi : le livre de prestige au X V I Ie siècle », H.-J. Martin (dir.), La Naissance du livre moderne ( X I Ve - X V I Ie siècles) : mise en page et mise en texte du livre français, Paris, Éditions du Cercle de la Librairie, 2000, p. 350-363. 23 Lettres et préfaces critiques, éd. R. Zuber, Paris, Didier, 1972, p. 68, cité par M.-C. Chatelain, Ovide savant, Ovide galant, op. cit., p. 91-92. 24 M.-C. Chatelain, Ovide savant, Ovide galant, op. cit., p. 171-172. du genre du livre d’apparat mis en évidence par Jean-Marc Chatelain 22 . Pour autant, leur approche des images diffère. Renouard donne son Ovide au temps des belles infidèles : le souci de la pureté de la langue guide l’ensemble de l’entreprise, jusque dans l’énoncé du commentaire. Celui-ci, rejeté après le poème et doté d’une pagination propre, prend la forme d’un dialogue de bon ton entre deux devisants : le lecteur est invité à goûter le poème ovidien avant de se plonger dans une compréhension approfondie des Fables - même si un système de renvois permet de circuler aisément des Métamorphoses à leur commentaire. La beauté du livre, celle des images singulièrement, rehausse la gloire du traducteur et proclame l’excellence du règne qui accueille son entreprise. D’où le succès de cet Ovide, parfaitement adapté à la culture des salons. Trop parfaitement même, aux yeux d’un Perrot d’Ablancourt. Lorsque le traducteur de Lucien vante les mérites de l’Honneste femme de Du Boscq (1633), il souligne la familiarité des dames avec les thèmes mythologiques et leur engouement pour les fables amoureuses, au détriment de leur sens moral : Mais comme il a veu que les dames prenoient tant de plaisir aux Metamorphoses, qu’il seroit comme impossible de les resoudre à les quitter, et par ce moyen qu’il estoit inutile de leur en defendre la lecture : d’ailleurs elles n’alloient point chercher à la fin du livre l’intelligence et le secret des fables, qu’elles ne se plaisoient qu’aux amours que le poëte a si bien dépeintes, et qu’elles pouvoient bien plustost y apprendre le vice que la vertu. 23 « [E]lles n’alloient point chercher à la fin du livre l’intelligence et le secret des fables » : on décèle ici la trace du succès de l’édition Renouard, et l’image d’une lecture des Métamorphoses comprise comme féminine, la lecture faite à plaisir. Aux yeux d’Ablancourt, le texte d’Ovide, accompagné de ses illustrations et placé trop loin de son commentaire, laissait trop de liberté au lecteur non autorisé. Marie-Claire Chatelain a montré que la traduction commentée donnée par Pierre Du Ryer constituait une réactivation textuelle de l’entreprise de Renouard 24 . Sur le plan du rapport aux images, elle est une réaction à la lecture sensible du poème permise par le dispositif établi chez L’Angelier. On observe un encadrement strict des figures, auxquelles sont adjoints des quatrains anonymes au contenu lourdement didactique. Les leçons enseignées sont théologiques autant que morales. Ainsi de la fable d’Andromède qui donne lieu aux vers suivants : Le Ciel nous fait sentir les faveurs de son ayde Quand toute autre faveur deffaut a nos besoins Et Persée survient quand on l’attend le moins Pour tirer du peril l’innocente Andromede. 104 Céline Bohnert 25 Antonio Tempestà, « Perseus occisa bellua Andromedam liberat » dans l’édition d’Anvers, c. 1610, n° 40, disponible sur la MDZ (exemplaire numérisé : Calch. 250). Bernard Salomon, « Perseüs combattant pour Andromeda », La Métamorphose figurée [1557], Lyon, Jean de Tournes, 1564, fig. n°55 [BmL : Rés 357530] Alors qu’Isaac Briot, en 1619, gravait un Persée volant, conformément au texte d’Ovide, la gravure de 1660, au plus près de celle de Tempestà qui imitait lui-même Salomon, montre le héros chevauchant Pégase 25 . Dans ce nouveau contexte l’image est moralisée, quasiment au sens médiéval : le souvenir de saint Georges est suggéré au lecteur par le quatrain. 105 Les Métamorphoses illustrées au X V I I ᵉ siècle : reconfigurations mondaines des modèles humanistes Isaac Briot, figure illustrant la fable de Persée dans Les Métamorphoses d'Ovide, traduites en prose françoise… [1619], Paris, Pierre Billaine, 1637, p. 121 [BmL : Rés 23423] 106 Céline Bohnert Anonyme, figure illustrant la fable de Persée dans Les Metamorphoses d'Ovide, divisées en XV. Livres…, Paris, A. de Sommaville, 1660, p. 183 [BmL-Silo Ancien : 23425] Les quatrains sont en général fortement articulés à l’image à laquelle ils sont apposés et avec laquelle ils ont été imprimés ; mais, à plusieurs reprises, ils forment aussi un enseignement suivi d’une image à l’autre, suggérant ainsi des cycles liés par le développement d’un thème moral et non par la geste d’un héros mythologique. Au livre III, les gravures numérotées 27 et 28 représentent Sémélé et Narcisse ; elles correspondent respectivement aux fables 3 et 5-6 de ce livre ; entre elles, s’intercale la fable de Jupiter et Junon consultant Tirésias (fable 107 Les Métamorphoses illustrées au X V I I ᵉ siècle : reconfigurations mondaines des modèles humanistes 26 Les Métamorphoses, Paris, Sommaville, 1660, p. 114 et 121, nous soulignons. 4), illustrée par un autre graveur. Les quatrains rapprochent Sémélé et Narcisse en un cycle consacré aux vices. Pour Sémélé : L’Ambition qui plus l’esprit humain bourrelle Est celle de se voir tousjours aux premiers rangs Et pouvoir parier avecques les plus grands Voyla le feu du Ciel qui devora Semele. Pour Narcisse : Un autre vice encor nous travaille a l’exstreme C’est que l’homme oubliant toute autre affection De soy mesme conçoit si bonne opinion Qu’il mesprise chascun pour n’aymer que soy mesme. 26 Tandis que la disposition des éléments paratextuels (mais faut-il encore parler de paratexte ? ) autour de chaque segment narratif tend à isoler fortement des moments du poème ovidien, les commentaires et les quatrains, chacun de leur côté, opèrent d’autres regroupements. Aussi le statut du poème nous semble-t-il modifié. Sa segmentation et la multiplication de ses entours diffractent la matière ovidienne en une multitude de discours, répondant à des formes variées et portant des messages divers. Les images en sont un, de même que les quatrains anonymes qui les accompagnent, souvent directement adressés au lecteur ; s’y ajoutent les résumés en prose issus du pseudo-Lactance qui précèdent les fables, les commentaires de Du Ryer qui les suivent et prennent la forme d’une conversation à bâtons rompus avec le lecteur - et, finalement les fables elles-mêmes, comme le signale la préface. Comme ses prédécesseurs, en effet, Du Ryer proclame l’utilité de la fable, mais le vocabulaire de la figure qui fondait l’argumentaire au XVIe siècle disparaît : l’idée d’une transcendance du signe fabuleux est perdue, remplacée par une nouvelle caractéristique, la généralité. C’est cette universalité qui approprie la fable à l’expression de la morale chrétienne. On ne trouve plus dans ce texte la notion de défiguration analysée par Trung Tran, l’idée que les fables seraient des figures de figures, des images dissimilaires employées pour représenter, indirectement, le divin. Le paradigme allégorique demeure mais dans un sens réduit qui hérite des débats renaissants sur l’allégorie comme procédé rhétorique, développés notamment dans le réseau melanchthonien. La fable embellit l’énoncé de la vérité : […] il me semble, que c’est la Sagesse mesme qui se depoüille pour quelque temps de ce qu’elle a d’austere et de serieux, pour se joüer avec les hommes, & les instruire en se jouant. (Préface, n.p.) Du Ryer emploie l’image habituelle du voile, mais il l’inverse : ici, c’est la sagesse qui se dépouille et se défait de ce qu’elle a de rebutant pour « se jouer avec les hommes ». La métaphore ne qualifie plus un être, mais un faire, elle ne renvoie plus à une essence mystérieuse mais à une activité temporaire. 108 Céline Bohnert 27 Sur le passage de l’un à l’autre, déjà sensible à la Renaissance, voir Nora Viet, « Les pratiques de moralisation dans les recueils narratifs de la première Renaissance (1485-1530) » et Jean Lecointe, « Du récit moralisé au récit moralisant : les Angoisses douloureuses et l’Amant ressuscité », Réforme, Humanisme, Renaissance, n° 77, déc. 2013, p. 113-129 et p. 153-179. 28 M.-C. Chatelain, Ovide savant, Ovide galant, op. cit., p. 365-406. Aussi tascherons-nous de les expliquer, & de faire au moins un essay si nous ne sommes pas capables de faire un Ouvrage achevé ; car je croirois ne les avoir traduites qu’à demy, si je ne m’efforçois d’en decouvrir & l’esprit & l’intention. (Ibid.) Le commentaire doit donc révéler l’« intention », « l’esprit » du texte, qui se trouve défini comme un discours adressé par une instance énonciatrice à un récepteur. Du Ryer entend rétablir le fil de l’un à l’autre, « traduire » le texte et par là rendre ce discours intelligible. On ne s’étonne pas, dès lors, que la lecture devienne un phénomène pluriel, le livre suggérant plusieurs entrées possibles dans le texte et comportant des rythmes et des architectures qui ne se recouvrent que partiellement : la page, le livre sont dans la traduction commentée et illustrée de 1660 un ensemble polyphonique, supports et structure d’une multiplicité de discours. Dans sa matérialité même, le livre répond à la préface de Du Ryer en reflétant une lecture des fables comme récits à moralité, et non plus comme récits moralisants 27 . Cette tendance sous-tend également l’écriture des Métamorphoses en rondeaux d’Isaac de Benserade (1676), comme l’a montré Marie-Claire Chatelain 28 , mais aussi, ce qui est nouveau dans le siècle, la conception de leurs figures gravées par François Chauveau, Jean Lepautre et Sébastien Leclerc. Ces images, où se perçoit l’influence de la série de 1619, montrent une attention fine des graveurs au texte qu’ils illustrent : dans notre corpus, c'est l'un des rares cas (avec l’Ovide burlesque de d’Assoucy) d’une série gravée spécifiquement pour le texte et d’après lui. 109 Les Métamorphoses illustrées au X V I I ᵉ siècle : reconfigurations mondaines des modèles humanistes 29 V. Meyer, « Les Illustrations de Chauveau, Lepautre et Leclerc pour Les Métamorphoses d’Ovide (1676) de Benserade », Print Culture in Early Modern France, Irish Journal of French Studies, n° 16, 2016, p. 133-164. Sébastien Leclerc, « Persée délivre Andromède », dans les Métamorphoses d'Ovide en rondeau, Paris, Imprimerie royale, 1676, p. 122. [BmL : Rés 106084] Dans un article très complet consacré à l’ouvrage, Véronique Meyer souligne que les gravures illustrent les moralités des fables bien plus que les fables elles-mêmes, moralités qui constituent de fait le fond sur lequel travaille Benserade, et qui offrent souvent leur pointe à ses poèmes 29 . 110 Céline Bohnert François Ertinger, Les metamorphoses d'Ovide, avec des explications à la fin de chaque fable. Traduction nouvelle par M. l'abbé de Bellegarde, Paris, Michel David, 1701, t. I, p. 258 [BmL : 400543] Dernier avatar de cette série, la traduction de 1701 par Morvan de Bellegarde s’accom‐ pagne de copies de la série de 1676 par François Ertinger. Là encore, la suite gravée enregistre la lecture mondaine des fables, et l’ingéniosité est considérée comme leur qualité première : les mythes ovidiens s’avèrent très proches dans leur fonctionnement des fables ésopiques - l’ensemble des composantes du livre, texte et images, est sous-tendu par l’idée de bel esprit et par la forme de l’épigramme. La matière ovidienne, précédemment réputée mystérieuse parce que poétique, moralisable parce que 111 Les Métamorphoses illustrées au X V I I ᵉ siècle : reconfigurations mondaines des modèles humanistes 30 Paris, Charles de Sercy, 1650. Anonyme, frontispice, dans d’Assoucy, L'Ovide en belle humeur, Paris, Charles de Sercy, 1650 [BmL : 317797] fictive, est donnée à lire comme le livre de référence d’une mythologie assimilée par la galanterie. C’est dans cet esprit aussi que sont gravées les images de l’Ovide en belle humeur  30 . Volontairement très différentes des séries précédentes, ces gravures traduisent visuellement l’entreprise burlesque et désacralisatrice de d’Assoucy. Ovide est sommé de se contempler dans le miroir déformant mais véritable du burlesque. De même les images, encadrées de rideaux qui en exhibent le caractère de comédies au second degré, jouent avec la tradition visuelle de l’emblème et avec les lieux communs de la représentation mythologique. 112 Céline Bohnert 31 C. Bohnert, « Un musée ovidien : autour des figures des Métamorphoses éditées par Wetstein et Smith (Amsterdam, 1732) », Les Détours de l’illustration sous l’Ancien Régime, op. cit., p. 309-347. La série est imitée dans Les Metamorphoses d’Ovide, Amsterdam, R. et J. Wetstein & G. Smith, 1732. Anonyme, Phébus et le serpent Python, dans d’Assoucy, L'Ovide en belle humeur, Paris, Charles de Sercy, 1650, p. 84. [BmL : 317797] La traduction illustrée (b) : le livre-musée Un deuxième modèle de traduction illustrée apparaît en 1677 avec Les Métamorphoses d’Ovide en latin et en françois, divisées en XV livres, avec de nouvelles explications Historiques Morales & Politiques, sur toutes les Fables, chacune selon son sujet, de la traduction de Mr Pierre Du Ryer parisien, de l’Académie françoise. Édition nouvelle, enrichie de tres-belles figures publiées à Bruxelles chez François Foppens. Si le texte est bien celui de 1660, accompagné de ses commentaires, l’édition signale une approche nouvelle des Métamorphoses. Nous avons eu l’occasion d’analyser l’importance qu’occupent les gravures dans cette édition, reprise à Amsterdam en 1702 chez Blaeu, Janssons a Waerberg, Boom et Goethals, et actualisée en 1732 31 . La fragmentation du texte, la multiplication des gravures et une iconographie plus 113 Les Métamorphoses illustrées au X V I I ᵉ siècle : reconfigurations mondaines des modèles humanistes 32 Les Metamorphoses d’Ovide, dans Les Œuvres d’Ovide, Lyon, Horace Molin, 1697, t. III et IV. Disponibles sur la MDZ (exemplaires numérisés : A.lat.a. 1052-3 et A.lat.a. 1052-4). 33 Pub. Ovidii Nasonis Metamorphoseon libri XV, Paris, Gilles Morel, 1637. Disponible sur la MDZ (exemplaire numérisé : Res/ 2 A.lat.a. 154 m). 34 Le Metamorfosi di Ovidio, Venise, B. Giunti, 1584. Des copies de ces gravures par Jaspar Isaac accompagnent la première édition illustrée de Nicolas Renouard, Paris, veuve l’Angelier, 1617. proche de la tradition picturale rapprochent ces livres d’une forme de musée mythologique : un rapport nouveau à l’Antiquité se laisse percevoir dans ces gravures, qui s’exhibent comme des artefacts, des rêveries parfois nostalgiques, souvent facétieuses, à partir d’une époque révolue. Cette mise en avant dans les images même de leur nature d’artefact est confirmée par la reproduction auprès du texte d’Ovide d’œuvres rares (les cartons de l’histoire de Méléagre peints par Le Brun) ou marquantes (la salle des Géants de Giulio Romano à Mantoue). Ces phénomènes additionnés tendent à transformer les fables d’Ovide en un ensemble de cartouches posés sous les figures du livre, objet de collectionneur et cabinet de curiosités mythologiques. La traduction illustrée (c) : rêverie du lecteur solitaire Un dernier modèle d’illustration, enfin, enregistre dans le livre l’existence de la lecture en liberté, faite à plaisir. Si celle-ci n’est certainement pas nouvelle - les récriminations de Perrot d’Ablancourt contre la lecture féminine l’attestent bien - elle se trouve ici légitimée et même programmée. La traduction, sans commentaire cette fois, donnée par Martignac en 1697 s’illustre de quinze planches disposées au début de chacun des quinze livres des Métamorphoses  32 . Il s’agit là d’un remploi de gravures dessinées par F. Klein et gravées par Salomon Savrii publiées en 1637 dans l’édition latine annotée par Thomas Farnaby 33 . Ces gravures avaient d’abord été employées pour la traduction anglaise de George Sandys parue à Oxford chez John Lichfield en 1632. Ces estampes sont elles-mêmes redevables des gravures de Giacomo Franco publiées en 1584 pour une réédition des Metamorfosi di Ovidio, ridotte da Giovanni Andrea dell’Anguillara in ottava rima  34 . Les gravures ordonnent dans la perspective les fables qui composent chacun des quinze livres, en retenant pour chacune un trait distinctif. L’édition latine de Thomas Farnaby propose le texte dans une typographie serrée, formant des blocs denses disposés en colonnes, afin visiblement d’économiser l’espace et de constituer sous les yeux de l’élève des unités signifiantes et mémorisables. Scandé par les quinze gravures qui distinguent clairement les grandes unités du poème, le livre isole nettement chaque fable, posant les segments narratifs les uns à côté des autres plus encore que les uns derrière les autres. Les images équilibrent cette fragmentation méthodique du poème pour en restituer le souffle et l’ampleur, et rendre ainsi justice à la poétique ovidienne. En cela, elles modifient le sens que prenait la répartition des fables dans l’espace dans la version renaissante : la galerie présentée par Giacomo Franco représentait les récits comme des situations types chargées d’une signification morale adéquatement figurées par les poses éloquentes des personnages - les amants lascifs sont toujours figurés de la même façon : nus, assis, les jambes entrelacées. La disposition dans l’espace constituait un parcours de mémoire dans lequel chaque fable marquait une étape instructive. La gravure 114 Céline Bohnert de Klein et Savrij, elle, obéit à une approche moins rhétorique que pathétique des fables : les artistes, plus soucieux de formes et de détails qui évoquent l’Antiquité, dessinent un monde imaginaire habité par l’émotion. Dans la gravure du livre X, un temple en ruine décoré de guirlandes de fleurs signale la distance temporelle mais aussi ontologique qui sépare le lecteur de ce qu’il voit : les ruines renvoient l’Antiquité à un passé révolu et les fables au statut de pures fictions. De plus, à la rhétorique gestuelle de Giacomo Franco, qui découpe le discours des images en séquences éloquentes, répond ici le désir de saisir l’instant et de donner à voir la circulation merveilleuse des êtres et des récits. Les deux graveurs anglais s’attachent à lier les fables les unes avec les autres, très librement, en court-circuitant parfois la disposition ovidienne. Au livre X, par exemple, le corps de Myrrha semble faire écho à la statue de Pygmalion comme pour former un diptyque où s’opposent la pierre et le bois, tandis que les branches au-dessus de sa tête rapprochent la jeune femme d’Atys ; ces branches deviennent aussi une sorte de forêt où peut disparaître le sanglier qui vient de tuer Adonis. Le regard circule d’une scène à l’autre, établissant une suite de réseaux poétiques qui ne suivent plus l’ordre du poème. On voit par ailleurs Apollon, penché vers le corps de Hyacinthe, se retourner vers Cyparisse qui pleure son cerf favori. Le dieu, loin de sa majesté solaire, est pris entre deux deuils et ne sait plus où donner de la tête : cette vision de la Fable n’exclut pas une distance amusée. Les planches de Klein et Savrii trouvent un statut différent, nous semble-t-il, dans l’édition scolaire de Farnaby et dans la traduction française de Martignac: placées face à un texte dépourvu de commentaire et donné dans sa linéarité, elles modélisent la lecture comme une déambulation curieuse, en une approche sensible si ce n’est sensuelle des fables, laissant moins de place à une communauté interprétative (encore visée par l’édition latine de 1637) et plus à la rêverie individuelle. Se profilent ainsi des modes de lecture qui se développeront au cours du XVIIIe siècle. Pierre Du Ryer dans sa préface présentait la fable comme un être hybride, au corps « fan‐ tastique » et à « l’âme raisonnable ». Cette métaphore symbolise au fond les tiraillements entre plaisir de l’image et fidélité à l’esprit d’un texte encore réputé allégorique qui traverse les dispositifs éditoriaux des Ovide illustrés au XVIIe siècle. Au-delà des commentaires du texte, la fabrique du livre elle-même illustre le débat : le livre, dans les cas étudiés ici, fonctionne comme un dispositif qui assigne leur fonction aux gravures et tend à en orienter la lecture, sans pouvoir la circonvenir. D’un siècle à l’autre, les genres éditoriaux semblent se continuer, mais leurs variations signalent les transformations des attentes des lecteurs vis-à-vis des images. Si le XVIe siècle entend lire un plus haut sens à travers le texte et ses figures, les livres du XVIIe siècle jouent avec la matière ovidienne et constituent le poème en un Parnasse spirituel et plaisant à travers lequel les érudits entendent encore, parfois, livrer des leçons de comportement. Au crépuscule du siècle de Louis XIV, un nouveau tournant s’opère : les images, dans des livres-musées, en viennent à représenter la manière d’Ovide, son art, exhibé comme tel. Les séries gravées après les années 1580 semblent ainsi glisser d’une logique du parcours à une logique de la collection, en sorte que l’album ovidien, objet rare, est peut-être le modèle qui permet de comprendre les autres formes prises au XVIIe siècle par les Métamorphoses figurées. 115 Les Métamorphoses illustrées au X V I I ᵉ siècle : reconfigurations mondaines des modèles humanistes 1 Le P. Le Moyne avait publié une version partielle sous le titre Saint Louis ou le héros chrétien, en 1653 (environ 7 000 vers). Les discussions de poétique, en particulier à l’intérieur de son ordre, l’amenèrent à modifier son projet avant de publier Saint Louis ou la sainte couronne reconquise, en 18 000 vers, cinq ans plus tard. 2 La Pucelle et Alaric sont édités in-folio, Clovis en grand in-4°, tous avec un élégant caractère italique. 3 Bosse a fait les gravures de La Pucelle, sur des cartons de Claude Vignon, et quatre des illustrations de Clovis. Chauveau a illustré Alaric, Saint Louis, et a réalisé une majorité des planches de Clovis. Lepautre a aussi contribué à l’illustration de Clovis et a fait celles de Saint Louis pour la réédition de 1671. 4 Dans Alaric, c’est Christine de Suède, dans La Pucelle, le duc de Longueville ; dans Clovis on trouve un beau portrait du jeune roi Louis XIV. 5 Les « livres » contiennent environ un millier de vers dans Alaric, Saint Louis et La Pucelle, 450 seulement dans Clovis. L’illustration des poèmes héroïques Francine W I L D Université de Caen Normandie Quatre poèmes héroïques à sujet national paraissent en France dans les années 1650 : Alaric ou Rome vaincue, de Scudéry, en 1654, La Pucelle ou la France délivrée, de Chapelain, en 1656, Clovis ou la France chrétienne, de Desmarets, en 1657, Saint Louis ou la Sainte couronne reconquise  1 , du P. Le Moyne, en 1658. Ces ouvrages, préparés pendant de longues années par les poètes, tentaient de réaliser en France l’équivalent de ce qu’avait été en Italie la Jérusalem délivrée du Tasse : un grand poème équivalent des grandes épopées d’Homère ou Virgile, mais appuyé sur les vérités de la religion chrétienne. Pleins de cette noble ambition, les poètes les ont édités assez luxueusement 2 . Tous sont illustrés par les meilleurs graveurs du temps, Abraham Bosse, François Chauveau, Jean Lepautre 3 . Tous présentent un frontispice ou une page de titre illustrée, la plupart contiennent un portrait du monarque ou du mécène 4 , tous ont une planche gravée face à la première page de chacun des « livres 5 » : dix dans Alaric, douze dans La Pucelle, vingt-six dans Clovis, dix-huit dans Saint Louis. Dans les limites de cet article, je ne tiendrai compte que de ces planches directement liées aux étapes du récit, pour interroger le système d’illustration des poèmes. Au-delà de quelques questions matérielles et pratiques, on doit se demander ce qui est représenté en priorité : dans le millier de vers de chaque livre, plusieurs scènes sont susceptibles de devenir le sujet de la planche gravée. Les illustrations révèlent et renforcent les intentions du texte, parfois aussi elles le contredisent. 6 G. Tallemant des Réaux, Historiettes, éd. Antoine Adam, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1960, t. I, p. 575. Au passage, on observe la concurrence et la réactivité des libraires : la contrefaçon hollandaise en préparation oblige le libraire, bien avant d’être rentré dans ses frais, à publier précipitamment une édition plus populaire, en petit format et petits caractères. 7 Cet exemplaire de l’édition de 1657 a été acquis par la Houghton Library au début du X Xe siècle. Il n’existe pas, semble-t-il, de documents sur les conditions dans lesquelles il serait parvenu aux mains du vendeur. Il m’a été signalé par Grégoire Menu, alors étudiant de PhD à Harvard. Notice : Typ 615.57.322 [This copy measures 30 cm. ; on paper watermarked : B. Colonbier ; the plates, borders, ornaments, chapter headings and initials are coloured, heightened with gold, illustrated half-title and equestrian portrait of Louis XIV with added illuminated borders ; the letterpress t.p. has been omitted ; full contemporary red morocco, with the arms of Louis XIV of France stamped in gilt on covers ; in half black morocco and linen case, 32 cm.]. Une de ces planches finement colorées est reproduite p. 125. 8 Cote SJ 220/ 13. Il est numérisé et visible sur le site Numelyo. Statut et fonctions de l’illustration Ces illustrations coûtent cher, si on en croit le témoignage de Tallemant des Réaux sur Chapelain et La Pucelle : Il a dit qu’il lui coûtait quatre mille livres pour les figures, qui, par parenthèse, ne valent rien ; […] le libraire lui a donné deux mille livres, et depuis, mille livres quand, pour empêcher la vente de l’édition de Hollande, il en fallut faire ici une en petit, parce que dans le traité il y a deux mille livres pour la première édition et mille pour la seconde. 6 Le texte est clair : le libraire, Courbé, rémunère le poète selon un contrat que Tallemant considère comme avantageux pour Chapelain, et prend les risques de l’édition. Mais c’est Chapelain qui a dû financer l’illustration. Si Chapelain dit vrai (on connaît son avarice, il pourrait avoir exagéré ses frais dans ses plaintes), les gravures lui auraient coûté plus cher que l’édition ne lui aurait rapporté. La présence des illustrations est donc un luxe, rendu nécessaire par le statut du poème héroïque dans l’imaginaire français de 1650 ; même l’édition étonnamment modeste de Saint Louis, in-12 en petits caractères, a des planches de Chauveau. L’acheteur d’un de ces livres coûteux, ou le grand personnage à qui le poète l’offre en hommage, apprécie l’image qui valorise ce bel objet. Il existe un exemplaire de Clovis, conservé à Harvard 7 , dont la reliure est marquée des armes du roi, et dont les planches ont été délicatement colorées à l’aquarelle. On peut supposer - prudemment, car les preuves manquent - que le poète est à l’origine de ce travail d’aquarelliste qui faisait du volume un hommage rare au jeune monarque de dix-huit ans, dédicataire du poème. À l’inverse, l’exemplaire de Clovis destiné à une distribution de prix dans un collège jésuite qui est conservé à Lyon 8 est, lui, relié sans les planches, preuve que les Pères étaient prêts à renoncer à l’illustration pour limiter le coût de leur cadeau. Placées en tête de chaque livre, les planches ont une fonction d’affichage : elles annoncent les événements qu’on va lire, elles en montrent par avance des aspects curieux ou attrayants, elles peuvent guider l’interprétation. Nous voyons, au livre 13 de Saint Louis, Lisamante lever son coutelas pour tuer le vieux sultan endormi, sous les ordres d’une femme divine dont nous avons à deviner qu’il s’agit de Judith : la guerrière venait d’être faite prisonnière, nous découvrons son futur exploit. 118 Francine Wild Saint Louis, livre 13 : Lisamante tue le sultan Mélédin sous les ordres de Judith. [Bibliothèques de Nancy] Parfois l’image nous propose un événement en discontinuité totale avec ce que nous venons de lire : au livre 5 et au livre 10 de Clovis, par exemple. Dans les deux cas, un récit rétrospectif commence, et l’illustration renvoie à ce passé dont nous ne savons encore rien. Elle aiguise la curiosité plus qu’elle n’informe. Cet affichage de l’événement important qui vient - combat, rencontre décisive, miracle - empêche certains effets de surprise, mais en prépare d’autres en incitant le lecteur à prévoir et expliquer les faits. Le public du XVIIe siècle est habitué à ce type d’énigme, qu’il rencontre souvent dans la tragédie : on connaît d’avance l’issue de l’action, par l’histoire ou par la fable, les oracles ou prédictions nous y préparent, mais toute la mécanique fatale est à découvrir. Dans les poèmes héroïques, où le substrat historique est très mince, l’image est un repère utile. L’annonce ne détruit pas les principaux plaisirs du récit, qui se déroulent dans le temps de la lecture : nous ne savons pas comment l’événement va se produire, ni ses conséquences. L’illustration joue aussi un rôle de documentation. On attendrait une utilisation didac‐ tique importante de l’image dans Alaric, où Scudéry essaie d’introduire le plus possible de connaissances et d’indications techniques, mais en fin de compte c’est surtout dans Saint 119 L’illustration des poèmes héroïques 9 V. Meyer, « L’illustration du Saint Louis du Père Le Moyne », CAIEF, 2005, p. 47-73, ici p. 71. Saint Louis, livre 2 : Alphonse sauve Lisamante attaquée par une panthère. [Bibliothèques de Nancy] Louis que cette fonction intervient. Les planches nous font connaître autant que possible le pays exotique où se déroule l’action, sa végétation et sa faune : dès le livre 2 nous voyons Lisamante, sous les palmiers, sauvée de la panthère qui allait la tuer. Au livre 3 nous voyons dans la ville de Damiette un monstrueux crocodile qui se nourrit d’enfants chrétiens, au livre 4 un éléphant, au livre 10 le cadre bucolique où vit la sainte ermite Alegonde. Deux planches nous montrent Bourbon pourfendant des monstres suscités par l’enfer. L’illustration nous initie à ce monde lointain, étrange et plein de surnaturel, qu’est l’Égypte. La gravure est bien, pour le poète, « un moyen supplémentaire de toucher et d’instruire son lecteur 9 ». 120 Francine Wild 10 L’illustration a souvent plusieurs auteurs : le graveur n’est pas toujours le dessinateur du modèle, et souvent plusieurs graveurs différents se partagent les planches. La dimension de cet article ne permet pas de tenir compte de cet aspect. 11 Clotilde est représentée en prière à la cathédrale de Vienne, au L. 11 de Clovis, mais le sujet de l’image est le regard de Clovis et Aurèle, au premier plan, qui la contemplent avec admiration. 12 Saint Louis, L. 10. 13 V. Meyer, « L’Illustration du Saint Louis », art. cit., p. 54. Le choix de la scène et des personnages Comment l’illustrateur 10 - peut-être sous contrôle du poète - choisit-il dans chaque livre la scène dont il souhaite qu’elle représente l’essentiel des mille vers qui le constituent ? La préférence pour les scènes animées, et surtout à suspens ou pathétiques, est nette. On ne voit jamais un héros en prière 11 ; un seul des moments de prophétie, dont l’importance dans les poèmes est pourtant évidente, nous est montré 12 , et très peu de situations de parole (échanges verbaux, monologues). Quelquefois on a l’impression, surtout dans Clovis, que la scène choisie est celle qui tombe sous les yeux dès la page suivante : par exemple, le combat d’Yoland et de Clovis au début du livre 8 - alors qu’on s’attendrait à voir sainte Geneviève qui intervient longuement un peu plus loin -, ou l’oriflamme dévoilant les traîtres que cache une nuée au livre 14. Ce n’est pas une règle générale : le livre 15 commence par l’exécution publique de Clotilde arrêtée juste à temps par Sigismond, scène dramatique à souhait, que pourtant l’illustration ne retient pas. Chez tous les poètes l’action est riche, et on comprend les hésitations sur le choix du sujet à représenter. Pour Saint Louis, réédité avec de nouvelles illustrations en 1671, Véronique Meyer signale les cas où les choix ont divergé. Huit livres sur dix-huit voient illustrer soit une autre scène, soit un autre moment de la même scène 13 . Le choix était souvent difficile : au livre 15, la scène violente où sous les yeux de Zahide blessée l’archer qui l’a touchée par erreur se suicide pour s’en punir, est remplacée par la déploration sur le corps de la guerrière Bélinde, tombée dans la même bataille. Des sujets également pathétiques se trouvaient en concurrence. Le héros est représenté sur presque toutes les planches chez Scudéry et Chapelain, qui ont opté pour un récit linéaire, sans analepse, comme le Tasse ; mais alors que le Tasse répartit l’intérêt entre Godefroy, Renaud, Tancrède, et les suit dans des aventures et des lieux variés, eux ont tout centré sur la mission de leur héros. Celui-ci est donc constamment présent dans la narration, et par suite, dans l’illustration qui l’accompagne. Ces deux poètes ont aussi proposé leur poème à une lecture allégorique, à l’instar du Tasse qui avait fait de la conquête de Jérusalem l’allégorie de la recherche par l’âme du souverain bien. L’illustration porte ces intentions allégoriques et didactiques. À l’inverse, Desmarets et le P. Le Moyne ont une visée plus historique et nationale, qui n’a pas besoin de se réclamer de l’allégorie. Il s’agit pour eux de montrer la vocation particulière de la France dans les desseins de Dieu. Ils utilisent le principe du commencement in medias res, ce qui entraîne des récits rétrospectifs de divers personnages, et par là, multiplie les possibilités d’illustrations renvoyant à des temps, des lieux, des personnages divers. Les livres 5 et 10 dans Clovis, 2, 3 et 10 dans Saint Louis tirent leur illustration de ces récits. Des « épisodes », actions secondaires rattachées à l’action principale, nous amènent à suivre un autre héros : dans Saint Louis, les exploits de Bourbon, les aventures de Lisamante ou la 121 L’illustration des poèmes héroïques 14 La Pucelle, dont la situation héroïque est particulière, est quelquefois représentée en guerrière au combat, mais on la voit davantage avec Dunois ou surtout avec le roi, qui apparaît dans six sur douze des planches et lui confère ainsi sa légitimité. Alaric, livre 7 : bataille au sommet d’un col des Alpes. [Bibliothèques de Nancy] mort de Robert d’Artois apparaissent sur les planches gravées. Par la pratique de l’analepse et par l’introduction de personnages et d’aventures multiples, les deux poètes ont fait le choix d’un récit en quelque sorte choral. L’illustration en rend nécessairement compte. L’image amplifie les intentions du poète Le héros est roi et chef de guerre. Il est systématiquement représenté au premier rang dans les batailles 14 , même lorsqu’il s’agit d’un combat désordonné comme celui où Alaric et ses soldats forcent le passage d’un col des Alpes. Dans l’exercice du pouvoir, Louis ou Clovis - qu’on voit assis sur leur trône - sont entourés d’une cour (princes du sang, chefs de l’armée, ecclésiastiques) qui préfigure la monarchie 122 Francine Wild 15 Par exemple, Saint Louis, L. 1 ; Clovis, L. 23. Dans La Pucelle, Charles, au livre 1, est entouré de courtisans. 16 Clovis, L. 17. Cette conception bucolique et mythique de la royauté franque, qui valorise les Grands, a été souvent évoquée au moment de la Fronde. 17 Clovis ou la France chrétienne, éd. F. Wild, Paris, STFM, 2014, p. 270, v. 4509-4510. 18 La Pucelle, L. 12 ; Clovis, L. 9. 19 Agnès Sorel avait sept ans lors de la délivrance d’Orléans, et elle ne rencontra Charles VII qu’en 1443. Clotilde à l’inverse était mariée à Clovis bien avant le baptême de celui-ci. De telles distorsions chronologiques sont tout à fait admises au X V I Ie siècle au nom de la supériorité de la vérité poétique. 20 Surtout dans Saint Louis : Archambault, Béthune, Brenne s’expriment longuement sur leurs difficultés amoureuses. Dans Alaric, le départ du héros pour Rome s’accompagne de plaintes de sa part et de celle d’Amalasonthe qui reprennent celles d’Enée et de Didon, comme Amalasonthe elle-même le souligne. louis-quatorzienne 15 . Clovis sur quelques images est au milieu de ses compagnons, ren‐ voyant au mythe vivace du roi franc entouré de ses pairs dans la forêt des temps primitifs 16 . La dignité du roi et celle du poème épique ne permettent aucune intrusion dans l’intimité. Nous n’avons droit à aucune rencontre privée de Clovis et Clotilde après le bref épisode du livre 1 où l’orage déclenché par les démons les oblige à se réfugier chez Auberon. Sur l’illustration du livre 11, il la voit de loin en prière à la cathédrale de Vienne, alors que peu après dans le poème ils se fiancent en secret, en présence de saint Avite, évêque du lieu, moment où Un rouge étincelant au visage leur monte, À l’un par le transport, à l’autre par la honte. 17 Nous ne verrons pas cette scène. Au livre 16, Clovis retrouve Clotilde à demi-évanouie à la fin de la bataille et lui baise la main « d’un baiser amoureux, et long, et languissant » ; l’image ne représente nullement ce duo, mais, un peu plus tôt, le moment où Clotilde, pour arrêter le combat entre ses prétendants, descend vivement du char où elle était placée. L’illustrateur semble anticiper les possibles critiques au nom de la bienséance. Le héros n’est que très rarement représenté dans une situation de défaite ou d’humiliation : c’est seulement le cas de la Pucelle lorsque le roi la chasse et la maudit, et celui de Clovis lorsque la fausse Clotilde le quitte en l’humiliant publiquement 18 . La représentation du héros est conventionnelle, respectueuse et même conformiste, bien plus qu’elle ne l’est dans le poème lui-même. Les héroïnes sont des personnages essentiellement fictifs. Même celles qui ont un référent dans l’histoire, comme Agnès dans La Pucelle ou Clotilde dans Clovis, ne doivent rien ou presque à la vérité historique 19 . Elles ont surtout pour fonction de nourrir la part romanesque du poème héroïque : toutes, guerrières ou non, participent à une intrigue sentimentale. Les doutes et délibérations des héroïnes, mais aussi de leurs partenaires masculins 20 , donnent lieu à de longs monologues dont les planches gravées ne rendent pas compte. La discrétion des illustrations là aussi est flagrante, les sujets traités sont choisis avec bien plus de timidité que n’en montrent les poètes, et les planches laissent de côté tout un aspect du jeu passionnel pourtant important et significatif. Clovis est le poème où les personnages féminins apparaissent le plus fréquemment dans les images ; on peut supposer que c’est lié à la trame romanesque, qui leur donne des rôles marquants. Dans l’image plus encore que dans le poème, elles symbolisent presque toujours autre chose qu’elles-mêmes ; le traitement dans l’illustration met en jeu les passions ou les 123 L’illustration des poèmes héroïques 21 Virgile, Énéide, 1, v. 586-593. La Pucelle, livre 6 : Agnès vient tenter de reconquérir Charles. [Bibliothèques de Nancy] valeurs qu’elles représentent. Albione quittant Clovis au livre 9 symbolise l’effronterie et la liberté sexuelle. Au livre 24, Yoland assistant au baptême de Clovis avec l’intention de l’assassiner devient la noire image de la haine impuissante : l’image nous la montre juste au moment où, obligée de reconnaître la force du bras divin flamboyant qui l’arrête, elle accède à l’évidence de la foi, qu’elle professe publiquement peu après. Dans La Pucelle, la rencontre entre Agnès et la Pucelle représente, bien au-delà de leur personnage, celle de l’appétit concupiscible et de la grâce divine rivalisant pour déterminer la volonté, représentée par le roi (selon les intentions expliquées par Chapelain). Agnès est la tentatrice et l’image des faiblesses charnelles dont la Pucelle protège le roi indécis. Comme dans la Jérusalem délivrée, le merveilleux chrétien est présent dans tous nos poèmes. Les illustrations en rendent compte inégalement. En cela, elles reflètent la façon dont les poètes intègrent le merveilleux dans leur œuvre. La Pucelle, qui est le poème le plus discret sur le merveilleux, en a aussi très peu dans les illustrations. Nous assistons à l’apparition inopinée de la Pucelle à Charles au livre 1 ; le modèle évident est l’Énéide, où Énée apparaît à Didon après être entré dans la ville de Carthage puis dans le temple de Junon caché par un nuage, au livre 1 21 . Une autre planche (livre 9) nous montre la 124 Francine Wild 22 Au L. 11 aussi une lumière la nimbe, en arrière-plan, en train de combattre. Est-ce un artifice pour attirer l’attention sur elle ? Dunois et Marie occupent le premier plan. 23 La Pucelle, Avis, n.p. Clovis, livre 4 : La Vierge vient au secours de Clotilde évanouie dans un bois. [Harvard, Houghton Library] Pucelle étonnamment lumineuse : la lumière divine qui émane d’elle fait fuir les démons 22 . Chapelain, obsédé par la vraisemblance, minimise la part du merveilleux : Lorsque je dressai mon plan, et que je donnai la forme poétique à ce véritable événement, j’eus un soin particulier de le conduire de telle sorte, que tout ce que j’y fais faire, par la puissance divine, s’y puisse croire fait par la seule force humaine, élevée au plus haut point, où la nature est capable de monter. 23 Au fond, il refuse la logique épique, et cela explique en partie son échec. L’illustration ne fait qu’accentuer son choix : on ne voit jamais l’action des anges, pourtant bien affirmée dans les vers, ni les faits merveilleux dus aux démons, comme la réanimation par les démons du cadavre de Jean le Bon qui admoneste son fils Philippe de Bourgogne venu à son tombeau. Alaric prouve un imaginaire épique plus développé chez Scudéry : il nous montre dans deux illustrations sur dix un ange, au livre 1 celui qui vient donner l’ordre au héros de conquérir Rome, puis au livre 4 celui qui tient le gouvernail de la chaloupe dans laquelle vogue le héros. Au livre 6, la planche représente un chapitre des démons. Les forces au service du bien et du mal sont donc directement visibles. Le jeu des pouvoirs célestes ou démoniaques apparaît bien davantage encore dans les illustrations de Clovis, sur onze planches, soit 42 % du total. L’action des démons se manifeste notamment dans les visions des livres 6 et 15, mais nous voyons surtout de nombreux miracles : ainsi la Vierge, puis saint Denis, qui viennent en personne sauver Clotilde en péril. C’est pourtant dans Saint Louis qu’on tutoie le Ciel et l’Enfer dans les illustrations de la façon la plus fréquente : 11 sur 18 des planches gravées (61 %) nous mettent en présence du 125 L’illustration des poèmes héroïques 24 Respectivement au L. 9 et au L. 14. 25 C’est au X V Ie siècle que les armures sont les plus complètes, en raison des progrès du travail des métaux. Au X V I Ie siècle, les progrès de l’artillerie rendent inutiles des protections très lourdes. 26 Une armure maléfique richement sculptée est offerte à saint Louis (L. 1) tandis qu’Alegonde remet à Archambault l’armure sainte d’Aimon de Bourbon (L. 11) ; une armure d’or détruisant les enchantements est envoyée par le Ciel à Clovis (L. 11). L’armure de la Pucelle est celle du roi, dont il la revêt lui-même. Toutes sont l’objet d’ekphrasis. 27 La célèbre gravure de Dürer, « le chevalier, la mort et le diable », date de 1513 et se trouve à la Staatliche Kunsthalle de Karlsruhe. surnaturel par des miracles, des anges en action, le Christ lui-même qui accueille saint Louis au paradis au livre 8, la Vierge qui vient se manifester à la païenne Zahide au livre 17. Une planche montre l’ange qui fouette les eaux du Nil pour mettre fin à l’inondation, une autre les anges qui portent le corps de Robert d’Artois dans son tombeau 24 . Ces représentations donnent le plus beau rôle aux forces du bien. Les démons n’apparaissent que vaincus ou chassés, plus clairement encore que dans Clovis. Saint Louis est aussi le seul des poèmes qui nous présente l’image d’une personnalité prophétique, Alegonde, sainte ermite qui interprète pour les croisés les signes donnés par le Ciel. Sainte Geneviève, qu’on s’attendrait à voir dans Clovis au livre 8 ou au livre 12, et la Sibylle de Cumes qui révèle à Alaric le futur de sa race, sont absentes des illustrations. Quant à Chapelain, il a réduit l’intervention prophétique à une voix mystérieuse entendue par la Pucelle, Charles et Dunois dans une crypte profonde, ce qui exclut toute représentation. Il est de ceux qui désenchantent le monde, contrairement aux autres poètes et surtout au P. Le Moyne, qui chante un univers harmonieux et pénétré du souffle divin. Les écarts entre l’illustration et le texte Les conventions représentatives s’imposent quelquefois à l’artiste contre le respect du texte. L’écart est manifeste en ce qui concerne l’équipement militaire : les poèmes héroïques évoquent des armures empruntées au romanzo italien, faites de nombreuses pièces très couvrantes 25 . Outre la cuirasse et l’armet dont la visière couvre le visage, brassards et gantelets, tassettes et jambières protègent les bras et les jambes. Nous le savons par les ekphrasis des armes des héros 26 , ainsi que par les récits de combats : la blessure intervient par les jointures, ou par le coup violent d’un adversaire trop fort. La représentation de tels héros devrait ressembler à celle du chevalier de la célèbre gravure de Dürer 27 . Les illustrations des poèmes héroïques, tout à l’inverse, nous montrent les combattants revêtus d’un casque qui laisse largement voir leur visage et d’une cuirasse « à l’antique ». Sous une tunique courte, ils montrent leurs bras, leurs cuisses et leurs genoux, comme les tableaux ou les statues équestres contemporains. L’habit des guerrières est très proche de celui des héros. Mais comme ceux-ci sont vêtus de tuniques courtes, la pudeur exige qu’elles portent une jupe avec la cuirasse, comme les déesses ou personnages allégoriques féminins de la statuaire et de la peinture : on le voit avec Yoland au livre 8 de Clovis, on le voit aussi avec Zahide et Almasonte lorsqu’elles combattent Mélédor et Alzir. 126 Francine Wild 28 « […] épandant son poil qu’elle détache » (v. 3553) : l’image rend exactement compte du geste. Cette planche est reproduite dans l’article de Maxime Cartron ici-même. 29 Clovis, v. 3555-3556, p. 233. L’expression « une audace effrontée » est au v. 3557. Saint Louis, livre 11 : combat d’Almasonte et Zahide contre Alzir et Mélédor. [Bibliothèque de Nancy] Or l’aventure tragique de ce combat repose entièrement sur le fait que le harnois cache l’identité : les deux princesses, dont le casque masque le visage et dont les boucliers ne portent pas de blason, prennent les deux guerriers pour Bourbon et Culans dont ils ont pris les armes, et d’autre part Alzir et Mélédor ne peuvent savoir qu’ils ont affaire à des femmes, encore moins que ce sont les deux princesses dont ils sont amoureux. Le traitement par l’artiste rend le quiproquo totalement invraisemblable. Parmi les guerrières, une seule est rigoureusement habillée comme un homme, Albione, lorsqu’elle vient trouver puis lorsqu’elle quitte Clovis, sous l’apparence de Clotilde qu’elle a prise grâce à un charme ; cette tenue immodeste s’accorde avec la chevelure libre, signe de dévergondage 28 , et avec le discours qu’elle tient, d’« une audace effrontée » : Mon cœur ne peut deux mois aimer en même lieu. Je vais voir Sigismond, et je te dis adieu. 29 127 L’illustration des poèmes héroïques 30 Comme Maxime Cartron le montre dans l’article qui suit. Sa tenue masculine convient bien à l’impudeur qu’elle montre par ailleurs. La blondeur serait-elle un signe de vertu ? Clotilde est représentée avec des cheveux clairs, sauf précisément sur cette image du livre 9 où elle semble sans pudeur (puisque c’est une autre sous son apparence). Or Clotilde est brune, le texte l’indique clairement : le poète voulait par-là rendre hommage à la beauté brune de la pieuse duchesse d’Aiguillon. Préjugé ou convention, la vertu semble aller avec les cheveux blonds dans l’esprit de l’illustrateur. Quant à la Pucelle, les illustrations donnent de ce personnage une image ambiguë. Son costume, son visage sont à peu près les mêmes que ceux du roi, et son expression résolue la fait souvent paraître plus virile que lui. Elle porte soit l’armure, soit un habit masculin, mais, peut-être pour rappeler sa féminité ou sa condition de bergère, son chapeau couvert de plumes est attaché sous son menton par un ruban, ce qui la tire bizarrement vers le genre pastoral. Elle a aussi sur l’image les cheveux épars, comme le roi. Pourtant le poème évoque à plusieurs reprises sa tresse brune : les saintes héroïnes, la Pucelle et Clotilde, ne portent pas les cheveux dénoués. Là encore l’illustration et le texte ne se correspondent pas. En tout cas le personnage, tel que le montre l’image, est intermédiaire entre le féminin et le masculin, entre l’épique et le pastoral ; comme dans le texte (où elle n’a ni nom ni prénom), elle apparaît indéterminée. Cela aussi peut expliquer l’échec du poème, pourvu d’une héroïne à laquelle nul ne pouvait s’identifier. Ce sont donc les traditions représentatives, quelques préjugés culturels bien ancrés et de légers glissements de style qui donnent quelquefois à l’illustration un sens divergent de celui que le poète a clairement signifié dans les vers. L’image règne à coup sûr là où le merveilleux et l’historique se croisent, parce qu’elle fait fusionner les différents niveaux de la réalité et de l’imaginaire. Sa présence dans le poème héroïque se justifie d’elle-même. L’illustration brise le rythme de la diégèse : elle ne rend compte que des passages les plus violents ou les plus décisifs, laissant dans l’ombre les moments de dialogue, de réflexion, de prière, essentiels dans le texte mais moins offerts à la représentation visuelle. Simultanément, elle offre au peintre et au graveur la possibilité de disposer la scène et même de regrouper dans un tableau unique des faits qui dans le récit se succèdent 30 . Les sens allégoriques sont ainsi mis en évidence. Elle joue un rôle de médiation en rapprochant de l’imaginaire du lecteur les scènes qui lui sont proposées. Dans nos poèmes, elle suit et renforce dans bien des cas les choix idéologiques et poétiques dont le texte témoigne, notamment pour le merveilleux. Au besoin elle les simplifie. La caractérisation des personnages, de toute façon peu variée dans un poème héroïque, se voit schématisée : tout héros a l’apparence d’un guerrier romain même si le poème le décrit en chevalier, tout paysage tend à devenir bucolique, quelle que soit la nature de l’événement ; l’image oppose l’héroïne chaste et blonde à l’aventurière brune, même si leur « poil » est également brun. Ce jeu de transposition nous ouvre aux codes et aux présupposés qui étaient ceux du lecteur du temps et complète donc utilement une accculturation par elle-même délicate pour bien des lecteurs aujourd’hui. 128 Francine Wild 1 Pascal Quignard, Georges de La Tour, Paris, Flohic, 1993, p. 48. 2 Francine Wild, « Questions liées à l’édition de Clovis », Pascale Mougeolle (dir.), Donner corps et donner voix - éditer, traduire, Neuville-sur-Saône, Éditions Chemins de Tr@verse, 2019, p. 23-36. 3 Nous nous proposons donc d’aborder la question sous un angle différent de celui suggéré par Marine Roussillon, qui décèle dans l’illustration une dimension politique : « l’image visible fonctionne ici [] comme un indice : dans le jeu de ses différentes composantes, elle signale qu’elle renvoie à autre chose que ce qu’elle donne à voir. Elle n’est pas présence (iconique) - ni Dieu ni Richelieu ne sont représentés - mais indice d’une présence dont la vue échappe au lecteur-spectateur » (M. Roussillon, « Que voit-on dans les poèmes héroïques des années 1650 ? », Littératures classiques, n° 62, 2013 en ligne). 4 Jacques Carel de Sainte-Garde, Réflexions académiques sur les Orateurs et sur les Poètes, Les Poétiques de l’épopée en France, éd. Giorgetto Giorgi, Paris, Champion, 2016, p. 497. Condenser l’image : l’illustration de Clovis ou la France chrétienne de Desmarets de Saint-Sorlin (1657) Maxime C A R T R O N Université Jean Moulin Lyon 3 « Les peintures ne racontent pas un récit : elles font silence en demeurant à son affût. Elles trans‐ forment la vie en son résumé. 1 » Clovis ou la France chrétienne de Desmarets de Saint-Sorlin est un poème épique qui se compose de vingt-six livres, chacun étant illustré par une gravure décrivant, comme le signale Francine Wild, « l’un des passages les plus mouvementés de ce livre 2 ». En ce sens, on peut considérer l’image comme une synecdoque : la scène décrite est potentiellement la plus importante du livre et/ ou la plus intéressante, du moins du point de vue de l’illustrateur 3 . Ces scènes rendent compte du texte en le reprenant pour le redire autrement. En 1676, dix-neuf ans après le Clovis de Desmarets de Saint-Sorlin, Carel de Sainte-Garde écrivait : Le peintre ne peut représenter que l’instant d’une action. Par exemple, s’il veut donner le portrait d’une bataille, tous les personnages auront toujours la posture d’un certain instant. Celui qui lève l’épée pour frapper son ennemi la tiendra toujours levée. Celui qui tombe de son cheval demeurera toujours en cet état. Mais le poète décrit aisément l’action tout entière. Il décrit, dis-je, ce qui arrive aux premiers moments et d’un fil continu il va jusqu’aux derniers et en achève la suite. Joint que la peinture n’exprime point, ou n’exprime que faiblement, les pensées et les passions, elle n’a point de couleurs pour cela. Mais la poésie a des couleurs spirituelles qui la représentent d’une manière très noble. 4 5 Ibid. 6 Denis Diderot, Essai sur la peinture, cité par Jean Rousset dans Passages, échanges, transpositions, Paris, José Corti, 1990, p. 133. 7 Véronique Adam, « L’illustration dans la poésie baroque : du miroir de la poésie au reflet de la poétique », Lise Sabourin (dir.), Poésie et illustration, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 2008, p. 73. 8 Ibid. 9 Voir aussi Michel Tardy, « Le paradoxe : l’image est fixe mais elle rend le temps. Rapports entre l’espace et le temps dans l’image isolée », L’image fixe. Espace de l’image et temps du discours, Paris, La Documentation française/ Centre Georges Pompidou, 1983, p. 23 : « Il n’y a pas d’image fixe qui ne soit réintroduite dans une épaisseur temporelle par les lecteurs. » Pour Carel de Sainte-Garde, « Les choses peintes n’ont ni mouvement ni parole 5 . » Ou, pour le redire avec Diderot : « Le peintre n’a qu’un instant ; et il ne lui est pas plus permis d’embrasser deux instants que deux actions 6 . » J’aimerais au contraire réfléchir à quelques illustrations de François Chauveau pour Clovis comme à une condensation d’instants et de micro-instants, qui réintroduit du mouvement dans l’estampe pour rendre compte de la narrativité de l’épopée de Desmarets. Le parcours que je propose s’appuiera sur les planches gravées qui ont vraisemblablement causé le plus de tracas à Chauveau pour rendre la narrativité, soit sur celles qui décrivent une scène a priori impossible à représenter du point de vue de la simultanéité et/ ou de la continuité de l’action, et qui révèlent l’habileté et le talent du graveur. Il s’agira pour ce faire de préciser certains aspects du style de Desmarets, qui suscitent tout naturellement l’illustration. On cherchera à voir comment l’image « manipule […] le temps de la narration poétique en faisant coïncider des moments distincts 7 » et comment « à l’instar de cette simultanéité temporelle, elle se complaît à convoquer des sens multiples, inscrits en filigrane dans les vers 8 », pour citer Véronique Adam à propos d’un autre corpus 9 . Illustration et prolepse : le moment de la requête Le texte correspondant à l’image (Fig. 1) du livre II est le suivant : Clovis perdant l’espoir arrête enfin sa course Alors qu’à ses regards, près d’une pure source, Sur le bord d’un ruisseau de frênes ombragé, Une nymphe paraît, dont le bras engagé Soutient le noble faix de sa tête superbe, Et dont l’aimable corps mollement presse l’herbe. Un doux vent fait voler ses plus libres cheveux. Ses beaux pieds sont serrés d’un cothurne à cent nœuds. Son épieu sur les fleurs près d’elle se repose. Sa fierté se dément par sa bouche de rose. Trois nymphes à l’écart, le carquois sur le dos, Sur la rive plus basse imitent son repos. De chiens chacune tient une laisse vaillante. L’un dort, l’autre s’étend, l’autre boit l’eau coulante. 130 Maxime Cartron 10 Jean Desmarets de Saint-Sorlin, Clovis ou la France chrétienne, éd. F. Wild, Paris, STFM, 2014, L. II, v. 841-870, p. 122-123 (désormais : Clovis). 11 Notons que ces postures mériteraient d’être comparées à celles, très codifiées, du théâtre et de l’opéra de l’époque, qu’elles prennent probablement pour modèle. 12 Ibid., v. 871-876, p. 123. 13 Ibid., v. 921-925, p. 125. Un sanglier aux longs poils, aux écumeuses dents, Semble dormir en paix près des limiers ardents ; Mais la rougeur du sang qui souille la verdure Fait reconnaître assez sa funeste aventure. […] Clovis en surmontant sa profonde tristesse : « Qui que tu sois, dit-il, soit nymphe, soit déesse, Favorable aux mortels de douleur consumés, N’as-tu point vu courir dix Bourguignons armés ? » Elle dresse son chef d’une façon hautaine. Sur le noble guerrier son regard se promène […]. 10 Et la scène s’arrête ici ; Chauveau ne va pas plus loin. Yoland entend la requête mais n’y répond pas encore, c’est la suite du texte. On pourrait donc dire que Chauveau a parfaitement figé la scène à l’aide de l’attention qu’il accorde aux détails, scrupuleusement reproduits (les chiens, le sanglier, le vent dans les cheveux de Yoland…). Néanmoins, le visage de la chasseresse semble exprimer l’admiration, ou du moins la curiosité, l’intérêt, rendus sensibles par la position de sa main droite, qui suggère une posture de contemplation, la main gauche étant librement et presque sensuellement posée sur la cuisse 11 . Ceci n’est pas dans la scène décrite par Desmarets, qui accentue au contraire aux vers suivants la morgue de la princesse : Puis elle abaisse l’œil, se lève avec froideur, Se tient muette un temps, d’orgueil ou de pudeur. A peine pour ces mots ses lèvres sont ouvertes : « Nul passant n’a paru dans ces forêts désertes ». Puis elle se détourne, avare de sa voix. Dédaigneuse elle laisse et Clovis et le bois. 12 On attendrait que Chauveau, anticipant l’instant de la réponse, rende compte de cette « froideur ». Il ne le fait pas. Pourtant, l’admiration et la curiosité de Yoland pour Clovis sont bien présentes dans ce livre, mais on l’apprend rétrospectivement, grâce au discours qu’elle tient à Aubéron et Albione aux vers 921-925 : Naguère, dit sa sœur, j’ai vu ce prince illustre : Au moins un qui n’atteint que son cinquième lustre, D’un port superbe et doux, d’un auguste regard, Et qui presse un coursier à poil de léopard. Il court, et des brigands il a perdu la piste. 13 Plus explicitement encore : 131 L’illustration de Clovis ou la France chrétienne de Desmarets de Saint-Sorlin (1657) 14 Ibid., v. 942-945, p. 125-126. 15 F. Wild, « L’apparition dans Clovis ou la France Chrétienne (1657) de Desmarets de Saint-Sorlin », Pascal Couté, Hélène Frazik et Camille Prunet (dir.), L’Apparition dans les œuvres d’art, Caen, Presses Universitaires de Caen, à paraître. 16 Je remercie Francine Wild d’avoir attiré mon attention sur cet aspect de l’image dans Clovis. Est-ce là ce grand roi dont partout le bruit vole ? Je brûle du désir d’apprendre ses exploits, Et quels peuples sa force a rangés sous ses lois, Et de savoir encore le sort de ses ancêtres […]. 14 Le livre II est important car il permet notamment de décrire l’amour naissant de Yoland et d’Albione pour Clovis, amour qui entraînera de nombreuses péripéties dans la chaîne épique. Chauveau se trouvait face à un problème de rendu narratif : fallait-il condenser rétrospectivement la scène - solution qu’il retient - en important de la suite du texte des sentiments qu’on peut lire ici « en avant-première » - ce qui rend bien compte de la fonction de résumé synecdochique de l’image -, ou se contenter de reproduire le comportement hautain de Yoland, qui est calculé et indexé sur son orgueil naturel, caractéristique constante du personnage tout au long de l’œuvre ? Le texte introduit en fait subtilement une alternative à cette explication : au vers 872, Yoland « se tient muette d’orgueil ou de pudeur ». Un choix est donc laissé à l’illustrateur. Chauveau s’engouffre dans la brèche pour dévoiler une interprétation de la scène : pour lui, si Yoland se montre aussi froide, c’est possiblement par « pudeur », ce qui en soi ne semble pas contredire l’orgueil (la hauteur de son rang et les règles qui en découlent exige qu’elle ne réponde pas à un inconnu avec familiarité), mais ce qui peut s’entendre de manière polysémique, comme l’illustration en témoigne. On voit en un instant, condensé, que Yoland est impressionnée par Clovis, ce que nous n’apprenons que plus tard dans le récit épique. L’illustration revêt ici une fonction proleptique. Asyndète et illustration : Gondebaut et les spectres Dans Clovis, Desmarets emploie souvent l’asyndète pour exacerber la vivacité du récit puisque, comme le rappelle Francine Wild, « une épopée, c’est d’abord un récit, et un récit haletant. Le temps du récit épique est le présent, et le récit bondit d’un épisode à l’autre 15 ». L’absence de transition (le marqueur « déjà » suffit) situe le texte dans une sorte de système cinématographique par séquence 16 . Mais Desmarets se sert également de cette figure pour rendre compte des sensations et sentiments des personnages, qui sont souvent mêlés, voire brouillés : l’asyndète est un moyen expressif qui vise simultanément à illustrer le récit, à le placer sous les yeux du lecteur, car l’asyndète participe évidemment de l’hypotypose, et à en augmenter l’expressivité. L’exemple du songe de Gondebaut au livre sixième est particulièrement éclairant. Voici le passage textuel que Chauveau choisit d’illustrer (Fig. 2) : Sa bouche alors lança deux infâmes serpents, Qui déjà sur son lit et par son sein rampant Le mordent, et déjà le percent jusqu’à l’âme. 132 Maxime Cartron 17 Clovis, VI, v. 2367-2374, p. 187. 18 Ibid., v. 2375. 19 O. Leplatre, « Présentation : polarités tensives », Textimage-Le Conférencier, 2013, « Nouvelles approches de l’ekphrasis », https: / / www.revue-textimage.com/ conferencier/ 02_ekphrasis/ presenta tion.html. Il se trouble, il s’effraie, il frémit, il se pâme. Mais l’effroi le réveille. En vain il veut crier. Son impuissante voix s’attache à son gosier. Au défaut du parler, il se débat, il tremble. Il pousse des sanglots et gémit tout ensemble. 17 Conformément au texte, le graveur représente le roi dans son lit, épouvanté par l’apparition des fantômes de son frère et de sa belle-sœur qu’il fit assassiner pour prendre le pouvoir. Le premier, qui se trouve devant lui, le second étant positionné en retrait mais dans le même angle de perspective, lui lance par la bouche « deux infâmes serpents ». Dans le texte, la strate temporelle suivante narre l’apparition des serviteurs, alertés par les gémissements confus de leur maître, incapable de crier : « Tous les siens à son aide accourent à ce bruit 18 . » La gravure anticipe ce vers et condense la scène en les faisant apparaître à l’arrière-plan, à gauche, introduisant un clair-obscur par le rai de lumière que produisent leurs torches. Cette anticipation se justifie par la posture de Gondebaut, condensant elle aussi le cri, le gémissement, l’effroi, en un mot ses diverses gesticulations successives qui finissent par alerter les domestiques. L’asyndète du vers 2370 (« Il se trouble, il s’effraie, il frémit, il se pâme »), signalant cet enchaînement de sensations brouillées, est ainsi rendue par l’estampe, et insère un autre rapport au temps et à la continuité narrative : l’acmé de la scène, son point culminant en termes d’expressivité de l’image, est représentée, Chauveau condensant le temps pour en maximiser l’efficacité. La scène fait tableau et suscite l’effroi du lecteur, dont le regard converge sur Gondebaut. Là où Desmarets narre en continu, Chauveau condense, ramasse, résume et produit une scène de la scène, soit une véritable ekphrasis de l’hypotypose. Comme le suggère Olivier Leplatre, il s’agit par-là de « faire de l’ekphrasis plus qu’une forme : un mouvement. Par quoi elle se comporterait comme un lieu sans lieu assigné, une figure atopique refusant les codes fixes, les cloisonnements génériques et les cadres formels 19 . » L’ekphrasis ne se réduit pas à la stase, à l’image fixe : elle fait signe vers le texte via un mouvement insufflé par l’illustrateur. Enjambement de l’image La lutte d’Yoland et Clovis qui oriente la lecture du livre VIII commence en fait à la toute fin du livre VII, aux vers 3084-3090, et l’on retrouve cette continuité dans l’illustration (Fig. 3), Chauveau ayant choisi le moment où Clovis a arraché Yoland de son cheval : Le barbe impétueux, allégé de sa chargé, Fournit sa course entière, et dans l’espace large, D’un pied libre et léger, fait cent sauts et cent bonds. Le peuple épars le fuit, et se presse en arrière, 133 L’illustration de Clovis ou la France chrétienne de Desmarets de Saint-Sorlin (1657) 20 Clovis, VII, v. 3084-3090, p. 211. 21 Ibid, VIII, v. 3091-3094, p. 215. 22 Selon M. Tardy, « les rapports privilégiés ne sont pas nécessairement de consécution : il existe aussi des “sauts à pieds joints” par-dessus plusieurs images, des renvois en avant et en arrière », (« Succession et simultanéité », dans L’image fixe, op. cit., p. 71-72). 23 Sur ce point on lira Alain-Marie Bassy : « L’image a une profondeur ; la relation spatiale “devant-fond” peut s’articuler en relation temporelle “avant-après”. Mais cette relation est toujours réversible. Le temps de l’image n’est ni homogène, ni ordonné, ni irréversible. Il est “rythme”, “cadence”, ou, pour utiliser le vocabulaire de Bergson, il est “durée” et “temps de la conscience” », (« Le temps réversible », ibid. p. 27). 24 Voir Catherine Kintzler, « L’instant décisif dans la peinture : études sur Coypel, De Troy et David », http: / / www.mezetulle.net/ article-28231876.html. 25 Erich Auerbach, « La cicatrice d’Ulysse », Mimesis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale [1946], trad. Cornélius Heim Paris, NRF/ Gallimard, 1968, p. 13. Et d’une place vaste élargit la carrière. 20 Le Livre VIII débute quant à lui par ces vers : Dans les bras de Clovis Yoland se débat, Fait mille vains efforts, de ses poings le combat, Enfin du fort coursier prend la bride et la serre. Il se cabre […]. 21 L’illustration porte la marque du livre précédent (le cheval sans cavalier qui sème la panique à l’arrière-plan), tout en signalant le changement de livre en focalisant le regard sur le combat au premier plan 22 . L’enjambement produit par l’image fonctionne comme une condensation mémorielle : l’illustrateur agglutine les deux épisodes pour n’en former qu’un seul, tout en donnant à voir le changement de temporalité. Le jeu de l’espace (arrière-plan/ premier plan) crée cette temporalisation 23 : on passe clairement d’un instant à un autre. Là encore, le moment de la scène est en fait un composé de plusieurs instants, tout comme l’instant du combat est lui-même le produit de micro-instants : la narrativité est rendue par Chauveau en ce qu’il condense en une seule unité temporelle deux micros strates ; celle où Yoland donne des coups de poing à Clovis et celle où elle agrippe la bride du cheval. De plus, Chauveau choisit de s’arrêter juste avant l’instant fatidique 24 , celui de la chute, qui est déjà au demeurant suggéré ici par la posture en suspension que les éléments évoqués ci-dessus introduisent : « il se cabre » est le dernier micro-instant condensé dans cette illustration, mais il est naturellement suivi au vers 3094 par « et tous deux ils tombent sur la terre ». L’illustration invite le lecteur à imaginer la suite de l’épisode, sur laquelle la construction temporelle ouvre. L’image enjambe deux textes, qu’elle agglutine tout en en signalant la distinction, et elle fait référence simultanément à l’instant précédent et à l’instant suivant, par le biais de micro-instants condensés en instantanés : la temporalité de l’illustration est bien ici celle de l’épique en ce qu’elle relève de ce « continuel présent temporel et local » analysé par Auerbach dans une étude célèbre 25 . En somme, on peut dire avec Merleau-Ponty que Les seuls instantanés réussis d’un mouvement sont ceux qui approchent de cet arrangement paradoxal, quand par exemple l’homme marchant a été pris au moment où ses deux pieds 134 Maxime Cartron 26 Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l’esprit, Paris, Gallimard, 1960, p. 79. 27 Jacques Carel de Sainte-Garde, Réflexions académiques, op. cit., p. 497. 28 Rappelons que cette image décrit Albione (déguisée en Clotilde grâce à des charmes magiques) quittant avec mépris Clovis afin de rendre la princesse chrétienne odieuse à ce dernier. 29 Clovis, IX, v. 3574, p. 233. 30 Ibid., v. 3563. 31 Ibid., v. 3562. 32 Ibid., v. 3568. Sur ces « passions » voir notamment Charles Le Brun, « Conférence sur l’Expression des passions », dans Les Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture au X V I Ie siècle, éd. A. Mérot, Paris, École Nationale Supérieure des Beaux-Arts, 2003. La subtilité de Chauveau est remarquable : Le Brun évoque en effet les « passions extrêmes », qui sont ici condensées en Clovis (la colère, l’étonnement…). Voir aussi René Bary, Méthode pour bien prononcer un discours et pour le bien animer (1679), dans Sept traités sur le jeu du comédien et autres textes, éd. Sabine Chaouche, Paris, Champion, 2001. touchaient le sol : car alors on a presque l’ubiquité temporelle du corps qui fait que l’homme enjambe l’espace. Le tableau fait voir le mouvement par sa discordance interne ; la position de chaque membre, justement par ce qu’elle a d’incompatible avec celle des autres selon la logique du corps, est autrement datée, et comme tous restent visiblement dans l’unité d’un corps, c’est lui qui se met à enjamber la durée. 26 « L’ubiquité temporelle du corps » provient d’un enjambement de l’espace qui est aussi enjambement de la temporalité, et pourrait révéler une poétique de l’illustration singulière, fondée sur l’éloquence du geste et du corps. Éloquence du geste et condensation du sentiment Carel de Sainte-Garde reconnaît lui-même que « les beaux traits de la peinture jettent dans l’esprit quelque idée du mouvement et des paroles 27 . » L’éloquence du corps et du geste pourrait figurer le mouvement, censé être absent en peinture. Si nous prenons l’illustration du livre IX (Fig. 4), nous nous apercevons du talent de Chauveau, qui réussit par leur expression conjointe à condenser plusieurs sentiments distincts en un seul 28 . Il semble que l’image donne à voir Clovis alors qu’il veut qu’« au moins devant tous lui-même il se surmonte 29 », ce qui est perceptible notamment par son geste des mains, qui met à distance les propos de ses hommes, étonnés et réprobateurs, suggérant peut-être de rattraper la fausse Clotilde. Ce geste arrête le temps du discours en un équivalent en image de l’intimation au silence : geste de maîtrise, qui semble concorder avec le vers 3574. Mais le visage de Clovis, encore tout interdit, exprime clairement la surprise, le dépit devant l’insulte, voire la colère et, plus encore, rend bien la juxtaposition contradictoire du vers 3563 : « Il pâlit, il rougit ; ses yeux sont pleins de feu 30 . » On peut deviner ou imaginer la rougeur sur la joue, la pâleur sur le reste du visage. Le regard semble hésiter, témoin de la douleur causée par ce départ offensant (« son âme éperdue en mille maux flottante 31 »), l’expression de la bouche marquant la surprise mais aussi l’indécision (« et sa bouche en suspens ne sait que prononcer 32 »). La scène est opérée par un « retour amont » : Chauveau efface le « il veut, il ne veut pas » en axant le regard du spectateur sur le geste de maîtrise : Clovis semble bien « surmonter » son dépit et sa douleur. Cependant, le détail du visage du roi réinsère les vers précédents dans la description, et donne à voir au spectateur un Clovis 135 L’illustration de Clovis ou la France chrétienne de Desmarets de Saint-Sorlin (1657) 33 Comme l’écrit M. Tardy, « j’ai replacé ce moment indécidable dans une séquence temporelle qui lui donne un sens » (« Le paradoxe… », art. cit., p. 23). 34 Clovis, XVIII, v. 7129-7134, p. 372-373 (nous soulignons). qui se contient devant ses hommes, tout en masquant au mieux sa souffrance. L’équivalent pictural du « il veut, il ne veut pas » - notons à nouveau l’intérêt de la juxtaposition asyndétique, qui permet à Chauveau de poser une assise, un ancrage dans le texte, qui l’invite à en donner l’équivalent en image - est représenté par l’expression de la bouche notamment, le geste de la main figurant le vers 3574, qui révèle également une manifestation de dépit, voire d’incrédulité. Chauveau réussit à rendre effectif le tiraillement du roi, mais il ne se contente pas de marquer la contradiction : il l’exhibe comme principe artistique d’une condensation du temps, qui augmente l’expressivité du texte. L’image est un supplément, mais un supplément qui interprète en reconfigurant 33 . Pallier la parole La peinture ne parle pas, c’est un fait. Mais elle peut pallier la parole car elle peut en représenter l’effet, et se montrer ainsi complémentaire du texte, on l’a vu avec la scène du retour de chasse, où Chauveau rend compte de l’adresse de Clovis par le geste et par le mouvement de la bouche, qui traduisent et transcrivent la requête. Au livre XVIII, un procédé encore plus ingénieux mérite d’être analysé. Myrrhine, la servante d’Yoland et Albione, vient trouver Lisois (amoureux d’Yoland) et un autre guerrier nommé Ardéric pour les piéger, c’est-à-dire, en l’occurrence, les attirer dans les rets de l’enchanteur Aubéron. Chauveau choisit de rendre compte de l’abord des deux Francs par Myrrhine, soit de la scène de la parole (Fig. 5) : « Magnanimes guerriers, dit-elle toute en larmes, Si jamais la pitié régna parmi les armes, Secourez de vos soins la princesse Yoland ». Du désir de la voir Lisois déjà brûlant Sent son cœur s’émouvoir, et veut qu’elle l’adresse En quelque lieu du monde où souffre sa princesse. 34 La parole de Lisois est représentée par son geste de compassion vive (passion chevaleresque par excellence), mais aussi d’impatience, qui semble signifier à Myrrhine qu’il est prêt à se rendre séance tenante à l’endroit qu’elle lui indique, ce que marque également le mouvement du cheval, s’élançant déjà sur le commandement de Lisois dans cette direction. Le geste de la servante désignant le lieu ainsi que sa posture se comprennent comme l’inquiétude et l’affolement (feints) transmis dans le texte uniquement par le langage : l’image complète celui-ci en ce qu’elle lui donne une interprétation rhétorique, via le corps qui lui manque : rien sur les sentiments de Myrrhine en effet, dans le poème de Desmarets, mais on sait au demeurant qu’ils sont feints, puisqu’on l’a appris avant. L’image apporte simplement au texte une théâtralité. Mais Chauveau va plus loin en agglutinant à ce passage le moment suivant : Myrrhine les conduit dans la sombre épaisseur 136 Maxime Cartron 35 Ibid., v. 7135-7136, p. 373 (nous soulignons). 36 Ibid. 37 F. Wild, « L’apparition dans Clovis ou la France Chrétienne (1657) de Desmarets de Saint-Sorlin », art. cit. 38 La Scène de roman. Méthode d’analyse, Paris, Armand Colin, 2002, p. 5. Où paraît à leurs yeux Yoland et sa sœur. 35 Chauveau fait de deux scènes une seule, pour pallier la parole manquante, mais aussi pour l’interpréter. Le « désir de la voir » est quasi performatif ici ; les princesses sont dans l’ombre du bois, Lisois, Ardéric et Myrrhine dans la clarté d’une clairière, situation dans l’espace qui métaphorise le déroulé du texte : Lisois et Ardéric vont accéder bientôt aux princesses, qu’ils ne voient pas encore. La suite de l’épisode n’est donc pas encore tout à fait révélée par Chauveau, qui rend compte de la continuité narrative de cette manière. Le désir de voir est aussi celui du lecteur, qui en voit plus que Lisois et qui acquiert par-là un recul sur la scène. Car plus encore, la métaphore de la situation des personnages est évidente : ils accèderont aux princesses (Ardéric tombera pour sa part amoureux d’Albione), mais ce sera au prix de la perte de la lumière, puisqu’ils se retrouveront prisonniers d’Aubéron et de ses noirs sortilèges. D’ailleurs, on peut y voir aussi un rappel du vers 7128 : « Elle court, et les trouve égarés dans le bois 36 ». L’interprétation du texte par Chauveau est la suivante : la véritable situation d’égarement est celle introduite par Myrrhine agent du démon. En désaccord avec Carel de Sainte-Garde, j’aimerais conclure en disant que la grande habileté de Chauveau le conduit à inventer plusieurs manières de rendre compte de la narrativité du texte, par le biais d’une condensation du temps et de l’espace, qui pallie la parole absente, qui redouble le texte, à la fois pour le transposer, mais aussi pour l’interpréter, pour en donner une version, attentive au détail, fondée sur l’éloquence du geste et du corps. En somme, il conviendrait à présent, pour prolonger l’étude, de se demander si Chauveau et Desmarets ont échangé sur les illustrations, et sous quelles modalités. Quelles ont pu être leurs relations ? Y a-t-il eu un ou des intermédiaires entre le graveur et le poète ? La présence récurrente de l’asyndète semble en effet fournir au premier la base initiale de plusieurs images, exploitant par-là un stylème propre au genre, certes, mais aussi à l’auteur. Comme l’écrit F. Wild à propos de l’esthétique de Clovis : Cette esthétique de la surprise est aussi une esthétique visuelle : voir, c’est connaître, comprendre, ou parfois être confronté à une énigme. La mémoire collective - l’histoire du peuple franc - se décline en tableaux qu’on contemple ou qu’on commente, les moments importants de l’action sont racontés de façon à apparaître comme des scènes plus que comme des épisodes ; les ornements du récit sont surtout des comparaisons ou des métaphores, qui presque toujours font appel au registre visuel. 37 La scène, ce « cadre sémiologique fondamental de la peinture classique » selon Stéphane Lojkine 38 , c’est le texte lui-même, mais le texte en images, qui résume de manière synecdo‐ chique les plus beaux passages de l’épopée, ou plutôt les plus propres à représenter le style de cette dernière, fondé sur l’hypotypose, et sur une ekphrasis en mouvement, qui témoigne de la vitalité herméneutique du dialogue des arts à l’âge classique. 137 L’illustration de Clovis ou la France chrétienne de Desmarets de Saint-Sorlin (1657) ANNEXES 138 Maxime Cartron 139 L’illustration de Clovis ou la France chrétienne de Desmarets de Saint-Sorlin (1657) 1 Claude-François Ménestrier, « Préface », Des Représentations en musique anciennes et modernes, Paris, R. Guignard, 1681. Sur Ménestrier : Gérard Sabatier (dir.), Claude-François Ménestrier. Les jésuites et le monde des images, Grenoble, PUG, 2009. 2 Pour une synthèse de la vie et du travail de Torelli, avant et après son arrivée à Paris, Per Bjurström, Giacomo Torelli and Baroque Stage Design, Stockholm, Nationalmuseum, 1961. Sur le contexte dans lequel a grandi le machiniste : Hélène Leclerc, Venise et l’avènement de l’opéra public à l’âge baroque, Paris, Armand Colin, 1987. 3 Francesco Sacrati (1605-1650) était un musicien actif à Venise et composa de nombreux opéras parmi lesquels Bellérophon sur un livret de Vincenzo Nolfi, avec des machines de Torelli, au théâtre Novissimo de Venise, en 1642. C’est dans ce lieu que fut créé l’opéra la Finta Pazza en 1641, sur un livret de Giulio Strozzi, avant que le spectacle ne soit repris à Paris sous la demande de Mazarin. 4 En 1647 le théâtre du Marais entamait une réforme scénographique avec d’importants travaux d’aménagements techniques. Sur cette époque, Sophie Wilma Deierkauf-Holsboer, Le Théâtre du Marais, t. II, Le Berceau de l’Opéra et de la Comédie-Française, Paris, Nizet, 1958. Lire également l’article de Sandrine Blondet, « Les Travaux et les Jours. Réfection et création des scènes parisiennes (1644-1647) », Georges Forestier et Lise Michel (dir.), La Scène et la coulisse dans le théâtre du X V I Ie siècle en France, actes du colloque de la Sorbonne (Paris, janvier 2006), Paris, PUPS, 2011, p. 57-70. Graver les spectacles de Torelli. Les enjeux politiques et éditoriaux de l’imprimé et de l’estampe (1645-1654) Anthony S A U D R A I S Université Rennes 2 Pourquoi graver des spectacles ? Une esthétique figée du mouvement À la différence du spectacle, à ce tableau scénographique sujet au mouvement et à l’éphémère, aux aléas humains et matériels de la représentation, la gravure permettait de fixer, définitivement, un état idéal de ce que Ménestrier nommait des « images en actions 1 ». Le mouvement, figé dans la bidimensionnalité de l’image - elle est aujourd’hui dématérialisée par internet - se trouve comme arrêté, privé de sa nature fugitive. L’arrivée à la cour de France de Giacomo Torelli (1608-1678), machiniste italien venu à la demande de Mazarin 2 , allait amplifier, complexifier la technicité des machines de théâtre. Mais Torelli ne fut pas le seul artiste italien appelé par Mazarin pour réformer les spectacles de cour, la nouveauté que constituait l’opéra en France demandant d’inviter des musiciens parmi lesquels Francesco Sacrati 3 pour la représentation de la Finta Pazza dont la première eut lieu, le 14 décembre 1645, dans la salle du Petit-Bourbon, marquant le début d’une révolution scénographique en France, et d’abord à Paris 4 . En construisant des dessous et des dessus de scène, le machiniste permettait de changer les décors de théâtre par l’usage de châssis coulissants, la nouveauté technique résidant davantage encore dans l’aménagement de cintres pour l’exécution de vols jusqu’alors inédits en France. Pour les spectateurs 5 « D’abord, l’aurore s’élevait de terre sur un char insensiblement et traversait ensuite le théâtre avec une vitesse merveilleuse. Quatre zéphyrs étaient enlevés du ciel de même ; quatre descendaient du ciel et remontaient avec la même vitesse. Ces machines méritaient d’être vues » (Olivier Le Fèvre d’Ormesson, Journal, éd. M. Chéruel, Paris, Imprimerie Impériale, 1860, t. I, p. 340-341). 6 Cette attribution est le fruit des travaux de Marc Bayard dans son ouvrage Feinte baroque : iconographie et esthétique de la variété au X V I Ie siècle, Paris, Somogy, 2010. 7 Benoît Bolduc, « Mirame, fête théâtrale dans un fauteuil ? », Revue d’histoire du théâtre, n° 245-246, I-II, 2010, p. 159-172. Id., La Fête imprimée. Spectacles et cérémonies politiques (1549-1662), Paris, Classiques Garnier, 2016. 8 Michel de Marolles, invité à la représentation par le Cardinal de Richelieu, ne trouva pas de grandes qualités à la scénographie et aux machines de Mirame, et témoigna en ces termes du succès médiocre de la pièce auprès du public : « Le reste n’est qu’un embarras inutile, qui donne même de faux jours, et qui fait paraître les personnages des géants, à cause des éloignements excessifs de la perspective, dont il faut que les espèces soient merveilleusement petits dans la proportion, pour tromper la vue. Au reste, si je ne me trompe pas, cette pièce ne réussit pas si bien que les autres de celui qui l’avait composée, auxquelles on n’avait pas apporté tant d’appareil. » (M. de Marolles, Mémoires, Paris, A. de Sommaville, 1656-1657, vol. 1, p. 125-126) 9 Marc Bayard, « Le roi au cœur du théâtre : Richelieu met en scène l’Autorité », L’image du roi de François I er à Louis XIV, Paris, Maison des Sciences et l’Homme, 2006, p. 191-208. 10 Giulio Strozzi, Feste theatrali per la Finta pazza, drama del sign Giulio Strozzi, rappresentate nel Piccolo Borbone in Parigi quest anno 1645 et da Giacomo Torelli da Fano Inventore, cum privilegio, 1645. 11 Alain Riffaud, « Privilèges imprimés dans le théâtre du X V I Ie siècle », Edwige Keller-Rahbé (dir.), Privilèges de librairie en France et en Europe, Paris, Classiques Garnier, 2017 ; id., Répertoire du théâtre français imprimé 1630-1660, Genève, Droz, 2009. 12 Sur la rivalité entre la France et l’Italie, voir Françoise Waquet, Le Modèle français et l’Italie savante (1660-1715), Paris, École française de Rome, 1989. 13 Françoise Hildesheimer, Richelieu, une certaine idée de l’État, Paris, Publisud, 1985. de 1645, c’était une révolution 5 . Balayant la scénographie médiévale fondée sur la fixité linéaire et le compartimentage des décors, comme en témoignent les dessins de Georges Buffequin pour le Mémoire de Mahelot  6 , Torelli ridiculisait quatre ans plus tard l’un des rares spectacles français à être gravé : Mirame (1641) 7 . Vitesse, changements de décors, variété des mouvements et des machines : sur le plan technique et scénographique, la Finta Pazza rendait désuète la tragi-comédie de Desmarets de Saint-Sorlin qui ne recueillit pas auprès des spectateurs le succès espéré 8 . Les goûts de Mazarin, que sa formation italienne avait familiarisé avec les spectacles à machines, n’avaient plus rien à voir avec ceux du défunt Cardinal de Richelieu 9 . Pour démontrer les prouesses de Torelli, oublier dans le même élan Mirame, un imprimé pour la Finta Pazza reçut le rare privilège d’être illustré de gravures de Noël Cochin représentant les différents tableaux de l’opéra 10 . Cette entreprise anticipait la future politique éditoriale et politique de Louis XIV, en particulier celle des privilèges de librairie 11 . Graver la Finta Pazza ne relevait donc pas d’une décision hasardeuse, l’image revêtant un rôle politique de première importance : celui d’inscrire dans la mémoire le souvenir d’un spectacle conçu pour disparaître, mais conservé par l’imprimé et ses estampes. Ces images, en plus d’illustrer le spectacle, servaient à prouver, pour ses contemporains comme pour la postérité, les talents d’un ingénieur que le pouvoir venait d’engager, Mazarin concurrençant sa terre natale dans son pays d’adoption en important la scénographie du changement à vue 12 . Pour glorifier la monarchie renforcée par Richelieu 13 et nouvellement transmise au jeune Louis XIV, la politique éditoriale menée pour illustrer les spectacles de Torelli - l’une 142 Anthony Saudrais 14 Les spectacles comme le Ballet royal de la Nuit (1653) machiné par Torelli, mais également la peinture, ont permis de célébrer la victoire du pouvoir royal sur la Fronde, ce dont rend compte Alain Mérot dans un article sur les décors du Louvre : « Décors pour le Louvre de Louis XIV (1653-1660) : la mythologie politique à la fin de la Fronde », Pierre Vidal-Naquet, Chantal Grell et François Laplanche (dir.), La Monarchie absolutiste et l’histoire de France. Théories du pouvoir, propagandes monarchiques et mythologies nationales, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1987, p. 113-137. 15 Il n’est donc pas étonnant que les cinémas proposent aujourd’hui, en direct ou en différé, des pièces de théâtre ou des opéras, que l’on pense à la Comédie-Française, à l’Opéra de Paris ou encore au Metropolitan Opera. Les raisons sont nombreuses comme l’accès difficile à certaines salles de spectacle, sans compter le coût d’une place souvent élevé. Sur l’accessibilité de l’opéra en dehors du théâtre, Marie Auburtin, « Les premières années de l’opéra à la télévision (1956-1964) », Aude Ameille, Pascal Lécroat et Timothée Picard (dir.), Opéra et cinéma, Rennes, PUR, 2017, p. 183-193. Sur l’accessibilité de l’opéra « à domicile », David Christoffel, « Du DVD et opéra de Salon », Ibid., p. 193-203. Sur la fréquentation du théâtre sous l’Ancien Régime, Jeffrey S. Ravel, « Le théâtre et ses publics : pratiques et représentations du parterre à Paris au X V I I Ie siècle », Revue d’histoire moderne & contemporaine, vol. 49-3, n° 3, 2002, p. 89-118. 16 Ce fut le cas de Madame de Motteville, invitée par Mazarin le 2 mars 1647 pour le nouvel opéra machiné par Torelli, l’Orfeo : « Sur la fin des jours gras, le cardinal Mazarin donna un grand régal à la cour, qui fut beau et fortement loué par les adulateurs qui se rencontrent en tout temps. C’était une comédie à machines et en musique à la mode d’Italie, qui fut belle, et celle que nous avions déjà vue, qui nous parut une chose extraordinaire et royale. » (Madame de Motteville, Mémoires pour servir à l’histoire d’Anne d’Autriche, Amsterdam, F. Changuion, 1723, vol. 1, p. 423) 17 La salle du Petit-Bourbon était de configuration rectangulaire. des plus importantes dans sa production iconographique en France sous l’Ancien Régime - se donnait l’ambition de prouver, dans son pays d’origine comme à l’étranger, la suprématie d’un pouvoir dont il fallait encore prouver la légitimité, une légitimité remise en cause à cette époque par les épisodes de la Fronde 14 . Les enjeux politiques et historiographiques de l’image Si le lecteur a l’avantage, le temps et le confort de parcourir l’imprimé dans son fauteuil, le spectacle a l’inconvénient de son accessibilité difficile et limitée 15 . Ce constat était de mise en 1645 pour voir les machines de Torelli qui impliquaient de se rendre à Paris et d’être en possession de billets dont le coût était élevé, à moins d’y être invité, notamment par le pouvoir royal 16 . Bien qu’ayant la chance d’assister à l’une des représentations, les spectateurs ne bénéficiaient sans doute pas tous de places d’égale qualité pour profiter de l’illusion perspectiviste 17 . En revanche, les estampes insérées dans l’imprimé offraient une sécurité visuelle. Grâce aux images, le lecteur pouvait/ croyait devenir spectateur, assuré de bénéficier d’une totale tranquillité dans l’exercice de sa lecture. Idéalisées, ces gravures ont l’avantage de représenter avec une rare précision ce que les spectateurs les mieux placés et les plus attentifs n’avaient peut-être pas vu. Par exemple, pour le décor du cinquième acte d’Andromède dans l’édition de Laurent Maurry et Charles de Sercy, chaque piédestal - ils sont au nombre de sept par côté, soit quatorze au total pour la disposition latérale des châssis - bénéficiait d’une ornementation différente, imageant les didascalies qui faisaient valoir que « l’art du sieur Torelli est ici d’autant plus merveilleux, qu’il fait paraître une grande diversité en ces deux décorations, quoiqu’elles soient presque la même chose. 143 Graver les spectacles de Torelli. Les enjeux politiques et éditoriaux de l’imprimé et de l’estampe 18 P. Corneille, Andromède, Paris, Charles de Sercy, 1651, p. 98. 19 « L’œil du prince » est la position centrale, jugée comme idéale et parfaite, pour voir une réalité tridimensionnelle, Françoise Siguret rappelant que « Le roi ou le Prince, ainsi placé dans la salle au sommet de la pyramide visuelle se trouve encore le point de concours de tous les regards portés sur lui » (L’Œil surpris. Perception et représentation dans la première moitié du X V I Ie siècle, nouvelle édition, Paris, Klincksieck, 1993, p. 135). La salle des Machines construite par Gaspare Vigarani, inaugurée le 7 février 1662 avec l’Ercole Amante de Cavalli, conservera au centre de la salle une place centrale - « l’œil du prince » - pour Louis XIV. F. Chauveau, décor du cinquième acte d’Andromède (détail), Paris/ Rouen, Laurent Maurry et Charles de Sercy, 1651. Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, RESERVE 4-BL-3523. Photo A. Saudrais, 2017. On voit encore en celle-ci deux rangs de colonnes comme en l’autre, mais d’un ordre si différent, qu’on y remarque aucun rapport 18 ». Lorsque nous tenons le livre entre nos mains, nous avons en effet le loisir d’admirer sereinement, paisiblement, avec tout le temps nécessaire, la qualité du dessin. Ce temps de lecture, étiré par fixation visuelle par rapport à la représentation, nous permet d’étudier le style du décorateur des châssis peints, notamment par le travail du dessin et de la gravure. Imager cet éphémère spectaculaire, c’était donner, dans le temps de la lecture, le détail de ce que la représentation limitait dans le temps comme dans les possibilités d’analyse. Les détails les plus finement représentés ont donc l’avantage, par rapport au spectacle, de montrer à travers une vue frontale et artificielle, communément appelée « l’œil du prince 19 », ce que le spectateur avait vu 144 Anthony Saudrais 20 Andromède fut une commande de Mazarin adressée à la fois à Corneille et à Torelli. Sur l’élaboration de la pièce, lire l’introduction de Christian Delmas dans son édition critique d’Andromède, Paris, Marcel Didier, 1974. 21 Catherine Guillot, « Les illustrations de Mirame de Desmarets par S. Della Bella », Revue d’Histoire du théâtre, 2003, II, n° 218, p. 145-160. B. Bolduc, « Mirame, fête théâtrale dans un fauteuil ? », art. cit., p. 159-172. 22 Sabine du Crest, « Félibien et l’historiographie des fêtes de Louis XIV à Versailles : la parfaite ressemblance », Walter Baricchi et Jérôme de la Gorce (dir.), Gaspare & Carlo Vigarani. De la cour d’Este à celle de Louis XIV, Milan, Silvana Editoriale, 2009, p. 298-307. Sur Félibien, Jacques Thuillier, « Pour André Félibien », X V I Ie siècle, n° 138, Janvier-Mars 1983, p. 67-95. 23 On peut par exemple reprocher à Hélène Visentin d’accorder une place trop importante à Mirame dans sa thèse de doctorat - la pièce n’en demandant pas tant sur le plan scénographique - quand elle affirme que Mirame est la « première pièce française agencée selon la scénographie d’outre-monts », Le Théâtre à machines en France à l’âge classique : histoire et poétique d’un genre, Thèse de Doctorat, Paris IV, 1999, p. 227-228. 24 « Celles qui ont fait le plus grand bruit en France furent les pompeuses machines de la Toison d’or, dont un grand seigneur d’une des premières maisons du royaume, plein d’esprit et de générosité fit différemment selon sa place, sa capacité de concentration et la durée du spectacle. Dans l’Andromède illustrée, les décors nous sont donnés à voir à quelques centimètres alors que, pendant les représentations du Petit-Bourbon, la distance se comptait en mètres. Politiques, ces gravures flattaient simultanément l’ingénieur et le pouvoir commandi‐ taire des spectacles de Torelli 20 , ces imprimés circulant aussi bien en province qu’à Paris, en France et en Europe, pour démontrer la capacité de la monarchie française à se doter des plus grands machinistes. Pensés dans le cadre d’une politique éditoriale qui devait être diffusée au-delà de la capitale française, ces imprimés permettaient à la monarchie de diffuser - l’image servant alors de preuve - ce qu’une infime partie des spectateurs avaient pu voir réellement, voire très partiellement pour une partie d’entre eux. Par le pouvoir des estampes, plus fortes à animer et émouvoir la mémoire que le texte, la Régence utilisait un outil de diffusion efficace pour servir la propagande royale dont les spectacles de Torelli étaient la vitrine. Avec ces gravures se jouait un pari politique sur le long terme par son éventuel impact historiographique. En effet, si Mirame n’avait pas bénéficié de si belles illustrations, l’histoire des spectacles aurait-elle accordé tant d’importance à l’événement ? Non, sans nul doute, car ce sont bien les gravures de Stefano Della Bella 21 qui ont retenu l’attention des historiens, plus que la pièce écrite par l’auteur. Il en va de même pour les grandes fêtes de Versailles (1664, 1668 et 1674) dont l’écho n’aurait pu résonner autant sans la politique éditoriale menée par l’Imprimerie royale, soutenue de surcroît par la - très belle - plume de Félibien et sa politique de gravure 22 . Fortes de leurs pouvoirs, ces gravures ont parfois poussé les historiens à accorder une place exagérée à certains spectacles illustrés 23 , minorant la grande majorité des autres spectacles qui n’ont bénéficié d’aucune iconographie de leur vivant. Une pièce comme Mirame, qui ne fut jamais redonnée après les représentations du Palais-Cardinal, serait tombée dans l’anecdote historique sans la conception du livre de fête. Mais le fait qu’elle soit gravée a tout changé, les estampes ayant fait son histoire comme sa renommée. Inversement, un événement aussi extraordinaire que La Toison d’or de Corneille et Sourdéac - le machiniste - représenté d’abord au château du Neubourg pendant l’hiver 1660 puis au théâtre du Marais au début de l’année 1661, fut l’un des plus grands succès du répertoire à machines du XVIIe siècle 24 . Or le déficit d’images, non content d’avoir 145 Graver les spectacles de Torelli. Les enjeux politiques et éditoriaux de l’imprimé et de l’estampe seul la belle dépense pour en régaler dans son château toute la noblesse de la province. Depuis il voulut bien en gratifier la troupe du Marais, où le roi suivi de toute la Cour vint voir cette merveilleuse pièce. Tout Paris lui a donné ses admirations, et ce grand opéra qui n’est dû qu’à l’esprit et à la magnificence du seigneur dont j’ai parlé a servi de modèle pour d’autres qui ont suivi. » (François Chappuzeau, Le Théâtre François, Lyon, M. Mayer, 1674, p. 51-53). La troupe de la Comédie-Française offrit une reprise de la pièce au théâtre Guénégaud, de 1683 à 1684, avec de nouvelles machines de Dufort et un prologue de La Chapelle. La première représentation, le 9 juillet 1683, récolta 1 158 livres et 10 sols. Cette reprise engrangea les plus grosses recettes de la saison 1683-1684 (Archives de la Comédie-Française, Registres journaliers, 1683-1684, registre n° 15). 25 Armand Jardillier a rapproché une gravure de Jean Le Pautre, intitulée « La conquête de la Toison d’or par les Argonautes », de la tragédie à machines de Corneille, La Vie originale de Monsieur de Sourdéac, Le Neubourg, Imprimerie E. Dumont, 1961, p. 47. Cette attribution erronée - l’estampe ne représente pas explicitement une scène de théâtre comme les gravures de Mirame ou les spectacles des Torelli - a été reprise par Marie-France Wagner dans son édition critique de la pièce, La Conquête de la Toison d’or, Paris, Champion, 1998. Il n’a jamais été prouvé - aucune trace archivistique - que le marquis de Sourdéac, ni même le théâtre du Marais pour la reprise de la pièce à Paris au début de l’année 1661, commandèrent de graver le spectacle. Enfin, jamais une telle estampe n’a été mentionnée par les contemporains du spectacle qui, pourtant, fit grand bruit. L’estampe de « La conquête de la Toison d’or par les Argonautes » est visible à la Bibliothèque de l’Arsenal, Recueil d’Estampes n° 199, pièce 46. 26 Francis Haskell, L’Historien et les images, Paris, Gallimard, 1995. 27 Ralph Dekoninck, « Entre logica et caligo. La Philosophie des images de Claude-François Ménestrier », Frédéric Cousinié et Clélia Nau (dir.), L’Artiste et le philosophe. L’histoire de l’art à l’épreuve de la philosophie au X V I Ie siècle, Rennes, PUR, 2011, p. 199-211. 28 Claude-François Ménestrier, Des Ballets anciens et modernes selon les règles du Théâtre, Paris, R. Guignard, 1682, p. 247. réduit sa visibilité dans l’historiographie, poussa certains historiens à trouver « coûte que coûte » des gravures pour illustrer le spectacle, au risque d’attributions douteuses, abusives et erronées 25 . Véritable phénomène théâtral parisien en comparaison de Mirame, le déficit d’estampes pour illustrer La Toison d’or lui a été dommageable au point de réduire la pièce aux dimensions de l’anecdote dramatique et historique, condamnant, par effet de contamination, son machiniste - le si talentueux marquis de Sourdéac qui fut pourtant machiniste du premier opéra français, Pomone (1671) - aux oubliettes de l’Histoire. Graver les spectacles machinés par Torelli, c’était donc engager une politique éditoriale ambitieuse et onéreuse misant sur une potentielle postérité historiographique en faveur de la Régence et de la monarchie française. L’estampe devenait alors un extraordinaire outil de propagande politique, redoutable pour ses contemporains, et peut-être plus encore pour la postérité, l’historien accordant une grande valeur aux images 26 . Parmi ces premiers historiens du théâtre se trouve Claude-François Ménestrier, contemporain des spectacles du règne de Louis XIV. Pour construire sa « philosophie des images 27 », il eut certainement sous les yeux quelques-uns de ces imprimés gravés, notamment ceux de Torelli lorsqu’il mentionne Andromède ou le Ballet royal de la Nuit  28 . L’Histoire pouvait donc se construire - et à l’avantage des spectacles illustrés. Les enjeux éditoriaux. Du luxe éditorial aux feuillets éphémères Politiques, ces images engageaient d’importants enjeux éditoriaux, le luxe déployé par les mises en scène de Torelli demandant, par effet de miroir, des éditions dont la richesse devait 146 Anthony Saudrais 29 Charles de Sercy a publié des ouvrages de différentes natures, le théâtre occupant une place non négligeable dans son travail de publication comme La mort d’Agrippine de Cyrano (1654) ou Les Ramoneurs de Villiers (1662). 30 L’ouvrage se trouve dans les réserves de la Bibliothèque de l’Arsenal, cote 3523. 31 Sophie Wilma Deierkauf-Holsboer, Le Théâtre du Marais, t. II, Le Berceau de l’Opéra et de la Comédie-Française, Paris, Nizet, 1958, p. 69. égaler celle des spectacles eux-mêmes. Par exemple, lorsque nous découvrons l’édition d’Andromède de Laurent Maurry et de Charles de Sercy 29 publiée en 1651 30 , le lecteur comprend qu’il n’a pas affaire à un imprimé comme les autres. Imprimé à Rouen le 13 août 1651, l’ouvrage est postérieur d’un an aux représentations du Petit-Bourbon. Élégant objet de luxe et de collection, le livre se donnait l’ambition d’inscrire le spectacle dans la mémoire alors que les représentations étaient depuis longtemps terminées, même si la pièce eut quelques reprises au théâtre du Marais 31 . L’ouvrage, conçu comme un objet d’émerveillement à l’égal du spectacle, ouvre la réjouissance par un magnifique frontispice. F. Chauveau, frontispice d’Andromède, Paris/ Rouen, Laurent Maurry et Charles de Sercy, 1651. Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, RESERVE 4-BL-3523. Photo A. Saudrais, 2017. L’estampe, qui ne représente pas explicitement un décor de théâtre, propose une porte d’entrée monumentale à la lecture, le frontispice étant défini par Furetière, en « terme d’architecture », comme « la face et principale entrée d’un grand bâtiment qui se présente 147 Graver les spectacles de Torelli. Les enjeux politiques et éditoriaux de l’imprimé et de l’estampe 32 Antoine Furetière, Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots français, tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et les arts, La Haye, A. et R. Leers, 1690. 33 Perrault accorde à Chauveau une place dans son panthéon des hommes illustres à côté de Claude Mellan où seuls deux graveurs ont la chance d’être présents. Charles Perrault, Les Hommes illustres qui ont paru en France pendant ce siècle, Paris, A. Dezallier, 1696-1700, vol. 2, p. 99-100. de front aux yeux des spectateurs 32 . » Invitant le lecteur à une expérience de lecture architecturale agrémentée par des gravures de Chauveau, l’un des meilleurs artistes du règne de Louis XIV 33 , le lecteur est invité à déplier de ses propres mains, avant de lire les premiers vers, l’image représentant le décor du prologue. F. Chauveau, illustration pliée du prologue d’Andromède, Paris/ Rouen, Laurent Maurry et Charles de Sercy, 1651. Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, RESERVE 4-BL-3523. Photo A. Saudrais, 2017. Torelli y est mentionné comme « inv », c’est-à-dire comme maître de l’inventio. Une fois l’image contemplée, la lecture débute par ces vers de Melpomène : Melpomène. Arrête un peu ta course impétueuse, Mon théâtre, Soleil, mérite bien tes yeux, Tu n’en vis jamais en ces lieux La pompe plus majestueuse : J’ai réuni, pour la faire admirer, 148 Anthony Saudrais 34 Pierre Corneille, Andromède, op. cit., p. 1-2. 35 L’expérience de lecture de l’imprimé de Charles de Sercy diffère de son rendu numérisé par Gallica, les gravures de Chauveau étant moins précises, donc plus difficilement lisibles. Tout ce qu’ont de plus beau la France, et l’Italie, De tous leurs Arts mes sœurs l’ont embellie, Prête-moi tes rayons pour la mieux éclairer. Daigne à tant de beautés par ta propre lumière Donner un parfait agrément, Et rends cette merveille encore, En lui servant toi-même d’ornement. 34 Tous ces mots déclamés par Melpomène trouvent, dans les gravures de Chauveau, une réalité picturale invitant le lecteur à devenir spectateur, cette édition luxueuse proposant un autre parcours de lecture - un spectacle de/ par la lecture - où les mots, confrontés aux illustrations, revêtent une autre signification. L’œil est influencé par l’iconographie qui complète, si elle ne commande pas directement, l’imaginaire textuel. Dans un ordre de lecture hiérarchique imposé par la construction du livre, forcé par la logique du tournoiement des pages, le lecteur découvre d’abord la description des décors ; ensuite, il regarde l’image ; enfin, il lit l’intégralité de l’acte. À la différence d’une lecture numérisée dont nous sommes aujourd’hui familiers 35 , les gravures de Chauveau demandent d’être dépliées minutieusement, cette manœuvre rappelant la fragilité de l’image. L’estampe, que nous déplions sur la gauche (Fig. 3), est un moment de découverte provoquant ce sentiment d’émerveillement comme la levée du rideau de scène. Seulement, l’opération est effectuée de nos propres mains. Les détails se découvrent petit à petit alors que certains d’entre eux, comme les fameux piédestaux du cinquième acte pour les premières paires de châssis, représentent ce que les didascalies ne prennent pas la peine de décrire. Sur un de ces piédestaux (Fig. 1), nous découvrons la représentation d’une scène de sacrifice avec un autel fumant où l’on distingue quatre personnages et un mouton. Derrière, on reconnaîtra également une scène de bacchanale agrémentée de danses alors que d’autres détails dans les différentes estampes font directement référence à la monarchie française, comme les fleurs de lys présentes dans l’architecture du décor du quatrième acte. Cette expérience de lecture, si différente des représentations du Petit-Bourbon, demeure un spectacle de/ par la lecture. C’est un sentiment bien étrange que celui de tourner les pages, de déplier et de replier soigneusement l’image pour découvrir le nouveau décor et oublier l’ancien. Comme l’illusion théâtrale, le lecteur devient maître du changement, pliant et dépliant les estampes comme bon lui semble alors que, pendant le spectacle, le public ne maîtrisait pas les changements de décors manœuvrés par les ouvriers disposés dans les dessous et les dessus de scène. En tenant Andromède entre ses mains, le lecteur assume, autant symboliquement que réellement, le rôle de machiniste, moteur de son émerveillement et de son statut ambigu de lecteur/ spectateur. Figée, la gravure n’en reste pas pour autant une agréable tromperie, une machine où seule l’imagination du lecteur projette dans son esprit les mouvements d’un spectacle inexistants dans la fixité de l’estampe. En 1650, Torelli trompait les yeux de son public. Un an plus tard, dans l’édition de Laurent Maurry et Charles de Sercy, le lecteur était encore trompé par les gravures de 149 Graver les spectacles de Torelli. Les enjeux politiques et éditoriaux de l’imprimé et de l’estampe 36 Furetière associe la « scénographie » à l’art de décrire et de montrer, rappelant qu’elle est « l’art de bien faire de telles descriptions » (A. Furetière, Dictionnaire universel, op. cit.). L’image entre, autant que le texte, dans cet art de la description scénographique. 37 Dessein de la tragédie d’Andromède, représentée sur le théâtre royal de Bourbon, Rouen, se vend à Paris chez A. Courbé, 1650. Un exemplaire est disponible à la BnF, à Tolbiac, sous la cote RES-YF-3866. 38 Corneille était un homme d’affaires avisé et acheta deux charges d’officier des Eaux et Forêts, une activité qui l’occupa vingt-trois ans jusqu’en 1650, date des représentations d’Andromède. « Introduction », P. Corneille, Œuvres complètes, établies, présentées et annotées par G. Couton, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1980, vol. 1, p. XX. 39 Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, B. L. 3525. Chauveau pour trouver du plaisir dans ce qu’il convient peut-être d’appeler une lecture scénographique ou une scénographie de la lecture 36 . Or, si quelques ouvrages furent conçus pour accueillir des estampes, ce privilège éditorial restait un phénomène marginal, la grande majorité des imprimés ne possédant aucune estampe ni même un frontispice. Parmi ces livres se trouvent les programmes produits à bas coûts pour être immédiatement débités dans la capitale, à la porte du théâtre. Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, à la suite de l’essor du répertoire à machines amorcé par Torelli, ces programmes étaient imprimés en grand nombre pour conserver la description des décors et des machines. Pour Andromède, cette tâche fut confiée à l’imprimeur parisien Augustin Courbé, ce dernier obtenant un droit d’impression le 3 mars 1650, soit pendant les représentations du Petit-Bourbon 37 . Cet écart de date avec l’édition luxueuse de Laurent Maurry et de Charles de Sercy suffit à prouver la nature divergente - l’éphémère contre le durable - entre les deux livres. Le fait que ce programme fut imprimé « aux dépens de l’auteur » comme le mentionne la page de titre implique une politique éditoriale menée par Corneille 38 qui s’arrogeait le droit de faire des bénéfices sur la vente de ces feuillets, la description des décors et des machines de Torelli ne bénéficiant d’aucune illustration dans cet imprimé. Ces livres étaient d’une qualité fragile, voire médiocre, et composés de feuillets comme en témoigne celui d’Andromède pour la pompeuse reprise de la Comédie-Française démarrée le 19 juillet 1682 39 , la veuve G. Adam ayant obtenu le permis d’impression le 14 juillet, soit cinq jours avant les premières représentations. 150 Anthony Saudrais 40 Ibid., B. L. G. D. 43389. F. Chauveau, dépliement par la gauche de l’illustration du prologue d’Andromède, Paris/ Rouen, Laurent Maurry et Charles de Sercy, 1651. Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, RESERVE 4-BL-3523. Photo A. Saudrais, 2017. Dans un état de conservation préoccupant, ce programme conservé à la Bibliothèque de l’Arsenal contraste avec les luxueuses éditions gravées des spectacles de Torelli, la jouissance de l’estampe n’étant réservée qu’à quelques collectionneurs qui eurent le privilège, et surtout les moyens financiers, de pouvoir se la procurer. Cette politique éditoriale low cost pour les « desseins » et autres « sujets » de pièce à machines, à défaut de pouvoir graver le spectacle, misait tout sur l’écriture et la longueur des descriptions hyperboliques. C’est par exemple le cas d’un imprimé sans nom d’éditeur pour Les Noces de Pelée et de Thétis  40 . 151 Graver les spectacles de Torelli. Les enjeux politiques et éditoriaux de l’imprimé et de l’estampe 41 Pour l’Orfeo de Luigi Rossi machiné par Torelli en 1647, Olivier Le Fèvre d’Ormesson écrivait pour la représentation du 2 mars que « [l]es voix sont belles, mais la langue italienne, que l’on n’entendait pas aisément, était ennuyeuse. », Journal, op. cit., vol. 1, p. 378. Andromède, tragédie en machines, 1682. Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, B. L. G. D. 43389. Photo A. Saudrais, 2017. Dépourvu d’estampes, ce petit livre était un programme distribué au public. Pensé pour le confort des spectateurs, il permettait de suivre le ballet pendant les représentations, l’imprimé comprenant la traduction française, située à gauche, des vers chantés en italien, disposés à droite de l’imprimé. À la différence d’un ouvrage comme l’Andromède de Laurent Maurry et Charles de Sercy, cet imprimé n’était pas destiné à la postérité. Produit pour l’éphémère des représentations, il avait une utilité immédiate pour suivre un spectacle dont on ne comprenait pas toujours les paroles 41 . Ainsi, graver cet imprimé s’avérait inutile, le public ayant devant les yeux les décors et les machines de Torelli. La gravure intervenait donc après la mort du spectacle lui-même. 152 Anthony Saudrais 42 Par exemple, le Waddesdon Manor conserve un magnifique exemplaire du Ballet royal de la Nuit, imprimé par Robert Ballard, avec des dessins attribués à Henri Gissey. La présence de l’estampe dans les spectacles imprimés : l’éphémère et/ ou l’Histoire Recoupant des enjeux doublement politiques et éditoriaux, les estampes présentes dans certains imprimés des spectacles de Torelli résultent d’un phénomène assez unique dans la France du XVIIe siècle. De la Finta Pazza aux Noces de Pelée et de Thétis est apparue une iconographie jusqu’alors inédite, dans sa quantité comme dans sa qualité 42 , pour illustrer des spectacles, l’ampleur comme leur nombre répondant à la qualité artistique des dessins et du travail de gravure. Le Nozze di Peleo e di Theti, commedia. Les Noces de Pelée et de Thétis, comédie, 1654. Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, B. L. G. D. 43389. Photo A. Saudrais, 2017. Mais ces estampes insérées dans quelques imprimés étaient un luxe réservé à une élite, propice à diffuser les talents d’un ingénieur et à célébrer le pouvoir monarchique. Or, cette politique iconographique et éditoriale au service de la mémoire et de l’Histoire fut très rapidement gagnante avec un impact historiographique quasi immédiat dans l’histoire des spectacles en France, que l’on pense à Ménestrier ou à Donneau de Visé, le fondateur du Mercure Galant se remémorant les décors et les machines de Torelli trente ans plus tard lors 153 Graver les spectacles de Torelli. Les enjeux politiques et éditoriaux de l’imprimé et de l’estampe 43 Mercure Galant, juillet 1682, p. 358-359. 44 Né en 1638, il avait douze ans lors des représentations du Petit-Bourbon. Sur l’homme et son œuvre, Pierre Mélèse, Un homme de lettres au temps du Grand Roi. Donneau de Visé, fondateur du Mercure galant, Paris, Droz, 1937 ; ainsi que Christophe Schuwey, Jean Donneau de Visé, « fripier du Parnasse ». Pratique et stratégie d’un entrepreneur des lettres au X V I Ie siècle, Thèse de Doctorat, Paris-Sorbonne/ Fribourg, 2016. de la reprise de la pièce par la Comédie-Française. Le rôle des estampes fut déterminant pour la célébration d’un spectacle disparu mais réactualisé avec une nouvelle mise en scène du machiniste Dufort en 1682, Donneau de Visé ne tarissant pas d’éloges : Les comédiens Français ont commencé depuis quelques jours les représentations d’Andromède, tragédie en machines, de Mr Corneille l’aîné. Elle fut faite pour le divertissement du roi, dans les premières années de sa minorité. La reine mère qui n’entreprenait rien que de grand, y fit travailler dans la grande salle du Petit-Bourbon, où se représentaient les ballets du roi, lorsqu’ils étaient accompagnés de machines. Le théâtre était beau, élevé et profond, et l’on y a vu plusieurs grands ballets, où sa Majesté dansait, dignes de l’éclat et de la grandeur de la cour de France. Le sieur Torelli, pour lors machiniste du roi, travailla aux machines d’Andromède. Elles parurent si belles, aussi bien que les décorations, qu’elles furent gravées en taille-douce. 43 Donneau de Visé, qui n’assista pas aux représentations de 1650 44 , construisait déjà la notoriété d’un spectacle grâce aux gravures de Chauveau dont les estampes étaient insérées dans l’imprimé de Laurent Maurry et de Charles de Sercy, confirmant l’heureux pari d’une politique éditoriale entreprise par le pouvoir, pour la gloire du machiniste et le souvenir de Mazarin. 154 Anthony Saudrais 1 Maxime Préaud, préface au catalogue d’exposition, Paris, galerie l’Atelier d’Artistes, 2013, François Chauveau et Baptiste Pellerin. Recueil de dessins inédits provenant de l’atelier de François Chauveau, Paris, Arsinopia, 2013, n.p. 2 Véronique Meyer, « Les Illustrations de Chauveau, Lepautre et Leclerc pour Les Métamorphoses d’Ovide (1676) de Benserade », Derval Conroy, Jean-Paul Pittion (dir.), Print Culture in Early Modern France, Irish Journal of French Studies, vol. 16, 2016. p. 133-164. Nous remercions V. Meyer et D. Conroy de nous avoir transmis cet article. Nous avons ainsi modifié notre dessein pour ne pas empiéter sur ce travail universitaire. François Chauveau, un illustrateur pour la littérature Marie-Claire P L A N C H E IHRIM-Lyon 3 Son œuvre tout entier est d’une décontraction de bon aloi, son propre portrait le laisse percevoir. 1 Les Fables de La Fontaine, les grands romans du siècle, le théâtre de Racine, mais aussi Virgile, sont autant de textes illustrés par François Chauveau (1613-1676), qui marque de son empreinte le livre à figures du XVIIe siècle en tant que dessinateur et graveur. Son œuvre fut appréciée, comme en atteste son admission aux côtés de quelques autres graveurs à l’Académie royale de Peinture et de Sculpture en 1663, qui constitue une marque importante de reconnaissance. Dans ses compositions l’artiste s’adapte aux formats des différentes éditions et aux genres littéraires, se montrant capable pour Les Fables de saisir l’essentiel des apologues en quelques traits dans une petite vignette ou de proposer pour les romans une suite narrative qui se déploie au fil des pages. Lorsqu’il illustre les textes de son siècle il propose la toute première iconographie, contribuant parfois à en fixer les motifs. S’intéresser à l’œuvre de Chauveau c’est rappeler une fois encore la proximité que le texte et son illustration entretiennent, mais c’est aussi rappeler que le livre illustré continue de soulever des questions qui intéressent les conditions de la fabrique de l’image. En effet, si les liens entre les textes et les estampes sont pour une part physiques ils sont surtout intellectuels puisqu’ils relèvent du sens, de la perception des mots et d’une volonté de les transposer dans un autre art. Cependant le manque de documents d’archives rend encore aujourd’hui bien opaques les liens entre le dessinateur, le graveur, l’imprimeur voire aussi l’auteur. Le dessinateur prolixe que fut Chauveau lisait-il les œuvres qu’il illustrait ? Rien ne l’atteste et la légende entourant l’artiste pourrait renforcer l’idée d’un travail rapidement croqué au coin du feu et lié à une connaissance rapide des textes. Heureusement le très récent article de Véronique Meyer, entièrement consacré à l’édition des Métamorphoses en rondeaux de 1676 2 , apporte de nombreux éclairages liés à la carrière de Chauveau et aux 3 André Félibien, Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus excellents peintres anciens et modernes, Paris, A. Trévoux, 1685, X e entretien, p. 330-331. 4 Ch. Perrault, Hommes Illustres qui ont paru en France pendant ce siècle, Paris, Antoine Dezallier, 1697-1700, vol. 2, p. 99. Les suiveurs de Perrault prolongent ses éloges. Voir Pierre-Jean Mariette, Abecedario, manuscrit publié par Ph. de Chennevières et A. de Montaiglon, Paris, 1853 : « il ne s’est presque point fait de livre considérable de son temps où il n’y ait quelques planches de sa main », t. I, p. 366. Voir aussi : Jean-Michel Papillon, Mémoire sur la vie de François Chauveau peintre et graveur [1738], Paris, 1854. enjeux stylistiques de l’édition de Benserade. En outre, la renommée du personnage, les commandes reçues pour des éditions remarquables du XVIIe siècle semblent aussi nuancer cette légende. Comment en effet être capable de saisir les enjeux de l’écrit si la lecture est rapide ? Comment savoir proposer la nécessaire et séduisante variété en se tenant éloigné de sa table de travail ? Les dessins conservés sont le plus souvent exécutés à la plume avec un lavis d’encre, ils sont soignés et lorsqu’ils ne traduisent pas toujours la pensée définitive de l’artiste qui se lit dans l’estampe, ils mettent en évidence les modifications que Chauveau effectuait habilement en gravant le cuivre. Avant de s’intéresser à l’œuvre de cet artiste, il nous paraît opportun de nous attarder sur les mots que lui consacrent ses contemporains qui les premiers ont dessiné les contours d’un portrait. C’est tout d’abord André Félibien qui présente Chauveau, mentionnant son travail auprès du peintre Laurent de La Hyre puis son passage à l’art de la gravure : Il s’appliqua ensuite à graver à l’eau-forte, trouvant dans cette sorte de travail un moyen aisé pour se contenter lui-même, et mettre au jour en peu de temps une grande quantité d’ouvrages. […] Il aimait beaucoup la lecture, principalement celle des poètes, et même faisait des vers assez facilement. Il avait l’imagination vive, et une mémoire merveilleuse, qualités qui lui donnaient beaucoup d’ouverture d’esprit, et une si grande abondance de pensées que les sujets ne lui coûtaient rien à inventer, et à disposer en autant de manières qu’on pouvait désirer. 3 Les adjectifs mélioratifs associés au superlatif contribuent d’emblée à un éloge qui très vite participe au déploiement d’une légende mettant en valeur la capacité d’inventio de Chauveau et signant une reconnaissance précoce. Elle se trouve rapidement confortée par Charles Perrault qui, dans ses Hommes illustres, inscrit le portrait de l’artiste dans les pas de Félibien : Personne n’a peut-être jamais eu une imagination plus féconde pour trouver et disposer des sujets de tableaux ; tout y était heureux pour la beauté du Spectacle, tout y était ingénieux pour la satisfaction de l’esprit, et il entrait dans ses dessins, encore plus de Poésie que de Peinture. Cela se peut vérifier dans le nombre presque infini d’ouvrages qu’il nous a laissé et particulièrement dans les estampes qui représentent ce qui est contenu dans les livres où elles sont. Il n’y en a point qui n’explique admirablement la pensée de l’Auteur, et qui ne l’enrichisse agréablement et judicieusement par de certaines circonstances poétiques qu’il y ajoute […] il était l’Inventeur de la plupart des choses qu’il gravait […] Il est vrai que sa gravure n’a pas la douceur ni l’agrément de plusieurs autres Graveurs, qui ont porté cette délicatesse jusqu’au dernier point de perfection. Mais pour le feu, la force des expressions, la variété, et pour l’esprit qui s’y rencontre, je ne sais s’il y a eu quelqu’un qui l’ait surpassé dans cette partie. 4 156 Marie-Claire Planche Louis Cossin d’après Claude Lefebvre, Portrait de Chauveau, 1668, estampe, 249x 206 mm. [© Nancy, Musée des beaux-arts, Lorraine, France. Ville de Nancy, P. Buren] Ce commentaire est un panégyrique qui, s’il obéit à l’intention de l’ouvrage, prend toute sa valeur dans la mesure où seuls quatre graveurs sont l’objet d’un éloge de Perrault ; Chauveau est ainsi célébré aux côtés de Jacques Callot, Robert Nanteuil et Claude Mellan. En outre, en établissant un lien avec la peinture, en célébrant le dialogue des arts, Perrault rappelle combien l’Ut Pictura Poesis d’Horace fait partie des débats théoriques du XVIIe siècle, notamment au sein de l’Académie royale de Peinture et de Sculpture. Ces portraits littéraires doivent être complétés par les portraits gravés qui donnent à voir la physionomie de Chauveau, peinte par le portraitiste Claude Lefebvre en 1664. Le souvenir du tableau disparu se trouve conservé dans sa traduction en gravure par Louis Cossin en 1668, comme l’indique la lettre. Le dessinateur et graveur est figuré assis, de trois-quarts, devant une table sur laquelle les outils du graveur sont disposés tandis qu’il tient redressée une plaque de cuivre figurant une Minerve en pied. La posture du personnage, le soin du costume, l’élégance des plis fins de la chemise signent une forme d’aisance, celle d’un homme qui a acquis une certaine réputation que rappelle la lettre gravée. L’index discrètement tendu invite à contempler l’œuvre, comme si le modèle qui ne regarde pas le spectateur était en conversation avec un 157 François Chauveau, un illustrateur pour la littérature Gérard Edelinck d’après Claude Lefebvre, Portrait de Chauveau, estampe pour Charles Perrault, Les hommes illustres, 1699-1700, in-4, p. 98. [© MC Planche, Lyon, BmL 30798] interlocuteur non visible. Cette effigie a été reprise et gravée en sens inverse par Edelinck pour le volume de Perrault qui associe à chaque éloge un portrait en médaillon pleine page. Afin de répondre aux exigences du format le portrait a perdu en ampleur : l’homme drapé dans son manteau apparaît dans une posture plus académique qui s’affranchit de la plaque de cuivre et des outils du graveur. Nous souhaiterions envisager le travail de Chauveau en commençant par l’étude de deux dessins exécutés pour l’édition collective du théâtre de Racine en 1675-76 parue chez 158 Marie-Claire Planche 5 C. Barbin et J. Ribou, en deux volumes et dans un petit format (in-12) ; il s’agit de la première édition illustrée des Œuvres de Racine. Cette publication regroupe les pièces de théâtre parues à cette date, elle ne contient donc pas les trois dernières : Phèdre (1677), Esther (1689) et Athalie (1691). Si on attribue à François Chauveau la composition des neuf frontispices placés en regard de la première page de chacune des pièces, il convient d’apporter une nuance. En effet, le frontispice de Bérénice n’est pas signé et ceux des Plaideurs et de Bajazet, s’ils ont bien été dessinés par Chauveau, auraient été gravés par Sébastien Leclerc. Voir E. Meaume, Étude bibliographique sur les livres illustrés par Sébastien Leclerc, Paris, 1877. 6 R. Picard, « Racine et Chauveau. Remarques sur l’inconsistance de la notion d’âge classique », De Racine au Parthénon, Paris, Gallimard, 1977, p. 227-247. L’article parut en anglais dans le Journal of the Warburg and Courtauld Institute en 1951. Voir également Michael Hawcroft, « Racine and Chauveau: A Poetics of Illustration », French Studies, 2007, n° 3, p. 280-297. 7 Nous renvoyons à notre ouvrage De l’iconographie racinienne, dessiner et peindre les passions, Turnhout, Brepols, 2011. Claude Barbin 5 . Raymond Picard 6 , dans un article fameux régulièrement cité, avait en son temps fermement critiqué la capacité de Chauveau à transposer les pièces de théâtre de Racine. Le travail que nous avons effectué sur l’illustration des tragédies raciniennes, nous invite à nuancer largement son propos pour plusieurs raisons 7 . Il convient tout d’abord de faire remarquer la nouveauté du travail du dessinateur qui dessina les premières vignettes raciniennes. En cherchant à figurer les instants les plus tragiques, souvent absents de la scène théâtrale, Chauveau s’est inscrit dans la continuité des éditions illustrées du théâtre de Pierre Corneille, tout en affirmant un principe iconographique dont ses suiveurs se sont largement inspirés. Illustrer les tragédies de Racine, c’est mettre en tension le texte et l’estampe, et ce notamment en raison de la place de la vignette dans l’édition, puisqu’elle précède les mots. Dans ces conditions, que doit-elle figurer ? Un épisode éminemment tragique, un condensé de l’action qui permette de saisir les enjeux et la psychologie des personnages ? Sans doute qu’une composition parvenant à concilier ces différents éléments serait la mieux venue. Il apparaît ainsi que si les frontispices des tragédies ne peuvent illustrer avec la même verve la force tragique du vers racinien, ils s’efforcent d’en saisir les tensions de l’action. Les dessins exécutés pour Andromaque sont à cet égard éclairants : deux compositions à la plume et lavis sont conservées. L’une d’elles servit à la gravure, tandis que l’autre fut abandonnée. Le dessin délaissé représente la captive de Pyrrhus accompagnée du jeune Astyanax à proximité du tombeau d’Hector. 159 François Chauveau, un illustrateur pour la littérature 8 J. Racine, Andromaque, III, 6, v. 993-994. 9 Ibid., v. 1048. 10 Virgile, Énéide, lib. III, voir première et seconde préface d’Andromaque. Par la voix d’Énée : « Libabat cineri Andromache, Manesque vocabat / Hectoreum ad tumulum, viridi quem cespite inanem, et geminas, causam lacrymis, sacaverat aras ». « Andromaque offrait un repas rituel et des présents funèbres ; elle versait une libation aux cendres d’Hector et invoquait ses Mânes près d’un tertre vide recouvert de gazon verdoyant, qu’elle avait consacré avec deux autels, pour y venir pleurer. » (Traduction Anne-Marie Boxus et Jacques Poucet). François Chauveau, Andromaque, plume et encre brun-rouge, lavis, 131x78 mm. [© MC Planche Collection particulière] Andromaque, le visage tourné vers son enfant qui marque un mouvement de recul, désigne de la main gauche le majestueux cénotaphe rendant hommage au valeureux Troyen « privé de funérailles / Et traîné sans honneur autour de nos murailles 8 ». Le tombeau, mentionné deux fois à l’acte III, est un symbole fort de la présence d’Hector dans le cœur de sa veuve. La fidélité à l’époux est en effet l’enjeu de l’opposition à Pyrrhus qui la veut pour femme et menace de faire périr l’enfant en cas de refus. Après avoir dialogué avec sa confidente Céphise, alors qu’elle s’est presque résolue à sauver son fils, son dilemme s’exprime dans le vers qui clôt l’acte : « Allons, sur son tombeau consulter mon époux 9 . » Racine, dans sa préface, fait explicitement référence à l’Énéide de Virgile et au geste d’Andromaque qui, dans l’épopée, honore son défunt près d’un tumulus 10 . Ce dessin s’éloigne pleinement de la scène théâtrale et rappelle par la majesté du tombeau l’importance d’Hector pour Andromaque tout 160 Marie-Claire Planche 11 Andromaque, op. cit., v. 900-901. François Chauveau, Andromaque, plume et encre brune, lavis gris. 131x78 mm. [© MC Planche Collection particulière] en soulignant une présence forte dans l’action de la tragédie. Il occupe pleinement les pensées de la jeune Troyenne qui retrouve dans les traits de son fils le souvenir de ceux d’Hector. Les reliefs du cénotaphe rendent ainsi hommage à la valeur guerrière du fils de Priam en figurant des trophées et un groupe de cavaliers en mouvement. L’espace du recueillement délimité par les végétaux ouvre sur une perspective avec une ville à l’arrière-plan tandis qu’au tout premier plan, de discrètes vagues sont figurées, rappelant le cadre de l’action. Enfin la présence d’Astyanax, qui ne paraît jamais sur la scène théâtrale, constitue l’expression d’une intelligence du texte puisque l’enfant est en effet au centre des dialogues. Le second dessin, destiné à être gravé, figure une supplique d’Andromaque ; la jeune captive se jette aux pieds du roi d’Épire dans un mouvement que les plis du vêtement traduisent. Pyrrhus semble proche d’agir et Andromaque gêne son départ : Pyrrhus Allons aux Grecs livrer le fils d’Hector. Andromaque Ah ! Seigneur, arrêtez ! Que prétendez-vous faire ? 11 161 François Chauveau, un illustrateur pour la littérature 12 Cette attitude évoque les vers 915-916 de la même scène : « Vous ne l’ignorez pas : Andromaque, sans vous, / N’aurait jamais d’un maître embrassé les genoux. » L’expression est employée dans la scène suivante, v. 959 : « Faut-il qu’en sa faveur j’embrasse vos genoux ? » François Chauveau, Andromaque, estampe pour Jean Racine, Œuvres, 1675-76, in-12. [© MC Planche Collection particulière] Elle doit l’empêcher de livrer son fils en attirant sa compassion par une attitude humble et convaincante, Chauveau l’a ainsi figurée au pied de Pyrrhus, les bras ouverts au niveau des genoux, le visage levé, très implorante 12 . Sa supplique est redoublée par l’attitude de sa confidente Céphise qui se tient en arrière. Le roi quant à lui, par sa posture et le mouvement de ses bras est dans une dynamique que retient quelque peu l’action de la jeune femme alors qu’il s’apprêtait à suivre Phœnix. L’espace dans lequel les personnages sont représentés est ouvert sur l’extérieur, il apparaît comme un lieu de passage marqué par d’imposants piliers sur de hauts piédestaux. Ces derniers semblent délimiter l’aire dévolue aux femmes de celle dévolue aux hommes. La composition, par son expressivité qui expose le difficile dialogue entre le fils d’Achille et la veuve d’Hector, est séduisante. Chauveau fit donc le choix de graver ce dessin, comme l’indique la lettre de l’estampe près du trait carré : « F. Chauveau inv. et fecit ». Cependant il modifia son dessein en figurant Astyanax dans les bras de Phœnix. L’enfant se trouve sur une ligne diagonale marquée par le corps de sa mère à laquelle il fait face, bien qu’il soit en partie caché à ses yeux par le corps de Pyrrhus. Chauveau, parce qu’il est dessinateur et graveur témoigne en cet ajout d’une étape de la fabrique de l’illustration : il 162 Marie-Claire Planche 13 Georges de Scudéry, Alaric ou la Rome vaincue, Paris, A. Courbé, 1654, L. II, p. 46-47, in-12. 14 Le combat du fils de l’Amazone face au monstre est connu par le récit de Théramène : « Cependant sur le dos de la plaine liquide / S’élève à gros bouillons une montagne humide ; / L’onde approche, se brise, et vomit à nos yeux, / Parmi des flots d’écume, un monstre furieux. / Son front large est armé de cornes menaçantes, / Tout son corps est couvert d’écailles jaunissantes, / Indomptable taureau, dragon impétueux, / Sa croupe se recourbe en replis tortueux. / Ses longs mugissements font trembler le rivage. / Le ciel avec horreur voit ce monstre sauvage / La terre s’en émeut, l’air en est infecté / Le flot qui l’apporta recule épouvanté. » V, 6, v. 1513-1524. montre cette volonté de parfaire un projet que ses deux compétences lui permettaient de mettre en œuvre. La présence de l’enfant explicite la scène en offrant au lecteur-spectateur une clé de lecture supplémentaire qui ne trahit en rien le texte de Racine : Astyanax a toute sa place dans l’action de la pièce et sa représentation s’en trouve aussitôt justifiée. Dans la mesure où l’estampe se départit de la scène théâtrale, elle affiche l’autonomie expressive des arts visuels tout en établissant un très fort lien avec le texte. L’expressivité de Chauveau se trouve contenue dans un dessin qui a retenu notre attention, destiné à illustrer le poème héroïque de Georges de Scudéry, Alaric ou Rome vaincue publié en 1654 13 . Dans la paisible forêt où résonne l’activité des « gens » d’Alaric, surgit un terrible ours blanc dont la force et la violence sont décrites avec une éloquence narrative relevant de l’hypotypose qui rend le portrait tout à fait terrifiant. La « Bête » ainsi nommée et mue par un démon annonce le monstre qui surgit des flots face à Hippolyte dans Phèdre de Racine 14 : Ses yeux sont fort petits, mais ses regards terribles ; Le feu semble en sortir, et briller à travers Le long poil hérissé, dont on les voit couverts. Ses ongles sont tranchants ; et ses dents fort tranchantes ; Son dos est élevé ; ses oreilles penchantes ; Cet Animal paraît énorme en sa grandeur, Et sa force en un mot égale sa laideur. Ce terrible portrait est suivi d’un combat particulièrement violent dans lequel l’ours triomphe d’adversaires peu capables de lutter face à un tel déchaînement jusqu’à ce qu’un personnage se distingue : Tout s’écarte ; tout fuit ; et dans un tel effroi, Tout songe à se sauver, et nul ne songe au Roi. Lui, dans ce grand péril, d’un courage intrépide Présente son Épée, à la Bête homicide ; […] Il s’avance à grands pas, vers la Bête en colère ; Elle s’avance aussi, faisant ce qu’il veut faire ; Elle saute, il esquive ; il la presse, elle fuit ; L’Art enseigne le Roi ; la Nature l’instruit ; […] Cet Ours tout de nouveau, prend et jette des Pierres Qui volent en bruyant, ainsi que des Tonnerres ; 163 François Chauveau, un illustrateur pour la littérature 15 Alaric ou la Rome Vaincue, éd. cit., p. 47-48. François Chauveau, Alaric combat un ours, sanguine, plume, encre brune, lavis encre de Chine, 265x200 mm. Paris, Ensba. Dessin pour Georges de Scudéry, Alaric ou Rome vaincue, 1654. [© Beaux-Arts de Paris, Dist. RMN-Grand Palais / image Beaux-arts de Paris] Le Héros les évite, et comme il est levé, Le Fer victorieux, dans son sang est lavé. Il le choisit au ventre, où la peau n’est pas dure ; La Bête jette un cri, pour le mal qu’elle endure ; Elle bondit en l’air, où perdant sa vigueur, Elle retombe morte, aux pieds de son Vainqueur. 15 Le récit vivement mené est tout à fait séduisant non seulement par le jeu de contraste, mais aussi par la manière dont la « Bête homicide » périt, lancée en l’air comme un fétu de paille. Le dessin représente au premier plan l’action vaillante d’Alaric qui, épée à la main s’apprête à fondre sur l’animal en protégeant sa main droite de son manteau. La posture des jambes, le mouvement du corps soulignent la vivacité et la témérité du personnage très proche de l’ours qui se tient debout sur ses pattes arrière, la gueule ouverte prêt à engloutir l’étoffe du manteau, tandis que les griffes acérées de sa patte tentent de s’en emparer. Tout dans la composition vise à inspirer la terreur qui règne en ces lieux. Le corps 164 Marie-Claire Planche gisant près du plantigrade rappelle combien l’animal est dangereux tandis que les bras levés et les bouches ouvertes des compagnons expriment la terreur extrême, prolongée par le mouvement ascendant de l’homme qui grimpe dans l’arbre au plus près des frondaisons et des limites de la composition. Ils participent ainsi à l’expression du sentiment du spectateur et en s’écartant de la scène figurent le désir de fuite devant le danger. Tout concourt de la sorte à mettre en valeur le duel opposant l’homme et la « Bête », rendant encore plus vaillante l’action d’Alaric. Chauveau a proposé un ensemble dans lequel l’intention narrative est sensible. Une temporalité se met en place, exposant au premier plan l’action la plus récente, celle qui doit être mise en valeur tant elle relève de la bravoure. Le passé, quant à lui, est figuré par l’homme à terre et la frayeur des personnages secondaires ; ils rappellent que l’ours a récemment agi. Deux personnages sont en grande partie dissimulés. Le corps de celui qui gît à terre est en effet masqué par l’ours, laissant au spectateur la possibilité d’imaginer son état physique : est-il mort, défiguré, en partie déchiqueté par les griffes ? Le refus d’exposer les blessures intensifie ainsi le tragique. De la même manière derrière l’homme de gauche, un autre représenté de dos est en train de fuir ; sa jambe et son pied traduisent un mouvement très vif. Enfin, la hache sur le sol à droite est un indice de l’activité d’Alaric et de ses compagnons, occupés à abattre des arbres avant que ne surgisse l’animal. Cette activité qui appartient au passé trouve son prolongement dans le groupe d’hommes, aux silhouettes seulement esquissées de l’arrière-plan. Si le passé et le présent sont bien mis en scène, qu’en est-il du futur ? Le dessinateur livre-t-il au spectateur l’issue du combat ? Il nous semble possible d’en deviner les contours : bien qu’effrayant, l’animal ne paraît pas « énorme » puisqu’il ne domine pas l’homme par sa stature. Il occupe en outre environ un tiers de la feuille, proche du bord gauche tandis que l’espace dévolu au roi donne de l’ampleur à son geste en laissant le mouvement des jambes se déployer. L’épée, enfin, est proche de frapper le « ventre, où la peau n’est pas dure ». Si la souplesse des traits du dessin est moins présente dans l’estampe gravée par Chauveau, l’illustration atteint cependant une force expressive servie par une intention narrative particulièrement adaptée au passage du poème. 165 François Chauveau, un illustrateur pour la littérature 16 Virgile, L’Énéide, en latin et en français, Paris, G. de Luyne 1662, in-8, traduction de Michel de Marolles. François Chauveau, Alaric combat un ours, estampe pour Georges de Scudéry, Alaric ou Rome vaincue, 1654, p. 42. [© MC Planche, BmL. Rés 23435] Avant d’accéder aux vignettes, la première illustration peut être contenue dans un titre-frontispice qui associe le texte et l’image dans un ensemble tout à la fois esthétique et informatif. Celui que Chauveau dessina pour L’Énéide de Virgile traduite par Michel de Marolles 16 propose une composition en registres. 166 Marie-Claire Planche François Chauveau, estampe pour Virgile, L’Éneide, 1662, in-8, frontispice tome I. [© Nancy, Musée des beaux-arts, Lorraine, France. Ville de Nancy, P. Buren] Le registre inférieur renseigne sur l’édition dans un cartouche polylobé qui marque d’un axe de symétrie cet espace ; la mention du dessinateur et graveur est abrégée dans les lobes et encadre la date de parution. L’artiste recourt au vocabulaire ornemental pour offrir une mise en scène riche qui expose les figures masculines et féminines des Troyens vaincus fermement maintenus dans leurs positions par de vigoureux soldats. Les têtes baissées, les mains liées des personnages à terre, le poids du corps des vainqueurs reprennent une tradition iconographique issue de l’Antiquité et rappellent dans le modelé les liens avec l’art de la sculpture. L’évocation du combat se perçoit dans les armes amassées sous le cartouche au centre de la composition. Si les végétaux confirment l’intention ornementale, les flammes s’échappant des cornes de la partie sommitale du cartouche font le lien entre les deux registres. Elles viennent en effet lécher les franges de l’étoffe en trompe-l’œil sur laquelle l’épilogue de la guerre de Troie est représenté. L’incendie de la ville et la fuite d’Énée sont figurés sur un rideau épinglé en partie supérieure, illustrant ce que Virgile a 167 François Chauveau, un illustrateur pour la littérature 17 Nous renvoyons à notre article consacré à l’édition de 1642 d’Horace de Corneille, « Le frontispice de Charles Le Brun pour Horace : Un rideau de scène et sa mise en abîme », Olivier Leplatre et Pierre Giuliani (dir.), Les Détours de l’illustration sous l’Ancien Régime, Cahiers du GADGES, n° 12, 2015, p. 179-198. 18 Virgile, Énéide, Paris, Flammarion, « GF », 1965, trad. Maurice Rat (II, 695-742) : « Eh bien ! allons, cher père, place-toi sur mon cou : je te porterai sur mes épaules, et ce fardeau ne me pèsera pas. De quelque façon que tournent les choses il y aura pour nous deux un seul et commun péril, un seul salut : que le petit Iule m’accompagne, et que ma femme suive de loin mes pas. […] Ce disant j’étends sur mes larges épaules et sur mon cou que j’abaisse les plis de mon vêtement et la peau fauve d’un lion et je me courbe sous mon fardeau : le petit Iule s’est cramponné à ma main droite, et suit son père à pas inégaux, derrière marche mon épouse. » 19 Nous pouvons livrer deux exemples : Énée, Anchise et Iule, ca. 72. Pompéi, maison du Foulon Ululitremulus. À la Renaissance, dans la Chambre de l’incendie du Borgo au Vatican, Raphaël a peint une composition dans laquelle figure au premier plan à gauche cette scène de l’Énéide alors que le sujet de la lunette renvoie à un épisode du Moyen Âge à Rome. (www.museivaticani.va/ content/ museivaticani/ fr/ collezioni/ musei/ stanze-di-raffaello/ stanza-dell-i ncendio-di-borgo/ incendio-di-borgo.html#&gid=1&pid=1). 20 Virgile, Énéide traduite en vers français, Paris, veuve Moreau, 1648, in-4°, Traduction Pierre Perrin. narré au livre II. Le procédé n’est pas inédit 17 et l’on observe ce qu’il apporte en termes de volume et de chronologie : ces actions ainsi figurées ne peuvent qu’appartenir au passé. Un chemin sinueux mène au cœur de l’embrasement d’une ville de fantaisie dans laquelle le cheval d’Ulysse et la forme des flammes ne servent pas suffisamment le tragique malgré le départ des hommes et des femmes, la fumée et la lumière du feu qui se reflète dans l’eau de l’arrière-plan près de la flotte. La fuite d’Énée accompagné de son fils Ascagne ou Iule et portant son père Anchise sur son épaule est reliée à l’événement fondateur du texte de Virgile 18 . La femme qui se tient à gauche dans la maison embrasée, avec des flammes autour de sa tête apparaît comme la figuration de Créuse, l’épouse perdue pendant la fuite. Le mouvement du groupe, qui se détache nettement de la tragique scène par sa dynamique, indique au spectateur qu’il marque avec ce départ salutaire un renouvellement. Une telle représentation s’appuie là encore sur une tradition iconographique comme en attestent de nombreuses œuvres peintes, des fresques de Pompéi aux compositions des artistes de la Renaissance 19 . Enfin, il ne faut pas négliger la connaissance des lecteurs-spectateurs du XVIIe siècle, tout à fait familiers des épisodes de la guerre de Troie. Cette illustration établit ainsi un lien avec le texte de Virgile et les représentations que chacun a pu s’en fabriquer depuis que l’épopée a circulé. Elle est portée par la puissance du récit, qui s’affirme par ses images fortes et une expression sensible du tragique, en rappelle le pouvoir cathartique. Ce que le verbe a traduit si intensément, l’estampe peine quelque peu à le déployer. Ceci se retrouve dans la vignette qu’Abraham Bosse a gravée pour l’édition de 1648 20 : le spectacle l’emporte sur l’émotion tant les personnages sont petits par rapport au gigantisme des édifices. 168 Marie-Claire Planche 21 Isaac de Benserade, Métamorphoses en rondeaux, Paris, Imprimerie royale, 1676, in-4°. Abraham Bosse, vignette pour Virgile, L’Eneide, 1648, in-4, p. 76. [© MC Planche, BmL. 104089] Quand A. Bosse illustre cet épisode par une vignette ouvrant le livre deux, Chauveau le retient pour le titre frontispice qui constitue la seule illustration du volume. Le caractère symbolique de cette élection s’en trouve grandi puisque nous sommes physiquement sur le seuil de l’ouvrage et au tout début du nouveau destin d’Énée dont le périple fait l’objet du récit. S’il faut encore exposer l’inventio de Chauveau, nous le ferons à partir de ce dessin destiné à être traduit en gravure pour les Métamorphoses en rondeaux  21 . Vénus, le sourire aux lèvres, sur une nue accompagnée de Cupidon désigne de ses deux index la statue féminine à laquelle elle a insufflé la vie et qui semble amorcer un mouvement. 169 François Chauveau, un illustrateur pour la littérature François Chauveau, Pygmalion, plume et lavis d’encre de Chine, 154x227 mm. Paris, Ensba. Dessin pour les Métamorphoses en rondeaux de Benserade, 1676. [© Beaux-Arts de Paris, Dist. RMN-Grand Palais / image Beaux-arts de Paris] La ronde-bosse au modelé souple fixe Pygmalion qui, dans sa surprise affiche une posture et une gestuelle proche du Maniérisme. L’ensemble de la composition avec le travail du lavis, la figure de Vénus et le mouvement ample du sculpteur est souple et agréable dans un cadre architecturé soigné qui s’éloigne de l’atelier d’artiste. Pour l’estampe qui fait face au rondeau, Chauveau a rendu encore plus explicite la scène en modifiant les postures des personnages principaux. 170 Marie-Claire Planche François Chauveau, estampe. Métamorphoses en rondeaux de Benserade, 1676, in-4, p. 342. [© MC Planche, BmL. Rés 106084] Pendant que Cupidon décoche sa flèche, Vénus s’adresse à Pygmalion et lui montre la statue qui déjà descend de son socle. Enfin le geste du sculpteur répond de manière plus conventionnelle à la figuration de la surprise. Qu’est-ce qui préside à un tel changement dans la mise en œuvre du sujet ? Seraient-ce les contraintes liées au format des vignettes, toutes de la même taille dans l’ensemble de l’édition, ou la volonté de proposer une meilleure lisibilité qui aussitôt offre au lecteur-spectateur des clés de lecture ? Quand le dessin atteint une ampleur proche d’une étude pour la peinture, l’estampe plus simple cherche une forme d’efficacité qui répond à la phrase imprimée en dessous : « Pygmalion avait toujours méprisé les femmes, et par punition Vénus le fit devenir amoureux d’une de ses statues, car il était sculpteur : elle l’anima, et il l’épousa. » Le dialogue rapide qui s’installe entre la vignette et sa légende donne le sentiment que le volume peut être feuilleté comme un livre d’images. Il est certain que l’iconographie de l’estampe répond pleinement à l’instant de la métamorphose, moins à la déception conjugale du sculpteur qu’exprime le rondeau. Ces quelques illustrations, qui nous ont permis d’envisager certains aspects des liens entre l’estampe et le texte littéraire, ne sont qu’une très infime part de l’œuvre de Chauveau 171 François Chauveau, un illustrateur pour la littérature dont on peut dire qu’il marqua son siècle. En étant dans le même temps dessinateur et graveur, il évitait un écueil fréquemment rencontré : que son dessin au moment de sa transposition soit mal servi par un graveur peu habile ; dans l’histoire de l’estampe et du livre à figures les exemples ne manquent pas. Enfin, le nombre de commandes reçues par l’artiste constitue un exemple significatif du dynamisme de l’édition en ce XVIIe siècle qui recherche le dialogue des arts en réunissant textes et illustrations. La force des images littéraires répond à l’inventio des artistes dans un ensemble dont les enjeux esthétiques et expressifs sont souvent saisissants. Il serait bien sûr appréciable, précieux même, de pouvoir compléter ce regard sensible et théorique par des informations pratiques liées à la fabrique du livre. À défaut, nous continuerons d’envisager l’expressivité des textes et de leurs illustrations qui se font le reflet d’une histoire des sensibilités et des goûts. 172 Marie-Claire Planche 3. P RATIQUES ÉDITORIALES 1 Molière, Préface des Précieuses ridicules, Paris, G. de Luyne, 1660 , éd. G. Forestier et C. Fournial, site Les Idées du théâtre (désormais abrégé en « site IdT »), NP 3. 2 Raymond Poisson, Dédicace du Poète basque, Paris, T. Quinet, 1670, éd. C. Piot, site IdT, NP 7. 3 Élaborée dans le cadre d’un projet ANR coordonné par Marc Vuillermoz, la base est consultable à l’adresse suivante : www.idt.paris-sorbonne.fr. Le petit nombre de paratextes mentionnant le libraire peut s’expliquer par le fait que ceux qui sont édités sur le site ont été sélectionnés pour leur contenu théorique. J’ai complété mon enquête grâce au site d’Alain Riffaud, « Répertoire du théâtre français imprimé au X V I Ie siècle » (www.unifr.ch/ repertoiretheatre17/ ). 4 Les paratextes signés du libraire sont au nombre de 6 sur le site IdT et de 23 sur le site d’A. Riffaud. La figure du libraire dans les préfaces du théâtre imprimé Véronique L O C H E R T Université de Haute-Alsace/ Institut universitaire de France Le paratexte accompagne au XVIIe siècle le développement de l’édition théâtrale dont il constitue un outil publicitaire majeur. La préface s’inscrit en effet aussi bien dans la stratégie promotionnelle de « messieurs les auteurs 1 » que dans celle des libraires, qui la réclament aux auteurs « pour grossir le livre 2 » et vendre un texte qui a déjà connu une première publication sur la scène. La figure du libraire demeure assez discrète dans le discours paratextuel : elle n’apparaît que dans 7,5 % des paratextes édités sur la base de données « Les Idées du théâtre », qui rassemble un vaste corpus paratextuel français, espagnol et italien des XVIe et XVIIe siècles 3 . Mais les dédicaces, préfaces et avis qui la convoquent - composés soit par l’auteur, soit par le libraire lui-même 4 - mettent en lumière les enjeux de la commercialisation du théâtre imprimé. « Auteur » de la publication comme les comédiens ont été « auteurs » de la représenta‐ tion, le libraire invite à interroger la représentation de l’auctorialité ou, plus largement, de l’autorité dans la pièce imprimée. Les paratextes se caractérisent par une rhétorique stéréotypée et par la répétition infinie des mêmes lieux communs, à travers lesquels se construisent simultanément les figures de l’auteur et de l’éditeur. On voit s’y rejouer sous diverses formes un même scénario, qui confronte deux personnages principaux, l’auteur et le libraire, repose sur un contraste spatial entre la « boutique du libraire » d’une part et la scène du théâtre ou le cabinet du poète, d’autre part, et met principalement en scène deux actions : l’arrivée du texte « entre les mains » du libraire et sa transformation en objet de lecture. Ces personnages et ces histoires sont révélateurs des rapports entre poètes dramatiques et libraires-imprimeurs mais aussi, plus profondément, de la nature même du texte théâtral. 5 L. C. D. [Discret], Préface des Noces de Vaugirard, Paris, J. Guignard, 1638, éd. C. Fenin, site IdT, NP 4. 6 Alexandre Hardy, Préface du quatrième tome du Théâtre, Rouen, D. du Petit Val, 1626, éd. F. Cavaillé, site IdT. 7 Simon Du Cros, Préface de La Fillis de Scire, Paris, A. Courbé et A. de Sommaville, 1630, n.p. 8 Raymond Poisson, Dédicace du Poète basque, éd. cit., NP 4. Le poète et le libraire : du conflit à la collaboration Dès 1637, Discret tourne en dérision les arguments avancés par les auteurs dans leurs préfaces pour s’excuser de publier et de proposer aux lecteurs un texte imparfait : Les autres diront que leur absence a causé le désordre et les fautes qui se rencontrent dans leurs livres, qu’ils ont été imprimés à leur insu sur des copies mal polies qui leur avaient été dérobées, ou qu’ils avaient données à l’un de leurs amis, mais qu’à la seconde édition ils seront vêtus des robes de la merveille et qu’on ne les reconnaîtra plus. 5 Le discours préfaciel est d’emblée perçu comme un discours de mauvaise foi, où l’auteur prend une posture, celle qui lui est la plus utile dans sa stratégie de promotion personnelle et qui consiste ici à se démarquer de la pose stéréotypée de l’auteur. Discret suggère aussi que le libraire peut jouer un rôle important dans la configuration de cette pose auctoriale. Les figures du libraire et de l’auteur se construisent en effet simultanément dans un certain nombre de préfaces, à travers une série de personnages-types. Du côté de l’éditeur, se trouvent opposés le mauvais imprimeur, caractérisé par son « avarice » et son « empressement » à publier tout ce qui lui passe dans les mains (c’est notamment celui que met en scène Alexandre Hardy 6 ), et le bon, celui qui met tout son « zèle » ou sa « diligence » à imprimer « correctement » les pièces qui lui sont confiées. Du côté de l’auteur, négligence et désinvolture sont des traits assez fréquents. Dans la préface de La Fillis de Scire de Simon Du Cros (1630), Augustin Courbé semble d’abord avoir recours au motif topique de l’absence de l’auteur et de l’attribution des fautes d’impression à l’éditeur, mais ne s’interdit pas quelques remontrances à l’auteur, qu’il n’a pu « assujettir à voir les épreuves qu’on tirait tous les jours, ni à tracer lui-même cet avertissement 7 ». Le scénario mettant en scène l’auteur et le libraire prend une ampleur inédite dans la dédicace du Poète basque de Poisson, en écho avec le sujet de la comédie et son personnage principal. Éminemment parodique, la saynète proposée par Poisson inverse les rapports habituels : l’auteur à succès poursuivi par un libraire cupide est ici remplacé par un auteur malchanceux publié malgré tout par un libraire amical et généreux. Le traditionnel topos humilitatis se voit ainsi réinvesti d’un fort potentiel comique, qui donne aussi à réfléchir sur le statut du poète. Poisson suggère en effet clairement que c’est le libraire qui fait l’auteur : « entendre son nom éclater dans le Palais par la bouche d’un libraire est quelque chose de bien glorieux ». Mais la gloire de l’auteur est évidemment peu de chose par rapport au nombre d’exemplaires vendus, ici réduit à zéro : « celle de se voir vendre est tout autre ; et c’est celle-là que je n’ai point encore sentie 8 ». Mettant aux prises auteurs et libraires, la préface met en scène des actions qui donnent une histoire au texte et font valoir sa nouveauté. Promettant au lecteur de « galantes 176 Véronique Lochert 9 Formules empruntées à l’avis du libraire de La Cocue imaginaire de Jean Donneau de Visé (Paris, J. Ribou, 1660, n.p.) et des Intrigues d’Arlequin de Laurent Bordelon (dans Arlequin comédien aux Champs Elysées. Nouvelle historique, allégorique, et comique, Paris, A. Seneuze, 1691, n.p.). 10 François Targa, « Le libraire au lecteur », dans François Hédelin d’Aubignac, La Pucelle d’Orléans, Paris, F. Targa, 1641, éd. V. Lochert, site IdT, NP 1. 11 Jean Nicolas, « Le libraire au lecteur », dans Gabriel Gilbert, Le Courtisan parfait, Grenoble, J. Nicolas, 1668, n.p. 12 Antoine de Sommaville, « Le libraire au lecteur », dans Jean de Rotrou, Cléagénor et Doristée, Paris, A. de Sommaville, 1634 ; éd. H. Baby, dans Jean de Rotrou, Théâtre complet 5, Paris, STFM, p. 626. 13 H. Baby, Introduction à La Doristée, ibid., p. 420-422. 14 « Car cette pièce avec la Cyminde étant presque achevées d’imprimer, les exemplaires en furent saisis, et moi poursuivi sur la confiscation » (F. Targa, « Le libraire au lecteur », éd. cit., NP 6). 15 A. Hardy, Préface du quatrième tome du Théâtre, éd. cit., NP 1-2. 16 Arnoul Seneuze, « Le libraire au lecteur », dans Laurent Bordelon, Les Intrigues d’Arlequin, op. cit., n.p. nouveautés », des « livre[s] nouveau[x] 9 », le libraire cherche à valoriser l’acte de publication et à aiguiser la « curiosité » du public. Les préfaces qu’il rédige évoquent très fréquemment la manière inopinée dont le texte lui est parvenu : « elles me tombèrent l’une et l’autre entre les mains, sans en savoir l’auteur 10 » ; « voici une pièce que le hasard a mis entre mes mains 11 » ; « elle me fut mise ès mains naguère par un inconnu qui […] ne me voulut jamais nommer son auteur 12 ». En insistant sur le caractère accidentel de la découverte du texte, il s’agit évidemment de masquer toute intention éditoriale peu scrupuleuse, ainsi que les voies détournées empruntées par les textes pour parvenir à leur éditeur. Comme l’a montré Hélène Baby, le mensonge de Sommaville publiant anonymement la tragi-comédie de Rotrou n’est guère crédible vu la réputation du dramaturge, qui a d’ailleurs intenté un procès au libraire à la suite de cette publication pirate 13 . Si ce conflit entre Rotrou et Sommaville ne transparaît pas directement dans la pièce imprimée, de nombreuses préfaces mettent en scène le conflit opposant l’auteur et le libraire : François Targa, dans la préface de La Pucelle d’Orléans, évoque très concrètement la saisie des exemplaires et les poursuites dont il a fait l’objet 14 . Mais lors de la publication, et à moins qu’il ne s’agisse d’une édition pirate, ce conflit a généralement trouvé une résolution et fait place à une collaboration, beaucoup plus profitable à l’auteur comme à l’éditeur, ainsi que le suggère Alexandre Hardy, qui a trouvé à Rouen en David du Petit Val « un imprimeur digne de sa profession » dont « [l]a diligence contribu[e] à [s]on labeur 15 ». L’évocation du conflit passé se transforme alors en argument publicitaire, valorisant l’événement que constitue la publication. Elle contribue aussi à préciser la distribution des rôles à travers laquelle se configurent réciproquement la fonction-auteur et la fonction-éditeur. L’auteur prend la pose du poète désintéressé, qui pratique l’écriture comme un loisir et échappe ainsi aux soupçons de vanité et de vénalité attachés à la publication. À la fin du XVIIe siècle, le libraire Arnoul Seneuze utilise encore ce lieu commun dans sa préface à l’Arlequin comédien de Laurent Bordelon (1691) : L’auteur de cet ouvrage ne l’avait point fait pour le donner au public, mais seulement pour divertir honnêtement son esprit dans ses heures de récréation et de repos après ses études et ses occupations sérieuses : aussi ai-je eu bien de la peine à obtenir de lui la permission de le faire imprimer. 16 177 La figure du libraire dans les préfaces du théâtre imprimé 17 On y trouve ainsi le vocabulaire du larcin et de l’ignorance : « Ainsi Lecteur, l’insupportable avarice de certains libraires faisant passer ce poème de l’Histoire éthiopique sous la presse, à mon déçu, tout incorrect, force ma résolution » (Hardy, préface des Chastes et Loyales Amours de Théagène et Chariclée, Paris, J. Quesnel, 1623 ; éd. F. Cavaillé, site IdT, NP 1) ; « je suis tombé dans la disgrâce de voir une copie dérobée de ma pièce entre les mains des libraires, accompagnée d’un privilège obtenu par surprise » (Molière, préface des Précieuses ridicules, éd. cit., NP 2). Je souligne. 18 Jean de Rotrou, Préface de Clarice, Paris, T. Quinet, 1643, éd. B. Louvat-Molozay, site IdT, NP 2. Sur les rapports de ce dramaturge avec les libraires, voir A. Riffaud, « “Je demeure à seize lieues de l’imprimerie”. Jean Rotrou et ses livres », Littératures classiques, n° 63, 2007, p. 11-32. 19 Sur les termes désignant la publication, voir Marine Souchier, « Publier », dans V. Lochert, M. Vuillermoz et E. Zanin (dir.), Le Théâtre au miroir des langues, Genève, Droz, 2018, p. 121-129. 20 Jean Nicolas, « Le libraire au lecteur », éd. cit., n.p. 21 Antoine de Sommaville, « Le libraire au lecteur », éd. cit., p. 626. 22 Pierre Baudoin, « Avis du libraire au lecteur », dans Chevalier, L’Intrigue des carrosses à cinq sous, Paris, P. Baudouin le fils, 1663, n.p. 23 Voir notamment les avis de Martin Collet dans Philine ou l’Amour contraire de La Morelle (Paris, M. Collet, 1630) et de Charles de Sercy dans La Mort d’Agrippine de Cyrano de Bergerac (Paris, Ch. de Sercy, 1654). 24 Pierre Corneille, La Galerie du Palais, Paris, A. Courbé et F. Targa, 1637, I, 6, v. 138. Les préfaces auctoriales développent également ce motif en évoquant le caractère forcé de la publication, à laquelle ils ont été contraints 17 , et en déléguant le souci des aspects matériels au libraire, comme le fait Rotrou : « le soin de te donner mes pièces correctes doit être celui de mes libraires 18 ». C’est donc au libraire que reviennent l’initiative de la publication et la transformation de l’œuvre poétique en un produit proposé à la vente. Le libraire apparaît d’abord comme celui qui rend le texte public, qui le met à la disposition du public 19 : comme la profession que je fais m’oblige de ne pas profiter seul d’un bien qui peut être utile et agréable à plusieurs ; aussitôt que j’en ai été le maître, j’ai cru que je le devais donner au public […]. 20 Puisque c’est la nature des belles choses, que pour être utiles, elles doivent être communiquées, j’ai cru qu’il serait dommage que cette pièce ne fût point mise au jour. 21 Deux champs lexicaux entrent ici en concurrence : d’un côté, celui du don, qui continue à entretenir la définition de la pratique des Belles-Lettres comme une activité noble et dés‐ intéressée (le libraire fait ainsi au public « un présent », qui appelle sa « reconnaissance »), et d’un autre côté, celui du commerce, qui introduit les enjeux économiques du marché éditorial. L’association de ces deux discours est particulièrement frappante dans l’avis de Pierre Baudouin à L’Intrigue des carrosses à cinq sous de Chevalier, où le libraire invite le lecteur à lui exprimer sa « reconnaissance pour le zèle qu[‘il] fait paraître pour [s]on contentement » en « précipit[ant] le débit de tous les exemplaires 22 ». Face au poète désintéressé, le libraire campe généralement l’homme d’affaires, qui fait le « compte » de ses « avances », de sa « dépense » et vise le « profit », et le technicien de la publication, comptant les « main[s] de papier » et prompt à « faire rouler la presse 23 ». Auteurs et libraires ne sont cependant pas les seuls personnages qui comptent sur cette scène éditoriale où « la mode est à présent des pièces de théâtre 24 ». La célèbre affirmation du libraire mis en scène par Corneille dans La Galerie du Palais suggère que le théâtre est devenu un marché en pleine expansion, qui répond à une demande croissante du public. Les préfaces composées par les libraires mettent aussi en scène cette autre instance essentielle qu’est le public : là où le poète prétend n’écrire que pour sa propre satisfaction, le libraire 178 Véronique Lochert 25 Christophe David, « Le libraire au lecteur », dans P. Du Ryer, Scévole, Paris, C. David, 1688. Le libraire justifie ainsi la réédition de cette tragédie publiée pour la première fois en 1647. 26 Toussaint Quinet, Dédicace du Dépit amoureux de Molière [1663], dans Œuvres complètes, éd. Georges Forestier et Claude Bourqui, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2010, t. I, p. 299. 27 Pierre Baudoin, « Avis du libraire au lecteur », éd. cit., n.p. 28 « Par la présence des péritextes, le livre expose une situation de communication où les intermédiaires, loin d’être invisibles, participent à l’élaboration du sens. » (Anne Réach-Ngô, L’Écriture éditoriale à la Renaissance. Genèse et promotion du récit sentimental français (1530-1560), Genève, Droz, 2013, p. 85) 29 « J’aime mieux que mon livre sans autre circonspection, soit bien imprimé à Rouen, que mal à Paris, […] vu que nulle transposition notable, nul sens perverti, et nulles omissions d’importance ne démembreront le corps de l’ouvrage. » (A. Hardy, Préface du quatrième tome du Théâtre, éd. cit., NP 2) répond aux attentes du lecteur, qui est aussi un consommateur. La satisfaction de la demande du public apparaît ainsi comme la principale justification de la publication : Cette pièce ayant toujours reçu au théâtre beaucoup d’approbation, j’ai cru obliger sensiblement les personnes qui aiment ces ouvrages, de leur en donner une édition plus correcte que toutes celles qui l’ont précédées, et j’ai cru d’autant plus l’obliger que cette pièce est très rare, et qu’il s’en fait tous les jours une recherche très exacte […]. 25 J’ai cru, Monsieur, que je ne devais pas laisser échapper une occasion de satisfaire aux lois que je m’étais imposées, et que tous les gens d’esprit demandant tous les jours cette pièce, pour avoir le plaisir de la lecture comme ils ont eu celui de la représentation, ils seraient bien aises de rencontrer votre nom à la tête […]. 26 Quoique j’en sois maintenant possesseur, je ne me fusse point hâté de mettre cette comédie sous la presse sans la juste impatience que témoigne ce qu’il y a d’honnêtes gens dans Paris. 27 Comme les comédiens, qui doivent remplir le théâtre pour gagner leur vie, les libraires se montrent attentifs aux aspects matériels et économiques de la diffusion du théâtre et remplissent une fonction d’intermédiaire entre le poète et le public. Le paratexte dramatique invite ainsi à considérer la publication comme une seconde représentation. La publication imprimée, une seconde représentation La relation du texte dramatique avec son public est toujours médiatisée. Le paratexte théâtral met en relief la participation des intermédiaires à l’élaboration du sens 28 . La spécificité de l’œuvre dramatique est de s’offrir à deux médiatisations successives : d’abord représentée sur scène par les comédiens, elle est ensuite imprimée et vendue par le libraire. Contrairement à ce que suggèrent certains auteurs, la publication ne donne pas un accès direct à l’œuvre originale, mais constitue une autre forme de transposition, susceptible des mêmes défauts que la représentation. De nombreux auteurs se plaignent ainsi de la déformation, voire de la mutilation, que leur texte a subie lors de l’impression par des libraires peu scrupuleux. Les termes très forts employés par Alexandre Hardy, qui craint que son œuvre ne soit « démembrée » par les fautes d’impression 29 , ou par Corneille, qui se plaint que ces mêmes erreurs aient « changé » et « déguisé » L’Illusion comique au point qu’elle en 179 La figure du libraire dans les préfaces du théâtre imprimé 30 « Je suis au désespoir de vous la présenter en si mauvais état, qu’elle en est méconnaissable : la quantité de fautes que l’imprimeur a ajoutées aux miennes la déguise, ou pour mieux dire, la change entièrement » (Corneille, épître dédicatoire de L’Illusion comique, Paris, F. Targa, 1639, éd. B. Louvat-Molozay, site IdT, NP 2). Si la figure du libraire est présente dans le texte et le paratexte de certaines comédies de Corneille, elle s’efface rapidement d’une œuvre dont le dramaturge contrôle très étroitement la publication. Il est ainsi le premier auteur à acquérir un privilège pour sa pièce, Horace, en 1640. Voir A. Riffaud, « Corneille et l’impression de ses livres : de l’indifférence à l’innovation », dans Myriam Dufour-Maître (dir.), Pratiques de Corneille, Mont-Saint-Aignan, Publications des universités de Rouen et du Havre, 2012, p. 55-73. 31 « Encore est-il certain que La Pucelle d’Orléans fut tellement défigurée en la représentation que tu prendras plaisir à la considérer dans son état naturel et sous ses propres ornements. » (F. Targa, « Le libraire au lecteur », éd. cit., NP 2) 32 Jean Rotrou, Préface de La Bague de l’oubli, Paris, F. Targa, 1635 ; éd. M. Pavesio, site IdT, NP 1. 33 André Mareschal, Préface du Véritable Capitan Matamore, Paris, T. Quinet, 1640, éd. V. Lochert, site IdT, NP 2. 34 Charles Vion d’Alibray, Préface de La Pompe funèbre, Paris, P. Rocolet, 1634, éd. V. Lochert, site IdT, NP 15. soit devenue « méconnaissable 30 », ne sont pas sans faire écho aux termes tout aussi violents que l’abbé d’Aubignac inspire à Targa pour se plaindre du jeu des comédiens, accusés d’avoir « défiguré » La Pucelle d’Orléans, alors que l’édition prétend au contraire présenter le texte « dans son état naturel et sous ses propres ornements 31 ». Ces protestations font apparaître la fragilité de la figure auctoriale au théâtre, en concurrence avec l’autorité des comédiens à la scène et avec celle des libraires dans le livre. L’auteur court d’ailleurs le risque d’être tout simplement court-circuité par ces deux instances, comme Rotrou s’en inquiète dans la préface de La Bague de l’oubli : « tous les comédiens de la campagne en ont des copies, et beaucoup se sont vantés qu’ils en obligeraient un imprimeur 32 ». Comment la publication peut-elle transformer un texte ? Les préfaces livrent là encore des informations intéressantes sur les aspects concrets de la mise en texte du théâtre. Parmi les premiers éléments accrochant le regard sur l’étal du libraire, le titre constitue évidemment un lieu stratégique. Dans la préface du Véritable Capitan Matamore, André Mareschal commente ainsi cette « distinction de libraire » qui consiste à utiliser l’adjectif « vrai » ou « véritable » pour distinguer plusieurs pièces portant un titre similaire 33 . Vient ensuite le nom de l’auteur, qui joue un rôle croissant dans la publication, comme le suggère la remarque de Vion d’Alibray, qui sort de l’anonymat en 1634 avec La Pompe funèbre : Mais puisque je ne me cachais que pour le profit du libraire, et afin qu’il pût faire passer pour auteur de ce que je lui donnais un plus habile que moi, maintenant qu’il m’a témoigné que quelques-uns rebutaient comme mauvais les livres que personne n’avouait, n’impute pas à une vaine ambition si j’ai souffert qu’il contentât par là, quoique inutilement, son envie. 34 La marchandisation du nom d’auteur concerne particulièrement les auteurs à succès comme Molière. Si les libraires français ne vont pas jusqu’à attribuer massivement à Molière les pièces d’autres auteurs comme le font les éditeurs espagnols, publiant tout ce qui leur passe sous la main sous le nom du dramaturge le plus en vogue, ils exploitent néanmoins sa renommée. Toujours prompt à tirer profit de la conjoncture littéraire, Donneau de Visé publie en 1660 une Cocue imaginaire, présentée comme la version féminine de la pièce de Molière. Le libraire Jean Ribou, avec qui Donneau vient précisément de publier une édition 180 Véronique Lochert 35 Jean Ribou, « Le libraire au lecteur », dans J. Donneau de Visé, La Cocue imaginaire, Paris, J. Ribou, 1660, n.p. 36 « Il n’a pas été en ma puissance de retirer la préface de cette pastorale de M. de Racan, encore qu’il me l’ait fait voir presque achevée. » (T. Du Bray, « Le libraire au lecteur », dans Honorat de Bueil de Racan, Les Bergeries, Paris, T. Du Bray, 1625, n.p.) 37 « L’imprimeur au lecteur », dans Eustache Le Noble de Tennelière, Ésope, Paris, G. de Luyne, G. Quinet, M. Jouvenel et J.-B. Langlois, 1691, n.p. 38 Les éditeurs d’Ésope proposent une « Lettre de Mr D.L.R. à Mr L.C.D.L. », qu’ils justifient ainsi : « j’ai cru devoir y suppléer par cette lettre qu’un fort honnête homme m’a remise entre les mains, et qui fut écrite par une personne de considération à un de ses amis qui lui avait demandé son sentiment touchant cette comédie. » (ibid.) 39 C’est le cas par exemple de Psyché, tragédie-ballet à laquelle collaborent Molière, Corneille et Quinault (Paris, P. Le Monnier, 1671) et de l’adaptation de La Célimène de Rotrou sous le titre d’Amarillis par Tristan l’Hermite (Paris, A. Courbé, 1653), toutes deux présentées par un avis du libraire. 40 En 1625, Racan n’a pas le temps de rédiger une préface pour Les Bergeries, « ayant été contraint d’en faire à la hâte l’argument, parce qu’un de ses amis qui lui avait promis de le faire est tombé malade sur le point qu’elle s’achevait d’imprimer » (T. Du Bray, « Le libraire au lecteur », éd. cit., n.p.). pirate du Cocu imaginaire, en fait la promotion en invitant le lecteur à acheter ensemble les deux pièces : L’une est la Cocue imaginaire, qui peut servir de regard au Cocu imaginaire, de l’Illustre Monsieur de Molière, puisque l’on voit dans l’une toutes les raisons qu’un homme a de se plaindre d’une femme infidèle, et dans l’autre, celles qu’une femme a de se plaindre d’un homme qui lui manque de foi ; qui vous divertira beaucoup lorsque vous les confronterez ; c’est pourquoi je vous conseille de ne pas les acheter l’une sans l’autre, afin d’avoir le mari et la femme. 35 C’est enfin le paratexte lui-même qui apparaît comme un élément important de la plus-value apportée au texte par la publication. Épîtres dédicatoires, préfaces, arguments permettent aux auteurs et aux libraires de construire une relation privilégiée avec leur nouveau public, celui des lecteurs, auxquels ils offrent des instruments permettant de renouveler leur perception du texte. La préface en particulier doit une partie de son développement aux libraires, qui la réclament aux auteurs. Toussaint du Bray regrette ainsi de n’avoir pu obtenir la préface de Racan pour ses Bergeries  36 , tandis que l’imprimeur d’Ésope regrette que Le Noble n’ait pas souhaité suivre l’usage de « mendier par une épître dédicatoire la protection de quelque homme de qualité, ni même prévenir ses lecteurs par aucune préface ou dissertation 37 ». Les libraires pallient l’absence de préface auctoriale par des « lettres » commentant la pièce 38 et par leurs propres « avertissements ». Témoignant souvent du statut problématique de la figure auctoriale, ils construisent une autorité de substitution, au service de la promotion de l’œuvre. Ils remplacent ainsi un auteur absent - qu’il soit mort au moment de la publication ou simplement en voyage - ou mal déterminé, lorsque la pièce est le fruit d’une collaboration entre plusieurs dramaturges 39 . Aux côtés de la préface, dont la pratique s’installe au cours du XVIIe siècle, malgré certaines critiques, l’argument se développe dans les années 1620 et 1630 40 , avant de décliner à partir des années 1640. L’avis du libraire Martin Collet dans La Philine de La Morelle souligne l’un de ses inconvénients. Si la destruction de la suspension par le récit complet de l’action a été dénoncée dès le XVIe siècle, les dommages causés par l’argument sont ici envisagés sur le plan matériel et financier : 181 La figure du libraire dans les préfaces du théâtre imprimé 41 Martin Collet, « Le Libraire au Lecteur », dans La Morelle, Philine ou l’Amour contraire, Paris, M. Collet, 1630, éd. M. Douguet, site IdT, NP 1. 42 Robert Estienne, « Avertissement du libraire », dans Jean de Schelandre, Tyr et Sidon, Paris, R. Estienne, 1628, n.p. 43 M. Collet, « Le Libraire au Lecteur », éd. cit., NP 1. 44 Pierre Baudoin, « Avis du libraire au lecteur », éd. cit., n.p. […] s’il y fallait faire un argument il faudrait une main de papier entière, joint que la principale raison pourquoi on [n’]en fait point, c’est le peu de curiosité que beaucoup de personnes ont d’en acheter après que tout un matin ou une après-dînée ils en ont lu l’argument sur la boutique d’un libraire qui leur apprend pour rien ce qu’ils ne sauraient que pour de l’argent ; chacun aime son profit, ne t’en étonne pas. 41 Soucieux de leur profit, les libraires se montrent attentifs à adapter le texte à son nouveau public et à diversifier ses usages. Robert Estienne a ainsi demandé à Jean de Schelandre de « tracer un modèle retranché » de sa tragi-comédie Tyr et Sidon « pour la commodité de ceux qui voudraient s’en donner le plaisir en des maisons particulières » : « composée proprement à l’usage d’un théâtre public », l’œuvre se voit ainsi offerte à un nouvel usage, celui de la représentation privée 42 . Le principal usage reste néanmoins celui de la lecture, dont les préfaces vantent tous les mérites. « Le libraire », « la boutique du libraire », « la Galerie du Palais » deviennent alors autant de métonymies de la lecture. Là où les auteurs s’excusent souvent de l’infériorité du texte imprimé par rapport au texte incarné sur scène, les libraires développent plus volontiers le lieu commun de l’équivalence entre la représentation et la lecture : « tu ne recevras pas moins de contentement à la lecture qu’à la représentation », affirme Martin Collet dans l’avis liminaire de La Philine  43 . La rhétorique mise en œuvre dans l’« Avis du libraire au lecteur » de L’Intrigue des carrosses à cinq sous convoque tous les topoï utilisés pour articuler l’expérience de la lecture à celle de la représentation et la valoriser. Le libraire commence par garantir la valeur de l’œuvre par le succès qu’elle a rencontré sur scène, rappelant au lecteur qu’il a déjà été spectateur et qu’il ne peut se déjuger : L’Intrigue des Carrosses à cinq sous que je te donne, et que j’expose à toute ta censure a paru sur le Théâtre du Marais si avantageusement et a acquis tant de gloire à son auteur par les applaudissements que peut-être toi-même tu lui as donnés, que de peur de te faire tort dans l’inégalité de tes jugements je veux croire que tu lui rendras la même justice. La lecture est ainsi présentée comme le renouvellement du plaisir procuré par la représen‐ tation ou comme une expérience de remplacement pour ceux qui n’ont pu assister au spectacle : « Ceux qui l’ont vue aspirent à la voir encore pour goûter la même satisfaction qu’ils ont déjà reçue peut-être plus d’une fois. » Elle permet aussi de l’approfondir en offrant la possibilité de « digérer à loisir toutes les beautés qu’ils y ont remarqué[es] en peu de temps, pour y rencontrer tout le plaisir qu’ils y trouveront quand ils y appliqueront des réflexions nécessaires 44 ». Bien qu’elle soit relativement discrète dans la pièce imprimée, la présence du libraire rappelle que le texte dramatique ne doit pas être envisagé comme une œuvre poétique autonome, ni comme une simple partition livrée à l’interprétation des comédiens. Elle met 182 Véronique Lochert 45 Michel Boiron, dit Baron, Préface de L’Homme à bonne fortune, Paris, T. Guillain, 1686, éd. B. Lovis, site IdT, NP 4. en lumière une autre facette du texte théâtral, qui est aussi un produit de librairie, une marchandise qui a un prix, qui doit s’adapter à divers usages et répondre aux attentes du public, friand à la fois de nouveautés et de valeurs sûres. Même s’il fait parfois mine de n’écrire que pour son propre plaisir, l’auteur dramatique doit trouver les moyens de collaborer avec les deux instances créatrices concurrentes que sont les acteurs et les éditeurs et de s’adapter aux attentes d’une instance réceptrice complexe, composée à la fois de spectateurs et de lecteurs. Cette triple dépendance est soulignée par Baron, dans la préface de tonalité ironique de L’Homme à bonne fortune : le dramaturge sait devoir compter pour le succès de sa pièce sur « des acteurs zélés pour la représenter, des auditeurs favorables à l’applaudir, et un libraire intéressé pour l’imprimer sans l’en avoir prié 45 ». 183 La figure du libraire dans les préfaces du théâtre imprimé 1 Notice de Georges Forestier et Claude Bourqui dans Molière, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2010 (dorénavant désigné par O.C.), t. 1, p. 1226. 2 Roger Duchêne, Molière, Paris, Fayard, 1998, p. 745. 3 Le Songe du resveur, satyre en vers, Paris, Guillaume de Luyne, 1660. Réimp., Genève, J. Gay et fils, 1867, p. 16. 4 Molière, Œuvres complètes, éd. Georges Couton, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1971, t. 1, p. 294. Les « Arguments de chaque Scène », organon du Cocu imaginaire de Molière ? Jean-Luc R O B I N The University of Alabama Pièce de Molière « la plus souvent représentée du vivant » de son auteur 1 , LeCocu imaginaire fait l’objet, durant sa carrière, de 123 représentations publiques et de 20 représentations privées 2 , ce qui élève cette courte comédie en alexandrins créée au Petit-Bourbon le 28 mai 1660 au rang d’incontestable championne de ces deux catégories. Pourtant, sa publication le 12 août 1660 a quelque chose d’un « étrange monstre », puisque, tout d’abord, elle n’est pas le fait de Molière, mais du libraire Jean Ribou assisté d’un complice. L’inélégance du procédé ne passe pas inaperçue : Moliere, nostre cher amy, Que nous n’aymons pas à demy, Depuis quelque temps a sçeu faire Un Cocu, mais imaginaire. Cependant un archigredin Qui n’a pas pour avoir du pain, De peur de passer la carriere De la saison d’hiver entiere, Avecque son habit d’esté, Fut pour lors assez effronté, Pour je ne sçay comment le prendre, Et de plus pour le faire vendre. Il a bien mesme esté plus loin, Car l’on dit qu’il a pris le soin De l’afficher à chaque ruë. 3 La publication pirate aurait ainsi été portée par une campagne commerciale par voie d’affiches, c’est-à-dire « avec toutes les ressources dont disposait alors la publicité 4 », ce 5 Sylvie Chevalley, Molière, sa vie, son œuvre, Paris, F. Birr, 1984, p. 58. 6 Sganarelle ou Le Cocu imaginaire, Paris, Jean Ribou, 1660. Texte sur Gallica et description de toutes les éditions disponibles dans le Répertoire du théâtre français imprimé au X V I Ie siècle d’Alain Riffaud : http: / / www.unifr.ch/ repertoiretheatre17/ . 7 Voir en particulier les arguments des scènes 10 à 13 : O.C., t. 1, p. 57-61. 8 R. Chartier, Publishing drama in Early Modern Europe, Londres, British Library, 1999 ; C.E.J. Caldicott, La Carrière de Molière entre protecteurs et éditeurs, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1998 ; Michael Call, The Would-Be Author. Molière and the Comedy of Print, West Lafayette, Purdue UP, 2015. 9 Neuf-Villenaine dans l’extrait du privilège de l’édition de 1660, p. 60, ou Neufvillaine « dans le livre de la Communauté des libraires qui enregistra le privilège », O.C., t. 1, p. 1228. qui suppose un certain investissement plutôt inattendu de la part d’un « archigredin » sans habit d’hiver et donc impécunieux. Qui que soit l’ « effronté » du Songe du resveur, c’est le libraire Ribou que poursuit Molière, auteur publiquement dépossédé de sa comédie par ce larcin aussi impudent que spectaculaire. Sa comédie - que La Grange dans son Registre aussi bien que les responsables de cette édition pirate de 1660 dans ses pièces liminaires, les matériaux épitextuels du Songe du resveur ou des Nouvelles Nouvelles de Donneau de Visé, ou encore une affiche 5 datant peut-être du 16 novembre 1662 intitulent invariablement (Le) Cocu imaginaire - a désormais pour titre Sganarelle  6 . Ce qui est toutefois remarquable, et non mentionné par LeSonge du resveur, est que le texte piraté du Cocu imaginaire se trouve accompagné d’« Arguments » didascaliques précédant chaque scène. Or, loin de constituer une masse de scories dont il s’agirait de purifier les 657 alexandrins du Cocu imaginaire, ces « Arguments de chaque Scène » transforment la publication pirate en une sorte d’ovni : ovni de l’édition théâtrale française du XVIIe siècle en général, ovni dans la carrière d’auteur de Molière en particulier. Surtout, ces didascalies quelquefois plus étendues que les scènes qu’elles introduisent 7 ouvrent une fenêtre sur le jeu théâtral du comédien Molière, jeu jugé radicalement nouveau par le rédacteur des arguments. C’est à ce dernier aspect - la valeur imageante des arguments - que le présent essai se consacre, délaissant ce qui touche trop étroitement à la stratégie éditoriale et auctoriale de Molière, déjà objet des travaux de Roger Chartier, d’Edric Caldicott et de Michael Call 8 . La fonction très précise d’organon du Cocu imaginaire que remplissent les arguments explique-t-elle que Molière les retienne plusieurs années avant de les supprimer ? Ces arguments conservent-ils, en dépit de leur caractère provisoire, un intérêt critique et historique pour les moliéristes et pour qui souhaite appréhender le phénomène Molière dans toute sa richesse et sa complexité ? La question de l’attribution desdits « Arguments de chaque Scène » annoncés en page de titre sans nom d’auteur de Sganarelle ou Le Cocu imaginaire semble résolue. Il s’agirait de Donneau de Visé, sous le masque d’un certain « sieur » de Neuf-Villenaine 9 ou de Neufvillaine. De fait, Donneau de Visé fait grand cas de la pièce et plus encore de ces arguments dans un « abrégé de l’abrégé » de la vie de Molière inclus dans ses Nouvelles Nouvelles : Il fit, après Les Précieuses, Le Cocu imaginaire, qui est, à mon sentiment, et à celui de beaucoup d’autres, la meilleure de toutes ses pièces, et la mieux écrite. Je ne vous en entretiendrai pas davantage, et je me contenterai de vous faire savoir que vous en apprendrez beaucoup plus que je 186 Jean-Luc Robin 10 O.C., t. 1, p. 1095. Les Nouvelles Nouvelles sont publiées anonymement en trois volumes en (ou à partir de) février 1663 à Paris par les trois libraires Pierre Bienfaict, Gabriel Quinet et… Jean Ribou. Voir en ligne l’édition du texte intégral dirigée par Claude Bourqui et Christophe Schuwey : http: / / www.unifr.ch/ nouvellesnouvelles/ index.html. 11 Et accessoirement coauteur de cette publication : « il y allait de votre gloire et de la mienne, […] à cause des Vers que vous avez faits, et de la Prose que j’y ai ajoutée » (O.C., t. 1, p. 36.) 12 Ibid., p. 35. 13 Ibid., p. 37. 14 Faute de « typologie » complète, Georges Zaragoza distingue les « didascalies de spectacle », qui « ont une influence directe sur le spectacle », des « didascalies de lecture », « qui n’ont pas une telle incidence » (Didier Souiller, Florence Fix, Sylvie Humbert-Mougin et Georges Zaragoza (dir.), Études théâtrales, Paris, PUF, 2005, p. 431-432). 15 Cette tentative constitue l’une des deux raisons pour lesquelles Molière aurait permis à Ribou d’écouler les exemplaires de l’édition piratée (G. Forestier, Molière, Paris, Gallimard, 2018, « Piraterie ne vous en pourrais dire, si vous voulez prendre la peine de lire la prose que vous trouverez dans l’imprimé au-dessus de chaque scène. 10 Le même mot de « prose » désigne les arguments dans l’édition pirate de Sganarelle ou Le Cocu imaginaire, notamment dans une épître dédicatoire à « Monsieur de Molier, chef de la troupe des comédiens de Monsieur, Frère unique du Roi 11 ». Dans cette dédicace, avant de ravir à Molière la moitié de la paternité de son Cocu imaginaire, Donneau de Visé, Neuf-Villenaine ou Neufvillaine, peu importe, essaie d’abord de faire croire que les arguments ont été innocemment rédigés à l’intention d’un ami « Gentilhomme de la Campagne » qui n’« avait point vu représenter » Le Cocu imaginaire « pour lui montrer que quoique cette Pièce fût admirable, l’Auteur en la représentant lui-même savait encore faire découvrir de nouvelles beautés 12 ». Dans la seconde pièce liminaire, adressée « À un ami » - cette lettre fournit un cadre unique au texte dialogique et au paratexte didascalique placé « au-dessus de chaque scène » -, le pirate précise la fonction des arguments : […] quelques beautés que cette Pièce vous fasse voir sur le papier, elle n’a pas encore tous les agréments que le Théâtre donne d’ordinaire à ces sortes d’Ouvrages. Je tâcherai toutefois de vous en faire voir quelque chose aux endroits où il sera nécessaire pour l’intelligence des Vers et du sujet, quoiqu’il soit assez difficile de bien exprimer sur le papier ce que les Poètes appellent Jeux de Théâtre, qui sont de certains endroits où il faut que le corps et le visage jouent beaucoup, et qui dépendent plus du Comédien que du Poète, consistant presque toujours dans l’action. 13 Autrement dit, les arguments se présentent comme des « didascalies de lecture » amplifiées, mais aussi comme des « didascalies de spectacle 14 » fournissant un compte rendu des représentations destiné à ceux qui n’ont pas pu y assister. Surtout, les arguments portent témoignage de l’art totalement inouï du comédien Molière au moment où il ne s’avance plus masqué en Mascarille : Comme les Précieuses, Le Cocu imaginaire reposait largement sur ce que Molière avait alors appelé « l’action », c’est-à-dire un jeu de gestes et de mimiques inédit dans le théâtre français ; or ce jeu, qu’il avait déploré dans la préface des Précieuses ne pouvoir faire passer dans l’imprimé, voici que l’édition procurée par Ribou tentait de le transcrire grâce aux « arguments de chaque scène » rédigés par Donneau de Visé. 15 187 Les « Arguments de chaque Scène », organon du Cocu imaginaire de Molière ? éditoriale et changement de titre », p. 145-149, p. 149). Ce jeu était « jusque-là l’apanage des comédiens italiens », O.C., t. 1, p. 1230. 16 « La figure du libraire dans les préfaces du théâtre imprimé », communication donnée à Lyon le 22 juin 2017 au colloque international « Littérature, livre et librairie en France au X V I Ie siècle » et publiée sous le même titre dans le présent volume d’actes. 17 Comme le montre d’entrée de jeu l’argument de la scène 1, ample explicitation ornée de sentences de l’action extra-scénique précédant l’action scénique, précisons que jamais les arguments ne cherchent à programmer une lecture strictement « scénique » de la pièce et que le référent de ces didascalies n’est pas moins « l’univers fictionnel » que « l’univers de la représentation ». Sur cette opposition, voir Jean de Guardia et Marie Parmentier, « Les yeux du théâtre. Pour une théorie de la lecture du texte dramatique », Poétique, nº 158, 2009/ 2, p. 131-147, p. 140. Leur essai ne contient nulle référence au Cocu imaginaire. 18 Ibid., en particulier p. 140-141 sur la distinction, pour ce qui concerne la lecture scénique, entre document (ou trace) et partition. 19 Créé le 14 septembre 1665 à Versailles sur commande du roi et publié en 1666. 20 J. de Guardia et M. Parmentier, « Les yeux du théâtre… », art. cit., p. 132. 21 Noël A. Peacock, Molière sous les feux de la rampe, Paris, Hermann, 2012, p. 9. Cette publication exceptionnelle réunit ainsi de multiples raisons de nous intéresser, que le pirate soit sincère ou non dans son argumentaire, lequel relève naturellement d’une stratégie éditoriale. Du fait de ses arguments didascaliques, cette publication se présente plus que jamais comme une « seconde représentation », selon l’expression de Véronique Lochert 16 , et même comme une sorte de mise en scène de papier capable - le pirate ne semble pas en douter - de restituer au lecteur au moins en partie « les agréments que le Théâtre donne » au poème dramatique ainsi que les « Jeux de Théâtre 17 ». Molière a-t-il lui-même pris conscience de la valeur documentaire 18 de cette mise en scène de papier que propose l’édition pirate de 1660 ? La deuxième édition de la pièce, contrôlée elle par Molière, maintient en 1662 ces arguments didascaliques, absolument uniques dans ses publications. Dans cette seconde édition, identique à l’édition pirate, seul le privilège se trouve modifié, non la page de titre, Molière devenant de jure - mais discrètement, par la petite porte - l’auteur du texte dialogique de Sganarelle ou le Cocu imaginaire et de son paratexte didascalique. Le fait que Molière laisse l’édition en l’état conduit à se demander si ces deux premières éditions didascaliques ne répondent pas par avance à un vœu que le comédien Molière exprime à travers ce conseil de l’avis « Au lecteur » de L’Amour médecin  19 : Il n’est pas nécessaire de vous avertir qu’il y a beaucoup de choses qui dépendent de l’action ; On sait bien que les Comédies ne sont faites que pour être jouées, et je ne conseille de lire celle-ci qu’aux personnes qui ont des yeux pour découvrir dans la lecture tout le jeu du Théâtre. Quoi qu’il en soit, l’énoncé « On sait bien que les Comédies ne sont faites que pour être jouées » a aussi valeur de slogan, voire de pons asinorum  20 . L’introduction du Molière sous les feux de la rampe de Noël Peacock, qui l’adopte pour titre, précise que cette lapalissade de Molière […] qui semblait s’être perdue durant trois siècles sous le poids de critiques qui ne cherchaient dans son œuvre qu’une substantifique moelle philosophique et moralisatrice, est devenue, depuis le travail de W. G. Moore et René Bray, le mot d’ordre pour la nouvelle orientation des études moliéresques. 21 188 Jean-Luc Robin 22 O.C., t. 1, p. 3. 23 À première vue, le Répertoire du théâtre français imprimé au X V I Ie siècle ne recense nulle autre pièce comprenant les arguments de chaque scène. Des éditions disdascaliques presque aussi ambitieuses existent toutefois. La deuxième édition de La Mariane de Tristan L’Hermite paraît en 1637 avec un argument à chaque acte, alors que la première édition de la tragédie, publiée la même année, ne contenait que l’argument du premier acte. Autre exemple : la première édition d’Andromède de Pierre Corneille en 1651 mentionne la « décoration » du prologue et de chaque acte de la tragédie à machines. 24 Molière, Théâtre : De 1655 à 1660, éd. René Bray, Paris, Belles Lettres, 1951, p. 371-379 et 370. 25 www.toutmoliere.net/ notice,405495.html ; O.C., t. 1, p. 47 et 59. Disons sans entrer ici dans ce débat que le Molière de 1660, en tête de sa toute première publication dans la Préface des Précieuses ridicules, exprimait déjà au lecteur la même chose qu’en 1665 dans L’Amour médecin : « comme une grande partie des grâces, qu’on y a trouvées, dépendent de l’action, et du ton de voix, il m’importait, qu’on ne les dépouillât pas de ces ornements 22 ». L’insistance persistante de Molière dans ses textes liminaires constitue une sorte de signal d’alerte qui devrait inciter à prendre le paratexte didascalique du Cocu imaginaire au sérieux. Or ce signal n’est pas encore clairement reçu, y compris par la critique la plus réceptive. Par exemple, en dépit du titre de son introduction, Molière sous les feux de la rampe ne fait aucune mention de ces éditions didascaliques. Une telle tentative de mise en scène de papier fournit pourtant un document particulièrement précieux et n’est semble-t-il ni plus ni moins qu’un hapax éditorial 23 . Malgré le caractère assez exceptionnel de cette publication de 1660, que Molière reprend à son compte nolens volens en 1662, la valeur de ces arguments didascaliques ne fait nullement l’objet d’un consensus et ils se trouvent parfois supprimés ou - solution adoptée par Georges Couton dans son édition en 1971 - tout au moins relégués en variantes du texte du Cocu imaginaire. Dans son édition du Théâtre de Molière, René Bray retire déjà les arguments du texte tout en affirmant dans la Notice de la pièce : « Nous suivons le texte de l’édition de La Neufvillaine ». Notice qu’il conclut ainsi : « Nous donnons en appendice les arguments de La Neufvillaine, expression fort intéressante des sentiments des contemporains sur la pièce et surtout sur le jeu de Molière 24 ». Contrairement à toute attente, même l’édition procurée par l’auteur de Molière homme de théâtre écarte les arguments à l’arrière-plan. Est-il alors surprenant que les arguments soient retirés d’une des éditions de la pièce les plus accessibles au public, sur le site Tout Molière.net ? « Quand [sic] au comique “gestueux”, il est hélas à jamais perdu pour nous », déplore Gabriel Conesa dans sa Notice. Il poursuit pourtant en rappelant que « De ce jeu comique de l’acteur Molière, un contemporain, La Neufvillenaine, témoigne », et en citant deux extraits assez significatifs des arguments des scènes 6 et 12 : Il ne s’est jamais rien vu de si agréable que les postures de Sganarelle quand il est derrière sa femme : son visage et ses gestes expriment si bien la jalousie, qu’il ne serait pas nécessaire qu’il parlât pour paraître le plus jaloux de tous les hommes. […] Jamais personne ne sut si bien démonter son visage et l’on peut dire que dans cette scène, il en change plus de vingt fois. 25 Il semblerait donc que le « comique “gestueux” » de Molière ne soit pas « à jamais perdu pour nous », ou tout au moins, pas totalement. Il y a certes lieu de se demander si le caractère superlatif de ce témoignage est de pure convention et permet de faire l’économie d’une 189 Les « Arguments de chaque Scène », organon du Cocu imaginaire de Molière ? 26 Argument de la scène 6 ; O.C., t. 1, p. 48. 27 O.C., t. 1, p. 1230. 28 Molière, Théâtre complet, éd. Ch. Mazouer, Paris, Classiques Garnier, 2016, t. 1, p. 500. 29 « Much more interesting than the arguments, though, is the dedicatory epistle […] remarkable for its brazen hypocrisy » (M. Call, The Would-Be Author, op. cit., p. 87). M. Call note que Neufvillaine « suggests that his own prose descriptions of each scene invest him as the author of the success and correctness of the printed version » (ibid., p. 87-88). 30 « C’est une chose étrange, qu’on imprime les Gens, malgré eux » (Molière) devient « ces Messieurs, qui impriment les gens malgré qu’ils en aient » (Neufvillaine), O.C., t. 1, p. 3 et 36. 31 « Neuf-Villenaine has crafted his letter to correspond in almost every particular to Molière’s self-portrait […] From the perspective of the preface to Les Précieuses ridicules, Neuf-Villenaine gives Molière in his letter everything he could want: inordinate praise of his theatrical success, a convenient excuse for publication, and a correct version of the text. In many respects, Neuf-Villenaine (and by extension Jean Ribou) is calling Molière’s bluff, seeing if he will conform to his authorial image of disinterest in profits and “precautions” and allow an accurate edition of his play to be printed and sold that gives him all of the glory, and none of the money. » (M. Call, The Would-Be Author, op. cit., p. 88) description plus poussée du jeu grimaçant et « gestueux » du comédien Molière, ou si tout simplement un langage précis ne fait pas défaut à un témoin encore subjugué par la radicale nouveauté de ce comique quasi pantomimique : « cette dispute donne un agréable divertissement à l’auditeur, à quoi Sganarelle contribue beaucoup par des gestes qui sont inimitables et qui ne se peuvent exprimer sur le papier 26 ». Alors qu’ils adoptent pour référence l’édition autorisée de 1662 et ne suppriment donc pas les arguments conservés par Molière, auxquels ils ne sont nullement inattentifs, Georges Forestier et Claude Bourqui jugent toutefois les « péritextes de la pièce assez faibles en vérité 27 ». Suivant à son tour l’édition de 1662 dans sa présentation de la pièce, Charles Mazouer note simplement que les arguments ajoutés par lui [Neuf-Villenaine] tâcheront de rendre compte des jeux de théâtre [- « qui sont de certains endroits où il faut que le corps et le visage jouent beaucoup, et qui dépendent plus du comédien que du poète, consistant presque toujours dans l’action »]. De fait, les arguments donnent des analyses et des jugements qui ne sont pas sans intérêt, et s’efforcent de transcrire sur le papier des jeux de scène qui ne pouvaient qu’échapper aux seuls lecteurs 28 . Si l’apparat critique de cette dernière édition ne réserve aucun traitement particulier aux arguments, il y a toutefois lieu de se féliciter de leur maintien, en l’occurrence dans l’édition procurée par Charles Mazouer comme dans celle dirigée par Georges Forestier. La présence du paratexte didascalique dans les éditions du XXIe siècle forme la condition préalable à un aggiornamento de son approche par la critique. Focalisé sur les stratégies de Molière auteur, Molière and the Comedy of Print de Michael Call s’intéresse moins aux arguments didascaliques qu’à la lettre dédicatoire de Neufvillaine 29 , dont se trouve bien signalé le moment d’ironie suprême, la si plaisante paraphrase de la première phrase publiée par Molière dans la Préface des Précieuses ridicules  30 , ainsi que le fait que cette épître dédicatoire constitue un « écho textuel », une réponse à la Préface des Précieuses  31 . Prenant à la lettre le Molière préfacier des Précieuses, Neufvillaine sous-entend que sa publication du Cocu - ou plutôt, leur publication du Cocu, 190 Jean-Luc Robin 32 Selon G. Couton (Molière, Œuvres complètes, éd. cit., t. 1, p. 293.) 33 O.C., t. 1, p. 36. 34 « Nowhere is there mention of the arguments, and the only real change to the text of Ribou’s edition that Molière seems to insist on is the substitution of his name for Neuf-Villenaine’s in the privilege. » (op. cit., p. 94) 35 O.C., t. 1, p. 48 et 54. 36 Marc Vuillermoz (dir.), Dictionnaire analytique des œuvres théâtrales françaises du X V I Ie siècle, Paris, Champion, 1998, p. 684 et 686. 37 G. Couton, Molière, Œuvres complètes, éd. cit., t. 1, p. 294. 38 M. Vuillermoz, Dictionnaire analytique, op. cit., p. 683. 39 J. de Guardia, Poétique de Molière. Comédie et répétition, Genève, Droz, 2007. 40 O.C., t. 1, p. 54 et 62 ; J. de Guardia, ibid., p. 35. Neufvillaine conclut l’argument de la scène 16 par une réflexion poéticienne - « l’Auteur sait parfaitement bien conduire un équivoque » (O.C., t. 1, p. 62) - dont les analyses par J. de Guardia de l’argument des scènes 3, 4, 6 et 9 illustrent immédiatement le bienfondé en mettant en évidence la préférence de Molière pour les séries de quiproquos de car il s’agit de ne pas oublier le si « charmant 32 » nous dans « c’était une nécessité que nous fussions imprimé 33 » - se conforme et répond au désir de Molière. Des arguments, il n’est nulle part fait mention dans la procédure entamée par Molière, comme le note Michael Call 34 . On ignore donc ce que pense Molière des arguments ou de cette édition si surprenante dans sa disposition, sinon que bon gré, mal gré, Molière consent à être considéré comme l’auteur aussi bien de ces didascalies que du texte du Cocu soi-disant mémorisé par Neufvillaine. Assez laudatif dans son analyse de la pièce pour le Dictionnaire analytique des œuvres théâtrales françaises du X V IIe siècle, Louis Marmin trouve « la “lecture” d’un Neuf-Villenaine […] fort pénétrante et exacte ». Il déduit notamment des arguments le « parallélisme » de certains jeux de scène, par exemple entre les scènes 6 (Sganarelle « regarde par-dessus l’épaule de sa femme, ce qu’elle considère » : le portrait de Lélie) et 9 (Lélie regarde le même portait « par-dessus [l’]épaule » de Sganarelle, qui « n’a pas le loisir de considérer ce portrait comme il le voudrait bien 35 »). Conformément à la fonction d’organon qui semble leur être attribuée par leur rédacteur, les arguments permettent par exemple de mettre à jour cet art du jeu de scène en « écho 36 » que ne dévoile pas le texte dialogique du Cocu imaginaire, parfois obscur sans commentaire. Louis Marmin doit baser son analyse sur l’édition de référence en 1998, l’édition Couton, qui comme vu précédemment ne donne qu’en variantes les arguments « subis par Molière, non pas voulus par lui 37 », mais admet d’emblée ne pas avoir « répugné à puiser des éléments pour [son] étude dans ces “arguments” à propos de telle ou telle indication de mise en scène ne figurant pas dans le texte ou les didascalies 38 ». Mais pourquoi faudrait-il après tout justifier un intérêt porté aux arguments du pirate Neufvillaine ? La seule étude, semble-t-il, à ne pas prononcer sur eux de jugement de valeur et à les prendre pour ce qu’ils sont objectivement, des documents à exploiter, est la Poétique de Molière  39 . Jean de Guardia semble même n’y avoir aucun doute sur la valeur poéticienne de ces arguments, qu’il est pour ainsi dire le premier à découvrir et qu’il met remarquablement en valeur. Les arguments de la scène 9 (« un agréable malentendu est ce qui fait la beauté de cette Scène ») et de la scène 16 (« l’équivoque divertit merveilleusement l’Auditeur ») confirment par exemple la « valeur esthétique du quiproquo 40 » et la « passion » qu’il suscite à l’âge classique. Du fait de leur teneur 191 Les « Arguments de chaque Scène », organon du Cocu imaginaire de Molière ? même nature, en l’occurrence la méprise de « l’apparence équivoque » du Cocu, et le passage d’une « poétique de la suite » à une « poétique de la répétition » (Poétique de Molière, op. cit., p. 40-42). 41 Ibid., p. 42. Sur le « ton soutenu » du Cocu, voir P. Dandrey, Molière ou l’esthétique du ridicule, Paris, Klincksieck, 1992, p. 46. 42 www.toutmoliere.net/ notice,405495.html. 43 G. Conesa, Le Dialogue moliéresque, étude stylistique et dramaturgique, Paris, PUF, 1983. 44 Sganarelle ou Le Cocu imaginaire, p. 56. documentaire, les arguments présentent un nouveau faisceau de raisons de ne pas laisser indifférents, puisqu’on n’y aperçoit non seulement Molière metteur en scène, Molière comédien, mais aussi Molière poéticien. En parfaite cohérence avec les deux pièces liminaires de l’édition pirate de 1660, les arguments ne se bornent pas à fournir une mise en scène de papier, car ils célèbrent aussi et d’abord le poète Molière. Or il se trouve que les moliéristes se montrent de plus en plus attentifs à la valeur poétique du Cocu imaginaire, petite comédie en un acte servant de complément de spectacle, mais écrite en alexandrins. La similarité de registre non seulement thématique - la jalousie - mais aussi tonal entre Dom Garcie de Navarre ou Le Prince jaloux et LeCocu imaginaire est bien observée par Patrick Dandrey et, à sa suite, par Jean de Guardia, qui montre en outre que les deux pièces ont en commun la structure de la « série de méprises 41 ». Le rôle de Sganarelle n’est pas encore celui d’un « Prince jaloux », mais ce n’est déjà plus un emploi, remarque Gabriel Conesa : […] relativement individualisé, [le personnage de Sganarelle] n’est plus une marionnette comique comme le Mascarille de L’Étourdi, ou le Sganarelle du Médecin volant, qui n’étaient que des emplois ou des types traditionnels. Il se présente, en dépit de sa bonhomie, comme un jaloux aveuglé par une idée fixe : la crainte d’être trompé, obsession qui fait de lui le premier d’une longue lignée de héros monomaniaques à venir, dont certains seront bien plus inquiétants. 42 La parenté thématique avec Dom Garcie de Navarre à travers la jalousie est certes notée, mais pas la similarité de registre tonal ni de structure entre les deux pièces, Gabriel Conesa jugeant le ton du Prince jaloux « plus grave ». L’auteur du Dialogue moliéresque  43 met toutefois en évidence dans cette même notice un des « effets de symétrie comique » en ouverture de la scène 23, effet dont l’argument de Neufvillaine ne dit rien, mais que la mise en page de l’édition pirate de 1660 restitue parfaitement 44 : LÉLIE Monsieur, vous me voyez en ces lieux de retour, Brûlant des mêmes feux, et mon ardente amour Verra comme je crois la promesse accomplie Qui me donna l’espoir de l’hymen de Clélie. GORGIBUS Monsieur, que je revois en ces lieux de retour, Brûlant des mêmes feux, et dont l’ardente amour Verra que vous croyez la promesse accomplie 192 Jean-Luc Robin 45 J. Scherer, La Dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, 1951, p. 347. 46 Le Songe du resveur, p. 16. Il s’agit de la suite immédiate de l’extrait cité plus haut. 47 O.C., t. 1, p. 1229, et G. Couton, Molière, Œuvres complètes, éd. cit., t. 1, p. 293. Le paratexte didascalique n’est toutefois pas plagié, puisque La Cocue imaginaire est publiée sans argument. 48 J. Scherer, La Dramaturgie classique en France, op. cit., p. 437-438. Qui vous donna l’espoir de l’hymen de Clélie, Très humble Serviteur à Votre Seigneurie. « Outre le fait qu’il traduise métaphoriquement l’attitude de Gorgibus, ce type d’effet d’identité dans la reprise des termes séduit le spectateur par sa dimension ludique », commente Gabriel Conesa. L’effet permet de confronter plaisamment deux niveaux de langage et deux tonalités en parodiant les poncifs du discours amoureux. Ce type de « répétition qui joint l’identité de la forme à la diversité du contenu », explique Jacques Scherer, peut mettre en relief l’attitude antithétique de deux personnages qui s’opposent sur un même problème en employant des termes identiques ou analogues, précisément pour mieux faire ressortir leur opposition. […] La grande scène entre Rodrigue et Chimène dans Le Cid de Corneille est pleine de répétitions de ce type. […] Rodrigue répète des vers entiers de Chimène. 45 À cet égard, changer les pronoms personnels et inverser les rôles, c’est ce que se contente de faire le « sot » mis à l’honneur dans Le Songe du resveur, Donneau de Visé, dans La Cocue imaginaire, publiée deux jours après le Sganarelle ou Le Cocu imaginaire piraté si l’on en croit l’achevé d’imprimer du 14 août 1660 : De plus, l’on a fait la Cocuë Imaginaire, dont un sot, A prix avec soin mot à mot, L’expression et la matiere Dans le Cocu du sieur Moliere, Dont chacun fut fort estonné, Et le retournant, cet infâme, Pour un homme a mis une femme. 46 Dans ce « parfait plagiat 47 » du Cocu, Donneau de Visé ne se livrerait-il pas à un exercice de « répétition moliéresque » avant la lettre mais à grande échelle ? L’attention que Jacques Scherer accorde à la « répétition moliéresque » dans La Dramaturgie classique en France est patente, Molière étant le seul auteur à l’honneur dans les « Quelques définitions » des « termes essentiels de la dramaturgie classique » des Appendices 48 . Le procédé de la « répétition qui joint l’identité de la forme à la diversité du contenu » reste courant chez Molière, qui y recourt avec succès même dans un registre soutenu et sait lui conférer une ampleur remarquable. Il structure par exemple sur plus de quatre-vingts vers l’affrontement de la coquette Célimène et de la fausse prude Arsinoé dans Le Misanthrope, affrontement construit sur l’échange d’un « avis profitable » dont Célimène emprunte le quatrain conclusif à celui que vient de lui infliger Arsinoé en n’en modifiant que deux mots : 193 Les « Arguments de chaque Scène », organon du Cocu imaginaire de Molière ? 49 Le Misanthrope, III. 4 ; O.C., t. 1, p. 689-691. 50 L’Avare, I. 4 ; O.C., t. 2, p. 17-18. 51 J. Scherer, La Dramaturgie classique en France, op. cit., p. 348. 52 O.C., t. 1, p. 47. 53 Ibid., p. 1039. 54 Venceslas, V, 9, cité, analysé et souligné par J. Scherer, La Dramaturgie classique en France, op. cit., p. 347. ARSINOÉ Madame, je vous crois l’Âme trop raisonnable, Pour ne pas prendre bien, cet avis profitable ; Et pour l’attribuer qu’aux mouvements secrets D’un zèle qui m’attache à tous vos intérêts. CÉLIMÈNE […] Madame, je vous crois, aussi, trop raisonnable, Pour ne pas prendre bien, cet avis profitable, Et pour l’attribuer qu’aux mouvements secrets, D’un zèle qui m’attache à tous vos intérêts. 49 Pour ce qui concerne une pièce souvent jugée moins sérieuse, Jacques Scherer en analyse une occurrence montrant l’opposition entre Harpagon et sa fille Élise dans L’Avare  50 et note : Les répétitions verbales sont en outre accusées par les gestes symétriques des acteurs : sur ces dix couples de répliques, quatre sont accompagnées de révérences que fait Élise à son père, et qu’Harpagon lui rend ironiquement. Il était tentant, en effet, de souligner par des gestes l’opposition entre les idées que révèle cette forme de répétition. Mais l’usage de gestes dans ces circonstances ne pouvait guère sortir du domaine de la comédie. 51 Encore une fois, l’argument de la scène 23 de Sganarelle ne dit rien de l’échange symétrique entre Lélie et Gorgibus, comme si l’annotateur, pourtant attentif dans l’argument de la scène 6 aux « postures de Sganarelle 52 », n’avait pas jugé la gestuelle des personnages mémorable ou digne de mention. Une autre raison tient peut-être à ce que le caractère comique ne provient pas uniquement du couplage dialogue / gestuelle, mais de l’effet de sens produit par une sorte de dialogue voulu par Molière entre ses vers et ceux de certaines des pièces plus sérieuses et bien connues du public représentées en première partie de soirée. Selon le Registre de La Grange 53 , la création du Cocu imaginaire a lieu le vendredi 28 mai 1660 en seconde partie de la tragicomédie Venceslas de Rotrou, où le vieux roi Venceslas veut abdiquer pour sauver la vie de son fils Ladislas : Sans peine je descends de ce degré suprême : J’aime mieux conserver un fils qu’un diadème. Ladislas refuse, et dit à son père : Sans peine je renonce à ce degré suprême : Abandonnez plutôt un fils qu’un diadème. 54 194 Jean-Luc Robin 55 Pour la liste des 35 pièces auxquelles Le Cocu est associé, voir Philippe Cornuaille, Les Décors de Molière, 1658-1674, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2015, p. 129-130. 56 Brice Parent, Variations comiques. Les réécritures de Molière par lui-même, Paris, Klincksieck, 2000, p. 165, citant G. Conesa, La Comédie de l’âge classique, op. cit., p. 176. L’effet comique généré par l’échange répétitif du Cocu s’explique aussi en partie par le jeu de concomitance entre le texte souvent tragique, tragicomique ou sérieux de la pièce de la première partie et celui de la petite comédie de la seconde partie, petite comédie qui parodie la tonalité sérieuse et, ce faisant, s’établit comme son égale avec une évidence aussi discrète que plaisante. Certes, le Cocu imaginaire ne suivra pas toujours une pièce de l’envergure de Venceslas ou bien de la tragédie Nicomède, comme à la deuxième représentation, car il est aussi par la suite associé à une autre comédie, y compris de Molière ou de Donneau de Visé, selon le Registre de La Grange 55 . Cela dit, l’exemple des répétitions contenues dans LeCocu imaginaire après celles de Venceslas permet d’entrevoir comment le comique de Molière pouvait tirer parti des exigences et des conditions matérielles de la programmation dans son théâtre pour instaurer une sorte de dynamique d’émulation entre ses textes et les grands textes du répertoire de l’époque, dynamique qui confère une subtile unité à la programmation. L’auteur Molière travaille pour le comédien Molière, mais aussi pour le directeur de théâtre Molière. En d’autres termes, Le Cocu imaginaire ne se distingue pas uniquement par son comique « gestueux », mais aussi par l’élégance d’un langage poétique qui ne déroge pas à celui des genres sérieux - ce qu’ont bien remarqué l’annotateur pirate et, plus récemment, Patrick Dandrey ou Jean de Guardia - et qui leur répond, se hissant de ce fait à leur niveau. L’hypothèse d’un tel phénomène d’écho entre les grands textes du répertoire et les élégants petits textes moliéresques converge avec celle, proposée dans Les Réécritures de Molière par lui-même, de l’élaboration d’un « méta-texte » scénique : […] l’auteur, en portant sur la scène sa propre œuvre, construirait un méta-texte, un commentaire destiné à faire étinceler le joyau tout juste taillé. Si l’on accepte de considérer Molière comme « l’inventeur de la mise en scène », [on] peut alors penser qu’une mise en scène achevée constituerait une explication de texte et se devrait de donner naissance à un nouveau texte fondé sur les précédents. 56 Si l’annotateur pirate ne dit rien de ce jeu d’émulation poétique entre les textes de Molière et les grands textes du répertoire, c’est peut-être parce que cet esprit de compétition tacite était simplement la norme dans les théâtres concurrents de l’époque et au cœur même de l’écriture et de la pratique théâtrales. Comme tout document, les arguments didascaliques de Sganarelle ou Le Cocu imaginaire importent tant pour ce qu’ils disent que pour ce qu’ils taisent, leur silence ne remettant nullement en question leur valeur d’organon de la pièce. En tant que didascalies de lecture, ils produisent un effet singulier : les arguments brisent la continuité de l’action et isolent chaque scène, transformant de facto presque chacune d’elles en spectacle autonome, autosuffisant, sui generis. Il conviendrait du coup d’apporter des éléments de réponses à cette autre question : pourquoi l’annotateur se sent-il obligé d’annoter aussi ce qui - il le signale lui-même - ne nécessite aucune annotation ? Pourquoi une telle systématicité ? Il y a en effet 24 scènes et donc 24 arguments, et même 25 intrusions, puisqu’un paragraphe 195 Les « Arguments de chaque Scène », organon du Cocu imaginaire de Molière ? 57 O.C., t. 1, p. 81. 58 Ibid., p. 53, 61 et 69. 59 Une édition (une contrefaçon ? ) datée de 1664 « chez Jean Ribou » supprime déjà préface et arguments (nº 6428 dans le Répertoire du théâtre français imprimé au X V I Ie siècle). 60 Afin de contrer le « cartel des huit », Molière collabore à partir de 1666 avec Ribou, libraire « flibustier » pourtant à l’origine de la « carrière de Molière-éditeur » dès le « big bang de 1660, quand Ribou pilla ouvertement et avec impunité Les Précieuses ridicules et Sganarelle, contrefaisant hardiment le privilège de l’un et fabriquant une version commentée de l’autre » (C.E.J. Caldicott, La Carrière de Molière, op. cit., p. 123, 137 et 136). 61 O.C., t. 1, p. 1241. 62 Art poétique, III, 400. de l’annotateur boucle l’action et précède le mot fin, achevant véritablement la lettre « À un ami » qui sert de cadre au texte de Molière 57 . Or, si la quasi-totalité des arguments remplit sans conteste une fonction documentaire, ceux des scènes 8, 14 et 19 sont désolants d’indigence et nuls 58 . Tout semble se passer comme si l’annotateur pirate devait porter à tout prix ce « nous » si savoureux et faire coûte que coûte de Molière son collaborateur. Les arguments et les pièces liminaires disparaissent après 1666 des publications de la pièce 59 . Ils se trouvent encore dans Les Œuvres de Monsieur Molière de 1666 publiées en dépit de Molière par Thomas Jolly et sept autres libraires, alors qu’ils ont disparu toujours en 1666 dans une troisième édition séparée de la pièce par Ribou apparemment autorisée par Molière 60 . L’auteur Molière a en 1666 tranché en faveur de ses alexandrins, au détriment de la mise en scène imprimée que le comédien Molière n’avait pourtant pas supprimée en 1662. Dans la grande édition de 1682, la pièce est identique à la troisième publiée par Ribou, donc dénuée d’arguments, et le nombre de didascalies ne s’y voit même pas augmenté, « ce qui est exceptionnel dans cette édition », précisent Alain Riffaud, Edric Caldicott et Georges Forestier dans la « Note sur le texte » de l’édition Forestier 61 . Le Cocu imaginaire semble tomber dans l’excès inverse et passer de la surabondance didascalique, avec des arguments parfois plus longs que les scènes, à une étrange pénurie didascalique. Mais la mise en scène de papier proposée par les arguments a-t-elle encore lieu d’être, alors que LeCocu imaginaire devient la comédie de Molière la plus souvent représentée de son vivant et que tout un chacun peut de ce fait la voir, à la cour, à la ville ou en visite ? Les arguments disdascaliques, outre leur mission de restituer certains des « agréments que le Théâtre donne » au texte du Cocu imaginaire, ont notamment fourni une sorte d’écrin aux alexandrins de Molière, contribuant à faire de cette petite comédie bien plus qu’un simple complément de programme : une élégante figure de proue de son répertoire de comédien poète. Pour ses contemporains, « l’auteur du Misanthrope » est d’abord considéré comme l’auteur du Cocu imaginaire, sa pièce « la meilleure [et] la mieux écrite », proclame Donneau de Visé en 1663, n’en déplaise à Boileau 62 . Or, présentés en 1660 comme une sorte d’organon d’un Cocu imaginaire à la fois si galant et si naturel, et du même coup comme l’organon d’un théâtre absolument nouveau, les arguments peuvent-ils être encore de mise en 1666 en pleine affaire Tartuffe ? 196 Jean-Luc Robin 1 Genève, Droz, 2009 et www.unifr.ch/ repertoiretheatre17/ . L’imprimé théâtral dans les provinces méridionales au XVII ᵉ siècle Bénédicte L O U V A T Université Toulouse - Jean Jaurès Rapporté à son étendue géographique - il est borné à l’est par Aix-en-Provence et Marseille, à l’ouest par Bordeaux, au nord par Limoges et au sud par Montpellier -, le nombre d’ouvrages de théâtre imprimés au XVIIe siècle sur le territoire méridional et plus spécifiquement occitanophone est singulièrement limité. La production en français Qu’on en juge, pour commencer, par les chiffres donnés par Alain Riffaud dans la rubrique « Les libraires du théâtre français 1630-1660 » de son Répertoire du théâtre français imprimé, 1630-1660 et son complément électronique, qui couvre les décennies antérieures et postérieures 1 . La rubrique est subdivisée en deux grandes sections où sont recensés d’une part les « principaux libraires parisiens du théâtre » (notamment Augustin Courbé, Guillaume de Luyne, son beau-père Toussaint Quinet, Antoine de Sommaville et François Targa), d’autre part les « autres libraires du théâtre ». Au sein de cette seconde catégorie sont à leur tour distingués les libraires parisiens qui n’ont à leur catalogue qu’entre un et une dizaine de titre(s), les libraires rouennais (23 pour les décennies 1630-1660), les libraires lyonnais (au nombre de 24) et les « autres libraires », dont le nombre s’élève à 40. Sur ces 40 libraires, neuf, soit près d’un quart -mais encore une fois, le territoire est vaste - appartiennent à la zone géographique que nous avons isolée et se répartissent entre cinq villes : Toulouse, Avignon, Bordeaux, Montpellier et Béziers. Pendant les 30 années étudiées par A. Riffaud dans son ouvrage - à peine un tiers du siècle, mais une période particulièrement riche pour le théâtre français -, 10 œuvres ont été éditées par ces libraires, 4 à Avignon, 2 à Bordeaux, 2 à Toulouse, 1 à Montpellier et 1 à Béziers. Si l’on complète cette première liste à partir des informations recueillies sur le site hébergé par l’université de Fribourg et que l’on étend la période étudiée à l’ensemble du siècle, on obtient les données suivantes : Avignon Théophile de Viau, Les Amours tragiques de Pyrame et Thisbé, dans Les Œuvres du Sieur Theophile, Jacques Bramereau, 1633. Sieur Corbassier, La Dorise, Jacques Bramereau, 1636. Arnaud, Agamemnon, Jacques Bramereau, 1642. Desfontaines, Les Galantes vertueuses. Histoire veritable & arrivée de ce temps pendant le Siege de Thurin, Jean Piot, 1642. Calotin, Amsterdam hydropique. Comédie burlesque à trois actes. Par M. P. A., Pierre Offray, 1672 puis réédition chez Antoine Duperier, 1673. Toulouse Jean Galaut, Phalante Tragédie, Vve Jacques Colomiez et R. Colomiez, 1611. D.L.T., Josaphat ou le triomphe de la foy sur les Chaldéens, François Boude, 1646. Desfontaines, Le Martyre de saint Eustache, Jean Brocour, Arnaud Colomiez et Bernard Fouchac, 1652. La Calprenède, La Mort des enfants d’Hérode, ou suite de la Mariane, Arnauld Colomiez et Jean Brocour, 1652. Scudéry, La Mort de César, Bernard Fouchac ou Arnaud Colomiez, 1652. Tristan L’Hermite, La Mariane, Bernard Fouchac ou A. Colomiez et J. Brocour, 1652. Tristan L’Hermite, La Mort de Chrispe, Bernard Fouchac ou A. Colomiez et J. Brocour, 1652. Molière, Les Œuvres de Monsieur de Molière, Jean Dupuy, Dominique Desclassan et Jean-François Caranove, 1697. Père Dumoret, Le Sacrifice d’Abraham. Tragédie. Par le P. Dumoret de la Doctrine Chrétienne, Professeur des Humanitez dans le premier Colège de Toulouse, Claude-Gilles Le Camus, 1699. Bordeaux Elie Garel, Sophonisbe, Arnauld du Brel, 1607. Antoine Verdié, Le Procès de Carnaval, ou les masques en insurrection ; comédie-folie en un acte et en vers, Vve JB Cavazza, 1617. Goefroy de Gay, La Simonie, Guillaume Millanges, 1636. Noguères, La Mort de Manlie, Guillaume Millanges, 1660. De La Poujade, Faramond, ou le triomphe des héros. Tragicomédie, Simon Boé, 1672. [anonyme] La Bourgeoise madame, comédie nouvelle, Matthieu Chappuis, 1685. Montpellier La Selve, Les Amours infortunées de Léandre et d’Héron, Jean Puech, 1633. Béziers Saint-André d’Ambrun, Histoire pastoriale, sur la naissance de nostre seigneur Jesus-Christ, Pierre Claverie, 1644. Aix-en-Provence Sérizanis de Cavaillon, Teofile ou la victoire de l’Amour divin sur le profane, tragédie sacrée, Vve de C. David et A. David, 1695. Les ouvrages imprimés relèvent de deux catégories distinctes : d’une part les rééditions de pièces parisiennes, d’autre part les éditions originales. La première catégorie est constituée de sept titres et concentrée essentiellement entre les mains de trois libraires toulousains, Arnaud Colomiez, Bernard Fouchac et Jean Brocour, qui publient la même année 1652 cinq pièces parisiennes des années 1630-1640 ayant connu des fortunes éditoriales diverses : si La Mariane a donné lieu à douze rééditions entre 1637 et 1678, dont deux lyonnaises, on ne 198 Bénédicte Louvat 2 Ibid., p. 397. 3 Ibid., p. 428-431. 4 Informations recueillies par Georges Mongrédien (Dictionnaire biographique des comédiens français du X V I Ie siècle, Paris, Éditions du CNRS, 1961), confirmées par Madeleine Jurgens et Elizabeth Maxfield-Miller (Cent ans de recherches sur Molière, Paris, Imprimerie nationale, 1963) et reprises par Simone de Reyff et Claude Bourqui dans leur édition des Tragédies hagiographiques de Desfontaines (Paris, STFM, 2004, p. 550). compte que deux rééditions de La Mort de Chrispe et quatre de La Mort des enfants d’Hérode (dont les rééditions toulousaines) et c’est sans doute en pariant sur l’effet d’entraînement de La Mariane que les libraires les ont publiées en même temps que la pièce à succès de Tristan L’Hermite, La Mort de Chrispe, ayant le même auteur et La Mort des enfants d’Hérode étant conçue comme une suite de La Mariane. C’est à cette première catégorie qu’appartiennent également la réédition avignonnaise des Amours tragiques de Pyrame et Thisbé de Théophile de Viau, qui donne lieu à une quarantaine de réimpressions tout au long du siècle, seule ou au sein des Œuvres de Théophile, en province (outre Avignon, Rouen, Lyon et Grenoble) autant qu’à Paris, et la réédition toulousaine, à la fin du siècle, des Œuvres posthumes de Molière. Il conviendrait d’adjoindre à cette première catégorie la cinquantaine de contrefaçons avignonnaises recensée par A. Riffaud et qui émane des ateliers des imprimeurs Jacques Bramereau et Jean Piot, actifs entre 1600 et 1658 pour le premier, 1625 et 1675 pour le second. A. Riffaud considère que celui-ci est « le second contrefacteur du théâtre français », derrière Jacques et Eléazar Mangeant installés à Caen, dont la « production est surtout vouée au colportage à travers tout le royaume de France 2 ». Les ateliers de Bramereau et Piot imitent les motifs parisiens et les imprimeurs parviennent régulièrement à publier la même année que l’édition originale des contrefaçons qu’ils écoulent d’autant plus facilement que la vallée du Rhône est un axe de circulation important et qu’Avignon est une ville papale 3 . La seconde catégorie regroupe seize ouvrages et se subdivise elle-même en deux groupes : l’un n’est, jusqu’à plus ample informé, représenté que par un seul ouvrage, Les Galantes Vertueuses de Desfontaines, soit une œuvre composée par un comédien-poète qui n’est pas originaire du Midi, mais se trouve à Lyon en février 1640 et en février 1643 4 , avec la troupe de Charles Dufresne. La proximité géographique des villes de Lyon et d’Avignon et le fait que Jean Piot soit alors l’un des imprimeurs spécialisés dans l’édition théâtrale les plus actifs de la région peuvent expliquer que Desfontaines lui ait confié sa tragi-comédie. Quelle que soit l’origine de ce choix - l’auteur n’en dit mot dans l’appareil paratextuel des Galantes Vertueuses -, il s’agit là d’une publication conjoncturelle, bien distincte des circuits de production et de publication que l’on peut supposer à l’œuvre pour les quinze autres pièces de notre corpus, soit la production théâtrale véritablement locale. L’empan chronologique (1607-1699) et la diversité de ces pièces rend difficile, sinon impossible, une présentation unifiée. On peut d’ailleurs relever au préalable le caractère étique de l’ensemble : 16 pièces publiées en près d’un siècle dans un espace qui occupe près de la moitié du territoire national, voilà qui est fort peu. Mais comme l’observe encore A. Riffaud, la production théâtrale provinciale en général n’excède pas « quelques unités par an au maximum, et certaines années aucune ne voit le jour », les libraires parisiens devenant, à partir des années 1630, « quasiment les seuls à publier les pièces nouvelles qui sont créées 199 L’imprimé théâtral dans les provinces méridionales au X V I I ᵉ siècle 5 A. Riffaud, « L’édition du théâtre français au dix-septième siècle : 1630-1690 », Derval Conroy, Jean-Paul Pittion (dir.), Print Culture in Early Modern France, Irish Journal of French Studies, vol. 16, 2016, p. 6. 6 Ibid., p. 7. 7 Les pages de titre d’Agamemnon et de La Simonie portent l’indication : « Du Sr Arnaud, Provençal » pour l’une, « Par Geofroy de Gay Bourdelois » pour l’autre ; Lapoujade se présente dans l’épître dédicatoire comme « un jeune Provincial » (Faramond, ou le triomphe des héros. Tragicomedie, Bordeaux, Simon Boé, 1672, n.p.). 8 Galaut, Phalante, éd. A. Howe, University of Exeter Press, 1995, p. X V I I I . à Paris avant d’enrichir la programmation des troupes de campagne 5 ». Et si l’on peut noter quelques exceptions à partir des années 1660, les dramaturges Gilbert, Rosimond, Brécourt, Hauteroche, Abeille, Chappuzeau, Dancourt ou Campistron publiant parfois leurs nouvelles pièces ailleurs qu’à Paris, ce phénomène ne touche pas le territoire méridional, mais les villes de Rouen, Grenoble, Lille et Lyon, et plus encore La Haye. Même le marché de la contrefaçon se déplace à partir des années 1660 et Avignon cède la place à Lyon et Grenoble 6 . Mais la poignée de pièces publiées dans quelques villes méridionales atteste de la permanence d’une activité théâtrale modeste mais réelle, qui se caractérise d’abord par sa variété : aux côtés de comédies (Le Procès de Carnaval, Amsterdam hydropique et La Bourgeoise madame) se trouvent des tragi-comédies et tragédies, et parmi ces dernières, des pièces à sujet mythologique (Léandre et Héron, Agamemnon), historique (Sophonisbe, La Mort de Manlius), biblique (Josaphat, Le Sacrifice d’Abraham), chrétien (Histoire pastoriale, sur la naissance de nostre seigneur Jesus-Christ, Teofile ou la victoire de l’Amour divin sur le profane, La Simonie) ou romanesque (Phalante, tirée de l’Arcadia de Sidney, Faramond du roman éponyme de La Calprenède). Certaines de ces pièces répondent à des occasions spécifiques : actualité nationale et même internationale pour Amsterdam hydropique, composée dans les premiers mois du conflit qui oppose la France à la Hollande, célébration de la Nativité pour l’Histoire pastoriale. Les pages de titre ou les paratextes fournissent parfois des informations sur leurs auteurs : comme sur le reste du territoire, on compte parmi eux des avocats (Galaut et La Selve l’indiquent explicitement), des hommes d’Église et des professeurs (Sérizanis de Cavaillon et le Père Dumoret). Les autres sont assurément aussi des notables, qui indiquent parfois leur origine provinciale 7 , généralement pour s’en excuser, et sont inscrits dans des réseaux ou aspirent à s’y inscrire, comme l’attestent les épîtres dédicatoires qui précèdent presque systématiquement le texte des pièces. Elles ont pour destinataires des représentants majeurs des institutions locales : archevêque de Bordeaux (Agamemnon d’Arnaud), archevêque d’Embrun (Histoire pastoriale de Saint-André d’Embrun) et surtout gouverneurs du Languedoc (Les Amours infortunées de Leandre et d’Heron de La Selve, dédiées au maréchal de Schomberg, duc d’Halluin) et de Guyenne (La Mort de Manlie de Noguères et Josaphat de D.L.T., dédiées au duc d’Épernon, Faramond de Lapoujade à son successeur, le maréchal d’Albret). Les caractéristiques dramaturgiques et stylistiques de ces œuvres sont extrêmement diverses. Comme l’a montré Alan Howe dans l’édition qu’il a donnée de la Phalante de Galaut 8 , l’une des toutes premières œuvres françaises inspirées d’un roman anglais, l’esthétique de cette tragédie probablement créée à la fin du siècle précédent mêle, comme celle des contemporains de Galaut et particulièrement de Hardy, des éléments hérités de 200 Bénédicte Louvat 9 P. Pasquier, « Le théâtre de dévotion comme pratique locale : l’exemple des tragédies bourguignonnes relatives à sainte Reine d’Alise », P. Pasquier et B. Louvat-Molozay (dir.), Le théâtre provincial en France (XVI e -XVIII e siècle), Littératures classiques, n o 97 (2018). 10 S’adressant au duc d’Épernon, l’auteur indique : « je n’ay peu recevoir encore aucune satisfaction [de mon ouvrage], & quoy qu’il n’ait pas tout a fait depleu dans sa representation : La presence de V. A. y estant desirée, à qui seule j’avois eu dessein de plaire, j’ai pareu fort indiferent à quelque aplaudissement que luy peuvent avoir donné les personnes les plus considerables. » (Noguères, La Mort de Manlie, Guillaume Millanges, 1660, n.p.). 11 La Selve, Les Amours infortunées de Léandre et d’Héron, éd. J.-C. Brunon, Montpellier, L’Entente bibliophile, 1986, p. 9-15 et 21-26. 12 Description generale de l’Europe, quatriesme partie du monde, avec tous ses empires, royaumes, estats et republiques […] composé par F R A N Ç O I S R A N C H I N , natif d’Uzez en Languedoc, Advocat à Montpellier, t. II, Paris, Claude Sonnius et Denys Bechet, 1643, p. 21 ; cité par Henri Michel, « La production imprimée des villes du Bas-Languedoc au X V I Ie siècle », Colloque international d’études occitanes [Lunel, 25-28 août 1983], Montpellier, Centre d’estudis occitans, 1984, p. 33-34. la tragédie humaniste et des constituants modernes, la pièce toulousaine ne se distinguant en rien des pièces composées par Hardy et publiées à Rouen ou à Paris à la même période. On note cependant, dans les tragédies profanes produites à partir des années 1640, une influence assez massive du modèle cornélien, et de certaines des formes-sens de la tragédie cornélienne telles que le monologue délibératif, voire le plus célèbre d’entre eux, les stances de Rodrigue. Rien ne permet, cependant, de les taxer globalement d’« archaïques » : tout d’abord, le phénomène est alors national, et nombre de pièces parisiennes font place à une telle imitation ; surtout, comme l’a montré Pierre Pasquier 9 , le théâtre composé et publié en province est infiniment moins tributaire des modes et reprend aisément un procédé, un modèle rhétorique ou un motif qui a prouvé son efficacité. Ces pièces ont-elles été représentées, et leur publication vient-elle prolonger un succès à la scène ? En l’état actuel de nos connaissances, il est extrêmement difficile de le dire. Noguères évoque une représentation de sa Mort de Manlie  10 ; Jean-Claude Brunon, éditeur scientifique de la pièce de La Serre, fournit un certain nombre d’éléments qui plaident pour une représentation de cette tragi-comédie dans un contexte culturel alors très actif et encouragé par les goûts personnels du duc d’Halluin 11 . On peut en outre gager que des pièces composées par des enseignants ou destinées à célébrer la naissance du Christ aient été au moins destinées à la représentation. La production en occitan À ce premier groupe d’ouvrages, il faut maintenant ajouter celui des œuvres théâtrales en occitan, puisque les limites de notre territoire d’étude sont celles du très vaste domaine occitanophone. L’occitan constitue la langue maternelle d’une majorité de la population, et même de ses notables. Au début des années 1640, le médecin montpelliérain François Ranchin écrit ainsi : « partout les gens de lettres, les nobles et ceux de condition tant soit peu honneste, parlent français : à quoi ceux de Languedoc et de Provence s’accoutument plus difficilement et ne peuvent perdre leur mauvais accent, de même que les Gascons et ceux de la Guyenne 12 ». La production imprimée, tous types d’œuvres confondus, y est-elle, dès lors, plus importante en occitan qu’en français ? Il n’en est rien, comme l’a montré en 1984 Henri Michel dans une étude consacrée à la production imprimée des villes du Bas-Languedoc au 201 L’imprimé théâtral dans les provinces méridionales au X V I I ᵉ siècle 13 H. Michel, ibid., p. 13-50. 14 Ibid., p. 34. 15 Bordeaux, Letras d’oc/ Tèxtes occitans, 2003. XVIIe siècle 13 : sur les 540 livres publiés en 1601 et 1700 sur ce territoire, une dizaine seulement peut être considérée comme des œuvres occitanes, contre plus de cent quarante rédigées en latin et le reste (390) en français : « au cours du XVIIe siècle, les imprimeurs éditent donc, en moyenne dans la région, un livre en occitan quand ils en produisent autour de quatorze en latin et trente-huit au moins en français 14 ». Mais il se trouve que cette production imprimée est, en Bas-Languedoc, presque exclusivement constituée d’œuvres théâtrales, en l’occurrence Les Folies du sieur le Sage d’Isaac Despuech dit le Sage de Montpellier, dont la première édition paraît à Montpellier en 1636 et la seconde, augmentée, en 1650, et le corpus du Théâtre de Béziers ou théâtre des Caritats, soit 24 pièces publiées à Béziers sous la forme de trois recueils collectifs (en 1628, 1644 et 1657) ainsi que d’éditions séparées. Que l’imprimé occitan soit, à Montpellier et Béziers, essentiellement de nature théâtrale, ne signifie pas que, réciproquement, tout le théâtre d’expression occitane s’imprime sur ce territoire. La cartographie des autres lieux de composition, de représentation et d’édition du théâtre d’expression occitane a été considérablement facilitée par la parution, en 2003, du Repertòri deu teatre occitan (1550-1800) réalisé par Jean Eygun 15 . Au foyer bas-languedocien, il faut ainsi ajouter le foyer provençal, et même plus spécifiquement aixois, ainsi que des publications sporadiques à Toulouse, Agen et Paris notamment. À partir de l’ensemble des données recueillies dans le répertoire de J. Eygun, on peut dresser la typologie suivante, qui regroupe les œuvres par ville d’édition et selon un ordre décroissant faisant apparaître les principaux foyers de l’édition théâtrale occitane : Béziers L’Antiquité du triomphe de Besiers, au jour de l’Ascension. Contenant les plus rares histoires qui ont esté representées au susdit jour ses dernieres Années, Jean Martel, 1628, contenant : François Bonnet, Histoire de Pepesuc, Le Jugement de Paris, Histoire de la rejouissance des chambrières de Beziers, [anonyme], Les Amours de la Guimbarde, Histoire de Dono Peirotouno, Plaintes d’un païsan […], Pastorale de Coridon & Clerice, Histoire du valet Guillaume, et de la Chambriere Antoine. Pastorale du berger Celidor et de Florimonde sa bergere, Jean Martel, 1629. Histoire du mauvais traitement fait par ceux de Villeneufve […], Jean Martel, 1632. Histoire pastoriale […], Jean Martel, 1633. La fausse magie descouverte […], Jean Martel, 1635. Historio de las Caritats de Besiés, Jean Martel, 1635. Seconde partie du triomphe de Beziers […], Béziers, J. Martel, 1644, contenant : La colère, ou furieuse indignation de Pepesuc, Histoire memorable sur le duel d’Isabels et Cloris, Las aventuros de Gazetto, dans Seconde partie du triomphe de Beziers, Boutade sur le coquinage et la pauvreté, Boutade de la mode, Las amours d’un sergent avec une villageoise. Michalhe, Les Mariages rabillez, J. Martel et P. Claverie, 1647. Michalhe, Pastorale del bergé Silvestre ambé la bergeyro Esquibo, J. Martel, 1650. Las amours de Damon et de Lucresso, Béziers, J. Martel, 1657. 202 Bénédicte Louvat Aix-en-Provence Claude Brueys, Lou jardin deys musos provensalos, Estienne David, 1628, 2 parties, contenant : Comedie a onze personnagis ; Comedie a sept personnagis (I) ; Comedie a sept personnagis (II) ; Rencontre de Chambrieros ; Ordonansos de Caramantran a quatre personnagis ; Per un ballet de cridaires d’Aïgo ardent ; Per un ballet de Maquarellos ; Per un balet de fouols). Lou jardin deys musos provensalos, Estienne David, 1665, contenant Comedie de l’interez, ou de la ressemblanço. A huech persounagis et La farço de Juan dou Grau, à sieis persounagis. Ou l’assemblado dei paures mandians de Marseillo, per empacha de bastir la Charité. Lou Coucho-Lagno Prouvençau per esconjurar las melancouliés de ley gens. A Ays, aquo de Jean Roise, à la plaço deys Prescheurs, 1654, contenant Leys amours de Jobi, et de Madameysello Jano, Lou couguou voulountari a sa moüiller et Leys hounours de Couguëlon bagné dou Poüent-rout et de Tranliasso la bugadiero. Gaspard Zerbin, La Perlo dey musos et coumedies prouvensalos, Jean Roize, 1655, contenant : Coumedié prouvençalo a sieys persounagis (I), Coumedié prouvençalo a sept persounagis, Coumedié prouvençalo a cinq persounagis, Coumedié prouvençalo a sieys persounagis (II), Coumedié prouvençalo a sieys persounagis (III), Coumedié prouvençalo a huech persounagis. Montpellier Isaac Despuech-Sage, Les folies du sieur Le Sage, Montpellier, Jean Pech, 1636 et Las foulies dau Sage de Mounpelie, 1650, contenant Dialogue d’un fol et d’un sage, La preso d’au couguieu au bresc, La mort de l’Esperounat, Dialoguo de dos paysandos sur l’intrado de Madamo de Montmorancy, Dialogue des nimphes. Representé devant Monseigneur le Marechal de Schomberg, à son entrée à Montpelier. Toulouse Garros, Jean de, Pastourade gascoue sur la mort deu magnific e pouderous Anric quart deu nom rey de France e de Navarre, Jean Boude, 1611. Clarac, Arlequin gascou, ou Grapignan, Jean Boudo, 1685. Agen Cortète de Prades, François, Ramounet, T. Gayau, 1684. Cortète de Prades, François, La Miramondo, T. Gayau, 1685. Sarlat Rousset, Grizoulet, lou joloux otropat, et los omours de Floridor et Olimpo, J. Coulombet, 1694. Paris Rempnoux, François, Les amours de Colin et Alyson, 1641. Dialogué de trei bargié Perigourdi, nomna Françey, Guillaumé & Frontou […],Le Mercure galant, 1682, p. 54-63. Si l’on comptait un peu moins de vingt-cinq titres pour l’édition théâtrale en français, le chiffre s’élève à plus de cinquante pour la production en occitan. Et c’est sans compter la part, très importante, de pièces restées manuscrites. Car le théâtre occitan n’accède pas systématiquement à l’imprimé, et lorsqu’il est publié, il ne l’est pas toujours du vivant de ses auteurs. C’est ainsi que le théâtre de l’agenais Cortète de Prades, composé dans 203 L’imprimé théâtral dans les provinces méridionales au X V I I ᵉ siècle 16 La première, Ramounet, ou lou paysan agenez, tournat de la guerro. Pastouralo, pièce publiée pour la première fois en 1684, connaît ensuite une fortune éditoriale considérable puisqu’elle donne lieu à 6 éditions entre 1679 et 1740, fait rarissime pour ce type d’œuvre. 17 H. Michel, « La production imprimée… », art. cit., p. 34. 18 Jardin deys musos provensalos. Divisat en quatre partidos. Par Claude Brueys, Aix, E. David, 1628, n.p. les années 1630-1650, ne paraît que vingt ans après sa mort 16 , et en partie seulement, puisque sa troisième pièce, Sancho Pança al palais dels Ducs est demeurée manuscrite. Plus surprenant, certains auteurs qui bâtissent une véritable œuvre théâtrale, ne publient aucune de leurs pièces. C’est le cas notamment du « bourgeois de Tarascon » Seguin, auteur de six comédies dont l’une est datée de 1646, du montpelliérain Roudil, contemporain de Despuech-Sage et auteur d’une œuvre comparable, par les genres pratiqués autant que par la période où elle a été composée, à celle de son compatriote, ou encore de l’auteur aixois Jean de Cabanes, actif à l’extrême fin du siècle, considéré par ses contemporains comme l’un des plus importants auteurs d’expression occitane, et qui ne publie ni ses textes narratifs ni ses cinq textes dramatiques. Mais, comme le rappelle encore Henri Michel, « il faut des conditions exceptionnelles pour que des œuvres en occitan soient imprimées en Bas-Languedoc à cette époque : celles nées des encouragements d’un milieu, soit convaincu de la qualité de l’un des leurs, soit conscient de la nécessité de défendre des créations anciennes menacées 17 ». Ce constat peut assurément être élargi à l’ensemble du territoire. Il est particulièrement remarquable, en effet, qu’une majorité des œuvres s’inscrivent dans des ensembles, attachés à un nom d’auteur (Claude Brueys, dont les œuvres sont réunies à Aix en 1628 dans un recueil intitulé Jardin dey musos provençalos ou Gaspard Zerbin, dont La Perlo dey musos e coumedies prouvensalos, paraît également à Aix 1654) et/ ou à une tradition théâtrale ou festive ancienne et très ancrée localement, ce que sont tout à la fois la tradition carnavalesque aixoise dont relèvent les deux œuvres précédentes et les fêtes des Caritats, cadre dans lequel sont représentées, le jeudi de l’Ascension, les pièces du Théâtre de Béziers. Les publications aixoises, et surtout la première d’entre elles, le recueil de Brueys, ont sans doute un effet d’entraînement, qui explique la parution, également chez l’éditeur Estienne David, d’autres pièces sous le titre du Jardin deys musos, mais aussi celle d’un recueil de pièces rassemblées par Jean Roize sous le titre évocateur du Coucho-lagno [Chasse-chagrin] Prouvençau per esconjurar las melancouliés de ley gens. Dans le cas de Brueys ainsi que du Théâtre de Béziers, ce sont, assurément, « les encouragements d’un milieu » ainsi que la volonté d’un imprimeur-libraire de « défendre des créations anciennes menacées » autant que de faire un coup éditorial et de se faire une place dans le champ qui expliquent l’accès à l’imprimé. Dans l’avis « Au Lecteur » du Jardin deys musos provensalos, Brueys explique : « La prière de quelques-uns de mes amis a tiré cet ouvrage de la poussière, où il était depuis vingt-cinq ou trente ans, que la fougue de la jeunesse me donnait du temps, et l’humeur pour m’y appliquer 18 ». Dans le premier recueil du Théâtre de Béziers, le texte des huit pièces est précédé d’un important paratexte où l’imprimeur-libraire Jean Martel justifie son projet éditorial par le désir de rendre éternel le nom de la ville de Béziers et de sauver de l’oubli ses traditions, geste qu’il reproduira en 1644 en tête du second recueil collectif. Quels sont, dès lors, les traits caractéristiques de ce théâtre imprimé ? En partie anonyme (sur les vingt-quatre pièces du Théâtre de Béziers, cinq seulement sont pourvues de noms 204 Bénédicte Louvat 19 Est-ce cette homonymie qui explique que deux œuvres aussi différentes, dont l’une a été composée, de surcroît, dans une région fort éloignée de Béziers, aient été publiées dans la même ville ? d’auteurs et deux des recueils aixois rassemblent des œuvres anonymes), ce théâtre est très souvent lié à des circonstances particulières, lesquelles se regroupent en deux grandes catégories qui peuvent communiquer : la production carnavalesque et plus généralement festive, représentée essentiellement par les recueils aixois, qui font apparaître le personnage emblématique de Caramentrant, et le Théâtre de Béziers, joué pendant les Caritats et dans lequel s’invitent, ponctuellement, les figures tutélaires de Pepesuc et du Camel (chameau) ; les vers de ballets ou les pièces composées à l’occasion de l’entrée de grands, telle que celle du maréchal de Schomberg à Montpellier en 1632, pour laquelle Isaac Despuech-Sage compose un dialogue bilingue, sur le modèle de celui, trilingue, de Du Bartas, composé en 1579 pour l’entrée de Marguerite de Navarre à Nérac. Bien sûr, une partie de la production occitane échappe à cette typologie et semble émaner de gestes plus individuels, sans liens avec des sollicitations ou cadres extérieurs. Traits communs et singularités des deux productions Si l’on fusionne désormais nos deux relevés et que l’on tente une synthèse et une comparaison des deux ensembles dégagés, on note tout d’abord un déséquilibre très net, quantitativement, entre la production en français et la production en occitan, a fortiori si l’on ne compare que les œuvres originales et que l’on ne comptabilise pas les rééditions de pièces : on publie entre deux et trois fois plus de pièces en occitan que de pièces en français sur le territoire considéré. Par ailleurs, et c’est peut-être le plus surprenant, les foyers d’édition ne se recouvrent pas : au trio que forment Avignon, Toulouse et Bordeaux pour le théâtre en français s’oppose celui de Béziers, Aix et Montpellier pour les pièces occitanes. Si certaines villes se spécialisent de manière exclusive dans la publication de l’une ou de l’autre production (Avignon ou Aix), dans d’autres (Toulouse, Béziers ou Montpellier), on publie des œuvres en français et d’autres en occitan. On relève ainsi quelques points de contact : le même imprimeur (ou imprimeur-libraire), Pierre Claverie, publie à Béziers l’Histoire pastoriale (1644) de Saint-André d’Embrun et Les Mariages rabillez (1647) de Michalhe, ce à quoi s’ajoutent d’ailleurs des effets de titre : l’Histoire pastoriale est aussi le titre d’une pièce du Théâtre de Béziers parue en 1633 19 . De même, l’imprimeur montpelliérain Jean Pech publie en 1633 la tragi-comédie de La Selve et en 1636 le recueil des œuvres d’Isaac Despuech-Sage, dont le titre est d’abord en français, comme celui d’un nombre significatif d’œuvres occitanes. La distribution par genres fait cependant apparaître des pratiques assez distinctes : alors que le théâtre en français compte un nombre significatif de pièces relevant du registre grave (tragédies, tragi-comédies et pièces de dévotion), la production en occitan ressortit presque exclusivement au registre moyen ou bas. On ne compte, pour le théâtre imprimé au XVIIe siècle, aucune pièce religieuse et aucune tragédie occitanes - ce qui ne signifie pas qu’on n’y parle pas de mort, comme l’atteste la Pastorade gascoue de Jean de Garros, pièce de circonstance où des bergers déplorent la mort d’Henri IV, ni même qu’on n’y meurt pas. 205 L’imprimé théâtral dans les provinces méridionales au X V I I ᵉ siècle 20 Gilles Siouffi, « Le théâtre des langues : parole et imaginaire des parlers dans le théâtre et les entrées royales entre 1550 et 1650 », Bénédicte Louvat-Molozay (dir.), Français et langues de France dans le théâtre du X V I Ie siècle, Littératures classiques, n° 87, 2015, p. 17-30, p. 21. 21 Philippe Gardy, « Une scène linguistique : le théâtre d’oc en Provence au X V I I Ie siècle », Lengas, n°10, 1981, p. 63-84 et « Un théâtre traversé par deux langues », Jean-François Courouau (dir.), La Langue partagée. Écrits et paroles d’oc 1700-1789, Genève, Droz, 2015, p. 145-195. Gilles Siouffi voit, sans doute à juste titre, dans la promotion massive du plaisant et du facétieux dans la littérature en « langue régionale » du XVIIe siècle le « signe d’un glissement inéluctable vers les fonctions inférieures de la littérature 20 ». Et ce qui caractérise le mieux la production occitane est sans doute la notion de « théâtre d’occasions » (occasions fournies par le Carnaval, par les traditions festives, par les entrées…) proposée par Philippe Gardy 21 . Mais n’est-ce pas également le cas pour une partie au moins de la production en français ? C’est ce qu’un examen plus précis des pièces et de leurs conditions de composition voire de représentation permettrait d’établir avec plus de précision, d’autant que les pièces en occitan et en français ont parfois les mêmes dédicataires, à l’instar de la pièce de La Selve et de La Fausse magie descouverte, pièce anonyme du Théâtre de Béziers, dédiées, à un an d’intervalle, au duc d’Halluyn. Cet exemple fait apparaître un dernier point de contact possible : en dépit, en effet, de leurs différences esthétiques, ces deux pièces, et bien d’autres avec elles, manifestent une réappropriation des modèles parisiens, en l’occurrence les succès comiques et tragi-comi‐ ques des années 1630. Dans bien des cas, la relation locale entre production occitane et production française dut intégrer un troisième terme : les œuvres parisiennes, diffusées par l’impression mais aussi, quoique plus ponctuellement, par la représentation. Il y a là, assurément, une longue et minutieuse enquête à poursuivre, laquelle devrait permettre à terme la mise au jour d’une histoire « inclusive » du théâtre provincial et de sa production par nature plurilingue. 206 Bénédicte Louvat 1 Voir, par exemple, Michael Call, The Would-Be Author. Moliere and the Comedy of Print, West Lafayette, Purdue UP, 2015 ; R. Chartier, La Main de l’auteur et l’esprit de l’imprimeur : X V Ie - X V I I Ie siècle, Paris, Gallimard, 2015 ; Ariane Ferry et Florence Naugrette (dir.), « Le Texte de théâtre et ses publics », Revue d’Histoire du Théâtre, n° 1-2, 2010 ; Georges Forestier, Edric Caldicott, Claude Bourqui (dir.), Le Parnasse du théâtre. Les recueils d’œuvres complètes de théâtre au X V I Ie siècle, Paris, PUPS, 2007 ; Alain Riffaud, La Ponctuation du théâtre imprimé au X V I Ie siècle, Genève, Droz, 2007 ; Christian Biet et Christophe Triau, Qu’est-ce que le théâtre ? , Paris, Gallimard, 2006 ; Larry F. Norman, Philippe Desan et Richard Strier (dir.), Du spectateur au lecteur. Imprimer la scène aux X V Ie et X V I Ie siècles, Fasano-Paris, Schena-PU Paris Sorbonne, 2002 ; Julie Stone Peters, Theatre of the Book 1480-1880, Oxford UP, 2000. Les fonctions du texte dramatique dans le livre de fête Benoît B O L D U C New York University Le développement de l’imprimé joue un rôle déterminant dans la formation et la légitima‐ tion de la culture théâtrale dans la France des XVIe et XVIIe siècles, comme dans le reste de l’Europe. Grâce aux travaux de nombreux chercheurs, nous savons que l’impression des textes dramatiques contribue, par exemple, à l’institution du théâtre, à la constitution de répertoires nationaux, à la transformation des publics, au contrôle des acteurs qu’on peut désormais contraindre à la juste interprétation d’un texte rendu plus stable, ainsi qu’à l’établissement de normes d’écriture qui propulsent le texte dramatique au sommet des genres littéraires. Nous comprenons mieux les enjeux liés à la publication des œuvres complètes d’un auteur dramatique, pratique qui tend à éloigner les pièces de la scène et à favoriser leur entrée au panthéon des belles-lettres. Nous savons, enfin, que le marché du texte dramatique imprimé, en proposant des pièces à lire et à jouer, met en jeu la propriété intellectuelle et les intérêts financiers des libraires, des auteurs dramatiques et des troupes de comédiens 1 . La présente communication n’apportera qu’une modeste contribution à ce vaste champ d’études en présentant quelques réflexions sur les fonctions du texte dramatique dans les premiers livres de fêtes publiés en France entre le milieu du XVIe siècle et le milieu du XVIIe siècle. Force est de constater que durant cette période en France, la publication d’un texte dramatique joué à l’occasion d’une fête ou d’une cérémonie politique est plutôt l’exception que la norme. Ces textes sont bien connus des spécialistes des arts du spectacle : les vers composés par Nicolas Filleul pour le Balet comique de la Royne donné par la reine Louise de Lorraine à l’occasion du mariage du duc de Joyeuse le 15 octobre 1581 ; l’Arimène de Nicolas de Montreux, grande pastorale à intermèdes jouée à la cour de Nantes pour le carnaval de 1596, imprimée avec une description détaillée de sa mise en scène ; Mirame, tragi-comédie de Jean Desmarets jouée à l’occasion de l’inauguration de la grande salle de spectacle du Palais Cardinal le 14 janvier 1641 ; et quatre des pièces en ou avec musique et machines 2 « […] premièrement parce qu’elle est très agréable, remplie de traits divertissants et qu’elle a toujours été louée et appréciée des personnes les plus doctes, ensuite parce qu’elle est née dans leur patrie de Toscane renommée pour ses personnes illustres et exercées aux belles-lettres, une patrie entretenue et élevée aux plus grands honneurs grâce à la Très Glorieuse maison dont est issue la Majesté Très Chrétienne de la Reine, son épouse […] », La Magnifica et triumphale entrata del christianissimo Re di Francia Henrico Secondo di questo nome fatta nella nobile et antiqua città di Lyone à luy et à la sua serenissima consorte Chaterina alli 21 di Septemb. 1548, Colla particulare descritione della Comedia che fece recitare la Natione Fiorentina à richiesta di sua Maesta Christianissima, Lyon, Rouillé, 1549, n.p. 3 Roy Strong, Art and Power: Renaissance Festivals, 1450-1650, Woodbridge, Boydell, 1984 ; Jean-Yves Vialleton, « Une catégorie “mineure” de l’esthétique théâtrale au X V I Ie siècle : la magnificence », commanditées par Anne d’Autriche et Mazarin : La Folle supposée (La Finta pazza) de Giulio Strozzi, jouée en décembre 1645, l’Andromède de Pierre Corneille, créée en janvier 1650, Les Noces de Pélée et de Thétis (LeNozze di Peleo e di Theti) de Francesco Buti jouée en avril et en mai 1654, et l’Hercule Amoureux (Ercole Amante), toujours de Buti, créée en février 1662. Il est vrai que la fête théâtrale n’est pas aussi appréciée chez nous qu’elle ne l’est par exemple à la même époque à Florence, à Rome ou à Ferrare, où les textes dramatiques sont non seulement publiés sous forme de livrets pour faciliter la compréhension du spectacle, mais souvent reproduits dans de magnifiques livres commémoratifs. Or, les quelques pièces représentées lors de spectacles ou de cérémonies, notamment à l’occasion d’entrées solennelles, ne sont pas non plus imprimées comme en témoigne, par exemple, le livre qui commémore l’entrée d’Henri II et de Catherine de Médicis à Lyon en 1548. À l’occasion de cette entrée fastueuse, l’archevêque de Lyon, ainsi que les artisans, marchands, et banquiers représentant la nation florentine, financèrent une représentation de La Calandria, comédie de Bernardo Dovizi da Bibbiena imitée des Ménechmes, farcie d’intermèdes allégoriques joués dans un décor fastueux. Ce spectacle n’est que sommairement décrit dans la relation officielle imprimée chez Guillaume Rouillé. C’est dans un opuscule de vingt-sept pages imprimé à la suite de la traduction italienne du livre de l’entrée lyonnaise que la nation florentine fait valoir sa contribution à la magnificence préparée en l’honneur des souverains. Cette Particulare descritione della Comedia che fece recitare la Natione Fiorentina à richiesta di sua Maesta Christianissima donne une description détaillée du décor de la salle de spectacle, le récit du déroulement de la représentation et les vers des intermèdes allégoriques ; mais la comédie, elle, n’est ni reproduite, ni décrite. Elle n’est annoncée que par les propos du personnage jouant le prologue, rapportés dans la relation, qui explique qu’elle est imitée de Plaute et qu’elle a été choisie : […] primieramente per cio che piacevolissima era et di sollazzevoli motti piena et da i piu intendenti stata sempre lodata e pregiata molto, e appresso per cio che era nata nella patria loro di Toscana e fattura di persona illustre et nelle buone lettere essercitata, e nutrita poi, e con sommo honore alzata dalla Chiarissima casa della Maestà Christianissima della Regina sua Consorte. 2 C’était tout ce qu’il y avait à dire d’un divertissement dont les vers, contrairement aux intermèdes, ne pouvaient contribuer à la louange des souverains. En effet, dans le contexte d’une fête ou d’une cérémonie officielle, un texte dramatique n’est imprimé que s’il participe de la magnificence de l’événement commémoré, qualité essentielle de la fête dont Roy Strong a bien montré la centralité, et que Jean-Yves Vialleton nous invite à considérer, à côté des notions d’honnêteté et de galanterie, comme une catégorie esthétique à part entière 3 . Un 208 Benoît Bolduc Littératures classiques, n° 51, automne 2004, p. 233-251. Voir également le mémoire d’HDR d’Anne-Ma‐ deleine Goulet, Les Coulisses de la magnificence princière : la princesse des Ursins et sa sœur, duchesses romaines, 1675-1686, à paraître. 4 Ce que Laurence Giavarini a déjà remarqué dans « Lieu théâtral, lieu auctorial et lieu culturel », Du spectateur au lecteur, op. cit., p. 253. 5 Nicolas de Montreux, L’Arimene, ou Berger desespere, Paris, Saugrain, 1597, f. A ijv -A iij . 6 Voir Rose-Marie Daele, Nicolas de Montreulx (Ollenix du Mont-sacré). Arbiter of European Literary Vogues of the Late Renaissance, New York, Moretus Press, 1946. texte dramatique joué à l’occasion d’une fête ne paraîtra dans un livre commémoratif qu’à condition que son sujet, ses personnages et son style répondent aux critères de noblesse, de gravité et de sérieux convenables à la célébration de son hôte ou de son commanditaire. La publication de L’Arimène de Nicolas de Montreux illustre parfaitement cette volonté de traduire et de pérenniser la magnificence d’un spectacle 4 . L’épître dédicatoire du livre commémorant la représentation de cette pastorale à intermèdes et à machines donnée à grands frais à la cour de Nantes durant le carnaval 1596 accorde explicitement au texte dramatique imprimé une fonction encomiastique. Montreux attribue en effet à son maître, Philippe-Emmanuel, duc de Mercœur, la paternité d’une œuvre qui n’a peu naistre autrement de [lui], puis que la vertu qui [le] recommande, ne souffre point l’imparfaict. Les paroles ne sont point trop basses, les inventions qui ont formé les corps des intermedes, ont ravy les ames des spectateurs, en leur objects, et la naïfve prononciation des vers, esmeut à les entendre. Aussi ont ils esté honorez par le voeu des plus belles ames de ceste province, qui ont servy [sa] louäble intention en ce labeur : ils ont partagé justement la gloire qui l’a suivy, dont comme [lui, Montreux], ils [lui, Mercœur] recognoissent la cause. 5 Ce lieu commun des épîtres dédicatoires, qui prétend faire du commanditaire le véritable auteur du texte imprimé, s’exprime ici en des termes qui confondent les forces en jeu dans une relation de clientèle où le public est pris à partie. Les qualités morales du duc de Mercœur, commanditaire d’un spectacle dont il aurait été l’inventeur, ne peuvent produire autre chose que la perfection du style. Cette perfection est source de ravissement pour des spectateurs qui voient avec délice le mouvement harmonieux des machines des intermèdes, alors que la justesse de la déclamation permet aux vers de les émouvoir. Nul doute que la commémoration de ce spectacle ne procurât au duc de Mercœur la satisfaction de se voir représenter en seigneur magnifique dispensateur de divertissements raffinés comme l’avaient été les Médicis et les Valois, et ce en dépit de la révocation récente de son poste de gouverneur de Bretagne par Henri IV. Or, la magnificence du prince renvoyant au poète, comme dans un miroir, une image magnifiée de son art, la représentation exceptionnellement fastueuse de L’Arimène sert aussi les ambitions d’un auteur engagé dans la publication de l’ensemble de son œuvre 6 . En plus de traduire la magnificence du spectacle et de contribuer à la réputation de son commanditaire et de ses inventeurs, la publication du texte dramatique d’une fête théâtrale peut aussi se substituer, de façon métonymique, à une relation détaillée de l’ensemble des activités associées à la célébration d’un événement politique. Comme je l’ai montré dans 209 Les fonctions du texte dramatique dans le livre de fête 7 B. Bolduc, La Fête imprimée. Spectacles et cérémonies politiques 1549-1662, Paris, Classiques Garnier, 2016. La Fête imprimée  7 , c’est le cas, par exemple, du livre qui commémore les fêtes données en l’honneur du mariage du duc de Joyeuse et de Marguerite de Lorraine en octobre 1581. Parmi les nombreux tournois, bals et banquets donnés à cette occasion, auxquels avaient pourtant contribué les plus grands artistes de l’époque, seul le ballet de Circé donné par la reine Louise a été imprimé, assurant la gloire à son inventeur, Balthazar de Beaujoyeux. Ce spectacle, où le chant, la déclamation, la danse, les chars et les machines concourent à éblouir la cour, était pour la première fois structuré de manière à représenter une intrigue suivie. Les vers chantés et déclamés représentent une action simple qui consiste à engager le roi de France, aux côtés de la reine et de nymphes qui se révoltent contre la tyrannie de Circé, à vaincre les charmes de la magicienne grâce au soutien de Pan, des quatre Vertus Cardinales, de Minerve et de Jupiter. En plus de se prêter à plusieurs interprétations allégoriques célébrant le pouvoir universel et pacificateur d’Henri III, le poème dramatique est farci d’éloges directs aux souverains. Dès le début du spectacle, par exemple, un gentilhomme qui a réussi à s’échapper de l’emprise de Circé et qui accourt auprès du roi pour implorer son soutien, ne manque pas de rappeler à Henri III la récompense que la postérité réserve aux héros : Ne veux-tu pas grand Roy tant de dieux secourir ? Tu le feras, HENRY, plus valeureux qu’Alcide Ou celui qui tua la chimère homicide : Et pour tant de mortelz et dieux que tireras Des liens de la Fee, immortel te feras Et la postérité qui te feras des temples, De verdissant laurier couronnera tes temples. Plus loin, un chœur de sirènes renchérit en rappelant que Jupiter n’est seul aux cieux, La mer loge mille Dieux : Un Roy seul en France habite, HENRY, grand Roy des François, En peuple, en justice, en loix Rien aux autres dieux ne quitte. Autre qualité du poème dramatique de Nicolas Filleul, les répliques sont émaillées de ces sentences qui font le prix des tragédies de l’époque, et que des guillemets distinguent dans les marges du livre : Il fasche d’estre serf, mais cette servitude Qu’on rend a un indigne est plus vile et plus rude. Souvent l’opinion, que le vulgaire bruit, Seme un brave renom ou du tout le détruit. Les actes violents d’une chaude jeunesse 210 Benoît Bolduc 8 Voir Yvonne Roberts, « Le rôle de l’Académie de Poésie et de Musique dans la lutte d’Henri III contre les ambitions des Guises », Marc Deramaix, Perrine Galand-Hallyn, Ginette Vagenheim et Jean Vignes (dir.), Les Académies dans l’Europe humaniste. Idéaux et pratiques, Genève, Droz, 2008, p. 594. 9 Théophraste Renaudot, Recueil des gazettes, nouvelles, relations extraordinaires, et autres recits des choses avenues toute l’année 1641, Paris, Bureau d’Adresse, 1642, p. 34. 10 Ouverture du theatre de la grande salle du Palais Cardinal. Mirame, tragicomedie, Paris, Le Gras, 1641. Ne sont point estimez pour vertus ni prouesse ; C’est du temps advenir l’espoir verd qui fleurit, Et fletrit si le temps en fruit ne le meurit. Mais pour mal conseillé cestuy-là on estime Qui se hasarde en vain. Ces sentences font écho aux devises représentées sur les médailles que des dames de la cour présentent, à la fin du spectacle, aux seigneurs de la maison de Lorraine, aux favoris et à d’autres dignitaires. Elles constituent autant de mises en garde contre le mauvais usage des passions et rappellent que ce mariage entre une princesse de Lorraine et un favori du roi visait, du moins en apparence à rétablir la paix du royaume 8 . La publication de Mirame, tragicomédie de Jean Desmarets, représente un autre cas intér‐ essant de substitution métonymique. Imprimée chez Henri Le Gras en format in-folio avec six belles estampes réalisées par Stefano della Bella, le texte dramatique de Mirame remplit seul la fonction de commémorer la grande fête donnée par Richelieu le 14 janvier 1641 en l’honneur de la reine avec qui le ministre souhaitait se raccommoder publiquement. Un compte rendu de la Gazette nous apprend en effet que cette soirée de gala, qui inaugurait la nouvelle salle de spectacle du Palais Cardinal, comportait également une collation et un bal magnifiques 9 . En limitant la commémoration de la fête à la fable dramatique jouée à son occasion, le livre qui paraît chez Le Gras conserve la mémoire d’un événement inimitable en lui associant les qualités poétiques de la tragicomédie réglée telle qu’elle est théorisée à l’époque dans l’entourage de Richelieu 10 . Il est probable que, derrière l’intention que proclame pompeusement le titre du livre -Ouverture du théâtre de la grande salle du Palais Cardinal -, Richelieu ait également voulu célébrer, par anticipation, un mariage qui rehaussait le prestige de sa maison et qui allait être conclu un mois plus tard : celui de sa nièce, Claire-Clémence de Maillé-Brézé, avec Louis II de Bourbon, duc d’Enghien, le futur Grand Condé. Bien que cette fonction épithalamique ne semble pas avoir été relevée par les premiers publics de Mirame, l’intrigue qui est peut-être de l’invention de Richelieu, où il est question d’une princesse qui obtient d’épouser, contre toute attente, le prince étranger et rebelle dont elle est amoureuse, se prête tout à fait bien à la célébration d’une telle union. En revanche, la volonté de rendre public, grâce à ce spectacle, un rapprochement politique entre la reine et le ministre n’échappa pas aux ennemis de Richelieu qui firent courir le bruit que la pièce avait été choisie non pas pour rendre hommage, mais pour humilier Anne d’Autriche. Tallemant des Réaux et l’abbé Arnaud rapportent en effet une clé selon laquelle l’entretien secret que l’héroïne accorde de nuit à son amant évoquait l’idylle scandaleuse impliquant la reine avec un « prince étranger », le duc de Buckingham, 211 Les fonctions du texte dramatique dans le livre de fête 11 Voir Léopold Lacour, Richelieu dramaturge et ses collaborateurs, Paris, Ollendorff, 1926, p. 124-125, 134. 12 Sur les rapports entre la lecture à clé et la lecture allégorique, voir Mathilde Bombart, Le Savoir des clefs, ouvrage à paraître. 13 Explication des décorations du théâtre, et les argumens de la pièce qui a pour tiltre La Folle supposée, ouvrage du Seigneur Giulio Strozzi, Paris, René Baudry, 1645 ; Feste theatrali per la Finta pazza, Paris, René Baudry, 1645. Le matériel typographique utilisé pour l’impression du livre commémoratif est le même qui a servi à la publication de l’argument chez René Baudry. Baudry imprimera par la suite un argument-réclame pour l’Orphée à machines que les comédiens du Marais mettent à l’affiche en décembre 1647, ainsi que le livret de l’Alceste (1674) de Quinault mis en musique par Lully. Le texte de l’explication des décorations et des arguments est signé d’un certain Giulio Cesare Bianqui « de Turin » qui écrit à un certain Cintio Tandelli à Orléans pour lui faire part de ce qu’il a vu et entendu lors d’une répétition du spectacle. Après avoir été imprimé en français, il est reproduit, dans son italien d’origine, dans le livre commémoratif au côté du texte dramatique et de cinq estampes de Noël Cochin. une quinzaine d’années auparavant. Cette clé, qui en toute probabilité ne traduit pas une intention de Richelieu 11 , atteste néanmoins qu’un texte dramatique joué à l’occasion d’une fête de cour se prête nécessairement à ce type de lecture et que sa publication permet à un plus large public de juger de la valeur de telles interprétations 12 . La dernière fonction qu’il est nécessaire de relever dans le cadre restreint de cette analyse, est sans doute celle qui a le plus intéressé les premières générations de chercheurs qui se sont penchés sur les fêtes politiques des cours européennes. Plus que la lecture à clé, c’est l’interprétation allégorique des fables historiques ou mythologiques qui justifie le plus souvent leur sélection et leur représentation. La publication d’un texte dramatique joué dans le contexte d’une fête, surtout si le texte est accompagné d’un prologue ou de discours qui en explicitent les significations, comme c’est le cas notamment dans le livre du Balet comique de la Royne, intensifie ce type de réception. Or c’est précisément à cette lecture que résistent trois des quatre grandes fêtes théâtrales commanditées par Anne d’Autriche et Mazarin dont le texte dramatique a été imprimé. La première est donnée dans la salle du Petit-Bourbon à l’occasion du carnaval de 1645. Pour offrir au jeune roi et à la cour un spectacle fastueux dans le goût de ceux qui faisaient la réputation de Rome, de Florence et, depuis peu, de Venise, Anne d’Autriche fait venir de la Sérénissime le célèbre architecte-ingénieur Giacomo Torelli, accompagné du chorégraphe Giovan Battista Balbi. Les deux artistes sont chargés de préparer avec les comédiens italiens de la troupe de Giuseppe Bianchi, installée à Paris, une mise en scène à grand spectacle de la Finta pazza de Giulio Strozzi. Torelli, qui avait conçu les décors et les machines pour la création de cet opéra au Teatro Novissimo de Venise en 1641, reproduit à Paris non seulement sa scénographie, mais aussi la stratégie éditoriale qu’il avait développée avec Strozzi et les membres de l’Académie des Incogniti, et qui avait assuré le succès et la renommée de leur entreprise. Il obtient, en effet, un privilège pour imprimer un argument avant la représentation afin d’attiser la curiosité du public, et surtout, il publie le texte de la pièce avant que ne débutent les représentations 13 . Contrairement aux petits livrets publiés à Venise, cet in-folio n’est pas principalement destiné à être emporté au théâtre pour faciliter la compréhension du spectacle, bien que l’intrigue de la Finta pazza, qui raconte les aventures d’Achille dans l’île de Scyros, ne soit pas facile à suivre. Il s’agit bien plutôt d’un livre commémoratif qui contient une dédicace et 212 Benoît Bolduc 14 Nous savons, grâce à la découverte par Barbara Nestola d’une partition manuscrite conservée à la BnF, que ce n’est pas l’Egisto de Cavalli qui fut joué à Paris en 1646, mais le livret de Rospigliosi mis en musique par Marazzoli et Mazzocchi. Voir Barbara Nestola, « L’Egisto fantasma di Cavalli: una fonte per la rappresentazione parigina dell’Egisto ovvero Chi soffre speri di Mazzocchi e Marazzoli (1646) », Recercare, vol XIX (1-2), 2007, p. 125-146. 15 Voir Christian Dupavillon, Naissance de l’opéra en France. Orfeo, 2 mars 1647, Paris, Fayard, 2010. 16 Ceci n’empêcha pas les auteurs de mazarinades de fustiger un cardinal « grand faiseur de machines » (L’Adieu de Mazarin, Paris, Huot, 1649) et de proposer des clés pour l’Orfeo de Buti. Pour l’auteur de l’Apologie pour le Cardinal Mazarin (Paris, Preuverray, 1649), par exemple, le pouvoir d’Orphée sur les bêtes représenterait celui de Mazarin charmant le peuple français (p. 20). une adresse du scénographe au lecteur, une relation circonstanciée du spectacle, ainsi que cinq planches gravées représentant les décors et les machines. Le titre de l’ouvrage, Feste theatrali per la Finta pazza, drama del sigr Giulio Strozzi, rappresentate nel Piccolo Borbone in Parigi quest anno 1645 et da Giacomo Torelli da Fano Inventore dedicate ad Anna d’Austria Regina di Francia, met d’ailleurs bien en évidence le rôle que s’approprie Torelli dans cette affaire. Le titre promet des « fêtes théâtrales » dédiées à la reine mère par leur inventeur et données à l’occasion non pas d’un événement heureux, mais pour servir à la représentation de la Finta pazza. En remplaçant la préposition articulée « della » appelée normalement par le contexte, par la préposition et l’article « per la », le livre commémoratif place le service rendu par Torelli à la reine au rang des événements dignes de commémoration, reléguant le texte dramatique au statut de faire-valoir du spectacle. Les personnages de Strozzi, la vivacité de leurs répliques et la complexité de l’intrigue comique ayant été conçus pour répondre aux goûts du public bigarré qui s’attroupait dans les théâtres de Venise durant le carnaval, le texte dramatique de la Finta pazza, imprimé à Paris, ne pouvait guère que flatter le goût de la reine pour la comédie italienne. À la rigueur, il pouvait aussi donner une certaine visibilité aux comédiens italiens, qui avaient été à l’initiative de ce spectacle, en conservant la mémoire de leur ingéniosité et de leur talent. Les opéras italiens donnés à la cour lors des carnavals de 1646 et 1647 - l’Egisto (Chi soffre speri) de Giulio Rospigliosi 14 et l’Orfeo de Francesco Buti - n’ont pas fait l’objet d’une publication. Si le spectacle de 1646 qui, selon le témoignage de Mme de Motteville et du résident de Toscane, fut présenté sobrement devant un public restreint dans le petit théâtre du Palais Royal, ne méritait guère d’être imprimé, il est permis de croire que la création fastueuse de l’opéra à machines et intermèdes de l’abbé Buti 15 aurait dû, en revanche, donner lieu à l’impression d’un livre à figures. Son sujet - l’apothéose d’Orphée - se prêtait aisément à une interprétation allégorique comme le suggère le personnage de la Victoire qui célèbre, dans le prologue, le triomphe de la France sur le Mal, mais les récriminations contre la politique et les dépenses excessives de Mazarin, qui allaient mener aux emportements xénophobes de la Fronde, découragèrent sans doute le ministre de faire publier le livret italien qu’il avait commandité 16 . C’est le texte dramatique français de l’Andromède de Corneille, créé presque trois ans plus tard dans la salle du Petit Bourbon avec les machines que Torelli avait conçues pour Orfeo, qui aura droit à une édition de prestige. Jouée en pleine Fronde à partir du début du mois de janvier 1650, durant la fragile trêve qui précède l’arrestation de Condé, Conti et Longueville, cette tragédie à machines et avec musique marque le début d’une nouvelle ère pour la fête théâtrale. En effet, tout se passe comme si la participation de Corneille révélait, pour la 213 Les fonctions du texte dramatique dans le livre de fête 17 [T. Renaudot], « L’Andromède représentée par la Troupe Royale au petit Bourbon : avec l’explication de ses machines » (Extraordinaire n° 27), dans Recueil des gazettes, nouvelles ordinaires et extraordi‐ naires, relations et autres récits des choses avenues toute l’année mil six cens cinquante, Paris, Bureau d’Adresse, 1650, p. 246. 18 Voir Françoise Siguret et Alain La Framboise (dir.), Andromède, ou le héros à l’épreuve de la beauté, Paris, Klincksieck, 1996 ; et B. Bolduc, Andromède au rocher, Florence, Olschki, 2002. 19 Voir Hélène Visentin, « Oracle et allégorie dans l’Andromède de Pierre Corneille », Marlies Kronegger et Anna-Teresa Tymieniecka (dir.), Analecta Husserliana, XLII, 1994, p. 49-60. 20 Signe, comme l’a relevé Alain Riffaud, que Corneille commence à porter plus d’attention à l’impres‐ sion de ses pièces : A. Riffaud, « L’aventure éditoriale du théâtre imprimé entre 1630 et 1660 », Le Parnasse du théâtre, op. cit., p. 59-86. première fois en France, toute la force de la composante dramatique d’une représentation à grand spectacle - douce revanche pour l’auteur du Cid dont Desmarets avait eu l’ambition de corriger les défauts en donnant à Richelieu la magnifique, mais exsangue tragicomédie de Mirame. Aussi les vers de Corneille inspirent-ils à Théophraste Renaudot, dans un extraordinaire de la très officielle Gazette de France, des pages dithyrambiques où perce l’espoir d’une réconciliation du royaume. Cet espoir, c’est le texte lui-même qui le porte : « venu au comble de la perfection : et pour parler avec les Astrologues, en son apogée », le poème dramatique, observe Renaudot, retrouve le pouvoir « d’apprivoiser » et de « rendre plus traitables » les esprits de ce temps 17 . Inspiré des Métamorphoses, le sujet d’Andromède s’était déjà prêté, au moment où Corneille s’en empare, à de nombreux usages politiques 18 . La libération, par le fils de Jupiter, de l’héritière du trône d’Éthiopie offerte en sacrifice à un monstre marin en raison de l’hybris de sa mère convient parfaitement à la célébration des vertus des princes chrétiens pourfendeurs d’hérésies et protecteurs de la vertu. En développant les caractères de Persée et de son rival, le prince Phinée auquel est d’abord promise Andromède, Corneille offre au jeune Louis XIV le portrait du « plus jeune et [du] plus grand des rois » comme l’entonne le chœur du prologue. Le texte imprimé permet de prendre la pleine mesure du discours moral et politique qui se déploie dans Andromède sous la forme d’un discours dramatique soutenu 19 . Ce n’est plus Torelli dont les décors et les machines sont pourtant à l’origine du spectacle, mais Corneille qui obtient les privilèges et contrôle l’impression de la magnifique mise en scène de son texte dramatique. Un « dessein […] contenant l’ordre des scènes, la description des théâtres et des machines et les paroles qui se chantent en musique », imprimé à Rouen « aux dépens de l’auteur », se vend à Paris chez Antoine Courbé dès le mois de mars 1650. Comme pour l’argument de la Finta pazza, il attise la curiosité du public qui n’a pas encore pu assister aux représentations, mais peut aussi servir de livret pour suivre les paroles chantées durant le spectacle car, en dépit de la déclaration que Corneille place à la fin de l’argument de sa tragédie - « cette pièce n’est que pour les yeux » -, l’auteur dramatique est particulièrement soucieux que ses vers soient entendus et compris. La première édition du texte, un in-12° imprimé à Rouen chez Laurens Maurry et vendu à Paris chez Charles de Sercy, ne diffère en rien des publications des autres pièces de théâtre de l’époque, sinon que sa mise en page est particulièrement soignée 20 et inclut une description circonstanciée des décors. C’est un an plus tard que paraît, grâce aux soins du même Maurry, le livre 214 Benoît Bolduc 21 Ces deux textes dramatiques sont publiés chez Robert Ballard, avec les vers composés par Benserade pour les entrées de ballet, d’abord en format in-4°, puis en format in-folio. Pour une description complète des éditions, voir Laurent Guillo, Pierre I Ballard et Robert III Ballard, imprimeurs du roy pour la musique (1599-1673), Sprimont-Versailles, Mardaga-Centre de Musique Baroque de Versailles, 2003, vol. 2. Torelli a fait paraître, à part et peut-être à compte d’auteur, une description de ses décors accompagnée de dix planches d’Israël Silvestre sur des dessins de François Francart : Décorations et machines aprestées aux Noces de Tétis, ballet royal ; représentées en la salle du Petit-Bourbon, par Jacques Torelli, inventeur, Paris [s.n., 1654]. Il n’existe aucune gravure représentant les décors de Vigarani pour Ercole amante. La mort de Mazarin, son principal commanditaire, avant même que cette fête théâtrale n’ait pu être donnée, explique peut-être cette absence. 22 Voir Georges Duval-Wirth, « Accueil et répercussions des livrets italiens à la cour de France de la minorité à la majorité de Louis XIV », Christian Bec et Irène Mamczarz (dir.), Le Théâtre italien et l’Europe : X Ve - X V I Ie siècles, Paris, PUF, 1983, p. 143-170 ; K. Piechocki, « Dall’Ercole amante all’Hercule amoureux: verso una rivalutazione della “mauvaise traduction” del libretto di Francesco Buti », Francesco Luisi (dir.), Francesco Buti tra Roma e Parigi: diplomazia, poesia, teatro, Rome, Torre d’Orfeo, 2009, vol. II, p. 837-860 ; M. Klapper, « Ercole amante sconosciuto: Reconstructing the Revised Version of Cavalli’s Parisian Opera », Ellen Rosand (dir.), Readying Cavalli’s Operas for the Stage, Farnham-Burlington, Ashgate, 2013, p. 333-347. 23 [F. Buti,] Ercole amante. Tragedia. Representata per le nozze delle Maestà christianissime, Paris, R. Ballard, 1662, p. 15-16. Cf. cette traduction calquée sur l’original : « Et qu’ainsi chacun puisse voir / commémorant ce spectacle magnifique : un in-4° enrichi de six planches gravées par François Chauveau. C’est à l’aune de la tragédie de Corneille que durent se mesurer les dernières fêtes théâtrales farcies d’entrées de ballet composées par l’abbé Buti. Le texte dramatique italien du ballet des Nozze di Peleo e di Teti, chanté à l’occasion du carnaval de 1654, et celui d’Ercole amante, qui devait être prêt pour le mariage de Louis XIV et de Marie-Thérèse mais ne sera créé qu’en 1662, représentent les dernières tentatives d’adaptation des spectacles transalpins au goût français avant que Molière, Quinault et Lully ne développent pleinement les formes hybrides et originales que sont la comédie-ballet et la tragédie en musique 21 . Ces textes sont publiés avec des traductions françaises qui ne sont pas seulement infidèles, comme on l’a remarqué, mais cherchent précisément à reproduire la grandeur des vers que Corneille avait su faire entendre sur la scène du théâtre du Petit Bourbon. Imprimées en regard du texte original italien sur les pages de gauche, ces traductions restées anonymes prêtent aux personnages des pensées et un langage plus honnêtes et bienséants 22 . En dépit de leur prologue encomiastique, les textes dramatiques de l’abbé Buti résistent à la lecture allégorique, et les clés que l’on a essayé de leur appliquer ne produisent que de bien insatisfaisantes interprétations. Comme l’expliquent Thétis, Pélée et Prométhée à la toute fin des Nozze di Peleo e di Theti, la leçon morale qu’on pourrait tirer de l’intrigue se résume au principe suivant lequel les épreuves imposées par la vertu conduisent à la félicité. La fonction épithalamique d’Ercole amante est évoquée une première fois dans le prologue par le personnage de Diane (Cynthie) : E veda ogn’un che desiar non sa Car le prix le plus noble et le plus magnifique Un eroico valore, Dont se puisse payer la valeur heroïque, Qui giù premio maggiore C’est de pouvoir enfin avec tranquillité Che di goder in pace alta beltà. Posséder plainement une rare Beauté. 23 215 Les fonctions du texte dramatique dans le livre de fête que la valeur d’un héros ne saurait désirer, / ici-bas, de plus superbe récompense / que celle de jouir en paix d’une noble beauté. » 24 Ibid., p. 116-117. Cf. cette traduction calquée sur l’original : « Ainsi un jour adviendra, où, avec plus de délice, / sur les rives altières de la Seine, / un autre Alcide gaulois, enflammé par la passion, / parviendra à jouir en paix d’une beauté ibérique. / Mais nous, nous avons obtenu du ciel de pouvoir vivre heureux / et, pour un tel couple, que le monde soit béni. » 25 Kristian P. Aercke, Gods of Play. Baroque Festive Performance As Rhetorical Discourse, New York, SUNY P, 1994, p. 165-220. 26 À ce sujet, voir les remarques de Jérôme de la Gorce, « Les Noces de Pélée et de Thétis d’après les relations des contemporains » et celle de Pierre Bonniffet, « Benserade, fou du roi », Marie-Thérèse Bouquet-Boyer (dir.), Les Noces de Pélée et de Thétis. Venise, 1639 - Paris, 1654, Bern, Peter Lang, 2001, respectivement p. 33-49 et p. 76. Il est ensuite repris par le chœur dans l’apothéose qui clôt la représentation : Così un giorno avverà con più diletto Ainsi sur son pompeux et triomphant rivage, Che della senna in sù la riva altera La Seine quelque jour doit voir le mariage, Altro Gallico Alcide arso d’affetto Dont saintement estreint, un Hercule François Giunga in pace à goder bellezza Ibera. De l’Ibere Beauté suivra les douces loix : Mà noi dal Ciel traem viver giocondo Mais au lieu qu’en l’Hymen où le Ciel nous engage E per tal coppia sia beato il mondo. Nous seuls favorisez, trouvons nostre advantage Ce couple glorieux dans les justes plaisirs Verra du monde entier accomplir les désirs. 24 Comme l’a montré Kristiaan Aercke, cette allégorie ne fonctionne que si l’on fait abstraction des cinq actes de la « tragédie » de Buti, où le comportement d’Hercule est loin d’être exemplaire 25 . Or, un relevé des changements apportés au texte original italien dans la traduction anonyme (soulignés ci-dessus), fait voir aisément que le traducteur, pour remplir les douze syllabes de l’alexandrin, fait appel à des adjectifs et des adverbes mélioratifs qui tirent l’original vers le haut et le rendent plus convenable aux circonstances de sa représentation. Tout se passe comme si, dans le livre des Nozze di Peleo et dans celui d’Ercole Amante, la traduction tâchait de corriger non pas le sens, mais le registre du texte dramatique. La publication de ce dernier aurait alors pour fonction de procurer à ces spectacles, dans la durée du souvenir fixé par le livre commémoratif, quelque chose de la noblesse de la tragédie chantée, telle qu’on était capable alors de la rêver après Andromède. Et comme, à la différence de la fête théâtrale de 1650, le message politique des fêtes de 1654 et 1662 était entièrement porté par les entrées de ballets et les vers que Benserade avait composés à leur effet, le texte dramatique pouvait se contenter de suggérer superficiellement le décorum d’une fête royale 26 . Les concessions faites au goût de l’enfant-roi (ballet d’animaux de la Finta pazza) et aux habitudes de la cour (multiplication des apothéoses et des entrées de ballet dans les Nozze di Peleo et Ercole amante), le faste des décors, des costumes et des effectifs musicaux, communiquèrent plus efficacement la magnificence de la cour de France sous la régence et le début du règne de Louis XIV, que les vers imprimés de l’abbé Buti ; mais une voie était désormais ouverte, où s’engageraient Molière et Quinault, dont les poèmes dramatiques seront parfois, mais pas toujours, imprimés dans les relations officielles des fêtes de cour de Louis XIV. 216 Benoît Bolduc 1 Sur Bruscambille, nous renvoyons à l’introduction et à la bibliographie de ses Œuvres complètes éditées par Hugh Roberts et Annette Tomarken, Paris, Champion, 2012. Nous utilisons cet ouvrage comme édition de référence, à présent mentionnée par l’abréviation OC. Voir aussi les travaux d’Alan Howe : « Bruscambille, qui était-il ? », XVII e siècle, n° 153, 1986, p. 390-396 et Le Théâtre professionnel à Paris 1600-1649, Paris, Centre historique des archives nationales, 2000. 2 Les Fantaisies de Bruscambille. Contenant plusieurs Discours, Paradoxes, Harangues & Prologues facecieux. Faits par le Sieur des Lauriers, comedien, Paris, Jean de Bordeaux, 1612. 3 Les prologues commencent ainsi souvent par une adresse aux « Messieurs » qui mime l’interpellation des spectateurs (OC, p. 151, 167, 184, etc.) et peuvent se terminer avec la mention de l’entrée en scène Imprimer des prologues théâtraux au début du XVII ᵉ siècle. Le cas des recueils du farceur Bruscambille Flavie K E R A U T R E T Université Paris Nanterre Dans le premier tiers du XVII ᵉ siècle, alors que l’essor de la publication imprimée du théâtre en est encore à ses prémices, que le statut des écrivains n’est pas stable ni reconnu - et qui plus est celui des dramaturges, contraints de céder temporairement l’exclusivité de leurs pièces à la troupe qui les interprétait -, sont édités massivement les prologues du comédien Jean Gracieux. Ces discours sont rapidement regroupés sous le pseudonyme de Bruscambille, un nom de scène qui va peu à peu envahir les pages de titre de ses ouvrages. Nous connaissons peu de choses de ce farceur qui apparaît par intermittence comme membre des « comédiens ordinaires du roi » dans certaines minutes notariales 1 . Ses recueils de monologues, qui restent les traces les plus importantes de son activité, le présentent comme un « comédien » adoptant le surnom de « Des Lauriers » pour les rôles sérieux 2 . Ces prologues se présentent comme des discours destinés aux planches du théâtre, comme des tirades visant à être prononcées pour capter l’intérêt des spectateurs, notamment ceux de l’Hôtel de Bourgogne, avant la représentation de pièces plus longues. Mis en série, sans les pièces qu’ils introduisaient à l’origine, ces monologues sont édités avec succès puisque l’on compte 43 éditions entre 1609 et 1635, date à partir de laquelle les réimpressions se tarissent. Ces harangues aux sujets et tonalités variés abordent volontiers des thématiques telles que le cocuage, l’avarice, la folie…, auxquelles elles réservent un traitement souvent comique, et se nourrissent entre autres des codes de l’éloge paradoxal, du galimatias ou du plaidoyer satirique. Ce succès de librairie prétend trouver ses racines sur scène en portant encore la marque de ce cadre de production au sein des titres mais aussi des textes eux-mêmes avec les annonces de l’entrée en scène des acteurs de la pièce suivante et surtout à travers l’allure orale et spectaculaire de ces prises de parole couchées sur le papier 3 . Pouvons-nous, dès des acteurs (par exemple à la fin du « Prologue de la Fortune » : « Voicy desjà l’un de nos acteurs », p. 193). 4 Entre autres : R. Chartier, Pratiques de la lecture, Paris, Payot, 2003. 5 Ces dernières années, le paratexte dramatique a fait l’objet d’une attention particulière. Citons notamment L’Art de la préface, Philippe Forest (dir.), Nantes, Cécile Defaut, 2006 ; Véronique Lochert, « Prologhi, préfaces, prólogos : des lieux de théorisation alternatifs dans le théâtre européen des X V I ᵉ et X V I I ᵉ siècles », Littératures classiques, n° 83, 2014, p. 17-34 ; base de données « Les Idées du théâtre » : www.idt.paris-sorbonne.fr/ . Les préambules de Bruscambille, qui ne sont pas explicitement théoriques, n’y sont guère envisagés. 6 “All texts, like all other things human, are embodied phenomena, and the body of the text is not exclusively linguistic” ( Jerome McGann, The Textual Condition, Princetown, Princetown University Press, 1991, p. 15). 7 Seuls deux prologues, « En faveur de la cuisine » et « En faveur de la félicité chiatique », sont postérieurs à 1615 et paraissent dans une réédition des Plaisants paradoxes (1617). 8 H.-J. Martin, Livre, pouvoirs et société à Paris au X V I I ᵉ siècle [1969], Genève, Droz, 1999, p. 1076. lors, considérer ces prologues comme des productions théâtrales, compte tenu de leur formidable réussite dans le domaine de l’imprimé ? Ces écrits cherchent-ils à programmer une consommation et une réception similaire à celle du théâtre imprimé à l’époque ? Si nous considérons, avec Roger Chartier 4 , que les choix de formats et de mise en page tendent à caractériser les écrits et à programmer leur lecture, la piste de la matérialité est susceptible de nous éclairer sur ce point. Nous pouvons tenter de rapprocher les ouvrages du farceur de ceux que l’on classe communément parmi le théâtre imprimé pour voir s’ils correspondent à ces modèles. Il s’agit ici de reconsidérer les productions de Bruscambille et de se pencher sur le phénomène éditorial qu’ils ont constitué en le replaçant dans une histoire culturelle et dans une histoire du théâtre imprimé 5 . Pour ce faire, nous comparerons le théâtre et les recueils de prologues de Bruscambille en tant que « phénomènes incarnés 6 » et nous tâcherons de voir si ces ouvrages disposent des mêmes réseaux de diffusion. Les observations effectuées permettront sans doute de repenser les classifications et les hiérarchies dans lesquelles sont pris les prologues de Jean Gracieux. L’objectif n’est donc pas de traquer ici une intention auctoriale mais d’analyser un geste éditorial pour le situer dans la sphère de l’imprimé, théâtral peut-être. Les prologues de Bruscambille et le théâtre imprimé entre 1609 et 1615 : échantillon d’observation Comment se présente le théâtre imprimé dans le premier tiers du X VII ᵉ siècle et les recueils de Bruscambille correspondent-ils à ce modèle de publication ? Pour répondre à cette question, nous adopterons une optique comparative que nous bornerons de deux manières : géographiquement, en ne nous préoccupant que du domaine français, et temporellement, en nous focalisant sur une période très brève, 1609-1615. Cet empan chronologique restreint a donc valeur d’observatoire pour un cas spécifique. Il permettra de proposer une photographie précise des années correspondant à la parution des nouveautés de Bruscambille 7 . Malgré un contexte d’expansion généralisée de l’imprimé, l’essor du théâtre dans ce domaine est encore très relatif et ne se développera réellement que dans les années 1630, ce qui explique le caractère modeste des chiffres sur lesquels nous allons nous appuyer 8 . 218 Flavie Kerautret 9 www.unifr.ch/ repertoiretheatre17/ . 10 La recension des parutions du farceur est effectuée à partir de la « Bibliographie des œuvres de Bruscambille » (OC, p. 79-124). 11 Entre 1601 et 1621, environ 70 à 80 % des ouvrages imprimés sont des « petits formats », c’est-à-dire en-dessous de l’in-4° : H.-J. Martin, Livre, pouvoirs et société, op. cit., p. 1064. 12 Par exemple, le prologue de la Mort dans la tragédie Philis de Guillaume Chevalier (1609) ; ou celui de la Jalousie dans Sidere, Pastorelle de René Boucher d’Ambillou (1609). Le « Répertoire du théâtre imprimé au XVII ᵉ siècle 9 », base de données réalisée par Alain Riffaud, permet de lister les pièces imprimées entre 1609 et 1615, dates entre lesquelles nous comptons seulement 68 notices (dont 45 nouveautés), ce qui est peu à l’échelle de la France et pour une période de six ans. À l’inverse, nous dénombrons dans les mêmes conditions 16 éditions des discours de Bruscambille, ce qui est considérable pour un seul et même auteur 10 . À première vue, les publications du farceur et le théâtre imprimé se présentent de manière analogue puisque l’on a dans les deux cas exclusivement des petits formats (principalement in-12 et in-8°), conformément à la tendance générale de l’imprimé à cette époque 11 . Ces deux types de production doivent être peu coûteux, maniables et accessibles au plus grand nombre. Parmi les comédies répertoriées, nous rencontrons encore beaucoup d’ouvrages où le texte apparaît de façon continue, la présentation typographique dramatique n’étant pas encore unifiée. Nombre de ces pièces sont presque dépourvues de blancs typographiques, seules les initiales des personnages placées en début de ligne permettent de distinguer les tours de paroles. En fonction, notamment, des exigences d’économie de papier, les lecteurs sont confrontés à des pages denses aux marges généralement serrées parce qu’elles ont été rognées, des pages similaires à celles qu’ils rencontrent en abordant les ouvrages de Bruscambille. Cet effet visuel est particulièrement flagrant lorsque l’on compare ces discours avec les prologues d’autres pièces, qui sont en majorité des monologues. Seule la disposition diffère alors, en raison de l’opposition formelle entre la prose maniée par le farceur et les vers adoptés par la plupart des prologues dramatiques. À la charnière de ce qui rapproche et éloigne les ouvrages de Bruscambille et le théâtre imprimé se trouvent les paratextes de ces livres que nous pouvons classer en deux types. D’un côté se situent les paratextes non spécifiques au théâtre, présents dans les deux sortes d’ouvrages : pages de titre, dédicaces, avis aux lecteurs et poèmes d’hommage sont autant d’éléments qui interviennent dans la présentation ou la légitimation des textes concernés. De l’autre côté, nous observons des paratextes spécifiques à ces imprimés dramatiques. La liste des personnages, parfois nommée liste des « acteurs » ou des « entreparleurs », est le type le plus fréquent de ces paratextes spécifiques, présent dans la quasi-totalité des pièces répertoriées. L’argument, qui appartient également à cet ensemble liminaire dramatique, est encore très courant au début du siècle (présent dans 32 notices de notre échantillon). Ces pièces imprimées comportent très peu d’épilogues (seulement 3 notices), tandis que les prologues sont plutôt en vogue quand bien même ces introductions redoublent l’argument (19 notices). Ces prologues imprimés précédant des pièces particulières sont bien différents, du point de vue du contenu, de ceux publiés sous le nom de Bruscambille. En effet, ils sont le plus souvent allégoriques pour les tragédies ou les pièces sérieuses (un personnage symbolique prononce un discours général contenant parfois une présentation des personnages ou une esquisse de l’intrigue 12 ) ; ou bien, pour des comédies comme 219 Imprimer des prologues théâtraux au début du X V I I ᵉ siècle. Le cas des recueils du farceur Bruscambille 13 Par exemple, le prologue de La Constance ou celui du Fidelle (1611). 14 Voir notamment la série des « prologues galimatias » dans Les Fantaisies de Bruscambille (OC, p. 305-316). Sur le style du galimatias, voir les travaux de H. Roberts et en particulier les articles suivants : « Performing Nonsense in Early Seventeenth-Century France : Bruscambille’s Galimatias », Nonsense and Other Senses : Dysfunctional Communication and Regulated Absurdity in Literature, E. Tarantino (éd.), Newcastle, Cambridge Scholars Press, 2009, p. 127-145 ; et « Comparative nonsense : French galimatias and English fustian », Renaissance Studies, vol. 30, n°1 « Gossip and Nonsense », H. Roberts and E. Butterworth (éd.), 2016, p. 102-119. 15 « Dans le premier tiers du X V I I ᵉ siècle, la production des éditions illustrées d’œuvres théâtrales grou‐ pées ou complètes se résume à quelques volumes, dont les tragédies de Garnier et de Montchrestien publiées en 1604, les t. I, IV, et V d’Alexandre Hardy (publiés respectivement en 1624, 1626 et 1628), ou encore les tragédies de Borée publiées en un volume sous le titre collectif Les Princes victorieux (1627) » (Catherine Guillot, « Les éditions illustrées d’œuvres dramatiques groupées ou composites dans la première moitié du X V I I ᵉ siècle », Le Parnasse du théâtre, op. cit., p. 152). 16 Par exemple, La Mort de Roger, tragédie (1613). celles de Pierre de Larivey, ils se rapprochent de ceux du farceur mais cherchent surtout à faire valoir la pièce qui va suivre et parfois son auteur 13 . Dans les éditions des discours de Bruscambille, la forme même du prologue entraîne une disparition de ces paratextes spécifiques au théâtre : pas de liste de personnages puisqu’il s’agit de monologues, pas d’argument puisqu’il s’agit de brefs discours probablement destinés à faire patienter les spectateurs (certains discours n’ont d’ailleurs pas de trame et les propos se présentent comme volontairement embrouillés) 14 . Peut-être en signe de leur succès, certains recueils de Bruscambille bénéficient d’un frontispice gravé, ce qui les distingue encore un peu plus des comédies imprimées à la même période puisque ces pages de titres illustrées sont rares avant 1630 dans les livres dramatiques. En effet, ces ornements sont réservés à quelques cas exceptionnels 15 ou utilisés chez des éditeurs ayant choisi de développer l’illustration. C’est par exemple le cas d’Abraham Couturier à Rouen, un marchand libraire qui fait paraître des pièces religieuses avec des gravures sur bois, les images ayant alors avant tout une fonction d’édification 16 . Cette brève description comparative fait principalement apparaître des dissemblances d’un point de vue matériel entre les recueils de Bruscambille et les livres dramatiques parus au cours de la même période. Au-delà de la similitude des formats, qui n’est guère distinctive, ces ouvrages se différencient par leurs présentations typographiques et leurs paratextes (y compris les frontispices), et pas uniquement en raison de l’opposition entre vers et prose. Reste à observer si les réseaux de diffusion de ces différents ouvrages les dissocient également ou non. Essai de cartographie : diffusion des recueils de Bruscambille et du théâtre imprimé La comparaison matérielle entre les recueils du comédien Jean Gracieux et les pièces de théâtre imprimées à la même période en France doit être complétée par la prise en compte de leurs réseaux de diffusion respectifs. Ces réseaux sont repérables, à un premier niveau, à 220 Flavie Kerautret 17 Les graphiques proposés ont été réalisés à partir des données du « Répertoire » en ligne d’A. Riffaud, voir supra. 18 J.-D. Mellot, L’Édition rouennaise et ses marchés (vers 1600-vers 1730). Dynamisme provincial et centralisme parisien, Paris, École des Chartes, 1998. 19 A. Riffaud, « L’aventure éditoriale du théâtre imprimé entre 1630 et 1660 », Le Parnasse du théâtre, op. cit., p. 59-86. travers les villes d’édition. Les lieux de publication du théâtre imprimé en France entre 1609 et 1615 peuvent être rendus par le graphique suivant 17 : Ce schéma met en valeur la ville de Rouen qui se positionne devant la capitale et apparaît comme une plaque tournante pour l’imprimerie du théâtre en France au début du XVII ᵉ siècle, ce qui corrobore les analyses réalisées par Jean-Dominique Mellot 18 . Les pièces imprimées s’écoulent dans une région qui constitue une sorte de terroir dramatique, un espace où les pratiques comiques sont intenses et variées puisqu’elles se déploient à la fois dans les collèges et dans la ville. Les recueils de Bruscambille ne sont pas en reste dans cette cité normande puisque l’on compte, dans les années en question, autant d’éditions rouennaises que d’éditions parisiennes. Ainsi, les lieux d’édition du théâtre et des productions du farceur se recouvrent mais ils correspondent aussi aux principaux centres de diffusion de cette période. L’observation de ces réseaux à l’échelle humaine invite toutefois à nuancer ces conver‐ gences éditoriales. Au niveau des marchands libraires qui produisent et commercialisent ces ouvrages, l’échantillon observé ne fait pas apparaître de monopole d’un ou plusieurs éditeurs pour le théâtre imprimé. Ce marché, comme le note Alain Riffaud, ne connaît pas encore la concentration qui sera la sienne à partir de 1635 19 . Nous décomptons ainsi 43 marchands libraires différents pour les titres répertoriés comme du théâtre imprimé pour les années 1609-1615. Malgré cette dispersion, certains marchands rouennais se détachent comme particulièrement actifs dans le domaine de l’édition théâtrale avec à leur tête Raphaël du Petit Val, libraire et imprimeur ordinaire du Roi depuis 1596, chez qui l’on dénombre 16 titres et, derrière lui, Abraham Cousturier avec 6 titres parus aux mêmes 221 Imprimer des prologues théâtraux au début du X V I I ᵉ siècle. Le cas des recueils du farceur Bruscambille 20 Les Nouvelles et plaisantes imaginations de Bruscambille, en suitte de ses Fantaisies. A Monseigneur le Prince. Par le S. D. L. Champ., Bergerac, Martin La Babille, 1615. 21 R. Arbour, Répertoire chronologique des éditions de textes littéraires : l’ère baroque en France, Genève, Droz, 1977-1985. 22 Les Œuvres poétiques de François Ménard, dédiées à Monseigneur le marquis d’Ancre, Paris, Pierre Rocolet, 1613. dates. Ces noms ne figurent pas parmi les éditeurs de Bruscambille qui sont de leur côté assez peu nombreux entre 1609 et 1615. En effet, plusieurs de ses éditions n’indiquent aucun nom dans les informations éditoriales et les libraires qui sont mentionnés distribuent souvent plusieurs éditions du farceur. Nous identifions ainsi les éditeurs Jean Millot, Jean de Bordeaux et François Huby pour Paris, Jean Petit et Thomas Maillard pour Rouen, et un nom supposé, « Martin La Babille 20 », associé à Bergerac. Nous avons tâché de reconstituer les catalogues de ces éditeurs à partir du Répertoire de Roméo Arbour 21 pour essayer de cerner les orientations de leurs publications et voir dans quelles proportions le théâtre y figure. La plupart de ces marchands libraires ne sont pas spécialisés dans un genre précis, ce qui se traduit par une accumulation de titres assez disparates : le théâtre imprimé trouve alors sa place aux côtés d’écrits de circonstance, romans, recueils poétiques, récits de voyage, sermons etc. Parmi ces éditeurs de Bruscambille, certains font également paraître du théâtre mais ces titres restent plutôt isolés. C’est le cas de Jean Millot qui publie en 1609 la Lydie, Fable champestre du Sieur Du Mas, ou celui de François Huby qui édite les Tragédies de Claude Billard en 1612 et 1613. Aucun de ces marchands libraires publiant les ouvrages de Bruscambille n’apparaît comme réellement spécialisé dans le théâtre mais ces conclusions tiennent aussi à la disparité des catalogues des libraires de cette période. Du point de vue de la diffusion comme d’un point de vue matériel, sans emprunter des canaux radicalement dissemblables de ceux du théâtre imprimé, les recueils de prologues de Bruscambille se dissocient tout de même de la littérature dramatique alors même qu’ils prétendent y prendre part en se présentant comme des prologues théâtraux. Pour affiner ces données, il faut spécifier que les ouvrages listés dans cet échantillon ne forment pas un bloc unifié. Deux précisions paraissent essentielles à apporter : d’une part, la diversité de la construction interne de ces ouvrages et, d’autre part, leur hétérogénéité générique. Structures et genres des pièces imprimées La majorité des pièces de théâtre publiées entre 1609 et 1615 le sont individuellement (46 notices sur 68 répertoriées) et ces ouvrages ont de fait un fonctionnement livresque différent de celui des ouvrages du farceur qui rassemblent plusieurs prologues. Lorsque les pièces de théâtre sont imprimées en recueils, et s’avèrent ainsi plus proches des éditions du farceur, nous observons des configurations multiples : recueils anonymes, collectifs ou personnels. À l’aune de l’échantillon proposé, le théâtre imprimé trouve visiblement sa place, dans les premières années du XVII ᵉ siècle, grâce au rassemblement auctorial qui détermine le système de l’imprimé. En d’autres termes, une partie des pièces imprimées le sont parce qu’elles viennent compléter les travaux d’auteurs qui ne publient pas seulement du théâtre, à l’image de l’édition des Œuvres poétiques de François Ménard parues en 1613 qui comprennent notamment une pastorale de cet auteur 22 . Les livres de Bruscambille relèvent 222 Flavie Kerautret 23 Les Chansons folastres et prologues tant superlifiques que drolatiques des Comediens François […], Rouen, Jean Petit, 1610 (éd. rééditée et augmentée en 1612) ; Discours facecieux et tres-recreatifs […], Rouen, 1610 ; Regrets facetieux et plaisantes harangues funebres […], Rouen, David Ferrand, 1632. 24 Comprenant nouveautés, éditions augmentées ou copiées. 25 A. Howe, Le Théâtre professionnel à Paris. 1600-1649, op. cit. ; voir les minutes notariales 122 (9 août 1611), 124 (2 septembre 1611) et 133 (14 avril 1612). 26 A. Howe, « L’entrée au Parnasse d’un dramaturge professionnel : le cas d’Alexandre Hardy », Le Parnasse du théâtre, op. cit., p. 227-244. La première publication imprimée conservée d’A. Hardy date de 1623 (Théagène et Chariclée) et le 1 er volume de son Théâtre est de 1624. 27 La Melize, pastorale comique. Par le Sieur Du Rocher. Avec un Prologue Facecieux, Paris, Jean Corrozet, 1639. La première édition de cette pièce, datée de 1634, ne contient pas le « Prologue de rien ». de ces divers systèmes de recueils puisque ses prologues sont parfois publiés avec d’autres écrits (chansons, histoires facétieuses) dont il n’est probablement pas l’auteur 23 , mais ce sont chez lui les recueils personnels qui dominent. Avec ses 16 éditions entre 1609 et 1615 24 , et des éditions qui se dotent rapidement, dès 1612, du nom unificateur de « Bruscambille », ces ouvrages représentent un cas assez marginal d’un point de vue éditorial. En effet, à la même période en France, il n’y a pas d’auteur dramatique qui connaisse un succès imprimé similaire et, à titre de comparaison, nous ne comptons dans les mêmes années que 6 éditions des pièces de Robert Garnier ou 5 éditions de Pierre de Larivey. Dans ce cadre, nous pouvons faire l’hypothèse que l’impression massive des recueils de Bruscambille, qui gardent des liens avec le théâtre même s’ils s’en détachent en partie matériellement, participe à l’essor de la publication imprimée de ce genre tout en faisant émerger une figure de comédien-auteur. Il reste pourtant difficile d’assimiler totalement Bruscambille aux auteurs dramatiques de son temps, notamment parce qu’il ne semble pas considéré comme tel par les troupes de comédiens. La différence de traitement est flagrante entre les publications imprimées de Bruscambille et celles d’Alexandre Hardy par exemple, alors même que les deux hommes ont appartenu à la même troupe, celle de Valleran Le Conte, dans les années 1610 25 . Ainsi, nous ne trouvons pas trace de restrictions concernant la production du farceur tandis qu’un auteur prolifique comme Hardy ne peut imprimer ses pièces que difficilement et tardivement, les compagnies étant momentanément propriétaires des pièces 26 . Cet écart peut s’expliquer de plusieurs manières non exclusives les unes des autres : soit les discours du farceur sont trop attachés à sa performance personnelle pour être repris par d’autres, soit ils occupent une place moindre dans le déroulement de la séance et cela ne met pas en péril la poursuite du travail de la troupe, soit ils ne sont déjà plus considérés comme du théâtre lorsqu’ils sont imprimés et les lecteurs en ont des usages différents. Concernant ces usages, nous remarquons que les ouvrages de Bruscambille, qui se pré‐ sentent comme des suites de brefs discours, se prêtent volontiers à une lecture discontinue et à voix haute. Cela devait faciliter leur circulation, par exemple en offrant la possibilité à d’autres comédiens de reprendre ces prologues pour d’autres spectacles que ceux auxquels ils étaient initialement destinés, mais il ne reste aucune trace de ces réemplois. Dans le domaine écrit, un seul exemple d’une pièce dramatique imprimée précédée d’un prologue du farceur nous est parvenu. Il s’agit du « Prologue de rien », placé en tête de La Melize, pastorale comique du Sieur du Rocher en 1639 27 . Ce prologue est utilisé comme ornement paratextuel, il est épuré pour l’occasion en étant abrégé, privé de ses références politico-historiques et littéraires ainsi que d’une plaisanterie scatologique. Nulle mention 223 Imprimer des prologues théâtraux au début du X V I I ᵉ siècle. Le cas des recueils du farceur Bruscambille 28 A. Howe, « La place de la tragédie dans le répertoire des comédiens français à la fin du X V I ᵉ et au début du X V I I ᵉ siècle », Seventeenth-Century French Studies, vol. XXVIII, 2006, p. 33-48 ; Bénédicte Louvat-Molozay, L’« Enfance de la tragédie » (1610-1642). Pratiques tragiques françaises de Hardy à Corneille, Paris, Presses universitaires Paris-Sorbonne, 2014. 29 Charles Mazouer, Farces du Grand Siècle. De Tabarin à Molière : farces et petites comédies du X V I I ᵉ siècle [1992], Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2008. de son auteur n’apparaît et ce préambule devient visiblement un argument de vente pour la réédition de la pièce en 1639, d’où une mention de cet ajout dès la page de titre. Compte tenu de la rareté des sources à cette période, ce cas unique est peut-être un signe du fait que les recueils de Bruscambille sont employés comme des catalogues de prologues par des éditeurs ou auteurs désireux d’introduire les pièces qu’ils font imprimer. Si le théâtre imprimé n’est que très exceptionnellement un co-texte pour les prologues de Bruscambille qui sont plus facilement alliés à des chansons ou des histoires licencieuses qu’à des pièces de théâtre, il reste un contexte éditorial qui nous permet de mieux comprendre la position marginale qu’il y occupe et qui apparaît bien à travers la question générique. Un autre élément de distinction essentiel entre les recueils de prologues et le théâtre imprimé rejoint des considérations génériques. Le graphique suivant rend compte du genre des pièces imprimées en France entre 1609 et 1615 : Ce diagramme illustre la part écrasante de la tragédie dans les pièces alors mises sous presse et témoigne du caractère opérationnel de la hiérarchie des genres dans le champ de l’imprimé. Pourtant, cette domination n’est pas équivalente sur la scène française et le cas d’Alexandre Hardy peut encore nous servir de référent afin de mettre en valeur cet écart. Comme l’a montré A. Howe, il existe une forte disproportion entre les pièces, majoritairement tragiques, que ce dramaturge faisait imprimer et la variété générique des pièces qui pouvaient être interprétées sur scène 28 . C’est le phénomène inverse qui caractérise les recueils de Bruscambille : des discours comiques à tendance farcesque sont édités massivement alors que cette forme s’imprimait très peu à l’époque 29 . Cet intervalle fait apparaître une distorsion entre les imprimés dramatiques et ces prologues : si les recueils du farceur sont des publications théâtrales, elles se présentent comme des éditions 224 Flavie Kerautret 30 A. Mercier, Le Tombeau de la mélancolie. Littérature et facétie sous Louis XIII. Avec une bibliographie critique des éditions facétieuses parues de 1610 à 1643, Paris, Champion, 2005. 31 Ibid., p. 51-76. 32 Sur les livres facétieux avec frontispices, voir ibid., p. 66-75. 33 Prologues tant serieux que facecieux […], Paris, J. Millot, 1612 ; Les Fantaisies de Bruscambille […], Paris, J. Millot, 1615. 34 En plus des frontispices contenus dans les éditions de Millot, on peut consulter : Paradoxes et facecieuses fantaisies de Bruscambille […], Rouen, Jacques Cailloué, 1620 ; Les Plaisants paradoxes de Bruscambille & autres discours comiques […], Troyes, Nicolas Oudot, 1631. Certaines éditions comportent un frontispice qui ne représente manifestement pas Bruscambille mais plutôt son camarade Gaultier-Garguille (Pensees facetieuses, et bons mots de Bruscambille […], Cologne, Charles Savoret, 1709), ou un saltimbanque semblable à Tabarin (Les Fantaisies de Bruscambille […], Rouen, David Ferrand, 1630), mais ces divers frontispices illustrent toujours une scène de représentation. 35 Inventaire universel des œuvres de Tabarin, Paris, Pierre Rocollet et Antoine Estoc, 1622 ; Nouvelles Chansons de Gaultier Garguille, Paris, François Targa, 1632. à contre-courant et c’est peut-être en partie pour cette raison qu’elles sont plus volontiers associées au domaine de la « facétie » et que leur catégorisation reste flottante. Prologues théâtraux ou monologues « facétieux » ? Catégories et hiérarchies Le terme de « facétie » peut être utilisé pour désigner un ensemble varié d’écrits plaisants (monologues ou dialogues, nouvelles, chansons, etc.), produits en masse à la fin du XVI ᵉ et au début du XVII ᵉ siècle grâce à l’expansion de l’imprimé 30 . Ces ouvrages, qu’il paraît impossible de circonscrire avec précision et efficacité, sont essentiellement identifiables par leur aspect matériel. La plupart des « facéties », selon Alain Mercier, sont des in-8° de moins de 24 pages, alors que les recueils de Bruscambille font souvent plus d’une centaine de pages et ne cadrent pas avec cette littérature éphémère 31 . Sans doute en partie en raison de leur épaisseur, les recueils de Bruscambille peuvent disposer d’un frontispice. Les pages de titres illustrées, on l’a vu, sont peu communes pour le théâtre mais elles sont encore plus inhabituelles dans le champ des facéties imprimées. Il s’agit donc d’un élément distinctif et d’une marque de dignité accordée à ces écrits, même si cela entre sans doute d’abord dans une logique commerciale 32 . Nous observons ainsi que Jean Millot, premier éditeur des prologues de Bruscambille, investit en quelque sorte sur le farceur en prenant la décision d’illustrer ses recueils à deux reprises 33 . Ces frontispices représentent, non pas le contenu des prologues, mais leur prétendu cadre de création à savoir les planches du théâtre. Bien souvent, le farceur y déambule, débitant ses prologues devant une foule compacte de spectateurs 34 . Qu’ils aient effectivement été interprétés sur scène ou non, les frontispices accolés aux éditions du farceur dessinent un cadre de production scénique et programment aussi, de fait, un cadre de réception théâtral. Ces illustrations assurent ainsi conjointement la promotion de l’ouvrage et la vedettisation d’un acteur-auteur. En plaçant l’énonciateur des discours en tête d’affiche, ces recueils de prologues participent au regain des performances farcesques dans les années 1620-1630 et annoncent le succès de livres construits sur le même modèle, également attribués à des célébrités de tréteaux, tels que les recueils de Tabarin ou de Gaultier Garguille 35 . Comme pour le théâtre imprimé, la catégorie de « facétie » s’avère trop vague pour désigner les recueils de Bruscambille qui paraissent sous la forme de petits livres, que 225 Imprimer des prologues théâtraux au début du X V I I ᵉ siècle. Le cas des recueils du farceur Bruscambille 36 A. Riffaud, L’Aventure éditoriale du théâtre français au X V I I ᵉ siècle, Paris, Presses universitaires Paris-Sorbonne, 2018. 37 Jacques Scherer par exemple, dans La Dramaturgie classique (Paris, Nizet, 1970), met de côté les recueils de chansons et les discours divers destinés à la scène, les farces (sous prétexte qu’elles sont trop peu nombreuses), ou les comédies en un acte (sous prétexte qu’elles sont trop nombreuses). Une telle sélection permet d’obtenir une vision, certes plus épurée et plus « classique » de ce qui se jouait et s’imprimait comme théâtral à l’époque, mais aussi une image plus partielle et canonique. les éditeurs prennent la peine d’habiller d’un frontispice et que les lecteurs achètent plus cher que des minces plaquettes « facétieuses ». La porosité des frontières génériques, la polygraphie des auteurs et le rassemblement des textes de différentes natures sont autant de critères qui laissent ouverte une large fenêtre éditoriale pour ces textes indéterminés. Le farceur et/ ou ses éditeurs mobilisent à la fois les propriétés du théâtre et celles des « facéties » pour faire de ces recueils de prologues des objets hybrides qui s’apparentent volontiers à l’un et l’autre. En cela, le succès de librairie de ces prologues recueillis peut être considéré comme un signe de l’intérêt croissant des contemporains pour l’art dramatique : il contribue à la diffusion de cet art alors même que son expansion ne se limitera bientôt plus à la scène mais gagnera aussi progressivement l’univers du papier 36 . Plusieurs déplacements s’opèrent si nous envisageons les livres de Bruscambille, et donc leur succès éditorial, comme des éléments, même marginaux, du théâtre imprimé. Cela implique un élargissement du lectorat potentiel du farceur mais surtout, cela modifie l’échiquier des genres et bouscule les hiérarchies structurant les écrits dramatiques. Nous retrouverions ainsi dans le champ de l’imprimé le rôle essentiel que jouent les courtes pièces et les discours de transition sur scène qu’il s’agisse des prologues, des épilogues, des intermèdes musicaux ou encore des chansons. Ces morceaux plus ou moins spectaculaires, loin d’être uniquement des contrepoints plaisants, occupaient une place clé dans l’articulation des séances théâtrales et dans le champ de ce nous pourrions nommer plus largement le spectacle imprimé. Par la prise en compte de ces écrits, nous éviterions une forme de « discrimination générique » qui infléchit souvent l’historiographie et nous disposerions d’une cartographie bien différente du théâtre imprimé, sans doute plus proche de l’état de ce qui se jouait au cours de cette période 37 . Apparentés à la scène et pris comme phénomène éditorial, les recueils de Bruscambille viennent grossir les rangs du théâtre imprimé dans le premier tiers du XVII ᵉ siècle, agissent dans la dynamique croissante de ce genre et modifient la physionomie de son domaine imprimé, notamment en contrebalançant l’importance accordée à la tragédie. 226 Flavie Kerautret 1 François Garasse, Elegiarum de tristi morte Henrici Magni. Ad Ludovicum filium Galliæ et Navarræ regem Christianissimum. Eiusdem Francisci Garassi Engolismensis, ex Societate Iesu. Liber Singularis, Poitiers, Antoine Mesnier, 1611. Et Ludovico XIII. Galliarum et Navarræ Regi Christianissimo feliciter inaugurato. Sacra Rhemensia nomine collegii Pictavensis Societatis Iesu. Franciscus Garassus Engolis‐ mensis. Ex eadem Societate, Poitiers, Antoine Mesnier, 1611. 2 Id., Carthusia ab Illust. Cardinale de Sourdis ædificata et dotata, authore Franc. Garasse, S.J, Bordeaux, Simon Millanges, 1620. 3 Id., Rapport d’un Parlement au ciel, et d’un premier president au soleil. A Monseigneur de Nesmond, Chevalier, Conseiller du Roy en ses Conseils d’Estat & Privé, & premier President au Parlement de Guyenne, A l’occasion d’une belle harangue faicte par ledict Seigneur à Bourdeaus, à l’ouuerture du Parlement, le 12. de Nouembre 1611, Bordeaux, S. Millanges, 1612. 4 Id., La Royalle reception de leurs maiestez tres-chrestiennes en la ville de Bourdeaus, ou Le Siècle d’or ramené par les Alliances de France et d’Espaigne. Recueilli par le commandement du Roy, Bordeaux, S. Millanges, 1615. 5 Id., « Oraison funebre de feu monsieur André de Nesmond seigneur de Chezac, premier President au Parlement de Bordeaux faicte & prononcée par François Garassus de la compagnie de Jesus, le VIIe de Janvier 1616 en la nef de S. André de Bordeaux », Remontrances, ouvertures de Palais, et arrets prononcez en Robes Rouges. Par Messire André de Nesmond Seigneur de Chezac, Premier President au Parlement de Bourdeaux, Poitiers, A. Mesnier, 1617, p. 1-27. Les stratégies éditoriales du père Garasse Julie M É N A N D IHRIM-Lyon 2 (UMR 5317) Le père Garasse (1585-1631) est un écrivain jésuite spécialisé dans l’écriture de combat. Le contexte dans lequel il prend la plume est en effet propice à la polémique. Les difficultés que rencontre la Compagnie de Jésus depuis son rétablissement en France (1604), l’arrière-plan des dernières guerres de religion ou encore la montée de l’incroyance dénoncée par les apologistes constituent autant de lignes de front. Le père Garasse s’engage donc en s’inscrivant dans une dynamique propre à son Ordre. Son œuvre est ainsi marquée par le foisonnement polémique qui caractérise le début du siècle. La critique s’est essentiellement intéressée à ses écrits de combat, ce qui tend à occulter le fait qu’il est l’auteur d’une œuvre protéiforme. Entre 1611 et 1620, il rédige des vers latins de circonstance liés à des enjeux nationaux, comme la mort d’Henri IV et le sacre de Louis XIII 1 , ou régionaux, comme l’édification à Bordeaux de la Chartreuse Notre-Dame de Miséricorde 2 . Le père Garasse rédige également des textes français en prose, à l’instar du Rapport d’un Parlement au Ciel et d’un premier Président au Soleil  3 , adressé au président du parlement de Bordeaux André de Nesmond, ou en prose et vers mêlés, comme La Royalle Reception  4 , qui rend compte des festivités dans la ville de Bordeaux lors du mariage de Louis XIII. Il est enfin l’auteur de l’oraison funèbre d’André de Nesmond 5 , publiée en 1617. 6 Id., Horoscopus Anticotonis eiusq. Germanorum, Martillerii et Hardivilleri, Vita, Mors, Cenotaphium, Apotheosis, Antiiesuitis, et omnibus Calvini Catulis Ministris, Vigilantiis, Dormitantijs. Antiquis. Novis. Novantiquis. Informibus. Reformatis. Mustricolariis, Cerdonibus, Hortulanis, Vespillonibus et toti Excucullatorum gregi. Auctore Andrea Schippio, Gasparis fratre, Anvers, Jérôme Verdussen, 1614. Et Elixir calvinisticum seu lapis philosophiæ reformatæ, a Calvino Genevæ primum effosus, dein ab Isaaco Casaubono Londini politus. Cum Testamentario Anticotonis Codice nuper invento, & ad fidem M. S. membranæ castigato, reformatoq. Ad Anglicogallicanos præsumptæ Reformationis fratres. Auctore Andrea Schioppio Gasparis fratre, Charenton-le-Pont, Jean Meunier [apud Ioannem Molitorem], 1614. 7 Id., Le Banquet des Sages dressé au logis et aux despens de Me. Louys Servin. Auquel est porté jugement, tant de ses humeurs que de ses plaidoyers, pour servir d’avangoust à l’inventaire de quatre mille großiers ignorans & fautes notables y remarquees. Par le sieur Charles de L’espinœil, Gentilhomme Picard, s. l., s. n., 1617. 8 Id., Le Rabelais reformé par les ministres, et nommément par Pierre du Moulin ministre de Charanton, pour response aux bouffonneries inserées en son liure de la vocation des Pasteurs, Bruxelles, Christophe Girard, 1619. Et Les Recherches des Recherches & autres Œuvres de Me Estienne Pasquier, Pour la defense de nos Roys, Contre les outrages, calomnies, & autres impertinences dudit Autheur, Paris, Sébastien Chappelet, 1622. 9 Id., La Doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps, ou prétendus tels. Contenant plusieurs maximes pernicieuses à l’Estat, à la Religion et aux bonnes Mœurs. Combattue et renversee par le P. François Garassus de la Compagnie de Jesus, Paris, Sébastien Chappelet, 1623. 10 Id., La Somme theologique des veritez capitales de la religion chrestienne, Paris, Sébastien Chappelet, 1625. 11 Id., Apologie du Pere François Garassus, de la Compagnie de Jésus, pour son Livre contre les Atheistes & Libertins de nostre siecle. Et response aux censures et calomnies de l’Autheur Anonyme, Paris, Sébastien Chappelet, 1624. 12 F. Lachèvre, « Un mémoire inédit de François Garassus adressé à Mathieu Molé pendant le procès de Théophile (6 nov. 1623) », Revue d’histoire littéraire de la France, oct.-déc. 1911, tiré à part BnF LN27 56519. 13 F. Garasse, Histoire des Jésuites de Paris pendant trois années (1624-1626) écrite par le P. François Garasse de la Compagnie de Jésus et publiée par le P. Auguste Carayon de la même compagnie, Paris, L’Écureux, 1864. Progressivement, le père Garasse laisse de côté le genre épidictique pour aborder ses premiers combats. Là encore, sa pratique est diversifiée. Il commence par de courtes satires latines en prose et vers mêlés (1614-1616) 6 et poursuit avec une brève satire française en prose et vers mêlés également (1617) 7 , visant des adversaires gallicans et protestants. Suivent deux ouvrages plus volumineux parus entre 1619 et 1622, qui tiennent tout à la fois de l’ouvrage de réfutation et du libelle 8 . La Doctrine curieuse (1623) 9 , pamphlet satirique destiné à combattre les libertins et plus spécifiquement le poète Théophile de Viau, trouve un pendant doctrinal en la Somme théologique (1625) 10 , genre religieux que le père Garasse tente de faire entrer dans le champ des belles-lettres. Dans le but de se défendre, il rédige enfin, entre autres, une Apologie  11 , un Mémoire justificatif 12 , et des mémoires non publiés de son vivant couvrant l’histoire des jésuites parisiens entre 1624 et 1626 13 . L’œuvre du père Garasse, sous ses formes multiples, est tout entière consacrée à l’illustration et à la défense de son Ordre, et à la lutte pour la Réforme catholique. Le jésuite, pragmatique, adapte ses stratégies de publication à l’adversaire, au destinataire et au contexte. L’objectif de cette étude sera d’examiner ses différentes stratégies de publication, stratégies qui aident à percevoir la diversité de son œuvre et de ses enjeux. 228 Julie Menand 14 Id., Elegiarum de tristi morte Henrici Magni, op. cit., et Ludovico XIII. Galliarum et Navarræ Regi Christianissimo feliciter inaugurato, op. cit. 15 Id., Colossus Henrico Magno in Ponte Novo positus, Ad Illustrissimum virum Nicolaum Verdunum, Senatus principem. Kalendæ Januariæ anni M.DCXVII, Paris, Sébastien Chappelet, 1617. 16 Ibid., p. 4. 17 F. Garasse, Rapport d’un Parlement au ciel, et d’un premier president au soleil, op. cit., p. 23. 18 Au terme d’un texte latin adressé à André de Nesmond et qui suit le Rapport, il signe en son nom et celui de societatem nostram, quam amas, op. cit., p. 2. 19 Le titre de ce poème est In sæculum aureum & campos Elysios Clarissimi doctissimique V. P. F. G. Les champs Elyziens, ou la Reception du Roy tres-Chrestien Louys XIII au College de Bourdeaus de la Comp. de Jesus, le huictiesme de Novembre 1615, op. cit., p. 211. 20 F. Garasse, La Royalle reception de leurs maiestez tres-chrestiennes en la ville de Bourdeaus, op. cit., p. 125. Au début de sa carrière (1611-1620), le père Garasse produit des écrits de célébration, tantôt liés à la ville de Bordeaux, où il a résidé pendant sa formation, tantôt liés à des enjeux nationaux. Ces écrits peuvent être rédigés en vers ou en prose, en français ou en latin. Ils sont publiés de façon régulière et, pour la plupart, sous son nom et titre de jésuite. En 1611 paraissent ainsi des élégies latines adressées à Louis XIII à la mort de son père et d’autres élégies consacrées au sacre du jeune roi : sur leurs pages de titre figurent la mention du nom de l’auteur, de sa ville d’origine, Angoulême, et de sa qualité de jésuite : Franciscus Garassus Engolimensis, ex Societate Iesu  14 . Dans le cas du recueil collectif de vers latins relatifs à la consécration de la Chartreuse Notre-Dame de Miséricorde (1617), ou des vers latins célébrant la statue d’Henri IV érigée sur le Pont-Neuf 15 , le nom de l’auteur et son statut n’apparaissent pas dès la page de titre. En revanche, l’auteur signe les pièces liminaires adressées à des destinataires prestigieux, respectivement le cardinal de Sourdis et le Premier président du parlement de Paris Nicolas de Verdun, « Franciscus Garassus S.I.T. 16 ». L’identification de l’auteur en début d’ouvrage n’est pas systématique pour les écrits de célébration en langue française. Le Rapport d’un Parlement au Ciel, et d’un premier President au Soleil, adressé pour ses étrennes à André de Nesmond, ne donne pas le nom de l’auteur. Son identité est donnée en fin d’ouvrage, sous forme de signature : « Vostre tres-humble & obeissant serviteur, François Garassus de la Compagnie de Jesus 17 ». Peut-être s’agit-il d’un choix tendant à afficher une posture de modestie dans le cadre d’une publication qui n’est pas collective ou n’émane pas de l’Ordre - même si les bonnes relations entre André de Nesmond et la Compagnie sont soulignées par le jésuite 18 . La page de titre peut comporter, comme c’est le cas pour les élégies célébrant le sacre de Louis XIII, la formule « nomine collegii Pictavensis Societatis Iesu » avant la mention du nom de l’auteur : il s’agit de montrer que la publication se fait au nom de l’Ordre et prend place aux côtés des autres productions jésuites visant à célébrer la dynastie royale française. De même, dans La Royalle reception (1615), celui qui prend en charge le discours s’efface : la publication se fait sous le signe de la collectivité, comme en témoigne l’adresse finale au roi, qui le prie d’accepter cet ouvrage au nom de ses « tres-humbles & tres-fidelles sujets & serviteurs, les Peres de la Compagnie de Jesus, du College de Bordeaux 19 ». Seul un poème liminaire des ChampsElyziens, signé Sammartinus, cite l’auteur, mais seulement par ses initiales 20 . 229 Les stratégies éditoriales du père Garasse 21 Id., Apologie, op. cit., p. 282 : « J’ay fait il y a plus de douze ans des discours Panegyriques, qui ne ressentent rien de la Satyre, j’ay eu l’honneur de travailler des premiers au Sacre du Roy, & aux obseques de Henry le grand, j’ay fait voir à Monseigneur de Verdun que je n’ay pas l’esprit Satyrique, par la poësie de l’inscription du feu Roy que je luy dediay il y a plus de huict ans & qu’il me fit l’honneur d’agréer de ma main : J’ay dans Bourdeaux monstré par la reception Royalle faicte de ma main & couchée par ma plume, que je n’avois l’esprit porté à rien moins qu’à la Satyre. » 22 L. Richeome, Advis et notes données sur quelques plaidoyez de maistre Louys Servin,cy devant publiez en France, au prejudice de la religion catholique, de l’honneur du Roy tres chrestien & de la paix de son royaume […]. Agen, Georges de la Mariniere, 1615. Ce texte reparaît en 1617 chez Claude Michel à Tournon. Les écrits de célébration paraissent en outre avec une adresse typographique réelle, conformément aux lois qui régissent l’imprimerie. Certains d’entre eux possèdent un privilège, comme la Royalle reception. À l’exception du Colossus Henrico Magno in Ponte Novo positus, publié en 1617 chez le libraire-imprimeur parisien Sébastien Chappelet, tous les textes du père Garasse relevant du genre épidictique sont publiés soit chez Simon Millanges à Bordeaux, soit chez Antoine Mesnier à Poitiers. Le choix de ces lieux s’explique par les déplacements du père Garasse, liés à l’évolution de sa carrière. Il s’explique aussi par les sujets traités - les vers latins du jésuite célébrant l’édification de la Chartreuse Notre-Dame de Miséricorde paraissent en 1620 à Bordeaux, en même temps que d’autres textes similaires. L’adresse de ces deux imprimeurs ordinaires du roi, qui figure sur chacune des pages de titre, confère à ces publications un statut régulier. Ces écrits sont donc assumés par le père Garasse, qui contribue ainsi à la vie de son Ordre, tout en se forgeant une identité d’auteur. Ces textes, essentiellement produits en début de carrière et témoignant de ses talents, peuvent également être utilisés à des fins personnelles afin de construire sa carrière au sein de la Compagnie. Dans le cadre de polémiques ultérieures autour de la Doctrine curieuse (1623), le jésuite revendique en outre ces écrits pour mettre en valeur ses qualités d’écrivain, qui lui sont niées, et pour se défendre d’avoir l’esprit porté à la satire 21 . Écrits épidictiques et satiriques sont liés. Tout comme les seconds, les premiers partici‐ pent du combat pour le rétablissement des positions jésuites en France. Il ne s’agit pas que de contribuer au prestige de l’Ordre par le biais de poèmes virtuoses en latin. Il s’agit également de donner des gages de loyauté au pouvoir royal dans un contexte troublé, en produisant des textes patriotiques. Les écrits du père Garasse s’inscrivent donc dans l’ensemble des publications jésuites du temps, et reflètent l’état des relations entre la royauté et la Compagnie suite à la mort d’Henri IV. Ils tendent à réaffirmer la fidélité des jésuites au souverain alors qu’ils sont mis en cause. Les écrits épidictiques sont donc le pendant d’un autre type de productions jésuites, qui combattent les accusations portées contre la Compagnie. Dans le cadre de sa production satirique (1614-1620), le père Garasse publie soit sous l’anonymat, soit sous pseudonyme. Quant aux adresses, lorsqu’il y en a, elles sont souvent fictives. Ses écrits satiriques n’émanent pas officiellement de la Compagnie, même s’ils sont souvent en lien avec d’autres textes jésuites de facture plus sérieuse, parus dans le même temps et portant sur un même sujet. On peut noter par exemple que Le Banquet des sages est publié en 1617, parallèlement à la réédition d’un texte du jésuite Louis Richeome prenant également pour cible les plaidoyers de Louis Servin 22 . Si le texte du père Richeome paraît 230 Julie Menand 23 Id., Plaincte justificative de Louis de Beaumanoir pour les peres Jesuites. Contre la remonstrance & plaincte de Mre. Louys Seruin Advocat du Roy. Adressee à la Cour de Parlement de Paris, 1615, p. 8. 24 Charles Nisard consacre à Schoppe un chapitre dans le second volume de ses Gladiateurs de la République des lettres au X V e, X V I e et X V I I e siècles, Paris, Michel Lévy frères, 1860. Nous nous appuyons ici sur son propos. 25 Marc Fumaroli écrit ainsi : « ce curieux personnage ayant combattu sur deux fronts, contre les “hérétiques” et contre les Jésuites, il est difficile de savoir si le P. Garasse lui emprunta son nom pour lui faire pièce ou pour lui rendre hommage », L’Âge de l’éloquence, Rhétorique et res literaria, de la Renaissance au seuil de l’époque classique, Genève, Droz, 2009, p. 328, n. 258. 26 F. Garasse, Apologie, éd. cit., p. 161. avec privilège et approbation, et porte sur la page de titre le nom de son auteur, la satire du père Garasse demeure quant à elle anonyme. L’Ordre ne peut en effet revendiquer des textes de cette nature. Le Parlement exige, suite à la mort d’Henri IV, « qu’aucun escrit ne sorte des Jesuites qui puisse troubler la paix ou justement offenser le prochain 23 ». En s’attaquant à de hautes figures gallicanes ou protestantes, et en le faisant sur un mode satirique qui lui fait encourir des accusations de diffamation ou de médisance, le père Garasse adopte donc par prudence une stratégie de publication différente, tendant à masquer son identité. Les satires latines qui paraissent entre 1614 et 1616, l’Horoscopus anticotonis, l’Elixir calvinisticum et l’Horoscopus anticotonis auctior et pene novus sont publiées sous le même pseudonyme d’Andrea [Schioppius], Gasparis [frater], soit « André Schoppe, frère de Kaspar ». La revendication d’une telle parenté fonctionne pour le lecteur comme un marqueur de genre et de contenu. Le père Garasse endosse en effet une identité fictive qui l’inscrit dans une filiation précise. Kaspar Schoppe est né en Allemagne en 1576 ou 1577 et il meurt en 1649 24 . Il s’agit donc d’un contemporain du jésuite. Il a abjuré le protestantisme en 1599. Il est l’auteur de nombreux libelles et s’est distingué par la violence de ses écrits contre les protestants. On a souvent souligné le caractère étrange de cette filiation 25 . D’une part, Schoppe est l’auteur de pamphlets contre les jésuites (mais écrits après 1630, alors que le père Garasse a renoncé à sa carrière littéraire). D’autre part, la sincérité de sa conversion a d’emblée été mise en doute. Il semble néanmoins constituer pour Garasse un modèle et une référence. Le jésuite le cite de façon récurrente dans ses ouvrages ultérieurs et le présente comme « bon catholique, & homme connu en toute l’Europe pour ses bonnes mœurs & son excellent esprit », ou encore comme « homme riche & facond en tres-bonnes reparties 26 ». On peut en outre noter qu’en 1615-1616, Schoppe séjourne à Ingolstadt - adresse sous laquelle paraît, en 1616, l’édition augmentée de l’Horoscopus Anticotonis. Entre 1611 et 1612, Schoppe fait publier plusieurs pamphlets dirigés contre Jacques I er d’Angleterre, acteur important dans les débats théologico-politiques qui se tiennent en Europe ; en 1615, sous pseudonyme, il compose encore un violent libelle contre Isaac Casaubon (parti en Angleterre à la mort d’Henri IV) et le souverain britannique. Le choix du pseudonyme ancre donc l’écrit du père Garasse dans une actualité et un combat communs. Il indique au lecteur qu’il a affaire à un libelle catholique, dirigé contre les protestants, et à travers lui le jésuite reprend à son compte une esthétique satirique marquée par la violence. Le Banquet des sages (1617), satire en français, est pour sa part publié sans adresse mais sous le pseudonyme de « Charles de L’Espinœil ». On entend dans ce nom l’œil acéré, la pointe cinglante. Là encore, le choix du pseudonyme fonctionne comme un marqueur de genre. 231 Les stratégies éditoriales du père Garasse 27 Sur la famille Verdussen, l’essor d’Anvers et son lien avec les progrès de la Réforme catholique, voir H.-J. Martin, Livre, pouvoirs et société à Paris au X V I I e siècle (1598-1701) [1969], Genève, Droz, 1999, t. I., p. 307. 28 Ibid., p. 170. 29 G. Harm Wagenvoort, Le Rabelais réformé (1620) du P. François Garasse, S.J., une réaction au traité de Pierre du Moulin, De la Vocation des Pasteurs (Style, mentalité, controverse religieuse et emploi des sources), mémoire de maîtrise d’histoire moderne, sous la direction de R. Sauzet et J.A.N. Rietbergen, Université Catholique de Nimègue, 15 septembre 1992, Introduction, p. V I I . 30 F. Garasse, Le Rabelais réformé, op. cit., p. 5-8. Les adresses de ces satires sont significatives. L’Horoscopus anticotonis porte celle, réelle, de Jérôme Verdussen à Anvers, haut lieu de publication de la Réforme catholique 27 . L’Elixir calvinisticum, satire contre les protestants, paraît « In Ponte Charentonio, Apud Ioannem Molitorem », soit « A Charenton-le-Pont, chez Jean Meunier ». L’adresse de Charenton est caractéristique des ouvrages réformés 28 . La satire, dirigée contre de grandes figures protestantes, paraît ainsi sous une fausse adresse qui renvoie ironiquement à une pratique éditoriale connue du lecteur. L’imprimeur est « Jean Meunier », renvoi ludique au nom de Pierre Du Moulin, pasteur et cible récurrente de Garasse. L’Horoscopus auctioret pene novus paraît pour sa part en 1616, sous l’adresse d’Ingolstadt, en lien avec les publications de Schoppe. Une même stratégie est appliquée aux deux écrits ultérieurs du père Garasse que sont le Rabelais réformé (1619) et les Recherches des Recherches (1621). Ces textes aux ambitions plus vastes, puisqu’ils constituent dans les deux cas la réfutation d’un ouvrage précis - respectivement La Vocation des Pasteurs de Pierre du Moulin et Les Recherches de la France d’Étienne Pasquier - sans pour autant se départir d’une dimension satirique, sont également publiés sous l’anonymat. Le Rabelais réformé paraît sans nom d’auteur, sans privilège ni approbation et sous fausse adresse : Christophle [sic] Girard à Bruxelles, et Firmin Ruffin à Doué-la-Fontaine. D’autres libraires-imprimeurs réels, comme Simon Martel à Toul, et Simon Rigaud à Lyon, proposent également des éditions du texte en 1620. Le choix de l’anonymat et du recours à des imprimeurs fictifs ou peu connus et situés dans des régions différentes est à interroger - s’il s’agit bien d’un choix et non de copies diffusées sans le consentement de l’auteur. Du Moulin avait signé son traité et l’avait fait paraître à Sedan. Pourquoi une telle stratégie de la part du père Garasse ? L’anonymat peut se justifier par le fait que le texte du jésuite, qui traite de matières religieuses, ne comporte aucun privilège ni approbation. En outre, son contenu peut être perçu comme diffamatoire. Le choix de la dispersion et du recours aux fausses adresses s’explique peut-être par la crainte de la censure ou par la volonté d’assurer une diffusion large. Gerrit Harm Wagen‐ voort suggère qu’il s’agit peut-être d’une stratégie pour atteindre un public protestant 29 . Bruxelles et Toul sont proches des Provinces-Unies et de Sedan, et Doué-La-Fontaine de Saumur. Lyon est le lieu de résidence de nombreux protestants. Cette hypothèse peut sembler pertinente, dans la mesure où le père Garasse, écrivant en tant que catholique, s’adresse dans une épître liminaire « Aux ministres des Eglises pretendues de France 30 ». En les interpellant ainsi, il reprend le geste de son adversaire qui s’adressait à eux dans son épître dédicatoire. La stratégie éditoriale, à supposer que c’en soit une, cherche donc, peut-être, à appuyer le choix du destinataire. 232 Julie Menand 31 H.-J. Martin, Livre, Pouvoirs et société, op. cit., t. 1, p. 460. 32 F. Ogier, Jugement et censure du livre de la Doctrine curieuse de François Garasse, op. cit., ch. III, « Bibliotheque de Garasse », n.p. 33 F. Garasse, Apologie, op. cit., p. 198. 34 Ibid., p. 202-203. 35 Ch. Nisard, Les Gladiateurs de la république des Lettres, op. cit., p. 251. 36 Ibid., p. 252. 37 Antoine Rémy, Deffence pour Estienne Pasquier, vivant conseiller du roy, et son advocat General en la Chambre des Comptes de Paris. Contre les impostures et les Calomnies de François Garasse, Paris, 1624, p. 133. Les Recherches des Recherches paraissent chez Sébastien Chappelet à Paris. Il s’agit du fils de Claude Chappelet, l’un des imprimeurs officiels de la Compagnie 31 . Le père Garasse se conforme donc aux pratiques de son Ordre. La parution n’est toutefois pas prise en charge par Claude lui-même, signe peut-être du statut singulier du texte. On peut noter que c’est la première fois que l’un des textes de combat du jésuite paraît muni d’un privilège, avec une adresse non fictive. On peut s’interroger sur les raisons d’un tel changement, qui marque peut-être un désir d’entrer dans une forme plus sérieuse de polémique. Les Recherches des Recherches, par la stratégie éditoriale employée, apparaît comme un pamphlet plus ambitieux et possède un statut intermédiaire entre les premiers écrits satiriques et les deux derniers textes assumés du père Garasse, la Doctrine curieuse et la Somme théologique. Le père Garasse ne revendique donc pas ses publications satiriques et se défend même d’en être l’auteur dans le cadre de la polémique autour de la Doctrine curieuse. Ses adversaires lui reprochent ainsi d’être à l’origine du Banquet des Sages, du Rabelais réformé ou encore des Recherches des Recherches. Toutefois, sa défense reste ambivalente. Ainsi, lorsque Ogier, notant une proximité de style entre LeBanquet et ses autres ouvrages, l’accuse d’en être l’auteur 32 , le jésuite répond qu’« il est faux […qu’il ait] jamais fait des satyres contre [les magistrats] 33 , et que s’“il y a des hommes qui se glorifient[de l’avoir] faict”, lui “ne [s’en venta] jamais” 34 ». Littéralement, ainsi que l’analyse Charles Nisard 35 , le jésuite ne ment pas : le Banquet n’est pas une satire contre les magistrats, mais contre un magistrat. Nisard suggère qu’il ne s’agit pas là d’une manœuvre vouée à déguiser la vérité 36 , et que le père Garasse voulant s’amuser, propose une énigme transparente au lecteur. On peut noter qu’Antoine Rémy, le défenseur des enfants Pasquier, interprète lui aussi ces propos de la sorte 37 . Le verbe « se vanter » peut en effet signifier soit que le père Garasse n’a jamais revendiqué cet écrit, n’en étant pas l’auteur, soit qu’il s’est toujours montré discret quant à sa responsabilité. Rémy, pour des raisons polémiques, privilégie le deuxième sens. Le jésuite récusera de même l’accusation d’être l’auteur des Recherches des Recherches dans son Mémoire adressé au Procureur Général Molé en 1623. Évoquant les adversaires qui s’en prennent à lui, il écrit : [Les enfants de Pasquier], lesquels ayant succédé […] à l’animosité inveterée qu’il a porté dans le tombeau contre tout le corps de nostre Compagnie, se sont pris et attaqués à moy nommément sur je ne sçay quelle présomption, bien fondée à leur avis, car voyant que leur père est decrédité parmy tous les François comm’un escrivain de très foible esprit et plein de ravauderies, ils s’en prenent à moy privativement à tout autre, et me font plus d’honneur que je ne demande d’eux, imprimant 233 Les stratégies éditoriales du père Garasse 38 F. Lachèvre, « Un mémoire inédit de François Garassus adressé à Mathieu Molé pendant le procès de Théophile (6 nov. 1623) », art. cit., p. 13. 39 Le P. Fouqueray retrace la chronologie de la parution précipitée de la Doctrine dans son Histoire de la Compagnie de Jésus en France des origines à la suppression (1528-1762), t. III. Paris, Bureaux des Études, 1922, p. 567 sq. 40 Voir sur ce point les analyses de Christian Jouhaud dans Les Pouvoirs de la littérature, histoire d’un paradoxe, Paris, Gallimard, 2000, p. 51 sq. dans les espritz par leur pleintes journalières, l’opinion que je suis autheur des Recherches tant luës et recherchées par toute la France. 38 Il ne s’agit pas là d’une négation de paternité, dans la mesure où le père Garasse se borne à faire un simple constat : les fils d’Étienne Pasquier le mettent en cause sans preuve. C’est l’occasion d’égratigner à nouveau l’image de l’avocat gallican en faisant de « tous les François », qui le mépriseraient, les auteurs potentiels de cet écrit. Il loue même le texte en fin d’extrait, risquant un jeu de mot sur le titre. L’anonymat n’est donc pas complet. À notre connaissance, nulle mention n’est faite, en revanche, des satires latines. S’agit-il là d’un indice de la réception de ces textes ? On ne peut douter que, s’ils en avaient eu connaissance, ses adversaires les auraient utilisés contre lui. Il semble donc que pour ses contemporains, les textes satiriques de langue française fondent pour l’essentiel son profil d’auteur. La Doctrine curieuse et la Somme théologique (1623-1625) constituent des cas particuliers dans la production satirique du père Garasse. Ces deux ouvrages, conçus comme complé‐ mentaires, sont les deux premiers textes du père Garasse relevant du registre polémique à paraître sous son nom et son titre. Le jésuite abandonne la lutte clandestine pour combattre cette fois à visage découvert les athées et les libertins. Diffusant, surtout dans la deuxième partie de son œuvre, un savoir théologique, il met en avant son appartenance à son Ordre pour donner une caution théologique, philosophique et morale à son discours. La Doctrine curieuse comme la Somme théologique paraissent avec approbations et privilèges, conformément aux lois qui régissent l’imprimerie en ce qui concerne les écrits abordant des matières religieuses. On peut toutefois noter que la Doctrine ne comporte pas d’approbation émanant de l’un des supérieurs du père Garasse, ce qui est plutôt surprenant. Cela reflète le fait que ce texte suscite des tensions au sein de l’Ordre même, et paraît de façon précipitée 39 . Ces deux ouvrages revêtent pour le jésuite une importance toute particulière, comme en témoigne la stratégie de publication mise en œuvre : choix du français, pages de titre soignées, organisation maîtrisée, dédicataires et cautions prestigieux pour la Somme  40 , entre autres. L’imprimeur qui se charge de ces parutions - et qui se chargera de la plupart des publications du père Garasse relatives aux querelles que ces textes susciteront, est encore Sébastien Chappelet. On assiste donc, au cours de la carrière du jésuite, à une évolution des stratégies, évolution qui s’adapte aux ambitions de ses productions, comme à leur genre. Pour terminer cette étude, nous montrerons que le père Garasse instrumentalise privi‐ lèges et approbations dans le cadre de ses combats, que ce soit pour légitimer son texte ou discréditer un adversaire. Deux exemples sont, à cet égard, frappants. 234 Julie Menand 41 C. Lévy-Lelouch, « Quand le privilège de librairie publie le roi », C. Jouhaud et A. Viala (dir.), De la Publication. Entre Renaissance et Lumières, Paris, Fayard, 2002, p. 139-159. 42 F. Garasse, Les Recherches des Recherches, éd. cit., n.p. 43 Ibid. Les Recherches des Recherches est le premier texte polémique du père Garasse à bénéficier d’un privilège. Le jésuite le place en tête d’ouvrage, après l’épître dédicatoire adressée à Pasquier, « l’Avis au Lecteur » et la table des matières, et juste avant le début du premier chapitre : le privilège est donc valorisé par sa place. Sans rechercher l’économie, le père Garasse le reproduit dans son intégralité et le fait suivre de l’« Extraict des Registres des Requestes ordinaires de l’Hostel du Roy », texte qui confirme qu’il a bien été enregistré. Jusqu’en 1701, la législation précise que le privilège peut être donné en entier ou en extrait. Le choix que fait le jésuite suggère donc une volonté d’attirer l’attention du lecteur. Son privilège est encore valorisé typographiquement par l’usage d’une lettre ornée. Cela n’est pas rare au XVIIe siècle, mais, comme le souligne Claire Lévy-Lelouch, la lettre ornée est normalement réservée aux épîtres dédicatoires, préfaces et éloges, soit au péritexte, tandis que la lettre de deux points est dévolue aux sommaires ou aux avertissements 41 . Ce privilège est instrumentalisé par le père Garasse. Outil de communication pour le roi, témoignant de sa toute-puissance et de la suprématie économique et idéologique de l’État, le privilège comporte une finalité économique et politique, mais aussi un enjeu éditorial : il atteste la valeur du livre, le légitime, et constitue une garantie pour l’auteur et son œuvre. Il est important pour le jésuite de l’exhiber, alors qu’il attaque anonymement un haut membre de la magistrature. Le privilège des RecherchesdesRecherches est « donné à Picquocos 42 », une commune de Tarn-et-Garonne. Cette mention de lieu, inhabituelle, peut être mise en lien avec la stratégie éditoriale élaborée par le père Garasse. Dans l’« Epistre au lecteur », le jésuite - qui dissimule son statut et se présente sous les traits d’un lecteur a priori bienveillant et de bonne foi - met l’accent sur le fait que son livre ne relève pas de l’attaque personnelle. Selon lui, son adversaire s’est rendu coupable envers le Roi et l’Église, l’obligeant à prendre la plume : Je recognus à la lecture [du livre de Pasquier], que Dieu ne m’a point tant donné de patience, que de pouvoir dissimuler un si grand nombre d’indignités, contre les Papes, les Roys, les Chanceliers & Cardinaux : & proteste neantmoins, que ce que j’entreprens maintenant n’est par aucune hayne particuliere que j’aye contre feu Maistre Estienne Pasquier ny aucun de sa famille, mais seulement & purement pour satisfaire à l’obligation de ma conscience […]. 43 L’exhibition du privilège, qui vient compléter la mise en scène de la parole indignée, semble alors destinée à montrer que l’auteur a le soutien du pouvoir pour lequel il prétend écrire. Le fait que le privilège soit donné à « Picquocos » en septembre 1621 a son importance. Piquecos se situe près de Montauban. À cette date, Louis XIII fait le siège de la ville, haut lieu du protestantisme, et est logé au château de Piquecos, d’où le lieu d’émission. Le privilège évoque donc un contexte de guerre, auquel renvoie également le début de l’« Epistre au lecteur ». Il appuie ainsi la démarche de l’auteur : non seulement le père Garasse est soutenu par le roi, mais tous deux mènent un combat commun contre l’hérétique - le jésuite 235 Les stratégies éditoriales du père Garasse 44 Ibid. 45 A. Adam, Théophile de Viau et la libre pensée française en 1620, Genève, Slatkine reprints, 2008, p. 380. affirmant de son adversaire dans son « Epistre au lecteur » qu’il a la « liberté d’Huguenot 44 ». Le privilège constitue donc un instrument de légitimation dans le cadre de la polémique et justifie ici la démarche comme le contenu. Un autre exemple montre que le jésuite instrumentalise les circonstances de la publica‐ tion. La première attaque menée contre la Doctrinecurieuse est le fait du prieur François Ogier, qui fait paraître anonymement un ouvrage intitulé Jugement et censure du livre de laDoctrinecurieuse. Le 14 novembre 1623, le père Garasse fait parvenir au Procureur général au parlement de Paris, Molé, un Mémoireapologétique dans lequel il réfute les accusations portées contre lui par différents adversaires, dont Ogier. Le 28 novembre, une saisie a lieu chez l’imprimeur Leblanc, sur ordonnance du Lieutenant civil. Cet imprimeur participait, avec d’autres, à une réimpression du Jugement et Censure. Ses formes sont brisées, et deux cent cinquante feuilles imprimées lui sont confisquées. Officiellement, cette saisie a été réalisée à la demande de l’auteur, Ogier. La raison avancée est que l’édition de Leblanc serait une contrefaçon. Pourtant, la version de l’imprimeur diffère. Il affirme avoir été chargé d’une partie de l’impression avec le consentement de l’auteur. Pour Antoine Adam 45 , la raison véritable de la saisie serait une intervention de Molé, qui aurait demandé à Ogier de mettre fin à sa querelle avec le père Garasse ; le prieur aurait obtempéré en arrêtant cette seconde édition. Le jésuite utilise les circonstances troubles qui entourent la parution de cette seconde édition pour tenter de discréditer le livre et son auteur, jusque-là anonyme : dans les pièces liminaires de son Apologie, il fait en effet figurer, juste avant de présenter son propre privilège et ses approbations, une « Copie de l’extraict des Registres de la Chambre Civile du Chastellet de Paris, du Mercredy 29. Novembre, mil six cens vingt-trois ». Ce document juridique retrace l’affaire, depuis la saisie faite à la demande d’Ogier chez Leblanc jusqu’à l’interdiction faite aux imprimeurs d’imprimer son ouvrage sans le consentement et la permission de l’auteur, sous peine d’amende. Il est également interdit « audit Ogier [d’] exposer [son livre] ny [le] faire exposer en vente sans [la] permission » du Lieutenant civil. Dans le cadre de la polémique, le père Garasse se sert donc de ce document juridique, élevé au rang de pièce liminaire, et instrumentalise le statut légal de son propre texte en exhibant ses approbations et son privilège, pour renvoyer l’écrit anonyme de son adversaire au rang de libelle diffamatoire. Ces différents exemples, ainsi que les nombreuses variations de stratégies au fil de sa carrière, montrent bien que le père Garasse connaît les pratiques éditoriales de son temps. Il les utilise en fonction des enjeux de ses textes, en joue parfois avec humour et sait les instrumentaliser dans un cadre polémique. Il adapte ainsi de façon pragmatique ses façons de publier, de manière à préserver son Ordre tout en œuvrant pour lui. 236 Julie Menand 1 Nous remercions chaleureusement Delphine Reguig, qui a été à l’initiative de cet article et qui a collaboré activement à la première version de ce travail de recherche. 2 Nicolas Boileau, Œuvres Complètes, éd. F. Escal, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1966 (dorénavant abrégé en O.C.). Boileau 1674 : actualité d’une édition 1 Léo S T A M B U L Université Paul Valéry - Montpellier 3 Le lecteur qui, d’aventure, souhaiterait de nos jours se procurer une édition de Boileau en librairie serait confronté à une étonnante pénurie. Après avoir constaté que l’édition des Œuvres complètes de Françoise Escal en Pléiade (1966) est épuisée 2 , il se trouverait devant le choix entre deux éditions partielles de poche : celle de Jean-Pierre Collinet (Satires, Épîtres, Art poétique), chez Gallimard (1985), et le second volume de celle de Sylvain Menant (Épîtres, Art poétique, Odes, poésies diverses et épigrammes), chez Flammarion (1969). Chacune de ces éditions témoigne des doutes que le XXe siècle a nourris sur l’opportunité d’une édition de Boileau : la quatrième de couverture de S. Menant s’excuse presque de donner une œuvre qui pourrait passer pour un « catéchisme » et qui « se heurte souvent à notre incompréhension ». Antoine Adam ouvre quant à lui le volume de la Pléiade par une préface qui commence par une phrase édifiante : « Nous ne songerions plus à voir en Boileau l’un des très grands noms de notre littérature. » Que s’est-il donc passé ? Parce qu’ils partaient du principe que les œuvres de Boileau qu’ils éditaient n’avaient plus aucune actualité, mais tout en continuant pourtant d’éditer ces textes sur des principes anhistoriques, les derniers éditeurs du poète sont entrés dans une certaine impasse lectrice. Ni actuelles, ni historiques, les différentes éditions des œuvres de Boileau ont depuis conduit à une impasse éditoriale : s’il paraît difficile de lire Boileau aujourd’hui, est-il encore possible de l’éditer ? Notre projet est de montrer que l’une des façons de rendre à nouveau Boileau lisible et actuel est de replacer son œuvre dans le contexte historique de son action, par l’étude du volume de 1674 qui constitue la seule véritable charnière dans l’histoire éditoriale de son œuvre, puisque c’est à cette date que son livre acquiert son titre définitif et son architecture globale. On se propose dès lors d’étudier l’actualité de cette édition d’un point de vue pratique et théorique, en resituant dans son contexte l’action concrète que sa publication provoqua, puis en évaluant les effets potentiels que ses variantes d’impression pouvaient engendrer. L’édition comme action La parution de l’in-quarto des Œuvres diverses du Sieur D*** chez Denys Thierry le 10 juillet 1674 est considérée comme une étape importante du point de vue de l’histoire 3 Voir Emmanuel Bury, « Sens et portée du recueil des Œuvres diverses de 1674 : un “manifeste du classicisme” ? », Œuvres et critiques, vol. XXXVII-1, 2012, p. 75-86. 4 Nous tâchons de suivre ici la méthodologie élaborée au sein du GRIHL (Groupe de Recherche Interdisciplinaire sur l’Histoire du Littéraire) dans Écriture et action, X V I Ie - X I Xe siècle (une enquête collective), Paris, Éditions de l’EHESS, 2016, p. 12 : « Lisant aujourd’hui des écrits qui nous viennent du passé, nous avons bien affaire à des objets, et non à des actions. Mais nous nous efforçons de les regarder ici comme les actions qu’ils ont été dans le temps de leur production : en tant qu’ils portent ou transmettent l’action qu’avait été leur production […], si bien qu’à chaque fois qu’un écrit est employé ou réemployé, transformé, par exemple republié en tout ou en partie, ou sous une autre forme, c’est une autre action qui a lieu. » 5 [N. Boileau], Satires du Sieur D***, Paris, Claude Barbin, 1666, avec privilège, in-8 o . 6 Voir la lettre de Chapelain à Colbert du 4 avril 1672 (Lettres, éd. Ph. Tamizey de Larroque, Paris, Imprimerie nationale, 1883, t. 2, p. 774). Dans l’état actuel de la recherche et en l’absence d’autres preuves positives, nous ne pouvons que supposer la suspension de ce privilège avant son terme naturel, en mars 1673. Cela dit, une telle hypothèse expliquerait pourquoi Boileau a publié en 1672 son Epistre au Roi avec une simple permission d’imprimer, fait inédit chez un auteur dont tous les textes, y compris les plus courts, sont toujours édités sous le sceau du privilège du roi (Epistre au Roi du Sieur D***, Paris, D. Thierry, 1672, avec permission, in-4 o ). 7 [N. Boileau], Œuvres diverses du Sieur D*** avec le Traité du sublime ou du merveilleux dans le discours, traduit du grec de Longin, Paris, D. Thierry, 1674, avec privilège du roi, in-4 o , t. 1, n.p. littéraire, comme un « manifeste du classicisme 3 ». Il est aussi possible de considérer cette publication comme une action à part entière dans la trajectoire d’écrivain que dessine Boileau à cette époque, parmi d’autres actions 4 . Une telle action de publication ne prend alors sens que si elle est replacée dans son actualité, que l’on prendra également au sens propre de capacité à se traduire par des actes concrets. Il s’agit donc d’abord de rendre à nouveau sensible la puissance agissante de cet acte éditorial, en laissant de côté l’image figée et désactivée qui fut produite après que l’action fut terminée. Dans l’histoire littéraire, l’édition des Œuvres diverses de 1674 est volontiers présentée comme une édition d’apaisement, par laquelle Boileau aurait abandonné les polémiques déclenchées par les attaques nominales de ses Satires diffusées depuis 1666. Alors même que de nombreux contemporains les considéraient comme de vrais libelles diffamatoires, les Satires du Sieur D*** avaient été publiées avec un privilège du roi 5 . À l’époque, Jean Chapelain, auteur copieusement attaqué par Boileau, avait entamé une procédure auprès de Colbert par l’intermédiaire de Perrault afin d’obtenir la suspension de ce privilège, ce dont il se félicitait de fait en 1672 6 . Cependant, Boileau, après avoir adressé une épître de louange au roi, après lui avoir été même présenté et enfin après la mort de Chapelain en février 1674, obtint un nouveau privilège d’impression en mars 1674 : Nostre cher & bien Amé le Sieur D*** nous a tres-humblement remonstré qu’il auroit fait divers Ouvrages ; sçavoir l’Art Poëtique en vers, un Poëme intitulé le Lutrin, plusieurs Dialogues, Discours & Epistres en vers, & la Traduction de Longin, lesquels il desireroit faire imprimer, & reimprimer une seconde fois ses Satyres dont le privilege est expiré, s’il nous plaisoit lui accorder nos Lettres de permission sur ce necessaires : A ces causes, desirant favorablement traiter ledit Sieur D*** & donner au Public par la lecture de ses Ouvrages la mesme satisfaction que Nous en avons receue ; Nous lui avons permis & permettons par ces presentes signées de nostre main de faire imprimer lesdits Ouvrages […]. 7 238 Léo Stambul 8 Les Bolæana citent une hypothétique lettre de Boileau à Colbert : « Je vois bien que c’est à vos bons offices que je suis redevable du Privilége que Sa Majesté veut bien avoir la bonté de m’accorder. J’étois tout consolé du refus qu’on en avoit fait à mon Libraire. » (Bolæana ou entretiens de M. de Monchesnay avec l’auteur, [éd. J.-B. Souchay], Les Œuvres de M. Boileau-Despréaux, Paris, Veuve Alix, 1740, t. 1, p. XX). Quoique sans réalité matérielle fiable, cette lettre a depuis été reprise par les éditeurs dans la correspondance de Boileau (O.C., p. 775-776) et celle de Colbert. 9 Pierre Des Maizeaux. La Vie de monsieur Boileau Despreaux, Amsterdam, Henri Schelte, 1712, p. 96-97 : « [Le Roi] avoit voulu qu’on lui fît la Lecture des Ouvrages de Mr. Despreaux, à mesure qu’il les composoit : mais il ne se contenta pas de l’approbation qu’il leur donnoit en particulier, il voulut la rendre publique ; car Mr. Despreaux ayant suplié Sa Majesté de lui accorder un Privilege pour imprimer les premieres Pieces, & en publier de nouvelles, Elle ordonna qu’on feroit connoitre dans le Privilege le plaisir qu’Elle avoit pris à la Lecture de ces Ouvrages ». Le texte du privilège, tel qu’il est conservé dans le registre de la communauté des libraires reste plus laconique et n’évoque aucune séance de lecture (Registre des privilèges accordés aux auteurs et libraires, 1653-1790, t. 3, 1673-1687, BnF : ms. fr. 21946, f o 8r, en date du 12 juin 1674). 10 Claude Gros de Boze, « Éloge de M. Despreaux » [prononcé à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres le 14 avril 1711], dans Histoire de l’Académie royale des Inscriptions et Belles-Lettres, Paris, Imprimerie royale, 1723, t. 3, p. IX. On trouve la trace de l’envoi d’une permission d’imprimer signée en commandement par Colbert, alors secrétaire de la maison du roi (Archives nationales : O 1 18, f o 33). La présence, rare à notre connaissance, de ce genre d’ordres en faveur d’un simple auteur particulier à l’intérieur d’un registre consignant ordinairement des privilèges pour des corps d’artisans ou des académies, pourrait corroborer la version donnée par Gros de Boze au sujet d’une intervention exceptionnelle du roi. Alors que Barbin, le premier libraire de Boileau, avait été accusé d’avoir surpris le privilège de 1666, la mention explicite de la « satisfaction » du roi dans le privilège de 1674 ôterait le soupçon de fraude administrative et placerait expressément Boileau sous la protection du roi ou de Colbert 8 . Quarante ans plus tard, les premiers biographes de Boileau, soucieux de mettre en avant la dignité de leur héros, reviendront sur le texte de ce second privilège 9 . Ainsi, Claude Gros de Boze, directeur de l’Académie des Inscriptions, chargé de prononcer l’éloge funèbre de Boileau sans avoir été l’intime du poète, insistera sur la dimension exceptionnelle de la formule publiée dans le privilège de 1674, afin de faire de Boileau le bénéficiaire d’un lien privilégié avec le pouvoir royal, émancipé des règles ordinaires des belles-lettres : Sa Majesté lui donna une pension considérable, & lui fit en même temps expédier un privilége en commandement pour l’impression de toutes ses piéces, avec cette clause à jamais remarquable, qu’Elle vouloit procurer au Public, par la lecture de ces Ouvrages, la même satisfaction qu’Elle avoit reçûë. 10 L’obtention de ce second privilège, qui renversait radicalement la position politique de Boileau, scandalisa de nombreux contemporains, car elle permettait de republier avec le sceau du roi des écrits violents et violemment critiqués que l’on croyait définitivement condamnés. Si le privilège du nouveau volume citait en premier L’Art poétique, annonçant le poids que ce dernier occupera dans toute l’œuvre du poète, il ajoutait également l’autorisation explicite de « reimprimer une seconde fois ses Satyres dont le privilege est expiré ». La cabale de Chapelain contre le premier privilège, et son hypothétique suspension, était ainsi entièrement effacée, pour n’évoquer qu’une simple expiration, ce qui n’est ni vrai ni faux en 1674. Ce coup d’éclat de la republication officielle des Satires fut 239 Boileau 1674 : actualité d’une édition 11 Mémoires de Brossette sur ses relations avec Boileau-Despréaux, [1702], BnF : ms. fr. 15275, f o 163, repris sans la rature dans Correspondance entre Boileau Despréaux et Claude Brossette, éd. A. Laverdet, Paris, Techener, 1858, p. 552. La version non raturée par Brossette servit de base au long récit qu’il insère dans la note du vers 187 de l’Épître I de son édition des Œuvres de M r . Boileau-Despréaux avec des éclaircissemens historiques donnés par Lui-même, Genève, J. Fabri & J. Barillot, 1716, t. 1, p. 192. 12 A. Adam, Histoire de la littérature française au X V I Ie siècle, Paris, Albin Michel, t. 2, 1997 (1952), p. 506-507 : « Mais il faut croire que les contemporains avaient quelque raison de voir en Despréaux un imprudent, car aucune de ces suppressions ne modifiaient vraiment l’allure du volume. S’il rayait les vers contre Séguier, il les remplaçait par d’autres, très vifs contre l’archevêque de Paris, Hardouin de Péréfixe. […] Despréaux témoignait d’une belle naïveté s’il ne voyait pas que son livre restait scandaleux. » cependant gommé dans l’histoire littéraire et l’entrée dans le giron du pouvoir royal fut le plus souvent lue par certains historiens comme un abandon de la violence polémique des Satires de 1666 au profit de la réflexion poétique, puisque le volume des Œuvres diverses contenait désormais L’Art poétique et le Traité du sublime. Dès la mort de Boileau, certains éditeurs réinterprétèrent en ce sens la portée de l’édition de 1674, à l’image de Claude Brossette dans ses notes préparatoires pour l’édition posthume des œuvres complètes du poète. Au moment de commenter l’obtention du privilège de 1674, celui-ci avait commencé par signaler la republication des Satires, avant de raturer son manuscrit pour ne mettre en avant que les nouvelles « pieces » : Quand le Roy eut accordé à mr despr. le privilege de ses satires, et que Sa majes. Le Roy aiant ouy reciter par M r Despr. quelques unes de ses pieces, Sa Majesté en fut si contente qu’elle acorda à M r Despr. le privilege pour l’impression de ses œuvres et lui donna en même tems une pension de 2000. l[ivres]. 11 En mettant en avant les pièces nouvelles, liées à la théorie poétique, au détriment de la republication des pièces anciennes, certains historiens de la littérature ont tiré un trait sur l’action produite par la réédition des Satires en 1674. Cette interprétation était corroborée par l’effacement de certains noms, comme celui de Lignières, ôté de l’Épître II (v. 8) et de L’Art poétique (chant II, v. 194). Cependant, comme cela fut remarqué depuis, Boileau republiait encore en 1674 la plupart des attaques de 1666, voire flétrissait de nouveaux noms, de sorte que les menues corrections apportées étaient loin de diminuer la portée scandaleuse de ses écrits 12 . De fait, outre les Satires, les nouvelles pièces ajoutées dans le volume de 1674 ne cessèrent de pratiquer la diffamation nominale, et le nom de Scudéry, mort en 1667, apparut même ostensiblement dans les notes que Boileau insérait dans les marges de L’Art poétique (chant I, v. 56). Ainsi, la dimension polémique du premier volume, 240 Léo Stambul 13 Le détail de l’analyse a été donné par Émile Magne, Bibliographie générale des œuvres de Nicolas Boileau-Despréaux et de Gilles et Jacques Boileau, suivie des Luttes de Boileau. Documents inédits, reproductions de titres et fac-similés d’autographes, Paris, Giraud-Badin, 1929, t. 2, p. 232. 14 Sur l’exhibition de la dissimulation dans les pratiques d’écriture, notamment libertines, voir Jean-Pierre Cavaillé, Dis/ simulations. Religion, morale et politique au X V I Ie siècle, Paris, Champion, 2002. non seulement perdurait dans les Œuvres diverses, mais se renouvelait, dans la mesure où le nouveau contexte réactivait de façon durable la tolérance exceptionnelle du pouvoir à l’égard de la diffamation nominale que Boileau pratiquait dès ses débuts. L’édition comme actualisation Si l’étude de l’action produite par une édition implique de tenir compte en diachronie des éditions antérieures dont elle récupère les matériaux, il faut également prendre en considération en synchronie toutes les formes alternatives du volume diffusées en parallèle. Les moindres variations présentes dans ces doublons entrent en effet potentiellement en interférence avec la prudence du volume étudié. Dans cette perspective, on peut par exemple repérer un certain flottement entre les versions in-quarto et in-octavo de l’édition officielle de 1674 autour de l’évocation du nom honni de Quinault (Satire IX, v. 288), tantôt imprimé, tantôt effacé, au gré des différents états du volume 13 . Mais ces variations sont évidemment bien plus significatives dans les volumes pirates, lesquels se vendent d’ailleurs d’autant plus qu’ils sont plus explicites. Sans qu’il soit jamais possible d’attester résolument les effets produits par ce genre de dispositifs dédoublés, rien n’empêche de penser que l’explicitation clandestine des non-dits contamine en puissance l’interprétation du texte officiel. Dans le cas de Boileau, tout porte à croire que le satirique a volontiers exploité l’opportunité qu’offraient ces dispositifs d’actualisation, lesquels pourtant devaient parfois lui échapper. Cela s’observe notamment pour les cas de suppression de noms, puisqu’au lieu de modifier vraiment la forme de ses vers pour supprimer toutes traces des noms de ceux qu’il attaquait, le satirique exhibait le manque par des astérisques ou des blancs typographiques ostentatoires. Par ce moyen, l’édition de 1674 ne perdait guère de sa puissance d’action et pouvait encore agir implicitement dans les silences affichés, à l’intérieur même des procédures d’autocensure. Ces stratégies d’écriture obliques tendent à montrer que certaines des corrections apportées au volume de 1674 ne visaient pas toujours à se conformer à une véritable censure, mais plutôt à exploiter avec plus d’ironie le nouveau soutien accordé par le pouvoir, en montrant au fond la superficialité de la censure elle-même. Loin d’être dissimulée, la diffamation se montre en train de se dissimuler, par des mécanismes matériels qui semblent plus malicieux qu’étourdis 14 . L’exemple du Lutrin illustre particulièrement ce genre de dispositif. Ce poème héroï-co‐ mique, qui s’inspire d’un conflit entre les religieux de la Sainte Chapelle de Paris qui eut lieu en 1667 et qui fut arbitré par le premier président du parlement de Paris, Guillaume de Lamoignon, circulait dès 1673. Le poème semblait alors avoir déjà la réputation d’être une satire féroce des mœurs religieuses, comme en témoigne le prétexte avancé par Boileau pour justifier ses hésitations à publier son poème : 241 Boileau 1674 : actualité d’une édition 15 Lettre de Boileau à Monsieur *** [La Fontaine ? ] [1673 ? ], O.C., p. 773. Voir également un fragment de lettre de Maucroix de juillet [1674 ? ] : « Dans le Lutrin il parle mal des bons chanoines ; il les accuse d’aimer à dormir tard et de trop manger ! Vous reconnoissez-vous à cela ? En vérité j’ai peur que Dieu ne punisse l’auteur d’avoir ainsi pris plaisir à diffamer les gens de bien […]. » (François de Maucroix, Œuvres diverses, éd. L. Paris, Reims, Brissart-Binet, 1854, t. 2, p. 181). 16 [N. Boileau,] « Sur le Lutrin de la Sainte Chapelle », dans Le Pain bénit de Monsieur l’abbé de Marigny, s.l., 1673, p. 14, v. 3 et 5. 17 Marius Gerin, Jacques Carpentier de Marigny. Chansonnier de la Fronde. Poète et prosateur nivernais. 1615-1673, dans Mémoires de la société académique du Nivernais, Nevers-Paris, Fortin et C ie , 1920, t. 8, p. 1-114. 18 [ Jacques Carel de Sainte-Garde], La Defense des beaux esprits de ce temps. Contre Un Satyrique. Dediée à Messieurs de l’Academie françoise, Paris, G. Adam, 1675, avec privilège, art. 18, p. 62 : « Avez-vous du jugement, illustre Censeur ? un Catholique, né de parens Catholiques, s’en va ternir de gayeté de cœur par de basses railleries, un Corps auguste, que Saint Louis & tous nos Rois à son exemple ont choisi pour estre le depositaire du plus Sacré Thresor qui soit en la Chrestienté. […] Quels blasphemes ne vomissez-vous pas ! A la table bien mise, dites-vous, l’on reconnoist l’Eglise [Le Lutrin, chant I, v. 69-70]. Et que le style de l’Eglise est de ne pardonner point, & de perdre tout pour se venger. Abysme tout plustost : c’est l’esprit de l’Eglise. [Le Lutrin, chant I, v. 186]. » Reprenant le motif médiéval et renaissant de la gloutonnerie des moines, Boileau avait tout de même remplacé le mot « Eglise » de la première occurrence par des astérisques, mais l’écho rimique et le contexte ôtaient malicieusement l’ambiguïté. 19 [N. Boileau], Premier « Avis au lecteur » du Lutrin, 1674 (O.C., p. 1005-1006). Ainsi, c’est vainement que vostre berger en soutane, je veux dire M. de Maucroix, déplore la perte du Lutrin dans l’églogue dont vous me parlés. Je le récitai encore hier chés M. le premier président [de Lamoignon] ; et si quelque raison me le faict jamais déchirer, ce ne sera point la dévotion, qu’il ne choque en aucune manière, mais le peu d’estime que j’en fais […]. 15 Le poème fut cependant publié clandestinement par morceaux dès 1673, sans nom d’auteur, mais désignant explicitement la « Sainte Chapelle » de Paris et l’« Illustre Lamoignon 16 ». Le petit opuscule associait alors le poème de Boileau à une satire des religieux parisiens, intitulée Le pain bénit, attribuée de façon posthume à Marigny, auteur de libelles et de mazarinades qui fut accusé d’avoir écrit des vers contre le roi et fut embastillé en 1662 17 . Malgré les allégations de Boileau, le Lutrin fut ainsi perçu par l’éditeur clandestin comme un possible pamphlet religieux, ce que n’ont pas manqué de souligner certains adversaires de Boileau, comme Jacques Carel de Sainte-Garde, auteur d’épopées raillées dans L’Art poétique  18 . En 1674, Boileau publia alors seulement les quatre premiers chants du Lutrin pour désavouer Le pain bénit, laissant le poème explicitement inachevé, comme il le précisait dans l’avis au lecteur : Pour moi, je déclare franchement que tout le Poëme du Lutrin n’est qu’une pure fiction, et que tout y est inventé, jusqu’au nom mesme du lieu où l’action se passe. Je l’ai appelé Pourges, du nom d’une petite Chappelle qui estoit autrefois proche de Monlhery. C’est pourquoy le Lecteur ne doit pas s’étonner que pour y arriver de Bourgogne la Nuit prenne le chemin de Paris et de Monlhery. […] J’aurois bien voulu la lui donner achevée ; Mais des raisons tres-secrettes, et dont le Lecteur trouvera bon que je ne l’instruise pas, m’en ont empesché. Je ne me serois pourtant pas pressé de le donner imparfait comme il est, n’eust esté les miserables fragmens qui en ont couru. 19 Dans le souci de maintenir le poème dans le champ de la « fiction », Boileau avait évité de mentionner en toutes lettres le nom de Claude Auvry, le trésorier de la Sainte-Chapelle 242 Léo Stambul 20 [ Jean Desmarets de Saint-Sorlin], La Défense du poème héroïque avec quelques remarques sur les œuvres satyriques du sieur D***. Dialogue en vers & en prose, Paris, J. Le Gras, N. Le Gras, A. Besoigne & Cl. Audinet, 1674, avec privilège, p. 108 : « L’Autheur, pour déguiser la matiere en publiant son ouvrage, & pour reparer en quelque sorte l’outrage qu’il avoit fait à un lieu si auguste & si Saint comme est la Sainte Chapelle de Paris, d’avoir voulu rendre tous ses Officiers & ses Chanoines ridicules ; a pris le nom de Pourges, qui est un village prés de Montlehery, où il feint qu’il y a une chapelle ; & il a esperé qu’il se mettroit ainsi à couvert : mais il devoit aussi changer beaucoup de particularitez, qui convenoient à la ville de Paris, au Palais, & à la Sainte Chapelle, & qui ne conviennent nullement à ce village. […] l’imagination ne peut souffrir que l’Autheur transporte tout cela à Pourges. » 21 Une lettre de Pierre Bayle à Vincent Minutoli datée 4 d’octobre 1676 annonce la publication imminente d’une nouvelle édition complète des Œuvres diverses de Boileau : « Je viens de m’entretenir avec un ami de Despréaux, et m’a appris que ce fameux satyrique fera imprimer cet hiver deux nouveaux chants de son Lutrin, une Epitre au Roi, et une autre au marquis de Seignelai […]. Outre cela, il fera imprimer deux lettres à Mr de Vivonne, d’un stile imité de Balsac et de Voiture, sur les victoires de Sicile, et un dialogue sur les poëmes latins […]. » (Correspondance, t. 2, lettre 132, éd. É. Labrousse, A. McKenna, et al., Oxford, Voltaire Foundation, 1999). 22 C. Brossette, Œuvres de M r . Boileau-Despréaux, op. cit., t. 1, p. 358, note du v. 3. de Paris. Le satirique prenait en effet soin de n’utiliser que des périphrases pour désigner ce « Prélat terrible », ou Guillaume de Lamoignon, le « fameux Héros » à qui est dédiée cette épopée. Néanmoins, Boileau n’appliquait pas cette précaution aux toponymes, pour lesquels il recourait explicitement au pseudonyme de « Pourges ». Or, à la différence des périphrases topiques, le pseudonyme reste un nom propre particularisant qui attire davantage l’attention du lecteur sur la possibilité d’identifier de telles singularités. Ainsi, même éloigné de Paris et de la Sainte-Chapelle, la localisation du Lutrin ne faisait guère illusion et la grossièreté du procédé fut dénoncée dès la parution 20 . La supercherie sera révélée par Boileau lui-même dans la nouvelle édition des Œuvres diverses de 1683, après la mort de Lamoignon, ce qui a fait dire que Boileau s’était censuré pour des raisons sociales, par égard pour la dignité du premier président. Cependant, une telle interprétation achoppe sur le fait que Boileau avait achevé sa nouvelle édition avec les deux chants manquants du Lutrin dès l’automne 1676, du vivant de Lamoignon qui mourra subitement en décembre seulement 21 . Les raisons pour lesquelles Le Lutrin fut tronqué et celles pour lesquelles il fut finalement publié en entier demeurent, de ce fait, difficiles à éclaircir. Il semble en tout cas que Boileau prenait davantage de précaution pour maquiller la dimension sociale que la dimension politique de son poème. Pourtant, l’étude des procédures de déguisement révèle des jeux encore plus subtils, comme le montre la remarque de Brossette dans son édition des Œuvres de Boileau : L’Auteur ne voulant pas nommer la Sainte Chapelle de Paris, avoit mis, Dans Bourges autrefois, &c. parce qu’il y a aussi une Sainte Chapelle dans la ville de Bourges. Mais après l’impression, il fit effacer avec la pointe du canif une partie du B qui est dans le mot Bourges, & de cette lettre on fit un P. Ainsi, Bourges fut changé en Pourges : comme on le peut voir dans les exemplaires de l’édition in quarto de l’année 1674. Dans celle de 1675. on ne mit qu’un P. . . suivi de quatre points. 22 La comparaison des graphies confirme la remarque de Brossette : 243 Boileau 1674 : actualité d’une édition 23 Guillaume de Lamoignon était seigneur engagiste de Montlhéry depuis 1672 (Victor-Adolphe Malte-Brun, Montlhéry, son château et ses seigneurs. Notice historique et archéologique, Paris, A. Aubry, 1870). Chant I, v. 3 : Chant I, v. 18 : « B » ordinaire : « P » ordinaire : « B » modifié en « P » : Le premier changement de « Paris » en « Bourges », qui eut lieu entre la publication du Pain bénit et la préparation de l’édition de 1674, était suffisant et vraisemblable du point de vue de la narration pour se distinguer explicitement de la version clandestine. Le second changement en « Pourges », qui eut lieu entre l’impression et la diffusion, évitait peut-être de faire entrer le trésorier de la Sainte-Chapelle de Bourges dans la querelle et faisait gagner le récit en vraisemblance. Boileau insistait en effet dans son « Avis au lecteur » de 1674 sur la rationalité de la topographie du Lutrin, dont le chant III ne pouvait avoir lieu que dans un lieu situé entre la Bourgogne et Paris. Cependant la lourdeur de l’explication géographique de Boileau rappelle du même coup le caractère insolite du nom de Pourges, nom inconnu pour le lecteur d’alors et d’aujourd’hui et qui nécessite toujours d’être glosé. Or cette glose de Boileau attirait l’attention du lecteur sur la ville de Montlhéry, dont Lamoignon était le seigneur, en tant que marquis de Bâville, lieu de villégiature où Boileau fut souvent invité et où il aurait justement commencé Le Lutrin  23 . La glose géographique du poète permettait ainsi de faire « tiquer » le lecteur et de rendre hommage à Lamoignon sans le nommer, dans un jeu social de connivence. Le troisième changement de « Pourges » en « P… », qui eut lieu un an après la première publication, donnait lieu finalement à une équivoque entre les deux actualisations concurrentes de « Paris » et de « Pourges ». Si les « quatre points » dénombrés par Brossette rappelaient le nombre de lettres manquantes au nom de « Paris », le seul « P » permettait à Boileau de faire revenir une action politique à l’intérieur de l’action sociale que son poème avait produite. En fin de compte, ce dernier changement montre que, dès 1675, la façon dont Boileau appréciait sa marge de manœuvre avait changé et que la provocation lui semblait de nouveau tolérée. Plus que le pseudonyme ou la périphrase, la pratique de l’astéronyme illustre bien que les enjeux politiques de la satire nominale et les enjeux sociaux du réseau clientéliste ne doivent pas être considérés comme nécessairement incompatibles. Pour un même support matériel, habilement équivoque, seules les actualisations du sens demeurent contradictoires. De cette manière, la dimension polémique transparaît dans la « pure fiction » et continue de se faire sentir en puissance à travers elle. Ainsi, loin de disparaître à partir de l’édition de 1674, la violence de la satire s’est incorporée à la fiction littéraire, à la poésie mondaine et même à la poésie d’éloge courtisane grâce au second privilège explicite du roi. 244 Léo Stambul La grande hétérogénéité des actualisations de cet ensemble éditorial n’a été rendue visible que par la coprésence dans le marché du livre à un instant donné de variantes, licites et pirates, qui ont augmenté les potentialités d’action du livre imprimé au-delà de sa seule matérialité. Outre la simple faculté de lire littéralement le texte, la force d’un écrit dépend donc de la capacité d’actualisation du lecteur de l’époque, plus ou moins informé de l’histoire éditoriale complexe de l’objet qu’il tient entre ses mains. De la même manière, seul l’accès au fonds d’archives des autres textes possibles effectivement publiés à l’époque permet à l’historien d’aujourd’hui de faire l’hypothèse d’un accroissement de la puissance d’un texte. En d’autres termes, l’étude de l’actualité d’une édition nécessite une véritable démarche herméneutique par laquelle l’historien du livre doit formuler des hypothèses sur ce que savaient ou pouvaient savoir les acteurs de l’époque, en mesurant le degré de diffusion matérielle des différents volumes au niveau local et le niveau d’intégration du marché du livre au niveau global. Lire le recueil de 1674 comme un état à part entière du texte, c’est ainsi cesser de suivre ce que Boileau semblait projeter, c’est donc rompre avec un horizon absolutisé par la réception de Boileau. Une telle réception n’a de fait jamais objectivé ce qui s’est réellement fait dans les éditions préparées par un poète très conscient de ses choix. Un retour à 1674 nous l’autoriserait enfin, et rendrait sa vitalité à un poète enseveli dans son propre monument. 245 Boileau 1674 : actualité d’une édition 1 Recueil contenant plusieurs discours libres et moraux en vers et un Jugement en prose sur les sciences où un honnête homme peut s’occuper, s. l., 1666. Le Jugement en prose est l’œuvre de Saint-Évremond. Antoine Adam dresse la liste des manuscrits et imprimés qui permettent de retracer les états pré-originaux des Satires, Les Premières Satires de Boileau, I-IX, édition critique et commentaire [Lille, 1941], Genève, Slatkine Reprints, 2010, p. 13-15. 2 Voir sur ce point Léo Stambul, « La querelle des Satires de Boileau et les frontières du polémique », Le Temps des querelles, Jeanne-Marie Houstiou et Alain Viala (dir.), Littératures classiques, n° 81, 2013, p. 79-90. De la transgression au contrôle éditorial : les imaginaires philologiques boléviens Delphine R E G U I G Université de Lyon - Université Jean Monnet Saint-Étienne IHRIM UMR 5317 L’histoire éditoriale des Satires de Boileau apparaît comme une succession d’événements polémiques. La force transgressive de ces pièces semble résister à la publication qui se présente continuellement comme un effort pour faire admettre à ses lecteurs une pratique littéraire problématique. En 1666, les Satires ouvrent une scène littéraire sur laquelle Boileau va se produire plusieurs décennies durant. L’édition prend une tournure accidentelle avec la publication subreptice - dont on ne saura jamais si elle a été ou non encouragée par le poète lui-même -, d’un recueil connu comme paru à Rouen 1 . Puis ce premier ensemble, repris, amendé et avoué par Boileau dans l’édition parisienne de 1666, joue le rôle de pierre angulaire sur laquelle s’appuie le développement ultérieur de l’œuvre éditée du poète. Tous les recueils suivants s’ordonnent en effet à partir du Discours au roi et des sept premières Satires. Épîtres, Art poétique, Lutrin, épigrammes, Traité du sublime, Réflexions diverses : l’ensemble de l’œuvre, au fur et à mesure qu’elle s’accroît et s’organise en successions instables, se mesure à la fondation originelle des Satires. L’histoire se clôt, ou plutôt ne se clôt pas, avec l’éventualité de la publication de la Satire XII sur l’équivoque, une nouvelle fois prise dans la polémique, sans cesse repoussée, péniblement différée, finalement publiée posthume en 1711, comme si la pratique satirique de Boileau impliquait un horizon éditorial indéfiniment ouvert, impossible à restreindre à l’entité livresque objet de la publication. La satire survit à Boileau et n’obéit finalement pas à la clôture manipulée par l’imprimeur libraire que le genre contraint à la constante métamorphose. Une telle centralité dynamique des satires dans l’histoire éditoriale de l’œuvre bolévienne tient à la gravité du geste satirique qui empêche l’édition de tels textes d’être neutre 2 . Cette gravité se joue dans la dramatisation qui accompagne l’édition des Satires selon le scénario récurrent fixé en 1666. Boileau délègue - ou feint de déléguer - à la figure du « libraire » l’écriture du scénario originel du passage à l’acte éditorial. L’« avis au lecteur » 3 n.p. Nous modernisons l’orthographe de toutes nos citations. 4 n.p. de l’édition des Satires du Sieur D***, à Paris, chez Claude Barbin développe une mise en scène topique qui semble éloigner le poète de l’œuvre imprimée : « Ces Satires dont on fait part au Public, n’auraient jamais couru le hasard de l’Impression, si l’on eut laissé faire leur Auteur. » Malgré le succès de ses pièces satiriques, Boileau n’aurait pas souhaité les publier par « modestie », scrupule et souci d’éviter une querelle publique. La publication serait contrainte et circonstancielle : C’est ce qui lui a fait souffrir fort longtemps, avec une patience qui tient quelque chose de l’Héroïque dans un Auteur, les mauvaises Copies qui ont couru de ses Ouvrages, sans être tenté pour cela de les faire mettre sous la presse. Mais enfin, toute sa constance l’a abandonné à la vue de cette monstrueuse Édition qui en a paru depuis peu. Sa tendresse de père s’est réveillée à l’aspect de ses enfants, ainsi défigurés et mis en pièces. Surtout lorsqu’il les a vus accompagnés de cette Prose fade et insipide, que tout le sel de ses vers ne pourrait pas relever : Je veux dire de ce Jugement sur les Sciences, qu’on a cousu si peu judicieusement à la fin de son Livre. Il a eu peur que ses Satires n’achevassent de se gâter en une si méchante compagnie : Et il a cru enfin, que puisqu’un Ouvrage, tôt ou tard, doit passer par les mains de l’Imprimeur, il valait mieux subir le joug de bonne grâce, et faire de lui-même ce qu’on avait fait malgré lui. 3 La voix du libraire ajoute, en nom propre : « Toutes ces considérations, dis-je, l’ont obligé à me confier les véritables Originaux de ses pièces, augmentées encore de deux autres, pour lesquelles il appréhendait le même sort. » Le texte fonde la publication de l’œuvre sur la relation directe entre éditeur et édité, gage de confiance et d’authenticité. À la faveur de cette confusion originelle entre intimité et véracité, une étrange polyphonie énonciative, où la voix du poète se fait entendre derrière celle du libraire, réintroduit ensuite la dimension polémique qui devait être évitée et dont « la charge » est « laissée » au libraire : Mais en même temps il m’a laissé la charge de faire ses excuses aux Auteurs qui pourront être choqués de la liberté qu’il s’est donnée, de parler de leurs Ouvrages, en quelques endroits de ses Écrits. Il les prie donc de considérer, que le Parnasse fut de tout temps un pays de liberté : que le plus habile y est tous les jours exposé à la censure du plus ignorant : que le sentiment d’un seul homme ne fait point de loi ; et qu’au pis-aller, s’ils se persuadent qu’il ait fait du tort à leurs Ouvrages, ils s’en peuvent venger sur les siens, dont il leur abandonne jusqu’aux points et aux virgules. Que si cela ne les satisfait pas encore ; il leur conseille d’avoir recours à cette bienheureuse tranquillité des grands Hommes, comme eux, qui ne manquent jamais de se consoler d’une semblable disgrâce, par quelque exemple fameux pris des plus célèbres Auteurs de l’Antiquité, dont ils se font l’application tous seuls. En un mot, il les supplie de faire réflexion ; que si leurs Ouvrages sont mauvais, ils méritent d’être censurés : et que s’ils sont bons, tout ce qu’on dira contre eux ne les fera pas trouver mauvais. 4 Si la publication des Satires s’accompagne, dès l’origine, d’un tel paratexte déterminant, c’est précisément parce qu’il est nécessaire d’escorter le surgissement auctorial impliqué par le genre tel que le pratique Boileau. L’argumentation ici développée anticipe en outre, en des termes très proches, sur les développements auxquels le Discours sur la Satire procédera 248 Delphine Reguig 5 Œuvres complètes de Boileau, éd. F. Escal, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1966, p. 4. deux ans après, en 1668, pour légitimer la pratique satirique bolévienne : il n’y a donc pas un paratexte mais une intertextualité paratextuelle concertée qui tend à tisser une histoire scénarisée accompagnant chaque jalon du développement éditorial d’une œuvre en accroissement constant. Plus le passage à l’édition paraît arbitraire, plus le paratexte le justifie par une forme de nécessité. C’est ainsi que le poète contribue à installer, dès ses débuts, un imaginaire éditorial dont on cherchera à voir ici comment il a été légué à ses éditeurs postérieurs, informant une représentation de l’œuvre de Boileau dont nous ne sommes peut-être pas encore sortis. À partir du mythe de l’œuvre-moi créé par le poète-éditeur en ses premiers recueils, se fixe en effet, en dépit de la grande malléabilité des objets éditoriaux parus et préparés sous le titre Œuvres diverses jusqu’à la mort de Boileau en 1711, une expérience de lecture bolévienne unifiant un corpus pourtant instable. La variabilité de la place du Discours sur la Satire dans ce dispositif et dans cette histoire éditoriale éclaire de façon exemplaire la substitution d’un imaginaire de l’œuvre à la réalité d’une Œuvre. Le parcours sommaire de trois siècles d’édition des Œuvres de Boileau pourra contribuer à montrer comment s’est construit un éthos d’éditeur adossé à l’auctorialité de Boileau - et dont il s’agit peut-être aujourd’hui de se désolidariser pour espérer éditer à nouveau le poète. En 1666, la publication des Satires construit un objet de lecture que le scénario éditorial présente comme un contact avec l’intimité de l’auteur comme personne. Depuis lors, les éditions successives reconduisent et enrichissent le mythe de l’œuvre-moi nourri de l’autorité de Boileau certes comme auteur mais aussi comme éditeur de ses propres œuvres, témoignant d’un souci d’authenticité textuelle apparenté à une transparence de soi à soi. Le souci philologique donnerait accès autant à l’œuvre qu’à l’auteur : la superposition entre un corpus et une signature décèlerait un geste simultanément poétique et éditorial. Boileau le dit dans la préface de l’édition « favorite » de 1701 où il renonce à la « modestie » mise en avant en 1666 et dépourvue d’actualité au moment de signer la dernière édition contrôlée par le poète de son vivant : Je n’ai donc point de regret d’avoir encore employé quelques-unes de mes veilles à rectifier mes écrits dans cette nouvelle édition, qui est pour ainsi dire, mon édition favorite. Aussi y ai-je mis mon nom, que je m’étais abstenu de mettre à toutes les autres. J’en avais ainsi usé par pure modestie : mais aujourd’hui que mes ouvrages sont entre les mains de tout le monde, il m’a paru que cette modestie pourrait avoir quelque chose d’affecté. D’ailleurs, j’ai été bien aise, en le mettant à la tête de mon livre, de faire voir par là quels sont précisément les ouvrages que j’avoue, et d’arrêter, s’il est possible, le cours d’un nombre infini de méchantes pièces qu’on répand partout sous mon nom, et principalement dans les Provinces et dans les Pays étrangers. J’ai même, pour mieux prévenir cet inconvénient, fait mettre au commencement de ce volume une liste exacte et détaillée de tous mes écrits, et on la trouvera immédiatement après cette préface. 5 La confusion entre « je » d’auteur et « je » d’éditeur n’était pas une fatalité. Par la suite, elle devient pourtant un destin pour l’œuvre de Boileau telle qu’elle se trouve éditée par ceux qui se présentent comme les héritiers du poète. C’est le cas dès 1713 où les 249 De la transgression au contrôle éditorial : les imaginaires philologiques boléviens 6 n.p. 7 Valincour note : « Ami dès mon enfance, et ami intime des deux des plus grands Personnages, qui jamais aient été parmi vous, je les ai perdus tous deux dans un petit nombre d’années [Racine et Despréaux en marge]. » éditeurs des Œuvres de Boileau, probablement Valincour et Renaudot - peut-être Le Verrier d’après Jean-Baptiste Racine -, à Paris chez Esprit Billiot, exécuteur testamentaire du poète, joignent aux textes du poète un tableau des « Œuvres de M. Despréaux, selon l’ordre où elles sont ici imprimées, selon l’âge auquel il les a composées, et selon l’année où il les a publiées ». Le document, erroné et peu fiable, est suivi d’un développement reproduit à partir d’un manuscrit autographe de Boileau retrouvé dans les papiers de Brossette ; on y lit une déclaration conforme aux préoccupations obsédantes exprimées dans les préfaces boléviennes comme dans la correspondance du poète concernant l’établissement d’un corpus textuel authentique : Voilà au vrai, dit M. Despréaux dans un Écrit que l’on a trouvé après sa mort, tous les Ouvrages que j’ai faits. Car pour tous les autres Ouvrages qu’on m’attribue, et qu’on s’opiniâtre de mettre dans les Éditions étrangères, il n’y a que des Ridicules qui m’en puissent soupçonner l’Auteur. Dans ce rang on doit mettre une Satire très fade contre les frais des Enterrements ; une encore plus plate contre le Mariage, qui commence par ce Vers, On me veut marier, et je n’en ferai rien. Celle contre les Jésuites ; et quantité d’autres aussi impertinentes. J’avoue pourtant que dans la Parodie des Vers du Cid, faite sur la perruque de Chapelain, qu’on m’attribue encore, il y a quelques traits qui nous échappèrent à Monsieur Racine et à moi, dans un repas que nous fîmes chez Furetière, Auteur du Dictionnaire ; mais dont nous n’écrivîmes jamais rien ni l’un ni l’autre. De sorte que c’est Furetière qui est proprement le vrai et l’unique Auteur de cette parodie, comme il ne s’en cachait pas lui-même. 6 La citation du texte vaut garantie ; elle affiche la conviction selon laquelle une édition de Boileau suppose un respect scrupuleux de l’inventaire auctorial dans lequel le poète a inscrit sa volonté. Ce respect lui-même est lié au tour hagiographique que prend la démarche éditoriale dès qu’elle s’adosse à la personne de l’auteur. C’est ainsi que, après avoir corrélé la vie de l’œuvre à la vie du poète dans le tableau évoqué, une fois ce tableau en outre confirmé par la parole authentique de l’auteur, l’édition de 1713 propose le discours que Valincour prononça à la réception de Monsieur l’Abbé d’Estrées à l’Académie française. La succession est éloquente puisque ce dernier discours est le lieu d’un éloge de Boileau. Pour le prononcer, Valincour reprend le topos de l’intimité avec le poète 7 dans une sorte de biographie intellectuelle fondée sur le rappel des grandes notions puisées dans l’œuvre quoiqu’outrageusement simplifiées (le vrai, la raison, la nature). L’académicien loue en Boileau le satirique exerçant avec sagesse et en toute légitimité un genre qui sert la censure des mauvais livres. Légitimer cet éthos satirique permet d’acheminer naturellement le lecteur vers une confusion entre les caractéristiques de l’œuvre et celles de leur auteur : « Comme il ne trouve dans la Nature, ou pour mieux dire, comme il n’est autre chose que la Nature même, Monsieur Despréaux en avait fait sa principale étude. » Entre l’objet et le sujet de l’œuvre, sur le fondement d’une assimilation aussi rapide qu’orientée, s’instaure une réversibilité dont le texte même de l’œuvre ne pourra plus s’abstraire par la suite. 250 Delphine Reguig 8 Œuvres de Mr Despréaux, éd. cit., p. V . 9 Ibid. 10 Ibid., p. V et V I . 11 Ibid. De l’admiration pour l’œuvre, scrupuleusement attestée et restituée dans son exactitude et son exhaustivité prétendues, les premiers « amis » de Boileau, Brossette et Le Verrier, en sont aussi immédiatement passés au culte de la personne de l’auteur. L’édition des Œuvres de Mr Despréaux, avec des éclaircissements historiques donnés par lui-même, à Genève, chez Fabri et Barrillot, en 1716 par Brossette, témoigne du principal effet de cette réversibilité entre l’œuvre et le poète : la revendication d’une philologie fétichiste qui revêt une dimension hagiographique voire mythique. Se disputant l’héritage du poète avec Le Verrier, Brossette annonce dans son « avertissement » d’éditeur qu’il a eu « dessein de donner une édition du Texte, plus parfaite que toutes celles qui ont paru 8 ». « Pour la rendre telle », son travail a consisté à rassembler « avec soin tout ce qui est sorti de la plume de cet illustre Écrivain », y compris et surtout des pièces inédites : « jusqu’aux moindres fragments, tout se trouve ici, revu plus exactement que jamais 9 ». Mais le texte ne se suffit pas à lui-même : il lui faut toujours la caution de son propre créateur, premier éditeur et premier commentateur du corpus avec lequel il fait corps. Cette forme de « consubstantialité » de l’œuvre au poète détermine l’expérience de la lecture de telle sorte qu’elle trouve un prolongement naturel dans la fréquentation de la personne du poète : J’ajoute des Éclaircissements historiques au Texte de l’Auteur ; et je n’impose point quand j’annonce dans mon titre, qu’ils m’ont été donnés par l’Auteur lui-même : car je n’avance presque rien qui ne soit tiré, ou des conversations que j’ai eues avec lui, ou des lettres qu’il m’a écrites. La haute idée que j’avais de ses Ouvrages, m’ayant fait souhaiter de le connaître, je ne trouvai en lui ni cette fausse modestie, ni cette vaine ostentation, si ordinaires aux personnes qui ont acquis une réputation éclatante : et, bien différent de ces Auteurs renommés qui perdent à être vus de près, il me parut encore plus grand dans sa Conversation que dans ses Écrits. Cette première entrevue donna naissance à un commerce intime qui a duré plus de douze années. La grande inégalité de son âge et du mien, ne l’empêcha point de prendre confiance en moi : il m’ouvrit entièrement son cœur ; et quand je donne ce Commentaire, je ne fais proprement que rendre au Public le dépôt que cet illustre Ami m’avait confié. 10 Le commentaire consiste donc, pour Brossette, à revivre, dans l’expérience de la lecture, la fusion du poète et de son œuvre. Les enjeux de l’exhaustivité de l’édition débordent donc largement le texte avoué et contrôlé par l’auteur ; le mérite de l’éditeur consiste à maîtriser une entité imaginaire qui déborde le livre, une entité que le nom du poète concentre dans une formule identificatoire : S’il eut la complaisance de m’apprendre toutes les particularités de ses Ouvrages, je puis dire que de mon côté je ne négligeai rien de ce qui pouvait me donner d’ailleurs une connaissance exacte de certains faits, qu’il touche légèrement, et dont il m’avouait qu’il ne savait pas trop bien le détail. Mes recherches ne lui déplaisaient pas ; de sorte qu’un jour, comme je lui rendais compte de mes découvertes : À l’air dont vous y allez, me dit-il, vous saurez mieux votre Boileau que moi-même. 11 251 De la transgression au contrôle éditorial : les imaginaires philologiques boléviens 12 Ibidem. 13 Ibid., p. X . 14 Ibidem. 15 Voir sur ce point Mathilde Bombart, « Le savoir des clés : note, érudition et lecture à clé. Claude Brossette, un annotateur de Boileau au X V I I Ie siècle », Jean-Claude Arnould et Claudine Poulouin (dir.), Notes. Études sur l’annotation en littérature, Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2008, p. 185-202. 16 Avant-propos de Brossette, ibid., p. I X . 17 Les Satires de Boileau commentées par lui-même et publiées avec des notes par Frédéric Lachèvre, reproduction du commentaire inédit de Pierre Le Verrier, avec les corrections autographes de Despréaux, Le Vésinet, Courmenil, 1906. Plus le fantasme prend forme, plus les formules se font radicales : l’éditeur s’assimile à un « historien » et atteste son scrupule éditorial par l’immédiateté du rapport qui le lie à la source charnelle de l’œuvre : Ce n’est donc pas ici un tissu de conjectures, hasardées par un Commentateur qui devine : c’est le simple récit d’un Historien qui raconte, fidèlement, et souvent dans les mêmes termes, ce qu’il a appris de la bouche de l’Auteur original. En un mot, c’est l’Histoire secrète des Ouvrages de Mr. Despréaux. 12 L’éditeur est un initié qui, passé par l’épreuve de l’identification cultuelle au Poète, peut à son tour initier le lecteur à l’expérience intense de la rencontre intime avec un Auteur : « Un Lecteur s’applaudit de devenir en quelque manière, le Confident d’un Écrivain célèbre, et d’être admis dans le secret de ses pensées. Il entre dans cette espèce de confidence, un air de mystère qui flatte également la curiosité et l’amour-propre 13 . » Quoique Brossette s’en défende - « J’ai cru, qu’à l’égard de mes Lecteurs, je devais moins me regarder comme l’Ami de sa Personne, que comme l’Interprète et l’Historien de ses Écrits 14 », prend-il la peine de préciser -, sa démarche se développe dans une ambition de vérité qui, paradoxalement, obéit à la logique du mythe, enserrant le texte bolévien dans un récit-cadre construit pour l’expliquer dans sa lettre et dans son esprit. Le commentaire de Brossette 15 se dévoue à un travail d’érudition informative éclairant les allusions, détaillant notamment les personnalités nommées dans les Satires ancrées dans une actualité éphémère et soumises à des variantes récurrentes afin de prévenir la disparition d’une lecture contextualisante. Ce commentaire se fait, précise l’éditeur, avec l’Auteur, comme si, conformément aux attitudes originelles de Boileau en 1666, l’édition était une autre étape de la création poétique. Ce n’est pas un hasard si, pour évoquer cette solidarité, Brossette mobilise l’image picturale ; éditer c’est encore faire œuvre : Un Commentateur tâche, pour ainsi dire, d’enlever la poussière qui couvrait son Auteur, de faire revivre les couleurs du tableau. Mais celui qui prépare un Commentaire sous les yeux de l’Auteur même, et de concert avec lui, prévient toute obscurité, et conserve jusques aux moindres traits, ces traits délicats et presque imperceptibles qui l’effacent si aisément, et qu’il est impossible de rappeler quand une fois ils sont effacés. 16 En éditant « intégralement » le commentaire inédit de Le Verrier aux Satires de Boileau en 1906 17 , Lachèvre ajoute une pierre à cette « édition définitive » qui permettrait de revenir à Boileau lui-même tout en lui donnant une place dans « cette admirable collection de nos 252 Delphine Reguig 18 Ibid., Avant-propos, p. V I I . 19 Ibidem. 20 Ibid., p. I X . 21 Ibidem. 22 L’exemplaire de 1837 consulté se présente ainsi : « Nouvelle édition ornée du fac simile de l’écriture de Boileau, et d’un tableau généalogique de sa famille, contenant plus de 500 parents ou alliés de ce poète. » grands écrivains français 18 ». Tout l’enjeu de l’édition, qui donne à voir l’entrelacement de l’écriture de Boileau et de celle de Le Verrier, de l’auteur et du lecteur, est, aux yeux de Lachèvre, qu’elle contient « les corrections de Boileau lui-même » et « permettent, soit d’interpréter exactement sa pensée, soit de saisir sur le vif quelques traits de son caractère 19 ». La proximité avec le rêve de Brossette est patente. Car ces corrections écrites en 1701, révélant le « soin qu[e Le Verrier] apportait à recueillir et à contrôler les moindres explications de Boileau » relève du même scrupule zélé que les annotations qui constituent le commentaire de Brossette. Cet aspect n’échappe pas à Lachèvre qui utilise un lexique religieux pour évoquer le travail de l’amateur de belles-lettres, riche financier aux prétentions intellectuelles maladroites : « Le Verrier en recueillant pieusement les explications qu’il provoquait, croyait ingénument s’être substitué à Boileau, parler pour ainsi dire par sa bouche, et, le plus souvent, il avait compris en quelque sorte “tout de travers” ! 20 » Le lien avec l’imaginaire philologique de Brossette est net : le commentaire constitue « un document précieux » et « On peut […] pardonner [à Le Verrier] ces petits travers en présence de son culte désintéressé pour Boileau, culte presque touchant dans sa naïveté. 21 » Plus d’un siècle après l’édition Brossette, parallèlement à un détournement quasi exclu‐ sivement scolaire de l’usage de l’œuvre bolévienne au XIXe siècle, Berriat-Saint-Prix donne à l’ambition d’exhaustivité qui était celle de ses prédécesseurs un nouveau titre en publiant les Œuvres de Boileau collationnées sur les anciennes éditions et sur les manuscrits, avec des notes historiques et littéraires et de recherches sur sa vie, sa famille et ses ouvrages (Paris, C. H. Langlois, 1830) 22 . Comme les précédentes, l’entreprise présuppose la perfectibilité paradoxale de celles qui l’ont précédée dans l’affirmation d’un achèvement fantasmé. L’édition inclut désormais, dans un premier tome où l’œuvre de l’auteur disparaît au profit de documents historiques, un essai biographique sur Boileau, des notices bibliographiques, la reproduction des préfaces de Boileau pour chacune des éditions de ses ouvrages, des jugements critiques sur le poète, un catalogue corrigé de ses œuvres ainsi qu’une table chronologique approfondie des pièces. Quoiqu’elle témoigne d’une volonté de scientificité positiviste, cette édition ne rejette pourtant pas dans ses marges le rapport affectif à la personne du poète. Car ce rapport est essentiel pour fixer une expérience de lecture tangible à laquelle l’œuvre de Boileau se trouve identifiée mais qui est en passe de changer de valeur. Dans l’avant-propos à l’édition qu’il procure entre 1932 et 1943, Boudhors justifie un nouveau dispositif éditorial sous le titre explicite d’Œuvres complètes de Boileau (Paris, Belles-Lettres), cent ans après Berriat-Saint-Prix, par la prise en compte de nouveaux inédits et la nécessité de corrections. Il ajoute en outre qu’il est devenu indispensable de rectifier les représentations construites par les lectures précédentes et qui se font désormais à charge contre l’auteur : « Parler de Boileau aujourd’hui, c’est plaider dans un procès où, par 253 De la transgression au contrôle éditorial : les imaginaires philologiques boléviens 23 Satires, op. cit., avant-propos, t. I, p. X I . 24 Ibidem. 25 Ibid., p. X X I V . 26 Ibid., p. L X I V . 27 Ibid., p. L X I V - L X V . 28 Ibid., p. L X V . extraordinaire, la défense rencontre moins de sympathies que le réquisitoire. 23 » C’est par rapport à cette construction imaginaire que l’éditeur doit désormais se situer : il s’agit pour lui d’« écarter toute arrière-pensée d’accusation ou d’apologie. Sans savoir même si on rend service à Boileau ou si on lui fait tort, on peut chercher à le voir vivant, en bataille, au travail, sous le règne de Louis XIV, avant que l’histoire littéraire fixe ses traits en interprétant son œuvre 24 ». L’enjeu est de se démarquer de la « Légende » de Boileau, poète polémiste à qui l’institution scolaire a imposé un « masque de pédagogue » ; il s’agit de revenir à la satire, c’est-à-dire à la poésie de Boileau : « Oserait-on dire que la gloire fait d’étranges contresens ? Mais enfin il est bien vrai que Voltaire n’admire Boileau qu’en le séparant de toute son œuvre satirique. 25 » Boudhors expose en détail ses principes d’édition conformes à cette lecture actualisée : comme texte de base, il choisit la dernière édition revue par l’auteur et donc l’édition in-4° de 1701 (face à la concurrence de l’in-12 de 1701 et l’in-4° de 1713), dernière édition revue par Boileau et première qu’il ait signée de son nom. Cependant, dans sa volonté de moderniser l’approche du texte de Boileau, l’éditeur bute sur la question des « habitudes » de lecture qui contribuent au sentiment de perfection attaché à l’œuvre de Boileau. Car la définition de cette expérience de lecture est essentielle à défaut de trouver un corpus de textes fixé ainsi qu’un protocole éditorial invariablement nécessaire. Si chacune des éditions précédemment évoquées adjoint au texte de Boileau des listes et des tables, c’est parce qu’il est indispensable de compenser, par un apparat critique conséquent, l’instabilité du corpus bolévien. Ce dernier, on l’a vu, s’est accru avec les éditions, et l’inflation n’a pas toujours pris le tour rassurant d’une édition en recueil, certaines pièces paraissant de manière isolée, d’autres venant s’ajouter à la suite des Œuvres diverses à la faveur des diverses - précisément - rééditions qui jalonnent la carrière de Boileau. Il est notamment remarquable que les éditeurs, chacun à son tour, discutent, corrigent, remettent en doute, certes l’authenticité de certains textes (dont le Chapelain décoiffé par exemple) mais surtout l’ordre des pièces qui fait débat. Or Boudhors souligne que le strict scrupule méthodologique de restitution du texte bolévien comme texte aurait dû le conduire à adopter, dans la présentation des pièces, « l’ordre strictement chronologique 26 ». Il cite à ce propos l’exemple de Ch.-M. Des Granges qui, dans son édition de 1914 chez Hatier, a été le premier à oser « s’écarter de la tradition éditoriale dont l’origine remonte, il faut le reconnaître, à Boileau et à son explicite volonté. Car c’est précisément en 1701 qu’il a fait un bloc de ses onze Satires, un bloc de ses douze Épîtres, un bloc de toutes ses poésies, un bloc de toutes ses proses 27 ». Boudhors, quant à lui, s’abstient de « déconcerter les habitudes du “Public” systématiquement » tout en affirmant : « Je crois fermement que cet ordre artificiel et didactique n’a pas facilité le contact animé, entraînant, du lecteur avec l’auteur. 28 » Antoine Adam, malgré son ambition de procurer une édition permettant de retrouver l’état des satires « avant la première édition contrôlée par l’auteur, lorsqu’elles sont « œuvres de combat » et pas encore « œuvres d’art », se montre 254 Delphine Reguig 29 Les Premières Satires de Boileau, I-IX, op. cit., Avant-propos, p. 9. 30 Ibid., p. 11. 31 Ibidem. 32 Œuvres complètes de Boileau, éd. cit., p. 855. pris dans la même problématique éditoriale en 1941 29 . Alors qu’il annonce vouloir suivre un ordre nouveau, historique (avec des choix discutables), fidèle au manuscrit d’un recueil conservé à l’Arsenal, l’éditeur souligne « l’inconvénient d’une édition trop différente des éditions antérieures » qui serait « pour le lecteur, d’un maniement difficile 30 ». Comme si, après des siècles de sédimentation éditoriale, il fallait renoncer à l’œuvre attestée pour pouvoir continuer à lire Boileau. « Du moins le lecteur pourra-t-il toujours retrouver dans notre édition le texte définitif auquel il est habitué 31 », assure Adam qui instaure un système de concordance entre « les vers de la vulgate » et ceux du texte qu’il présente pour pallier la difficulté. Le retour du vocabulaire religieux est éloquent : les satires originelles sont assimilées à un texte fondateur qui fait foi mais dont on ne pourrait pourtant plus restituer la réalité, devenue illisible sous la représentation construite. L’examen de la place du Discours sur la Satire dans les différents dispositifs éditoriaux est révélateur de ce paradoxe puisque la manipulation de cette pièce, visiblement stratégique, modifie la perspective éditoriale selon sa situation dans le recueil. On a vu à quel point Boileau, de son vivant, soignait le paratexte des éditions qu’il procurait : la solidarité entre ses textes et leur discours d’escorte est d’ailleurs sentie par tous ses éditeurs successifs qui reproduisent ce paratexte parfois comme un corpus en lui-même. À partir du noyau initial des Satires immédiatement accompagné du Discours au Roi, lui-même parfois assimilé à un texte satirique, l’œuvre s’étoile et rythme ce développement d’ajouts de pièces métatextuelles dont le Discours sur la satire est exemplaire. Le texte se joint à la Satire IX, éditée séparément en 1668. Il s’agit d’une réponse défensive aux attaques virulentes que suscita la publication du premier recueil des Satires et notamment à la Critique désintéressée sur les Satires du temps de Cotin. Le couple Satire IX-Discours sur la Satire est précédé d’un avis du « Libraire au Lecteur » qui reconduit le scénario de 1666 : Il y a déjà du temps qu’elle est faite : l’Auteur s’était en quelque sorte résolu de ne la jamais publier. Il voulait bien épargner ce chagrin aux Auteurs qui s’en pourront choquer. […] Mais une copie de cette Satire étant tombée, par une fatalité inévitable, entre les mains des Libraires, ils ont réduit l’Auteur à recevoir encore la loi d’eux. C’est donc à moi qu’il a confié l’original de sa pièce, et il l’a accompagné d’un petit Discours en prose, où il justifie par l’autorité des Poètes anciens et modernes la liberté qu’il s’est donnée dans ses Satires. 32 Dans les éditions suivantes, jusqu’en 1685, le Discours sur la Satire conserve sa place après la Satire IX et clôt la série des Satires sur le ton du plaidoyer pro domo avant la série des épîtres. Mais en 1694, Boileau déplace le texte pour le mettre en tête d’une série hétéroclite d’œuvres en prose - avant de le décaler encore ultérieurement pour le rétrograder à la deuxième place de cette série de textes identifiée par un critère formel très lâche. Ce choix affectant un texte essentiel à la poétique bolévienne se comprend à la lumière de l’avertissement des Œuvres diverses de 1694 qui fait suite à une préface où Boileau atténue les critiques formulées à l’égard des auteurs « nichés » dans les vers des Satires en 1666 ; le poète renchérit sur la question mais, poussé par les circonstances, réoriente le propos dans un sens satirique : 255 De la transgression au contrôle éditorial : les imaginaires philologiques boléviens 33 Œuvres diverses, op. cit., Paris, Barbin, Avis au lecteur, n.p. 34 Œuvres complètes de Boileau, éd. Boudhors, Avant-propos, p. L X V . J’ai laissé ici la même Préface qui était dans les deux éditions précédentes : à cause de la justice que j’y rends à beaucoup d’Auteurs que j’ai attaqués. Je croyais avoir assez fait connaître par cette démarche, où personne ne m’obligeait, que ce n’est point un esprit de malignité qui m’a fait écrire contre ces Auteurs ; et que j’ai été plutôt sincère à leur égard, que médisant. Monsieur P. néanmoins n’en a pas jugé de la sorte. Ce galant Homme, au bout de vingt-cinq ans qu’il y a que mes Satires ont été imprimées la première fois, est venu tout à coup, et dans le temps qu’il se disait de mes Amis, réveiller des querelles entièrement oubliées, et me faire sur mes Ouvrages un procès que mes Ennemis ne me faisaient plus. Il a compté pour rien les bonnes raisons que j’ai mises en rimes, pour montrer qu’il n’y a point de médisance à se moquer des méchants écrits ; et sans prendre la peine de réfuter ces raisons, a jugé à propos de me traiter dans un Livre, en termes assez peu obscurs, de Médisant, d’Envieux, de Calomniateur, d’Homme qui n’a songé qu’à établir sa réputation sur la ruine de celle des autres. Et cela fondé principalement sur ce que j’ai dit dans mes Satires, que Chapelain avait fait des vers durs, et qu’on était à l’aise aux sermons de l’Abbé Cotin. 33 Boileau n’a fait que changer de cible en visant cette fois Charles Perrault qui, au tome III du Parallèle des Anciens et des Modernes paru en 1692, s’en prend longuement à la pratique satirique du sieur D***. Manifestement, en déplaçant le Discours sur la Satire, Boileau prend acte de la substitution d’une querelle à l’autre et du changement d’époque qui fait place à la Querelle des Anciens et des Modernes en laquelle se métamorphose l’ancienne Querelle des Satires. Le Discours sur la Satire, détaché de l’unité qu’il constituait avec la Satire IX, vient donc rejoindre et renforcer la série des neuf premières Réflexions critiques sur Longin publiées pour la première fois dans les Œuvres diverses de 1694. Cette publication inédite, où Boileau polémique ouvertement contre Perrault, s’adjoint donc la force du premier Discours : le tome II de l’édition de 1694 gagne ainsi en cohérence en rassemblant et en amplifiant le propos polémique de Boileau. Par la suite, toutes les éditions reproduiront religieusement ce choix dicté par les circonstances comme s’il était le fruit d’une nécessité poétique absolue. En 1713, les éditeurs des Œuvres de Nicolas Boileau Despréaux, s’ils adoptent un plan assez curieux et sans doute publicitaire - en ouvrant l’ensemble sur la persécution de la Satire XII par les menées jésuites et sur le Discours de l’auteur pour servir d’Apologie à la Satire XII sur l’Équivoque -, rejettent bien le Discours sur la Satire parmi la section des « Œuvres en prose ». Brossette, de même, fait apparaître le Discours sur la satire dans un tome II rassemblant, entre autres, la traduction du Traité du sublime de Longin et les Réflexions critiques. Il faut attendre Boudhors pour que le Discours sur la satire retrouve sa place originelle. L’éditeur présente son choix comme la seule entorse qu’il se soit permise à l’égard des habitudes de lecture : « Le Discours sur la Satire, renvoyé par Boileau lui-même au tardif défilé des Œuvres en prose, perd ainsi sa couleur, son sel et son sens. En la replaçant à sa date et la rendant à son rôle on restitue son caractère vrai à cette Satire en prose. 34 » La pertinence de l’éditeur est ici remarquable : elle rend à la satire son actualité et sa force poétique en limitant les effets d’une instrumentalisation circonstancielle. Elle ne peut le faire que parce qu’elle détache enfin le geste de l’éditeur de celui de l’auteur ; elle restitue une possible lecture du texte libérée du mythe de l’autorité de son auteur comme de celui de l’achèvement de l’œuvre à laquelle le texte pourrait appartenir. 256 Delphine Reguig 35 Ibid., p. 3. En compensant, par une série de gestes éditoriaux forts, l’instabilité du corpus textuel agrégé autour du noyau des Satires, Boileau a préservé sa liberté transgressive originelle tout en s’arrogeant une ferme souveraineté sur un corpus qui pouvait se « diversifier » et demeurer parfaitement identifié dans un effet de clôture. Sa postérité, instituée en héritière, a longtemps suivi cette stratégie d’assimilation de la démarche éditoriale à celle du poète dont la force d’attraction impliquait un mimétisme fasciné. Ainsi s’est durcie la rigidité d’une lecture close d’un corpus pourtant ouvert, le fétichisme de la liste exhaustive se substituant à l’authenticité du contact vivant avec l’œuvre comme texte. « Parlons maintenant de mon édition nouvelle 35 » : il est temps sans doute de nous distancier de la déclaration de Boileau dans la préface de 1701. Dans le cas de Boileau, la philologie est plus que jamais fille de la distance à l’égard de toute tentation d’identification. Défaire le possessif, détacher l’éditeur de l’édité, constitue aujourd’hui un défi certain pour parler maintenant d’une édition de Boileau, en usant d’un génitif objectif et non plus subjectif. Oserons-nous nous libérer de Boileau ? 257 De la transgression au contrôle éditorial : les imaginaires philologiques boléviens 1 Renati Rapini Societatis Jesu Hortorum libri IV (in-4°, 1665 ; in-12°, 1666), Renati Rapini Societ. Jesu Carminum t. I-II (in-12°, 1681). Stratégies éditoriales d’une contre-réforme épistémologique : la publication des œuvres savantes du P. Rapin (1668-1684) Jérôme L E C O M P T E Sorbonne nouvelle - Paris 3 Parmi les œuvres poétiques du P. Rapin, les plus importants recueils comportent un frontispice gravé où figurent le titre et le nom l’auteur, son portrait en médaillon, ainsi que le blason de son protecteur, Guillaume de Lamoignon 1 : Renati Rapini Hortorum libri IV, cum disputatione de cultura hortensi. Parisiis : e typographia regia, 1665 [BmL 158285] Mais les œuvres critiques surprennent par leur sobriété. De 1668 à 1684, Rapin couvre tout le champ de l’épistémè sous le nom des belles-lettres ; dans un volume in-4° sans nom d’auteur, et sans autre ornement que des vignettes des fleurons, il réunit des parallèles sur les anciens auxquels répondent des réflexions sur la poésie, l’éloquence, la philosophie et l’histoire. 260 Jérôme Lecompte 2 Les œuvres de Rapin sont citées d’après l’éd. 1684 décrite infra : CHV (Comparaison d’Homère et de Virgile), CDC (Comparaison de Démosthène et de Cicéron), CTTL (Comparaison de Thucydide et de Tite-Live), CPA (Comparaison de Platon et d’Aristote), RUE (Réflexions sur l’usage de l’éloquence), RP (Réflexions sur la poétique et sur les ouvrages des poètes anciens et modernes, éd. P. Thouvenin, Champion, 2011), IH (Instructions pour l’histoire, éd. B. Guion, Traités sur l’histoire (1638-1677), G. Ferreyrolles (dir.), Paris, Champion, 2013), RPh (Réflexions sur la philosophie). 3 Voir RPh, p. 374-375, et J. Lecompte, L’Assemblée du monde. Rhétorique et philosophie dans la pensée de René Rapin, Paris, Champion, 2015, p. 68-71. 4 S. Icard, « Jansénius lecteur de saint Augustin. Autour des cinq propositions condamnées », Annuaire de l’École pratique des hautes études, Section des sciences religieuses, n° 120, 2013, p. 187-192 (en ligne : http: / / asr.revues.org/ 1173). 5 Bussy-Rabutin, Lettres, Paris, Delaulne, 1697, t. III, lettre CCXXII, de Madame de Sc[udéry] au comte de Bussy, Paris, 27 juin 1671, p. 411-413. 6 La correspondance de Rapin avec Bussy-Rabutin est citée d’après l’édition C. Rouben, Paris, Nizet, 1983 (orthographe modernisée). La correspondance de Rapin avec Huet est conservée à la Biblioteca Medicea Laurenziana de Florence (voir L’Assemblée du monde, op. cit., p. 158, 308, 312, 468, et p. 277-279 sur la querelle du Fiat lux). 7 Lettre de Rapin à Huet, n° 118, s.l.s.d., Biblioteca Medicea Laurenziana, fonds Ashburnham 1866, carteggio Huet, ins. 2112. L’ouvrage n’a pu être identifié. Le statut auctorial s’accompagne de réserves qui répondent à une règle de dissimulation honnête ; l’entreprise savante ne s’appuie pas seulement sur un ethos modeste, elle érige la modestie en vertu épistémique. Dans L’Assemblée du monde. Rhétorique et philosophie dans la pensée de René Rapin (2015), nous avons étudié ce versant intellectuel de la stratégie dans les œuvres critiques 2 . Nous les aborderons ici à partir d’indices matériels en privilégiant le recueil de 1684, les ouvrages sur l’histoire, et enfin les traductions anglaises. Les choix de leur diffusion relèvent-ils d’une seule stratégie éditoriale ? Le goût du siècle L’entreprise critique achevée en 1684 met en œuvre une véritable contre-réformeépistémologique. Selon le jésuite, en effet, la nouveauté de Descartes a été bien accueillie au Danemark et en Suède parce qu’on y est calviniste 3 ; l’homme n’agirait alors que « par l’impulsion du Créateur », selon une nécessité qui restreindrait le libre-arbitre 4 et justifierait une capacité critique non plus collective mais individuelle. Autrement dit, la tradition et le consentement unanime ne suffiraient plus à faire valoir une opinion. Rapin cherche à maintenir un édifice épistémologique menacé. Réputé pour sa conversation 5 , ce jésuite mondain défend la place centrale de l’éloquence dans l’épistémè en réactivant une urbanité cicéronienne. Son style ferme et poli apparaît comme l’un des modèles de l’atticisme classique. Il adresse à l’honnête homme une série de synthèses érudites qui donnent à relire les anciens pour approfondir le sillon de la mémoire et assurer une continuité entre savoir scolaire et connaissance mondaine. Quoique Rapin n’adopte pas le genre du dialogue, comme Bouhours, il utilise les avis de ses amis, comme on le sait par sa correspondance avec Bussy-Rabutin et avec Huet 6 . À celui-ci, il demande de lui renvoyer au plus vite un ouvrage qu’il doit laisser à l’imprimeur avant de partir prendre les eaux à Vichy : « Si vous aviez trouvé quelque chose d’essentiel à corriger nécessairement il est encore temps d’y remédier par un carton ou dans l’errata. Mais remettons la bienséance à une autre édition […] 7 . » Rapin préfère publier vite, et 261 Stratégies éditoriales d’une contre-réforme épistémologique 8 Voir L’Assemblée du monde, op. cit., p. 308. L’achevé d’imprimer des RP est daté du 29 novembre 1673, celui de l’Art poétique de Boileau du 10 juillet 1674. 9 Discours académique sur la comparaison entre Virgile et Homère, prononcé le XIX août 1667, Paris, Jolly, 1668, in-4°. 10 RP, p. 332. 11 CHV, Paris, C. Barbin, [1674], [- iij v°]. Ce texte est conforme pour l’essentiel à l’édition 1669 ; les modifications apportées au style et à la ponctuation pour améliorer le rythme de la phrase nous font préférer cette version. 12 L’avertissement comporte à ce titre une réflexion éclairante : « pour ne pas me faire honneur d’une fausse modestie, en supprimant mon nom, j’avoue que c’est un peu par vanité que je me cache : car je suis trop fier pour me montrer, connaissant, comme je fais, que dans un siècle aussi éclairé, et aussi critique qu’est le nôtre, on s’humilie dès qu’on se déclare auteur. En effet, la rigueur est si grande, qu’il n’y a point de mérite, quelque établi qu’il soit, qui s’en sauve ; et il semble qu’il y ait de la présomption à se commettre ouvertement au jugement du public, qui devient de jour en jour plus délicat, et dans un temps où la censure ne fait de grâce à personne » (IH, p. 585). remanier au besoin, ce que confirme le rythme des éditions : pour huit œuvres critiques, on en dénombre quatorze entre 1668 et 1681. Si les corrections de style, rectifications, nouvelles remarques l’emportent largement sur les suppressions, le plan ne varie jamais. Dans la seconde édition des Instructions pour l’histoire, Rapin ajoute ainsi des références aux œuvres de Jules César et de Velleius Paterculus, preuves d’une lecture récente. Mais il paraît souvent pressé par les circonstances. Une lettre à Huet nous apprend qu’il a voulu hâter la parution des Réflexions sur la poétique, « pour prévenir » l’Art poétique de Boileau, mais, hélas, il a confié la relecture des épreuves « à des gens qui ne furent pas exacts 8 », ce qui en expliquerait les erreurs… La première édition de la Comparaison d’Homère et de Virgile est parue sans son aveu, mais pendant son séjour à Rome, si l’on en croit l’épître anonyme, que terminent les mots « Votre très humble, et très obéissant serviteur 9 ». Par la suite, cette formule topique vient clore les épîtres paraphées par les initiales fautives « R. I » puis « R. J. », mais on la retrouve à l’identique dans l’épître au Dauphin des Réflexions sur la poétique de 1674, où le courtisan affiche son humilité : « souffrez que je me cache 10 ». Pour en revenir à la Comparaison, les éditions suivantes rétablissent l’anonymat : mentionné dans le privilège complet en date du 20 janvier 1668, le nom de Rapin n’apparaît plus dans les extraits des éditions Jolly, 1669 et Barbin, 1674 (faussement 1664). Cette stratégie de la discrétion va de pair avec la modestie de l’érudit mondain : Et j’avoue qu’après l’avoir revu avec assez d’application, je ne puis vous le présenter qu’avec cette timidité, qui m’est, vous savez, si ordinaire, à dire mes sentiments, et que je n’ai pu encore surmonter : ni je n’ai pu même m’accoutumer à cet air affirmatif, qui règne en ce siècle, le plus hardi à décider, qui fut jamais : où les esprits les plus superficiels, sont ceux qui montent sur le tribunal avec plus d’autorité, et qui jugent le plus souverainement de toutes choses. 11 Une réputation de modestie dans le monde empêche-t-elle de publier ? Il semble que le voyage d’Italie fournisse l’occasion de répondre à ce cas moral. Or le rythme rapide de publication des œuvres savantes et le nombre d’éditions revues et augmentées accréditent un certain succès 12 . Sans être un vulgarisateur, Rapin vise le public mondain, dans lequel se répand la vogue du cartésianisme. Et il lutte avec les armes propres à lui plaire. Remarquable par sa netteté et son élégance, sa prose évite le pédantisme par l’unité et la simplicité de sa terminologie ; 262 Jérôme Lecompte 13 CTTL, « Avertissement », p. 84-85. 14 IH, « Dessein de l’ouvrage », p. 587. 15 « Dessein de cet ouvrage », éd. 1684, p. VII. 16 Ibidem. 17 Bussy-Rabutin, Correspondance, éd. cit., lettre 2, à Rapin, 23 août 1671, p. 45. 18 Ibid., à Bussy, lettre 1, 24 juillet 1671, p. 44. À ce moment, Rapin pensait à une publication collective dès l’automne (lettre 3, 6 sept. 1671, p. 48). 19 Ibid., lettre 13, 13 août 1672, p. 65-66. les nombreuses manchettes en latin et grec sont souvent traduites ou paraphrasées ; enfin, il procure de petits in-12° synthétiques, bien loin des sommes érudites. C’est que, selon lui, il faut surtout donner à penser, comme il y insiste dans un avertissement, où il éreinte l’édition savante de Tite-Live procurée en 1665 par Gronovius : On ne trouvera point dans tous les secours qu’il fournit, pour l’intelligence de cet historien, ni dans tous ses autres commentateurs, une connaissance si exacte de son esprit, que celle que je donne en ce volume, tout petit qu’il est. Au moins je ne gâterai point le goût exquis, qu’on commence à avoir pour le bon sens, depuis que la raison s’est fait sentir aux savants, dans toute l’étendue de la solidité et de la délicatesse. 13 Rapin choisit donc de s’adresser à l’honnête homme, au lecteur de « bon sens », parce que c’est bien ainsi qu’il perçoit ce qu’il appelle « le goût du siècle 14 ». En réglant l’ethos par un juste tempérament entre la modestie et le ton décisif, il cherche à donner au lecteur l’assurance de sa liberté. C’est donc une rhétorique subtile, non pas ouverte, mais insensible, et qui cherche à modeler la culture classique sur fond d’urbanité. Rapin veut contribuer à la formation du goût en donnant au public les meilleurs modèles et les meilleurs préceptes. En 1684, le « Dessein de cet ouvrage » présente le recueil complet des œuvres comme « une espèce de méthode de devenir savant pour les gens de qualité, sans les obliger à descendre dans un détail trop mécanique de préceptes, et sans tomber dans les minuties de la construction et de la grammaire, qui est toujours désagréable aux gens d’un esprit déjà avancé 15 ». Il ne faut surtout pas rebuter : Rapin se souvient là d’un consul qui donna aux Romains le goût des arts en exposant des tableaux et des statues rapportés de Syracuse 16 . La constitution du projet éditorial Un compliment de Bussy confirme d’ailleurs cette intention, sinon sa réussite ; à la lecture d’un ouvrage de Rapin, il lui avoue en bonne politesse que Cicéron lui est apparu comme un honnête homme 17 . Nous savons par sa correspondance avec l’exilé qu’un recueil des trois comparaisons est envisagé en 1671 « pour faire dans un même volume, une Philosophie, une Rhétorique, une Poétique historique 18 ». Mais bientôt le projet s’accroît du double : J’ai fait trois comparaisons, la première d’Homère et de Virgile, la seconde de Démosthène et de Cicéron, la troisième de Platon et d’Aristote. J’ai envie de faire imprimer ces trois comparaisons ensemble avec des réflexions en forme de préceptes sur chacune, c’est-à-dire des réflexions sur l’usage de la philosophie et de la poésie de ce temps, comme celles que j’ai faites sur l’usage de l’éloquence. 19 263 Stratégies éditoriales d’une contre-réforme épistémologique 20 RPh, 1676, - ij-[- ij v°]. 21 CDC, p. XVIII ; CHV p. 8 ; CTTL, p. 82 ; CPA, p. 169 ; RUE, [B I I ] ; RP, p. 81 ; RH, p. 180 ; RPh, p. 260. [René Rapin], Les Comparaisons des grands hommes de l’antiquité qui ont le plus excellé dans les belles-lettres, suivies par Les Réflexions sur l’éloquence, la poétique, l’histoire et la philosophie […]. Paris, François Muguet, 1684. © CESR-Université de Tours [SR 59A-1] Ce plan est suivi à la lettre, de sorte qu’en 1676 il passe pour accompli : « Voici le sixième volume des ouvrages, dont j’ai pris l’idée, dans ces conférences de savants, qui se tiennent chez vous toutes les semaines : et dont votre nom a été un des principaux ornements 20 . » Les rééditions puis l’ajout de réflexions et d’une comparaison sur l’histoire (1677 et 1681) ont retardé la constitution du recueil : Les Comparaisons des grands hommes de l’antiquité qui ont le plus excellé dans les belles-lettres, et Les Réflexions sur l’éloquence, la poétique, l’histoire et la philosophie, avec le jugement qu’on doit faire des auteurs qui se sont signalés, dans ces quatre parties des belles-lettres, Paris, François Muguet, Imprimeur du roi, et de M. l’Archevêque, rue de la Harpe, aux trois Rois, 1684. Particularités de l’édition 1684 On voit que le nom de l’auteur n’apparaît toujours pas sur la page de titre mais il apparaît désormais à la fin des épîtres 21 et dans les deux achevés d’imprimer. L’ordre choisi ne reproduit pas l’ordre de parution : l’éloquence et la philosophie encadrent maintenant la poétique et l’histoire. Les deux tomes comportent 407 et 406 pages, des tables des matières distinctes, et deux achevés d’imprimer respectivement en date du 1 er février et du 8 juillet 264 Jérôme Lecompte 22 La page de titre du t. I et la préface font défaut, ce qui suggère une reliure postérieure. 23 L’Assemblée du monde, op. cit., p. 219. 1684. Ils ont pu être reliés séparément, comme en témoigne peut-être un rare exemplaire, celui de la bibliothèque de Lyon (A 492675) 22 , ce qui inciterait à penser que la décision de les réunir en un volume a été postérieure à l’impression. Le privilège remonte au 10 avril 1681 : il autorise à publier la Comparaison de Thucydide et de Tite-Live, le dernier des huit ouvrages, et à le réimprimer avec les autres, mais ne figure en entier que dans l’édition 1684 ; la Comparaison n’en comportait qu’un extrait, sans référence à un projet d’édition collective des œuvres. La pagination du premier tome comporte des anomalies. Composition hâtive ou hésita‐ tion dans l’ordre de succession ? Les tables apparaissent à une place incongrue, après les pièces liminaires de la Comparaison de Démosthène et de Cicéron : Contenu Signature des cahiers Pagination Dessein de cet ouvrage Page de titre de la Comparaison de Démosthène et de Cicéron Épître dédicatoire au cardinal de Buillon et avertissement de la Comparaison de Démosthène et de Cicéron Tables du tome premier -, ẽ, ĩ, õ (4 feuillets) i à x X V I I i Comparaison de Démosthène et de Cicéron A, B, C, D, E, F, G, H, I, début K (4 p.) 1-76 (76 p.) Comparaison d’Homère et de Vir‐ gile [fin K] (4 p.), A, B, C, D, E, F, G, H-H ij [v°] (4 p.) [1]-64 Comparaison de Thucydide et de Tite-Live [Hiij-] (4 p.), I, K, L, M, N, O, P, Q, R, S, T, début V (6 p.) [65]-162 Comparaison de Platon et d’Aris‐ tote [fin V] (2 p.), X, Y, Z, Aa, Bb, Cc, Dd, Ee, Ff, Gg, Hh, Ii, Kk, Ll, Mm, Nn, Oo, Pp (5 p. + extrait du privilège) [163]-305 Le début en page 1 des deux premières Comparaisons nous avait amené à supposer une inversion de leur ordre au moment de la composition 23 . Mais le cahier K montre au contraire que l’ordre de succession traduit celui de la composition, et ce malgré la reprise anormale au cahier A pour la Comparaison d’Homère et de Virgile. En revanche, il apparaît que le premier ensemble de pièces, paginé en chiffres romains, a connu une composition postérieure à l’ensemble du tome, car les renvois des tables sont exacts, au point de reproduire l’anomalie constatée du redémarrage en page [1] pour la Comparaison d’Homère et de Virgile. Quand l’impression de l’ouvrage a débuté, Rapin n’avait donc achevé ni la composition du « Dessein de cet ouvrage », préface du recueil, ni la refonte de l’épître dédicatoire de la Comparaison de Démosthène et de Cicéron, ce qui permet de les dater de janvier 1684. 265 Stratégies éditoriales d’une contre-réforme épistémologique 24 H.-J. Martin, Livre, pouvoirs et société à Paris au X V I Ie siècle (1598-1701) [1969], Genève, Droz, 3 e éd., 1999, p. 341. Sur Sébastien Mabre-Cramoisy, son petit-fils, voir p. 422 et 715-717. 25 Sur Barbin, ibid., p. 710. 26 Voir supra la marque de l’imprimeur (fig. 2). 27 François Muguet est imprimeur ordinaire du roi en 1661, du diocèse de Paris en 1664, du Parlement vers 1683 ( J.-D. Mellot, É. Queval, Répertoire d’imprimeurs-libraires (v. 1500 - v. 1810), Paris, Bibliothèque nationale de France, 2004, n° 3696). 28 Georges Forestier, Jean Racine, Gallimard, 2006, p. 589. Le choix des imprimeurs On observe dans le choix des imprimeurs une partition assez nette. D’une part, l’œuvre poétique et religieuse est publiée chez l’un des libraires attitrés de la Compagnie 24 , Sébastien Cramoisy, avec un total de 28 éditions pour 17 ouvrages, en comptant ceux imprimés par son petit-fils Sébastien Mabre-Cramoisy et la veuve de celui-ci. D’autre part, l’œuvre critique paraît chez Thomas Jolly, de 1668 à 1670, puis Denis Thierry en 1670, et surtout Claude Barbin, de 1670 à 1679, et de 1671 à 1684 chez François Muguet, avec huit éditions dont cinq en privilège exclusif et trois en partage avec Barbin, d’où le chevauchement de dates. On peut voir là l’essor d’un auteur, qui passe d’imprimeurs assez ordinaires à celui des « gens de goût 25 » - c’est Barbin - mais qui se tourne à partir de 1671 vers François Muguet, imprimeur ordinaire du roi 26 . La répartition de l’œuvre chrétienne et de la production savante entre ces éditeurs doit tenir pour beaucoup à la spécialisation de leurs catalogues. Pourtant, Muguet ne publie pas d’ouvrages savants en français comparables à ceux de Rapin, et l’on retiendra cette séparation entre les ouvrages de piété et les synthèses érudites. Publier chez Barbin est un signe : ces œuvres reflètent le goût de l’époque. Mais publier chez Muguet en est un autre : le choix d’un éditeur doté d’une solide position institutionnelle évite d’apparaître comme trop mondain 27 . Mesures de prudence : l’édition des œuvres sur l’histoire Toutefois, les Réflexions sur l’histoire sont d’abord publiées en 1677 chez Mabre-Cramoisy sous le titre d’Instructions sur l’histoire, sans nom d’auteur ni épître dédicatoire. Dans cette œuvre de circonstance, tout semble fait pour brouiller les pistes : on se demande alors comment écrire l’histoire de Louis XIV. Nommé administrateur de la Caisse des conversions, Pellisson demeure historiographe, tandis que Racine et Boileau sont choisis pour être les historiens du roi à la fin de l’été 1677, ce que confirme une ordonnance royale de paiement du 11 septembre 28 . En l’absence d’achevé d’imprimer, il faut supposer que les Instructions surviennent à ce moment opportun ; le privilège est accordé le 22 juillet, puis registré le 11 août. Dans une lettre du 2 novembre, Rapin s’excuse de répondre avec retard à Bussy-Rabutin, qui avait directement reçu le livre de la part de Sébastien Mabre-Cramoisy. Il se défend pourtant d’en être l’auteur : Vous me faites une libéralité dans votre lettre que le public m’avait déjà faite d’un livre qu’il m’a attribué ; quoi qu’il en soit, l’auteur vous en doit être obligé quel qu’il soit, car vous lui faites bien de l’honneur. Je vous en remercie pour lui ; il vous demande du temps pour déclarer son secret. Il ne le peut faire présentement pour des raisons particulières d’en user ainsi ; il croit même qu’après 266 Jérôme Lecompte 29 Bussy-Rabutin, Correspondance, éd. cit., lettre 64, de Rapin à Bussy, 2 novembre 1677, p. 151. 30 IH, p. 585. Voir supra, note 11. 31 Sur la modestie, voir L’Assemblée du monde. 32 IH, IX, p. 609-610. 33 IH, XXV, p. 657. 34 IH, XVII, p. 636. 35 Emmanuel Bury, « Racine historiographe : théorie et pratique de l’écriture historique », Racine et/ ou le classicisme, R. W. Tobin (dir.), Tübingen, G. Narr, 2001, p. 157. Voir G. Forestier, Jean Racine, op. cit., p. 596-597. la déclaration qu’il a faite dans sa préface, il ne serait pas sage de dire son nom. Vous ne devez pas trouver mauvais s’il en use de la sorte avec vous ; ce n’est pas manque de confiance, mais c’est une conduite qu’il est obligé de tenir, que vous lui pardonnerez quand vous saurez ce qui l’a obligé à cela. 29 L’énallage de bienséance lève le voile tout en contraignant à la discrétion. Dans son avis au lecteur, les marques de prudence et de modestie se multiplient : Ce ne sont point des lois que j’impose, n’ayant ni autorité, ni juridiction pour cela ; ce sont tout au plus de simples avis que chacun peut prendre comme il lui plaira ; et bien loin de prétendre donner des instructions à personne, par un titre qui paraîtra vain aux gens modestes, je voudrais qu’on crût que je fais état de recevoir des leçons de tout le monde. Car si je n’ai pas assez d’esprit pour être aussi exact que le demande un si important dessein, j’ai assez de jugement pour être timide, et pour me défier de moi. 30 Et « malheur à celui qui décide », ajoute-t-il. Sa position l’oblige : la modestie apparaît bien ici comme une vertu socio-épistémique, honnête retenue dans l’assertion, moyen de pondérer aussi certains avertissements 31 . Le premier d’entre eux touche au risque de la flatterie et à la difficulté de la vérité en histoire, « la plupart des historiens étant d’ordinaire des pensionnaires des cours 32 ». Deux autres endroits insistent sur la différence entre la poésie et l’histoire 33 . Retenons l’un d’eux, sur les passions : À la vérité elles ne demandent pas cette chaleur, qui doit les accompagner au théâtre : on doit leur donner un autre air ; car on ne les joue pas, on les raconte. Un historien peut passionner son discours, mais il ne doit pas se passionner lui-même. 34 La rhétorique des passions n’est pas la même ; Thucydide, Xénophon et surtout Tite-Live en fournissent les meilleurs modèles. Tout porte à croire que les Instructions ne sont pas restées lettre morte : après sa nomination, Racine procède à une lecture attentive des traités de Lucien de Samosate et Denys d’Halicarnasse que sollicitait Rapin. Sans doute y est-il invité, comme l’a souligné Emmanuel Bury, par ce soupçon que l’on trouve chez Mme de Sévigné et Bussy-Rabutin : « il est évident que les préceptes de Lucien prennent d’autant plus de poids sous la plume de Racine que celui-ci encourait, plus que tout autre, le risque de “poétiser” là où lui demandait une historia, au sens étymologique, c’est-à-dire une enquête véridique et de première main sur les hauts faits de la monarchie contemporaine » ; le modèle antique apparaissait donc des plus « judicieux 35 ». 267 Stratégies éditoriales d’une contre-réforme épistémologique 36 IH, p. 676. Selon B. Guion, il faudrait aussi penser à Gabriel Daniel, qui publiera une Histoire de France à partir de 1696. Mais son premier livre, Le Voyage du monde de Descartes, n’a paru qu’en 1690 ; son « approbation » reste donc à venir. 37 G. Forestier, Jean Racine, op. cit., p. 591-596. 38 Le fonds Ashburnham conserve une copie de la demande de pension pour Huet adressée à Colbert par Rapin (ins. 2129), qui en donne plusieurs fois des nouvelles à l’intéressé (ins. 2075, 2079) ; il lui apprend ainsi qu’il a eu un troisième entretien avec le ministre à ce propos (ins. 2073), qu’il est enfin couché sur le registre des pensions (ins. 1999, 2002), et qu’il devrait en remercier le roi (ins. 2005). 39 CTTL, p. 75. Cependant, la dernière phrase du livre semble une allusion assez plausible à Racine et Boileau, peut-être ajoutée in extremis : « Il commence à paraître parmi nous des rayons d’espérance de quelque historien accompli, par l’approbation que le public donne à ceux qui écrivent aujourd’hui 36 . » Bussy pouvait encore penser à lui-même, mais le succès des deux poètes les désigne bien mieux au lecteur 37 . La prudence de Rapin ménageait ses relations, et peut-être avant tout Racine et Boileau. La Comparaison de Thucydide et de Tite-Live aurait probablement été publiée plus tôt sans la disparition de Guillaume de Lamoignon, car l’épître restera expressément datée du 16 septembre 1677. Pourquoi différer, et pourquoi dissimuler l’identité du dédicataire, révélée seulement en 1684 ? La modification intrigue : CTTL, épître dédicatoire 1681 1684, p. 69 Car, ce que je traite aujourd’hui de mystère, ne le sera peut-être pas demain : et quand le temps de parler sera venu, nous déclarerons qui vous êtes, sans choquer le public, qui s’offense de tout ce qui est extraordinaire. Car, ce que j’ai traité autrefois de mystère, ne doit pas l’être toujours : et puisque le temps de parler est venu, on peut déclarer qui vous êtes, sans choquer le public, qui s’offense de tout ce qui est extraordinaire. Quatrième épître des œuvres savantes à être dédiée à Lamoignon, elle est pourtant la seule à taire son identité. La mort de Colbert, grand adversaire du Premier président, suffit-elle à expliquer la prudence de ce nouveau dispositif ? Rapin a été en relation avec le ministre, obtenant de lui une pension pour Huet 38 . Cette nouvelle épître n’est rien d’autre qu’un modèle de panégyrique. Et les tensions se multiplient. Certes, l’identification d’un grand serviteur de l’État, fidèle à la couronne jusque dans la Fronde 39 n’était pas une énigme difficile. Mais rendre ce nom public devenait un acte politique. Soulignons enfin le paradoxe qui amène Rapin à placer en tête du parallèle de Thucydide et Tite-Live un panégyrique de Lamoignon pour la postérité, après avoir dûment marqué la différence entre l’éloge et l’histoire dans les Instructions. La diffusion des œuvres critiques en Angleterre Mort en 1687, Rapin n’a contrôlé aucune des rééditions de ses œuvres critiques. On en compte quatre en français, de 1686 à 1725, à Paris, Amsterdam, La Haye. Ce sont des copies in-12 de l’édition 1684, sans préface ni appareil critique. Plus intéressantes en revanche sont les éditions anglaises : douze éditions séparées ont été publiées à Oxford et 268 Jérôme Lecompte 40 J. Dryden, The State of Innocence, and Fall of Man : An Opera, London, T. N., 1677, p. [b 2 v°]. 41 Gilles Declercq, « La rhétorique classique entre évidence et sublime (1650-1675) », Marc Fumaroli (dir.), Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne (1450-1950), PUF, 1990, p. 659-660. 42 Édité de 1699 à 1756, le livre de Baker paraît en 1714 à Paris sous le titre Traité de l’incertitude des sciences. L’auteur possédait une sinon deux éditions des œuvres de Rapin (L’Assemblée du monde, op. cit., p. 426). à Londres entre 1672 et 1694, dont huit du vivant de l’auteur, auxquelles s’ajoute en 1706 une édition des œuvres complètes, dans une traduction presque entièrement nouvelle, qui sera réimprimée en 1716 et 1731. La réputation croissante de Rapin outre-Manche est couronnée dès 1674 par la traduction de ses Réflexions sur la Poétique, la cinquième en date de ses œuvres critiques, mais elle est immédiate, et son nom apparaît sur la page de titre, ce qui n’était pas le cas en France. Il devient alors le critique français majeur : en 1677, dans la préface d’un livret d’opéra, John Dryden associe Rapin à Boileau, mais le premier est « alone sufficient » pour enseigner les règles de l’écriture 40 . C’est ce qui explique la traduction systématique des œuvres dès leur publication, puis leur retraduction. Mais pas seulement, car en 1706, la préface de Basil Kennett s’inscrit dans la lignée de la Royal Society, et en particulier de son histoire, publiée par Thomas Sprat en 1667. Gilles Declercq a montré que ce dernier s’inspirait de Pellisson : la Royal Society veut rivaliser avec les académies françaises et italiennes, d’où les « professions de foi nationalistes » de son livre 41 . On trouve donc dans cette préface les éloges de Boyle, Locke, Newton, mais aussi de Thomas Baker et de ses Reflections upon learning  42 . Or Baker autorise sa réfutation sceptique en citant une anecdote sur Descartes rapportée par Rapin : à son tour il met en garde contre une confiance excessive dans la physique newtonienne. Comme Rapin, il montre ainsi que la science ne doit pas être détachée de la religion. Il y a donc lieu de s’interroger sur l’influence de Rapin sur la philosophie anglaise et sur la philosophie écossaise du sens commun, à partir d’une convergence autour d’une conception civile de la science. Dès la deuxième édition de la Comparaison d’Homère et de Virgile, il apparaît que la stratégie de publication des œuvres critiques repose sur une dissimulation honnête. Cette négociation de l’autorité du jésuite façonne l’ethos modeste pour accroître le poids du discours érudit tout en donnant les meilleurs gages d’une probité mondaine : nous l’avons reliée à une contre-réforme épistémologique. Mais la notoriété croissante de Rapin la complique. En effet, plus il en vient à passer pour l’arbitre des lettres, au fil des œuvres, et plus il se cache, non sans les publier à un rythme soutenu ni les reprendre inlassablement. Si les œuvres sur l’histoire confirment cette stratégie de publication / dissimulation, les intérêts politiques entrevus dans ces pages montrent que des enjeux supplémentaires peuvent la justifier. Hugh M. Davidson estimait en 1965 que Rapin avait réalisé ce que l’Académie française avait projeté de faire à sa création. De fait, le jésuite donne les règles pour apprécier et pour écrire dans tous les domaines des belles-lettres. Mais les enjeux épistémologiques dépassent ce cadre, comme le suggèrent les traductions anglaises. Derrière l’enjeu nationaliste, la civilité apparaît nécessaire : pas d’esprit de géométrie sans esprit de finesse. Rapin est donc bien comme ce consul qui a rapporté des tableaux et des statues de Syracuse pour habituer 269 Stratégies éditoriales d’une contre-réforme épistémologique les Romains à l’art grec. Sans forcer son lecteur, il souhaite former le goût en se fondant sur celui du siècle pour le bon sens. Il ne conçoit pas la raison comme un pur logos, sans l’ethos ni le pathos : son jugement s’enracine dans le goût. 270 Jérôme Lecompte 1 « Madame », Le Mercure Galant, tome I, janvier-avril, 1672, p. 13. 2 Les études portant sur le premier Mercure galant de Donneau de Visé sont aujourd’hui assez nombreuses. Depuis les travaux fondateurs de Monique Vincent qui a produit un ouvrage généraliste et un premier inventaire thématique pour débroussailler l’entreprise du polygraphe De Visé (Le Mercure galant. Présentation de la première revue féminine d’information et de culture 1672-1710, Paris, Champion, 2005 ; Mercure Galant. Extraordinaire, Affaires du temps. Table analytique contenant l’inventaire de tous les articles publiés (1672-1710), Paris, Champion, 1998), une production d’articles assez régulière témoigne de l’intérêt de ce mensuel pour l’histoire des arts (littérature, arts visuels, musique et théâtre) et des pratiques médiatiques émergentes. À titre indicatif, mentionnons le numéro de revue consacré à la recherche actuelle sur le périodique et dirigé par Anne Piéjus et Déborah Blocker, Auctorialité, voix et publics dans le Mercure galant. Lire et interpréter l’écriture de presse à l’époque moderne, X V I Ie siècle, n° 270, 2016, et quelques articles dont je suis l’auteure : « Commerces et auctorialités dans les Extraordinaires du Mercure galant (1678-1680) », Auctorialité, voix et publics, op. cit., p. 81-96 ; « La critique des arts dans le Mercure galant de Donneau de Visé (1672-1710) : lorsque la galanterie rencontre les exigences d’une politique culturelle », La Médiatisation du littéraire dans l’Europe des X V I Ie et X V I I Ie siècles, Florence Boulerie, Charles Mazouer (dir), Tübingen, Gunter Narr Verlag, « Biblio 17 », 2013, p. 131-141. Les figures du critique dans la presse périodique littéraire : le cas du Mercure galant (1672-1721) Sara H A R V E Y The University of Victoria, British Columbia Les différents Mercure galant apparaissent comme une entreprise éditoriale fondée, dès l’origine en 1672, sur une triple singularité : proposer des « mémoires aux curieux 1 » devant satisfaire la pluralité des intérêts du public, servir de plate-forme éditoriale à des productions littéraires d’actualités et commenter divers aspects de la vie parisienne 2 . Oscillant entre presse d’information générale, support de publication et œuvre critique, les Mercure galant apparaissent à la fois comme une pratique d’écriture et une activité éditoriale. Aussi les directeurs doivent-ils non seulement défendre leur position, préciser leurs intentions, décrire et détailler leur projet d’édition, ils doivent également dessiner la figure d’auteur qu’ils souhaitent incarner au sein du mensuel. Les nombreux avis et préfaces du fondateur, Donneau de Visé et de ses successeurs, Charles Du Fresny principalement, mais aussi Hardouin Le Fèvre du Fontenay, François Buchet, Louis Fuzelier et Antoine de la Roque portent témoignage de cette exigence qui consiste à défendre une figuration auctoriale liée à une pratique d’écriture émergente et, par conséquent, sans véritable modèle. Il s’agira dans cet article d’observer les postures d’auteur des deux premiers responsables du Mercure Galant entre 1672 et 1714 et de commenter l’orientation prise par les rédacteurs de la dernière vague des Mercure, celle allant de 1714 à 1724, période pendant laquelle le 3 Le Mercure de France cesse de paraître en 1825, mais en 1890, une revue littéraire d’avant-garde reprend cet intitulé. Une maison d’édition est rapidement fondée autour du fonds de ce nouveau Mercure. La maison d’édition existe toujours et fait partie des éditions Gallimard. 4 Notez que Donneau de Visé va interrompre son entreprise de 1674 à 1677 et que les premiers tomes sont trimestriels. 5 Sur Donneau de Visé voir Christophe Schuwey, Un entrepreneur des lettres. Donneau de Visé, du Cocu imaginaire au Mercure galant (1660-1678) Paris, Garnier, 2020. 6 Nous avons discuté de cet argument précédemment. Voir, « Le Paris galant de Donneau de Visé : modèle urbain et politique louis-quatorzienne dans le Mercure galant (1672-1678) », LesHistoires de Paris, Thierry Belleguic et Laurent Turcot (dir.), Actes du colloque tenu à Québec du 22 au 25 septembre 2010, Paris, Hermann, 2012, p. 317-329. mensuel prend durablement le titre de Mercure de France  3 et dernière étape d’une rupture de filiation avec l’entreprise fondatrice de Donneau de Visé. La manière dont les auteurs vont négocier avec la logique médiatique du périodique va servir de balise à notre réflexion et permettre d’interroger la construction des représentations de la figure du journaliste en régime monarchique : celui-ci impose-t-il une attitude spécifique concernant à la fois l’engagement de la figure de l’auteur au sein d’une entreprise à vocation publique ? Le modèle politique empêche-t-il l'émergence d’une autorité critique assumée comme telle au sein de la presse périodique ? Donneau de Visé : portrait d’un laudateur professionnel L’on associe généralement l’histoire du Mercure galant à Donneau de Visé en raison du fait qu’il en est le fondateur et qu’il en assure la direction pendant près de 35 ans (1672-1710) 4 . Infatigable et prolifique, Donneau De Visé 5 impose durablement sa signature à un tel point que sa présence détermine le positionnement de ses successeurs et la manière dont ils vont légitimer leur position de rédacteurs. À la lecture des nombreuses préfaces et avis du fondateur, les normes de la galanterie en matière de contenu, de style et de ton apparaissent comme un enjeu constitutif pour légitimer l’entreprise périodique. Le rédacteur propose en effet un contenu sous le signe de la diversité, alliant le sérieux des nouvelles militaires et de l’actualité curiale, urbaine et académique à la légèreté des histoires, poésies et jeux galants. Il défend un style naturel et conversationnel, ce dont témoigne notamment la lettre familière, cadre fictionnel qui permet d’introduire et de lier les différentes sections du périodique qui ne suit pas la logique d’une lecture tabulaire et ne se divise pas encore en rubriques à cette époque. Enfin, Donneau de Visé valorise un ton élogieux et enjoué lorsqu’il donne son avis sur un événement, une personne ou une œuvre. La diversité de matière, la simplicité stylistique et le ton plaisant sont autant d’éléments qui doivent garantir l’accessibilité et le plaisir de la lecture du mensuel et l’adhésion du plus grand nombre. La figure naissante du journaliste littéraire paraît ainsi surdéterminée par l’intérêt personnel et la finalité pragmatique de l’entreprise éditoriale, laquelle repose sur la fidélité des lecteurs et les bénéfices qui en découlent. Or, cet enjeu commercial ne s’oppose pas à l’idéal symbolique de cette presse littéraire galante et répond à un impératif politique, puisque la finalité du mensuel telle qu’elle est défendue par Donneau de Visé participe à la mise en œuvre de la politique culturelle du règne de Louis XIV6 . L’objectif du polygraphe n’est pas de transmettre des informations et de partager du contenu avec objectivité et 272 Sara Harvey 7 Comme l’explique Patrick Charaudeau, la stratégie de crédibilité en analyse du discours peut reposer sur une position d’engagement « ce qui amènera le sujet […] à opter (de façon plus moins consciente) pour une prise de position dans le choix des arguments et dans le choix des mots, ou par une modalisation évaluative apportée à son discours » (Dictionnaire d’analyse du discours, P. Charaudeau, D. Maingueneau (dir.), Paris, Seuil, 2002, p. 154). 8 Voir à ce sujet, Mathilde Bombart, « La production d’une légitimité littéraire. Classements et hiérar‐ chisation des auteurs dans la fiction allégorique critique (“La Nouvelle allégorique” de Furetière) », Littératures classiques « les minores », n° 31, automne 1997, p. 99-114 ; Delphine Denis, « Manière de critiquer : les fictions allégoriques », La Critique au présent. Émergence du commentaire sur les arts ( X V Ie - X V I I Ie siècle) et reflets d’actualité ( X X Ie siècle), Paris, Classiques Garnier, 2019 (sous presse) ; M. Fumaroli, « L’allégorie du Parnasse dans la Querelle des Anciens et des Modernes », dans Correspondances : mélanges offerts à Roger Duchêne, Tübingen, G. Narr, 1992, p. 523-534 ; A. Viala, Naissance de l’écrivain, Paris, Éditions de minuit, 1985. 9 « C’estoit un Prince qui menoit une vie fort retirée dans ses Terres du Chagrin. Son humeur critique qui ne luy laissoit presque estimer personne, fit croire à la Satyre qu’il se déclareroit contre la Loüange de son costé qui estoit fort persuadée que la severité de cet Arbitre ne l’empeschoit point d’estre équitable, consentit à le faire Juge absolu de son Diférend. » (Mercure galant, février 1678, p. 304) distance critique : il entend produire un discours de conviction à connotation politique. Le rédacteur doit poser les bases d’un discours consensuel qui touche l’identité et la confiance du lectorat. L’importance accordée à une réception fondée sur le plaisir et la proximité paraît ainsi défendre une « stratégie de crédibilité » fondée sur l’engagement 7 . Bien qu’il se réclame à plusieurs reprises de la figure de l’historien et du critique, Donneau de Visé suit une ligne éditoriale qui repose sans conteste sur le discours épidictique. Nous avons affaire à un panégyriste comme en témoigne « l’allégorie du Parnasse » qui paraît au moment de la reprise du périodique en 1678. Lorsqu’en 1678, le Mercure galant reprend après trois ans d’absence, un conflit allégo‐ rique est publié dans le second numéro, celui de février. Cette relation décrit le combat des troupes du général Satire contre celles du général Louange. Le choix de faire paraître une guerre allégorique à la reprise du périodique n’est pas anodin. Le conflit allégorique connaît en cette période une vogue importante et occupe une place de premier plan dans le processus d’institutionnalisation du littéraire 8 . L’allégorie de février 1678 joue sans surprise un rôle central en regard du positionnement singulier du Mercure galant et de la voix adoptée par le rédacteur principal. La troupe dirigée par le général Satire perd dès le premier combat ; le perdant cherche immédiatement à trouver un terrain d’entente et un arbitre est alors désigné : le duc Misanthrope choisi pour sa capacité à résoudre le conflit de manière impartiale en raison de son excentricité 9 . L’allégorie se termine ainsi par la parution de cinq articles rédigés par le duc Misanthrope. Le général Louange se voit attribuer deux pouvoirs indissociables de la presse littéraire telle que pratiquée par Donneau de Visé : Que la Loüange, comme tres-utile & necessaire à faire valoir les Armes, les Lettres, & les Beaux Arts, seroit remise dans tous ses droits, honneurs, privileges, & prérogatives, à condition qu’elle abandonneroit entierement le Party de la Flaterie, avec laquelle, directement ou indirectement, elle n’entretiendroit jamais aucune alliance. II Que le Fort de la Verité seroit mis au pouvoir de la Loüange, avec tout le Territoire qui en dépend, pour en joüir comme de son propre, sans que la Satyre y pust rien prétendre, parce qu’encor que la Satyre dist souvent des veritez, il ne devoit pas estre permis de découvrir tout le mal qu’elle 273 Les figures du critique dans la presse périodique littéraire : le cas du Mercure galant (1672-1721) 10 Ibid., p. 306-307. 11 Sur cette question, voir les travaux anciens mais toujours pertinents de Jean Jehasse, La Renaissance de la critique : l’essor de l’Humanisme érudit, Saint Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1976 ; « Sens et emplois du mot critique au X V I Ie siècle », dans Guez de Balzac et le génie romain : 1597-1654, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1977 ; « Comment les français voyaient-ils la critique au X V I Ie siècle ? », Travaux récents sur le X V I Ie siècle, Actes du 8 e colloque du CMR 17, Marseille, 1979. Très récemment, Marie-Madeleine Fragonard a proposé une importante synthèse sur cette question : « Glissements de lexique, changements de pratiques », La Critique au présent. Émergence du commentaire sur les arts ( X V Ie - X V I I Ie siècle) et reflets d’actualité ( X X Ie siècle), Paris, Classiques Garnier, 2019. 12 Extraordinaire du Mercure galant, quartier de janvier 1678, Paris, Palais, p. 95-97. 13 Les quelques traités de ce dernier sont publiés dans le Mercure galant en 1678-1679 et semblent devoir légitimer les rubriques du journal : il est notamment responsable d’une lettre sur les énigmes, d’une sçavoit ; qu’elle pouvoit faire réflexion que cette liberté à dire les choses, servoit moins à y remedier qu’à les aigrir ; & qu’elle avoit naturellement assez d’Ennemis, sans qu’elle s’en fist encor par là de nouveaux. 10 Mise en relation avec l’utilité, la nécessité, la modération et la vérité, la louange apparaît comme un moyen de qualifier le type d’activité périodique qu’entend représenter le Mercure galant. La résolution du conflit permet en outre d’exposer que la vérité ne s’envisage pas en regard d’une neutralité garante de la crédibilité. Au contraire, elle est plutôt liée à la spécificité du discours, c’est-à-dire à l’expression et à la manière de dire. C’est bien le style qui s’impose au détriment du contenu. À travers cette narration allégorique, Donneau de Visé indique sans ambiguïté que le type de discours qu’il défend est celui de l’épidictique. Et la figure de l’auteur publiciste qui assume la responsabilité de ce discours n’est évidemment pas sans lien avec la promotion du pouvoir politique : la célébration des arts, des faits militaires et des personnes répond à un désir de créer, au sein du Mercure galant, un espace consensuel célébrant une vision du monde, des comportements et des valeurs partagées avec les lecteurs. Ceux-ci représentent moins une forme émergente d’opinion publique et critique qu’une société civile unifiée autour d’un projet général de glorification du pouvoir à travers l’histoire de l’actualité. C’est donc en toute logique que le conflit allégorique oppose à l’image du lecteur, juge et partie du projet de glorification, celle du censeur. Associé à une image archétypale circulant depuis l’émergence même du terme critique en français 11 , le censeur - à rapprocher du satiriste - joue le rôle de contre-modèle du critique tel qu’il est dessiné dans le périodique. Faisant figure de repoussoir, il n’a pas sa place au sein de l’espace social que constitue symboliquement le Mercure galant. Dans le premier Extraordinaire du Mercure galant en 1678, une lettre de lecteur oppose le censeur à un auteur au comportement généreux et plaisant, comportement qu’il articule à la question du style : Ce style obligeant qui engage, & qui plaist à ceux qui se trouvent marquez dans cette Histoire, est capable de faire plus de fruit dans le monde que les censures bilieuses & les virulentes Satires des autres qui irritent ceux qu’elles reprennent, & ne les corrigent presque jamais. 12 Un an plus tard, l’image du censeur est placée au cœur d’un essai sur la contestation. Publié par l’un des premiers et principaux collaborateurs de Donneau de Visé, l’abbé de Valt 13 , le 274 Sara Harvey lettre sur la fiction, deux principales formes littéraires promues par le Mercure galant aux côtés des poésies de circonstance. 14 Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’avril 1679, Paris, Palais, p. 112. texte fait l’apologie de l’esprit de modération et de mesure adopté dans le Mercure galant. Dans cet essai, l’apparition de la figure du censeur permet de comprendre comment se constitue la relation entre la concorde civile et le style : Ils (les censeurs) font consister leur plaisir à troubler mal à propos la tranquillité du commerce de la vie […]. Mais il n’y a rien qui découvre mieux ces Gens-là que leur stile, si neantmoins on peut juger qu’ils en ayent un, tant leurs manieres sont inégales. On n’y voit rien de reglé. C’est un amas d’expressions confuses, une abondance de paroles superfluës, un désordre mesme de confusions. C’est un mélange de bien & de mal, & une vraye image de ce Chaos, dont parle un Poëte, où l’on trouve de toutes choses, mais où toutes ces choses assemblées ne peuvent former aucune beauté. 14 Agitateur public, le censeur met en péril l’ordre civil tant son comportement est inadapté et grossier. Un style inapproprié au « commerce de la vie » risque de déstructurer l’ordre et la beauté du corps social. De Valt utilise l’image du Chaos et de la laideur qui naissent d’un assemblage et d’un usage disgracieux du discours. Il aborde par ailleurs la question de la recherche de la vérité qui constitue un des enjeux de fond de ce discours sur la contestation. De Valt borne le territoire du vrai à celui des savants et académiciens. Ainsi, seul le domaine de la science est en droit de subordonner au contenu du discours la dimension stylistique. C’est dire que seuls les scientifiques peuvent assumer la dimension critique du discours d’opposition sans risquer de fracturer l’ordre social. Entre le lecteur juge et partie qui agit comme un miroir de l’auteur et fondateur du périodique qu’est Donneau de Visé et le censeur qui en est le parfait opposé, la question de la représentativité de l’auctorialité critique dans la presse est posée sur le mode du « comment ». Déterminé par le style, le critique incarne un comportement et des valeurs qui contribuent à maintenir la cohésion sociale et politique. La figure du critique dans le Mercure galant ne s’apparente pas à celle du juge et ne s’élabore pas selon les critères du jugement (sentiments, observations, corrections, examens) : elle correspond plutôt à l’image du conciliateur, qui est gouverné par le discernement et la délicatesse. Pour reprendre des termes qui nous sont aujourd’hui familiers et sans, me semble-t-il, déformer l’idée du périodique, Donneau de Visé dessine l’image du stratège en communication et paraît faire coïncider le style avec une modalité d’existence sociale : un être dont le comportement reflète un idéal civil. Aux côtés du compilateur et de l’éditeur de contenus, le commentateur, tel qu’il se définit initialement dans le Mercure galant, occupe un rôle aussi central que problématique. L’auteur se présente comme un laudateur de profession. Il subordonne à la faculté de jugement, l’adoption d’un style réglé à l’image d’un comportement agréable et docile. S’esquisse ainsi un ethos exemplaire au service d’un système de valeurs adapté à la propagande de la monarchie louis-quatorzienne. Celle-ci repose sur une politique intérieure définissant une civilisation moralement et esthétiquement vouée à des plaisirs normatifs, inoffensifs et rassembleurs, et donc capables de fixer une image culturelle hors des frontières du royaume, mais aussi de contrebalancer la martialité de la politique extérieure. 275 Les figures du critique dans la presse périodique littéraire : le cas du Mercure galant (1672-1721) 15 Mercure galantpar le sieur DU F*** Mois de Juin, Juillet & Aoust, Paris, Jollet, Ribou, Lamesle, 1710. 16 « Il faut pourtant caractériser une Preface, elle doit annoncer par son caractere celuy du Livre et de l’Autheur ; c’est ce qui me fait trembler » (« Preface », Mercure galant, éd. cit., 1710, n.p.). 17 Ibid., n.p. Du Fresny : produire avec enjouement une première rupture de filiation En juillet 1710, Donneau de Visé s’éteint à Paris. Le premier numéro du Mercure galant de Charles Du Fresny circule dès septembre et regroupe les mois de juin, juillet et août. Le nouveau directeur s’inscrit à première vue dans la continuité de son prédécesseur : la périodicité n’est pas rompue - le premier numéro couvre un trimestre - et le titre est conservé à l’identique. Le choix de Du Fresny paraît en outre motivé par la ressemblance professionnelle entre les deux personnalités littéraires puisqu’ils sont tous deux des poly‐ graphes de profession dont les pratiques d’écriture privilégient les nouvelles divertissantes et les comédies. Du Fresny possède un profil susceptible de répondre à l’une des ambitions fondatrices du Mercure galant qui est de proposer une diversité de nouvelles. Le privilège confirme que la publication de ce nouvel opus s’inscrit dans la continuité : Ayant choisi Nôtre tres-cher CHARLES DU FRESNY, Nôtre Valet de Chambre ordinaire ; pour continuer de faire le Recüeil, de plusieurs nouvelles, Relations et Histoires ; & le faire Imprimer sous le titre du Mercure galant. 15 Changement matériel notable cependant, la page couverture est modifiée : la gravure aux armes du Dauphin, Louis de France, et l’adresse à ce dernier sont supprimées pour être remplacées par une gravure de facture modeste représentant le dieu Mercure face à Cupidon. Premier indice d’une nouvelle orientation du périodique - ou à tout au moins d’un positionnement différent en regard du pouvoir central -, cette modification annonce un changement de ligne éditoriale liée à la position du nouveau directeur. Du Fresny va en effet défendre un Mercure plus littéraire, dimension qui se serait perdue au fil du temps au profit de la célébration ostentatoire de la vie politique et parisienne. La préface inaugurale témoigne ainsi d’une prise de distance vis-à-vis de ce que représentait Donneau de Visé en tant qu’autorité. C’est par l’élaboration d’un « paradoxe affecté » - l’expression est de Du Fresny lui-même - que s’exprime cette prise de distance. Ce paradoxe consiste à utiliser le discours préfaciel pour expliquer son refus d’écrire une préface d’auteur. Pièce liminaire « méta-préfacielle », ce texte décrit ainsi la situation de l’auteur au sein d’une pratique périodique. Du Fresny affirme d’abord que la préface traditionnelle sert à dessiner le caractère du livre et de l’auteur et qu’elle constitue à ce titre une importante prise de risque 16 . Il précise ensuite que sa nouvelle position de rédacteur du Mercure galant le contraint à se soumettre à cette exigence, mais que c’est en tant que responsable d’« une espece de charge publique 17 » qu’il doit satisfaire la volonté des lecteurs. Cette expression clef « de charge publique » détermine la prise de parole, mais aussi la fonction spécifique du responsable du périodique. La suite permet de distinguer Du Fresny-auteur, de Du Fresny-directeur du mensuel littéraire. Le premier, l’auteur, vient de publier et assume en son nom propre les Amusements sérieux et comiques dont il cite la préface dans laquelle il badine sur les convenances des préfaces et l’image de l’auteur, toujours artificielle et trompeuse, qui s’en dégage. Il affirme ensuite que l’originalité et la nouveauté qui sont des 276 Sara Harvey 18 Ibid., n.p. 19 Ibid., p. 145. 20 Mercure galant Par le sieur Du F*** Mois de novembre 1710, Paris, Jollet, Ribou, Lamesle, p. 252-253. facteurs importants lorsqu’il écrit ses propres livres, ne peuvent régir l’écriture du Mercure galant. Il se propose par conséquent d’adopter une attitude différente dans le périodique, celle d’« un compilateur de bons ou de mauvais matériaux, tels que l’on les [lui] fournira. On ne doit attendre de [lui] que le choix et l’arrangement 18 ». Il ajoute que l’adoption de cette position de retrait est une question de « bon sens ». Cette expression fait référence au jugement et à la raison et participe d’une série d’expressions similaires dont se sert Du Fresny pour exprimer cette volonté de prise de distance vis-à-vis de l’autorité auctoriale et de signature personnelle au sein du Mercure galant. La préface inaugurale du Mercure de Du Fresny, qui repose sur la virtuosité littéraire, met en valeur l’esprit enjoué et badin de l’auteur et dessine un caractère fantaisiste et désinvolte qui tranche avec celui de son prédécesseur. Dans la seconde livraison, les propos du rédacteur au sujet de l’image du critique confirment que la voix imposée auparavant par Donneau de Visé ne correspond plus aux ambitions du nouveau directeur : Plût au Ciel que je fusse toûjours en humeur de me réjoüir, car il faut être réjouy le premier pour pouvoir réjoüir les autres. Ouy, je souhaiterois pouvoir joindre à mon stile celuy des Lettres Provinciales, de Rabelais, de Moliere. En un mot, je souhaite de réjoüir tout le monde, excepté ceux qui sont malignement chagrins de voir que les autres se réjoüissent. […] Le serieux instruit j’en conviens ; mais le badinage peut instruire & réjouïr : je le prefere, & je ne prétens pas mesme m’abstenir absolument de cette espece de plaisanterie qui ne fait que réjoüir sans instruire ; n’est-ce donc rien que de réjouir. 19 Cet esprit de joie rappelle certes l’un des enjeux de la galanterie qui est le modèle esthétique et éthique fondateur du périodique, mais en insistant ici sur une forme d’adhésion de pur plaisir, Du Fresny paraît assumer une pratique visant uniquement à la joie, au point d’afficher une forme d’indifférence en regard de tout autre objectif - moral, pédagogique et politique. De 1710 à 1714, le rédacteur cherche en effet à s’extraire de la prise de parti et, par conséquent, de l’éloge. Il défend plutôt un art du plaisir et du rire. À l’exception d’observations autoréflexives susceptibles de faire sourire le lecteur, il n’assume pas frontalement le discours critique et il tourne le dos à la louange. Par exemple, il accepte de formuler des critiques aux lecteurs qui proposent des publications dans le mensuel, à la condition que ceux-ci conservent l’anonymat. Le bon sens et la prudence constituent ainsi les seuls critères adoptés par le rédacteur. Au surplus, les sujets qui ne relèvent pas de la sphère du pur divertissement littéraire ou ceux qui peuvent blesser l’amour-propre des auteurs sont évités. Il en résulte une forme de pudeur voire de refus du discours critique assumé et signé. C’est ce qu’illustrent ces deux citations, l’une portant sur la critique des spectacles et l’autre sur la politique : Je voudrois bien donner au Public de petites Dissertations sur les nouveautez de nos Theatres, mais je crains de blesser la sincérité, ou les Auteurs. S’ils vouloient m’envoyer eux-mesmes un nota (sic) des deffauts de leurs pieces, dont ils me permettroient de parler, je fournirois moy mes remarques sur les beautez qu’elles contiennent, & cela feroit une vraye critique. 20 277 Les figures du critique dans la presse périodique littéraire : le cas du Mercure galant (1672-1721) 21 Ibid., p. 110-111. 22 Nouveau Mercure galant, Paris, 1714, p. 3-4. On s’est plaint que mes Nouvelles estoient seiches & avortées, qu’on les vouloit étoffées, nourries, &. J’ay déjà profité de cet avis, & dans la suite je les nourriray encore plus de détails & de circonstances ; mais jamais de reflexions ni de raisonnemens politiques. Un particulier qui ne voit le dehors de la machine politique sans en connoistre les ressorts cachez, ne peut jamais raisonner solidement. 21 À la différence du directeur précédent qui défendait la politique du royaume à travers son activité, Du Fresny cherche à se soustraire à cette dynamique de médiatisation du politique liée, je le rappelle, à la célébration de la civilisation galante. Il en appelle ainsi, pour la critique des arts à tout de moins, à un partage de l’autorité de la parole. Désengagé mais souriant, Du Fresny trace une frontière entre l’art d’écrire et de produire des divertissements littéraires et l’activité consistant à informer, à commenter et à publier une histoire de l’actualité politique, urbaine et culturelle. Se dessine en creux, pendant les quelques années de sa direction, une interrogation quant à la possibilité d’assumer une autorité scripturale unique et singulière qui puisse être garante d’une quelconque vérité. Du Mercure galant au Mercure : rompre avec un style, un idéal et une mission Fevre de Fontenay (1714-1717), puis François Buchet (1717-1721), et Louis Fuzelier, Antoine de La Roque et à nouveau Du Fresny (1721-1724) poursuivent et approfondissent le chan‐ gement de perspective lié à la figure du critique journalistique et à la mission du périodique. D’abord, Le Fèvre de Fontenay prend la direction du Mercure galant en tant que grainetier de profession, ce qui lui permet de développer un réseau de correspondances à l’étranger. Ce métier détermine, on s’en doute, la posture d’auteur de ce nouveau responsable qui rompt explicitement avec ces deux prédécesseurs, littérateurs professionnels. Dès la première préface, le nouveau rédacteur oppose l’image de l’auteur à celle du voyageur pour tenter de se positionner vis-à-vis des précédents directeurs du Mercure galant : Je ne prétens pas m’ériger en auteur pour m’estre rendu garant de l’exactitude & de l’arrangement des faits, qui doivent remplir le Mercure Galant, je connois trop les difficultez qui se trouvent à soustenir le titre de bon autheur, d’ailleurs comme j’ay tousjours esté plus voyageur qu’écrivain, je promets de bonnes relations, & pour ainsi dire, l’Histoire présente, tant galante que politique de toutes les Cours de l’Europe, & mesme des autres parties du monde ou, je me suis fait des correspondances. 22 Figure de rassembleur, mais aussi de promeneur et de semeur d’informations, Le Fèvre de Fontenay abandonne symptomatiquement les paragraphes de liaison entre les articles, passages qui avaient jusqu’alors permis de préciser la ligne directrice du mensuel et de reconnaître la marque stylistique des rédacteurs principaux. Cette rupture structurelle s’accompagne d’un changement d’intitulé : c’est sous le titre de nouveau Mercure galant que Le Fèvre de Fontenay impose une distance franche d’avec les premiers Mercure. En 1717, Buchet, nouveau responsable, abandonne quant à lui le qualificatif « galant ». L’idéal civil et implicitement politique que ce terme incarnait est mis à distance. Avec Le Fèvre 278 Sara Harvey 23 Une analyse des rubriques témoigne cependant du fait que la soumission du périodique au pouvoir politique reste absolument effective. Parmi les nombreux exemples, notons l’apparition de rubriques législatives exigées par le pouvoir au moment de la crise du système de Law. Celles-ci prouvent clairement que le pouvoir a bien la main mise sur le mensuel et en détermine le contenu. de Fontenay et Buchet, le modèle de la République des lettres paraît esquisser un nouvel imaginaire social au sein du périodique. Pour autant, l’allégeance au pouvoir monarchique reste à cette période tout à fait sensible. L’imaginaire de la figure d’auteur qui se transforme en une entité collective semble en effet permettre de communiquer plus subtilement sur le plan politique 23 . En 1721, la fracture avec le Mercure galant de Donneau de Visé est complètement assumée, puisque disparaît alors l’image d’un nom unique, d’une ligne éditoriale et d’un style. La préface habituelle est remplacée par un simple avertissement énoncé par une instance collective : Il n’est pas de ces Livres qui ne doivent absolument être rédigés que par la même plume : il peut rassembler autant d’Ecrivains qu’il rassemble de matieres : elles sont si indépendantes les unes des autres & si opposées, que loin d’exiger de l’égalité dans le stile, elles y demandent un contraste perpétuel […] Le choix des transitions souvent absurdes, presque toujours forcées dans un ouvrage qu’on n’a jamais loisir de limer, n’est qu’une delicatesse inutile qu’il faudrait rejetter entierement du Mercure, aussi bien que le stile épistolaire qu’il a si longtems affecté. Ce stile répandroit trop d’uniformité dans Journal & y ameneroit infailliblement ce que le compliment traîne à sa suite. En mettant au premier plan la dimension collective des rédacteurs et en critiquant les passages de liaison entre les rubriques - qui étaient pourtant déjà supprimés depuis Le Fèvre de Fontenay -, les nouveaux directeurs, Fuzelier, Du Fresny et La Roque officialisent l’orientation prise progressivement par les directions successives. À cette date, la scission entre le Mercure galant et ce qui est alors devenu le Mercure est définitive et c’est bien à travers la présence d’une auctorialité officiellement collective et anonymée que le média invente sa nouvelle identité. François Camuzat en 1732 affirme dans ses Mémoires pour servir à l’histoire de la presse que la figure du journaliste du premier Mercure galant est indissociable de la politique et que cet élément concerne à la fois la société civile, le public, et le Monarque : Rien ne peut excuser De Vizé que la crainte et la politique. Il écrivoit dans un tems ou la délicatesse & le bon gout étoient encore dans toute leur force […]. De Visé essaia de prévenir les jugements qu’il avoit à craindre par des louanges données au hazard & qui n’honoroient cependant ni celui qui les donnoit, ni celui qui les recevoit. Il valoit mieux se taire, mais le silence étoit nuisible. Les qualitez équivoques de l’ouvrage périodique avoient besoin d’indulgence : il falloit la demander à ce qu’il y avoit alors de plus distingué dans le public, & l’on sait que parmi ces personnes il s’en trouve toujours un grand nombre qui n’ont pas assez de force d’esprit pour resister à de mauvaises louanges […]. Les Auteurs nouvellistes ont souvent des ordres superieurs, qui les forçent à supprimer, ou de deguiser bien des choses. L’interet & la politique des Souverains le veulent ainsi. De Visé ne pouvoit faire autrement sous le Regne de Louis X I V . Ce monarque étoit accoutumé 279 Les figures du critique dans la presse périodique littéraire : le cas du Mercure galant (1672-1721) 24 F. Camuzat, Histoire critique des journaux. Tome second, Amsterdam, 1732, p. 206-207, p. 213. 25 Ibid., p. 207. 26 Dans les limites de cet article, il ne nous est malheureusement pas possible de comparer les postures d’auteurs qui se développent dans d’autres périodiques, et notamment dans la presse d’expression française qui est publiée dans les Pays-Bas et qui échappe à la censure. Sur cette question, voir Marion Brétéché, Les Compagnons de Mercure : journalisme et politique dans l’Europe de Louis XIV, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2015. à une longue prospérité, & nos François ne l’étoient pas moins. Tous les beaux esprits s’étoient ligués pour célébrer une prospérité si marquée. 24 Si l’on suit le propos de Camuzat, la célébration du public et celle du Monarque répondaient toutes deux à la nécessité à la fin du XVIIe siècle : la première, pragmatique, consistait à gagner les faveurs du public, la seconde, symbolique, à répondre à l’habitude de la prospérité, finalité prise en charge par l’expression « accoutumé à ». Autrement dit, poser comme impératif que l’habitude ou l’usage détermine la mission informative, éditoriale et critique de la presse. Camuzat reconnaît pourtant que cette manière de faire et de dire empêche toute forme de mise à distance critique et rend stérile l’image de l’auteur « complimenteur de profession », « qui n’avait pas assez de génie pour s’ériger en juge et en critique 25 ». Les successeurs du Mercure galant chercheront à sortir de cette impasse par une distance de plus en plus évidente à l’égard de l’auctorialité littéraire associée à la signature personnelle. Valorisant d’abord la figuration d’un rédacteur à l’identité forte et consensuelle et évoluant vers le multiple, les programmes des Mercure transforment petit à petit l’image de l’auteur et l’imaginaire du lien social qui est au cœur du dispositif médiatique : la mise à distance d’une voix unique et laudative liée à la société galante du XVIIe siècle aboutit à une collectivité de rédacteurs anonymes inspirés de la république européenne des Lettres. Cette nouvelle collectivité, non uniforme et sans autorité régulatrice, laisse imaginer un horizon désormais susceptible de prendre en compte et en charge des discours critiques dissensuels. En ce début du XVIIIe siècle, la création de cet espace ouvert à l’hétérogénéité paraît d’abord viser une communication médiatique plus subtile, mais non moins orientée en faveur du pouvoir qui est, rappelons-le, un acteur économique de premier ordre pour la presse institutionnelle française de cette période 26 . Il reste que cette reconfiguration progressive du Mercure paraît alors impensable sans le partage anonyme du pouvoir de l’écriture et de la publication. Cela témoigne peut-être aussi d’une volonté de transformation de la presse littéraire après l’absolutisme louis-quatorzien, et du fait que cette reconfiguration repose sur une forme d’anonymat capable d’assurer à long terme la protection des individualités et d’ouvrir à une prise de risque collective. 280 Sara Harvey 1 Frank Lestringant et Daniel Ménager, Études sur la « Satyre ménippée », Genève, Droz, 1987 ; Jean-Paul Barbier-Mueller, « Pour une chronologie des premières éditions de la “Satyre ménippée” (1593-94) », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, LXVII-2, 2005, p. 373-394. 2 Y. Cazaux, « Essai de bibliographie des éditions de la Satyre ménippée », Revue française d’histoire du livre, 34 (1982), p. 3-40. 3 L’expression a été « volée » à Alain Dubois : « Jacob Stoer (1542-1610), un éditeur et ses auteurs », L’Écrivain et l’imprimeur, A. Riffaud (dir.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 75-93. Mattias Kerner, l’imprimeur qui n’existe pas Dominique V A R R Y , (ENSSIB) Marie V I A L L O N (Université Jean Moulin Lyon 3) La Satyre ménippée est un libelle politique de la fin du XVIe siècle qui a connu une multitude d’éditions pendant la période de l’âge classique, d’où un maquis de fausses adresses et de pages de titre anonymes, voire mensongères. En outre, c’est un texte difficile à cerner car il a été en constante crise de croissance au fil des éditions pour ne se stabiliser qu’à la fin du XVIIIe siècle. Face à ce foisonnement bouillonnant, les tentatives de bibliographie 1 - dont celle d’Yves Cazaux 2 - laissent de nombreux points d’interrogation. Notre propos est de reprendre ce dossier sur la base de l’examen des éditions conservées à Lyon et quelques autres villes (Tours, Venise, Londres) et à la lumière de la bibliographie matérielle. Nous avons fait le double constat que, d’une part, cet ouvrage - qui narre des événements survenus en 1593 - est régulièrement publié pendant deux siècles et, d’autre part, que cette production présente un ensemble constitué, toujours imprimé à Ratisbon[n]e, chez Mathias Kerner puis chez les Héritiers de Mathias Kerner, entre 1664 et 1752. Un siècle de production qui nous a conduits à nous poser la question : Qui est Mathias Kerner ? La Satyre ménippée, une littérature de combat 3 (1593-1649 ; 1664-1752) Partant des recensements des nombreuses éditions de la Satyre ménippée, nous nous sommes interrogés sur le contexte historique de ces rééditions afin de déterminer ce qui aurait pu motiver politiquement et justifier intellectuellement de telles publications et en si grand nombre, en France et à l’étranger. Ce panorama historique comprendra deux moments : un premier temps où la Satyre est un outil de lutte contre la puissance espagnole puis, à partir de 1664, un second temps où cette Satyre devient un instrument anti-jésuite. Entre 1593 et 1649, la Satyre peut être considérée comme un Catholicon anti-espagnol. À défaut de pouvoir développer ce point, nous nous contenterons de souligner que pendant cette période, la Satyre ménippée a été publiée à chaque fois pour appuyer, soutenir et 4 Y. Cazaux, « Essai de bibliographie », art. cit., n° 35 et 36. - Pour le 35 (avec errata) : BmL 321 721 et pour le 36 (errata corrigés) : BmL 321 729, BmL 810 335 et BmL SJ B 205/ 5. Alphonse Willems, Les Elzeviers, histoire et annales typographiques, Bruxelles : G. A. van Trigt, 1880, p. 541, n° 2007, Catalogue Cigongne, n° 2512. 5 M.-L. Demonet, « Un aspect du discours polémique avant les Provinciales : du bon sens des mots dans la Satyre Ménippée », Clermont-Ferrand, Courrier du centre International Blaise Pascal, 18, 1996, p. 43-50. défendre un souverain ou un candidat au trône en difficultés successorales face aux prétentions espagnoles. Dans une seconde période - très exactement entre 1664 et 1752 - la Satyre ménippée se spécialise dans l’attaque contre les jésuites. Alors que le royaume de France et la maison de Bourbon s’installent finalement dans une certaine stabilité institutionnelle grâce au mariage du jeune Louis XIV avec Marie-Thérèse d’Autriche (9 juin 1660), au début de son règne personnel dès la mort de Mazarin (9 mars 1661) et à la naissance du Grand Dauphin (1 er novembre 1661), on pourrait croire que l’utilité de la Satyre ménippée est parvenue à son terme puisque la légitimité du roi n’a plus besoin d’être défendue et que l’ennemi espagnol semble maîtrisé. Tout au contraire ! C’est alors qu’un nouveau personnage entre en scène : Mathias Kerner, éditeur-imprimeur, qui publie d’entrée de jeu, en 1664, deux éditions de cette Satyre  4 , dans la bonne cité épiscopale de Ratisbonne où vient de s’installer définitivement la diète perpétuelle d’Empire (immerwährender Reichstag). En fait, la France traverse une période troublée sur le plan religieux avec la politique royale de lent étouffement du protestantisme (1664 est l’année de publication d’un très grand nombre d’arrêts du conseil d’état contre les libertés civiles et religieuses de ceux de la RPR) et avec la querelle janséniste autour de la notion de salut. Si le point de départ est théologique - c’est la reprise du conflit entre Augustin et Pélage, entre la grâce efficace de Dieu contre la liberté impuissante de l’homme - la crise prend vite un tour politique. En effet, le monde des parlementaires, et surtout du parlement de Paris, voit la résistance des jansénistes à l’absolutisme royal d’un œil plutôt favorable ; ils partagent leur refus d’enregistrer les bulles et les formulaires pontificaux même si c’est au nom du gallicanisme et ils ont en commun la haine des jésuites, critiqués pour leurs mœurs, pour leur laxisme dans la collation des sacrements et pour leur perpétuelle aspiration au complot. On comprend que Molière ait représenté pour la première fois son Tartuffe, le 12 mai 1664 ! Comme l’a affirmé Marie-Luce Demonet : La Satyre ménippée […] joue à la fois sur la force de la réalité historique et sur la vérité intemporelle du point de vue défendu. Même si les principaux acteurs sont morts et la guerre terminée, les valeurs de la monarchie absolue et du gallicanisme restent à soutenir. La lutte contre l’Espagne et contre les jésuites n’est pas achevée. L’histoire spécifique des états généraux prend alors la valeur d’un exemplum historique : elle devient tableau et « tapisserie » à garder en mémoire comme les anciennes jacqueries et rébellion contre le roi. 5 Dans ce contexte, les deux publications de la Satyre répondent parfaitement à cette fonction d’instrument mémoriel qui veut peser dans le conflit et sa résolution tout en maintenant la pression anti-jésuite. L’intervention de Kerner est une prise de position claire. 282 Dominique Varry 6 Y. Cazaux, « Essai de bibliographie… », art. cit., n° 37. 7 Texte du préambule du traité de Nimègue du 17 septembre 1678. Consultable sur http: / / mjp.univ-p erp.fr/ traites/ 1678nimegue.htm 8 Y. Cazaux, « Essai de bibliographie… », art. cit., n° 38. 9 Cité par Baptiste-Honoré Capefigue, Louis XIV : son gouvernement et ses relations diplomatiques avec l’Europe, Bruxelles, Wouters, 1842, t. IV, p. 25-27. 10 Il s’agit en fait du Miroir historique de la Ligue de 1464 où peut se reconnaître la Ligue de l’an de 1694, pour y découvrir ce qu’elle a à craindre des propositions de paix que la France lui fait ; par l’auteur du Salut de l’Europe, Cologne, Felix Constant [Paris], 1694, in-12. La participation de l’éditeur-imprimeur à la publication de la Satyre ne se limite pas à ce coup d’éclat éditorial de 1664. Dès 1677, il propose une nouvelle édition de la Satyre ménippée  6 alors que la fine fleur de la diplomatie européenne est occupée au congrès de Nimègue afin d’établir bonne, ferme et durable paix, confédération et perpétuelle alliance et amitié entre les roys très-chrétien et catholique, leurs enfants, leurs royaumes, Estats, païs et sujets  7 . Finalement, les divers traités font de l’Espagne la grande perdante face au petit-fils d’Henri IV tandis que la Lorraine reste un territoire occupé par le roi de France ; deux des ennemis de la France, stigmatisés par la Satyre, sont écrasés et la parution de la Satyre vient souligner le triomphe royal. En dignes héritiers de Politiques, les promoteurs de la Satyre marquent leur attachement à la figure royale mais ils s’opposent à l’absolutisme derrière lequel ils voient le danger sournois représenté par les jésuites, toujours plus proches du pouvoir par le bras armé des confesseurs et des enseignants qui forment la classe dirigeante du royaume. 1696. Il serait aisé de contrer notre exposé en l’accusant de forcer les choses, de faire dire aux parutions éditoriales ce qu’elles n’ont peut-être pas l’intention de raconter. Mais Monsieur le comte d’Avaux, plénipotentiaire au congrès de Nimègue puis ambassadeur de France en Hollande, vient appuyer notre raisonnement. En effet, la Satyre ménippée est de nouveau publiée par Mathias Kerner en 1696, toujours à Ratisbonne 8 ; c’est la période où l’Europe tente de négocier la fin de la guerre de Neuf Ans, mais les pourparlers de paix traînent en longueur car les discussions butent sur la succession de Charles II Stuart, mort sans héritier, le 6 février 1685. Les prétendants au trône anglais sont son frère Jacques II (1633-1701), francophile, catholique de cœur et absolutiste, et Guillaume III d’Orange-Nassau (1650-1702), époux de Mary Stuart, fille de Jacques, soutenu par le parlement et les anglicans. Dans ses Négociations, Monsieur d’Avaux note : « Pendant qu’on cherchait ainsi à se rapprocher par des traités, l’Europe fut inondée d’une multitude d’écrits politiques. Jamais à aucune époque, la presse ne jeta de plus nombreux pamphlets. J’en ai recueilli plus de soixante avec des titres curieux… 9 », et l’auteur de citer, en seconde place le Mémoire historique de la Ligue de 1464 où peut se reconnaître celle de 1694  10 ; sa liste n’est pas exhaustive et ne cite pas notre Satyre mais elle se conclut par des points de suspension qui laissent tout espérer. On voit clairement que ceux qui publient ces pamphlets veulent influer sur les négociations européennes en rappelant les difficultés et les risques encourus par le royaume de France, un siècle plus tôt, dans une situation comparable. 283 Mattias Kerner, l’imprimeur qui n’existe pas 11 Y. Cazaux, « Essai de bibliographie… », art. cit., n° 39 ; BmL SJ B 205/ 6. 12 P. Bayle, Lettres choisies, Rotterdam, Fritsch & Böhm, 1714, lettre C X X I X à M. Le Duchat depuis Rotterdam le 9 janvier 1696, p. 492-496. 13 Louis de Rouvroy de Saint-Simon, Mémoires, vol. 4 (1708-1709), version numérique présentée par Denis Hallépée, p. 581. 14 Y. Cazaux, « Essai de bibliographie… », art. cit., n° 40 ; BmL 325 350, BmL 390 525, BmL 810 283 et BmL SJ B 205/ 7-9, en trois volumes. 15 Y. Cazaux, ibid., n° 41 ; BmL 809 624, BmL SJ B 205/ 21-23 ; 3 volumes avec 3 marques différentes. 16 Y. Cazaux, ibid., n° 42 qui évoque un seul exemplaire à la bibliothèque Sainte-Geneviève, identique à l’édition de 1711. 17 Ibid., n° 43. 18 Cazaux, ibid., n° 45 ; BmL 325 351 et bibliothèque des auteurs, t. 1. 19 Cazaux, ibid., n° 46 ; BmL SJ B 205/ 10-12 et bibliothèque des auteurs, t. 2 et 3. En 1699 11 , Mathias Kerner publie une dernière édition de la Satyre ménippée établie sur l’édition de 1696 afin d’y insérer les Remarques de Jacob Le Duchat 12 . On sait bien peu de choses sur la biographie de Mathias Kerner mais on peut estimer que sa mort est survenue à la charnière entre les XVIIe et le XVIIIe siècles puisqu’en 1709 paraît la première édition imprimée par les Héritiers de Mathias Kerner. S’engage alors une seconde phase de publications du texte. 1709-1714. C’est la fin de l’affaire de Port-Royal-des-Champs qui a mobilisé les esprits en cet automne de 1709 jusqu’à l’exhumation des morts et la démolition à la poudre des bâtiments abbatiaux, en 1713. Pour tenter de contrer « l’aigreur et la haine [des jésuites qui] continuèrent et la guerre [qui] se perpétua par les écrits » (Saint-Simon 13 ), la Satyre ménippée est publiée à plusieurs reprises en 1709 14 , 1711 15 , 1712 16 et 1714 17 . Ces quatre parutions si proches par leurs dates et si identiques dans leur présentation matérielle scandent les étapes de l’anéantissement de Port-Royal comme autant de coups jésuites dans cette France sclérosée et dévote de la fin du règne de Louis XIV. 1726. L’Espagne de Philippe V de Bourbon s’allie à l’Autriche des Habsbourg contre l’« alliance des maisons régnantes » où figure la France. Cette crise des équilibres politiques en Europe ne débouche finalement pas sur un véritable conflit armé mais, en 1726, les tensions sont avivées par le réarmement général et par le projet de dépeçage de la France. Nombreux en France sont ceux qui n’oublient pas que la politique étrangère espagnole a - jusqu’en 1723 - été pilotée par le confesseur du roi, le jésuite français Guillaume Daubenton (1648-1723) dont le plus haut fait a été de rédiger avec le cardinal Fabroni la bulle Unigenitus. Le péril de l’union de l’Espagne et des jésuites est ranimé, la drogue maléfique du catholicon reste dangereuse ; en conséquence, la Satyre ménippée est de nouveau publiée pour le marché français par les héritiers de Mathias Kerner  18 . 1752. écrit en octobre 1750 mais daté de 1751, paraît le prospectus de lancement de l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, sous la direction de Diderot et D’Alembert. D’entrée de jeu, les jésuites font pression sur le conseil d’état pour en obtenir la condamnation et suspendre la publication. C’est en novembre 1753 que Malesherbes, directeur de la Librairie, obtient que la publication puisse reprendre. L’édition de la Satyre ménippée  19 est une publication anti-jésuite des héritiers de Mathias Kerner qui veulent peser en faveur de la reprise de l’édition. 284 Dominique Varry 20 Cazaux, ibid., n° 47. Publiée dans les Mémoires de la Ligue, à Amsterdam, chez Arkstee et Merkus t. V, cette Satyre ménippée est identique à celle de 1598, p. 470-662. 21 Charles Motteley, Aperçu sur les erreurs de la bibliographie spéciale des Elzevirs et de leurs annexes, Bruxelles, Imprimerie de la Société des Beaux-Arts, 1848, p. 37. 22 BmL 321729 ; BmL 810335 ; BmL SJ B 205/ 5. Sans qu’il nous soit possible d’appuyer nos dires sur aucun détail biographique ou document économique de l’entreprise, on peut tout de même constater que l’activité des héritiers de Mathias Kerner cesse avec cette publication de 1752 et que les jésuites sont chassés de France en novembre 1764 par un édit de Louis XV, soutenu par le parlement de Paris qui considère que la Compagnie nuit à l’ordre civil. La Satyre ménippée a perdu sa raison d’exister à titre de pamphlet politique ; elle devient désormais un objet d’études historico-littéraires ou de collection. La dernière édition de l’âge classique, en 1798, est une production « calviniste » qui s’annonce comme amstelodamoise 20 et utilise l’identité des deux demi-frères Hans Kasper Arkstee et Hendrick Merkus. Après l’évocation du contexte historique, il est temps d’examiner les productions parues sous le nom de Mathias Kerner et de ses héritiers. Les apports de la bibliographie matérielle La première édition publiée aux Pays-Bas est celle de 1649 (Cazaux, n° 34), sans lieu ni nom. Elle est de format in-octavo, imprimée en petits caractères qui lui donnent l’aspect d’une édition elzévirienne. Elle a longtemps été considérée comme telle. Pourtant, Charles Motteley 21 relève qu’elle n’a pas les vignettes caractéristiques des éditions elzéviriennes, et qu’elle est sortie des presses de Guillaume de Hoeva, de Gouda, ainsi que l’attestent ses caractères typographiques. Si on en croit Cazaux, la Satyre ménippée aurait connu douze éditions de 1664 à 1752. Les cinq premières, publiées de 1664 à 1699 en un volume de format in-12, portent l’adresse de Ratisbonne : chez Mathias Kerner. Les sept suivantes, portant des dates qui s’échelonnent de 1709 à 1752, comportent trois volumes in-octavo dont les titres annoncent l’adresse A Ratisbone [sic] : chez les héritiers de Mathias Kerner. L’une d’elles est hypothétique, puisqu’aucun exemplaire de l’édition de 1720 (Cazaux, n° 44) mentionnée dans les Ducatiana I de 1738, n’a été jusqu’ici retrouvé. Sur ces douze éditions, la dernière, celle de 1752, doit à notre avis être traitée à part, parce que française. Les autres sont, pour nous, sorties d’un même atelier des Pays-Bas méridionaux. Les onze éditions de 1664 à 1726 présentent, en effet, un certain nombre de caractéristi‐ ques des pratiques d’ateliers des Pays-Bas : réclames de page à page, signatures en chiffres arabes, en milieu de page, au-dessus des notes, et titre en rouge et noir à partir de l’édition de 1696. Les deux éditions de 1664 22 (Cazaux, n° 35 et 36) ne diffèrent l’une de l’autre que par la présence ou l’absence d’un erratum à la page 8, et l’existence d’un bandeau à tête de buffle ou d’un bandeau représentant une sirène à l’avis au lecteur. Elles portent toutes deux au titre la marque à la sphère armillaire M 33, dérivée de celle des Huguetan de Lyon, et arborent les 285 Mattias Kerner, l’imprimeur qui n’existe pas 23 Édouard Rahir, Catalogue d’une collection unique de volumes imprimés par les Elzevier et divers typographes hollandais du X V I Ie siècle, Nieuwkoop, B. de Graaf, 1965. 24 Nicolas Lenglet Dufresnoy, Méthode pour étudier l’histoire, t. XII, Paris, Debure, 1772, p. 226. 25 Calalogue Cholier de Cibeins, Lyon, Duplain, 1758, n° 749 ; Catalogue Clapeyron, Lyon, Duplain, 1761, n° 649. 26 Ch. Motteley, Aperçu sur les erreurs de la bibliographie, op. cit., p. 38. bandeaux 135 et 138 de Rahir 23 , matériel caractéristique de l’imprimeur bruxellois François I Foppens. Leur collation est : 8-336 p. Signatures : * 4 A-0 12 [$3$6 arab. sign.]. Ces éditions seraient les premières à avoir été annotées par Dupuy qui en aurait rédigé la préface, selon Lenglet Dufresnoy 24 et selon plusieurs catalogues de vente lyonnais, qui précisent leur description de la mention Elzevir  25 . L’édition de 1677 (Cazaux, n° 37) reprend celles de 1664 : même sphère au titre, même bandeau à tête de buffle, même format, même collation et mêmes signatures. Elle aussi est manifestement sortie du même atelier bruxellois. Charles Motteley considère d’ailleurs les éditions de 1664 et 1677 comme sorties de l’atelier de François I Foppens 26 . Celle de 1696 (Cazaux, n° 38) est attribuée par le Dictionnaire des anonymes de Barbier à l’atelier amstellodamois de Desbordes. 286 Dominique Varry 27 BmL SJ B 205/ 6. 28 Jacob Le Duchat, Ducatiana ou Remarques de feu M. Le Duchat sur divers sujets d’histoire et de littérature, Amsterdam, Pierre Humbert, 1738, t. 1, f ° *4 v° à f ° **1 v°. 29 BmL 810283 t. 1 à 3 ; BmL 390525 t. 1 à 3 ; BmL 325350 t. 1 à 3 ; BmL SJ B 205/ 7 à 9. 30 Catalogue des livres rares et précieux de la bibliothèque de feu M. le Comte de Mac-Carthy Reagh, Paris, De Bure frères, 1815, t. 2, p. 127, n° 4627 ; BmL 371203. 31 BmL 809624 t. 1 à 3 ; BmL SJ B 205/ 21 pour le t. 1, BmL SJ B 205/ 22 pour le t. 2, BmL SJB 205/ 23 pour le t. 3. 32 J. Le Duchat, Ducatiana, op. cit., t. 1, f ° **1 v°. Pour sa part, le catalogue de la British Library la considère comme bruxelloise. Comme nous l’avons signalé, elle est la première à présenter un titre en rouge et noir, pratique courante des imprimeurs des Pays-Bas. L’édition de 1699 27 (Cazaux, n° 39), toujours à la même adresse, porte au titre un petit bois gravé en forme de panier. Sa collation est : [1-1bl.-4-2bl.]-735-[1bl.] p. Signatures : π 4 (= Hh 9-12) A-Z 12 Aa-Hh 12 (-Hh 9-12) [$6 arab. sign.]. Les Ducatiana  28 affirment que cette édition est sortie de l’atelier Foppens. Avec elle se termine la série des éditions in-12 à l’adresse A Ratisbonne, chez Mathias Kerner. Les éditions suivantes, jusqu’à celle de 1752 incluse, sont en trois volumes in-octavo, à l’adresse A Ratisbone [sic], chez les héritiers de Mathias Kerner. L’édition de 1709 29 (Cazaux, n° 40) arbore pour la première fois une tête de Janus, en guise de marque, au titre des trois tomes. Seul celui du tome un est en rouge et noir. Avec cette édition apparaît un matériel ornemental de bois qu’on retrouvera dans les éditions postérieures. Les collations sont : T1 : [1-1bl.-8]-XXXVI-464-[27-1bl.] p. Signatures : *-*** 8 A-Z 8 Aa-GG 8 Hh 6 [$4$3 arab. sign.] T2 : [1-1bl.-4]-522-[38] p. Signatures : * 4 (-*4) A-Z 8 Aa-Mm 8 [$2$4 arab. sign.] T3 : [1-1bl.-2]-585-[35] p. Signatures : π 2 A-Z 8 Aa-Pp 8 Qq 4 [$4 arab.sign.] Sa provenance bruxelloise est confirmée par le catalogue de la vente, en 1815, de la bibliothèque Mac-Carthy Reagh 30 . L’édition de 1711 31 (Cazaux, n° 41) est elle aussi une édition in-octavo en trois volumes dont les pages de titre sont en rouge et noir. Le tome 1 porte le fleuron à tête de Janus, le tome 2 arbore un centaure et le phylactère ungenda viribus sapientia, le tome 3 porte la marque typographique de l’imprimeur lyonnais Simon Vincent (vers 1470-1532). Le Duchat l’attribue à Foppens 32 . Cette édition est rigoureusement similaire à celle de 1709. Au tome 1, on retrouve à la page 60 le même g mal frappé, et la même vignette pâle dans le bandeau de la table des matières. 287 Mattias Kerner, l’imprimeur qui n’existe pas Édition 1709 tome 1 p. 60 (BmL 810283) Édition 1711 tome 1 p. 60 (BmL 809624) Édition 1709 tome 1 f ° Gg 1 r° (BmL 390525) Édition 1711 tome 1 f ° Gg 1 r° (BmL 809624) Les collations et les signatures des trois volumes sont les mêmes que celles de l’édition de 1709, dont on aurait « rafraîchi » les pages de titre pour cette émission. L’édition de 1712 (Cazaux, n° 42) est décrite par cet auteur comme similaire en tout point à celle de 1711. Il n’en connaît qu’un exemplaire, que nous n’avons pas vu, portant l’ex-libris 288 Dominique Varry 33 Bibliothèque Sainte Geneviève, Réserve Δ 65594 (1 à 3). 34 Librairie Florian Houssin Thierry à Sceaux (consulté le 9 juin 2017). 35 Librairie Douin à La Celle Saint-Cloud (consulté le 9 juin 2017). 36 J. Le Duchat, Ducatiana, op. cit., t. 1, f ° **1 v°. 37 Collection privée pour le t. 1. 38 Marie-Jacques Barrois, Catalogue des livres de la bibliothèque de feu M. de Selle, Paris, Barrois et Davitz, 1761, 8°, p. 197, n° 2053 ; BmL 809451 et BmL 371179. 39 Artus Thomas, sieur d’Embry, Description de l’isle des hermaphrodites, Cologne, Héritiers de Herman Demen, 1724, 8° ; BmL 325456. du séminaire Saint Sulpice, et aujourd’hui conservé à la Bibliothèque Sainte Geneviève 33 . Un exemplaire hybride, proposé naguère sur ebay, composé du tome 1 de l’édition de 1712 et des tomes 2 et 3 de l’édition de 1714, nous permet de vérifier que le tome 1, au moins, a les mêmes caractéristiques et collations que les éditions de 1709 et 1711. L’édition de 1714 (Cazaux, n° 43) est présentée comme similaire aux deux précédentes. Nous en avons trouvé deux en vente, l’un sur ebay 34 , l’autre sur Abebooks 35 , dont seule une photo de la page de titre du tome 1 était en ligne. Si ces deux titres sont en rouge et noir, nous avons constaté qu’ils arborent chacun un fleuron différent, et non pas la tête de Janus. Contrairement à ce qu’affirme Cazaux, cette édition diffère donc de celles de 1709, 1711 et 1726. Elle comporte au moins deux états avec interversion de fleurons aux titres, et présente une justification différente des cinq lignes qui précèdent la mention de tomaison. Les collations sont : T1 : [1-1bl.-1-1 bl.-8]-XXXII-418-[24] ; 4 f. g.s.c. + 2 f. de dépl. g.s.c. Signatures : π 2 * 4 **-*** 8 A-Z 8 Aa-Ee 8 Ff 2 [$1$4$3$4$3$4$1 arab. sign. A4 et E4 non sign. Aa2 sign. A2] T2 : [1-1bl.-4]-474-[33-1 bl.] p. Signatures : π 2 A 4 B-Z 8 Aa-Kk 8 Ll 4 [$4$3 arab. sign. A4 sign. A3 C3 non sign.] T3 : [1-1 bl.-2]-536-[24 ? ] p. Signatures : * 2 A-Z 8 Aa-Mm 8 [$4 arab. sign.] Ces investigations doivent donc être poursuivies. Quant à l’hypothétique édition de 1720 (Cazaux, n° 44), elle n’est signalée que par une allusion des Ducatiana  36 . La dernière édition de ce groupe est celle de 1726 37 (Cazaux, n° 45) en trois volumes in-octavo. Elle est annoncée, aux dires de Cazaux, par le Journal de Paris et les Mémoires de Trévoux comme sortie des presses de Foppens à Bruxelles. Cette attribution est reprise par Barbier et par les catalogues de la BnF et de la Mazarine. Seul celui de la bibliothèque Sainte Geneviève y voit une impression parisienne. Il s’agit pour nous d’une erreur manifeste. Le tome 1, le seul que nous ayons pu examiner, présente pourtant des caractères propres aux éditions des Pays-Bas : titre en rouge et noir au fleuron à tête de Janus, réclames de page à page, signatures en milieu de page au-dessus des notes, utilisation des étoiles pour signer les pièces liminaires. La collation de ce tome 1 est la suivante : [1-1 bl.-8]-XXXVI-464-[27-1 bl.] p. Signatures : * 3 ** 8 *** 8 **** 4 A-Gg 8 Hh 6 [$2$4$2$4$3 arab. sign.]. Cette édition est, pour nous une production de l’atelier Foppens. Sa provenance bruxelloise est dévoilée par le Catalogue des livres de la bibliothèque de feu M. de Selle, trésorier général de la Marine, donné par Barrois en 1761 38 , qui propose un exemplaire de l’édition de Ratisbonne (Bruxelles) 1726. Sa facture est très proche de l’édition de 1724 de l’ouvrage in octavo attribué à Thomas Artus sieur d’Embry, intitulé : Description de l’isle des Hermaphrodites… et publié à l’adresse de Cologne : chez les Heritiers de Herman Demen  39 . 289 Mattias Kerner, l’imprimeur qui n’existe pas 290 Dominique Varry 40 http: / / catalogue.bnf.fr/ ark: / 12148/ cb122294145. 41 Philippe de Commynes, Les Mémoires, Bruxelles, François Foppens, 1723, 5 vol. 8° ; BmL 396941 t. 1 à 5 et BmL 809069 t. 3 et 5. Or cet ouvrage, qu’on a parfois comparé à la Satyre ménippée, arbore la tête de Janus au titre en rouge et noir, et est attribué par la plupart des catalogues à l’atelier Foppens de Bruxelles. Ici Foppens ne se cache pas mais reprend le nom d’un imprimeur-libraire ayant effectivement exercé à Cologne : Hermann Demen (1636-1710) actif à partir de 1665 40 . Les éditions de la Satyre ménippée de 1709, 1711, 1726 présentent comme la Description de l’isle des Hermaphrodites… un certain nombre d’ornements sur bois similaires. Or, ces ornements apparaissent aussi sur des éditions de la même époque imprimées par l’atelier Foppens sous sa véritable adresse, en particulier Les Mémoires de messire Philippe de Comines, publiés en cinq volumes in-octavo en 1723 41 . 291 Mattias Kerner, l’imprimeur qui n’existe pas Ces constatations sont résumées dans le tableau suivant : 292 Dominique Varry 42 Seul ornement utilisable d’après la description ebay. Ornements Satyre ménippée / Kerner (1709, 1711, 1712, 1726) Isle des Her‐ maphro‐ dites / Demen (1724) Mémoires de Philippe de Comines / Foppens (1723) 1709 tome 1 : f ° **2r°, f ° Q1r° tome 1 : f ° **2r°, f ° Q1 r° 1712 tome 1 : f ° **2r° 42 1726 tome 1 : f ° A1r° f1711° A1r° Tome 1 : f ° *2r°, f ° A1r°, f ° E6r° Tome 3 : f ° A1r°, f ° L5v° Tome 4 : f ° A1r° Tome 5 : f ° *2r°, f ° E5v°, f ° Bb1r°, f ° Ii1r° 1709 tome 1 : f ° *2r° 1711 tome 1 : f ° *2r° 1726 tome 1 : f ° *2r° Tome 2 : f ° A1r° Avec le même accident (bordure droite) ! 1709 tome 1 : f ° *7r° 1711 tome 1 : f ° *7r° 1726 tome 1 : f ° *7r° Tome 1 : f ° A3r°, f ° N7r° Tome 2 : f ° A2r° (variante sans cadre ! ), f ° F1v° idem, f ° P2r° idem 1726 tome 1 : f ° **3 r° Tome 2 : f ° A2r°, f ° F1v°, f ° P2r° 1709 tome 2 : f ° A1r° 1711 tome 2 : f ° A1r° 1726 tome 2 : f ° A1r° f ° K6v° Tome 2 : f ° *2r° Tome 4 : f ° M4v°, f ° V3r°, f ° Dd7v° 293 Mattias Kerner, l’imprimeur qui n’existe pas 43 Emmanuel Bénézit, Dictionnaire critique et documentaire des peintres, Paris, Gründ, 1999, t. 6, p. 765. 44 Sur les Foppens, voir : Auguste Vincent, « La typographie bruxelloise aux X V I Ie et X V I I Ie siècles », dans Histoire du livre et de l’imprimerie en Belgique des origines à nos jours, tome IV, Bruxelles, Musée du livre, 1924, p. 9-41 ; et Le livre, l’estampe, l’édition en Brabant du X Ve au X I Xe siècle, Bruxelles, Gembloux, 1935. 45 Catalogus librorum in quavis facultate, materia et lingua Francisci Foppens, [Bruxelles] Sub signo Sancti Spiritûs, 1688, 8° ; BnF : Δ 1571 (3). 1709 tome 3 : f ° A1r° 1711 tome 3 : f ° A1r° 1726 tome 3 : f ° A1r° f ° *2r° Tome 1 : f ° I6v° Tome 3 : f ° *2r° Tome 4 : f ° *2r° Tome 5 : f ° *2r° 1709 tome 1 : f ° A5v° 1711 tome 1 : f ° A5v° 1726 tome 1 : f ° A5v° Tome 4 : f ° ***4r°, f ° Dd7r° Tome 5 : f ° *6v°, f ° Oo2v° Un autre élément nous semble devoir confirmer cette attribution : la signature Harrewijn des gravures sur cuivre des éditions publiées de 1709 à 1726. L’amstellodamois Jacobus Harrewijn (1660-1727) a été reçu maître à Anvers en 1688, et est connu pour avoir longtemps exercé à Bruxelles 43 . Mathias Kerner est donc le pseudonyme de François I Foppens 44 . Né à Malines, il a été actif à Bruxelles de 1637 à sa mort (1685 ou 1686 ? ). Il est connu pour avoir utilisé de nombreuses fausses adresses et de non moins nombreux pseudonymes parmi lesquels on citera : à Amsterdam, Jean Garrel, Antoine Michiels, Jean Verhoeven, Isaac Van Dyck ; à Charle-Ville, Louis François ; à Charleville, Denis François ; à Cologne, Pierre et Antoine Van Dyck, Jean Sambix, Jean Du Castel, Pierre de La Place, Jacques Fontaine, Henry Mathieu, Pierre Masonier ; à Leyde, Jean Sambix et Jean Sambix le jeune, Jean et Antoine Du Val, Batt. Vero, Henri et Pierre De Lorme, Jean Pauwels ; à Liège ; à Mons, Gaspard Migeot, la veuve Waudret ; à Ratisbonne, Mathias Kerner ; à Ville-Franche, Charles de la Vérité. Selon la BnF, ses héritiers sont attestés dès 1685 et continuent d’imprimer sous son nom jusqu’en 1688. Son fils François II est établi le 3 août 1689, mais la succession n’est liquidée qu’en 1693. En juin 1688 a eu lieu une vente après décès de ses livres 45 . Nous n’avons pas encore pu y vérifier la présence de ses éditions de la Satyre Ménipée. François II est 294 Dominique Varry 46 Catalogus librorum Francisci Foppens, Bruxelles, [Foppens], 1730, 8° ; BnF : Δ 1537. 47 Félix Victor Goethals, Histoire des lettres, des sciences et des arts en Belgique, Bruxelles, Société nationale pour la propagation des bons livres, 1840, p. 350-370. 48 Catalogus librorum bibliopolii Petri Foppens, Bruxelles, Foppens, 1752, 12°, p. 323, n° 3297 ; BnF : Δ 1821 et Q 2483. 49 Catalogue de livres de feu Pierre Foppens qui se vendront lundi le 24 août 1761, Bruxelles, Antoine d’Ours, [1761], 12°, p. 69, n° 1057 ; BnF : Δ 1571. 50 BmL SJ B 205/ 10-12 et bibliothèque des auteurs, t. 2 et 3. mort peu avant le 31 mai 1730 46 . Ses dernières éditions sont parues en 1727. Sa veuve a continué d’exercer sous son nom jusqu’en 1732 au moins, et a été active jusqu’en 1743. Son fils, François III Foppens lui a succédé de 1733 à 1781. Un autre fils né de son union avec Jeanne de Surmont, Jean-François (1689-1761), est entré dans la Compagnie de Jésus et a fait une carrière de professeur de philosophie à Louvain. Il est connu comme biographe et historien 47 . Mais pour nous, la mort, à quelques mois de distance de Jacobus Harrewijn et de François II Foppens marque bien la fin des éditions bruxelloises de la Satyre ménippée, avec celle de 1726. Elle est la seule à être mentionnée aux deux catalogues de 1752 48 et 1761 49 de Pierre-Ignace Foppens postérieurs à la dernière édition de 1752. Une question demeure cependant non résolue : celle de la date du passage de Mathias Kerner à ses héritiers. On aurait pu penser qu’elle correspondrait au décès de François I. Les difficultés de la succession avec la coexistence de deux ateliers (la veuve et François II) en constituent peut-être la clef. L’édition de 1752 50 en trois volumes in-octavo à l’adresse de « Ratisbone [sic] chez les héritiers de Mathias Kerner » est, au contraire, de facture française. Elle présente des réclames de cahier à cahier, et des signatures à droite aux deux tiers de la page… Même si elle essaie de se faire passer pour hollandaise, en signant les pièces liminaires avec des étoiles et en utilisant des chiffres arabes, elle numérote par inattention en chiffres romains certains feuillets ! Les collations sont : T1 : [1-1bl.-8]-XXXVI-464-[27-1 bl.] p. La p. 341 est paginée 241. Signatures : π 1 a 2 ** 8 *** 8 A-Z 8 Aa-Ff 8 Gg-Ii 4 Kk 2 [$1$4$2$4$3 arab.sign. Hh$2 rom. sign. Kk$1 Q2 non signé Dd3 signé D] T2 : [1-1 bl.-4]-522-[38-lac. 2 bl. ? ] p. Signatures : π 2 * 2 A-Kk 8 Ll 4 Mm 4 Nn 4 Oo 4 (-Oo4) [$1$4$2$3$3$2 arab. sign. E2 non signé Pp3 rom. sign.] T3 : [1-1bl.-2]-598-[34-2 bl.] p. Signatures : π 2 A-Oo 8 Pp-Tt 4 [$4$2 arab. sign. Qq2 Rr2 Ss2 Tt2 rom. sign.] Les gravures, non signées, et inversées par rapport aux éditions précédentes, le frontispice dépourvu de la citation, sont des preuves manifestes de ce qu’elles ont été re-gravées. Les trois pages de titre sont en noir, et arborent une sphère armillaire encore inconnue. 295 Mattias Kerner, l’imprimeur qui n’existe pas 51 Jean-François de Los Rios, Catalogue de la bibliothèque de feu Mgneur de Malvin de Montazet, [Lyon, J.-F. de Los Rios], 1788, p. 24, n° 370 ; BmL : 371371 t. 19. 52 BnF : ms fr 21994, n° 94. 53 BnF : ms fr 22158, Journal de la librairie. 54 http: / / catalogue.bnf.fr/ ark: / 12148/ cb12397287z. 55 Raymond Gaudriault, Filigranes et autres caractéristiques des papiers fabriqués en France aux X V I Ie et X V I I Ie siècles, Paris, CNRS Éditions et J. Telford, 1995, p. 194. L’ouvrage n’est documenté ni par les catalogues de nouveautés, ni par les catalogues de vente consultés. À Lyon, il apparaît pour la première fois au catalogue de la vente Malvin de Montazet, en 1788 51 . Son matériel ornemental est, pour le moment inconnu des bases Fleuron, Maguelonne et Môriane, pourtant, nous savons qu’une permission tacite a été attribuée pour cet ouvrage en 1751 au libraire parisien Laurent Durand 52 . Il est donc paru avec une permission du sceau, c’est-à-dire une approbation royale officielle, même déguisée. Nous savons aussi que l’inspecteur de la police de la Librairie Joseph d’Hémery note dans son Journal de la Librairie, sous la rubrique « Livres nouveaux », à la date du 29 mars 1753 : « Durand vient aussi de faire une édition de la Satire ménippée en 3 vol. in-8° 53 . » Laurent Durand fils 54 (1712-1763) est un libraire parisien actif de 1738 à 1763, rue Saint-Jacques et rue du Foin. Il a d’abord été alloué en 1730, puis est entré en apprentissage en janvier 1738 chez Jacques Chardon. Il a été reçu libraire en juin 1738. À sa mort il était en faillite avec plus de cinquante créanciers. Son fonds a fait l’objet d’une vente après-décès le 7 mai 1764. Laurent a été l’un des quatre éditeurs de L’Encyclopédie et le principal éditeur de Diderot et d’ouvrages clandestins. Il a participé à la publication de l’édition parisienne de 1752 du Dictionnaire de Trévoux. Laurent Durand était libraire, mais pas imprimeur. Il faisait généralement imprimer ses ouvrages à Paris chez Chardon, Moreau ou Le Breton. Certains auteurs ont voulu voir dans cette édition une impression rouennaise. Jean-Dominique Mellot et le catalogue de la BnF affirment que son matériel typographique n’est pas rouennais. Nous ajouterons que des imprimeurs de Rouen auraient vraisemblablement, comme ils en avaient l’habitude, utilisé du papier de la généralité de Rouen. Or, il n’en est rien. L’ouvrage est imprimé sur du papier d’Auvergne qui porte des contremarques P fleur de lys Cusson de Thiers 55 . 296 Dominique Varry 56 Louis André, « Du papier pour l’imprimerie de Trévoux », Quand le Dictionnaire de Trévoux rayonne sur l’Europe des Lumières, Isabelle Turcan (dir.), Paris, L’Harmattan, 2009, p. 45-50. 57 Françoise Weil, « L’impression des tomes VIII à XVII de l’Encyclopédie », Recherches sur Diderot et l’Encyclopédie, 1986, n° 1, p. 85-93. Nous supposons que cette édition a été imprimée discrètement à Trévoux, atelier qui utilisait massivement des papiers d’Auvergne 56 . Laurent Durand était, avec une dizaine d’autres confrères parisiens, membre de la Compagnie de Trévoux jusqu’au rachat des parts des associés, le 18 février 1760, par Louis Étienne Ganeau… qui les revendit le 7 juin suivant à… Le Breton, Durand, David et Briasson, à l’occasion d’une manœuvre liée aux péripéties de l’impression de l’Encyclopédie  57 . Au terme de notre étude, on peut établir qu’il y a bien, à partir de 1664 et jusqu’en 1726, toute une série d’éditions de la Satyre ménippée, réalisées aux Pays-Bas méridionaux, malgré l’adresse explicite de Ratisbonne. La fin correspond à la mort de l’imprimeur François II Foppens et à celle du graveur Herrewijn. La publication française de 1752 - sous permission tacite ce qui l’oblige à prendre une adresse étrangère - se place tout naturellement dans la continuité de la fiction Mathias Kerner et fils. Pourquoi avoir choisi d’élire domicile à Ratisbonne ? Il semble que cette ville réputée bonne catholique a été considérée comme le lieu idéal pour établir l’imprimeur de la Satyre. Il ne faut pas oublier que l’honorabilité et l’importance de cette cité sont renforcées depuis 1594 (année de parution de la première édition de la Satyre) par l’installation définitive de la diète impériale dans ses murailles. Dès lors que la fiction de Ratisbonne est adoptée, les Foppens se forgent un pseudonyme à consonance germanique, tout aussi hypothétique que les nombreux noms déjà inventés pour d’autres ouvrages. Peut-être que la racine kern- - qui évoque le noyau, le centre, le cœur - a été utilisée pour signifier la solidité du projet. 297 Mattias Kerner, l’imprimeur qui n’existe pas II L’IMPRIMÉ DANS LA SOCIÉTÉ 1. Le livre à Lyon 1 H. Baudrier, Bibliographie lyonnaise, Lyon, Brun ; Paris, Picard, 1897, t. III, p. 175. Sur Rigaud, voir également Louise Amazan, Remettre en lumière le catalogue d’un libraire à ses débuts : Benoît Rigaud, 1555-1570, de l’état au virtuel, mémoire d’étude de l’ENSSIB, sous la direction de Raphaële Mouren, janvier 2017 et, sur un aspect particulier de la politique éditoriale du libraire, Francesco Montorsi, « La production éditoriale de Benoît Rigaud et son catalogue chevaleresque », Carte romanze, n° 2, décembre 2014. 2 Natalie Zemon Davis, « Le monde de l’imprimerie humaniste : Lyon », Histoire de l’édition française, H.-J. Martin et R. Chartier (dir.), Paris, Promodis, 1988, t. I, p. 177. 3 Un quatrième fils, Benoist, meurt en 1601. Voir H. Baudrier, Bibliographie lyonnaise, op. cit., p. 183. 4 Annexe 1. 5 Pour cette enquête, nous nous fondons sur les outils précieux que sont l’ouvrage de Baudrier, la Biblioteca Bibliographica Aureliana (désormais abrégée en BBA) et l’USTC (consultée en juin 2017). Dans la mesure du possible, nous avons consulté et ouvert les ouvrages étudiés. Les trois fils Rigaud : les débuts d’une lignée d’imprimeurs lyonnais Élise R A J C H E N B A C H Université de Lyon - Université de Saint-Étienne, IHRIM-UMR 5317 Libraire central de la place lyonnaise dans la seconde moitié du XVIe siècle, Benoist Rigaud a contribué à diffuser largement l’objet livre. Baudrier souligne ainsi qu’il « créa ou plutôt développa à Lyon le commerce des livres à bon marché 1 ». Il ajoute qu’« il s’est appliqué surtout à publier les œuvres poétiques et historiques françaises et à vulgariser les recherches sur le droit, la médecine, œuvres de ses contemporains ». Imprimeur du gouvernement lyonnais pendant quelques années, il acquiert une grande fortune en publiant ses ouvrages ainsi que des pamphlets et des édits royaux 2 , se hissant à une place de premier ordre dans la cité lyonnaise. Lorsqu’il meurt le 23 mars 1597, il laisse trois fils qui font également carrière dans la librairie : Pierre, qui administre et prend la direction de la librairie sous la raison sociale « héritiers de Benoist Rigaud », Claude, qui part rapidement à Paris avant de revenir à Lyon, et Simon 3 . Si Pierre joue le premier rôle sur la scène lyonnaise 4 , il nous importe d’étudier ici une fratrie, en ce qu’elle présente les enjeux d’une succession mais également en ce qu’elle éclaire la manière dont les relations familiales influent sur les orientations du commerce de la librairie. L’enquête porte sur les trente années qui s’étendent de la mort de Benoist en 1597 à celle de Pierre en 1627 5 . Cette période se situe à un moment charnière de l’imprimerie et de la librairie lyonnaises, à la fin de ce qu’on considère comme son « âge d’or », mis à mal par les guerres de religion et les difficultés économiques qui s’ensuivent, qui correspond 6 Effectué en juin 2017. 7 Baudrier relève 27 titres, dont 3 sans dates. L’un d’entre eux, Les Prophéties de Nostradamus (« Abbé Rigaux »), correspond peut-être à l’édition de 1587 relevée dans l’USTC. L’Almanach pour l’année 1600, cité par Baudrier à partir du Catalogue Borghese, n’apparaît pas dans l’USTC. L’Histoire universelle des poissons et monstres aquatiques avec leurs pourtraits, qui figure dans le Catalogue Potin de 1872 (n o 114), est peut-être l’édition de 1600. L’USTC ajoute : Almanach des almanachs pour l’an 1598, 1597, in-16 ; P. Crespet, Le Jardin de plaisir et recreation spirituelle, tome II, 1598, in-16 (Baudrier ne relève que le tome I) ; Règlement que le Roy veut et entend estre faict et estably par les Commissaires deputés par sa Majesté. Pour la reformation de ses gabelles és pays de Languedoc, Provence, Daulphiné, et la part du Royaume […], 1598, in-8 o ; F. Vásquez / G. Chappuys, Le troisième livre de Primaleon de Grece, 1597, in-12 ; Guy du Faur de Pibrac, Recueil des poincts principaux de la remonstrance faicte en la Cour de Parlement à Paris, 1598, in-16. Par ailleurs, certains titres relevés par Baudrier n’apparaissent pas dans l’USTC : l’Almanach pour l’année 1600 ; Advis veritable envoyé de Rome (une édition parisienne, imprimée sur l’édition héritiers de B. Rigaud, en garde la trace) ; le quatrième livre de Primaleon de Grece ; Ogier le Danois, 1599. 8 Pour ces occasionnels, la marque 47 de Baudrier (tome III, p. 464), présentant fleurs de lys, et la lettre H couronnée, est employée et signale une publication officielle. Cette marque était aussi utilisée par Benoist. Par exemple, dans les dernières années de son activité : Discours de la verité des causes et effects des decadences, mutations, changements, conversions, et ruines des Monarchies, Empires, Royaumes, et Republiques […]. Par Claude Duret […] (1595, avec permission) ; Exhortation de prier Dieu eternel pour nostre Roy treschrestien Henri IIII […]. Par René Benoist […] (1595, avec permission) ; Les Estats, esquels il est discouru du Prince, du Noble et du tiers Estat, conformément à nostre temps […]. Par Dd. R. de Flurance (1595 et 1596, avec permission). La marque a été employée pour un autre ouvrage auquel C. Duret a contribué comme commentateur : L’Eden ou Paradis terrestre de la Seconde Semaine de Guillaume de Saluste, Seigneur du Bartas […] (1594, avec permission). Duret adresse son ouvrage au Roi. 9 Les titres sont légèrement différents. également à un moment de transition historique et religieux, entre l’édit de Nantes (1598) et le siège de La Rochelle (1627). 1. Les « Héritiers de Benoist Rigaud » À la mort de Benoist, la librairie poursuit ses activités jusqu’en 1601 sous la raison sociale « Héritiers de Benoist Rigaud », derrière laquelle la BBA propose d’identifier Pierre. Ses deux autres frères semblent en effet jeunes à cette date mais ils ont pu, dans les premiers temps, travailler avec leur frère aîné. Le recoupement du catalogue Baudrier, de la BBA et de l’USTC 6 donne trente-huit titres sur quatre années (mais d’autres, comme les plaquettes éphémères, ont certainement été perdus 7 ). L’étude de ces publications montre la poursuite logique des activités du père. On trouve des ouvrages de consommation à court terme, comme les almanachs ainsi que des occasionnels qui sont autant de créneaux qu’a occupés Benoist 8 . À côté de ces ouvrages bon marché, figurent des ouvrages pratiques, comme L’Arithmetique de Pierre de Savonne d’Avignon, dont les héritiers donnent en 1597 une « derniere et cinquiesme edition enrichie d’une Instruction et maniere de trouver le compte faict au toisage de Lyon ». L’ouvrage, déjà donné en 1571 et 1588 par Benoist 9 , est complété d’un traité imprimé dans les années 1580 chez Jean II de Tournes ; il est réédité par Pierre en 1604. La librairie semble également accueillir des publications financées par l’auteur. C’est probablement le cas des Pourtraicts des chastes dames de François du Souhait, publié à la fois à Lyon, chez les héritiers de 302 Élise Rajchenbach 10 Permis d’imprimer daté du 19 janvier 1600. 11 A. Parent-Charon, Les Métiers du livre à Paris au X V Ie siècle (1535-1560), Genève, Droz, 1974, p. 97-106. 12 Institutiones absolutissimæ in linguam Græcam, Lyon, héritiers B. Rigaud, 1600. Déjà publié par S. Vincent en 1540, par S. Gryphe en 1552, puis par ses héritiers en 1558 et 1559, par Jean I de Tournes et G. Gazeau en 1557, par T. Payen en 1545 (? ) puis 1558. Encore plus tôt à Paris, chez M. de Vascosan en 1533 et 1536 et chez C. Wechel en 1533, 1534, 1536, 1538, 1540 et 1543, chez J. de Roigny en 1536, chez F. Gryphe, J. Loys et A. Girault en 1538, chez J. Petit en 1539, chez J. Loys en 1544, chez R. Estienne en 1546, 1549, 1551, chez G. Morel en 1560 et au-delà… (Source : USTC). 13 Nicolas Cleynaert. 14 Hortulus puerorum, pergratus et perutilis Latine discentibus, Lyon, héritiers B. Rigaud, 1598. 15 A. Dubois, « Imprimerie et librairie entre Lyon et Genève (1560-1610). L’exemple de Jacob Stoer », Bibliothèque de l’École des chartes, t. 168, 2010, p. 480-481. À partir des cahiers des foires de Francfort conservés au musée Plantin-Moretus, Archif 992, fol. 48. B. Rigaud et à Paris chez G. Robinot : l’édition parisienne est dédiée à la Comtesse de Torigny et de Mortemart, Louise de Maure, et la lyonnaise à mademoiselle de Clapisson, Marguerite D’Ulin, mariée à François de Clapisson, procureur du roi qui octroie précisément le privilège à Lyon 10 . Par ces exemples, on voit que la librairie, conformément aux pratiques de l’époque, assure ses arrières en faisant participer financièrement l’auteur et en investissant dans des ouvrages qui ont déjà fait leurs preuves 11 . La prise de risques du côté libraire paraît très faible ici. Les « héritiers de Benoist Rigaud » poursuivent par ailleurs la veine littéraire dans des petits formats abordables que pratiquait le père : des romans de chevalerie tels que Primaleon (1597, 1600) et Ogier (1599) ; des œuvres littéraires contemporaines à succès, même si elles ne faisaient pas toujours partie, initialement, du catalogue du père, comme celles de Desportes (1599), Yver (1600) ou Tabourot (1599) ; les prophéties de Nostradamus (1597) ; une édition complète du théâtre de Garnier (1600). Dans le domaine scientifique, on remarque l’Histoire universelle des poissons de Pierre Belon (1600). Enfin, signalons des rééditions d’ouvrages à caractère pédagogique, comme les Institutiones absolussimæ in linguam græcam  12 de Nicolaus Clenardus 13 , véritable best-seller en France et en Europe. À ses côtés, sur l’étal de la librairie, s’inscrit à partir de 1598 l’Hortulus puerorum, le Petit Jardin pour les enfants de Jean Fontaine 14 , autre succès lyonnais, d’abord publié par L. et C. Pesnot. Comme pour la plupart des grandes librairies lyonnaises et malgré la phase délicate de succession, les « Héritiers » s’efforcent d’être présents sur un vaste marché, bien au-delà de la seule diffusion locale. La maison est en association avec le libraire genevois Stoer qui leur ouvre le marché de l’Empire et à qui elle offre probablement sous adresse lyonnaise l’accès au marché du sud de l’Europe, en particulier Medina del Campo. Aux foires de Francfort de l’automne 1601, Stoer écoule ainsi au moins un ouvrage pour le compte de la librairie lyonnaise, L’Arithmetique de Pierre de Savone dans l’édition de 1597, pratique réservée aux confrères qui collaborent ou ont collaboré avec lui 15 . Ce contact laisse supposer d’autres réseaux pour les enfants d’un libraire qui a acquis sa fortune en fondant sa politique éditoriale sur des petits formats vendeurs, des œuvres contemporaines et les publications officielles, et qui a dû trouver de nombreux débouchés sur l’ensemble du Royaume et au-delà. 303 Les trois fils Rigaud : les débuts d’une lignée d’imprimeurs lyonnais 16 D’après la BBA et conformément à la date des débuts de l’activité de C. Rigaud à Lyon (Data BnF donne 1631, ce qui est moins cohérent). 17 Data BnF. 18 BBA, t. XXVIII, p. 206. 19 Ces associés n’ont pour le moment pas été identifiés. 20 Voir graphique typologique des publications. 21 Annexe 2. 22 À Paris chez M. Boursette en 1554 ou à Lyon chez B. Rigaud en 1556, sans les gravures, puis chez J. d’Ogerolles en 1561 et en 1568 ou chez B. Rigaud en 1586, avec des gravures. 23 BBA, n o 111. 3 tomes en 1 volume, in-8 o . Nouvelle édition en 1616. 24 Il serait pertinent d’étudier la provenance des gravures employées par Pierre dans ses autres ouvrages illustrés. Pierre Rigaud (mort en 1627 16 ) Fils aîné de Benoist, Pierre, qui commence à publier sous son nom à partir de 1600, est marié à Geneviève Panse 17 . C’est sous son nom que se développe le plus la librairie, située au coin de la rue Mercière et de la rue Ferrandière, « à l’Horloge », puis, à partir de 1612, « à la Fortune 18 ». À partir de 1621 ou 1622, on le trouve à l’adresse : « Pierre Rigaud et associés 19 ». Entre 1601 et 1626, 451 éditions sorties de ses presses sont répertoriées par la BBA. Pierre est, de loin, le plus productif des trois frères. Prolongeant la politique éditoriale de son père fondée sur la production de livres de petit format à bon marché, il s’inscrit comme acteur privilégié de la production de livre religieux sur la place lyonnaise 20 . Pierre poursuit le catalogue de son père, tant dans son contenu que dans son esprit, en particulier par le choix des formats 21 . On retrouve chez Pierre les Decades de la description des animaux d’Aneau, sous le titre Premier livre de la nature des animaux, initialement publié à Lyon par B. Arnoullet en 1549 et en 1552 avec le Second livre de la description des animaux de Guéroult, et ayant connu de multiples rééditions 22 . Toujours en 1604, Pierre imprime La Proprieté et nature des oiseaux de Guéroult, réunissant, comme l’avait fait Arnoullet, les ouvrages des deux humanistes. Pour l’ouvrage d’Aneau, Pierre reprend les gravures que son père a fait réaliser sur le modèle de l’édition originale. Il propose un joli petit in-16, comme son père, avec des bois au coût rentabilisé, qui a déjà fait ses preuves. Pierre utilise également une partie du matériel de feu G. Rouillé (associé à M. Bonhomme) : dans son édition du Roland furieux dans la traduction de G. Chappuys publiée en 1608, on trouve les gravures qu’Eskrich avait composées pour illustrer la traduction espagnole de 1550 de l’Orlando furioso  23 , constamment réédité jusqu’à la fin de l’activité de Rouillé 24 . Pierre cherche ainsi à publier des livres illustrés qui ne seront guère onéreux à la production comme à l’achat. Pour les romans de chevalerie, qu’Helwi Blom étudie dans le présent volume, Pierre poursuit le chemin tracé par son père, comme pour le reste de la littérature vernaculaire, c’est-à-dire des ouvrages généralement déjà édités au succès confirmé : Les Bigarrures de Tabourot (1603, 1606), les œuvres de Du Bartas (1605, 1608), les Tragédies de Garnier (1607, 1615, déjà éditées par les « héritiers), les Serées de Bouchet (1614, 1618), les quatrains 304 Élise Rajchenbach 25 On trouve par ailleurs une édition princeps, dans un format différent, l’in-4 o , qui présente cinq livres d’hymnes d’Anne d’Urfé (dont le reste des écrits est resté manuscrit) : s’agit-il d’une commande spéciale d’Anne d’Urfé ? Chaque livre est dédié à un membre de la famille royale (privilège au nom de L. Garon, imprimeur lyonnais, cédé à P. Rigaud : accord de collaboration entre les deux hommes imprimé en fin de volume). 26 Claude de Mermet, La Praticque de l’orthographe françoise. Avec la manière de tenir livre de raison […] Troisiesme edition, Lyon, P. Rigaud, 1602, in-16. 27 Lyon, P. Rigaud, 1603, in-16 : « Traduite de Latin en François, et succinctement adaptée aux Ordonnances Royaux, par Pardoux Du Prat ». 28 Annexe 2. 29 Annexe 3. 30 Lettres consolatoires d’un excellent et tres-venerable Prelat, sur l’inopinée mort de ce grand Henry IIII. Addressée au Sieur du Villars, Bailly de Gex, son cher Amy […], Lyon, B. Rigaud, in-8 o ; Louis Richeome, Consolation a la Royne mere du Roy, et regente en France, sur la mort deplorable du feu Roy […] Henry IV, Lyon, P. Rigaud, 1610 et 1611, in-8 o ; Jacques George, Le Mausolée royal dressé pour l’immortelle memoire d’Henry IIII, Lyon, P. Rigaud, 1610, in-8 o . 31 L. Richeome, Le Pantheon huguenot decouvert et ruiné contre l’aucteur de l’Idolatrie papistique, Lyon, P. Rigaud, 1610, in-8 o ; J. Gontery, Les Consequences ausquelles a esté reduite la Religion pretenduë Reformée […] sur la conference permise par le Roy entre ledit Pere et les ministres de Dieppe […] en faveur de Monsieur de Sainct Ceré, Lyon, P. Rigaud, 1610, in-12. 32 Lyon, P. Rigaud, 1620, in-12. 33 Unicum conservé à la Bibliothèque bénédictine de Saint-Mihiel, Section Patrimoine Saint Mihiel, cote K 105. Le catalogue figure dans le premier cahier, après la table des matières. Nous remercions Mme Brigitte Vast, bibliothécaire de Saint-Mihiel, qui a eu l’extrême gentillesse de photographier pour nous ce catalogue et de répondre à nos questions. de Pibrac (1614), L’Arioste (1604), C. Marot (1604), les Histoires tragiques de Bandello, les Dialogues de Tahureau (1602) 25 . Toujours dans la quête d’ouvrages bon marché susceptibles de connaître un bon débit, Pierre publie de nombreux livres « pratiques » : cuisine, orthographe 26 , agriculture, arith‐ métique appliquée, rédaction de lettres… L’apprenti notaire, par l’achat et la fréquentation assidue de La Pratique de l’Art des Notaires, contenant les formes de minuter et grossoyer toutes sortes de Contracts  27 , saura ainsi composer d’aussi beaux contrats que Bredin le cocu, qui figure également au catalogue du libraire (1605, 1610, 1618). Si Pierre n’innove guère par son catalogue, il s’assure des revenus réguliers par des choix stratégiques conjuguant un faible investissement de départ ainsi que le choix du format et de la langue, tant dans le domaine littéraire que pratique. Le domaine politico-religieux représente quant à lui une part très importante de la production (43 %), surtout à partir de 1609 28 . L’année 1610, l’un des pics de la production générale de Pierre (33 éditions sorties sous son nom) semble marquer une bascule, et est à cet égard éclairante 29 . On trouve des publications en réaction à l’assassinat d’Henri IV 30 tout en s’inscrivant en faux contre les huguenots 31 . C’est un catalogue profondément catholique, plutôt d’inspiration jésuite : vie et enseignement d’Augustin, catéchisme selon le concile de Trente dans la traduction de J. Gillot, vies de saints, Guide des curez, vicaires et confesseurs, Thresor de l’Église catholique de N. Taillepied, controverse entre catholiques et protestants, publications du jésuite anti-ligueur L. Richeome, puis des jésuites espagnols. Dans ce massif de publications religieuses, qui correspond au mouvement propre à l’édition religieuse du XVIIe siècle, signalons L’Amoureux de Jesus de Bartolomeo Cambi da Saluzzo, dans la traduction de Charles Jouye 32 , dont l’édition de 1619 33 contient après la table des matières 305 Les trois fils Rigaud : les débuts d’une lignée d’imprimeurs lyonnais 34 Ce catalogue ne figure pas dans l’éd. de 1623 dont un exemplaire est conservé la BnF (D-52477). 35 H.-J. Martin, « Renouvellements et concurrences », dans Histoire de l’édition française, op. cit, t. I, p. 401. 36 H.-J. Martin (Livre, pouvoirs et société à Paris au X V I Ie siècle [1969], Genève, Droz, 1999, t. I, p. 145-146) souligne que le but de François de Sales est d’amener les protestants à se reconvertir au catholicisme ainsi que de convaincre les fidèles que, même sans entrer au couvent/ monastère, on doit dédier sa vie à Dieu. 37 On en compte plus de 40 éditions avant 1620. 38 Ordonnance pour la residence des curez du diocese de Lyon. Faicte par […] le Reverendissime Archevesque, Comte de Lyon, et publiée au Synode tenu le 16. Avril 1614. Lyon, P. Rigaud, 1614, in-8 o ; Ordonnances et instructions aux curez du diocese de Lyon, faictes par […] le Reverendissime Archevesque, comte de Lyon, et publiée [sic] au Synode tenu le 16. Avril 1614, Lyon, P. Rigaud, 1614, in-8 o ; Advertissement de Monseigneur le Reverendissime Archevesque, comte de Lyon […] au clergé de son diocese. Touchant la promotion aux ordres et provisions des cures et autres benefices. Publié au Synode de Lyon le 16. Avril 1614, Lyon, P. Rigaud, 1614, in-8 o ; Ordonnance touchant les prebendes et commissions des Messes. Et aussi touchant ceux qui detiennent des biens ou Titres appartenans aux Eglises et Prebendes. Facite par […] le Reverendissime Archevesque, Comte de Lyon au Synode tenu le Mercredi 16. Avril 1614, Lyon, P. Rigaud, 1614, in-8 o ; Ordonnance touchant les cas reservez, faicte par […] le Reverendissime Archevesque, comte de Lyon, et publiée au Synode tenu le 16. Avril 1614, Lyon, P. Rigaud, 1614, in-8 o . 39 D. Simon de Marquemont a été nommé archevêque de Lyon en 1612 à la suite de la mort de Claude II de Bellièvre et a pris possession de son siège l’année suivante, en 1613. 40 Entre-temps, Marquemont a séjourné à Rome, au moins de 1617 à 1619, comme ambassadeur du Royaume de France auprès du Saint-Siège. Il retourne à Rome à la fin de l’année 1622. 41 Ordonnance pour la residence des curez du diocese de Lyon. Faicte par […] le Reverendissime Archevesque, Comte de Lyon et publiée au Synode tenu le 16. Avril 1614, Lyon, P. Rigaud, 1621, in-8 o ; Ordonnance touchant la publication du decret du S. Concile de Trente, contre les mariages clandestins. Faicte par […] l’Illustrissime […] Archevesque, Comte de Lyon […] au Synode tenu le Mercredi 28. Avril 1621, Lyon, P. Rigaud, 1621, in-8 o ; Ordonnance touchant les cas reservez facite par […] le Reverendissime Archevesque, Comte de Lyon, au Synode tenu le Mercredy 16. Avril 1614, Lyon, P. Rigaud, 1621, in-8 o ; Ordonnance touchant les prebendes et commissions des messes […] Faicte par […] le Reverendissime Archevesque, Comte de Lyon au Synode tenu le Mercredy 16. Avril 1614, Lyon, P. Rigaud, 1621, in-8 o ; Ordonnances et instructions aux curez du diocese de Lyon, faictes par […] le Reverrendissime Archevesque, comte de Lyon, et publiée au Synode tenu le 16. Avril 1614, Lyon, P. Rigaud, 1621, in-8 o . Voir aussi : Advertissement de Monseigneur le Reverendissime Archevesque, comte de Lyon […] touchant la promotion aux ordres et provisions des cures et autres benefices. Publié au Synode de Lyon le 16. Avril 1614, Lyon, P. Rigaud, 1621, in-8 o . au début de l’ouvrage un « Catalogue des bons livres spirituels qui se trouvent chez Pierre Rigaud » alignant 131 titres 34 . H.- J. Martin souligne à cet égard que Pierre joue « un rôle non négligeable dans l’introduction en France des textes spirituels italiens ou espagnols 35 ». Notons également que, plus tôt déjà, en 1609, il donnait la première édition de l’Introduction à la vie dévote de François de Sales 36 , édition au succès immédiat, suivie d’une deuxième et d’une troisième dans les deux années qui suivent 37 . Surtout, Pierre imprime des textes qui émanent directement des autorités ecclésiastiques lyonnaises. En 1614, il fait paraître une série d’ordonnances et d’avertissements portant sur la page de titre les armes de l’archevêque de Lyon, Denis Simon de Marquemont 38 , qui vient de prendre possession de son siège l’année précédente 39 et dont la nomination s’inscrit dans le contexte de restauration catholique dans le Royaume. De même, en 1621 40 paraît une série de quatre ordonnances ecclésiastiques, qui émanent encore de l’archevêque de Lyon 41 . Ces deux séries initiées par Simon de Marquemont interviennent à deux moments clefs de l’histoire de l’Église et de la carrière de l’ecclésiastique en tant que primat des Gaules : en 306 Élise Rajchenbach 42 Il est chargé de négocier avec Louis XIII l’octroi d’un don gratuit destiné à financer la guerre contre les protestants - négociation dans laquelle il échoue. Voir Cécile Pozzo di Borgo-Mouton-Brady, « Denis Simon de Marquemont archevêque de Lyon et cardinal (1572-1626) », Archivum Historiæ Pontificæ, vol. 15, 1977, p. 271-272. 43 On compte nombre d’ouvrages d’institutions jésuites, comme la célèbre Bien-seance de la Conversa‐ tion entre les Hommes […]. Lyon, P. Rigaud, 1621, in-32. 44 H.-J. Martin, « L’édition parisienne au X V I Ie siècle. Quelques aspects économiques », dans Le Livre français sous l’Ancien régime, op. cit., p. 44. 45 BBA, t. XXVIII, p. 194. 46 USTC : J. de la Taille De Bondaroy, Discours notable des duels, de leur origine en France et du malheur qui en arrive tous les jours au grand interest du public […] (1607, in-12) ; M. de Montaigne, Essais (1608, in-8 o ), Abbregé de la vie de Henry Auguste, III […] (1609, in-12) ; H. de Montagu, La decente genealogie depuis St Louys de la royale maison de Bourbon, enrichie de l’histoire sommaire des faits vie et mort de tous les descendants Jusques a present […] (1609, privilège du roi, in-12) ; Les œuvres de Guillaume Saluste, Sr Du Bartas […] (1611) ; M. de Montaigne, Essais (1611, in-8 o ) ; F. de Sales, Panthologie ou thresor precieux de la saincte croix […] (1613, in-8 o ) ; N. Machiavel, L’art de la guerre […] (1614) ; Amadis, tomes 22 et 24 (1615, in-8 o ) ; Epitome de l’histoire particuliere des familles romaines, omise par les anciens, en l’histoire universeile [sic]des romains : et neantmoins recueillie des anciens […]. Par J. C. Cœur-Blondel (1613). 47 Minutes et répertoires du notaire R. Bontemps, 29 août 1569-juillet 1617 (MC/ ET/ XXIII/ 34-MC/ ET/ XXIII/ 223-MC/ ET/ XXIII/ 123. 48 M. Nivelle, J. Petit-Pas, la veuve D. Salis et Ch. Sevestre. 49 Philippe Desan, « Éditer les Essais au X V I Ie siècle », Cahiers de l’Association internationale des études françaises, 1999, vol. 51, n o 1, p. 208-209. 1614, il est l’orateur du clergé aux états généraux et, en 1621, il préside avec le cardinal de la Valette l’Assemblée du clergé, transférée à Bordeaux 42 . Ces publications religieuses officielles prennent le dessus sur les publications laïques officielles qu’a effectuées Pierre au début de sa carrière en son nom, à la suite de son père, pour les autorités lyonnaises. Surtout, il ressort de ce survol que Pierre inscrit nettement ses publications dans la mouvance de la reconquête jésuite, certainement sous l’influence du collège de La Trinité 43 . On peut voir en cela un équivalent de ce que H.-J. Martin soulignait pour la librairie parisienne, à savoir que « les ordres religieux prirent […] l’habitude d’avoir leurs fournisseurs attitrés. Ils les chargeaient d’éditer les ouvrages dont ils avaient besoin […] ; les religieux qui avaient écrit un ouvrage demandaient à l’éditeur de leur ordre d’en assurer la publication 44 ». Claude Rigaud : un libraire entre Paris et Lyon Né en 1583 45 , Claude exerce à Paris jusqu’en 1626. C’est alors qu’il reprend, jusqu’à sa mort en 1629, le fonds de son frère, en association avec Claude Obert. Faute de catalogue de ses publications à Paris, il est difficile d’évaluer à l’heure actuelle son activité parisienne : Claude est le frère sur lequel on possède le moins de données. L’USTC ne recense que dix ouvrages édités, entre 1607 et 1613, ce qui est très probablement incomplet 46 . Son nom figure également dans les archives en 1611 comme libraire juré de l’Université qui nomme les arbitres pour trancher les différents procès et différends entre libraires parisiens 47 . L’étude de ces bribes de productions dessine le portrait d’un libraire averti, qui fait le choix de rééditer des succès du XVIe siècle. À Paris, il s’associe avec un groupe de libraires 48 pour publier en 1608 les Essais de Montaigne 49 . Cette entreprise commerciale 307 Les trois fils Rigaud : les débuts d’une lignée d’imprimeurs lyonnais 50 Ibid., p. 210. 51 Ibid. 52 Ibid., p. 209. Il existe au moins deux émissions (ou éditions ? ) de 1608. L’exemplaire Z-PAYEN-41 de la BnF, portant le nom de C. Rigaud, présente sur le privilège les seuls noms de Rigaud et de Nivelle. Les exemplaires Z-PAYEN-42 et 43, portant le nom de la Vve Salis, présente un privilège avec les noms de Rigaud, Nivelle et Sevestre. On peut supposer que Sevestre s’est adjoint à l’association en cours de route. 53 L’équipe récidive en 1617, pour une version plus luxueuse. L’édition de Claude est domiciliée à Lyon. 54 Privilège royal signé Sangui, du 30 septembre 1608 à Paris. 55 Abbregé de la vie de Henry Auguste, III. du nom […], Paris, C. Rigaud, 1609. L’état déplorable de l’exemplaire de la BnF interdit toute collation et tout travail de bibliographie matérielle. 56 Abbregé de la vie de Henry Auguste Quatriesme du nom […], Paris, R. Estienne, 1609 (privilège royal). 57 A. Parent-Charon, Les Métiers du livre à Paris, op. cit., p. 145. 58 Ibid., p. 151. Il s’agit d’une pratique courante des libraires lyonnais. 59 D’après la BBA, la veuve de P. Rigaud n’apparaît qu’en 1630, pour un titre (t. XXVIII, p. 290). est un « montage de libraires 50 » qui propose un « “patchwork” d’éléments déjà présents dans les éditions antérieures mais rassemblés pour la première fois 51 » : le texte de l’édition de 1600, l’index de celle de 1602, un Sommaire discours sur la vie de Michel, seigneur de Montaigne, élaboré à partir de l’index de la vie de l’auteur de 1602. Cette édition in-8 o , qui est une des premières à proposer un portrait de l’auteur, par Thomas de Leu, accompagné d’un quatrain attribué à Malherbe, passe outre le privilège de L’Angelier qui court encore à cette date et obtient singulièrement un privilège propre, pour sept ans, aux noms de Ch. Sevestre, M. Nivelle et C. Rigaud 52 . Ce groupe de libraires s’attache ainsi à un livre à succès, qu’il remanie pour le faire correspondre aux goûts d’un nouveau public qui ne reçoit pas l’ouvrage comme dix à quinze ans plus tôt. L’entreprise a de fortes chances d’être rentable, comme le montre la réédition de l’ouvrage à peine trois ans plus tard, en 1611 53 . C’est à une entreprise similaire que l’on peut rattacher la participation de Claude, en collaboration avec G. Robinot et O. de Varenne, à la publication des livres XXI à XXIV des Amadis en 1615 - Claude signe la préface du tome XXII - ; à L’art de la guerre et au Discours de l’art de paix et de guerre de Machiavel en 1614, en collaboration avec Ch. Chappellain (au nom duquel est rédigé le privilège), M. Gobert, G. Robinet et J. Houzé ; et surtout à la magnifique édition in-folio des œuvres de Du Bartas, partagée avec T. du Bray et J. de Bordeaux (1611). Au-delà de ces grandes entreprises collectives, qui associent des libraires entrepreneurs, on trouve également deux publications qui soutiennent vigoureusement la figure royale : La decente genealogie depuis St Louys d’Henry de Montagu, qui vise à réaffirmer la légitimité de la branche des Bourbons sur le trône de France 54 , et l’Abbregé de la vie de Henry Auguste, IIII  55 , également imprimé la même année par R. Estienne qui en possède le privilège 56 . Enfin, pour conclure ce panorama de l’activité parisienne de Claude, on peut supposer que les officines des deux frères entretenaient des rapports réguliers, voire étroits, de dépôt de livres, chacun jouant pour l’autre le rôle de « correspondant 57 », ou, plus probablement, on peut supposer que les fils Rigaud ont ouvert une succursale à Paris, tenue par Claude 58 . Quand Claude arrive à Lyon pour prendre la succession de son frère « à l’enseigne de la Fortune », il contracte alors une nouvelle et brève association, avec Claude Obert, rue Mercière, et il reprend le fonds de son frère décédé 59 , ce qui explique certainement 308 Élise Rajchenbach 60 Catalogue des livres de Pierre Rigaud et qui se trouvent […] chez Claude Rigaud et Claude Obert, Lyon, C. Rigaud et C. Obert, 1627. 61 Annexe 4. 62 Notice IdRef de Simon Rigaud (identifiant : 070960089). 63 BBA, t. XXVIII, p. 300. 64 Annexe 5. 65 Mais les recensements ne sont pas nécessairement complets. 66 J.-D. Mellot, « Le régime des privilèges et les libraires de L’Astrée », XVII e siècle, n o 235, 2007/ 2, p. 25. 67 Annexe 6. l’existence d’un Catalogue des livres de Pierre Rigaud et qui se trouvent […] chez Claude Rigaud et Claude Obert  60 . L’essentiel de ses publications lyonnaises consiste en des publications religieuses (56 %) 61 , liées à la reconquête catholique, plus particulièrement dans la mouvance jésuite. On trouve également une part non négligeable de publications plus ou moins étroitement liées à la médecine (22 %). Il ne s’inscrit pas dans de grandes entreprises collectives comme à Paris. En revanche, il s’investit dans une association régulière qui n’a peut-être pas eu le temps de se développer, ce qui expliquerait le caractère plus modeste de ses activités, le peu de temps qu’il officie à Lyon. Claude apparaît comme un entrepreneur du livre, d’abord en tête de la succursale parisienne, qui se lance dans des associations souvent conséquentes pour publier des ouvrages qui ont fait leurs preuves et dont il retire probablement un bénéfice satisfaisant. À Lyon, il semble plutôt qu’il soit interrompu dans sa lancée après avoir tenté de prendre la suite de son frère aîné. Simon Rigaud Imprimeur et libraire, Simon, le plus jeune de la fratrie, se marie le 23 août 1629 avec Hélène Croix et meurt le 1 er janvier 1656. On sait qu’il est délégué aux élections consulaires en 1613, 1621 et 1623 62 . Son enseigne est dans un premier temps « au soufflet d’or », avant de se déplacer en 1614 rue Mercière, « devant saint-Anthoine », puis, à partir de 1635, « à l’écu de Venise 63 ». Si sa production en son nom est très faible dans les premières années (on ne répertorie pas plus de deux éditions annuelles jusqu’en 1610), elle se développe un peu plus les années suivantes, sans jamais atteindre le niveau de celle de Pierre pour notre période. Le pic de production des éditions recensées se situe en 1620 (treize éditions), avec une moyenne de quatre ouvrages par an 64 , sans compter les années blanches (1604, 1607) 65 . Outre les éditions à son nom, la BBA signale qu’il a imprimé pour d’autres libraires, comme J. Pillehotte. Par ailleurs, il s’associe occasionnellement avec son beau-frère C. Morillon 66 . Ici encore, pour la période qui nous intéresse, la part du domaine religieux est écrasante (42 %) 67 . Les publications spirituelles suivent la même ligne de reconquête jésuite que celles de Pierre. À cet égard, Simon publie la même année que Pierre, en 1620, L’Amoureux de Jesus, mais dans une composition différente et sans le catalogue des livres spirituels de Pierre, au nom duquel a été établie la permission en 1619. Y a-t-il accord entre les deux frères, sans partage des éditions ? Par ailleurs Simon publie en 1621 un ouvrage issu du cercle de l’archevêque : La somme de toutes les excommunications et des cas reservez, 309 Les trois fils Rigaud : les débuts d’une lignée d’imprimeurs lyonnais 68 La somme de toutes les excommunications et des cas reservez, tant de l’absolution papale, que de l’episcopale […]. Par M. Jacques Severt […], Lyon, S. Rigaud, 1621. 69 De Atheismo et hæresibus recentiores controversiæ generales […] (1621, in-8 o ) ; La Somme generale de toutes les excommunications et des cas reservez tant de l’absolution papale que de l’episcopale (1621, in-8 o ) ; L’Antimartyrologue, ou Verité manifestée contre les histoires des supposés martyrs de la religion pretenduë reformée (1622) ; L’Anacrise des Bibles, c’est à dire examens judiciels et espreuves speciales […] sur chacun des livres du texte sacré, pour discerner les bibles françaises fauses […] d’entre les Bibles orthodoxes et catholiques (1623, achevé d’imprimer le 29 nov. 1621 pour le t. I, 31 déc. 1622 pour le t. III, avec une préface du 1 er janvier 1623) ; Inventaires generaux, ou Lieux communs sur chacunes des vies excellentes des saincts de l’un et l’autre sexe exactement ramassés d’un grand nombre d’autheurs […] faicts […] et establis en bon ordre (1624) ; Chronologica historica successionis hierarchicæ archiantistitum Lugdunensis archiepiscopatus illustrissimorum Galliarum primatus […] Secunda editio multo auctior (1628). 70 S. Clark, Thinking with Demons: the Ideas of Witchcraft in Early Modern Europe, Oxford, Clarendon Press, 1997, p. 230, n. 73 (cite Thorndike, History of Magic, V I I . 380-3 et Godefridus Chassinus, De natura sive de mundo, p. 351-356). 71 Par exemple Nicolaus Clenardus ou Scipion Dupleix en 1620 et 1622. tant de l’absolution papale, que de l’episcopale de J. Severt, chanoine théologal à Lyon 68 . L’ouvrage est dédié à Simon de Marquemont et comporte des vers de Claude Delavarene à l’archevêque. La collaboration entre le théologal et l’imprimeur-libraire, qui détient souvent le privilège pour les ouvrages publiés, est récurrente dans les années 1620 69 . Comme son frère Pierre, Simon est visiblement lié aux jésuites lyonnais : il publie également le De Natura sive de mundo de Godefredus Chassinus, qui lui a cédé son privilège d’auteur après avoir fait revoir ses corrections d’Aristote par le collège jésuite de La Trinité 70 . Cette affiliation aux forces de reconquête jésuite ne l’empêche pas de collaborer au moins ponctuellement avec l’imprimerie genevoise : Simon imprime en 1614 pour la société caldorienne L’Histoire et chronique de Provence de César de Nostredame, partageant le privilège avec Pyrame de Candole. Il se peut que des imprimeurs genevois aient imprimé des ouvrages pour Simon, à une adresse lyonnaise, comme c’était la pratique, pour des raisons économiques : une enquête matérielle plus poussée sur les publications de Simon Rigaud serait nécessaire. Une bonne partie des activités de Simon se font ainsi l’écho assourdi des publications de Pierre : ouvrages spirituels d’inspiration jésuite, parfois communes avec le catalogue du frère aîné, ou ouvrages pédagogiques 71 , avec des titres communs là encore. La partie littéraire, en revanche, se fait nettement moins ambitieuse en proportion : on trouve L’Astrée, pour laquelle il obtient une permission en 1616 - en association, pour la deuxième partie en 1619, avec C. Morillon. C’est également à ce dernier qu’il s’associe ainsi qu’à L. Savigne, en 1614, pour l’Histoire de Roland l’Amoureux de Boiardo. De même, l’édition des Serées de Bouchet (1615), données par Pierre l’année précédente, est visiblement peu risquée. Reste à souligner que Simon collabore avec des graveurs sur cuivre, dont certains de renom. On trouve ainsi des gravures de C. Audran dans les publications de Simon entre 1617 et 1623, de J. Culot de 1616 à 1622. Moins fréquentes et souvent pour des gravures sur cuivre au titre, des œuvres de J. Dubrayet figurent sur les publications de Simon en 1617 et en 1624 ; de J. de Loysi en 1626 et de C. Le Roy en 1627. Ces collaborations suggèrent la volonté de proposer des publications soignées qui sauront attirer l’œil du chaland. 310 Élise Rajchenbach Que nous apprennent ces sondages dans les choix éditoriaux de nos trois libraires ? Même si la silhouette de Pierre se détache nettement, les deux autres frères Rigaud ne sont pas en reste. On voit s’esquisser les portraits de véritables entrepreneurs du livre qui font fortune et qui finissent par exercer, comme Simon, des fonctions officielles dans la cité. Se dessinent pour notre période les choix éditoriaux qui font de la famille Rigaud l’une des principales familles de libraires de Lyon au XVIIe siècle : reprenant le créneau du petit livre bon marché, généralement en vernaculaire, qui s’écoule ainsi assez facilement, Pierre, qui hérite directement de l’entreprise paternelle, confirme la validité de ce choix au tournant du siècle, après une période de difficultés de la librairie lyonnaise du fait des guerres de religion. Ces choix éditoriaux sont toutefois partiellement réorientés : conformément à l’évolution de l’édition au XVIIe siècle, la part religieuse, liée au contexte de la Contre-Réforme, prend le pas sur les autres domaines à partir de 1610. Les trois frères participent activement à la diffusion des textes jésuites italiens et espagnols. Plus particulièrement, si Pierre commence, comme son père, par diffuser les textes officiels des autorités, en revanche, il devient, en particulier à partir de 1614, le relais officiel de l’archevêché. Par ailleurs, l’augmentation régulière des publications religieuses, qui se crispent à nouveau dans une dynamique anti-protestante et opposée à la Ligue, épouse nettement l’évolution politico-religieuse du royaume. Enfin, si les données sont pour le moment plus ténues, il semble que les frères Rigaud s’inscrivent dans divers réseaux de commerciaux, qui leur permettent d’être présents dans tout le royaume et surtout dans les différents centres de diffusion européens, de Francfort à Medina del Campo. Annexe 1 : publications des héritiers de Benoist Rigaud (1597-1627) données en nombre de volumes (et non en nombres de pages). 311 Les trois fils Rigaud : les débuts d’une lignée d’imprimeurs lyonnais Annexe 2 : Formats des publications de Pierre Rigaud (en nombre par année) Annexe 3 : Typologie des publications de Pierre Rigaud (en pourcentages) 312 Élise Rajchenbach Annexe 4 : Typologie des publications de Claude Rigaud (en pourcentages) Annexe 5 : production de Simon Rigaud par année en nombre de volumes 313 Les trois fils Rigaud : les débuts d’une lignée d’imprimeurs lyonnais Annexe 6 : Typologie des publications de Simon Rigaud (en pourcentages) 314 Élise Rajchenbach 1 Prosper Marchand, Dictionnaire historique ou Mémoires critiques et littéraires, concernant la vie et les ouvrages de divers personnages distingués, particulièrement dans la République des Lettres, La Haye, P. de Hondt, 1759, II, p. 66-75 ; Eugène et Émile Haag, La France protestante ou Vies des protestants français qui se sont fait un nom dans l’histoire depuis les premiers temps de la Réformation jusqu’à la reconnaissance du principe de liberté des cultes de l’Assemblée nationale, Paris-Genève, J. Cherbuliez, 1857, VII, p. 490-491 ; Charles Dardier, « Jean de Serres, historiographe du roi : sa vie et ses écrits d’après des documents inédits 1540-1598 », Revue historique, 22, 2, (1883), p. 291- 328. 2 Henri Heyer, L’Église de Genève, esquisse historique de son organisation, suivie de ses diverses constitutions, Genève, A. Jullien, 1909, p. 494 ; Jean Calvin, Joannis Calvini opera quae supersunt omnia, éd. A. Schwetschke, G. Baum, E. Cunitz, E. Reuss, Brunsvigae, apud C., 21, t. XII (1879), p. 574. 3 Registres de la Compagnie des pasteurs du temps de Calvin, Archives d’État de Genève (dir.), Genève, Droz, 1962, p. 101 ; Robert Marichal, « Les compagnons de Roberval », Bibliothèque d’Humanisme et de Renaissance, I, (1934), p. 65-104. 4 J. de Montlyard n’est pas mentionné dans Le livre du recteur de l’Académie de Genève (Genève, Droz, 1959-1980), mais sa mère paya 100 écus à Gervais Hesnault, gérant du Collège : voir l’extrait du notaire Ragueau partiellement retranscrit par Théophile Heyer, « Notice sur Laurent de Normandie », Mémoires et documents publiés par la Société d’histoire et d’archéologie de Genève, 16, (1867), p. 416-417. Le Livre des bourgeois de l’ancienne République de Genève. A. L. Covelle (éd.), Genève, J. Jullien, 1897, p. 265. 5 Hans Joachim Bremme, Buchdrucker und Buchhändler zur Zeit der Glaubenskämpfe, Genève, Droz, 1969, p. 209. Intermédiaires du livre entre Genève et Lyon au XVII ᵉ siècle : le cas de Jean de Montlyard Sara P E T R E L L A CIÉRA-MTL, Université du Québec à Montréal L’auteur et ses sales petites mains Jean de Montlyard figure parmi les oubliés de l’histoire et rares sont ceux qui se sont arrêtés sur l’étude de sa vie et de son œuvre, en dépit du fait que son nom sonne familièrement aux oreilles de nombreux érudits et chercheurs de la littérature du XVIIe siècle 1 . Son père, également nommé Jean de Montlyard, a été confondu avec son fils par les historiens anciens et modernes : Montlyard père était originaire de Montélimar et se maria avec Péronelle Roussard en 1551, fille d’un faux-monnayeur de Bourges, avant de quitter la France en 1554 à la demande de Jean Calvin pour exercer les fonctions de ministre à Céligny et à Draillans 2 . Il mourut en 1563 3 . Le petit Jean, né vers 1550, grandit quant à lui dans la République de Genève où il fréquenta le Collège et fut nommé bourgeois en 1559 4 . Surtout, dans le registre du notaire Cornillaud, à la date du 23 octobre 1576, Jean de Montlyard est attesté comme correcteur d’imprimerie à Genève auprès du libraire Henri II Estienne 5 . 6 A. Grafton, Humanists with Inky Fingers. The Culture of Correction in Renaissance Europe, Florence, Leo Olschki, 2011. 7 Cité dans plusieurs articles, parmi lesquels : « Correctores corruptores? : Notes on the Social History of Editing », Editing Texts/ Texte edieren, G. W. Most (dir.), Göttingen, Vamdenhoeck and Ruprecht, 1998, p. 54-76. 8 Scipion Dupleix, Inventaire des erreurs, fables et desguisemens remarquables en l’Inventaire general de l’histoire de France de Ian de Serres [1625], Paris, Laurent Sonnius, 1630, p. 13, passage commenté par Christophe Angebault, « L’historiographie officielle des guerres de religion sous Richelieu entre censure et droit d’inventaire. Jean de Serres par Scipion Dupleix », La mémoire des guerres de religion ( X V Ie - X V I I Ie s.), J. Berchtold et M.-M. Fragonard (dir.), Genève, Droz, 2007, p. 161. 9 Archives municipales de Lyon, Registres paroissiaux et d’état civil, Protestants (Baptêmes, Mariages, sépultures), 1596-1612, f. 311, 1GG774 ; Archives du département du Rhône et de la métropole de Lyon, Inventaire après décès, BP 1887. 10 Francis Higman, « Le levain de l’évangile », Histoire de l’édition française, t. 1, Le Livre conquérant. Du Moyen Âge au milieu du X V I Ie siècle, Paris, Fayard, Promodis, 1989, p. 314. Durant l’Ancien Régime, les livres pouvaient être produits d’un côté par des personnages publics, comme l’auteur ou le libraire dont les noms étaient souvent mentionnés dans les privilèges, et de l’autre par des travailleurs de l’ombre, comme les correcteurs d’imprimeurs. Les sources à leur sujet étant rares, il est difficile de savoir avec exactitude quelles étaient leurs tâches et responsabilités. On doit à Anthony Grafton une étude de référence sur ces « humanistes aux mains tachées d’encre » (« humanists with inky fingers  6 »). Il explique comment, dans les ateliers des imprimeurs, une distinction était opérée entre le travail des mécaniciens et celui des théoriciens. Parmi les théoriciens, il y avait les lecteurs et les correcteurs qui avaient pour tâches de comparer les épreuves aux textes originaux. Mais Grafton a montré que ces correcteurs pouvaient trouver une place en amont du travail de composition, en relisant les cahiers, voire en améliorant le texte. C’est ce qu’il appelle les « intermédiaires experts ». Il n’est pas possible de savoir quel type de correcteur Montlyard était. Ce qui est certain, c’est qu’il n’aurait jamais confondu procos (amants en latin) et porcos (cochons), comme les correcteurs d’imprimerie condamnés par Henri Estienne dans un passage analysé par Grafton 7 . Car Montlyard avait une culture classique. Il y a de fortes raisons de penser qu’après avoir travaillé dans l’officine d’Henri II Estienne à Genève, Montlyard poursuivit ses fonctions de correcteur d’imprimerie à Paris. Après sa mort, l’un de ses détracteurs le désigna comme « correcteur d’imprimerie hérétique » à Paris, mais cette information (diffamatoire) n’a pas encore pu être confirmée 8 . Il exerça ensuite les fonctions de « secrétaire du prince de Condé », vers 1599, avant de s’installer à Lyon. À partir des années 1600, Montlyard fut actif dans le monde de l’édition lyonnaise et travailla en particulier pour le libraire Paul Frellon. Il est l’auteur de traductions célèbres de première ou de seconde main, comme L’asne d’or ou les Métamorphoses de Luce Apulée philosophe platonique (chez Abel Langelier, 1602), la Mythologie, c’est-à-dire Explication des Fables (chez P. Frellon, 1604) et Les Hiéroglyphes de Ian-Pierre Valerian Platonique (chez P. Frellon, 1615). On sait par ailleurs qu’il se maria à Lyon avec Jeanne Chappuis (peut-être une proche parente du traducteur Gabriel) et qu’il y mourut quelques années plus tard, en 1612 9 . Dès ses débuts, le protestantisme avait su tirer profit de l’imprimerie et Genève en particulier s’était imposée comme un « centre de propagande réformée 10 ». À Lyon, des 316 Sara Petrella 11 Sur l’édition et la concentration du pouvoir royal en France, voir l’article de référence de Bernard Barbiche, « Le régime de l’édition », Histoire de l’édition, ibid., p. 367-378 et sur le raidissement dogmatique des partis protestants Corrado Vivanti, Lotta politica e pace religiosa in Francia tra Cinque e Seicento, Torino, Giulio Einaudi Editore, 1963. 12 Sur l’édition et la censure, voir B. Barbiche, art. cit., p. 367-378. 13 Voir Georges Huppert, L’Idée d’une histoire parfaite [1973], F. et P. Braudel (trad. fr.), Paris, Flammarion, 1976 et Myriam Yardeni, Repenser l’histoire. Aspects de l’historiographie huguenote des Guerres de religion à la révolution française, Paris, Honoré Champion, 2000. partisans d’un catholicisme radical s’imposèrent dès les années 1589, ce qui entraîna une forte migration d’imprimeurs et libraires huguenots à Genève, à l’image de Robert Estienne - le père d’Henri II. La présente étude permettra de mettre en lumière les liens et les associations cachées entre deux centres éditoriaux apparemment opposés en partant du cas de Montlyard. Deux ouvrages, l’un d’histoire et l’autre de fiction, serviront de base à cette enquête : l’Inventaire général de l’histoire de France et la Mythologie, c’est-à-dire Explication des Fables. En s’arrêtant sur des pratiques d’écritures intermédiaires, de la correction d’imprimerie à la traduction, il sera question d’interroger quelques moyens que trouva le correcteur d’Henri II Estienne pour contourner les interdits, entre l’affermissement de l’absolutisme en France et celui d’une orthodoxie calviniste à Genève 11 . L’exemple de Montlyard permet ainsi de s’interroger sur le rôle des figures intermédiaires d’écriture. Le contexte - l’édition lyonnaise - et la période - l’affirmation de l’absolutisme et la concentration du pouvoir royal après les Guerres de religion - apparaissent comme des facteurs principaux dans la mise en avant ou, au contraire, l’effacement de leur nom 12 . Correction, continuation et hérésie Dans une épître dédiée au baron de Vignolles la Hire pour la réédition de la Mythologie, c’est-à-dire Explication des Fables de 1604, Jean de Montlyard affirmait avoir travaillé sur un livre intitulé l’Inventaire général de l’histoire de France : La demonstration que vous m’avez faict d’un desir de voir tout ce qui procederoit de moi, m’invite à premettre ici vostre tres illustre nom, esperant qu’à la prochaine impression de nostre inventaire general de l’histoire de France (je dis nostre, parce que vous sçavez qu’à l’impulsion de feu monsieur de Serres par une lettre qu’il m’escripvit peu devant sa mort, duquel la mémoire me sera tousjours tresheureuse, et de nos amis communs apres son decez, j’ai continué ce qui restoit imparfaict depuis le regne de Charles VII). Le premier volume de l’Inventaire de l’histoire de France parut à Paris, d’abord chez les libraires Abraham Saugrain et Guillaume Des Rues dès 1599, puis chez Mathieu Guillemot et Pierre Mettayer dès 1600. Cet ouvrage en plusieurs volumes avait pour ambition de présenter l’histoire des rois de France « de Pharamond jusqu’au règne de Henri IV ». Conçu sur le mode de l’hagiographie, il a longtemps été rangé sous la catégorie discréditée des historiographies officielles et n’a été réévalué par les chercheurs que récemment dans la veine des études historiographiques 13 . L’ouvrage est en effet un cas original et précoce de tentative d’écriture de l’histoire nationale française, passée et présente, à travers la présentation des vies des monarques jugés les plus importants. 317 Intermédiaires du livre entre Genève et Lyon au X V I I ᵉ siècle : le cas de Jean de Montlyard 14 L’arrêt du 14 janvier 1600 condamnait cet ouvrage dans lequel « sont coullez plusieurs motz contre l’honneur du deffunct roy henry troisiesme de tres bonne et louable memoyre », Arch. nat., X 1A 1766, fol. 308v-309 et 15 janvier 1600, Arch. de la Préfecture de police, A b 14, fol. 88v, documents découverts et présentés par Alfred Soman dans Histoire des idées au X V I Ie siècle, Paul Dibon, Elisabeth Labrousse et Alfred Soman (dir.), École pratique des hautes études, 4 e section, Sciences historiques et philologiques, Annuaire 1975-1976, (1976), p. 769-770. 15 Pour ce faire, je me suis fondée sur C. Angebault, « L’historiographie officielle des guerres de religion… », art. cit. 16 V. Palma Cayet, Chronologie novenaire [1606], Paris, J. Richler, 1608 et Chronologie septenaire, Paris, J. Richler, 1606 ; P. Bayle, Johann Deckherr, Paul Viding, Ysbrandus Haring, Johannis Deckherri […] De scriptis adespotis, Amsterdam, I. Haring, 1686, p. 379. 17 S. Dupleix, Inventaire des erreurs, fables et desguisements remarquables en l’inventaire general de l’histoire de Ian de Serres, Paris, L. Sonnius, 1625, p. 10. Sur la page de titre typographique de toutes les éditions de l’Inventaire figure le nom de Jean de Serres et, fait étrange, celui de Montlyard n’est jamais mentionné. Dans son épître, Montlyard affirmait avoir été contacté par Serres peu avant sa mort, advenue en 1598, et avoir « continué ce qui restoit imparfaict ». Que signifie exactement cette expression ? Montlyard laisse entendre qu’il pourrait avoir été le correcteur du manuscrit (ce qui expliquerait l’allusion aux imperfections du texte soumis par Serres) tout en s’appropriant une partie de la paternité du texte (« nostre inventaire »). Il s’inscrirait dès lors entre la figure de l’auteur et du correcteur. Il y a de fortes raisons de penser que Montlyard accomplit effectivement des tâches intermédiaires. Sans pouvoir entrer dans le détail, l’état des recherches actuelles laisse penser que le projet de l’ensemble de l’Inventaire incomba à Serres, mais que la propriété du contenu était partagée avec Montlyard. Ce dernier fut en effet condamné par la Préfecture de police à Paris en 1600 à cause des propos proférés contre la figure du roi dans l’Inventaire. Ainsi, Montlyard était responsable du contenu - et donc de l’écriture du texte - de l’Inventaire  14 . Dans le cadre de mes recherches, j’ai pu mettre au jour une polémique en partie inédite qui dura du XVIIe au XVIIIe siècle autour du « continuateur hérétique » de l’Inventaire, Jean de Montlyard 15 . De Pierre Victor Cayet à Pierre Bayle, on estima que Serres était l’auteur de la première partie de l’Inventaire et que Montlyard en aurait poursuivi la rédaction après sa mort, mais de manière infidèle et pernicieuse : il aurait, selon les uns, ajouté des attaques contre le roi Henri III et, selon les autres, des piques contre les catholiques 16 . Dans la plupart des cas, Montlyard était accusé d’être un historiographe de mauvaise foi et d’avoir cherché à corrompre les esprits des Français catholiques. Afin d’éviter ce danger, certains auteurs comme l’historiographe de Louis XIII, Scipion Dupleix, coupèrent la partie de l’Inventaire attribuée à Montlyard : Il [Jean de Serres] n’a continué son inventaire que jusqu’au règne de Charles VIII [sic] inclusive‐ ment. La suite d’un nommé Montliard (lequel j’ay veu correcteur d’imprimerie à Paris) heretique obstiné, grandement inférieur en doctrine à Serres : mais qui le surpassoit beaucoup en malice. Cetuy-ci a affecté le style du Ministre, et infecté de la puanteur de nouvelles impostures la suite de l’histoire : à laquelle il a laissé le titre d’Inventaire de Serres : […] Neantmoins puis-que supprimant son nom il a voulu publier son œuvre soubs celuy de Serres, je la refuteray aussi en cete qualité. 17 318 Sara Petrella 18 C. Angebault, « L’historiographie officielle… », art. cit., p. 16. 19 Sur ce sujet, je me permets de renvoyer à mon article « Enquête autour d’un livre hybride. La première édition illustrée de la Mythologie de Natale Conti », Péristyle. Référentiel thématique (Histoire de l’art, patrimoine bâti et art décoratif), copyright @ 2013 by GSK, SHAS, SSAS, 27 mai 2013. En distinguant deux auteurs, Serres et Montlyard, en fonction de leur confession présumée et en choisissant de supprimer les propos du second, Dupleix pratique une « censure à proprement parler qui vise le symbole de l’histoire protestante 18 ». Il est à noter qu’en même temps que la pratique de censure et de contrôle de la production des livres se faisait plus systématique en France, se répandait au XVIIe siècle la peur du mal caché, de la parole dangereuse glissée dans un texte aux apparences anodines. L’Inventaire ne fut pas condamné et, comme il sera vu plus tard, il fut au contraire réédité. Or, Montlyard dont le nom n’apparut sur aucune réédition fut mis de côté par les historiographes catholiques et finit dans les oubliettes de l’histoire. La disparition du nom de certaines figures intermédiaires de l’édition, comme Montlyard, est le résultat d’une politique de contrôle de l’édition française. La traduction comme corruption La peur du texte confus et emmêlé, de l’équivoque, sans cesse évoquée par Dupleix, ne peut être comprise si l’on fait l’impasse sur l’analyse des pratiques d’écriture cachée. Il en est un exemple extraordinaire, inconnu aussi bien des historiographes anciens que des historiens contemporains, dans la plus célèbre traduction de Montlyard qu’il tira d’un best-seller du XVIe siècle : la Mythologie, c’est-à-dire Explication des fables, une somme érudite de récits sur les dieux de l’Antiquité gréco-romaine, tirée du latin de Natale Conti. P. Frellon réédita à trois reprises la traduction de Montlyard, en 1604, 1607 et 1612 : cette dernière réédition, illustrée de planches gravées, servit à réaliser la réédition parisienne de la Mythologie de Conti (Paris, 1627), un ouvrage qui allait figurer parmi les « classiques » des bibliothèques jusqu’au XVIIIe siècle 19 . Le texte original latin de Conti n’avait pas pour but de commenter l’actualité, mais plutôt de donner des clés d’interprétation des fables des Anciens. Or, il fit une fois allusion aux Guerres de religion (dont il était contemporain) en rapportant les propos d’un inquisiteur italien, Valerio Faenzo, à l’encontre des protestants. Sur près de cent vers, l’inquisiteur s’attaque aux « Lutheri soboles » qui ne respectent pas les enseignements du Christ et les lois de nature. Dans les dernières lignes du passage retranscrit par Conti, Faenzo met en garde ces fous (« persistes in eadem mentis iniquae stultitia ») qui ont refusé les enseignements du Christ ainsi que l’autorité du pape et du saint concile (« si denique Christi Dogmata, Pontificis si spernas iusia, piumque Consilium ») et qui ont répandu le sang dans le Nord, en territoire « teutonique » (« quanto spargetur sanguine campus Teutonicus »). Montlyard - on pouvait s’en douter de la part d’un fils de pasteur calviniste - coupe entièrement ce passage, qui n’apparaît donc dans aucune des éditions lyonnaises de la Mythologie c’est-à-dire Explication des fables. Il n’en préserve qu’une infime partie : Haec una contentio multas fecit haeres : atque si avaritia et spes divitiarum privatorumque commo‐ dorum de medio tollatur, collabentur omnes haeres facillime, eritque omnibus gentibus unus Deus, 319 Intermédiaires du livre entre Genève et Lyon au X V I I ᵉ siècle : le cas de Jean de Montlyard 20 La première édition de la Mythologiae sive Explicationis Fabularum Libri decem parut en 1567, mais il semblerait que Montlyard se soit plutôt basé sur celle de 1581 (Venise, Comin da Trino). 21 Sur la traduction au X V I Ie siècle, voir les ouvrages de références de Georges Mounin, Les belles infidèles, Paris, Cahiers du Sud, 1955 et Jean Balsamo, Les rencontres des muses (Italianisme et anti-italianisme dans les Lettres françaises de la fin du X V Ie siècle, Genève-Paris, Slatkine, 1992. 22 Mythologie (1604), p. 298. 23 Hymne de l’Automne, 1564. 24 Dictionnaire universel françois et latin [Dictionnaire de Trévoux], 2, (1704), p. 370 (voir les rubriques « Paraphraste » et « Metaphraste »). Cette définition a été mise en exergue et analysée par Laurence Plazenet, « Introduction » à Héliodore, L’Histoire aethiopique, éd. L. Plazenet, Jacques Amyot (trad.), Paris-Genève, Champion-Slatkine, 2008, p. 53 sq. una religio, unus ritus, unus pastor, unum ouile. Verum ob has fallacias sub forma religionis latentes et bella intestina, et caedes, et calamitates è caelum et perpetua animorum curae oriuntur, et orientur in posterum, donec hae avaritiae radices in animis hominum infidebunt. 20 Cependant, il n’en donne pas une traduction fidèle 21 : Ce pourchas tant affecté cause plusieurs hérésies ; et si l’on oste d’entre les hommes l’avarice et l’espérance de richesses et particulieres commoditez, toutes heresies deviendront bien-tost à neant, et toutes nations n’auront qu’un Dieu, qu’une religion, qu’une mesme façon pour le servir, qu’un pasteur, qu’un troupeau. Mais à cause des tromperies et fallaces qui se couvrent du manteau de religion, s’ensuivent des guerres civiles, des meurtres et massacres, des calamitez du ciel, et des solicitudes qui perpetuellement assiegent l’esprit, et dureront tandis que cette maudite avarice sera enracinée és cœurs des hommes. 22 En supprimant le nom de l’inquisiteur, en coupant l’allusion aux Guerres de religion et aux méfaits des protestants et en isolant les dernières lignes sur la supériorité de la seule et vraie religion (que Faenzo entendait évidemment comme catholique), Montlyard pervertit le sens premier du texte. Tout d’abord, il joue avec les mots et, tandis que Conti parlait de religions cachées (latentes), il emploie quant à lui l’expression « le manteau de religion ». Montlyard se sert ainsi de la poésie française pour traduire l’italien en reprenant librement le célèbre passage où Pierre de Ronsard décrit la « vérité des choses » voilée par « un fabuleux manteau 23 ». Ensuite, Montlyard retourne l’attaque portée contre les protestants : la phrase préservée de l’original, celle mettant en « cause [les] tromperies et fallaces » déguisés, l’avarice et « les commoditez » en faveur d’une religion qui réunirait tous les hommes, d’un « pasteur » et d’un « troupeau », fait écho à la vulgate protestante. Le texte de l’édition lyonnaise prend alors les allures d’une véritable anti-traduction. Les attaques portées à l’encontre des protestants sont effacées et l’arme est retournée contre son auteur, Conti le catholique. C’est que le traducteur n’était pas seulement correcteur, mais aussi adaptateur et parfois même vulgarisateur. La traduction de Montlyard est très infidèle ; c’est la raison pour laquelle il conviendrait de définir son entreprise comme une métaphrase. Aujourd’hui tombé en désuétude, la « métaphrase » était définie dans le Dictionnaire Trévoux comme « quelque chose de plus que paraphrâse et traduction. Ainsi Métaphraste veut dire Traducteur, Glossateur, et Intèrpolateur 24 ». 320 Sara Petrella 25 Inventaire (1603), p. 732. 26 Plusieurs de ces exemplaires ont été consultés à la Bibliothèque de Genève, parmi lesquels celui publié à Genève, chez les héritiers d’Eustache Vignon, 1603 ; à Cologny, chez Pierre Aubert, 1615 et à Genève, chez Jacques Stoer, 1645. 27 Voir F. Higman, « Le levain et l’argile », Histoire de l’édition française, op. cit., p. 305-326. 28 Alain Dubois, « Imprimerie et librairie entre Lyon et Genève (1560-1610) : l’exemple de Jacob Stoer », Paris, Bibl. de l’École des chartes (2010), p. 447-448. Sur ce sujet, voir aussi Aimé Vingtrinier, Histoire de l’imprimerie à Lyon jusqu’à la fin du X V Ie siècle, Lyon, A. Storck, 1894, et Henri Baudrier, Bibliographie lyonnaise : recherches sur les imprimeurs, libraires, relieurs et fondeurs de lettres à Lyon au X V Ie siècle, Lyon-Paris, L. Brun et A. Picard, VI, p. 385. Le marché du livre religieux à Genève connut une crise à la fin des années 1560 qui eut pour conséquence la baisse du prix de la main d’œuvre qui allait attirer les investisseurs lyonnais, voir A. Dubois, « Jacob Stoer (1542-1610). Un éditeur et ses auteurs », L’écrivain et l’imprimeur, A. Riffaud (dir.), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010, p. 3, et Ingeborg Jostock, La Censure négociée. Le contrôle du livre à Genève 1560-1625, Genève, Droz, 2007, p. 28-30. 29 F. Higman, « Le levain et l’argile », art. cit., p. 317. L’exemple du passage sur le « manteau de religion » permet de montrer un cas où la traduction, ou mieux la métaphrase, s’offre comme un moyen de reconduire le sens du discours à l’encontre des intentions de l’auteur premier. Il y a polémique religieuse, mais sous le manteau. Affaires de religion L’expression le « manteau de religion » se retrouve non seulement dans la Mythologie, comme nous venons de le voir, mais encore dans l’Inventaire de l’histoire de France  25 . La piste mérite d’être creusée car, en dépit de leur modalité d’écriture a priori fort différente (l’interprétation des fables des Anciens d’un côté et l’histoire officielle de l’autre), il existe plusieurs parallèles entre ces deux entreprises éditoriales. Le premier concerne leur production. Les deux livres s’inscrivent dans le contexte d’échanges franco-genevois. Paul Frellon, l’éditeur de la Mythologie, c’est-à-dire Explication des Fables (la métaphrase de Montlyard), hérita de son oncle, Antoine de Harsy, des collaborations avec des imprimeurs genevois, en premier lieu Jacob Stoer et il fut impliqué dans de nombreuses éditions partagées. Pour ce qui concerne l’Inventaire, plusieurs rééditions se firent à Cologny ou à Genève, et on retrouve (peut-il vraiment s’agir d’une coïncidence ? ) une réédition tardive à la charge des descendants de Jacob Stoer 26 . Genève et Lyon étaient deux centres en compétition en ce début de XVIIe siècle. Après l’avènement du calvinisme, Genève s’était affirmée comme l’une des capitales éditoriales du protestantisme, courant qui avait depuis ses débuts tiré profit de l’imprimerie 27 . Toutefois, on sait que certains libraires lyonnais cherchèrent à imprimer leurs livres à Genève parce que la République calviniste permettait alors une production à moindres frais 28 . Pour pallier ce problème, on chercha à limiter le phénomène des deux côtés de la frontière : le Conseil de Genève décida en 1563 de réduire le nombre de presses de 24 à 3 (entre les libraires Crespin, Vincent et Estienne) et l’édit de Gaillon de 1571 rendait illégal l’impression partagée entre Genève et la France 29 . Loin de disparaître, les associations franco-genevoises semblent augmenter à partir de la fin du XVIe siècle et les livres issus de ce marché indiquaient le 321 Intermédiaires du livre entre Genève et Lyon au X V I I ᵉ siècle : le cas de Jean de Montlyard 30 Voir les articles de Dardier, qui a trouvé une édition imprimée dans laquelle l’Advis de Jean de Serres a été entièrement retranscrit : Opuscules des Hotmans, Paris, M. Guillemot, 1616, p. 192-193. 31 De fide catholica sive principiis religionis christianae, communi omnium christianae, communi om‐ nium christianorum consensu semper et ubique ratis, Joannes Serranus e sacrosanctae scripturae, patrum orthodoxorum, sacrorum auxiliorum et canonum monumentis coeterisque ecclesiae catholicae commentariis, hoc opus summa fide et cura recensuit, certo quidem veritatis illustrandae concordiaeque promovendae institutio […], Lutetiae, apud Jamelium Metaerium et Petrum Huilerium, typographos regios, 1597, cum privilegio reg. majestatis (in fol. de 32 ff.). 32 Sur l’irénisme gallican, voir C. Vivanti, Lotta politica e pace religiosa, op. cit. ; sur la question plus large des mouvements confessionnels fondés sur la concorde religieuse, voir l’étude de Carlo Ginzburg, Il Nicodemismo : Simulazione e dissimulazione religiosa nell’Europa del ’500, Turin, Einaudi, 1970. 33 Voir les recherches menées par Monica Martinat, notamment « Conversions religieuses et mobilité sociale. Quelques cas entre Genève et Lyon au X V I Ie siècle », A. Bellavitis, L. Croq, M. Marinat (dir.), Mobilité et transmission, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2009, p. 139-157 ; le numéro spécial de la Revue de l’histoire des religions : Genève, refuge et migrations ( X V Ie - X V I Ie siècle), 232, 1, février-mars 2015 ainsi que l’article de Nicolas Fornerod, « La conversion des gens d’Église entre controverse et discipline ecclésiastique : les cas de Gaspard Martin et d’Antoine Fuzy (France et Genève 1615-1619) », Les modes de la conversion confessionnelle à l’époque moderne : autobiographie, altérité et construction des identités religieuses, M.-C. Pitassi, D. Solfaroli Camillocci (dir.), Florence, Leo Olschki, 2010, p. 109-134. 34 Sermons de caresme par tres-reverand père, Messire François Panigarole, evesque d’Asti, de l’Ordre de Saint François des Mineurs observantins (Lyon, P. Frellon, 1599). 35 Nous nous référons ici aux préfaces des deux ouvrages de Teixeira traduits par Montlyard : Explication de la généalogie de Henry de Bourbon Prince de Condé (Paris, 1595) et, sous le pseudonyme de I. D. Dralymont sieur de Yarleme, Traité paraenetique (Aux, 1597). plus souvent une fausse adresse à Lyon. Il existait donc entre Genève et Lyon un canal bien fréquenté, quoique parfaitement illégal. Il ne s’agissait pas seulement d’enjeux économiques : l’histoire de Montlyard semble également esquisser les contours d’un réseau interfrontière et interreligieux. Entre la fin du XVIe et le début du XVIIe siècle, des courants cherchaient en effet à concilier le catholicisme et le protestantisme sous l’étendard fédérateur de la fleur de lys. Jean de Serres, l’auteur officiel de l’Inventaire, était un fidèle partisan de l’irénisme gallican, qu’il tenta de théoriser dans son Advis pour souhait, pour la Paix de l’Église et du royaume  30 ou encore dans son Apparatus ad fidem catholicam (traduit en français comme Harmonie  31 ). L’irénisme, soit la tentative de conciliation du protestantisme et du catholicisme 32 , permet de rappeler qu’au XVIe siècle et encore en ce début de XVIIe siècle, Genève et Lyon n’étaient en fait pas les pires ennemis. De nombreuses femmes et hommes passaient d’une ville à l’autre, pour des raisons de travail ou de religion, et se reconvertissaient, même plusieurs fois, au gré de leurs déplacements 33 . Non seulement Montlyard, qui avait grandi à Genève, s’installa à Lyon, mais il y a des raisons de penser qu’il adhéra lui aussi à l’irénisme gallican. Tout d’abord, la production littéraire de Montlyard ne reflète pas un anti-catholicisme radical puisqu’il travailla avec et pour des catholiques, comme, le libraire Paul Frellon pour la traduction de Sermons de caresme  34 et l’auteur Joseph Texeira, un dominicain portugais 35 . Surtout, dans l’épître à la Mythologie citée au début de cette recherche, il revendique son amitié avec Jean de Serres, un iréniste notoire, en faisant allusion à un réseau commun (« je dis nostre, parce que vous sçavez qu’à l’impulsion de feu monsieur de Serres par une lettre qu’il m’escripvit peu devant sa mort, duquel la mémoire me sera tousjours tresheureuse, et de nos amis communs 322 Sara Petrella 36 Ch. Dardier, « Jean de Serres… », art. cit., p. 30. 37 Ch. Dardier, art. cit., p. 74. 38 Voir l’ouvrage de R. Chartier, La Main de l’auteur et l’esprit de l’imprimeur, Paris, Gallimard, 2015. apres son decez… »). Le lien affectif évoqué par Montlyard pourrait ainsi laisser penser qu’il adhéra aux idées irénistes de Serres. Cette hypothèse se voit renforcée par l’étude du texte : le cas de l’anti-traduction de la Mythologie étudié plus haut contient un passage, « toutes nations n’auront qu’un Dieu, qu’une religion, qu’une mesme façon pour le servir, qu’un pasteur, qu’un troupeau » se révèle être une citation au mot à mot du programme (iréniste) de Serres, comme on le trouve par exemple dans le deuxième chapitre d’un manuscrit, intitulé Unus deus, una veritas, una fides  36 . En conclusion, un parallèle peut être dressé entre le métaphraste, Montlyard, qui se cache derrière l’auteur pour en détourner les propos, et les imprimeurs genevois qui se sont bien gardés d’inscrire leur nom sur leurs éditions partagées avec la France et Lyon en particulier. Quant à Serres, il a été longtemps oublié, non pas parce que son nom a été caché, mais parce que ses écrits irénistes ont fait les frais des premiers discours virulents en faveur de la censure, aussi bien d’un côté de la frontière que de l’autre. En juin 1598, juste après la mort de Serres, le synode (huguenot) de Montpellier interdit la publication de ses deux traités irénistes, l’Apparatus et de l’Advis, et, pour éviter que ses écrits jugés hérétiques ne se diffusent quand même, on alla jusqu’à confisquer ceux restés en possession de ses héritiers 37 . Entre « la main de l’auteur et l’esprit de l’imprimeur 38 », il ne faut pas oublier les intermédiaires cachés de l’édition, ni les associations transfrontières. Entre la fin du XVIe et le début du XVIIe siècle, l’Église et le roi ne chassaient pas seulement les sorcières, mais aussi les « monstres d’hérésie » (selon les mots de Dupleix), parmi lesquels les irénistes, qui subvertissaient des textes aux apparences anodines. Dans ce contexte, les pratiques d’écriture intermédiaires, la correction et la métaphrase, apparaissent comme des moyens de se frayer un chemin parmi les choses qui ne peuvent être ni dites ni pensées. Trop souvent, entre Lyon et Genève catholicisme et protestantisme ont été opposés de façon radicale. Or, cette enquête a permis de montrer comment les deux franges les plus conservatrices de ces courants religieux s’opposèrent toutes deux aux irénistes gallicans dans les années 1600 et pratiquèrent, chacune de son côté, une politique de censure et de contrôle éditorial. Surtout, les associations entre imprimeurs genevois et libraires lyonnais, bien qu’illégales, furent lucratives et fort répandues au XVIIe siècle. Le marché du livre sut dès ses débuts tirer profit des Guerres de religion et le cas de Montlyard a permis de montrer comment des intermédiaires d’écriture cherchèrent des moyens de contourner des interdits par des modalités d’écriture comme la correction et la métaphrase. Cependant, ils firent rapidement les frais d’une politique de contrôle de l’écriture de l’histoire à travers ceux qui, dans le but d’éradiquer l’hérésie, en effacèrent le nom. 323 Intermédiaires du livre entre Genève et Lyon au X V I I ᵉ siècle : le cas de Jean de Montlyard 1 Lorenzo Ortiz, Lyon, 1688. 2 CNRTL : « foisonnement » (www.cnrtl.fr). Je suis reconnaissante à François Pichette pour ses précieux conseils linguistiques. 3 Ibid. « foison ». 4 H.-J. Martin, « L’Apparition du livre à Lyon », Le Siècle d’or de l’imprimerie lyonnaise, Paris, Éditions du Chêne, 1972, p. 31-111 ; J.-M. Chatelain, Livres d’emblèmes et de devises : une anthologie (1531-1735), Paris, Klincksieck, 1993 ; Natalie Zemon Davis, « Le Monde de l’imprimerie humaniste : Lyon », dans Histoire de l’édition française, Paris, Promodis, 1982, I, p. 255-277. 5 Histoire et civilisation du livre II, Genève, Droz, 2006, p. 21. Le Livre d’emblèmes et le livre de devises : foisonnement et diversité de l’emblématique à Lyon au XVII ᵉ siècle Christine M C C A L L P R O B E S University of South Florida Depuis les premières rééditions au XVIIe siècle de l’ouvrage de référence du livre d’emblèmes, les Emblemata d’Alciat, dont la première édition lyonnaise date de 1540, jusqu’aux publi‐ cations remarquées de Claude-François Ménestrier sur l’art de la devise et de l’emblème comprenant son Histoire du regne de Louis le Grand (Lyon, 1700) et sa Philosophie des images énigmatiques (Lyon, 1694), en passant par de multiples parutions moins célèbres et, parfois, plus spécialisées - entre autres le traité Ver, oir, oler, gustar, tocar : empresas  1 ou le livre de poésie et devises Billets galants, et amoureux en vers (Saint-Glas, Lyon, 1696) -, les imprimeurs et les libraires de Lyon contribuèrent d’une manière capitale à la compréhension comme à la diffusion de l’emblématique au Grand Siècle. Mon étude explorera la diversité et l’éventail impressionnants de cette production ainsi que le rôle varié de l’image dans son rapport au texte dans le cadre précis de l’ouvrage (quelques livres jugés emblématiques ne possèdent pas d’illustrations). Enfin, j’analyserai certains exemples représentatifs de la production pour mettre en évidence les qualités d’adresse au lecteur/ spectateur, une adresse qui veille à instruire (docere) autant qu’à plaire (delectare). La présence de l’emblématique à Lyon au XVIIe siècle justifie l’emploi du mot « foison‐ nement » dans le titre de mon étude. Je l’emploie dans le sens d’« abondance 2 », tout en gardant à l’esprit la signification de la racine fusio en latin classique : « action de répandre, diffusion 3 ». Mon objectif n’est aucunement de suggérer une comparaison de la production emblématique lyonnaise du XVIIe siècle avec celle du XVIe siècle, au détriment de celui-ci, dont l’héritage a été établi par de nombreux érudits tels Henri-Jean Martin, Jean-Marc Chatelain et Natalie Zemon Davis, pour ne citer qu’eux 4 . Mon étude prend appui sur la déclaration de Dominique Varry dans « Lyon et les livres » : « Le “beau XVIe siècle” et l’aura qui l’entoure ne doivent pas nous faire oublier ces autres réalités […] 5 . » 6 Pour une discussion sur le sujet, voir entre autres : Daniel Russell, Emblematic Structures in Renaissance French Culture, Toronto, University of Toronto Press, 1995, p. 12. Ménestrier invoque comme devanciers de la forme de livre d’emblème, les Hieroglyphica d’Horapollon ou les Imagines de Philostrate et Russell cite comme proto-emblématique « a long indigenous tradition of didactic and inspirational book illustration that dated from the Carolingian renaissance of the ninth century » (ibid.). 7 Pour des descriptions détaillées et illustrées des éditions d’Alciat en France et ailleurs, voir A Bibliography of French Emblem Books, éd. Alison Adams, Stephen Rawles et Alison Saunders, Genève, Droz, I, 1999, p. 1-117. 8 Rouillé en 1549 inclut un commentaire par Aneau repris en 1600 et en 1626 ; les héritiers de Rouillé incluent en 1600 un commentaire par Mignault, repris en 1614 (ibid., p. 101-103, 109-113, 115-116). 9 Ibid., p. 129-131. Voir aussi J.-M. Chatelain, Livres d’emblèmes, op. cit., p. 121-122 et archiv.org. 10 A Bibliography of French Emblem Books, op. cit., II, 2002, p. 133. 11 Les devises de chaque personne de la Trinité sont accompagnées d’une exposition de longueur variable. Pour l’image de Christus doctor, une lune avec le visage d’un homme dans un ciel étoilé est associée à l’inscription In tenebris lucet, l’exposition se limitant à un mot, Luna, tandis que pour Christus reparator, Ménestrier envoie son lecteur à l’Épître de Paul aux Philippiens 3.21 qu’il cite en latin : Qui reformabit corpus humilitatis nostrae configuratum corpori claritatis suae. Les Emblemata d’Alciat, généralement tenu pour le premier livre d’emblèmes - opinion contestée par Claude-François Ménestrier qui le considérait plutôt comme une revitalisa‐ tion du livre illustré 6 - a connu une impressionnante histoire de publication lyonnaise au XVIe siècle, en latin, en français, en italien (Diverse imprese) et en espagnol (Los emblemas), notamment par le marchand-imprimeur Jean de Tournes et le marchand-libraire Guillaume Rouillé ou son imprimeur, Macé Bonhomme. Les héritiers de ces deux familles continuent de publier Alciat au XVIIe siècle, Jean II et Jean III de Tournes à Genève/ Cologny et les Rouillé à Lyon. Les éditions dix-septiémistes d’Alciat à Lyon sont en très grande majorité en latin et dotées de gravures sur bois et de commentaires, ces derniers soit par Claude Mignault soit par Barthélemy Aneau, lui-même emblématiste 7 . Si les publications d’Alciat à Lyon se distinguent par l’incorporation de commentaires 8 , celles de Ménestrier, né à Lyon et professeur de rhétorique au collège jésuite de La Trinité à Lyon, se font remarquer et par leur apport théorique et par leur grande variété de sujets. La distinction entre théorie et pratique peut en effet être illusoire : L’Art des emblèmes, publié chez Benoist Coral en 1662, joint un traité théorique en prose, dans lequel dix gravures sont insérées, à un recueil d’emblèmes dont les neuf gravures sont empruntées (avec des modifications) à un album paru deux ans auparavant, également chez Coral : Les Réjouissances de la paix, dédié à Messieurs les Prévost [sic] des Marchands & Eschevins de la ville de Lyon  9 . Vers la même époque, le collège où enseigne Ménestrier a publié un autre ouvrage théorique, une première version 10 de sa Philosophie des images qui paraîtra en 1694 chez Hilaire Baritel, Ja[c]ques Guerrier et Ja[c]ques Lions. Le premier livre, Novae et veteris eloquentiae placita, ex antiquis recentioribusque rhetoribus deprompta, qui a pour sous-titre : et nova methodo unum in corpus digesta, est un ouvrage d’exposition de devises, notamment de celles de La Trinité 11 , et pourrait aussi être envisagé comme un éloge de son collège - « Le Collège de la très saincte Trinité ». La même année le collège est assimilé à un « temple de la sagesse » dans un livre ainsi intitulé (Le Temple de la sagesse, Lyon, Antoine Molin, 1663), qui, bien que sans illustrations, inclut des descriptions des emblèmes et devises de la grande cour du collège, accompagnées d’un commentaire en français. L’emploi du vernaculaire 326 Christine McCall Probes 12 Pour une histoire des publications de Ménestrier, voir A Bibliography of Claude-François Ménestrier, éd. Alison Adams, Stephen Rawles, A. M. Saunders, Genève, Droz, 2012. 13 Gaspar Joseph Charonier, Lyon rebati ou le destin forcé, tragédie, Lyon, Jacques Canier, 1667. 14 La copie numérisée sur https: / / books.google.com n’indique pas de numéro de page. n’est-il pas une façon de mettre en relief le sous-titre de l’ouvrage ? Le temple se veut en effet « ouvert à tous les peuples ». L’immense production de Ménestrier, dont une partie considérable est publiée à Lyon, comprend des ouvrages de théorie sur des sujets et des pratiques fort divers, pourtant liés à l’emblématique par l’aspect hermétique comme par le double objectif de plaire et d’instruire. Coral, par exemple, publie un Advis necessaire pour la conduite des feux d’artifice (1660) ; Jacques Muguet et Michel Mayer, publient séparément en 1669 et en 1674 un Traité des tournois ; Coral en 1659 et Thomas Amaulry en 1692 et 1696, ses ouvrages sur le blason. La page de titre d’un ouvrage de Ménestrier publié à Lyon en 1694 par trois libraires - Hilaire Baritel, Ja[c]ques Guerrier et Ja[c]ques Lions -, La Philosophie des images énigmatiques, ou il est traité des Enigmes, Hieroglyphiques, Oracles, Propheties, Sorts, Divinations, Loteries, Talismans, Songes, Centurie de Nostradamus, De la Baguette, signale la passion permanente de l’auteur pour la théorie, les fondements et les principes des arts qui associent l’image avec la parole. Le livre témoigne de la grande diversité d’intérêts de ce Lyonnais qui, malgré ses voyages et ses séjours en d’autres lieux, ne cesse d’être publié dans sa ville natale. En lisant l’inventaire des matières contenues dans cet ouvrage, on peut supposer que Ménestrier avait épuisé le sujet des « images énigmatiques » ou emblématiques 12 . La production emblématique lyonnaise comprend cependant des textes d’anagrammes, de billets galants, de rébus et de bigarrures, un traité sur les aspects emblématiques des cinq sens, de nombreux livres de dévotion et, parmi d’autres jalons historiques, le résumé d’une pièce de théâtre dont l’argument consiste en « Lyon rebati après son brûlement 13 ». Tout en explorant brièvement cette impressionnante diversité, je m’intéresserai aussi au rôle de l’image par rapport au texte et à l’adresse au lecteur/ spectateur. Publié en 1675 aux frais de l’auteur, le volume Anagrammata emblematica par René Gros de Saint-Joyre consiste en des emblèmes dont les images sont autant de médailles avec des motti formés par l’anagramme du nom de la personne célébrée accompagnée de quatre ou six vers en français ou en latin. Les personnages incluent des figures religieuses telles que saint Ignace de Loyola et le pape Urbain ainsi que d’autres personnes politiques comme Christine de France, fille d’Henri IV et duchesse de Savoie, et Richelieu dont le prénom Armandus se transforme en Ars Munda. Plusieurs images sont suivies de lettres de remerciement. La princesse Christine, par exemple, témoigne des « marques d’esprit & de bonne volonté » dans les paroles et les images du Chevalier de S. Joyre, et Richelieu commande à son secrétaire de transmettre son appréciation à l’auteur avec sa promesse « qu’il la [la médaille] feroit mettre en tous les plus beaux lieux de son Palais Cardinal ». L’un des paratextes de l’ouvrage offre en latin une courte Explicatio operis qui fait valoir l’avantage de « l’âme » (le texte) jointe au « corps » (l’image) ainsi que les qualités peu communes et ingénieuses de l’anagramme emblématique 14 . Un bon nombre de livres jugés emblématiques publiés à Lyon et ailleurs ne possèdent pas d’images, ou très peu. Tel est le cas de l’ouvrage en français et en latin paru en 1696 chez Horace Molin : Billets en vers ou Billets galants et amoureux en vers par Monsieur de 327 Le Livre d’emblèmes et le livre de devises 15 Une version du livre est disponible sur le site de la MDZ (Münchener DigitalisierungsZentrum Digitale Bibliothek), mais les numéros de page sont obscurcis. 16 D’après Francis Goyet, nombre d’éditions des Bigarrures prétendument publiées à Poitiers et Rouen le seraient en fait à Lyon (Étienne Tabourot, Les Bigarrures du Seigneur des Accords : fac-similé de l’édition de 1588, éd. Francis Goyet, Genève, Droz, 1986). Les références que nous mentionnons sont tirées de la Bibliography of French Emblem Books, op. cit., II, p. 426-464. 17 Ibid., p. 425. Saint Ussans [Pierre de Saint-Glas]. Les vers dont certains des destinataires sont identifiés - comme Racine, Boileau et la princesse de Soubise - sont des plus variés par la forme, le ton et les thèmes. Les douze octosyllabes « A Messieurs Racine et Despreaux » déplorent de façon humoristique la difficulté de leur « voler […] / Un quart d’heure d’entretien ». Le poète aurait incommodé les académiciens : « Dieu ! quel bonheur est le vostre ! / Et quel malheur est le mien ! ». Le sonnet à la princesse de Soubise sur la naissance de Mademoiselle de Rohan, sa troisième fille, fait l’éloge de la mère par une comparaison avec « la Reine d’Amour ». D’autres vers sont écrits sur des tablettes et envoyés en étrennes aux destinataires. D’autres encore sont des blasons pour accompagner des cadeaux : des vers sur les très belles dents d’une dame, par exemple, à qui le poète envoie des cure-dents d’or et d’argent. D’autres vers sont censés accompagner des fleurs, par exemple un bouquet de tubéreuses destiné à un homme sur le point de se marier. Comme dans le célèbre poème de Mademoiselle de Scudéry, « La Tubéreuse à Célie, le jour de sa fête », ces tubéreuses, personnifiées, parlent au destinataire : « Nous sommes un bouquet de jeunes Tubéreuses / Qui […] / Venons vous souhaiter toutes choses heureuses ». Mais les billets en vers peuvent mêler aux compliments des traits de satire, tel un huitain à une Mademoiselle « qui s’estoit masquée en Garçon ». Les cinq premiers vers de flatterie semblent se résumer dans le sixième vers : « Tout paroissoit en vous de galante façon », avant de conclure sur des vers mordants : « En un mot, vous étiez aussi belle en Garçon / Comme vous estes laide en Fille 15 . » Plusieurs des éditions des Bigarrures d’Étienne Tabourot, autre recueil riche en jeux de langage, notamment des rébus, sont ou seraient parues à Lyon 16 : Barthélemy Fermier (Rouen [i.e. Lyon], 1584) ; Jean Bauchu (Rouen [i.e. Lyon, Pierre Chastelain], 1591) ; Jean Bauchu (Rouen [i.e. Lyon], 1595 ; Poitiers [i.e. Lyon] : 1606, 1609, 1615) ; les héritiers de Benoît Rigaud (1600) ; Pierre Rigaud (1603), ainsi qu’à Paris et Rouen. Selon Alison Adams, l’ouvrage est « a work on the boundaries of the emblematic » inclus dans sa bibliographie à cause des rébus ou, selon la définition de Tabourot, « peinctures de diverses choses ordinairement cognuës, lesquelles proferees de suite sans article, font un certain langage : ou plus briefvement, Que ce sont equivoques de la peincture à la parole 17 ». Une dédicace par T. Theodecte loue « le labeur, le profit & la douceur » des Bigarrures, les qualifiant de « pourtraitures des paysages plaisans », et l’avant-propos annonce l’ordre « fantaisiste », comparant l’ouvrage « aux tapis Turquois, qui se font à points contez, & avec un ordre, sans ordre ». L’avertissement « Au lecteur » par André Pasquet offre une justification du traitement de matières frivoles en se référant à une longue liste de grands auteurs tels Homère, Virgile, Ovide et Rabelais, réputés pour leur invention tant humoristique que sérieuse. Le lecteur qui contemple, par exemple, l’image d’une « Sphere & une anse de pot, au ciel, avec les pennes sur la terre » s’amusera des homophonies avec le motto que l’auteur 328 Christine McCall Probes 18 Les Bigarrures, v. 12 ; version numérisée sur le site de gallica.bnf.fr. 19 Ibid., v. 8 et 9. 20 A. Saunders, The Seventeenth-Century French Emblem: A Study in Diversity, Genève, Droz, 2000. p. 1-7. 21 Mario Praz, Studies in Seventeenth-Century Imagery, Rome, Edizioni di Storia e Letteratura, 1964, p. 441. 22 Confessions, Paris, Les Belles Lettres, 1994, II, 10.17. 23 La Doctrine chrétienne, dans Œuvres de saint Augustin, I, I V , 4, Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 1977, p. 80. 24 L. Ortiz, op. cit., p. 127, 298. 25 Pour l’ouïe, il écrit : Es el oir instrumento del saber ; Ministro del entendimiento, p. 74. 26 Pour un développement de ce concept dans le contexte du livre d’emblèmes, voir J.-M. Chatelain, Livres d’emblèmes, op. cit., p. 25-37. lui-même juge « le plus fade & badin qu’on sçauroit excogiter » : « Esperance au ciel, & peines en terre 18 ». Les couleurs peuvent également jouer un rôle dans les inventions, un I vert, par exemple, porté par un homme agenouillé. L’image demande une contemplation plus attentive de la part du lecteur/ spectateur sur telle figure où le motto qui encercle le dessin : « Un grand yver maint domage nous porte », est glosé à la page précédente par une description de la figure sous forme de rébus : « Un grand I vert main d’homme à genouil porte 19 ». La diversité dont nous avons témoigné jusqu’ici dans notre échantillon de la publication emblématique lyonnaise est considérée comme une qualité générale de la production emblématique globale par A. Saunders qui y voit « une évolution », et précise : « all three of the […] sixteenth-century trends - generalist, Christian and polyglot [or cross-fertilized] - continue to develop in the seventeenth century  20 ». Un livre publié à Lyon en 1686 et 1687 par Jean et Jacques Anisson, Jean Posuel et Claude Rigaud après une première publication à Séville ( Juan Francesco de Blas, 1677) 21 , Ver, Oir, Oler, Gustar, Tocar. Empresas que enseñan y persuaden su buen uso par Lorenzo Ortiz semble, par son objectif et sa structure, représenter les trois catégories de Saunders tout en illustrant la diversité de l’adresse au lecteur/ spectateur. Un premier livre emblématique d’Ortiz avait rappelé par le premier mot de son titre, memoria, le rôle primordial de cette faculté dans l’action de conserver des informations et des impressions : Memoria, Entendimiento, y Voluntad (Sevilla, Juan Francesco de Blas, 1677). Son deuxième livre d’emblèmes développe le rôle essentiel des cinq sens pour la mémoire dans la lignée de saint Augustin qui avait désigné les sens comme autant de « portes de la chair 22 ». Toujours conformément à l’interprétation augustinienne du texte de l’épître de saint Paul aux Romains (1. 20) 23 , chaque sens, pour Ortiz, nous apporte des images de ce monde comme « preuves » pour nous instruire de la vérité et pour nous prémunir contre l’erreur. Pour l’odorat, par exemple, l’image dépeint une main tendue pour cueillir une belle rose dont la tige porte des épines et des serpents. Le motto A ser feliz te enseñan tus errores apporte un avertissement aussi spirituel que pratique, ce que l’auteur confirme dans le poème qui clôt l’ouvrage, dont dix vers sont consacrés à chaque sens. Le poète s’adresse, par exemple, au sens olfactif, l’implorant de fermer les portes aux odeurs profanes et de les tenir ouvertes a los divinos aromas, / De tu dulce Redentor  24 . Le savoir et l’entendement 25 sont capitaux dans l’ouvrage d’Ortiz qui s’inscrit dans la tradition du livre qui se veut une contribution - si imparfaite soit-elle - à la « lisibilité du monde 26 ». L’adresse au lecteur/ spectateur du livre d’Ortiz est polyvalente. L’auteur joint à l’image un texte dont 329 Le Livre d’emblèmes et le livre de devises 27 A Bibliography., op. cit., I, p. 340-341 et II, p. 101-102. 28 Je me réfère à la version numérisée sur le site Archive.org (Internet Archive), p. 5. 29 Une liste de tous les personnages (Apollon, Pallas, Uranie, Mercure, L’Art, Le Dieu du Rhone, La Nymphe de la Saone, Le Genie de Lyon, Le Genie des Celtes, Le Genie de l’Empire Romain, Le Destin, Bacchus, Ceres, Le Genie d’Acquitaine, Le Genie de La Belgique) avec les noms des acteurs est donnée p. 6. 30 Ibid., p. 13. 31 Ibid., p. 14. 32 Ibid., p. 18. 33 Ibid., p. 29. 34 Ibid., p. 31. la diversité de références est remarquable : auteurs de l’Antiquité tels que Plutarque et Pline, Bible, auteurs religieux tels que Thomas à Kempis et sainte Thérèse d’Avila, poètes contemporains etc. L’exposé sur la vue, par exemple, comprend cinquante-neuf références ; une table est fournie en appendice pour le lecteur curieux. La ville de Lyon elle-même est le sujet d’une pièce de théâtre représentée en 1667 au Collège de la Très-Sainte Trinité : Lyon rebati ou le destin forcé. La même année Jacques Canier, imprimeur-libraire, publie un synopsis de la pièce, édité par Gaspar Joseph Charonier, lui-même auteur de devises 27 . Une épître de remerciements, adressée principalement à « Messieurs les Prevost [sic] des Marchands, et Échevins de la ville par les Rhetoriciens de Lyon », loue la libéralité et la protection des dédicataires, justifiant ainsi le choix de langue en témoignage de reconnaissance : « Nous nous servons […] de la langue que nous avons apprise dès le berceau […] pour vous donner une marque évidente, que notre cœur est aussi sincere que nos paroles 28 . » Un Argument de dix pages, qui présente comme sujet de la tragédie l’histoire de l’incendie de Lyon sous l’empire de Néron d’après l’épître 91 de Sénèque, justifie les rôles des personnages, dont celui d’Apollon - ce qui permet de louer Louis XIV 29 -, et autorise le genre par « le changement de fortune […] & par les passions vehementes & serieuses 30 ». L’Argument se termine par une médaille où l’Éternité est représentée assise sur un globe, tenant dans la main droite un phénix, symbole d’« une ville qui sort plus belle de son embrasement » et, dans la main gauche, une javeline, symbole de la Providence 31 . Une série de cinq prologues résume chacun des cinq actes, scène par scène, en fournissant au lecteur/ spectateur maintes informations, tant mythologiques (la médaille de l’Éternité est créée par Vulcain) qu’historiques (la signification du nom de la ville, Lugdunum, « en l’ancienne langue des Celtes Montagne de Lumière 32 »). Douze devises accompagnent le synopsis de la pièce, ainsi qu’une « Explication de l’Allégorie » dont les quatre pages fournissent encore une occasion de louer le roi et son gouvernement, de constater « le bonheur d’estre François », et de louer l’Église de Lyon comme « la plus Noble & la plus Catholique apres celle de Rome 33 ». Chaque personnage, chaque fleuve, par exemple, est associé allégoriquement au roi : « La Saone est le Symbole de la maturité, avec laquelle le Roy prend toutes ses resolutions ; comme le Rhône est la figure de [son] admirable promptitude 34 . » Les devises de Lyon rebati remplissent les conditions formulées par Paul Jove dans son Dialogue des devises et amours, notamment : « [une] juste proportion d’âme et de corps », qui ne doit être ni trop obscure ni « tant clere que toute basse personne l’entende », une belle « prospective […] moult allaigre » sans « aucune forme humaine », et un « mot qui est l’âme du corps […] d’une autre langue diverse au parler de 330 Christine McCall Probes 35 Trad. Vasquin Philieul, Lyon, G. Rouillé, 1561, p. 9-10. 36 Lyon rebati, op. cit., p. 39. 37 Ibid., p. 36. 38 Par exemple : Guillaume Barbier, Benoist Coral, Antoine Molin, Pierre Guillimin, Jacques Muguet, Michel Mayer, Jean Baptiste et Nicolas de Ville, Hilaire Baritel, Ja[c]ques Guerrier, et Ja[c]ques Lions. Voir Adams, A Bibliography, op. cit., II, p. 124-174 et P.C. Sommervogel, S.-J., Catalogue des œuvres imprimées de Claude-François Ménestrier, par J. Renard (Ouvrage posthume), Lyon, Pitrat Ainé, 1883. 39 Anagrammata emblematica, René Gros de Saint Joyre, Lyon, aux frais de l’auteur, 1675. celuy qui faict la devise [… et] brief, mais non pas tant qu’il se rende doubteux 35 ». Dans notre recueil, chaque image, sauf une exception, s’accompagne, en sus d’un motto en latin, d’une épigramme elle aussi en latin dont la longueur varie de quatre à six vers. L’exception est la devise III à la reine, laquelle est assortie d’un madrigal de dix vers en français dans lesquels la rose de l’image, personnifiée dans le texte, parle de sa « douceur » comme de « la force de [ses] charmes 36 ». Une page de prose précède chaque devise, sert de justification du mot et de l’image et, plus rarement, peut livrer une traduction du motto. Ainsi, la page de prose qui précède la seconde devise au roi répète le motto : Praeunt venientque minores, avant de montrer le bien-fondé de l’application à Louis XIV, en mettant dans sa bouche une traduction : « Tous ceux qui m’ont précédé, & tous ceux qui me suivront, sont moindres que moy 37 . » Deux devises sont dédiées à Louis, trois au Dauphin figuré par un emblème semblable à celui de son père - un Soleil ; les autres honorent des personnages influents, politiques ou religieux. La production lyonnaise du livre emblématique au Grand Siècle comprend des rééditions d’ouvrages publiés à Lyon au siècle précédent, souvent par les mêmes maisons (Rouillé et de Tournes, par exemple, pour Alciat). La situation des publications soit théoriques soit pratiques de Ménestrier est bien différente ; au moins dix imprimeurs lyonnais en sont responsables même après que ses œuvres ont commencé à être publiées à Paris et à Amsterdam 38 . Le nombre et la diversité des imprimeurs de Ménestrier semblent refléter celle des sujets à facettes multiples auxquels l’auteur se consacre. Notre exploration d’autres ouvrages représentatifs du livre emblématique à Lyon a mis en lumière certains exemples ingénieux et hermétiques mais qui offrent au lecteur/ spectateur persévérant le plaisir supérieur du déchiffrement. Dans un cas, le lecteur moderne peut expérimenter le plaisir du premier lecteur grâce à une lettre de remerciement qui suit l’emblème 39 . Le livre sans illustration ou n’en comprenant que très peu, offre un défi agréable au lecteur. Le livre de Pierre de Saint-Glas, Billets en vers ou billets galants et amoureux, ne comporte que six devises ; le lecteur des vers non illustrés doit imaginer les tablettes pour étrennes sur lesquelles la poésie sera écrite, les cadeaux assortis aux blasons, ou les bouquets de fleurs qui seront envoyés avec des vers. Le plaisir de deviner et de décoder est offert au lecteur/ spectateur des Bigarrures de Tabourot, ouvrage qui - comme nous l’avons vu - a connu plusieurs éditions à Lyon vers la même époque que celles de Paris et de Rouen. Non seulement les rébus sont extrêmement divers, mais leur auteur reconnaît que son ordre est « fantaisiste » et sa matière frivole. Le lecteur devrait se rappeler que le « grand Ronsard s’est bien amusé aux louanges de la Fourmy, de la Grenouille, & du Frelon » (Au lecteur). 331 Le Livre d’emblèmes et le livre de devises 40 Les Sonnets franc-comtois, éd. Théodore Courtaux, Genève, Slatkine, 1969, réimpression de l’édition de Paris, 1892. Les gravures par de Loysi se trouvent dans le projet de numérisation « Mémoire vive » de la Bibliothèque de Besançon : http: / / memoirevive.besancon.fr. Les cinq sens sont essentiels au plaisir comme à l’instruction du lecteur/ spectateur du livre emblématique. L’adresse peut être directe comme dans le sonnet LXXXI de Jean-Bap‐ tiste Chassignet qui associe ces vers à la gravure de Pierre de Loysi, une représentation de la Renommée qui souffle dans deux trompettes, « l’une tendant en hault, l’autre en bas deprimée » ; le poète invite alors le lecteur à suivre ses yeux et à écouter avec lui la voix de la Renommée : « Qu’est-ce que je voy là si haultement voler ? / […] Mais que dict-elle au ciel, qu’annonce-t-elle en terre 40 ? » Dans le cas des livres emblématiques sans illustrations, les descriptions parfois très détaillées apportent une aide précieuse à l’imagination du lecteur dans son effort de compréhension du texte. En revanche, tout est fourni au lecteur/ spectateur dans le livre de Lorenzo Ortiz, qui célèbre par les images et par un texte étendu le rôle de chaque sens pour l’entendement, pour la mémoire et pour l’application à la vie. Finalement, les passions s’unissent aux devises et aux paroles d’exposition et de justification dans Lyon rebati, célébrant ainsi la ville et illustrant les pouvoirs multiples et divers du dispositif emblématique qui se doit de persuader (movere), d’instruire (docere) et de plaire (delectare). 332 Christine McCall Probes 1 Toutes ces pièces utilisaient de la musique, mais la quantité de chants et de danses était très variable. Voir mon article, « On the Use of Music and Dance in the Machine Tragedies », Papers on French Seventeenth Century Literature, n° 29, p. 463-476). Les pièces qui nous concernent ici n’en font qu’un emploi minimal : celle de F. Pascal comporte deux chansons et pas de danses ; celle de Dorimond a une danse mais aucun passage chanté. 2 Sur Dorimond, voir Alice Pianfetti, The Theatre of Nicolas Drouin dit Dorimon: A Contemporary of Molière (thèse de doctorat, Fordham University, 1975). Sur F. Pascal, voir Fernand Baldensperger, « Françoise Pascal, fille lyonnaise », Études d’histoire littéraire, Paris, Droz, 1939, p. 1-31. Voir aussi l’édition de son recueil épistolaire, Le Commerce du Parnasse, éd. Deborah Steinberger, Exeter, University of Exeter Press, 2001. 3 Sur l’histoire de la troupe des Comédiens de Mademoiselle, et sur les troupes de province en général, voir Henri Chardon, La Troupe du Roman comique dévoilée et les comédiens de campagne au X V I Ie siècle, Le Mans, Edmond Monnoyer, 1876 ; Georges Mongrédien, La Vie quotidienne des comédiens au temps de Molière, Paris, Hachette, 1966. Deux tragi-comédies à machines imprimées à Lyon dans les années 1650 Perry G E T H N E R Oklahoma State University Au milieu du XVIIe siècle les Français développent un genre hybride : la pièce à machines. Il est vrai qu’on avait déjà, depuis quelques décennies, écrit des pièces comportant des machines, en incorporant des raffinements technologiques importés d’Italie. Mais c’est l’opposition à l’introduction de l’opéra italien à la fin des années 1640 qui suscite une alternative proprement française aux pièces entièrement chantées : des ouvrages dramatiques presque entièrement parlés et destinés à faire valoir les machines 1 . Presque toutes les pièces à machines jouées pendant la deuxième moitié du siècle sont des tragédies, mais à Lyon on crée, pendant une période de deux ans, deux des rares pièces à machines qualifiées de tragi-comédies : Endymion de Françoise Pascal, publié en 1657 par Clément Petit, et Le Festin de pierre de Dorimond, publié en 1659 par Antoine Offray. Il n’y a pas eu, que je sache, d’analyse comparée de ces deux ouvrages. Je me propose d’examiner ce qu’ils ont en commun et dans quelle mesure ils reflètent, surtout dans leur thématique et dans leur dénouement, les goûts du public lyonnais. Parlons brièvement des deux dramaturges, qui restent peu connus 2 . Nicolas Drouin, dit Dorimond (ou Dorimon), né vers 1628, fut la vedette et le chef d’une troupe active au cours des années 1650-1660, patronnée par Mademoiselle, c’est-à-dire la princesse de Montpensier, cousine germaine du roi 3 . Il écrit sa première pièce, et sa seule tragi-comédie, Le Festin de pierre, ou le Fils criminel, en novembre 1658 pour profiter d’un séjour de la Cour 4 La cour séjourna à Lyon vers la fin de 1658 pour accompagner Louis XIV lors d’une rencontre avec la princesse de Savoie (arrivée le 28 novembre, départ en janvier 1659). Mazarin avait proposé un mariage entre les deux jeunes cousins, mais il s’agissait sans doute d’un stratagème pour obliger le gouvernement espagnol à proposer plutôt un mariage avec l’infante Marie-Thérèse, qui aura effectivement lieu en 1660. 5 Les citations sont tirées de l’édition de 1906 de Georges Gendarme de Bévotte dans sa collection Le Festin de Pierre avant Molière (nouvelle édition de Roger Guichemerre, Paris, Nizet, 1988). à Lyon, auquel participe sa bienfaitrice 4 . La troupe reste dans cette ville jusqu’au début de l’année suivante, et c’est là que Dorimond fait publier sa pièce. Il écrit par la suite une série de petites comédies, toutes publiées en 1661, et puis plus rien. Il meurt vers 1664. Françoise Pascal, jeune poétesse lyonnaise née en 1632, publie entre 1655 et 1662 trois petites comédies en un acte et trois tragi-comédies en cinq actes. La dernière au moins de ses tragi-comédies est jouée à Lyon, et il est probable que la dernière de ses comédies est représentée à Paris. Plus tard elle s’installe à Paris, où elle se consacre à la composition de poésies religieuses. La date de sa mort est inconnue, mais elle est toujours vivante en 1698. Pour en arriver à une définition de la tragi-comédie à machines, je me propose d’examiner séparément chacune de ses composantes. Il va sans dire que l’emploi des machines est indispensable au sous-genre, et dans ce domaine les deux dramaturges suivent les conventions déjà goûtées du public, sans tenter d’innover. Dans le cas d’Endymion le texte imprimé précise tous les effets spectaculaires : changement de décor instantané entre chaque acte, deux chars volants qui effectuent un voyage horizontal aussi bien que deux descentes et une ascension, personnages (humains ou monstres) qui apparaissent et/ ou disparaissent rapidement, orage rapide mais violent. Fait curieux, la métamorphose d’un personnage humain en arbre, au lieu d’être exposée aux yeux du public, est reléguée dans un récit. Les changements de décor permettent l’utilisation de plusieurs lieux souvent associés à la tragi-comédie : temple, palais, bois sauvage, montagne. Mais la dramaturge crée une unité thématique entre ces espaces disparates en faisant voyager son protagoniste à travers une série de lieux liés à la déesse Diane, dont Endymion est amoureux : ses temples situés dans plusieurs pays, une forêt qui lui est consacrée, les cieux où elle conduit le char lunaire. Françoise Pascal a certainement conçu sa seule pièce à machines dans l’intention d’une représentation, bien que nous ignorions si Endymion fut jamais joué. Dorimond a, bien sûr, gardé l’élément spectaculaire le plus attendu du public, c’est-à-dire la statue animée, qui paraît à trois reprises et qui cause finalement la chute du protagoniste dans les enfers. La confrontation décisive entre le séducteur et la statue a lieu dans une grotte, qui s’ouvre pour l’accueillir et disparaît juste après la chute. La pièce comporte dix décors différents, et dans quatre actes sur cinq il y a, à chaque fois, un ou plusieurs changements de décor. Il est probable que la troupe disposait aussi du type de machine qui change le décor de façon instantanée, comme dans Endymion, même si cela n’est pas précisé dans le texte imprimé. Quant à la scène du naufrage, l’orage ne s’accomplit pas sous nos yeux, mais la didascalie : « Briguelle sur le port de la Mer sortant de faire naufrage » (IV, 2), laisse supposer qu’on montrait une toile peinte figurant la mer avec les débris du navire 5 . Dorimond, en écrivant une pièce qui devait se jouer devant la cour et qui montrait l’intervention de la justice divine, voulait sans doute y concentrer un grand nombre d’effets visuels saisissants. 334 Perry Gethner 6 La dramaturge ne précise pas la source de sa pièce dans son « Avis au lecteur » ; c’est l’historien Henry Carrington Lancaster qui l’a découverte : A History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1929-1942, t. 3, p. 501. Pour une comparaison détaillée entre la pièce et le roman, voir l’introduction dans mon édition de la pièce. Les intrigues de ses autres tragi-comédies sont tirées de romans de Jean-Pierre Camus et de Madeleine de Scudéry. 7 G. Gendarme de Bévotte, La Légende de Don Juan. Son évolution dans la littérature des origines au Romantisme, Paris, Hachette, 1906 ; Oscar Mandel, The Theatre of Don Juan. A Collection of Plays and Views, 1630-1963, Lincoln, University of Nebraska Press, 1963 ; Claude Bourqui, Les Sources de Molière. Répertoire critique des sources littéraires et dramatiques de Molière, Paris, SEDES, 1999. En fait, Gendarme de Bévotte, dans la deuxième édition de son ouvrage (Paris, Hachette, 1911), a changé d’avis, émettant des doutes sur l’identification de la pièce de Giliberto comme source principale de Dorimond et de Villiers et suggérant que la pièce jouée en France par des comédiens italiens vers 1658 était probablement un mélange de plusieurs ouvrages antérieurs (p. 63). 8 Éd. cit., p. 19. Il reste à savoir pourquoi les deux dramaturges ont choisi l’étiquette de tragi-comédie pour leurs ouvrages. Pour répondre à cette question, il faut surtout examiner le choix de sujet, les types de personnages et le dénouement. Pour le premier point, il est important de noter que, à la différence de la plupart des tragédies à machines qui tirent leur intrigue de la mythologie classique ou des romans chevaleresques, nos dramaturges préfèrent tirer les leurs de sources récentes. Françoise Pascal fonde toutes ses tragi-comédies sur des romans français contemporains. Même si les personnages d’Endymion ont leur origine dans la mythologie, l’intrigue est une adaptation du roman du même nom publié par Jean Ogier de Gombauld en 1624 6 . Dorimond a trouvé son sujet dans les pièces italiennes sur Dom Juan jouées en France par des troupes ambulantes récemment venues d’Italie. Le chef de la troupe de Mademoiselle connaissait du moins l’un des scénarios italiens, et il est possible qu’il ait lu aussi la pièce de Giacinto Cicognini, Il Convitato di pietra, qui circulait apparemment en manuscrit avant d’être publiée en 1671. Selon les historiens du mythe de Dom Juan, Dorimond avait comme source principale une pièce perdue du même nom d’un autre dramaturge italien, Onofrio Giliberto, publiée, dit-on, en 1652. Certains pensent que cette pièce n’a jamais existé, mais, même si elle était réelle, on n’a aucune preuve qu’elle ait circulé en France ni qu’elle y ait été jouée 7 . Quant aux types de personnages, la présence obligatoire des machines nécessite le recours au monde surnaturel. Endymion traite des amours entre un homme mortel et une déesse, alors que Le Festin de pierre montre une statue animée exerçant la vengeance divine. La plupart du temps nous sommes dans un monde purement humain, mais les personnages suprahumains surveillent les hommes et n’hésitent pas à intervenir. Il est significatif que l’histoire de Dom Juan utilise une forme de merveilleux chrétien et que le traitement du mythe d’Endymion christianise dans une certaine mesure un mythe païen : les éléments les plus troublants du paganisme s’y estompent ou disparaissent entièrement. Quant au dénouement, il est presque obligatoire qu’une tragi-comédie finisse bien, bien que la fin heureuse soit acceptable aussi dans une tragédie. Mais c’est surtout dans la tragi-comédie que les dramaturges insistent sur une fin moralisatrice, où les personnages vertueux triomphent alors que les méchants sont punis. En effet, Dorimond déclare, dans sa dédicace au duc de Roquelaure : « mon but principal estoit d’y faire paroistre la vertu opposée au vice : j’y fais tous mes efforts pour abbaisser ce monstre sous les pieds de cette deesse 8 ». Dorimond avait deux autres raisons pour choisir son étiquette. Celle de comédie 335 Deux tragi-comédies à machines imprimées à Lyon dans les années 1650 9 Il n’y a aucune preuve pour appuyer cette hypothèse. Cependant, on sait que la troupe du Marais, qui faisait des pièces à machines sa grande spécialité dans les années 1650-1660, ne pouvait pas regarder d’un bon œil les efforts de la troupe rivale pour monter des pièces dans le nouveau sous-genre. La première tentative à l’Hôtel de Bourgogne, Le Grand Astyanax (pièce perdue d’un auteur inconnu) en 1656, remporte un si grand succès qu’on monte la pièce de Gilbert l’année suivante. Il n’est donc pas impensable que la troupe du Marais ait voulu, au début de 1657, monter une pièce sur le même sujet. Après tout, la pratique des pièces rivales existait depuis les années 1620. Mais en fin de compte la création d’une pièce concurrente ne sera pas nécessaire, car le Marais aura à ce moment-là l’un des plus grands succès du siècle : le Timocrate de Thomas Corneille. Donc, même si le Marais a commandé la pièce de F. Pascal, ce qui est loin d’être certain, la troupe aurait pu décider de ne pas la jouer. Voir S. Wilma Deierkauf-Holsboer, Le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, Nizet, 1968-1970, t. 2, p. 80-85. 10 Ajoutons que Gilbert n’était pas novice dans la pratique des pièces rivales. Dans la décennie précédente il avait composé une Sémiramis (en concurrence avec Desfontaines) et une Rodogune (en concurrence avec Corneille). Voir Sandrine Blondet, Les Pièces rivales des répertoires de l’Hôtel de Bourgogne, du Théâtre du Marais et de l’Illustre Théâtre. Deux décennies de concurrence théâtrale parisienne (1629-1647), Champion, 2017. 11 Voir notamment Hélène Baby, La Tragi-comédie de Corneille à Quinault, Paris, Klincksieck, 2001. pour une pièce où le personnage central meurt à la fin (audace que pratiquera Molière six ans plus tard dans sa propre pièce sur le même sujet, également intitulée Le Festin de pierre) serait quelque chose d’exceptionnel. Et Dorimond est le seul dramaturge du XVIIe siècle à terminer une pièce sur Dom Juan par le mariage d’un couple innocent et généreux, libéré enfin de la persécution du protagoniste méchant. Françoise Pascal, elle aussi, associe le dénouement heureux au genre tragi-comique, même si dans certains cas le bonheur est réservé pour la vie future - sa première grande pièce, Agathonphile martyr, se termine par la condamnation à mort de sept personnages en tant que martyrs chrétiens. Dans Endymion le bonheur du protagoniste est de nouveau situé dans une vie céleste, mais du moins la déesse l’empêche-t-elle de se donner la mort et l’entraîne au ciel pour l’épouser en secret. Le choix de ce dénouement heureux paraîtra encore plus significatif si l’on accepte ma conjecture selon laquelle la dramaturge a reçu la commande de composer une pièce à machines sur ce sujet pour rivaliser avec la tragédie à machines de Gabriel Gilbert, Les Amours de Diane et d’Endimion, publiée la même année et jouée par la troupe de l’Hôtel de Bourgogne 9 . La fin de la pièce de Gilbert est sans aucun doute tragique : Apollon, rival méprisé du protagoniste, l’assassine, et Diane, pour fuir la persécution des autres dieux et pour se rapprocher de son bien-aimé mort, décide de résider désormais dans les enfers. Mais en l’absence de preuves qui soutiennent la thèse d’une commande parisienne passée à la dramaturge lyonnaise, la parution presque simultanée de deux pièces sur un sujet analogue n’est peut-être qu’une coïncidence 10 . Une autre approche pour déterminer la validité de l’étiquette de tragi-comédie est d’ordre thématique. Le dénouement heureux ne suffit pas : le genre intermédiaire privilégie le rôle du hasard, lié à la présence de la providence divine, qui permet la multiplication des obstacles et la réversibilité des événements 11 . Les deux auteurs utilisent constamment le hasard dans leurs tragi-comédies, quoique de façon différente. Chez Dorimond toutes les aventures du protagoniste relèvent de la coïncidence, même si l’enchaînement des événements n’est pas entièrement fortuit : quelque chose d’imprévu arrive, le protagoniste en profite pour commettre un acte mauvais, dont les conséquences le mèneront éventuel‐ 336 Perry Gethner 12 Les citations sont tirées de mon édition de la pièce, dans la collection Femmes dramaturges en France (1650-1750), Pièces choisies, t. 2, Tübingen, Gunter Narr, 2002. lement à sa perte. Cela commence tout au début de la pièce. Dom Jouan (et Dorimond est le seul dramaturge français à utiliser cette graphie insolite) entend une conversation privée entre une dame noble, Amarille, et son fiancé, Dom Philippe, au cours de laquelle elle lui donne un rendez-vous nocturne sous son balcon. Dom Jouan arrive au rendez-vous avant l’amant, tente de violer la jeune femme, et tue en duel le père de celle-ci qui survient pour la défendre. Dans l’acte III il rencontre par hasard un pèlerin, avec qui il fait un échange de vêtements tout à fait salutaire puisqu’il est poursuivi par la police et par Dom Philippe. À l’acte IV, il s’embarque sur un bateau pour s’enfuir d’Espagne, mais un naufrage le ramène presque à son point de départ, ce qui lui fournit l’occasion de séduire une paysanne qu’il rencontre sur le rivage. Ensuite, quand Dom Jouan découvre par hasard dans un bois le tombeau du commandeur qu’il a récemment tué, il le nargue et l’invite à dîner. Puis le commandeur l’invite en retour à dîner avec lui et le fait foudroyer. L’accumulation des crimes, bien que les épisodes singuliers semblent peu liés, contribue donc au châtiment final du protagoniste. L’intrigue d’Endymion est entièrement dominée par la mutabilité et la coïncidence, mais paradoxalement tout arrive selon un dessein providentiel. Dans les premiers moments de la pièce, la prophétesse Parthénopée annonce au protagoniste qu’il va être manipulé par « Les Dieux sujets au changement » et que ceux-ci se serviront de sa faiblesse (v. 45-47). Endymion, resté seul, exprimera son effarement à l’idée du désordre dans l’ordre cosmique : Elle nous a dit que les Dieux Sont aussi changeants que les hommes ; Que même en le siècle où nous sommes, L’on voit régner dedans les Cieux, Aussi bien qu’ici-bas, l’abus et l’inconstance. (v. 79-83) 12 Les spectateurs, aussi bien qu’Endymion lui-même, ont l’impression que tout ce qui lui arrive par la suite est une série de coïncidences bizarres. Par exemple, au cours du deuxième acte, il trouve, par hasard, Diane en conversation avec quelques-unes de ses nymphes et elle lui tire des flèches, annonçant qu’elle le fait pour le punir ; puis une autre suivante de Diane, cherchant son chien perdu, trouve le protagoniste et le guérit de l’apparente blessure aux yeux qu’il vient de recevoir ; puis il rencontre la jeune et belle prêtresse Sthénobée, dont il avait déjà fait la connaissance, et qui lui demande de couper une branche d’un arbre sacré pour elle ; puis des gens du pays l’arrêtent et le condamnent à mort parce qu’on déclare que l’acte qu’il vient de commettre est un crime. Nous découvrirons plus tard que rien de tout cela n’est le fruit d’un véritable hasard : tout a été prévu selon un dessein concerté entre la déesse et la magicienne Ismène pour éprouver la valeur d’Endymion. Passons à ma dernière question : le choix du genre tragi-comique indique-t-il le désir de satisfaire le goût de la société lyonnaise cultivée ? Même si nous avons peu de renseignements détaillés sur les salons et sur la vie théâtrale en province, nous savons que des cercles lettrés fleurissaient à Lyon et que ceux-ci accueillaient Françoise Pascal. Cette poétesse était associée à la famille des Villeroy, gouverneurs de Lyon, et les préfaces et 337 Deux tragi-comédies à machines imprimées à Lyon dans les années 1650 13 Les choix de dédicataires sont révélateurs : le prévôt des marchands et échevins de la ville pour Agathonphile martyr (1655), M lle de Villeroy (la fille, sans doute aînée, du gouverneur) pour Endymion, la marquise de la Baume (la nièce du gouverneur) pour Sésostris (1661), Charles Grolier, nouveau prévôt des marchands, pour Le Vieillard amoureux (1662). De plus, sur la page de titre de ses deux premières tragi-comédies elle se qualifie de « fille lyonnaise ». 14 La source principale pour la vie théâtrale lyonnaise de l’époque est Claude Brouchoud, Les Origines du théâtre de Lyon, Lyon, N. Scheuring, 1865. Pour la décennie de 1650, on a recensé, en plus des premières pièces de F. Pascal, la première comédie en cinq actes de Molière (L’Étourdi, composé pendant un séjour de sa troupe à Lyon), la première pièce de Chappuzeau (Le Cercle des femmes, petite comédie composée pendant un bref séjour à Lyon), et trois ouvrages composés par des auteurs locaux peu connus : une tragédie historique, une tragi-comédie biblique, et une comédie satirique. La vie théâtrale à Lyon était active, car les Villeroy encourageaient la visite de troupes ambulantes (quelquefois deux troupes y séjournaient en même temps), et ils allaient même patronner une troupe à partir de 1663. 15 Si les phénomènes de la galanterie et de la préciosité ont bénéficié récemment d’études magistrales, on a peu de renseignements détaillés sur les salons de province. Voir Myriam Dufour-Maître, Les précieuses : naissance des femmes de lettres en France au X V I Ie siècle [1999], Paris, Champion, 2008 ; Alain Viala, La France galante, Paris, Presses Universitaires de France, 2008. F. Pascal est identifiée comme une précieuse, d’abord par Antoine Somaize : Le Dictionnaire des Précieuses, 1660-1661, éd. Ch.-L. Livet, Paris, P. Jannet, 1850, et ensuite par M. Dufour-Maître (p. 715). dédicaces de ses ouvrages publiés dans sa ville natale contiennent mainte louange de la vie culturelle 13 . Les types de sujets choisis par elle et par le petit nombre de dramaturges dont les ouvrages ont survécu donnent quelques indications sur le goût de ces cercles lettrés 14 . La faveur dont jouissait la plus prolifique des dramaturges locaux qu’était Françoise Pascal témoigne de la pénétration de la nouvelle esthétique galante, avec la promotion des valeurs chevaleresques et le respect accordé au rôle de la femme dans la vie culturelle. Il n’est donc pas surprenant de voir que cette autrice fut qualifiée de Précieuse par Antoine Somaize, détracteur des femmes lettrées mais qui publia un dictionnaire dans lequel il en identifie un grand nombre 15 . À mon avis, ce n’est guère un hasard si, parmi les changements que les deux dramaturges opèrent à l’égard de leurs sources, le plus significatif est l’invention d’un dénouement heureux motivé par le désir de récompenser le dévouement d’un chevalier parfait et de l’unir à la dame aimée - thème favori de la littérature romanesque de cette génération. Il est surprenant de voir, dans Le Festin de pierre, tant de place accordée à l’amour galant, car le protagoniste est un séducteur des plus anti-galants. Et pourtant, la pièce de Dorimond commence et finit sur des passages où l’amour entre deux amants vertueux, Amarille et Dom Philippe, s’exprime longuement et se voit enfin récompensé, alors que le personnage éponyme, qui bafoue toutes les valeurs sociales et morales, reçoit une punition bien méritée. Aucune des versions italiennes connues ne propose un dispositif similaire. Le scénario représenté, selon toute vraisemblance, par la troupe italienne installée en France en 1658 (sauvegardé par le comédien Biancolelli, traduit en français au siècle suivant par Gueullette, et publié par Gendarme de Bévotte), ne montre jamais les amants nobles, Octavio et Anna, ensemble sur scène ; de plus, la pièce commence et finit sur les rapports du valet de Dom Juan au roi. Cicognini, lui non plus, ne montre jamais Ottavio en présence de sa fiancée (et il aura successivement deux fiancées : Isabella à Naples, puis Anna à Séville). Quand le roi arrive au cimetière pour arrêter Don Giovanni, et y rencontre le valet éperdu qui raconte la mort de son maître, il n’est accompagné que par Ottavio et par le mari et le père de la paysanne 338 Perry Gethner 16 L’édition princeps comporte deux petits documents délivrés par les autorités lyonnaises, un Consen‐ tement et une Permission, les deux datés du 11 janvier 1659, mais il n’y a ni Privilège ni Achevé séduite ; aucune femme n’est présente. Ensuite il y a un épilogue où le séducteur subit les tourments mérités en enfer. Il est donc clair que les premières et dernières parties de la pièce de Dorimond sont originales, et que ce dramaturge a tenu à mettre en relief les amours du couple vertueux composé d’Amarille et de Dom Philippe, qui jouent un rôle important pendant toute la pièce. Dans la version de Dorimond, après la mort du commandeur, le fiancé jure de tirer vengeance de Dom Jouan, car Amarille l’a tout de suite identifié comme le coupable. Malheureusement, quand Dom Philippe retrouve son adversaire, celui-ci s’est déjà déguisé en pèlerin et le vengeur ne le reconnaît pas. Contrefaisant le saint, le faux pèlerin demande à Dom Philippe de prier avec lui et insiste pour que l’autre ôte son épée avant de commencer la prière. Dom Jouan se saisit promptement de l’épée, révèle son identité, et menace son ennemi. Mais il refuse de lui faire du mal, déclarant que c’est un adversaire indigne de lui. Dom Philippe, honteux de cette mésaventure et ne sachant plus comment poursuivre Dom Jouan, retourne vers Amarille pour avouer son échec et lui déclare qu’il est désormais indigne d’elle ; il lui offre même sa propre vie pour châtiment d’avoir failli à sa mission. Si je viens m’exposer à vos divins appas, C’est afin d’exciter et mon cœur, et mon bras, […] J’ai crû [sic dans l’original] que je devois pour ne pas faire un crime, Vous apporter mon cœur, ainsi qu’une victime, C’est là ce que je veux, et n’ai pas mérité Que vous songiez encor à ma fidélité. (v. 1687-1700) Bien entendu, après une telle déclaration de soumission et d’auto-sacrifice, Amarille lui pardonne volontiers son échec, avouant qu’elle l’aime toujours et qu’elle est ravie qu’il ait eu la vie sauve. Elle ajoute que le stratagème de Dom Jouan constitue une telle dérogeance que le traître ne mérite plus de se battre avec un noble ; il faut plutôt qu’il soit arrêté et puni par la police. Et en fait, les archers sévillans vont coopérer avec Dom Philippe pour retrouver Dom Jouan, revenu à la ville en secret. Mais ils arrivent un moment trop tard, car la statue vient d’exercer la vengeance divine sur le protagoniste. Dans une autre scène inventée par Dorimond, Lucie, cousine d’Amarille qui lui sert de tutrice après la mort de son père, l’encourage fortement à épouser Dom Philippe au plus vite sans prolonger la période du deuil - conseil qu’elle répète dans la toute dernière scène, qui se situe apparemment chez l’héroïne. Amarille accepte l’offre du mariage aussitôt qu’elle apprend que son père a été vengé, et la pièce se termine par le mariage du couple vertueux, comme dans une tragi-comédie typique. Et pour rendre la conclusion encore plus réjouissante, Dom Philippe étend le pardon au valet repenti du séducteur et le prend à son service, ce qui n’arrive dans aucune autre version. Bien entendu, on ne peut pas prouver que Dorimond ait mis en relief le couple vertueux et arrangé un dénouement optimiste seulement pour satisfaire le goût lyonnais. Néanmoins, deux choses sont certaines : Dorimond aurait pu attendre quelques mois avant de faire publier sa pièce, afin qu’elle paraisse à Paris, mais il a préféré arranger une publication immédiate en se servant d’un éditeur lyonnais 16 . De plus, ses 339 Deux tragi-comédies à machines imprimées à Lyon dans les années 1650 d’imprimer, ce qui est souvent le cas pour les éditions parues hors de Paris. La deuxième édition (Paris, Étienne Loyson, 1665), donne l’Extrait du Privilège, daté du 12 avril 1661. Ce privilège comprend, en plus du Festin de pierre, deux pièces postérieures du dramaturge. 17 Sur la tradition des farces françaises et de leurs interprètes, voir Céline Candiard, Esclaves et valets vedettes dans les comédies de la Rome antique et de la France d’Ancien Régime, Champion, 2017. Charles Mazouer a inclus deux des petites comédies de Dorimond, L’École des cocus et La Femme industrieuse, dans sa collection Farces du Grand Siècle, Livre de Poche, 1992. 18 L’historien accepte sans contestation la déclaration liminaire de Villiers selon laquelle il aurait suivi sa source italienne avec plus de fidélité que tous ses devanciers ; Villiers ne nomme pas cette source, et c’est Gendarme de Bévotte qui l’identifie avec Giliberto. pièces ultérieures, toutes publiées à Paris, sont des comédies libres, et souvent farcesques. Il pouvait penser que ses comédies seraient mieux accueillies à Paris, où le public était plus nombreux et plus diversifié, et où il avait plusieurs troupes professionnelles établies en permanence ; l’influence des milieux lettrés y était peut-être moins forte, et la tradition des farceurs populaires n’avait pas disparu 17 . En revanche, à Lyon, où le nombre de spectateurs était assez limité et où il n’y avait que des troupes ambulantes, l’influence des cercles raffinés était sans doute plus déterminante. Cette hypothèse est d’autant plus vraisemblable que Lyon ne disposait à cette époque-là que d’une seule salle de théâtre, située dans le palais des gouverneurs ; la famille des Villeroy, qui comprenait un archevêque, pouvait sans doute décider du choix des pièces représentées sur leur propre territoire. Si l’on accepte l’hypothèse de Gendarme de Bévotte, la pièce perdue de Giliberto constitue la source principale non seulement de Dorimond, mais aussi de la pièce de Villiers sur le même sujet composée un an après, et la version de Villiers correspond plus fidèlement à la pièce italienne. Selon lui, les divergences entre les versions de Dorimond et de Villiers témoigneraient de la volonté du premier de se démarquer de la source commune 18 . Or, les divergences principales entre les versions de Dorimond et de Villiers commencent avec la confrontation entre le séducteur et Dom Philippe, ce qui affecte le dénouement. Dans l’acte III de la pièce de Villiers, Dom Juan déguisé en pèlerin, au lieu d’épargner son adversaire, utilise l’épée du jeune homme pour l’assassiner. Ainsi disparaît la possibilité d’un dénouement heureux pour le couple vertueux. Puis Dom Juan enlève une jeune mariée au milieu de la fête des noces, et les parents de la fille déshonorée décident de porter plainte devant le gouverneur ; dans la dernière scène de la pièce, on les voit qui reviennent du palais, et en chemin ils rencontrent le valet Philipin, qui leur raconte la mort de son maître. La mère de la mariée exprime très brièvement sa joie, et le valet s’adresse au public pour énoncer la leçon morale. Mais aucun mariage ne s’arrange, et les victimes précédentes du séducteur ne sont même pas averties de sa punition. L’amour galant a donc une présence beaucoup moins visible chez Villiers, qui réduit les amants exemplaires au rôle de pures victimes. Et Villiers, comédien dans la troupe de l’Hôtel de Bourgogne, choisit naturellement de faire publier sa tragi-comédie à Paris. La modification du dénouement est encore plus radicale dans Endymion. Dans le roman de Gombauld, le personnage éponyme, amoureux de la déesse Diane, subit une série d’épreuves que celle-ci lui impose, qui culmine avec son auto-sacrifice sur l’autel de la déesse. Mais en arrivant aux enfers, il découvre qu’il n’est pas vraiment mort, s’évanouit de nouveau, et se réveille dans la grotte où ses aventures ont commencé. C’est là qu’il rencontre son meilleur ami Pizandre et lui raconte ses aventures. Endymion déclare que 340 Perry Gethner tout a eu lieu dans la vie réelle et se plaint d’être la victime de Diane, qui s’est jouée cruellement de sa passion pour elle. Mais Pizandre croit plutôt que tout s’est passé dans un songe, et le romancier donne raison à cette dernière interprétation. Dans la pièce, en revanche, les aventures du protagoniste se passent dans un songe, mais ce songe, loin d’être une illusion, est créé par magie et sur l’ordre exprès de Diane. La déesse aime Endymion en retour, mais elle veut s’assurer qu’il est digne d’elle avant de s’unir à lui. Les épreuves sont tantôt physiques (il doit affronter des monstres et prouver qu’il ne craint pas la mort), tantôt psychologiques (il doit résister à l’amour de la belle prêtresse Sthénobée et accepter une condamnation injuste sans blâmer Diane). À la fin de la pièce Diane descend dans son char pour empêcher Endymion de se suicider pour de bon, et le transporte dans les cieux, en lui expliquant que c’est elle qui a tout organisé, tout observé et tout approuvé. Il y a donc une conclusion heureuse : le héros est récompensé pour ses vertus, en particulier son dévouement aveugle et sans bornes envers la dame, qui est littéralement au-dessus de lui. L’abnégation du héros atteint son comble au moment où les prêtres de Diane lui annoncent que c’est la déesse qui a ordonné sa mort, et il parvient à un état d’extase où l’ivresse du martyre s’allie à la passion amoureuse galante : O! l’agréable arrêt, la souhaitable mort ! Ne dois-je pas bénir la douceur de mon sort ? Enfin c’est pour Diane, mort chère et glorieuse, Qui sur toutes les morts sera victorieuse : C’est donc pour ma Déesse ? est-il rien de si doux Que de mourir pour elle, et d’en sentir les coups ? […] Loin de l’appréhender, j’en adore l’auteur. (v. 1030-1038) En prouvant qu’il est prêt à tout subir pour sa bien-aimée, y compris se sacrifier littéra‐ lement pour elle, Endymion réalise l’idéal du héros soumis, suivant une tradition qui remonte au moins à Céladon. Mais c’est surtout la représentation de Diane qui rattache la pièce à la littérature précieuse. Comme je l’ai soutenu dans mon édition de cette pièce, le message de Françoise Pascal peut se lire comme proto-féministe : dans un monde soi-disant polythéiste, Diane est la divinité principale et la seule à disposer de temples et de prêtres ; elle a pleine liberté de choisir son partenaire ; elle forme une alliance avec une magicienne toute-puissante pour manipuler les actions de tous les personnages humains qui l’intéressent, en se servant d’une gamme d’illusions et de métamorphoses qui en fin de compte ne font réellement de mal à personne ; elle est la source ultime du bonheur psychologique et spirituel. Ainsi ces deux ouvrages peu connus semblent bien refléter le goût de leur époque et notamment celui des cercles lettrés au milieu du siècle, dans un moment de transition générique qui mènera éventuellement à la création de l’opéra français. Et puisque le public théâtral à Lyon semblait dominé par les préférences de la famille des gouverneurs et de leurs amis cultivés, les dramaturges qui y travaillaient comprenaient la nécessité de refléter la nouvelle esthétique galante qu’on y prisait. Ce phénomène, ponctuel chez Dorimond mais permanent chez Françoise Pascal, semble avoir contribué à l’établissement de leur réputation littéraire. 341 Deux tragi-comédies à machines imprimées à Lyon dans les années 1650 1 Dans un article de 1966, Jacqueline Roubert avait pointé l’intérêt de ces documents et en avait proposé une analyse ( J. Roubert, H.-J. Martin (dir.), « La situation de l’imprimerie lyonnaise à la fin du X V I Ie siècle », Cinq études lyonnaises, Genève-Paris, Droz, 1966, p. 77-111 (« Histoire et civilisation du livre », n° 1). L’imprimerie lyonnaise en 1682. Un regard sur la production licite Jérôme S I R D E Y Bibliothèque municipale de Lyon Préalablement à la conférence de Roger Chartier, les organisateurs du colloque m’ont invité à dire quelques mots d’introduction en lien avec l’histoire du livre et les collections conservées à la Bibliothèque municipale de Lyon (BmL). Il m’a paru intéressant d’évoquer succinctement la situation de l’imprimerie lyonnaise à la fin du XVIIe siècle. Je le ferai en m’appuyant sur une source bien connue des historiens du livre lyonnais : les procès-verbaux des visites des imprimeurs, conservés aux Archives du département du Rhône et de la Métropole de Lyon sous la cote BP 3615 1 . Le fonds du siège présidial et de la sénéchaussée de Lyon comprend les procès-verbaux de trois visites effectuées en 1670, 1682 et 1687 par les officiers de cette juridiction en exécution d’arrêts royaux. Il s’agit avant tout pour l’autorité monarchique de vérifier que les imprimeurs respectent la législation et la réglementation en vigueur, d’où le soin apporté au contrôle des privilèges octroyés pour l’édition d’un livre. Les procès-verbaux fournissent des informations plus ou moins détaillées sur les ateliers - les « ouvroirs » - des imprimeurs et sur les ouvrages qui en sortent. La visite de 1670 indique ainsi le nombre de compagnons et d’apprentis employés par chaque imprimeur, ce qui n’est pas le cas dans la visite de 1682. Celle-ci, en revanche, donne davantage d’éléments sur les presses et les livres produits. La visite de 1687 fourmille d’informations très précieuses : elle est malheureusement incomplète (seuls 11 imprimeurs sont cités). De par leur nature, ces visites offrent un panorama incomplet des activités des impri‐ meurs lyonnais : elles passent à côté des nombreuses contrefaçons et éditions clandestines, soigneusement cachées lors du passage des officiers de la sénéchaussée. Il est rare que les visites permettent de les repérer. Le procès-verbal de 1682 signale un livre suspect, trouvé non pas chez un imprimeur mais chez un relieur : l’Histoire de l’Église et de l’Empire du pasteur et historien Jean Le Sueur. En dépit de leurs limites, les visites réalisées par les officiers de la sénéchaussée permettent néanmoins de dresser un état des imprimeurs lyonnais à la fin du XVIIe siècle et de mesurer l’ampleur du marché licite, la part visible et 2 Voir les contributions de ces deux auteurs dans ces Actes. L’on se réfèrera également à l’étude d’A. Béroujon, Les Écrits à Lyon au X V I Ie siècle : espaces, échanges, identités, Grenoble, PUG, 2009. 3 Nous n’avons pas compté la seconde presse de Marcelin Gautherin, qui n’était pas en état de travailler lors de la visite. librement affichée de l’activité éditoriale, que l’on pourra mettre en regard avec le marché illicite présenté par Dominique Varry et Anne Béroujon 2 . Dans cette courte présentation, je prendrai plus particulièrement appui sur la visite de 1682, effectuée en avril par Mathieu de Sève, lieutenant général de la sénéchaussée de Lyon, en exécution d’un arrêt du conseil d’État du 27 février 1682. Fig. 1. Localisation des imprimeries lyonnaises en 1682 (les chiffres indiquent le nombre d’ateliers par rues et places). Figure réalisée à partir du plan suivant : Lion, ville très considérable du royaume de France, Paris, de Fer, 1700. Consultable dans Gallica : http: / / gallica.bnf.fr/ ark: / 12148/ btv1b8442704v/ f1.item.zoom Lyon compte alors 30 imprimeurs. Ils sont installés là où s’est développée l’imprimerie dès la fin du xv e siècle : sur la presqu’île entre la place Bellecour, le couvent des Cordeliers et l’église Saint-Nizier (Fig. 1). Ils se concentrent sur la place Bellecour, dans la rue Confort, la rue de l’Hôpital, la rue Mercière et la rue de la Belle Cordière qui, à elles cinq, rassemblent plus de la moitié des ateliers lyonnais. La majorité des imprimeurs possède deux ou trois presses, les ateliers les plus importants en abritant 4, 5, voire 6 dans le cas unique de l’imprimeur libraire Pierre Guillimin. Au total, l’imprimerie lyonnaise dispose de 89 presses 3 . Toutefois, lorsque Mathieu de Sève effectue sa visite, beaucoup ne sont pas en service : seules 52 presses sont mobilisées en ce mois d’avril 1682, soit à peine 60 % de l’équipement. Six imprimeurs seulement font alors tourner 344 Jérôme Sirdey 4 Jean Barbier d’Aucour, Manifeste, ou La préconisation en vers burlesques d’un nouveau livre, intitulé : Réflexions sur les veritez évangéliques, contre la traduction et les traducteurs de Mons. Par les R.-P. Capucins de Provence. L’ouvrage a connu plusieurs éditions. Jean Barbier d’Aucour (1641-1694) était un auteur satirique, favorable aux jansénistes. 5 Pour être tout à fait complet, il faut préciser qu’Antoine Laurent utilisait alors une presse pour imprimer des billets à l’usage des congréganistes et que François Barbier en faisait fonctionner deux pour le papier timbré. Nous n’avons pas pris en compte La Conduite à la confession, dont l’impression, réalisée par Marcelin Gautherin, était achevée au moment de la visite. Fig. 2. Livres en cours d’impression ou de préparation (Lyon, avril 1682) : classement par genres l’ensemble de leurs presses et cinq n’ont aucun ouvrage en cours d’impression. Charles Amy possède ainsi cinq presses « sur lesquelles on imprimoit aucune chose ». Il déclarait « n’avoir aucun travail despuis quelq[ues] temps et qu’il attendoit les privillèges d’un livre in folio […] pour leq[ue]l il commançoit à ranger quelq[ues] caractères ». De même, les deux presses de Jean Goy sont « sans ouvriers ny ouvrages ». Le cas de Jean Molin est différent : si ses activités sont à l’arrêt, c’est qu’il est en prison et qu’il a l’interdiction de faire imprimer « jusques à ce qu’il ayt payé l’admende en laq[ue]lle il a esté condamné pour avoir […] imprimé en Dombes le livre intitullé Les vérités évangélicques contre la version du testament de Mons 4 ». Avant de tirer des conclusions sur la base de ces chiffres, examinons la nature des livres imprimés au début du printemps 1682 : 48 ouvrages sont alors sous presse ou en cours de composition. Il faut ajouter les actes royaux imprimés à la demande de la sénéchaussée par Antoine Jullieron en sa qualité d’im‐ primeur et libraire du roi à Lyon. Ces documents particuliers, sur lesquels le procès-verbal de la visite ne fournit pas de détails, n’ont pu être comptabilisés 5 . Les livres religieux dominent très largement la production, à hauteur des 2/ 3 (Fig. 2). Ce sont avant tout des livres de piété et de morale. L’on trouve beaucoup d’ouvrages 345 L’imprimerie lyonnaise en 1682. Un regard sur la production licite Fig. 3. Alexandre Piny, Etat du pur amour ou conduite pour bientôt arriver à la perfection… Lyon, François Barbier, 1682, in-12, page de titre (BmL, 802779) traditionnels comme les livres d’heures ou ce « livre antien intitullé Vita Christi […] pour les petits enfans », mais l’on rencontre également quelques traités du temps à l’exemple de L’Etat du pur amour ou conduite pour bientôt arriver à la perfection du dominicain Alexandre Piny (Fig. 3). Textes et commentaires bibliques tiennent une place notable. Les presses lyonnaises fournissent notamment des traductions françaises de la Genèse et du Livre d’Isaïe, accompagnées d’explications, et une édition des commentaires sur l’écriture sainte du jésuite anversois Jacques Tirinus. L’impression du Catechismus ad parrochos et de la Doctrina concilii tridentini de Giovanni Bellarini accompagnent la réforme tridentine. L’on relève encore des livres liturgiques - un missel et un bréviaire -, des manuels à l’usage des ecclésiastiques, notamment des instructions pour les confesseurs, et des œuvres majeures et classiques de la pensée chrétienne comme les Conférences, de Jean Cassien, ou les Acta Ecclesiae Mediolanensis, de Charles Borromée. En dehors de la religion, ce sont les livres scolaires et les ouvrages historiques qui sont les mieux représentés. Dans ce dernier domaine, l’on rencontre aussi bien des auteurs antiques - Mathieu Libéral imprime ainsi un « Quinte Curse en lattin » - que des historiens contemporains comme Louis Moreri, décédé deux ans plus tôt, ou l’antiquaire lyonnais Jacob Spon. Les lecteurs se voient en outre proposer des dictionnaires de langue et des 346 Jérôme Sirdey 6 Les Empresas sacras de Francisco Núñez de Cepeda ont reçu les approbations ecclésiastiques mais ne disposent pas de privilège, sans doute parce que l’ouvrage était destiné à n’être vendu qu’en Espagne. 7 Antoine Jullieron imprime la Gazette de Paris en vertu des lettres patentes du 25 mai 1668. Fig. 4. Jean Jourdin, Le Grand maréchal expert et françois, où il est traité de la connoissance des chevaux, de leurs maladies, & de leur guérison. Lyon, Jean Aymé Ollier, 1682, in-12, p. 238-239 (BmL, 811499) manuels techniques comme Le Grand maréchal expert et françois, où il est traité de la connoissance des chevaux, de leurs maladies, & de leur guérison, ouvrage agrémenté de quelques planches d’anatomie (Fig. 4). Le droit, qui occupe une place non négligeable dans la production imprimée lyonnaise, n’apparaît ici qu’à travers un traité du jurisconsulte espagnol Francisco Samalgo de Sodoza. Il faut enfin signaler deux titres de la presse nationale, réimprimés localement à partir des éditions parisiennes : la Gazette de Paris et le Mercure galant, Pierre Guillimin travaillant alors au numéro de mars 1682. Dans cette production du début de l’année 1682, les nouveautés se révèlent très minoritaires. 27 des 48 livres imprimés ne possèdent ni privilège, ni approbation 6 , ni lettres patentes 7 : il s’agit d’ouvrages usuels qui peuvent être reproduits librement, comme les 347 L’imprimerie lyonnaise en 1682. Un regard sur la production licite alphabets à l’usage des enfants, ou de livres dont les privilèges ont expiré et qui ont donc déjà été diffusés, telle la Forma Cleri de Louis Tronson, publiée pour la première fois à Paris en 1669. Parmi les 19 ouvrages bénéficiant d’un privilège, beaucoup sont des rééditions d’œuvres déjà connues, parfois fort anciennes comme les concordances bibliques d’Hugues de Saint-Cher. Dans ce cas, le privilège est justifié par le fait que la nouvelle édition est revue et/ ou augmentée ou bien qu’elle propose une traduction nouvelle. Les nouveautés ne sont toutefois pas totalement absentes. Nous avons ainsi repéré trois éditions originales : - les Empresas sacras du jésuite Francisco Núñez de Cepeda, un livre d’emblèmes destiné au marché espagnol, publié par Anisson et Posuel, imprimé par François Roux et illustré par le graveur lyonnais Mathieu Ogier (Fig. 5) ; - la Dissertatio hypatica d’Antoine Pagi, qui étudie la chronologie des consulats dans la Rome antique ; - les Miscellanea eruditae antiquitatis de Jacob Spon, un ouvrage d’archéologie et d’épigraphie, qui présente le résultat des voyages et des relevés effectués par l’auteur. Fig. 5. Francisco Núñez de Cepeda, Idea de el buen pastor [] representada en empresas sacras. Lyon, Anisson et Posuel, 1682, in-4°, p. 638-639 (BmL, 338708) Les presses lyonnaises assurent également la réimpression de quelques ouvrages récents : l’Etat du pur amour d’Alexandre Piny, que nous avons déjà cité, et le Grand dictionnaire 348 Jérôme Sirdey historique de Louis Moreri dont l’édition originale avait été donnée huit ans plus tôt à Lyon par les mêmes libraires Girin et Rivière. En outre, l’on peut mentionner la préparation de l’Almanach de 1683. Les éditeurs lyonnais réussissent donc à capter quelques nouveautés et à obtenir les privilèges qui permettent de les diffuser. Toutefois, en ce domaine, l’essentiel leur échappe. À la fin du XVIIe siècle, l’imprimerie lyonnaise pâtit en effet de la politique royale qui, dans le cadre d’un contrôle renforcé de la production livresque, favorise les imprimeurs et libraires parisiens. Privés des indispensables privilèges, les Lyonnais manquent de livres à imprimer comme l’indique le nombre élevé de presses inutilisées. Dans ce contexte, l’on comprend pourquoi Lyon est devenue l’une des capitales de la contrefaçon. Les acteurs du livre se sont adaptés à une conjoncture qui leur était devenue défavorable en contournant les règles et en faisant passer une large partie de leur activité dans l’économie souterraine. Dans les mêmes temps, l’imprimerie lyonnaise subit la concurrence accrue d’autres centres de production - les Pays-Bas, l’Allemagne, Genève ou encore Avignon - et voit son horizon commercial se réduire considérablement. Si le marché espagnol n’a pas totalement fermé ses portes, comme en témoigne la réalisation des Empresas sacras de Núñez de Cepeda, celui-ci ne constitue plus le débouché qui avait fait la fortune de certains éditeurs lyonnais dans la première moitié du siècle. Un dernier point mérite d’être évoqué : pour qui les imprimeurs lyonnais de la fin du Grand Siècle travaillent-ils ? Ils assurent parfois eux-mêmes l’édition des livres qu’ils réalisent. Claude Carteron donne ainsi une édition des Nouvelles fleurs des vies des saints, ouvrage en deux volumes in-folio, pour lequel il a obtenu un privilège. Hugues Denoüally réédite le dictionnaire latin, grec et français de Frédéric Morel. Mais les imprimeurs travaillent le plus souvent pour les libraires lyonnais et presque exclusivement lorsqu’il s’agit de livres bénéficiant de privilèges. Parmi ces libraires, les plus actifs sont Laurent Anisson et Jean-Baptiste Deville, qui détiennent, 8 des 19 privilèges cités dans la visite de 1682 (Fig. 6). 349 L’imprimerie lyonnaise en 1682. Un regard sur la production licite 8 Le libraire lyonnais Jean-Baptiste Deville confia l’impression de cet ouvrage à Jacques Faëton qui mentionna son nom à la dernière page du livre. Le plus souvent, le nom de l’imprimeur n’apparaît pas lorsqu’il s’agit d’un travail fait à la demande d’un libraire (BmL, A 508077). Fig. 6. Hugues de Saint-Cher. Sacrorum bibliorum vulgatae editionis concordantiae… Lyon, Jean-Bap‐ tiste Deville, 1677, in-4°, f. LLll8r 8 . Quoique rapide, partiel et ponctuel, ce panorama a néanmoins permis, je l’espère, de dégager quelques traits intéressants sur l’état de l’imprimerie lyonnaise à la fin du XVIIe siècle. 350 Jérôme Sirdey 1 Une trentaine de libraires parisiens occupe alors tout le marché. Voir H.-J. Martin, Livre, pouvoirs et société à Paris au X V I Ie siècle, Genève, Droz, 1969. Pour Lyon, voir les travaux de D. Varry, notamment « Le livre clandestin à Lyon au X V I I Ie siècle », La Lettre clandestine, n° 6, 1997, p. 243-252. 2 Sur les problèmes de définition des livres contrefaits et interdits, voir Anne Sauvy, « Livres contrefaits et livres interdits », Histoire de l’édition française, R. Chartier et H.-J. Martin (dir.), t. II, Paris, Promodis, 1984, p. 104-119. 3 A. Béroujon, « Les réseaux de la contrefaçon de livres à Lyon dans la seconde moitié du X V I Ie siècle », Histoire et Civilisation du livre, Lyon et les livres, II (2006), p. 85-111. 4 Ces procès se trouvent aux Archives Départementales du Rhône (ADR) sous les cotes BP 3615, BP 3616, BP 3617, BP 3618 et BP 3630. Quelques autres affaires figurent dans les cotes BP 2917, BP 2942 et BP 2951 et dans la collection Anisson, à la BnF (manuscrits français 22061-22193). Pour les arrêts concernant libraires et imprimeurs lyonnais, voir Georges Lepreux, Gallia typographica ou Répertoire biographique et chronologique de tous les imprimeurs de France, t. 1, Livre d’or des imprimeurs du roi, Paris, Champion, 1991. La littérature clandestine et les libraires lyonnais au XVII ᵉ siècle Anne B É R O U J O N Université Grenoble Alpes - LARHRA Au XVIIe siècle, la ville de Lyon, pour faire face à l’assèchement éditorial qui touche la province 1 , devient capitale du livre clandestin. Les libraires s’y emploient massivement à contourner le régime des privilèges, le privilège étant à la fois l’autorisation d’imprimer que délivre la Chancellerie et le monopole éditorial qu’elle confère au libraire ou à l’imprimeur, pour une certaine durée (de 5 à 50 ans). En témoigne l’importance des procès pour contrefaçon (livre publié au détriment du libraire qui a le privilège) et pour livre interdit (livre publié sans privilège 2 ) : en augmentation à partir de 1650, les procès se multiplient par la suite. L’explosion a lieu dans la décennie 1690, où l’on assiste à des saisies spectaculaires, comme en 1694, où la police du livre retrouve aux Cordeliers et aux Jacobins, les deux couvents qui bornent l’espace des imprimeurs et des libraires de Lyon, respectivement 14 000 et 6 700 exemplaires clandestins, sans compter les livres en feuilles (non reliés) et les parties séparées des ouvrages 3 . Entre 1650 et 1700, 110 procédures sont engagées, qui ont laissé derrière elles des milliers d’actes puisque la plus petite affaire produit a minima 2 actes et la plus grosse en a généré plus de 100 4 . On peut considérer que le monde des gens du livre est indistinctement impliqué dans la fraude. D’après la liste qui les recense en 1682, en effet, plus d’un libraire sur deux, un imprimeur sur deux et un relieur sur quatre sont accusés durant ce second XVIIe siècle, sachant qu’on n’a là que ceux que la justice a retrouvés. Mais si l’on se concentre sur les pratiques les plus dangereuses, c’est un petit groupe qui émerge, réduit aux quelques multi-récidivistes de la contrefaçon et à ceux qui ont bravé la censure. C’est à ces acteurs 5 Marie-Anne Merland, Guy Parguez (collab.), Répertoire bibliographique des livres imprimés en France au X V I Ie siècle, Lyon, tomes 16, 18, 22, 25, 26, 28, 29, Baden-Baden, Valentin Koerner, 1989-2010. 6 A. Sauvy, Livres saisis à Paris entre 1678 et 1701, La Haye, Martinus Nijhoff, 1972. du livre clandestin et à leur trajectoire que l’on entend ici s’intéresser, afin de mesurer leur prise de risque et la portée de leur entreprise. Le pari du livre interdit Sur les 96 libraires et imprimeurs impliqués dans un procès pour contravention au régime des privilèges, un petit nombre seulement s’est adonné à l’impression et/ ou au commerce du livre interdit : 31 professionnels sont cités dans les procès. Un tiers des gens du livre a donc pris le risque de lourdes peines, allant jusqu’à la condamnation à mort. Ils ont rarement pratiqué le seul livre interdit, mais, plus souvent, ont mêlé la contrefaçon et le livre interdit, selon la distinction opérée après coup par les experts appelés à faire la répartition entre production légale (rendue au libraire ou confisquée à titre de dommages et intérêts) / contrefaite (confisquée pour être attribuée au libraire détenteur du privilège) / défendue (déchirée et mise au pilon). Le livre interdit ne constitue ainsi qu’une activité minoritaire, tant par le nombre d’imprimeurs-libraires impliqués, que par le nombre de titres saisis, 130 titres sur environ 1 200 cités dans les procès-verbaux du second XVIIe siècle lyonnais, soit 10 % de la totalité de la production illégale. Si l’on resserre l’étau autour des récidivistes, ils sont dix à être jugés dans plusieurs procès pour production illégale dont un, au moins, pour livre interdit. Ces dix professionnels pris plusieurs fois en fraude, dont au moins une fois dans le livre défendu, se singularisent par le fait que la part de leur production illégale (contrefaite et défendue) est à peu près équivalente à celle de leur production légale, une production légale que l’on peut établir grâce au Répertoire des livres imprimés à Lyon au X V IIe siècle  5 . Avec eux, le ratio est de 0,9 (soit environ un livre illégal sur deux livres publiés), quand il s’établit à 0,3 pour l’ensemble des fraudeurs. Mais cette moyenne peut être allègrement dépassée. C’est le cas, par exemple, de César Chappuis surpris avec 31 ouvrages contrefaits et défendus pour 11 titres imprimés légalement, de Jean Coutavoz (28 ouvrages illégaux pour 11 légaux), et plus encore de Philibert Drevon (110 ouvrages illégaux pour 11 dont il a obtenu le privilège). Pour quels livres tombent-ils dans les rets de la justice ? Les best-sellers qui émergent des saisies réalisées par la police du livre à Lyon sont remarquablement similaires à ceux de Paris à la même époque 6 . 352 Anne Béroujon 7 R. Darnton, Édition et sédition. L’univers de la littérature clandestine au X V I I Ie siècle, Paris, Gallimard, 1991. 8 Bien que L’École des filles (1655) soit souvent rattachée à la littérature politique subversive, du fait du contexte de sa saisie. Voir Joan DeJean, « The politics of pornography: l’École des Filles », Lynn Hunt (dir.), The Invention of Pornography. Obscenity and the Origins of Modernity, 1500-1800, New-York, Zone Books, 1993, p. 109-125. 9 Voir l’édition commentée qu’en a donnée Jean Sgard : François de Chavigny de la Bretonnière, La Religieuse en chemise et Le cochon mitré, St-Etienne, Presses Universitaires de St-Etienne, 2009. On ne trouve dans cette liste ni la littérature la plus anti-royaliste, ni la pornographie la plus crue, non plus qu’une combinaison des deux, littérature hybride qui sera classée un siècle plus tard sous l’étiquette « philosophique 7 » : pas les Soupirs de la France esclave sur la tyrannie de Louis XIV, pas la licencieuse École des filles  8 , pas le dialogue scabreux visant M me de Maintenon et l’archevêque Le Tellier du Cochon mitré  9 . Mais en tout premier lieu Les mémoires de Mr LCDR attribué à Courtilz de Sandras (1687), fiction historique où le héros, le comte de Rochefort, participe à toutes sortes d’intrigues et de complots, comme agent secret au service d’abord de Richelieu, puis de Mazarin. À grand renfort d’anecdotes, ces pseudo-mémoires font revivre nombre de mazarinades et de romans historiques, dans une 353 La littérature clandestine et les libraires lyonnais au X V I I ᵉ siècle 10 Bruno Tribout, « Une mémoire critique de la Fronde : formes et fonctions du pastiche dans les Mémoires apocryphes de Courtilz de Sandras », French Studies, vol. 71, avril 2017, p. 163-178. 11 ADR, BP3618, 22 septembre 1694, saisie aux Cordeliers, 10 feuilles imprimées et non assemblées tirées au nombre de 2000 des Satires contre les quatre ministres, Fouquet, Richelieu, Mazarin, et Colbert, in-12. 12 Les trônes chancelants, ou Dialogue curieux et politique entre le comte Tekeli et Guillaume de Nassau, imprimé en 1691 chez Jacques Guerrier sous la fausse adresse de Mons (ADR, BP 3617, 14 juillet 1691). 13 ADR, BP 3617, 3 août 1691, saisie dans une tour des religieuses de la Déserte, louée par l’imprimeur Drevon. 14 Tableau de l’amour considéré dans l’état du mariage du chirurgien Nicolas Venette. Saisie massive en 1691 dans la tour de la Déserte (ADR, BP3617, 3 août 1691) : 317 exemplaires soit 634 volumes in-12° ; et en 1695 chez Jacques Canier imprimeur rue Bourchanin (ADR, BP 3617, 19 avril 1695) : 24 rames de feuilles non encore pliées, in-12 (adresse indiquée : à La Haye chez Pierre Brunet au Cupidon). 15 ADR, BP 3617, 3 août 1691. 16 ADR, BP 3617, sentence du 28 septembre 1691. 17 Les experts disent qu’ils ne peuvent savoir s’il s'agit des mémoires de Richelieu, de Rochefort ou de la Rochefoucault (ADR, BP 3617, 2 novembre 1689, procès-verbal de visite de l’atelier). optique moins idéologique que ludique, en un mode d’analyse critique du passé 10 . Le reste des titres à succès se partage entre littérature politique, littérature protestante, littérature janséniste et littérature de libertinage. Un certain nombre de ces livres doit avoir été imprimé à Lyon, la police saisit maintes fois des parties séparées d’ouvrages, des parties qui attendent leur suite (Mémoires de Mr LCDR,Mémoires de M.L.M.D.B., i. e. le Marquis de Beauvau). Elle peut également mettre la main sur des exemplaires entiers dont le nombre semble bien attester l’origine lyonnaise de la production : tirage de 2 000 exemplaires pour la Satire contre les quatre ministres, Fouquet, Richelieu, Mazarin, Colbert  11 , trois rames pour les Trônes chancelants  12 , des paquets de la Pierre de touche  13 , des centaines d’exemplaires et des dizaines de rames du Tableau de l’amour  14 , 500 volumes de la Vie du vicomte de Turenne  15 , etc. Les imprimeurs sont pourtant rarement confondus. La justice bute sur l’omerta qui protège les fraudeurs : la plupart des saisies sont effectuées non pas dans les ateliers typographiques, mais dans des magasins tenus en location par des bailleurs qui ne connaissent jamais le nom de leur locataire. Les juges eux-mêmes ne sont pas toujours exempts de parti-pris en faveur des libraires de leur ville. Hormis des amendes (néanmoins conséquentes, entre 300 et 3 500 l.) et la destruction des livres interdits, ils ne décrètent qu’un bannissement d’un an (par contumace) à l’encontre de l’imprimeur Benoît Vignieu, en 1691 : et encore est-ce pour les « livres contrefaits 16 » qu’on a découverts, et non pour le livre défendu qui se trouvait parmi eux, les Mémoires de Richelieu  17 dont le tribunal semble avoir oublié l’existence au moment de rendre son jugement. Les condamnations pour livre contrefait sont plus lourdes, à Lyon, que celles prononcées pour le livre interdit. De là à penser que le commerce du livre interdit est une affaire lucrative et paisible, il y a un pas. Un pas difficile à franchir si l’on en croit la trajectoire du libraire Adam Demen. 354 Anne Béroujon 18 ADR, 3E 3500, 18 février 1678, f ° 180 v°-f °1 81 v° : son père était libraire de Cologne, où il a encore un cousin. 19 Simone Legay, Un milieu socio-professionnel, les libraires lyonnais au X V I Ie siècle, thèse dactylographiée, université Lyon 2, 2 vol., 1995, p. 111. 20 ADR, BP 3615, 1 er avril 1682, PV de visite des imprimeurs, libraires, relieurs. Les libraires sont alors au nombre de 45, établis non seulement rue Mercière mais encore place Confort, rue Tupin, près les jésuites du Grand et du Petit Collège, rue Bellecordière et rue Dubois. 21 ADR, BP 3615, 5 août 1683, déposition de Jean-Pierre de Ruolz. 22 S. Legay, Un milieu socio-professionnel, op. cit., p. 137. 23 ADR, BP 3630, 2 juin 1674, saisie au bureau du coche d’eau de livres sur Antoine Baudrand, libraire de Châlons. 24 ADR, BP 3615, 5 août 1683, déposition de Jean-Pierre de Ruolz. Le cas du libraire Adam Demen L’homme a un parcours singulier. Il est le seul à Lyon à n’avoir jamais trempé que dans le livre interdit, en 1674 d’abord, en 1683 ensuite. Natif d’une famille de libraires de Cologne 18 , il est l’un des rares libraires étrangers de la place lyonnaise 19 . Il s’y est installé en 1661, à l’enseigne de la Fortune, rue Mercière. Vingt ans plus tard, il figure encore parmi les 35 libraires de la grande rue des libraires de Lyon 20 . Un particulier le décrit comme un homme de petite taille, au visage couperosé, occupant deux pièces au rez-de-chaussée d’un immeuble de la rue, boutique et arrière-boutique 21 . Son activité d’imprimeur est modeste, au regard de sa production déclarée : il a publié 16 livres jusqu’en 1678, essentiellement des livres religieux, surtout d’auteurs jésuites. Il doit être plus actif en tant que libraire. Étienne Michallet, son beau-frère, relieur, lui a vendu son fonds en 1661 22 . Son beau-père lui en cède aussi une partie. Il est en lien avec les libraires allemands ainsi qu’avec ceux de Genève, ainsi qu’on l’apprend lors d’un de ses interrogatoires. Son nom a été cité une première fois dans une affaire de vente de livres jansénistes, en 1674, mais c’est sur l’un de ses acolytes, André Olier, que l’accusation s’est vraiment portée 23 . Dix ans plus tard, alors qu’il n’a plus d’activité d’imprimeur depuis plusieurs années, il est de nouveau accusé. C’est alors qu’il est réellement inquiété. L’affaire se présente mal pour lui. Elle est instruite par le juge du présidial Mathieu Desève, le premier homme de la plus haute juridiction lyonnaise. Desève a reçu le 5 août 1683 la déposition de Jean-Pierre de Ruolz, qui lui a rapporté avoir acheté chez le libraire Adam Demen deux livres interdits, le Jésuite sécularisé et Vénus dans le cloître ou la religieuse en chemise, deux livres parus sous fausse adresse, à Cologne : mardy passé huit jours […] passant dans la rue mercière suivy de son vallet [ Jean-Pierre de Ruolz] s’arresta dans une boutique de libraire vis-à-vis rue tupin appartenant au nommé Demen ainsy qu’il a ouy nommer […] auquel ayant demandé s’il ne vendoit point un livre intitullé Venus dans le cloistre ou la religieuse en chemise et un autre intitullé le Jésuiste sécularisé luy demen fit d’habord quelque difficulté questionna le deposant sur quelques circonstances et enfin s’estant desterminé à vendre sa marchandise il entra dans son arriesre boutique […] et dans ladite arrierre boutique dans un endroit à main droitte en entrant qui est fort obscur il y prist lesdits deux livres et les donna au deposant le prix estant fait à trente solz pour chascun qu’il paya et se retira faisant voir à son valet dans la rue les deux livres qu’il venoit d’achepter. 24 355 La littérature clandestine et les libraires lyonnais au X V I I ᵉ siècle 25 Peter Bietenholz, « Tolérance, Socinianisme and the Puzzles of Le Jesuite sécularisé », La Formazione storica della alterità, t. 2, secolo X V I I , Florence, Olschki, 2001, p. 617-636. 26 La Religieuse en chemise, Cologne, Jacques Durand, 1685, p. 36. 27 La Religieuse fait l’objet de nombreuses rééditions et ajouts, ainsi que l'a montré J. Sgard (La Religieuse en chemise, éd. cit., p. 50). En 1685, le 4 e entretien comporte deux passages contre la politique dite « de rattachement » de Louis XIV, « Les dix commandements du Roy de France aux Pays-Bas espagnols » et le Notre Père qui suit (Abbé Duprat, Vénus dans le cloître ou la Religieuse en chemise, Cologne, Jacques Durand, 1685, p. 209-211). En 1719, l’ajout d’un sixième entretien voit deux nouvelles héroïnes décider de fuir vers le refuge huguenot (Abbé Duprat, Vénus dans le cloître ou la Religieuse en chemise, Cologne, Pierre Marteau, 1719, sixième entretien). 28 Catherine Martin, Les Compagnies de la propagation de la foi (1632-1685), Genève, Droz, 2000. 29 ADR, 45H11, 19 juillet 1683, p. 129 : « Mrs Desreols, Germain et Coudere se sont chargez d’aller demander de fort meschants livres chez un libraire de ceste ville pour le surprendre et en empescher la debite, il y en a mesme contre la Religion ». 30 ADR, BP 3615, 7 août 1683, procès-verbal de perquisition chez Adam Demen. 31 ADR, BP 3615, 23 octobre 1683. 32 Pour la contrefaçon de l’Histoire du calvinisme, dont le privilège est détenu par le parisien Sébastien Marbre-Cramoisy (ADR, BP 3616, remontrances de Laurens). Deux livres dont le titre ne laisse guère planer de doute quant à leur contenu : de la littérature anti-jésuite ou « jesuit bashing  25 » pour le premier, dialogue entre le Père Maimbourg et un de ses amis qui à eux deux pointent tous les travers de la Compagnie de Jésus, et de la littérature de libertinage pour le second, d’autant plus risquée pour ceux qui font le commerce du livre que l’histoire se situe au cœur d’un couvent. Une religieuse sans vocation y est initiée aux plaisirs de la chair par une autre, et le vade-mecum de l’ouvrage est clair : « les cloîtres sont les lieux communs, où la politique se décharge de ces ordures 26 » ; la condition de moniale est intenable ; le seul moyen de la rendre agréable est le plaisir charnel. La charge est portée contre les jésuites et l’ultramontanisme romain, et contre les couvents catholiques, décrits comme des lieux de perdition pour la jeunesse. En 1685 et plus encore en 1719, lors de la deuxième et de la neuvième édition de la Religieuse, cette charge sera clairement rattachée au protestantisme : des ajouts opportunistes d’entretiens, faits au gré des rééditions, le montrent 27 . Et ce sont bien les catholiques les plus engagés qui entendent stopper la diffusion des deux volumes. Derrière le témoignage de Jean-Pierre de Ruolz, il faut voir l’action des dévots de la Compagnie de la propagation de la foi, un puissant groupe de pression catholique établi à Lyon depuis 1659 et placé sous la protection de l’archevêque de Lyon 28 . Ruolz en est en effet l’un des confrères de la Compagnie de la Propagation de la foi, et il a été mandaté par elle pour faire recherche des mauvais livres qui se vendent à Lyon, ainsi qu’on l’apprend par le registre tenu par les confrères 29 . Le libraire Adam Demen est donc en mauvaise posture. Cependant, la perquisition du juge, qui a lieu deux jours après le témoignage, ne donne rien 30 . On ne trouve pas les livres défendus chez lui. Durant le mois d’août 1683, Demen est interrogé. Il nie tout. Il est relâché, puis son affaire définitivement close en octobre 1683, sur un non-lieu 31 . A priori la procédure se termine vite et bien pour le libraire : il est relâché une semaine après son interrogatoire, alors que certains de ses confrères croupissent depuis 18 mois dans les prisons de Lyon 32 . Et il n’a connu que les geôles lyonnaises, quand plusieurs d’entre 356 Anne Béroujon 33 Pour la même Histoire du calvinisme : BnF, ms fr. 22 074, p. 52, 17 août 1682, arrêt du Conseil d’État, transfert de prisonniers. 34 ADR, BP 1623, 7 septembre 1683. 35 ADR, BP 1982. 36 ADR, BP 3542, 12 octobre 1686, plainte d’Adam Demen contre Barthelemy Caron. 37 Ainsi pour l’édition des Lettres de Guy Patin, où il joue les intercesseurs pour Jacob Spon : « Monsr de Fléchères me dit encore hier qu’il n’avoit rien receu de vous, et en ayant demandé à la douane des nouvelles, on ne m’en fit point donné. Si vous avez envoyé cet exemplaire pour luy par la chassemarée il devroit estre arrivé. J’ay jusqu’à N mais il me manque M. Si vous pouvés m’envoyer cette suite par un courrier comme le précédent je vous prie de luy recommander » (ADR, BP 3994, 7 mars 1683, lettre de Jacob Spon à Jean-Louis Dufour). 38 M.-A. Merland, Répertoire bibliographique, op. cit., t. 22. 39 ADR, BP 3994, 7 mars 1683, lettre de J. Spon à Dufour : « Mr Adam Demen qui a eu du commencement des lettres de M. Patin en pourra faire venir, car je say qu’il a des moyens pour faire venir des livres de contrebande et qu’il en débite. » 40 J. Sgard propose comme auteur, plutôt que Jean Barrin, François Chavigny de la Bretonnière, un ancien moine enfui en Hollande d’où il produit des romans et des « lardons » contre la France avant d’être rattrapé par la police de Louis XIV ( J. Sgard, La Religieuse en chemise, éd. cit., Introduction). Chavigny aurait-il pu écrire le Jésuite ? C’est une piste possible mais il est également possible d’imaginer des auteurs en réseau. eux sont déjà passés par le For-l’Evêque, à Paris 33 . Cependant, en dépouillant l’intégralité des actes de justice de l’année 1683, on se rend compte que Demen, loin d’avoir bénéficié de la mansuétude du juge, a été très rudement traité. Une semaine après la perquisition manquée chez lui, Desève est retourné rue Mercière, la rue des libraires, avec le procureur du roi, pour tenter de convertir une protestante sur son lit de mort : les deux hommes les plus puissants du tribunal de Lyon se sont spécialement déplacés pour faire la chasse aux protestants de la rue Mercière. Intimidation ? Au début du mois de septembre 1683, la charge a porté spécifiquement, cette fois-ci, sur la famille de Demen. La justice rend une décision selon laquelle Antoine Michallet, le beau-père de Demen, est condamné à payer une vieille dette qui date de 20 ans 34 . Il semble que la femme de Demen meure dans les mois qui suivent 35 . Trois ans plus tard, on retrouve Demen en triste posture 36 : il porte plainte contre le séducteur de sa fille Élisabeth, 19 ans, enceinte hors mariage. La déchéance du libraire se dévoile au gré des dépositions et des interrogatoires : il est sans doute devenu vendeur de vin, il a déménagé dans l’année de l’appartement qu’il louait rue Mercière. Pour aller où ? Il ne se domicilie pas. Demen semble bien avoir joué son va-tout en débitant deux livres dangereux en 1683 et avoir tout perdu. La justice avait été plutôt clémente avec lui jusque-là : le juge Desève, collectionneur et assez libéral avec certains érudits, comme Jacob Spon 37 , avait, semble-t-il, distribué une permission à Demen en 1675 pour l’impression des Pensées de Pascal 38 . Et ce, alors même que tous les savants lyonnais connaissaient Demen pour le libraire par excellence de la contrebande 39 . Mais en 1683, le contexte politique s’est durci : publier du libertinage avec Vénus dans le cloître, une sorte de Religieuse de Diderot avant Diderot, publier un appel à la tolérance religieuse, comme c’est le cas dans le Jésuite sécularisé, coûte cher. Le problème vient sans doute aussi du fait que la charge anticatholique est orchestrée. Les deux ouvrages sont ciblés en même temps, et ils sont en étroite correspondance. Si la tonalité en est différente, persiflage léger d’un côté, pesanteur érudite de l’autre, il n’empêche qu’ils sont publiés la même année, soit par le même auteur 40 , soit par deux 357 La littérature clandestine et les libraires lyonnais au X V I I ᵉ siècle 41 La Religieuse a été attribuée jusqu’à présent à deux auteurs : Jean Barin et Chavigny de la Bretonnière (voir J. Sgard, ibid.). 42 Dans l’édition numérisée de 1685 du Niedersächsische Staats- und Universitätsbibliothek de Göt‐ tingen. 43 Peter Bietenholz a fait l’hypothèse, sans grande conviction, de Rouxel de Medavi pour Roxelias Umeau mais des lettres manquent pour former l’anagramme (« Tolérance, Socinianisme and the Puzzles… », op. cit., p. 618). 44 Je tiens à remercier Elena Muceni pour cette information. 45 BP 3615, 19 août 1683, interrogatoire d’Adam Demen. 46 E. Muceni, « John/ Jean Nourse. Un masque anglais au service de la littérature clandestine franco‐ phone », La Lettre clandestine, n° 24, 2016, p. 203-219. 47 Edouard Rahir, Catalogue d’une collection unique de volumes imprimés par les Elzevier et divers typographes, 1896, n° 2901. 48 D’après l’étude des deux marques à la sphère - reprise des Elzevier -, très particulières, qui ornent les ouvrages, ainsi que des bandeaux et culs-de-lampe qui figurent sur les éditions de la Religieuse jusqu’en 1719. Étude permise par les sites CRHL17 (www.livresinterdits.org) et VD 17. Sous cette même marque et sans nom de libraire, on trouve L’Esprit de Mr Arnaud, Deventer, heritiers de Jean auteurs différents mais travaillant de concert, puisque les ouvrages font référence l’un à l’autre. Les ouvrages sont tous deux parus sous des noms supposés d’auteur, d’un côté l’abbé du Prat, de l’autre Roxelias Umeau 41 . Mais ils soumettent le lecteur à un jeu de déchiffrement : Vénus dans le cloître ou la Religieuse en chemise donne la clé du Jésuite sécularisé. Les lettres de l’auteur supposé du Jésuite, « Roxelias Umeau », sont recomposées à la page 89 de la Religieuse  42 en « Ave Lex Jus Amor 43 », qui n’est pas une devise anodine dans le livre. C’est en effet la ligne de conduite que se donne l’héroïne, Agnès : l’amour encadré par des lois, l’amour, pas la débauche de l’École des Filles ou de l’Académie des dames. Le juge a-t-il décodé cette anagramme ? Sans doute pas, en tout cas il n’en dit rien, mais il soupçonne un réseau, celui des libraires de Genève : en interrogeant Demen, il abandonne très vite la piste de Cologne, pour se concentrer sur la cité protestante. - S’il ne négotie par avec les libraires de Geneve et s’il ne leur envoye pas des livres et s’il n’en reçoit pas d’eulx - A dit qu’il a quelques correspondants à Geneve et en Allemagne dont il reçoit des livres latin et envoy par contre de ce pays icy […] - Sy despuis cinq à six moys il n’a pas reçu plusieurs livres imprimés à Cologne [Cologny 44 ] proche Geneve ou aux environs tant de ceux fait sur la religion que sur le calvinisme - A dit qu’il a reçu il y a environ deux moys quatre basles de livres venant de Geneve qui furent par nous visités où il se trouva des bibles des psaumes et autres livres d’usage de la religion prétendue réformée […] - S’il n’a pas vendu divers livres imprimés à Geneve scandaleux et dont l’impression a esté faite sans privilege et sans permission - A dit que non […]. 45 En réalité, il est peu probable que la Religieuse en chemise comme le Jésuite sécularisé aient été imprimés à Genève (et encore moins à Cologne, « capitale des faux imprimeurs 46 ») ; ils l’ont très certainement été en Hollande, à Amsterdam 47 , peut-être par le libraire Andreas de Hoogenhuysen 48 , libraire et imprimeur depuis 1655, établi à Amsterdam et associé à son 358 Anne Béroujon Colombius, 1684 ; David Constant, Abrégé de politique, Cologne, Pierre Marteau, 1685 ; Harmonie des prophéties anciennes, Cologne, P. Marteau, 1687. Les marques ont cependant pu circuler entre les libraires hollandais, ou Hoogenhuysen a pu les récupérer après coup, puisque les ouvrages qu’il publie sous son nom avec les marques mentionnées datent des années 1692-95. 49 Isabella Van Eeghen’s, Amsterdamse boekhandel, vol. 3, Amsterdam, Stadsdrukkerij, 1965, p. 158-160. 50 J.-P. Cavaillé, Les Déniaisés. Irréligion et libertinage au début de l’époque moderne, Paris, Classiques Garnier, 2013. 51 Au-delà de son cas, les libraires qui ont trempé dans le livre libertin ont tous été durement condamnés. Baudrand, le libraire de Châlons avec lequel Demen a fait affaire un temps, est condamné aux galères à perpétuité pour les Amours de Louis XIV et M lle de la Vallière (ADR, BP 3577, 15 septembre 1674, condamnation Baudrand). L’imprimeur Jean-Mathieu Martin meurt un an après la saisie du Tableau de l’amour, et laisse à sa veuve un atelier dans un triste état. Jacques Canier et Philibert Drevon ont eux aussi pâti de leur impression de ce même livre. Philibert Drevon arrêté pour le livre ne trouve aucun privilège encore six ans après sa saisie (M.-A. Merland, Répertoire bibliographique, op. cit.). fils depuis 1682 49 ; rien n’empêche cependant que des exemplaires aient été acheminés via Genève et que le juge en ait eu vent. Les liens entre Lyon et Genève semblent donc permettre la diffusion des ouvrages les plus subversifs, et ce dès avant 1685 et la révocation de l’édit de Nantes. Si les imprimeurs-libraires ne se risquent sans doute pas directement sur les sentiers les plus dangereux du livre interdit, ceux de l’impression d’une littérature pornographique et politique, ils agissent, pour quelques-uns d’entre eux, en tant que passeurs pour des réseaux qui paraissent être bien organisés depuis les frontières du royaume, dans une charge qui s’intensifie dès le début des années 1680. Le prudent dévoilement qui se fait jour à travers le jeu d’anagramme montre que, loin d’une incohérence philosophique, les ouvrages libertins 50 se répondent en une subversion savamment diffractée. Face à la difficulté de trouver les coupables, auteurs et imprimeurs, et de faire la preuve de leur implication, la justice ne peut agir qu’indirectement. Mais elle le fait avec efficacité si l’on en croit la destinée d’Adam Demen, rayé de la liste des libraires en l’absence même de saisie des ouvrages incriminés 51 . 359 La littérature clandestine et les libraires lyonnais au X V I I ᵉ siècle 1 J.-B. Monfalcon, Manuel du bibliophile et de l’archéologue lyonnais, Paris, A. Delahaye, 1857, p. XL. Lyon capitale de la contrefaçon au XVII ᵉ siècle ? Dominique V A R R Y Université de Lyon - ENSSIB Centre Gabriel Naudé (EA 7286) Le mythe du déclin irréversible de la librairie lyonnaise Lyon s’enorgueillit, à juste titre de son prestigieux passé de ville d’imprimerie, mais elle le réduit généralement à un XVIe siècle qui aurait été un âge d’or mythique, et qui n’aurait été suivi que d’un long et inéluctable déclin. Ce discours a de tout temps été tenu par les imprimeurs et libraires lyonnais qui opposaient la prétendue prospérité de jadis aux difficultés du quotidien professionnel qu’ils vivaient. Ce discours a été, et est encore trop souvent celui des historiens. Évoquant la période à laquelle il rédigeait, son ouvrage fut publié en 1857, l’historien Jean-Baptiste Monfalcon n’écrivait-il pas : « Arrivé à l’époque de la décadence complète de l’imprimerie lyonnaise […] 1 . » Ce mythe du déclin, que nous combattons à travers tous nos travaux, cache une réalité mal connue : celle d’une adaptabilité remarquable du monde lyonnais du livre aux crises et conjonctures diverses auxquelles il a été confronté sur la longue durée. L’adaptabilité lyonnaise Lorsque l’imprimerie fut introduite à Lyon en 1473 par le marchand Barthélemy Buyer, trois ans après la fondation de l’atelier de la Sorbonne, la capitale des Gaules n’avait pas d’Université. Alors que l’atelier parisien produisait des ouvrages d’érudition destinés au milieu académique, les premiers imprimeurs lyonnais durent s’adapter à une clientèle beaucoup plus large et éclectique. Ce faisant, ils firent preuve d’initiative. C’est à Lyon que parut en 1476 le premier livre imprimé en français : une Légende dorée de Jacques de Voragine. C’est à Lyon, en 1478, que Martin Husz, originaire du Wurtemberg, imprima le Miroir de la rédemption de l’humain lignage, le premier ouvrage illustré publié en France, même s’il réutilisait des bois et des caractères ayant déjà servi à Bâle. C’est toujours à Lyon que cette même année 1478 Barthélemy Buyer et son imprimeur Guillaume Le Roy produisirent un Guidon de la practique de cyrurgie de Guy de Chauliac, qui fut le premier ouvrage à insérer des bois d’illustration dans le corps du texte imprimé. Tout au long des siècles qui suivirent, l’imprimerie et la librairie lyonnaises surent s’adapter aux circonstances. Dès les premières années du XVIe siècle, des imprimeurs locaux d’origine italienne se mirent à copier les éditions du grand imprimeur vénitien 2 J.-D. Mellot, L’Édition rouennaise et ses marchés (vers 1600-vers 1730). Dynamisme provincial et centralisme parisien, Paris, École des chartes, 1998. 3 Claude Savart, Les Catholiques en France au X I Xe siècle. Le témoignage du livre religieux, Paris, Beauchesne, 1985. 4 D. Varry, « L’Imprimerie à Lyon au X I Xe siècle », L’esprit d’un siècle : Lyon 1800-1914, catalogue des expositions organisées par la ville de Lyon (avril-juillet 2007), Lyon, Éditions Fage et Ville de Lyon, 2007, p. 262-277. Alde Manuce, dont ils provoquèrent le courroux. Le premier fut en 1514 Bartolomé Troth avec son édition in-octavo des Opera Ioannis Iovani Pontani. Troth et ses suiveurs furent-ils les premiers contrefacteurs ? Il est difficile de l’affirmer. Du moins parle-t-on encore aujourd’hui des « contrefaçons aldines lyonnaises ». Celles-ci cessèrent dans les années 1530. Elles n’en constituent pas moins un jalon important de l’histoire de la contrefaçon. De fait, c’est au XVIIe siècle que la capitale des Gaules, bientôt imitée par Rouen 2 , se fit une spécialité du livre contrefait, en dépit d’une répression implacable de la part du pouvoir. La librairie parisienne accaparait alors les privilèges de nouveautés, condamnant les provinciaux à l’impression des seuls ouvrages tombés dans le domaine public, donc vieillis et peu susceptibles de trouver des acheteurs. Pour Lyon et Rouen, respectivement second et troisième centre d’imprimerie du royaume, le recours à la contrefaçon fut une question de survie. Les Lyonnais furent parfois secondés dans ces pratiques par leurs confrères grenoblois. Cette production de contrefaçons ne cessa que dans les premières années du XIXe siècle. Le Siècle des lumières y ajouta une autre production imprimée tout aussi répréhensible : celle du livre prohibé publié sous de fausses adresses fictives étrangères. C’est ainsi que Lyon publia, entre autres titres, les différents ouvrages de Montesquieu et d’Helvétius, l’édition encadrée des Œuvres de Voltaire, l’Encyclopédie in-quarto, l’Émile et le Contrat social, pas moins de douze éditions de l’Histoire des deux Indes de l’abbé Raynal… et de multiples ouvrages « philosophiques » où la philosophie la plus pure le disputait à la pornographie la plus crue. La chute de l’Ancien Régime, qui entraîna la disparition du système des privilèges de librairie, marqua la fin de la production contrefaite et prohibée. La contrefaçon ne disparut pas pour autant, mais se déplaça vers d’autres centres d’impression, en particulier la Belgique. Le XIXe siècle apporta d’importants bouleversements. Si Lyon affirma sa primauté par la publication du livre catholique 3 , dominée par les maisons Périsse et Pélagaud, elle devint très vite un important centre d’impression de multiples journaux. Alors que naissait la figure de l’éditeur moderne, lequel ne pouvait être que parisien de la rive gauche, Lyon sut surtout opérer une reconversion dans l’impression de multiples « travaux de ville » ou « bilboquets », comme nous l’avons rappelé dans l’exposition « L’imprimerie miroir de son temps » organisée au Musée de l’imprimerie en 2007 4 . Lyon se mit alors à imprimer pour le monde entier (Empire ottoman, Russie, Chine, Amérique latine) papiers à en tête, actions, chèques, factures, étiquettes en tous genres. Cette production, totalement ignorée jusqu’à il y a peu, et qui attend encore une étude approfondie, témoigne de cette adaptabilité pluriséculaire de l’imprimerie lyonnaise aux aléas du temps. La contrefaçon ne fut qu’une des solutions mises en œuvre à une époque particulière pour s’adapter à une conjoncture précise. 362 Dominique Varry 5 F. Moureau, « Contrefaçon », Dictionnaire encyclopédique du livre, Pascal Fouché, Daniel Péchoin, Philippe Schuwer (dir.), Paris, Éditions du Cercle de la Librairie, 2002, t. 1, p. 633-635. 6 A. Vingtrinier, Histoire de l’imprimerie à Lyon de l’origine jusqu’à nos jours, Lyon, l’auteur, 1894. 7 H. Baudrier, Bibliographie lyonnaise. Recherches sur les imprimeurs, libraires, relieurs et fondeurs de lettres de Lyon au X V Ie siècle. Première série, réimpression, Paris, 1964, 12 vol. La contrefaçon : une expression trop galvaudée Le terme de « contrefaçon » est trop souvent employé à tort et à travers, y compris par les historiens actuels. On rappellera qu’il ne figure ni dans le Dictionnaire de Richelet (1680), ni dans celui de Furetière (1690), qui pourtant donnait le verbe « contrefaire » avec la définition suivante : « imprimer un livre, une image, un dessin pour frustrer l’auteur du droit de privilège qu’il a obtenu de le faire imprimer tout seul ». Le terme de « contrefaçon » n’apparaît pas non plus dans la première édition du Dictionnaire de l’Académie française (1694), mais seulement dans la seconde (1718) : « terme de négoce qui se dit de la fraude qu’on fait en contrefaisant ou l’impression d’un livre ou la manufacture d’une étoffe au préjudice de ceux qui en ont le droit et le privilège ». Comme le rappelle François Moureau dans le Dictionnaire encyclopédique du livre, Au sens étroit et juridique du terme, un livre de contrefaçon est un ouvrage publié sans l’aveu du possesseur du droit de copie dans un territoire où ce droit est protégé […]. Une reproduction « en pays étranger », même dans les enclaves de Bouillon ou d’Avignon, ne peut juridiquement être qualifié de contrefaçon, pas plus que toute autre édition réalisée en dehors du royaume […]. 5 De fait, l’expression est souvent employée pour qualifier des ouvrages, en particulier imprimés à l’étranger, imitant de manière frauduleuse une édition faite sous privilège, et qu’on devrait normalement appeler des « éditions pirates ». Il est vrai qu’il n’est pas évident de détecter une contrefaçon au premier coup d’œil, ni de déterminer son origine. Au XVIIe siècle, plus qu’au XVIe ou au XVIIIe , elle est parfois repérable à la mention en petits caractères « sur la copie » ou « jouxte la copie » qui, au titre, surmonte l’adresse de l’imprimeur contrefait. Il est également vrai que l’usage d’une sphère armillaire (dont on connaît de multiples variantes) au titre signe souvent une contrefaçon. Dans cette « grande guerre des libraires » entre Paris et la province, comme la qualifiait souvent Henri-Jean Martin, les parisiens répondirent aux contrefacteurs dans la seconde moitié du XVIIe siècle en multipliant les privilèges partagés avec leurs confrères provinciaux. On connaît également des cas de rachat des exemplaires contrefaits par le libraire parisien détenteur du privilège, qui les mettait en vente après avoir apposé sur chaque exemplaire sa signature ou sa griffe personnelle. C’est ainsi que procéda Denis Thierry en 1681 avec une contrefaçon lyonnaise à la sphère de son édition des Œuvres de Molière. Une historiographie lacunaire Nous manquons cruellement d’une histoire de l’imprimerie lyonnaise sur la longue durée. Celle d’Aimé Vingtrinier 6 est ancienne et très lacunaire. Alors que le XVIe siècle a fait l’objet de nombreuses études érudites dont la monumentale, mais incomplète, Bibliographie lyonnaise de Baudrier 7 , et continue de susciter de multiples investigations, les périodes 363 Lyon capitale de la contrefaçon au X V I I ᵉ siècle ? 8 P. Grosclaude, La Vie intellectuelle à Lyon dans la deuxième moitié du X V I I Ie siècle, Paris, Picard, 1933. 9 L. Trenard, Commerce et culture. Le livre à Lyon au X V I I Ie siècle, Lyon, Albums du crocodile, juillet-août 1953 ; id., Histoire sociale des idées. Lyon de l’Encyclopédie au Préromantisme, Paris, Puf, 1958, 2 vol. 10 T. Moyne, Les Livres illustrés à Lyon dans le premier tiers du X V I Ie siècle (1600-1635), Thèse de 3 e cycle université de Paris IV, 1979, publiée à Lyon, Éditions Cent Pages, 1987. 11 S. Legay, « Les frères Cardon, marchands-libraires à Lyon, 1600-1635 », Bulletin du bibliophile, n° 2, 1991, p. 416-425. 12 Id., Un milieu socio-professionnel : les libraires lyonnais au X V I Ie siècle, Thèse de l’université Lumière Lyon II, 1995. 13 J. Gay, Saisie de livres prohibés faite aux couvents des jacobins et des cordeliers à Lyon en 1694, Turin, V. Bona, 1876. 14 J. Roubert, « La situation de l’imprimerie lyonnaise à la fin du X V I Ie siècle », Cinq études lyonnaises, H.-J. Martin (dir.), Genève-Paris, Droz, 1966, p. 77-111. 15 G. Parguez, « Essai sur l’origine lyonnaise d’éditions clandestines de la fin du X V I Ie siècle », H.-J. Martin (dir.), Nouvelles études lyonnaises, Genève-Paris, Droz, 1969, p. 93-130. 16 A. Béroujon, « Les réseaux de la contrefaçon de livres à Lyon dans la seconde moitié du X V I Ie siècle », Histoire et civilisation du livre : revue internationale, n° 2 (2006), p. 85-111 ; id., « L’entrée dans la clandestinité des contrefacteurs de livres à Lyon entre 1650 et 1700 », Sylvie Aprile et Emmanuelle Retaillaud-Bajac (dir.), Clandestinités urbaines. Les citadins et les territoires du secret ( X V Ie - X Xe ), actes du colloque de Tours des 20 et 21 janv. 2006, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2009, p. 53-65 ; id., Les Écrits à Lyon au X V I Ie siècle. Espaces, échanges, identités, Grenoble, PUG, 2009. suivantes sont longtemps demeurées terrae incognitae ou peu s’en faut. Le XIXe siècle ne fait l’objet de travaux que depuis les années 1980, et commence à être connu. Le XVIIIe siècle a jadis été exploré par Pierre Grosclaude 8 et Louis Trénard 9 , mais plus par le biais de l’histoire des idées que de l’histoire du livre. Il est l’objet, depuis les années 1990, de nos propres recherches sur les « Gens du livre à Lyon au XVIIIe siècle », et nous croyons en avoir révélé quelques aspects concernant la contrefaçon, le livre prohibé et l’usage des fausses adresses tant par l’étude des vies et carrières des imprimeurs-libraires du temps que par des enquêtes de bibliographie matérielle. Pour sa part, le XVIIe siècle n’a guère été étudié que par Thérèse Moyne, qui s’est intéressée au livre illustré du premier tiers du siècle 10 , et plus récemment par Simone Legay qui, après avoir étudié les libraires Cardon 11 , a consacré une thèse d’histoire sociale au milieu des libraires lyonnais du Grand Siècle 12 . L’une des premières études sérieuses du phénomène de la contrefaçon lyonnaise est celle de Jean Gay, publiée en 1876 dans une petite plaquette toujours utile aujourd’hui parce qu’il y a recueilli d’importants témoignages du temps 13 . Il a ensuite fallu attendre les travaux lancés à l’initiative d’Henri-Jean Martin pour pouvoir dresser, grâce à Jacqueline Roubert, un état des lieux de l’imprimerie lyonnaise à la fin du XVIIe siècle 14 , et découvrir les premières investigations de Guy Parguez sur la contrefaçon lyonnaise 15 . Guy Parguez, qui fut de longues années durant le conservateur du fonds ancien de la bibliothèque municipale de Lyon, est sans conteste le meilleur connaisseur du phénomène sur lequel il a laissé notes et dossiers toujours utilisés par ses successeurs. Ni Thérèse Moyne, ni Simone Legay ne se sont penchées sur le phénomène de la contrefaçon. Il a fallu attendre le début du XXIe siècle pour voir à nouveau une chercheuse, en la personne d’Anne Béroujon, se confronter à l’épineuse question de la contrefaçon lyonnaise 16 . L’étudier est une affaire délicate. Les sources d’archives, tant parisiennes que lyonnaises, sont fragmentaires et peu loquaces. Les archives des imprimeurs ne sont pas parvenues 364 Dominique Varry 17 Marie-Anne Merland, avec la collaboration de G. Parguez, Répertoire bibliographique des livres imprimés en France au X V I Ie siècle. Tomes 16, 18, 22, 25, 26, 28, 29, Lyon, Baden-Baden et Bouxwiller, Valentin Koerner, 1989-2010, 7 volumes. 18 http: / / numelyo.bm-lyon.fr/ . 19 http: / / web.philo.ulg.ac.be/ gedhsr/ moriane. 20 https: / / db-prod-bcul.unil.ch/ ornements/ scripts/ Info.html. 21 http: / / maguelone.enssib.fr. 22 BnF manuscrit Français 22071, pièce 203. jusqu’à nous. Il faut donc examiner et comparer des livres, ce qui suppose des compétences particulières en bibliographie matérielle. Nous disposons aujourd’hui d’une bibliographie de la production lyonnaise du XVIIe siècle en sept volumes 17 , mais elle ne recense que les ouvrages publiés sous des adresses officielles, en respectant la législation. Elle ne rend donc compte que des impressions avouables et avouées, et par la force des choses ignore la production contrefaite. Par rapport à leurs prédécesseurs, les chercheurs actuels ont cependant de nouveaux outils à leur disposition. - La numérisation des collections de bibliothèques, à commencer par celles de la Bibliothèque municipale de Lyon, qui conservent de nombreuses contrefaçons lyonnaises connues ou encore à dévoiler, et qui sont consultables sur Google Books et sur Numelyo 18 , permet des rapprochements et des comparaisons entre éditions et exemplaires conservés en des lieux différents. - La constitution de bases de données d’ornements typographiques… encore balbu‐ tiantes : Môriane 19 à Liège, Fleuron 20 à Lausanne, Maguelonne 21 créée à Montpellier et hébergée à Lyon. Initiées par des chercheurs dix-huitiémistes, elles sont encore très axées sur le siècle des Lumières. Actuellement, seule la base Fleuron commence à déborder les limites chronologiques de ce siècle. Par ailleurs, si les bases Fleuron et Maguelonne contiennent des ornements lyonnais, aucune des trois ne contient à l’heure actuelle d’ornements rouennais. Nous sommes donc tributaires du dévelop‐ pement et de l’enrichissement de ces bases. Mais, dans un avenir proche, ces divers instruments de recherche devraient permettre de belles découvertes, et une meilleure connaissance du phénomène de la contrefaçon provinciale, et tout spécialement lyonnaise. La capitale des Gaules a-t-elle aussi été celle de la contrefaçon au Grand Siècle ? Peut-être pas. Elle a cependant été une des premières citées où cette pratique s’est développée. Elle a certainement été l’une des villes européennes où le phénomène était le plus courant. Rouen, encore trop mal connue, la concurrençait aussi dans ce domaine. Évaluer l’ampleur du phénomène tient sans doute de la gageure. Mais les témoignages du temps sont éloquents. Laissons, pour conclure, la parole au libraire lyonnais Hilaire Baritel. Né vers 1657 ou 1658, décédé en 1712, il était le fils d’Étienne I Baritel et le beau-frère de Léonard Plaignard et de Jean Thiolly. En 1702, il adressa au chancelier un mémoire sur la contrefaçon lyonnaise 22 , accompagné d’un catalogue des livres alors contrefaits. Il y commentait l’article 58 du règlement de 1696, qui interdisait l’impression et le débit de contrefaçons à peine de déchéance de la maîtrise, de cette phrase lapidaire : « article non observé. La majorité des 365 Lyon capitale de la contrefaçon au X V I I ᵉ siècle ? 23 BnF manuscrit Français 22071, pièce 202. libraires et imprimeurs de Lyon font cet infâme commerce […] ». Dans un autre courrier au chancelier, en date du 24 octobre 1702 23 , il écrivait qu’à l’exception d’Anisson, Posuel, Borde, Arnaud, Thiolly, Amaulry, qui ne faisaient pas négoce de livres contrefaits ou prohibés, tous les autres imprimeurs-libraires de la ville en vivaient. Évoquant son propre cas, il déclarait ne pas imprimer cette sorte d’ouvrages, « mais qu’il ne se justifie pas d’en débiter dans les occasions ». Il reste donc encore beaucoup de travail et de découvertes à faire, sans espérer pouvoir complètement lever le voile du mystère. 366 Dominique Varry 1 R. Mandrou, De la culture populaire aux 17 e et 18 e siècles : la Bibliothèque bleue de Troyes, Paris, Stock, 1964. Citons parmi les études générales essentielles : Marie-Dominique Leclerc et Alain Robert, Des éditions au succès populaire : les livrets de la Bibliothèque bleue, X V I Ie - X I Xe siècles, Troyes, CDDP, 1986 ; Lise Andries, La Bibliothèque bleue au dix-huitième siècle : une tradition éditoriale, Oxford, Voltaire Foundation, 1989 ; R. Chartier, « Livres bleus et lectures populaires », id. et H.-J. Martin (dir.), Histoire de l’édition française, t. II., Fayard, 1990, p. 657-673. Pour la Bibliothèque bleue de Rouen, voir René Hélot, La Bibliothèque bleue en Normandie, Rouen, A. Lainé, 1928, et J.-D. Mellot, L’Édition rouennaise et ses marchés (vers 1600-vers 1730) : dynamisme provincial et centralisme parisien, Paris, École des chartes, 1998. 2 Jean-Paul Oddos suggéra en 1981 que l’éditeur lyonnais Benoît Rigaud était le précurseur des éditeurs de la Bibliothèque bleue troyenne, mais ses remarques n’ont malheureusement pas eu de suite. Voir J.-P. Oddos, « Simples notes sur les origines de la Bibliothèque bleue », La « Bibliothèque bleue » nel Seicento o della litteratura per il popolo, Bari/ Paris, Adriatica/ Nizet, 1981, p. 159-168. Une quinzaine d’années plus tard, nous avons nous-même soulevé la question de l’existence d’une Bibliothèque bleue à Lyon (H. Blom, « Pierre de Provence et la réception des romans de chevalerie médiévaux dans la France du X V I Ie siècle », Cahiers de recherches médiévales ( X I I Ie - X Ve siècles), II (1996), p. 51-60. Plus récemment, Pascale Mounier a sérieusement considéré cette hypothèse, mais toujours dans une étude portant exclusivement sur les éditions du X V Ie siècle. Voir P. Mounier, « Les antécédents lyonnais de la Bibliothèque bleue au X V Ie siècle : la constitution d’un romanesque pour le grand public », Littératures, 72 (2015), p. 191-216. Une Bibliothèque bleue lyonnaise ? Romans chevaleresques et livres « populaires » à Lyon ( XVII ᵉ- XVIII ᵉ siècles) Helwi B L O M Radboud University Nijmegen Depuis la parution de l’ouvrage pionnier de Robert Mandrou, la Bibliothèque bleue a acquis sa place dans l’histoire littéraire ainsi que dans l’histoire du livre et dans celle des mentalités 1 . Plus d’un demi-siècle après la publication des premiers travaux académiques consacrés à ce phénomène, demeurent néanmoins des questions irrésolues. Selon la définition généralement acceptée, la Bibliothèque bleue est une formule éditoriale, apparue à Troyes au tout début du XVIIe siècle, et visant à réimprimer à peu de frais et pour un large public des titres à succès. L’une des caractéristiques des modestes éditions publiées selon cette formule aurait été leur couverture en papier bleu. Dans un deuxième temps, ce concept éditorial aurait été repris par des imprimeurs-libraires actifs dans d’autres villes, comme Rouen, Épinal, Limoges et Lille. Curieusement, le chercheur s’intéressant au marché du livre lyonnais des XVIIe et XVIIIe siècles et posant la question de savoir s’il peut utiliser l’expression « Bibliothèque bleue » pour caractériser certaines éditions lyonnaises de l’époque, se trouve en manque de points de repère. Le sujet n’a guère attiré l’attention 2 . En s’interrogeant sur l’existence éventuelle d’une Bibliothèque bleue lyonnaise à travers l’étude des éditions de romans de chevalerie et d’autres livres à large diffusion publiées à Lyon aux XVIIe et 3 H. Blom, « Vieux romans » et « Grand Siècle » : éditions et réceptions de la littérature chevaleresque médiévale dans la France du dix-septième siècle, Thèse de doctorat, Université d’Utrecht, 2012. Cette étude inédite, à laquelle nous nous permettons de renvoyer, a servi de base à notre article. 4 www.rhr16.fr/ base-elr, responsable scientifique : P. Mounier. 5 Citons parmi les études récentes portant sur les éditeurs de romans « populaires » à Lyon au X V Ie siècle, Louise Amazan, Remettre en lumière le catalogue d’un libraire à ses débuts : Benoît Rigaud, 1555-1570, de l’étal au virtuel. Mémoire de diplôme de conservateur de bibliothèque sous la direction de Raphaële Mouren, Lyon, Enssib, 2017 (disponible dans la bibliothèque numérique de l’Enssib), et Francesco Montorsi, « La production éditoriale de Benoît Rigaud et son catalogue chevaleresque », Carte Romanze, II (2), 2014, p. 371-392 (la bibliographie à la fin de l’article de Montorsi donne une idée de l’état de la recherche dans le domaine des éditions « populaires » de romans publiées à Lyon au X V Ie siècle). XVIIIe siècles, cet article se propose de mettre en valeur une partie négligée du marché du livre lyonnais de l’époque moderne. Destins divergents des vieux romans de chevalerie Pendant la première moitié du XVIIe siècle, les romans de chevalerie constituaient le noyau dur du catalogue des éditeurs de la Bibliothèque bleue de Troyes et de Rouen. Cette partie du corpus se composait principalement de romans issus de la littérature chevaleresque française du Moyen Âge, complétés par quelques romans de chevalerie de la Renaissance italienne et espagnole, traduits en français avant 1550. Une dizaine de ces romans s’est maintenue dans la Bibliothèque bleue pendant presque trois siècles, jusqu’à la disparition de la « collection » vers 1860. Pour donner une idée de l’ampleur de la présence des romans chevaleresques au sein de la Bibliothèque bleue troyenne et rouennaise du XVIIe siècle : le fichier que nous avons établi dans le cadre de notre thèse de doctorat contient 149 éditions chevaleresques troyennes publiées entre la fin du XVIe et le début du XVIIIe siècle. Elles représentent un nombre de 26 titres différents. Pour Rouen, nous avons recensé 77 éditions, représentant 21 romans au total 3 . Et qu’en est-il de Lyon ? La très informative base de données Éditions Lyonnaises de Romans du X V Ie siècle  4 comprend en ce moment plus de 50 éditions de presque 30 romans de chevalerie différents parues par les soins de Benoît Rigaud pendant le dernier tiers du XVIe siècle, ainsi qu’un certain nombre d’éditions du même genre sorties des presses de quelques-uns de ses confrères, tels que François Arnoullet, Louis Cloquemin et François Didier. Il faut cependant noter que la majeure partie de la production chevaleresque de ces derniers est constituée de livres appartenant à la seule série des Amadis. À en juger par les publications consacrées à l’histoire du livre lyonnais, on dirait qu’après la disparition de Benoît Rigaud, l’édition lyonnaise de ce type de livres s’est éteinte. Le nombre négligeable d'études portant sur les avatars du genre à Lyon aux XVIIe et XVIIIe siècles se trouve en effet en contraste criant avec l’intérêt pour le livre « populaire » lyonnais du XVIe siècle 5 . Les six volumes du Répertoire bibliographique des livres imprimés en France au X V IIe siècle consacrés à la ville de Lyon contiennent pourtant des données indiquant que les successeurs directs de Benoît Rigaud et de ses confrères ont bien poursuivi les pratiques éditoriales de leurs parents. On y trouve une vingtaine d’éditions chevaleresques de Pierre [I] Rigaud, une édition de Jean Didier, fils de François, et même une quinzaine de romans de chevalerie 368 Helwi Blom 6 Répertoire bibliographique des livres imprimés en France au X V I Ie siècle : Lyon, par M.-A. Merland, t. XVIII (1993) ; XXII (1997) ; XXV (2000) ; XXVI (2004) ; XXVIIII (2007), et XXIX (2010). 7 Archives départementales du Rhône (A.D.R.), BP 1912, inv. du 07-03-1639. 8 Relevons dans ce contexte qu’après vingt ans de recherches, il nous est arrivé de trouver sur ebay un exemplaire d’une édition lyonnaise inconnue des Quatre fils Aymon. Il s’agit d’un livre datant de 1662, publié par l’imprimeur-libraire Claude La Rivière, dont le nom ne figurait pas sur notre liste des éditeurs lyonnais de romans de chevalerie. 9 Les livres perdus de l’époque moderne ont récemment fait l’objet d’un recueil d’articles très informatif : Andrew Pettegree et Flavia Bruni (dir.), Lost Books : Reconstructing the Print World of Pre-Industrial Europe, Leiden, Brill, 2016. 10 Notons cependant que pendant les premières décennies du X V I Ie siècle, quelques traductions et imitations nouvelles des vieux romans chevaleresques espagnols ont vu le jour à Paris. En 1620, le publiés par d’autres éditeurs, comme Jean [III] Huguetan, Claude Chastellard et Pierre [I] Bailly 6 . Cette récolte d’une bonne trentaine d’éditions chevaleresques nous a encouragée à faire des recherches plus approfondies et celles-ci ont abouti à un fichier de 75 éditions de romans de chevalerie publiées à Lyon au XVIIe siècle et impliquant un peu plus d’une vingtaine d’éditeurs. La liste comprend en outre une douzaine d’éditions lyonnaises datant du XVIIIe siècle. Un certain nombre des éditions recensées nous est seulement connu par des mentions dans des inventaires après décès, des catalogues de vente ou d’autres sources bibliographiques. Bien que nous ne puissions pas exclure la possibilité que quelques-unes de ces références soient erronées et créent des éditions fantômes, nous avons tenu à les garder, parce que nous avons pu constater plusieurs fois de façon inattendue que nos sources étaient bien fiables. Par exemple lors de la découverte d’un exemplaire de Pierre de Provence appartenant à une édition lyonnaise publiée en 1630 que nous ne connaissions que par l’inventaire du libraire Claude La Guiolle 7 . Il reste sans doute beaucoup à trouver, surtout pour la deuxième moitié du siècle, quand le nombre des pages et la qualité des éditions chevaleresques allaient en s’amoindrissant, ce qui était peu favorable à la conservation des exemplaires 8 . Soulignons en même temps qu’il est probable qu’une partie considérable de la production est définitivement perdue. Pour la moitié des éditions chevaleresques françaises que nous avons recensées, seul un exemplaire a survécu ; de plus, pour environ 15% des livres figurant sur la liste, nous ne connaissons aucun exemplaire conservé. Ces lacunes nous confrontent de manière directe au sujet aussi fascinant que frustrant des livres perdus 9 . C’est donc avec une certaine réticence que nous présentons ci-dessous les résultats de notre enquête. Un survol général des différents types de romans chevaleresques publiés à Lyon pendant la première moitié du XVIIe siècle fait apparaître quelques particularités au niveau des sous-genres et des éditeurs concernés. Comme le montre le tableau 1, Pierre [I] Rigaud, fils de Benoît, a été le seul Lyonnais du XVIIe siècle à s’intéresser aux romans espagnols traduits en français au XVIe siècle et aux imitations françaises que ceux-ci avaient suscitées à l’époque. Qui plus est, il a été le seul éditeur français à réimprimer ces romans relativement volumineux pendant la période en question. Les libros de caballerías ne faisaient pas partie de la Bibliothèque bleue de Troyes et de Rouen, et les éditeurs parisiens les avaient déjà délaissés avant 1600. Au moment où Rigaud lui-même s’en est détourné vers 1620, cette partie du corpus a disparu du répertoire éditorial français. Elle n’y est réapparue que vers 1780, et encore sous une forme remaniée 10 . 369 Une Bibliothèque bleue lyonnaise ? Romans chevaleresques et livres « populaires » à Lyon libraire lyonnais Barthélemy Vincent a également fait paraître une œuvre moderne s’inspirant de la veine des Amadis : le Chriserionte de Gaule d’Arthur Biard, sieur de Sonan. 11 Dans une certaine mesure, cela est également le cas pour certains romans espagnols. Palmerin d’Olive et Primaléon de Grèce figuraient déjà sur le catalogue de B. Rigaud, mais on peut se demander si les caractéristiques matérielles des éditions lyonnaises de libros de caballerías publiées aux X V Ie et X V I Ie siècles permettent en effet de les qualifier d’éditions « populaires ». 12 Cependant, comme les romans espagnols, les romanzi ont fait l’objet de traductions et d’imitations nouvelles, publiées à Paris au cours de la première moitié du X V I Ie siècle. 13 À partir des années 1620, une bonne partie de ses publications paraissent sous la raison « Pierre Rigaud et associez ». Quant aux romanzi, les romans chevaleresques d’origine italienne, il faut observer d’abord qu’il y a eu une différence entre la réception de Morgant le géant d’un côté et celle de Roland furieux et de Roland l’amoureux de l’autre. Le premier a été traduit en français en 1517 et ce titre a vite rejoint le corpus des romans « populaires », édités avec relativement peu de soin pour un public de plus en plus large, entre autres par Benoît Rigaud et par Nicolas [I] Oudot à Troyes. Les premières traductions françaises du Roland furieux de l’Arioste et du Roland l’amoureux de Boiardo n’ont par contre vu le jour que vers le milieu du XVIe siècle et les éditions de ces textes, de meilleure qualité que les romans chevaleresques « populaires », semblent avoir été destinées à un public plus restreint 11 . Roland furieux ne figure pas sur la liste des textes publiés par Benoît Rigaud et Roland l’amoureux n’a même pas fait partie des fonds des éditeurs lyonnais du XVIe siècle. Ces deux œuvres étaient également absentes du catalogue troyen, et Claude Le Villain, le seul éditeur rouennais du XVIIe siècle à donner des éditions de Roland furieux dans la traduction de Gabriel Chappuys, n’a pas publié d’éditions « populaires » d’autres romans de chevalerie. En s’intéressant au Roland furieux, dont il a fait paraître trois éditions, et au Roland l’amoureux, dont il a publié deux éditions, Pierre [I] Rigaud a donc donné une orientation nouvelle au fonds chevaleresque hérité de son père. Il est intéressant de constater que les romans de chevalerie d’origine étrangère constituaient en fait le noyau dur de sa production chevaleresque : plus de deux tiers des romans de chevalerie publiés par ses soins appartiennent à cette catégorie. Pour Roland furieux on peut faire le même constat que pour les romans espagnols : monopole de Pierre [I] Rigaud et disparition du titre du catalogue lyonnais au moment où il le délaisse, vers 1620 12 . Il paraît d’ailleurs que vers cette date, Rigaud a assez abruptement tourné le dos au genre chevaleresque en tant que tel. Celui-ci avait constitué une composante constante de sa production entre 1600 et 1619, mais, à une seule exception près, on ne trouve pas de romans de chevalerie parmi les publications qu’il a fait paraître entre 1620 et 1631, date de sa mort 13 . Le cas de Roland l’amoureux dans la traduction de Jacques Vincent est plus curieux. Après deux éditions de Pierre Rigaud, un groupe de pas moins de six de ses confrères, dont son frère Simon, a formé un collectif pour donner une nouvelle édition du roman. La page de titre de leur édition affirme qu’elle a été imprimée avec permission, mais dans les exemplaires que nous avons consultés il n’y a pas de trace d’une permission accordée aux éditeurs en question. 370 Helwi Blom Histoire de Roland l’amoureux. Lyon, Léon Savine, 1614. Troyes, Médiathèque Jacques Chirac, Fonds Bouhier y.13.2302 (Photo : Courtoisie Médiathèque Troyes Champagne Métropole) Pourquoi ce groupe de libraires a-t-il ressenti le besoin de s’associer pour partager les frais d’une édition qui ne faisait que reprendre le texte de l’édition de Pierre [I] Rigaud ? Est-ce qu’ils voulaient faire concurrence à un grand joueur sur le marché ? Est-ce qu’ils aspiraient simplement à avoir leur part du gâteau d’un titre à succès ? Quoi qu’il en soit, cette édition de la traduction de Jacques Vincent est la dernière qui ait paru à Lyon pendant l’époque moderne. Quant à Morgant le géant, titre qui a connu un certain succès dans la Bibliothèque bleue de Troyes, il a été l’objet de quelques éditions lyonnaises pendant le premier tiers du 371 Une Bibliothèque bleue lyonnaise ? Romans chevaleresques et livres « populaires » à Lyon 14 Dans ce contexte il nous paraît significatif que le Chriserionte du sieur de Sonan (1620) ne se soit probablement pas bien vendu : l’exemplaire conservé au Château de Versailles (inv. V5945) semble témoigner d’un effort pour « rajeunir » le livre par l’ajout de deux caractères supplémentaires à la date de publication imprimée sur la page de titre : M.DC.XX. devient ainsi M.D.C.XX.VI. 15 Richard sans peur (348 ex. in-8°) ; Pierre de Provence (674 ex. in-8°) ; Jean de Paris (740 ex. in-8°) ; Robert le diable (700 ex. in-8°) ; La belle Hélène (820 ex. in-8°) ; Morgant le géant (359 ex.) ; Galien restauré (704 ex. in-4°) ; Mélusine (360 ex. in-4°) ; La Conquête de Charlemagne, c’est-à-dire le roman de Fierabras (329 ex. in-4°) ; Maugis d’Aigremont (96 ex. in-4°) ; Valentin et Orson (228 ex. in-4°) ; Roland l’amoureux (16 ex. in-8°). Malheureusement les dates d’impression ne sont pas indiquées. A. D. R., BP 1925, inv. du 18-03-1655. siècle, mais comme les romans espagnols et le reste des romanzi, il n’a pas passé le cap des années 1620 14 . Les romans d’origine française ont survécu beaucoup plus longtemps dans les fonds des éditeurs lyonnais du Grand Siècle (voir le tableau 2). Jean [III] Huguetan et Claude Chastellard ont signé la plupart des éditions « populaires » de romans de chevalerie français publiées à Lyon entre 1600 et 1650, mais soulignons que notre fichier contient un certain nombre d’éditions dont nous ignorons le nom de l’éditeur. À en juger d’après les titres recensés dans le Répertoire bibliographique des livres imprimés en France au X V IIe siècle, Chastellard cultivait un répertoire qui présente des similitudes notables avec le catalogue des éditeurs de la Bibliothèque bleue troyenne : à côté de vieux romans de chevalerie, il a publié des pièces d’actualité, des prédictions, le Calendrier des bergers, les Prophéties de Nostradamus et des facéties. Il est vrai que Chastellard a également fait paraître des œuvres littéraires à la mode et des livres en latin, dont les Épigrammes de Martial et les Institutes de Justinien, mais les éditeurs de la Bibliothèque bleue troyenne s’occupaient alors également de la production d’éditions relativement soignées de titres littéraires à succès et d’autres œuvres prestigieuses, dont certaines en latin. Vers cette époque-là, il n’était guère question d’une spécialisation « populaire » des éditeurs troyens de « livres bleus ». Comme Chastellard, avec qui il a partagé quelques-unes de ses éditions chevaleresques, Jean [III] Huguetan a publié des plaquettes facétieuses, le Calendrier des bergers, et les Prophéties de Nostradamus. Il donna également La Malice des femmes, titre connu du répertoire « populaire ». Huguetan combinait cette production de livres à large diffusion avec l’édition de textes pour un public cultivé et ayant les moyens de suivre la mode littéraire. Livres « populaires » dans les inventaires après décès de libraires lyonnais En ce qui concerne la deuxième moitié du XVIIe siècle, les inventaires après décès d’impri‐ meurs et libraires lyonnais conservés aux Archives départementales du Rhône mettent en lumière une présence de romans chevaleresques et d’autres publications modestes qui pas‐ serait inaperçue si on étudiait uniquement la production conservée dans les bibliothèques publiques et universitaires ou les titres recensés dans des inventaires tels que le Répertoire bibliographique des livres imprimés en France au X V IIe siècle. Par exemple, l’inventaire de Pierre [I] Bailly, rédigé en 1655, fait mention de plusieurs centaines d’exemplaires d’une dizaine de romans de chevalerie différents, imprimés à Lyon 15 . Il n’y a qu’un seul de ces titres, à savoir Galien restauré, qui figure effectivement dans le Répertoire bibliographique 372 Helwi Blom 16 La veuve de Bailly a fait paraître une édition de Fierabras (1664), dont elle a partagé les frais avec Jean Molin. 17 A.D.R., BP 1958, inv. du 17-04-1674 ; BP 1961, inv. du 12-02-1675 ; BP 1967, inv. du 17-09-1677. 18 Robert le diable ; Les quatre Fils Aymon ; Pierre de Provence ; Les sept Sages de Rome ; Thiel Ulespiègle ; L’Avanturier Buscon ; Les Fables d’Ésope ; La Vie de Sainte Catherine ; La Vie de Saint Alexis ; La Vie de Saint Antoine ; La Vie de Sainte Anne ; Les sept Trompettes spirituelles ; Le Pédagogue chrétien ; Le Doctrinal de sapience ; Le Médecin charitable ; Le Bâtiment des recettes ; Le Guide des chemins ; Le Secrétaire à la mode ; Compliments d’amour. Pour l’inventaire de Girardon, voir A. D. de l'Aube, 2E 5/ 64, inv. du 29-10-1686. sous forme d’une édition réalisée par Bailly en 1645. Nous savons par d’autres sources que Bailly a aussi publié des éditions de deux autres romans de la liste : Jean de Paris (s. d.) et Mélusine (1642). Pour les autres titres, il ne nous reste pas de traces d’éditions réalisées aux frais de Bailly. Dans le cas de Fierabras, Morgant le géant (! ) et Richard sans peur, il n’y a même aucune indication qu’ils aient fait l’objet d’une édition à Lyon pendant les années précédant la mort de Bailly. Vu les quantités d’exemplaires détenus et le fait que plusieurs de ces titres ont été réimprimés après 1655 16 , il paraît peu probable qu’il s’agisse ici de vieilles marchandises invendables. Nous aurions donc affaire à des livres perdus. Dans le magasin de Bailly se trouvaient entre autres 33 rames de papier bleu. Il n’est pas impensable que ce papier bleu ait servi à couvrir des livres « populaires ». Le stock de Bailly comprenait en tout cas plusieurs autres titres que l’on rencontrait vers la même époque dans les boutiques et magasins des éditeurs de la Bibliothèque bleue troyenne et rouennaise. Les inventaires de ses confrères Jean Molin ou Dumolin (1674), Nicolas Gay, gendre de Jean [III] Huguetan (1675), et Horace Huguetan, beau-frère de Gay (1677), projettent une image similaire : en dehors de romans de chevalerie, ils citent des almanachs, des noëls, des petits livres de dévotion, tels que Les sept Trompettes spirituelles et Le Doctrinal de sapience, des vies de saints, L’Innocence reconnue, des livres techniques diffusant un savoir artisanal, médical ou alchimique, comme Le Bâtiment des recettes et Le Maréchal expert, des manuels d’éloquence, comme Le Secrétaire à la mode, des facéties et satires, comme Les Rencontres du baron de Gratelard et La Malice des femmes, et des romans et contes populaires tels que L’Espiègle, Gargantua, L’Avanturier Buscon et Les sept Sages de Rome  17 . Ces genres et titres faisaient tous partie des fonds des éditeurs troyens et rouennais de « livres bleus ». Une comparaison rapide entre l’inventaire de Jean Molin et celui d’Yves Girardon à Troyes (1686) révèle une présence commune d’alphabets, livres d’heures, catéchismes, civilités et noëls et une liste de plus de vingt autres titres identiques 18 . Il y a pourtant une différence dans le sens où le stock de Jean Molin s’avère avoir été plus considérable et plus varié. En ce qui concerne les livres trouvés dans les locaux de Nicolas Gay au moment de l’inventaire, non seulement une partie d’entre eux est constituée de titres bien connus du « répertoire bleu », mais les détails sur la matérialité de ces ouvrages permettent, eux aussi, un rapprochement avec les « livres bleus » troyens et rouennais : il s’agit de livres brochés ayant une couverture en papier. Dans un seul cas l’inventaire spécifie même qu’il s’agit de papier bleu. Malheureusement les lieux et dates de publication ne sont pas indiqués, de sorte que dans la plupart des cas, il n’est pas possible d’affirmer avec certitude qu’il s’agit d’éditions réalisées aux frais de Gay ou même d’impressions lyonnaises, comme nous serions tentée de le croire. 373 Une Bibliothèque bleue lyonnaise ? Romans chevaleresques et livres « populaires » à Lyon 19 La ville de Lyon en vers burlesques, 1683. Réimpression de l’édition conservée à la Bibliothèque de l’Arsenal, publiée avec une introduction et des notes de Eugène Vial, Lyon, Cumin et Masson, 1918, p. 40-41. 20 Attirons ici l’attention sur une version remaniée de L’Enbarras de la Fiero de Beaucaire en vers burlesques vulgaris de Jean-Michel de Nîmes [1657], publiée à Grenoble en 1713. Dans son adaptation du passage sur les libraires et leurs boutiques « plénos de livres sérious », le remanieur anonyme explicite les titres des livres « menteurs » et des ouvrages proposés par les « revendaires » ou « contro-porteurs » que l’original disait vouloir passer sous silence. La liste des ouvrages dénigrés se compose entièrement de « livres bleus » : « Tous ses livres [ceux du libraire HB] sont bien choisis, / [] Il n’a point Pierre de Provence / Le fier Orson et Valentin / Ni le plat réveil-matin / Mais il a des œuvres Divines / des Corneilles et des Racines », L’Embarras de la foire de Beaucaire, Grenoble, F. Champ, 1713, cité dans Geneviève Bollème, La Bibliothèque bleue : la littérature populaire en France du X V I Ie au X I Xe siècle, Paris, Gallimard/ Julliard, 1971, p. 95. La Ville de Lyon en vers burlesques, poème facétieux datant de 1683, confirme de façon ludique l’existence d’un marché de livres « populaires » à Lyon. Dans une des scènes décrites, deux amis s’arrêtent chez une « librairesse » sur le Pont du Change. Quand ils lui demandent de montrer ses « livres précieux / Admirez des plus curieux » et « qui font la nique, / Aux Libraires de ruë Mercière », la dame leur propose sans sourciller Pierre de Provence, « les douze Pairs de France », c’est-à-dire La Conquête de Charlemagne, Le grand Avanturieur Buscon, Les quatre Fils Aymon, L’Espiègle, La belle Hélène, Gargantua, « Enfin tout ce que le temps / Donne de beaux et de galant 19 ». L’ironie de ces vers n’empêche pas qu’il s’agisse de livres qui s’imprimaient et se vendaient effectivement à Lyon à cette époque-là. Il est possible qu’une partie de ces brochures ait été destinée à être vendue à la foire de Beaucaire, comme cela avait été le cas pour les productions de Claude Chastellard et d’autres libraires lyonnais de la première moitié du siècle 20 . Au tournant du XVIIIe siècle, la Bibliothèque bleue de Troyes et celle de Rouen ont pris un véritable essor. C’est à partir de ce moment-là que l’on assiste à une spécialisation croissante des éditeurs d’imprimés à large circulation. Une partie de leur production était destinée à la capitale, mais le succès de la formule était également dû au fait que les éditeurs du Nord employaient des colporteurs ou marchands de campagne qui distribuaient les « livres bleus » un peu partout. Entre-temps, l’élargissement et le renouvellement du répertoire des titres disponibles avaient mené à une diminution progressive de l’importance des romans chevaleresques à l’intérieur de la « collection bleue ». Au début du XVIIIe siècle, leur nombre s’est réduit à dix : cinq « grands » romans - Les quatre Fils Aymon, Huon de Bordeaux, Valentin et Orson, Galien restauré et La Conquête de Charlemagne - et cinq « petits », à savoir Pierre de Provence, Jean de Paris, Richard sans peur, Robert le diable, et La belle Hélène. Ces derniers ne comptaient souvent que quelques dizaines de pages. Ces dix romans ont tous été réimprimés régulièrement jusqu’au moment où, un peu après 1860, les derniers éditeurs de la Bibliothèque bleue ont fermé boutique. Bien que, comme les Troyens, les Rouennais aient continué à publier les « grands » romans au XVIIIe siècle, il nous reste de leur production « chevaleresque » surtout des exemplaires des cinq romans les moins volumineux, qui doivent avoir été tirés à des milliers d’exemplaires. Ce sont ces mêmes cinq « petits » romans dont nous avons retrouvé des éditions lyonnaises datant du XVIIIe siècle (voir le tableau 3). Ils apparaissent également dans 374 Helwi Blom 21 A.D.R., BP 2059, inv. du 05-12-1708. Chareysieu était maître alénier quand il épousa en 1679 Anne, fille de l’imprimeur lyonnais Jean Carteron. Leur fils Claude deviendra marchand d’étoffes d’or, d’argent et de soie à Lyon. Voir Fortuné Rolle, Inventaire-sommaire des archives hospitalières antérieures à 1790. Ville de Lyon. La Charité ou Aumône générale, t. IV, Lyon, A. Brun, 1880, p. 55. les inventaires lyonnais au début du X VIIIe siècle, et cela dans des quantités plus considérables qu’au siècle précédent. L’Excellent roman nommé Jean de Paris. Lyon, Pierre Delaroche, s. d. [ X V I I Ie s.] Troyes, Médiathèque Jacques Chirac, Bbl 2286 (Photo : Courtoisie Médiathèque Troyes Champagne Métropole) Ainsi, l’inventaire de Pierre Chareysieu révèle qu’en 1708, ce marchand libraire détenait 25 grosses de petits livres brochés, appelés Jean de Paris et Pierre de Provence. C’est-à-dire des tirages entiers, ce qui semble indiquer que ces livres ont été imprimés à la commande de Chareysieu. Avec la présence de quantités considérables d’heures de toutes sortes, de civilités, de petits livres de dévotion et de morale, de chansons et d’almanachs, la description de ses stocks nous rappelle encore une fois les inventaires des éditeurs de « livres bleus » à Troyes et à Rouen. Chareysieu semble s’être consacré presque uniquement à la production et/ ou la vente de livres à bas prix. L’inventaire de 1708 est l’une des rares traces de Chareysieu et de ses activités commerciales. Il ne nous reste pas de vestiges tangibles de la masse des modestes publications décrites dans ce document 21 . 375 Une Bibliothèque bleue lyonnaise ? Romans chevaleresques et livres « populaires » à Lyon 22 A.D.R., BP 2044, inv. du 26-03-1737. 23 Voir par exemple les exemplaires (numérisés) du Bonhomme Misère et de La Patience de Grisélidis de la Bibliothèque municipale de Lyon (cotes 804985 et 804986). Les exemplaires trouvés sont d’ailleurs aussi rares que leurs éditeurs sont peu connus. 24 Inventaire du fond [sic] de librairie du feu sieur Benoît Bailly, a vendre par sieur Martin Bourgeois de Lion, demeurant en ruë Grenette en la maison de Monsieur Petrin, vis-à-vis la [sic] Cheval Blanc, Lyon [1698], BmL, 804177 (numérisé). Une trentaine d’années plus tard, en 1737, 2 600 exemplaires de Jean de Paris et Pierre de Provence étaient recensés lors de l’inventaire des biens du libraire lyonnais Louis Servant 22 . Servant était le beau-fils de Chareysieu et, étant donné la correspondance entre les titres qu’ils avaient en stock au moment de l’inventaire de leurs locaux, il y a lieu de croire que Servant ait repris le fonds de son beau-père. On peut se demander si, sur les 3 600 exemplaires des deux « petits » romans cités dans l’inventaire de Chareysieu, seulement 1 000 exemplaires avaient été vendus entre 1708 et 1737. Étant donné qu’il s’agit de livres bon marché destinés à une large diffusion, nous supposons que cela n’a pas été le cas, mais que ces exemplaires appartiennent à une nouvelle édition. Cette hypothèse peut être corroborée par le fait que nous avons repéré des éditions de Robert le diable et de Richard sans peur portant le nom de Servant, ainsi qu’un certain nombre d’autres éditions « populaires » de titres appartenant au répertoire des éditeurs de la Bibliothèque bleue (Le Bâtiment des recettes, L’Histoire du bonhomme Misère, l’Éloge de Michel Morin, Thiel Ulespiegle, La Patience de Grisélidis et Les sept Trompettes spirituelles), publiées par Servant lui-même et par quelques autres éditeurs lyonnais de l’époque 23 . Le nombre de pages des éditions « populaires » publiées à Lyon a d’ailleurs diminué au cours du XVIIIe siècle, et dans un certain nombre de cas on a procédé à une adaptation du format bibliographique. C’est un processus qui s’est également produit à Troyes et à Rouen. Pour réduire les coûts de la production et le prix de vente, on a parfois réalisé des coupures importantes dans le texte de base. Ces considérations d’ordre commercial expliquent sans doute aussi la réduction progressive du nombre d’illustrations. Quant aux romans chevaleresques plus volumineux, ils semblent avoir disparu du fonds des éditeurs lyonnais vers la fin du XVIIe siècle. On les trouve encore dans l’inventaire du fonds de librairie de Benoît Bailly, dressé en 1698 24 , mais les catalogues et les inventaires lyonnais du XVIIIe siècle que nous avons pu consulter n’en font plus mention. Qui plus est, quand on compare le stock de Benoît avec celui décrit dans l’inventaire de son père Pierre [I], l’idée s’impose que Bailly fils a eu du mal à écouler les exemplaires des grands romans chevaleresques : les 60 Galien restauré, les 40 Mélusine et les 15 Conquête de Charlemagne sont selon toute probabilité des restes de la production de Pierre [I] Bailly ou de sa veuve. On trouve même un exemplaire de l’édition de Roland l’amoureux publiée en 1614, dont Pierre [I] Bailly détenait 15 exemplaires en 1655. Cela pourrait signifier qu’en 45 ans, l’officine des Bailly en avait seulement vendu quatorze exemplaires. Les « petits » romans de chevalerie ne figurent pas parmi les titres cités dans l’inventaire, mais notons qu’ils peuvent bien avoir fait partie des livres contenus dans les « 24 paquets de brochures de différentes grandeurs, couverts de papier bleu [! ] » que signale ce document. 376 Helwi Blom 25 L. Andries, La Bibliothèque bleue au dix-huitième siècle, op. cit., p. 32-34. Voir aussi L. Andries et G. Bollème, La Bibliothèque bleue : littérature de colportage, Paris, Robert Laffont, 2003, p. 20. 26 La plus ancienne occurrence du terme que nous ayons repérée figure dans une lettre datant de 1696 : Emil Gigas, Choix de la correspondance inédite de Pierre Bayle 1670-1706, Copenhague, G.E.C. Gad, 1890, p. 664. 27 Dans nombre de cas, il s’agit plutôt de gazettes ou de pamphlets. 28 Voir le Catalogue des livres qui se vendent en la boutique de la veuve de Nicolas Oudot, libraire […] [Paris, BnF, Q-9153 et RES-Y2-979, Catalogues de libraires BnF, n° 2314-2317]. Contrairement à ce que l’on affirme généralement, cet ensemble de petits catalogues n’a pas été publié par la veuve de Nicolas [III] Oudot, mais par sa petite-fille, qui avait reçu la permission de reprendre la boutique à condition de mettre comme raison de commerce « en la boutique de la Veuve Oudot, libraire à Paris ». Voir BnF, ms. fr. 21857, ff. 59-60. La Bibliothèque bleue de Troyes, de Rouen, et… de Lyon ? Avant d’avancer des affirmations catégoriques sur l’existence d’une Bibliothèque bleue lyonnaise, il faudrait évidemment faire une comparaison systématique et une analyse plus approfondie des fonds des éditeurs concernés, ainsi que du contenu exact et de la qualité des éditions « populaires » publiées à Lyon. Du reste, malgré son statut d’expression historique, consacrée par l’usage académique, la notion de « Bibliothèque bleue » pose elle-même problème. Une des difficultés réside dans le fait qu’une bonne partie des exemplaires qui figurent dans les répertoires bibliographiques recensant des éditions de la Bibliothèque bleue n’ont plus leur couverture originale. Si la couverture de papier bleu ne constitue pas à elle seule le critère décisif pour la classification d’un livre comme appartenant à la Bibliothèque bleue - on admet même généralement que les livres « bleus » étaient brochés en papier de couleurs différentes -, les autres critères distingués dans les études portant sur la « collection », tels que la composition du corpus de titres et la concentration de la production entre les mains d’éditeurs spécialisés 25 , ne nous avancent guère. Sans des données concrètes qui peuvent soutenir les définitions proposées, on risque de présenter des raisonnements circulaires. Encore faut-il se demander dans quelle mesure une définition générale, académique, pourrait rendre compte de l’emploi historique du terme et des réalités de la production et de la vente des impressions concernées. Les plus anciennes attestations de la locution « Bibliothèque bleue » remontent à la fin du XVIIe siècle, c’est-à-dire à une époque que plusieurs dizaines d’années séparent de la naissance présumée du phénomène que cette appellation est censée désigner 26 . Avant les années 1690, on parlait déjà de livres « en papier bleu » ou « couverts de papier bleu », mais ces expressions étaient utilisées pour des types de publications que l’on ne peut pas toujours assimiler à la Bibliothèque bleue de Troyes ou de Rouen 27 . C’est seulement vers 1722/ 1723, quand Élisabeth Geneviève Gaudin, arrière-arrière-petite-fille de Nicolas [I] Oudot, l’imprimeur auquel on attribue la paternité de la « formule bleue », se sert de l’expression « Bibliothèque bleue » pour caractériser une partie des ouvrages proposés dans un catalogue imprimé des livres qui se vendent dans la boutique des Oudot à Paris, que s’officialise en quelque sorte cette expression utilisée « communément » pour désigner des livrets brochés en papier bleu (originaires de Troyes ? ) 28 . Ce coup publicitaire a non seulement contribué à établir un lien indissoluble entre les « livres bleus » et la ville de Troyes, il semble aussi avoir été à l'origine du fait que le phénomène s'est littéralement fait un nom dans la littérature du 377 Une Bibliothèque bleue lyonnaise ? Romans chevaleresques et livres « populaires » à Lyon 29 Le nombre de références à la « Bibliothèque bleue » dans la littérature de l’époque semble avoir augmenté sensiblement après 1725. 30 Voir par exemple l’inventaire de Jean Viret (A.D.R., BP 2073, inv. du 11-11-1713). Ce document fait en plus mention de 60 rames de « papier bleud ». 31 Notons dans ce contexte encore que le livre de raison du Lyonnais Henry Gallois, rédigé vers 1690, mentionne à plusieurs reprises l’achat de ce qu’il appelle un « livre bleu » ou « un petit livre bleu ». Malheureusement il n’en a pas spécifié les titres, mais ces notices témoignent du fait que l’expression était alors courante à Lyon. A.D.R., BP 4007, livre de raison de Gallois, p. 139 et 161. XVIIIe siècle 29 . Cela n’empêche que le corpus de titres et les aspects matériels des « livrets bleus » troyens aient subi bien des modifications au cours du temps et que dès le début du XVIIe siècle, des éditeurs actifs dans d’autres villes que Troyes aient fait paraître des livres qui s’apparentent aux impressions troyennes, tant au niveau de leur contenu que dans leur matérialité. En fin de compte, « Bibliothèque bleue » s’avère un concept aux contours assez flous, du fait qu’il s’agit d’un phénomène dont les caractéristiques ont évolué avec le temps. Si cette constatation problématise la définition de « Bibliothèque bleue » et la question de ses origines, elle invite en même temps à poursuivre la recherche par le biais d’une étude comparative, synchronique et diachronique des publications et des pratiques des éditeurs de la Bibliothèque bleue troyenne d’une part, et celles d’autres éditeurs de livres « populaires » d’autre part. Notre bref survol d’une partie de la production « populaire » lyonnaise des XVIIe et XVIIIe siècles semble en tout cas indiquer qu’il existe assez de parallèles entre les livres produits à Lyon et les publications des éditeurs de « livres bleus » à Troyes et Rouen pour envisager sérieusement l’hypothèse d’une Bibliothèque bleue lyonnaise. Le fait que les rédacteurs des inventaires de libraires lyonnais ont noté plusieurs fois que les livres recensés ont peu de valeur, qu’il s’agit de « brocheures », voire de « fatras 30 », renforce encore l’impression que nous nous trouvons face à une production de livres bon marché destinés à un large public semblable à celle diffusée par les Oudot de Troyes et leurs émules 31 . 378 Helwi Blom Le Bâtiment des recettes. Lyon, Frères Perisse, s. d. [2 e moitié X V I I Ie s.] Troyes, Médiathèque Jacques Chirac, Bbl 3378 (Photos : Courtoisie Médiathèque Troyes Champagne Métropole) Il y a à notre avis quatre pistes distinctes qui mériteraient d’être privilégiées dans les recherches approfondies auxquelles invite cette première exploration du terrain. Premiè‐ rement, la recherche bibliographique à propos des éditions « populaires » lyonnaises et des 379 Une Bibliothèque bleue lyonnaise ? Romans chevaleresques et livres « populaires » à Lyon 32 R. Chartier, « La Bibliothèque bleue en son histoire », Thierry Delcourt et Élisabeth Parinet (dir.), La Bibliothèque bleue et les littératures de colportage, Paris/ Troyes, École des chartes/ Maison du boulanger, 2000, p. 16. 33 François Suard, Guillaume d’Orange. Étude du roman en prose, Paris, Champion, 1979, p. 546. 34 Il est tout à fait significatif que dans un roman publié en 1765, c’est l’imprimeur Jacques Garrigan d’Avignon qui est cité comme spécialiste de la Bibliothèque bleue et « émule de la veuve Oudot », et non pas un éditeur de livres « populaires » lyonnais. La belle Berruyere, ou Aventures de la marquise de Fierval, Première partie, Londres, Jean Nourse, 1765, p. 76. fonds des éditeurs concernés. Il y a encore beaucoup à découvrir dans ce domaine. Plusieurs bibliothèques du Sud de la France conservent des exemplaires uniques peu connus et parfois non identifiés. En deuxième lieu, la confrontation des données sur le marché des livres lyonnais à large circulation aux publications et aux inventaires des gens du livre troyens et rouennais, moyennant une analyse comparative du contenu et des caractéristiques matérielles des éditions, suivie par une comparaison systématique des fonds. Une question intéressante dans ce contexte est celle des relations familiales et commerciales entre les libraires troyens et rouennais d’un côté, et leurs confrères lyonnais de l’autre. La troisième piste consiste à comparer les éditions lyonnaises successives d’un même titre pour étudier les changements que le texte a subis au cours des années et pour réfléchir sur la stratégie éditoriale sous-tendant ces remaniements : s’agit-il d’adaptations aux compétences culturelles du public visé, comme l’a postulé R. Chartier pour les éditions troyennes 32 , ou est-ce qu’il y a lieu de croire que des considérations d’ordre économique aient prévalu dans le processus ? Il est également possible que l’on arrive à la conclusion qu’il s’agit d’adaptations mineures qui soulignent plutôt « l’émouvante fidélité 33 » des « livres bleus » à leurs modèles du XVIe siècle. Finalement, on devrait s’interroger sur le destin de cette Bibliothèque bleue lyonnaise hypothétique. Il est en effet curieux de constater que s’il y a bien des raisons de supposer que des imprimeurs et libraires lyonnais aient eu recours à une formule éditoriale similaire à celle des éditeurs de « livres bleus » à Troyes et à Rouen, cette Bibliothèque bleue lyonnaise semble avoir été loin de rencontrer un succès comparable à celui dont jouissaient les publications de Jean et Jacques Oudot ou celles de Jean-Baptiste Besongne à Rouen. On pourrait avancer plusieurs raisons pour expliquer cette divergence, comme le taux d’alphabétisation plus élevé dans le Nord ou la forte présence de dialectes dans le Sud, facteurs qui auraient eu une influence négative sur les débouchés potentiels des éditeurs de livres « populaires ». Étant donné l’ampleur de la ville et la diversité des publics, les éditeurs lyonnais pourraient avoir été tentés par la possibilité de se tourner vers d’autres marchés, plus prometteurs, mais cela était également le cas à Rouen. Et vers le milieu du XVIIIe siècle, d’autres éditeurs actifs dans le Sud de la France ont bien trouvé des clients pour ces mêmes impressions modestes. Il paraît en effet que pendant la deuxième moitié du XVIIIe siècle, ceux-ci ont définitivement supplanté les Lyonnais sur le marché des livres à grande diffusion et qu’ils ont pu poursuivre la publication de ce genre de livres au siècle suivant, notamment en réimprimant régulièrement ces dix vieux romans de chevalerie qui figuraient depuis toujours sur le catalogue des éditeurs de la Bibliothèque bleue troyenne et rouennaise 34 . 380 Helwi Blom A NNEXES 381 Une Bibliothèque bleue lyonnaise ? Romans chevaleresques et livres « populaires » à Lyon 382 Helwi Blom 383 Une Bibliothèque bleue lyonnaise ? Romans chevaleresques et livres « populaires » à Lyon 2. L IVRES ET POUVOIRS 1 P.-D. Boyer, « De la réception du concile de Trente dans l’Église de France », Sforza Pallavicini (dir.), Histoire du concile de Trente, Montrouge, Imprimerie catholique de Migne, 1844, vol. 1, col. 467-488. 2 Jacques Baillès, Instruction pastorale de monseigneur l’évêque de Luçon sur l’Index des livres prohibés, Paris, J. Lecoffre et C ie , Leroux et Jouby, Luçon, Secrétariat de l’évêché, 1852 ; H. Montrouzier, « L’Index est-il reçu en France ? », Revue des sciences ecclésiastiques, 13 (1866), p. 357-374 ; Charles Dejob, De l’influence du concile de Trente sur la littérature et les beaux-arts chez les peuples catholiques. Essai d’introduction à l’histoire littéraire du siècle de Louis X I V , Paris, Ernest Thorin, 1884 ; Louis Petit, L’Index, son histoire, ses lois, sa force obligatoire, Paris, P. Lethielleux, 1888. 3 Nous n’emploierons le terme avec la majuscule que pour les titres spécifiques. 4 J.-B. Malou, La Lecture de la sainte Bible en langue vulgaire, Louvain, Fonteyn, 1846, t. 1, p. 49 ; pour lui, il s’agit d’un fait historique injustifiable sur le plan canonique (p. 48-49, repris par J. Baillès, Instruction pastorale, op. cit., p. 174). Les index de censure en France aux XVI ᵉ et XVII ᵉ siècles Hervé B A U D R Y CHAM, FCSH, Universidade NOVA de Lisboa, Universidade dos Açores Introduction : une question de réception Parent et ami de Denis Frayssinous, l’une des personnalités religieuses majeures de la Restauration, Pierre-Denis Boyer a publié en 1844 une dissertation sur la réception du concile de Trente (1545-1563) en France 1 . Alors directeur du séminaire de Saint-Sulpice, à Paris, son travail reflète une préoccupation clef des catholiques tout au long du siècle : situer la France dans le droit fil de la foi et de la doctrine tridentines promulguées par le pape Pie IV le 24 mars 1564. Le roi de France n’ayant, pour sa part, jamais promulgué les canons et décrets, ceux-ci y étaient réputés comme non reçus et par conséquent aucun des textes publiés n’y eut jamais officiellement de valeur obligatoire. Pour Boyer, comme pour nombre de théologiens catholiques qui ont écrit sur cette matière jusqu’à la fin du XIXe siècle, il s’agit bien au contraire de démontrer que, non seulement, dans le présent, la France « reçoit » le concile, mais aussi qu’elle n’a cessé de le faire dans le passé. Un point en particulier était en jeu : l’index des livres interdits 2 . De leur point de vue, la réception, des textes conciliaires (missel, bréviaire, catéchisme et index 3 ) tient moins dans la question de l’adoption formelle que dans celle de leur application par les ecclésiastiques. Ainsi y eut-il force réceptions au niveau local, en particulier lors de conciles provinciaux aux XVIe et XVIIe siècles, comme à Aix, Avignon, Bordeaux, Narbonne ou Toulouse. Comme Jean-Baptiste Malou put ainsi prétendre que « la pratique l’emporta sur la théorie. Le clergé français ne s’écarta jamais des principes que l’Index avait posés 4 ». Pourquoi introduire notre propos par des auteurs engagés dans le combat pour la reconquête catholique au XIXe siècle ? Parce que, paradoxalement, leur point de vue anti-officiel délivre des arguments pertinents et débouche sur une conclusion, certes, à 5 H. Montrouzier, « L’Index est-il reçu en France ? », art. cit., p. 365. 6 D. Pailler, « Les réponses catholiques », R. Chartier et H.-J. Martin (dir.), Histoire de l’édition française, t. I, Le Livre conquérant. Du Moyen-Âge au milieu du X V I Ie siècle, Promodis, 1982, p. 327-347 et p. 338. 7 « Sanction par les pouvoirs des textes déviants », Alain Viala, Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique, Éditions de Minuit, 1985, p. 116. 8 Jean-Louis Quantin, « Les institutions de censure religieuse en France ( X V Ie - X V I Ie siècle) », Gi‐ gliola Fragnito et Alain Tallon (dir.), Hétérodoxies croisées. Catholicismes pluriels entre France et Italie, X V Ie - X V I Ie siècle, Publications de l’École française de Rome, 2015 (en ligne : http: / / books.openedition.org / efr/ 2837, § 61). 9 D. Pailler, « Les réponses catholiques », art. cit., p. 330. 10 Nicolas Schapira, Un Professionnel des lettres au X V I Ie siècle. Valentin Conrart : une histoire sociale, Seyssel, Champ Vallon, 2003, p. 104 ; Bernard Barbiche, « Le régime de l’édition »,Histoire de l’édition française, op. cit., p. 370 sq. 11 D. Pailler, « Les réponses catholiques », art. cit., p. 329. 12 J. Le Gentil, Recueil des actes, titres et mémoires, concernant les affaires du clergé de France, Paris, Antoine Vitré, 1673, t. I, p. 96-97 (texte latin). 13 Thomas Regnoust, Recueil en abrégé des actes, titres et mémoires, concernant les affaires du clergé de France, Paris, Georges Josse, 1677, p. 175 (texte latin) ; Charles-Emmanuel Borjon, Abrégé des actes, titres et mémoires concernant les affaires du Clergé, Paris, Léonard, 1680, p. 162-163 (texte français). l’opposé de la non-réception historique du concile de Trente, mais qui impose que l’on ouvre un dossier jusqu’ici resté dans l’ombre à cause, précisément, du fait avéré : l’index des livres interdits, quoique non « reçu » et par conséquent sans « valeur obligatoire 5 », a bien joué un rôle en France. Ou, pour reprendre l’expression de Denis Pailler à propos des textes tridentins, il lui a été fait un « large accueil 6 ». La présente recherche s’inscrit, au départ, dans le champ de l’histoire de la censure et des index produits par les pays inquisitoriaux. Les travaux de ces auteurs sont donc en quelque sorte venus confirmer, sur ce sujet, le bien-fondé de l’enquête transfrontalière suivant le principe que, si les sociétés se munissaient d’institutions de censure qui leur étaient propres, même dans les cas où elles semblaient incompatibles ou antagonistes, des échanges se sont instaurés car des besoins analogues ont dû être satisfaits. En apparence, quoi de plus divergent en effet que l’Italie inquisitoriale et la France parlementaire et gallicane ? L’exercice de la censure, au sens contemporain 7 , y est complexe : d’un côté, « jeu à trois, entre pouvoir royal, magistrats et docteurs », et de l’autre, action des évêques 8 , alors que l’édition d’affaire d’Église l’est devenue d’État 9 . Au XVIIe siècle les censeurs recrutés par la chancellerie comptent des hommes de lettres et des théologiens 10 , ce qui reflète l’importance du livre religieux, soit, en 1650, 40 % de la production parisienne 11 . Il n’est pas fortuit que, dans le Recueil des actes de Jean Le Gentil, le premier texte qui ouvre le chapitre 20 du titre 1 consacré à l’impression et à la censure des livres est extrait de la quatrième session du concile de Trente 12 , comme dans les versions abrégées ultérieures 13 . Mise en vedette d’autant plus significative de la réception tridentine que les textes suivants obéissent à l’ordre chronologique, à commencer par l’extrait des capitulaires de Charlemagne. Il n’en va donc pas d’une simple querelle de mots : l’absence de réception légale du concile de Trente en France n’a en rien empêché la réception des textes doctrinaux et réglementaires, ce qui reste à prouver en ce qui concerne leur circulation, la question des usages devant faire l’objet 386 Hervé Baudry 14 Voir notre étude « Index sans frontières : une approche du bon usage en France des catalogues de prohibition et d’expurgation ( X V Ie - X V I Ie s.) », L’Inquisition romaine et la France à l’« âge tridentin » ( X Ve - X I Xe siècle), Colloque international, Limoges, 22-23 février 2018 (à paraître). 15 Le catalogue des livres censurez par la faculté de Theologie de Paris, Paris, Jean André, 1544 (deux impressions). 16 Index de l’université de Paris, 1544, 1545, 1547, 1549, 1551, 1556, Jesús-Martínez De Bujanda, Francis Higman, James Farge (éd.), Sherbrooke, Centre d’Études de la Renaissance ; Genève, Droz, 1985, p. 66-76. 17 Ernest de Fréville, « Un index du X V Ie siècle. Livres et chansons prohibés par un inquisiteur de la province ecclésiastique de Toulouse (1548-1549) », Bulletin de la Société de l’histoire du protestantisme français, 1 (1853), p. 355-363, p. 437-448 ; 2 (1854), p. 15-24, p. 358. Weiss, « Documents inédits pour servir à l’histoire de la Réforme sous François I er . Édit contre les luthériens adressé de Paris au parlement de Toulouse le 16 décembre 1638 », Bulletin de la société de l’histoire du protestantisme français, 38 (1889), p. 71. 18 E. de Fréville, « Un index du X V Ie siècle », art. cit. ; datation reprise par Franz Heinrich Reusch (Der Index den verbotenen Bucher, Bonn, Max Cohen und Sohn, t. 1, 1883, p. 167) et, de nos jours, F. Higman (Censorship and the Sorbonne, Genève, Droz, 1979, p. 9), qui s’en est brièvement tenu à deux des trois parties de l’étude de Fréville. L’édition des index de De Bujanda, Higman et Farge (éd. cit.) n’y fait pas référence. 19 BnF, ms. Doat 35, f° 214 rº. 20 La même date apparaît deux fois dans la copie, en chiffres (BnF, ms. Doat 35, f° 206 vº) et en lettres (f° 212 v°). d’un autre travail 14 . C’est donc dans le champ de l’histoire du livre que l’enquête doit être ouverte. Nous interrogerons le marché de ces catalogues, en particulier les types d’ouvrages concernés ainsi que les lieux de production afin de situer la place de la France entre Europe des inquisitions catholiques et des États confessionnels. La France, marché primaire et secondaire d’index La diversité des textes de l’espèce d’index appartenant au genre des catalogues bibliogra‐ phiques implique que soient abordés les points suivants : la conception et la production en France d’index originaux (marché primaire), la circulation et la reproduction d’index romains et enfin les autres index (marché secondaire). La distinction des deux marchés, utilisée dans le domaine de la finance, n’a d’autre but ici que de mettre en relief le double aspect de la problématique indexatoire, national et international. La France fille aînée des index imprimés 1. La liste de l’inquisiteur toulousain Vidal de Bécanis La primauté française en matière de production d’index est d’ordre chronologique puisqu’il est admis qu’en Europe le premier catalogue imprimé de livres interdits est parisien 15 . Il y en eut six éditions de 1544 à 1556 16 . Toutefois, il y a lieu de croire qu’une liste a été imprimée quatre ans plus tôt. Cette question oblige à faire un détour par l’histoire d’une copie manuscrite du XVIIe siècle, la liste dressée par Vidal (ou Vital) de Bécanis, nommé inquisiteur général en 1535 17 . Sa date est discutable. Depuis le travail de son redécouvreur, l’historien chartiste Fréville, on retient celle de 1548-1549 18 . « 1549 » figure sur une pièce, en fin de dossier, comportant le serment des consuls aux inquisiteurs de la foi 19 ; en revanche, on trouve, à deux reprises, la date de 1540 au début et à la fin de la liste des livres interdits 20 . Albert Labarre, qui parle de « l’Index 387 Les index de censure en France aux X V I ᵉ et X V I I ᵉ siècles 21 A. Labarre, « La répression du livre hérétique dans la France du X V Ie siècle », Revue française d’histoire du livre, 118-121 (2003), p. 351. 22 Catalogue connu par la Declaratio Censurae factae a Sacrassimae Theologiae Parisiensis Facultate Propo‐ sitionum scriptarum in Libris Domini Magistri Johannis de Mansencal, primi Praesidis Tholosani insertis in CatalogoLibrorum censuratorum, exscripta ex Libro Conclusionum dictae Facultatis, anno Domini 1552 (Charles Duplessis d’Argentré, Collectio judiciorum de novis erroribus, t. II, Paris, André Cailleau, 1728, p. 207-8). 23 Dans ses lettres, Vidal de Becanis « mande aux prestres, curés, vicaires et autres d’avertir leurs parroissiens d’aller sous peine d’excommunication denoncer dans la maison de l’Inquisition de Tholose ceux qu’ils sçavoient estre du Rolle des 500. nouveaux Chrestiens de Tholose et ceux qui auroient aucun des livres cahiers, œuvres, sermons, commentaires, traductions, chansons spirituelles ou Noelz y exprimez » (BnF, ms. Doat 35, f° 207 rº). On a parfois compris par là qu’il s’agit de la communauté des juifs convertis venus de la péninsule ibérique, que protégeront des lettres patentes d’Henri II octroyées en août 1550 en faveur des marchands. Mais il semble plutôt que, comme E. de Fréville l’avait précisé, Bécanis fasse ici référence aux réformés. George Bosquet emploie l’expression péjorative novi christiani dans ce sens (Hugoneorum haereticorum Tolosae conjuratorum profligatio, Toulouse, Jacques Colomiez, 1563, par exemple, f° Cr°) ; le terme sera traduit tel quel en français dans l’Histoire de M. G. Bosquet sur les troubles advenus en la ville de Tolose l’an 1562 (Toulouse, R. Colomiez, 1595 ; texte reproduit dans Recueil de pièces historiques relatives aux guerres de religion de Toulouse, Paris, A. Abadie, 1862, p. 26, 100). 24 « It is known only in a transcription so inaccurate as to be almost incomprehensible » (F. Higman, loc. cit.). Voir à ce sujet les remarques de Tibulle Desbarreaux-Bernard (« L’inquisition des livres à Toulouse au X V I Ie siècle », Mémoires de l’académie des Sciences, Inscriptions et Belles-Lettres de Toulouse, 6 (1874), p. 330-336). 25 En particulier la liste manuscrite parisienne de 1542 de 65 items (C. Duplessis d’Argentré, Collectio judiciorum, op. cit., p. 134-136) et dans le catalogue de 1544. 26 Triade de tête qui se retrouve dans le Catalogus hæreticorum de Bernard Lutzenburg (Strasbourg, s.n., 1527, f° k2 r°). 27 Voir A. Labarre, « La répression du livre hérétique », art. cit., p. 343. de Vidal de Bécanis », retient cette date 21 . Le contexte la rend vraisemblable : mesures de contrôle des livres prises début 1538 par le parlement de Toulouse, lettre du roi au parlement contre l’hérésie et les livres hérétiques (16 décembre 1538). Il est par ailleurs étrange que, si la liste et les textes joints dataient de la fin des années 1540, Bécanis n’ait fait à aucun moment référence, sinon à l’arrêt du parlement de Paris du 1 er juillet 1542 (imposant entre autres mesures la dénonciation des possesseurs de livres hérétiques), du moins à l’édit du roi du 11 décembre 1547 sur les livres dans la lutte contre l’hérésie. Autre élément d’incertitude : le catalogue toulousain des livres censurés 22 où figurait le nom de Jean de Mansencal n’est pas la liste de Bécanis ; si celle-ci datait de 1549, il y a fort à parier que son nom s´y serait trouvé. Précisons quelques points caractéristiques de ce document : Vidal de Bécanis rappelle l’obligation de dénoncer les possesseurs de livres hérétiques ainsi que les personnes qui figurent sur la liste, perdue de nos jours, « 500. nouveaux Chrestiens de Tholose 23 ». Le catalogue de 77 noms et/ ou titres d’ouvrages et 22 chansons, dont Higman a raison de signaler la transcription exécrable de certains items 24 , présente des traits archaïques par rapport aux listes françaises des années 1540 25 : elle est inaugurée par les œuvres de deux hérésiarques historiques, Jean Hus et John Wyclif, qui avaient été condamnés par le concile de Constance (1415), puis viennent ceux de Jérôme de Prague 26 , Martin Luther, etc., dans le désordre alphabétique et linguistique. De ce point de vue, elle semble bien plus proche de l’accumulation de 1526 27 que du catalogue alphabétique de 1544, qui de 388 Hervé Baudry 28 Entrée signalée par F.-Ed. Schneegans (Revue des études rabelaisiennes, 4 (1906), p. 194). 29 C. Duplessis d’Argentré, Collectio judiciorum, op. cit., n° 64 (p. 136). Ce titre, légèrement abrégé, renvoie à l’édition lyonnaise par Étienne Dolet en 1542 (Jacques-Charles Brunet, Manuel du libraire, Paris, 1820, t. 3, p. 184 ; voir Lucien Febvre, Le Problème de l’incroyance au 16 e siècle, Albin Michel, 1975, p. 119-120 ; F. Higman op. cit., A 43, p. 115-116). 30 La liste de la Sorbonne de 1544 n’a eu d’autorité légale qu’à partir de sa réimpression en 1545 par ordre du parlement de Paris, sur la proposition de l’inquisiteur général Mathieu Ory (F. Higman, op. cit., p. 61-62). 31 « editio princeps of all printed catalogues of prohibited books » (James K. Farge, « The Origins and Development of Censorship in France », Konrad Eisenbichler et Nicholas Terpstra (dir.), The Renaissance in the Streets, Schools, and Studies: Essays in Honour of Paul F. Grendler, Toronto, CRSS, 2008, p. 246). 32 Ms. Doat 35, f° 212 vº. Aucun exemplaire imprimé n’a encore été localisé. Peut-être s’agissait-il d’un placard, comme ceux de Charles Quint de 1526 à 1540 (Index de l’Université de Louvain, 1546, 1550, 1558, J.-M. De Bujanda, Sherbrooke (éd.), Éd. de l’Université de Sherbrooke, 1986, p. 89-105) ou à l’instar de la version pour les typographes de l’Index espagnol de 1559 au format 103 x 50 cm (Index de l’Inquisition espagnole, 1551, 1554, 1559, J.-M. De Bujanda (éd.), Sherbrooke, Éd. de l’Université de Sherbrooke, 1984, p. 117). 33 E. de Fréville se fonde sur la seconde occurrence de la date de 1540 (voir supra note 20), en toutes lettres, précédée d’un blanc pour le jour et le mois (f° 212 v°) par l’imprimeur (« Un index du X V Ie siècle », art. cit., p. 359-360). 34 La copie de la liste peut être divisée en deux parties : f° 207 r°-210 r°, début de liste au caractère archaïque prononcé, introduite par un texte qui fait référence aux livres « depuis trois ans en ça » ; f° 210 r°-212 v°, introduite par « Item les cinquante-deux dimanches » et concerne les livres « depuis quinze ans en ça ». Cette datation ferait remonter la seconde liste jusqu’en 1534, année de l’affaire des Placards et des débuts de la répression ouverte. plus distingue le latin et le français. Une des entrées intrigue : « Le livre de Pantagruel et de Panurge 28 ». S’agit-il du Disciple de Pantagruel, avec, au verso de la page de titre, « Le voyage et navigation que fist Panurge […] » et dont la première édition connue est de 1538, ouvrage non indexé par les censeurs, ou tout simplement du Pantagruel ? Interrogation, en prélude à d’autres auxquelles il faudra répondre un jour, qui nous ramène à la question de la date de la liste de Bécanis : la première censure de Rabelais, qui se lit dans la liste, restée manuscrite, de la Sorbonne de 1542, concerne les « Grandes Annales très-veritables des gestes merveilleux du grand Gargantua et Pantagruel Roy des Dipsodes 29 ». Dans le cas toulousain, qu’il s’agisse de l’un ou l’autre titre, 1540 deviendrait la date de la première censure connue de Rabelais 30 . Il y a plus : le catalogue parisien de 1544 que Farge qualifie d’édition princeps de tous les index imprimés 31 occuperait du coup la seconde place étant donné que le manuscrit de Toulouse est la copie d’un imprimé : « extrait et collationne dune copie imprimée en papier trouvée aux archives des freres prescheurs de Toulouse 32 ». Cependant, un obstacle de taille surgit : cette liste comporte quelques titres postérieurs à 1540, comme, par exemple, Les Actes de la journée impériale (Genève, 1541) ou La Fontaine de vie (Paris, 1542) 33 . Voilà qui laisse la porte ouverte à trois hypothèses : 1540, liste double 34 ou 1548-1549. Dans les deux premiers cas, Toulouse, appelée à briller encore longtemps des feux de l’intolérance, deviendrait le berceau des index imprimés. 389 Les index de censure en France aux X V I ᵉ et X V I I ᵉ siècles 35 Index expurgatorius in libros theologiae mysticae D. Henrici Harphii, Paris, Robert Nivelle, 1598. Il est catalogué comme index d’expurgation français (« Gallicanus ») par Nicolaus Zobel (Notitia Indicum expurgatororum, Altorfii, Hessel, 1745, p. 35). 36 Index librorum prohibitorum, Rome, Apud Impressores Camerales, 1596, p. 41. 37 J. Huijben, « Aux sources de la spiritualité française du X V I Ie siècle », La Vie spirituelle, Supplément, déc. 1930, p. 136 ; Adelisa Malena, L’Eresia dei perfetti : inquisizione romana ed esperienze mistiche nel Seicento italiano, Roma, Ed. di Storia e Letteratura, 2003, p. 121, 242. 38 H. Herp, Theologia mystica cum speculativa, tum praecipue affectiva, Cologne, Melchior Nove‐ sianus, 1538, in-fol. ; Theologiae mysticae D. Henrici Harphii, Cologne, Apud haredes Arnoldi Birckmanni, 1556, in-fol. Il y eut deux autres impressions chez Novesianus en 1533 et 1545. 39 Theologiae mysticae D. Henrici Harphii […] libri tres : nunc denuo studio multo attentiori, quam hactenus umquam plurium Theologorum opera castigati et correcti, Roma, Apud Bibliopolas socios, 1586. 40 Parmi ses titres mis en tête figurent ceux de « Proviseur de Sorbonne et Superieur de celle de Navarre ». 41 Arrests du Parlement et ordonnances de monseigneur l’archevesque de Paris portant la deffense et Suppression des livres hérétiques, Paris, F. Léonard, 1685. 42 D’après J.-L. Quantin, « ce catalogue servit de guide pour les confiscations » (« Les institutions », art. cit., § 87). 2. Les deux autres listes françaises La première est un index d’expurgation de la Theologia mystica du mystique flamand du quinzième siècle Hendrik Herp (Harphius) 35 publié par les chartreux de Paris. La Theologia a été prohibée nisi repurgata (ouvrage interdit à moins d’être expurgé) dans l’index de Clément VIII (1596) 36 . Ce petit ouvrage (53 pages), signalé çà et là 37 , localise précisément les « erreurs » présentes dans les éditions de la Theologia mystica d’Henri Herp de 1538 et 1556 38 conformément aux corrections romaines faites dans l’édition de 1586 39 et indique les consignes à suivre dans le texte à amender (ajouts, suppressions, substitutions de mots). Les corrections faites par les censeurs romains, qui portent à la fois sur le fond et la forme, les idées et la langue du mystique et les coquilles et autres incongruités formelles, sont reportées une à une grâce à la mise en colonnes des lieux où se trouve le passage en cause donnant la référence simultanée dans les deux éditions. Les chartreux y ont ajouté leur touche finale en corrigeant les coquilles contenues dans l’édition romaine (environ dix pour cent de l’expurgatoire). Comme pour les index d’expurgation analysés plus loin, la question qui demeure posée est celle de son usage effectif pour les interventions dans les exemplaires existants, voire la préparation de nouvelles éditions. La seconde liste de livres interdits, dite de Harlay, du nom de l’archevêque de Paris François II de Harlay chargé de l’entreprise par le parlement 40 , a été publiée deux mois avant la révocation de l’Édit de Nantes, en 1685 41 . Ce « véritable Index des livres défendus 42 » catalogue les ouvrages protestants. Dans le mandement liminaire, Harlay justifie la lutte séculaire de l’Église contre les mauvais livres, se référant en particulier aux dernières mesures conciliaires : « Les Conciles de Constance et de Trente veulent qu’on poursuive comme Fauteurs d’Hérétiques ceux qui lisent ou qui retiennent leurs Livres, et la plus sainte sollicitude des Pasteurs, est d’empescher leur contagion et leur venin par la severité de leurs 390 Hervé Baudry 43 Arrests du Parlement, op. cit., p. 5. 44 Notamment l’index de Rome de 1681 ou l’index espagnol de 1640 (ou sa contrefaçon de 16667). 45 L’index, ayant été terminé après la clôture, n’a été approuvé que par « une certaine connivence » par le concile ( Joseph Lecler et alii, Histoire des Conciles Œcuméniques, II, Trente, Éditions de l’Orante, 1981, p. 247, 559). 46 Index librorum prohibitorum […] Instructione adiecta De exequenda prohibitionis, e deque sincere emendandi et imprimendi libros, ratione, Romae, Apud impressores camerales, 1596. Dans la présente étude, nous avons laissé de côté la liste des ouvrages jansénistes condamnés à Rome le 23 avril 1654 et qui a connu des impressions sous forme de placard (Elenchus librorum prohibitorum, Avignon, Redon, 1654). En octobre 1657 les décrets antijansénistes de l’inquisition romaine ont été publiés dans les rues de Paris ( J.-L. Quantin, « “Si mes Lettres sont condamnées à Rome” : Les Provinciales devant le Saint-Office », XVII e siècle, 265 (2014), p. 587-617, p. 587). 47 À l’exception des cas dûment établis d’émissions, nous emploierons le terme d’édition, l’analyse des exemplaires n’ayant pas été menée systématiquement. De même, nous ne rentrons pas dans la question du texte édité (conforme à l’original de 1564 ou à l’index actualisé de 1596, par exemple). Ordonnances 43 . » La liste comporte 867 condamnations, ce qui correspond à un nombre supérieur de titres étant donné que quelques entrées en contiennent plus d’un et que plusieurs se terminent par une formule embrassant le reste des ouvrages du même auteur. En outre, cette liste ne résulte pas d’une simple compilation des index existants 44 mais est l’aboutissement d’un travail français, comme le prouvent de nombreuses condamnations. L’index romain en France (1564-1700) Étudier la question de la censure romaine en France et, plus largement, celle de la réception du concile de Trente, impose que l’on s’interroge sur la circulation de l’index de 1564 et de ses successeurs. Sans chercher d’emblée à introduire un rapport de causalité entre la fin des catalogues parisiens (1556) et l’expansion des listes romaines, à partir de 1559, il est à constater que dès la fin du concile, l’imprimerie française ne tarde pas à s’engouffrer dans le marché de la production de l’ultramontain Index librorum prohibitorum. Ce texte, appelé à être régulièrement amplifié au fil des décrets d’interdiction et, au XVIIe siècle, restructuré, a force de loi dans les pays d’inquisition et circule partout dans la chrétienté 45 . Sans parler des listes françaises d’avant 1544, il est rigoureusement composé et reflète les stratégies de qualifications et de condamnations. Il comporte dix règles concernant le contrôle des livres puis la liste alphabétique, divisée en trois classes, des auteurs condamnés et des œuvres prohibées. Outre le doublement de ses entrées, la réédition romaine de 1596 s’enrichit notamment d’une instruction papale (Clément VIII) concernant l’impression et la correction des livres 46 . Les impressions françaises de l’index de 1564 ont circulé sous trois formes selon qu’il s’agit d’une édition séparée (« index solo ») ou incluse (« index complémentaire latin » et « index complémentaire français »). 1. L’index solo Le nombre des impressions 47 françaises de l’index se réduit à deux : Lyon, 1564 (index tridentin) et Paris, 1599 (réédition du romain de 1596) ; il convient d’en ajouter deux réalisées aux marges du royaume : Avignon, 1597, Besançon, 1598. La lyonnaise est la seule édition française contemporaine de toutes celles qui sont parues conjointement à la fin du concile (Italie, Allemagne, Pays-Bas, Espagne, Portugal). L’index solo est, 391 Les index de censure en France aux X V I ᵉ et X V I I ᵉ siècles 48 Première édition française connue : Canones et decrata Sacrosanti oecumenici et generalis concilii Tridentini, Verdun, Apud Nicolas Bacquenois, in-4°. 49 La première édition française des canons tridentins incluant l’index est lyonnaise : Sacrosancti et oecumenici concilii Tridentini canones et decrata, Lyon, G. Rouillé, 1572. C’est donc la date du premier index complémentaire latin suivant notre typologie. par définition, une spécialité italienne : dix-huit villes concernées à des degrés divers, une édition à Pavie ou Urbino, Rome au moins treize et Venise au moins cinquante. Au niveau européen, le total avoisine la centaine d’index imprimés. Hors d’Italie, comme nous l’avons vu, il est très peu produit tel quel en France (environ 5 % du total estimé) contrairement à l’Allemagne, avec, en premier lieu, Cologne, cette Rome du Nord (18 éditions). Par ailleurs, l’index romain circule largement en France sous une seconde forme, qualifiée ici de complémentaire, c’est-à-dire lorsqu’il est inclus dans une édition des canons et décrets du concile de Trente en latin et dans une traduction française. Nous étudierons ces deux types successivement. 2. L’index complémentaire latin À la différence de l’index solo, l’index complémentaire latin se trouve inclus dans l’édition latine des Canones et decreta du concile de Trente. L’ensemble des textes qui sont le point d’aboutissement des vingt-cinq sessions conciliaires est publié à partir de 1564 dans les principales places européennes : au moins sept pour l’Italie et l’Espagne, six et en France une 48 . Dès cette première vague, une édition se détache, celle de Dilingen : précédée de l’approbation papale et de la préface de Francisco Foreiro, secrétaire de la commission de l’Index, elle comporte aussi l’index (elle connaîtra une réédition l’année suivante). Formellement, on peut n’y voir qu’une facilité éditoriale. Mais bientôt la formule sera reprise, en particulier en France où, comme nous venons de le voir, l’index solo ne fait pas l’objet d’une production significative 49 . Du total de ces éditions complémentaires localisées jusqu’ici en Europe, 73, un peu plus de la moitié (39) ont été produites en France, les éditions lyonnaises couvrant un tiers du total européen pour notre période. Puis viennent l’Italie (12), l’Allemagne et les Pays-Bas (22). Les quantités produites par demi-siècle s’échelonnent ainsi : 392 Hervé Baudry 50 Le Sainct, sacré, universel et général concile de Trente, légitimement signifié & assemblé sous nos saincts pères les papes Paul troisième, l’an 1545, 1546, 1547, Jules troisiesme, l’an 1551 et 1552, et sous nostre sainct père Pius quatriesme, 1562 et 1563. Traduit de latin en francois, par M. Gentian Hervet, Rheims, Jean de Foigny. Et se vendent à Paris chez Nicolas Chesneau, 1564, 236 f °, in-8º (la même année : Anvers, Guillaume Silvius ; Louvain, Jean Bogard). Seul le texte latin est admis par Rome comme le rappellera le cardinal Pio en 1630 (Antonio Rotondò, « Nuovi documenti per la storia dell’Indice dei libri proibiti », Rinascimento, III, 1963, p. 145-211, p. 208). 51 Le Sainct, sacré, universel et général concile de Trente, Lyon, Claude La Riviere, 1665, p. 590. Tableau 1. Production comparée des index complémentaires latins Quant aux villes d'édition, on obtient : Lyon (23), Paris et Rouen (7 chacune), Douai (2). L’index romain est donc bibliographiquement reçu en France pour autant que les canons le sont ou, pour le dire autrement, que la réception du concile implique bien celle des règles et contenus de la censure tridentine. L’analyse des données du troisième type de circulation de l’index confirmera ce point. 3. L’index complémentaire français La typologie que nous adoptons peut induire en erreur ici : il ne s’agit pas d’une traduction française de l’index mais de l’inclusion de ce texte dans la traduction française des textes conciliaires. En 1564, Gentian Hervet, présent au concile en 1562 en qualité de chanoine de Reims accompagnant son évêque, le cardinal de Lorraine, publie la traduction française intégrale des canons et décrets du concile 50 , accompagnée de quelques autres textes, dont une description de la ville de Trente. L’édition rémoise de 1566 est la première à joindre au texte français l’index. Le traducteur avertit le lecteur qu’il a conservé le texte latin parce que « au suivant Index sont contenus plusieurs noms propres, et autres mots Latins, lesquels ne pourroient aisement estre mis en François, pour estre entendus 51 ». Jusqu’en 1683, on ne compte 393 Les index de censure en France aux X V I ᵉ et X V I I ᵉ siècles 52 Voir le tableau des éditions, infra, Annexe. Demeurent ici hors statistiques : Reims, 1568 ; Paris 1583 et 1588, données dans French Vernacular Books / Livres vernaculaires français (Andrew Pettegree, Malcolm Walsby, Alexander Wilkinson (éd.), Leiden, Brill, 2007) et qui n’ont pu être localisées dans les catalogues des bibliothèques concernées. 53 Aucun exemplaire localisé. L’édition lyonnaise de 1578 (Rigaud) a été faite « sur la copie imprimee en Anvers par Guillaume Silvius 1572 ». Édition de Louvain non consultée. 54 Index librorum expurgatorum, Madrid, A. Gomez, 1584. 55 Index librorum expurgatorum, Saumur, Thomas Portau, 1601, in-8º. Une contrefaçon du premier index d’expurgation (Anvers, 1571) en 1586 est parfois donnée comme imprimée à Lyon, en réalité Heidelberg (G. Bonnant, « Les index prohibitifs et expurgatoires contrefaits par des protestants au X V Ie et au X V I Ie siècle », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, 31/ 3, (1969), p. 630). 56 Voir Jean-Paul Pittion, Histoire de l’académie protestante de Saumur [En ligne : http: / / archives.ville-s aumur.fr/ a/ 752/ consulter-l-histoire-de-l-academie-par-jean-paul-pittion ; sur Thomas Portau, voir, du même, « L’imprimerie protestante et ses imprimeurs à Saumur » [En ligne : http: / / archives.ville-s aumur.fr/ _depot_amsaumur/ _depot_arko/ articles/ 889/ imprimerie-protestante-a-saumur_doc.pdf]. J.-P. Pittion mentionne deux titres déjà imprimés par Portau en juillet 1601, année de ses débuts à Saumur, mais omet l’expurgatoire. Sur les contrefaçons strasbourgeoises des premiers expurgatoires de Louvain et Madrid, voir G. Bonnant, art. cit., p. 628-634. 57 Y compris Besançon et Avignon, qui deviendront françaises plus tard. C’est à Besançon que réside l’inquisiteur de Franche-Comté. Le dominicain Jean des Loix publiera deux manuels, l’un en latin, l’autre en français : le Speculum inquisitionis Bisuntinae, ejus vicariis et officiariis, connu des historiens de la sorcellerie (Dole, Antoine Binart, 1628 ; sur les livres interdits, Textus XVIII, p. 564-618), puis L’Inquisiteur de la foy (Lyon, Jean Poyteret, 1634 ; sur les livres interdits, p. 148-153). Sur cet inquisiteur, voir Tissot, « Notice sur l’établissement et les statuts de l’Inquisition en Franche-Comté », Mémoires lus à la Sorbonne, Paris, Imprimerie nationale, 1866, p. 711-751 ; Paul Delsalle, La pas moins de 46 éditions et émissions de cette traduction, dont 43 imprimées en France 52 , 34 desquelles comportent l’index, soit près de huit sur dix. Pour ce qui est des lieux d’édition hors de France, seule Anvers a publié Hervet, mais cette traduction n’est jamais accompagnée de l’index (1564, 1566 et 1572 53 ), sans doute parce que, contrairement à l’index, elle n’a pas reçu d’approbation officielle. Quant aux éditions complémentaires, les villes sont, par ordre décroissant d’importance : Paris et Rouen (10 chacune), Lyon (9), Reims (4) et Pont-à-Mousson (1). Si l’on compare avec le total des éditions de cette traduction, qu’elles contiennent ou non l’index, on observe d’abord que c’est à Lyon que la proportion d’éditions complémentaires est la moins élevée (8 sur 15 ; Rouen : 10 sur 10 ; Paris : 10 sur 11 ; Reims : 4 sur 6 ; Pont-à-Mousson : 1). Cela peut s’expliquer par le fait que les index sont imprimés en majorité avec l’édition latine des décrets (on en compte 22 entre 1572 et 1697). Autres index étrangers produits en France Outre la production française de l’index romain sous ses trois formes, solo, complémentaire latin et complémentaire français, l’index espagnol d’expurgation de l’inquisiteur général Gaspar de Quiroga 54 a été contrefait à Saumur en 1601 55 , où était installée l’académie protestante fondée par Philippe Duplessis Mornay 56 . Vue générale sur la production d’index en France Le tableau suivant indique le nombre par ville de production des éditions de toutes catégories 57 : 394 Hervé Baudry Franche-Comté au temps des archiducs Albert et Isabelle : 1598-1633, Besançon, PUFC, 2002, p. 95-96 (l’auteur ne mentionne que le Speculum). 58 Le double si l’on ajoute Avignon et Besançon. Tableau 2. Lieux de production d’index en France (1564-1700) Les deux versions des canons tridentins constituent un succès de librairie dans la France de la reconquête catholique. À l’échelle européenne, il faut considérer deux types de pourcentages d’après le total des trois types d’index et celui des index complémentaires : Type Europe France Index solo env. 100 2 58 2 % Index complémentaire latin 73 39 53,4 % Index complémentaire français 34 34 100 % Total index complémentaires 107 73 68,2 % Total index solo, complémentaires env. 207 148 71,5 % Tableau 3. Nombre d’éditions par type d’index Il est clair, au vu du second pourcentage, que la France doit être considérée comme un pays producteur, consommateur et exportateur (Lyon couvrant près de la moitié du total des index complémentaires, 31 sur 73, soit 42,5 %). Nous pouvons donc adopter le point de vue de Dominique Brancher lorsque, analysant la géographie des livres interdits, elle qualifie 395 Les index de censure en France aux X V I ᵉ et X V I I ᵉ siècles 59 D. Brancher, Équivoques de la pudeur. Fabrique d’une passion à la Renaissance, Genève, Droz, 2015, p. 171. 60 G. Bonnant, art. cit., p. 611-640. 61 Harlay ( J.-L. Quantin, « Les institutions », art. cit., § 65). 62 Première impression française à Paris, Laurent Sonnius, 1599. 63 Pour l’affaire Galilée, la diffusion de la nouvelle de la condamnation s’opère dès le mois de juillet sous forme manuscrite ; une patente est imprimée à Cologne en septembre (voir Michel-Pierre Lerner, la France de « centre névralgique 59 ». Dans notre perspective, cette expression résume bien la position de ce pays à la fois en tant que lieu majeur générateur du mal - l’hérésie -, et importateur de son antidote - les index. En outre, ces données conduisent à rectifier la conclusion de Georges Bonnant pour qui, « à part les contrefaçons, les Index romains et espagnols ont été rarement imprimés en dehors de Rome et de Madrid 60 ». La référence aux deux capitales des index inquisitoriaux ne vaut que dans le cadre d’une géographie politique, ces villes étant, pour l’une, le siège de la papauté et des institutions de contrôle romaines, et pour l’autre, le siège du conseil général de l’Inquisition espagnole. En revanche, la géographie du livre est loin de nous confiner à ces pôles historiques mais bien au contraire montre que prévaut le multilatéralisme entre pays émetteurs et pays récepteurs, éditions originales et contrefaçons. Production intérieure et restrictions des usages Un index constitue un antidote de large spectre dans la lutte contre les « livres pestilen‐ cieux 61 ». L’enquête bibliographique nous a permis de mettre en lumière la multiplicité des lieux d’impression et de prendre la mesure de la production française pour notre période. Il reste à corréler production et demandes intérieure et extérieure. Une limite s’impose : des ateliers lyonnais sortent en grande majorité des rééditions de l’index complémentaire latin, ce qui suggère l’importance du marché extérieur et confirme le rôle de cette ville comme pôle éditorial européen, avec Cologne, de la Contre-Réforme. Un second point doit être ici noté qui concerne les éditions complémentaires de l’index romain. Nous savons qu’ont circulé deux états du texte, celui de 1564 et celui de 1596. Or, seul l’index complémentaire latin enregistre cette dernière version actualisée 62 et ce, dès les éditions de Lyon en 1604 et de Douai en 1618. Par conséquent, la traduction des canons du concile par Hervet reproduit invariablement l’index tridentin (1564) jusqu’à la dernière édition (1683), ce qui ne sera pas sans poser problème lorsqu’il s’agira de se pencher sur les usages concrets de ce texte. Sachant que, presque à parts égales (respectivement 39 et 34), c’est à travers les éditions des canons du concile qu’ils ont circulé, une partie de cette réception s’est donc désactualisée à la fin du XVIe siècle. De ce fait, les lecteurs des éditions latines pouvaient se trouver plus en phase avec l’information censoriale que les lecteurs français. Mais nous ne pouvons en rester là puisque l’index de 1596 sera lui-même continuellement actualisé au cours du XVIIe siècle, par conséquent seules les éditions non complémentaires seront en mesure de délivrer les données nouvelles (auteurs et titres condamnés). Pour donner un exemple du tempo indexatoire (les décrets eux-mêmes circulant plus rapidement à travers la République des Lettres), Galilée est condamné pour hérésie le 22 juin 1633 par le Saint-Office ; le décret date du 23 août de l’année suivante. Les index, quels qu’ils soient, sont des machines lentes à incorporer les données 63 : le romain de 1634 n’enregistrant les condamnations que jusqu’en 396 Hervé Baudry « La réception de la condamnation de Galilée en France », José Montesinos et Carlos Solís Santos (dir.), Largo campo di filosofare. Eurosymposium Galileo 2001, La Orotava, FCOHC, 2001, 513-548, p. 516-519). 64 Principales sources : catalogues de bibliothèques en ligne (notamment KVK, CCFR, USTC) et bibliographie spécialisée (notamment le Répertoire bibliographique des livres imprimés en France, A. Pettegree, M. Walsby, A. Wilkinson (éd.), French Vernacular Books, op. cit.). 65 La totalité des fonds anciens n’ayant pu être consultés, ces chiffres sont a minima. 66 Il connaîtra une réédition à Pedeponti (Regensburg) en 1745 et, à des fins historiographiques, à Dublin en 1837 par Richard Gibbings. 67 Contrefaçons de l’ILPE de Madrid, 1612, avec le supplément de 1614. Bonnant ne décrit que l’édition de 1619 mais signale celle de 1620 (exemplaire de la BnF). La différence entre elles est notable : alors que la seconde est une pure contrefaçon, la première comporte des pièces protestantes. On peut donc y voir une opération destinée aux deux marchés confessionnels. 1630, c’est l’édition de 1640 qui catalogue celle du Dialogo. Il faudra donc s’interroger sur le rayon d’usage, pour ainsi dire, forcément de plus en plus limité au fil du temps, des index complémentaires produits en France. Cependant, l’accès à l’information fournie par les listes de livres interdits n’était pas assuré par cette seule production. Les autres index en circulation Indirect et à appliquer avec précaution, un dernier moyen permet d’appréhender l’im‐ portance de l’usage des index en France : l’étude des exemplaires possédés par les bibliothèques 64 . Cependant, il ne s’agit pas tant de chercher à quantifier que de tracer des circulations et repérer des voies et des modes de réception. Cette géographie du livre joindra ainsi des données relatives à l’importation de ces ouvrages à celles de la production intérieure. De nos jours, les fonds français possèdent de nombreux exemplaires de l’index romain solo imprimés hors de France (Italie, Allemagne, Pays-Bas : 38) et de l’index complémentaire latin (13) 65 . Il existe d’autres espèces d’index : les index d’expurgation, les index espagnols de prohibition et les index ibériques mixtes qui, à partir de l’édition madrilène de 1612, combinent les parties prohibition et expurgation. On en trouve des exemplaires en France avec la distribution suivante (le nombre des exemplaires localisés figure entre parenthèses) : Index d’expurgation Contrefaçons Index espagnols Contrefaçons Anvers 1571 (2) Madrid 1584 (3) Rome 1607 (4) 66 Strasbourg 1599, 1609 (10), Hanau 1611 (5) Valladolid 1559 (2) Madrid 1583 (4), 1612 (10), 1640 (4) Séville 1632 (3) Palerme 1628 (1) Genève 1619 (22), 1620 (5) 67 , 1667 (26) Total 9 15 22 53 Tableau 4. Nombre d’exemplaires d’index autres que l’ILP romain localisés dans des bibliothèques françaises 397 Les index de censure en France aux X V I ᵉ et X V I I ᵉ siècles 68 Th. James, Index generalis librorum prohibitorum a pontificiis una cum editionibus expurgatis vel expurgandis, Oxford, Guilielmus Turne, 1627, in-12. 69 Cet inventaire laisse de côté les exemplaires des index de prohibition romains imprimés hors de France possédés par les bibliothèques françaises. 70 Sur l’encadrement juridique de cette question en Espagne, voir l’article de Laura Beck Varela, « ¿ El censor ineficaz ? Una lectura histórico-jurídica del índice de libros prohibidos », Revista Jurídica de la Universidad Autonoma de Madrid, 31 (2015), p. 71-89. Si l’on y ajoute la présence d’au moins quatre exemplaires de l’index prohibitoire d’Oxford 68 (1627), qui est un mélange du romain et de l’espagnol de 1612 69 , le nombre total de ces exemplaires monte à plus d’une centaine. C’est moins la quantité qui est significative que l’éventail des types d’index. On y remarque en particulier la présence des outils espagnols confectionnés aux fins de l’expurgation, point clef agité par la commission de l’Index, institutionnalisé en 1564 (l’interdiction donec corrigatur) mais dont le terrain de prédilection se déplacera vers les inquisitions ibériques (neuf éditions entre 1581 et 1799-1805, Rome n’ayant produit que l’index inachevé de 1607). Cet ensemble de données - production d’index en France et inventaire des exemplaires localisés dans les fonds anciens - induit une consommation fortement disséminée et dans l’espace et le temps et il faut en conclure que l’index n’est pas une affaire exclusivement italienne ou espagnole. Demeurent les questions les plus délicates des études de la censure d’Ancien Régime : son effectivité et son efficacité 70 . Elles nécessitent une approche systé‐ matique qui sache distinguer pour mieux les prendre en compte les modalités censoriales, prohibition et expurgation, ainsi que les outils disponibles. Mais la leçon délivrée par l’enquête bibliographique a fait place à une certitude : en France, la censure s’est aussi accomplie à l’aide d’outils religieux, notamment inquisitoriaux, conçus hors de France et soit importés, soit reproduits en France. 398 Hervé Baudry ANNEXE Liste des éditions du Sainct, sacré, universel concile traduit par Gentian Hervet comportant l’Index librorum prohibitorum 1566 Reims : Foigny (Paris : Chesneau) 1573 Reims : Foigny (Paris : Chesneau) 1574 id. 1577 id. 1583 Rouen : Mallard 1584 Paris : Fizelier 1584 Paris : Chesneau 1584 Pont-à-Mousson : Marchant 1586 Rouen : Mallard 1588 Paris : Bichot/ Bichon 1588 Paris : Valet 1588 Rouen : Le Mesgissier 1598 Lyon : Pillehotte 1598 Rouen : Reinsart 1600 Paris : Buon 1601 id. 1601 Paris : V ve Chaudiere 1601 Paris : Sonnius 1601 Paris : Lombard 1601 Paris : Rezé 1603 Rouen : Reinsart 1606 id. 1606 Rouen : Beauvais 1613 Rouen : Osmont 1618 Rouen : Daré 1656 Rouen : Malassis 1665 Lyon : Compagnon 1665 Lyon : Prost 399 Les index de censure en France aux X V I ᵉ et X V I I ᵉ siècles 1665 Lyon : Cellier 1665 Lyon : La Rivière 1665 Lyon : Demen 1680 Lyon : La Roche 1682 id. 1683 Lyon : Carteron Liste des éditions du Sainct, sacré, universel concile traduit par Gentian Hervet ne comportant pas l’Index librorum prohibitorum 1564 Reims : Foigny (Paris : Chesneau) 1564 Anvers : Silvius 1564 Louvain : Bogard 1566 Anvers : Silvius 1572 Lyon : Rigaud 1578 Lyon : Rigaud 1583 Reims : s.n. 1584 Paris : Drouart 1585 Lyon : Rigaud 1595 Lyon : Rigaud 1602 Lyon : Rigaud 1614 Lyon : Arnoult le Vieil 400 Hervé Baudry 1 L’indicateur, dont les avis guident toute l’enquête et la filature des membres du réseau de distribution des libelles, répond au nom prédestiné de « Vérité » ! 2 Jean-Baptiste Colbert (1651-1690), marquis de Seignelay et de Châteauneuf, travaille sous les ordres de son père qui l’initie dès 1670 aux affaires de la marine. À sa mort, en 1683, il lui succède dans ses charges de secrétaire d’État de la marine et de la Maison du Roi. C’est à ce dernier titre, mais surtout parce que son père est, avec le roi, la cible du principal pamphlet saisi, qu’il fait diligence dans la recherche des suspects. 3 Jean-Jacques Charron (1643-1718), marquis de Menars, conseiller au parlement de Paris (1665), maître des requêtes (1674) et intendant d’Orléans (1674-1681), était à ce moment-là intendant de police, de justice et de finances pour la généralité de Paris (1681-1690) et deviendra président à mortier au Parlement en 1691. L’affaire Blégny (1688) : une « topographie générale » du livre interdit et de sa police dans le dernier tiers du XVII ᵉ siècle Pierre B O N N E T IHRIM-Lyon 2 Une affaire, survenue en 1688, constitue une véritable pierre de touche pour prendre la mesure de ce que représentent le livre interdit et sa police au cœur du règne de Louis XIV. Cette année-là, mitan exact du règne personnel (1661-1715), est en effet critique sur le plan événementiel : le démarrage de l’interminable guerre « psychologique » de la ligue d’Augsbourg, l’ébranlement de la glorieuse Révolution qui change la face géopolitique de l’Europe, l’exacerbation du conflit entre Louis XIV et le pape Innocent XI. Elle est donc naturellement marquée par un saut quantitatif et qualitatif de la littérature de dissidence. Rien d’étonnant si les archives de la Bastille révèlent une affaire qui préoccupe hautement les autorités et entraîne le démantèlement de tout un réseau de distributeurs et de lecteurs. Elle dessine, en cette année cruciale, les contours typologiques du livre interdit dans toutes ses dimensions et esquisse une sociologie sommaire de ses acteurs. Tout commence le 25 février 1688, par l’arrestation, sur dénonciation, d’un certain Blégny, première victime expiatoire et premier maillon d’une chaîne de copistes et de diffuseurs de livres interdits et de libelles 1 . L’affaire suscite une préoccupation immédiate dans les plus hautes sphères : le roi en personne, Seignelay, le fils aîné et le successeur de Colbert au ministère 2 , l’incontournable La Reynie, le lieutenant général de police, enfin le marquis de Menars, oncle maternel de Seignelay et beau-frère du grand Colbert, doublement requis, comme intendant de police, de justice et de finances pour Paris, et comme parent du ministre 3 . Seignelay fait savoir à La Reynie qu’il a fait enfermer le suspect à la Bastille et lui intime l’ordre exprès de l’interroger : « Je fais conduire à la Bastille de Blégny, qu’on assure 4 Pour la citation et l’arrêt qui suit, voir François Ravaisson, Archives de la Bastille : documents inédits, vol. 9, Paris, A. Durand et Pédone-Lauriel, 1877, p. 105-112. 5 Il s’agit vraisemblablement de l’entretien entre Colbert et Mahomet, dont on mentionne ci-après les références. être l’auteur de la composition et de la distribution d’un libelle qui a pour titre l’Entretien de M. Colbert avec Mahomet, et plusieurs autres de cette nature 4 . » L’ordre est d’autant plus pressant que le roi lui-même sollicite un interrogatoire et un procès rapides, mais aussi que Blégny, comme toujours, se révèle être non pas l’auteur des ouvrages incriminés, mais un simple distributeur. L’attention extrême portée à cette affaire par Seignelay et le clan Colbert, mais aussi par Louis XIV en personne, dont l’autorité et les ordres sont invoqués à chaque requête du ministre au surintendant, s’explique par la nature des textes incriminés. Les affaires de libelles, hautement politiques, relèvent tout spécialement - avec les crimes de lèse-majesté et les affaires d’espionnage - de la justice retenue et exclusive du roi. Les ordres du roi, relayés par les missives de Seignelay à La Reynie, ne sont donc pas des clauses de style : elles fournissent bien la preuve que Louis XIV a une connaissance directe du contenu de ces textes, qu’il supervise de très près toute l’enquête et les arrestations, en diligente avec une vigilance sans faille l’exécution. Et il faut imaginer la colère froide de Louis XIV jetant lui-même au feu le mystérieux « dialogue », avant même que son ministre ait pu s’en saisir 5 ! Procès-verbal de la chambre de police 4 novembre 1688, huit heures du matin, au Châtelet. François-Étienne de Blégny, âgé de vingt-cinq ans environ, papetier à Paris, rue Saint-Andrédes-Arts. Demeure d’accord d’avoir porté à Beau les deux manuscrits, l’un de la Juridiction des évêques et l’autre qui a pour titre l’Entretien de Mahomet avec M. Colbert, pour les relier. C’est Touraud qui les lui a donnés ; il avait pris celui de la Juridiction dans le dessein d’en faire un présent à son parrain, qui est un homme curieux et savant, et lorsque Touraud lui eut donné le manuscrit, il tira de sa poche celui qui a pour titre Entretien de Mahomet et le lui montra ; il le prit par curiosité, le pria de le lui laisser afin de le voir, ne sachant point ce que c’était. Jean Touraud, âgé de vingt-cinq ans, natif de Saint-Pierre-le-Moutier, en Bourbonnais, étudiant en théologie. Le dialogue de Mahomet avec M. Colbert lui a été donné par Camusat, et celui de la Juridiction il l’avait eu de Ricollay ; demeure d’accord d’avoir fait la copie du dialogue […], d’avoir écrit de sa main le Grand Alcandre ; aussi copié un cahier du manuscrit intitulé le Passe-Temps Royal […]. N’a écrit ces pièces que par curiosité et n’a point cru faire aucun mal. Étienne Codercy, âgé de vingt-neuf ans, natif de Villefranche-en-Rouergue, étudiant en théologie. […] A seulement composé l’abrégé de l’histoire de France, l’a donné à un libraire pour l’imprimer, n’a point cru qu’il fût besoin de permission pour cela ; c’est le premier ouvrage qu’il a fait imprimer. A composé quelques lettres galantes, le soir, en se divertissant […]. N’a point écrit de mauvaises pièces, de conjurations ni caractères, s’est seulement occupé à la science de la chiromancie et de l’astrologie. Le livre intitulé les Cadenats des pucelages lui est venu parmi les livres qu’il a achetés et qu’il avait mis au rebut […]. Convient d’avoir écrit sept ou huit feuillets du Passe-Temps Royal, mais ayant vu que la pièce était mauvaise, il ne voulut pas l’achever et la voulut jeter dans le feu 402 Pierre Bonnet […] et d’avoir été chercher des mémoires de gazettes chez Lacombe pour Touraud, n’en a jamais profité […]. Il nous supplie de considérer son innocence et d’avoir égard à sa jeunesse. Noël Camusat, âgé de vingt-neuf ans, étudiant en droit, natif d’Orléans. […] Les libelles qu’il avait en sa possession lui ont été donnés par Bonneval, en gage de quelques pièces de 3 sols et demi. Est vrai qu’il a été trouvé saisi du Dialogue ; il l’a prêté à Touraud, qui lui a rendu, et ce n’était que pour le lire et non point pour faire des copies. Il n’avait qu’un petit fragment du Grand Alcandre et n’en a point fait aucune copie. Est vrai qu’il a commencé de sa main le manuscrit du Grand Alcandre, mais n’en a écrit que quelques feuillets ; le libelle des Réflexions sur la harangue de M. Talon a été trouvé en sa possession, est vrai qu’il l’a prêté à Ruellan, mais ne lui a point dit d’en faire des copies […] Fleurand Ruellan, âgé de trente-trois ans, natif du bourg du Plenich, évêché de Saint-Brieuc, copiste et travaillant à faire des écritures pour le public […]. Il est vrai qu’il a fait deux copies de la pièce concernant la Justification de la bulle de N. S. P. le pape pour Camusat, et une copie des Réflexions sur la harangue de M. Talon ; a aussi écrit un traité sur la franchise des quartiers de Rome pour Camusat, qui lui avait prêté les originaux et du papier pour cela… N’a reçu de Camusat que 15 sols pour les copies ; il lui avait promis de lui donner encore quelque argent, et n’a fait ces copies que par la nécessité où il était, n’ayant pas de pain pour lui et ses enfants, et n’a pas cru faire mal, parce qu’il n’entend pas ses affaires… Denis-Michel Beaupré, âgé de quarante ans, compagnon imprimeur. N’a point imprimé pour Codercy l’abrégé de l’histoire de France, bien est vrai qu’il l’est venu trouver pour cette impression et lui a proposé de la faire. Est vrai aussi que la première feuille fut composée par lui chez Alexandre, imprimeur, lequel ne voulut pas qu’on continuât, il a fait faire cette impression chez la veuve Genty, a fait marché avec Codercy pour cela, lequel lui faisait entendre qu’il aurait permission dans huit jours… M. de la Reynie est d’avis que Touraud, Codercy et Camusat, Blégny, Ruellan et Beaupré soient condamnés : Touraud, Codercy et Camusat aux galères pour cinq ans ; Ruellan, mandé et blâmé, et condamné à trois livres d’amende ; Blégny et Beaupré, à 6 livres. Arrêté à l’avis de M. de la Reynie. Hiérarchisation des responsabilités et sociologie des amateurs de mauvais livres : une auctorialité complexe et diffuse Blégny paraît l’ultime maillon, le plus faible, d’une longue chaîne de coupables dont les responsabilités sont graduées par La Reynie, avec un certain discernement et une certaine équité, comme en témoignent les peines respectives des protagonistes. Ainsi, Blégny n’a-t-il reçu les deux manuscrits que Touraud lui procurait, le moins compromettant, seulement pour l’offrir à son parrain, et le plus problématique, tout à fait involontairement. De même, Beaupré est la victime de la mauvaise foi de Codercy : il a seulement fait faire l’impression par un tiers et en tablant sur une permission prochaine. Cette compromission des deux, apparemment involontaire et de bonne foi, explique qu’ils ne soient condamnés qu’à une amende modeste de six livres. Ruellan, moralement plus coupable, compromis dans la copie de manuscrits, mérite une flétrissure morale : il est mandé et blâmé ; mais deux circonstances atténuantes paraissent retenues à sa décharge, la ladrerie de son commanditaire qui l’a mal rémunéré et sa situation matérielle précaire (ce qui justifie l’amende de trois livres). 403 L’affaire Blégny (1688) 6 Les titres cités de façon approximative par le copiste de l’arrêt sont entre guillemets. Les trois autres personnages sont plus durement et justement frappés : Touraud est coupable d’avoir copié pas moins de quatre pièces, et pas des moindres, qui plus est dans les trois registres du livre interdit : un pamphlet politique (l’Entretien entre Mahomet et Colbert), deux satires galantes des amours royales (le « Grand Alcandre » et Le Passe-temps royal), un réquisitoire d’inspiration jansénisante, très hostile à la Régale (« La Juridiction des évêques »). Le deuxième larron, l’étudiant en théologie Codercy, s’est employé à des ouvrages moins compromettants, puisque dans sa déposition ne sont mentionnés ni l’Entretien, ni le « Grand Alcandre ». Mais contrairement à Touraud et Camusat, il est le seul à passer au stade de l’impression, avec l’« Abrégé de l’histoire de France ». Et il confesse aussi une certaine inclination, même s’il s’en défend, pour les pièces galantes et libertines : il a acheté le Cadenat des pucelages, copié Le Passe-Temps Royal et composé lui-même quelques lettres, apparemment dans la même veine. Quant à Camusat, il a prêté le « Dialogue » (L’entretien entre Mahomet et Colbert) à Touraud et, comme ce dernier, il s’est intéressé de près au « Grand Alcandre », dont il ne prétend n’avoir copié que quelques feuillets. Et il a beau être étudiant en droit, son goût pour le pamphlet politique et pour la satire galante ne l’empêche pas de rechercher activement, comme l’étudiant en théologie Touraud, les ouvrages polémiques jansénisants : il était visiblement en possession de deux copies de la « Justification de la bulle de N. S. P. le pape » et d’une des « Réflexions sur la harangue de M. Talon  6 ». L’arrêt permet aussi d’esquisser une sociologie de ces amateurs de mauvais livres, trop singulière pour être généralisée, mais donnant tout de même quelques indications sur les appartenances des protagonistes de ce marché ou plutôt de ce réseau informel : on trouve à parts égales, d’un côté, des « techniciens » du livre ou de l’écrit (un « papetier », un écrivain public, un compagnon imprimeur), de l’autre, des « clercs », au sens presque canonique (deux étudiants en théologie et un en droit). C’est déjà la preuve d’une proximité, d’une complicité étroite entre les supposés producteurs et les supposés lecteurs ou amateurs de livres interdits et de libelles. Mais le plus surprenant est l’inversion des responsabilités à laquelle on s’attendrait : les trois supposés lecteurs se révèlent en fait les véritables donneurs d’ordre, les prescripteurs de ces mauvais livres, du moins les « organisateurs », d’un marché dont les soi-disant professionnels ne semblent être que les exécutants. Les trois étudiants, théologiens ou juristes, « amateurs » supposés, apparaissent donc plutôt comme les vrais protagonistes, les moteurs d’une circulation du livre interdit, dans laquelle les « professionnels » semblent n’être paradoxalement que des prestataires de services, ou du moins des complices en second, des comparses. Cela renvoie l’image d’un marché très informel, où l’élément lucratif est bien présent, mais ne semble pas seul déterminant, où la copie manuscrite l’emporte largement sur l’imprimé, le précède, mais bien souvent le suit, et où elle ne fait pas de l’impression son but, même si elle y tend naturellement. Bien plus, l’identification entre les termes « écrire » et « copier », qui semblent interchangeables aux yeux des prévenus comme des autorités, pose la question de l’auctorialité. Car tout se passe comme si, pour les uns et les autres, l’origine du texte, son assignation à une source unique ou même multiple, n’étaient pas recherchées. Alors que la recherche et la découverte de l’auteur ou des auteurs devraient être, pour les 404 Pierre Bonnet 7 Cette « sérialité » - une forte intertextualité entre les textes imposant une lecture en série - à l’œuvre non seulement dans les multiples recueils d’histoires galantes, évolutifs et à géométrie variable, mais aussi dans des textes à visée plus nettement pamphlétaire (voir l’exemple parlant des textes faisant mention du « Grand Alcandre », aux frontières des deux registres), a naturellement à voir avec la « communauté » des auteurs et des acteurs du livre interdit que l’on postule : elle témoigne en effet d’une certaine continuité entre des textes (genres, formes, postures énonciatives, thèmes, motifs, phraséologies) d’auteurs différents, mais évoluant dans les mêmes milieux. 8 On trouve déjà là, en puissance, les trois catégories, respectivement séditieuse, hétérodoxe et licencieuse, des mauvais livres, bien définies depuis les travaux de Robert Darnton. 9 Entretien dans le Royaume des Ténèbres, Sur les affaires du Temps, entre Mahomet et Mr. Colbert, Cy-devant Ministre de France, À Cologne, chez Daniel Hartmann, 1683. 10 Sans doute s’agit-il de l’ouvrage de Mézeray : Abrégé chronologique ou Extrait de l’Histoire de France, À Paris, Chez Denys Thierry, 1690. autorités, la finalité ultime de l’enquête, et pour les prévenus, l’alibi levant une bonne part de leur culpabilité, les uns et les autres semblent s’en désintéresser. Cela révèle la difficulté qu’ils ont à déterminer une origine unique et ultime à des textes dont les canaux de circulation, fragmentés, très liés à des relations interpersonnelles, masquent les sources ; à plus forte raison, cela explique le caractère problématique, peut-être vain, d’une recherche d’attribution des textes, souvent hypothétique et incertaine. Mais ce contexte de partage, de démarquage, de copies multiples, partielles ou totales, de ces libelles manuscrits, ou d’imprimés eux-mêmes souvent contrefaits, révèle autre chose : que les autorités considèrent, du coup, les distributeurs et les amateurs de ces pièces interdites comme les véritables co-responsables de leur production ; et que ces diffuseurs et ces lecteurs, surpris en possession de ces « copies autographes », sont de leur côté bien en peine de nier leur co-responsabilité dans l’affaire. Tout cela plaide en faveur d’une auctorialité sinon multiple, du moins partagée, de tous ces textes, lesquels s’inscrivent aussi dans des séries textuelles, exigent une lecture sérielle 7 . Éclectisme : les trois dimensions politiques, religieuses et galantes des textes prisés par les amateurs de livres interdits L’intérêt de l’arrêt, c’est d’offrir une vision synchronique de l’intégralité du champ pamphlétaire, ou du moins du livre prohibé. Il permet d’effectuer un coup de sonde dans la sociologie de ses acteurs et ses modes de circulation. Il le ressaisit aussi dans ses trois dimensions : le libelle diplomatico-politique, la polémique religieuse, la satire galante, qui forment effectivement trois séries apparemment distinctes 8 . Le libelle politique est idéalement incarné par le principal texte en cause, l’Entretien entre Mahomet et Mr. Colbert  9 - le second texte jugé politiquement incorrect, L’Abrégé chronologique de l’histoire de France  10 , lui est lié par sa critique de la politique de Colbert, mais ressortit à l’histoire critique et en aucun cas au pamphlet. L’Entretien, radical par son identification de la politique de Louis XIV avec celle du Sultan, est un condensé de tous les thèmes subsumés par l’accusation majeure de monarchie universelle de Louis XIV que l’auteur ne nomme pas, mais dont il décline toutes les pratiques crapuleuses. Colbert, fraîchement débarqué aux Enfers, exalte devant Mahomet tout ce qui les rapproche : substitution du droit du plus fort au droit des gens, fourberie et trahison aussi bien envers 405 L’affaire Blégny (1688) 11 Ibid., p. 8-9. 12 Ibid., p. 17-19. 13 Ibid., p. 14-15. 14 Ibid., p. 20. 15 Ibid., p. 32. 16 Ibid., p. 30-32. 17 Ibid., p. 33-34. l’ami que l’ennemi, réduction des peuples à la misère, des grands et des princes du sang à la servitude, pour se rendre absolu et anesthésier les consciences. Tous ces éléments sont d’emblée énoncés par le ministre comme les preuves d’une alliance objective entre Louis XIV et le Grand Seigneur. Mais cette alliance est aussi subjective, par la bonne intelligence immédiate qui s’établit entre Colbert et Mahomet : Colbert soutient en effet que le roi et ses ministres ont tout fait pour favoriser la prise de Vienne par les Turcs, qu’ils ont désespéré de leur échec 11 , qu’ils vouent aux gémonies le roi de Pologne et le duc de Lorraine, ces ingrats, qui doivent tout à la France et sont venus au secours de la ville, « sans humanité pour ces pauvres Turcs, qui ne songeaient point à malice, et ne voulaient que saccager et subjuguer le reste de la Chrétienté 12 ». Puis Colbert confirme plus généralement l’idée que la France est anti-chrétienne, que ses ministres, « circoncis en conscience », sont de « bons mahométans 13 », et qu’elle serait entièrement mahométane, sans les derniers scrupules d’un roi imbu de son « maudit zèle de religion 14 » : « Que si mes Confrères les Ministres, pouvaient un jour le guérir de ce sot scrupule, comme il guérit les autres des Écrouelles ; que l’Enfer serait très triomphant, les Ottomans redoutables, la France puissante, et moi satisfait 15 . » Colbert achève en dressant le tableau d’une France suborneuse et fourbe, qui s’ingère dans la politique de tous ses voisins, se brouille avec le pape au risque de provoquer un schisme dans l’Église, et entretient avec son seul allié, le roi anglais, une relation réciproque, pleine de défiance et de déloyauté 16 . Et quand Mahomet, alarmé par tant de perfidie concentrée, s’inquiète in fine de savoir si la France agirait en « bon voisin » ou en « Rival insatiable » à l’égard de l’Empire ottoman, si ses coreligionnaires s’avisaient de pousser leur avantage dans l’Empire Habsbourg et de s’enrichir de ses dépouilles, Colbert ne fait rien pour le rassurer, démentir ses soupçons, bien au contraire, il lui promet un spectacle proprement infernal 17 . Pour le lecteur complaisant, dans un dialogue où Colbert ne cesse de surenchérir sur Mahomet en termes de cynisme et de forfaiture, la leçon est claire : la France de Louis XIV est infiniment pire que la Turquie de Mehmet IV. On comprend la détermination du roi et du clan Colbert pour mettre un coup d’arrêt brutal à la diffusion du texte. Le second versant des ouvrages condamnés est constitué par trois pièces qui s’inscrivent dans la grande polémique jansénisante qui suit l’assemblée du clergé de 1682. Cette vague polémique accompagne et cristallise le long conflit qui oppose Louis XIV au pape Innocent XI ; elle se concentre d’une part, sur la défense des libertés des évêques français face au pouvoir royal, d’autre part, sur celle des droits du pape contre les prétendues franchises dont jouissent les ambassadeurs étrangers résidant à Rome. Il s’agit des deux faces du même combat : défendre la juridiction, le temporel des évêques, et au premier chef, de l’évêque de Rome, face aux usurpations du pouvoir royal. Ces agressions de Louis XIV contre le temporel du pape et celui de l’Église de France constituent une 406 Pierre Bonnet 18 On renvoie au montage d’une « monarchie universelle » de Louis XIV par les pamphlétaires, reposant essentiellement sur la double inculpation, selon laquelle le roi convoiterait, à terme, le patrimoine de Rome et celui de l’Empire, et à travers eux, entendrait exercer une domination temporelle et spirituelle sur l’Europe. 19 Voir L’Église de France affligée. Où l’on voit d’un côté les entreprises de la Cour contre les libertés de l’Église ; et de l’autre les duretés avec lesquelles on traite en ce Royaume les Évêques et les Prêtres, les Religieux et les Religieuses, et les autres personnes de piété qui n’approuvent pas les entreprises de la Cour, ni la doctrine des Jésuites. Par François Poitevin, À Cologne, chez Pierre le Vray, à l’Enseigne de la Justice, 1688. 20 Le titre complet de l’ouvrage est : Justification de la bulle de N.S.P. le pape Innocent XI, pour l’abolition des prétendus quartiers : Et de l’Ordonnance par laquelle l’Église de S. Louis [Saint-Louis-des-Français à Rome] a esté soumise à l’Interdit. Divisée en trois parties et traduites de l’Italien, s. l., 1688. 21 Denis Talon (1628-1698), fils d’Omer Talon, lui succède dans la charge d’avocat général au parlement de Paris. Comme lui, il appartient à cette frange de parlementaires loyaux envers le roi et il combat fermement le jansénisme. Dans l’affaire de la Régale, il n’est pourtant pas le plus farouche défenseur de la cause royale, puisqu’il est la cible de la brochure d’Eustache Le Noble, Le Cibisme, qui s’en dimension importante de l’accusation de « monarchie universelle » portée contre lui. Ce sont deux volets, extérieur et intérieur, de cette accusation. La seconde dimension majeure de cette imputation faite à Louis XIV se fondant sur la conviction qu’il cherche aussi à s’emparer de la couronne impériale, on saisit le lien entre nos trois libelles jansénisants et un pamphlet politique comme L’Entretien de Colbert, centré sur l’idée d’une collusion du roi de France avec le Sultan contre l’Empereur 18 . Tous tendent vers l’idée, plus ou moins explicite, d’un antichristianisme de Louis XIV. Surtout, ces ouvrages virulents, défendant hautement les juridictions ecclésiastiques, contre l’arbitraire royal, amorcent le virage politique, la politisation de la dissidence janséniste. Car, sans rien lâcher sur les questions dogmatiques, la polémique janséniste se déploie désormais sur le terrain juridique et politique, canonique et institutionnel, conduisant à ce que l’on a appelé le second jansénisme. Pour toutes ces raisons, on comprend pourquoi les autorités poursuivent les diffuseurs de ces libelles religieux, avec la même diligence que ceux qui répandent des pamphlets politiques, comme L’Entretien de Colbert. Car les trois textes sont des attaques frontales contre la politique religieuse, intérieure et extérieure, de Louis XIV. On y sent l’influence de Gabriel Gerberon, animateur intarissable, référence cardinale de l’opposition à la Régale, dont le réquisitoire L’Église de France affligée  19 , publié en cette même année 1688, se présente comme un répertoire de toutes les usurpations commises par le pouvoir royal, et en sous-main par les prélats de cour, dans la nomination des évêques et des abbés. Le premier manuscrit incriminé, La « Juridiction des évêques », est une défense des tribunaux ecclésiastiques, des libertés de l’Église contre l’arbitraire royale et la Régale. Le deuxième texte de controverse, la Justification de la bulle de N. S. P. le Pape Innocent XI  20 , est une défense du pape contre Louis XIV et son ambassadeur, le marquis de Lavardin, accusés de maintenir à Rome, par le statu quo et une milice armée, leur droit d’extra-territorialité et les fameuses franchises, au mépris de la bulle d’excommunication du pape. Le dernier texte, dont le titre imprimé, sans adresse ni date, est Remarques sur le plaidoyer de M. Talon, Avocat Général au parlement de Paris, touchant la bulle de N. S. Père Innocent XI contre les franchises des quartiers de Rome, plus offensif, est une réfutation en règle du réquisitoire de l’avocat de la cause royale, Denis Talon 21 , diligenté pour démasquer, derrière 407 L’affaire Blégny (1688) prend à son plaidoyer ultramontain. Cela situe le niveau d’intransigeance critique du texte dont on traite. 22 Voir p. 3. 23 Ibid., p. 8-9. 24 Ibid., p. 5. 25 Ibid., p. 7 : « On n’y voit qu’une Satire continuelle contre le Pape, et contre le S. Siège ». 26 Ibid., p. 12-20. 27 Ibid., p. 11-12. 28 On voit ce qui relie ce réquisitoire contre la politique religieuse de Louis XIV au pamphlet Entretien entre Mahomet et Colbert : celui-ci, sous couvert de s’en prendre à son principal ministre, présentait Louis XIV comme l’ennemi public de la Chrétienté ; celui-là, dans une veine moins satirique mais peut-être plus critique, sous couvert de s’en prendre à un avocat trop zélé de la cause royale, désigne Louis XIV et la cour comme les responsables des persécutions, voire des sacrilèges, dont souffrent l’Église de France et le pape. la bulle, les prétendues mauvaises dispositions du pape à l’égard du roi. L’auteur s’en prend d’abord à la forme employée par l’avocat. Il s’offusque de ce qu’il ose s’attaquer à la bulle d’excommunication du pape, qui plus est dans un préambule à un arrêt du Parlement 22 . Puis l’auteur alourdit la charge, faisant du plaidoyer un manifeste anti-chrétien, schismatique, voire hérétique, selon le principe que celui qui s’attaque au pape, se déclare ennemi de l’Église 23 . L’opuscule s’ouvre, comme le précédent, sur une réfutation en règle du prétendu droit de franchise de la France, « une prétention aussi injuste et aussi chimérique qu’est celle de pouvoir exercer des actes de souveraineté au milieu des Terres, et dans la Ville capitale d’un Souverain contre son gré 24 ». Il ne s’agit plus seulement de « justifier » le pape, mais d’opposer le plus sévère démenti à une « satire » offensant son magistère et sa souveraineté sur ses États, le libelle est bien plus virulent que la Justification : l’on passe d’un plaidoyer pro domo à un réquisitoire ad hominem, contre Talon et ses allégations 25 . En effet, après ce préambule attaquant le réquisitoire de Talon dans sa forme, l’auteur s’en prend au fond. Il dénonce l’extension de la Régale et toutes les persécutions dont elle a été le prétexte contre l’Église de France 26 . Surtout, il retourne complètement la base argumentaire de l’avocat, la transformant en un procès d’intention malhonnête, frauduleux et il fait passer le pape du rôle de plaignant à celui de victime innocente, le roi, de celui de fils mal aimé à celui d’agresseur indigne et impie : 1°- Il réfute le grief fondamental de l’avocat selon lequel le pape s’est toujours déclaré ennemi de la France et a voulu former une ligue contre le roi. C’est tout le contraire : le pape a toujours témoigné au roi « son estime particulière », « son affection paternelle » et, s’il a jamais fait une ligue, c’est une « ligue sainte », afin de réunir tous les princes chrétiens, dont Louis XIV au premier chef, pour s’opposer à l’ennemi commun et travailler au renversement de l’empire ottoman. Or, Louis XIV a déçu l’espérance du pape en refusant d’entrer dans cette sainte ligue et en « s’abandonnant trop aisément aux pernicieux conseils de ses Ministres Ecclésiastiques 27 ». Ce sont bien Louis XIV, les évêques et les abbés de cour, qui s’attaquent aux droits et libertés des évêchés et des abbayes ; bien plus, ce sont eux qui osent s’en prendre au temporel du pape, en lui contestant sa souveraineté dans la ville sainte, par la revendication des « prétendues franchises » des quartiers des ambassades 28 . 2°- Il dément aussi le second chef d’accusation instruit par Talon contre Innocent XI : l’idée que ce dernier serait, sinon janséniste, du moins trop complaisant à l’égard des « disciples de Jansénius », qu’il les soutiendrait et que ceux-ci le lui rendraient bien en 408 Pierre Bonnet 29 Voir p. 21 et p. 24. 30 Ibid., p. 49 et p. 47. 31 Comme l’atteste le sous-titre de son réquisitoire L’Église de France affligée (voir note 19). 32 Voir par exemple : L’Évesque de Cour, opposé à l’Évesque Apostolique, À Cologne, 1682. 33 On sait l’importance que prend dès lors l’opposition entre la Cour et la Ville, le gouvernement et le Parlement, le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif, plus généralement, entre ce qui semble relever du corps privé du roi et du corps public de la nation. faisant de lui l’arbitre, voire le défenseur de leur cause 29 . La ligne de défense de l’auteur est ferme : le pape, modèle d’élévation et de sainteté, de piété et de désintéressement, qui a combattu aussi bien les quiétistes, « l’infâme Molinos », que les casuistes, n’a d’autre parti que les intérêts de l’Église, en particulier de l’Église de France, et il fait l’unanimité dans l’Europe entière ; aucune des « noires calomnies » de l’avocat ne peut donc l’atteindre. Là encore, l’auteur retourne contre Talon le reproche de parti pris adressé au pape : c’est lui qui est animé par un esprit de parti, ce ne sont pas les « lois de l’Église et de l’État » qui l’inspirent, mais « la seule passion et le désir de plaire à la cour 30 ». Cet anti-curialisme, qui peut être d’inspiration janséniste ou protestante, présent aussi dans la satire de l’entourage royal et de la cour - ambigu chez Courtilz, plus franc chez ses suiveurs - est le dénominateur commun d’une mouvance pamphlétaire qui détourne encore sur la cour (ou les ministres) des traits qui pourraient viser trop directement Louis XIV. On le retrouve chez Gerberon, référence implicite du texte 31 , et chez le non moins virulent Jean Le Noir, théologal de Sées 32 . En même temps, en ces années quatre-vingt qui voient, avec Versailles, le développement de la plus éclatante cour d’Europe, l’espace curial renvoie au corps privé du roi 33 . En opposition avec « la Pragmatique Sanction, le Concordat, les Saints Canons et les décrétales des Papes », autant d’actes solennels censés définir, selon l’auteur, les liens politico-religieux entre le corps politique et sacré du roi et de la nation, et le corps mystique de l’Église. Et ce n’est pas un hasard si, dans ce passage où il accuse l’avocat de vouloir abolir la Pragmatique Sanction et le Concordat, l’auteur l’accuse d’établir, en faveur de Louis XIV, « un droit nouveau de son autorité privée ». 3°- La dernière imputation de l’avocat réfutée par l’auteur est celle où « il suppose que la bulle établit le Pape souverain Monarque du monde ». Encore un procès d’intention, selon l’auteur : « ce qu’il dit de cette Monarchie souveraine n’est point du tout dans la Bulle ». Pas un mot ! Car si le Pape défend sa souveraineté dans la bulle In Cœna Domini, c’est sur le patrimoine de l’Église et ses propres États, pas sur le monde. Cette fois, l’auteur ne retourne pas explicitement contre l’avocat ses griefs : il n’accuse pas directement Louis XIV ou ses ministres d’aspirer à la monarchie universelle, comme tant de libellistes. Pourtant, il montre que le roi et ses ministres s’en prennent au pouvoir spirituel, ou du moins institutionnel, du pape, en nommant des évêques et des abbés contre sa volonté, et à son pouvoir temporel, en ne reconnaissant pas sa juridiction pleine et exclusive sur les quartiers des ambassades. Et si le porte-parole du roi accuse le pape d’aspirer à la monarchie souveraine du monde, c’est qu’il la lui conteste. On retrouve, entre les lignes, l’idée développée par Leti dans La Monarchie universelle de Louis XIV : d’une monarchie française qui empiète sur le temporel 409 L’affaire Blégny (1688) 34 Les charges de l’avocat contre le pape, retournées par le libelliste contre le roi, placent le conflit entre Louis XIV et Innocent XI à un degré d’intensité élevé. Les pamphlétaires protestants les instrumentalisent, au même moment, contre la politique religieuse et guerrière de Louis XIV, accréditant la thèse du roi très chrétien contre les chrétiens. 35 Voir Le Grand Alcandre frustré, ou les derniers efforts de l’Amour et de la Vertu. Histoire galante, À Cologne, Chez Pierre Marteau, 1696. 36 Dans le Recueil de diverses pièces servans à l’histoire de Henry III, Roy de France et de Pologne, dont les tiltres se trouvent en la page suivante, À Cologne, Chez Pierre du Marteau, 1660. 37 L. J. de Brouillant, Histoire de Pierre du Marteau imprimeur à Cologne ( X V I Ie - X V I I Ie siècles), Quantin, 1988, p. 170-187. et le spirituel du pape et de l’Église, idée qui suffit à accréditer, selon lui, l’extrapolation d’une aspiration de Louis XIV à la monarchie universelle 34 . L’on saisit les liens entre les trois textes religieux, étroitement solidaires, et le libelle politique Entretien dans le royaume des ténèbres entre Mahomet et Mr. Colbert : ils accréditent l’idée du roi anti-chrétien, qui considère le patrimoine de l’État et de l’Église comme un patrimoine privé, relevant du droit du plus fort. La satire galante et curiale, représentée par le « Grand Alcandre », ajoute la troisième dimension pamphlétaire à l’ensemble du corpus incriminé, celle de cette satire des amours et des mœurs privées du roi, qui va porter à son paroxysme la grande veine pamphlétaire des années quatre-vingt-dix. Mais l’identification de ce texte, au titre tronqué, pose problème. S’agit-il de celui de Courtilz, Les Conquêtes amoureuses du Grand Alcandre dans les Pays-Bas publié en 1684, ouvrage qui retrace les passations successives entre les différentes maîtresses de Louis XIV : de son abandon sans ménagement de La Vallière à la mort tragique et solitaire de la Fontanges, en passant par les accouchements clandestins, ridiculement dévoilés, et les scènes hystériques de la Montespan, lourdement chargée ? Est-ce déjà, circulant sous forme manuscrite, Le Grand Alcandre frustré, publié en 1696, parodie aggravée de la veine historico-galante précédente et qui présente Louis XIV comme un vieil amoureux rebuté, cacochyme, sinon impuissant 35 ? Est-ce simplement l’ouvrage, beaucoup plus ancien et bénin, l’Histoire des Amours du Grand Alcandre, chronique des aventures galantes d’Henri IV, un des premiers titres, publiés en recueil, à l’adresse de Pierre Marteau en 1660 36 et dont la première édition séparée, contemporaine des mazarinades, remonterait à 1652, selon Léonce Janmart de Brouillant, qui en établit la bibliographie 37 ? En réalité, trois ouvrages différents font mention du « Grand Alcandre » dans leur titre et ne peuvent être confondus. L’histoire des amours du Vert Galant est sans doute hors de cause : l’on ne voit pas pourquoi ce texte, notoire et ancien, sur les aventures d’Henri IV retiendrait l’attention des autorités, au regard des deux autres. L’hypothèse du Grand Alcandre frustré est recevable : pourtant, la publication originale en 1696 semble bien éloignée de la circulation du manuscrit et le traitement burlesque de la figure royale semble encore prématuré au début de l’année 1688. L’hypothèse Courtilz est peut-être la plus plausible, encore que la circulation sous forme manuscrite d’un ouvrage imprimé quatre ans plus tôt et figurant dès 1688 en tête du recueil à succès de La France galante, puisse susciter des doutes. Mais on sait que les copies manuscrites d’ouvrages imprimés, relativement rares et recherchés, participaient d’une diffusion plus large et plus discrète. Par ailleurs, la troncation du titre par le procès-verbal du Châtelet incline à penser que l’ouvrage était bien connu des autorités : cela plaide en faveur de l’ouvrage de Courtilz, bien antérieur dans sa version imprimée 410 Pierre Bonnet 38 Voir L’Église de France affligée, op. cit., p. 199 ou p. 204. à celle du Grand Alcandre frustré. Ajoutons que la publication à succès, la même année 1688, de la première édition de La France galante, que préfaçait l’ouvrage de Courtilz, était susceptible d’aigrir particulièrement contre lui la vigilance des commissaires de la Bastille ou du Châtelet. Quelle que soit l’hypothèse retenue, les deux ouvrages ont un intertexte évident et reflètent les deux états de l’histoire galante, celle encore complaisante des années quatre-vingt et celle, âpre, désenchantée et sans concession, de la décennie suivante. Un goût pour la transgression sous toutes ses formes : une convergence des trois dimensions de la littérature critique vers le pamphlet satirique au seuil des années 1690 ? L’on comprend l’acharnement des autorités pour démanteler des réseaux qui déploient un tel arsenal polémique sur tous les registres possibles, de la satire diplomatico-politique, de la polémique politico-religieuse argumentée, de l’histoire galante satirique ou burlesque. Mais ce n’est pas cette typologie en soi qui est intéressante, c’est que les mêmes « curieux » s’intéressent simultanément à ces trois dimensions du livre interdit. C’est la preuve que leur principale motivation est une très nette volonté de transgression, car elle en épouse toutes les formes. La motivation commerciale est secondaire, puisque l’on a vu que les véritables acteurs, commanditaires de ce marché, semblaient davantage les lecteurs que les gens du livre, réduits au rôle de prestataires. Bien entendu, ce sont les autorités qui définissent ainsi, à grands traits, les trois champs d’un livre interdit qu’elles cherchent à circonscrire et à proscrire dans toutes ses dimensions. Il n’empêche : ce sont les mêmes lecteurs qui passent d’un registre à l’autre, si différents soient-ils, comme s’ils étaient avant tout fascinés par le caractère de dissidence de ces discours hétérogènes, mais qui tendent vers une certaine homogénéité. Il suffit en effet de fréquenter ces textes, plus encore ceux des années quatre-vingt-dix, pour constater que les différences tranchées entre le séditieux, l’hétérodoxe, le licencieux, tendent à s’estomper. Ainsi, les libelles jansénistes ou plus largement anti-jésuites sont considérés comme séditieux parce qu’ils sont hétérodoxes : c’est le point de vue de Gerberon lui-même, dans L’Église de France affligée  38 , dont la figure et l’œuvre constituent à elles seules les références matricielles de toute la littérature pro-janséniste hostile à la Régale. De même, les histoires galantes satirisées tendent à mêler un esprit de sédition à leur contenu licencieux. Enfin, les mêmes satires galantes vont intégrer des attaques de plus en plus nombreuses contre les jésuites et les prélats de cour : l’évolution ultime du recueil de La France galante le montrera, à travers le dernier texte qu’il incorpore, Les Amours de madame de Maintenon (1690), où l’héroïne éponyme finit par s’abandonner politiquement, moralement, physiquement, à ses directeurs jésuites et au père La Chaize. Mais c’est au sein de la grande satire des années quatre-vingt-dix que les trois dimensions se mêleront, à un niveau jamais atteint peut-être dans la littérature pamphlétaire imprimée, dans des formes longues qui n’ont plus rien à voir avec les mazarinades des années 1650. L’affaire Blégny fait entrevoir, au tournant des années 1680, les réseaux de sociabilité du livre interdit, solidarisés par un goût commun pour la dissidence sous toutes ses formes, 411 L’affaire Blégny (1688) 39 Cette saisie considérable de livres de contrebande venus essentiellement de Hollande, effectuée au domicile de Charles Patin en novembre 1667, concernait un nombre de titres infiniment plus nombreux, lesquels constituaient un véritable fonds de librairie clandestine. Mais la teneur pamphlétaire de l’ensemble était sans rapport avec celui de l’affaire Blégny, centrée sur les points sensibles de la politique royale, le roi et son entourage. 40 On comparera la première édition de La France galante (1688), relativement bénigne, avec celle de 1695, qui se clôt par une version expurgée des Amours de madame de Maintenon. politique, religieuse, morale, sans exclusive. La circulation de ces ensembles de textes, qui déplacent ainsi les lignes et croisent des champs a priori hétérogènes, révèle aussi une certaine dilution des responsabilités, sinon dans leur production, du moins dans leur mode de diffusion : partiellement copiés ou réécrits, tronqués ou complétés, ils semblent échapper au principe d’une auctorialité unique. Cette affaire témoigne aussi de la prise de conscience par les autorités de la montée en puissance de cette opposition pamphlétaire multiforme et difficilement assignable, sans commune mesure avec celle qui avait conduit à l’arrestation du fils de Guy Patin, à la fin des années 1660 39 . S’il y a, au-delà de ses gradations et de ses aggravations, une certaine continuité temporelle dans l’exploitation des trois champs pamphlétaires circonscrits, il y a surtout dans les mêmes années, en synchronie, un mouvement de convergence de l’histoire galante satirisée vers le pamphlet politique (et vice-versa), genres dans lesquels Courtilz de Sandras et Gregorio Leti se sont illustrés presque simultanément et dont le recueil de La France galante (1688) permet, d’édition en édition, de saisir, à sa source, le timide mais progressif rapprochement 40 . 412 Pierre Bonnet 1 Œuvres poétiques de François de Maynard, Paris, Gaston Garrisson (éd.), 1885-1888 (reproduction Genève, Slatkine, 1970), 3 vol. On s’appuie dans cet article sur le tome 3. 2 Les Lettres du Président Maynard, Paris, Toussaint Quinet, 1652 (reprint avec une présentation de Jean-Pierre Lassalle, Toulouse, P. U, 1984, 2 vol.) 3 Maynard se dit « Autheur Gascon » à de nombreuses reprises dans ses Lettres et dans ses poésies. On peut consulter l’article de Christian Anatole, « Un “Gascon” malheureux, le Président Mainard. Essai d’imagologie », Maynard et son temps, Publications de l’université de Toulouse, 1976, p. 97-116. L’auteur de l’article mentionne un paradoxe concernant l’identité du poète : en toute rigueur, Maynard ne serait pas gascon parce qu’il n’est en rien lié à l’ancienne province de Gascogne ni au parler gascon. Sa famille, originaire du Quercy, s’est installée à Toulouse où se parle principalement le languedocien. Cependant, rappelons qu’aux X V Ie et X V I Ie siècles, l’étiquette « gascon » n’a pas une signification très rigoureuse. En France stricto sensu (Paris et sa région) est « gascon » tout ce qui est au Sud de la Loire et n’est pas « provençal ». Le terme équivaudrait aux termes modernes de « méridional » et d’« occitan », si ce n’est qu’il n’a jamais recouvert le domaine provençal. 4 Dans la lettre XXXI, Maynard apparaît lui aussi comme le « censeur » de son correspondant, Monsieur de la Chambre : « Ce n’est point ma censure que vous devez apprehender, puis que je ne sçaurois trouver des deffauts dans vostre ouvrage. » (Les Lettres du Président Maynard, éd. cit., p. 77-78 ; dorénavant, les numéros de pages dans les notes ainsi que les numéros entre parenthèses dans les notes et dans le texte renvoient à cette édition). 5 Voir la lettre CCLXIX à Flotte (p. 818). 6 Sur la notion de « public », voir Hélène Merlin, Public et littérature en France au X V I Ie siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1994. Censure « parisienne » et poésie « gasconne » : le cas de François Maynard Coralie B I A R D U N I V E R S I T É P A R I S N A N T E R R E Dans ses Œuvres poétiques  1 , comme dans ses Lettres  2 , François Maynard, « Autheur Gascon 3 » né à Toulouse en 1583 et mort en 1646, évoque à plusieurs reprises la « censure » et ses « censeurs ». Un premier relevé du lexique censorial montre qu’il est utilisé indis‐ tinctement par l’auteur pour désigner plusieurs formes de « censure » différentes. Maynard représente très largement dans ses Lettres la censure de ses « amis », qui désigne la critique amicale qu’il sollicite dans le but de corriger et d’améliorer ses vers. Sa correspondance abonde en lettres où il est question de la réécriture de ses poèmes en fonction des critiques de ses correspondants. Cette censure amicale n’est donc pas mentionnée de façon anecdotique mais apparaît comme une composante essentielle des relations épistolaires de Maynard. Elle s’inscrit dans un réseau de services et de relations où le poète, relu par ses correspondants, est tenu de les relire à son tour 4 . À cette censure amicale, Maynard oppose la « censure publique 5 » à laquelle il craint de s’exposer. L’expression renvoie en contexte à la censure du public 6 , notamment parisien, par opposition à la critique privée, émanant du cercle restreint 7 La censure amicale et la censure publique décrites par Maynard portent essentiellement sur le discours lui-même, autrement dit sur l’art d’écrire, le style et l’usage de certains mots. Maynard met principalement en scène une censure stylistique. Sur l’importance de l’art oratoire et du style dans la littérature du X V I Ie siècle, voir le n° 28 de Littératures classiques, dirigé par Georges Molinié, Klincksieck, 1996. Voir également l’ouvrage collectif dirigé par Laurence Macé, Claudine Poulouin et Yvan Leclerc, Censure et critique, Paris, Classiques Garnier, 2016. 8 De nombreux travaux ont démontré en quoi Maynard est malherbien notamment dans ses choix thématiques, rythmiques et métriques. On peut lire à ce sujet l’article de René Fromilhague, « Situation de Maynard », Maynard et son temps, op. cit., p. 285-297. 9 Qui pourrait le critiquer et pour quelles raisons ? Rappelons que Maynard a écrit, à côté de vers malherbiens un recueil satyrique, les Priapées. 10 Art poétique, chant IV, vers 59-74. des correspondants de Maynard. Cette « censure publique » est vite assimilée par le poète à la critique des « polis du temps », des « esprits raffinez », des « faiseurs de lois » et autres « delicats esprits ». Maynard ne cesse de désigner, sous des formules variables, la censure parisienne qu’il redoute. Censure amicale et censure des « polis du temps » apparaissent alors comme les deux versants d’une même censure discursive 7 et symbolique. La censure amicale figurerait une censure positive, essentiellement comprise comme opération de correction et d’amélioration tandis que la censure des « polis » serait dépréciative, située en aval de la création, et constituerait une opération de négation. Maynard entend dénoncer la critique parisienne des « polis ». Il produit ainsi une représentation polémique du monde littéraire comme fortement polarisé entre scène parisienne et vie littéraire provinciale. On sait que Maynard, partageant sa vie entre Paris et la province, ne cesse de clamer la difficulté qu’il y a pour un auteur de province de plaire à la Cour. Il écrit ainsi dans la lettre CXXII, adressée à son ami Jean-Jacques Flotte : « Au siecle où nous sommes un Provincial comme moy, ne sçauroit plaire aux esprits de la Cour » (p. 334). Pourtant, un rapide survol de sa carrière littéraire le montre en disciple de Malherbe 8 et en auteur bien implanté dans le monde du livre parisien. Par conséquent, plutôt que de mener une enquête historique visant à vérifier si Maynard a été l’objet de toutes les critiques qu’il énonce 9 , on se demandera plutôt dans quel but il construit et dénonce une censure parisienne. Il semble que la censure soit chez Maynard une affaire de représentations, de discours et donc de postures. Il manipule la question de la censure pour jouer avec son auctorialité. Il se plaît à décliner des images d’auteur autour de la censure en se mettant en scène en auteur « censuré » car provincial, en auteur qui se censure et qui censure à son tour. Il s’agira donc de montrer quel usage opportuniste il fait de la censure. Un premier niveau de représentation de la censure : la censure amicale Dans son Art poétique (1674), Boileau recommande aux auteurs de consulter un « censeur » exigeant : Je vous l’ai déjà dit : aimez qu’on vous censure, / Et, souple à la raison, corrigez sans murmure ; […] / Faites choix d’un censeur solide et salutaire, / Que la raison conduise et le savoir éclaire, / Et dont le crayon sûr d’abord aille chercher / L’endroit que l’on sent faible, et qu’on se veut cacher. 10 414 Coralie Biard 11 Voir, à titre d’exemple, la lettre LXXVI, « À Monsieur Mesnage » où Maynard sollicite les conseils de Ménage en ces termes : « vous sçavez comme j’ay tousjours extremement estimé vos sentiments. Je serois ravy qu’ils voulussent estre la lime de mes ouvrages » (p. 199). 12 Dans la lettre CXLVII, à Flotte, Maynard écrit : « Pour mes Epigrammes, taillez, bruslez, coupez, comme il vous plaira » (p. 417). 13 Dans la lettre CLXVII, Maynard engage Colletet à retravailler son épigramme selon ses goûts : « Ostez ce qui vous déplaira, je ne m’en plaindrai point, et croirai que vos traittemens quelques rudes qu’ils soient, sont des remedes necessaires pour guerir ma Poësie de ses deffauts. » (p. 485-486). La métaphore médicale se substitue à l’image plus habituelle de la lime et le terme « deffauts » désigne ses gasconismes. 14 Sur la question de l’honnêteté comme norme sociale et esthétique, voir Bérengère Parmentier, « Arts de parler, arts de faire, arts de plaire. La publication des normes éthiques au X V I Ie siècle », Mathilde Bombart, Deborah Blocker, Dinah Ribard et Alain Viala (dir.), De l’Utilité de la littérature. Écrire, lire et instruire dans la France moderne, Littératures classiques, n° 37, 1999, p. 141-154. 15 La Loire constitue une frontière imaginaire séparant Paris de la province, notamment du Midi. 16 Charles Drouhet, Tableau chronologique des lettres du poète François Mainard, accompagné de lettres inédites, Champion, 1909. 17 Lettre VII, au père Cafardy Cordelier. Maynard n’a pas attendu Boileau pour mettre en application ce précepte puisqu’il ne cesse dans ses Lettres de solliciter ses connaissances pour relire, autrement dit « polir », corriger, améliorer ses vers. On peut citer, par exemple, la lettre CLVI où il écrit à Flotte : Je croy que vous trouverez bonne la correction de l’Epigramme que je vous envoye. Je vous prie de me censurer librement, et d’empescher que mes vieux ans facent rire la jeunesse. Monsieur de Gomberville connoist les primeurs et les justesses de la Poësie quand il aura jugé avec vous de mes Ouvrages, et que je me serai reglé par vos sentiments, je n’apprehenderay rien. (p. 448) On trouve le même exemple dans la lettre CXXV, à Frémin, où Maynard écrit : « Voicy deux Quatrains qui cherchent vos censures » (p. 345). Si le lexique de la « censure » est extrêmement présent dans les Lettres pour désigner cette critique amicale, d’autres images se superposent pour désigner le geste censorial, notamment via le lexique de la lime 11 , de la coupe 12 , ou encore la métaphore médicale 13 . Dans tous les cas, Maynard sollicite via le terme de censure, le « jugement » de ses correspondants qui régule le discours et le normalise 14 . Citons la lettre CXIX, où Maynard demande à Monsieur de Pressac d’être son censeur en opposant Paris et la province, située en dessous de la Loire 15 : Souvenez vous cependant de m’escrire quel jugement vous faites des dernieres choses que je vous ay envoyées, il m’importe de le sçavoir, et desormais je ne veux plus rien envoyer au delà de la Loire, que vous ne l’ayez approuvé sur les bords de la Garonne. (p. 325) Ainsi, Maynard justifie sa demande de relecture par sa localisation provinciale. D’ailleurs, il est intéressant de noter que la plupart des lettres dans lesquelles le poète exprime la nécessité de la censure amicale sont envoyées de province et datent de sa retraite à Saint-Céré entre 1636 et 1643 ou de son séjour toulousain en 1638 16 . Maynard, loin de la capitale, craint que son séjour en province n’altère son style et ne corrompe son bel esprit. Il y aurait comme une incompatibilité entre la province, pays de la rudesse, et les arts, notamment les belles-lettres 17 : 415 Censure « parisienne » et poésie « gasconne » : le cas de François Maynard 18 Vaugelas, Remarques sur la langue françoise utiles à ceux qui veulent bien parler et bien escrire, Paris, Jean Camusat, 1647. 19 Ibid., p. 331. 20 Furetière dans son Dictionnaire universel définit le gasconisme comme « la façon de parler introduite par les Gascons ». Cette façon de parler dénature la langue française et est à bannir selon Malherbe. Voir Gilles Couffignal, « Gascon, gasconisme et gasconnade », Bénédicte Louvat-Molozay (dir.), Français et langues de France dans le théâtre au X V I Ie siècle, Littératures classiques, n° 87, 2015, p. 287-299. 21 Maynard, retiré en province, craint de manquer de politesse et de civilité, qualités essentielles qui constituent l’honnêteté. Sur l’empire exercé par la politesse sur la création littéraire, voir l’étude fondatrice d’Emmanuel Bury, Littérature et Politesse. L’Invention de l’honnête homme (1580-1750), PUF, 1996. 22 Dans la lettre CCLXX, Maynard formule clairement cette oscillation entre rejet et gratitude : « Pour mon Theologien, je suis bien aise que mes dernieres corrections vous ayent donné de la satisfaction, tous mes Provinciaux admirent cette Piece, que vostre critique a si bien ajustée, et je voudrois que mes autres caracteres fussent à vostre goust comme celuy-cy, et m’en eut il cousté de mon sang. Ne croyez pas que je m’obstine contre vous, j’advouë bien que d’abord vos censures m’estonnent, mais apres avoir regardé mes ouvrages, comme je regarde ceux d’autruy, je reviens à moy, et tasche de suivre vos sentimens » (p. 822-823). mon desert est si barbare qu’il semble que les belles lettres ne sçauroient permettre qu’on y porte de ces chef-d’œuvres qu’elles produisent tous les jours au pays des esprits choisis et purifiez. (p. 20) Cette idée parcourt tout le siècle comme en témoignent les Remarques  18 de Vaugelas où il évoque le cas de « quelques Parisiens qui ont corrompu leur langage naturel par la contagion des Provinciaux 19 ». Comme Malherbe, Maynard fait la chasse aux gasconismes 20 . Ses relations, Flotte en particulier, lui permettent, dit-il, de connaître le goût du temps, de le satisfaire et de garder quelque « teinture » de politesse 21 . La censure amicale fonctionne donc comme une parade à l’éloignement géographique. Voyons la lettre CCXLVII, à Flotte : je ne ferai rien de nouveau jusques à ce que vostre censure aura mis ces douze Epigrammes dans la bonté dont ils ont besoin pour plaire aux rafinez du temps […] le long sejour du Village me fait apprehender que ma plume soit devenue rustique et insupportable au païs de la politesse, de l’erudition, et du bon sens. (p. 750-751) La censure de ses amis consiste essentiellement en remarques ponctuelles relatives à l’usage d’un mot ou d’une formule. Ainsi, la lettre CCLXVII, adressée à Colletet, témoigne d’un débat autour de l’emploi de telle ou telle formule. Maynard défend sa « façon de parler » par simple argument d’autorité : Je ne sçai pourquoy vous et mon Confident condamnez le troisiesme couplet de la piece que je vous ay envoiée. Il me semble que je me suis fort nettement expliqué, et que ma pensée, n’est ni obscure ni impertinente. Cette façon de parler, Digne de nos anciens, pour dire Digne de nos desirs, est si generalement approuvée en toutes sortes de langues, que ce seroit vous donner de la confusion de vous en produire icy des exemples. Tous les jours l’on dit, Amoureux des Bisques, amoureux des ragouts, amoureux des bons vins, et ainsi du reste, songez-y bien l’un et l’autre, je vous en prie. (p. 811) Face aux censures amicales, Maynard oscille entre soumission et rejet 22 . Dans la lettre LXXXIX, envoyée à Monsieur de Porchères, Maynard remercie ses bons « censeurs ». 416 Coralie Biard 23 Lettre CXXII (p. 335). 24 Voir l’article de G. Peureux, « Malherbe et le commentaire de poésie au X V I Ie siècle. Commenter et réécrire », XVII e siècle, n° 260, 2013, p. 455-468. Sur les différentes conceptions du commentaire entre les auteurs, ses définitions et ses pratiques à la Renaissance et au X V I Ie siècle, voir notamment Jean Céard, « Les transformations du genre du commentaire à la Renaissance », Jean Lafond et André Stegman (dir.), L’Automne de la Renaissance, Vrin, 1981, p. 101-115. Cependant, dans la lettre CLXXI, Maynard conteste les rigueurs de la censure de Flotte et manifeste même un certain agacement : Vous dites que Monsieur de Racan a veu l’Epigramme de la Minerve qui fait la Deesse, et ne se veut pas rendre visible. Je suis fasché que vous la luy ayez fait voir. Je croy que vous ne l’estimez pas, et que vostre critique y trouve des deffauts que je n’y ai pas encore remarquez. Il faut par necessité ou que vous soyez un rigoureux Censeur, ou que je sois un mauvais Escrivain […] Adoucissez vos censures je vous prie, et ne me chamaillez pas si severement ; Je suis opiniastre en certaines choses, et croy connoistre les Vers aussi finement qu’homme qui vive. Ne vous offensez pas de ce que vous lisez icy, j’estime vostre jugement, mais je me fie au mien. (p. 504) La résistance de Maynard à ces avis se traduit également lorsqu’il souligne les dangers des corrections amicales dans une anecdote qu’il conte à Flotte, dans la lettre CXXII. Maynard y écrit qu’il ne souhaite pas que Flotte corrige son ode de peur qu’il ne la déforme trop. En effet, il a gardé un mauvais souvenir du procédé d’un de ses amis qui, sous prétexte de corriger une pièce qu’il lui avait envoyée de Rome, la gâcha. Maynard semble donc lutter contre un excès d’appropriation de ses poèmes. Il réaffirme en quelque sorte son droit de propriété et de « consentement 23 » : ses poèmes lui appartiennent et les « censures » de ses amis ne doivent pas les rendre méconnaissables. Maynard n’hésite pas alors à attendrir ses correspondants, comme en témoigne une lettre à Frémin, où il se représente en pauvre poète déchu dans le but d’adoucir sa critique : Il se faut consoler, Paris n’est plus un objet à contenter les yeux du bon Mainard, puis qu’il plaist à vostre Cour qu’il acheve de vivre dans le vilage […] Mesnagez-moy si vous voulez, un vieux artisan ne souffre que mal-aisément qu’on deschire sa besogne ; et celui qui s’est acquis quelque nom sous le regne de Henri le Grand, ne digere pas avec patience les dégousts du siecle de Louis le Juste ; cela veut dire, que tout petit que je suis, je veux estre flaté comme les grands. (p. 844-845) Si dans cette lettre transparaît l’orgueil désabusé du poète, Maynard met surtout en scène un renversement : tandis que le siècle d’Henri le Grand faisait rimer « censure » avec louange, le siècle de Louis XIII fait de la « censure » un geste de négation critique. On rejoint alors l’analyse de Guillaume Peureux qui montre que le geste critique change de sens avec Malherbe : il n’est plus un geste qui consacre mais un geste qui conteste 24 . Le commentaire n’est plus seulement glose, élucidation et louange mais il devient un discours interventionniste et critique contre lequel Maynard proteste. 417 Censure « parisienne » et poésie « gasconne » : le cas de François Maynard 25 L’expression apparaît abondamment dans les Lettres et les poésies de Maynard. Dans sa correspon‐ dance, la formule apparaît pour la première fois dans la lettre VIII (p. 22). Dans le tome 3 des Œuvres poétiques, l’épigramme « Au goust des polis du Temps » (p. 80) les prend pour cible. 26 On trouve la formule dans le sonnet « Il est vray. Mes vers sont mesprisez » au tome 3 des Œuvres poétiques, éd. cit., p. 190-191. 27 Ibid. 28 Les lettres CLVI et CLXIV destinées à Flotte, contiennent aussi une charge contre la vanité de l’Académie, dans la lignée du premier des pamphlets dirigés contre l’Académie française dont Maynard prit connaissance, la Comédie des Académistes. Maynard feint de ne pas considérer l’opinion de l’Académie, en érigeant Flotte comme instance littéraire à lui tout seul, alors même qu’il aspire à la gloire littéraire. Un deuxième niveau de représentation de la censure : la censure des « polis du temps » À cette censure amicale, Maynard oppose une deuxième image de la censure : la censure des « polis du temps 25 ». Elle constitue le pendant négatif de la censure amicale et débouche sur un discours de condamnation. En effet, la censure des « polis du temps » est, sous la plume de Maynard, une censure essentiellement parisienne. Dans la lettre XCIII, adressée à Pressac, Maynard évoque explicitement cette censure parisienne dont il serait victime. Il dénonce les « censures que Paris a faites contre [s]es derniers Ouvrages » (p. 248) et la « critique de tous vos Polis » (p. 249). La dénonciation des censeurs parisiens constitue un leitmotiv dans ses poésies et dans ses Lettres. La difficulté est de les identifier précisément car, pour les désigner, le poète décline les épithètes péjoratives. Les « polis du temps » renvoient tantôt aux « esprits raffinez », tantôt aux « delicats esprits », aux « eloquens fardez 26 », aux « orateurs frisez 27 », aux « autheurs de la cour »… La surenchère d’expressions n’empêche pas Maynard de rester très flou. Il donne peu de noms et se réfère en réalité à une nébuleuse ? hostile et indéfinie. Dans les faits, il est donc difficile de savoir qui a réellement critiqué Maynard et de qui Maynard parle. D’ailleurs, C. Drouhet, le biographe de Maynard n’a pas tenté cette élucidation. Le Dictionnaire universel de Furetière atteste que le verbe « polir » signifie au sens figuré « civiliser ». Il ajoute « que la Cour polit bien les gens de province ». Par conséquent, les « polis du temps » seraient des hommes « civilisés », à la « conduite honneste, civile et agreable dans les mœurs, dans les manieres d’agir et d’escrire » par opposition aux hommes de province, éloignés de la Cour et dénués de politesse. Parfois les « polis du temps », convergent vers une cible explicitement nommée mais tout aussi floue : les « Académistes ». Dans la lettre CLXXXIX, envoyée à l’occasion de son séjour à Toulouse pour l’impression de ses Pièces nouvelles en 1638, Maynard demande à Flotte de le préserver de la censure des académistes : Tous les honnestes Gens de cette Ville ont trouvé bon que je fisse imprimer une Piece qui est adressée à un Tolosain par un Tolosain, c’est à dire à Flotte par Mainard, et où il se traitte des terreurs paniques de nos Ministres. Deffendez-moy, s’il vous plaist, contre ces polis de l’Academie, et contre les censeurs, quoy que je n’aye guere d’apprehension de tout ce qu’ils pourront dire de moy. (p. 564) 28 418 Coralie Biard 29 Alain Viala a étudié les bienfaits de l’Académie dans la carrière de Maynard : Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique, Éditions de Minuit, 1985, p. 44-46. 30 Le fait que Maynard s’adresse à ses « censeurs » n’est pas un phénomène isolé. D’autres auteurs gascons s’adressent à leurs détracteurs, notamment Gérard Bedout dans la préface de Lou Partèrre gascoun. Mais si Bedout convoque la figure de ses détracteurs c’est dans une logique de justification et d’excuse. 31 Dans la lettre CXCIV, Maynard conjure Conrart, secrétaire et conseiller du Roi et secrétaire perpétuel de l’Académie française, de le tenir « dans les bonnes grâces du Prince de la Justice » et de lui faire accorder l’expédition des privilèges dont il a besoin pour faire imprimer ses poésies (il s’agit de ses Œuvres, parues en 1646). Sur le rôle de Conrart dans la vie littéraire de son temps, voir Nicolas Schapira, Un Professionnel des lettres au X V I Ie siècle. Valentin Conrart : une histoire sociale, Seyssel, Champ Vallon, 2003. L’auteur indique que Conrart a signé presque tous les privilèges de Godeau, Balzac, Gombauld, Chapelain, Faret, La Mothe Le Vayer, Jean Baudoin, d’Ablancourt, Giry, Gomberville, Tristan L’Hermite, Vaugelas, Maynard, Ceriziers ou Jacques du Bosc des années 1630 aux années 1650. 32 Œuvres poétiques, tome 3, éd. cit., p. 69. Cette mention des Académistes est sans doute la plus difficile à interpréter. S’agit-il de l’Académie française ? Et, si c’est le cas, Maynard critique-t-il l’institution ou les hommes qui la composent ? En outre, l’Académie française était-elle si active et quel rapport Maynard entretenait-il avec elle ? Il faut souligner qu’il se pose en victime des Académistes alors qu’un siège lui fut proposé dès sa création en 1634 29 . En dénonçant la censure des académistes, il semble plutôt dénoncer de façon vague le conformisme, l’exercice de la norme imposée par le goût dominant (parisien). Par conséquent, Maynard se construit des adversaires qui semblent très indéterminés pour le lecteur d’aujourd’hui 30 , comme s’il lui importait moins de répondre à ses ennemis que de faire savoir qu’il en a. D’ailleurs, Maynard apparaît comme un auteur bien inséré dans le monde du livre parisien. Il a un éditeur et dispose de soutiens : il entre au service de la reine Marguerite de Valois, il est soutenu par Malherbe, il bénéficie de l’appui de Valentin Conrart (qui l’a aidé à obtenir les privilèges pour l’impression de ses œuvres 31 ) et de Boisrobert (qui lui a apporté son soutien pour son élection comme membre de l’Académie française, comme en témoigne la lettre XXXIX). Maynard dispose aussi d’appuis toulousains : M. de Caminade a contribué à le faire couronner aux Jeux Floraux de Toulouse (voir la lettre XVI) et Jean de Bertier est l’une de ses fréquentations. La carrière de Maynard est donc marquée par la tension entre une marginalité construite et une insertion réelle dans le monde des lettres. Pour Maynard, c’est son origine provinciale qui serait la cause de ces critiques. Maynard anticipe les analyses de Pierre Bourdieu quand il voit dans la localisation parisienne un marqueur de distinction qui lui fait défaut. S’il est malherbien (et donc a priori à l’abri des critiques), il n’en reste pas moins un auteur de province et, à ce titre, il s’auto-stigmatise. Dans la lettre CXLVII, « À Monsieur de Flotte », Maynard déplore « les dégousts de la Cour, qui ne font cas des Muses qui habitent au deça de Loire » (p. 414). De même, dans « L’auteur à son livre » qui inaugure le tome 3 des Œuvres poétiques, il met en garde son livre contre la « censure » des esprits « rafinez » qui méprisent les vers nés d’une « plume provinciale ». Si Maynard condamne les clichés du siècle sur les écrivains de province, il s’en sert habilement comme d’une excuse commode et comme d’un motif poétique. Maynard utilise sa naissance gasconne pour adopter toute une gamme de postures paradoxales. Dans l’épigramme « Que pourrai-je écrire de rare 32 », il met en avant son origine provinciale pour 419 Censure « parisienne » et poésie « gasconne » : le cas de François Maynard 33 Ibid., p. 80. 34 Maynard ne précise jamais ce qu’il entend par plume « gasconne ». Il qualifie à plusieurs reprises sa rhétorique de « gasconne » sans jamais identifier les caractéristiques possibles d’un style gascon. Pour Maynard, écrire à la gasconne semble signifier commettre des gasconismes. 35 Ibid., p. 192-196. 36 De même, dans la lettre CCXXVIII, adressée à Monsieur de Pressac, Maynard se montre particuliè‐ rement attentif à la sentence de Richelieu (désigné sous le pseudonyme de Ferragus dans toutes les Lettres) qui incarnerait une forme intermédiaire de censure n’émanant ni des amis ni des experts. justifier la banalité de ses écrits et pour dresser le portrait d’un homme sans qualités en panne d’inspiration. En revanche, dans l’épigramme « Au goust des Polis du Temps 33 », sa naissance gasconne lui permet de défier le public raffiné et de se moquer de ses « censeurs ». Il se fait donc censeur à son tour par la satire : Au goust des Polis du Temps, / Ma plume est vrayement Gasconne 34 ; / Et je resve si j’attens / Que leur troupe me coronne. Ces nouveaux faiseurs de Lois, / Pressac, veulent que je quitte / Un Art qui sous les Valois / Eut consacré mon merite. Mais je ry de mes Censeurs ; / Et veux donner aux neuf Sœurs / Ce qui me reste de vie. Cher Amy, que dirois-tu, / Si pour apaiser l’Ennui, / J’abandonnois la Vertu ? Enfin, dans l’ode « Muses, il faut que je me taise 35 » (datée de 1632), Maynard se met en scène comme devant se taire parce que ses vers ne plaisent pas à Richelieu. Il met en vers une forme d’auto-censure, de censure volontaire qui débouche sur un constat esthétique : « Mon apollon n’a rien de haut ». Mais il essaie surtout de capter la bienveillance de Richelieu en se livrant à une rhétorique encomiastique qui contraste avec son portrait d’un impitoyable mécène 36 . Ainsi, Maynard manipule la censure pour se représenter lui-même : en auteur « censuré » puisque provincial, en auteur qui se censure et en auteur qui censure à son tour. Par le biais d’un discours sur la censure, se joue la construction de sa figure d’auteur. Cette représentation d’un mépris parisien témoigne également d’un désir d’être confirmé par les autres, même hostiles et d’un désir d’être visible sur la scène littéraire. Conclusion : un auteur en quête d’approbation et de légitimité La représentation de la censure permet à Maynard de se construire une figure d’auteur aux prises avec des adversaires virtuels et donc d’autant plus prestigieux. Il entend tirer profit de son éloignement de la capitale en scénarisant des ennemis qui le mettent paradoxalement en valeur. En effet, lorsque Maynard représente une persécution parisienne, il dramatise l’acte d’écriture. Dans la lettre LV, destinée au marquis de Rovillac, le terme de « danger » est même clairement employé par Maynard - sans être explicité : « Il y a du danger de priser un Autheur Gascon au païs où vous estes » (p. 143). La convocation de censeurs permet la glorification de l’auteur : en se présentant comme un auteur critiqué, il se représente en creux en auteur lu et commenté. D’ailleurs, il n’hésite pas à se dire aussi digne et savant que les autres, comme il l’écrit à dans la lettre CLXIV à Flotte : 420 Coralie Biard 37 Voir l’article de Michel Jourde, « Diglossie et auctorialité au X V Ie siècle en France méridionale. Sur la figure du transfuge », Marie-Sophie Masse et Anne-Pascale Pouey-Mounou (dir.), Langue de l’autre, langue de l’auteur. Affirmation d’une identité linguistique et littéraire aux X I Ie et X V Ie siècles, Droz, 2012, p. 107-124. M. Jourde rappelle que Maynard formule, dans la lettre CCLXVIII, l’hypothèse mélancolique d’une inversion du système de valeurs où la langue gasconne l’emporterait sur la prose française. 38 R. Fromilhague, « Situation de Maynard », art. cit., p. 292. 39 Dans la lettre CCLXIX, il écrit à Flotte : « Vous estes mon Mecene, vous estes mon Souverain, et c’est pour vous seul que je veux soliciter les Muses de m’inspirer de bonnes choses […] » (p. 819). 40 Dans la lettre XXIV, « À Monsieur de Catel, Conseiller au Parlement de Thoulouze », le terme d’« agent » apparaît pour la première fois. Dans la lettre C à Monsieur de Gomberville, Maynard écrit : « Monsieur de Flotte, qui est l’agent dans le beau Monde, de la plus infortunée Princesse du païs des belles Lettres (c’est de ma Muse que j’entens parler) […] » (p. 271). Je suis si exact, et crois estre si sçavant en la langue Françoise que toute l’Académie auroit de la peine à me persuader que je fusse Gascon. Je puis pecher contre le bon sens, mais je croy estre assez intelligent dans la Grammaire. (p. 476) L’auteur de province se saisit de sa « gasconité » pour la retourner contre ses ennemis et affirmer que « Paris n’est pas plus le pays d’Apollon que Thoulouze » (lettre XVI, p. 42) 37 . On peut alors suivre l’analyse de René Fromilhague 38 qui affirme que Maynard rapporte les « censures » dont il est victime pour mieux y opposer les témoignages de son prestige. Ainsi, dans le sonnet « Il est vray. Mes vers sont mesprisez », Maynard imagine une postérité qui saura lui rendre justice. Il met en scène une sorte de victoire par anticipation et fantasme sur ses succès futurs : Il est vray. Je le sçay. Mes Vers sont mesprisez : / Leur cadence a choque les Galans et les Belles, / Graces à la bonté des Orateurs frisez, / Dont le faux sentiment regne dans les Ruelles. Ils s’efforcent en vain de ravaler mon prix ; / Et malgré leur malice, aussi foible que noire, / Mon Livre sera leu de tous les beaux Esprits ; / Et, plus il vieillira, plus il aura de Gloire. Tant qu’on fera des vers, les miens seront vivans ; / Et la Race future, équitable aux Sçauans, / Dira que j’ay connu l’Art qui sait bien Escrire. Elle n’aymera pas l’impertinent caquet / Des Eloquens fardez que nostre siecle admire, / Et qui luy font porter le tiltre de Coquet. Par la poésie, Maynard se fabrique de la légitimité. La poésie devient un acte compensatoire, réparateur, qui contrebalance la notoriété qui lui manque. Elle est à la fois l’acte par lequel il cherche la consécration et l’acte par lequel il se l’invente. Cependant, dans les Lettres, le dispositif est plus complexe puisqu’elles sont publiées après la mort de Maynard par Flotte. On peut donc se demander qui elles mettent en valeur. Est-ce Flotte, homme de lettres de troisième rang qui cherche à redorer son image ou est-ce Maynard par l’intermédiaire de son ami ? La correspondance est un lieu privilégié de représentation de soi mais les images du moi qu’elles délivrent sont relayées par Flotte. D’ailleurs, dans les Lettres, la figure de Flotte se détache nettement 39 et il n’est pas étonnant que Flotte ait voulu la publier. Il apparaît comme le correcteur et l’« agent 40 » de Maynard, celui qui est chargé de faire sa publicité, de le mettre en relation avec les grands personnages, d’intercéder en sa faveur auprès des membres de l’Académie. C’est aussi le dépositaire des 421 Censure « parisienne » et poésie « gasconne » : le cas de François Maynard œuvres de Maynard comme en témoigne la lettre LXXIX dans laquelle Maynard demande à son ami qu’il garde cachées ses lettres et le sauve de la « censure » parisienne : Je voudrois que vous tinssiez cachées de mesme façon, les Lettres que je vous escris, et que vous sauvassiez ma prose de la censure de Paris, puis que vous ne pouvez faire le mesme de ma rime […] mais je ne puis me persuader que j’aye fait tant de pechez veniels que ceux qui me condamnent en ont commis de mortels ; il y a long-temps qu’ils auroient harangué en la place de Saint Jean en greve, si faire des mauvaises pieces estoit un crime capital. (p. 209) Par conséquent, Maynard semble bien utiliser la censure comme une image, une métaphore utile parce qu’il n’a pas été victime d’une « vraie » censure (autrement dit, d’une censure policière). En thématisant la question de la censure, Maynard s’invente des figures d’auteur et signale son appartenance au jeu littéraire du temps. 422 Coralie Biard 1 Madame de Murat, Journal pour Mademoiselle de Menou, Geneviève Clermidy-Patard (éd.), Classiques Garnier, 2014. Les numéros de pages dans les notes ainsi que les numéros entre parenthèses dans les notes et dans le texte renvoient à cette édition. La circulation des écrits en situation d’exil : le rôle de Mme de Murat dans le champ littéraire en France à la fin du règne de Louis XIV Geneviève C L E R M I D Y -P A T A R D Aix-Marseille Université Le Journal pour Mlle de Menou  1 est la partie principale du Manuscrit 3471 de la bibliothèque de l’Arsenal, qui regroupe, sous le titre Ouvrages de Mme la Comtesse de Murat, un ensemble de textes longtemps inédits d’Henriette-Julie de Castelnau, plus connue pour ses contes de fées publiés à la fin du XVIIe siècle. Le texte est composé de plus d’une vingtaine de cahiers que Mme de Murat, exilée dans la ville de Loches en raison de tendances homosexuelles, adresse à une cousine passionnément aimée, résidant à une trentaine de kilomètres de Loches, entre avril 1708 et mars 1709. La comtesse aspire à divertir sa cousine, qu’elle n’est manifestement pas autorisée à visiter, mais dont elle espère en vain le retour à Loches. Dans ces cahiers, elle fait le récit des petits et grands événements de la vie locale, et insère de multiples pièces poétiques qu’elle compose elle-même à l’occasion de ses conversations et échanges avec celles et ceux qui lui tiennent compagnie, ou qui sont écrits par des personnes de son entourage. On y trouve aussi quelques récits ou dialogues, soit autant de preuves de la fréquentation par Mme de Murat des cercles mondains avant son exil. Il s’agit ici de montrer, à partir du Journal de Mlle de Menou, comment bon nombre d’écrits ont circulé par l’intermédiaire de Mme de Murat depuis la ville où elle est exilée. On s’interrogera alors sur les profits qu’a pu tirer la comtesse d’une telle activité, avant d’observer les conséquences de la situation d’exil sur sa production littéraire. La circulation des écrits, ou comment devenir la reine de Loches Le Journal que Mme de Murat adresse régulièrement à sa cousine, sous forme de cahiers contenant le récit de plusieurs jours, n’est en réalité qu’une partie des envois de la comtesse à Mlle de Menou. Au fil des jours et des pages, on apprend en effet qu’elle joint à ses journaux d’autres types d’écrits qui constituent une « voiture » en partance pour la commune de Boussay où réside la cousine : « Je ne néglige rien de tout ce que je crois vous pouvoir amuser : vers, journaux, musique, livres nouveaux » (p. 206), lui écrit-elle. Le Journal permet aussi au lecteur de suivre l’historique des envois, la comtesse faisant part de son désappointement quand un courrier sur lequel elle comptait fait défection : « C’est le destin de mes cahiers d’être décachetés et d’attendre ; cet animal de Beaulieu n’est point venu comme il m’avait promis, chercher mon paquet » (p. 132), de son impatience lorsque la destinataire se montre avare de réponses : « ayez la bonté de m’écrire tous les lundi, et le mardi chargez-en quelqu’un pour Preuilly, envoyez-les chez M. Chartier, adressez les lettres à Mlle du Bay » (p. 118), ou encore de sa colère lorsque des cahiers sont perdus : Je vous avais fait un journal admirable commencé du jour du départ du cousin Babou, c’était le roi des journaux, il y avait les plus belles choses du monde. On l’a déchiré pour allumer des javelles la nuit que je fus si mal. (p. 241) Ce journal du Journal témoigne ainsi de la faculté de Mme de Murat à mettre tout le monde à son service, non sans autorité, durant plus d’une année : habitants de Loches, amis, membres de la famille, domestiques, coursiers divers sont chargés d’acheminer ses précieux écrits jusqu’à Boussay. C’est que ces envois à sa cousine sont le seul moyen de la rejoindre pour celle qui aimerait bien « être du voyage » (p. 112). La circulation des écrits prend alors une dimension transgressive, dont la comtesse a parfaitement conscience puisqu’elle évoque à plusieurs reprises la jalousie qu’elle peut éprouver à l’égard des œuvres, ou même des personnages des récits qu’elle fait parvenir à sa cousine : Je ne manquerai pas à la première [occasion] qui sera sûre de vous envoyer le charmant Comte de Duglas : plus heureux que moi, il ira vous tenir compagnie. N’allez pas, s’il vous plaît, le rendre infidèle à Julie, car il est fort aisé de hasarder son cœur ou sa fidélité auprès de vous. (p. 178) Ou encore : « Ne vous pressez point sur le renvoi des Métamorphoses. Qu’elles sont heureuses ! Elles vous plaisent. Si elles pouvaient sentir leur bonheur, elles ne reviendraient jamais » (p. 209). À l’occasion de ces commentaires, l’on se rend compte à la lecture du Journal que la comtesse dispose d’un certain nombre de livres qu’elle reçoit de Paris ou de Tours (à dix kilomètres de Loches), ou qu’elle emprunte à différentes personnes de Loches. On comprend que dans tous les cas, c’est elle qui supervise les échanges : on lui a « promis » les Désordres de l’Amour et les Exilés (p. 240), et elle n’hésite pas à employer le vocabulaire de la force quand il s’agit pour elle de garder les Odes de Houdar de la Motte, « un livre charmant et nouveau » (p. 188) afin de les envoyer à sa cousine : Quand Mme de Chambourg qui ne me l’a prêté que pour vingt-quatre heures devrait me tuer, il ne sortira point de mes mains qu’il ne passe dans les vôtres : je vous aime trop, ma chère cousine, pour ne pas vous envoyer une si bonne compagnie dans votre donjon. (p. 188) La comtesse se montre d’ailleurs bien directive vis-à-vis de cette cousine : « vous sou‐ venez-vous que vous m’avez promis de le lire ? », lui demande-t-elle au sujet des Essais de Montaigne. « Dans peu je vous enverrai aussi mes contes de Fées pour mettre dans votre 424 Geneviève Clermidy-Patard 2 Pour plus de précisions sur les ouvrages qui circulent entre les familiers de Mme de Murat, voir p. 42-44 et p. 347-348. Si Mme de Murat apprécie beaucoup Montaigne et connaît bien le théâtre de son siècle, c’est vers les œuvres nouvelles mêlant fiction et réflexion que la porte son goût pour l’imagination. Pour les très nombreux airs que la comtesse envoie à sa cousine, voir p. 299-305. 3 Comme l’explique Mathilde Bombart : « À la fin du X V I Ie et au début du X V I I Ie s., les académies de province se développent. Réunions de lettrés et de notables, elles se mettent souvent sous la protection des autorités et demandent leur affiliation aux académies royales » (Paul Aron, Denis Saint-Jacques et Alain Viala (dir.), Le Dictionnaire du littéraire, PUF, 2002). Voir aussi sur ce point A. Viala, Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique, Éditions de Minuit, 1985, p. 164. bibliothèque », la prévient-elle, ou encore : « je suis sûre que vous aimerez la princesse Félicité », affirme-t-elle à propos du Comte de Duglas  2 . Enfin, le Journal comporte une soixantaine de pièces versifiées, poèmes, vaudevilles ou chansons écrits au fil des jours, et que la comtesse intègre dans l’écriture diaristique. Si la plupart sont de sa main, un certain nombre (une douzaine) est recopié par elle pour témoigner à sa cousine des divertissements de Loches. Le rôle de Mme de Murat dans le développement de ces activités est évident. De façon générale, la comtesse archive les différents écrits échangés pour les envoyer à sa cousine : « il y a une réponse en vers assez jolie au rondeau de Débit que je vous ai envoyé… je l’ai demandée par écrit pour la placer demain dans le journal » (p. 155). Mais elle décide des pièces poétiques qu’elle y insère en fonction de leur qualité. C’est ainsi qu’elle censure « deux couplets de chansons » écrits par des dames sur le départ de sa cousine : « s’ils rimaient le moins du monde, je vous les aurais mis dans ce journal pour vous amuser » (p. 59), ou qu’elle se moque d’un homme qui a voulu s’improviser auteur : M. de la Mélandière est venu ce soir lire une pièce de vers en forme d’épithalame de sa façon, mais quels vers ! C’est un chef-d’œuvre dans leur genre et en voici la preuve en deux mots ; cela est au-dessous de M. Féret ; je veux vous les envoyer pour la rareté du fait. (p. 187) Quoi qu’il en soit, elle se réjouit de voir la poésie se pratiquer à Loches, par exemple à propos de rondeaux échangés par différentes personnes sur le thème de « L’amour de l’étranger » : « vous voyez que ma muse met tout le monde dans le goût des gentillesses » (p. 109), ou encore « c’est toujours quelque chose que nous mettions ainsi les muses en mouvement à Loches et tout le monde en goût des ouvrages d’esprit » (p. 175-176). Elle n’hésite pas à employer des termes plus ironiques quelques semaines plus tard en présentant de nouveaux vers des mêmes auteurs : « Voici une recrue de bouts-rimés ; ils sont de M. Débit. La poésie se gagne ici comme la petite vérole ailleurs, c’est un mal contagieux » (p. 256). Cette faculté de la comtesse à commencer toutes sortes de projets d’écriture se retrouve encore dans son intention, dont elle fait part dans le Journal, de fonder une académie devant s’appeler « l’académie du domicile ». Si l’idée en est venue à la comtesse à l’issue d’une conversation « des plus vives et des plus jolies » (p. 263), elle compte bien faire les choses dans les règles de l’art, avec statuts et devise en forme, comme pour imiter, tout en s’en amusant, les règlements écrits qui donnent habituellement leur dimension officielle aux académies 3 . Elle prévient alors sa cousine : Si vous voulez illustrer notre académie, ma chère cousine, vous témoignerez à notre compagnie par un mot d’écrit que vous m’enverrez, que vous y souhaitez une place. Nous vous expédierons 425 La circulation des écrits en situation d’exil 4 Mme de Murat a écrit un récit qu’elle a intitulé « le Diable boiteux, seconde partie », conçu comme une suite à l’œuvre de Lesage (Manuscrit, 427-456). 5 Voir l’index des noms de personnes p. 341-345. Par ailleurs, sur cette question du développement d’une sociabilité galante au X V I Ie siècle, voir Delphine Denis, Le Parnasse galant. Institution d’une vos lettres en langage des dieux ; vous serez obligée à faire un petit remerciement en prose où nous répondrons Dieu sait. (p. 263) Mais si Mme de Murat se plaît à susciter la production littéraire à Loches, c’est qu’elle est aussi très consciente du profit qu’elle peut en tirer pour elle. On la voit suivre en effet avec la plus grande attention le succès de ses écrits : « Les couplets de “ho gué lon la” que je vous ai envoyés […] ont fort réussi et ont été célébrés cette après-dînée » (p. 84), ou encore : C’est un chef d’œuvre que mes couplets. L’air en a été fait sonnicat et on les chante de l’heure qu’il est chez Mme Danger où sont les dames et la musique ; on en a déjà fait un nombre infini de copies, c’est la grande mode à Saint-Aignan. (p. 199) Mais c’est de sa cousine que la diariste attend la véritable approbation de sa production : « Voici ma réponse, vous déciderez si elle est bonne ou mauvaise, je n’en sais rien » (p. 163), ou encore : « Qu’en dites-vous, ma belle cousine ? J’en suis charmée, moi, de mes couplets » (p. 200). La renommée de Mme de Murat finit de la sorte par s’établir à Loches et au-delà, comme en témoigne une pièce poétique qui lui est adressée et qu’elle signale à sa cousine : je viens de recevoir des vers et une lettre sans savoir de qui ; c’est au sujet du Diable boiteux ; je crois que cela vient de Tours, car mon diable y a fort réussi 4 . Je vous envoie la lettre en original et vais copier ici les vers. (p. 109) Il s’agit d’un éloge de l’illustre exilée dont la première strophe célèbre explicitement ses qualités de poète : « Apollon charmé de ta lyre / A quitté le mont Hélicon, / Et le sacré chœur qui t’inspire / Le suit attiré par ton nom. » Éloge qu’elle se plaira à faire circuler aussitôt dans la bonne société lochoise : « Tous les gens de bon goût sont charmés des vers que j’ai reçus incognito et que j’ai mis dans le dernier journal » (p. 115). Quelques mois plus tard, elle retranscrit de la même façon des bouts-rimés d’un certain M. Pèlerin qui brossent un portrait d’elle : « On dit que ton château devient un Capitole, / On y nomme Damon le plus simple vacher, / On donne de beaux noms au plus grossier boucher, / En un mot qu’on n’y dit que brillante parole » (p. 238). On comprend alors que celle qui a été éloignée de la capitale par Louis XIV, afin d’éviter que ne soit davantage entachée la réputation de la famille de haute noblesse dont elle est issue, est devenue la reine de Loches, qu’elle y est connue et reconnue grâce aux livres et aux écrits qu’elle ne cesse de faire circuler, qu’il s’agisse des siens ou de ceux des autres. La comtesse exilée parvient en effet à rassembler une société constituée de certaines de ses relations familiales (Mlle de Menou, le cousin Babou), des notables de Loches et de ses environs, des dames de la cour qui viennent en villégiature en Touraine, ou encore d’admirateurs de passage 5 . 426 Geneviève Clermidy-Patard catégorie littéraire au X V I Ie siècle, Champion, 2001, et Linda Timmermans, L’Accès des femmes à la culture sous l’Ancien Régime, Champion, 2005. 6 M. Fumaroli, « L’Allégorie du Parnasse dans la Querelle des Anciens et des Modernes », Wolfgang Leiner et Pierre Ronzeaud (dir.), Correspondances. Mélanges offerts à Roger Duchêne, Tübingen, Gunter Narr, 1992, p. 524. La circulation des écrits ou la constitution d’un espace de fiction Cette circulation des écrits, livres, pièces poétiques ou airs notés, délimite un espace géographique dont l’épicentre est la ville de Loches, espace qui devient aussi un lieu où la fiction peut se déployer librement, permettant à la comtesse d’oublier l’exil, du moins d’en avoir l’illusion. En effet, le lecteur observe au fil des pages du Journal que l’espace dessiné par les différents échanges littéraires de la comtesse avec son environnement est évoqué par de nombreuses références à la fiction. Pour justifier le retard avec lequel elle fait parvenir à sa cousine le récit de Rhodope, écrit de sa propre main, Mme de Murat emprunte à la mythologie : « Je vous envoie enfin “Rhodope”. C’est une merveille qu’elle soit revenue de chez Bouliche : et c’est les colonnes d’Hercule pour les livres car ils ont accoutumé de ne pouvoir aller plus loin » (p. 86). Ailleurs, ce sont les romans de Gomberville qu’elle convoque pour se plaindre des aléas qui perturbent l’envoi de ses journaux : « Le départ de M. l’abbé n’est point encore sûr pour demain comme je le croyais. Boussay deviendra, si cela dure, l’île inaccessible d’Alcidiane à mon égard » (p. 99). On pourrait encore citer le commentaire que fait la comtesse, sur un ton plus amusé, du Grand Cyrus de Mlle de Scudéry : Quand le grand Cyrus trouva le premier, à ce que dit Mlle de Scudéry, la manière de placer des postes d’espace en espace pour avoir plus souvent des nouvelles de Mandane, il devait bien en mettre une en droite ligne de Loches à Boussay ; j’enrage de ce qu’il n’avait que faire en Touraine. (p. 116) De la sorte, une géographie imaginaire et fictive se superpose progressivement à la géographie réelle liée à la situation d’exil de la comtesse. De la même façon, Mme de Murat métamorphose l’endroit où elle réside, lit et écrit, par l’emploi d’images qui la transportent ailleurs. C’est ainsi que du fait de ses activités littéraires, elle se compare implicitement à la marquise de Rambouillet : « Pour moi en retraite dans ma chambre bleue, j’ai lu Hypolite, comte de Duglas » (p. 154). Mais c’est surtout la mention du Parnasse, « fiction chargée d’ironie » selon les termes de Marc Fumaroli 6 , qu’elle développe de façon très concrète, indiquant par exemple à sa cousine la façon dont elle est installée : Voici des vers que j’ai faits tantôt en rêvant sur ma terrasse, où j’ai fait mettre ces jours passés une table de pierre et un siège, pour composer au grand air. Je suis là de rez-de-chaussée du mont Parnasse. (p. 172) ou se réjouissant du prochain passage de personnes avec qui elle pourra échanger : 427 La circulation des écrits en situation d’exil 7 Voir aussi : « Après avoir dit des chansons du Parnasse de Buzançais, passons à celui de Châtillon : ce sont des bouts-rimés charmants de M. Pèlerin » (p. 238). 8 Voir J. Cherbuliez, The Place of exile. Leisure literature and the Limits of Absolutism, Lewisburg, Bucknell University Press, 2005. La nostalgie pour la vie antérieure à l’exil est minimisée par l’attirance pour la cousine de Boussay, comme on peut le voir encore dans cette affirmation de la comtesse, qui après avoir fait le récit de sa journée, écrit : « Il serait plus doux d’avoir à vous mander : “Je m’en vais à l’opéra, de là aux Tuileries et puis souper en partie de plaisir à Passy”, et encore mille fois plus aimable si je pouvais dire : “Je m’en vais chez M. l’abbé de Menou voir ma charmante cousine” » (p. 157). Mme Pèlerin et l’abbé son beau-frère viennent à Loches lundi : augmentation des gens d’esprit. Vous entendrez parler de nos muses, ma chère cousine. Quand messieurs Pèlerin viennent ici, nous faisons toujours un tour au Parnasse 7 . (p. 196) Un peu plus loin, ce sont encore « les routes du Parnasse » qu’elle cherche à « retrouver » (p. 231) pour envoyer des vers à sa cousine dont c’est la fête. Pourtant, cette toponymie fictive, qui permet à la comtesse d’estomper la réalité de l’exil, se double parfois de références explicites à Paris ou à Versailles pour évoquer les divertissements de Loches pouvant faire un instant illusion : « Oh ! dame, venez donc entendre notre musique, ma chère cousine ! J’ai cru aujourd’hui être à l’opéra » (p. 194), s’exclame-t-elle, ou encore : « grande collation, gros lansquenet et musique ; il me semble que c’est tenir appartement que cela » (p. 195). Mais ce leurre savamment entretenu est également battu en brèche par la comtesse elle-même qui préférerait pouvoir se rendre chez sa cousine, quitte à voler sur les ailes de l’un de ses oiseaux : Qu’Orton ne m’a-t-il été substitué comme un bien de famille ! Il me porterait à votre donjon où j’aimerais mieux qu’à Versailles ; j’y déclamerais de mon mieux et tâcherais de mériter les louanges que vous m’avez données là-dessus. (p. 81) Ce dédain affiché pour la ville royale est à mettre en relation avec les limites de l’absolutisme mises en valeur par Juliette Cherbuliez dans son étude sur la place de l’exil 8 . Ce processus de fictionnalisation de l’espace s’observe également à une autre échelle, la diariste ayant tendance à emprunter à la fiction pour parler d’elle-même et de sa situation, comme s’il s’agissait pour elle de réinventer sans cesse son identité, au point de devenir un personnage insaisissable. En effet, si les nombreuses pièces poétiques adressées par la comtesse à sa cousine et insérées dans le fil de l’écriture diaristique recourent volontiers à une onomastique dérivée des figures classiques de la mythologie (Amour, Vénus, Cythère, Iris, Bacchus, etc.), les passages en prose, qui constituent l’essentiel du Journal, sont émaillés de multiples références culturelles, souvenirs de lectures ou de paroles d’opéra, utilisées le plus souvent à titre de comparaisons. Ainsi, la comtesse n’hésite pas à citer des tragédies pour parler de ce qui lui arrive, qu’il s’agisse ici de détourner un vers de Corneille pour expliquer la brièveté d’un article du Journal en raison d’une saignée qu’elle a dû subir : L’article du Journal est très court aujourd’hui, ma belle cousine. Je puis dire comme dans Corneille quand Mutius tue un homme qu’il prend pour Tarquin, dans les tentes de Porsenna : « La faute est de mon bras, et non pas de mon cœur. » (p. 134) 428 Geneviève Clermidy-Patard 9 Voir p. 231, p. 241 et p. 266. ou d’évoquer ailleurs son impatience au sujet de la venue de sa cousine : « Que j’attends ce beau jour avec impatience ! On pourra bien me dire : “Sangaride, ce jour est un grand jour pour vous” » (p. 142). Parfois les images s’accumulent, la comtesse aimant user aussi d’un bestiaire assez développé pour traduire son état physique : je vous dirai, au reste, que dès que je suis hors de mon bain, je mange, non pas en héroïne de roman car un léger repas ne me suffirait point, et puis je dors comme un liron jusqu’à cinq heures du soir et sans m’en pouvoir empêcher. Je suis comme le héros du Lutrin quand il avait dîné : Le prélat resté seul calme un peu son dépit, / Et jusques au souper se calme et s’assoupit. (p. 214) La définition du je semble défier les lois de la cohérence. L’écriture du Journal permet ainsi à l’exilée d’échapper à elle-même, de supporter sa maladie et d’exprimer sa solitude à une destinataire absente, mais aussi personne d’esprit qu’elle a promis de divertir. On mesure alors au fil des pages à quel point l’univers de la comtesse est contaminé par la fiction, et le rôle de la circulation des écrits dans cette contamination. La mise en place d’une culture du divertissement Enfin, le Journal révèle à quel point la situation d’exil de Mme de Murat influe sur la nature des écrits échangés. Il s’agit en effet pour la comtesse de tromper l’ennui tout en divertissant une cousine passionnément aimée, et dont l’esprit aiguillonne sa plume : « savez-vous que c’est une chose fort difficile que d’amuser une personne qui a autant d’esprit que vous ? » (p. 8). C’est alors assez naturellement que l’écriture pallie la faiblesse de la chronique lochoise : « vous voyez bien que quand les grands événements ne se présentent pas, il faut suppléer comme on peut en vers et en prose » (p. 139). Si nombre de pièces de circonstance ponctuent le quotidien de la comtesse, célébrant ici ou là une fête ou le départ d’une personne appréciée 9 , l’écriture devient à son tour événement, comme le suggère ce passage du Journal : J’ai accepté ce soir un défi. C’est de faire des couplets de vaudeville où notre Orphée fera un air. Ils doivent tous finir par « Nous n’avons ni fric ni frac chose du monde » ; ce sont deux mots à la mode. Voilà un rude bout-rimé à mettre en œuvre mais il faut en sortir avec honneur ; je vais y travailler tout comptant. Ce petit vaudeville a bien l’air d’être demain le divertissement de notre soirée. (p. 197) Plusieurs extraits évoquent ainsi la genèse de divers projets d’écriture, dont l’idée semble surgir au hasard des conversations, favorisant une production immédiate. Lisons encore l’explication de l’origine d’un impromptu écrit par la comtesse : Pour vous délasser de trois mauvaises feuilles de prose, je vais placer ici deux couplets que j’avais faits pour Bouliche quelques jours avant son départ. Ils sont assez jolis dans leur espèce. Il faut savoir qu’ils furent faits à la suite d’une conversation où chacune dit en badinant la somme qui la 429 La circulation des écrits en situation d’exil 10 Voir aussi : « M. Pèlerin m’a envoyé une couple de bouts-rimés où je crois que ma muse va échouer. Il doit les remplir, et je vous ferai part de toutes nos poésies » (p. 225). 11 Mme de Murat répond systématiquement à tout ce qu’elle reçoit : « c’est ma réponse aux vers de l’inconnu que je vous ai envoyés » (p. 129). rendrait moins cruelle. Le taux de Mme Danger fut à mille louis. Voilà le sujet de mon impromptu. (p. 266) L’écriture fait suite à un échange informel, tout en étant stimulée par le groupe et le désir de surenchère. Ce qui est vrai pour les pièces poétiques l’est aussi pour les couplets de chanson. En faisant le récit d’une après-midi passée chez Mme de Pointis, la diariste écrit : « Mlle de Crocé a chanté, j’ai fait cinq couplets dans l’instant sur un air de trompette qu’elle m’a appris, et je vous l’enverrai noté avec ce journal » (p. 97). Échanges, émulation 10 , défis, questions/ réponses 11 apparaissent ainsi comme autant de formes d’une production littéraire qui s’auto-génère et qui s’enrichit de sa circulation. Dans ce cadre, les lectures de la comtesse sont susceptibles de devenir à leur tour un matériau supplémentaire du divertissement. On le constate avec l’évocation des Dialogues des morts de Fontenelle, œuvre qui constitue rapidement le point de départ d’une question de galanterie : Je lus ce joli livre à Mlle de Baraudin qui a beaucoup de goût, elle en fut charmée et me dit en riant qu’elle avait envie d’épouser Fontenelle qui en est l’auteur. Sur cela nous eûmes une jolie conversation pour disputer si l’on pouvait prendre de l’amour pour une personne que l’on ne connaissait point, mais dont on aurait lu les ouvrages tendres, délicats et dignes d’admiration. C’est le sujet du dialogue suivant que je fis ce même jour dans le goût de ceux de M. de Fontenelle, autant que je pus, s’entend, imiter un si bon auteur. (p. 250) La diariste enchaîne alors, à la suite de ces lignes, avec un dialogue entre Junie et Mme de Villedieu. Comme on le voit avec cette dernière citation, le Journal ne fait pas seulement état de la circulation d’une production écrite quotidienne entre les gens d’esprit de Loches, mais aussi d’une production traitant de thématiques amoureuses. Il est vrai que la ville de Loches accueille en cette période de guerre de Succession d’Espagne des compagnies de régiment pour leur quartier d’hiver, ce qui incite la diariste à prévoir une chronique sentimentale pour l’hiver 1708 : « quatre compagnies de dragons. Voilà nos dames en pied : du jeu, des amants, des violons et des matières pour les vaudevilles » (p. 246). Mais le lecteur observe que les échanges de la comtesse avec la bonne société lochoise sont aussi l’occasion, du fait de leur retranscription dans le Journal, d’entretenir sa cousine sur les sentiments du cœur. Si la comtesse reproche à sa cousine une certaine froideur à son égard, du moins de ne pas répondre à ses attentes : « vous n’écrivez point tendrement » (p. 133), elle évoque de multiples échanges sur la question avec les habitants de Loches, usant de formulations qui rappellent parfois les réflexions de Mlle de Scudéry : « Nous avons eu une belle conversation le prévôt et moi où Mme Danger et les autres ont entré par intermèdes. Il s’agissait de savoir si l’absence de ce qu’on aime est nécessaire pour réveiller 430 Geneviève Clermidy-Patard 12 Autant de sujets de conversations abondamment évoqués par Mlle de Scudéry dans ses romans. 13 Voir p. 176 et p. 181. 14 Sur la mise en valeur des créations verbales et le contrôle de leur réception, voir Myriam Du‐ four-Maître, « Les Escortes mondaines de la publication », Christian Jouhaud et Alain Viala (dir.), De la Publication. Entre Renaissance et Lumières, Paris, Fayard, 2002, p. 249-265. et ranimer les sentiments du cœur » (p. 151). Un peu plus loin, c’est de manière plus ludique que le thème est traité : J’ai donné ce soir au public un rondeau qui me semble fort joli. […] On m’a donné le mot comme vous faisiez, c’est « sur le chevet ». Ce fut à propos d’une conversation d’hier où l’on parlait des peines et des plaisirs de l’amour 12 . Mlle Colin demanda tout d’un coup du ton d’une innocente où l’on trouvait cela. « Partout, lui dis-je, et cela vous attend peut-être ce soir sur votre chevet. » Elle dit qu’elle ne s’irait donc point coucher. Sur cette plaisanterie on me donna le mot du rondeau, duquel je vous prie, ma chère cousine, de me dire votre avis. (p. 165) Enfin, plusieurs pièces poétiques évoquent d’étonnants contrats passés entre la comtesse et différentes dames de Loches qui semblent se partager son affection 13 . C’est encore la comtesse qui exprime le mieux ce tropisme de l’écriture comme des conversations, en faisant le récit d’une après-midi passée en compagnie d’autres dames : « Nous avons fait des contes à dormir debout ; l’on a mêlé l’esprit à la polissonnerie. Notre conversation vous aurait amusée » (p. 226). Outre cette constance thématique, la situation d’exil favorise chez Mme de Murat la préférence pour la mise en voix et le spectacle dont l’écrit ne devient alors que le support. La lettre qu’elle reçoit de sa cousine sera appréciée parce qu’elle se rapproche de cette « conversation en absence » dont parlaient les Anciens : « elle est comme si vous parliez, peut-on lui donner une plus grande louange ? » (p. 80). De même, quand elle rédige un article du Journal un peu long ou prend le temps d’une digression, elle termine volontiers par la formule « Prenez que je vous ai conté tout cela à votre toilette » (p. 88). Elle préférerait d’ailleurs pouvoir lire à sa cousine les ouvrages qu’elle doit se contenter de lui faire parvenir : « Je veux vous le lire d’un bon ton à votre toilette » (p. 154), dit-elle encore au sujet d’Hypolite, comte de Duglas. Et si elle aime envoyer de la musique à sa cousine, elle ne se contente pas des paroles : « je ne vous enverrai les couplets qu’avec l’air : sans chanter, cela n’a point de grâce » (p. 192). Aussi, elle trouve que certaines pièces « ont beaucoup plus de grâces dans la représentation que sur le papier » (p. 189), et se plaît à dire elle-même quelques tirades : « Autre métier que j’ai encore fait aujourd’hui, j’ai déclamé deux belles scènes d’Andronic avec Mlle de Baraudin, mais déclamées d’un beau ton » (p. 105). De manière générale, elle avoue « être assez du goût du peuple romain qui ne demandait que du pain et des spectacles » (p. 197). Enfin, celle qui est connue pour ses contes de fées parus chez Barbin n’hésite pas à laisser libre cours à son imagination en compagnie de quelques dames : « Nous avons fait des contes à dormir debout jusqu’à sept heures » (p. 212), auprès desquelles elle joue à l’occasion aussi le rôle de diseuse de bonne aventure : « vous ne savez pas peut-être, ma belle cousine, que c’est un des métiers du monde que je fais le mieux, avec tous les discours et les ornements convenables » (p. 175). Parallèlement à cette appétence pour toutes les formes de publication 14 verbale, on relève chez la diariste l’expression d’une certaine distance par rapport à l’écrit. Ainsi, elle n’hésite 431 La circulation des écrits en situation d’exil 15 Voir aussi l’évocation du manuscrit de Chélidonide (p. 122). 16 Mme de Murat connut une première période d’exil vers 1700. Voir p. 87, n. 6. pas à affirmer à sa cousine, qui lui a envoyé les Lettres galantes de Fontenelle : « Cela est assez joli, mais sans nous vanter, vous et moi en écrivons tous les jours sans songer même à bien écrire, qui valent beaucoup mieux que celles-là » (p. 260). Un peu plus loin, elle compare, pour en montrer la supériorité, les soirées passées avec Mme de Sarzay, lors d’un séjour à Loches de cette dernière, avec celles évoquées par Fontenelle dans les Entretiens sur la pluralité des mondes : Si elles n’étaient pas si savantes que celles de Fontenelle et de sa marquise dont vous êtes toute fraîche émoulue, je vous assure qu’elles étaient bien aussi réjouissantes, et je crois que vous les auriez aimées autant que les étoiles fixes. (p. 267) C’est d’ailleurs le sens du commentaire qu’elle fait sur Mme d’Aulnoy à l’occasion de l’envoi d’Hypolite, comte de Duglas à sa cousine : sa conversation vive et enjouée était bien au-dessus de ses livres ; aussi ne faisait-elle pas une étude d’écrire, elle écrivait comme je le fais par fantaisie, au milieu et au bruit de mille gens qui venaient chez elle, et elle ne donnait d’application à ses ouvrages qu’autant que cela la divertissait. (p. 178) Cette conception de l’écriture, qui rejoint les conventions de l’écriture aristocratique féminine, est reformulée par la comtesse à son propre sujet, pour distinguer l’écriture du Journal du reste de sa production : « Je n’ai pas manqué depuis votre départ, malade ou non, un seul jour de mon journal ; et c’est quelque chose de me rendre exacte, car je n’aime à écrire que par caprice, sans règle ni mesure, comme un poète enfin » (p. 193). Plusieurs manuscrits sont d’ailleurs mentionnés par la diariste dans son Journal, souvent à l’état de projets : « Vos journaux et beaucoup de lettres d’affaire sont cause que le manuscrit d’Hélène de Boissy, au titre près est encore blanc comme neige » (p. 114 15 ). Signalons pour terminer le récit symptomatique que fait la comtesse au sujet d’une églogue pour laquelle elle remporta le prix des Jeux floraux. Ce n’est pas de faire imprimer la pièce poétique en question ni de récupérer son prix, ni même d’avoir gagné qui intéresse la comtesse : Le poète la fait toujours imprimer, mais pour moi je ne daignai y songer. J’eus le prix ; un conseiller de Toulouse de mes amis me l’envoya à Paris ; j’étais alors exilée 16 ; j’écrivis de Limoges à Mlle de Blancpin que je la priais de le garder ; elle l’a eu longtemps sur sa cheminée ; je ne le voulus point reprendre et je ne sais ce qu’il est devenu : j’ai fait comme Alexandre, je n’ai voulu garder que l’espérance d’en regagner un autre quand je le disputerai. (p. 87-88) Comme si imprimer avait le pouvoir de figer, alors que l’expression verbale permettrait à la comtesse d’exister et de revendiquer une place dans une société marquée par la domination patriarcale. Il est d’ailleurs étonnant de voir que l’édition du Manuscrit 3471 n’a jamais eu lieu, alors qu’une notice de la Bibliothèque universelle des romans de juin 1776 indiquait l’imminence de ce projet : « Un homme de beaucoup d’esprit, et dont le nom est aussi connu 432 Geneviève Clermidy-Patard 17 A.-R. de Voyer d’Argenson, marquis de Paulmy, Bibliothèque universelle des romans, juin 1776, Genève, Slatkine, 1969, vol. 2, p. 137. 18 Jean-Paul Sermain écrit au sujet d’un des contes de Mme de Murat : « la maîtrise du discours vient redoubler une maîtrise du destin qui fait fi d’un ordre social et narratif » (Le Conte de fées du classicisme aux Lumières, Desjonquères, 2005, p. 113). que les ouvrages, possède un manuscrit de cette dame, qu’il est disposé à rendre public par la voie de l’impression. Nous souhaitons qu’il suive cette idée 17 . » L’énergie déployée par la comtesse pour susciter et superviser les échanges littéraires au sein de la bonne société lochoise lui permet donc, si on se fie au Journal qui en tient un compte fidèle, de régner en maîtresse des arts et des lettres dans une ville où elle est pourtant exilée suite à une décision royale : « je suis maîtresse de mes discours, et […] la fortune l’est de l’événement 18 » (p. 258), affirme-t-elle dans le Journal. Cette circulation des écrits favorise au fil des jours la création d’un univers de fiction, dessinant une géographie imaginaire se substituant à la géographie réelle, et autorisant la comtesse à échapper à l’exil, du moins de feindre de le croire. Enfin, on a pu observer comment la situation d’exil elle-même et l’écriture diaristique en particulier, conditionnée par l’attente du retour de sa cousine, ont induit une esthétique du divertissement privilégiant toutes formes de publication verbale et immédiate, échappant à tout contrôle. De la sorte, l’autoproduction littéraire faisant feu de tout bois pour tromper l’ennui ne cesse de côtoyer une littérature imprimée, dont la comtesse se nourrit, mais avec laquelle elle ne peut s’empêcher de se comparer. Si Mme de Murat contribue en son temps à la circulation des écrits et des savoirs, c’est l’étonnante liberté de son rapport à l’écrit qui frappe le lecteur du Journal. 433 La circulation des écrits en situation d’exil 1 See, for example, Carolyn Lougée, Le Paradis des femmes: Women, Salons and Social Stratification in Seventeenth-Century France, Princeton, Princeton University Press, 1976; Geneviève Reynes, Couvents de femmes : la vie des religieuses contemplatives dans la France des X V I Ie et X V I I Ie siècles, Fayard, 1987; Elizabeth Rapley, The Dévotes: Women and Church in Seventeenth-Century France, Montreal, McGill, 1990; Myriam Maître, Les Précieuses: naissance des femmes de lettres au X V I Ie siècle, Champion, 1999; Roger Duchêne, Les Précieuses ou comment l’esprit vint aux femmes, Fayard, 2001; Faith E. Beasley, Salons, History and the Creation of Seventeenth-Century France: Mastering Memory, Aldershot, Burlington, VT, Ashgate, 2006. 2 It would potentially be interesting to compare the content of these with dedications to men, but that falls outside the scope of the present study. 3 When Molière died in 1673, his Palais-Royal theatre was allocated to Lully for the production of opera. The remaining members of his troupe moved to the Hôtel Guénégaud, where they were joined by actors from the Marais. Then, in 1680, actors from the Hôtel de Bourgogne were ordered to move to the Hôtel Guénégaud, which became the first home of the Comédie-Française. See Jan Clarke, The Guénégaud Theatre in Paris (1673-1680), vol. I, Founding, Design and Production, Lewiston-Queenston-Lampeter, Edwin Mellen, 1998. Even though my timeframe relates to theatrical activity, the dates given are those of publication, since a number of plays in my corpus were not intended to be performed. The Dedication of Tragedies to Women (1659-1689) Jan C L A R K E Durham University Much has been written over the last forty years on the increasingly significant place occupied by women as the seventeenth century progressed, and the influence some came to exert, whether as members of salon society or in religious orders 1 . This article highlights a previously neglected illustration of this: the dedication of tragedies to women across a thirty year period from 1659 to 1689. These are analysed for their identification of women of importance, the qualities attributed to them, and the strategies employed to diversify a necessarily conventional and repetitive form 2 . Of the works considered, the best known are probably Racine’s Andromaque and (by reputation at least) Pradon’s Phèdre et Hippolyte; the majority have, however, either remained in or returned to oblivion. It is hoped, therefore, that this article will also help widen our understanding of these “glory days” of French classical tragedy. My chosen dates have, in fact, more to do with repertory than publishing. In 1659, the actor La Grange began his Registre, recording the activity of the companies to which he belonged: Molière’s troupe, the Hôtel Guénégaud company and finally the Comédie-Française; and 1689 was when the latter company quit the Hôtel Guénégaud to move to new premises 3 . Working on the repertoires of these companies and their rivals, I was struck by the frequency with which I encountered dedications to women and of 4 Similarly, in 1659, 29 % of those plays bearing dedications were dedicated to women. 5 My corpus is based on information taken from Henry Carrington Lancaster, A History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century, 9 vols, Baltimore, Johns Hopkins, 1929-1942. But although I have been as thorough as possible, this essay cannot claim to be exhaustive, particularly since I was unable to find one play (Sainte Cécile couronnée de Jean-François de Nisme), and the version of Millotet’s Chariot de triomphe. I was able to access (Hugues Millotet, Chariot de triomphe tiré par deux aigles de la glorieuse, noble et illustre bergere, Ste Reine d’Alise, vierge et martyre, Autun, Blaise Simonnot, 1664, BnF, Arts du spectacle, 8-RF-6542) did not contain a dedication. It should also be noted that this phenomenon is not unique to this period - I have identified over twenty similar tragedies published between 1637 and 1658 that could be included in a longer study. A comparison with dedications to comedy might also be fruitful, as well as with dedications to men. 6 Inevitably, the majority of works in all genres given in this period were by men. Of the three tragedies by women, Nitétis by Mlle Desjardins (Mme de Villedieu) (1664) was dedicated to the duc de Saint-Aignan; Genséric by Mme Deshoulières (1680) has no dedication; and Laodamie by Catherine Bernard (1689) was not published until 1735. However, in 1702, Marie-Anne Barbier dedicated her Arrie et Pétus to the duchesse de Bouillon (of whom more later) (Marie-Anne Barbier, Arrie et Pétus, Paris, Michel Brunet, 1702). At first glance, the content of this dedication does not differ much from others examined here, but a development of this topic might include a comparison of dedications to women by female authors with those of their male counterparts. 7 After publication plays were open to be performed by any company. This mutually agreed practice allowed companies to capitalise on their investment thanks to a period of exclusivity. 8 Nicolas de Le Ville, La Cynosure de l’âme, ou poésie morale, Lovain, André Bouvet, 1658. 9 D. de Croy (1585-1661) was the second wife of Charles II, duc d’Ærschot, duc de Croy, whom she married in 1605. tragedies in particular. The question of how common a phenomenon this was can be addressed by statistical evidence. In the first two decades of my period, of those tragedies bearing dedications, roughly a third were dedicated to women (32 % in 1660-1669 and 27 % in 1670-1679) 4 . In the final decade, however, this percentage rose dramatically to 67 % 5 , which would seem to indicate an increased recognition of the influence of certain women during these years. The dedications function in various ways according to the nature of the play. Frequently, the author is asking the dedicatee to protect his work, thereby casting her in a position of power 6 . Plays that had been performed were normally only published once their first run had ceased 7 . Protection is, therefore, sometimes sought to compensate for an adverse public reaction. In such cases, the dedicatee is praised for her intelligence and enlightenment - she can judge a work’s true value as distinct from unfavourable or indifferent critics and audiences. The fact that she has heard the work read (presumably in a salon setting) or attended a performance is often emphasised: the approval she is deemed to have expressed has emboldened the author to offer her his play. And of course, in so doing, he is simultaneously bragging about the excellence of his connections. Where the plays have not been performed, the aims are different. Many such works are religious (usually treatments of the lives of female saints), written by priests and dedicated to female religious figures or women known for their piety. In such cases, either the work’s instructive aspects or the similarities between the saint and the dedicatee are emphasised. For example, a work that falls just outside our timeframe is Le Ville’s Cynosure de l’âme (1658) 8 , which dramatizes the lives of three female saints, Elizabeth, Dorothy and Ursula, and is dedicated to Dorothée de Croy 9 . As Lancaster puts it, Le Ville’s three heroines “represented three stages in the life of the duchess: those of virgin (Dorotée), of childless 436 Jan Clarke 10 H. Lancaster, History, III, p. 411, 427. 11 Fr. d’Aure, Dipne, infante d’Irlande, Montargis, Jean-Baptiste Bottier, 1668. Marie-Eléonore was the daughter of Hercule de Rohan-Guéméné, duc de Montbazon, and his second wife, Marie de Bretagne. She was first abbess of La Trinité de Caen and then of Malnoue. She died aged fifty-three in 1682 (Louis-Gabriel Michaud, Biographie universelle ancienne et moderne, 2 e éd, 45 vol., Paris, A. Thoinier Desplaces, 1843, XXXVI, p. 334-335). 12 Fr. d’Aure, Geneviéve, ou l’innocence reconnue, Montargis, Jean-Baptiste Bottier, 1670. Charlotte Gouffier (1633-1683) was the sister of Arthus Gouffier, duc de Roannez. She and her brother were both close to Pascal, with whom Charlotte conducted a correspondence. She entered Port-Royal but emerged to marry the duc de la Feuillade (1667), who purchased from her the title of duc de Roannez that Arthus had ceded to his sister (Saint-Simon, Mémoires, Paris, Hachette, 1873-1886, III, p. 315-319). 13 This is a curious claim, since the duc’s full name was, in fact, François d’Aubusson. 14 According to Boislisle, Charlotte first entered Port-Royal to avoid an unwanted marriage (Saint-Simon, Mémoires, op. cit., p. 318). wife (Ursule), and of widow (Elisabeth)”, adding that the author “is not primarily a dramatist but a pious versifier, interested in praising saintly and childless women to the Duchess of Croy 10 ”. As previously noted, the dedication is a highly stylised, not to say rigid form, allowing for little variation. Authors are consequently obliged to invent conceits to display originality and attract the dedicatee’s attention (and ideally patronage). Above all, the identities of the dedicatees, the descriptions of them and the reasons given for their selection provide an interesting perspective on the place occupied by certain women in the society of the time and the scope of their influence. Moreover, the praise bestowed illustrates those qualities that were most esteemed, some of which might surprise us. I will first consider religious plays not intended for performance. In his dedication of Dipne, infante d’Irelande (1668) to Marie-Éléonore de Rohan, abbess of Malnoue, François d’Aure tackles head-on the problem of presenting a woman in religious orders with an example of an art form he believes she must find “odieux 11 ”. He notes that in Classical times, virgins were allowed to attend the Olympic games whereas married women were not, and esteems that the Emperor Augustus mistreated vestals by permitting them to attend spectacles that were “lascives & impures”. In contrast, he recommends his own work as a “spectacle sacré d’un Theatre Chrétien” that the abbess can enjoy in the safety of her cell. He flatters his dedicatee by emphasising the qualities she shares with its subject, “une Princesse qui abhorre le monde, qui méprise la Cour, qui fuit tres-volontairement & courageusement tous les attraits mondains d’un Sang illustre, d’une haute naissance, d’une condition relevée”, and who chose to turn her back on marriage to devote herself to the “pur Époux des Vierges”. He also claims to have focused his thoughts on the abbess when trying to envisage the saint. D’Aure followed Dipne with a play on the life of Genevieve of Brabant, dedicated to the duchesse de Roannez 12 . According to the author, the duchesse and his subject had both married men named Sifroy who were ardent in their defence of the Catholic faith 13 , and he claims to see similarities in the two relationships: “J’ay reconnu au parfait marriage de cette Sainte Dame, l’admirable ménage du vôtre.” But no virtuous woman could willingly have chosen marriage, and so the duchesse is praised for having “fit généreusement violenter [ses] propres volontez” in submitting to the authority of her parents 14 . Indeed, taking Saint Elizabeth of Hungary as his example, d’Aure asserts that such married queens and 437 The Dedication of Tragedies to Women (1659-1689) 15 A. Le Grand, Le Triomphe de l’amour divin de Sainte Reine vierge et martyre, Paris, Charles Gorrent et Jean Gobert, 1671. Maria Theresa, Infanta of Spain (1638-1683), had married Louis XIV in 1660. princesses are admitted to a special category of sainthood. The crux of Genevieve’s story is that she was wrongly accused of adultery. However, according to d’Aure, there is no possibility of the duchesse suffering a similar fate, since even at court she only appeared with “l’Honneur pour écuyer, la Vertu pour compagne, & la Pieté pour confidente”. Indeed, chastity seems to have run in her family, since her mother is said to have led an exemplary life in the chastity of a long widowhood, her brother made the “précieux choix de la chasteté d’un Célibat parfait & accompli”, two of her sisters were “relevées dans l’éminente chasteté de la Virginité régulièrement professée”, and the duchesse herself enjoyed “une Chasteté conjugale” (although she did succeed in providing her husband with an heir in 1673). Finally, d’Aure takes another sideswipe at contemporary theatre, saying he has taken the liberty of presenting his work to her “sur la croyance que vous en pourrez recevoir quelque petit divertissement conforme à vostre naturel, espuré des especes qui peuvent s’imprimer aux lascives representations du Theatre moderne”. In 1671, Alexandre Le Grand dedicated his Sainte Reine to the Queen, Maria Theresa 15 , and exploited to the full the possibilities offered by the relationship of the saint’s name and his dedicatee’s position. His praise of the Queen is unstinting; for example, he claims to be merely doing his duty in placing une si sainte Reine entre les mains d’une Reine, non seulement la plus illustre, la plus grande, la plus puissante, la plus glorieuse, mais aussi la plus pieuse, la plus devote, & en un mot la plus accomplie en toutes sortes de vertus qui soit dans l’Univers […]. Again, the similarities between the dedicatee and the subject are highlighted, and the Queen is told she will recognise the saint’s perfections “comme dans un miroir”. An interesting feature of this dedication is an identification of the saint with the book containing her story, so that the Queen is told she will be able to “la recevoir comme une Sœur, qu’elle place dedans son cabinet, pour s’entretenir avec elle de toutes les merveilles de sa vie, & des souffrances étonnantes de son glorieux Martyre”. The exemplary role of both saint and Queen is underlined and the sun imagery associated with Louis XIV is extended to his wife: ainsi que le Soleil communique sa lumiere à tous les astres & flambeaux celestes, faisant éclater cette haute & profonde devotion qu’elle a pour son Createur, illumine tous ses sujets, & les enflamant du feu divin dont son coeur Royal est tout ardant, elle les excitent [sic] fortement à la suivre dans cette voye Sacrée des Vertus […]. Moreover, in a somewhat shocking trope, it is anticipated that Maria Theresa will also be queen in heaven: regnant doublement sur ces bienheureux sujets, à sçavoir dans ce monde, & dans l’autre, où j’espere avec la grace de Dieu, de vous voir d’autant plus élevée dans la gloire, qu’il a pleu à celuy qui dispose de tout, de vous avoir élevée en superiorité sur nous dans cette vie […]. And Le Grand concludes by maintaining that no one will dare persecute the “Reine” he is placing under her protection. 438 Jan Clarke 16 F. Le Febvre, Eugénie, ou le triomphe de la chasteté, Amiens, G. Le Bel, 1678. 17 Thomas Corneille, Bérénice, Rouen, Augustin Courbé and Guillaume de Luyne, 1659. Louise Boyer (1632-1697), the daughter of a financier, had married Anne de Noailles in 1646. She was lady-in-waiting to Anne of Austria, the mother of Louis XIV, from 1657-1665 (Saint-Simon, Mémoires, II, op. cit., p. 156, 358). My final religious play is Le Febvre’s Eugénie, ou le triomphe de la chasteté (1678), dedicated to Madeleine Gabrielle Lallement, abbess of Nôtre-Dame d’Espagne 16 . Le Febvre praises the abbess for her intelligence and education but also her charity. This allows him to justify his audacity: although she is sure to see his play’s faults, she will be charitable enough to excuse them. Above all, he lauds her skilful management of a religious house and her protection and education of her charges: “le grand soin que vous prenez pour le bon reglement de vôtre sainte maison, où vous élevez vos Religieuses dans la solide pieté, pour ensuite en peupler le Ciel”. The conceit here is that Eugenia has come as a novice to seek the abbess’s protection: “Elle sçait que vous la traiterez avec la mesme douceur que vous traitez un bon nombre de saintes Vestales, qui s’estiment heureuses, & qui benissent Dieu tous les jours d’estre sous vôtre conduite.” Saint Eugenia was falsely accused of rape while disguised as a man; Le Febvre admits his own Eugenia may also have her critics, but hopes the abbess’s name will protect her from censure. Then, in a final flourish, he brings his themes together: Nôtre Eugenie a la devotion d’entrer chez vous ; mais elle n’a pas d’autre dotte, que la bonne volonté de celuy qui vous la présente; & comme il est trop persuadé que vous ne vous conduisez jamais par l’interest, il espere aussi qu’elle trouvera quelque place dans vôtre solitude, pour se mettre à l’abry de la médisance. Turning to secular plays, the first work in my corpus is Thomas Corneille’s Bérénice (1659), dedicated to the comtesse de Noailles 17 . The comtesse was a celebrated précieuse, known for her love of the theatre and support of the Corneille brothers. Thomas acknowl‐ edges his debt: “Je ne pretens point m’acquiter de ce que je vous dois par le foible present que je me hazarde à vous faire”, and boasts of having already received “des preuves sensibles” of her “bonté”. This dedication is an excellent example of a trope whereby the author pretends to restrain himself for fear of offending the lady’s modesty: “Ne croyez pas, MADAME, que je sois assez temeraire pour songer icy à examiner toutes les belles qualitez qui vous rendent ce que vous estes.” And when he finds himself helplessly slipping into adoration, he forces himself to stop: “Mais, MADAME, je ne m’apperçois pas que je m’engage insensiblement à vous loüer […]. Il faut en arrester l’indiscretion & vous marquer mon respect par mon silence.” Thomas comments on the comtesse’s position at court (“le rang que vous tenez auprés de la plus Grande REYNE de la Terre”), where she is one of its chief “Ornemens”. However, she is not just beautiful and (he maintains) unaffected, but stands out by her combination of beauty and intelligence: “cette parfaite union qui se rencontre en vostre personne des graces du corps avec la force & la delicatesse de l’esprit, est une merveille qu’on a rarement sujet d’admirer ailleurs”. This is another trope that will reappear: several authors claim their dedicatees have the intelligence to value what others have failed to appreciate. Here, the comtesse is said to possess “un entier discernement”, and Thomas maintains he hesitated 439 The Dedication of Tragedies to Women (1659-1689) 18 Philippe Quinault, La Mort de Cyrus, Paris, Augustin Courbé and Guillaume de Luyne, 1659. 19 Marie-Madeleine de Castille-Villemereuil, the daughter of a wealthy financier, had become Fouquet’s second wife in 1651, when she was fifteen and he was thirty-six. Fouquet was disgraced in 1661 and subsequently imprisoned. 20 Boyer’s Clotilde, Pierre Corneille’s Oedipe and Thomas Corneille’s La Mort de l’empereur Commode. 21 Venel, Jephté ou la mort de Seïla, tragédie, Paris, Charles Brebion, 1676. 22 Louis Mayeul Chaudon, Nouveau Dictionnaire biographique, 8 vol., Caen, G. Le Roy, 1786, VIII, p. 522. 23 Jean de La Chappelle, Téléphonte, Paris, n. pub., 1683. to present his play to her since she is sure to spot its defects, and especially anything “de languissant & de défectueux”. He is, however, aware of her “indulgence” and so concludes by maintaining that his heroine “ne croit plus avoir rien à craindre de la censure du Public puisque vous entreprenez sa defence”. Quinault’s dedication of La Mort de Cyrus (1659) to Mme Fouquet follows an almost identical pattern 18 . This was the wife of Louis XIV’s Minister of Finance, who was then at the apogee of his power 19 . Like Thomas, Quinault claims he finds it shameful to offer her a work that is “mediocre”, since her “discernement si juste” is bound to see its defects, but adds that if it could stand alone it would not need her protection. He reassures her that he does not intend to embarrass her by enumerating her many qualities, which are universally known, but cannot prevent himself from mentioning her beauty, which arouses envy in other women, though she sets little store by it. However, in Quinault’s opinion, the true sign of her worth (and beauty) is her husband, whom he describes as “une Ame dont la force & la grandeur n’ont point de bornes”, and an “illustre Protecteur des Muses”, so that “l’on ne peut douter que vostre merite ne soit infiny, puisque vous meritez toute sa tendresse”. At this point Quinault catches himself up and excuses himself for praising her husband when he should only be speaking of her. He justifies this by claiming he could brag of “les marques effectives de la bonté genereuse dont il a daigné m’honorer”, were he not fearful that “il ne me le pardonneroit jamais”, while obviously doing precisely that. Quinault is, therefore, actually addressing Fouquet himself, using a supposed vow of secrecy as a pretext for the substitution of his wife, which might in fact be seen as another search for variety, given that three other tragedies were dedicated to Fouquet during the course of the same year 20 . Another play dedicated to a wife is Venel’s Jephté (1676) - unusually placed under the protection of the author’s spouse. This was, though, no act of husbandly gallantry, since the dedication is purportedly the work of the editor, who claims to have “stolen” the play and published it without the author’s knowledge 21 . Madeleine de Venel occupied an important place in the royal household as lady-in-waiting to the Queen and under-governess to the royal children, having previously been governess to Mazarin’s nieces 22 . The conceit here is that Jephté’s daughter, Seïla, has come as a foreigner to seek the protection of the person to whom the greatest king in the world entrusts his children. Again the author praises the lady’s virtues, while claiming to be incapable of doing them justice and fearing to injure her modesty. Another governess, the duchesse de la Ferté, appears as the dedicatee of La Chappelle’s Téléphonte (1683) 23 . The author opens conventionally, deeming his work unworthy, but says he was encouraged by her applause. He is slightly more original when he claims to regret being unable to have his hero speak for him, but explains he was reluctant to cede the glory 440 Jan Clarke 24 Marie-Isabelle-Gabrielle-Angélique, the daughter of the maréchal de la Mothe-Houdancourt, married Henri-François de Senneterre, first marquis then duc de la Ferté in 1675. She died aged seventy-two in 1726. Her mother, Louise de Prie, the elder daughter of the marquis de Toussy and Françoise de Saint-Gelais de Lusignan, had married Philippe de la Motte-Houdancourt in 1650. Having been widowed in 1657, she became governess to Louis XIV’s children in 1664, and later exercised the same function with regard to the children of the Dauphin and the duc de Bourgogne. She died aged eighty-five in 1709 (Saint-Simon, Mémoires, I, op. cit., p. 128 ; V, p. 134). 25 Magnon, Zénobie, reine de Palmyre, Paris, Christophle Journel, 1660. 26 Following the death of her husband, Victor Amadeus, in 1637, Christine acted as Regent to her two infant sons, Francis Hyacinth (1632-1638) and then Charles Emmanuel (1634-1675). Her brother-in-law Thomas disputed the succession, but Christine was supported by France, and the comte d’Harcourt played a decisive part in the military campaigns (1639-1642) waged against him. 27 Ph. Quinault, Astrate, Exeter, University of Exeter, 1980. of praising her. He expresses his appreciation of her rank, grace, beauty, greatness of soul, generosity of spirit, vivacity, solid intelligence, good humour, kindness, and sincerity, all of which make her an ornament of the court. He attributes these qualities to the education she received from her mother, whose own worth was demonstrated by the fact that she also looked after the King’s children 24 . In sum, the duchesse is deemed to be “une des plus accomplies personnes de votre sexe”. These last three women occupied conventional female roles, whereas my next dedicatee exerted considerable political power in her own right. Magnon’s Zénobie (1660) is dedicated to Christine de France, duchesse de Savoie, daughter of Henri IV and Louis XIII’s sister, whom Magnon addresses as “très-haute et très puissante princesse 25 ”. According to Magnon, his heroine could boast of being incomparable among women were it not for the birth twelve hundred years later of Christine, who deserves praise on account of her connections and for her own sake: “vous seriez plus digne de commander à toutes les Nations par un merite qui vous est propre, que par des considerations naturelles”. He points out similarities between the two women: both were of royal blood, married kings and were widowed. But this has allowed them to demonstrate their “courage & […] prudence”, and the fact that “vostre Sexe est aussi capable que le nostre d’entreprendre hardiment & d’executer […] glorieusement”. Both Zénobie and Christine defended their children’s inheritance against enemy invaders. But a seventeenth-century queen could not make war herself, and Magnon is obliged to praise a male associate: the “incomparable” comte d’Harcourt, who served Christine “dignement” and was an “insigne Faiseur de miracles en matiere de victoires 26 ”. Magnon assures Christine that her birth, generosity, intelligence and prudence fit her to be mistress of the world and not just of Savoy, and consoles her with the thought that she was mistress of her husband’s heart, which was greater than the world. He particularly praises her courage when confronted with the vicissitudes of fate, and, abandoning the usual similarities, notes that unlike Zenobia she was successful in preserving her states and passing them on to her son. In dedicating his Astrate (1665) to the Queen, Quinault informs Her Majesty that his hero has decided to present himself to her because she liked him in performance and he cannot bring himself to seek another protector 27 . He opens by praising her rank, her husband (“[le] Monarque le plus renommé qui fut jamais”) and her son (“sa Vivante Image”), before correcting himself: “Mais, MADAME, pour sçavoir qu’il n’y a rien dans la Nature de plus 441 The Dedication of Tragedies to Women (1659-1689) 28 The play was finally given at court in the Queen’s room on 6 January 1665 (William Brooks, Philippe Quinault, Dramatist, Oxford-Bern-Berlin-Brussels-Frankfurt am Main-New York-Wien, Peter Lang, 2009, p. 295-300). 29 Genest, Zélonide, princesse de Sparte, Paris, Claude Barbin, 1682. Diane-Gabrielle Damas de Thiange married Philippe-Jullien (ou Jules)-François Mazzarini-Mancini, duc de Nivernais et de Donziois in 1670. She died aged fifty-nine in 1715 (Saint-Simon, Mémoires, X, op. cit., p. 147). 30 Jean Racine, Andromaque, Georges Forestier (éd.), Œuvres complètes, I, Théâtre-Poésie, Gallimard, “Bibliothèque de la Pléiade”, 1999, p. 193-256. 31 Claude Boyer, La Fête de Vénus, Paris, Gabriel Quinet, 1669. accomply, ny de plus éclatant que VOSTRE MAJESTE, il n’est pas besoin que de tourner les yeux sur ELLE-MESME, & que d’envisager son propre Merite.” The Queen is described as “un Bien & un Ornement tout ensemble, pour ce Royaume”, and one that it had nearly lost (she had been seriously ill following the birth of her daughter in 1664). The public’s response is powerfully underlined: “Tant de larmes répanduës, tant de cris redoublez.” Quinault mentions that Astrate did not show himself while her life was in danger (possibly due to an interruption in performances), but has been rewarded for his temporary exile by the honour of being one of the first to entertain her after her convalescence 28 . And the dedication ends on a semi-humorous note: all Astrate requires to be entirely happy is for “celuy qui a pris soin de le faire revivre avec tant de succez” (namely Quinault) to share in his good fortune. While Quinault speaks on behalf of Astrate, Genest in his dedication of Zélonide (1682) to the duchesse de Nevers has his heroine address the dedicatee herself to request asylum 29 . She points out the similarities between the duchesse and Spartan women like herself, observing that the women of the French court are equal to any in Greece. As usual, the duchesse’s charms, grace and modesty are praised, as is her “raison”. Her travels in Italy are noted, where she is said to have shown herself Spartan in her lack of weakness and timidity, while remaining superior to the women of that race in her retention of “douceur” and “bienséance”. Sometimes several plays are dedicated to a single person, enabling us to compare the attributes credited to them. In the late 1660s, Henriette d’Angleterre, the sister-in-law of Louis XIV and sister of Charles II of England received two tragedies: Racine’s Andromaque (1668) and Boyer’s Fête de Vénus (1669). In his dedication, Racine admits to using Henriette’s name to dazzle his readers, but also boasts of the princess’s participation in his tragedy’s composition 30 . Not only did she deign to “prendre soin de la conduite”, she also bestowed “quelques-unes de [ses] lumières pour y ajouter de nouveaux ornements”. Indeed, the tears she shed at an early reading console him for fact that others have not liked it. But he credits Henriette with intelligence as well as sensibility, saying that she knows as much about history and dramaturgy as any playwright, and is better than his sex in terms of intellect, while still possessing all the graces of hers. And he concludes by recommending that all those who work to satisfy the public look to her as an arbiter of taste and strive to please her. Boyer opens his own dedication to the princess with apparent self-deprecation: he was afraid his boldness might cause Fortune to trick him since “[elle] n’est pas de mes amyes 31 ”. However, the approbation his work has received has proved his fears unfounded. He plays upon the identification of the princess with the Goddess of Love, but is on dangerous ground 442 Jan Clarke 32 This can be compared to the four dedicated to Fouquet; no other man, including the King, Monsieur and Colbert, received more than two. 33 Saint-Simon, Mémoires, I, op. cit., p. 111. The duchesse died aged sixty-four in 1714. 34 See Georges Forestier, Jean Racine, Gallimard, 2006, p. 549-565. 35 Abeille, Argélie, reine de Thessalie, Paris, Claude Barbin, 1674. 36 Cl. Boyer, Artaxerce, tragédie, Paris, Claude Blageart, 1683. and so emphasises that he means “Venus Uranie”, “cette Venus toute pure & toute celeste”, whom he believes to be the “Venus veritable”, as opposed to the passionate, unfaithful, vindictive, and, therefore, false Venus of “la fable”. He rhapsodises on Henriette’s charm and grace (a somewhat backhanded compliment since this is deemed to be “plus belle & plus conquérante que la beauté mesme”), as well as her wit (“ce tour fin & delicat que vous donnez à toutes choses”), which causes her to be viewed as “une des premieres intelligences du monde gallant & spirituel”. Two women each had four tragedies dedicated to them: the duchesse de Bouillon in the 1670s and 1680s and the Dauphine in the 1680s and 1690s 32 . Marie-Anne Mancini, duchesse de Bouillon was one of Mazarin’s five nieces, who had married Maurice Godefroy de la Tour d’Auvergne, nephew of the celebrated general Turenne in 1662 33 . She was a well-known salonnière, who took a lively interest in literary matters and reputedly took Pradon’s part against Racine in the “querelle des deux Phèdre  34 ”. It is no surprise, therefore, to see the former’s effort amongst those tragedies dedicated to her. The duchesse’s interest in theatre is immediately apparent from Abeille’s dedication to Argélie (1674), where he thanks her for her support and boasts of the applause and tears with which she honoured his play 35 . He offers it to her as a sign of thanks and to ensure it will be approved of by “tout le Monde”. Pradon, in his dedication to Phèdre et Hippolyte (1677), refers to another of her pastimes when, asking her to permit Hippolyte to emerge from his forest to salute her, he remarks that she is probably a better hunter than his hero. Again we find praise of the dedicatee’s charms and intelligence, and her ability to appreciate the beauties of Horace and Ovid is particularly noted. Pointedly, given the circumstances surrounding the rival production of the two Phèdre, the duchesse is said never to judge by “cabale” but only by “discernement”. Nevertheless, Pradon concludes by saying that Hippolyte wishes to thank her for the “bontez” she showed him when he appeared on the stage, in the hope that they might be continued now that he is on paper. Boyer’s Agamemnon first appeared in 1680 under the pseudonym of Pader d’Assezan; the dedication is signed with this name and the play is referred to by the supposed author as his “prémices”. It was not, in fact, until three years later (in a subsequent dedication) that Boyer claimed the work as his own 36 . The author of the Agamemnon dedication emphasises the link between his play and its hero: just as the latter survived a war only to succumb in the bosom of his family, so his published play, which had been successful onstage, might fall before the critics’ onslaught. He hopes, though, that the duchesse’s protection, rank and rare qualities will silence them. He notes her support for literature and “les sciences”, repeats Pradon’s praise of her knowledge of Greek and Latin authors, acknowledges that she has acted as a “Mécène” to him in the past, and vows to continue to serve her. In his dedication to Cléopâtre (1682), La Chappelle, like so many others, tells the duchesse he does not intend to praise her before expressing his astonishment at her intelligence and 443 The Dedication of Tragedies to Women (1659-1689) 37 J. de La Chappelle, Cléopâtre, Paris, Jean Ribou, 1682. 38 Campiston, Arminius, Paris, n. pub., 1685. 39 Marie-Anne Christine Victoire de Bavière had arrived in France to marry the Dauphin in 1680. 40 See William D. Howarth, French Theatre in the Neo-Classical Era, 1550-1789, Cambridge, Cambridge University Press, 1997, p. 290-295. 41 La Tuillerie, Hercule, Paris, Jean Ribou, 1682. 42 The duc de Bourgogne was born on 6 August 1682. 43 Campistron, Andronic, Paris, Thomas Guillain, 1685. 44 Jacques Pradon, Regulus, Paris, Thomas Guillain, 1688. learning, which are “au dessus de vostre sexe 37 ”. He, too, notes that she did not consider his play unworthy of attention, accorded it a “bon accueil”, and shed the inevitable tears when she saw it performed, which is what has encouraged him to declare his obligation to her. Finally, Campistron addresses his Arminius (1685) to her in a dedication that has the novelty of being entirely in verse 38 . He has been flattered by her support and claims to have been inspired by her “noble house”, taking Mazarin as the model for his politician, Turenne for his military hero, and, of course, the duchesse herself for his princess. My final series of plays are all dedicated to the Dauphine: La Tuillerie’s Hercule (1682), Campistron’s Andronic (1685) and Alcibiade (1686), and Pradon’s Régulus (1688) 39 . The choice of dedicatee for the last three was judicious. In 1684, the King gave control of the Paris theatres to his daughter-in-law, who exercised her authority by means of a thorough shake up, taking on new actors, dismissing those who displeased her and personally allocating roles 40 . In his dedication to Hercule, La Tuillerie reports that she attended a performance and was not displeased, and hopes she will similarly enjoy reading it 41 . But above all, he expresses his joy at the announcement of her pregnancy, which promises “des Héros à la France, des fils au plus charmant Prince de la Terre, & des Neveux au plus grand Roy qui fut jamais 42 ”. Campistron goes further, stating that Andronic owes its entire success to the Dauphine’s approbation and the tears it caused her to shed 43 . He refers perhaps to the new theatrical status quo when he maintains that all tragic authors are overjoyed to see her moved by their works, hails her as a model princess and says he would be happy to one day create a heroine like her. However, his second dedication to the Dauphine (itself a rarity) contains little innovation. The only original touch occurs when he claims not to be using her name to add brilliance to his work or to boast that she applauded (while, of course, doing precisely those things). Her control of the theatres is, though, perhaps alluded to when he writes that “vostre jugement fait aujourd’huy la destinée de toutes les Pieces”, and the usual professed reluctance to praise is again justified by the assertion that the “tendresse” of her husband and the “estime” of “[le] plus grand des Roys” are the only eulogy she requires. Finally, Pradon hopes Régulus will appear to advantage on paper having enjoyed success on stage, and expects he will appeal to someone “dont les sentiments sont si grands & si nobles 44 ”. He also refers to the Dauphine’s predilection for tragedy: c’est à vous à qui la Tragedie doit uniquement ses beautez; c’est par le goust exquis que vous en avez, par ces lumieres penetrantes à qui rien n’échape, que vous animez encore ceux qui sont capables de faire ces sortes d’Ouvrages, à en produire de nouveaux […]. And he concludes by vowing to redouble his efforts to make himself still more worthy of applause. 444 Jan Clarke So, what conclusions can we draw? We have seen the various strategies employed by the authors to vary the form of these dedications, which include treating their heroes as if they are real people and even, on one occasion, having them address the dedicatee themselves. We have seen the importance attached to (feigned) modesty - of the author categorising his work as unworthy while paradoxically recalling its success, or of the dedicatee who will be embarrassed by excessive praise. But praise there is in abundance, both of the body and, perhaps more importantly, of the mind, said to have been shaped by both private study and education - vital when the dedicatee is supposedly being asked to judge in literary and artistic matters. Above all, we see the importance attached to many of these women as sources of patronage and protection, whether due to their personal qualities, their interests, or their place in society, culminating in the series of dedications to the Dauphine, who is unusual in that she exerted actual authority in the domain in which the authors of these dedications were operating. 445 The Dedication of Tragedies to Women (1659-1689) 1 Le Mercure François est conservé à la BnF mais aussi dans de nombreuses bibliothèques municipales en France. La bibliothèque Méjanes d’Aix-en-Provence conserve par exemple deux collections du Mercure François dont l’une dans son intégralité. Le Groupe de Recherche Interdisciplinaire en Histoire du Littéraire (GRIHL) de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) a notamment numérisé vingt-quatre des vingt-cinq volumes du Mercure François conservés à la bibliothèque de l’École nationale des ponts et chaussées. Ils sont consultables à l’adresse suivante : http: / / mercurefrancois.ehess.fr/ index.php? / categories. 2 Voir par exemple François Billacois, Le Duel dans la société française des X V Ie - X V I I Ie siècles. Essai de psychologie historique, Éditions de l’EHESS, 1986. 3 Voir notamment Hélène Fernandez-Lacôte, Les Procès du cardinal de Richelieu. Droit, grâce et politique sous Louis le Juste, Seyssel, Champ Vallon, 2010. 4 Patrick Jager, « Le Mercure Français 1 (1613-1648) », Jean Sgard (dir.), Dictionnaire des journaux 1600-1789, Universitas, 1991, p. 867-869. Le Dictionnaire des journaux 1600-1789 a également été numérisé. La notice 937 consacrée au Mercure François est consultable à l’adresse suivante : http: / / dictionnaire-journaux.gazettes18e.fr/ . La version électronique de cette notice propose un récent additif rectifiant les dates de publication du Mercure François et nuançant surtout l’affirmation de son appartenance au domaine de l’écriture de l’actualité : « Le Mercure François de Richer n’est pas un périodique, mais il marque une étape intermédiaire entre l’histoire récente régulièrement mise à jour et le périodique annuel […] » (ibid). Le Mercure François, un recueil périodique d’histoire politique du temps présent Virginie C E R D E I R A Aix-Marseille Université, CNRS, TELEMMe, Aix-en-Provence, France Le Mercure François est une collection de vingt-cinq volumes imprimés périodiquement à Paris entre 1611 et 1648 1 . Il s’agit d’un objet bien connu des historiens qui le convoquent souvent comme source. Le Mercure François a, par exemple, servi à étudier la pratique des duels dans la première moitié du XVIIe siècle 2 ou encore les procès politiques du cardinal de Richelieu 3 . Il s’agit d’un objet hybride situé aux confins de l’écriture de l’actualité et de l’écriture du passé. Ce caractère composite justifie en quelque sorte la situation assignée par l’historiographie au Mercure François : il s’agirait d’un titre annonciateur de la presse française sans être véritablement un titre de presse. En raison de la périodicité de sa publication, la collection est souvent considérée comme l’un des jalons fondamentaux de l’histoire de la presse française et de l’information en général. Le Dictionnaire des journaux (1600-1789) lui consacre par exemple une notice 4 . Le Mercure François est, en effet, vu 5 Voir à ce propos les descriptions du Mercure François proposées par Roger Chartier et Henri-Jean Martin (dir.), Histoire de l’édition française, t. I, Le Livre conquérant. Du Moyen-Âge au milieu du X V I Ie siècle, Paris, Promodis, 1982, p. 411-413. Voir aussi Claude Bellanger et al (dir.), Histoire générale de la presse française, t. I. Des origines à 1814, Paris, PUF, 1969, p. 78-79. 6 À propos de la Gazette de Théophraste Renaudot voir, en particulier, les travaux de Gilles Feyel, L’Annonce et la nouvelle. La presse d’information en France sous l’Ancien Régime (1630-1788), Oxford, Voltaire Foundation, 2000 et Stéphane Haffemayer, L’information dans la France du X V I Ie siècle. La Gazette de Renaudot de 1647 à 1663, Paris, Champion, 2002. comme l’un des ancêtres de la presse d’analyse politique et est souvent qualifié de premier périodique français 5 . Il est vrai que, à bien des égards, la matérialité, les modalités de publication et l’objet du Mercure François annoncent clairement la presse périodique d’analyse politique en France. Au fil de son histoire éditoriale et à partir de la fondation de la Gazette de Théophraste Renaudot, le premier hebdomadaire français en 1631, le Mercure François prend de plus en plus des allures de titre de presse 6 . Nous avons cherché à établir le plus précisément possible les spécificités de cet ouvrage en faisant du Mercure François un objet d’histoire à part entière et plus seulement la source d’autres histoires. À cette fin, nous avons mobilisé plusieurs types de sources. Le Mercure François lui-même est la principale d’entre elle. Le dépouillement systématique de l’ensemble du péritexte du recueil (toutes les déclinaisons de titres, les préfaces aux lecteurs, les extraits de privilèges royaux d’impression ainsi que les différentes tables des matières et les notes marginales) nous a permis de construire une connaissance globale de la collection. Nous avons ainsi pu qualifier le Mercure François de recueil périodique d’histoire politique du temps présent ou, plus précisément, de recueil continu d’histoire politique du temps présent. Nous nous proposons d’expliciter ici cette définition. Il s’agira d’abord de revenir sur les raisons qui font du Mercure François un recueil continu d’histoire et de mise en ordre du temps présent avant d’explorer son caractère fondamentalement et pleinement politique. Un recueil continu d’histoire du temps présent Chacun des vingt-cinq volumes imprimés qui composent la collection du Mercure François contient environ un millier de pages. Ils sont publiés périodiquement à Paris à une fréquence moyenne d’un volume par an entre 1611 et 1648. Tous contiennent une compilation de textes de natures variées, parmi lesquels des reproductions de déclarations royales, de pièces officielles, ainsi que d’occasionnels, autrement dit de livrets de quelques dizaines de pages au maximum publiés afin de relater un événement récent. On y trouve aussi des livrets à la tonalité plus polémique comme le sont les libelles et les pamphlets. Il arrive aussi au Mercure François de publier des correspondances entre grands personnages du royaume ou bien des ouvrages de théorie politique. Ces textes ont, pour la plupart, déjà été publiés de manière manuscrite ou imprimée et ne sont donc pas inédits. L’est, en revanche, leur réunion dans l’espace d’un même support imprimé, justifiant parfois la rédaction de petites transitions entre eux. Ils traitent des faits politiques récents survenus entre les années 1605 et 1644 dans le royaume de France, ou, plus largement, dans l’Europe chrétienne. Il existe donc un 448 Virginie Cerdeira 7 Jean Richer, « PREFACE AU Lecteur », Mercure François, ou la Suitte de l’Histoire de la paix. Commençant l’an M.DC.V pour suitte du septenaire du D. Cayer, & finissant au sacre du Tres Chrestien Roy de France & de Navarre, Loys XIII, vol. I, 1611, [f ° 3], r°. Nous avons pris le parti de respecter la typographie du Mercure François, ce qui explique notamment l’usage de l’italique et de certaines majuscules dans cette citation. 8 À propos des liens entretenus entre le Mercure François et l’écriture du passé, voir Virginie Cerdeira, « Écrire le passé en compilant le présent. Le Mercure François, atelier d’écriture de l’histoire du temps présent », Carnets : revue électronique d’études françaises, APEF, 2, II e série, 2014, p. 27-45 : http: / / ler.letras.up.pt/ uploads/ ficheiros/ 12795.pdf. 9 J. Richer, « PREFACE AU Lecteur », Mercure François, op. cit., vol. I, [f ° 3], r°. Les préfaces au lecteur sont signées soit par le rédacteur soit par l’imprimeur-marchand-libraire du Mercure François. 10 À propos de la fonction d’historien-chronologue du roi exercé par le docteur Pierre-Victor Palma-Cayet auprès du roi Henri IV, voir Myriam Yardeni, « Ésotérisme, religion et histoire dans l’œuvre de Palma-Cayet », Revue de l’histoire des religions, vol. 198, n° 3, 1981, p. 285-308. décalage temporel entre le déroulement des faits relatés dans le Mercure François et leur publication. Si ce décalage est généralement de quelques mois, il peut atteindre plusieurs années comme c’est le cas dans les derniers temps de la publication de la compilation. Le dernier volume du Mercure François, publié en 1648, prend ainsi en charge des événements ayant eu lieu au cours des années 1643 et 1644. Les principales spécificités du Mercure François résident à la fois dans ce retard et dans le choix des événements relatés. Cette conjugaison fait du recueil un ouvrage d’histoire du temps présent, aux limites de l’écriture du passé et de l’actualité, de l’histoire et de la presse d’actualité. Les faits relatés dans le Mercure François le sont car ils sont considérés à la fois comme marquants et dignes qu’on en conserve la mémoire. C’est ce qu’énonce clairement Jean Richer, l’imprimeur-marchand-libraire parisien à l’origine de la collection en 1611 : Je te donne dans ce livre toutes les choses les plus remarquables advenues depuis l’an 1604. lesquelles mon Messager (que j’appelle Mercure François) m’a apportees des quatre parties du Monde, en diverses langues et que j’ay faictes Françoises à ma mode le plus succinctement que j’ay peu. 7 C’est pourquoi ils peuvent être qualifiés d’événements voire d’événements historiques. Leur caractère relativement récent nous autorise à désigner leur relation dans le Mercure François par le terme de nouvelle, bien qu’ils ne soient pas ou pas toujours inédits. Le Mercure François revendique très explicitement son appartenance au champ de l’écriture historique et, plus précisément encore, au champ de l’écriture de l’histoire du temps présent 8 . Cette revendication, perceptible en particulier dans les préfaces aux lecteurs, affirme la volonté du rédacteur et de l’imprimeur du Mercure de livrer un ouvrage d’histoire du temps présent : Je ne te donne point un Panegyre eloquent au lieu d’une Histoire, ny de grands discours philosophiques enrichis aux bordages de tout de ce que les autheurs Grecs & Latins ont escrit de plus beau ; ains seulement une simple narration de ce qui est advenu aux six annees dernieres […]. 9 Cette affirmation de l’appartenance à l’écriture du passé est également très claire dans les différentes déclinaisons du titre complet du Mercure François. En 1611, le premier volume publié s’intitule ainsi : Le Mercure François ou Suitte de l’Histoire de la paix. Il relate les événements s’étant déroulés entre 1605 et 1610 et prend la suite de la Chronologie septenaire de Pierre-Victor Palma-Cayet, chronologue du roi Henri IV 10 . Tandis que le titre 449 Le Mercure François, un recueil périodique d’histoire politique du temps présent 11 Mercure François, op. cit., vol. II, 1613, [f ° 8], r°. Bibliothèque Méjanes, Aix-en-Provence, In-8° 7971. On ne trouve pas cette citation dans tous les exemplaires du deuxième volume du Mercure François. Elle est par exemple absente de la collection conservée par l’École nationale des ponts et chaussées et numérisée par le GRIHL. du deuxième volume désigne le Mercure François comme une histoire de la régence de Marie de Médicis, l’ouvrage devient une Histoire de Nostre temps dès la publication de son troisième volume en 1615. Ce dernier s’intitule : Troisiesme tome du Mercure François. Divisé en deux livres. Le premier contient la suitte de l’Histoire de l’Auguste Régence de la Royne Marie de Médicis ; le second, l’histoire de nostre temps, commençant à la majorité du Tres-Chrestien roy de France & de Navarre, Louys XIII. En 1619, à partir de la parution du Cinquiesme volume du Mercure François ou Suitte de l’Histoire de nostre temps, sous le Regne du Tres Chrestien Roy de France & de Navarre Louys XIII, le titre de l’ouvrage se stabilise durablement. L’évolution des titres donnés à chacun des volumes de la collection indique que le Mercure François assume la tâche d’écrire et publier l’histoire des règnes de Louis XIII et de Louis XIV au plus près des événements, et d’en faire ainsi une « histoire du temps présent ». La périodicité de la publication est donc l’un des moyens mis en œuvre par le rédacteur du Mercure François afin de composer et de publier en continu cette histoire. Ce projet poursuit plusieurs objectifs. Il s’agit, d’une part, de s’adresser aux sujets contemporains mais aussi futurs du royaume en respectant la vision de l’Histoire selon laquelle les contemporains des événements sont les seuls à pouvoir en livrer le récit. Il s’agit, d’autre part, de mettre en ordre le temps et de participer à la construction d’une identité commune, d’un collectif. L’usage du pronom possessif « notre » dans l’expression « l’histoire de nostre temps » est justifié par cette volonté. On retrouve à nouveau l’utilité de la périodicité de la publication afin de servir ce projet. Le Mercure François est donc un recueil continu, parce que périodique, d’histoire du temps présent. C’est un recueil continu d’histoire politique du temps présent dans la mesure où les nouvelles publiées dans ses pages sont exclusivement politiques. Cette qualification de recueil d’histoire politique que nous donnons au Mercure François tient notamment à la conception de l’Histoire entretenue par son rédacteur, qui fait de la fondation du titre en 1611 un geste engagé civiquement. Les vertus civiques et politiques de l’Histoire Dès les premières pages du deuxième volume de la collection, publié en 1613, le rédacteur du Mercure François rappelle la façon dont il conçoit l’Histoire : L’Histoire instruict et conduit plus asseurement à la vertu & à tout devoir, que les sciences : c’est le thresor & image de nostre vie : L’instruction au maniement des affaires : La Maistresse de la vie humaine : La Messagere de l’antiquité : La Vie de mémoire : Le Tesmoin des temps, & la Lumiere de verité. 11 L’évocation sous sa plume de la « vertu », du « devoir », de la « vie humaine » et du « maniement des affaires » établit une très grande proximité entre l’Histoire et le politique. Il convient ici d’entendre la notion de politique dans son sens plein, c’est-à-dire celui de la construction d’un collectif au service duquel se met l’art de gouverner. Pour le rédacteur 450 Virginie Cerdeira 12 Très rapidement, le Mercure François fait l’objet de contrefaçons, ce qui semble attester son succès commercial immédiat. En 1612, l’imprimeur-libraire J. Richer accuse son confrère Adrian Périer d’avoir violé le monopole commercial dont il bénéficiait. Voir par exemple Conseil privé relatif au différent existant entre Adrian Périer et Jean Richer, tous deux libraires à Paris, au sujet de la vente d’un livre dont ce dernier prétendait avoir le privilège, Archives Nationales (AN), V6, 21, n° 7. De plus, certains volumes du Mercure François sont publiés par J. Richer à plusieurs reprises. C’est le cas du premier publié au moins en 1611, 1612, 1613 et 1619. 13 À ce propos, voir Eugène Giraudet, Une association d’imprimeurs et de libraires de Paris réfugiés à Tours au X V Ie siècle, Tours, Imprimerie Rouillé-Ladevèze, 1877. 14 Le testament d’Estienne Richer, frère et collaborateur de J. Richer, nous apprend la disparition d’une grande partie de la famille à Paris en 1590 et confirme la présence de son frère en Touraine à ce moment-là. Testament olographe d’Estienne Richer, AN/ MC/ ET/ XI/ 124, 22 août 1629, étude de Philippe Périer. 15 Voir notamment les travaux de Michel Cassan à ce propos : La Grande Peur de 1610. Les Français et l’assassinat d’Henri IV, Seyssel, Champ Vallon, 2010. 16 Voir également V. Cerdeira, « Exorciser les guerres civiles en publiant l’Histoire de la paix. La mort d’Henri IV et le Mercure François », Cahiers Mémoire et Politique, n° 2, 2014, p. 51-66, du Mercure François, la connaissance de l’Histoire encourage l’adoption de comportements vertueux nécessaires au bon fonctionnement de la vie de la cité. L’écriture de l’Histoire s’apparente alors à un acte politique puisqu’elle poursuit notamment l’objectif d’instruire ses lecteurs sur le passé afin d’éclairer leur jugement politique et d’orienter leur action dans ce domaine. Cette conviction quant aux capacités à la fois pédagogiques et édifiantes de l’Histoire explique la revendication de l’appartenance du Mercure François au champ de l’écriture historique. À côté d’enjeux commerciaux certains 12 , cette perception a sans doute été essentielle au moment de la fondation du titre en 1611. Lorsque l’imprimeur-marchand-libraire J. Richer fonde le Mercure François en 1611, il le fait sans doute à la suite de l’assassinat du roi Henri IV en 1610. J. Richer est en effet issu d’une dynastie d’imprimeurs-marchands-libraires catholiques. Pendant les guerres de Religion, il choisit de soutenir le gouvernement monarchique en suivant le roi Henri III à Tours et Orléans au moment de l’occupation de la capitale par la Ligue. Membre d’une association professionnelle d’imprimeurs-libraires, il publie des livrets et pamphlets favorables au roi Henri III en réponse aux attaques ligueuses 13 . Alors qu’il est encore en Touraine, une grande partie de sa famille périt au moment de la levée du siège de Paris en 1590 14 . J. Richer appartient au tiers-parti, celui des Politiques, et soutient une politique de pacification du royaume et de mesure à l’endroit des membres des catholiques zélés comme des protestants. La disparition du roi qui a pacifié les conflits entre catholiques et protestants en signant l’Édit de Nantes en 1598 suscite des craintes très vives d’assister à un retour des guerres de Religion 15 . À cet égard, le titre complet du premier volume de la collection à savoir le Mercure François ou suitte de l’Histoire de la paix s’explique, bien sûr, parce que le Mercure prend la suite de La Chronologie septenaire ou Histoire de la paix entre les Roys de France et d’Espagne de Pierre-Victor Palma-Cayet mais aussi parce qu’il a une visée performative. En publiant l’Histoire de la paix, J. Richer entend faire perdurer le régime de paix instauré dans le royaume par l’Édit de Nantes par un discours de double légitimation du règne du jeune Louis XIII et de la régence de Marie de Médicis. C’est une manière de conjurer le risque d’un retour des Guerres civiles dans le royaume 16 . Ce projet s’adosse à sa conception théorique 451 Le Mercure François, un recueil périodique d’histoire politique du temps présent en ligne : http: / / labos.ulg.ac.be/ memoire-politique/ wp-content/ uploads/ sites/ 9/ 2015/ 02/ Cahier-MP2 .pdf. 17 Le deuxième volume du Mercure François porte le titre suivant : La continuation du Mercure François, ou, suitte de l’Histoire de l’Auguste Regence de la Royne Marie de Medicis, sous son fils le Tres-Chrestien Roy de France & de Navarre, Loys XIII. 18 J. Richer, « PREFACE AU Lecteur », Mercure François, op. cit., vol. I, 1611, [f ° 4] r°. de la fonction édifiante de l’Histoire. Concrètement, J. Richer mobilise certaines pratiques d’écritures afin de consolider la paix dans le royaume. Par exemple, dans le premier volume du Mercure François, il modifie les bornes chronologiques traditionnelles des ouvrages d’histoire du temps présent, qui s’organisent, en principe, par règnes. D’ailleurs, avant le troisième volume, le Mercure ne prétend pas encore, écrire une histoire du temps présent 17 . Au lieu d’arrêter le premier volume du Mercure François à la mort d’Henri IV, J. Richer poursuit le volume jusqu’au sacre de Louis XIII, comme pour signifier que l’Histoire de la paix, qu’il est en train d’écrire et publier, ne saurait prendre fin avec la mort du roi pacificateur. Il justifie cette modification d’un contrat d’écriture convenu dans la préface qu’il adresse à son lecteur en 1611 : Je pensois finir ceste Histoire par la mort de ce grand Roy, mais je l’ay continuee jusques au Sacre & Couronnement du Roy son fils, pour ce que plusieurs sous faux rapport ont avec impudence faict imprimer depuis sa mort des choses importantes, par malice, & les ont faict courir aux pays estrangers : Et à fin que tels esprits de contradiction se desistans de leurs mesdisances & de tant de frivoles qu’ils font courir, recognoissent que Dieu en la perte deplorable que les François ont faicte de leur Grand Roy, leur a conservé la Royne son espouse, qui par sa prudence durant la minorité du Roy maintient toute la France en Paix, & la faict florir, continuans les desseins du feu Roy, chassant les Donneurs d’advis, cassant les Edicts faicts à la foule du peuple, & gaignant par bienfaicts ceux qui sous pretexte de mescontentements pourroient alterer la Paix, dont elle merite non seulement le nom de Mere de Roy, mais aussi celuy de Mere de l’Estat. 18 J. Richer met ici explicitement sa démarche au service de la continuité du régime monar‐ chique. Le contexte politique justifie les modifications de certaines pratiques d’écritures de l’Histoire, ce qui est très clair lorsque l’on compare la périodisation proposée par le premier volume du Mercure François dans ses éditions de 1611 et 1619. L’édition de 1611 comprend six livres dont le dernier a pour borne finale le sacre et couronnement de Louis XIII. Dans l’édition de 1619, le sixième livre prend fin au moment de l’assassinat d’Henri IV dans son carrosse. Un septième livre a pour bornes chronologiques le premier arrêt pour la régence de la reine et le sacre et couronnement de Louis XIII. Cette séquence temporelle est donc isolée du reste du récit et est, en quelque sorte, rendue à l’histoire du règne de la régence de Marie de Médicis et du règne du jeune Louis XIII. En 1619, les enjeux politiques de la publication du Mercure François ne sont plus les mêmes. Henri IV a été assassiné neuf ans plus tôt, Louis XIII a atteint la majorité politique et a prouvé sa capacité de décision et d’initiative en organisant le coup de majesté contre Concino Concini, le favori de la reine-mère en 1617. La perspective d’un éventuel retour des Guerres civiles dans le royaume ne suscite plus autant d’inquiétude que dans les mois qui suivent l’assassinat d’Henri IV. Les guerres de Religion reprennent d’ailleurs dans le sud du royaume au début des années 1620. 452 Virginie Cerdeira 19 Pierre Bergeron, « Privilege du Roy », ibid., [f ° 5], r°. 20 À ce propos, voir par exemple Nicolas Schapira, Un Professionnel des lettres au X V I Ie siècle. Valentin Conrart : une histoire sociale, Seyssel, Champ Vallon, 2003, p. 105-106. Sur les privilèges royaux d’impression, voir également : Dominique Reynié, Le Triomphe de l’opinion publique. L’espace public français du X V Ie au X Xe siècle, Paris, Odile Jacob, 1998, p. 205 ; Edwige Keller-Rahbé (dir.), Privilèges de librairie en France et en Europe ( X V Ie - X V I Ie siècle), Paris, Classiques Garnier, 2017. 21 Voir, par exemple, Arrest de la Cour de Parlement en la Chambre de l’Edict entre Jean Richer Libraire & Autheur du Libvre intitulé le Mercure François, ou suite de l’Histoire de la Paix demandeur en requestes & defendeur d’aultres part, & Adrian Périer aussi Libraire & defendeur & aussi demandeur en requestes d’aultre, par lequel la Cour a ordonné que ledict Libvre sera suprrimé, BnF, ms. fr. 22087, f ° 35. 22 À propos de la Journée des Dupes et de son récit par le Mercure François, voir Christian Jouhaud, Richelieu et l’écriture du pouvoir. Autour de la Journée des Dupes, Paris, Gallimard, 2015. Voir aussi GRIHL, « Dans l’événement », Écriture et action. X V I Ie - X I Xe siècles, une enquête collective, Paris, Éditions de l’EHESS, 2016, p. 61-96. Dès ses origines, le Mercure François publie donc, plus ou moins discrètement, un discours favorable au gouvernement monarchique et à ses décisions politiques dans un contexte d’élaboration et de diffusion des théories de la raison d’État. Un recueil périodique de la raison d’État J. Richer obtient les privilèges royaux d’impression pour le premier volume du Mercure le 29 novembre 1610 19 . L’obtention de ce monopole d’exploitation commerciale implique que les censeurs royaux ont exprimé leur accord au préalable 20 . D’emblée, le pouvoir monarchique comprend l’intérêt qu’il peut y avoir pour lui à favoriser la publication et la diffusion du Mercure François. En dépit d’un épisode de censure et d’interdiction du recueil en 1612, suite à la provocation d’un incident diplomatique avec la ville de Cologne par la publication du premier volume du Mercure, le gouvernement monarchique continue à accorder sa confiance à l’ouvrage 21 . Une forme de négociation se met en place entre ses membres et les rédacteurs successifs du Mercure. Il y a, en effet, une convergence de vues entre ces différents acteurs. Pour J. Richer, et son frère Estienne qui collabore à la publication du Mercure François à partir de 1613, les pratiques de pouvoir sont au service de la vie de la cité et de la construction d’un collectif, en l’occurrence celui de l’État royal. Il s’agit donc de publier une histoire favorable aux pratiques du gouvernement en place afin de servir l’État. C’est également pour cette raison qu’il est un recueil d’histoire politique, c’est-à-dire un ouvrage dont l’objet est le politique mais qui tient aussi à participer à la construction et la cohésion d’un collectif en soutenant les pratiques de pouvoir mises en œuvre par l’État monarchique. Les changements de contextes politiques comme les luttes dans les sphères de pouvoir n’entravent pas la fidélité du Mercure François. Le titre adapte ses pratiques d’écriture et son discours aux circonstances et n’hésite pas à se contredire si les nécessités de la propagande l’exigent. Le recueil favorise toujours la politique de Louis XIII, et, ce faisant, du cardinal de Richelieu à partir de 1630. C’est par exemple le cas au moment de relater le conflit entre le parti des Dévots autour de la reine Marie de Médicis et celui des « Bons François », autour du cardinal de Richelieu au début des années 1630, dont l’issue est favorable au principal ministre de Louis XIII. Ce sont les volumes XV, XVI et XVII du Mercure publiés respectivement en 1630, 1632 et 1633 qui reviennent sur la Journée des Dupes et ses suites 22 . 453 Le Mercure François, un recueil périodique d’histoire politique du temps présent 23 La Réponse à un Libelle contre les Ministres d’État faite par un bon & vray françois (Mercure François, op. cit., vol. XVI, p. 894-935, 1632 [pour l’année 1629]). La plupart des volumes du Mercure François publient des événements qui se sont déroulés sur plusieurs années. Dans la mesure où certains volumes du Mercure François sont paginés en fonction des années dont ils traitent les événements, nous avons décidé de préciser entre parenthèses aux événements de quelles années les pages renvoient. 24 [ Jean Sirmond], La Vie du Cardinal d’Amboise. En suite de laquelle sont traictez quelques poincts sur les affaires presentes par le Sieur des Montagnes, Paris, Estienne Richer, 1631. Voir aussi Mercure François, op. cit., vol. XVII, première partie, 1633, p. 119 (pour l’année 1631). 25 [ J. Sirmond], La Défense du Roy et de ses ministres, contre le manifeste, que sous le nom de Monsieur on fait courre parmy le peuple. Par le Sieur des Montagnes, Paris, Estienne Richer, 1631. Voir aussi ibid., p. 265-336 (pour l’année 1631). Dans ces différents volumes, le Mercure ne mentionne pas explicitement le conflit entre les deux grands partis. Pourtant, après avoir pris fait et cause pour Marie de Médicis dans ses premiers volumes, le recueil se fait le relais très actif de la propagande favorable au cardinal de Richelieu par différents moyens. Le recueil entérine ainsi le choix royal de faire triompher le parti des « Bons François » et le justifie en mettant en lumière les qualités du cardinal. Le Mercure François fait notamment la part belle aux réussites remportées par le ministre principal en 1628 et 1629, en célébrant par exemple à l’envi la levée du siège de La Rochelle en octobre 1628, les succès de la campagne d’Italie au cours de l’hiver 1629 et la soumission des rebelles protestants du Languedoc entre le printemps et l’été 1629. Le succès de l’année 1629 est l’un des thèmes de prédilection de l’entreprise propagandiste conçue autour du cardinal. Les quelques semaines qui séparent la reddition de La Rochelle et la campagne d’Italie sont l’occasion pour le Mercure François de procéder à une véritable mise en série des entrées de villes sur le chemin de l’Italie dans son quinzième volume. Celles-ci ont pour point commun de toutes célébrer la victoire sur les rebelles rochelais par les discours prononcés ou par l’architecture éphémère déployée à ces occasions. Cette victoire de l’État sur les rebelles protestants est aussi celle du cardinal de Richelieu. C’est d’ailleurs cette victoire qui, après avoir servi à l’apologie du gouvernement royal dans le tome XIV de la collection, vient soutenir le discours de défense du cardinal de Richelieu dans le volume suivant. Le seizième volume du Mercure publie un long libelle de défense du gouvernement royal intitulé Réponse à un Libelle contre les Ministres d’État faite par un bon & vrai françois  23 . Au cœur de cette crise politique, cette publication illustre bien la relation entretenue entre le Mercure François et la production éditoriale de libelles favorables au cardinal de Richelieu. Les événements du mois de novembre 1630 suscitent un durcissement de la polémique entre les Dévots et les Bons François. Les deux camps produisent chacun un grand nombre de pamphlets et de libelles voués à nuire au parti adverse. Après qu’E. Richer, désormais seul à la tête du recueil depuis la mort de son frère à la fin des années 1620, a déjà publié certains des libelles et pamphlets favorables au cardinal de Richelieu, le Mercure François republie et mentionne uniquement les titres favorables au cardinal de Richelieu parmi lesquels La Vie du Cardinal d’Amboise  24 , comme La défense du Roy et de ses ministres, contre le manifeste, que sous le nom de Monsieur on fait courir parmy le peuple  25 . Entre autres exemples, il est 454 Virginie Cerdeira 26 Achille Harlay de Sancy, Discours d’un vieil courtisan désintéressé sur la lettre que la Reyne Mère du Roy a écrite à sa Majesté après estre sortie du Royaume, s.l., s.n., 1631. Voir également Mercure François, op. cit., vol. XVII, ibid., p. 350-371 (pour l’année 1631). 27 À propos des théories de la raison d’État et de leur diffusion au X V I Ie siècle voir, entre autres études : Étienne Thuau, Raison d’État et pensée politique à l’époque de Richelieu [1966], Paris, Albin Michel, 2000 ; Laurie Catteeuw, Censures et raisons d’État. Une histoire de la modernité politique, X V Ie - X V I Ie siècles, Paris, Albin Michel, 2013 ; Arlette Jouanna, Le Prince absolu. Apogée et déclin de l’imaginaire monarchique, Paris, Gallimard, 2014. aussi possible de mentionner le Discours d’un vieil courtisan désintéressé sur la lettre que la Reyne Mère du Roy a écrite à sa Majesté après estre sortie du Royaume  26 . Ces différentes publications ont également en commun d’élaborer et défendre des théories de la raison d’État qui fleurissent dans le royaume de France au cours du XVIIe siècle et défendent l’idée d’une émancipation du politique par rapport à la morale en général et au religieux en particulier. Ce mouvement de pensée trouve racine en France dans la volonté de sortir des guerres de Religion du siècle précédent 27 . En relayant les théories de la raison d’État, le Mercure François se met au service de leur diffusion. Le Mercure François est un recueil continu d’histoire politique du temps présent pour plusieurs raisons, qui découlent toutes de la conception de l’Histoire mise en œuvre par cette collection. Les liens très forts établis entre le politique et l’Histoire sont déterminants dans la construction de cet objet si spécifique. La vision de l’écriture et de la publication comme une action politique forte par les acteurs à l’origine de l’ouvrage a également été fondamentale dans l’élaboration et l’évolution du Mercure François entre 1611 et 1648. Cette vision détermina également les usages politiques de l’Histoire par les différents acteurs autour du Mercure François, en particulier par les acteurs politiques. 455 Le Mercure François, un recueil périodique d’histoire politique du temps présent 1 Jean Balsamo, Michel Simonin, Abel L’Angelier et Françoise de Louvain : 1574-1620, suivi du Catalogue des ouvrages publiés par Abel L’Angelier, 1574-1610 et la veuve L’Angelier, 1610-1620, Genève, Droz, 2002 ; Rémi Jimenes, Charlotte Guillard. Une femme imprimeur à la Renaissance, Tours, Presses de l’Université François Rabelais, 2017. 2 Roméo Arbour, Les Femmes et les métiers du livre en France (1600-1650), Chicago, Garamond Press & Paris, Didier Érudition, 1998, et, du même auteur, Dictionnaire des femmes libraires en France (1470-1870), Genève, Droz, 2003. 3 Sabine Juratic, « Marchandes ou savantes ? Les veuves des libraires parisiens sous le règne de Louis XIV », Colette Nativel (dir.), Femmes savantes, savoirs des femmes, Genève, Droz, 1999, p. 59-68. Des femmes aux commandes. Les veuves d’imprimeurs à Paris dans la seconde moitié du XVII ᵉ siècle Sabine J U R A T I C CNRS, Institut d'histoire moderne et contemporaine L’activité des veuves dans la librairie d’Ancien Régime en France est familière à quiconque a tenu en main des livres anciens, puisqu’elle se donne souvent à voir sur les pages de titres. Cette implication de femmes dans des métiers assez éloignés de leur sphère traditionnelle d’occupation intrigue et a suscité, de ce fait, nombre de recherches, monographiques 1 ou collectives 2 . Dans une précédente étude 3 , j’avais pu établir que la présence des femmes était étroitement dépendante de la conjoncture réglementaire, et, notamment, de la politique mise en place sous le règne personnel de Louis XIV pour mieux contrôler la production imprimée. Car cette politique, qui avait eu pour effet d’accroître la centralisation de l’édition française à Paris, avait eu aussi une conséquence moins attendue par l’administration royale, le renforcement de la représentation des veuves à la tête des boutiques de libraire et des ateliers d’imprimerie. Revenir sur la situation particulière des veuves d’imprimeurs est l’objet du présent tra‐ vail. En effet, à la faveur des règles nouvelles imposées par la monarchie aux professionnels du livre au cours de la seconde moitié du XVIIe siècle, des femmes ont été de plus en plus nombreuses à diriger un atelier typographique et certaines l’ont fait durant de longues années. La question qui surgit dès lors pourrait être formulée ainsi : que signifie pour une veuve, en droit comme en pratique, de diriger une imprimerie à Paris à la fin du XVIIe siècle ? À travers l’étude de ce petit groupe, très spécifique, on est confronté non seulement au fonctionnement de l’économie de l’imprimé et de la librairie dans son ensemble, mais aussi aux fondements mêmes des rapports sociaux de sexe dans la société ancienne. Il importe donc de comprendre dans quelles circonstances ces veuves ont pu accéder aux responsabilités et dans quelles conditions elles les ont exercées, mais aussi quelles étaient leurs capacités d’action et la façon dont elles les ont mobilisées, que ce soit pour mener 4 Notamment les états des imprimeries dressés en 1644, 1666, 1679, 1692, 1701 conservés au départe‐ ment des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France (ci-après BnF). Voir H.-J. Martin, Livre, pouvoirs et société à Paris au X V I Ie siècle (1598-1701), t. 2, Genève, Droz, 1969, p. 699. 5 Ibid. 6 Ibid., p. 575. 7 Ibid., p. 678-687. 8 Le règlement de 1686 entérine cette partition et contraint les maîtres à opter soit pour la librairie, soit pour la reliure. 9 L’arrêt du Conseil d’État du 24 octobre 1643 définit grossièrement ses limites « depuis la Porte S. Bernard jusqu’à la Porte de Nesle, le canal de la rivière passant sous le Petit Pont », tandis que l’Édit du mois d’Août 1686, énumère, dans son article 7, tous les noms des rues délimitant le quartier. Voir Claude-Marin Saugrain, Code de la librairie et imprimerie de Paris, Paris, aux dépens de la Communauté, 1744, p. 97-102. leur activité ou pour assurer la pérennité de leur entreprise et régler la transmission de leur atelier. Avant de tenter d’apporter un éclairage sur ces questions à partir de l’analyse d’une collection de portraits et de parcours de ces femmes, quelques chiffres tirés de plusieurs états des imprimeries dressés entre 1644 et 1701 4 , donneront une idée de l’importance conquise par le petit groupe des veuves dans l’imprimerie parisienne au fur et à mesure que se renforçait le contrôle administratif sur le livre et sur les hommes et les femmes qui le produisaient. Comme l’avait montré en son temps Henri-Jean Martin 5 , la politique royale de la librairie développée dans la seconde moitié du XVIIe siècle s’appuyait sur deux leviers principaux, d’une part le contrôle des textes, par la généralisation de la censure préalable à toutes les publications, d’autre part l’encadrement des professionnels. Les dispositions réglementaires adoptées à cet égard visaient notamment à réduire le nombre des maîtres afin de mieux les surveiller. À Paris, où les activités du livre s’exercent depuis le début du XVIIe siècle dans le cadre d’une communauté - celle des libraires, imprimeurs et relieurs - dotée de statuts en 1618, ces restrictions s’opèrent en plusieurs étapes. L’accession à la maîtrise, d’abord limitée en 1649 par un édit de règlement 6 est totalement interrompue entre 1667 et 1683, puis de nouveau ouverte, mais parcimonieusement et à l’avantage des fils ou des gendres de maîtres 7 . Parallèlement, les membres formant la frange la plus modeste du métier, ceux qui exercent surtout la reliure, se voient progressivement mis à l’écart et appelés à former une communauté séparée 8 . Enfin, la révocation de l’Édit de Nantes en 1685 provoque, dans les métiers du livre comme ailleurs, l’éviction et l’exil des maîtres protestants. Des exigences supplémentaires concernent plus spécifiquement l’exercice de l’impri‐ merie. Les contraintes portent alors sur la formation, sur l’équipement des ateliers et sur leur localisation. À Paris, les futurs imprimeurs doivent « être congrus en langue latine et savoir lire le grec » et avoir suivi un apprentissage chez un maître imprimeur de la ville, ils ont l’obligation de disposer d’au moins deux presses à partir de 1667 et sont tenus de les installer dans l’enclos de l’Université, sur un territoire dont les règlements successifs s’attachent à définir les limites avec de plus en plus de précision 9 . Treize ateliers jugés non conformes aux prescriptions sont supprimés en 1667. Mais c’est en 1686 qu’est franchie une étape essentielle du contrôle de la production avec l’adoption du principe d’une limitation du nombre des ateliers typographiques dans les villes du royaume. Dans la capitale, où l’on 458 Sabine Juratic 10 « Moyens de faire un bon règlement en l’art d’imprimerie, librairie et relieure. Et qui durera. » (BnF, ms. fr. 17563, f ° 101). 11 Procès-verbal de visite, 22 février-9 mars 1644 (BnF, ms. fr. 18600, f ° 671-686). 12 « Mémoire de toutes les imprimeries de cette ville, de tout ce qui s’est trouvé de presses, de compagnons et d’apprentifs chez chacun des imprimeurs, ce quinze octobre 1666 » (BnF, ms. fr. 17563, f ° 107-108). 13 « Procès verbal de la visite faite par nous syndic et adjoints des libraires et imprimeurs de cette ville de Paris », 10 mars 1679 (BnF, ms. fr. 21741, f ° 9-14). 14 « Procès verbal de visite faite par les syndic et adjoints des libraires et imprimeurs de Paris », 5 décembre 1692 (BnF, ms. fr. 21741, f ° 15). 15 « Estat de la Librairie de France sous M. le chancelier de Pontchartrain, composé des déclarations originales de tous les imprimeurs, libraires et relieurs des diférentes villes du Royaume », 1700 (BnF, ms. NAF 400, f ° 40-278 : Paris) ; « Procez verbal de visites faites par les syndic et adjoints de la communauté de Paris, le 21 e novembre 1701 » (BnF, ms. fr. 22065, f ° 49). a compté plus de quatre-vingts imprimeries au milieu du XVIIe siècle, la réduction imposée est sévère puisque le numerus clausus est fixé à trente-six ateliers par l’administration et qu’il est décidé de ne plus recevoir de nouvel imprimeur tant que ce nombre n’aurait pas été atteint. Paradoxalement, toutes les mesures restrictives introduites au cours de la seconde moitié du XVIIe siècle ne s’accompagnent pas d’une remise en cause du droit accordé aux veuves de maîtres par les statuts professionnels de succéder à leur mari défunt, bien que cette option ait, au moins pour les imprimeurs, fait l’objet de débats : dans les papiers du chancelier Séguier est en effet conservé un mémoire qui prône la modification de l’article 5 des statuts relatifs aux veuves et propose une nouvelle rédaction introduisant une exception à la règle commune pour les veuves d’imprimeurs : Les veuves des marchands libraires et relieurs pourront tenir leurs boutiques et ustencilles de relieurs pour faire travailler, ou vendre des livres en leurs boutiques ; mais les veuves des imprimeurs ne doivent pas tenir leurs imprimeries, n’en estant pas capables, ainsi les doivent vendre, et ils [sic] pourront neanmoins debiter les livres et impressions que leurs deffuncts maris auroient imprimés. 10 Malgré les réserves exprimées dans ce mémoire, la possibilité pour les veuves d’imprimeurs de poursuivre l’activité est finalement maintenue, alors que, dans le même temps, l’accès à la profession était limité pour les hommes. Il s’ensuit une augmentation significative du nombre de femmes à la tête des ateliers typographiques. La série des procès-verbaux de visites effectuées par les officiers de la communauté dans les imprimeries de la capitale entre 1644 et 1701 et l’enquête rassemblant les déclarations des maîtres en 1700-1701 met‐ tent en évidence l’ampleur de ce phénomène. Alors qu’on recense à Paris soixante-quinze imprimeries en 1644 dont sept sont dirigées par des veuves 11 et quatre-vingt-trois en 1666 dont six placées sous l’autorité d’une veuve 12 , il ne subsiste plus en 1679 que soixante-quatre imprimeries, mais quatorze sont tenues par des veuves 13 . En 1692, le nombre des ateliers est passé à cinquante-deux, dont dix-neuf ont à leur tête une veuve 14 et cette situation se prolonge jusqu’au siècle suivant, puisque l’on compte encore une vingtaine de veuves exerçant l’imprimerie dans la capitale pour cinquante-deux ateliers dénombrés en 1701 15 . Entre le milieu et la fin du XVIIe siècle, la proportion de veuves parmi les imprimeurs parisiens a donc été multipliée par trois, passant d’environ 10 % à plus de 30 %. La situation de 459 Des femmes aux commandes. Les veuves d’imprimeurs à Paris dans la seconde moitié du X V I I ᵉ siècle 16 Voir H.- J. Martin, Livre, pouvoirs et société, op. cit., p. 699. 17 Philippe Renouard, Répertoire des imprimeurs parisiens, libraires et fondeurs de caractères au X V I Ie siècle, Nogent-le-Roi, Jacques Laget, 1995. 18 R. Arbour, Dictionnaire des femmes libraires, op. cit., p. 61. ces femmes est cependant loin d’être homogène et recouvre des façons très diverses de pratiquer le métier, comme le fait apparaître l’étude plus précise des profils et des activités des veuves que les listes d’imprimeurs permettent d’identifier. Les différents états des imprimeries dont nous disposons donnent en effet la possibilité de repérer une quarantaine de veuves ayant exercé à Paris entre 1644 et 1701. Il est à remarquer que ce nombre ne représente pas la totalité de celles qui ont été actives au cours de la période puisque les veuvages de courte durée, survenus et achevés dans l’intervalle entre deux recensements, ne sont pas pris en compte ici. Dans notre corpus, trois paramètres contribuent à différencier les carrières et les façons de travailler de ces veuves qui ont pris les rênes des affaires : la taille de leur entreprise, la durée de leur exercice et la nature de leur production. L’équipement des ateliers distingue deux groupes parmi les veuves d’imprimeurs. Une majorité d’entre elles, comme c’est d’ailleurs aussi le cas pour leurs homologues masculins 16 , dispose juste du minimum de deux presses requis par les règlements, et certaines n’en ont même qu’une, telles la veuve Girard en 1644 ou la veuve Bessin en 1679. Celles qui disposent de plus de deux presses sont peu nombreuses, trois en 1644, deux en 1666, cinq en 1679. À cette date, Martine Boucher veuve d’Antoine Chrestien, déjà présente en 1666, a encore un atelier équipé de cinq presses, mais celles-ci, saisies et immobilisées, ne lui seront restituées qu’après 1681 17 , et seule la veuve Mille de Beaujeu, avec six presses, sort vraiment du lot. En 1692, l’éventail est plus ouvert, puisque parmi les dix-neuf veuves recensées, deux n’ont plus aucun matériel et ont de facto cessé leur activité, quatre ne disposent que de deux presses, six possèdent trois ou quatre presses et six plus de quatre presses. Parmi ces dernières, la veuve d’Edme Martin et la veuve de Pierre Lemercier dirigent des imprimeries équipées respectivement de sept et neuf presses et emploient, à l’époque de la visite, neuf ouvriers pour la première et vingt et un pour la seconde. Un deuxième trait susceptible de caractériser les diverses manières de pratiquer le métier est la nature de la production sortie des presses. La plupart des veuves qui disposent d’un équipement réduit se consacrent en effet à l’impression de livres de prières et de dévotion, à des travaux pour des institutions ou à ce qu’il est coutume d’appeler des « besognes de ville » : des impressions pour des particuliers, des factums, ces mémoires judiciaires produits pour les parties lors des procès, des faire-part, des affiches, des tarifs et autres « bilboquets ». L’atelier de la veuve Girard imprime ainsi des enveloppes de bonnetiers et des pardons pour l’Hôtel-Dieu en 1644, les veuves de Jacques et de Pierre Bouillerot des factums en 1679. A contrario, à la même époque, l’atelier le mieux doté, celui de la veuve Mille de Beaujeu, est occupé à l’impression de plusieurs ouvrages, mais l’activité de la veuve à la tête de l’entreprise est brève car elle vend ses presses dès 1681 18 . La durée d’exercice est, en effet, un troisième critère de différenciation. Elle n’est connue pour les veuves de notre corpus que de façon approximative, puisque les exercices les plus 460 Sabine Juratic 19 Par exemple celui de la veuve de Charles [II] Coignard, imprimeur décédé entre 1692 et 1694. Elle poursuit l’activité mais vend son imprimerie à Jacques Collombat en 1698. Elle n’apparaît donc pas dans notre corpus, mais figure dans une Liste des imprimeurs et libraires de Paris, l’an M.DC.XCVII, Paris, Christophe Ballard, 1697, imprimée par les soins de la communauté (BnF, ms. fr. 21740, f ° 231). 20 Liste des libraires et imprimeurs de Paris suivant l’ordre de leurs réceptions, imprimée pour l’année M.DCCVIII, Paris, Jean-Baptiste Cusson, 1708. 21 Contrairement à ce qui se pratique à la même époque à Lyon où imprimeurs et libraires font longtemps partie de deux communautés différentes. 22 R. Arbour, Dictionnaire des femmes libraires, op. cit., p. 439. courts sont en partie exclus 19 . Le principal moyen d’apprécier la longévité professionnelle de ces femmes est le nombre de mentions de leurs noms dans les différents états des imprimeries. Entre 1666 et 1701, plus de la moitié des veuves citées n’apparaissent qu’une fois et ont donc exercé l’imprimerie moins de dix à douze ans ; dix sont recensées deux fois et se sont maintenues entre dix et vingt ans ; trois, signalées à trois reprises, ont à leur actif un exercice de plus de vingt ans. Une seule est mentionnée quatre fois, la veuve de Louis Prignard, enregistrée dès 1666, toujours recensée en 1701, et dont l’ensemble de la carrière a duré une quarantaine d’années, puisque son nom est encore mentionné parmi les imprimeurs sur une liste imprimée en 1708 20 . Si l’on focalise l’attention seulement sur les quelques femmes qui ont les exercices les plus longs, on observe que toutes n’ont pas eu la même expérience de leur métier. Certaines se limitent à l’imprimerie alors que d’autres associent cette activité à celle de libraire - éditeur ou détaillant - comme cela se pratique dans la communauté parisienne qui réunit les deux professions 21 . La veuve de Guillaume Adam, recensée de 1679 à 1701, se range dans le premier groupe : elle dispose d’une petite imprimerie de deux à trois presses qui n’imprime que des ouvrages de ville en 1692 et tourne alors avec un seul compagnon. La veuve dont la carrière est la plus étendue, Louise Dehansy, veuve de Louis Prignard, est à la tête d’une modeste imprimerie de deux presses en 1666 et 1679, mais fait ensuite l’acquisition de nouvelles presses et travaille, à partir de 1686, en association avec son fils, lequel devient lui-même imprimeur en 1694. En 1701, l’imprimerie de la veuve compte quatre presses et emploie neuf compagnons. Tout au long de sa carrière, la veuve Prignard réalise surtout des impressions pour l’Église et les ordres religieux, auxquelles s’ajoutent quelques travaux pour d’autres libraires et de rares titres publiés pour son propre compte 22 . Son activité s’apparente donc plus à celle d’un imprimeur prestataire de services qu’à celle d’un libraire-éditeur. Il en va différemment pour une autre femme, elle aussi présente durablement, Marie Madeleine Thévenon, veuve du libraire, imprimeur et fondeur de caractères Claude Thiboust. Restée prématurément veuve en 1667, plusieurs mois avant la naissance de son fils, elle s’associe avec un ancien apprenti de son mari, Pierre Esclassan. Les deux associés disposent, en 1692, d’un atelier doté de trois presses qui emploie sept compagnons. Leur imprimerie se développe encore par la suite puisqu’en 1701 elle fait tourner cinq presses et travailler vingt ouvriers. Entretemps la veuve Thiboust a fait entrer dans la société son propre fils, Claude Louis, lorsque celui-ci a atteint l’âge d’être admis dans le métier en 1694. Avec Esclassan, puis avec son fils, elle développe une politique éditoriale vouée principalement, dans la lignée de la production de son mari, à la publication de classiques grecs et latins en langue originale ou en traduction, à la publication de dictionnaires, de 461 Des femmes aux commandes. Les veuves d’imprimeurs à Paris dans la seconde moitié du X V I I ᵉ siècle 23 Ibid., p. 496. 24 Il signe la déclaration de sa mère en 1701, « C. Prignard, pour ma mère » (BnF, ms. NAF 400, f ° 107), mais déclare aussi son propre atelier, équipé de trois presses et employant sept compagnons (ibid., f ° 238). 25 Pierre Gasnault, L’Érudition mauriste à Saint-Germain des Prés, Institut d’études augustiniennes, 1999, traité édité p. 58-61. 26 Ibid., p. 60. manuels d’étude pour les collèges et d’autres titres dans des domaines variés 23 et mène donc de front les activités d’imprimeur et de libraire-éditeur. Les exemples évoqués illustrent la diversité des façons de pratiquer l’imprimerie. Ils témoignent aussi du fait que, pour ces femmes, le maintien de l’activité repose souvent sur des associations à l’intérieur de la famille, ou avec des tiers, et sur des formes de partage de responsabilités. Quels sont, dans ces configurations, leur degré d’autonomie et leur pouvoir réel à la tête des entreprises ? Si les carrières des veuves que nous avons identifiées mettent en évidence la fréquence des arrangements qu’elles contractent en vue de poursuivre leur activité d’imprimeur, plusieurs indices montrent aussi que ces femmes conservent une capacité d’action autonome et disposent d’un véritable pouvoir. Là encore, les situations observées sont assez variables et dépendent de différents facteurs, en particulier de l’âge de l’épouse au moment du veuvage, de l’éventuelle opportunité pour elle de se remarier, ou de la présence de fils ou de gendres en âge et capables de prendre la succession, les filles n’ayant pas, selon les statuts, la possibilité d’exercer l’imprimerie en leur nom, mais seulement celui de transmettre ce droit à leur mari. Sans entrer ici trop avant dans le détail et la chronologie de la réglementation, il faut rappeler que la politique de réduction du nombre des imprimeries imposée par le pouvoir royal aboutit à ce que les fils de maîtres, traditionnellement héritiers de leur père, ne puissent plus, à cette époque, lui succéder de façon automatique. Le maintien de la veuve à la tête des affaires se révèle donc indispensable, dans certains cas, pour la conservation du patrimoine familial, et peut parfois se prolonger même après la réception d’un fils comme imprimeur. C’est ce qui se passe, semble-t-il, pour l’atelier de la veuve Prignard, qu’elle conduit encore en 1701, peut-être avec le concours de son fils Claude, bien que ce dernier ait été lui-même déjà reçu imprimeur et dispose de sa propre imprimerie 24 . Tel est le cas aussi pour l’imprimerie de Marie Cramoisy, veuve d’Edme Martin en 1670. Son imprimerie est dirigée par son fils Gabriel qui exerce d’abord « sous le nom de sa mère » avant d’obtenir pour lui-même le titre d’imprimeur en 1677, tandis que sa mère reste associée pour la librairie à son gendre Jean Boudot, puis à son second fils Étienne. Dans cette combinaison familiale, elle conserve toutefois une responsabilité qui n’est pas seulement de pure forme, puisque le traité qu’elle et Boudot passent avec les bénédictins de Saint-Maur pour la publication des Analecta graeca en 1688 porte les signatures de la veuve et de son gendre 25 . Cette publication est d’ailleurs une entreprise collective dont la veuve demeure le pivot puisque l’ouvrage, imprimé par Gabriel Martin dont le nom figure dans l’achevé d’imprimé daté de 1688, porte sur sa page de titre les noms de la veuve Martin, de Jean Boudot, et d’Étienne Martin 26 . D’autres veuves font le choix de maintenir l’intégrité de leur patrimoine et la continuité de leur activité par le remariage ou par le recours à des associations avec des tiers. La 462 Sabine Juratic 27 Frédéric Barbier, Sabine Juratic, Annick Mellerio, Dictionnaire des imprimeurs, libraires et gens du livre à Paris, 1701-1789, A-C, Genève, Droz, 2007, p. 420-423, notice n° 355. 28 Mémoire pour Charles Huguier, compagnon imprimeur, demandeur contre Marguerite Jolybois, veuve de Louis Vaugon, s.l., n.d. (BnF, ms. fr. 22064, f ° 77). 29 À l’instar de la veuve de Robert Chevillion qui vend les deux presses de son imprimerie en 1694 et limite son activité à la librairie. Voir Dictionnaire des imprimeurs, op. cit., p. 450, notice n° 379. 30 BnF, ms. fr. 21741, f ° 15. possibilité pour une veuve de transférer son droit d’exercice par remariage est prévue par les statuts, elle constitue même l’une des rares voies d’accès au métier pour les étrangers qui ne sont pas fils d’imprimeurs mais devient, elle aussi, plus difficile à mettre en œuvre après l’instauration de nouvelles règles. Ainsi, Anne Élisabeth Candeda, veuve d’Étienne Chardon, après avoir pris la succession de son premier mari en 1694, épouse en secondes noces en 1703 le fils d’un imprimeur de Rennes, Jean Michel Garnier. Formé dans sa ville d’origine et non dans la capitale, ce dernier ne parviendra à obtenir son admission dans la communauté parisienne qu’en 1718, quelques années seulement avant son décès survenu en 1722. Sa veuve reprend alors de nouveau la direction de l’imprimerie pendant une dizaine d’années, exerçant désormais sous le nom de veuve Garnier 27 . On rencontre d’autres formes de recours à des tiers. L’attitude de Marguerite Jolybois, veuve Vaugon, elle-même fille d’imprimeur, en donne un exemple. Après avoir assuré durant plus de vingt ans la succession de son mari, mort en 1680, elle est à la tête d’une imprimerie équipée de quatre presses employant cinq compagnons en 1692 et vouée surtout à l’impression de livres d’usages pour les diocèses, de factums et d’ouvrages de ville. Elle passe en 1702 un contrat devant notaire avec un ancien apprenti de son père, Charles Huguier, auquel elle loue le droit d’imprimer sous son nom et la jouissance de son matériel, pour neuf ans, en contrepartie d’une pension annuelle et de l’obligation de la loger. L’année suivante un différend s’élève entre Huguier et la veuve qu’il accuse de vouloir le contraindre à partir, après l’avoir exploité 28 . L’implication active de veuves dans la conduite des affaires est attestée par d’autres indices. Certaines d’entre elles sont ainsi partie prenante du commerce des presses et du matériel d’imprimerie consécutif à la mise en œuvre des nouvelles normes réglementaires et à la suppression des ateliers peu équipés ou implantés hors du territoire défini par l’administration. Plusieurs veuves sont alors obligées de vendre 29 , mais d’autres achètent. La veuve de Clément Gasse, à la tête d’un atelier de six presses en 1692, aurait ainsi, selon le procès-verbal de visite dressé cette année-là, vendu deux ans auparavant son imprimerie, mais racheté depuis celle d’Henry Lambin qui n’était pas maître 30 . Par leur statut, les veuves disposaient donc d’un réel pouvoir juridique et économique de chef d’entreprise. Dans quelle mesure leur présence et leur rôle se manifestaient-ils aussi dans la conduite technique des imprimeries et le travail des ateliers, la question demeure difficile à trancher, faute d’une documentation suffisante. Si l’argument invoqué dans le mémoire adressé au chancelier Séguier pour empêcher les veuves de tenir imprimerie, le fait qu’elles n’en étaient pas « capables », n’a finalement pas été retenu par les autorités, il met bien en valeur le regard très critique que les maîtres de métier portaient sur les compétences des veuves, car ce mémoire émane, selon toute vraisemblance, d’un membre de la communauté des libraires. Dans un contexte de restriction des places d’imprimeur, la 463 Des femmes aux commandes. Les veuves d’imprimeurs à Paris dans la seconde moitié du X V I I ᵉ siècle 31 Saugrain, Code de la librairie, op. cit., p. 144. 32 Installé dans l’île du Palais, Barbot disposait de deux presses occupées, lors de la visite de février 1644, à l’impression d’enveloppes pour mettre des épingles et d’un arrêt (BnF, ms. fr. 18600, f ° 671-686). 33 Mémoire pour Charles Huguier, op. cit. 34 Liste des imprimeurs et libraires, op. cit. (BnF, ms. fr. 21740, f ° 231). 35 Liste des imprimeurs et libraires de Paris, suivant l’ordre de leurs réceptions, Paris, Jean-Baptiste Cusson, 1703 (BnF, ms. fr. 21740, f ° 239). question devient, à l’évidence, de plus en plus sensible, et les droits octroyés aux veuves sont perçus comme exorbitants. Les veuves ne sont d’ailleurs jamais assimilées à de véritables maîtres imprimeurs, ne serait-ce que parce qu’elles ne disposent pas des connaissances en langue latine exigées, depuis 1649, des postulants à la maîtrise et qu’elles ne peuvent suivre le parcours de l’apprentissage et du compagnonnage. Les statuts de 1618 prévoyaient pourtant que « les enfans des libraires & imprimeurs ne seront tenus faire aucun apprentissage », ce qui semblait laisser ouverte la possibilité pour les filles de se former dans l’atelier paternel, mais cette disposition est restreinte en 1649 et ne concerne plus désormais expressément que les fils de maîtres 31 . Les filles d’imprimeurs sont cependant nombreuses parmi les veuves les plus actives, à l’image de Marie Cramoisy veuve d’Edme Martin, d’Anne Bouillerot, veuve de Guillaume Adam, ou de la veuve Mille de Beaujeu, fille de l’imprimeur Claude Calleville. Il est vraisemblable que certaines d’entre elles avaient pu prendre part au travail dans l’atelier de leur père comme le faisait, semble-t-il, une fille de l’imprimeur Jean Barbot puisque ce dernier déclare en 1644 avoir dans son imprimerie « deux fils et une fille qui travaillent 32 ». Au tout début du XVIIIe siècle encore, lors du conflit qui l’oppose à la veuve Vaugon, Charles Huguier lui reproche, entre autres griefs, de lui avoir imposé la présence dans la maison de ses deux sœurs, lesquelles, selon lui, tiennent imprimerie sous le nom de la veuve, ce à quoi elles n’ont pas droit, et impriment même quelquefois sous leur propre nom 33 . Lorsqu’elles sont placées à la tête des imprimeries, les veuves sont loin de jouir des mêmes prérogatives que les hommes et elles ont un statut à part dans la communauté professionnelle, comme en témoigne la présentation des listes de membres imprimées à la fin du siècle par les soins des syndics. Les noms des veuves y sont consignés dans des rubriques spécifiques ; en 1697, ils apparaissent dans deux rubriques intitulées « liste des veuves » et « liste des maistres et veuves sans exercice 34 », tandis qu’une autre liste imprimée en 1703 raffine encore les classements et range les veuves sous trois rubriques, une des « veuves tenant imprimerie », bien distincte de la « liste des XXXVI imprimeurs », une des « veuves tenant boutique de librairie » et une troisième des « veuves hors d’exercice », cette dernière catégorie n’étant plus commune avec celle des « maîtres hors d’exercice 35 ». Considérées comme des membres de second rang dans leur communauté professionnelle, les veuves voient aussi leurs champs d’action et de compétence limités par les règlements. En particulier, si elles ont, comme les autres imprimeurs, la possibilité de prendre des ouvriers, elles ne peuvent, selon l’article 10 des statuts de 1618, former de nouveaux apprentis et ont seulement la possibilité de « faire parachever aux apprentis de leurs maris défunts, le tems de l’apprentissage ; sans qu’elles puissent prendre aucuns apprentis, 464 Sabine Juratic 36 Saugrain, Code de la librairie, op. cit., p. 213-214. ni affranchir leurs nouveaux maris pour tenir librairie ou imprimerie, au préjudice de l’apprentissage ». En 1649, ces conditions sont toutefois un peu assouplies puisqu’il leur est accordé le droit « pour leur soulagement » de prendre un apprenti une fois achevé le temps de ceux formés par leur mari 36 , mais cette facilité, particulièrement appréciable dans les ateliers de taille réduite qui tournent avec une main-d’œuvre limitée, n’est pas reprise après 1649. Dans les imprimeries les mieux équipées, comme celle de la veuve Lemercier en 1692, avec ses vingt et un ouvriers, la marche des affaires suppose une organisation beaucoup plus élaborée de la production, sur laquelle on dispose de peu de renseignements, mais qui n’implique pas nécessairement une participation directe de la veuve au travail de l’atelier. La rareté des informations disponibles sur le fonctionnement pratique des imprimeries interdit néanmoins de conclure avec sûreté sur le degré d’implication réel des veuves dans le processus de production. Au terme de cette évocation rapide de la situation familiale, économique et professionnelle des veuves d’imprimeurs parisiens, il ne semble pas excessif d’émettre l’hypothèse que les évolutions à l’œuvre dans la seconde moitié du XVIIe siècle - concentration des ateliers, hiérarchisation accrue du travail et mise en cause des savoirs et des compétences techniques des veuves - aient pu contribuer à éloigner les femmes des ateliers. Il apparaît en revanche de façon assez nette que la conjoncture réglementaire de la seconde moitié du XVIIe siècle a renforcé la situation des veuves d’imprimeurs non seulement dans la communauté professionnelle, mais aussi au sein de leur famille, et qu’elle leur a conféré, en plus du droit d’exercer, une réelle capacité d’agir, au point même parfois de leur permettre d’influer sur le devenir des hommes de leur entourage et d’arbitrer les modalités de transmission de leur patrimoine professionnel. Cette conjoncture se prolonge au siècle suivant, tant que la réglementation royale de la librairie et le principe de la fixation du nombre des ateliers, progressivement étendu à toute la France, restent en vigueur. Durant toute cette période et jusqu’à la Révolution, les veuves des imprimeurs conservent, à Paris comme dans l’ensemble du royaume, une position de force dans leur milieu professionnel et restent, de ce fait, des actrices à part entière de l’économie du livre et de l’édition. 465 Des femmes aux commandes. Les veuves d’imprimeurs à Paris dans la seconde moitié du X V I I ᵉ siècle 1 Sur cette question traditionnelle s’opposent schématiquement les deux approches suivantes : Christiane Berkvens-Stevelinck, Hans Bots et Jens Häseler (dir.), Les Grands Intermédiaires culturels de la République des Lettres : études de réseaux de correspondances du X V Ie au X V I I Ie siècle, Paris, Champion, 2005 ; Anne Goldgar, Impolite learning: conduct and community in the Republic of Letters 1680-1750, New Haven & London, Yale University press, 1995. 2 Dinah Ribard et Nicolas Schapira, « Histoire du livre, histoire par le livre », Revue de synthèse, 2007, vol. 128, n° 1-2, 2007, p. 21-25. 3 Annie Charon-Parent, Isabelle Pantin et Sabine Juratic (dir.), L’Annonce faite au lecteur : la circulation de l’information sur les livres en Europe (16 e -18 e siècles), Louvain-La-Neuve, UCL Presses Universitaires de Louvain, 2016. De façon plus générale, voir : Pierre-Yves Beaurepaire, Aurélie Boissière et Jules Grandin (dir.), La Communication en Europe de l’âge classique au siècle des Lumières, Belin, 2014 ; Francisco Bethencourt et Florike Egmond (dir.), Cultural Exchange in Early Modern Europe, vol. III: Correspondence and Cultural Exchange in Europe, 1400-1700, Cambridge, Cambridge University Press, 2009. 4 Grégoire Holtz, L’Ombre de l’auteur : Pierre Bergeron et l’écriture du voyage à la fin de la Renaissance, Genève, Droz, 2011. 5 Voir N. Schapira, Un Professionnel des lettres au X V I Ie siècle. Valentin Conrart : une histoire sociale, Seyssel, Champ Vallon, 2003, p. 98-151. 6 Ibid., p. 282-289. Pratiques d’intermédiations et usages de livres dans la proximité du pouvoir : Cabart de Villermont (1628-1707) Maxime M A R T I G N O N Université Paris-Est Marne-la-Vallée Un intermédiaire du livre est-il celui qui œuvre pour l’intérêt général d’une communauté intellectuelle et identitaire - la République des lettres - ou celui qui agit pour un groupe auquel il appartient - famille, proches, clientèle 1 ? Une des manières de répondre à cette question consiste à observer les usages du livre 2 entendu autant comme objet socialisé 3 que comme un texte destiné à être conservé, lu et pensé. Les études sur des intermédiaires, tels Pierre Bergeron, capable d’écouter, traduire, publier les voyageurs 4 , ou Valentin Conrart 5 , premier secrétaire de l’Académie française, montrent la finesse de l’interface entre le monde des auteurs, le monde du livre et ceux qui ne sont pas réputés y appartenir. Dans ces deux cas, les livres et la documentation qui entourent leur production servent de source aussi bien pour l’analyse du processus créateur que pour observer l’inscription sociale des intermédiaires à la jonction des témoins, des auteurs, des éditeurs et des courtisans 6 . À partir d’un cas différent mais de pratiques d’écritures analogues (correspondances, publications de livres, péritextes), nous voudrions observer les stratégies d’un intermédiaire qui ne sépare pas les usages textuels du livre de ses usages sociaux, tout en illustrant la porosité entre la République des Lettres et le monde de ceux qui composent son public. 7 AN/ MC/ LXIV/ 93, 4 avril 1652, contrat de mariage de Scarron avec Aubigné [Rés. 495]. 8 Auguste Jal, Dictionnaire critique de biographie et d’histoire, Paris, Plon, 1867, p. 1271. 9 BnF, mss. fr. 22799-22815. 10 François Moureau, Répertoire des nouvelles à la main : dictionnaire de la presse manuscrite clandestine X V Ie - X V I I Ie siècle, Oxford, Voltaire Foundation, 1999, p. 87. 11 Louis Delavaud et Charles Dangibeaud (dir.), Archives historiques de la Saintonge et de l’Aunis : lettres de Michel Bégon à Cabart de Villermont, Paris, A. Picard, 1925-1935, 3 vol. 12 Yvonne Bézard, Fonctionnaires maritimes et coloniaux sous Louis XIV : les Bégon, Albin Michel, 1932 ; Andrée Freiche, Michel Bégon, intendant de Louis XIV à Rochefort, ville nouvelle du X V I I Ie siècle : 1688-1710, Thèse de doctorat, EHESS, 2004. 13 Dominique Schnapper, Curieux du Grand Siècle [1988], Paris, Flammarion, 2012, p. 610-615. 14 Charles Perrault, Les Hommes illustres qui ont paru en France pendant ce siècle avec leurs portraits au naturel, David J. Culpin (éd.), Tübingen, Gunter Narr, 2003. 15 Histoire de la conqueste du royaume de Jérusalem sur les chrestiens par Saladin. Traduite d’un ancien manuscrit, Paris, Gervais Clouzier, 1679 ; Antonio de Solís, Histoire de la conquête du Mexique, ou de la Nouvelle Espagne. Traduite de l’Espagnol par l’auteur du Triumvirat, Paris, Antoine Dézallier, 1691 ; Agustín de Zárate, Histoire de la découverte et de la conquête du Pérou, traduite de l’espagnol d’Augustin de Zarate, par S. D. C, Amsterdam, J. Louis de Lorme, 1700. 16 Cristóbal de Acuña, Relation de la rivière des Amazones, traduite par feu M. de Gomberville, sur l’original espagnol du P. Christophle d’Acuña avec une dissertation sur la rivière des Amazones pour Esprit Cabart de Villermont (1628-1707) est un individu encore mal connu de l’époque de Louis XIV et qui, par bien des aspects, appartient à des milieux sociaux rarement observés ensemble. Marié à une riche famille d’avocats parisiens, les Broé, il fait partie de la notabilité parisienne. Proche de Scarron dont il a partagé la demeure au moment de la Fronde, il était le procurateur de Françoise d’Aubigné lors du mariage avec le poète 7 . Ayant participé à l’entreprise de la France Equinoxiale pour la colonisation de la Guyane - Cabart de Villermont se disait « directeur » - il a ensuite servi comme gouverneur et propriétaire des îles d’Hyères, dans le Var 8 . Revenu se fixer à Paris après plusieurs voyages en Europe au milieu des années 1660, il conserve de ses relations dans la Marine et les colonies un commerce épistolaire dont ont été conservées près de 2 800 lettres écrites par 300 correspondants identifiés, dont une quarantaine de réguliers entre 1680 et sa mort en 1705 9 . Dans ces lettres, on le voit sollicité ou solliciteur en faveur de nombreux individus (officiers de marine, voyageurs, géographes) auprès de personnes susceptibles d’avoir recours à leurs services. En retour, il obtient des informations sur les terrains extra-européens et dans les ports qui font de lui l’un des personnages les mieux informés de Paris sur ce sujet. Il les reverse parfois dans le Mercure Galant et, plus régulièrement, dans des nouvelles à la main qu’il produit et dont profitent ses correspondants 10 . Une partie de ces échanges 11 ont été qualifiés d’érudits à cause de l’implication de Michel Bégon 12 , Intendant du port de Rochefort et mécène 13 . Dans les années 1690, Cabart de Villermont met en effet Michel Bégon en relation avec Charles Perrault, le libraire Dézallier et les graveurs, pour fabriquer les Hommes illustres. Il effectue encore un travail de collecte de l’information biographique puis de protection lorsque ce livre est menacé par la censure 14 . En outre, Cabart de Villermont a participé à la publication d’au moins six livres parus avec ou sans nom d’auteur entre 1679 et 1704. Tous concernent les mondes extra-européens et sont des traductions de textes effectuées généralement par son beau-frère, Citry de la Guette 15 , mais aussi, pour l’une d’elles, par Gomberville 16 . 468 Maxime Martignon servir de préface. Journal du voyage qu’ont fait les Pères Jean Grillet et François Béchamel dans la Goyane, l’an 1674, Paris, Claude Barbin et Louis Billaine, 1682. 17 C. Jouhaud et A. Viala (dir.), De la Publication. Entre Renaissance et Lumières, Fayard, 2002. 18 GRIHL, Écriture et action. X V I Ie - X I Xe siècle, une enquête collective, Paris, Éditions de l’EHESS, 2016. 19 Histoire de la conqueste de la Floride par les Espagnols sous Ferdinand de Soto, écrite en portugais par un gentil-homme de la ville d’Elvas. Par M. D. C., Paris, Denys Thierry, 1685. 20 Nicolas Denys, Description géographique et historique des côtes de l’Amérique septentrionale, Tome I ; Histoire naturelle des peuples, des animaux, des arbres et plantes de l’Amérique septentrionale et de ses divers climats, avec une description exacte de la pesche des moluës, Tome II, Paris, Claude Barbin, 1671. 21 R. Chartier, « Patronage et dédicace », Culture écrite et société. L’ordre des livres ( X I Ve - X V I I Ie siècle), Albin Michel, 1996, p. 81-106. Cette dernière activité retiendra notre attention. Cabart de Villermont est un intermé‐ diaire du livre d’abord par ses pratiques de publication 17 : il lui arrive de mettre en relation des auteurs et des imprimeurs, de prêter sa plume à d’autres et ensuite de distribuer les livres imprimés par ses soins à un public visé précisément et qui socialement compte. Il est un intermédiaire, ensuite, lorsqu’il se met dans les rouages de la production et de la diffusion de livres afin de faire valoir ses vues, ses intérêts ou ceux de ses amis souvent proches des milieux économiques de la colonisation. Le livre est alors un outil d’influence autant par son discours que par les actions qu’il permet en tant qu’objet socialisé 18 . La curiosité est revendiquée à longueur de préfaces dans ses livres mais elle n’est pas qu’une curiosité désintéressée - ni fascination de l’ailleurs et de l’altérité, ni des actions passées ou des constructions intellectuelles : Cabart de Villermont agit dans la coulisse pour faire prévaloir ses vues et celles de ses proches. Deux cas retiendront notre attention : le premier est la traduction et l’édition de l’Histoire de la conqueste de la Floride  19 parue en 1685 dont nous montrerons que l’apparent dépouil‐ lement éditorial sert à justifier un propos courtisan et politique visant des destinataires bien précis et identifiables. Nous verrons à partir d’un second cas, la Description de l’Amérique Septentrionale  20 , témoignage du colon acadien Nicolas Denys, que Cabart de Villermont est un acteur de sa publication, qu’il utilise le livre comme objet socialisé non seulement dans un but courtisan immédiat mais aussi comme une ressource pour des actions ultérieures grâce à la capacité du livre à traverser le temps. Finalement, nous verrons que cette pratique de publication se double d’une pratique d’écriture ambiguë : Cabart de Villermont intervient masqué dans le témoignage de Nicolas Denys, réemploie un de ses mémoires, c’est-à-dire une écriture courtisane plus classique, et la dote ainsi d’une efficacité politique et littéraire par son travail d’intermédiation textuelle. Usages courtisans et contextuels du livre d’histoire À l’époque de l’absolutisme, le péritexte est une source incontournable pour documenter les pratiques de publication de textes à visée courtisane, qu’il s’agisse de louer le prince - et par extension le puissant - ou de le conseiller 21 . Par sa matière et par son projet historiographique, l’un et l’autre sont possibles dans le cas de L’Histoire de la conqueste de la Floride par les Espagnols sous Ferdinand de Soto, écrite en portugais par un gentilhomme de la ville d’Elvas traduite Par M. D. C. qui paraît en 1685 avec privilège. L’auteur du texte original, le gentilhomme de la ville d’Elvas, n’est pas plus identifiable que son traducteur dont les 469 Pratiques d’intermédiations et usages de livres dans la proximité du pouvoir 22 Dinah Ribard et Hélène Fernandez, « Histoire », Yves Chevrel, Annie Cointre et Yen-Maï Tran-Gerva (dir.), Histoire des traductions en langue française X V I Ie - X V I I Ie siècle, Lagrasse, Verdier, 2014, p. 830-831. 23 Histoire de la conqueste de la Floride, op. cit., Préface, n.p. 24 Adrien Delmas, « L’écriture de l’histoire et la compétition européenne outre-mer au tournant du X V I Ie siècle », L’Atelier du Centre de recherches historiques. Revue électronique du CRH, n° 7, 17 mai 2011. 25 Robert S. Weddle, The French Thorn: Rival Explorers in the Spanish Sea, 1682-1762, College Station, Texas A&M University Press, 1991. 26 Patricia Kay Galloway (dir.), The Hernando de Soto expedition: history, historiography, and « discovery » in the Southeast, Lincoln, Univ. of Nebraska Press, 2006 p. 59-64. initiales, si elles se trouvent sur la page de titre, ne sont pas facilement attribuables à ce moment-là. Historien de la Rome antique 22 , Samuel de Broé, chevalier de Citry seigneur de la Guette surnommé aussi « auteur du Triumvirat », se trouve être le beau-frère de Cabart de Villermont. Sans dédicace le livre s’ouvre sur une préface qui détaille pourtant un projet historiographique susceptible d’être offert : Ce n’est pas sans raison que l’on admire ces premiers Conquerans qui nous ont découvert un nouveau monde au peril de leur vie ; & il faut encore demeurer d’accord qu’on leur a beaucoup d’obligation. Mais on n’en a pas moins à ceux qui ont pris le soin de conserver la memoire de leurs Conquestes, & qui sans nous exposer aux fatigues & aux dangers, surmontez par ces grands Hommes avec tant de courage, ont recueilly avec soin & mis en lumière de quoy nous donner le plaisir tout pur que l’on goute dans la découverte des choses qui flattent agréablement l’imagination, tant par leur nouveauté, que par leur éclat. Comme ce plaisir est encore meslé de beaucoup d’instruction, puisque c’est sur ces modeles que l’on doit se regler pour de pareilles entreprises, il faut tomber d’accord qu’il ne peut y avoir trop d’Histoire de ces sortes d’expeditions. […] Ainsi cette Histoire ne doit pas estre considérée seulement comme une piece curieuse, mais comme un ouvrage dont on peut tirer beaucoup d’instruction pour se conduire dans de pareilles expeditions, & mesme pour la connaissance des païs qui environnent la Floride, que les François ont découvert depuis peu de temps par les ordres du Roy. 23 Les mémoires des conquêtes sont ainsi un genre historique bien fourni, propre au temps des découvertes et des conquêtes, varié, curieux et toujours utile puisqu’il permet, si on suit l’auteur de ces lignes, de « tirer une instruction parfaite de l’histoire d’un Païs ». Autant que des conquérants, il faut des historiens des conquêtes parce que leurs actions servent de modèle aux expéditions contemporaines et qu’il est nécessaire de faire connaître au monde les territoires ainsi obtenus 24 . La fin de la préface fait implicitement référence aux expéditions de Cavelier de la Salle 25 explorateur du Mississipi et engage à la comparaison avec la puissance impériale espagnole du XVIe siècle, celle qui a envoyé Hernando de Soto en Floride entre 1539 et 1542. Le gentilhomme d’Elvas est bien plus positif qu’Oviedo 26 - l’autre source connue de la conquête de la Floride - concernant la figure de Soto. Mais il n’est pas moins critique à l’égard des raisons qui ont conduit ces conquistadores à persister dans une entreprise risquée. L’auteur de la préface le relève : il desmele si bien les motifs qui engagerent Soto à pousser cette expedition contre le sentiment de tous ceux qui le suivoient, & les raisons qui obligerent Moscoso [le second de Soto] à quitter ce 470 Maxime Martignon 27 Histoire de la conqueste de la Floride, op. cit., Préface, n.p. 28 BnF, ms. fr. 22800, f ° 13, daté du 8 avril 1685. 29 Ibid., f ° 18, lettre du 1 er mai 1685. 30 Ibid. dessein malgré les oppositions qu’il y rencontra ; qu’il est aisé de remarquer que l’auteur n’avoit pas moins de lumiere & de discernement que de bonne foy. 27 En donnant à lire l’échec d’une expédition espagnole dans les mêmes parages, il s’agit de faire valoir en creux les projets coloniaux du roi de France. L’objectif du livre est donc de conseiller et louer dans le paradoxal anonymat de l’historien original - le gentilhomme de la ville d’Elvas - et du traducteur. L’enquête en resterait là si on ne pouvait lire une note manuscrite de la main de Cabart de Villermont conservée avec sa correspondance : Je suis venu Monsieur plusieurs fois à votre porte pour vous rendre mes devoirs & prendre occasion de vous présenter moi même cette relation que je laisse à vos gens. C’est du fruit de la maison, un de Mrs de la Guette mon beau frère l’a traduite du Portugais & j’en ai fait la préface. Elle parle d’un pays par où passe le Mississipi tant chanté par le sieur de la Sale & voici bientôt le temps d’éclaircir un oubli qu’il a trouvé le moyen de rendre célèbre. Car il est parti le 15 de janvier de Saint Domingue pour aller voir si son embouchure est encore où il nous a dit l’avoir laissée, et qu’il a laissée ici a bien des gens pour objet de leur foi & pour hypothèque de leur yeux […]. 28 Ce billet n’est pas qu’un moyen pour Cabart de Villermont de lever l’anonymat de cet ouvrage devant une personne socialement importante et difficilement identifiable. Le livre est positivement lié à l’expédition de Cavelier de la Salle au sujet duquel il exprime des doutes tout en en donnant des informations fraîches. C’est alors en expert averti des difficultés que les Français risquent de rencontrer, conformément à son travail d’historien, qu’il prend la parole. L’absence d’épître permet de renouveler ce type d’opération courtisane auprès de plusieurs individus précisément ciblés. Le cardinal d’Estrées, Ambassadeur à Rome, reçoit à son tour L’Histoire de la conqueste de la Floridevia son secrétaire Claude Bernou 29 ainsi que les doutes sur le succès de Cavelier de la Salle. Bernou les tempère : [Cette relation] confirme l’existence des perles, qu’elle semble mettre dans des rivières en terre ferme ainsi que Garcia Lasso et loin de la mer. N’est-ce pas là un trésor suffisant pour nous faire souhaiter toute sorte de prospérité à notre Colonie naissante faisant abstraction de M. de la Sale qui assurément est blâmable et s’est fort mal ménagé avec ses amis. Mais je me sens disposé à lui pardonner s’il réussit à condition toutefois qu’il s’amendera et qu’il réparera le passé. Si je ne me trompe vous n’aurez pas l’âme plus dure que moi. 30 Bernou annonce d’abord ce qui fait consensus dans ces milieux politiques : mener une politique coloniale pour la gloire du roi. Il explicite ensuite le sous-entendu de Cabart de Villermont dans le billet précédent : La Salle coupé de ses amis et de leurs conseils est un Soto en puissance, avisé mais susceptible de mener l’expédition française à l’échec. Cabart de Villermont ne croit pas que Cavelier de la Salle puisse découvrir l’embouchure du Mississipi. Conseiller par le livre, ici, est une affaire de protagonistes envoyés sur le terrain, ceux qui peuvent faire réussir ou échouer une politique coloniale, de ceux à qui l’on 471 Pratiques d’intermédiations et usages de livres dans la proximité du pouvoir 31 Pour une analyse historique des activités coloniales de Denys en Acadie, voir Nicolas Landry, La Cadie, frontière du Canada : Micmacs et Euro-Canadiens au nord-est du Nouveau-Brunswick, 1620-1850, Québec, Septentrion, 2013. 32 N. Denys, Description géographique et historique, op. cit., Avertissement au Lecteur, n.p. 33 BnF, ms. NAF 28343, XC, lettre non datée [fin mars 1688]. gage ses yeux et son crédit avec confiance. Être intermédiaire dans ce premier cas, signifie courtiser par le livre grâce à des actions du passé qui servent de modèle pour des actions du présent qui se déroulent en dehors du livre. Montrer un modèle en offrant le livre de Nicolas Denys On ne saurait se limiter à ces usages purement contextuels de livres, objets dont la particula‐ rité est de traverser le temps et de demeurer des ressources en dehors du moment immédiat de leurs publications. Peut-être pourrait-on expliquer ainsi la réédition à l’identique de L’Histoire de la conquête de la Floride en 1699, dans l’actualité de l’établissement d’Iberville en Louisiane. Un cas comparable et mieux documenté est la recommandation par Cabart de Villermont à Michel Bégon, en 1688, du livre de Nicolas Denys paru en 1671 en deux parties. Le premier volume se présente comme une géographie descriptive de l’Acadie, province pionnière et maritime située au nord de la Nouvelle-France. Dans le récit, le choix des éléments géographiques y est commandé par les échecs subis par Nicolas Denys 31 qui se présente à la première personne comme un colon ingénieux. La faute en revient tantôt à ses concurrents, tantôt aux incidents (un naufrage, un incendie) tantôt à une puissance étrangère : les Anglais. Le second volume est une histoire naturelle de la faune et la flore, des peuples et finalement une méthode pour se lancer dans l’exploitation de la pêche sédentaire, c’est-à-dire la pêche côtière à la morue. Dans l’économie générale du récit, le narrateur Nicolas Denys fait figure de témoin et quoiqu’il s’en défende, manie « la symmetrie des mots et leur arrengement 32 ». Cabart de Villermont recommande ce livre à Michel Bégon alors Intendant des Galères de Marseille, plus de 17 ans après sa parution : Il me souvient que vous me mandates il y a un an ou deux au sujet de l’instruction que vous m’aviez demandé en ce tems la pour la pesche sedentaire, dont vous aviez projeté destablir une compagnie a Marseille, que vous aviez presté ou fait voire a ces messieurs la relation de Mr Denys a laquelle je vous mandois davoir recours mestant souvenu de vous lavoir donnée ou fait acheter avant votre voyage des isles avec dautres relations. Ainsi vous la pourriez redemander a quelqu’un d’eux a qui vous pourriez lavoir presté pour leur instruction. Taschez de la recouvrer parce quelle est devenue fort rare icy. Jen ay fait la preface & lepitre dedicatoire au roy. Je ne laisseray pas de vous en acheter une si vos diligences pour la retrouver sont inutiles. 33 Ce deuxième cas fonctionne comme celui de l’Histoire de la Conquête de la Floride : Cabart revendique la publication d’un livre, tenu pour un modèle, et qui est donné à lire à un personnage influent. En effet, dans cette même lettre, Cabart de Villermont félicite Michel Bégon pour sa nomination comme Intendant du port de Rochefort, poste clé pour obtenir des informations autant sur les colonies que sur la Marine, pour faire venir des curiosités autant que rencontrer des voyageurs. 472 Maxime Martignon 34 N. Denys, Description géographique et historique, op. cit., Epitre au Roy, n.p. 35 BnF, ms. NAF 28343, XC, lettre du 10 novembre 1696. 36 Oded Rabinovitch, « Stratégies familiales, carrières littéraires et capitalisme de cour dans la famille Perrault », XVII e siècle, n° 264, 2014, p. 403-415. Cabart de Villermont se présente dans ses péritextes comme expert reconnu par son influence. L’influence pourrait être définie ici comme une capacité d’action par l’écriture et la publication. Le narrateur est Nicolas Denys, figure populaire qui prend la plume, au soir de sa vie, pour témoigner de l’urgence de s’occuper de cette colonie alors que ses affaires semblent définitivement compromises. Cabart de Villermont agit dans la coulisse devant Michel Bégon afin de montrer les opérations politiques dont il est capable par l’écriture. L’épître, adressée au roi, avait été pensée pour produire des effets à la cour : Je ne viens pas, Sire, luy proposer la découverte d’un Pays que je ne connoist point, ny luy promettre des mines d’or, bien qu’il y en puisse avoir dans la Nouvelle France, je viens seulement luy offrir les experiences que j’y ay acquises & dans la Marine pendant tant d’années. Je souhaite qu’elles me puissent procurer une audience qui me donne le moyen d’expliquer moy-mesme à Vostre MAJESTE que des choses dont j’ay creu ne devoir pas informer le Public. 34 Le livre apparaît comme un outil pour obtenir la grâce d’une entrevue royale. La prise de parole est donc doublement publique : elle se fait dans l’espace de l’imprimé et dans l’espace curial. Dans les deux cas, pour un lecteur comme Michel Bégon, qui connaît l’identité de cet « ami », s’affichent l’expertise et les réseaux à la cour de Cabart de Villermont. Quelques années plus tard, il déclare encore à Michel Bégon : « ce bonhomme Denys que j’engageay a faire cette relation pour y expliquer ses raisons plus au long que dans ces memoires quil donna au ministre & qui justifioient l’usurpation que les anglois avoient faitte sur nous de cette [Terre] neuv 35 ». Le choix du livre comme support, en plus d’un placet au ministre, transforme le solliciteur - Denys - en témoin et son témoignage en ressource pour des usages ultérieurs possibles. Être intermédiaire du livre, c’est agir par le livre pour des opérations politiques précises, autant qu’agir sur le temps long comme le montre la lettre de Cabart de Villermont à Bégon en 1688. Figures de Nicolas Denys et réemploi d’écrits Le cas de Denys provoque un brouillage lié au nom qui montre la complexité des chaînes d’actions par l’écrit imprimé : la « fonction auteur » est bien assumée par Nicolas Denys, mais une série d’interventions par l’écriture de Cabart de Villermont lui a donné un sens différent. Du colon alors infortuné et voué aux lamentations, Cabart de Villermont fait, dès la préface, un modèle d’ingéniosité mal récompensé par le sort. Plus encore, dans le second volume, Cabart de Villermont réemploie un texte qu’il a produit en 1665 pour Charles Perrault - alors agent de Colbert 36 . À l’origine, ce texte manuscrit se présente comme une « missive » qui énumère les mesures à prendre pour valoriser la Marine et la colonisation. Il n’est pas une pièce à part dans le livre de Nicolas Denys mais des phrases ou des morceaux d’argumentation y sont amalgamés au récit du témoin qui se fait alors, par de 473 Pratiques d’intermédiations et usages de livres dans la proximité du pouvoir 37 Jean-Claude Perrot, Une histoire intellectuelle de l’économie politique : X V I Ie - X V I I Ie siècle, Éditions de l’EHESS, 1992. 38 N. Denys, Description géographique et historique, op. cit., t. II, p. 246. 39 Ars., ms. 4068, f ° 308. 40 Martine Acerra et André Zysberg, « L’exemple Français, le système des classes », L’Essor des marines de guerres européennes : vers 1680-1790, SEDES, 1997, p. 151-196. brusques montées en généralité, spécialiste d’économie politique 37 . Autrement dit, Cabart de Villermont a, par endroits, tenu la plume de Nicolas Denys au cœur du témoignage de ce dernier. Il n’est pas seulement intermédiaire en tant qu’auteur du péritexte mais a transformé le propos de Denys en modèle pour régler la conduite coloniale. Ainsi du chapitre XV de Nicolas Denys : En la mesme manière que par les machines qu’on a introduites depuis peu, tant pour les bas de soye, les rubans, & les soyes, en quoy l’on a multiplié l’industrie des hommes sans en multiplier le nombre, je croys n’avoir pas tout à fait perdu mon temps bien qu’il ait esté traversé de mille disgraces, puisque outre le moyen d’établir seurement la pesche sedentaire, qui est l’unique moyen à mon avis qui la puisse faire reussir avec utilité : j’ay encore trouvé en cela l’expedient de faire habiter le païs, suivant l’intention du Roy par les grands avantages que pourront retirer les habitans, que le gain rendra pescheurs, & les pescheurs que les grands profits rendront habitants, le profit estant le premier mobile de toutes les conditions des hommes : le Roy outre cela y trouvera encore un avantage tres considerable, en ce que la pesche du poisson sec, se faisant à l’avenir avec le tiers moins de matelots qu’elle n’avoit accoutumé, le surplus ne pouvant s’employer qu’à la mer, sera obligé de prendre party, ou dans ses armées navales, ou dans les voyages d’Orient, ou d’Occident, ou sur les autres navires Marchands, ce qui facilitera le commerce maritime, rendra les matelots plus souples, & les réduira a la necessité de chercher de l’employ, au lieu qu’on les recherches. 38 Dans la missive datée du 8 avril 1665, on peut ainsi lire : Je pourrois adjouter aussi sur la pesche des morues des choses qui sont assez a nostre sujet et comme il nous est de bien plus grand avantage qu’on ne croit de nous proteger et maintenir dans la possessions qu’on vient de nous donner de temps immemorial puisqu’outre les divers avantages qu’en retireroient les sujets du Roy cette sorte d’employ est une pepiniere de gens de marine qui fait plus de matelots et de Pilote pour la guerre et pour la marchandise que tout le reste de nostre navigation ensemble et cependant nous nous laissons enlever de temps en temps par les anglois les lieux ou la pesche est la plus abondante et petit a petit si nous ny prenons garde nous nous trouverons entierement frustré apres nous en avoir chassé de l’acadie. 39 Ces deux textes ont en commun de penser la pêche en Acadie comme une « pépinière des gens de marine ». En 1665, le problème des bras disponibles est à l’agenda de Colbert qui lance alors des expérimentations pour organiser le travail des pécheurs et les affecter au service des vaisseaux de guerre 40 . La première ordonnance sur ce sujet date du 17 septembre 1665, plusieurs mois après cette lettre. Cabart de Villermont fait alors partie de ceux qui réfléchissent aux moyens de satisfaire les besoins de la Marine. Son texte insistant sur l’importance de la conservation d’un territoire de pêche disputé à l’Angleterre s’adresse précisément aux décideurs. Tel n’est pas le cas de Nicolas Denys qui, grâce à la plume de Cabart de Villermont, se forge dans l’espace imprimé une identité de théoricien de 474 Maxime Martignon son activité afin d’influencer publiquement les décisions à Versailles le concernant. La réécriture par Cabart de Villermont se fait au gré des occasions, par une connaissance et une utilisation d’un discours expert, modulé selon les contextes d’énonciation. En cela, Cabart de Villermont est bien celui qui permet à Denys d’entrer dans le champ de l’imprimé, mais aussi d’entrer dans la littérature comme fait social : l’histoire racontée par le livre rend audible au lecteur contemporain une expérience qui serait autrement restée un placet manuscrit comme en conservent tant les bibliothèques et les fonds d’archives. Cabart de Villermont se situe aux frontières très poreuses du monde littéraire et n’en est pas moins un intermédiaire. Quand on croise Perrault, ce n’est pas l’auteur des Contes mais le conseiller de Colbert, et Cabart de Villermont se trouve dans une position d’expertise. Bégon n’est pas le mécène des Illustres ni la figure charismatique de Rochefort, érudit à ses heures, mais celui qui, encore en attente d’une intendance à la hauteur de ses ambitions à Marseille, se lance dans la pêche à la morue. Les livres, dans les deux cas étudiés, sont les supports d’actions qui se produisent dans le monde. Ils pouvaient donc présenter une valeur non seulement en tant que travail intellectuel à destination d’un public érudit, mais aussi en tant qu’il s’agissait de livres qui étaient les points de départ d’autres actions localisées, des ressources pour un futur proche ou lointain. Dans ce cas, l’écriture, aussi bien de lettres que de livres, induit bien une connivence avec un public choisi, mais ce public est politique, puissant, susceptible de faire réussir ou échouer une politique coloniale par ses décisions et doit donc être conseillé ; c’est à ces « curieux » que s’adressent ces livres et la rhétorique qu’ils emploient. 475 Pratiques d’intermédiations et usages de livres dans la proximité du pouvoir 1 Voltaire par exemple, bien que critique à l’égard de la philosophie de Pascal (voir Anne Baker, « Une Considération de Pascal et Voltaire », Romance Notes, n° 13, 1971, p. 124-129), a défini les Provinciales comme « le premier livre de génie qu’on vit en prose » (Voltaire, Siècle de Louis XIV, dans Œuvres complètes de Voltaire, vol. 13D, Oxford, Voltaire Foundation, 2016, p. 11) et déclarait : « en fait de prose française, je relis sans cesse les Lettres Provinciales » (Voltaire à Marie de Vichy de Chamrond, marquise du Deffand, 17 septembre [1759] : Voltaire, Correspondence, dans The Complete works of Voltaire, vol. XX, Oxford, Voltaire Foundation, 1971, p. 359-360). Un best-seller de l’imprimerie clandestine : l’histoire éditoriale des Provinciales Elena M U C E N I Université de Genève Les Provinciales, titre raccourci des Lettres écrites par Louis de Montalte à un Provincial de ses amis et aux Révérends Pères Jésuites, représentent l’un de ces documents d’exception où convergent les lignes de force de plusieurs sciences humaines. Aujourd’hui considéré comme un chef-d’œuvre de la littérature française, cet ouvrage était déjà apprécié au XVIIIe siècle comme un modèle littéraire de référence, surtout pour l’usage magistral de l’ironie dont ses pages offrent un essai très réussi 1 . Les Provinciales constituent en même temps un document appartenant à l’histoire de l’Église catholique, et plus particulièrement gallicane, car elles incarnent l’acte à l’origine du processus de démolition du pouvoir des jésuites en France. Cependant, la vocation première de l’ouvrage avait été d’offrir au public contemporain le manifeste d’une certaine théologie morale, celle de Port-Royal, qui opposait sa rigueur à l’esprit de compromis et au laxisme de la casuistique. Le « livre » des Provinciales a subi, dans le cours du temps, des métamorphoses emblé‐ matiques de cette évolution dans l’interprétation du sens de son message. C’est pourquoi, du point de vue de l’histoire éditoriale, l’ouvrage s’avère un cas d’étude particulièrement « intriguant ». Les circonstances mêmes de la production de ces Lettres, écrites et éditées par les théologiens d’une abbaye, Port-Royal, qui s’étaient alors déclarés « jansénistes », et avaient été pour cela repoussés aux marges de l’orthodoxie catholique, offrent un avant-goût d’une histoire éditoriale qui sort de l’ordinaire. En suivant les vicissitudes de l’ouvrage, de la publication clandestine des lettres sous forme de pamphlets, à l’édition d’un recueil instantanément traduit en anglais et en latin et réédité à de très nombreuses reprises, on assiste à une progressive institutionnalisation des Provinciales, ainsi qu’à leur instrumentalisation par les différentes parties qui pouvaient en tirer profit. L’histoire éditoriale de ce texte, que nous essayerons d’ébaucher, révèle en effet que l’ouvrage, dont la genèse est liée à des circonstances et à un but bien précis, a été exploité comme instrument polémique, au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, par différents acteurs de la scène politique et 2 Voir P. Jansen, De Blaise Pascal à Henry Hammond, les Provinciales en Angleterre, Paris, Vrin, 1954. 3 La plupart des monographies consacrées à Pascal ainsi que les éditions critiques de l’ouvrage rappellent ces circonstances ; nous signalons en particulier Gérard Ferreyrolles, Les Provinciales, Paris, PUF, 1984 ; Pascal, Les Provinciales, Louis Cognet et G. Ferreyrolles (éd.), Paris, Classiques Garnier, 2010 ; Les Provinciales, L. Cognet (éd.), Paris, Garnier, 1965 ; Olivier Jouslin, « Rien ne nous plaît que le combat » : la campagne des Provinciales de Pascal : étude d’un dialogue polémique, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2007, 2 vol. 4 Voir sur cela Nicolas Piqué, « Arnauld, Rome et la tradition. L’enjeu historique de la distinction du fait et du droit », Chroniques de Port-Royal, n° 46, 1997, p. 169-184. 5 En raison des rôles joués par Arnauld, dans la première élaboration du texte, et par Nicole, chargé de la révision et de la correction des lettres (qu’il traduisit et commenta ensuite en latin) nous considérons ces écrits comme le fruit d’un travail collectif, plutôt que comme l’œuvre de Pascal exclusivement. Paule Jansen, qui a étudié les notes manuscrites de ce dernier, est du même avis (« La Bibliothèque de Pascal, les sources des Provinciales d’après les notes autographes inédites de Pascal », Revue historique, n° 208, 1952, p. 228-235) et conclut que « le travail de documentation que supposent les Provinciales n’a pas pu être accompli par Pascal tout seul » (ibid., p. 228). Selon la chercheuse, le rôle de Pascal serait « difficile à préciser, les “Messieurs de Port-Royal” formant un groupe dont la règle est de ne faire jamais rien que de concert. Chacun d’eux suggère, revoit, corrige et si l’un a une part prépondérante dans la rédaction de tel et tel écrit, celui-ci n’en demeure pas moins une œuvre commune, tant en esprit qu’en fait » (De Blaise Pascal à Henry Hammond, op. cit., p. 17). religieuse. Réorientées dès leur première parution - comme l’a montré Paule Jansen 2 - vers des usages différents de ceux pour lesquels elles avaient été conçues, les Provinciales, ont ainsi traversé le temps en étant régulièrement « réactualisées », avant d’être sacrées un « classique » de la littérature. La parution des Provinciales Rappelons d’abord les circonstances de la rédaction et de la parution des Provinciales, que plusieurs études ont déjà explorées de manière approfondie 3 . L’initiative de ces lettres résulta du procès intenté par la Sorbonne au jansénisme dans les années 1650, en la personne d’Antoine Arnauld. En 1653, avec la bulle Cum Occasione, le pape Innocent X avait condamné cinq propositions jugées hérétiques (concernant en particulier la liberté et la grâce) contenues dans l’Augustinus, œuvre de Cornelius Jansen, publiée à titre posthume en 1640. Antoine Arnauld, docteur de Sorbonne, avait réagi à cette condamnation en publiant plusieurs libelles défendant la doctrine de Jansen, dans lesquels il établissait la célèbre distinction entre droit et fait 4 . Attaquées par les jésuites, ces publications furent ensuite examinées et condamnées par la Sorbonne, qui décréta l’expulsion d’Arnauld. Les solitaires de Port-Royal décidèrent alors d’impliquer l’opinion publique dans la dispute, à travers la publication d’une apologie dont le but principal était d’instruire les lecteurs sur l’affaire. Arnauld rédigea une ébauche de cette apologie, mais le style du texte fut jugé inefficace par ses collaborateurs. On chargea alors Pascal qui était, avec ses 32 ans, l’un des « jeunes » de Port-Royal, de retravailler cet écrit. Nul n’ignore la fin de l’épisode ; Pascal 5 réélabora l’ébauche d’Arnauld et lui donna la forme d’une lettre qu’il signa du pseudonyme de « Louis de Montalte » : c’était la première Provinciale ; elle portait la date du 23 janvier 1656. Dix-sept autres lettres furent publiées dans les quatorze mois suivants (la dernière est datée du 24 mars 1657). Ces lettres parurent d’abord, au fur et à mesure qu’elles étaient rédigées, en feuilles d’impression de huit pages in-4°. Fabriquée par les 478 Elena Muceni 6 Voir H.-J. Martin, « Guillaume Desprez, libraire de Pascal et de Port-Royal », Fédération des sociétés historiques et archéologiques de Paris et de l’Ile-de-France, Mémoires, II [1950], Paris, 1952, p. 205-228. 7 Ce commentaire est daté du 18 août 1956 ; il est cité par H.-J. Martin, ibid., p. 211. 8 P. Nicole aurait en effet révisé les feuilles des Provinciales dès leur première parution. Il se chargea ensuite de les éditer comme recueil, avant d’en faire la traduction latine à laquelle il ajouta ses commentaires. 9 P.-G. Brunet, Imprimeurs imaginaires et libraires supposés, Paris, Tross, 1866. presses de l’imprimeur du roi Pierre Le Petit, sans adresse (cela va sans dire), la première Provinciale entraîna immédiatement une réaction de la part du chancelier Séguier, hostile à Port-Royal. Les soupçons tombèrent tout naturellement sur les imprimeurs parisiens liés aux solitaires : Guillaume Desprez, le même Le Petit et, surtout, Charles Savreux, qui avait le plus souvent collaboré avec les port-royalistes pour l’impression de leurs ouvrages et libelles. On interpella les deux premiers et on perquisitionna leurs domiciles, mais sans succès ; on retrouva chez le troisième plusieurs exemplaires de la première Provinciale : il fut emprisonné le 2 février 1656. Henri-Jean Martin, qui a interrogé les sources dans les archives pour reconstituer l’histoire de la publication des Provinciales et des autres ouvrages de Pascal 6 , a offert un tableau très détaillé des vicissitudes de l’impression de ces pamphlets. Les imprimeurs Charles Savreux et Le Petit ayant été mis, pour ainsi dire, hors d’état de nuire par une surveillance persistante, c’est Desprez qui prit la relève : ainsi, c’est lui qui fit imprimer les lettres, à partir de la cinquième, par le typographe Denis Langlois. En vertu de leur succès immédiat, alors que les nouvelles lettres étaient imprimées, les anciennes étaient également déjà réimprimées et, au fil du temps, le tabou sur l’impression de ces pamphlets tomba peu à peu. Henri-Jean Martin montre bien ce phénomène à travers une citation du Journal de Baudry d’Asson, « intermédiaire » de Port-Royal auprès du typographe Langlois : « D’abord il falloit se cacher, mais depuis deux mois tout le monde et les magistrats mesmes prenant grand plaisir à voir dans ces pièces d’esprit la morale des jésuites naïvement traitée, il y a eu plus de liberté et moins de péril 7 . » Même le chancelier Séguier ne prit aucune initiative contre Langlois, chez qui on avait retrouvé des copies de la cinquième lettre, ainsi que les formes de la première Lettre apologétique d’Arnauld. Le recueil des Provinciales L’histoire éditoriale du recueil des Provinciales, dont le texte fut corrigé et édité par l’autre jeune plume de Port-Royal, Pierre Nicole 8 , commence déjà en 1657, non pas en France, mais aux Provinces-Unies. En dépit de l’indulgence croissante dont les censeurs parisiens avaient fait preuve à l’égard de ces libelles, le recueil conservera longtemps les marques de cette clandestinité qui avait caractérisé l’impression des premiers pamphlets. Ainsi, la revue des adresses affichées sur les couvertures de nombreuses éditions du texte ressemble à la lecture de l’essai de Pierre-Gustave Brunet Imprimeurs imaginaires et libraires supposés  9 . Pour l’impression des Provinciales on a utilisé en effet certains des noms d’imprimeurs fictifs les plus célèbres de l’histoire. Nous avons recensé trente-deux éditions françaises de l’ouvrage (chiffre certainement approximatif), parues entre 1657 et 1767, ainsi que huit éditions latines publiées entre 1658 et 1775. Sur l’ensemble de ces éditions, dont plusieurs furent 479 Un best-seller de l’imprimerie clandestine : l’histoire éditoriale des Provinciales 10 Paul Marret pour l’édition d’Amsterdam de 1699, Jean-Frédéric Bernard pour l’édition d’Amsterdam de 1735 et Cornelis Haak pour l’édition de Leyde de 1761. 11 Sur l’activité et l’histoire de cette importante famille d’imprimeurs, voir David William Davies, The World of the Elseviers, 1580-1712, La Haye, M. Nijhoff, 1954 ; sur leurs impressions, voir Charles Pieters, Annales de l’imprimerie des Elsevier, Gand, Annoot-Braekman, 1858 (2 e éd.). 12 La fausse adresse « Cologne, Pierre Marteau » a été utilisée principalement sur des livres en français, mais elle paraît également sur des ouvrages en allemand, en italien et en latin. De nombreux textes ont été attribués à cet imprimeur fictif, au long de deux siècles : le premier livre qui porte cette indication est le Recueil de diverses pièces servant à l’histoire d’Henry III, paru en 1660, tandis que le dernier (répertorié dans Karl Klaus Walther, Die deutschsprachige Verlagsproduktion von Pierre Marteau/ Peter Hammer, Köln, Zentralblatt für Bibliothekswesen, n° 9, 1983) - les Leichtfertige Schwänke im Geschmack des Boccacio [de Friedrich August Gottlieb Schumann] - a été publié en 1860. Sur cet imprimeur fictif, voir Léonce-Janmart De Brouillant, Histoire de Pierre Du Marteau, imprimeur à Cologne, Paris, Quantin, 1888 ; Frank-Rutger Hausmann, « Un imprimeur imaginaire à l’époque de Louis XIV », Papers on French seventeenth century literature, n° 40-41, 1994, p. 229-244. 13 Outre le lieu « Cologne », le nom « Pierre » est également récurrent dans les fausses indications d’impression, tantôt comme nom, tantôt comme prénom. 14 Voir E. Muceni, « John/ Jean Nourse. Un masque anglais au service de la littérature clandestine francophone », La Lettre clandestine, n° 24, 2016, p. 203-219. probablement réalisées en France, seules quatre affichent le nom d’un vrai imprimeur 10 . La première édition française des Provinciales qui porte des indications d’impression correctes date de 1699 : depuis leur première parution, plus de quarante ans ont donc dû s’écouler avant qu’un imprimeur d’Amsterdam, Paul Marret, ait osé associer son nom à l’ouvrage. La première édition de l’ouvrage, en 1657, a été en ce sens « pionnière », car elle a inauguré cette espèce de tradition qui veut que les Provinciales soient imprimées sous pseudonyme. Cette édition, on la doit à une famille d’imprimeurs qui a contribué de façon significative à populariser, au XVIIe siècle, la pratique des fausses adresses : les Elsevier 11 . Il est notoire que cette famille d’imprimeurs (basée à Amsterdam et Leyde) alternait les publications « officielles » et l’impression de textes, notamment de contenu politique ou religieux, que, pour des raisons de prudence, il valait mieux éditer sous des identités fictives. D’ailleurs, c’est à cette famille que revient le mérite d’avoir inventé, vers 1660, l’imprimeur fictif le plus célèbre et prolifique de l’histoire du livre moderne : Pierre Marteau de Cologne 12 . On pourrait considérer les Provinciales comme le banc d’essai de cette intuition heureuse, étant donné qu’elles ont été publiées avec l’adresse « Pierre de la Vallée, à Cologne 13 ». Cette indication de lieu représente de loin le choix préféré par les imprimeurs qui ont recours à la pratique du pseudonymat au XVIIe siècle ; siège virtuel de l’impression d’innombrables ouvrages en français, mais aussi en latin, hérétiques (c’est-à-dire non-catholiques), hétérodoxes ou aux marges de l’orthodoxie, cette adresse est principalement associée à des textes religieux, pour la plupart imprimés aux Provinces-Unies. Et même si, au XVIIIe siècle 14 , « Londres » arrachera le titre de faux lieu d’impression par excellence, l’indication « Cologne » continuera d’être très récurrente sur des publications à caractère religieux. Ainsi, les Provinciales seront attribuées, encore dans les années 1740, à des imprimeurs fictifs de Cologne, indication que l’on retrouve jusque 480 Elena Muceni 15 Une partie de cette édition (Ludovici Montaltii, Litterae Provinciales, a Willelmo Wendrockio theologo salisbergensi […] editio decima latina) porte l’indication « Lausannae, sumptibus societatis, 1775 », tandis que l’autre porte l’adresse « Coloniae, [s.n.], 1775 » ; à l’exception de ce détail, les volumes sont identiques et ont été vraisemblablement imprimés par le typographe Jean-Pierre Heubach pour la Société typographique de Lausanne. 16 Sur ces deux imprimeurs, voir D. W. Davies, « The Successors to Abraham and Bonaventura Elsevier », The World of the Elseviers, op. cit., p. 76-96. 17 Certaines fausses adresses sont très facilement identifiables, en raison de leur forme ironique, voire absurde. Parmi les plus excentriques, on peut citer celles qui paraissent dans les ouvrages du libelliste français François-Antoine Chevrier. Sur ces livres figurent en effet des indications comme « à Khilo-Khula, l’an de Sal-Chodaï 623 » (utilisée pour la publication de Bi-Bi, conte traduit du chinois par un Français. Première et peut-être dernière édition, 1746) ; « À Goa, Par exprès commandement de l’empereur » (qui figure sur Ma-gakou : histoire japonnoise, 1752) ; ou encore « À Babylone, de l’Imprimerie royale » (qui figure sur l’ouvrage Cela est singulier, histoire égyptienne, traduite du chaldéen par un rabbin génois, 1752). dans l’une des deux versions de la soi-disant dixième édition latine, imprimée à Lausanne en 1775 15 . L’histoire des impressions clandestines est marquée par la présence de ce qu’on pourrait définir des « traditions », qui associent un auteur ou un ouvrage et ses rééditions à une fausse adresse particulière. Les ouvrages des solitaires de Port-Royal, notamment ceux d’Arnauld et Nicole, sont généralement attribués à une autre figure issue de la créativité des Elsevier de Leyde (Daniel et Johannes) 16 , dont le nom sonne un peu plus allemand que « Pierre de la Vallée », à savoir « Schouten », Nicolas, Henri ou Symon, selon le cas. La fausse adresse « naturelle » pour un ouvrage critique à sujet religieux, tel que les Provinciales, aurait été « Cologne ». Puisque ces deux « traditions » (celle des ouvrages jansénistes et celle des ouvrages hétérodoxes) se recoupent dans les Provinciales, il n’est pas surprenant, du point de vue de la logique des impressions clandestines, que la plupart des éditions du texte affichent l’étiquette, « Cologne, Nicolas Schouten ». Déclinée parfois en « Schoute » ou « Schouts », cette indication n’est pas dépourvue d’un brin d’ironie (comme d’autres fausses adresses) 17 , car en néerlandais le mot « Schout », si généreusement affiché sur des livres dont la circulation était illicite, signifie « huissier de justice ». Les « états » du texte La publication des Provinciales a été l’acte inaugural d’un filon éditorial très riche, que les imprimeurs ont exploité intensivement jusqu’à nos jours. Nous avons décidé de focaliser notre attention sur les vicissitudes de l’ouvrage, de sa naissance jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, en prenant comme terminus ad quem l’édition, déjà mentionnée, parue à Lausanne en 1775. Ce choix s’appuie sur deux critères, l’un lié à l’histoire éditoriale du texte, l’autre à l’histoire proprement dite. Concernant ce dernier point, l’édition de Lausanne apparaît comme une espèce d’anachronisme, puisqu’en 1775 la Compagnie de Jésus avait été supprimée depuis deux ans : cette édition clôture ainsi virtuellement la phase pendant laquelle les Provinciales ont été un texte d’« actualité ». Pour ce qui est de l’histoire éditoriale de l’ouvrage, on remarque qu’après 1770 les rééditions du texte subissent un ralentissement, après un succès dont la durée soulève plusieurs interrogations. Notre intention n’est pas de détailler ici l’histoire des très nombreuses éditions et réimpressions de l’ouvrage, mais 481 Un best-seller de l’imprimerie clandestine : l’histoire éditoriale des Provinciales 18 Une revue détaillée des états du texte se trouve dans l’édition des Provinciales établie par L. Cognet et G. Ferreyrolles (B. Pascal, Les Provinciales, éd. cit.). 19 Ces textes avaient déjà été publiés séparément en 1657 : voir Irenaei Pauli, Disquisitiones duae ad praesentes ecclesiae tumultus sedandos opportunae. s.n., s.l. Successivement, ils ont été aussi intégrés dans le recueil édité par Arnauld, Causa Janseniana, sive fictitia haeresis, sex disquisitionibus, Cologne, Petrum Marteau, 1682. d’esquisser simplement son parcours éditorial, à travers les étapes qui nous paraissent les plus significatives, que ce soit pour des raisons intrinsèques (concernant la composition du livre) ou extrinsèques. Puisqu’à partir de sa première publication, le texte des Provinciales (1657) n’a pas cessé d’évoluer à travers l’intégration d’additions, de nouvelles préfaces et nouvelles pièces, il convient de considérer d’abord les « états du texte », c’est-à-dire les éditions originales de l’ouvrage. Celles-ci ont donné lieu à différentes réimpressions et éditions secondaires, qu’il faut distinguer des premières. La revue des états du texte exige de prendre en compte aussi les éditions latines des Provinciales  18 . La raison tient à ce que l’ouvrage, qui revient, par approximation, à Pascal, fut confié en 1657 aux soins de Pierre Nicole, éditeur du recueil, qui en a aussi publié une traduction latine en 1658. À partir de ce moment, peut-être aussi parce que l’état de santé de Pascal, déjà compromis, se dégradait rapidement, Nicole seul prit la relève de cette entreprise littéraire et polémique. Dans les éditions latines des Provinciales, celui-ci ajoute ses commentaires et introductions - qu’il signe avec le pseudonyme de Willelm Wendrock - ainsi que ses Disquisitiones, qu’il avait déjà publiées sous le pseudonyme de Paulus Irenaeus 19 . La réalisation d’une traduction latine des Provinciales constitue en elle-même un fait significatif : cette initiative exprime l’intention de Port-Royal de porter la dispute contre la Compagnie de Jésus et contre la casuistique à l’attention d’un public international, destinataire naturel des traductions latines des ouvrages contemporains. De moins en moins nombreuses au XVIIe siècle, ces traductions étaient généralement destinées aux pays dont les libraires se refournissaient aux foires de Francfort, principalement l’Allemagne, les Pays-Bas, la Suisse et l’Italie. La première édition des Provinciales, comme on l’a dit, fut publiée aux Provinces-Unies (probablement à Leyde) par les Elsevier, sous l’indication « Cologne, Pierre de la Vallée, 1657 ». L’ouvrage fut imprimé en deux formats, respectivement in-4° et in-12° ; ce deuxième format paraît s’être affirmé comme la structure « idéale » pour ce recueil : la plupart des éditions françaises de l’ouvrage publiées jusqu’à la fin du XVIIe siècle se présentent en effet en trois volumes de ce format portatif et versatile. Parmi les éditions latines, augmentées des commentaires et d’autres pièces, c’est un autre format, tout aussi pratique, qui prédomine : l’in-8°. On peut lire, dans cette prédilection pour les formats portatifs par rapport à un format propre aux livres « d’étude », tel l’in-4° (expérimenté au début), une volonté que l’ouvrage conserve son caractère pamphlétaire et de livre d’usage. Comme nous l’avons mentionné, la suite logique et chronologique de la première édition des Provinciales sont les Litterae Provinciales de 1658, traduction latine enrichie par une introduction et des éclaircissements (ou notes) où Nicole procède à une réfutation, point par point, des propositions casuistes qu’il puise dans les livres d’auteurs jésuites. L’histoire 482 Elena Muceni 20 Deux autres éditions latines suivront, à savoir la soi-disant « sixième » édition latine (1700) et la prétendue « dixième » édition (1775). En réalité, il ne s’agit dans les deux cas que de réimpressions du texte de l’édition de 1679, enrichies seulement d’une table des matières. 21 Nous avons exclu de cette revue des éditions originales des Provinciales une édition de 1664, parce qu’il s’agit de la réimpression d’une version du texte déjà accessible au public. Elle mérite néanmoins d’être évoquée parce qu’elle est une des rares éditions sur lesquelles figurent des indications d’impression authentiques : « Helmstedt, Jacob Müller ». Outre le texte des Provinciales, cette édition inclut celui de l’Examen Probabilitatis quam Jesuitae novique casuistae theologiae suae moralis fundamentum constituerunt de Samuel Rachel, à l’époque professeur d’éthique à l’académie d’Helmstedt. 22 Sur la participation de Fr.-M. de Joncoux à la campagne des Provinciales, voir Freddie Ellen Weaver, Mademoiselle de Joncoux : polémique janséniste à la veille de la bulle Unigenitus, Paris, Cerf, 2002. 23 Parmi les réimpressions que nous avons repérées, les suivantes ont été créditées à cet imprimeur imaginaire : 1659, 1666, 1667, 1669, 1679, 1681, 1682, 1685, 1688, 1689, 1690, 1698. En 1671 parut une réimpression des Provinciales portant l’indication « Cologne, Pierre de la Vallée », tandis qu’en 1684 fut publiée une édition polyglotte, dont nous parlerons plus amplement par la suite, qui porte l’indication « Cologne, Balthasar Winfelt ». 24 Outre cette édition des Provinciales, nous avons trouvé seulement trois ouvrages attribués à cet imprimeur imaginaire : Henri Schreyn-Maker [Gabriel Gerberon], Justification générale des plaintes qu’on a faites de la conduite et des sentiments de monseigneur l’archevêque de Malines, Cologne, B. Winfelt, 1692 ; [s.n.], Les Pastorales de Nemesien et de Calpurnius, Bruxelles, Balthasar Winfeld, 1744 ; [s.n.], Las Cartas provinciales ò Las diez y ocho cartas escritas por el celebre Pascal, con el nombre éditoriale de l’ouvrage est par la suite rythmée par la publication des autres éditions latines préparées par Nicole. Ainsi, on peut considérer la traduction latine de 1658 comme la deuxième édition originale des Provinciales ; elle est suivie des éditions latines (dont le texte est toujours augmenté par rapport à l’édition précédente) de 1660, 1661, 1665 et enfin 1679, dernière édition avant la mort de Nicole, survenue en 1695 20 . Toutes ces éditions portent l’indication « Cologne, Nicolas Schouten 21 ». Les Provinciales sont déclinées à nouveau en français en 1699, dans une édition parue sans indication de lieu d’impression ou de nom d’imprimeur, qui comprend la traduction française des notes de Nicole et une introduction de la traductrice - une femme de lettres proche de l’abbaye de Port-Royal, Françoise-Marguerite de Joncoux (ou de Joncourt) 22 . Il s’agit de la première édition qui « absorbe » les évolutions subies par le texte français dans ses versions latines : jusqu’à celle-ci, les réimpressions des Provinciales en français se basent sur le texte de 1657 et ont presque toutes été publiées, hormis deux exceptions, avec l’indication « Cologne, Schouten 23 ». Concernant les réimpressions successives de ces « états » du texte, souvent réalisées aux Provinces-Unies, on peut les regrouper essentiellement en deux ensembles : celles qui intègrent les variations propres aux éditions latines, et comprennent donc les notes de Nicole en traduction, et celles qui descendent directement de la première édition française et ignorent, pour ainsi dire, la généalogie latine successive des Provinciales. Les principales étapes de l’histoire éditoriale des Provinciales Parmi les nombreuses éditions/ réimpressions de l’ouvrage au XVIIe siècle, l’une des plus singulières est certainement celle parue en 1684, publiée soi-disant à Cologne par Balthasar Winfelt - identité imaginaire réemployée avec parcimonie 24 . Il s’agit d’un épais volume 483 Un best-seller de l’imprimerie clandestine : l’histoire éditoriale des Provinciales de Luis Montalto, a un provincial amico suyo y a los RR. PP. Jesuitas sobre la moral y la politica de estos padres, Colonia, Balthasar Winfelt - traduction en espagnol des Provinciales. 25 Successeur de Jean II Mommaert, Eugène-Henry Fricx (1644-1730) a été un imprimeur bruxellois actif de 1669 à 1730. 26 Voir [Antonio Garbelli], Lettere d’un direttore ad un suo penitente intorno al libro intitolato Lettere Provinciali, Venezia, Combi & La Noù, 1698, p. 3. 27 P. Jansen, De Blaise Pascal à Henry Hammond, op. cit., p. 52 et suiv. 28 On lit dans l’Avertissement de cette édition que Brunetti réalisa sa traduction au cours d’un séjour en France. Cette traduction fut réimprimée en Italie en 1761 sous le titre Le Provinciali o Lettere scritte da Luigi di Montalto ad un provinciale de’ suoi amici, avec l’indication, aussi fausse qu’injurieuse, de « Venezia, nella stamperia dei PP Gesuiti nel foro deretano, 1761, con licenza de’ PP Superiori ». 29 Sur la condamnation des Provinciales, voir Jean-Louis Quantin, « “Si mes Lettres sont condamnées à Rome”, les Provinciales devant le Saint-Office », XVII e siècle, n° 265, 2014, p. 587-617. 30 Deux circonstances concernant la circulation des versions italiennes et espagnoles des Provinciales témoignent ultérieurement de l’importance de cette initiative éditoriale : d’un côté, le fait que la traduction italienne incluse dans cette édition, réalisée dans les années 1660, n’a été publiée en Italie qu’en 1761 ; de l’autre, le fait que des copies manuscrites de la traduction de Cordero ont circulé in-8°, imprimé, selon plusieurs sources, par l’imprimeur Eugène-Henry Fricx de Bruxelles 25 et qui présente la particularité de proposer le texte (sans les annotations de Nicole) en quatre langues. Cette opération éditoriale paraît considérable à plusieurs égards. En premier lieu, parce que les éditions « polyglottes » sont très rares à cette époque et généralement réservées à des textes unanimement acclamés. C’est ce que constate, d’un ton scandalisé, le jésuite italien Antonio Garbelli, auteur d’une critique des Provinciales  26 , qui souligne qu’une traduction de ce genre, en plusieurs langues, avait été faite du De Imitatione Christi (attribuée à Thomas à Kempis), peut-être le texte religieux le plus répandu en Occident après la Bible. En deuxième lieu, cette édition se démarque parce qu’aux deux langues dans lesquelles le livre était déjà disponible - français et latin - elle associait des versions de l’ouvrage dans les idiomes parlés dans les deux principales forteresses de la Compagnie de Jésus, à savoir l’Italie et l’Espagne. Ces choix confèrent une importance particulière à cette édition car, comme l’a bien montré l’étude que Paule Jansen a consacrée aux traductions et éditions anglaises des Provinciales, ces lettres ont été perçues par leurs éditeurs et traducteurs comme un instrument susceptible de manipuler l’opinion publique et de provoquer, par ce biais, des effets concrets. À disposition de tous ceux qui étaient assez habiles pour l’exploiter, cette arme a servi diverses causes dans des contextes politiques et sociaux différents. En Angleterre, comme l’a souligné la chercheuse, le parti anglican se l’est appropriée en publiant une traduction déjà en 1658 (quand le danger d’un retour au catholicisme dans le pays était imminent) 27 , afin de raffermir le parti anticatholique, créant en outre l’illusion de la possibilité d’une alliance avec les jansénistes. D’un autre côté, les réformés français ont voulu interpréter les Provinciales comme le signe avant-coureur d’un schisme, à l’intérieur de l’Église de France, et donc de la possibilité d’un ralliement des jansénistes à la cause réformée. Les Provinciales ont ainsi pu être lues, par transposition, alternativement comme « anti-romaines » ou « antipapistes ». On perçoit donc clairement l’ambition « politique » d’une édition incluant les premières traductions italienne (par Cosimo Brunetti) 28 et espagnole (par Gratien Cordero) de l’ouvrage (condamné par le Saint-Office dès 1657 29 ), publiée, qui plus est, par un imprimeur de Bruxelles, alors dans le territoire des Pays-Bas espagnols, donc sous l’autorité de Madrid 30 . 484 Elena Muceni clandestinement en Espagne (au moins trois copies ont été répertoriées ; l’une d’entre elles se trouve à la bibliothèque nationale d’Espagne à Madrid : MSS/ 7069). 31 Par exemple pour l’édition « Amsterdam, aux dépens de la compagnie, 1767 ». 32 Voir n. 37. 33 Voir C.-L. Maire, De la cause de Dieu à la cause de la nation. Le jansénisme au X V I I Ie siècle, Paris, Gallimard, 1998. 34 Voir C.-L. Maire, Les Convulsionnaires de Saint-Médard. Miracles, convulsions et prophéties à Paris au X V I I Ie siècle, Paris, Gallimard, 1985 ; Marie-José Michel, Jansénisme et Paris, Paris, Klincksieck, 2000. 35 Voir Michel Le Guern, « Le Jansénisme : une réalité politique et un enjeu de pouvoirs », Recherches de Science Religieuse, n° 91, 2003, p. 461-488 (en particulier p. 482-488). Ces dynamiques d’utilisation politique du texte sont indirectement évoquées dans l’une des éditions néerlandaises du XVIIIe siècle, qui porte l’indication « Amsterdam, aux dépens de la compagnie, 1734 ». Cette édition, qui fait partie du filon des éditions françaises intégrant les notes latines, et sera utilisée comme référence pour les impressions néerlandaises successives 31 , retient notre attention en particulier en raison de la présence d’un frontispice, réalisé par le graveur Wouter Jongman (voir la figure en annexe). L’image du frontispice paraît vouloir rétablir l’ambition authentique des Provinciales, que les port-royalistes n’avaient pas conçues comme une offre d’alliance aux calvinistes (combattus violemment par Arnauld) ou aux anglicans. Ces lettres n’avaient pas non plus été diffusées dans le but de produire une rupture entre Port-Royal et l’Église catholique romaine, mais plutôt dans celui de condamner la doctrine d’une compagnie qui empêchait la réalisation de cette réformation et moralisation du clergé, l’une des priorités de la Contre-Réforme. Le frontispice de cette édition d’Amsterdam (qui sera ensuite repris et réadapté 32 ) replace les éléments sous une juste lumière. Sur l’illustration, on reconnaît la cathédrale de Saint-Pierre à Rome et son célèbre parvis ; dans les nuages en hauteur, on aperçoit le pape, symbolisé par la tiare papale, dont le cœur est frappé par un faisceau lumineux qui émane de Dieu, symbolisé par un triangle dans le ciel. Cette figure, qui tient la férule à trois branches dans la main gauche, foudroie de la main droite des livres, qui occupent la partie inférieure de l’image : ce sont, de toute évidence, les « mauvais livres » des casuistes. Les Provinciales, outre une apologie pour Port-Royal, poursuivaient l’objectif de sensibiliser l’opinion publique ainsi que les autorités ecclésiastiques contre la théologie morale adoptée par les jésuites. Le message transmis par le frontispice est que les jésuites nuisent à l’Église romaine : l’image évoque explicitement une intervention de l’autorité papale - qui aura effectivement lieu quarante ans plus tard. Au XVIIe siècle, Rome avait appuyé les jésuites dans cette confrontation avec Port-Royal. Mais la bataille, poursuivie par d’autres que les port-royalistes, devait continuer tout au long du XVIIIe siècle : c’est ce dont témoignent ces réimpressions tardives des Provinciales. La destruction de Port-Royal n’a pas marqué d’ailleurs la fin du jansénisme en France, mais le début d’une nouvelle phase du mouvement, qui a pris des formes différentes et articulées au cours du siècle des Lumières, comme l’a montré Catherine-Laurence Maire 33 . Le mouvement des appels contre la bulle Unigenitus, d’abord, et le développement de la mouvance des convulsionnaires 34 ensuite, ont déterminé en effet un « nouveau départ » du jansénisme, ou la création d’un « second jansénisme 35 ». Il demeure que l’édition d’Amsterdam de 1734 a, pour ainsi dire, « relancé » le succès des Provinciales, après un silence de vingt-deux ans, un record d’absence pour ce best-seller. Après les - au moins - onze éditions/ réimpressions des années 1680-1690, les Provinciales 485 Un best-seller de l’imprimerie clandestine : l’histoire éditoriale des Provinciales 36 Voir C.-L. Maire, « Les querelles jansénistes de la décennie 1730-1740 », Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, n° 38, 2005 (en ligne : http: / / journals.openedition.org/ rde/ 297). 37 Cette édition présente un détail remarquable : la page de couverture évoque le frontispice de l’édition de 1734 par une petite image où l’on voit la figure d’un jésuite, portant un masque sur le visage, frappé par la foudre avec les livres qui sont à ses pieds. En bas de l’image l’on lit : « la fausse morale foudroiée ». 38 Sur cet imprimeur, voir Lynn Hunt, Margaret Jacob et Wijnand Mijnhardt (dir.), The Book that changed Europe, Cambridge (MA)/ London, Harvard University Press, 2010. 39 Nous faisons référence en particulier aux Dissertations mêlées sur divers sujets importants et curieux (Amsterdam, J.-F. Bernard, 1740 - ouvrage recensé dans le site du projet consacré au corpus des ouvrages philosophiques clandestins dirigé par Susana Seguin : http: / / philosophie-clandestine.hum a-num.fr/ ) -, et au Cymbalum Mundi, que J.-F. Bernard aurait voulu imprimer, mais qui fut publié par Prosper Marchand (sur cet épisode, voir Alain Mothu, « Règlement de comptes à Amsterdam », La lettre clandestine, n° 24, 2016, p. 255-281). n’ont eu, entre 1700 et 1734, que deux réimpressions. Il serait intéressant d’étudier les raisons de cette renaissance du texte dans les années 1730, qui sont à rechercher à notre avis, comme le suggère le frontispice de l’édition amstellodamoise, davantage du côté de la politique ecclésiastique, que de celui des mouvements religieux populaires (comme celui des convulsionnaires). La « politisation » du second jansénisme, dans les années 1730-1740 36 , et son succès dans le milieu parlementaire, ainsi que le fait que Clément XII n’ait pas hésité à contrer la Compagnie de Jésus en différentes circonstances, explique peut-être ce rebondissement dans l’histoire éditoriale des Provinciales. Cinq éditions néerlandaises ont en effet suivi immédiatement celle dont nous venons de parler - dont deux en hollandais (1738 et 1739) et trois en français - publiées respectivement en 1735, 1738 et 1739. Nous étudierons uniquement celle de 1735, moins complète que les autres (elle n’inclut pas la traduction des notes latines), mais qui présente la particularité de porter le nom d’un imprimeur réel. En effet, tandis que l’édition de 1738 est traditionnelle‐ ment attribuée à « Schouten, Cologne » (Henry cette fois) 37 , et que celle de 1739 exhume le premier imprimeur imaginaire des Provinciales « Pierre de la Vallée », on lit le nom d’un vrai imprimeur sur l’édition de 1735 : Jean-Frédéric Bernard 38 . Avant celui-ci, comme nous avons indiqué au début de cet article, un autre imprimeur d’Amsterdam, lui aussi réfugié d’origine française, Paul Marret, avait publié l’ouvrage sous son nom - il était le premier à le faire sur une édition en français - en 1699. L’activité de ces deux imprimeurs qui ont prêté leurs presses aux Provinciales, suggère deux profils assez proches. En effet, l’un comme l’autre ont publié des textes, pour ainsi dire, « sensibles ». Dans le cas de Paul Marret, la production d’histoires galantes en particulier, laisse deviner l’adoption d’une stratégie d’affaires dépourvue de scrupules ; le grand potentiel commercial de l’ouvrage explique peut-être en ce cas le choix d’imprimer les Provinciales. Jean-Frédéric Bernard avait lui aussi un sens des affaires très développé, mais dans son cas l’édition des Provinciales paraît rentrer dans un dessein plus ample, qui orientait son activité : celui de la promotion d’une culture ouverte, tolérante et anti-obscurantiste. Il faut rappeler à ce propos que, pendant sa carrière, Jean-Frédéric Bernard a aussi édité, ou voulu éditer, des textes qui avaient appartenu jusque-là au corpus des manuscrits philosophiques clandestins 39 . On peut ainsi affirmer qu’il a fait « sortir de la clandestinité » plusieurs ouvrages en leur prêtant son nom : dans une certaine mesure, cela a été aussi le cas des Provinciales. 486 Elena Muceni 40 En particulier nous avons repéré les éditions suivantes : Clermont, Frères Lefranc, 1752 ; Amsterdam, aux dépens de la Compagnie, 1753 ; s.n., s.l., 1754 ; Clermont, Frères Lefranc, 1756. 41 Cette traduction a été réimprimée en 1766 dans une édition incluant les commentaires de Nicole et des annotations originales contenant des attaques très violentes contre la Compagnie de Jésus. 42 Voir n. 28. Comme nous l’avons dit, ces éditions des années 1730 ont donné un nouvel élan éditorial à l’ouvrage, qui fut au moins réimprimé à quatre reprises dans les années 1750 40 , un siècle après sa première parution. Ces réimpressions, dont trois paraissent avoir été réalisées en France, sont toutefois encore dépourvues d’adresse ou présentent des indications peu vraisemblables, telle « Clermont, frères Lefranc », qui n’est pas signalée dans les répertoires des imprimeurs et pour laquelle nous n’avons retrouvé aucune autre correspondance. On peut en conclure au moins deux choses : en premier lieu, qu’au milieu du XVIIIe siècle, en France, les Provinciales étaient encore considérées comme un ouvrage suffisamment actuel et intéressant pour être réimprimé ; en deuxième lieu, qu’ici, à la différence des Pays-Bas, les imprimeurs ne se sentaient pas encore suffisamment à l’abri des répercussions juridiques pour mettre leur nom sur l’ouvrage. Le corollaire naturel de cette deuxième considération est que le texte était à l’époque perçu encore davantage comme un ouvrage polémique que comme une œuvre littéraire. Des signes avant-coureurs de la disgrâce des jésuites commençaient pourtant alors déjà à se manifester en Europe. En 1759, le roi du Portugal supprime la Compagnie ; en 1764, les jésuites sont expulsés de France et ceux du duché de Parme subissent le même sort quatre ans plus tard. Ces initiatives, qui culminent avec la suppression de la Compagnie par le pape en 1773, ont été éminemment motivées par des raisons économiques, liées, dans les différents cas, aux intérêts financiers que les jésuites géraient dans les colonies, à travers leurs missions. Or, même dans ce nouveau cadre de référence, les Provinciales ont continué à être perçues comme une arme efficace pour discréditer les jésuites aux yeux de l’opinion publique. À ce propos, il est emblématique que la traduction italienne de l’édition polyglotte de 1684 ait été enfin publiée en Italie en 1761 41 - à savoir quand la position des jésuites commençait à vaciller aussi à Rome ; l’injure outrageant les jésuites qu’elle affiche sur la couverture, à la place du lieu d’impression, révèle clairement que le but poursuivi par les acteurs impliqués dans cette publication n’était pas « édifiant 42 ». Au vu de la fonction politique attribuée à l’ouvrage dans les années 1760, il ne faut pas considérer comme un hasard le fait qu’après la suppression de la Compagnie, marquée en retard par l’édition latine de Lausanne de 1775, le rideau se soit baissé sur les Provinciales. Elles ont alors disparu de la scène éditoriale pendant trente ans. Dans les coulisses, au cours de cette longue absence, avec la complicité de la Révolution, elles ont préparé leur dernière métamorphose : elles ont perdu l’identité de texte d’« actualité » et militant pour devenir un classique de la littérature. Considérations conclusives Bien que partiel et rapide, cet aperçu permet de saisir les traits caractéristiques de l’histoire éditoriale des Provinciales. Même si elles n’ont pas atteint le but pour lequel elles avaient été originairement conçues - porter secours à Port-Royal - elles ont eu des répercussions 487 Un best-seller de l’imprimerie clandestine : l’histoire éditoriale des Provinciales 43 Comme la condamnation romaine de certaines propositions casuistes en 1665 (par le pape Ale‐ xandre VII). 44 Voir Robert Darnton, Édition et Sédition, Paris, Gallimard, 1991. 45 [ Jacques Nouet], Réponse aux lettres provinciales publiée par le secrétaire du P.R. contre les PP de la Compagnie de Jésus, Liège, Jean-Mathias Hovius, 1657. 46 Nous considérons fausse cette indication, dont on trouve des correspondances uniquement sur quelques livres jésuites ; elle reprend le nom de Johannes Busaeus, un auteur jésuite célèbre ayant vécu aux Pays-Bas espagnols au début du X V Ie siècle. 47 [Gabriel Daniel, Joseph De Jouvency (trad.)], Cleander et Eudoxus seu de provincialibus quas vocant, literis, Dialogi, Puteolis [Pozzuoli], typis Jacobi Raillard, 1695. 48 [G. Daniel, Giovanni-Battista De Benedictis (trad.)], Ragionamenti di Cleandro ed Eudosso sovra le lettere al provinciale, recati nell’italiana favella dall’original francese, Pozzuoli, Giacomo Raillard, 1695. 49 [G. Daniel, Joseph de Torquemada (trad.)], Conversaciones de Cleandro y de Eudoxio sobre las Cartas al provincial, Barcelona, Rafael Figuerò et Juan Iolis, 1696 (et réimprimée ensuite à Madrid en 1697). 50 C’est ce qu’explique Fr.-M. de Joncoux dans son introduction à l’édition des Provinciales de 1699. majeures dans l’Église catholique, ce dès les années 1660 43 . Elles ont aussi contribué, comme on l’a vu, à détruire la réputation de la Compagnie de Jésus à une échelle, pour l’époque, globale. La portée de ces résultats se doit à la stratégie de diffusion du texte mise en acte par Nicole qui, déguisé en théologien allemand du nom de Wendrock, écrit en latin dans le but explicite de porter la cause à l’attention d’un public international. Un autre trait distinctif des Provinciales est, comme on l’a vu, que leur histoire éditoriale se dénoue presque entièrement dans l’univers parallèle des impressions clandestines. Très peu d’imprimeurs, aucun n’étant français, n’ont osé associer leur nom à cet ouvrage, même au XVIIIe siècle. Le public avisé de l’époque savait toutefois que tout ce qui était écrit de plus innovateur, progressiste et dérangeant était publié de cette manière 44 . À ce propos, il est intéressant de noter que, pour répondre aux Provinciales, les jésuites ont adopté les mêmes stratégies 45 : usage de pseudonymes et de l’anonymat, fausses adresses, multiplication des traductions. Ainsi l’Apologie pour les casuistes de Georges Pirot parut en 1657 de manière anonyme et sans nom d’imprimeur ; elle fut ensuite réimprimée en 1658 avec la mention (ironique) « Cologne, Pierre de la Vallée ». Les Notae in Notas (1659) - attribuées généralement au père Honoré Fabri - sont signées « Bernardo Stubrockio » et affichent l’indication « Coloniae, J. Busaeum 46 ». Enfin, la plus célèbre réponse des jésuites aux Provinciales, les Entretiens de Cléandre et d’Eudoxe sur les lettres au Provincial, du père Gabriel Daniel (1694), appartient au catalogue du plus actif des imprimeurs imaginaires, que nous avons déjà nommé, « Pierre Marteau de Cologne », véritable « citation » des impressions clandestines. Comme les Provinciales, ce texte fut traduit en latin 47 , en italien 48 et en espagnol 49 . L’imitation des stratégies éditoriales utilisées par les jansénistes n’aboutit pourtant pas à l’effet espéré ; ce fut au contraire l’occasion d’affermir la campagne contre les jésuites en France 50 . Cette campagne, qui a fait vaciller les équilibres à l’intérieur de plusieurs Églises natio‐ nales au XVIIIe siècle, est symbolisée par un livre, les Provinciales, qui ont, sinon provoqué, du moins accompagné le déclin d’une institution, la Compagnie de Jésus, qui incarnait dans l’imaginaire collectif une conception prémoderne, d’alliance et subordination, du 488 Elena Muceni 51 Nous faisons référence à l’interprétation de Margaret Jacob (The Radical Enlightenment: Pantheists, Freemasons and Republicans, London, Allen and Unwin, 1981) et de Jonathan Israel (Radical Enligh‐ tenment. Philosophy and the making of modernity, 1650-1750, Oxford, Oxford University Press, 2010). Frontispice de Les Provinciales, ou Lettres ecrites par Louis de Montalte à un provincial de ses amis, Et aux RR. PP. Jesuites sur la Morale & la Politique de ces Peres. Avec les notes de Guillaume Wendrock, Traduites en francois, Amsterdam, aux dépens de la compagnie, 1734. (Biblioteca Nazionale Universitaria di Torino, cote : C.NOD VIretro.11 V. ; © Ministero per i Beni e le Attività Culturali, Biblioteca Nazionale Universitaria di Torino) rapport entre les pouvoirs politique et religieux. On pourrait alors peut-être accorder aux Provinciales une place parmi les textes ayant inspiré les « Lumières radicales 51 ». ANNEXE 489 Un best-seller de l’imprimerie clandestine : l’histoire éditoriale des Provinciales 1 Moniteur bibliographique de la Compagnie de Jésus, Paris, Études, 1888, p. 8 (numérisé sur Gallica). Le XVII ᵉ siècle, enjeu intellectuel crucial pour les jésuites de la Belle Époque : l’exemple d’Henri Chérot Sheza M O L E D I N A Bibliothèque municipale de Lyon Les jésuites considèrent généralement le Grand Siècle comme l’âge d’or de la Compagnie de Jésus, une période d’intense activité intellectuelle mais aussi une période d’expansion de l’ordre aux quatre coins du monde. Animés par l’esprit de la reconquête, ils sont sur tous les fronts, cumulant fréquemment les ministères et les charges les plus divers. Confesseurs et intimes des élites dont ils sont conseillers spirituels autant que politiques, ils sont aussi enseignants, missionnaires, prédicateurs, bibliothécaires, bibliographes, éru‐ dits, traducteurs, poètes, rhétoriciens etc. Période connue pour la vivacité des débats et controverses philosophiques et religieux, les jésuites y jouent naturellement un rôle de premier plan, n’hésitant pas à prendre la plume pour défendre leurs idées face à leurs nombreux détracteurs, mais aussi pour se maintenir sur la scène intellectuelle. Auteurs aussi prolifiques qu’incontournables, ils s’appuient sur un vaste réseau de libraires engagés et efficaces pour diffuser leurs écrits à travers le monde. Plus de deux siècles après, la Compagnie de Jésus, et plus largement l’Église catholique, se trouve confrontée à une situation critique qui menace son existence même, mais la conjoncture lui est cette fois clairement défavorable : la consolidation du système républicain en France, un regain d’anticléricalisme radical, la montée des idées socialistes et libertaires, la laïcisation de l’éducation, mais aussi la sécularisation progressive des sciences religieuses qui aggrave d’autant la perte d’influence des milieux religieux, sont quelques-uns des traits saillants de cette période charnière, qui va des années 1870 à la Grande Guerre. Malgré les contraintes imposées par cette conjoncture difficile, la Compagnie de Jésus reste déterminée à retrouver sa renommée d’antan et sa place dans le monde. Elle s’investit dès lors de manière intensive dans la promotion des activités intellectuelles et éditoriales afin de maintenir sa position dans les cercles influents et de former des historiens capables de rappeler avec brio les pages les plus glorieuses de son histoire. Antinomique des valeurs de la Troisième République et période d’expansion et de prospérité de l’ordre, le Grand Siècle devient naturellement un sujet d’étude de prédilection pour les jésuites de la Belle Époque. Cet article s’intéressera donc à l’intérêt symbolique et stratégique des études dix-septié‐ mistes pour la Compagnie de Jésus à l’orée du XXe siècle, à travers le parcours et les travaux de l’un de ces jésuites investis dans ce « ministère apostolique de la plume 1 » : Henri Chérot (1856-1906), spécialiste du poète jésuite Pierre Le Moyne et du prédicateur Bourdaloue, et plus généralement de l’histoire littéraire et religieuse du XVIIe siècle. Il s’agit donc ici d’offrir une perspective inhabituelle sur l’histoire littéraire du XVIIe siècle, en partant de la vie et l’œuvre de cet érudit jésuite du XIXe siècle qui se dédia corps et âme à l’étude passionnée de ce qu’il est convenu d’appeler le « Grand Siècle ». Nous situerons cet auteur jésuite très méconnu de nos jours - d’aucuns diraient même qu’il est un illustre inconnu - dans cette fin de siècle tendue et mouvementée menant à la Grande Guerre, afin de comprendre le contexte dans lequel il s’adonna à ses recherches, mais aussi les visées délibérées ou instinctives de ces dernières. Une fin de siècle mouvementée pour les jésuites Avant d’entrer dans le vif du sujet, il nous semble important de présenter rapidement certains événements qui portaient alors préjudice à la branche française de la Compagnie de Jésus mais qui ont eu aussi pour effet de stimuler les activités intellectuelles des jésuites français. À quelque chose malheur est bon ! Mars 1880 voit la promulgation des décrets anti-congréganistes de Jules Ferry, ordonnant la dissolution de l’ordre des jésuites. Pour les contrer, les autorités jésuites décident de transférer hors des frontières françaises leurs établissements d’enseignement, aussi bien les maisons de formation religieuse que les collèges. Interdits désormais de vivre en communauté et d’exercer la fonction d’enseignant, ni dans les collèges ni même dans leurs propres scolasticats, les jésuites voient dans l’exil la seule issue possible, misant sur la fin prochaine du régime républicain en France. Ils transportent donc progressivement leurs maisons de formation aux frontières de la France, dans des pays plus accueillants tels que la Belgique, l’Angleterre, les îles anglo-normandes ou l’Espagne, où des monarchies parlementaires étaient au pouvoir. En ce qui concerne les collèges, certains sont déplacés dans ces pays frontaliers alors que d’autres sont maintenus en France et placés sous une direction laïque, ce qui permet à certains jésuites de continuer à y enseigner discrètement - en tant que simples prêtres séculiers -, tout en vivant hors du collège, afin de ne pas éveiller de suspicions. Une seconde vague de départ vers l’étranger interviendra suite à la promulgation des lois combistes de 1901 et 1904. La première, portant sur les associations, imposera aux congrégations religieuses un régime d’exception ; celle de 1904 supprimera purement et simplement l’enseignement congréganiste. Pour pouvoir se maintenir en France, les congrégations non reconnues seront désormais tenues de fournir leurs statuts, un état complet de leurs membres, un inventaire de leurs biens et ressources, et de légaliser leur situation. Encore une fois, les jésuites refusent de se soumettre aux démarches administratives que leur impose le « maudit gouvernement républicain ». Ils n’ont dès lors plus d’autre choix que d’opter pour la clandestinité ou pour la fuite à l’étranger. De fait, ils se joignent aux autres congréganistes récalcitrants qui prennent le chemin de l’exil, quittant la France pour s’installer provisoirement hors des frontières, emportant avec eux, leurs meubles, leurs bibliothèques et autres biens, en attendant la fin du régime républicain et anticlérical en France. Ils élisent domicile notamment à Enghien en Belgique, sur l’île anglo-normande de Jersey, à Hastings et à Canterbury en Angleterre, autrement dit, dans des villes situées non loin des frontières de la France. Leur objectif est de poursuivre, malgré 492 Sheza Moledina 2 Voir, par exemple : Antonio Astrain, Lesmes Frias, Historia de la compañía de Jesús en la asistencia de España, (1540-1758), Madrid, Razón y Fe Estab, 1902-1925, 7 vol. ; Pietro Tacchi-Venturi, Storia della Compagnia di Gesù in Italia narrata col sussidio di fonti inedite, Roma, Società Editrice Dante Alighieri ; Milano, La Civiltà Cattolica, 1910-1922, 2 vol. 3 Acte de naissance : Archives départementales de l’Yonne : Sens : NMD (1856-1856) - 5 Mi 887/ 7. ces nouvelles contraintes, la formation religieuse ou l’enseignement secondaire en terre neutre, d’éviter coûte que coûte le déclin des vocations, et de rassurer les parents de leurs élèves et recrues afin qu’ils acceptent d’envoyer leurs fils dans ces pensionnats d’exil. Écrire pour valoriser son histoire En conséquence de ces transferts et fermetures qui provoquent inévitablement une baisse considérable des inscriptions, nombre de jésuites professeurs se retrouvent au chômage technique. Ils mettent cependant cette période creuse à profit en se livrant à des travaux de recherche et d’érudition, qu’il leur était très difficile de mener pendant la période faste des collèges jésuites, qui s’étend de la promulgation de la loi Falloux sur la liberté de l’en‐ seignement secondaire en 1850 jusqu’à 1880. Certains jésuites sont nommés expressément par leurs supérieurs pour se pencher sur tel ou tel sujet, en raison de leurs dispositions pour l’écriture ou leur connaissance approfondie de tel ou tel domaine. Étudier l’histoire de la Compagnie deviendra naturellement l’un des axes de recherche prioritaires. Ce genre n’était évidemment pas nouveau et avait été déjà amplement exploité tout au long du XIXe siècle. Il était cependant davantage centré sur la biographie voire l’hagiographie, comme celle des élèves morts prématurément au collège, des jésuites tués pendant la guerre franco-prussienne ou pendant la Commune, ou celle des martyrs des missions et autres jésuites modèles. Sous le mandat du père général Luis Martin, qui dirige l’ordre entre 1892 et 1906, ce genre connaît une nouvelle impulsion, qui vise, nous semble-t-il, à se distancier de l’aspect trop ouvertement édifiant et apologétique qui primait jusqu’alors. Il s’inscrit dans un mouvement beaucoup plus vaste au sein de l’Église catholique, qui entend restaurer les études ecclésiastiques et contrer la récupération des sciences religieuses par des laïcs et des « mécréants ». Dès son élection, Luis Martin exprime le vœu que, dans chaque Assistance (unité administrative jésuite), une équipe d’historiens qualifiés entreprenne d’écrire l’histoire de l’ordre dans ses divers cadres nationaux 2 . Henri Chérot fait justement partie des jésuites alors désignés pour étudier l’histoire de son ordre. Mais il lui faudra faire ses preuves et prouver sa probité religieuse et intellectuelle avant d’être officiellement nommé à cette fonction prestigieuse. L’œuvre ressuscité d’un poète jésuite du Grand Siècle Henri Louis-Charles Chérot, est né le 4 février 1856 à Sens 3 , d’Auguste Chérot et de Marie Félicité Le Maistre, laquelle était issue de l’une des plus anciennes maisons de la noblesse du Tonnerrois. Il fait des études brillantes au collège jésuite de Dôle avant de démarrer sa formation religieuse en 1875 à Amiens, au noviciat de Saint-Acheul. Après 1880, comme beaucoup de jeunes jésuites de sa génération, il continue sa formation religieuse hors 493 Le X V I I ᵉ siècle, enjeu intellectuel crucial pour les jésuites de la Belle Époque : l’exemple d’Henri Chérot 4 Sheza Moledina, Histoire des bibliothèques jésuites à l’époque contemporaine (1814-1998), Thèse de doctorat inédite, EHESS, 2007, 2 vol. 5 E.-Ch. Griselle, Le R. P. Henri Chérot, de la Compagnie de Jésus (1856-1906) : essai bibliographique, extrait du Bulletin du bibliophile, Paris, H. Leclerc, 1907, p. 13. En ligne, http: / / numelyo.bm-lyon.fr. 6 https: / / archive.org/ details/ tudesurlavieet00ch : l’exemplaire numérisé appartient à la bibliothèque de l’université d’Ottawa mais contient également un tampon de l’Institut catholique de Paris. 7 A.-É. Spica, « Pierre Le Moyne (1602-1671) : essai de bibliographie critique », Œuvres & Critiques, n° 35-2 (2002), p. 103-111. http: / / periodicals.narr.de/ index.php/ oeuvres_et_critiques/ article/ view/ 11 81 de la métropole, notamment à Gemert aux Pays-Bas, puis à Enghien en Belgique. C’est précisément au cours de nos recherches sur les bibliothèques jésuites de cette période d’exil que nous avons découvert Henri Chérot 4 . Le nom de ce jeune homme apparaît fréquemment dans des documents d’archives, car cet ami des livres est déjà très investi dans la gestion de la bibliothèque des scolastiques d’Enghien, où il se fait rapidement remarquer pour son goût pour l’érudition, la bibliophilie et la bibliographie. Très tôt, Chérot commence à écrire et se révèle un écrivain prolifique. Il obtient sa licence ès lettres puis prépare sa thèse de doctorat à la faculté de Besançon, intitulée Étude sur la vie et les œuvres du P. Le Moyne (1602-1671), commençant ainsi sa carrière d’historien de la Compagnie en retraçant la vie de Pierre Le Moyne, prédicateur, poète et écrivain du XVIIe siècle. Son ami et confrère Eugène-Charles Griselle (1861-1923), lui aussi dix-septiémiste et spécialiste de Bourdaloue, rapporte que cette thèse n’aurait pas été soutenue « par suite d’une de ces iniquités sournoises dont il serait bon de publier l’histoire 5 ». Apparemment, Griselle avait retrouvé dans les papiers de Chérot, mort en 1906, des lettres suggestives à ce propos, mais nous n’en savons pas davantage. Privé de son titre de docteur, Chérot réussit néanmoins à publier sa thèse à Paris, chez Picard en 1887. Aujourd’hui, il reste de cette édition à peine une dizaine d’exemplaires dans les bibliothèques publiques et universitaires en France. Un exemplaire numérisé demeure cependant facilement accessible sur archive.org 6 . Mentionnons aussi une édition fac-similé, publiée en 1971 par les éditions Slatkine à Genève à l’occasion du 3 e centenaire de la mort du poète jésuite. On peut se demander pourquoi Chérot avait choisi d’étudier la vie et les œuvres de ce poète pas forcément le plus illustre du Grand Siècle. Si l’on se réfère à l’essai de bibliographie critique de Pierre Le Moyne compilé par Anne-Élisabeth Spica 7 aujourd’hui disponible sur Internet, l’ouvrage de Chérot y apparaît comme le plus complet pour le XIXe siècle et comprend également une bibliographie des œuvres de Le Moyne à la fin de l’ouvrage. Manifestement, Chérot était simplement fasciné par le personnage mais aussi désireux de tirer de l’ombre ce poète et prédicateur. Son penchant pour ce sujet et son esprit brillant ont très vite convaincu ses supérieurs de le laisser approfondir ses travaux, qui ne pouvaient que contribuer à la gloire de la Compagnie de Jésus et à mettre en valeur le génie et la singularité de ses membres. Dans un article que Chérot publie quelques années plus tard en 1902 dans le Bulletin du bibliophile, à l’occasion du tricentenaire de la naissance de Pierre Le Moyne (1602-1902), il explique sa démarche, confirme sans ambiguïté ce désir de combler une lacune, tout en regrettant le manque d’enthousiasme frappant pour ce poète jésuite, contrairement au centenaire de la naissance de Victor Hugo (1802-1885), qui, lui, était fêté en grande pompe : 494 Sheza Moledina 8 Henri Chérot, « À propos du troisième centenaire du père Pierre Le Moyne (1602-1902) », Bulletin du bibliophile et du bibliothécaire, Paris, H. Leclerc, 1902, p. 354. 9 Ibid., p. 355. 10 Voir notamment sa série consacrée à l’Iconographie de Bourdaloue, Paris, V. Retaux, 1900, 1901, 1903. 11 Lille, Desclée de Brouwer, 1892. C’est pourquoi, entre autres causes, tandis que le premier centenaire de V. Hugo battait son plein, aux alentours du 26 février 1902, la mémoire des hommes d’aujourd’hui n’a pas été troublée quelques jours après, à la date du 5 mars. Ce 5 mars, c’était pourtant le troisième centenaire de la naissance de Pierre Le Moyne à Chaumont en Bassigny, et je ne sais si là-bas où fut son berceau, plus qu’à Paris, où est sa tombe, il y a eu, en cet anniversaire inaperçu quelques fidèles à son souvenir. 8 Et il continue : Osais-je, cependant maintenant que le bruit de la mêlée électorale, avant de s’éteindre à son tour, a recouvert celui des fêtes hugotiques, essayer de déposer quelques fleurs sur les œuvres d’un poète de talent, mais non de génie, qui naïvement se regardait d’avance comme le compagnon d’immortalité d’Homère, de Virgile et du Tasse. Mon bouquet sera modeste et ma couronne ne sera point enrubannée d’inscriptions à réclame. Mon unique désir est d’ajouter à l’épitaphe du monument délaissé quelques dates, quelques titres, quelques noms propres. Peut-être cette contribution bibliographique à l’œuvre d’un auteur oublié sera-t-elle en même temps un chapitre nouveau de l’histoire de la littérature précieuse. 9 Un écrivain prolifique et un bibliographe rigoureux Parallèlement à ses travaux littéraires et bibliographiques sur Pierre Le Moyne, Chérot s’intéresse plus largement à l’histoire du Grand Siècle et publie de nombreux articles sur Louis Bourdaloue 10 , Jacques-Bénigne Bossuet, les princes de Condé mais aussi des ouvrages, comme La Première jeunesse de Louis XIV (1649-1653), d’après la correspondance inédite du P. Charles Paulin, son premier confesseur  11 . Selon Griselle, il aurait aussi commencé un travail sur François Garasse, prédicateur et polémiste jésuite du XVIIe siècle, mais qu’il n’achèvera pas. À travers ses diverses recherches, Chérot est amené à se pencher aussi sur l’histoire du jansénisme et commence, à partir de 1890, à réunir de la documentation en vue d’un travail de recherche sur ce sujet. Sur sa carte de visite, il se présente comme « publiciste » ou encore comme rédacteur à la revue jésuite Études et à la Revue Bourdaloue, qu’il a créée et codirigée avec son confrère Griselle entre 1902 et 1904. Cette dernière avait pour objectif de préparer le bicentenaire de l’illustre prédicateur précisément en 1904, se proposant de réunir l’inédit (sermons et lettres), les documents et informations de nature à éclairer la biographie ainsi que les écrits du prédicateur. Chérot a aussi beaucoup contribué au Bulletin du bibliophile et à diverses revues internes jésuites, ainsi qu’aux bulletins ecclésiastiques ou d’histoire locale : comptes rendus, chroniques, articles, etc. Griselle, à qui nous devons l’essai bibliographique sur les œuvres de Chérot, relève 328 titres, produits sur une période assez courte, allant de 1882 et 1906. 495 Le X V I I ᵉ siècle, enjeu intellectuel crucial pour les jésuites de la Belle Époque : l’exemple d’Henri Chérot 12 E.-C. Griselle, Le R. P. Henri Chérot, de la Compagnie de Jésus (1856-1906) : essai bibliographique, op. cit., p. 10. 13 Ibid. 14 Auguste et Aloys Debacker, Auguste Carayon, Bibliothèque de la Compagnie de Jésus, C. Sommervogel (éd.), Bruxelles, Oscar Schepens ; Paris, Picard, 1890-1930, 12 vol. Réimpression anastatique de Heverlé-Louvain, Bibliothèque S.J. Collège philosophique et théologique, 1960. 15 H. Chérot, « Un grand bibliographe, le P. C. Sommervogel », Bulletin du bibliophile, 1902, p. 265-268. 16 Paris, Picard, 1910-1925, 5 vol. Enfin, c’est encore Griselle qui nous explique qui était véritablement cet ami et collabo‐ rateur récemment disparu, dans l’hommage poétique et touchant qu’il lui rend peu après sa disparition : Un « éloge » du P. Chérot est superflu, et pour esquisser son portrait, nous n’aurons souvent, de tel de ses articles où il décrit à merveille, parce qu’il les comprend, la conscience et la patience des historiens analysés par lui, qu’à détacher les propres phrases qu’il consacrait à leur louange. […] C’est ainsi qu’on lui peut retourner l’éloge qu’il décerne, dans la notice déjà citée à propos de l’auteur d’un catalogue loué par le P. Sommervogel. « Tout ce qu’il dit de son ami est applicable d’abord à lui-même. Ce bibliographe qu’il a dépeint tel qu’un anatomiste devant un cadavre “le scalpel à la main, l’œil à la loupe”, disséquant littéralement volume ou brochure, ne laissant rien échapper, frontispice, table, errata, pagination, marques d’imprimeur, erreurs typographiques, privilèges, approbations, planches, s’acharnant aux pseudonymes, aux anonymes, c’est bien lui. L’exactitude qu’il appelait, après le libraire Merlin, “la conscience du bibliographe”, fut sa vertu dominante. » 12 Et Griselle de conclure : C’est bien là « le P. Chérot peint par lui-même » et s’il sentit si vivement ses mérites, c’est que tout son être vibrait à l’unisson de ce portrait vivant d’un bibliographe. 13 C’est en effet Chérot qui fut l’auteur de la notice nécrologique de son célèbre confrère et bibliographe Carlos Sommervogel (1834-1902), compilateur de l’incontournable et monu‐ mental ouvrage de référence et répertoire : La Bibliothèque des écrivains de la Compagnie de Jésus  14 . Cette notice biographique a paru elle aussi dans le Bulletin du bibliophile mais en 1902, l’année du décès de Sommervogel 15 . En 1905, le père général Luis Martin était donc à la recherche de jésuites français capables de prendre la relève du travail de Carlos Sommervogel et d’Alfred Hamy (1838-1904), mais aussi d’assister dans leur tâche des historiens comme Henri Fouqueray (1860-1927), qui préparait alors son Histoire de la Compagnie de Jésus en France, des origines à la suppression(1910-1925)  16 . Réputé incomparable « au point de vue de la sagacité », Chérot fut alors désigné pour ce prestigieux ministère apostolique de la plume sur l’histoire de la Compagnie de Jésus dans ses rapports et luttes avec les jansénistes. Citons ici un extrait du courrier que son provincial adresse au père général en 1905 à propos de Chérot : C’est lui que je propose à Votre Paternité 1) au point de vue de la sagacité, subtilité, à démêler ces situations embrouillées, il est incomparable, et a déjà dépouillé méthodiquement toutes les bibliothèques de Paris. Il doit avoir sur cette période, des documents nombreux et précieux qui 496 Sheza Moledina 17 Archives jésuites de Rome : 1007-II-25. Lettre ms. de J. Heinrich au père général, Enghien, le 13 octobre 1905. 18 Enghien-Belgique, Institut supérieur de théologie, 1940-1957, 5 volumes. avancent le travail ; 2) au point de vue du style, la plume est fort alerte, comme en témoignent ses fréquents articles et brochures ; 3) au point de vue de la doctrine théologique, rien à reprendre. Le P. n’a jamais commis une inexactitude, et consulte toujours, quand il n’est pas sûr lui-même. 17 Mais à peine un an après cette nomination au rang d’historien officiel de la Compagnie de Jésus, Henri Chérot meurt prématurément à l’âge de cinquante ans, privant son Ordre de ses talents comme de son érudition. Voici comment son supérieur annonce son décès au Père Général : « Il laisse la réputation d’un excellent religieux et d’un indomptable travailleur, qui certainement s’est usé avant le temps, faute de prendre du repos. » Chérot disparu, la bibliothèque de travail qu’il avait patiemment constituée, et à grands frais, pour ses travaux, perpétue néanmoins sa mémoire. À sa mort survenue en Suisse le 25 juin 1906 à Montana dans le Valais, sa bibliothèque spécialisée dans l’histoire du XVIIe siècle ainsi que ses papiers personnels se trouvaient à Presles, dans le Val-d’Oise au château de Courcelles, propriété d’amis jésuites, les frères Potron, où Chérot avait fait un séjour de repos. Peu après son décès, sa bibliothèque fut divisée en plusieurs sections. Les ouvrages traitant spécifiquement de ses recherches sur Bourdaloue furent emportés par son collaborateur, ami et continuateur, Griselle. Deux autres sections de la bibliothèque de Chérot furent prêtées à Alain de Becdelièvre (1866-1934) et à Joseph Brucker (1845-1926) installés à Paris, et qui devaient poursuivre des travaux de recherche sur l’histoire de la Compagnie, en vue notamment de la préparation des commémorations du premier anniversaire du rétablissement de la Compagnie de Jésus en 1914. Quant aux papiers et archives personnels de Chérot, et toute sa riche et conséquente documentation sur l’histoire du XVIIe siècle, ils rejoignirent fort heureusement le scolasticat jésuite d’exil, Saint-Augustin d’Enghien dès 1906, conformément au vœu du défunt. Chérot y avait effectué sa formation religieuse et c’est là aussi que se trouvait le dépôt des archives de la province jésuite de Champagne ainsi qu’une importante bibliothèque spécialisée en théologie et en philosophie. Cependant ce « fonds Chérot » y resta près de vingt ans à l’abandon, jusqu’à l’arrivée du nouvel archiviste de la maison, Pierre Delattre (1876-1961) à la fin des années 1920. Delattre - qui publiera plus tard le célèbre et incontournable répertoire pour toute recherche sur la branche française de la Compagnie, Les Établissements des jésuites en France depuis quatre siècles. Répertoire topo-bibliographique  18 - mit de l’ordre dans les papiers de Chérot, séparant notamment les imprimés des documents manuscrits. Grâce à cet important travail de tri, de classement et de sauvegarde, les papiers du spécialiste de Le Moyne et du jansénisme ont pu résister aux aléas du temps et se trouvent aujourd’hui aux archives jésuites de Vanves. En ce qui concerne la bibliothèque personnelle de Chérot, on en retrouve aujourd’hui une grande partie au Centre Sèvres de Paris dans le fonds de spiritualité jésuite de la bibliothèque des facultés jésuites. On en retrouve aussi quelques fragments dans le fonds 497 Le X V I I ᵉ siècle, enjeu intellectuel crucial pour les jésuites de la Belle Époque : l’exemple d’Henri Chérot 19 Principalement dans les sections CS : Chrétiens séparés, IF : Histoire de France, H : Histoire de l’Église. jésuite des Fontaines de la bibliothèque municipale de Lyon (imprimés et gravures) 19 . Ils ont résolument résisté aux transferts, liquidations, dispersions, regroupements, qui ont marqué l’histoire des bibliothèques jésuites du XXe siècle. Le croisement des archives et des sources imprimées nous a permis à notre tour de tirer de l’oubli cet érudit jésuite et bibliographe passionné - et de lui rendre un modeste hommage - ainsi que ses nombreux travaux dédiés à l’histoire littéraire et religieuse du XVIIe siècle, mais aussi de comprendre le contexte dans lequel il a mené ses recherches, les objectifs visés et le réseau intellectuel et religieux dans lequel il évoluait. Il nous semble que Chérot était avant tout animé par une passion personnelle pour cette période de l’histoire et ses protagonistes, qu’il mit au service d’une cause plus spirituelle mais aussi stratégique. La lourde menace qui pesait alors sur l’avenir du catholicisme français donna un élan incontestable aux travaux intellectuels et éditoriaux tous azimuts dans les cercles religieux. À cela s’ajoutèrent le contexte de l’exil et la diminution des charges d’enseignement. Ces deux facteurs constituaient une aubaine inespérée pour mener à bien « le ministère de la plume ». Chérot en fut l’un des plus brillants contributeurs. ANNEXES Fig. 1 et 2 : Photographie d’Henri Chérot et page de titre tirées d’E.-C. Griselle, Le R. P. Henri Chérot, de la Compagnie de Jésus (1856-1906) : essai bibliographique, op. cit. (BmL, 376748) 498 Sheza Moledina Fig. 3 et 4 : Tiré-à-part de l’article de Chérot consacré au centenaire de Pierre Le Moyne, envoyé en hommage à Gustave Macon, conservateur-archiviste de la bibliothèque du duc d’Aumale. Dans une lettre jointe à l’article, Chérot regrette d’avoir « célébré à peu près tout seul » le centenaire de ce poète mais espère qu’il y aura plus de monde pour celui de Bourdaloue. (Chantilly, Bibliothèque du musée Condé, 8-NF_03971) 499 Le X V I I ᵉ siècle, enjeu intellectuel crucial pour les jésuites de la Belle Époque : l’exemple d’Henri Chérot 3. S AVOIRS DU LIVRE , SAVOIR PAR LE LIVRE 1 R. Duchêne, Mme de Sévigné et la lettre d’amour, Paris, Klincksieck, 1992, p. XIV. 2 Ibid., p. XI. 3 Ibid. 4 Le terme désigne « un livre qui contient plusieurs modèles de lettres et de compliments pour ceux qui n’en savent pas faire » (A. Furetière, Dictionnaire universel, La Haye-Rotterdam, Arnout et Reinier Leers, 1690). Nous modernisons l’orthographe de toutes nos sources. 5 Érasme, De conscribendis epistolis (1522), Jean-Claude Margolin (éd.), Opera Omnia Desiderii Erasmi Roterodami, Ordinis Primis, Tomus Secundus, Amsterdam, North-Holland Publishing Company, 1971, p. 153-579. De la production épistolographique savante du XVI ᵉ siècle à sa vulgarisation au XVII ᵉ siècle Cécile L I G N E R E U X Université Grenoble Alpes « Entre les lettres des doctes d’avant la poste et des mondains d’après la poste, il n’y a en fait pas de filiation, ni même de lien, pour la simple raison que les nouveaux épistoliers ignoraient jusqu’à l’existence de leurs illustres prédécesseurs. Je ne vois pas Mme de Sévigné avec un du Tronchet à la main. Encore moins avec un De Conscribendis epistolis. 1 » Au ton sans appel dont il use pour défendre la « spontanéité 2 » des lettres de Mme de Sévigné, on aura reconnu la position, délibérément polémique, de Roger Duchêne. S’il n’est pas question de prendre part au débat qui consiste à évaluer dans quelles proportions l’écriture des épistoliers du Grand Siècle est tributaire des prescriptions répandues par les nombreux manuels d’art épistolaire de l’époque, les analyses de Roger Duchêne sur « un art d’écrire qui se moque de l’art des doctes » et sur « le triomphe d’une créativité libérée de la tradition 3 » ont au moins le mérite de révéler un certain nombre d’idées reçues, en particulier celle qui consiste à affirmer que l’art épistolaire de l’âge classique ne doit rien au siècle précédent, ni dans la pratique ni dans la théorie. Prenant le contre-pied de l’opinion selon laquelle il n’y aurait aucun lien entre d’une part, les traités épistolographiques en latin du XVIe siècle et d’autre part, les secrétaires 4 en vernaculaire du XVIIe siècle, nous voudrions montrer que la conceptualisation rhétorique des premiers exerce une influence déterminante sur les seconds, ce qui revient à souligner la permanence de l’outillage mental que constituent les catégories de la rhétorique en matière d’art épistolaire. Indéniablement, il peut être tentant d’opposer deux types d’ouvrages qui n’ont en commun ni la langue, ni le format, ni le lectorat. D’un côté, les traités d’art épistolaire du XVIe siècle, surchargés de références aux lettres de Cicéron, s’inscrivent dans le cursus d’étudiants apprenant la rhétorique en latin - au premier rang desquels le De Conscribendis epistolis d’Érasme 5 , qui connaît dès 1522 un succès aussi fulgurant que 6 Sur le De Ratione conscribendi epistolas utilissimae praeceptiones (Lyon, J. Pillehotte, 1578) de Voellus, voir Viviane Mellinghoff-Bourgerie, François de Sales (1597-1622), un homme de lettres spirituelles. Culture-Tradition-Épistolarité, Genève, Droz, 1999, p. 162-167. 7 Bernard Bray, L’Art de la lettre amoureuse. Des manuels aux romans (1550-1700), La Haye-Paris, Mouton, 1967, p. 10. 8 J. Puget de La Serre, Le Secrétaire à la mode, Amsterdam, Louis Elzevier, 1646, p. 5. 9 P. Jacob, Le Parfait secrétaire, Paris, Antoine de Sommaville, 1646, n.p. durable, que ce soit par le biais de constantes rééditions ou de versions allégées 6 . De l’autre, les secrétaires en vernaculaire du XVIIe siècle ne visent qu’à faciliter les tâches épistolaires les plus ordinaires, leur diffusion à grande échelle constituant un véritable phénomène de société : « il n’est pas de bibliothèque, de bourgeois, d’écolier, de gentilhomme ou de femme du monde, qui n’ait contenu l’un ou l’autre de ces petits livres maniables, faits pour être consultés en maintes occasions 7 ». Néanmoins, une fois dépassée cette apparente dichotomie, il est aisé de constater l’incontestable filiation entre l’épistolographie savante en latin du XVIe siècle et les secrétaires du XVIIe siècle, du point de vue aussi bien de la forme (la méthode de classement et de modélisation des différentes espèces de lettres) que du fond (la définition des protocoles argumentatifs propres à chaque sous-genre épistolaire). Pour peu que l’on prenne la peine de confronter les traités épistolographiques en latin du XVIe siècle et les manuels d’art épistolaire en vernaculaire du XVIIe siècle, on s’aperçoit qu’il n’y a pas solution de continuité entre des ouvrages didactiques qui, aussi irréductibles soient-ils, n’en cultivent pas moins un même geste de codification des pratiques épistolaires. Ce n’est donc pas en termes de rupture mais de continuité qu’il convient de raisonner, ou plus exactement en termes de vulgarisation, comme y invitent explicitement certains auteurs de secrétaires en insistant sur le travail de compilation, de synthèse et de diffusion dont le but est de mettre à la disposition d’un vaste public non spécialisé une sorte de bagage épistolographique commun. En 1644, si Jean Puget de La Serre ajoute une « Instruction » à son Secrétaire à la mode, c’est qu’il vise à vulgariser auprès de tous ceux qui « ont souvent besoin de communiquer par lettres », « les ignorants aussi bien que les doctes », un savoir jusque-là réservé aux seuls « gens d’étude 8 ». De même, en 1646, dans la « Préface » de son Parfait secrétaire, adressée à une certaine Amynte, Paul Jacob présente son manuel comme « un recueil de plus de deux mille Auteurs », auquel il a cependant « tâché de donner […] un air et un visage le plus doux qu’[il lui] a été possible », mettant l’accent sur la mission vulgarisatrice qui consiste à « publi[er] des Secrets [qu’il a] tirés des plus Grands Hommes que la Terre ait jamais porté » et à diffuser « les raretés [qu’il a] découvertes en la Lecture, qu’[il] en fai[t] depuis plusieurs années 9 ». Au fond, ce qui est nouveau dans les manuels d’art épistolaire du XVIIe siècle, c’est moins le contenu que le lectorat visé : non plus un public d’étudiants, de secrétaires professionnels ou d’érudits, mais tous les scripteurs qui cherchent à s’acquitter au mieux de leurs échanges épistolaires courants. Pour prouver que l’art épistolaire défini par les secrétaires en vernaculaire est largement tributaire des théorisations du siècle précédent, il serait certes loisible de relever toutes sortes de séquences reprenant mot pour mot les analyses d’Érasme, notamment dans les secrétaires de Paul Jacob et de Claude Irson. À bien des égards, ces manuels constituent des sortes de traductions condensées du De Conscribendis epistolis, quels que soient d’ailleurs les jeux de ricochets, de compilations et de croisements de sources ayant abouti à une 502 Cécile Lignereux 10 Pour une réflexion sur les phénomènes de contaminations, mixages et recyclages de sources dans les manuels épistolographiques, voir V. Mellinghoff-Bourgerie, « Le genre épistolaire entre taxinomie et bricolage. À propos du traducteur Gabriel Chappuys et de son Secrettaire (1588) », Maria-Cristina Panzera et Elvezio Canonica (dir.), La Lettre au carrefour des genres et des traditions, Paris, Classiques Garnier, 2015, p. 51-82. 11 C. Irson, « Méthode pour bien écrire et composer des lettres, que l’on appelle épîtres », contenue dans la Nouvelle Méthode pour apprendre facilement les principes et la pureté de la langue française, [Paris, Gaspard Meturas, 1656], Genève, Slatkine, 1973, p. 227-249. telle influence 10 . Pourtant, notre propos n’est pas de traquer les reprises littérales, dans une optique philologique soucieuse d’élucider des sources attestées, ce qui reviendrait à surestimer la singularité de tel et tel auteur, à une époque où les théoriciens, qui n’hésitent pas à se copier les uns les autres, sont tous imprégnés des mêmes moules de pensée. Attirer l’attention sur la vulgarisation des analyses savantes en latin à laquelle procèdent les secrétaires du Grand Siècle implique de raisonner en termes non pas de sources mais de résurgences, non pas de lien attesté mais d’imprégnation, non pas d’intertextualité mais de culture partagée. Afin de montrer que la subordination des analyses épistolographiques aux cadres conceptuels de la rhétorique, loin d’être réservée aux traités en latin du XVIe siècle, reste prégnante (aussi discrète soit-elle parfois) dans les manuels en vernaculaire du XVIIe siècle, nous convoquerons trois exemples de réflexes théoriques qui leur sont communs : les typologies, les plans types et les concepts techniques. Apparaissant comme de véritables automatismes intellectuels nés dans le sillage de l’épistolographie savante, ces trois réflexes théoriques permettront d’illustrer non seulement le fondamental conservatisme épistémologique de l’art épistolaire, mais encore la vulgarisation dont les catégories de l’épistolographie savante font l’objet tout au long de l’âge classique. Les typologies Qu’il s’agisse des traités épistolographiques en latin du XVIe siècle ou des manuels d’art épistolaire en vernaculaire du XVIIe siècle, tous cultivent un même geste taxinomique, distinguant et classant les différentes espèces de lettres. Certes, on peut être tenté d’opposer d’un côté, la systématicité quelque peu artificielle des typologies soigneusement subdivisées selon les genres de la rhétorique des traités en latin du XVIe siècle et de l’autre, le sentiment de désordre et d’arbitraire qui se dégage des listes d’espèces de lettres dans les manuels du XVIIe siècle. En réalité, ce serait faire fausse route que de croire que les secrétaires en vernaculaire renoncent à la rigueur taxinomique de l’épistolographie savante et procèdent sans ordre. Lorsque l’on parvient à dépasser l’impression de vrac que produisent à première vue les listes non explicitement classées d’espèces de lettres, on s’aperçoit que leurs principes d’organisation sont les mêmes que ceux de l’épistolographie savante. Deux exemples suffiront à montrer que c’est en termes de vulgarisation que doivent être pensées les réductions et les simplifications typologiques. Considérons premièrement la nomenclature très abrégée de la « Méthode pour bien écrire et composer des lettres, que l’on appelle épîtres » de Claude Irson 11 . La sensation d’être face à une juxtaposition non raisonnée de sous-genres épistolaires se dissipe sitôt que 503 De la production épistolographique savante du X V I ᵉ siècle à sa vulgarisation au X V I I ᵉ siècle 12 Sur la manière dont C. Irson suit pas à pas le classement de l’humaniste tout en lui faisant subir une réduction drastique, nous renvoyons à notre tableau comparatif, « L’art épistolaire de l’âge classique comme champ d’application du savoir rhétorique », Exercices de rhétorique, n° 6, 2016, en ligne : http: / / rhetorique.revues.org/ 441, § 42 13 P. Colomiès, La Rhétorique de l’honnête homme, Amsterdam, George Gallet, 1699. 14 Sur la gestion paradoxale, dans le manuel de Colomiès, des principes de regroupement sous-jacents à sa nomenclature, qu’à la fois il occulte (il n’y a pas de plan apparent et les ensembles ne sont jamais nommés) et dévoile (en dressant au début de son ouvrage une liste de cinq « sortes de lettres »), voir nos analyses, « L’art épistolaire de l’âge classique comme champ d’application du savoir rhétorique », art. cit., § 45-46. l’on procède au regroupement des items en confrontant la typologie d’Irson aux classements antérieurs, et tout particulièrement à la liste maximaliste d’Érasme, qu’il est assurément commode de mobiliser, moins à titre de source dont les typologies ultérieures ne seraient que des avatars dégradés, que comme comparant permettant de déceler l’intériorisation des distinctions rhétoriques entre types de discours. Les cinq premières espèces de lettres ap‐ partiennent au genre délibératif (lettre de consolation, pour demander, de recommandation, d’avis, de témoignage d’affection) ; les six espèces suivantes relèvent du judiciaire (lettre pour accuser, pour se plaindre, d’excuse, de reproche, pour invectiver, autre lettre d’excuse) ; les deux dernières se rapportent au genre familier (lettre de congratulation, de raillerie). Mettre en regard la typologie d’Irson et celle d’Érasme révèle les gestes constitutifs de la vulgarisation épistolographique : traduire en vernaculaire, réduire le nombre d’espèces de lettres et escamoter les principes théoriques 12 . Prenons pour deuxième exemple la typologie de la Rhétorique de l’honnête homme de Paul Colomiès 13 . De prime abord, cette liste de 15 espèces de lettres peut sembler plus proche de l’énumération empirique (résultant de la simple observation de pratiques sociales) que du système logique (tributaire des formalisations rhétoriques). L’impression d’une succession décousue de sous-genres est cependant facile à balayer : il appert que les deux premières sortes de lettres relèvent du délibératif (lettre où l’on se propose de persuader, où l’on se propose de dissuader) ; que les cinq suivantes appartiennent au démonstratif (lettre de consolation, de félicitation, de remerciement, de recommandation, de compliment) ; que les six autres, parmi lesquelles se glissent les louanges et les blâmes, se rapportent au judiciaire (lettre d’accusation, où l’on prétend de se défendre, ou de défendre quelqu’un, de louange, où l’on entreprend de blâmer quelqu’un, d’excuse, de reproche) ; quant aux deux dernières, elles sont caractéristiques de la lettre familière (lettre de raillerie, où l’on fait un récit). Loin de procéder sur le mode d’une énumération aléatoire qui traduirait une vision atomiste de l’art épistolaire, la liste de Colomiès s’avère ainsi structurée (au moins mentalement) par des principes d’organisation qui sont ceux de la rhétorique 14 . Ce que montrent ces exemples, c’est que les typologies des secrétaires en vernaculaire obéissent (au-delà des réductions et des réaménagements) à la même logique taxinomique que celle de l’épistolographique savante en latin. Simplement, au moment même où ils sollicitent des modes de classement rhétoriques, les épistolographes du XVIIe siècle en dissimulent consciencieusement l’ancrage théorique. 504 Cécile Lignereux 15 Telle est la terminologie qu’adopte Sybille Grosse au moment où elle analyse les « schémas d’écriture » que fournissent les manuels d’art épistolaire dans le but d’orienter « vers le bon choix et la bonne place des arguments ». Les Manuels épistolographiques français entre traditions et normes : étude historique ( X V Ie - X X Ie siècle), Thèse d’habilitation, Potsdam, 2009, « Entre structure textuelle et structure argumentative », p. 360-365. 16 Janet Altman, « La politique de l’art épistolaire au X V I I Ie siècle », B. Bray et Christoph Strosetzki (dir.), Art de la lettre, art de la conversation à l’époque classique en France. Actes du colloque de Wolfenbüttel (octobre 1991), Klincksieck, 1995, p. 135. Pour étayer la thèse selon laquelle les manuels d’art épistolaire français n’auraient pas été influencés par les analyses érasmiennes, se trouve régulièrement allégué le fait que le De conscribendis epistolis n’a jamais été intégralement traduit - comme si cela constituait un obstacle pour des auteurs rompus à la langue latine, et comme si n’en existaient pas des versions (en latin ou en vernaculaire) condensées et réaménagées. Les plans types Lorsque l’on recherche, dans les secrétaires en vernaculaire du XVIIe siècle, les phénomènes de récurrence et de stabilité par rapport aux traités en latin du siècle précédent afin de mettre au jour une tradition vulgarisée, on constate qu’ils reproduisent un autre dispositif didactique de l’épistolographie savante : les plans types. Pour chaque sous-genre épistolaire, les manuels proposent un descriptif théorique qui commence par définir rapidement le but persuasif de la lettre avant d’en proposer un plan, conçu comme un canevas argumentatif standard. Il peut naturellement être tentant de rapporter les enchaînements de séquences discursives prescrits par les manuels pour chaque espèce de lettre à des habitudes de civilité, à des codes sociaux, ou encore à des mouvements psychologiques. Cependant, il convient de ne pas en minorer la technicité proprement rhétorique, dans la mesure où derrière l’apparente banalité d’indications thématiques destinées à aider les apprentis épistoliers à écrire des lettres à la fois élégantes et efficaces, transparaissent des rouages argumentatifs scrupuleusement normalisés - rouages qui figurent déjà dans les descriptifs de l’épistolographie savante du siècle précédent. Nous étudierons deux sortes d’« indications argumentatives et macrostructurelles 15 » qui proviennent directement des traités en latin. D’abord, lorsque les secrétaires du XVIIe siècle décrivent la trajectoire argumentative propre à une espèce de lettre (c’est-à-dire guident les épistoliers dans le choix et la disposition des arguments), ils n’inventent pas des protocoles discursifs calqués sur de vagues règles de bienséance, comme on pourrait avoir tendance à le croire : ils reprennent et adaptent, bref vulgarisent, les usages rhétoriques antérieurs. La plupart du temps, les étapes argumentatives que prescrivent les secrétaires du XVIIe siècle pour chaque espèce de lettre se trouvent déjà chez Érasme, ce qui impose au passage d’infirmer l’idée selon laquelle « les manuels épistolaires distribués en France ignorent son enseignement 16 ». Même si, par rapport à l’épistolographie érasmienne, le nombre d’espèces de lettres est réduit et que les descriptifs sont allégés, les routines argumentatives restent les mêmes. Un seul exemple, celui de la lettre de remerciement, suffit à montrer que, pour peu que l’on parvienne à dépasser la variété formelle des descriptifs théoriques, il devient évident que la composition standard des différentes espèces de lettres dans les secrétaires du XVIIe siècle ne fait souvent que reprendre celle des traités antérieurs et la rendre accessible à un nouveau public. Au-delà de leurs disparités de surface, les canevas argumentatifs que les 505 De la production épistolographique savante du X V I ᵉ siècle à sa vulgarisation au X V I I ᵉ siècle 17 Ce plan tripartite se retrouve, moyennant parfois quelques ajustements, dans les descriptifs rhétori‐ ques de J. Puget de La Serre, Le Secrétaire à la mode, op. cit., p. 32-34 ; de P. Jacob, Le Parfait secrétaire, op. cit., p. 218-223 ; de La Barre Mateï, L’Art d’écrire en Français, Paris, Nicolas Jolybois, 1662, p. 33-34 ; de P. Ortigue de Vaumorière, Lettres sur toutes sortes de sujets, tome I, Paris, Jean Guignard, 1690, p. 165 ; de R. Milleran, Lettres familières, galantes, et autres sur toutes sortes de sujets, 2 nde édition, Bruxelles, Jean Leonard, 1692, p. 403-406 ; de P. Colomiès, La Rhétorique de l’honnête homme, op. cit., p. 31-33. 18 J. Puget de La Serre, Le Secrétaire à la mode, op. cit., p. 32. 19 R. Milleran, Lettres familières, galantes, et autres sur toutes sortes de sujets, op. cit., p. 403. 20 P. Colomiès, La Rhétorique de l’honnête homme, op. cit., p. 32. 21 J. Puget de La Serre, Le Secrétaire à la mode, op. cit., p. 32. 22 P. Colomiès, La Rhétorique de l’honnête homme, op. cit., p. 33. 23 J. Puget de La Serre, Le Secrétaire à la mode, op. cit., p. 33-34. 24 Commentant le plan que donne Vossius du discours de remerciement direct dans son traité de rhétorique intitulé Rhetorices Contractae (1 ère éd. 1622), Christine Noille souligne que « les remerciements ne sont pas à énoncer, ils sont à prouver : le destinataire ne fait pas que les recevoir : il doit y croire », d’où les différentes étapes argumentatives du « canevas type » des remerciements directs, qui « sont alors autant de dispositifs susceptibles d’établir l’assurance de ma gratitude », chacune de ces étapes « étant dédiée à la démonstration d’un élément probatoire dans l’assurance des remerciements », « Le discours d’un Prince (Énéide, I, 597-610). Archéologie de la disposition », Exercices de rhétorique, n° 2, 2013, en ligne : http: / / rhetorique.revues.org/ 176, § 35, 30 et 37. 25 J. Puget de La Serre, Le Secrétaire à la mode, op. cit., p. 29-30. 26 Cl. Irson, « Méthode pour bien écrire et composer des lettres, que l’on appelle épîtres », op. cit., p. 242. manuels proposent pour la lettre de remerciement comportent toujours les trois mêmes étapes 17 , qui sont les mêmes que celles préconisées par les traités en latin. La première étape consiste en des témoignages de joie et de sensibilité : il s’agit de procéder à « la commémoration du bien ou plaisir qu’on a reçu 18 », c’est-à-dire d’évoquer « le souvenir du bienfait ou de la faveur reçue 19 ». La deuxième étape fait l’éloge du bienfait : le but étant d’« exalter l’excellence du bienfait qu’on a reçu 20 », l’épistolier est incité à « l’exagérer, pour montrer qu’on en reconnaît bien la valeur 21 ». La troisième étape formule des assurances de gratitude : il convient de terminer « par des protestations d’une reconnaissance éternelle 22 », et plus précisément par des promesses « de témoigner par toutes sortes de services le vif ressentiment que nous en avons 23 ». On aurait tort de voir dans ces séquences de simples règles de savoir-vivre, ce qui reviendrait à en sous-estimer le fonctionnement proprement rhétorique. Irréductibles à des conventions sociales appelées par les impératifs de la vie mondaine, ces trois étapes, qui convergent au service d’un but persuasif précis (prouver sa gratitude) résultent bien de la vulgarisation des schémas argumentatifs de l’épistolographie savante 24 . Le fait que les patrons rhétoriques des secrétaires du XVIIe siècle vulgarisent ceux de l’épistolographie savante du siècle précédent est également visible dans la distinction que font de nombreux descriptifs entre deux manières de procéder pour une même espèce de lettre : d’un côté, la manière droite ou directe et de l’autre, la manière détournée ou oblique, préconisée lorsqu’il s’agit d’écrire à un destinataire dont on prévoit la résistance voire l’hostilité. Par exemple, pour la lettre de consolation, lorsque Puget de La Serre distingue les cas où « le mal n’est pas grand » des cas où « quelque grand mal est arrivé à notre ami 25 », lorsque Irson différencie une manière « ouverte » et une manière « couverte et cachée 26 » de consoler, ou encore lorsque Jacob prévoit que pour les « esprits superbes qui s’effraient 506 Cécile Lignereux 27 P. Jacob, Le Parfait secrétaire, op. cit., p. 91. 28 Sur la tradition rhétorique de l’insinuation, on se reportera à Déborah Knop, La Cryptique chez Montaigne, Thèse de doctorat sous la dir. de Francis Goyet, Université Stendhal Grenoble 3, 2012, p. 193-216. Voir également Laurent Susini, La Colombe et le Serpent. L’insinuation convertie : Pascal, Bossuet, Fénelon, HDR sous la dir. de D. Denis, Université Paris-Sorbonne, 2015, p. 39-89. 29 C. Irson, « Méthode pour bien écrire et composer des lettres, que l’on appelle épîtres », op. cit., p. 243. 30 J. Puget de La Serre, Le Secrétaire à la mode, op. cit., p. 14. 31 P. Jacob, Le Parfait secrétaire, op. cit., p. 249-250. 32 Sur les « procédures obliques » et sur « l’art du détour » dans le De Conscribendis epistolis, voir Jacques Chomarat, Grammaire et rhétorique chez Érasme, t. II, Paris, Les Belles Lettres, 1981, chap. III : « La lettre », p. 1031-1032. 33 Sur « le recours au grandissement (amplificatio, exaggeratio) et à son contraire, l’atténuation (attenuare, extenuare) » que préconise Érasme pour un grand nombre de lettres, nous renvoyons à J. Chomarat, Grammaire et rhétorique chez Érasme, ibid., p. 1028-1031. de nos consolations, ou qui les méprisent » il faut « employer beaucoup d’artifice 27 », ces théoriciens ne se contentent pas de prendre en compte les mécanismes psychologiques liés à l’expérience du deuil : ils diffusent et vulgarisent la réflexion rhétorique sur l’usage de l’insinuation, telle qu’ont pu la définir les traités antérieurs en latin 28 . De même, pour la lettre de demande, lorsque Irson discrimine les cas où on peut « demander ouvertement » et ceux où « il faut employer son adresse 29 », lorsque Puget de La Serre définit « deux sortes de prières, l’une directe et ouverte, l’autre indirecte et oblique 30 », ou encore lorsque Jacob distingue les occasions où « nous persuadons ouvertement » de celles où « on emploie l’insinuation 31 », ces épistolographes de l’âge classique rendent accessibles à un nouveau public des analyses rhétoriques que l’on trouve déjà chez Érasme 32 - la démarche qui consiste à se référer au De Conscribendis epistolis ayant pour but, redisons-le, non d’établir une authentique généalogie philologique mais seulement d’aider à cerner les effets de rémanence des cadres conceptuels rhétoriques. Les concepts techniques En prenant pour dernier exemple de réflexe théorique commun aux traités épistolographi‐ ques du XVIe siècle et aux secrétaires du XVIIe siècle l’usage de concepts spécifiquement rhétoriques, il s’agit de récuser une idée communément admise, à savoir la prétendue absence de technicité des manuels de l’âge classique. Alors que les descriptifs en vernacu‐ laire paraissent ne cultiver ni systématicité théorique ni cohérence terminologique, ils regorgent d’indications techniques tributaires de l’art oratoire, aussi concises et allusives soient-elles. Afin de montrer que les secrétaires du XVIIe siècle procèdent à la vulgarisation des procédures techniques couramment préconisées dans l’épistolographie savante, nous prendrons deux exemples, celui de l’amplification et celui des lieux. Dans la mesure où les procédés d’amplification sont dotés d’une fonctionnalité argu‐ mentative décisive, puisqu’ils poussent le destinataire à réévaluer telle ou telle réalité pour mieux le faire adhérer au protocole persuasif mis en œuvre par l’épistolier, il n’est pas étonnant que les manuels en prescrivent très souvent l’usage, à l’instar du De conscribendis epistolis  33 . À l’âge classique, c’est le terme d’exagération qui désigne la « figure de rhétorique par laquelle on augmente ou on diminue les choses, on dit plus ou moins qu’il n’y en a », exagérer signifiant « user d’hyperbole, parler des choses autrement qu’elles ne sont, soit 507 De la production épistolographique savante du X V I ᵉ siècle à sa vulgarisation au X V I I ᵉ siècle 34 A. Furetière, Dictionnaire universel, op. cit. 35 Stéphane Macé, « L’amplification, ou l’âme de la rhétorique. Présentation générale », Exercices de rhétorique, n°4, 2014, http: / / rhetorique.revues.org/ 364, § 2. 36 J. Puget de La Serre, Le Secrétaire à la mode, op. cit., p. 21, 32, 10 et 15-16. 37 Nous renvoyons à F. Goyet, Le Sublime du « lieu commun ». L’invention rhétorique dans l’Antiquité et à la Renaissance, Champion, 1996. 38 J. Puget de La Serre, Le Secrétaire à la mode, op. cit., p. 8, 13 et 17. 39 Sur les « lieux d’arguments » que sont « l’honnête, l’utile, le sûr, l’agréable, le facile, le nécessaire », tels que les utilise et les définit Érasme, voir J. Chomarat, Grammaire et rhétorique chez Érasme, op. cit., p. 1023-1024. pour les augmenter, soit pour les diminuer ou en bien, ou en mal 34 ». Loin de se livrer à des considérations d’ordre psychologique ou moral, les auteurs de manuels qui conseillent d’exagérer un point donné proposent donc en réalité une réflexion proprement rhétorique sur « les lieux du plus et du moins, du grand et du petit, qui comptent parmi les plus importants dès lors qu’il s’agit de persuader autrui : toute entreprise de persuasion joue en effet sur des représentations mentales, sur des proportions 35 ». C’est ainsi que lorsque Puget de La Serre recommande à de nombreuses occasions d’exagérer, il se sert d’un concept rhétorique omniprésent dans l’épistolographie savante en latin - qu’il prescrive l’usage de l’exagération dans les lettres de reproche, où il convient d’« user de quelque exagération, si la chose le mérite » ; dans les lettres de remerciement, où l’on « se met à exagérer [le bien ou le plaisir qu’on a reçu] pour montrer qu’on en reconnaît bien la valeur » ; dans les lettres de remontrance, où l’« on peut […] après avoir décrit et exagéré sa faute, lui représenter combien grièvement il a offensé Dieu, et quel tort il a fait à sa réputation » ; ou encore dans les lettres de prière, où « nous exagérerons la grandeur [de notre misère et infortune] 36 ». À condition que l’on dépasse l’illusion selon laquelle les instructions des descriptifs en vernaculaire relèveraient de la langue commune, on comprend que nombreux sont les vocables issus du latin francisé à définir des procédures proprement rhétoriques, qui se trouvent ainsi vulgarisées. De même, lorsque les théoriciens du XVIIe siècle allèguent les raisons dont il faut se servir dans certaines sortes de lettres, ce serait se méprendre que de croire qu’ils délivrent de fades leçons de psychologie, sans repérer qu’ils reprennent et rendent accessibles aux épistoliers ordinaires les arguments et les formes de raisonnement fondés sur les lieux 37 . Par exemple, lorsque Puget de La Serre recommande de « munir son dire de raisons tirées de l’honnête, de l’utile ou du délectable » pour la lettre de conseil ; d’« user de raisons » telles que celles de « la facilité et l’équité » pour la lettre de commandement ; ou d’« employer des raisons » comme « la justice ou la facilité, et l’honneur ou le profit » pour la lettre de recommandation 38 , il transmet et vulgarise les stéréotypies argumentatives théorisées par les traités du siècle précédent 39 . Une fois encore, pour peu que l’on surmonte l’impression que les descriptifs se cantonnent à d’anodines considérations thématiques découlant de simples observations pragmatiques, on constate que les secrétaires en vernaculaire ne cessent de mobiliser et de réinvestir les concepts techniques légués par la tradition rhétorique, dans la lignée de l’épistolographie du siècle précédent. À l’issue de cette mise en perspective, qui aboutit à reconsidérer l’ancrage rhétorique de la production épistolographique, on comprend mieux la nécessité de confronter les traités en 508 Cécile Lignereux latin du XVI e siècle et les secrétaires en vernaculaire du XVII e siècle pour éviter de reproduire certaines illusions d’optique, dont celle qui consiste à réduire les manuels de l’âge classique à des ouvrages de savoir-vivre déconnectés des formalisations rhétoriques préexistantes. Alors que l’on a trop souvent tendance à opposer préceptes théoriques et rituels sociaux, concepts scolaires et conventions mondaines, il convient au contraire de souligner que si les manuels en vernaculaire du XVII e siècle, à visée résolument pratique, choisissent de vulgariser les analyses rhétoriques antérieures, c’est parce qu’ils en mesurent pleinement la fonctionnalité au sein des interactions les plus ordinaires. 509 De la production épistolographique savante du X V I ᵉ siècle à sa vulgarisation au X V I I ᵉ siècle 1 Madeleine de Scudéry, Entretiens de morale, dediez au Roy, t. 2, Paris, Jean Anisson, 1692, p. 373-374. 2 P. Letteri, Édition critique de Conversations sur divers sujets (1680), Thèse acceptée le 26 novembre 1993. Université de Montréal, p. 289. Le Livre aux lèvres. Apprendre à parler autrement dans les Conversations de Madeleine de Scudéry Laura B U R C H The College of Wooster Si nous continuons à nous parler le même langage, nous allons reproduire la même histoire. Recom‐ mencer les mêmes histoires. Tu ne le sens pas ? Ecoute […] Mêmes… Même… Toujours le même. Si nous continuons à parler le même, si nous nous parlons comme se parlent les hommes depuis des siècles, comme on nous a appris à parler, nous nous manquerons. Luce Irigaray Mettre les mots de Luce Irigaray en tête d’une étude des Conversations de Madeleine de Scudéry, c’est risquer l’anachronisme. Scudéry nous en prévient : « Le royaume des Anacronismes, peuple negligens : il n’y a point de temps parmi eux, pour le moins ils n’en comptent point, et ne connoissent ni mois ni années ni siecles : ils mangent leur pain sans sçavoir en quel jour ils vivent 1 . » Pour nous qui prétendons savoir compter les siècles, le temps qui sépare Scudéry d’Irigaray n’est pas insignifiant. Pourtant, un certain désir commun de repenser le langage au profit des femmes réunit ces deux écrivaines : un désir né de leur reconnaissance commune du manque de sujet féminin dans l’histoire produite et reproduite par les pratiques langagières de leurs époques respectives. Comment éviter de raconter toujours la même histoire ? Comment parler autrement, d’une manière qui permet à la femme d’imaginer, de s’imaginer, et de vivre autrement ? Telles sont les questions qui intéressent ces deux auteures à trois siècles d’écart. Chez Scudéry, elles s’articulent tantôt directement, tantôt discrètement dans l’ensemble de ses œuvres, mais aussi et surtout dans les Conversations publiées entre 1680 et 1692. Au premier abord, les Conversations ne semblent qu’évoquer les mêmes sujets que l’on retrouve dans ses autres livres, notamment Artamène ou le Grand Cyrus et Clélie, Histoire romaine. Le travail critique de Paule Letteri sur les Conversations sur divers sujets (1680) révèle par exemple que 14 conversations sur 16 sont tirées des œuvres antérieures 2 . De 3 Les références incontournables sur l’œuvre de Scudéry sont toujours A. Niderst (dir.), Les Trois Scu‐ déry. Actes du colloque du Havre (oct. 1991), Paris, Klincksieck, 1993 ; Delphine Denis et Anne-Élisabeth Spica (dir.), Madeleine de Scudéry : une femme de lettres au X V I Ie siècle, Arras, Presses de l’Université d’Artois, 2002. Sur les Conversations en particulier, voir D. Denis, La Muse galante : Poétique de la conversation dans l’œuvre de Madeleine de Scudéry, Champion, 1997. 4 A. Niderst, Madeleine de Scudéry, Paul Pellisson, et leur monde, Paris, Puf, 1976, p. 515-516. 5 Conversations, 1680, t. I, p. 244-245. C’est moi qui souligne. plus, comme l’ont évoqué de nombreux travaux de critiques littéraires depuis la fin du XXe siècle, l’œuvre scudérienne est d’une continuité remarquable, notamment en ce qui concerne ses idées sur l’amour, l’amitié, le mariage, et l’éducation des femmes 3 . Toutefois, les Conversations, même celles qui puisent abondamment dans les autres ouvrages de Scudéry, opèrent des modifications de la matière ancienne. En soulignant la nouveauté de ces textes, j’ose diverger de la conclusion d’Alain Niderst, selon qui « [Scudéry] ne parvint pas vraiment à se renouveler […] ». Pourtant, continue-t-il, « [dans] ces volumes irréguliers, mélangés, sans plan, ni méthode, elle offrait tout de même autre chose que des ruines de ses grands édifices, et parfois un peu de la sagesse, ou du moins de l’expérience, que sa longue vie avait pu lui prêter 4 ». Il est vrai que les Conversations peuvent souvent avoir l’air décousues. Les Conversations ne seraient-elles alors que les rêvasseries charmantes d’une vieille dame qui ne fait que tricoter les fils de sa vie littéraire passée ? Ne raconteraient-elles jamais de nouvelles histoires ? Je propose d’étudier ces questions par le biais du livre tel qu’il est représenté en tant qu’objet matériel (réel ou fictif) dans les Conversations. Une telle approche montre comment Scudéry exploite le pouvoir du livre pour raconter autrement l’histoire du pouvoir et du savoir des femmes. À cause des célèbres paroles de Clélie, reprises dans le premier volume de Conversations de 1680 et tant citées depuis, la critique a eu tendance à trouver chez Scudéry une opposition ferme et constante entre livre et conversation : Il n’appartient point aux livres d’apprendre à parler : et ceux qui se contentent de lire, pour être propres à la conversation, s’abusent étrangement ; et ne savent pas à quoi la lecture est bonne. Elle est, sans doute nécessaire à parer l’esprit ; à régler les mœurs ; et à former le jugement : Elle peut même servir à apprendre une Langue. Mais pour l’agrément du langage, la conversation toute seule le peut donner. Encore faut-il, que ce soit une conversation de Gens du monde, dont les Femmes fassent la plus grande partie. Autrement il y aurait quelque chose de trop élevé, de trop savant, de sec, de rude, ou affecté, en ceux qui voudraient régler leurs façons de parler par ce qu’ils lisent. Car comme ordinairement les Livres ne parlent pas comme les Gens parlent en conversation : il ne faut pas non plus parler en conversation comme les Livres. 5 Dans cet extrait, un certain Émile (qui porte le nom d’Herminius dans l’original) admet l’utilité des livres, fût-ce à contrecœur (« [La lecture] est, sans doute nécessaire… ») Source de belles pensées et de bonnes règles sociales, morales, et même linguistiques, le livre ne saurait point être source de grâce pour ceux qui souhaitent s’entretenir avec succès dans l’univers mondain du XVIIe siècle. Cet univers, comme nous pouvons le noter, est peuplé de femmes dont la présence apporterait de la créativité, de la douceur, et de la sincérité aux conversations « trop élevées, trop savantes » des hommes qui se serviraient 512 Laura Burch 6 Rappelons que c’est la conversation mixte (et pas simplement féminine ou féminisée) qui est mise en valeur dans l’œuvre de Scudéry. Si ses personnages critiquent rigoureusement ici la conversation masculine, ils sont aussi sévères ailleurs à l’égard de la conversation exclusivement féminine : « Et n’estes-vous pas contrainte d’avoüer, que qui écriroit tout ce que dissent quinze ou vingt Femmes ensemble, feroit le plus mauvais Livre du monde. » (ibid., p. 15-16). 7 [Madeleine de Scudéry], Nouvelles Conversations de Morale. Dédiées au Roy, Paris, Veuve de Sebastien Mabre-Cramoisy, 1688, 2 vol. 8 Ibid., t. I, p. 1-3. excessivement du livre comme modèle 6 . « Ordinairement », Émile le souligne, le livre et la conversation appartiennent à deux genres différents. Le mot « ordinairement » retient notre attention. Il évoque l’ordinaire, le commun, et le normal et suppose en même temps le contraire : l’original, le rare, l’exceptionnel. Dans Clélie comme dans les Conversations, lecteurs et lectrices sont appelés à bien ranger les livres de Scudéry parmi les ouvrages exceptionnels. Cette disposition se fonde sur une méconnaissance volontaire. En effet, reconnaître dans le livre l’image d’une conversation exceptionnelle et des personnages qui « parlent comme les Gens parlent en conversation », c’est en quelque sorte méconnaître que c’est justement le livre de Scudéry qui les dessine. Il s’agit donc d’un livre tellement exceptionnel qu’il n’est plus livre. Il s’abolit dans le mouvement de l’esprit ; à sa place apparaît alors une conversation mondaine à la fois commune et singulière : commune, parce qu’elle ressemblerait aux conversations réelles ; singulière, parce qu’elle ne ressemblerait pas à ce que l’on trouve « ordinairement » dans des livres. La mise en œuvre de la conversation impliquerait alors une sorte d’aveuglement volontaire qui permettrait la disparation du livre aux yeux des lecteurs et lectrices. Le livre est donc simultanément destitué de son autorité et réinventé au profit d’une activité expressément mondaine et hétéro-sociale. Certes, ce jeu d’aveuglement volontaire n’est pas inédit ni propre aux Conversations des années 1680-1690. Mais il rend autrement lisible un autre aspect qui, lui, apparaît pour la première fois dans les volumes de 1688 7 , et dont l’étude révèle une modification importante de la fonction de la conversation mondaine dans l’œuvre de Scudéry : la mise en valeur de la volonté féminine de parler et de faire parler des livres. Comme le printemps est la plus aimable saison de l’année, le desir de la promenade est plus universel en ce temps-là qu’en tous les autres ; et la rigueur de l’hiver qui vient de passer, contribuë beaucoup à rendre le renouvellement de la nature plus délicieux, si l’on peut parler ainsi. En effet, les zéphirs qui succédent aux Aquilons, et qui reviennent avec les premiéres fleurs, servent à rendre la campagne plus agréable, en tempérant l’ardeur du soleil, car les feuïlles naissantes n’en défendent pas encore assez par leur foible ombrage. Ce fut donc au commencement du mois où le concert naturel des Rossignols et de tous les autres oiseaux est le plus divertissant, que la sage et charmante Zénobie proposa à l’aimable Amérinte et à la belle et enjoûée Bérénice, d’aller passer deux ou trois jours avec elle à une assez jolie maison qu’elle a au bord d’une belle et grande riviére, et qui estant dans le voisinage de plusieurs autres dont les beautez sont différentes, leur donna lieu de changer chaque jour de promenade, non seulement parce qu’en ces sortes de choses la variété divertit, mais encore pour éviter les visites de certaines gens qui ne leur convenoient pas, car rarement est-on assez heureux pour n’avoir que d’agréables amis ou d’agréables voisins. 8 513 Le Livre aux lèvres. Apprendre à parler autrement dans les Conversations de Madeleine de Scudéry 9 D. Denis, « Du Parterre aux Promenades : une scène pour la littérature aux X V I Ie siècle, XVII e siècle, n° 209, 2000, p. 655-669. 10 Nouvelles conversations, op. cit., t. I, p. 3. 11 Hélène Merlin-Kajman, « L’amitié entre le même et l’autre, où quand l’hétérogène devient principe constitutif de société », XVII e siècle, n° 205, 1999, p. 668. Ce moment au début de la conversation intitulée De l’Hipocrisie, s’inscrit clairement dans ce que Delphine Denis identifie comme la « scénographie galante », typique de la littérature des décennies précédentes et qui se retrouve encore dans la plupart des dispositifs encadrant les Conversations  9 . Toutefois, l’analyse du cadre de cette conversation (un des plus détaillés de tous les volumes tardifs), remet en question ce que nous pensons savoir du rapport des femmes aux livres chez Scudéry. D’abord, nous notons que le champ lexical de la renaissance et de l’éclosion (« le printemps », « le renouvellement », « les premiéres fleurs », « les feuïlles naissantes ») se mêle à celui du plaisir (« la plus aimable saison », « le renouvellement […] délicieux », « les zéphirs », « la campagne […] agréable »). Nous constatons alors que ces circonstances caractérisées par le renouveau et la douceur annoncent aussi un moment où les femmes prennent l’initiative. Non seulement les trois amies Zénobie, Amérinte, et Bérénice se réunissent-elles dans un espace féminin (la maison de Zénobie), mais aussi choisissent-elles délibérément leur parcours. Elles cherchent à fuir la présence ennuyeuse d’amis et de voisins qu’elles n’auraient pas choisi de voir. La narration continue en mettant l’accent sur la volonté de ces trois femmes : Mais pour rendre leur société plus douce, elles permirent au sage et sçavant Méliton oncle de Zenobie d’estre de ce petit voyage, et de leur amener deux de leurs amis communs, Périandre et Euphranor, tous deux bien faits, d’un mérite fort distingué, ayant beaucoup d’esprit, mais d’un caractére différent ; ce qui fait d’ordinaire le charme de la conversation. 10 Le verbe « permettre » signale clairement que ce sont les femmes qui président à la compo‐ sition du groupe. De plus, leur autorité est ici liée aux plaisirs offerts par la diversité de règle dans leur société grâce à la présence des hommes. Méliton, « sage », « savant », et plus âgé, se distingue de ses jeunes compagnons qui ont eux, des personnalités divergentes. Notons le renversement important qui s’opère ici. Normalement, comme Hélène Merlin-Kajman nous le rappelle, « pris absolument, le sexe, qui […] désigne plus particulièrement la femme, la rend différente - pas seulement distincte - de l’homme. […] Non combattue par l’amitié masculine des hommes, [cette différence] constitue même une grave menace sur elle […] 11 ». Ici, au contraire, c’est le sexe masculin qui marque la différence dans ce groupe d’amis. Au lieu de menacer une amitié féminine basée sur l’exclusion des hommes, le sexe masculin l’adoucit et « fait […] le charme de la conversation » hétéro-sociale. À la suite de cette évocation des douceurs de la diversité dans un décor qui favorise le renouveau, l’agrément, et l’autorité des femmes, le texte privilégie leur liberté : Zénobie qui est tres-bien faite est veuve il y a déjà quelques années, ayant esté mariée fort jeune. Amérinte qui est tres-aimable a un mary qui a un employ considérable qui l’éloigne d’elle une partie de l’année ; et Bérénice est une fort belle fille, parente de Zénobie, qui voudroit bien ne se 514 Laura Burch 12 Nouvelles conversations, op. cit., p. 3-4. 13 Notons alors que le statut qui jadis faisait de Sapho une femme exceptionnelle (femme libre, non mariée) est maintenant repris, nuancé, et étendu. 14 Nouvelles conversations, op. cit., p. 4-5. 15 Ibid., p. 5-6. marier pas, aimant la liberté sur toutes choses. Elles ont toutes de l’esprit et de la vertu, mais une vertu sociable, aimant tout ce qui est spirituel et galant, sans vouloir jamais faire galanterie. 12 Leurs maris morts, absents, ou inexistants, ces femmes jouissent d’une liberté étroitement liée à l’absence de relations amoureuses 13 . Les portraits des trois hommes renforcent cette idée : Méliton dans sa premiére jeunesse a connu toutes les passions, et les a surmontées de bonne heure, car il n’est qu’au milieu de la vie ordinaire. Périandre est né plus ambitieux qu’amoureux, et Euphranor a plus de penchant à l’amour qu’à l’ambition : mais ayant esté assez malheureux en maistresses, son cœur, comme il le dit quelquefois fort agréablement, se trouve forcé de substituer l’amitié tendre à cette passion. 14 Ces hommes, sans attachements ni passions, civilisés par l’âge, le tempérament, ou le désir de fuir la souffrance causée par l’amour, ne menacent aucunement la « vertu sociable » de ces femmes d’esprit qui embrassent le « spirituel » et le « galant », tout en rejetant la « galanterie ». Après l’évocation du lieu et des personnages, c’est le livre qui fait enfin son apparition : Zénobie a chez elle tout ce qui peut divertir à la campagne, un Clavessin, des Tuorbes, des Guitarres, un Billard, et un fort beau cabinet de livres de feu son mari. Estant donc en ce lieu-là, à l’issuë du dîner, en attendant l’heure d’aller à la promenade, Bérénice se mit à lire tout haut les titres des livres qui sont en lettres d’or sur la reliûre de chaque volume rangez sur des tables fort propres. Elle vit d’abord les Essais de Morale, ensuite Morale Universelle, et tout contre Conversations Morales que tout le monde connoist ; puis la morale de Tacite, et tout proche la Morale d’Epicure. 15 Le livre est d’abord rangé parmi les objets de divertissement mondain : à côté des instruments musicaux et du « Billard », le livre est présenté comme un jeu (quoiqu’un jeu privilégié, puisqu’une salle entière, ce « fort beau cabinet », lui est réservée). Parmi les distractions possibles, Bérénice choisit de jouer au livre, et ceci à haute voix (« Bérénice se mit à lire tout haut… »). À la beauté, au luxe (« lettres d’or »), et à l’élégance de ce lieu (« des tables fort propres »), Bérénice ajoute sa voix de lectrice, une voix qui se confond avec l’œil par le passage rapide du verbe lire (« elle se mit à lire ») au verbe voir (« Elle vit d’abord »). Ce glissement de sens évoque la nature multiple de la lecture : lire, c’est parler et écouter, mais c’est aussi voir, penser et réfléchir. Lire, c’est donc une action à la fois intériorisée et externalisée, personnelle et partagée, reçue et donnée. Dans ces dimensions diverses, le discours de Bérénice est un livre aux lèvres d’une femme qui joue avec le sens de la lecture et de l’énonciation. Bérénice poursuit son jeu en prononçant les titres de cinq œuvres particulières : Essais de Morale, Morale Universelle, Conversations Morales ; puis la morale de Tacite et la Morale d’Epicure. Ce qui saute d’abord aux yeux (et aux oreilles) des lecteurs et lectrices, c’est 515 Le Livre aux lèvres. Apprendre à parler autrement dans les Conversations de Madeleine de Scudéry 16 Ibid., p. 6-7. 17 Une autre exception notable à cette règle sera le personnage de Clarinte dans « Des Louanges » qui garde les œuvres complètes de Ronsard dans son cabinet sans que leur provenance soit discutée (ibid., t. II, p. 453). 18 Ce don se différencie du livre commémoratif dont parle Natalie Zemon Davis dans son excellente étude, The Gift in Sixteenth Century France (Madison, University of Wisconsin Press, 2000). Certes, le don de Bérénice rappelle et renforce l’amitié entre elle et Zénobie. Mais en insufflant la vie au corps/ corpus du désir féminin de livres, il anime aussi l’amitié hétéro-sociale de la compagnie entière. 19 E. Avigdor, « “L’honnêteté féminine” dans les Conversations et les Entretiens », Les Trois Scudéry, op. cit., p. 533-545. l’intérêt des femmes pour la morale et les livres qui en traitent. Cette courte liste sert donc à enrichir le portrait des femmes d’esprit dessiné plus haut. Mais elle sert aussi à autre chose lorsque l’on considère les auteurs des livres cités : Pierre Nicole, Essais de morale (1671) ; Jacques Parrain Des Coutures, Morale universelle (1687) ; Madeleine de Scudéry, Conversations morales (1686) ; Nicolas Amelot de La Houssaye, Morale de Tacite (1686) ; Jacques Parrain Des Coutures, Morale d’Epicure (1685). De cette liste augmentée d’auteurs « réels » ressort le nom d’une femme d’esprit « réelle » : Madeleine de Scudéry. L’auteure s’insère donc au centre d’une compagnie de moralistes contemporains dont elle serait la plus connue (« que tout le monde connaît »). Le jeu de lecture de Bérénice continue alors sur un ton riant et fantaisiste, et des livres « réels » on passe aux livres fictifs : Et comme Bérénice a l’humeur enjoûée, elle fit semblant de lire plusieurs autres titres qui n’y estoient pas, comme la Morale de la Cour, la Morale à la mode, la Morale galante, la Morale des Politiques, la Morale des Dames, la Morale des Hipocrites. Ah, Bérénice, s’écria Zénobie, vous me donnez-là un grand nombre de livres que je n’ay pas, et que je voudrois bien [s]avoir s’ils estoient de bonne main, car tous ces titres-là pourroient fournir d’agréables pensées. 16 Bérénice, pour divertir ses ami.es, fait semblant de lire : elle lit ce qui n’existe pas, ou bien, ce qui n’existe que dans son esprit. Cette lecture imaginative donne lieu à une série de livres inventés dont les titres représentent un mélange de sérieux (« Morale de la cour », « Morale des Politiques »), de léger (« Morale à la mode », « Morale galante »), et enfin de curieux (« Morale des Hipocrites »). En effet, Bérénice offre fictivement de nouveaux livres à son amie Zénobie. Dans l’ensemble des Conversations, ce don imaginaire est assez extraordinaire, car les femmes de ces entretiens, si elles possèdent des livres, les ont acquis le plus souvent grâce aux hommes 17 . La conséquence de ce don 18 féminin est double : d’une part, l’idée seule de ces livres imaginaires fait plaisir à Zénobie ; d’autre part, elle pique sa curiosité (« je voudrois bien [savoir…] »), et fournit alors la matière des conversations à suivre. Mise en page par la « bonne main » de Scudéry, une conversation sur l’hypocrisie à la fois orale (fictive) et écrite (réelle) répond au désir de livres conçus/ lus dans l’imagination des femmes d’esprit. La conversation « De l’Hypocrisie » engendre à son tour une autre « Histoire de la Morale », un « panorama » (selon le mot d’Eva Avigdor) 19 d’une centaine de pages de la pensée morale des peuples divers - anciens et modernes, français et étrangers, païens et chrétiens -, suivie d’une cinquantaine de pages qui rapportent les « Sentiments de Confuscius sur différents sujets ». Le contenu de ces pages est moins important ici que 516 Laura Burch 20 Nouvelles conversations, op. cit., t. I, p. 27. 21 Ibid., p. 29. 22 Ibid. 23 F. E. Beasley, Revising memory: Women’s fiction and memoirs in seventeenth-century France, New Brunswick, Rutgers University Press, 1990, p. 29-32. 24 Nouvelles conversations, op. cit., t. I, p. 32. la représentation de leurs conditions de production, car il s’agit encore une fois de préciser le rapport femme-livre. Observons alors Bérénice qui parle : je voudrois bien que le sage et sçavant Méliton m’eust bien fait connoistre cette science si nécessaire à sçavoir, et qui distingue si parfaitement les vertus et les vices ; car encore que j’aye inventé sur le champ des titres de morale tout nouveaux, je suis persuadée que j’y suis fort ignorante, et qu’il me feroit un grand plaisir s’il voulait m’en faire l’Histoire […]. 20 Bérénice, jouant bien son rôle de femme d’esprit modeste, insiste sur son ignorance et, de ce fait, sur le plaisir qu’elle aura à être instruite du « sage et sçavant Méliton ». La réponse de Méliton est quasi moqueuse : « Mais pensez-vous, reprît Méliton en souriant, qu’on fasse l’histoire de la morale impromptu [sic], comme on fait un Madrigal 21 ? » Autant dire que Bérénice lui propose un sujet qui ne s’adapte pas convenablement à la conversation mondaine. Néanmoins, elle persiste : « Mais, répliqua Bérénice, je ne prétens pas vous demander une histoire en plusieurs gros volumes, comme l’histoire de France de Mézeray ; je ne veux qu’une histoire de conversation qui n’épuise pas le sujet dont on parle 22 . » Ici s’opposent deux genres d’histoire : le genre masculin (Méliton/ Mézeray) - imprimé, exhaustif et vaste, s’étalant sur plusieurs tomes (même en abrégé) -, et le genre féminin - à la fois écrit et oral, plaisant et sérieux, partiel et copieux. Ce genre d’histoire ne rentre pas précisément dans la typologie établie par Faith E. Beasley qui distingue « l’histoire générale » de « l’histoire particulière 23 ». En effet cette classification dépend surtout du contenu des textes. Sans minimiser l’importance du rôle joué par le fond des Conversations, il est néanmoins évident que Scudéry met l’accent ici sur laméthode de rédaction, et sur la forme que prendrait l’histoire féminine de la morale. La méthode, c’est le travail coopératif et sociable des hommes et des femmes. La forme, c’est la conversation qui oscille incessamment (et parfois indistinctement) entre l’oral et l’écrit, le ludique et le sérieux. D’ailleurs, ce travail est dépeint en des termes soulignant le temps et l’effort requis : Bérénice remarquant son dessein, luy montra de la main une belle écritoire sur la table, luy faisant entendre agréablement qu’il pouvoit s’en servir pour rappeler les idées nécessaires pour l’histoire qu’elle luy demandoit. Et en effet il demeura tout le reste du jour dans ce cabinet de livres ; et le lendemain au matin dans sa chambre, où il fit un effort d’esprit et de mémoire, afin de contenter Bérénice et ses Amies. 24 Nous pouvons imaginer Méliton, enfermé d’abord dans le cabinet de Zénobie (espace féminin), puis dans sa chambre à lui (espace masculin), tirer sur le fil imaginaire reliant tous ces livres qui peuplent son esprit afin de pouvoir en extraire seulement les feuilles les plus « nécessaires ». Après deux demi-journées de travail, ces feuilles se réduisent à une seule : « il tira un papier de sa poche, non pas pour le lire, mais pour se remettre les circonstances 517 Le Livre aux lèvres. Apprendre à parler autrement dans les Conversations de Madeleine de Scudéry 25 Ibid., p. 59-60. 26 Ibid., p. 6 et 34. particulieres dont il avoit fait des remarques pour l’ordre des temps 25 ». De ce papier non lu naissent les nombreuses pages de l’« Histoire de la morale », conversations « égay[fées] » par « l’humeur » et « l’art » de Bérénice 26 ainsi que par l’intervention fréquente de ses amies. Leurs conversations nous présentent des livres extraordinairement défaits, refaits, ima‐ ginés, ré-imaginés, écrits, et mis en paroles : des livres aux lèvres des devisants qui répondent explicitement au désir féminin de parler à nouveau des sujets dont on pensait avoir déjà assez dit. Si nous suivons le regard de Bérénice vers les œuvres passées de Scudéry, nous comprenons que la volonté féminine d’engendrer d’autres livres affleure dès le « Dialogue » préliminaire de 1680 : « Recueil[s] de Conversations tirées de Cyrus, de Clelie, et d’autres Ouvrages de la mesme main, choisies et retouchées, avec plusieurs autres toutes nouvelles ». Relisant ces mots à la lumière de ceux publiés en 1688, nous voyons des conversations qui loin d’être rassemblées « sans plan ni méthode » (Niderst), forment un projet littéraire qui s’écarte à dessein de ses origines. « De la mesme main » (Scudéry), sans pour autant être tout à fait les mêmes, les Conversations visent à autre chose que la répétition. Leurs intervenant.es, surtout les femmes, ne parlent pas « comme les hommes depuis des siècles » (Irigaray) ni comme Scudéry depuis des décennies. Ils cherchent plutôt à ne pas se manquer, et à ne pas manquer aux femmes pour qui parler autrement signifie vouloir se livrer dorénavant à elles-mêmes. 518 Laura Burch 1 K. Newman, « Armchair Travel », Crossing Boundaries. Attending to Early Modern Women, Cranbury, University of Delaware Press, 2001, p. 221. 2 Ibid. Le rôle des lectrices dans la circulation des Conversations de morale de Madeleine de Scudéry Violetta T R O F I M O V A Saint-Pétersbourg Madeleine de Scudéry a joué un rôle de première importance dans la création et la popularisation du genre de la conversation en France au XVIIe siècle. Les conversations occupant une place importante dans ses romans - Le Grand Cyrus (1649-1653) et Clélie, Histoire Romaine (1654-1660) -, elle se mit, à partir de 1680, à les publier en recueils en les extrayant de leur contexte narratif - ce que remarquait Mme de Sévigné dans une lettre à sa fille du 25 septembre 1680 - et en les accompagnant de conversations inédites. Dix volumes de conversations et d’entretiens ont ainsi été publiés sur plusieurs années : 1680, 1684, 1686, 1688 et 1692. Ces recueils ont attiré l’attention de divers chercheuses et chercheurs, dont Delphine Denis, Nathalie Grande, Philip J. Wolfe, Laura Burch, Elizabeth Goldsmith, Jane Donawerth, qui ont analysé avec minutie leur influence sur l’évolution du genre dans des articles et des monographies parus en France et en Angleterre ces deux dernières décennies. Karen Newman souligne l’importance de l’étymologie du mot « converser », signifiant à l’origine « fréquenter » ou « vivre avec quelqu’un », et même prendre place dans un lieu 1 . Dans la conversation, les salonnières pouvaient s’aventurer sur des territoires en principe fermés aux femmes et discuter notamment de questions comme le mariage, le plaisir, le désir et la science 2 . Le choix du titre « Conversations » par Madeleine de Scudéry était donc signifiant. Madeleine de Scudéry et ses lectrices Madeleine de Scudéry a toujours attiré l’attention des femmes lettrées et cultivées. Parmi ses amies figuraient notamment Mme de Sévigné, épistolière, Mme Dacier, helléniste et traductrice d’Homère, Mme de Maintenon, fondatrice de l’institution de Saint-Cyr, et Mme de Brinon qui en fut la première supérieure. À partir des commentaires des Conversations formulés par ces lectrices dans leur correspondance avec Scudéry, je me propose d’analyser leur rôle dans la circulation de l’ouvrage. Grâce à leur médiation, les Conversations sur divers sujets ou Conversations de morale furent connues non seulement parmi les lettrés, mais 3 Lettres de Madame de Sévigné de sa famille et de ses amis, Louis J. N. Monmerqué (éd.), t. 7, Paris, Librairie de L. Hachette, 1862-1868, p. 89. 4 Correspondance générale de Madame de Maintenon, Théophile Lavallée (éd.), t. 2, Paris, Charpentier, 1865, p. 276. 5 Rathery et Boutron, Mademoiselle de Scudéry. Sa vie et sa correspondance, Paris, Léon Techener, 1873, p. 470. 6 Ibid., p. 471. aussi à la cour et dans la Maison royale de Saint-Louis à Saint-Cyr. Ma source principale est la correspondance de Madeleine de Scudéry publiée par Rathery et Boutron en 1873. Je prêterai une attention particulière aux Conversations comme livre de divertissement et d’instruction, à ses éditions successives et à leur circulation. Les Conversations sur divers sujets parurent le 2 août 1680 à Paris chez Claude Barbin sans nom d’auteur - bien que tout le monde sût qu’elles étaient écrites par Madeleine de Scudéry. Une deuxième édition fut publiée à Lyon quelques semaines plus tard, Claude Barbin ayant cédé son privilège à Thomas Amaulry. Cette édition portait le nom de l’autrice - « Mademoiselle Scuderi » - et consacra publiquement Madeleine de Scudéry comme écrivaine indépendante de son frère. Nous ne savons pas à quelle édition - parisienne ou lyonnaise - Mme de Sévigné fait référence dans une lettre à Mme de Grignan du 25 septembre 1680 où elle note : « Mlle de Scudéry vient de m’envoyer deux petits tomes de Conversations. Il est impossible que cela ne soit bon 3 ». Mais elle témoigne du fait que Scudéry s’était engagée activement dans la distribution de son ouvrage, l’expédiant elle-même à ses amies, lecteurs et lectrices potentiels. Deux années plus tard, une autre édition de Conversations fut publiée à Amsterdam, identique à celle de Lyon, portant aussi le nom de l’autrice. Cette édition joua un rôle important pour la promotion du livre à l’étranger, car elle fut suivie de quatre autres jusqu’en 1686. L’année 1683 fut favorable à Madeleine de Scudéry. En février, une pension de deux mille francs lui fut accordée par le roi. À cette occasion, Mme de Maintenon écrivait à Mme de Brinon : « Vous y prenez trop d’intérêt pour n’en être pas avertie des premières 4 ». Mme de Brinon était elle-même une femme de lettres - on lui a longtemps attribué le texte du chant Grand Dieu sauve le Roi, hymne royal composé pour Louis XIV (1686), et modèle de l’hymne anglais God save the King - et son amitié avec Madeleine de Scudéry était ancienne. La suite des Conversations fut publiée en 1684 par Claude Barbin sous le titre Conversa‐ tions nouvelles sur divers sujets. Le livre fut imprimé le 22 juillet 1684, le privilège stipulant qu’un exemplaire des Conversations fût envoyé au Louvre. Les Conversations nouvelles eurent un vif succès à Versailles grâce au soutien du roi, ce que Mme de Maintenon relate à Scudéry dans une lettre du 19 août 1684 : « Il a entendu lire de tous les côtés vos dernières Conversations, qu’il trouve aussi utiles qu’agréables 5 ». Ce sont probablement les Conversations nouvelles que Mme de Sévigné envoya à son fils en septembre 1684 : « Je porte à mon fils vos Conversations, je veux qu’il en soit charmé après en avoir été charmée 6 ». L’autre lectrice lettrée des Conversations était Mme Dacier, qui écrit dans sa lettre du 17 juillet 1685 : 520 Violetta Trofimova 7 Ibid., p. 472. 8 Les Conversations sur Divers sujets par Mademoiselle de Scudery, Amsterdam, Daniel du Frexne, 1682, n.p. 9 Rathery et Boutron, Mademoiselle de Scudéry, op. cit., p. 472. 10 Ibid., p. 477. 11 Ibid., p. 479. 12 [Madeleine de Scudéry], Nouvelles Conversations de Morale. Dédiées au Roy, t. I, Paris, Vve de Sebastien Mabre-Cramoisy, Imprimeur du Roy, ruë Saint Jacques, aux Cicognes, 1688, p. 248. Je n’ai pas laissé d’être éblouie de toutes les beautés qui éclatent en foule dans vos Conversations. On peut dire que tout en est bon, mais j’y ai trouvé surtout de certains endroits qui m’ont enchantée et qui m’ont retenue plus que les autres par le plaisir extraordinaire qu’ils m’ont donné. 7 Cette admiration est proche des louanges qu’exprime le libraire-imprimeur de l’édition hollandaise : « Je sçai de personnes habiles, que Mademoiselle de Scuderi n’a point fait d’ouvrages qu’on n’ait admiré, mais que celui-ci est son chef-d’œuvre 8 ». Or Anne Dacier était une lectrice attentive : « Mon exemplaire est plein des marques que j’ai faites sur tous ces endroits 9 », note-t-elle. Mais il est impossible de savoir ce que Madeleine de Scudéry avait pu retenir de ces remarques. En 1686 elle fit paraître chez Thomas Guillain la troisième partie des Conversations sous le titre La Morale du Monde, ou Conversations, avec, en guise de nom d’auteur, les initiales « M. de S. D. R. ». Christine, reine de Suède en exil, lui écrivit de Rome, le 30 septembre, le commentaire suivant : Mais il est temps de vous parler de vos ouvrages, qui sont agréables, utiles et savants. Vous mettez si bien en œuvre les belles choses, que vous me charmez. Vous divertissez et instruisez toujours sans ennuyer jamais. Je vous remercie du soin que vous avez pris de me les envoyer. 10 On le constate : l’écrivaine avait pris de nouveau l’initiative de la distribution de ses œuvres. Son amitié avec la reine Christine était ancienne : celle-ci lui donna une pension en signe d’admiration de ses ouvrages. Les Conversations de Scudéry à Saint-Cyr Les Nouvelles Conversations de Morale Dédiées au Roy qui furent publiées à Paris chez la veuve de Sébastien Mabre-Cramoisy en 1688 sont les plus importantes pour l’analyse du rôle des lectrices dans la promotion de l’ouvrage de Scudéry. Imprimé le 30 juin 1688, ce livre suscita des réactions immédiates de la part de Mme de Sévigné et de Mme de Brinon, supérieure de la Maison royale de Saint-Louis à Saint-Cyr. Mme de Sévigné écrivit le 3 août 1688 : « L’agrément de ces Conversations et de cette Morale ne finira jamais ; je sais qu’on en est fort agréablement occupé à Saint-Cyr ; je m’en vais lire avec plaisir cette marque obligeante de votre souvenir 11 ». La référence à Saint-Cyr est ici significative : Mlle de Scudéry avait en effet ajouté à son recueil les vers « Aux Demoiselles de Saint-Cyr » et la conversation intitulée « Description de Saint-Cyr ». Il y a beaucoup de flatterie dans ce texte : Saint-Cyr est « un azile où la Morale Chrétienne regne avec une pureté sans égale, & une tranquillité merveilleuse 12 » ; sa fondatrice, Mme de Maintenon, est « une veritable Demoiselle » qui « a toujours plus estimé son cœur que son esprit, & sa modestie en tous 521 Le rôle des lectrices dans la circulation des Conversations de morale de Madeleine de Scudéry 13 Ibid., p. 251. 14 Ibid., p. 253. 15 Ibid., p. 261. 16 Ibid., p. 273. 17 Constant Venesoen, Madame de Maintenon, sans retouches, Tübingen, Narr Verlag, 2012, p. 55. 18 Ibid., n. 94. 19 Rathery et Boutron, Mademoiselle de Scudéry, op. cit., p. 479. 20 Ibid. 21 Ibid., p. 480. 22 Correspondance générale de Madame de Maintenon, op. cit., t. 3, 1866, p. 121. 23 Ibid., p. 121-122. les temps a redoublé le prix de toutes ses grandes qualitez 13 » ; la mère supérieure, Marie de Brinon, est sa protégée, « une Dame d’éminente vertu », et l’esprit de Mme de Maintenon « y regne toujours, qu’elle y soit ou qu’elle n’y soit pas 14 ». Dans sa description de la maison et de l’église, Scudéry souligne la modestie et simplicité des bâtiments de Saint-Cyr. Elle vante « la sage Supérieure », « la première chaire du Chœur », qui « a si bien instruit ce grand nombre de jeunes filles, qu’elles obéissent aux ordres qu’elle leur donne au moindre signal qu’elle fait 15 ». Dans ses vers, Scudéry nomme Maintenon explicitement et encourage ses lectrices à imiter « ses vertus, son air, sa politesse, / sa rare piété, sa prudence, & sa foy 16 ». En revanche, elle ne nomme pas Marie de Brinon, se contentant de louer « la noble jeunesse » - les demoiselles de Saint-Cyr - sans plus de détails. Néanmoins un dialogue s’engagea. Le 3 août 1688 la supérieure de la Maison royale, Mme de Brinon, envoya une lettre à Madeleine de Scudéry. Marie de Brinon était une religieuse ursuline et une femme intelligente, mais ses aptitudes pédagogiques étaient controversées. Si Jean Cordelier affirmait qu’elle était « douée pour l’enseignement 17 », d’autres considéraient qu’elle était « sans aptitude pédagogique » et qu’elle « avoit tous les talents, hormis celui de gouverner 18 ». Mme de Brinon ne dit rien de la « Description de Saint-Cyr », mais elle vante l’orientation morale des Conversations. Elle remercie l’écrivaine pour « avoir donné une morale qui convient si fort à celle qu’elle enseigne tous les jours 19 », et souligne sa capacité « de beaucoup plaire en instruisant 20 ». Mme de Maintenon ignorait que Marie de Brinon avait reçu les livres de Scudéry. Or la supérieure de Saint-Cyr les utilisa comme un texte éducatif : Voulant régaler les dames de Saint-Louis de quelque mets d’esprit convenable à leur état, je leur ai lu moi-même, dans nos promenades du soir, l’Histoire de la Morale… Ces Conversations sont ici d’autant plus agréables qu’on en fait chez les demoiselles, qu’on a extraites de vos premières, qui ont donné lieu à un grand nombre d’autres, dont ces jeunes demoiselles font leur plaisir et celui des autres. 21 Forte d’un tel engouement, Mme de Brinon alla jusqu’à inviter l’écrivaine à Saint-Cyr. Le conflit avec Mme de Maintenon devint sérieux en 1688. Dans une lettre du 10 octobre 1688 à l’abbé Gobelin, celle-ci décrète que les Demoiselles de Saint-Cyr « ne peuvent être gouvernées par deux personnes qui pensent si différemment 22 ». Elle affirme que Mme de Brinon « inspirait aux novices son esprit de grandeur et ses idées de dames importantes, qu’elle voulait éviter aux demoiselles le travail des mains 23 », et conclut : « ce n’est pas 522 Violetta Trofimova 24 Ibid., p. 133. 25 C. Venesoen, Madame de Maintenon, sans retouches, op. cit., p. 57. 26 Correspondance générale de Madame de Maintenon, op. cit., t. 3, p. 159. 27 Ibid. 28 Conversations de Madame La Marquise de Maintenon, Louis J. N. Monmerqué (éd.), 3 e éd., Paris, J.-J. Blaise, 1828, p. 141. 29 Ibid., p. 144. 30 Ibid. 31 Ibid., p. 146. 32 Ibid. moi qui mettrai le désordre dans Saint-Cyr 24 ». Mme de Brinon fut condamnée pour avoir « donn[é] le mauvais exemple de son luxe et de sa vanité » et renvoyée par lettre de cachet en novembre 1688 25 . La lettre de cachet lui fut apportée par Mme de Montchevreuil le 10 décembre 1688. Cette lettre lui enjoignait de « quitter la maison, de donner sa démission et de se retirer dans un convent 26 ». La réaction émotionnelle de Mme de Brinon fut vive, mais elle quitta Saint-Cyr. Après une visite à l’hôtel de Guise, elle se retira à l’abbaye de Maubuisson. Très embarrassée par l’affaire, Sévigné appelle Mme de Brinon « l’âme de Saint-Cyr » et remarque que « cela augmente la curiosité de savoir quel est donc le sujet de sa disgrâce 27 ». Après cette rupture, Mme de Maintenon, inspirée par les ouvrages de Scudéry, décida d’écrire ses propres Conversations. Elle y abordait quelques thèmes communs : la gloire, le mensonge, les amitiés, la douceur, la reconnaissance, mais sous une forme simplifiée et adaptée aux pensionnaires de son institution. Les différences éclatent si l’on compare la « Description de Saint-Cyr » par Madeleine de Scudéry et « Sur l’Éducation de Saint-Cyr » par Mme de Maintenon. Le texte de Scudéry est plus narratif, plus riche en descriptions. Le texte de Maintenon est un simple dialogue, dépourvu de descriptions et centré sur le rôle des conversations dans l’éducation des jeunes filles. Part importante de la formation, celles-ci sont un moyen à la fois « agréable » et « utile » de s’instruire 28 . Les six interlocutrices - Éléonore, Floride, Olimpiade, Dorothée, Clémentine et Euphrosine - échangent sur les sujets du rire, du plaisir et de l’importance de l’exercice physique. Olimpiade pose une question : Mais est-il possible que vous ne trouviez pas qu’il soit plus divertissant de sauter, de danser, de jouer à toutes sortes de jeux, que d’examiner ce que c’est que l’indiscrétion, quelle difference il y a d’un bon esprit à un bel esprit, et une infinité d’autres choses qu’on nous apprend ? 29 Euphrosine objecte : les conversations « nous donnent des vues droites sur chaque chose 30 ». Olimpiade remarque : « Ah ! l’éducation de Saint-Cyr n’est pas exempte de critique 31 ». Éléonore est d’un autre avis : « Il semble que tout le monde l’admire, et doit l’admirer 32 ». Son opinion s’accorde ainsi à l’orientation élogieuse de la « Description » de Scudéry. La dernière partie des Conversations, Entretiens de Morale, fut publiée en deux volumes chez Jean Anisson en août 1692. Scudéry adressa les volumes à l’abbesse de Fonte‐ vrault (Fontevraud). Marie-Madeleine Gabrielle Adélaïde de Rochechouart de Mortemart (1615-1704), sœur de Mme de Montespan, était réputée pour l’étendue de son savoir. Elle n’était pas seulement la « reine des abbesses », la supérieure générale de l’abbaye de Fontevraud, mais la traductrice d’Homère et Platon. La plupart de ses écrits ne furent pas 523 Le rôle des lectrices dans la circulation des Conversations de morale de Madeleine de Scudéry 33 Rathery et Boutron, Mademoiselle de Scudéry, op. cit., p. 485. 34 Ibid., p. 486. 35 Ibid. 36 Kate Loveman, Samuel Pepys and his Books: Reading, Newsgathering, and Sociability, 1660-1703, Oxford, OUP, 2015, p. 153. 37 Biographia Britannica; or, The Lives of the Most Eminent Persons Who have flourished in Great Britain and Ireland, vol. 4, Londres, W. Innys, 1757, p. 2746. 38 Conversations upon Several Subjects. Written in French by Mademoiselle de Scudery. And done into English by Mr. Ferrand Spence. In two tomes, Londres, Printed for H. Rhodes, 1683, n.p. 39 Voir Timothy J. Reiss, The Meaning of Literature, Itaca et Londres, Cornell University Press, 1992, p. 214. publiés au XVIIe siècle, mais ils étaient connus. Elle transforma Fontevraud en un centre intellectuel et culturel. Et quand elle séjournait à Paris, elle fréquentait les salons parisiens. L’abbesse remercia l’écrivaine pour ses livres, lui confia qu’elle avait pu « en dire beaucoup de bien avant que de les avoir vus », mais qu’elle avait décidé de n’en parler qu’« après en avoir jugé par [elle]-même 33 ». Or après cette lecture, elle affirme : « J’y ai trouvé toute la solide beauté et tout l’agrément que j’attendois 34 », et conclut : « En verité, Mademoiselle, on ne sauroit trop vous admirer ; je vous le dis bien grossièrement, mais c’est avec une sincérité dont vous devez être contente 35 ». L’abbesse de Fontevraud était liée à l’institution de Saint-Cyr, qu’elle visita en 1700. Les Conversations de Madeleine de Scudéry en Angleterre En Angleterre, la réception des Conversations était en quelque sorte préparée par l’engoue‐ ment des lectrices pour les romans de Scudéry. Elizabeth Pepys - épouse du fameux diariste Samuel Pepys - racontait en 1666 à son époux les histoires du Grand Cyrus  36 . Aussi la traduction des Conversations était-elle impatiemment attendue par les lectrices anglaises. Elle parut en 1683, avec comme texte source l’édition hollandaise de 1683. La version anglaise fut publiée par H. Rhodes, et son auteur, « Mr. Ferrand Spence », était un traducteur prolifique d’ouvrages français et un espion pour le compte du roi de France. La dédicace fut adressée à Anne Comtesse d’Ossory, fille de Laurence Hyde Comte de Rochester, petite-fille du chancelier Clarendon, et épouse de James Butler Comte d’Ossory, le petit-fils de James Butler duc d’Ormonde, un homme d’État anglo-irlandais. Anne Hyde, née en 1665, épousa le compte d’Ossory en 1682, à l’âge de 17 ans. L’alliance de deux familles de cette importance avait éveillé l’attention de Ferrand Spence. Dans sa dédicace il célèbre ce mariage et loue Anne d’être une femme « très jolie » et « agréable en sa personnalité 37 ». Elle était, de fait, connue pour être une femme d’esprit. Malheureusement, elle tomba malade au début de novembre 1684 et mourut en janvier 1685. Dans un tel contexte, Spence met en valeur le genre de l’autrice des Conversations : « La Dame étrangère » est réputée dans toute l’Europe pour « la chasteté » de son style et « l’innocence de conversation 38 ». Or les Conversations ne furent pas le seul ouvrage écrit par une femme que traduisit Ferrand Spence. En 1680 il avait traduit le roman de Catherine Bernard, Frédéric de Sicile. De son point de vue, en effet, les esprits de femmes étaient « libres de toutes les illusions produites par les préjugés ou les intérêts 39 ». 524 Violetta Trofimova Les références aux Conversations contenues dans la correspondance de femmes lettrées et cultivées permettent de définir la fonction de l’ouvrage, orienté à la fois vers le divertissement et l’instruction. Bien que le recueil ne fût pas exclusivement composé de conversations féminines et que celles qu’il proposait fussent aussi nécessaires aux hommes qu’aux femmes, il joua un rôle majeur dans le développement de la lecture féminine en France. L’implication de l’autrice dans la diffusion de ses Conversations les fit pénétrer dans plusieurs milieux, tout particulièrement à Saint-Cyr, où elles servirent de texte éducatif, jusqu’à ce que Mme de Maintenon eût décidé, à partir de 1691, d’utiliser ses propres Conversations. En revanche leur rayonnement à l’étranger fut important et durable, d’autant qu’elles furent traduites en anglais immédiatement après la parution des éditions hollandaises. 525 Le rôle des lectrices dans la circulation des Conversations de morale de Madeleine de Scudéry 1 Segraisiana (1722), repris dans Œuvres diverses de Mr. de Segrais. Qui contient ses Mémoires Anecdotes, où l’on trouve quantité de particularitez remarquables touchant les personnes de la Cour, & les gens de Lettres de son tems, Amsterdam, François Changuion, 1723, t. I. Le Segraisiana est l’ouvrage d’Antoine Galland (orientaliste, antiquaire du roi, traducteur des Mille et une nuits, membre de l’Académie française), qui s’entretient à Caen avec Segrais, chez ce dernier. L’entretien, qui suit un ordre chronologique, s’étendrait de 1697 à 1701, si on se fie aux allusions à l’actualité. La publication du Segraisiana, après la mort de Galland qui laisse le texte à l’état de manuscrit, revient à Bernard de La Monnoye, académicien, qui relit celui-ci avec d’autres savants. Il explique dans sa préface la nécessité de consigner les paroles de Segrais pour son rôle majeur dans la vie littéraire, une vie qui lui a fait côtoyer « les cavaliers et les dames, les beaux esprits et les savants », et acquérir une somme de connaissances singulière : « De pareils faits, qui ne se puisent pas dans les livres, mais uniquement dans le commerce du monde, étaient en danger de périr, si […] on ne les en avait pas adroitement préservés » (Segraisiana, op. cit., Préface, p. 6). Dorénavant, nos citations renvoient à l’édition de 1723, conforme au manuscrit original. Nous modernisons l’orthographe et la ponctuation. Il en va de même pour les numéros de pages dans les notes, les numéros entre parenthèses dans les notes et dans le texte. 2 Par exemple les petits romans de Mlle de Montpensier, ses Divers portraits, les nouvelles de Mme de Lafayette, dont Camille Esmein a étudié la genèse dans son édition des Œuvres complètes de la comtesse, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2014. 3 « Le Segraisiana, un ana exemplaire », Jean Regnault de Segrais. Actes du colloque de Caen (9 et 10 mars 2006), Suzanne Guellouz et Marie-Gabrielle Lallemand (dir.), Tübingen, Gunter Narr, 2007, p. 43-57. Sur ce genre littéraire, voir aussi les études suivantes : Francine Wild, Naissance du genre des Ana, Champion, 2001 ; Karine Abiven, L’Anecdote ou la fabrique du petit fait vrai. De Tallemant des Réaux à Voltaire (1650-1750), Paris, Classiques Garnier, 2015. Sur Segrais, voir l’étude générale de Léon Brédif, Segrais, sa vie et ses œuvres, Paris, A. Durand, 1863. Construction d’un savoir littéraire et expression de soi : les mémoires et anecdotes de Segrais (Caen, 1624-1701) Agnès C O U S S O N Université de Bretagne Occidentale Le Segraisiana ou Mémoires et anecdotes  1 recueille les propos de Jean Regnault de Segrais durant les vingt-cinq dernières années de sa vie à Caen, où il s’est retiré après avoir fréquenté les salons parisiens à la mode, côtoyé les plus grands noms de la République des Lettres, écrit et co-écrit divers ouvrages 2 , inspiré de nombreux textes et participé à leur diffusion. Le Segraisiana relève du genre en vogue de l’ana, défini par Francine Wild comme un « cahier de notes tenu par un disciple, un fils ou un ami [Antoine Galland dans le cas présent], au sortir de ses entretiens avec un savant 3 », dans le dessein de conserver des traces de son savoir et ses souvenirs littéraires. Ces notes sont retranscrites à l’insu de l’intéressé mais elles conservent l’énonciation orale à la première personne du singulier. Appelée par le statut de témoin du « je », l’histoire personnelle du locuteur n’est pas l’objet de l’ana. De fait, on apprend peu de la vie privée de Segrais, qui a d’abord pratiqué la poésie à des 4 Le texte est saisi et censuré pour les propos jugés calomnieux envers Mme de Maintenon dans une anecdote relative à son premier mariage avec Scarron, mais deux cents exemplaires sont sauvés par un libraire. L’avertissement prédit pourtant son succès en raison de son caractère précurseur à l’égard des goûts du public auquel il se destine, une indication qui signale une convergence entre la forme du texte et les conceptions poétiques de Segrais, comme nous l’envisageons dans notre étude. La Monnoye promet une lecture « instructive et amusante » (Préface, p. 5). 5 Nous laisserons de côté la question, inhérente au genre de l’ana, de la fidélité de la retranscription. F. Wild atteste la fiabilité en la matière du Segraisiana dans l’article cité plus haut. Les savants, explique-t-elle, sont peu intervenus en matière d’annotation (la plupart des notes sont celles du manuscrit d’origine). Ils ont parfois réécrit des propos pour en effacer les traces conversationnelles volontairement laissées par Galland. Ils ont rétabli des dates, complété des citations incomplètes ou approximatives, arrangé les narrations d’anecdotes pour les rendre plus lisibles. fins utilitaires, comme il le rappelle ; on voit plutôt se déployer un vaste panorama de la littérature du XVIIe siècle (poésie, roman, théâtre), ponctué d’anecdotes et de portraits selon les codes du genre. Segrais revient sur sa jeunesse, sa vie à Paris, au palais du Luxembourg, à l’hôtel de Rambouillet, chez son ami Scarron, évoque les années passées au service de Mlle de Montpensier, de 1648 à 1671, date de son renvoi par la duchesse et du début d’une nouvelle vie auprès de Mme de Lafayette, dont il est le conseiller littéraire jusqu’en 1676. Pourtant, un « je » intime se fait entendre de manière ponctuelle, diffuse, dans les passages où Segrais exprime ses points de vue en matière de littérature et d’arts. Différentes voix se mêlent alors, celles du romancier et du poète, inventeur du genre de la nouvelle, celles du conseiller des Grands, du critique littéraire, du moraliste, une polyphonie transcendée et unifiée par la voix de l’Académicien qu’est Segrais depuis 1662. Une cohérence apparaît entre l’objet de la parole, les conceptions poétiques et les valeurs du protagoniste, et la forme même de l’entretien. La parole adressée d’un échange consacré à l’histoire littéraire et à ses acteurs se replie sur la personne de l’énonciateur et aboutit à un autoportrait indirect. Le dispositif énonciatif singulier de l’ana favorise la libre expression et une intimité du locuteur avec son objet - la vie littéraire de son temps - qui semblent avoir été la cause de la censure qui a frappé l’ouvrage dès sa première publication, en 1721 4 . Ce cas unique dans l’histoire de l’édition - sans équivalent dans le cadre même du genre qu’il adopte 5 - invite à s’interroger sur la nature des informations que délivre le Segraisiana et à examiner la relation particulière que Segrais entretient avec son propre discours. Nous tenterons de mettre au jour le processus par lequel se co-construisent un savoir sur le métier d’écrivain et un savoir sur soi. Double impératif de l’entretien : formuler une poétique et construire l’expérience du « je » Segrais profite de l’entretien moins pour mettre en avant ses œuvres, rapidement men‐ tionnées, que pour exprimer ses valeurs poétiques à partir de la critique des ouvrages évoqués successivement. La célébration de Segrais auteur revient au préfacier, Bernard de La Monnoye, qui ne tarit pas d’éloges sur ses talents. Pudeur du protagoniste, obéissance aux codes de la bienséance et de l’humilité qui exigent de ne pas se mettre en avant, ou coupes éditoriales qui visent à éviter des redites ? La récurrence du procédé montre plutôt une volonté de parler de soi à partir du support plus large que constituent les textes 528 Agnès Cousson 6 Segrais mentionne sans s’attarder ses œuvres (son Abrégé de la vie de Malherbe par exemple) et se montre peu prolixe pour ses collaborations littéraires avec Mademoiselle et Mme de Lafayette. Il a pourtant dédié à la première ses Poésies diverses (1658), Athis (1653), et fait d’elle l’héroïne des Nouvelles françaises (1656). Il lui a aussi dédié ses Églogues (1658) inspirées par leur fréquentation de l’Hôtel de Rambouillet. Voir l’article de Jean Garapon, « Mademoiselle inspiratrice de Segrais dans Athis et Les Nouvelles françaises », Jean Regnault de Segrais, op. cit., p. 29-41. Il revient sur la vingtaine d’années que Segrais passe aux côtés de Mademoiselle, « bel exemple d’un mécénat princier fructueux », durant l’exil de la duchesse à Saint-Fargeau notamment, passées sous silence dans le Segraisiana au profit d’informations sur le projet de mariage de Mademoiselle et de Lauzun, c’est-à-dire de l’anecdote. J. Garapon note des rapprochements significatifs entre les Mémoires de Mlle de Montpensier et Athis. « Segrais éduque son goût, l’entoure de ces “bagatelles” littéraires qui feront lentement germer en elle une vocation. » (La Culture d’une princesse. Écriture et autoportrait dans l’œuvre de la Grande Mademoiselle, Paris, Champion, 2003, p. 52) ; voir aussi « L’œuvre de Segrais, miroir d’un goût », p. 166-187). Enfin, sur la création littéraire de Mademoiselle et de Segrais à Saint-Fargeau, voir Juliette Cherbuliez, The Place of Exile. Leisure Literature and the Limits of Absolutism, Lewisburg, Bucknell University Press, 2005, p. 68 sq. Le Segraisiana présente Mademoiselle (décédée au moment de l’entretien) comme une femme capricieuse, dépensière, égoïste et qui n’aime personne : « C’est par faiblesse qu’elle s’attacha à Monsieur de Lauzun. Elle n’avait pas la moindre inclination pour lui. Elle le regardait seulement par le grand crédit qu’il avait à la cour, comme si elle eût eu besoin d’appui, et comme si elle n’eût pu tout obtenir par son rang ; car elle avait ce défaut, qu’elle s’abaissait à rechercher la faveur des ministres quand elle croyait qu’ils avaient quelque pouvoir. Elle n’aimait personne, et elle haïssait toute contrainte. » (p. 35). Segrais reconnaît des qualités à son ancienne protectrice : bonté, douceur, de l’esprit et de la grandeur, une maison bien réglée. d’autrui 6 . Segrais énonce par leur intermédiaire les principes poétiques qu’il juge essentiels à la composition réussie d’une œuvre. Formuler quelques règles générales La relecture par des amis apparaît comme une règle primordiale, suivie par le protagoniste lui-même. Segrais écrit d’abord seul, demande leur avis à des proches puis se livre à des corrections à partir de leurs conseils, une manière de procéder qui confirme que la création littéraire est affaire collective au XVIIe siècle. Gilles Ménage figure parmi ses conseillers littéraires : J’avais soin de lui faire voir mes poésies qu’il approuvait, et qu’il faisait valoir dans la suite auprès de toutes les personnes qui étaient de sa connaissance. Il [Ménage] envoya à Monsieur de Balzac l’ode adressée à Monsieur Chapelain, qui se trouve dans le recueil de mes poésies et Monsieur de Balzac lui en dit mille biens en lui faisant réponse. (p. 163) L’information donnée sur cette façon de composer aboutit à la valorisation implicite des œuvres du « je » par des cautions prestigieuses, souvent des amis mais pas toujours, selon une stratégie de diffusion concentrique qui accrédite le jugement initial : le compliment est le fait de l’autre. Au cours de sa traduction de l’Énéide, Segrais prend l’avis de Ménage, mais aussi ceux de Chapelain, de Pellisson et de Mlle de Scudéry à propos du qualificatif « impardonnable » que Boursault lui reproche. Il leur soumet le mot « irrémissible », qui obtient leur approbation : « ils me dirent tous, que je pouvais m’en servir préférablement au dernier : en effet il a plus de force, et le temps a fait voir qu’il a été approuvé de tout le monde » (p. 210). Robert Arnauld d’Andilly, autre traducteur de talent, intervient dans ce travail : « Il me conseillait de faire imprimer le texte avec la traduction, afin que la 529 Construction d’un savoir littéraire et expression de soi 7 Segrais invite à son exemple les écrivains à se défaire du jugement des autres, un frein selon lui à la création littéraire. Balzac, dit-il, a eu tort de prendre ombrage du succès des lettres de Voiture et de sa défense par Costar : « c’est comme si je m’étais fâché du Virgile travesti de Scarron, et que cela m’eût détourné de la traduction que j’en ai faite » (p. 5-6). justesse que j’y ai observée parût davantage » (p. 215-216). Il en va de même pour Athis, poème pastoral dédié à Mlle de Montpensier, inspiré des années d’exil de la duchesse à Saint-Fargeau, mais relu par Chapelain et Ménage seulement : Nous avons relu et corrigé mon Athys et mes poésies, Monsieur Chapelain, Monsieur Ménage et moi, et nous avions laissé passer des fautes que j’ai corrigées pour une nouvelle édition. […] Je retranche aussi d’Athys près de deux cents vers qui sont la plupart sentencieux, et qui interrompent la narration. (p. 71) Segrais poursuit en énonçant, à partir de sa propre expérience, une règle valable pour la création littéraire : « Le poète doit rapporter fort peu de sentences et fort courtes de lui-même ; mais il en peut mettre d’un peu longues dans la bouche de ses personnages ; c’est comment Homère et Virgile en ont usé ». Il rejette une morale qui serait faite par l’auteur au profit d’une morale confiée au personnage, c’est-à-dire intégrée dans la fiction, dans le dessein de conserver le divertissement attendu de l’œuvre, qui doit rester « utile et agréable », comme le Segraisiana même en forme le dessein. Si ces qualités sont celles de tout ana, cette coïncidence d’intentions tisse un premier lien entre la poétique de Segrais et les finalités dévolues à l’entretien par ses éditeurs. Autre point souligné par Segrais, toujours à partir de sa propre expérience : l’importance du lieu de résidence de l’auteur. La province, où les relecteurs avisés sont plus rares qu’à Paris, est moins propice à la réussite littéraire : J’ai puisé mes nouvelles des matériaux d’un roman que j’avais entrepris à l’âge de vingt et un ou vingt-deux ans. C’est Monsieur de Choisy qui m’a suggéré le dénouement d’Arondes. On m’a sollicité de les corriger pour les réimprimer ; mais pour cela il faudrait être à Paris où l’on trouve des gens habiles à consulter, plutôt que dans les provinces. (p. 74-75) L’évocation de la querelle autour des Lettres de Guez de Balzac corrobore le poids de la capitale et de la vie dans le monde pour le couronnement d’une carrière. Le succès de La défense de Voiture par Pierre Costar « écrite agréablement » s’explique pour Segrais par la vie mondaine de Vincent Voiture, constamment « parmi les Grands », et de son défenseur : Costar « avait vu le monde ; c’est pour cela que La défense, qui est écrite agréablement, fut très bien reçue » (p. 6 7 ). Il n’en va pas de même de Girac, chargé de défendre Balzac, jugé « pédant », défaut stigmatisé à plusieurs reprises au cours de l’entretien. La mention des nouvelles de Mme de Lafayette, Zaïde, La Princesse de Clèves, amène la formulation d’un jugement esthétique. Segrais dit avoir eu part à la composition de la première « mais seulement pour la disposition du roman, où les règles de l’art sont observées avec grande exactitude » (p. 10). Il ne s’étend pas sur sa collaboration avec la comtesse, mais choisit d’insister sur un élément au centre de ses conceptions poétiques : la nécessité pour une œuvre de répondre aux règles du genre dans lequel elle s’inscrit. Là est le deuxième principe que Segrais s’est lui-même appliqué à suivre dans sa traduction de l’Énéide : « J’y ai renfermé toutes les règles que l’on doit observer dans ces sortes de poèmes » (p. 18). Ces 530 Agnès Cousson 8 Segrais voit aussi dans L’Astrée un modèle majeur qui a fourni tous les sujets de théâtre pendant quarante ans, des pièces qu’on appelait alors des « pastorales » et auxquelles ont succédé les comédies. 9 Voir « Segrais et la République des lettres de son temps : savant ou mondain ? », Jean Regnault de Segrais, op. cit., p. 20. « Savant pour les mondains » et « mondain face aux savants », Segrais est pour E. Bury l’homme de la transition entre la République des Lettres savante traditionnelle (Gassendi, Marolles, Chapelain, Ménage, Huet jusqu’en 1693, avec les valeurs lettrées latines et néo-latines) et une République nouvelle des Lettres françaises, rôle que confirment les références variées du Segraisiana, la culture éclectique exigée du poète et de l’Académicien par Segrais, et la diversité même de l’œuvre du gentilhomme. Les pages liminaires de Segrais au lecteur dans Athis confirment ce statut d’« homme de la transition » : « Quoique tout ensemble cet ouvrage n’aie aucun modèle parmi les anciens, ni parmi les modernes, je puis pourtant bien dire, qu’en détail il n’y a aucune partie dont ce tout est composé, qui n’ait son exemple dans les plus fameux auteurs. » (Athis, poème pastoral dédié à son altesse royale Mademoiselle, Paris, Guillaume de Luyne, 1653, « Au lecteur »). propos le posent implicitement en modèle de poète épique, ce que confirment les éloges que La Monnoye décerne dans sa préface aux talents de Segrais traducteur, tout particulièrement sa capacité de transmettre les sentiments du texte original de Virgile : « Mais qui n’a pas été surpris de le voir marcher d’un air si noble sur les pas de ce grand poète ? Pour moi plus j’admire l’Énéide latine, plus j’ai lieu d’admirer le succès de la française » (Préface, p. 7). Une note, d’autant plus importante que les interventions des éditeurs sont rares, précise que ces propos ne sont pas l’expression d’une vanité de l’auteur, révélant de nouveau le soin pris par les éditeurs de faire concorder les valeurs incarnées par le personnage, notamment sa modestie, et son image dans le texte. La troisième règle tient dans la nécessaire appropriation des modèles. La fréquentation de la culture du passé est source de fécondité poétique : Segrais juge les œuvres selon la capacité de l’auteur de s’approprier et de renouveler les modèles, comme il l’a fait lui-même dans ses traductions selon la préface du Segraisiana, qui le loue de faire sentir « [les originaux] tout en les faisant siens ». Un bon poète doit se livrer à une imitation libre, voire éclectique : s’inspirer des Anciens non pour les répéter, mais pour créer du nouveau. Segrais considère la littérature comme une longue transmission entre des maîtres et des auteurs qui s’inscrivent dans leur lignée : Virgile dans son cas, Malherbe pour ceux qui choisissent la poésie. Celui-ci, affirme-t-il, « a fait tous les autres [poètes lyriques] qui ont suivi après lui. Il en est de même de Corneille qui a fait Racine, de même que les autres qui ont travaillé pour le théâtre sur le modèle qu’il en a donné » (p. 63-64) 8 . Un bon poète doit aussi éviter « l’ennui du pédantisme », propre à détourner le lecteur de la littérature passée. Le genre de l’ana, qui convoque œuvres anciennes et modernes, mêle culture savante et mondaine, jugements sérieux et bons mots, répond à ce principe et offre à Segrais le moyen de s’exprimer selon des modalités qui répondent à ses conceptions poétiques. Le Segraisiana vient ainsi prolonger une œuvre éclectique et novatrice, placée entre tradition et modernité, comme l’a montré Emmanuel Bury 9 . Segrais recommande pour le roman le respect des termes-clés de la définition de la nouvelle que sont la concision, la simplicité et l’unité générique. Il cite non ses Nouvelles françaises, comme on pourrait s’y attendre, mais Virgile, « si rempli » qu’on ne peut le lire longtemps de suite. Les derniers livres du poète latin manquent d’achèvement selon lui parce qu’ils sont trop longs : « il y a plus de mots et moins de choses que dans les premiers ; 531 Construction d’un savoir littéraire et expression de soi 10 La traduction du Tasse par l’Académie ennuie et même endort Mademoiselle et sa compagnie à laquelle Segrais fait la lecture lors d’un voyage en carrosse : « mais ils écoutaient avec attention la vieille traduction d’Homère quand je leur en faisais la lecture : c’est que le Tasse est trop tissu et qu’Homère est rempli de pensées et de faits qui retiennent l’attention » (p. 136-137). Il évite ces écueils dans ses propres traductions. 11 Segrais présente le talent de Corneille comme inné : « Corneille ne sentait pas la beauté de ses vers et il n’avait pas d’égard à l’harmonie en y travaillant, mais seulement au sentiment. » (p. 76). La marque la plus certaine de son « génie » est d’avoir produit ses plus belles pièces avant d’avoir lu la Poétique d’Aristote. 12 Sur cette prise en compte du lecteur, voir Yves Citton, Lire, interpréter, actualiser : pourquoi les études littéraires ? , Paris, Éditions Amsterdam, 2007. L’auteur montre comment une lecture actualisante des œuvres des siècles passés permet de conserver et de renouveler l’intérêt d’un public contemporain. cependant je n’ai rien omis dans ma traduction de ce qu’il y a d’essentiel » (p. 76-77) 10 . Le mélange des genres doit être évité, une règle que n’a pas su respecter Corneille dans ses comédies. Il y a introduit des « scènes trop sérieuses », alors que chez Molière « tout [ressent] la comédie » (p. 236) 11 . La modestie dans les ambitions, bornées par les exigences du genre, l’esprit et le bon sens sont donnés comme des conditions de la pérennité d’une œuvre, tandis que l’organisation d’une polémique pour se faire remarquer est une tactique jugée contre-productive : Le langage est changeant et passe ; mais l’esprit et le bon sens dans les écrits demeurent, et c’est ce que l’on y cherche. C’est pour cela qu’on lit aujourd’hui Marot, et même Rabelais […]. Les cabales ne servent de rien pour faire valoir des ouvrages. (p. 27-28) Enfin, la dernière règle réside dans le respect des intentions d’auteur et la prise en compte du lecteur. Un traducteur ou un éditeur doivent rester fidèles aux intentions de l’auteur dans l’interprétation du sens : cette règle est rappelée à propos de l’accusation de plagiat émise par Chevreau à l’encontre de Ménage sur ses Œuvres mêlées. Le premier reproche au second de s’être servi de ses notes sur Malherbe pour rédiger les siennes. « Monsieur Ménage a rendu service à Monsieur Chevreau, en supprimant ses notes qui ne valaient rien car il y donnait des sens aux vers de Malherbe contre l’intention de Malherbe » (p. 5), commente Segrais. Un texte doit susciter l’imagination du lecteur, une règle à laquelle Chapelain a failli dans sa Pucelle. Segrais émet ce jugement modéré : « disons seulement contre ce poème, que Monsieur Chapelain voulait épuiser toutes ses matières, et qu’il n’a pas su l’art de laisser à penser à ses lecteurs, comme a fait Virgile » (p. 5). Segrais se montre novateur par cette prise en considération encore peu répandue de l’aptitude du lecteur à collaborer avec l’œuvre littéraire et à construire son sens 12 . L’auteur ne doit pas asséner une leçon ni livrer les clés de l’histoire mais stimuler l’imagination du lecteur et l’inciter à comprendre le texte par lui-même. Promouvoir la collaboration littéraire : l’importance des conseillers Corriger le style, veiller à la conformité entre l’agencement d’un ouvrage et les règles du genre auquel il se rattache, l’adapter aux horizons d’attente du public, tels sont les rôles des conseillers littéraires : Ceux qui composent pour le public doivent communiquer leurs ouvrages à des amis capables d’en juger, et les corriger avant que de les publier ; c’est la manière dont en ont usé tous ceux qui 532 Agnès Cousson 13 Voir La Culture d’une princesse, op. cit., p. 25. La culture de Mademoiselle est surtout une « culture d’im‐ prégnation », fondée sur la vie à la cour, l’architecture des lieux et les tableaux qui l’entourent. Voir aussi notre article « Récit de la sociabilité et récit de soi : les Mémoires de Mademoiselle de Montpensier », Cahiers du dix-septième, n° 18, 2017, p. 80-99 (En ligne : https: / / earlymodernfrance.org/ journal/ 2017-v olume-xviii/ recit-sociabilite-et-recit-soi-memoires-mademoiselle-montpensier). 14 Il s’agit du comte Du Plessis Praslin, pair et maréchal de France. aspirent à la perfection. Monsieur Ménage en a usé ainsi, et c’est pour cela que ses ouvrages sont si achevés. Monsieur de La Rochefoucauld l’a pratiqué ainsi, à l’égard de ses Mémoires, et de ses Maximes, ouvrages écrits avec tant de justesse. Il m’envoyait ce qu’il avait fait dans le temps qu’il y travaillait, et il voulait que je gardasse ses cahiers cinq ou six semaines afin de les examiner plus exactement, et que j’eusse plus de temps à juger du tour des pensées et de l’arrangement des paroles. Il y a des Maximes qui ont été changées plus de trente fois. Pourquoi les Lettres provinciales sont-elles si bien écrites ? c’est qu’elles ont été vues et revues par une douzaine de ces Messieurs de Port-Royal qui étaient d’habiles gens, et qui avaient un goût exquis pour juger de ce qui pourrait plaire à des lecteurs. (p. 166-167) Ces propos qui témoignent une nouvelle fois de la pratique d’une écriture collaborative sont aussi un éloge par Segrais de son ancienne fonction de conseiller, dont il souligne la place capitale. Autre point qui rend celle-ci indispensable : la différence de rang entre le conseiller et les Grands dont il corrige les textes. Segrais fait de la naissance un obstacle potentiel à la qualité de l’écriture et remarque que le style des aristocrates est souvent exposé au manque de simplicité. Souci de la vérité ou désir de compenser son infériorité sociale envers ceux qu’il a aidés par un rappel de son rôle capital dans la qualité de leurs œuvres ? Il est certain en tout cas que les aristocrates, surtout les femmes, n’avaient pas tous une formation solide à l’écriture, notamment Mlle de Montpensier, dont Jean Garapon a rappelé la culture relativement sommaire 13 . Segrais juge d’ailleurs assez sévèrement la manière d’écrire de son ancienne protectrice à partir de ses Portraits, qu’il a corrigés et fait imprimer : Il y a une grande vivacité d’esprit, jointe à beaucoup de netteté et de facilité d’écrire : néanmoins comme il y a un art d’écrire, qu’il est difficile que les princes et les princesses puissent avoir, il y avait beaucoup de répétitions, de mais, de car, et de parce que. Je les ôtais en les copiant, ou en les faisant imprimer, mais je me gardais bien de lui en rien dire, parce qu’elle ne voulait pas être reprise. Elle s’apercevait pourtant bien de mes corrections, mais elle ne m’en parlait pas, de même que je ne lui en parlais pas. (p. 172) La collaboration dans l’écriture, franche avec Mme de Lafayette, est officieuse avec Mademoiselle, dont on connaît l’orgueil. Segrais est à Saint-Fargeau un correcteur de l’ombre. Ce manque de simplicité dans l’expression semble une caractéristique de rang plus que de genre, car Segrais accuse du même défaut le Maréchal Du Plessis qu’il incite à écrire ses Mémoires avec la promesse d’en corriger le style. Il relève en guise d’exemples de précautions de langage caractéristiques des aristocrates les « je puis dire sans vanité » que le maréchal utilise à plusieurs reprises, et que Segrais estime superflues : « Je lui dis qu’il n’était pas nécessaire, ayant dû faire les choses par son devoir qui le disculpait entièrement » (p. 182-183) 14 . Cette propension à justifier l’écriture personnelle, présentée 533 Construction d’un savoir littéraire et expression de soi 15 Voir Emmanuelle Lesne-Jaffro, La Poétique des mémoires : 1650-1685, Paris, Champion, 1996, p. 395, et notre article « France. X V I Ie siècle », Dictionnaire de l’autobiographie, Françoise Simonet-Tenant (dir.), Paris, Champion, 2017, p. 347-350. 16 Les seules indications autobiographiques portent sur la naissance de Segrais : « Je suis né le 22 août 1624 sur les six heures du matin […]. Je ne fus baptisé que trois semaines après, comme il paraît par les registres de saint Jean, ma paroisse en cette ville. » (p. 160). Les autres informations d’ordre privé, mais non intime, portent sur la décoration de sa villa, en lien avec son amour de la poésie et des arts. 17 « Elle a enseigné la politesse à tous ceux de son temps qui l’ont fréquentée. Les Princes la voyaient, quoiqu’elle ne fût pas duchesse ; elle était aussi bonne amie, et elle obligeait tout le monde » (p. 29). Segrais loue chez Mme de Rambouillet une politesse qui fait fi du rang social, et suggère au moyen du compliment la rareté de cette qualité dans le monde, et par là, les mesquineries dont il a sans doute eu à souffrir en raison de son propre statut. 18 « Lui [Racine] et Despreaux n’estiment que leurs vers ; ils ne louent personne […]. Cependant ôtez-les de la poésie, ils sont muets ». Segrais défend Perrault, qu’il dit méprisé par eux, mais qui « fait beaucoup plus qu’eux. » (p. 28). Les deux hommes apparaissent comme des anti-portraits de Segrais comme le propre des Grands, confirme la répugnance des mémorialistes à utiliser le « je » à une époque où la vie privée et l’expression du for intérieur ne sont pas jugées dignes d’intérêt, et où l’emploi du pronom est perçu comme une marque potentielle d’orgueil 15 . Si l’art de bien écrire requiert une part d’inné, celle-ci devient dans le Segraisiana le propre du gentilhomme, une allégation qui confine à l’éloge de soi implicite. L’Entretien comme miroir du locuteur L’autre : un double du « je » Chez Segrais, l’expression des valeurs poétiques s’accompagne de l’expression des valeurs morales, suivant la même stratégie du détour par autrui favorisée par le genre de l’ana. Les « amis » mentionnés apparaissent comme autant de doubles du protagoniste qui met en avant non sa vie privée 16 , mais ses principes et ses affinités. Probité, simplicité, amour de la justice, mesure, ces valeurs attribuées à Segrais dans la Préface se font écho dans l’entretien entre l’énonciateur et les femmes de Lettres qu’il a côtoyées dans les salons ou avec lesquelles il a entretenu des collaborations littéraires : Mme de Rambouillet, « admirable », « bienfaisante et accueillante », à « l’esprit droit et juste », modèle absolu dans l’art de la politesse 17 , Mme de Lafayette, dont il vante l’esprit « solide », Mlle de Scudéry, louée pour ses talents en poésie, Mme de Maintenon, présentée comme une femme loyale et juste, reconnaissante. « Mme de Maintenon ne m’a pas oublié », précise Segrais quand il rapporte sa proposition d’être précepteur du duc du Maine, une assertion que rien n’atteste (p. 151). La marquise apparaît comme une autre conseillère de l’ombre durant son mariage avec Scarron, car c’est à elle que l’Académicien attribue une bonne partie du succès du poète, une affirmation à nuancer, l’œuvre de Scarron étant largement composée avant cette union. La modestie reconnue à Segrais dans la préface répond à celle que Segrais loue chez Malherbe et chez La Rochefoucauld, qui apparaît comme un double prestigieux du gentilhomme caennais. Segrais admire son « bon sens merveilleux » (p. 17), sa modestie, sa politesse, son refus de la dispute au profit de la tolérance. La véhémence des attaques contre Boileau et Racine, accusés de mépriser tout ce qui n’est pas écrit par eux, nuance le sens de la modération revendiqué par Segrais, mais elle n’entame pas le portrait d’un homme mesuré, hostile à la polémique qui émane de l’entretien et que le préfacier corrobore 18 . D’autres 534 Agnès Cousson qui se montre ouvert à toutes les productions littéraires dans l’entretien. Capable de critiques rudes, c’est pourtant l’image d’un homme modéré dans ses jugements qui l’emporte, comme dans l’exemple suivant, très consensuel : « Le style de Voiture est plaisant, et celui de Monsieur Balzac est sérieux, ils ont leur mérite l’un et l’autre. » (p. 6). 19 Il prône une Académie restreinte à sept ou huit membres spécialistes de littérature, au profit de spécialistes de disciplines variées, gage selon lui d’une plus grande ouverture d’esprit et de compétences. 20 Segrais moralise par exemple à partir des Maximes de La Rochefoucauld (qu’il dit connaître presque par cœur) et nuance parfois les propos du duc, notamment quand il est question de l’amour-propre. détails établissent des liens entre les divers personnages. L’ingratitude dont Segrais accuse Mme de Montausier envers Mme de Rambouillet - « elle n’a pas plus tôt été à la cour qu’elle ne s’est plus souvenue de personne » (p. 111) - évoque implicitement celle reprochée par Segrais à Mademoiselle, un sentiment qui expliquerait l’absence de la duchesse dans les nombreux hommages rendus aux femmes, à leurs qualités intellectuelles, humaines, parfois à leur beauté. Le portrait de soi par l’autre est complété par des informations données au fil des sou‐ venirs. L’élimination de Ménage par l’Académie, « contrainte par une force supérieure de donner ses suffrages à Monsieur Bergeret », est pour Segrais une « injustice insupportable » (p. 137-138) et l’occasion de formuler son aversion envers les passe-droits au profit de la reconnaissance du mérite, une valeur qui renvoie à son ancien statut de conseiller, qui l’a soumis à la bonne volonté des Grands en matière de récompense. Mme de Maintenon est là encore un modèle de probité dans l’attribution des charges et c’est au nom de ce dernier principe qu’elle agit quand elle aurait proposé à Segrais la charge de précepteur déjà mentionnée. Le gentilhomme décline l’offre mais il ne manque pas de rapporter cette preuve indirecte d’un mérite qu’il ne peut formuler lui-même sans manquer à l’humilité. Son goût de l’éclectisme, exprimé dans sa poétique, vaut dans les relations humaines. Segrais se livre à une critique sévère des esprits dogmatiques : Chacun est entêté de son talent, et méprise ceux des autres, dont il n’a pas connaissance ; cependant un poète est d’un grand mérite lorsqu’il sait l’histoire, la fable, les beaux-arts, les secrets de la nature, et mille autres choses qui rendent la poésie agréable. La traduction que j’ai faite des Georgiques de Virgile est encore plus exacte que celle de l’Énéide. (p. 217) Confrontés aux Mémoires, qui témoignent de la diversité des activités de Segrais et de sa volonté d’une culture plurielle, ces propos confinent à un autoportrait indirect. Poésie, histoire, généalogie, lexicographie, étude des langues, musique, architecture : autant de domaines dans lesquels le gentilhomme s’est illustré et qu’il veut voir représenter à l’Académie au motif que « les poètes, de même que les prédicateurs, sont pour l’ordinaire ignorants en toute autre chose que dans leur profession » (p. 14) 19 . Nous retrouvons le reproche déjà adressé à Boileau et à Racine, quand la liste des compétences requises érige implicitement Segrais en modèle d’Académicien. Une voix personnelle en écho aux moralistes du temps La voix de Segrais moraliste prend très souvent le relais de celles des grands aristocrates (Mme de Lafayette et La Rochefoucauld) qu’il corrobore, nuance ou étaye à partir d’ar‐ guments propres 20 . Le procédé suggère que son statut d’Académicien ne remplace pas 535 Construction d’un savoir littéraire et expression de soi Toute action n’est pas forcément une action pour soi : « Cependant ce n’est point par rapport à nous-mêmes que nous louons le véritable mérite dans les personnes que nous ne connaissons que par cet endroit-là. Nous n’aimons pas toujours aussi pour notre propre intérêt ; nous aimons souvent parce que nous trouvons l’objet aimable, et parce qu’il l’est en effet. Il y a trop de prévention à vouloir juger des autres par soi-même. » (p. 86). Ailleurs il reprend à son compte la morale du duc : « Monsieur de La Rochefoucauld disait, que les soumissions et les bassesses que les seigneurs de la cour font auprès des ministres qui ne sont pas de leur rang, sont des lâchetés des gens de cœur. » (p. 90). Le choix de Segrais va dans le sens de sa critique d’une priorité du rang qui serait gage de valeurs morales et humaines, ce qu’il dément à plusieurs reprises, opposant les valeurs naturelles de mérite et de cœur. la caution de l’élévation sociale. Il est surtout un moyen pour l’ancien « domestique » d’intégrer symboliquement le monde des Grands par la culture et la pensée, et de combler le manque de naissance par un savoir dont l’entretien montre l’étendue et la supériorité. La défense de Montaigne contre les attaques de Balzac et des « Messieurs de Port-Royal » passe d’abord par Mme de Lafayette. « Elle disait qu’il y avait plaisir d’avoir un voisin comme lui ». Segrais enchaîne en soulignant la nécessité de confier des charges selon les compétences des personnes, une remarque qui rappelle son attachement à la notion de mérite : On a raison de dire, qu’on peut bien donner conseil, mais qu’on ne peut pas inspirer de la conduite : qu’on mette tel habile homme qu’on voudra auprès d’un magistrat, comme par exemple, auprès d’un intendant sans jugement, l’habile homme ne peut pas toujours être auprès de l’intendant ; et il est impossible que l’intendant ne fasse connaître ce qu’il est. (p. 159-160) La voix moraliste se fait ainsi entendre ponctuellement par le biais d’un tiers au fil de l’histoire du « je », tissée par ses souvenirs. Ce dispositif énonciatif obéit au principe formulé par Segrais-poète de confier la morale d’une histoire aux personnages plutôt qu’à l’auteur. L’intention moralisante s’accompagne parfois d’une intention apologétique. Segrais utilise les paroles de La Rochefoucauld pour défendre indirectement son propre travail, quand il rappelle que le duc faisait profession de ne jamais se vanter, quitte à perdre l’attention de certains « spectateurs », au contraire de Messieurs de Roquelaure et de Miossans. Les deux hommes, « qui parlent deux heures de suite devant une vingtaine de personnes, en se vantant toujours », deviennent des contre-modèles du duc chargés de prouver que le succès public n’est pas un gage de qualité des propos ou d’une appréciation réelle et fondée (p. 31-32). Le discours rapporté, plus qu’une leçon sur l’amour-propre, devient l’occasion de répéter les critères qui doivent régir le jugement d’une œuvre, selon les qualités d’esprit et de cœur de l’auteur qu’elle fait apparaître, non à l’aulne de son succès. L’on songe à l’opéra de Segrais, mentionné dans la préface du Segraisiana, que le gentilhomme considérait comme un chef-d’œuvre mais qui n’a pas retenu l’attention. La morale offre un moyen de réhabiliter la valeur d’une œuvre qui n’a pas été saluée par la critique. Retracer l’histoire d’une génération littéraire et témoigner de soi S’il est anachronique d’utiliser le terme d’« autobiographie », force est de constater la teneur personnelle de l’entretien, qui distingue le Segraisiana des autres ana. Cette particularité du texte réside dans le lien établi entre la vie, les principes esthétiques et les valeurs morales de Segrais. Par exemple son choix de conformer une œuvre aux goûts d’un public précis, 536 Agnès Cousson né de l’ennui éprouvé durant sa jeunesse à écouter Scarron lui réciter des vers qui étaient pourtant « fort bons », mais qui n’étaient pas adaptés à ses attentes (p. 12-13). Ce sentiment le décide à lire ses propres vers seulement sur demande, « peu à la fois », et lui donne la conviction que la poésie doit être entendue par ceux qui l’apprécient, pas forcément des connaisseurs, mais des amateurs. Segrais justifie ce choix passé par une observation morale qu’il s’applique à lui-même : Nous sommes portés à nous flatter nous-mêmes, et à nous persuader, que ce qui nous plaît doit plaire aux autres. Nous voulons qu’on ait de la complaisance pour nous, et souvent nous n’en voulons pas avoir pour ceux qui nous en demandent. (p. 13) Face à cette tentation de l’amour-propre, il invite les auteurs à considérer l’attente des lecteurs dans le but d’adapter leurs œuvres à l’évolution de leurs goûts et de leurs préoccupations. Son ancienne condition de « domestique » oriente aussi les choix éthiques de l’Académicien qu’il est devenu, par exemple la primauté donnée aux qualités d’esprit et de cœur sur la condition sociale : « Mme de Lafayette disait qu’elle n’avait pas connu de gens plus malhonnêtes que les savants. Et Monsieur de La Rochefoucauld disait que l’honnêteté n’était d’aucun état en particulier, mais de tous les états en général » (p. 99-100). N’est-ce pas là ce que Segrais et l’entretien dans son ensemble, dans une communauté d’intentions implicites, s’efforcent de prouver par un portrait du protagoniste en homme de bien ? Le Segraisiana suggère les souffrances inhérentes à la condition de conseiller des Grands. Quand on attendrait un retour sur la production littéraire fructueuse qui caractérise les années passées auprès de Mademoiselle, Segrais revient sur ses conditions de vie de « domestique » à cette époque où il a pris l’habitude de ne faire qu’un repas par jour. Ce retour à soi l’amène à confier des détails inattendus sur sa santé : J’ai pris la coutume de ne manger qu’à midi dès le temps que j’étais à Mademoiselle, ne mangeant le soir avant que de me coucher, si j’en avais besoin, que du fruit et un morceau de pain que je faisais prendre par mon valet ; car comme je me trouvais au souper de Mademoiselle avec d’autres Messieurs de sa maison, les dames nous donnaient toujours en cachette quelque chose du dessert que nous mangions entre nous ; et mon valet profitait de la provision qu’il m’avait faite ; c’est par ce moyen que j’ai toujours eu les entrailles libres et que je n’ai point amassé d’humeurs qui me causent aucune incommodité considérable. (p. 153-154) Les informations données sur Sarrasin, regardé par Monsieur de Chevigny comme un « domestique », suggèrent, sinon l’humiliation, du moins la frustration inhérente à une condition dominée par le pouvoir de l’un sur l’autre et traversée de rivalités. Sarrasin ne mange pas à la table de son protecteur alors que « Monsieur de Voiture, qui était regardé comme ami, y mangeait, quand il venait le voir . » (p. 145-146). La difficulté des relations avec les Grands est suggérée lors de l’évocation d’une réplique au cardinal de Retz, qui n’aimait pas être contredit : Monsieur le cardinal de Retz assurait comme vrai un fait dont je savais le contraire. Pour ne pas dire qu’il avait menti, je lui dis qu’il fallait qu’il fît comme Mademoiselle, qui disait qu’elle ne mentait jamais, mais qu’elle se servait de son imagination au défaut de sa mémoire. (p. 86) 537 Construction d’un savoir littéraire et expression de soi 21 « Je n’ai jamais reçu d’argent du roi », dit-il (p. 42-43). 22 Il dénonce les Montgommery qui battaient les paysans en Normandie : « N’était-ce pas une chose effroyable, qu’alors un conseiller du Parlement faisait trembler tout le monde quatre lieues autour de lui ? » (p. 42). 23 De l’influence des femmes sur la littérature française, comme protectrices des lettres et comme auteurs, ou précis de l’histoire des femmes françaises les plus célèbres, Paris, Maradan, 1811. Mademoiselle évoque très peu Segrais dans ses Mémoires. Nous apprenons qu’elle charge le gentilhomme de rencontrer le Père qui doit faire l’oraison funèbre de Gaston d’Orléans, en 1661. La formule utilisée témoigne du peu d’estime qu’elle fait de son ancien « domestique » : « J’envoyais Segrais, qui est une manière de savant, de bel esprit, qui était à moi, voir ce révérend père » (Mémoires de Mademoiselle de Montpensier, Adolphe Chéruel (éd.), Paris, Charpentier, 1858-1859, 4 vol., t. 3, p. 499 ; Segrais reprend dans l’entretien cette expression qui exprime la relation de dépendance qui l’unit à Mademoiselle). La comparaison, qui n’est pas sans ironie, revient sur le caractère difficile de la duchesse déjà peu épargnée dans l’entretien. L’aspiration à l’indépendance de l’ancien « domestique » se lit dans la fierté qu’il exprime de n’avoir jamais été pensionné par le roi. Segrais précise qu’il a toujours pu vivre de son « patrimoine », y compris quand il « apparten[ait] » à Mademoiselle car les biens de la duchesse « étaient des biens de patrimoine » : « hors ce temps, j’ai vécu et je vis encore du mien 21 ». Cette mention de sa relative liberté financière passée indique par contraste qu’il est difficile de vivre du seul mécénat, dans la dépendance et selon le bon vouloir des Grands, dont Segrais donne des exemples d’injustice (le refus de Condé d’accorder une gratification à Corneille par exemple). Le retour à soi le conduit aussi à affirmer son attachement à la monarchie absolue. L’autorité totale du roi devient paradoxalement une protection des petits contre la « tyrannie » des seigneurs de province 22 . C’est le désir de s’affranchir de la dépendance à l’égard des Grands induite par toute charge qui explique son refus d’être précepteur du duc du Maine. Segrais rapporte qu’il vient alors de se marier et qu’il a « de quoi vivre dans l’indépendance ». Son raisonnement, qu’il détaille, témoigne d’un rapport pratique à l’argent qui n’est pas celui des aristocrates : Segrais a alors cinquante-cinq ans et il a calculé qu’il devrait attendre au moins dix ans pour toucher les récompenses de la charge sans avoir la certitude de vivre aussi longtemps. Officiellement, il justifie son refus par un début de surdité. Sa réponse à Mme de Fontevrault, qui lui fait remarquer qu’être sourd n’est pas une raison suffisante, montre que le gentilhomme n’a jamais été dupe d’un monde fait de masques et de faux-semblants : « Je savais par expérience, que dans un pays comme celui-là, il fallait avoir bons yeux et bonnes oreilles. En effet, il faut y connaître parfaitement son monde, et parler plus souvent à l’oreille qu’à haute voix » (p. 152). Quand la possibilité de vivre dans la liberté se présente, Segrais n’hésite pas à la saisir. Formuler sa reconnaissance à ses amis et corriger la petite histoire, telles sont les autres motivations personnelles de l’entretien. Segrais rend à plusieurs reprises hommage à Mme de Maintenon, à Ménage, à Condé, qui lui donne de l’argent, dit-il, lors de son renvoi par Mademoiselle, en guise de compensation. Il fait condamner par la voix du prince la décision de la duchesse : « Il avait pesté alors contre l’injustice qu’elle me faisait » (p. 103). Sa longue mise au point des raisons de ce renvoi contraste avec celle de Mademoiselle dans ses Mémoires. La petite-fille de France accuse Segrais d’avoir participé à l’échec de son mariage avec Lauzun, une version que retient Mme de Genlis au siècle suivant 23 . Or Segrais affirme ne pas s’être mêlé de l’affaire en raison de sa condition de 538 Agnès Cousson La duchesse revient sur son amour profond pour Lauzun et sur l’attitude de Segrais qu’elle dit « au désespoir » à l’idée de ce mariage qu’il aurait empêché (ibid., t. 4, p. 229). Il « se donnait de grands airs dans ma maison » (ibid., t. 4, p. 169). Elle le renvoie, ainsi que son autre gentilhomme, Guilloire, pour leur déloyauté après l’échec de son projet d’épouser Lauzun. Segrais passe pour un traître, un lâche, « un souffleur » du second : « Ils sont également coupables ; Guilloire a moins d’esprit : il n’a pas imaginé la même chose ; mais il a été ravi de la faire » (ibid., t. 4, p. 265). Le projet de mariage de Mademoiselle avec Philippe d’Orléans est aussi l’objet de versions divergentes entre les Mémoires de la première et le Segraisiana. 24 La réception de l’œuvre a changé au fil du temps, comme l’a montré E. Bury dans l’article déjà cité. La figure du poète et de l’Académicien domine au X V I Ie siècle alors que c’est l’initiateur du genre moderne de la nouvelle qui l’emporte aujourd’hui. L’image d’un auteur de second rang est présente dès le X V I I Ie siècle, par exemple chez Mme de Genlis qui rapporte le jugement sévère de Voltaire dans Le Temple du goût, à l’opposé des éloges de la préface du Segraisana : « La critique ayant par malheur pour lui, quelques pages de son Énéide en vers français, le renvoya assez durement, et laissa venir à sa place Mme de Lafayette, qui avait mis sous le nom de Segrais le roman aimable de Zaïde et de celui de La Princesse de Clèves. » (De l’influence des femmes sur la littérature française, op. cit., p. 129). « domestique » qui lui interdit tout conseil en matière de vie privée : « Je n’y ai jamais songé, parce que je ne le devais pas, étant son domestique, et qu’elle ne m’en donnait pas l’occasion, quand j’aurais eu dessein de le faire » (p. 118). La préface du Segraisiana, qui insiste sur son « zèle immodéré pour la gloire de sa princesse », à l’origine de son renvoi, nuance l’affirmation, mais les motivations prêtées à Segrais - protéger Mademoiselle du ridicule d’une mésalliance raillée dans le monde - participent à la légende du personnage, témoignant une nouvelle fois de la coïncidence d’intentions entre Segrais et les éditeurs du texte dans la représentation du locuteur, sa poétique ou sa personne. La stigmatisation du caractère de Mlle de Montpensier et les critiques dont elle fait l’objet suggèrent une aigreur, sinon de la rancune de l’Académicien au moment de l’entretien. Segrais émet par exemple ce jugement sévère sur les raisons de son célibat : « Sous prétexte de ne vouloir pas avoir de maître jamais elle n’a pu recevoir ni suivre un bon conseil, elle n’a pu prendre un parti qui lui convenait » (p. 34). Témoignage sur la littérature, les Mémoires et anecdotes sont aussi le témoignage d’un homme qui a passé une bonne partie de sa vie au service des Grands et dont la carrière a été couronnée par l’élévation sociale. Ils manifestent la vaste culture de Segrais et confirment la place prépondérante de cet auteur, relégué aujourd’hui parmi les minores  24 , dans la production littéraire et l’évolution de la sensibilité esthétique du XVIIe siècle. L’entretien devient une voie d’expression indirecte de soi par l’évocation de la littérature et des acteurs de la vie culturelle du temps, un choix qui suggère chez Segrais un sentiment d’illégitimité à se présenter comme autorité morale malgré une position sociale désormais prestigieuse, mais qui est aussi et surtout un moyen de s’ériger en égal intellectuel et social des Grands dont il relaie les œuvres. Les choix poétiques et les valeurs exprimés apparaissent intrinsèquement liés aux différentes fonctions exercées par le « je », synthétisés par la voix de l’Académicien qui fait figure de vieux sage revenu des illusions du monde, et c’est cette relation personnelle nouée dans l’échange oral, à une époque où le « je » cherche son autonomie pour se dire hors du « nous », qui confère son originalité au Segraisiana. Segrais aspire, dans son œuvre comme dans l’entretien, à la permanence et au change‐ ment. Il perpétue au cours de cet échange oral avec Antoine Galland un passé littéraire 539 Construction d’un savoir littéraire et expression de soi 25 Marier le plaisant et le sérieux (le propre des ana) est aussi ce à quoi s’adonne Segrais dans la décoration de son Académie par son choix des portraits (p. 19). 26 Voir Histoire de la sexualité II, L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984, « Morale et pratique de soi », p. 36-45. qu’il travaille en même temps à renouveler, cultive un éclectisme inclusif de différentes sciences, mélange culturel fécond présenté comme une nécessité pour éviter la sclérose intellectuelle 25 . La forme d’expression que l’entretien lui offre comble ses attentes d’homme de lettres : aborder différents sujets sans s’appesantir, instruire et badiner. Segrais se livre à une mise en perspective enlevée, partielle et partiale, des hommes et des femmes, qui, avec lui, ont contribué à la culture et au brio de l’élite cultivée du règne de Louis XIV. Par là même, il se saisit comme acteur-pivot de ce grand mouvement culturel et littéraire, dans une forme d’introspection accompagnée qui le construit comme « sujet », au double sens que donne Michel Foucault au terme dans le contexte de l’âge classique : une instance individuelle tout à la fois assujettie à des normes et des hiérarchies et siège d’un processus de subjectivation  26 . Lieu de consignation de savoirs savants, l’entretien est aussi un lieu de constitution de soi, un espace créateur d’identité au sens où il cristallise les valeurs du locuteur. L’ana prend des airs de conversation initiatique au cours de laquelle Segrais exprime et transmet ce à quoi il croit, guide le lecteur dans ses choix de lecture, donne aux futurs auteurs des éléments de poétique. Son usage de la parole et ses positions éthiques se révèlent indissociables de son expérience de la littérature et d’une vie soumise à des contraintes sociales diverses, imposées d’abord par son rang de naissance et par les fonctions exercées, infléchies ensuite par l’accès au rang d’Académicien. 540 Agnès Cousson 1 Nous empruntons cette notion à Roger Chartier (Culture écrite et société. L’ordre des livres : X I Ve - X V I I Ie siècle, Paris, Albin Michel, 1996). 2 Ch. Sorel, Histoire comique de Francion, Yves Giraud (éd.), Paris, Garnier-Flammarion, 1976, p. 46. 3 Ibid., p. 218. 4 Ibid., p. 87. Livre et diffusion des savoirs chez Charles Sorel : de la fiction narrative à la « Connoissance des bons Livres » Richard H O D G S O N The University of British Columbia Les Livres qui ont esté reçeus pour de la doctrine humaine, sont remplis d’erreur et de mensonge. Charles Sorel, La Science universelle Tout au long de sa carrière, Charles Sorel a manifesté un vif intérêt à la fois pour les savoirs et pour les livres. Le parcours chronologique de son œuvre nous permettra de mettre en lumière les liens qu’il établit entre les deux domaines : celui de l’évolution des savoirs, et celui de la production de l’imprimé. Plus précisément, nous pourrons saisir comment, dans la perspective sorélienne, l’« ordre des livres 1 » détermine l’organisation des savoirs et leur capacité à se diffuser dans le public. L’Histoire comique de Francion Charles Sorel envisage la fonction éducative du livre pour la première fois dans son Histoire comique de Francion, dont la première édition, anonyme, date de 1623. En présentant son roman dans un « Advertissement d’importance aux lecteurs », il explique que « [c]eux qui ont le jugement bon en sauront bien faire leur profit, car il y a quantité de propos sérieux mêlés parmi des choses facetieuses. » Car, précise-t-il, quelques-unes des « resveries » du personnage de Francion contiennent des choses que « jamais personne n’a eu la hardiesse de dire 2 ». À la faveur du récit de sa propre éducation, qu’il livre à son compagnon de voyage, Francion évoquera les « vieilles erreurs » qu’il a réussi à chasser de son entendement et la « meilleure doctrine » dont il a eu soin de le remplir 3 . En quoi consiste cette doctrine ? Elle accueille les principes majeurs du libertinage : outre la recherche du plaisir, la critique de l’imposture et de la crédulité, et la dénonciation des effets nocifs de la superstition sous toutes ses formes. À titre d’illustration, le premier personnage que le lecteur rencontre dans le Francion est un vieillard nommé Valentin, que le narrateur qualifie de « gros chrétien 4 », 5 « Il remarquait assez que cela n’avait pas été inventé pour la délectation seulement, mais que c’était une espèce de fable mystérieuse. » Telle est la réflexion que prête Sorel à Cléomède au sujet de « l’histoire de Panphile », un récit allégorique qu’il lit comme la mise en abyme de sa propre quête (La Solitude et l’Amour philosophique de Cleomede, premier sujet des exercices moraux de Ch. Sorel conseiller du Roy et historiographe de France, Paris, Antoine de Sommaville, 1640, p. 104 ; Olivier Roux (éd.), Paris, Classiques Garnier, 2018, p. 225 ; nous nous référons dorénavant à cette édition, tout en indiquant entre crochets la pagination de l’édition originale). 6 Michèle Rosellini pose que, de tous les textes de Sorel qui illustrent son intérêt pour « les points de passage et les lieux d’articulation entre les genres », La Solitude et l’Amour philosophique de Cleomede présente « un intérêt tout particulier, puisque, se définissant comme une fiction philosophique, il est susceptible de faire le pont entre l’œuvre romanesque et l’œuvre didactique » (« Les erreurs de Cleomede, ou La Science universelle éclairée par la fiction », Emmanuel Bury et Éric Van der Schueren (dir.), Charles Sorel polygraphe, Québec, Presses de l’Université Laval, 2006, p. 93-119). 7 Dans « l’Histoire de Panphile », nous apprenons que « l’Isle de Crete fut honorée il n’y pas longtemps de la naissance d’un Chevalier apellé Panphile, issu du sang de ses premiers Roys […]. Il avoit des qualitez si recommandables qu’il ne démentoit son origine […] » (La Solitude, éd. cit., p. 173 [47]). 8 Ibid., p. 225 [104]. 9 Ibid., p. 226 [105]. 10 Ibid., p. 233 [114]. 11 Ibid., p. 327 [223]. c’est-à-dire croyant tiède et peu éclairé, et par là soumis à toutes les superstitions. C’est un autre personnage de roman, Cléomède, qui va opérer la transition de l’acception critique de la « doctrine » à sa conception positive, en tant que somme de savoirs utiles à la vie humaine. La Solitude et l’Amour philosophique de Cleomede En 1640 paraît, sous la signature de Charles Sorel « conseiller du roy et historiographe de France », La Solitude et l’Amour philosophique de Cleomede. Aux yeux de son auteur, cet ouvrage hybride relève de la fiction narrative et de la philosophie : il est un exemple de ce qu’il appelle « une fable mystérieuse 5 ». Ce qui distingue une fable mystérieuse d’autres récits fictifs est le fait qu’on y trouve « la description de la vraie Philosophie sous des Fables et des Songes 6 ». Ainsi, le héros de l’histoire insérée, Panphile 7 , « était un curieux qui cherchait par tout de nouvelles connaissances 8 » et en particulier « le grand secret de la connoissance de soy-même 9 ». Cette recherche, nous explique le narrateur, s’avère nécessaire parce que « dans toutes les opinions vulgaires des Philosophes, il y avait beaucoup à changer et même à ajouter 10 », en particulier dans le domaine de la philosophie morale. Lorsque Cléomède en vient à la Morale, il mesure l’importance de connaître la définition des passions, la différence des vertus et des vices, et d’étudier la politique. Néanmoins il défend les « Livres Comiques et Satyriques » : si les amateurs de livres de philosophie, déclare-t-il, sont touchés d’amour pour la vraie philosophie, tous les ouvrages qu’ils feront de quelque sujet que ce soit, en recevront quelque teinture. J’ai vu même des livres comiques et satiriques où le vulgaire croyait qu’il n’y eût qu’une matière de passe-temps, et pourtant il y avait en beaucoup d’endroits une leçon générale pour tout le monde. 11 542 Richard Hodgson 12 Voir Francis Bacon, La Nouvelle Atlantide, M. Le Doeuff et M. Llasera (éd.), Paris, Aubier, 1983. 13 La Solitude, éd. cit., p. 193-210 [70-87]. 14 Ch. Sorel, La Science universelle, Tome Quatriesme. De l’usage des Idées, ou de l’origine des Sciences & des Arts & de leur enchaisnement Paris, Théodore Girard, 1668. 15 Le premier volume de La Science universelle paraît en 1634 chez Pierre Billaine sous le titre suivant : La Science des choses corporelles. Premiere partie de la Science humaine. Où l’on connoist la Verité de toutes les choses du Monde par les forces de la Raison ; et où l’on treuve la refutation des Erreurs de la Philosophie vulgaire. 16 Le titre du deuxième volume, publié par Toussaint Quinet en 1647, mentionne les « choses spirituelles » comme suite des « choses corporelles » : La Science universelle de Sorel, qui contient la suite des considérations des choses corporelles touchant l’action du soleil sur les autres corps […] avec les traictez des choses spirituelles. La continuité de la pensée de l’auteur paraît donc assurée par une telle déclaration, qui crédite la fiction comique d’un contenu sérieux et formateur, accessible aux esprits d’élite. Mais y a-t-il des liens entre la « meilleure doctrine » dont parle le personnage de Francion avec tant d’enthousiasme et cette « Leçon generalle pour tout le monde » à laquelle songe le personnage de Cléomède ? Dans La Solitude et l’Amour philosophique de Cleomede, on trouve l’expression de « véritable doctrine ». On y trouve également de nombreux échos de La Nouvelle Atlantide [The New Atlantis] de Bacon 12 , qui a beaucoup influencé les idées de Sorel à propos de la diffusion des savoirs. La doctrine que Cléomède vise à acquérir se distingue donc de celle de Francion en ce qu’elle excède le domaine de la morale pour intégrer les connaissances scientifiques et techniques modernes, qui apparaissent, dans ce contexte, tout aussi nécessaires à la conduite de la vie. Un indice fort de cette intégration est fourni par la visite que fait Panphile des demeures de Technès attenantes au Palais de Physis sous la conduite des nymphes Dianoia [la pensée] et Crisis [le jugement] 13 . L’organisation de ces maisons, dont chacune héberge les instruments nécessaires à la pratique d’un « art » particulier transpose la topographie de « The House of Salomon » dans La Nouvelle Atlantide. Outre La Nouvelle Atlantide, Sorel a aussi exprimé maintes fois son admiration pour le Novum organum, et tout particulièrement dans La Science universelle : On peut voir encore son Organe nouveau, qui sert en sorte à l’ordre des Sciences, principalement des Sciences naturelles ; & qui sur tout donne de grandes lumieres pour rechercher la vérité de l’Estre & des qualitez des Substances, autrement que les Anciens n’ont fait : de sorte que cét Autheur a merité en plusieurs endroits d’estre mis au nombre des Novateurs en Philosophie. 14 Cette catégorie des « Novateurs en Philosophie » apparaît dans le quatrième tome de l’ouvrage encyclopédique. Le titre complet du volume en porte témoignage : La Science universelle. Tome quatrième. De l’usage des Idées, ou de l’origine des Sciences et des Arts, & de leur Enchainement. A quoi on a adjousté quelques Traités touchant les Autheurs differends, les Anciens Philosophes, les Novateurs, Les Livres d’Encyclopédies, & les Methodes d’instruction. Or Bacon a été le premier à utiliser le concept de « science universelle ». Repris par Sorel, il incarne l’aboutissement de sa « doctrine », en associant les savoirs relatifs aux « choses corporelles 15 » et ceux qui englobent les « choses spirituelles 16 ». 543 Livre et diffusion des savoirs chez Charles Sorel 17 Ibid., p. 360. 18 Ibid., p. 360-361. 19 Ibid., « Quatriesme traité. L’examen des Encyclopédies », p. 493. 20 Ibid., p. 418. 21 Dans la notice qu’il consacre à Campanella, Sorel précise : « quelques personnes ont cherché de quoi le censurer en la liberté de ses paroles qui se remarquent en plusieurs de ses Escrits, qu’ils n’ont pas jugé conformes à sa condition de Religieux ; mais il se pouvait défendre par les prérogatives de la franchise Philosophique. » (Ibid., p. 417-418). 22 La Bibliothèque françoise de M. C. Sorel. Seconde edition, Paris, la Compagnie des Libraires du Palais, 1667 ; F. d’Angelo, M. Bombart, L. Giavarini, C. Nedélec, D. Ribard, M. Rosellini et A. Viala (éd.), La Science universelle et la promotion des « Novateurs en Philosophie » Dans l’introduction du troisième traité du quatrième tome de La Science universelle, intitulé « Des novateurs modernes en la Philosophie », Sorel souligne l’importance des nouvelles idées dans tous les domaines du savoir. Les êtres humains, y compris les savants, ont tendance à prendre toutes sortes de choses pour autres que ce qu’elles sont, « faute d’avoir la hardiesse d’en approcher & de les éprouver 17 » : C’est estre ennemy des plus belles connoissances, de ne pas prendre soin de chercher ce que la Nature a de plus secret : Il ne faut pas toujoûrs blasmer ceux qui aiment de telles nouveautez. Si quelques-uns ne font que des observations fantastiques & imaginaires, les autres s’adressent à des véritez solides, qui pour estre cachées en sont plus à révérer. Quoy que le seul nom de Novateur soit odieux à plusieurs personnes, il faut prendre garde que si en matiere de Theologie il est à apprehender, il ne l’est pas ainsi dans la Philosophie naturelle & humaine. 18 Les philosophes « novateurs » sont ceux qui ont eu le courage de secouer cette paresse intellectuelle innée, et de pénétrer, par-delà les apparences, les secrets de la nature et les principes (politiques, sociaux, moraux) des sociétés humaines. En font partie - outre Bacon - Cardan, Descartes, Copernic, Giordano Bruno, Campanella et bien d’autres auxquels Sorel tient à rendre hommage sous la forme de notices bio-bibliographiques individuelles. Dans le traité suivant consacré à l’« Examen des Encyclopédies », il indique que quand on est soucieux de « méthode » - entendue comme mode d’exposition du savoir -, « on doit considerer celles qu’a voulu inventer François Bacon Chancelier d’Angleterre, dans son Livre de la Dignité & de l’Accroissement des Sciences 19 ». Les Novateurs sont donc ceux qui s’attachent à produire leur propre « doctrine » sans révérence paralysante à l’état du savoir qui les précède. En dépit d’une certaine distance critique à l’égard de Descartes, Sorel le reconnaît comme « un Philosophe François qui s’est acquis beaucoup de credit, tant pour la nouveauté que pour la subtilité de sa Doctrine 20 ». Et quand il défend un penseur persécuté par l’Église, comme Giordano Bruno ou Campanella, c’est au nom de l’indépendance de la philosophie (« la franchise philosophique ») à l’égard des dogmes 21 . Les ouvrages bibliographiques de Sorel Dans la table des matières de La Bibliothèque françoise, Sorel énumère les nombreux savoirs qu’il cherche à diffuser, dont « la conduite des Mœurs 22 ». Le chapitre consacré aux 544 Richard Hodgson Paris, Champion, 2015 (nous citons dorénavant le texte de Sorel dans cette édition, en mentionnant entre crochets la pagination originale). 23 Ibid., « À la France », p. 56 [n.p.]. 24 De la Connoissance des bons livres, ou examen de plusieurs autheurs. Paris, André Pralard, 1671. 25 Ibid., Avertissement sur ce livre, n.p. 26 Ibid., Premier traité, chap. I, p. 15. 27 Ibid. 28 Ibid., Avertissement sur ce livre, n.p. 29 Ibid., Premier traité, chap. II, p. 42. « Livres de Philosophie » comprend, précise-t-il, « ceux qui apprennent à bien raisonner, ou qui donnent la connaissance des choses naturelles, et de plusieurs Sciences ». Fort heureusement, déclare-t-il dans l’épître dédicatoire « À la France », À si basse estime que soit mis le travail de l’Inventeur ou Directeur de notre Bibliothèque, on peut asseurer que divers Ouvrages qu’il y a indiqués, la feront valoir par leur propre mérite : Aussi, chère et aimable Patrie, on ne prendrait pas la hardiesse de te dédier ces recherches Studieuses, si on pensait que tels que soient les Hommes qui voudront s’y arrêter, ils y trouveront quelque chose d’utile. Soit Français ou Étrangers, s’ils ne connaissent point nos Livres ils en obtiendront ici la connaissance. 23 Le programme de l’ouvrage est ici clairement tracé : faire connaître les livres français pour en déterminer (et en activer) l’utilité pour les lecteurs qui « voudront s’y arrester ». Le bibliographe se donne mission de préparer l’acquisition autonome des savoirs par l’orientation de la lecture. Livre et savoirs sont ici encore étroitement liés, mais par une dynamique critique. En 1671, quelques années après la parution de La Bibliothèque française, Sorel publie chez André Pralard un ouvrage intitulé De la Connaissance des bons livres ou examen de plusieurs autheurs  24 . Ce nouvel ouvrage aurait été conçu, précise-t-il, comme « un petit commentaire » de La Bibliothèque française. Dans un « Avertissement sur ce livre », il y énonce un principe fondamental, à savoir que « Le Bien est si souvent joint au mal dans le Monde qu’on a peine à chercher l’un sans rencontrer l’autre. Nostre dessein est de connoistre les bons Livres […] 25 ». Malheureusement, déplore-t-il, il existe de mauvais livres, non seulement les « Livres frivoles & de peu de fruit 26 », qu’il faut apprendre à distinguer des bons, mais aussi ceux qui contiennent « une doctrine perverse 27 ». Parmi les « mauvais » livres, Sorel condamne (ou fait semblant de condamner) « ce nombre prodigieux de Fables & de Romans, qui font perdre le temps à la jeunesse, & qui la portent aux folles passions & au libertinage 28 ». Parmi les bons livres, il faut distinguer « les Livres sérieux », mais il faut sçavoir si les matieres y sont traitées pertinemment, si le corps de l’Ouvrage répond bien au titre, et le titre à l’ouvrage. Il y a des titres aussi menteurs que ces écriteaux des boëtes d’Apoticaire, qui portent le nom des drogues rares & excellentes, & n’en contiennent que de mauvaises & de corrompuës. 29 En effet, à ses yeux, même un livre d’histoire, science solide par excellence, n’est pas toujours ce qu’il paraît. Très souvent on trouve, explique-t-il, 545 Livre et diffusion des savoirs chez Charles Sorel 30 Ibid., Second traité, chap. I, p. 72-73. 31 Ibid., Premier traité, chap. II, p. 50. 32 Le troisième volume de La Science Universelle porte en effet le titre suivant dans l’édition de Théodore Girard en 1668 : De l’Usage et de la Melioration et Perfection ou Imitation des choses corporelles & des choses spirituelles. qu’au lieu de la verité que l’Histoire devroit publier, elle ne contient la pluspart du temps que des mensonges ; Que l’Historien est quelquefois interessé et que favorisant plus un parti que l’autre, il relève des actions qu’il devrait abaisser, & en abaisse d’autres qu’il devrait eslever. 30 Et les livres qui concernent les Sciences sont si difficiles à apprécier pour les lecteurs ordinaires, que, insiste-t-il, il se faut fier aux Avis des personnes qui ont reputation de s’y connoistre. S’il nous tombe des Livres entre les mains où l’on rencontre quelques opinions nouvelles, qui d’abord nous paroissent monstrueuses & bigearres, il ne faut pas laisser de les lire, non seulement pour se divertir, mais afin d’acquérir la faculté de concevoir les choses plus facilement. 31 La nouveauté n’est donc pas un critère de faiblesse de la pensée scientifique, bien au contraire. La catégorie des « novateurs en philosophie » reste active dans l’ouvrage bibliographique, mais elle se dilue dans l’énorme masse des ouvrages proposés par la librairie, si bien qu’il devient plus ardu de départager les auteurs véritablement novateurs de ceux qui se donnent par intérêt commercial une teinture de nouveauté. De fait, comme dans La Bibliothèque françoise, Sorel entend traiter dans De la Connois‐ sance des bons livres de ce qu’il appelle « l’examen et le choix des meilleurs & des principaux Livres François » dans lesquels il s’agit de savoirs aussi divers que l’éloquence, la philosophie, la dévotion et « la conduite des mœurs ». Cette dernière rubrique n’est pas étrangère à la recherche philosophique qu’il a menée précédemment dans le sillage de Bacon, en tentant de réunir, dans une même réflexion philosophique, les sciences et l’éthique. Le titre initial de « science humaine » qu’il entendait donner à sa somme encyclopédique exprimait bien la visée commune de ces deux pans de la connaissance, soit, comme l’indique un autre sous-titre de la série, la « mélioration 32 » de la vie humaine. Dans sa jeunesse, Sorel a donné forme narrative au projet d’élaborer et de diffuser une saine « doctrine » dans deux romans très différents l’un de l’autre : le Francion, histoire comique traversée par l’énergie de la contestation libertine, et La Solitudeet l’amour philosophique de Cleomede, un roman philosophique orienté, sous l’influence de Bacon, vers la connaissance des sciences et l’élaboration d’une morale. Dans La Science universelle, il s’est servi du genre encyclopédique pour souligner l’importance des idées des « novateurs modernes en la philosophie », parmi lesquels figure Bacon, dont il a ainsi contribué à promouvoir en France l’œuvre philosophique. À ce point de la carrière de Sorel, les livres paraissaient légitimement destinés à accompagner les progrès des sciences et à soutenir leur vertu cumulative : aussi fallait-il s’employer à en produire de bons et d’utiles, ce que Sorel entendait faire avec les quatre volumes de La Science universelle. Mais ce n’était pas là son dernier mot. Dans ses derniers ouvrages, qui se consacrent à l’inventaire et au jugement des livres disponibles sur le marché de la librairie, la tendance critique de l’auteur du Francion fait retour pour s’investir dans la « censure » des « mauvais livres » responsables de la diffusion 546 Richard Hodgson d’une « doctrine perverse », entendue comme inapte à former les esprits et à apprendre aux lecteurs à faire usage de leur raison. Ainsi, la conscience aiguë de l’importance des orientations de la librairie dans la diffusion des savoirs que Sorel a manifestée dès le début de sa carrière le conduit à former, par la somme de ses ouvrages « sérieux », le rêve d’une encyclopédie critique qui ne verra le jour qu’au siècle suivant. 547 Livre et diffusion des savoirs chez Charles Sorel 1 Le titre complet est L’Office de l’Église, en Latin et en François, contenant l’office de la Vierge pour toute l’année ; l’office des Dimanches et des Fêtes ; les Sept Psaumes de la Pénitence ; les Oraisons de l’Église pour les dimanches et les grandes Fêtes ; plusieurs Prières tirées de l’Écriture Sainte et des SS. Pères ; et les Hymnes traduites en vers. Avec une instruction pour les Fidèles. Dédié au roi. 2 B. Chédozeau, Port Royal et la Bible. Un siècle d’or de la Bible en France (1650-1708), Paris, Nolin, 2007, p. 84. Selon l’auteur, on compte cinq éditions en neuf mois après sa parution, et en 1688 paraît la 31 e édition. En 1688, il en était sorti quelques 60 000 exemplaires. 3 J. Racine, Œuvres complètes, Raymond Picard (éd.), Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1952, II, p. 72. 4 Les Œuvres de messire Charles Joachim Colbert, évêque de Montpellier, tome second, Cologne, aux dépens de la Compagnie, 1740, p. 485. Un livre pour suivre la messe ? « L’Exercice spirituel durant la sainte Messe » des Heures de Port-Royal Servane L ’H O P I T A L IHRIM-Lyon 2 L’Office de l’Église, en Latin et en François  1 , communément appelé « les Heures de Port-Royal », est un succès éditorial du XVIIe siècle. Publié une première fois en 1650, réédité abondamment 2 , ce livre de piété est encore à la fin du siècle « couru de tout le monde », et « c’est encore le livre que presque toutes les personnes de piété portent à l’église », selon le témoignage de Jean Racine dans L’Abrégé de l’histoire de Port-Royal  3 . D’après encore le janséniste du XVIIIe siècle Charles Joachim de Croissy, qui s’autorise du nombre important d’éditions, « jamais Livre n’a été plus universellement applaudi », et il est « autant estimé et recherché après quatre-vingts ans que le premier jour qu’il parut 4 ». Cet opus est signé « Isaac du Mont », alias Isaac Lemaître de Sacy, le traducteur de la Bible de Mons, mais il est plus probablement un ouvrage collectif des Messieurs de Port-Royal. Son influence déborde la sphère strictement religieuse et a pu gagner celle des Belles-Lettres : les contemporains saluèrent la qualité des traductions françaises des psaumes et de la versification des hymnes ; on peut trouver, selon Bernard Chédozeau, à la bibliothèque de Troyes un exemplaire de la première édition avec la signature « Racine » sous le titre, qui a probablement appartenu au dramaturge. Ce livre a pour vocation de fournir un soutien au fidèle dans sa prière, individuelle et collective, et dans la conduite quotidienne de sa vie. Il est composé de quatre parties : une première partie synthétise les règles de la vie chrétienne, une seconde contient les psaumes récités aux offices en latin et nouvellement traduits en français, une troisième les prières des jours de fête, une dernière les hymnes de l’Église traduits en vers. 5 B. Chédozeau, Port Royal, op. cit., p. 103. 6 Cela peut paraître paradoxal à Port-Royal, mais il semble que l’animosité entre jésuites et jansénistes ait été surtout vive après le début des années 1640 et particulièrement au moment des Provinciales. Dans les années 1620, le jésuite Jean Suffren fut confesseur à Port-Royal. L’exercice, comme on va le voir, a dû être écrit avant 1643, et particulièrement avant De la Fréquente communion (1643) d’Antoine Arnauld qui divisa profondément et définitivement les dévots. 7 Ignace de Loyola, Exercices spirituels [texte définitif de 1548], Jean-Claude Guy (éd.), Paris, Seuil, 1982, p. 51. Nous soulignons. Particulièrement, on trouve inséré dans la première partie un « exercice spirituel durant la sainte Messe », présent selon B. Chédozeau dès la 2 e édition d’avril 1650 5 ainsi que dans toutes les éditions ultérieures, même lorsque celles-ci vont fournir les traductions françaises des prières de la messe. Nous avons dû pour notre part travailler sur la 9 e édition de 1653 chez la veuve Camusat et Pierre Le Petit, accessible numériquement sur Google Livres. Cet exercice est précédé d’un commentaire général sur l’excellence de la messe, mais ne comporte pas de préambule qui en donnerait le mode d’emploi. Il semble inséré incognito car ni le titre du livre (pourtant long), ni la table des matières, ni l’épître au roi, ni l’avis au lecteur, n’en font mention. Son titre le rapporte directement à la spiritualité jésuite 6 et aux exercices spirituels de saint Ignace, qui définit ainsi un exercice spirituel : Par ce terme d’exercices spirituels, on entend toute manière d’examiner sa conscience, de méditer, de contempler, de prier vocalement et mentalement, et d’autres opérations spirituelles, comme il sera dit plus loin. De même, en effet, que se promener, marcher et courir sont des exercices corporels, de même appelle-t-on exercices spirituels toute manière de préparer et de disposer l’âme pour écarter de soi toutes les affections désordonnées et, après les avoir écartées, pour chercher et trouver la volonté divine dans la disposition de sa vie en vue du salut de son âme. 7 L’âme s’exerce et se travaille au même titre que le corps : l’exercice spirituel est un moyen de la cultiver en vue d’entretenir en soi l’Esprit Saint et de chercher et trouver la volonté divine dans sa propre vie. On peut déjà se demander pourquoi un tel exercice paraîtrait nécessaire durant la messe : celle-ci ne propose-t-elle pas déjà des « opérations spirituelles » ? Par ailleurs, le but de la messe est-il d’« écarter de soi toutes les affections désordonnées » et de trouver « la volonté divine dans la disposition de sa vie » ? Enfin cette notion de « volonté divine » ne fait-elle pas problème dans la spiritualité port-royaliste ? Précisons qu’il s’agit ici d’un exercice pour la messe basse, célébrée à mi-voix par un seul prêtre avec un assistant, potentiellement en même temps que d’autres prêtres dispersés sur des autels secondaires dans les bas-côtés de l’église, sans recherche de synchronisation. Une messe basse est plus rapide et plus commode sur le plan des horaires que la « grand’messe de paroisse » ou « messe solennelle » du dimanche, qui est célébrée pompeusement par la trilogie du prêtre, diacre et sous-diacre, avec des enfants de chœur, et peut durer jusqu’à deux heures ; la messe basse est aussi plus confortable au sens où le fidèle n’y est pas interpellé par les remontrances morales lors d’un prône ; elle se confond avec la méditation solitaire ; elle n’est pas forcément suivie d’une communion sacramentelle par manducation de l’hostie-corps du Christ. Par rapport à d’autres exercices du même genre, l’exercice spirituel de Port-Royal est relativement court (huit pages). Il a une forme et une mise en page très originales. Celle-ci 550 Servane L’Hopital 8 F. de Sales, Introduction à la vie dévote [texte définitif de 1619], Œuvres, André Ravier (éd.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1969, seconde partie, chap. XIV, « De la très-sainte messe, et de la manière de la bien entendre », p. 103 sq. peut faire penser à la manière dont on édite le théâtre aujourd’hui : des passages en italiques brefs et efficaces, comme des didascalies, racontent ce que fait le célébrant et ce que doit faire ou considérer le fidèle en parallèle de cette action ; des courtes répliques en romain proposent des paroles à « dire » à des moments précis. Les repères sont visuels, car les prières prononcées par le prêtre et son assistant ne sont pas retranscrites. L’exercice est dans la lignée de celui proposé par saint François de Sales à Philothée dans L’Introduction à la Vie dévote  8 , mais il l’amplifie, le précise et suit de bien plus près le rite. De plus, on n’y retrouve pas le vocable des exercices jésuites faisant référence aux trois « puissances » (mémoire, intelligence, volonté), ni la tendance jésuite à la synthèse conceptuelle, parlant de « considération », « actes », « oraison », « aspiration »… L’exercice propose une partition affective transcrite principalement dans des paroles à prononcer ; il confère à la vocalisation une importance singulière. Nous avons découvert que cet exercice est en fait de l’abbé de Saint-Cyran. Son élaboration date donc d’avant 1643, date de la mort du maître spirituel de Port-Royal. Il est une version dépersonnalisée d’instructions issues d’une très longue lettre de Saint-Cyran à une princesse qui voulait se faire religieuse, et qui cherchait donc la volonté divine dans la disposition de sa vie. Cette lettre a été publiée par Arnauld d’Andilly de manière posthume, chez Jean Le Mire en 1648, dans le second tome des Lettres chrétiennes et spirituelles de Messire Jean Duverger de Hauranne, abbé de Saint-Cyran. Elle est numérotée comme la première lettre dans le second tome de cette édition, et intitulée « à une jeune Princesse qui lui avait communiqué le désir qu’elle avait d’être Religieuse ». L’exercice est compris dans le chapitre XXIV intitulé « Instruction particulière pour demander à Dieu assistance au S. Sacrifice de la Messe, la grâce d’être Religieuse ». Les choix typographiques diffèrent dans les deux versions. Mais cette instruction particulière paraît elle-même être une condensation et une variation sur des « prières et exercices de dévotion durant la messe » de Saint-Cyran. Ce dernier texte faisait une cinquantaine de pages et fut publié de manière posthume également en 1645 avec divers traités de dévotion joints à la Théologie familière, petit catéchisme familier sous forme de questions-réponses que Saint-Cyran avait écrit pour des enfants, et dont on se servait à Port-Royal. Il était associé à un traité d’explication des cérémonies de la messe et un traité sur l’élévation du Saint-Sacrement. Nous n’avons pas pu déterminer ce qui est effectivement premier dans l’écriture : sont-ce ces exercices ou ces instructions trouvées dans une lettre ? On peut ainsi se demander pourquoi Sacy et son équipe insérèrent cet exercice au sein du livre d’heures, alors qu’ils pouvaient naturellement renvoyer ou bien au traité de Saint-Cyran de cinquante pages, ou bien à la lettre spirituelle déjà édités. Imaginaient-ils pour cet exercice un autre usage que celui prôné par Saint-Cyran dans ses avertissements ? Après avoir rappelé les raisons d’être d’un « exercice spirituel durant la messe », nous verrons en quoi cet exercice réfléchit la position de Port-Royal à l’égard de l’eucharistie. 551 Un livre pour suivre la messe ? « L’Exercice spirituel durant la sainte Messe » des Heures de Port-Royal 9 Session 22, chap. 8. Voir Giuseppe Alberigo (dir.), Les Conciles œcuméniques, tome II-2, Les décrets. Trente à Vatican II, Paris, Les Éditions du Cerf, 1994, p. 735. 10 Session 22, chap. 6, ibid., p. 734. 11 Clément Meunier, « La vie de la liturgie latine en Europe à l’époque moderne », Jean-Robert Armogathe (dir.), Histoire générale du christianisme, Paris, PUF, 2010, p. 325-340. 12 Jean de Viguerie, « La dévotion populaire à la messe dans la France des X V I I e et X V I I I e siècles », Histoire de la messe. X V I I e- X I X e siècle, Angers, Centre de Recherches d’Histoire Religieuse et d’Histoire des Idées, Université d’Angers, 1980, p. 81-93. Enfin, nous nous pencherons sur les différentes versions pour dégager les enjeux spirituels d’un tel genre. Le contexte de controverse avec les protestants et de réforme de l’Église catholique explique le recours de plus en plus fréquent à l’imprimé durant la messe. Les protestants avaient fustigé celle-ci comme une singerie et une manière de priver le peuple du Christ : le latin, la célébration dos au peuple, les cérémonies étranges et pompeuses produisaient davantage idolâtrie et admiration ignorante qu’une véritable communion avec le Christ, d’autant que les fidèles catholiques ne communiaient pas toujours par manducation, et ne le faisaient que sous une seule espèce. Le Concile de Trente (1555-1662) répondit en exigeant des prêtres qu’ils instruisent leurs ouailles sur le mystère eucharistique, tout en conservant le latin 9 . Il réaffirmait la légitimité mystique des messes sans communion sacramentelle des fidèles 10 . L’Église catholique préférait maintenir une unité spatiale et temporelle par la conservation du latin ; elle préférait signifier l’incompréhensibilité du mystère, son caractère sacré, et la nécessité du magistère ecclésiastique pour y accéder. Les prières mêmes de la messe ne sont donc que rarement reproduites et traduites dans les années 1650. On craint alors la célébration en français et la désacralisation du Canon 11 , la partie centrale de la messe qui consacre le pain et le vin en corps et sang de Jésus-Christ. Ce n’est que beaucoup plus tard, après la révocation de l’Édit de Nantes (1685), dans un contexte de propagande à l’égard des Nouveaux-Convertis et de gallicanisme, que les prières de la messe sont reproduites et traduites en français pour les laïcs dans des missels bilingues, sans lesquels les fidèles du XVIIIe siècle n’imaginent plus venir à la messe. Dans les années 1650, les exercices et les paraphrases sont donc le résultat d’un compromis : il s’agit de gloser les prières de la messe pour le fidèle, sans les traduire 12 . Le choix tridentin de garder le latin tout en préconisant une instruction des fidèles pour qu’ils ne manquent pas de pain spirituel eut pour conséquence de faire recourir progressivement de plus en plus à l’imprimé, du moins pour les plus lettrés. Le pieux catholique vit alors une contradiction intime et une double injonction : la messe est à la fois réaffirmée comme le moment le plus important de la vie du chrétien, où celui-ci doit brûler d’un désir de communion avec le Christ présent dans les espèces, et maintenue dans une forme ésotérique. Elle pose des problèmes concrets de compréhension, du fait du latin, mais aussi du niveau de voix, de la distance, du manque de visibilité. Elle pose aussi des difficultés anthropologiques et mystiques : admiration ignorante, superstition, idolâtrie, mécanisation creuse, intellectualisme, manière partiale ou partielle de vivre le mystère eucharistique, distractions, impureté, indécence, dévotion sensible, inconséquence morale… Les écueils de l’assistance à la messe sont innombrables. 552 Servane L’Hopital 13 Voir le remarquable petit livre Le Tableau de la Croix représenté dans les cérémonies de la Ste messe ensemble le trésor de la dévotion aux souffrances de Notre S. J. C. le tout enrichi de belles figures, édité à Paris, chez François Mazot en 1651. 14 Louis de Montalte [Bl. Pascal], Les Provinciales, Michel Le Guern (éd.), Paris, Gallimard, « Folio classique », 1987, Seizième lettre, p. 256. « Suivre » la messe n’est qu’une modalité d’assistance parmi d’autres : elle ne s’impose que petit à petit comme la meilleure méthode. Comme il est pratiquement difficile de « suivre » ce que dit et fait le célébrant, et comme l’efficacité mystique de l’eucharistie ne se réduit pas au fait de « suivre » exactement un déroulé d’actions et de paroles, les fidèles peuvent, tant qu’ils gardent l’intention d’offrir le sacrifice - spécificité catholique - et marquent leur adoration à l’Élévation, méditer sur les sujets de piété de leur choix, dont le plus conseillé est la vie et plus précisément la Passion du Christ. Dans les années 1650, les méthodes pour canaliser l’attention et soutenir l’activité spirituelle pendant la messe sont diverses : réciter le chapelet ou le bréviaire, lire les Évangiles ou un livre de piété tel L’Imitation de Jésus-Christ, méditer sur des images 13 , se remémorer les étapes de la Passion du Christ en fonction d’une lecture symbolique de la gestuelle et des déplacements du célébrant… Un exercice spirituel durant la messe est ainsi pensé comme un moyen technique de compenser l’usage du latin, la difficile audibilité du prêtre à cause du niveau de voix et de la distance, mais aussi comme un moyen spirituel pour aider à la compréhension des cérémonies de la messe, en appréhender la profondeur mystique, saisir le sens du sacrifice du Christ dans toute l’économie du salut ; enfin il s’agit de produire la participation de cœur en invitant le fidèle à une application du sacrifice christique à lui-même. « L’exercice spirituel durant la sainte messe » des Heures de Port Royal répond plus spécifiquement à des enjeux spirituels qui font l’objet de controverses, aussi bien avec les protestants qu’au sein même du catholicisme. Il témoigne de la position de Port-Royal à l’égard de l’eucharistie. Un avant-propos intitulé « De l’excellence de la messe » insiste à la manière de saint François de Sales sur le soleil des sacrements et sur l’efficacité mystique de l’eucharistie par opposition à la vision protestante. Il inscrit clairement Port-Royal dans le camp catholique. Blaise Pascal y fait allusion dans la seizième lettre des Provinciales, alors que Port-Royal doit se défendre d’être calviniste : Faites signer à Genève tous les passages que je vous ai rapportés des livres de Port-Royal, et non pas seulement les passages, mais les traités entiers touchants ce mystère, comme le livre de la Fréquente Communion, l’Explication des Cérémonies de la messe, l’Exercice durant la messe, les Raisons de la suspension du S. Sacrement, la traduction des Hymnes dans les Heures de Port-Royal etc. Et enfin faites établir à Charenton cette institution sainte d’adorer sans cesse Jésus-Christ enfermé dans l’Eucharistie, comme on fait à Port-Royal, et ce sera le plus signalé service que vous puissiez rendre à l’Église, puisqu’alors le Port-Royal ne sera pas d’intelligence avec Genève, mais Genève d’intelligence avec le Port-Royal et toute l’Église. 14 Or, la polémique a duré, et l’exercice lui-même fut accusé de calvinisme, entre autres par les jésuites. Dans une lettre de 1730 à l’évêque de Marseille, l’évêque de Montpellier Charles Joachim Colbert défend cet exercice contre l’accusation de parler de l’eucharistie comme 553 Un livre pour suivre la messe ? « L’Exercice spirituel durant la sainte Messe » des Heures de Port-Royal 15 Les Œuvres de messire Charles Joachim Colbert, op. cit., p. 486. 16 Cité par B. Chédozeau, Port Royal, op. cit., p. 104. le font les calvinistes. L’évêque de Marseille l’accuse parce qu’on y dirait à « l’élévation de l’hostie » : « Je vous adore, ô mon Dieu, assis à la droite du Père, élevé sur la Croix, et dans le dernier Jugement », comme si le fidèle ne reconnaissait pas dans l’hostie surélevée le corps du Christ à adorer. Or, la citation de l’évêque de Marseille est erronée. Il est exactement écrit : « À l’élévation du corps de Jésus-Christ, il faut dire : Je vous adore, ô mon Dieu, assis à la droite du Père, élevé sur la Croix, et dans le dernier Jugement. » La présence réelle est reconnue dans le passage en italique, donc reconnue en pensée et manifestée dans la gestuelle du fidèle, et non professée verbalement de manière explicite. Charles Joachim Colbert répond : Il est visible que l’auteur veut rendre raison de la cérémonie de l’élévation. Le Prêtre élève le Corps de Jésus-Christ, pour marquer qu’il a été élevé en la croix, qu’il viendra élevé dans les nues juger tous les hommes, et qu’il s’est élevé dans les cieux, où il est assis à la droite de son Père. Dire donc à l’élévation du Corps de Jésus-Christ : « Je vous adore élevé en la croix, au Jugement général, et à la droite du Père éternel », c’est protester que l’on croit fermement que celui qui est entre les mains du Prêtre, est le même qui a été élevé sur la croix, le même qui viendra juger les vivants et les morts, le même qui est assis à la droite de Dieu. 15 Cependant la position de Port-Royal à l’égard de l’eucharistie depuis De la Fréquente com‐ munion d’Antoine Arnauld, publiée en 1643, est délicate. Elle divise les dévots. Port-Royal adore le Saint-Sacrement, mais prône une communion sacramentelle rare, et va même jusqu’à soutenir que la communion peut servir de jugement (et de poison) à celui qui s’en approche sans y être bien préparé. Saint-Cyran avait ainsi développé la pratique des « renouvellements » du cœur avant de s’approcher de la table eucharistique. Une telle position est combattue par d’autres catholiques dévots ; par exemple les sulpiciens autour de Jean-Jacques Olier prônent une communion fréquente, de même que les jésuites, au motif que la communion est une nourriture spirituelle essentielle à la consolidation du chrétien. Nicolas Fontaine rapporte dans ses Mémoires que les Solitaires utilisent les « mouvements et les pensées » de Saint-Cyran sur la messe, pour « communier en esprit et de tout le cœur, lors qu’ils ne le font pas par la réception du sacrement 16 ». Insérer l’exercice spirituel de Port-Royal dans les Heures, c’est donc fournir au fidèle les moyens d’une communion spirituelle dans les cas où il ne communie pas sacramentellement, dans le cas d’un besoin de renouvellement du cœur. Un Solitaire pouvait tout à la fois assister à la messe tous les jours et communier une fois l’an, à Pâques, conformément au commandement de l’Église. C’est parce que l’exercice spirituel met l’emphase sur la dimension psychologique de la communion, et semble ainsi se substituer à la communion sacramentelle et objective à l’hostie-corps du Christ, qu’il a pu être accusé de calvinisme, qui fait résider la communion dans une remémoration intense du Christ accompagnée de la manducation du pain resté pain. Le paradoxe est que la communion rare, justifiée par un respect extrême du sacrement, a été interprétée comme une dénégation du pouvoir positif du sacrement. Pour produire le renouvellement du cœur et la communion spirituelle, l’exercice engage de manière remarquable l’imagination, la volonté, le corps et la voix. Le fidèle est invité à 554 Servane L’Hopital 17 Développée particulièrement dans la lettre 121, la « Lettre à Proba sur la prière », voir Saint Augustin parmi nous, trad. Henri Rondet, Charles Morel, Maurice Jourjon, Jules Lebreton, Le Puy-Paris, éditions Xavier Mappus, 1954, p. 101. Cette anthropologie de la prière est reprise et singulièrement développée par trois auteurs de sensibilité janséniste : Pierre Floriot, dans le Traité de la messe de paroisse (1679) ; P. Nicole, dans le Traité de l’Oraison (1679) et Nicolas Le Tourneux, dans La Meilleure manière d’entendre la messe (1680). se projeter selon un raisonnement analogique dans la gestuelle du prêtre. Par exemple, au moment de la consécration, il est invité à « changer » comme le pain est changé en corps de Jésus-Christ, et à créer « un cœur nouveau », par ce « corps nouveau » ; lors de la fraction de l’hostie, le fidèle est invité à dire : « Brisez mon cœur, et séparez-moi de moi-même, pour m’unir avec vous ». Par ailleurs, on relève une petite dizaine d’injonctions comportemen‐ tales ou affectives pour engager l’imagination et la volonté, rendues habituellement chez les jésuites par les notions synthétiques de « considération » et d’« actes » du cœur, mais traduites et déclinées ici familièrement par des impératifs ou des injonctions recourant à la tournure impersonnelle : « admirez la grâce », « révérez-le », « souvenez-vous », « recueillez-vous dans vous-mêmes », « adorez », « jugez-vous », « abaissez et humiliez seulement votre cœur en fermant les yeux », « frappez votre poitrine », « il faut alors s’anéantir », « souvenez-vous », « il faut ensuite remercier ». Deux gestes physiques extérieurs attirent l’attention car ils n’apparaissent pas dans d’autres exercices et proposent un engagement corporel : « en fermant les yeux », et « frappez votre poitrine ». Cette emphase sur des gestes à produire et des paroles à proférer s’inspire de l’approche augustinienne de la prière, qui considère le corps et la voix comme des media pour animer le cœur et exciter la piété 17 . Le Christ a légué aux apôtres une prière, le Notre Père, et il a laissé des actes de parole, et non des concepts ou des intentions générales : par exemple, il n’a pas préconisé de désirer la sanctification du nom de Dieu, mais de dire « Que ton nom soit sanctifié ». Cette préférence pour des actes de parole à une formulation synthétique et conceptuelle refléterait la connaissance que le Christ a de l’homme, dont il serait difficile d’entraîner les facultés de manière conjointe, corps, cœur et esprit. Dieu sachant déjà ce que l’homme a dans le cœur avant qu’il ne le formule, l’homme ne verbalise pas ses prières pour Lui, mais pour lui-même, pour se réveiller, s’exciter à la piété et s’entretenir dans le désir des biens éternels. Par ailleurs, les courtes paroles à prononcer dans l’exercice sont en grande partie tirées des psaumes. Ceux-ci sont alors considérés comme pleins de l’esprit de Jésus-Christ, ils sont donc tout indiqués pour produire cette union au Christ que l’exercice cherche à favoriser. On note que la traduction utilisée n’est pas identique à celle ultérieure de Sacy dans la Bible de Mons. Outre les psaumes, on distingue aussi un verset du Cantique des Cantiques, lorsque le prêtre baise l’autel. Le Cantique des Cantiques est un chant de noces, lu traditionnellement comme un dialogue entre le Christ et l’Église son épouse. Il n’est pas non plus très étonnant que cet exercice, qui recherche l’union de cœur avec Jésus, fasse appel à ce poème et à l’imaginaire des noces. On note enfin une emphase sur l’anéantissement du fidèle, avec un moment d’oraison de recueillement et de silence, après le memento pour les défunts (après la consécration et avant la communion) : l’auteur de l’exercice, contrairement aux acteurs de la querelle du quiétisme de la fin du siècle, ne veut pas choisir entre la prière vocale et 555 Un livre pour suivre la messe ? « L’Exercice spirituel durant la sainte Messe » des Heures de Port-Royal 18 Jean du Verger de Hauranne, abbé de Saint-Cyran, Théologie familière et divers autres petits traités de dévotion, Paris, Jean Le Mire, 20 e édition, 1679, p. 131. Nous avons dû travailler sur cette édition disponible sur Google Livres mais ces avertissements sont édités dès 1645 (vérification sur l’exemplaire de la BnF). 19 Ibid., p. 134. la prière d’anéantissement, mais utilise les deux modalités comme autant de moyens pour parvenir à cette union de cœur avec Jésus-Christ. Finalement, dans cet exercice, le fidèle est invité moins à se représenter vivement la Passion, exercice d’imagination typique de la spiritualité jesuite, qu’à représenter vivement à son tour le Christ, c’est-à-dire à l’avoir vivement présent en son cœur et à se conformer à lui, pour produire la communion spirituelle, méthode qui apparaît plus spécifique à Port-Royal. Cette injonction à se conformer étroitement au sacrifice christique se comprend d’autant mieux que l’exercice semble au départ être une instruction pour une future religieuse, elle-même paraissant une condensation et une personnalisation d’exercices de dévotion beaucoup plus longs et généraux. Saint-Cyran avait fait précéder ces Exercices de dévotion durant la sainte messe d’avertissements qui nous éclairent sur l’usage qu’il imaginait pour eux. La comparaison des trois versions est riche d’enseignements (voir tableau infra). De manière remarquable, Sacy et son équipe jugèrent bon de ne pas les reproduire dans l’exercice des Heures, laissant le fidèle sans mode d’emploi. Saint-Cyran commençait par justifier une démarche potentiellement hasardeuse : Celui qui a composé ces Exercices de dévotion durant la Sainte Messe, eut de la peine à s’y résoudre, s’il n’eût cru être obligé de le faire pour la satisfaction de quelques personnes qui l’ont désiré. Il y a longtemps que Tertullien parlant pour toute l’Église, nous a appris qu’il y avait cette différence entre les Chrétiens et les Païens, que les Païens ne pouvaient prier leurs Dieux si on ne leur prescrivait les paroles dont ils doivent user ; Mais que les Chrétiens n’avaient pas besoin qu’on les avertît de ce qu’il fallait dire dans la prière, parce qu’ils priaient du fond du cœur. 18 Le recours à l’autorité d’un père de l’Église est caractéristique de la réforme religieuse de Port-Royal, qui reconnaissait la décadence épinglée par les protestants mais proposait un retour à ces sources anciennes pour renouveler l’Église. Saint-Cyran craint la prière vocale creuse et mécanique, ainsi que la spiritualité trop volontariste des méthodes, car elle pourrait étouffer l’action de l’Esprit Saint : Ces raisons ont toujours rendu les particuliers qui ont pris soin de conduire les hommes dans le vrai chemin du salut, fort retenus en cette rencontre, et leur ont fait craindre de troubler, et d’empêcher l’opération secrète du Saint Esprit par leurs méthodes, et par leurs pratiques, qui peuvent être différentes et éloignées de celles qu’il voudrait imprimer dans les cœurs. 19 On note au passage l’expression « imprimer dans les cœurs » : c’est la même expression qu’utilisent Pierre Nicole et, plus largement, les détracteurs du théâtre. Si même un exercice spirituel peut risquer d’« imprimer » des mouvements contraires à l’Esprit, on comprend que le théâtre a fortiori puisse « imprimer » des mauvais mouvements dans le cœur ! L’écriture d’un exercice spirituel risque toujours une forme d’hérésie. Saint-Cyran, qui se 556 Servane L’Hopital 20 Ibid. 21 P. Nicole, Traité de l’Oraison en sept livres, Paris, Hélie Josset, 1679, Préface, p. 15. 22 Saint Paul, I Corinthiens 3, 2, trad. Sacy : « Je ne vous ai nourris que de lait, et non de viandes solides, parce que vous n’en étiez pas capables ; et à présent même vous ne l’êtes pas encore, parce que vous êtes encore charnels. » 23 Saint-Cyran, Théologie familière, op. cit., p. 135. Nous soulignons. présente comme un simple « particulier », reconnaît par ailleurs que seuls l’Église et les saints ont l’autorité d’écrire et de « tracer » les mouvements de l’Esprit Saint : Ils ont appréhendé de lui prescrire des règles, de lui imposer des lois, et de le soumettre à leurs pensées, au lieu de se soumettre aux siennes, croyant qu’il n’appartient qu’à l’Église, qui est gouvernée par sa lumière en tout ce qu’elle fait ; et aux grands Saints, qui sont ses organes excellents et comme ses Oracles, de connaître ses traces dans les âmes et de rencontrer au dehors les sentiments et les paroles qu’il leur inspire au-dedans. 20 De même, dans le Traité de l’Oraison en 1679, Pierre Nicole précise que l’Église fournit à l’office et à la messe un ordre de mouvements pour la prière, qui sont des « vérités de pratique 21 », et il récuse à ce titre les « prétendus spirituels » qui veulent se libérer de la tradition et produire des nouveautés. En dépit de toutes ces raisons qui devraient le réduire au silence, Saint-Cyran déclare avoir tout de même écrit ces exercices, mais par condescendance et par charité, « les Ministres de l’Église étant redevables aux imparfaits et aux faibles, aussi bien qu’aux forts et aux parfaits ». On note ici qu’il ne se présente plus comme « particulier », mais comme « ministre de l’Église », c’est-à-dire comme serviteur, médiateur et intercesseur. Il se réfère à la charité, « qui est le principe et la fin de toutes les lois », de manière très augustinienne. Il utilise l’image des enfants qu’il faut nourrir, à la manière de saint Paul dans sa première lettre aux Corinthiens 22 , qui est aussi l’image utilisée par le Concile de Trente pour prescrire aux prêtres d’expliquer la messe et de nourrir ainsi leurs ouailles de pain spirituel. Il explique qu’il est « contraint » à contrevenir aux raisons précédentes du fait de l’état d’ignorance dans lesquels sont les fidèles : [les Ministres de l’Église] sont contraints aujourd’hui de se rabaisser davantage, et le peu de connaissance et d’expérience, que les hommes ont des choses de Dieu, et de leur salut les oblige quelques fois d’imiter les nourrices et les maîtres des plus petits enfants, et de leur former leurs paroles et leurs pensées, parce qu’ils n’en ont point d’eux-mêmes, et qu’ils sont réduits à un tel état, qu’ils ont besoin qu’on excite et qu’on anime en quelque façon, non seulement leurs langues, mais aussi leurs esprits et leurs âmes. 23 Les exercices semblent avoir la vocation d’exciter à la piété par l’intermédiaire de la parole et de la langue, conformément à l’anthropologie augustinienne de la prière, mais dans le corps des exercices, il n’est pas expressément écrit qu’il faut « dire » les prières. Les avertissements de Saint-Cyran au contraire relativisent tout de suite la lettre du texte : premièrement, « on ne doit pas croire que l’on prescrive ces Exercices pour les faire tous de suite autant de fois qu’on entendra la Messe », mais on pourra « choisir ». Ensuite le fidèle n’est tenu de s’arrêter sur aucun point, et « pourra former d’autres par imitation, 557 Un livre pour suivre la messe ? « L’Exercice spirituel durant la sainte Messe » des Heures de Port-Royal 24 Ibid., p. 137-138. Nous soulignons. ou par conséquence, selon la grâce que l’on recevra de Dieu ». Enfin Saint-Cyran conseille expressément de ne pas emmener le livre avec soi à la messe : Troisièmement, il sera meilleur de s’appliquer point à lire ces Exercices durant la Messe, mais de les lire auparavant, et de se les rendre familiers, pour les offrir à Dieu lors que la Messe va commencer, afin que de l’impression qu’ils auront laissée dans notre âme, il retire les fruits qu’il voudra pour son honneur et pour notre salut, soit en nous les remettant dans le cœur, comme le saint Esprit remit les paroles de Jésus-Christ dans celui des Apôtres, soit en faisant naître d’autres pensées, plus excellentes, selon que l’Écriture nous apprend, que toute la vie et les actions du juste, sont une suite continuelle de lumières, qui croissent de plus en plus, et procèdent l’une de l’autre, jusqu’au jour parfait de l’éternité. 24 Saint-Cyran compte sur la familiarisation et l’imprégnation en amont, puis sur le travail des réminiscences, comme autant de moyens psychologiques de laisser l’Esprit Saint agir et de susciter ainsi l’action libre de la grâce. Il ne faut pas s’en tenir aux mots. Il parle ici d’intériorité : « en nous les remettant dans le cœur » ou « faisant naître d’autres pensées ». Les exercices sont à lire auparavant, et il ne faut pas en retenir les paroles exactes. Le livre est ici conçu comme un préalable à la performance liturgique, il ne l’accompagne pas. Les instructions à la future religieuse apparaissent quant à elles comme une sélection et une condensation de ces exercices de dévotion. Certaines paroles sont reprises telles quelles, d’autres sont concentrées ou rendues plus efficaces. Des passages à la première personne du singulier sont transformés en injonction à la 2 e personne du pluriel. Cette version courte diversifie les modalités de participation - par la considération, par la prière mentale, par la prière vocale, par l’anéantissement, par la référence aux paroles bibliques - et recherche une plus grande efficacité et performativité par des répliques plus denses et poétiques. Les instructions sont personnalisées au féminin et spécifiées par rapport à la prise de voile. Cette version courte met l’emphase sur l’oblation du cœur et développe la projection de soi dans les espèces pour demander le renouvellement du cœur. Mais encore une fois, il est expressément conseillé de ne pas avoir l’exercice avec soi pendant la messe, et de laisser faire les réminiscences : même si les répliques sont courtes, Saint-Cyran précise qu’il ne faut pas les apprendre par cœur, et laisser faire la grâce. Enfin, l’exercice spirituel durant la messe des Heures est quasiment identique à cet exercice spirituel pour la future religieuse. Le propos général sur l’excellence de la messe y est conservé. Le texte a été légèrement modifié dans un souci de grande économie et d’efficacité : ainsi les indications du type « Lorsque vous voyez le prêtre à l’Autel » sont remplacées par « Lorsque le prêtre est à l’Autel… ». Cependant la typographie n’est pas la même (et il ne s’agit pas du même éditeur, Pierre Le Petit et Jean Le Mire) : alors qu’il y avait des guillemets ou des italiques dans la lettre, pour ce qui était dit, il y a une inversion de l’usage des italiques qui sont utilisés comme des didascalies dans la version des Heures. Le texte de l’exercice est centré. Les passages injonctifs à la deuxième personne du pluriel sont en italiques. Ces choix typographiques mettent en valeur les diverses modalités de participation à la messe. 558 Servane L’Hopital 25 Jacqueline Pascal, Le Mystère de la mort de Notre-Seigneur Jésus-Christ [1757, posthume], Blaise Pascal, Œuvres complètes, Jean Mesnard (éd.), Paris, Desclée de Brouwer, 1970, vol. 2, p. 746-762. La plus grande modification consiste en l’effacement des marques personnelles des instructions : les répliques sont remises au masculin ; les références les plus précises au monastère sont supprimées. Mais l’idée de quitter le monde, symboliquement, est gardée, ainsi que celle d’oblation du cœur. Le texte est totalement décontextualisé de la prise de voile mais il conserve l’injonction du sacrifice de soi. Cela montre la haute exigence spirituelle que cherchent à transmettre les gens de Port-Royal même au laïc ordinaire. Par ailleurs, cette version courte ressemble fort à un petit texte que Jacqueline Pascal écrivit avant son entrée à l’abbaye de Port-Royal. Il s’agit du Mystère de la mort de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Une coutume existait à Port-Royal de tirer chaque mois à l’intention des religieuses et des amis de la maison un « billet » portant l’indication d’un mystère ou le nom d’un saint avec une sentence à méditer. Celui que tira Jacqueline le 20 mai 1651 comportait le « mystère de la mort de Notre Seigneur ». Elle mit sa méditation par écrit. On y voit la jeune femme méditant sur chacune des étapes de l’agonie du Christ puis cherchant à se l’appliquer dans sa situation présente. La Passion est d’abord considérée dans ses tenants, aboutissants et circonstances, à la fois métaphysiques et très concrets, puis appliquée à la réalité de la jeune femme. Par un raisonnement analogique, la jeune femme applique à sa vie les circonstances de la vie christique 25 . Ce jeu de projection analogique semble ainsi spécifique à la spiritualité port-royaliste au début des années 1650. Cependant, aucune instruction sur l’usage précis de l’exercice n’est donnée dans les Heures. S’inscrit-il en faux par rapport aux avertissements de Saint-Cyran dans les deux versions précédentes ? Compte-t-il encore sur les effets des réminiscences pour préserver la liberté de la grâce ? Ou peut-il être emporté à la messe ? Appris par cœur ? Pourquoi avoir si bien condensé les répliques si c’était pour en faire un usage similaire au long exercice ? La version courte se veut-elle un mémoire de la version longue ? La présentation des Heures tend à en faire un exercice autonome et indépendant, avec un usage libre, mais le témoignage de Racine de L’Histoire de l’abrégé de Port-Royal laisse penser que l’exercice fut emporté, lu, et peut-être même vocalisé à la messe. Ainsi ce mystérieux petit « exercice spirituel durant la sainte messe » du livre d’heures de Port-Royal témoigne de nombreux enjeux spirituels impliqués par la performance liturgique au XVIIe siècle : la compréhension non évidente des cérémonies de la messe ; les rapports complexes de la communion spirituelle et de la communion sacramentelle dans le contexte de polémique sur la présence réelle ; l’art délicat de prier, qui articule volonté humaine et soumission à l’Esprit Saint ; la piété du laïc, sa place dans l’Église et son propre mode de retrait du monde… En partie responsable de la crise protestante, le livre imprimé fut aussi un moyen pour y répondre, et provoqua malgré lui de nouvelles controverses. En effet, les protestants critiquaient la messe entre autres parce qu’ils l’envisageaient par comparaison avec le récit de la Cène dans les Évangiles, comme la mise en scène d’un texte désormais accessible. Dans le camp catholique, le livre imprimé servit au contraire à compenser le maintien de la performance liturgique traditionelle en latin ; il fournit un support pédagogique et nourrit la lecture symbolique des cérémonies ; il instaurait une expérience liturgique à deux supports, voire à deux temps : ce qui se lit, ce qui se voit et 559 Un livre pour suivre la messe ? « L’Exercice spirituel durant la sainte Messe » des Heures de Port-Royal s’entend. Le livre est conçu comme une propédeutique au mystère, mais le risque est grand d’écrire une hérésie et de nourrir à nouveau les polémiques. Première page de l’exercice spirituel durant la sainte Messe, dans L’Office de l’Église, en Latin et en François, contenant l’office de la Vierge pour toute l’année : l’office des Dimanches et des Fêtes ; les Sept Psaumes de la Pénitence ; les Oraisons de l’Église pour les dimanches et les grandes Fêtes ; plusieurs Prières tirées de l’Écriture Sainte et des SS. Pères ; et les Hymnes traduites en vers. Avec une instruction pour les Fidèles. Dédié au Roi, Paris, Veuve Jean Camusat et Pierre Le Petit, 1653, n.p. 560 Servane L’Hopital Étape Exercices de dévo‐ tion durant la messe (50 p.) Instructions pour une future religieuse (8 p.) Exercice spirituel du‐ rant la sainte messe des Heures de PR (8 p.) Lorsque le prêtre est au bas de l’autel / / Lorsque vous voyez le prêtre au bas de l’autel… / / Lorsque le prêtre est au bas de l’autel Je reconnais mon Dieu que je suis en cette vie banni du Paradis, à cause du péché que j’ai tiré du premier homme… Je suis pécheresse et bannie du Paradis avant ma naissance. Je suis pécheur et banni du Paradis avant ma nais‐ sance. L’épître / Lorsque le prêtre re‐ tourne au côté droit de l’autel… / / Lorsque le prêtre re‐ tourne au côté droit de l’autel J’admire la grâce que vous avez faite aux juifs, qui sont les seuls à qui les Prophètes ont prêché le salut, les seuls à qui Jésus-Christ a prêché l’Évangile, et les premiers à qui les Apôtres ont prêché la Résurrec‐ tion, laquelle le Prêtre représente durant toute la Messe en sacrifiant debout, comme te‐ nant la place de Jésus-Christ res‐ suscité. … admirez la grâce que Dieu a faite aux juifs, qui sont les seuls à qui les Prophètes ont prêché le salut, et les seuls à qui Jésus-Christ a prêché l’Évangile, et les premiers à qui les Apôtres ont prêché la Résurrection, laquelle le Prêtre repré‐ sente durant toute la Messe en sacrifiant de‐ bout. Admirez la grâce que Dieu a faite aux juifs, qui sont les seuls à qui les Pro‐ phètes ont prêché le salut, et les seuls à qui Jésus-Christ a prêché l’Évangile, et les premiers à qui les Apôtres ont prêché la Résurrection, laquelle le Prêtre représente durant toute la Messe en sacrifiant debout. Lorsqu’on change le livre de droit à gauche / / Quand on trans‐ porte le livre du côté droit au côté gauche, dites : / / Quand on transporte le livre du côté droit au côté gauche. Ne transférez ja‐ mais, mon Dieu, la grâce que vous m’avez faite pour la donner à un autre…. Transportez-moi hors des lieux du monde, où vous n’êtes point servi, en quelque lieu saint et exempt de sa malignité et de la corruption, où je vous puisse servir avec plus de liberté et de fidélité… Transportez-moi, Sei‐ gneur, du monde en un Monastère, de peur que le malheur des Juifs ne m’arrive, et que je ne perde les grâces que j’ai reçues. Transportez-moi, Sei‐ gneur, hors des lieux du monde, où vous n’êtes point servi en quelque lieu saint, où je puisse servir en esprit et en vérité, de peur que le malheur des Juifs ne m’arrive, et que je ne perde les grâces que j’ai reçues. L’Oblation / Première oblation du pain. Je suis le froment du Seigneur, qu’il me brise lui-même pour me rendre digne d’être son pain. Je suis le froment du Seigneur, qu’il me brise lui-même pour me rendre digne d’être son pain. Le vin et l’eau / Lors‐ qu’il mêle l’eau avec le vin dans le Calice. Fortifiez mes fai‐ blesses figurées par l’eau, dans la vertu de votre es‐ prit, qui est le vin Mêlez tout ce qu’il y a de lâche et de mol en moi, dans la force de votre grâce, qui est votre vin. Mêlez tout ce qu’il y a de lâche et de mol en moi, dans la force de votre grâce, qui est votre vin. 561 Un livre pour suivre la messe ? « L’Exercice spirituel durant la sainte Messe » des Heures de Port-Royal nouveau de la Loi de grâce… Quand il offre le ca‐ lice. … Que je m’offre aussi à vous, Sei‐ gneur, et que je me fortifie par votre bénédiction et par votre grâce, afin qu’elle m’anime, et me rende de plus en plus capable de me sacrifier, et de mourir pour vous… Je vous offre dans la Calice de votre passion le faible désir que je sens de partir dans un Monastère. Je vous offre dans le Calice de votre passion le faible désir que je sens de souffrir pour l’amour de vous. A la Préface. Élevez mon es‐ prit… […] J’avoue que mes forces sont trop petites… […] Je me prépare en cette manière à la plus grande action… […] Dans cet élèvement de mon esprit, je vous adore Jésus-Christ, mon Sauveur, assis à la droite de votre Père, et m’unis à vous comme au première Prêtre et Sacrificateur ; quoi que je sois indigne d’entrer en société, non seulement avec vous mais aussi avec les Anges… … Recueillez-vous toute en vous-même… […] Adorez Jésus-Christ assis à la droite de son Père, comme le Prêtre et Sa‐ crificateur, et jugez-vous par un sentiment intér‐ ieur, indigne d’être en la compagnie des Anges… Recueillez-vous toute en vous-même […] Adorez Jésus-Christ assis à la droite de son Père, comme le Prêtre et Sacrificateur, et jugez-vous par un sen‐ timent intérieur, indigne d’être en la compagnie des Anges… 562 Servane L’Hopital 1 La bibliothèque municipale de Poitiers possède un exemplaire d’une deuxième édition chez le même imprimeur-libraire (1713-1782), en 1764. 2 Ainsi que, d’après le SUDOC, la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg. Réédition à Lyon chez J.- B. Deville, 1738 (également disponible à la BM de Bordeaux), mais aucun ouvrage sous ce titre dans le catalogue accessible en ligne de la Part-Dieu. Nous ne l’avons pas consulté. 3 Conservée à la bibliothèque universitaire de l’Arsenal de l’université Toulouse 1 Capitole. 4 Selon la mention en titre courant (non paginé). Le directeur portatif François T R É M O L IÈ R E S Université Rennes 2 La présente communication trouve son origine dans une interrogation sur ces petits ou‐ vrages de dévotion précisément intitulés Directeur portatif et qui apparaissent, en première approximation, au point de convergence de deux courants de la première modernité : d’une part, l’essor et, a-t-on pu dire, l’institutionnalisation de la direction spirituelle, étendue aux simples fidèles ; d’autre part, le développement d’une abondante production imprimée de littérature spirituelle. Or la substitution du livre au directeur peut faire question, la relation de direction étant éminemment personnelle et discrète. Suffit-il alors de voir dans le directeur portatif un « directeur spirituel pour ceux qui n’en ont point », selon le titre de l’ouvrage de l’abbé Simon Treuvé (1re éd. 1691) ? Une rapide enquête préliminaire situe ces ouvrages plutôt au XVIIIe siècle, ou à l’extrême fin du XVIIe . La Bibliothèque nationale de France conserve un Directeur portatif. Apprenant la Pratique des Vertus Chrétiennes, distribuées par semaine selon l’ordre de l’Église. À l’usage de toutes personnes qui veulent travailler avec zèle à leur perfection ; dédié à la Sainte Famille Jésus, Marie, Joseph, et aux anges gardiens, imprimé sans nom d’auteur à Poitiers, en 1748, « chez J. Félix Faulcon, imprimeur de Monseigneur l’Évêque et du Clergé 1 » (le catalogue en signale une autre édition en 1785, chez Barbier, toujours à Poitiers). La bibliothèque municipale de Bordeaux 2 possède une édition antérieure de ce qui semble bien être le même ouvrage, parue dans cette ville (chez G. Boudé) en 1700. Un troisième exemplaire 3 donne un indice intéressant : à Toulouse, « de l’imprimerie de P. Robert, près les jésuites » (s. d., mais cet imprimeur est actif de 1714 à 1760). Cependant, je signale la présence à la bibliothèque Sainte-Geneviève de Paris d’un autre Directeur portatif, donnant les motifs et pratiques des vertus chrétiennes, distribuées par semaines selon les dévotions de l’Église, pour tout le cours de l’année, pour animer et diriger les âmes à la perfection d’une manière très efficace, très courte et très facile, « seconde édition revue, corrigée et augmentée », publiée à Dijon chez P. Palliot, en 1662. Dans l’Épître 4 qui ouvre le livre : « Aux âmes dévotes du diocèse de Langres », est décrit le public auquel il s’adresse, soit trois catégories : les 5 Voir les listes que donne Émile Bertaut à l’article « Guides spirituels » du Dictionnaire de spiritualité, Paris, Beauchesne, t. VI, 1967, col. 1154-1169 ; et celles de catalogues comme le Dictionnaire de bibliographie catholique dans l’Encyclopédie théologique de Migne (ex. « conduite », col. 94-99 dans l’éd. de 1859), ou les Conseils pour former une bibliothèque ou Catalogue raisonné de tous les bons ouvrages qui peuvent entrer dans une bibliothèque chrétienne de J.-F. Rolland, libraire, Lyon, 1833. 6 L’ouvrage (Paris, Champion, 2015) est une version remaniée de la thèse soutenue en 2009, sous la direction de Gérard Ferreyrolles à l’université Paris Sorbonne, sous le titre Fénelon et la rhétorique de la direction spirituelle au X V I Ie siècle. 7 « Religion, Ethics and History in the French Long Seventeenth Century », William Brooks et Rainer Zaiser (dir.), Medieval and Early Modern French Studies, 3, Berne, Peter Lang, 2007, p. 131-144. Voir aussi, plus récemment, sa contribution : « Le livre ou la voix ? La direction spirituelle au X V I Ie siècle, une question générique », Monique Vénuat et Christian Jérémie (dir.), L’Éloquence ecclésiastique de la pré-Réforme aux Lumières, Paris, Champion, 2015, p. 555-567. 8 Philippe Martin, Une religion des livres (1640-1850), Paris, Cerf, 2003, p. 501, et aussi p. 53-54. directeurs eux-mêmes ; mais aussi « chaque personne qui voudra s’étudier sérieusement à la vertu » ; et « premièrement, […] ceux lesquels s’étant unis dans un même esprit de charité, voudront s’assembler une fois toutes les semaines, pour faire des conférences spirituelles et s’exciter mutuellement à la pratique des vertus convenables à leur état, et à la sainteté de leur vocation ». Cette fois l’auteur en est connu : il s’agit de [ Jean-Baptiste] Bernard Gontier [ou Gonthier] (1627-1678), vicaire général du diocèse de Langres (déjà du temps du célèbre évêque Sébastien Zamet), un pilier de la Compagnie du Saint-Sacrement en Bourgogne. On relève d’autres indices de cette piété de confrérie dans l’ouvrage. Quoi qu’il en soit de la rareté du nom au XVIIe siècle, la chose, elle, est aisément repérable : la littérature qui se propose, comme on lit dans le chapitre d’ouverture du premier ouvrage cité, de « fournir à toute sorte de personnes un moyen de salut et de perfection » est considérable à cette époque, où l’on trouve abondance de « guides » (le mot est féminin pour désigner le genre littéraire - la plus connue étant la Guide spirituelle de Molinos, et pour les Français celle de Surin, qui circulera manuscrite et ne sera imprimée qu’au XIXe siècle), « directoires », « conducteurs », etc. 5 ; et « portatif », ce qu’est toujours le livre comparé au guide ou au directeur comme personne physique car, nous dit le même ouvrage, « on peut l’avoir toujours avec soi pour s’en servir, soit en santé soit en maladie, soit à la maison ou en voyage, sans qu’aucunes occupations puissent en priver ceux qui voudront suivre sa direction » - a fortiori quand on adopte un petit format, celui de ce que l’on appelle aujourd’hui, dans le même sens, livre de poche. Mieux connu que les précédents, Le Directeur spirituel pour ceux qui n’en ont point, in-duodecimo publié à Paris en 1691, connaîtra de nombreuses rééditions au XVIIIe siècle. Mon attention a été attirée sur ce livre par les travaux de Pauline Chaduc, notamment les pages qu’elle lui consacre dans Fénelon, direction spirituelle et littérature  6 et dans un article plus ancien sur « Le rôle de la direction spirituelle dans l’avènement du catholicisme moderne 7 ». Il est également mentionné par Philippe Martin dans Une religion des livres, qui insiste sur un point que j’aborderai plus loin, les conceptions « port-royalistes 8 » qu’il véhicule. Son auteur est en effet l’abbé Simon[-Michel] Treuvé (1651-1730), appelé plus tard par Bossuet comme théologal de Meaux, et dont les sympathies jansénistes sont notoires : voir les notices qui lui sont consacrées dans le Dictionnaire de Port-Royal (Antony McKenna), le Dictionnaire de théologie catholique ( Jean Carreyre), le Dictionnaire de spiritualité (notice la plus complète, par Raymond Darricau). Ce qui m’intéresse ici pour commencer, c’est 564 François Trémolières 9 Voir l’introduction d’André Ravier à cet ouvrage dans son édition des Œuvres de François de Sales, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1969, p. 11 ; sur le lien de l’Introduction à la littérature épistolaire, voir le livre de Viviane Mellinghoff-Bourgerie, François de Sales (1567-1622). Un homme de lettres spirituelles. Culture - Tradition - Épistolarité, Genève, Droz, 1999, spécialement p. 222 sq. Voir aussi, sur le cas de Surin, les travaux de Sophie Houdard. l’accent mis, de manière tout à fait explicite, sur le livre et la lecture : le titre est une manière de légitimer le recours au livre, en l’absence de directeur ; « l’ouvrage que je donne au public », écrit Treuvé au début d’un Avertissement au lecteur, « devait paraître sous le titre de Directeur portatif. Mais on a trouvé plus à propos d’y mettre celui qu’on y voit [Directeur spirituel pour ceux qui n’en ont point] parce qu’il convient mieux aux sujets qu’on y traite. » L’argument se trouve très tôt, par exemple dans ce titre de 1619 (que l’Encyclopédie théologique de Migne attribue à « F. Thadée, de Paris, augustin réformé ») : De la conduite et direction des esprits en la vie dévote. Avec un traité notable pour les âmes qui n’ont point de directeur. Et pour prendre un jalon intermédiaire, dans un ouvrage du capucin Jean-François de Reims (1615-1660) qui a connu de nombreuses éditions autour du milieu du siècle - j’ai consulté celle de 1658, qui serait la cinquième et signale la première comme antérieure de vingt-cinq ans : ce Directeur pacifique des consciences, nous avertit la page de titre, donne à toute personne, tant religieuse que séculière, les résolutions sur les difficultés de conscience, en toutes sortes de sujets, avec les instructions nécessaires pour s’en bien servir dans la pratique. La manière de s’accuser clairement de tous les péchés en confession, et d’y discerner le mortel d’avec le véniel. Ensemble plusieurs bons enseignements, avis importants, et saintes pratiques, tant sur les devoirs principaux du Chrétien, que pour se délivrer de tous les empêchements, abus, tromperies, tentations, scrupules, et inquiétudes, qui peuvent empêcher ou retarder sa perfection. Livre très utile aux Confesseurs, et Directeurs, et à tous ceux qui aiment la paix de leur conscience. On peut noter la proximité avec les manuels de confesseurs (on sait que la distinction des fonctions de confesseur et de directeur n’allait pas toujours de soi et qu’il y a eu débat au XVIIe siècle sur le statut des directeurs) mais aussi que l’ouvrage s’adresse directement au dirigé (ou au confessé), pas seulement aux confesseurs et directeurs : à « toute personne », « tant religieuse que séculière », autrement dit, pas seulement aux religieuses (notre capucin était confesseur des Filles de la Passion). Cette littérature se développe évidemment sous l’impulsion d’une Réforme catholique qui ne se limite pas aux ordres religieux, ni même aux clercs (séculiers et réguliers), mais s’adresse aussi aux simples laïcs. Et l’on sait que le best-seller du genre (après l’Imitation de Jésus-Christ, ouvrage plus ancien mais constamment réédité à l’époque moderne), l’Introduction à la vie dévote de François de Sales, est né de l’impossibilité où s’est trouvé son auteur, directeur renommé et recherché, de consacrer à tous ses dirigés le temps nécessaire, y suppléant par des lettres, puis par des sortes de circulaires, petits « traités de matière spirituelle » : ce sont ces opuscules, transportés par Mme de Charmoisy, qui vont susciter l’admiration du jésuite Jean Fourier, forcé de le remplacer temporairement auprès d’elle, lequel encouragera alors l’évêque à en faire un livre 9 . Le lien de cette « littérature spirituelle » avec la sphère « privée » de la correspondance, équivalent écrit de la relation de direction, est évident. 565 Le directeur portatif 10 Sans doute son ouvrage le plus connu, plus ancien (1 re éd. 1632-1634) que la Conduite et direction des esprits. André Rayez, dans la notice du Dictionnaire de spiritualité qu’il consacre à l’auteur, lui trouve des relents de quiétisme, lesquels expliquent selon lui qu’il n’ait pas été réédité après 1669. 11 Sur l’inflexion « moraliste » de la spiritualité catholique dans la seconde moitié du X V I Ie siècle, voir la contribution de Jacques Le Brun à l’article « France » du Dictionnaire de spiritualité, repris comme Histoire spirituelle de la France, Paris, Beauchesne, 1964, p. 260-262. 12 Ibid., p. 274-275. Dans l’Avertissement nécessaire au lecteur, Jean-François de Reims met en avant son expérience dans la conduite des âmes, par un glissement continuel de l’auteur à son livre qui mériterait d’être étudié de près : […] vous ne pourriez pas vous reposer sur les résolutions et avis que ce Directeur vous donne, s’il n’avait les bonnes qualités qui lui sont nécessaires, savoir la charité, la doctrine, et l’expérience accompagnée de prudence, [et] je vous puis dire sans vanité qu’il les a toutes : c’est pourquoi vous pouvez vous servir de lui en toute assurance, et le prendre pour le guide de votre conscience. Pour commencer par la charité si nécessaire à un Directeur, je vous puis assurer, que j’ai entrepris ce travail par le mouvement de cette reine des vertus : car voyant que la plupart des personnes craignant Dieu, même dans les maisons de Religion, n’ont pas commodité de Directeurs, et qu’elles sont assez communément agitées de peine et d’inquiétudes de conscience, qui les arrêtent au chemin de perfection, j’ai cru que je contribuerais beaucoup à leur avancement, si je leur donnais les instructions, règles, & avis pour vivre en une vraie paix intérieure. Et pour y arriver, j’ai jugé nécessaire de faire un mélange de la doctrine avec la pratique […]. C’est-à-dire qu’il joint à l’autorité de l’expérience celle d’un enseignement doctrinal sûr, ou qu’il affirme tel. Dans la perspective qui est la nôtre ici, il est notable qu’il ait adressé son traité mystique de la Vraie perfection aux « personnes de bonnes volontés » autrement dit « celles qui désirent progresser dans l’amour de Dieu », sans distinction de condition 10 . Par contraste, le Directeur spirituel de l’abbé Treuvé est plus « moraliste 11 », qui décline toute sa seconde partie selon, je cite, « les devoirs des conditions et des états principaux qui sont dans le monde » : riches et pauvres, « grands » et « sujets », maîtres et domestiques, personnes mariées, « avantages et devoirs de l’état des veuves » etc. - « je n’ai rien dit du Sacerdoce, et presque rien de l’état Religieux, écrit Treuvé dans la préface, n’ayant point travaillé pour les personnes qui y sont engagées » : le public est donc laïc, aussi bien est-ce celui dont on peut attendre qu’il n’ait point de directeur. La première partie, qui s’adresse au chrétien en général (elle aborde « les devoirs du Chrétien considéré comme Chrétien »), traite « des pratiques de piété qui sont ordinaires et communes à ceux qui se veulent sauver », soit la prière, la messe, les sacrements (pénitence et communion), enfin la « connaissance de soi-même » (« il n’y a point de précepte plus important que celui qui nous oblige à nous connaître nous-mêmes […] cette connaissance […] nous est tout à fait nécessaire 12 ») et ce qui y contribue le mieux, la pratique de l’examen de conscience. Cependant l’auteur ne manque pas d’insister d’abord sur la nécessité de directeurs et de légitimer son entreprise par leur rareté : Le seul titre de ce livre suffit pour en faire connaître le dessein. On ne l’entreprend que pour les personnes qui n’ont point de Directeur. C’est à elles que l’on parle, et non à ceux qui en ont, ou à qui il est aisé d’en avoir. On n’a pas la moindre pensée d’éloigner les fidèles de recourir dans leurs 566 François Trémolières 13 Titre du chapitre quatre de la première partie de l’Introduction, Œuvres de François de Sales, éd. cit., p. 38-40. 14 Toutes ces citations proviennent du premier chapitre du Directeur spirituel, op. cit. p. 1-5. 15 Chapitre deux : « Profiter des instructions qu’on a eues de vive voix, et de celles qu’on trouve dans les bons livres. » 16 Lui-même s’efface comme auteur (Avertissement en tête de l’ouvrage, n.p.) : « Je puis assurer que je n’ai rien dit de moi-même dans ce Livre. Tout est pris dans l’Écriture, dans les Pères et dans les tentations à leurs Pasteurs et de leur demander tous les secours spirituels dont ils peuvent avoir besoin. On sait que c’est la voie ordinaire, naturelle et légitime, que Jésus-Christ a établie dans son Église pour la conduite des âmes. La direction est considérée comme une fonction pastorale : le directeur est confondu ici avec le pasteur (peut-être aussi avec le confesseur), loin de la logique congréganiste promue par les jésuites. C’est négligence ou présomption de prétendre « ne demand[er] jamais conseil à personne dans l’affaire du salut […] se gouver[ner] par son propre esprit » etc. D’autant, poursuit Treuvé, « qu’il y a par tout le monde chrétien des curés, ou d’autres ecclésiastiques, que l’on peut consulter ». Mais, poursuit le texte, comme il serait difficile à plusieurs Curés d’entrer avec tous leurs Paroissiens dans le détail d’une direction particulière, on est quelquefois réduit à la nécessité de chercher d’autres Directeurs, quelquefois même ceux qui excellent dans la conduite des âmes sont si occupés que beaucoup de personnes ne sauraient profiter de leurs soins. L’auteur se souvient du début de l’Introduction à la vie dévote où François de Sales, tout en affirmant « la nécessité d’un conducteur pour entrer et faire progrès dans la dévotion 13 », place si haut cette exigence qu’il assure devoir le choisir « entre dix mille ». « C’est dans cette vue sans doute », poursuit Treuvé - à savoir la vue « du petit nombre des bons directeurs » (titre de son premier chapitre) -, que la Providence a voulu qu’il y eût beaucoup de bons livres, qui pussent suppléer en quelque sorte au défaut des Directeurs, comme c’est ce qui a fait naître à quelques personnes fort sages le désir d’en avoir un [livre] qui traitât plus excellemment et plus en détail que les autres, de la conduite que doivent suivre ceux qui manquent du secours des Directeurs 14 . On voit le déplacement qui s’opère. « Quand on ne sait pas lire, avait écrit Treuvé un peu plus haut, on n’a presque point d’autre moyen pour s’instruire » que de s’en remettre au prêtre (entendons ici sans doute d’abord le prédicateur), « et tous les fidèles en général ne sauraient mieux faire que de s’adresser aux Pasteurs dans leurs difficultés ». Mais prenant acte du « défaut des directeurs », il présente comme une évidence le recours au livre 15 : « Ceux qui n’ont jamais eu ce bonheur, et l’avantage d’être formés à la piété par un sage Directeur, doivent suppléer à ce défaut par une grande application à lire et à méditer la parole de Dieu et les autres Livres de piété qui sont aujourd’hui si communs ». Le premier livre à méditer est en effet la Bible : « Lisez donc tous les jours un chapitre du Nouveau Testament, ou au moins la moitié d’un chapitre. » Mais ce doit être une lecture profitable, qui suppose certaines dispositions que Treuvé résume à « vouloir fortement son salut ». Et sans transition il généralise aux livres de piété, renvoyant son propre lecteur à l’acte de le lire : « sans cette disposition c’est en vain que nous composons des livres 16 et que vous 567 Le directeur portatif bons auteurs de ces derniers temps. J’en mets souvent les propres termes, quelquefois je les abrège, mais j’en conserve toujours le sens. » De même Gontier (Épître, n.p.) : l’Esprit saint est « l’auteur principal » de son ouvrage, qu’il présente comme « un abrégé, une empreinte, et un recueil de plusieurs grands livres spirituels ». 17 Chapitre sixième, ibid. p. 47. 18 Chapitre sept, ibid. p. 52. 19 Chapitre deuxième, ibid., p. 6-7. les lisez ». Quand il en vient à traiter de la prière 17 , il conseille à « ceux qui ne font que commencer à pratiquer l’oraison mentale […] [d’]avoir toujours un livre avec eux quand ils méditent pour y recourir toutes les fois que l’attention se perd, et que l’esprit ne pense plus ». Aux personnes « sujettes aux sécheresses et aux distractions dans la prière », il « conseille […] d’acheter un excellent ouvrage de l’Oraison qui se trouve chez le Libraire où celui-ci [son propre ouvrage] se vend », et l’on reconnaît sans peine le Traité de l’oraison de Pierre Nicole 18 . On l’aura compris, il faut craindre toute forme d’oisiveté (sans doute « l’indolence » reprochée aux quiétistes) et pour la fuir, écrit-il, « lisez, écrivez, priez, méditez, faites votre ouvrage ordinaire, visitez les pauvres, servez les malades, faites quelque chose qui soit utile, ou à vous, ou aux autres » : on remarque la progression, où la lecture (et l’écriture) vient en premier. J’ai relevé en passant plusieurs indices d’une sensibilité janséniste - dont l’appartenance au catalogue du libraire imprimeur Hélie Josset, rue Saint-Jacques, qui outre Nicole a notamment publié, dans ces années 1680-1700, L’année liturgique de Letourneux, des Traités de morale d’Augustin, des traductions des psaumes héritées du fonds de Pierre Le Petit (l’éditeur des Provinciales), et les écrits du P. Quesnel. On peut reprendre ici la suggestion de Philippe Martin : l’importance accordée à la lecture est un de ces indices. En effet, Treuvé nous parle d’un contexte où les « bons livres » sont nombreux mais les « bons directeurs » sont rares. Cette situation correspond assez clairement, me semble-t-il, à la perception d’un groupe, littérairement très actif, qui se considère comme la véritable Église mais en position minoritaire et persécutée - comme il apparaît à la lecture du deuxième chapitre : Treuvé met en scène une « conversion » de l’individu, « sous la conduite d’un homme selon son cœur », dont l’enseignement, même s’il n’a été reçu qu’au bref moment de l’origine, ne cesse de féconder sa vie ; et il compare cette situation présente à celle des premiers chrétiens 19 : […] il y avait très peu de directeurs en ce temps-là. Les Apôtres qui étaient obligés de prêcher l’Évangile à tous les peuples, ne s’arrêtaient en chaque ville qu’autant de temps qu’il en fallait pour y former une Église. À peine était-elle formée qu’ils en allaient planter une autre. Dès que l’idolâtrie était détruite dans une ville, ou même dans tout un pays ils allaient ailleurs pour la combattre. Il est vrai qu’ils laissaient quelques prêtres dans les grandes églises pour cultiver ces nouvelles plantes, et pour achever leur ouvrage ; mais outre qu’ils en laissaient trop peu pour prendre un soin particulier de chaque néophyte, ceux qu’on laissait étaient chargés de beaucoup de fonctions. Ainsi, tout ce qu’ils pouvaient faire pour instruire leurs ouailles était de prêcher souvent en public, et il fallait que chaque fidèle en particulier se contentât de ces instructions communes. Cependant il n’y avait rien de si saint que la vie de ces premiers Chrétiens. […] Ils joignaient la lecture des Écritures aux instructions de vive voix, et surtout la pratique à la connaissance, et par là ils avançaient à grands pas dans les voies de la Sainteté. 568 François Trémolières 20 Voir Dominique Julia, « Lectures et Contre-Réforme », chap. 9 de l’Histoire de la lecture dans le monde occidental, Guglielmo Cavallo et Roger Chartier (dir.), Paris, Seuil, 1997 ; repris dans son recueil d’articles Réforme catholique, religion des prêtres et « foi des simples », Genève, Droz, 2014. « Faisons la même chose », et donc, lisons les Écritures. Suit un argumentaire puisé chez les Pères, surtout Grégoire le Grand et Bernard de Clairvaux (des textes que l’on retrouve par exemple dans les Entretiens spirituels de l’abbé Courbon) : « ils ont tous conseillé la lecture de l’Écriture sainte ». Et de cette pratique de la lecture directe se déduit quasi automatiquement celle des « bons livres ». Même si le cas français est un peu différent de celui des autres pays catholiques, une telle pratique n’allait pourtant pas de soi en contexte tridentin, où l’accès à la Bible était réservé en principe aux clercs, dans la version dite « authentique » de la Vulgate et elle seule, à charge pour eux - « Écritures vivantes » selon la formule de Fénelon à l’évêque d’Arras - de la transmettre par la prédication et l’enseignement aux fidèles 20 . Treuvé présente ici comme une évidence ce qui était un combat, celui des milieux de Port-Royal. Reste, je l’ai signalé pour commencer, que le phénomène du « directeur portatif » était plus large et qu’on pouvait le suivre - avant cet aboutissement explicite - dans tout le siècle. Aussi je voudrais conclure - suivant cette fois la suggestion de Pauline Chaduc - d’un autre point de vue, selon lequel l’ouvrage de Treuvé (et sans doute, après tout, la position de Port-Royal sur la traduction de la Bible et le rapport à la lecture) apparaît comme le symptôme d’un problème plus général. Car lorsque Treuvé invoque ceux qui ne savent pas lire, le propos cette fois est conforme à la plus stricte orthodoxie tridentine. Et la référence à François de Sales n’a rien de forcé. Son livre s’inscrit dans le droit fil d’une très vaste production de piété - même si s’est perdue la dimension que l’on peut qualifier de civilité épistolaire, que conservait encore l’Introduction à la vie dévote, héritée de la Renaissance, pour un tour plus prescriptif et moraliste ; même si le propos salésien sur la rareté du bon conducteur est sans doute interprété ici, implicitement, dans le sens du parti. Avec la Réforme catholique, l’enjeu de direction, c’est-à-dire d’encadrement du fidèle dans un souci de perfection, s’est déplacé des communautés monastiques à l’ensemble de la société, dans un idéal de conversion du monde. C’est pourquoi la direction apparaît comme une quasi-institution à l’époque moderne (quasi, seulement, car elle ne trouvera jamais tout à fait ses formes canoniques). Elle tente de concilier le grand nombre et le souci d’encadrement. Elle a suscité une énorme production imprimée, venue en appui (beaucoup de ces livres s’adressent justement aux directeurs, confesseurs, supérieurs, etc.) et en suppléance de la relation directe du pasteur à sa brebis ; donc, paradoxalement, à côté de l’interdit de lire directement la Bible, elle a suscité une forte incitation à la lecture, ou accompagné une forte aspiration. En un sens, la production imprimée est facile à encadrer, elle a ses instruments de régulation et de police. Mais en un autre, elle suppose un rapport autonome, direct, du lecteur au contenu délivré. Le transfert de la personne du directeur à l’objet livre apparaît comme inévitable dans la logique d’un catholicisme de combat, de masse, à l’âge de l’imprimé. Pourtant il marque aussi ce que cette quasi-institution avait de fragile, d’insuffisant, dès lors que les besoins dépassaient de beaucoup les moyens en cadres de l’Église. La menace n’est pas apparue tout de suite, ou l’on n’a pas voulu la voir, dans la phase que l’on peut appeler conquérante 569 Le directeur portatif 21 Voir la mise au point de V. Mellinghoff-Bourgerie, François de Sales (1567-1622), op. cit., p. 68 sq. 22 Titre (Paris, Gallimard, 1927 ; rééd. « Tel », 1977) d’un ouvrage paru simultanément en allemand, Die Entstehung der bürgerlichen Welt und Lebensanschauung in Frankreich (Halle, M. Niemeyer) et qui n’a connu en France qu’un volume, I. L’Église et la bourgeoisie (le deuxième volume de l’édition allemande, plus complète, a paru en 1930 ; rééd. des deux volumes en collection de poche : Francfort, Suhrkamp, 1978). (pour reprendre un mot de Bremond) de la Réforme catholique. Il y eut une sorte de piège, pour François de Sales, à passer de la position de directeur à celle d’auteur. Il n’est pas sûr d’ailleurs que le message salésien soit autre chose qu’une « voie étroite 21 » - mais c’est là un autre sujet. Aussi, et paradoxalement, le genre du « directeur portatif », si l’on peut l’appeler ainsi, relève à la fois du contrôle des esprits (« art de gouverner », selon l’expression que Pauline Chaduc emprunte à Michel Foucault) et d’un processus d’autonomisation - ce n’est donc pas un hasard si Bernard Groethyusen est allé chercher dans la littérature des prédicateurs et des directeurs ce qu’il a appelé Origines de l’esprit bourgeois en France  22 . 570 François Trémolières 1 Bernard Le Bovier de Fontenelle, « Vie de Pierre Corneille », Pierre Corneille, Œuvres, Paris, Jouvet et C ie Éditeur, 1883, p. IV. 2 La publication in-quarto des œuvres de son père ; voir Louis Racine, Remarques sur les tragédies de Jean Racine. t. 1, Amsterdam-Paris, Marc-Michel Rey, Desaint et Saillant, 1752, p. 1. 3 Ibid., p. 248. 4 « À […] Madame la duchesse du Maine », Voltaire, Oreste, tragédie, Paris, P.G. Le Mercier, 1750, p. 9. 5 Fontenelle, « Vie de Pierre Corneille », op. cit. 6 L. Racine, Remarques, op. cit., t. 1, p. 203-206. 7 Ibid., t. 2, p. 250. De la librairie à la traduction dramatique : le livre de théâtre français en Prusse royale et en Pologne (1680-1730) Michał B A J E R Université de Szczecin Tantôt discrète, tantôt mise en avant, la présence du livre s’intègre dans des narrations de la vie et du succès des poètes dramatiques français. Fontenelle indique les Examens et les Discours comme espace unique de la conversation quasi intimiste de Corneille (dont le caractère réservé est bien connu) avec son public 1 . Louis Racine inaugure ses Remarques par l’annonce d’un projet éditorial perçu comme preuve tangible du prestige croissant de son père 2 ; dans le résumé de l’histoire d’Athalie, disposé en deux parties bien contrastées, le livre accompagne partout la fortune tortueuse de l’œuvre dramatique depuis ses mésaventures (les pamphlets suscités par la publication en 1691, le fait que « la pièce se vendait peu 3 ») jusqu’à l’apothéose, dont le symbole éloquent devient l’opinion élogieuse de Voltaire, placée dans le péritexte d’un autre livre de théâtre, l’édition d’Oreste de 1750 4 . Il est intéressant de noter que dans ce processus d’ascension des dramaturges, les livres publiés à l’étranger jouent un rôle non négligeable. Fontenelle mentionne les versions hollandaises et espagnoles des pièces de Corneille 5 , Louis Racine cite les traductions des pièces de son père 6 et les éloges des auteurs italiens 7 . La reconnaissance des poètes au-delà des frontières sert à cimenter leur célébrité en France. Loin d’être une valeur ajoutée, les traductions constituent une sorte d’apogée de la carrière d’un grand auteur, leur énumération devenant un locus du discours épidictique tourné vers la glorification du personnage. Or, tout en étant importante pour les réputations individuelles, la vogue des traductions reste également une preuve décisive de l’avènement d’un phénomène plus difficile à cerner : la mise au point d’un circuit de la diffusion des livres de théâtre français en Europe. Avant de stimuler les tentatives d’adaptation, les œuvres dramatiques doivent être lues en français et, sur ce plan, la traduction n’est que le corollaire de l’engouement 8 « Pierre Corneille » dans Charles Perrault, Les Hommes illustres qui ont paru en France pendant ce siècle, vol I., Paris, Antoine Dezallier, 1697, p. 78. 9 Karolina Targosz, La Cour savante de Louise-Marie de Gonzague et ses liens scientifiques avec la France : 1646-1667, Wroclaw, Ossolineum, 1982. 10 Voir Irène Mamczarz, « L’adaptation polonaise du Cid de Corneille par Jean André Morsztyn et sa représentation à la cour royale (1662) », Papers on French Seventeenth Century Literature, vol. XXXV, n° 68, 2006 ; Wiktor Weintraub, « Les Débuts de l’influence de Racine en Pologne », Revue de Littérature Comparée, n° 19, 1939. 11 Jadwiga Rudnicka, Bibliografia katalogów księgarskich wydanych w Polsce do końca wieku X V I I I , Varsovie, Biblioteka Narodowa, 1975 ; Iwona Imańska, Per medium auctionis : aukcje książek w Rzeczypospolitej ( X V I I - X V I I I w.), Torun, Wydawnictwo Naukowe UMK, 2013. suscité par la lecture des œuvres dans le texte original 8 . La traduction, cette épreuve de l’étranger, est - avant tout autre chose - l’épreuve de l’accessibilité du livre français hors de France. Et si la gloire d’un auteur, attachée à un nom, à un visage, reste plus facile à étudier, il n’en est pas de même d’un ensemble d’agents responsables de la transmission du livre : libraires, collectionneurs, testateurs, légataires, revendeurs de seconde main. La contribution qui suit se propose de fournir un portrait collectif d’une partie de ces agents, fondus dans la masse, mais non pas anonymes, œuvrant dans un contexte spécifique, celui de la Prusse royale et de la Pologne des années 1680-1730. La montée sur le trône de Pologne de deux reines françaises au XVIIe siècle a ouvert la voie à des échanges culturels multiples entre la France et la Pologne. La présence du livre 9 et du théâtre 10 français à la cour royale polonaise des XVIIe et XVIIIe siècles est un fait bien établi. Je voudrais ici apporter à cette image des éléments nouveaux, obtenus par deux voies : l’étude des inventaires des libraires et l’analyse du circuit des traductions dans la période 1680-1730. Le livre de théâtre français dans les inventaires des libraires : caractéristiques générales Les catalogues des libraires et les inventaires des bibliothèques sont décisifs pour la périodisation de la recherche proposée dans cette contribution. Le premier catalogue varsovien date de 1730, il est exclusivement consacré à la production en français (déployée sur plus de 400 pages) et il constitue la preuve de l’influence exercée par la France sur la vie intellectuelle de la Pologne. À cette époque, la masse critique a visiblement été dépassée et le catalogue en question atteste sans l’ombre d’un doute l’appartenance de la Pologne de cette période à l’Europe qui - d’après la formule de Marc Fumaroli - « parlait français ». La circulation du livre littéraire et théâtral (en complément au livre érudit), très présent dès le XVIIe siècle, suit cette tendance. C’est pourquoi l’époque précédant l’apparition du catalogue varsovien (1680-1730) semble tellement importante. Elle a ouvert la voie au succès du livre littéraire français. À côté des inventaires des bibliothèques royales et aristocratiques, l’étude de la circu‐ lation des livres en Europe du Nord doit prendre en considération un corpus important de catalogues de libraires de Gdańsk et de Toruń, villes de la Prusse royale - région liée au Royaume de Pologne à partir de 1466 (d’abord autonome, puis incorporée au milieu du XVIe siècle aux possessions territoriales du Royaume de Pologne) 11 . La population et 572 Michał Bajer 12 Władysław Korotaj, Krystyna Korotajowa, « Książka literacka w bibliotekach polskich prywatnycj X V I i X V I w. (…) », Z dziejów życia literackiego w Polsce X V I i X V I I wieku. Dziechcińska, Hanna (red.), Wrocław-Warszawa-Kraków, Ossolineum, 1980, p. 221-246. 13 Il s’agit, en effet, d’une structure de diffusion de livres typique pour de nombreux pays européens. Voir Michel Marion, Recherches sur les bibliothèques privées à Paris au milieu du X V I Ie siècle (1750-1759), Paris, Éditions du CTHS, 1978, p. 43-50. 14 Ibid., p. 122. la langue allemandes dominaient dans les deux villes. Leur situation politique en a fait néanmoins un espace d’échanges culturels multiples et intenses entre cette partie de la Prusse et la Couronne. La région en question était cruciale pour la diffusion du livre étranger dans d’autres parties du pays 12 . Les catalogues de Gdańsk et Toruń constituent une source importante, puisque ce sont les témoignages les plus anciens de la vente publique des livres dans la sphère d’influence du Royaume. Ils permettent également de remplir les lacunes relatives à la culture bourgeoise (avec l’accent mis sur le patriciat). En gros, les sources en question peuvent être classées en deux groupes : la présentation de l’offre des libraires et les listes des livres offerts à la vente aux enchères, souvent après la mort de leur propriétaire 13 . L’étude des catalogues du point de vue de leur contenu pose de nombreux problèmes, vu le caractère souvent sommaire des notices (les titres sont abrégés voire absents, une notice renvoie souvent à un élément d’un lot 14 ), les coquilles fréquentes (notamment dans les dates) et les doutes quant au lieu de l’édition. Pour cette raison, les informations recueillies seront inévitablement approximatives ; cependant, dans l’état actuel de recherche, nous ne disposons pas de sources plus sûres. Dans les catalogues consultés, la proportion du livre de théâtre français est faible, mais sa présence reste une constante depuis le début jusqu’à la fin de la période étudiée. Pris globalement, les livres de théâtre en français (147 au total) apparaissent dans 29 des 63 catalogues consultés. Par rapport au nombre de volumes, cela représente environ 0,2 %. Parmi les livres de théâtre en français, les titres publiés en France (75) constituent 51 % du corpus. Le reste regroupe des ouvrages publiés à Amsterdam (21,7 %), à La Haye (11,6), à Bruxelles (4,3) et - avec 0,6 % pour chaque ville - à Leyde, à Nuremberg, à Cologne, à Utrecht et à Leipzig. Dans le domaine des livres français, nous retrouvons les publications parisiennes (38,7 %), rouennaises (9,5 %), lyonnaises (2 %), troyennes (0,6 %). En ce qui concerne les auteurs, Molière est cité à 23 reprises, les œuvres de P. Corneille sont mentionnées 19 fois, dont 5 occurrences dans un seul catalogue. Après eux viennent : Th. Corneille (7 occurrences dont 4 dans le catalogue qui citait son frère), Pierre Larivey (8), Dancourt (5), Boursault (5), Palaprat (5), Racine (5 dont 2 après 1730), Campistron (5 - dans un seul catalogue de 1688, en 2 livrets), Chappuzeau (4). Dans le contexte plus général du livre de théâtre des pays méditerranéens, une tendance stable consiste en un déplacement d’intérêt de l’Italie vers la France. Les éditions des pièces italiennes datent généralement du XVIe siècle et du début du XVIIe , les pièces françaises circulent dans des éditions du XVIIe et des premières décennies du siècle suivant. Cependant, plusieurs ouvrages en français viennent du milieu inspiré par le théâtre italien et l’édition de Gherardi. Une autre question importante concerne le statut des livres de théâtre au sein des collections. En général, mis à part le corpus important des livres français en latin qui exigerait une étude spécifique, les livres en français des catalogues de Gdańsk et de Toruń 573 De la librairie à la traduction dramatique 15 Berthod, La Ville de Paris en vers burlesques, Paris, Guillaume Loyson et Jean-Baptiste Loyson, 1652, p. 9-10. 16 Bibliotheca Schroederiana […] pars posterior, Gdańsk, I. Muller, 1719, Bibliothèque nationale de Varsovie [plus loin : BN Varsovie] XVIII.2.4638. 17 Catalogus librorum insignum […] Joh. Christiani Laureri relictae, Torun, J. Nicolai, 1732, BN Varsovie, XVIII.2.3421. représentent des catégories multiples. On y retrouve les poètes du XVIe siècle (Ronsard, du Bellay, Marot, de Bèze) ainsi que les romans et les nouvelles de la même époque, les histoires tragiques (Camus), les romans et les nouvelles du XVIIe siècle, la poésie burlesque et érotique. Les livres de théâtre français apparaissent souvent aux côtés des cinq derniers groupes. Prise globalement, la collection des livres de théâtre français rassemblés par les bourgeois de la Prusse royale est, à proprement parler, une silva rerum : une constellation hétéroclite de volumes jugés plaisants ou intéressants selon des critères bien personnels - et encore plus souvent, sans doute, le fruit du hasard. En somme, donc, elle reflète en quelque sorte les goûts du public français du XVIIe siècle. Dans un livre satirique publié en 1652, Paris en vers burlesques, une libraire recommande à ses clients : « des pièces que Bellerose conservait le plus chèrement, je les ai eues en secret » et « les belles tragédies / qu’on a faites depuis deux jours 15 ». Un principe analogue semble guider les bibliophiles du nord de l’Europe. L’intérêt et la curiosité personnels l’emportent de loin sur le prestige. Encensés par les générations suivantes, les trois classiques ne jouissent pas ici d’un traitement particulièrement privilégié. Les goûts des amateurs de livres ne se laissent en aucun cas cantonner dans l’image binaire de la tragédie française du Grand Siècle, propagée depuis le Parallèle de Monsieur Corneille et de Monsieur Racine de Longepierre (1686), ni dans l’image tertiaire, incluant Molière. Celui qui, une génération plus tard, deviendra l’objet d’un culte - Racine - apparaît rarement. Le nombre de ses pièces dans les catalogues étudiés reste inférieur à celui des opéras et des tragédies en musique. Puisque la collection reflète parfois les goûts personnels de son propriétaire, l’étude des documents en question se situe à l’intersection de l’histoire du livre, de l’histoire de la littérature et de celle de la vie quotidienne. Dans ce domaine, nous pouvons noter trois curiosités : une des listes, déjà mentionnée, contient plusieurs textes français avec un intérêt particulier porté à Corneille 16 ; chez un libraire de Toruń, nous retrouvons 16 œuvres de l’évêque de Belley 17 ; enfin, chez Stephanus Wolters, un grave docteur, lecteur féru des ouvrages protestants de controverse religieuse notamment, nous retrouvons une seule édition d’une œuvre dramatique française : Le marchand Converti de Thomas Naogeorg, une pièce de théâtre protestante, publiée à Genève en 1594. Ce volume qui ne court pas les rues constitue un exemple de l’approche politique du livre de théâtre. Avec le temps, cette attitude quelque peu aléatoire par rapport au livre de théâtre français fait place dans les catalogues des libraires de la Prusse royale à une image plus univoque, plaçant au centre les trois grands auteurs. S’agit-il d’une longue maturation (une somme de décisions des acheteurs aussi individualistes que leurs aînés, qui choisissent d’acquérir les pièces des auteurs qu’ils mettent au-dessus des autres) ou de l’influence de la machine publicitaire (voire propagandiste) qui assigne à Corneille, Molière et Racine une fonction de facto politique ? La réponse à cette question peut faire l’objet d’une discussion, mais on peut supposer la concordance des deux facteurs signalés. 574 Michał Bajer 18 Biblioteka PAN de Gdańsk, ms3039, f ° 128 r°. 19 Ibid., f ° 129 v°. 20 Ibid. 21 Œuvres de Rabelais, 1596, Les Épithètes de La Porte, Paris, 1582, Œuvres de Marot, Paris, 1554, f ° 133 r°. 22 Ibid., f ° 127 r°. 23 Ibid. f ° 128 v°. 24 Il pastor fido del Battista Guarini Amsterdam. 25 Guarini, Pastor fido Weimar 1663. 26 Ici également les livres plus anciens sont visiblement moins chers : Les Amours de Clarimond et Antonide Rouen 1602 et Mort courageuse de Sophonisba Rouen 1600 se voient vendus pour 6 gr. 27 Ibid., f ° 126 r°. Les prix des livres de théâtre français selon les inventaires interfoliés La valeur des livres de théâtre français circulant sur le marché de la Prusse royale est une question importante. Pour l’étudier, nous disposons de trois catalogues interfoliés, concernant les ventes aux enchères de Toruń (1723, 1728) et de Gdańsk (1727). Les pages imprimées comportent un catalogue des livres (avec les noms des auteurs, les titres des ouvrages, le lieu et la date de la publication) où chaque position est précédée par un numéro renvoyant non pas au titre, mais au volume. Les pages manuscrites, annotées de la main du libraire, reprennent les numéros du catalogue des livres vendus, en ajoutant le nom de l’acheteur et le prix obtenu. Les livres de théâtre français mentionnés par cette source appartiennent à trois catégories d’ouvrages de moindre valeur (volumes in-8°, in-12 et in-16) ; cependant leur prix varie en fonction du type et des caractéristiques individuelles de la publication vendue. Un volume décrit comme Tragédies diverses et comédies par Corneille, Boyer etc. 1666 a été vendu à un acheteur nommé Gab[riel? ] Schuman pour 1 florin 3 gros 18 , ce qui le place assez haut dans le domaine des livres in-12 - il atteint la même valeur que Le cabinet satyrique de 1666 (vendu à F.F. Schuman pour 1 fl. 3 gr. 19 ) tandis que Le parnasse satyrique du sieur Théophile de 1660 ne s’est vendu (à un nommé Bernhardi) que pour 12 gr. 20 . Le principe de nouveauté ne semble pas sans importance : trois volumes de la fin du XVIe siècle sont vendus à un nommé Gaaw ou Gaar à un prix modeste de 6 gr. 21 , tandis que Les œuvres de Pierre de Ronsard en 10 tomes, en 5 volumes in-12 (Paris, 1629) ne dépassent pas 12 gr. 22 . Un volume composé de plusieurs pièces de théâtre reliées avec d’autres ouvrages (décrit comme : Pulchérie comédie héroïque par Corneille, 1673, La fille capitaine comédie par Montfleury, 1672, Mithridate tragédie par Racine, 1673, Recueil des diverses pièces comiques, gaillardes et amoureuses 1671, La princesse de Montpensier, 1671) se vend pour 21 gr. 23 , ce qui montre que le prix de chaque pièce (moins la reliure) égale à peu près celui des deux exemplaires du sempiternel Pastor fido (une édition hollandaise 24 et une autre, allemande 25 ). À titre de comparaison, les prix des volumes in-12 varient entre celui dudit Pastor fido et celui des Tragédies diverses par Corneille, Boyer : un roman, Les amours de Lysandre et de Calyste (Rouen 1637) se vend pour 6 gr. 26 et Les galanteries des rois de France (Bruxelles 1692) - pour 1 fl. 27 gr. 27 . Le livre de théâtre possède donc la même valeur que toute autre publication non scientifique, ce qui va de pair avec le statut du poème dramatique dans l’éventail des genres littéraires aux XVIIe et XVIIIe siècles. 575 De la librairie à la traduction dramatique 28 Ibid., f ° 127 r°. 29 Ibid. 30 Le catalogue précise qu’il s’agit d’une publication en deux tomes. 31 Voir M. Marion, Recherches sur les bibliothèques privées, op. cit., p. 122. 32 Gilles Siouffi, « Les tragédies comme représentation de la langue française », Gilles Declercq, Michèle Rosellini (dir.), Jean Racine 1699-1999, Paris, PUF, 2003, p. 415-416. Le livre de théâtre français s’intègre aisément dans la stratégie de vente liée, pratique conforme à l’usage des libraires de l’époque. Quatre volumes des Œuvres de Corneille sont vendus conjointement avec La description d’Amsterdam en vers burlesques de Pierre le Jolle (Amsterdam, 1666) à 4 fl. 10 gr. 28 Dans ce cas précis, on peut supposer que le vendeur profite de l’intérêt suscité par les pièces de Corneille pour faire de son client, un certain G. V. Beuchen, l’heureux possesseur d’un recueil de vers burlesques relativement obscur. En homme d’affaires avisé, le libraire récidive, en fournissant à ce même Beuchen les Œuvres de Scarron (en 4 volumes, Paris 1668), accompagnées des Mémoires de la Reine Marguerite pour 8 fl. 5 gr. 29 (ce qui représente un prix relativement élevé pour cinq volumes in-12). Les livres de théâtre bon marché font partie des deux lots vendus pour 6 gr. à un certain Laufsche ou Lausche. Dans le premier, sous le n° 718, on retrouve Crispin médecin de Hauteroche (Paris, 1670) et sous deux numéros distincts, 719-720, Tartuffe de Molière (Paris 1673), vendus conjointement avec le n° 414, Alexandri Irvini De jure regni diascepsis, 1627 , les n° 715-716, Œuvres de Bartas ou La Semaine en deux tomes Genève, 1593 , le n° 717, La politique coquette (Paris, 1660). Le second lot est constitué des n° 721-722 30 , Le Malade imaginaire de Molière (Cologne 1674) et du n° 723, Le médecin volant de Boursault (Paris 1665), vendus avec le n° 724, L’Antipseudo-pacifique ou Censeur françois du sieur de la Barillère (Paris 1604), le n° 725, Le cuisinier français, de M. de la Varenne, 1662, et les n° 726-729, Trois livres des Sérées de Guillaume Bouchet, (Rouen 1615). L’attribution de deux numéros à Tartuffe et au Malade imaginaire suggère qu’il s’agissait en réalité des deux volumes dont les comédies de Molière faisaient partie et qui ont été désignés par leurs titres respectifs, tout en contenant d’autres ouvrages non mentionnés dans le catalogue 31 . Le livre de théâtre et la traduction Considérée dans le contexte du marché du livre, la traduction constitue tout d’abord une trace de la circulation d’un volume disparu des collections actuelles et non attesté par les catalogues anciens. C’est le cas du texte de la Mort de Pompée qui, vers 1715, devait être en possession de son traducteur, le magnat Stanisław Wincenty Jabłonowski (1694-1754). Les détails de la traduction indiquent souvent la source du texte français. Lorsque, en 1662, Jan Andrzej Morsztyn traduit le Cid, il a sous les yeux l’édition de 1638 ; pour traduire Andromaque vers 1690, son neveu Stanislaw recourt au premier volume des Œuvres de Racine publiées en 1687. Les relations entre la traduction dramatique et la circulation européenne du livre français deviennent plus complexes lorsque nous abordons ce qui peut être qualifié d’usage de la lecture parallèle. Tout au long du XVIIIe siècle, la poésie devient un outil privilégié de la domination culturelle de la France, maintenue en grande partie à travers le mythe du Grand Siècle 32 . La comparaison des traductions avec les originaux français 576 Michał Bajer 33 C. Carlin, « Corneille devant les Jugemens des Savans : les éditions d’Oxford », XVII e siècle, n° 225, 2004, p. 677-684. 34 Publiés chez Siegert à Frankfurt et Leipzig en 1734. 35 Histrio Gallicus comico-satiricus sine exemplo ou les comédies de Molière divisées en trois tomes, Nuremberg, Jean Daniel Tauber, 1695-1696, t. 1-4. devient l’une des pratiques culturelles importantes tant pour l’enseignement d’une langue jugée exceptionnelle, que pour la transmission d’un modèle esthétique prestigieux (le classicisme louis-quatorzien). Dans sa version originale, le livre de théâtre ne semble pas particulièrement prédestiné à la lecture intertextuelle (surtout si nous mettons de côté l’examen historique - exercé par le « tribunal des savants », selon l’expression popularisée par Claire Carlin 33 - centré sur l’utilisation des sources par le dramaturge). En revanche, la traduction d’une tragédie de Corneille ou d’une comédie de Molière ne peut être pleinement appréciée au XVIIIe siècle que si l’on confronte, dans le menu détail, la version et son modèle. La vogue des commentaires est sans doute un facteur important pour la mise en place de cette tendance. En Allemagne, des entreprises éditoriales particulières facilitent ce type d’approche : au début du siècle, en suivant le modèle des publications bilingues des œuvres italiennes et espagnoles, l’éditeur de Frankfurt et Leipzig propose une édition bilingue de Gabinie de Brueys et de Polyeucte de Corneille 34 . Une page en caractères gothiques voisine ici avec celle en caractères latins, donnant lieu à une véritable confrontation de Gutenberg et d’Aldo Manuzio. Vers la fin du siècle précédent, Molière jouit en Allemagne de l’honneur d’une édition bilingue, intitulée Histrio gallicus comico satiricus  35 . Si elle met la langue de l’original en vedette, cette pratique entrave la circulation du livre français, en dispensant le lecteur curieux de l’obligation de se fournir une édition étrangère. C’est probablement plutôt pour prévenir une éventuelle édition bilingue qu’à cause des versions en langues étrangères elles-mêmes, que la défense de publier les traductions est mentionnée dans certains privilèges des pièces françaises de l’époque. Les éditions des pièces traduites du français vers le polonais ne participent pas de la tendance formelle créée par les imprimeurs allemands - le texte français en est absent. Une question d’ordre culturel surgit : les lecteurs de ces adaptations avaient-ils l’habitude de lire parallèlement la traduction et le texte source ? Si tel était le cas, contrairement à Gabinie et au Histrio gallicus, une telle lecture impliquerait la présence du livre en français. Dans l’avertissement placé en tête de son adaptation d’Othon (1744), le frère piariste Stanisław Konarski s’excuse auprès des lecteurs pour les écarts par rapport à l’original. Nous savons également que la lecture des pièces de Corneille en français était recommandée par le programme du Collegium Nobilium où la traduction était représentée. Avant Konarski, Jablonowski place les fragments de sa traduction de la Mort de Pompée dans une silva rerum manuscrite, où plusieurs traductions de pièces lyriques plus brèves voisinent avec les textes originaux. C’est probablement en raison de leur longueur que les passages de la tragédie cornélienne ne jouissent pas de ce traitement. Si l’ensemble du document présuppose donc chez son lecteur la compétence de la lecture parallèle, nous pouvons admettre que dans le cas de l’adaptation dramatique, le destinataire était censé comparer le travail du traducteur avec l’original livresque. Les témoignages de la lecture parallèle abondent plus tard au cours du Siècle des Lumières, notamment à partir de 1770, lorsqu’une vogue des traductions dramatiques cornéliennes, raciniennes et voltairiennes se dessine. En même temps - avec 577 De la librairie à la traduction dramatique 36 C’est le seul moyen d’expliquer, par exemple, l’omission ou la transformation régulière des vers critiqués par Boisjermain pour leur préciosité et leur caractère malséant dans la tragédie. le progrès des tendances qui allaient conduire, au XIXe siècle, à l’apparition du paradigme philologique - les adaptations polonaises jusqu’alors assez libres renoncent aux réductions, amplifications, paraphrases et interprétations, caractéristiques des versions antérieures. Cela semble être à la fois le résultat et l’un des stimulants des pratiques de la lecture parallèle. Elle obligerait le lecteur à manier deux (ou plusieurs) volumes à la fois. Elle constituerait donc une expérience unifiante (en rétrécissant les liens entre les circuits éditoriaux des régions éloignées l’une de l’autre) et potentiellement séminale (un livre en français, une fois introduit dans le circuit de lecture, peut éveiller la curiosité, aiguillonner la concurrence, ouvrant la voie à une série de traductions dans la même langue, chose fréquente dans le cas des pièces françaises célèbres). Une autre sphère de cette culture de lecture parallèle engage la mémoire des lecteurs qui, en conséquence, peuvent se passer d’un support matériel pour évoquer mentalement de larges portions des textes français vénérés. La lecture parallèle des traductions et des originaux entraîne une dernière conséquence pour les études de la circulation du livre, parce que, avant la manipulation simultanée des deux volumes, elle implique la recherche de l’original français. Nous pouvons admettre que la lecture parallèle de certaines traductions exigeait de la part des connaisseurs d’avoir sous les yeux les exemplaires des commentaires de Louis Racine, Boisjermain ou de Voltaire 36 . Aussi voit-on que, dans les cercles des beaux esprits, une traduction théâtrale digne d’attention pouvait donner lieu à un engouement collectif pour d’autres livres français, ou simplement en français, nécessaires à sa juste évaluation. Cela nous rappelle que, dans la perspective des études sur la culture du livre, l’intertextualité classique était une pratique bien physique, exigeant, entre autres, des allées et venues chez les libraires, la consultation des collections publiques et privées, le maintien de liens sociaux multiples et le maniement de plusieurs livres-objets parfois difficiles à trouver, voire uniques dans un contexte donné. Une traduction qui donne à penser implique donc un scénario de pratiques et de gestes, individuels et collectifs, et trace un itinéraire dans le labyrinthe des bibliothèques. Plusieurs versions polonaises des pièces du répertoire classique français ont rempli honorablement cette fonction. La circulation d’un livre de théâtre s’inscrit dans une sorte de chaîne liant les objets matériels et les pratiques qui les entourent : livre : passage à la librairie, spectacle, lecture (privée et/ ou publique), mémoire, copie manuscrite / traduction / copiage manuscrit, lecture, lecture parallèle, spectacle ; livre : passage à la librairie, spectacle, lecture (privée et/ ou publique), mémoire, copie manuscrite : nouvelle traduction… livre : passage à la librairie, etc. Cette chaîne, à l’état pur, représente un processus idéal, même si l’histoire de certaines traductions illustres et admirées par leurs contemporains a plus ou moins adopté ce schéma. La relation entre les maillons successifs est souvent d’ordre logique. La présence de la traduction suppose celle du livre original. Le jugement négatif porté par les lecteurs des traductions manuscrites annule la possibilité de sa publication. Face au caractère 578 Michał Bajer fragmentaire des informations disponibles, l’historien peut jouer de cette logique pour chercher à combler les lacunes, pour reconstruire les étapes manquantes de la circulation des livres et des textes depuis l’arrivée d’un volume étranger jusqu’à la publication d’une traduction. Ce procédé permet de proposer des réponses vraisemblables à des questions sans réponses sûres. On peut donc l’appliquer avec prudence, c’est-à-dire sans perdre de vue la différence entre des hypothèses vraisemblables et des faits vérifiés. A NNEXES 1. Lettre de Jean Daniel Tauber LETTRE Du Libraire qui a fait imprimer les Comedies de Mr. de MOLIERE Avec une Traduction Allemande, aux Allemands et principalement aux Français qui se trouvent en Allemagne et qui désirent d’entendre la Langue Allemande. MESSIEURS, Je vous recommande le Tome quatrième des Comédies de M. de MOLIERE avec une Nouvelle Traduction Allemande, faite avec beaucoup d’exactitude et de succès. Il contient : Les Amans Magnifiques, Les Plaisirs de l’Isle enchantée, l’imposteur ou le Tartuffe. Je l’ai fait imprimer à mes dépens qui ont été véritablement assez grands, on pourra pourtant avoir ce Tome quatrième en français avec la Traduction Allemande pour un Florin et le français séparément, ou bien l’allemand seul pour une demi Florin, on le peut faire relier comme les trois Tomes ci-devant imprimés à mes dépens, afin qu’on puisse voir les deux Langues l’une à côté de l’autre. J’ai fait faire cela, tant pour l’amour de la Nation Française que de l’Allemande, afin que par le moyen de cet Ouvrage généralement aimé de tout ce qu’il y a de Personnes de Qualité en Allemagne, elles puissent tant plus vite et tant plus facilement, et pour ainsi dire, en riant apprendre la Langue Allemande, aussi bien que la Française. Je vous assure, Messieurs, que le Style Allemand ne Vous contentera pas moins que le Style Français, parce que cette Traduction a été faite par une Personne de grande Capacité et de grande Considération, qui entend parfaitement le génie de la Langue Française. Et comme de temps en temps je me suis aperçu que l’impression de trois Tomes précédents m’[a] assez bien réussi et qu’elle a été agréée tant de la Nation Française que de l’Allemande, je suis résolu de faire aussi traduire le reste des Comédies en Vers dudit Sieur de Moliere et de les faire imprimes à loisir comme celles-ci. Enfin je Vous recommande encore tout particulièrement ce Livre pour vôtre grande utilité et moi, je me recommande à vos bonnes grâces et suis, MESSIEURS, tout à Vous, JEAN DANIEL TAUBER, Libraire à Nuremberg, demeurant auprès de la Rue des Cordonniers. Dans Histrio Gallicus comico-satyricus sine exemplo ou Les Comédies de Monsieur de Molière, Comédien incomparable du roi de France, Divisées en Trois Tomes. Edition Nouvelle Enrichie de Figures en taille-douce, Nuremberg, Jean Daniel Tauber, Libraire, 1695. 579 De la librairie à la traduction dramatique 2. Le livre français en Prusse royale d’après les collections privées Lieu de publication Pourcentagedans les catalogues des collec‐ tions privées de la Prusse royale (1680-1730) Paris 38,7 Amsterdam 21,7 La Haye 11,6 Rouen 9,5 Bruxelles 4,3 Lyon 2 Troyes 0,6 Leyde 0,6 Nuremberg 0,6 Cologne 0,6 Utrecht 0,6 Leipzig 0,6 lieu indéfini 8,6 580 Michał Bajer Auteur Nombre d’occurrences dans les catalogues des collections privées de la Prusse royale (1680-1730) Molière 23 Pierre Corneille 19 Pierre Larivey 8 Thomas Corneille 7 Dancourt 5 Boursault 5 Palaprat 5 Racine 5 Campistron 5 Chappuzeau 4 Abeille, Boyer, Bordelon, Chilliat, Crébillon, Danchet, Des Croix, Desmarets de Saint-Sorlin, Destouches, Du‐ boullay, Du Ryer, Fontenelle, Garnier, Le Noble, Mont‐ fleury, Naogeorg (Le Marchand converti), Poisson, Pradon, Regnard, Tragédie de la Pucelle d’Orléans (anon.), La comédie des proverbes (anon : Adrian de Montluc), Comédie galante (anon : Bussy-Rabutin ou Pierre-Corneille de Blessebois) <4 581 De la librairie à la traduction dramatique III L’IMAGINAIRE DU LIVRE Avec la permission du Skoklosters slott, Suède Mythophylacte : un homme de papier, ou la dérision des livres Francis A S S A F The University of Georgia En 1566, Giuseppe Arcimboldo peint le tableau Le Bibliothécaire, composé, comme on le sait, d’une accumulation de livres et de papiers. Ce tableau pourrait servir de portrait à Mythophilacte, personnage invisible du Roman bourgeois, poète crotté dont les possessions 1 Les passages suivant l’inventaire n’ajoutent pas vraiment grand-chose à la réflexion sur les livres et la lecture. 2 Première édition : 1690. Édition utilisée dans le présent travail : Dictionnaire universel. Seconde édition, revue, corrigée et augmentée par Basnage de Beauval, La Haye, Arnoud et Reinier Leers, 1702. 3 Ibid., t. II, p. 127. 4 Le Roman bourgeois, dans Romanciers du X V I Ie siècle, Antoine Adam (éd.), Paris, Gallimard, « Biblio‐ thèque de la Pléiade », 1958, p. 1467, n. 1 (dorénavant R.B.). 5 Recueil des factums de l’Académie françoise, etc., t. I, Paris, Poulet-Malassis et de Broise, 1859, p. 294. 6 Pantagruel, ch. VII. 7 M. Vialet, Triomphe de l’iconoclaste, Paris-Seattle-Tübingen, Papers on French Seventeenth-Century Literature, « Biblio 17 », 1989. sont tout aussi minables que les œuvres, et dont traite Furetière dans l’Inventaire de Mythophilacte. Localisé dans la deuxième partie, il conclut quasiment l’ouvrage 1 . Dans le Dictionnaire universel, Furetière nous offre d’intéressants aperçus sur la notion de livre 2 . Que nous en dit-il ? C’est la composition ou le travail d’un savant ou d’un homme d’esprit, le produit d’une expérience personnelle : « [P]our faire part au public ou à la postérité de ce qu’il a appris, recueilli, inventé ou expérimenté 3 ». À la fois contenant et contenu, le livre doit d’abord constituer un travail de quelque étendue : il en faut assez pour faire un volume, dit-il. La matérialité du livre, d’abord, mais tout de suite après vient le contenu, qu’il soit excellent, plein d’érudition, ou même pernicieux. Le livre est-il représentation du discours ? Non, dit Furetière : il ne faut pas parler en conversation comme un livre ; l’inverse est également vrai, ce qui met en relief son artificialité. Ce message est d’outre-tombe, mais Furetière nous avait laissé son incontournable Roman bourgeois (paru pour la première fois en 1666), où il bouscule sans ménagements nombre de conventions littéraires, sociales et morales et (apparemment) la notion même de livre. Et ces conventions littéraires ne sauraient être davantage mises à mal que dans le passage du Livre Second intitulé « Inventaire de Mythophilacte ». Dans l’édition procurée par Antoine Adam, ce nom fait l’objet d’une abondante note 4 où l’éditeur spécule sur la possibilité que ce soit Tristan L’Hermite, pour écarter en définitive cette hypothèse, sans évoquer toutefois l’argument de poids contre elle, qui est que Furetière, qui abominait Charles Sorel comme on le sait, était favorable à Tristan : on lit dans le Factum III la remarque suivante : « Car ce n’est pas un petit honneur pour Monsieur Quinaut d’avoir servi l’illustre Monsieur Tristan, chez qui il a fait son apprentissage de poëte. 5 » Alors ? Mythophilacte est « celui qui aime le mythe », c’est-à-dire l’irréel, la littérature qui s’oppose à la réalité. On peut aussi trouver dans ce nom « phylactère », dont l’étymologie dérive du grec ancien et signifie d’abord « ce qui sert à garder », puis, plus tard, « une amulette, un charme », qui se rapportera alors à une banderole portant un texte. Mythophilacte serait bien alors un « homme de papier », qui n’a existé que par et pour les textes. Et quels textes ! Le fait que cet inventaire grotesque soit présenté aux grotesques Collantine et Charroselles par le non moins grotesque Belastre en accentue le comique (avec des références implicites à la bibliothèque de Saint-Victor 6 ), un comique bien furetièrien, grinçant et corrosif, le comique de l’iconoclaste, qui rejette le « vieux ». Parlant des personnages, Michèle Vialet reprend dans son ouvrage de 1989, Triomphe de l’iconoclaste  7 , la notion kristévienne d’abject pour l’appliquer à Belastre, Charroselles et Collantine. Or 586 Francis Assaf 8 J. Kristeva, Pouvoirs de l’horreur : essai sur l’abjection, Paris, Seuil, 1980, p. 23. 9 On notera qu’au Livre Premier, l’auteur se refuse explicitement à décrire la beauté de Javotte hormis le fait qu’elle est blonde et a les yeux bleus (R.B., p. 906-907). 10 R.B., p. 1028. qu’est-ce qu’un abject ? Examinons ce terme qu’emploie Julia Kristeva dans son ouvrage Pouvoirs de l’horreur. On n’effectuera pas ici une analyse détaillée de l’ouvrage ni de ses fondements psychanalytiques, ce qui nous dévierait complètement de notre propos ; il s’agit simplement de voir, dans le contexte de la présente étude, comment les catégories kristeviennes de l’abject rendent plus intelligible une lecture des personnages mentionnés ci-dessus et surtout de Mythophilacte et de ses ouvrages. Voici ce qu’on lit dans Pouvoirs de l’horreur : L’abject est apparenté à la perversion. Le sentiment d’abjection que j’éprouve s’ancre dans le surmoi. L’abject est pervers car il n’abandonne ni n’assume un interdit, une règle ou une loi ; mais les détourne, fourvoie, corrompt ; s’en sert, en use, pour mieux les dénier. Il tue au nom de la vie : c’est le despote progressiste ; il vit au service de la mort : c’est le trafiquant généticien ; il réapprivoise la souffrance de l’autre pour son propre bien : c’est le cynique (et le psychanalyste) ; il rassoit son pouvoir narcissique en feignant d’exposer ses abîmes : c’est l’artiste qui exerce son art comme une « affaire » […] La corruption est sa figure la plus répandue, la plus évidente. Elle est la figure socialisée de l’abject. […] La littérature contemporaine ne vient pas à leur place. Elle semble s’écrire plutôt de l’intenable des positions surmoïques ou perverses. Elle constate l’impossibilité de la Religion, de la Morale, du Droit - leur coup de force, leur semblant nécessaire et absurde. Comme la perversion, elle en use, les contourne, et s’en joue. Pourtant, elle prend ses distances par rapport à l’abject. L’écrivain, fasciné par l’abject, en imagine la logique, s’y projette, l’introjecte, et pervertit la langue - le style et le contenu - en conséquence. Mais d’un autre côté, comme le sentiment d’abjection est à la fois juge et complice de l’abject, ainsi l’est la littérature qui s’y confronte. Aussi pourrait-on dire qu’avec cette littérature-là s’accomplit une traversée des catégories dichotomiques du Pur et de l’Impur, de l’Interdit et du Péché, de la Morale et de l’Immoral. 8 Laissant de côté Belastre, nous pouvons voir que Furetière présente à dessein Charroselles et Collantine comme des « perversions », plus extrêmes que celles des personnages du Livre Premier (Nicodème, Javotte 9 , Vollichon, etc.). Peut-on parler de « corruption » ? Voyons d’abord comment Furetière décrit Charroselles, mêlant le physique et le moral : Sa peau estoit grenue comme celle des maroquains, & sa couleur brune estoit rehaussée par de rouges bourgeons qui la perçoient en assez bon nombre. En general il avoit une vraye mine de satyre. La fente de sa bouche estoit copieuse, et ses dents fort aiguës : belles dispositions pour bien mordre. Il l’accompagnoit d’ordinaire d’un ris badin, dont ie ne sçaÿ point la cause, si ce n’est qu’il vouloit monstrer les dents à tout le monde. Ses yeux gros et bouffis avoient quelque chose de plus que d’estre à fleur de teste. Il y en a qui ont cru que, comme on se met sur des balcons en saillie hors des fenestres pour decouvrir de plus loin, aussy la nature lui avoit mis des yeux en dehors pour decouvrir ce qui se faisoit de mal chez ses voisins. Jamais il n’y eut un homme plus medisant ny plus envieux ; il ne trouvoit rien de bien fait à sa fantaisie. 10 587 Mythophylacte : un homme de papier, ou la dérision des livres 11 R.B., p. 1030. 12 Voir J. Kristeva, op. cit., p. 23. 13 R.B., p. 903. 14 M. Vialet, op. cit., p. 79. Collantine n’est guère plus attrayante : Furetière la décrit comme « seiche et maigre 11 » à cause de son obsession de la chicane. Dès sa naissance, son aspect physique évoque une harpie, sa mère ayant rêvé qu’elle accouchait d’une telle créature. Notons que, du moins dans le passage de l’inventaire de Mythophilacte, ni Charroselles ni Collantine ne sont sujets ni objets. Cela suffit à les camper en abjects. Disons tout de suite que tous les personnages du Roman bourgeois (sauf peut-être Pancrace), que ce soit dans le Livre Premier ou le Livre Second, sont, à divers titres, des abjects. Furetière ne propose pas explicitement de modèle par rapport auquel ces personnages constituent une perversion, un dévoiement 12 , mais l’incipit de son roman est éclairant : « Je chante les amours et les adventures de plusieurs bourgeois de Paris, de l’un et de l’autre sexe ; et ce qui est de plus merveilleux, c’est que je les chante, et si je ne sçay pas la musique 13 . » Le pivot de cet incipit, c’est le mot « bourgeois ». Tous les travers, les ridicules et les « faillites » des personnages sont imputables à leur qualité de bourgeois. Et si le Marquis n’échappe pas à la plume acérée de l’auteur, c’est qu’il se complaît à les fréquenter (voir ce que dit Lucrèce, infra) plutôt que la Cour, lieu géométrique des bonnes manières et des grâces. Se basant sur Kristeva, Michèle Vialet voit en Belastre, Charroselles et Collantine [u]n dévoiement du comique vers l’horreur, vers une horreur que le sourire équilibre mais qui comporte une ambiguïté secrète, celle qui consiste à prendre plaisir, à se délecter, dans la représentation d’un écrivain, d’une chicaneuse et d’un juge pathétiques en proie à des obsessions concurrentes, autodestructrices et antisociales. Précisément parce qu’elle s’accompagne du sourire du satiriste et qu’il en tempère l’horreur, la représentation comporte un élément de jouissance louche, immorale, perverse, abjecte. 14 Vialet reconnaît ce que Kristeva laisse (volontairement ? ) de côté : le rire, le sourire, l’humour, éléments salvateurs de l’abjection. Évidemment, si on éliminait la satire et le sourire, cette représentation, comme dans le Livre Premier celles de Nicodème, Javotte, Bedout, Vollichon et d’autres, ne mettrait en scène que d’horrifiants « abjects ». Or, justement, la raison d’être du Roman bourgeois est la satire ; il veut nous faire rire de ces personnages, non pas nous en horrifier. Mais tâchons d’appliquer cette notion d’abject à Mythophilacte. Peut-on dire qu’il en soit un ? Poète crotté, misérable, famélique, il pourrait passer pour tel, d’autant plus qu’il était un ami ou du moins une connaissance de Charroselles, qui s’approche le plus de ce que Vialet conçoit comme « abject ». Mais Mythophilacte n’existe, n’a de présence, que par l’inventaire de ses livres, inventaire derrière lequel se cache Furetière, dont le but est de faire voir au lecteur la caducité, voire la vanité et le ridicule de certains genres, formes et pratiques littéraires, en provoquant son rire ou peut-être son ricanement par l’exagération et la démesure - plus que rabelaisiennes - par lesquelles il les caractérise. Notons ici la mention de deux vrais libraires : Charles de Sercy, dont Mythophilacte fait son exécuteur testamentaire, et Augustin Courbé, que Furetière donne comme modèle 588 Francis Assaf 15 Jean-Dominique Mellot et Élisabeth Queval, Répertoire d’imprimeurs-libraires (vers 1530-vers 1810), Paris, BnF, 2004 (rubriques 4519 pour Charles de Sercy et 1328 pour Augustin Courbé). 16 Pour des raisons de cohérence, nous ne les traiterons pas toutes (encore que celles que nous laisserons de côté ne contredisent en rien celles qui figurent dans le présent travail). 17 Toutefois, l’inventaire ne commence pas par une liste de titres, mais plutôt par celle des vieux rogatons qui constituent les possessions matérielles de Mythophilacte : un lit fait de trois planches sur des tréteaux, deux chaises de paille, un fauteuil boiteux et un coffre de bois blanc, le tout se montant à la somme princière de 47 sous. Molière s’est-il inspiré de ces choses pour ses inventaires farcesques dans L’Avare (1668) et Les Fourberies de Scapin (1671) ? La vibrante préface de l’édition du Roman bourgeois (1854) par Charles Asselineau (1820-1874) n’évoque nullement cette possibilité, tout en reconnaissant une communauté d’intention entre l’abbé de Chalivoy et le grand poète comique. 18 Des recherches dans plusieurs sources (Dictionnaire du Grand Siècle, Dictionnaire des lettres françaises, Biographie universelle, etc.), n’ont fourni aucune information sur ce personnage. 19 Ce comportement est celui de Pierre de Montmaur (1576-1648), professeur royal de grec en Sorbonne et fameux parasite, ce dont il se vantait. Deux ans après sa mort, François de La Mothe Le Vayer fils (1627-1664) fait paraître Le Parasite Mormon, dont le personnage principal semble s’inspirer de Montmaur et dont le nom s’entend comme un paronyme de celui-ci. du précédent 15 . Il semble donc faire preuve de bienveillance envers au moins ces deux-là, s’il méprise les autres. Mais Charroselles ne partage pas ses sentiments. Mauvais auteur, inconscient de sa médiocrité, il ne supporte pas l’obscurité à laquelle elle le réduit et dont il accuse les libraires d’être responsables. Si Rabelais ne décrit pas le contenu des ouvrages de la bibliothèque de Saint-Victor, on peut néanmoins l’induire de leurs titres loufoques. Ceux du « catalogue raisonné » ou plutôt déraisonnable que donne Furetière des ouvrages de Mythophilacte ne le sont pas moins, mais on y voit plus explicitement à la fois un regard sans pitié sur ce qui passe com‐ munément pour un livre et une condamnation par la dérision des libraires-imprimeurs, qui abreuvent, selon lui, leur lectorat de sottises. On peut classer l’inventaire de Mythophilacte en 25 rubriques 16 , dont la grande majorité sont des parodies ou des satires (voire les deux) de pratiques d’écriture, composant une bibliothèque onirique - cauchemardesque, peut-être ? D’emblée 17 , nous voyons ce que Furetière pense de la vie matérielle des poètes, avec L’Exercice journalier du poëte, « encore à paraître », qui est la pratique d’une « ascèse » de la faim. Mythophilacte inclut dans ce livre une oraison pour que les riches aient plus de compassion pour les poètes qui lui survivent que celle qu’ils ont eue envers lui de son vivant. Et comment un poète famélique pourrait-il survivre autrement qu’en parasitant la table des nobles ? Il lègue à son ami Claude Catharinet 18 Le Grand Agenda ou almanach des disners, une véritable base de données par lui compilée au fil des années. Elle contient les noms et adresses de tous ceux qui sont aptes à le nourrir, spécialement les coordonnées des grands seigneurs que flattait le poète pour manger gratuitement à leur table 19 . Peut-être par dépit, Charroselles se livre à un commentaire ironique sur cet almanach d’un nouveau genre, en suggérant d’y ajouter des rubriques parodiant celles des almanachs conventionnels, telles que grandeur de famine, sécheresse d’amis, table rompue etc. Malgré la condamnation par Collantine de cette liste, son partenaire en chicane excuse le parasitisme du défunt, car ce n’est que par nécessité que celui-ci le pratiquait. Au paragraphe suivant, Furetière retourne ingénieusement la situation de client à patron en faveur du défunt, faisant donner quittance par le poète disparu à tous les (faux) mécènes, qu’il a couverts d’éloges, leur adressant 589 Mythophylacte : un homme de papier, ou la dérision des livres 20 Le terme est dans l’édition originale de 1666, bien qu’on puisse être tenté de lire « rogations ». Mais avec Furetière, on ne sait jamais… 21 Somme vérifiée sur tableur Microsoft Excel. 22 Pascal en reçoit le privilège royal en 1649. 23 Voir Patrick Dandrey (dir.), Dictionnaire des lettres françaises- X V I Ie siècle, Paris, Fayard et Librairie générale française, 1996, p. 448-452. La production continuera bien après Le Roman bourgeois, au moins jusqu’en 1686. 24 R.B., p. 1084. épîtres dédicatoires, panégyriques, épithalames, sonnets et autres « rogatons 20 », le tout sans récompense. À cet « almanach » correspond la Somme dedicatoire ou examen general de toutes les questions qui se peuvent faire touchant la dedicace des livres. Ce formidable ensemble de 74 chapitres systématise et stigmatise en même temps non pas le parasitisme, mais l’art et la manière de tirer de l’argent des riches en leur dédiant un ouvrage, ce qui intéresse prodigieusement Charroselles, qui ne réussit pas à persuader les libraires d’accepter les siens. Satire venimeuse des auteurs à gages, qui vont de patron en patron pour se faire subventionner en dédiant leurs ouvrages à celui-ci ou celui-là. La moquerie implicite envers les romans héroïques et sentimentaux dans L’Amadisiade se doublerait donc d’une supposition de bassesse et de vénalité. Et qu’est-ce que cette Amadisiade ? Un poème héroïque composé par Mythophilacte. La satire furetièrienne de l’épopée manifeste ici toute sa puissance dévastatrice. En comparaison, l’incipit du Roman bourgeois, lui-même parodie de celui de L’Énéide, semble bien chétif. L’Amadisiade prétend rapporter les prouesses d’Amadis de Gaule et d’autres che‐ valiers. Mais l’ouvrage est tellement démesuré qu’il n’est pas lisible : vingt-quatre volumes de vingt-quatre chants chacun, chaque chant en vingt-quatre chapitres de vingt-quatre dizains chacun, soit en fait 3 317 760 vers 21 ! Volumes Chants Chapitres Dizains Vers 24 24 x 24 576 x 24 13 824 x 24 331 776 x 10 576 13 824 331 776 3 317 760 Furetière n’est pas bon mathématicien : il donne 1 724 800 vers (sans les arguments), alors que le compte réel est près du double ! Il va sans dire que si un texte de près de deux millions de vers est virtuellement illisible, à plus forte raison un de plus de trois millions ! Furetière aurait dû emprunter une pascaline 22 s’il avait pu en trouver une ! En réalité, le XVIIe siècle est fécond en épopées : de 1628 à 1666, en nous arrêtant à la date de parution du Roman bourgeois, on ne compte pas moins de 23 titres 23 . Un genre bien reçu, donc, mais pas de Furetière ! Ce qu’il tolère encore moins, c’est le merveilleux, témoin ce titre : Illustrations et commentaires sur le livre d’Ogier le Danois. La partie rhématique est merveilleusement détaillée : où il est monstré par l’explication du sens moral, allégorique, mythologique et ænigmatique, que toutes choses y sont contenues, qui ont été, qui sont ou qui seront ; mesme que les secrets de la pierre philosophale y sont plus clairement que dans l’Argenis, le songe de Poliphile, le Cosmopolite, et autres. Dedié à messieurs les administrateurs des Petites Maisons. 24 590 Francis Assaf 25 Sensuyt Ogier Le Dannoys duc de dannemarche […], Paris, Alain Lotrian et Denis Janot, 1536 [NUMM-313576] ; Le premier livre des visions d’Ogier Le Dannoys au royaume de Fairie, Imprimé à Paris pour Ponce Roffet dict Le Faulcheur, 1542 [NUMM-71039]. Voir aussi le fac-similé Slatkine de 1969. 26 R.B., Première partie, p. 969. « Ogier le Danois » est un poème épique du XIIIe siècle de Raimbert de Paris. La BnF conserve deux documents numérisés 25 , outre ceux-ci : Ogier le Dannoys, duc de Dannemarche (Imp. Claude Nourry 1470 ? -1533), Sensuyt Ogier le Dannois (ca. 1535) et Le premier livre des visions d’Ogier au royaulme de Fairie (1542). Il se peut que ce soit à ce dernier texte que Furetière fasse allusion, vu qu’il contient de forts éléments de magie. La dédicace « à messieurs les administrateurs des Petites Maisons » ne laisse pas de doute sur l’opinion que se fait Furetière de ce genre de littérature. Et si le merveilleux lui semble folie, l’occultisme l’est encore plus, si l’on en croit le Traité de Chiromancie pour les mains des singes. L’auteur, qui met sciemment en scène dans Le Roman bourgeois des caricatures, des « singeries » d’hommes et de femmes, considère la chiromancie comme une singerie, un faux-semblant, une « non-œuvre », signe de son opposition à tout merveilleux (comme les visions d’Ogier le Danois) et à tout occultisme. En plus de L’Amadisiade, l’Inventaire propose ce titre : La Vis sans fin, ou le projet d’un roman universel, divisé en autant de volumes que le libraire en voudra payer. Avec L’Astrée (1607-1627, 5 399 pages), Clélie, histoire romaine (1654-1660, 10 000 pages) et Artamène ou le Grand Cyrus (1649-1653, plus de 13 000 pages), tous romans extrêmement bien reçus du public, la mode des romans-fleuves au sein de la préciosité est bien vivante. On peut voir cependant l’agacement de Furetière devant ces textes interminables, encore que très méritoires et d’une immense importance littéraire, bien reconnue jusqu’aujourd’hui. Tout cela est balayé cependant par cette trombe imaginaire sortie de la plume du non moins imaginaire Mythophilacte. Une attaque plus précise sur la « mauvaise » préciosité peut se voir dans la Rubricologie, ou de l’invention des titres et rubriques. Penchons-nous brièvement, comme Furetière, sur la valeur « commerciale » du titre, à laquelle il attribue le succès des ouvrages précieux. Il ne dit pas lesquels, mais il est clair qu’il a en tête Antoine Baudeau de Somaize, qui publie en 1660 le Grand Dictionnaire des Prétieuses ou la Clef de la langue des ruelles. Rappelons également la référentialité interne de cette rubrique : en passe d’être mariée à Bedout, Javotte entre dans une académie bourgeoise 26 , abondamment garnie de fausses précieuses, parmi lesquelles elle brille d’ailleurs plus par sa beauté que par son esprit, dont elle n’a guère, comme on sait. Notons également que c’est dans ce passage qu’apparaît pour la première fois le pédant Charroselles, caricature de Charles Sorel, bête noire de Furetière et - selon lui - auteur impubliable. L’abbé de Chalivoy n’est pas plus tendre pour la poésie lyrique. En effet, Volaterran lit parmi les titres de Mythophilacte une Imitation des Thresnes de Jérémie, ou lamentation poëtique de l’auteur, sur la perte qu’il fit, en déménageant, de quatorze mille sonnets, sans les stances, épigrammes et autres pièces. Cette imitation des lamentations de Jérémie est accueillie assez ironiquement par Charroselles, qui avait conseillé à son ami Mythophilacte d’aller chercher vers le Marché-Neuf (autrefois dans l’île de la Cité) si une marchande de beurre ne les avait pas ramassés pour en emballer sa marchandise. Trivialisation de la poésie : produite à échelle industrielle (14 000 sonnets, soit 196 000 vers ! ), elle est réduite 591 Mythophylacte : un homme de papier, ou la dérision des livres 27 Voir l’éd. critique procurée par Jean Salem (Paris, Les Belles-Lettres, 2009). 28 D’après le Catalogue général de la BnF : 1608, 1609, 1610, 1612, 1636, 1641, 1643, 1644, 1647, 1648, 1651, 1653, 1657, 1658, 1665, 1666. à l’état de papier d’emballage - couvert de mots. Et quels mots ? Le Dictionnaire poétique, ou recueil succinct des mots propres à faire des vers nous renseigne là-dessus : Furetière en dénombre une trentaine qui suffisent à pondre à répétition sonnets, odes, élégies et autres ballades : appas, attraits, charmes, flèches, flammes, beauté sans pareille, merveille sans seconde etc. La note d’A. Adam (p. 1469) mentionne la rivalité entre Gilles Boileau (frère aîné de Nicolas Boileau) et Gilles Ménage, celui-là reprochant à celui-ci la pauvreté de son vocabulaire, avec le résultat immanquable de réduire la poésie à un ensemble de lieux communs. Il faudrait cependant aller plus loin : Si Furetière ne mentionne ni G. Boileau ni Ménage, même indirectement, il faut cependant noter les termes poétiques dont il donne une liste fort abrégée, et qu’il qualifie de « levain poétique », propre à faire enfler les poèmes et les romans à l’infini. Ils ressortissent tous à l’amour, dans l’expression littéraire duquel Furetière ne voit évidemment que mièvrerie. Il n’est pas aisé de soutenir qu’en dépit de la hardiesse de ses positions dans Le Roman bourgeois, Furetière conforte l’outrance du libertinage de mœurs (qu’il était lui-même loin de pratiquer). Néanmoins, le titre Discours des principes de la poésie, ou l’introduction à la vie libertine donne à penser. Ce qui dérange, c’est que ce titre ne s’accompagne d’aucun commentaire ni explication. Furetière a-t-il craint de mentionner Le Parnasse satyrique ? François Garasse était mort en 1631, mais sa Doctrine curieuse, dont la première édition date de 1623, a conservé parmi ses disciples une influence certaine jusque bien avant dans le siècle suivant 27 . Lorsque paraît Le Roman bourgeois, Théophile est mort lui aussi, depuis quarante ans. Furetière n’était académicien que depuis quatre ans. Était-il prudent de gloser plus avant sur ce titre ? Le Parnasse des poètes satyriques (1622), attribué à Théophile (et comme celui-ci objet des foudres du P. Garasse) date lui aussi de plusieurs décennies. Néanmoins le Discours des principes de la poésie, ou l’introduction à la vie libertine ne figure pas dans l’inventaire sans raison. Plus près de Furetière, Claude de Chouvigny, baron de Blot-L’Église et auteur de chansons libertines outrancières, voire ordurières, contre Mazarin et Anne d’Autriche, était mort depuis onze ans. C’est peut-être à lui que pensait l’auteur du Roman bourgeois, mais on ne peut que spéculer là-dessus. Une autre possibilité serait que ce titre était mis là en réaction au foisonnement de l’Introduction à la vie dévote, de saint François de Sales : 16 éditions 28 parues de 1608 à 1666 ! Mais, comme on l’a déjà dit, Furetière, encore que poète burlesque (Le Voyage de Mercure, Les Couches de l’Académie), était tout sauf un libertin. Bornons-nous à n’y voir qu’une « taquinerie », un petit pied-de-nez sans malice. En clôture aux troubles de la Fronde, Louis XIV avait choisi de pardonner aux grands qui s’étaient rebellés, tout en les assujettissant à son autorité, les obligeant à résider à la Cour, afin de réduire à néant tout pouvoir qu’ils ne tenaient pas de lui. Est-ce en commentaire de cela (treize ans après la fin de cette guerre civile) que l’Inventaire de Mythophilacte présente le titre La Lardoire des courtisans, ou satire contre plusieurs ridicules de la cour, qui y sont si admirablement piquez, que chacun y a son lardon ? Titre plutôt mystérieux car si Le Roman bourgeois se donne pour mission de faire la satire des mœurs de la bourgeoisie, 592 Francis Assaf 29 On peut relever ici la remarque de Lucrèce la bourgeoise sur les habitudes du Marquis, qui est « de la Cour », mais connaît cependant bien la Ville (R.B., p. 929). 30 R.B., p. 924-930. 31 J. Leclerc, L’Antiquité travestie et la vogue du burlesque en France (1643-1661), Québec, Presses de l’Université Laval, 2008, p. 58-59. L’Ænéide de Virgile en vers burlesques, d’un certain Du Fresnoy, est sorti à l’automne 1649. 32 R.B., t. II, p. 659 33 Amsterdam 1654, réédité à Rouen en 1664. spécialement celle de la Basoche, le seul aristocrate du roman - bien ridicule, à la vérité - est le Marquis, qui hante la maison de jeux de la tante de Lucrèce la bourgeoise plutôt que le Louvre 29 . Littéralement crotté, n’ayant pas de quoi se changer et moqué par les amies de Lucrèce 30 , il fait d’une certaine façon pendant à Mythophilacte en étalant sa pédanterie, non pas littéraire mais vestimentaire, dissertant à la fois sur les dangers de se faire asperger de boue dans les rues de Paris et sur les mérites comparés de la dentelle au point de Gênes et du pontignac (un autre style de dentelle). En contraste avec le ridicule des intérêts littéraires des gens de Cour, qu’il voit comme une gigantesque logorrhée archaïque ou archaïsante, Furetière inclut dans l’inventaire un titre moqueur : Le Rappé du Parnasse, ou recueil de plusieurs vers anciens corrigez et remis dans le stile du temps. En deux lignes, il résume de la sorte toute la littérature burlesque, ayant sans doute en tête sa propre Énéide travestie, livre quatrième contenant les amours d’Ænée et de Didon. Il n’est pas surprenant qu’Augustin Courbé trouve grâce à ses yeux, vu que c’est lui qui l’a publiée en 1648. Le Virgile travesti n’est sorti qu’en mai 1649, comme le fait remarquer Jean Leclerc dans L’Antiquité travestie : Antoine Furetière, avec son Énéide travestie, livre quatriesme contenant les amours d’Ænee et de Didon, réussit à battre Scarron de vitesse, qui travaillait encore sur le troisième livre. Le privilège est daté du 7 décembre 1648, et cette œuvre est achevée d’imprimer le 22 décembre 1648 par Augustin Courbé. Le texte est donc antérieur de cinq mois au quatrième livre de Scarron, qui ne paraîtra qu’en mai 1649. 31 À propos du titre Le Rappé du Parnasse : le Dictionnaire universel définit le rapé comme du « raisin trié dont on remplit à demy un tonneau pour repasser dessus du vin gâté, ou affoibli, pour luy donner de nouvelles forces. On repasse souvent les vins vieux et affoiblis sur des rapez 32 ». Il est donc évident qu’en 1666, bien après que les travestissements burlesques de l’Antiquité ont passé de mode, Furetière, ami de Racine, qui privilégiait les sujets grecs, considère encore les classiques comme dépassés et affadis, nécessitant une burlesque remise au goût du jour. Également burlesques et hyper-rabelaisiens sont ces Plaidoyers et harangues prononcées [sic] dans l’assemblée générale des libraires, parodie (pseudo-littéraire) des séances du Parlement. De tous les ouvrages proposés à cette auguste assemblée ne sont retenus que les livres de cuisine de La Varenne (Le Cuisinier [et le Pâtissier] François, 1651) et le manuel-phare de Nicolas de Bonnefons, Le Jardinier François  33 , avec la remarque que plusieurs bons auteurs anciens et modernes ont été rejetés. Le mépris bien connu de Furetière pour les libraires, déjà constaté au début de l’épisode de Mythophilacte, devient cinglant ici. Mais ne décèle-t-on pas également un certain dédain (renouvelé) pour 593 Mythophylacte : un homme de papier, ou la dérision des livres 34 R.B., p. 1095-1096. 35 R.B., p. 1095, n 1 p. 1470. 36 R.B., p. 919-920. 37 Soit 600 000 livres (1 écu = 3 livres). 38 R.B., p. 1095. 39 U. Eco, Six promenades dans les bois du roman et d’ailleurs (trad. de l’italien par Myriem Bouzeher), Paris, Libraire générale française, 1994. les ouvrages d’imagination eux-mêmes, puisque seuls sont retenus des textes traitant de sujets « terre-à-terre » comme la cuisine et l’horticulture ? L’Inventaire se conclut sur une caricature de comptabilité : « Estat et Roolle des sommes auxquelles ont été modestement taxées, dans le Conseil poëtique, les places d’Illustres et demy-Illustres, dont la vente a été ordonnée pour faire un fonds pour la subsistance des pauvres autheurs 34 ». La note d’A. Adam à ce propos 35 est fort intrigante : il avance l’idée que Furetière aurait soupçonné de grands personnages, dissimulés sous des noms perses ou romains (dans les romans de Mlle de Scudéry, p. ex.), d’avoir dû payer grassement pour se voir mentionnés dans un ouvrage à succès. Si cette insinuation est vraie (encore qu’impossible à prouver), les romans-fleuves des Scudéry ne seraient alors que des exemples de vanité et de vénalité (supra). Mais ce qu’Antoine Adam ne semble pas avoir vu, c’est que cette prétendue comptabilité, à peine lisible sur une page rongée par les rats et la pourriture, constitue une auto-parodie au second degré - physiquement délabrée à dessein - correspondant à la « Tariffe des mariages 36 ». Dans cette dernière, la « valeur marchande » des filles à marier va de six mille livres à deux cent mille écus 37 , pour des partis allant du petit commis au duc et pair. Pour l’« Estat et Roolle », les prix sont plus difficiles à déterminer, mais la liste attribue une valeur marchande aux personnages de roman et aux divers genres poétiques, sauf que la détérioration du feuillet ne permet pas facilement de se rendre compte du tarif de chaque article. La façon malicieuse dont Furetière invoque le refus d’omniscience, en « fabriquant » un document gravement endommagé, invite le lecteur à se souvenir de la Tariffe pour conclure que tout est à vendre dans Le Roman bourgeois : filles à marier, héros de roman, beauté, valeur, esprit, mais aussi sonnets, madrigaux, élégies etc. Le juste prix de toute sorte de vers, voit-on en italiques, en tête du « menu poétique 38 ». Comme pour l’ensemble du Roman bourgeois, l’« Inventaire de Mythophilacte » offre ample matière à réflexion sur le livre et la lecture, une matière exceptionnellement riche qui nous force à nous interroger sur nos propres habitudes, goûts et penchants, tout en transformant le fait littéraire en une sorte d’« encyclopédie du dérisoire », qui fait voir que l’acte scriptural, comme l’acte lectoral, ne résulte pas toujours forcément d’un choix dicté par la réalité, le bon goût ou même le bon sens. Lire quoi ? Lire comment ? Si Umberto Eco ne se penche pas précisément sur la question de ce qui constitue un « livre modèle », son ouvrage Six promenades dans les bois du roman et d’ailleurs traite abondamment - et avec fécondité - du lecteur modèle et de l’auteur modèle 39 . Adapter cette notion à l’Inventaire exige une certaine focalisation du regard lectoral : Furetière, auteur empirique, a créé un auteur modèle (Mythophilacte), qui est à la fois un personnage (Charroselles l’a connu) et un non-personnage (il est mort au moment où le lecteur empirique fait sa connaissance) : contrairement aux autres personnages du Roman 594 Francis Assaf 40 U. Eco, Lector in fabula : le rôle du lecteur ou la coopération interprétative dans les textes narratifs (trad. de l’italien par Myriem Bouzeher), Paris, Libraire générale française, 1989, p. 62. 41 R.B., p. 1081. bourgeois, bien décrits dans leur aspect physique autant que dans leur comportement et leur psychologie, il n’existe plus que par cet inventaire. Un homme de papier, comme le dit notre titre. Plutôt que de lui attribuer un seul texte, Furetière lui en assigne une multiplicité, dont le lecteur empirique (nous) et les lecteurs (ou auditeurs) modèles (Charroselles et Collantine) ne connaissent que les titres et une brève description, suffisante cependant pour se faire à la fois une idée du contenu et de ce qu’en pense l’auteur empirique, invitant implicitement le lecteur empirique à porter un jugement sur un texte qu’il n’a, en réalité, pas lu (ni ne peut lire). Dans les deux avertissements (« Le libraire au lecteur », en tête du Livre Premier et celui, plus bref, mais plus percutant, en tête du Livre Second), Furetière insiste sur le rôle du lecteur, surtout dans le deuxième. En lui disant ce à quoi il ne doit pas s’attendre, il fait de lui un lecteur modèle ; autrement dit, il lui demande d’actualiser le texte d’une certaine façon 40 , à l’instar de Charroselles, qui suggère ironiquement de réécrire l’Almanach des disners  41 pour le rendre, tout en en inversant le sens, plus semblable aux almanachs conventionnels (supra). Les compétences textuelles qu’attend Furetière du lecteur confronté à l’Inventaire n’engagent nullement à la co-production du texte, comme le fait Sorel dans l’« Advertissement d’importance aux lecteurs » en tête de l’édition de 1623 du Francion, vu que ces textes n’existent pas (et que le lecteur le sait bien). Mais en définitive la leçon contenue dans cet inventaire est à prendre tout à fait au sérieux car en elle sont inscrits « en creux » les critères d’un renouveau du concept de livre et, par-là, de ce qui s’appelle lire. Ce à quoi il invite surtout le lecteur, c’est à une réflexion sur ses propres modes et choix de lecture, dans l’espoir (implicite) que ce sera dans une direction opposée à ce que présente l’Inventaire de Mythophilacte. 595 Mythophylacte : un homme de papier, ou la dérision des livres 1 « Vous semble-t-il pas que l’image / D’un assez galant personnage / Sert à ces tombeaux d’orne‐ ment ? » ( Jean de La Fontaine, Épître à M. le Surintendant, œuvres diverses, éd. Pierre Clarac, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1958, p. 504 ; nous renverrons dorénavant à cette édition par l’abréviation O.D. suivie du numéro de page). 2 Relation d’un voyage de Paris en Limousin, lettre du 3 septembre 1663, O.D., p. 542. Reconstituer la bibliothèque de Jean de La Fontaine : enjeux épistémologiques et esthétiques Julien B A R D O T Université Paris-Sorbonne Le mythe tenace du « bonhomme La Fontaine » nous incite à imaginer le poète rêvant au bord d’un ruisseau plutôt qu’étudiant dans une bibliothèque ; de fait, il est rare que La Fontaine se présente lui-même comme un lecteur assidu, encore moins dans une pièce dédiée à cette activité. L’Épître à M. le Surintendant est une occasion unique sous sa plume de le surprendre dans une bibliothèque - celle du château de Saint-Mandé, où l’on fait attendre le poète venu rendre visite à Fouquet, trop occupé pour le recevoir. Sans négliger le rôle de la fiction ni de la plaisanterie, il semble significatif que La Fontaine ne profite pas de cette attente prolongée pour consulter l’un des nombreux ouvrages de cette bibliothèque, l’une des plus considérables de l’époque ; seuls les sarcophages égyptiens exposés dans la pièce retiennent son attention. Son imagination facétieuse s’éveille à la vue de leur décor, et plus précisément de la barbe d’Osiris à l’aspect quelque peu phallique qui orne les sarcophages ; il apostrophe alors de manière fantaisiste le dieu Horus à ce sujet 1 . La bibliothèque de Fouquet apparaît ici plutôt comme un cabinet de curiosités que comme un lieu d’érudition ; le sérieux fait place au burlesque, et le silence recueilli qui semble de mise dans un tel cadre est remplacé par le dialogue, même s’il est purement fictif : c’est dire si la bibliothèque n’est pas chez lui le lieu emblématique de la culture livresque. Lorsqu’à l’inverse il parle de ses lectures, il ne donne en général aucune précision sur la manière dont il lit. Ce témoignage, dans la Relation d’un voyage de Paris en Limousin, fait exception : « m’étant allé promener dans le jardin [d’une hôtellerie], je m’attachai tellement à la lecture de Tite-Live qu’il se passa plus d’une bonne heure sans que je fisse réflexion sur mon appétit 2 ». Il est intéressant de voir que La Fontaine lit dans la nature plutôt que dans sa chambre ou a fortiori dans un cabinet ou une bibliothèque, et qu’à l’en croire cette activité soit susceptible de lui faire perdre à ce point le sens des réalités. Cette anecdote vise évidemment à traduire un trait de caractère, mais, à défaut d’être absolument authentique, elle nous renseigne sur un certain imaginaire de la lecture comme évasion du réel, et bien loin de la bibliothèque. 3 Formule de Patrick Dandrey pour désigner l’ensemble formé sur la base du personnel mythologique par l’Adonis, LeSonge de Vaux et Les Amours de Psyché et de Cupidon. Voir « Les temples de Volupté. Régime de l’image et de la signification dans Adonis, Le Songe de Vaux et Les Amours de Psyché », Littératures classiques, n° 29, 1997, p. 181-210. 4 André Gide, Journal 1939-1949, Souvenirs, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1954, p. 683-684. 5 Georges Couton, La Poétique de La Fontaine, Paris, PUF, 1957. 6 Renée Kohn, Le Goût de La Fontaine, Paris, PUF, 1962. 7 Emmanuel Bury, L’Esthétique de La Fontaine, Paris, SEDES, 1996. 8 O.D., p. 533. 9 Le témoignage de l’abbé d’Olivet est cité par Pierre Clarac dans les notes de son édition, ibid., p. 994. De nombreux critiques ont cependant révélé la richesse et même l’érudition dont témoi‐ gnent assurément certaines de ses œuvres, en particulier les œuvres dites « vénusiennes 3 » (Adonis, Le Songe de Vaux et Psyché), les Contes et bien sûr les Fables, que Gide considérait comme un « miracle de culture 4 » : comment ne pas imaginer alors le poète passant des heures studieuses à lire dans une bibliothèque ? Les études transversales, plus rares, ont éclairé la « poétique » de La Fontaine 5 , son « goût 6 » ou encore son « esthétique 7 », mais qu'en est-il de sa culture livresque ? Quelle est-elle, comment dialogue-t-il avec ses sources, modèles et références et comment les active-t-il dans l’ensemble de son œuvre ? La question de la bibliothèque est particulièrement pertinente pour envisager cette perspective, mais de quelle bibliothèque parle-t-on, et dans quelle mesure peut-on la reconstituer ? Nous verrons d’abord qu’en tentant de reconstituer la bibliothèque du poète à partir d’un éclairage extérieur, nous rencontrons des obstacles qui nous obligent à substituer à une hypothétique bibliothèque réelle ce que l’on appellera sa bibliothèque virtuelle, soit les lectures auxquelles il fait lui-même référence et dont ses textes portent la trace : comment la manière dont il les convoque permet-elle de modéliser cette bibliothèque virtuelle sous forme de typologie ? Nous nous intéresserons ensuite à la manière dont il met en scène ses lectures - soit la bibliothèque cette fois imaginaire du poète. Nous verrons alors qu’à travers un certain imaginaire de la bibliothèque se fait jour un rapport dynamique à sa culture livresque. L’œuvre de La Fontaine ne fait guère état de livres qu’il aurait possédés, et on ne trouve nulle part d’inventaire de sa bibliothèque personnelle. Au début de la Relation d’un voyage de Paris en Limousin, il feint de reprocher à son épouse son goût immodéré pour les vieux romans de chevalerie 8 , qu’elle aurait selon lui lus et relus : on peut en déduire qu’il y avait dans la demeure du couple La Fontaine à Château-Thierry une bibliothèque contenant ces ouvrages, entre autres. Mais La Fontaine y a relativement peu, puis plus du tout, vécu, dans les décennies où il a composé son œuvre littéraire du moins. Même après la vente de la maison familiale en 1676, il a toujours possédé des livres : l’abbé d’Olivet, historien de l’Académie française, nous apprend qu’il avait ses propres exemplaires de Platon et de Plutarque, auteurs qu’il cite souvent - à en croire d’Olivet, ces livres, depuis perdus, étaient abondamment annotés, témoignant de lectures répétées et attentives qui auraient nourri l’entreprise des Fables  9 . Mais à ces rares exceptions près, nous n’avons pas trace de livres en la possession de La Fontaine, même s’il est très probable que des ouvrages constamment lus et relus comme L’Astrée ou Le Décaméron ne le quittaient jamais ; à défaut de savoir 598 Julien Bardot 10 Voir Roger Chartier : « pas plus aux X V I Ie et X V I I Ie siècles qu’aujourd’hui, le possible accès au livre ne saurait être réduit à la seule possession privée d’une bibliothèque. Le livre lu n’est pas toujours un livre possédé, tant s’en faut » (Lectures et lecteurs dans la France d’Ancien Régime, Paris, Seuil, 1987, p. 183). 11 En particulier : Alain Génetiot, Poétique du loisir mondain de Voiture à La Fontaine, Paris, Champion, 1997, et Jean-Marc Chatelain, La Bibliothèque de l’honnête homme, Paris, BnF, 2003. 12 H.-J. Martin, Livres, pouvoirs et société à Paris au X V I Ie siècle, Genève, Droz, 1969. 13 Urbain-Victor Chatelain, Le Surintendant Nicolas Fouquet, protecteur des Lettres, des Arts et des Sciences, Paris, Perrin, 1905. 14 Les historiens romains sont les auteurs de prédilection de l’honnête homme : Nicolas Faret, notamment, leur accorde une place très importante dans sa formation ; voir J.-M. Chatelain, op. cit. 15 H.-J. Martin, op. cit., p. 503. exactement quels livres possédait La Fontaine, nous pouvons chercher lesquels il a lus, ce qui est plus important 10 , en nous appuyant dans un premier temps sur sa biographie. Les grandes étapes de la vie de La Fontaine sont assez bien connues, et on peut déduire de ce parcours qui le mène d’un collège de Champagne à l’Académie française un ensemble de lectures obligées et de références plausibles, ainsi que la fréquentation d’un certain nombre de bibliothèques publiques ou privées. Du collège de Château-Thierry à l’Académie française en passant par le cercle parisien des Paladins de la Table Ronde où La Fontaine côtoyait notamment l’érudit François de Maucroix, puis la cour de Fouquet à Vaux, animée par le poète mondain Paul Pellisson, et enfin plusieurs salons parisiens dont celui de Mme de La Sablière, chacun des milieux fréquenté par le poète au cours de son existence était détenteur et prescripteur de goûts et de références culturels que l’on peut jusqu’à un certain point lui attribuer, au moins à certaines périodes. Ainsi la découverte d’Horace, rapportée dans l’Épître à Huet, date sans doute des années du cercle des Paladins et son intérêt pour Descartes et les questions scientifiques, de celles où il fréquentait le salon de Mme de La Sablière. Cependant, on ne saurait aller trop loin dans cette voie : la culture scolaire des jésuites comme les goûts des milieux galants ont fait l’objet d’études précises 11 , l’ouvrage d’Henri-Jean Martin 12 contient de précieux inventaires des bibliothèques privées parisiennes, enfin celui de la bibliothèque de Fouquet a été étudié par Urbain-Victor Chatelain 13 , mais ces informations sont pertinentes pour étudier un milieu plutôt qu’un auteur spécifique. Le fait est que certaines références attendues dans la perspective de ces divers ouvrages sont quasi absentes chez La Fontaine - il en va ainsi de la plupart des historiens, comme Salluste, Quinte-Curce ou Tacite 14 , ou de Sénèque, dont les inventaires de bibliothèques privées parisiennes 15 nous apprennent que c’est un auteur abondamment diffusé : La Fontaine a travaillé sur la traduction de ses Épîtres, mais il ne le cite jamais de lui-même dans son œuvre comme une référence familière, alors même que beaucoup de ses lecteurs et dédicataires le connaissent sans doute, au moins de manière superficielle. Enfin, La Fontaine a été fidèle toute sa vie à certains goûts enracinés dans sa jeunesse (Térence ou L’Astrée) : sa bibliothèque n’est donc pas affaire de contexte. Il faut ainsi dès à présent faire le deuil de la bibliothèque « réelle » de La Fontaine, même en imaginant que celle-ci ait pu être éparpillée dans le temps et l’espace : il semble impossible et par ailleurs peu pertinent de vouloir reconstituer avec certitude ce qu’ont pu être ses lectures, car beaucoup trop de titres resteraient douteux, et l’ensemble auquel on aboutirait serait sans doute peu représentatif. En l’absence d’un inventaire comme celui de la bibliothèque 599 Reconstituer la bibliothèque de Jean de La Fontaine : enjeux épistémologiques et esthétiques 16 Épître à Huet, O.D., p. 648. 17 Lettre à M. Racine, O.D., p. 655-657. 18 A. Viala, « Rhétorique du lecteur et stratégie culturelle : la bibliothèque imaginaire de Saint-Évre‐ mond », Cahiers de littérature du X V I Ie siècle, n° 10, 1988, p. 111-121. de Perrault, nous ne pouvons aboutir à une liste similaire qui éclairerait l’œuvre : dans quelle mesure est-ce l’œuvre elle-même qui nous renseigne sur la bibliothèque que l’on dira virtuelle du poète ? Les deux formes principales sous lesquelles apparaissent les lectures de La Fontaine dans son œuvre sont d’une part la mention, la référence ou l’allusion, d’autre part la citation, l’emprunt ou la traduction. On peut alors élaborer un spectre très nuancé, allant de la citation textuelle assortie d’une mention précise de la source à une allusion plus fugitive à tel auteur. Un grand nombre de titres et de noms d’auteurs défilent d’un texte à l’autre, mais La Fontaine n’approfondit à peu près jamais : il cite à l’occasion, fait souvent référence à des auteurs, mais on ne peut pas dire qu’il parle de ses lectures. Il devient alors nécessaire de distinguer entre les allusions à des lectures effectives et celles qui n’impliquent pas de connaissance du texte, et de hiérarchiser cette masse de références bibliographiques selon une typologie reproduisant leur degré de validité. Une première catégorie, celle des lectures hypothétiques de La Fontaine, regroupe les ouvrages indiqués par une allusion très fugitive ou un souvenir de lecture un peu lointain (telle formule évoquant un vers de Virgile), ou encore les sources restées hypothétiques comme L’Adone de Marino. La catégorie des lectures probables de La Fontaine contient d’une part les références précises mais n’impliquant pas forcément une véritable lecture (l’Hypnerotomachia Poliphili de Colonna ou l’épisode du songe de Scipion dans le De Republica de Cicéron, cités en exemples dans Le Songe de Vaux), d’autre part les sources probables ou partielles de l’œuvre - par exemple l’Iliade pour la pièce Achille, qui s’émancipe cependant du texte homérique. Enfin, nous connaissons avec certitude certaines lectures de La Fontaine grâce à des témoignages de très diverses natures : soit il les déclare explicitement (« Térence est dans mes mains 16 »), soit il formule un avis sur un auteur ou un texte (Ronsard, critiqué dans une lettre à Racine 17 ), soit il fait référence de manière très précise à un texte (plusieurs épisodes de l’Iliade sont ainsi commentés dans Psyché), soit encore il emprunte largement à un ouvrage (les Métamorphoses d’Ovide pour Daphné et Galatée), soit enfin il cite un auteur, avec une prédilection chez les Anciens pour Virgile, Térence et Horace - à cela s’ajoutent bien entendu les textes traduits, ou plutôt adaptés par La Fontaine (L’Eunuque, l’immense majorité des Fables, etc.). La question qui se pose à partir de cette typologie est de savoir pourquoi La Fontaine mentionne certaines de ses lectures de manière explicite et semble en dissimuler d’autres. Il est indispensable de réfléchir à ce sujet, non seulement pour savoir jusqu’à quel point on doit se fier au témoignage de l’œuvre, mais aussi parce que cette question est riche en enseignements sur la culture de La Fontaine en tant que pratique dynamique, plus que socle de références - c’est ici que nous passons de la notion de bibliothèque virtuelle à celle de bibliothèque imaginaire, comme Alain Viala a étudié la « bibliothèque imaginaire » de Saint-Évremond à partir de la correspondance de celui-ci 18 . L’œuvre de La Fontaine est 600 Julien Bardot 19 Voir Marie-Claire Chatelain, Ovide savant, Ovide galant. Ovide en France dans la seconde moitié du X V I Ie siècle, Paris, Champion, 2008, en particulier le chapitre intitulé « La poésie ovidienne de La Fontaine », p. 407-532. 20 « Sans m’arrêter à aucun arrangement, non plus que faisait Montagne [sic] », À son Altesse Sérénissime Mgr le Prince de Conti, O.D., p. 707. 21 Voir Bernard Beugnot, « La Fontaine et Montaigne : essai de bilan », Études françaises, vol. 1, n° 3, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1965, p. 43-65. 22 Essais, II, 36. pleine de références à des auteurs, plus rarement à des œuvres qui dans un certain nombre de cas correspondent effectivement à une source. Certains types de textes s’y prêtent particulièrement : les préfaces, les paratextes, où le lien de filiation entre La Fontaine et ses prédécesseurs se fait explicite. Il est cependant intéressant de remarquer que les auteurs cités sont moins souvent des sources que des références esthétiques valant arguments d’autorité, garanties en matière de respect des règles et plus souvent encore, de bon goût. Le phénomène est particulièrement flagrant dans la préface de la seconde partie des Contes : pas une allusion à Boccace, mais des références à Quintilien, Marot, Saint-Gelais, Voiture, Térence (qui est également cité, dans le texte) et Ménandre, Sophocle et Euripide, et enfin Horace. Cette abondance de poètes dans un recueil de textes narratifs, et plus particulièrement d’Anciens alors que la tradition des Contes est beaucoup plus récente, prouve bien que la question de la bibliothèque diffère totalement de l’étude des sources et même des lectures effectives : il ne s’agit pas tant ici de savoir d’où viennent les motifs, que de voir à l’aune de quelles références La Fontaine situe son geste poétique et quel horizon d’attente il dessine pour son lecteur. Enfin, d’autres lectures restent cachées, sciemment ou non. Ainsi d’Ovide 19 ou de Montaigne, cité une seule fois 20 au détour d’une lettre, comme le modèle d’un certain art du coq-à-l’âne souvent pratiqué par La Fontaine, mais lu et relu constamment 21 , ce dont témoigne par exemple la Comparaison d’Alexandre, de César et de M. le Prince, dont l’esprit est proche de l’essai « Des plus excellens hommes 22 ». Il n’y a pourtant aucune raison d’imaginer que La Fontaine ait voulu dissimuler cette dilection. Il semblerait plutôt que la parenté soit si profonde que la référence bibliographique soit superflue, peut-être pour le lecteur censé la reconnaître, mais surtout pour La Fontaine lui-même, dont on peut penser que les souvenirs de Montaigne lui viennent spontanément sous la plume. Quoi qu’il en soit, on voit ici les limites de l’entreprise : si on ne peut reconstituer la bibliothèque virtuelle de l’œuvre de manière exogène, la méthode endogène pose de nombreuses questions et requiert beaucoup de prudence et de nuance. La conclusion que l’on doit dès à présent en tirer est qu’on ne saurait trop présumer de la référence précise à un texte : la bibliothèque est véritablement infusée dans l’œuvre de La Fontaine, et les références explicites n’offrent pas tant de solides garanties d’une lecture effective qu’elles ne remplissent des fonctions pragmatiques dans l’échange entre le poète et son public. La typologie esquissée nous montre une diversité des emprunts culturels dans leur modalité plus encore que dans leur nature. Que peut-on déduire de ce bref panorama des lectures de La Fontaine ? Quel homme de culture était-il : savant ou galant ? Avec la plupart de ses dédicataires ou interlocuteurs épistolaires, La Fontaine s’étend peu sur ses lectures. S’adressant à des enfants (le Dauphin, le duc de Bourgogne), à des dames 601 Reconstituer la bibliothèque de Jean de La Fontaine : enjeux épistémologiques et esthétiques 23 Les Amours de Psyché et de Cupidon, O.D., p. 154-155. 24 Voir en particulier la lettre À M. de Maucroix, O.D., p. 727-730. 25 Voir Remarques adressées à Maucroix sur sa traduction des Homélies d’Astérius, O.D., p. 730-734. Rappelons que lui-même a traduit par deux fois en français des citations poétiques latines : celles de La Cité de Dieu de Saint Augustin et celles des Épîtres de Sénèque. 26 O.D., p. 710-714. (Mme de Montespan, Mme de La Sablière) et à des gens de cour (M. de Turenne, le duc de Vendôme), il ne saurait faire état de lectures trop précises sans passer pour un pédant. Le poète va parfois jusqu’à faire étalage d’ignorance et à contrefaire la naïveté pour adhérer à l’idéal mondain qui fait de la lecture solitaire un pis-aller, et de la conversation le véritable accomplissement de l’honnête homme. La bibliothèque, lieu tabou de cette civilisation du « loisir mondain », n’apparaît d’ailleurs dans aucune de ses œuvres, pas même dans le palais de l’Amour (Psyché), bien différent en cela du château de la Bête chez Mme Leprince de Beaumont, et pourtant rempli d’œuvres d’art, de tapisseries et de galeries de portraits. Même lorsque Psyché est initiée par les Nymphes à l’histoire, à la poésie, au théâtre et aux romans, ce n’est pas dans un lieu spécifique, alors même que le palais regorge de « cabinets et d’arrière-cabinets » ; cette initiation prend en outre la forme de la lecture orale et de la représentation théâtrale plutôt que de la lecture silencieuse 23 . Les deux modèles privilégiés de la lecture chez La Fontaine restent donc celui de la lecture solitaire dans la nature (modèle de la rêverie), et plus encore celui de la lecture à haute voix au sein d’une société choisie, comme celle des quatre amis dans Psyché - lecture en plein air, elle aussi, et ambulatoire, qui est l’occasion de partager des émotions et des réflexions entre honnêtes gens (modèle de la conversation). Mais d’autres textes, quoique minoritaires, nous révèlent au contraire un La Fontaine savant. Fort d’une indéniable culture scolaire, il s’occupe à la fin de sa vie à des points de traduction très précis, et s’avère fin connaisseur de littérature patristique 24 : il échange longuement avec son ami de jeunesse Maucroix et manifeste une vive curiosité, s’inscrivant dans le modèle de l’otium litteratum en Académicien qui se livre, dans son loisir, à des plaisirs d’érudit. La Fontaine est en échange constant avec son ami, meilleur latiniste que lui, auquel il suggère de traduire des dialogues de Cicéron et des ouvrages chrétiens, sur lesquels il livre ensuite d’abondants commentaires nourris par une solide connaissance de la langue latine et des auteurs en question 25 . Même dans un contexte plus mondain, celui de ses rapports avec son protecteur le prince de Conti, l’érudition n’est pas proscrite. Dans une lettre de 1689 26 , on trouve ainsi en quelques lignes deux citations de Virgile (Géorgiques et Énéide) et une de Térence (Phormion). C’est aussi au prince de Conti qu’est adressé le texte de La Fontaine qui se rapproche le plus d’un travail d’érudit : la Comparaison d’Alexandre, de César et de Monsieur le Prince. Il se situe explicitement dans la lignée des Vies parallèles de Plutarque, mais convoque aussi Montaigne (Essais II, 36 « Des plus excellens hommes »), Saint-Évremond (Jugement sur Alexandre et César, 1653) ou encore divers auteurs qui ont comparé le Grand Condé à Alexandre, à l’époque de Rocroi : le texte porte ainsi la trace de lectures précises auxquelles le poète se livre de toute évidence au moment où il rédige le texte - il a notamment Plutarque à portée de main, puisqu’il reprend ses chiffres. C’est d’ailleurs le seul auteur qu’il cite (« D’après Plutarque… ») ; la plupart du temps, il raconte de manière très vivante les évènements de la vie des trois hommes, comme 602 Julien Bardot 27 Voir Julien Bardot, « “Des exemples inimitables” : le rapport aux Anciens dans la Comparaison d’Alexandre, de César et de Monsieur le Prince », Le Fablier, n° 26, 2015, p. 199-208. 28 O.D., p. 686. 29 Voir Discours à Mme de La Sablière, O.D., p. 645. 30 À Mme la Duchesse de Bouillon, O.D., p. 671 ; À son Altesse Sérénissime Mgr le Prince de Conti, ibid., p. 701. 31 « À propos d’Anacréon, j’ai presque envie d’évoquer son ombre ; mais je pense qu’il vaudrait mieux le ressusciter tout à fait. » (À Mme la Duchesse de Bouillon, O.D., p. 671) 32 « Sous ce tombeau gisent Plaute et Térence, / Et cependant le seul Molière y gît. / Leurs trois talents ne formaient qu’un esprit / Dont le bel art réjouissait la France. » (Sur Molière, O.D., p. 609) s’il n’était passé par aucun intermédiaire pour en avoir connaissance. Il ne prétend donc pas faire œuvre d’historien, exhibe d’ailleurs un certain manque de sérieux et revendique un goût très personnel dans l’appréciation de ces grands hommes ; en définitive, son but avoué est de divertir le prince de Conti et son oncle, plus que de chanter les louanges de celui-ci ou de leur apprendre quoi que ce soit sur César ou Alexandre 27 . Le poète ne se rend ainsi jamais coupable de pédanterie : il sait rester dans le ton de la conversation plaisante, tourner ses connaissances en dérision et donner un air burlesque à sa curiosité intellectuelle en la mettant en scène sous forme de questions impromptues, comme lorsqu’il s’interroge sur la figure allégorique de l’Hercule gaulois : « Je ne me serais jamais avisé de proposer à l’éloquence un dieu comme Hercule, et encore moins un Gaulois : ce sont des disconvenances qui me donnent envie de chercher ce qui en est répandu dans les livres 28 » - encore se propose-t-il bien de chercher la réponse « dans les livres », c’est-à-dire dans une bibliothèque. On voit finalement que La Fontaine manifeste des intérêts qui le distinguent aussi bien du savant que de l’honnête homme : c’est bien en poète, et non en mondain ou en érudit qu’il parle de ses lectures. Il s’agit d’un homme ayant un rapport vivant à sa culture, faite d’un solide fonds scolaire enrichi de lectures d’élection mais aussi de nombreuses lectures de circonstance, au gré d’une carrière prolifique et peu linéaire - culture dont la double image du papillon du Parnasse et de l’abeille qui fait son miel s’offre en parfait emblème 29 . La bibliothèque imaginaire de La Fontaine joue ainsi divers rôles : ensemble de sources, bien sûr, mais aussi langage commun et monnaie d’échange avec le public, et enfin support d’une réflexion esthétique interne à partir de modèles de référence pour un poète qui s’invente lui-même. Adepte de la paronomase, il appelle volontiers les auteurs dramatiques « les Sophocles du temps » et les orateurs « les Cicérons de ce temps 30 », en vertu d’un principe d’analogie constant avec ce monde de référence qu’est l’Antiquité ; ce lien prend cependant une dimension autrement plus vivante lorsque le poète se propose lui-même de « ressusciter Anachréon 31 » ou pleure Térence et Plaute en même temps que Molière 32 . La bibliothèque virtuelle et imaginaire de La Fontaine est donc extrêmement diversifiée, à l’image de son œuvre : assez difficile à cerner, elle n’est ni celle d’un authentique savant, ni celle d’un mondain frivole. En tentant de reconstituer la bibliothèque à partir de l’œuvre, nous avons vu que le destinataire de chaque texte était capital chez cet auteur pour lequel le goût du public est une préoccupation de tous les instants. En dépit de la désinvolture généralement affichée, on devine une habitude et même un goût prononcé pour la lecture dans le texte, voire pour l’érudition ; dans l’ensemble il y a beaucoup 603 Reconstituer la bibliothèque de Jean de La Fontaine : enjeux épistémologiques et esthétiques 33 Cité par Jean Mesnard dans « “Honnête Homme” et “Honnête Femme” au X V I Ie siècle », Présences féminines. Littérature et société au X V I Ie siècle français, Ian Richmond et Constant Venesoen (dir.), Actes de London (Canada), Papers on French Seventeenth Century Literature, Paris-Seattle-Tübingen, 1987, p. 15-42. de seconde main, sans doute, mais bien des indices trahissent de solides connaissances et aptitudes, vraisemblablement développées dans sa jeunesse lors de sa formation chez les Jésuites et cultivées par la suite, qui ont permis à La Fontaine tout au long de sa vie d’affirmer un goût très sûr et très personnel dont les Fables, entre autres, portent l’empreinte si particulière. L’impression d’incongruité à imaginer La Fontaine enfermé dans une bibliothèque persiste cependant, et cela ne tient pas seulement à une stratégie de dissimulation de sa part. En 1632, dans son ouvrage L’honnête femme qui fait pendant aux traités de l’honnête homme, l’abbé Jacques du Bosc envisageait trois activités de l’esprit ayant des fonctions bien précises : « Par la lecture, nous entretenons les morts, par la conversation les vivants et nous-mêmes par la rêverie 33 . » Il n’y a chez La Fontaine exclusivité ni de la lecture, ni de la conversation, ni de la rêverie, et le poète lui-même n’est ni un homme de bibliothèque, ni un homme de salon, ni un homme des bois, mais un homme de culture - soit, si l’on veut, un homme-bibliothèque et non de bibliothèque, capable de partager son savoir et ses goûts avec autrui et de s’en nourrir constamment lui-même par une pratique intertextuelle libre et très personnelle, accomplissant ainsi la double fonction de la culture : alimenter le dialogue avec autrui et se former, voire s’inventer soi-même, comme homme et comme auteur simultanément. La bibliothèque est donc bien autre chose qu’un lieu d’érudition, et plus même que la matrice de l’œuvre : elle est une dimension active de la création et de la réception de celle-ci. À la croisée d’un axe vertical, celui de l’héritage culturel, et d’un axe horizontal, celui du rapport au lecteur, la bibliothèque telle que l’utilise et la représente La Fontaine constitue véritablement la clef de voûte de l’œuvre : les morts et les vivants y dialoguent dans un échange susceptible de se perpétuer de génération en génération, ce qui est la définition même de l’œuvre classique. 604 Julien Bardot 1 Pétrarque, Les Remèdes aux deux fortunes 1354-1366, vol. I, trad. C. Carraud, Grenoble, J. Millon, 2002, p. 219. 2 Augustin, Confessions, X, 25. La trajectoire autobiographique des Confessions oppose l’expérience d’une dispersion dans la forêt des livres philosophiques (VII, 20-21) à la révélation par le Livre (« Tolle, et Lege »), en l’occurrence l’évangile de Paul (VIII, 12). Visions allégoriques et satiriques de la bibliothèque au XVII ᵉ siècle Nicolas C O R R E A R D Université de Nantes - J’ai beaucoup de livres. - La question tombe à point. Car si certains recherchent des livres pour s’instruire, d’autres ne les amassent que pour leur plaisir et par vanité. - J’ai énormément de livres. - C’est un fardeau plaisant, mais bien laborieux ; tu en seras aussi embarrassé qu’agréablement diverti. - J’ai une quantité de livres considérable. - Et donc quantité de soucis et d’obstacles à ton repos ; il faudra que ton esprit passe sans cesse de l’un à l’autre, et que ta mémoire s’en encombre. Veux-tu que je te dise ? Les Livres ont mené les uns à la science, d’autres à la folie, pour avoir absorbé plus qu’ils ne pouvaient digérer. L’esprit est comme l’estomac : la nausée lui fait plus de mal que la faim. Comme pour les aliments, il faut limiter l’usage des livres selon la nature de celui qui s’en sert. 1 L’auteur qui écrit ces lignes n’a pas connu l’invention de l’imprimerie. Il s’agit de Pétrarque, dans une réflexion intitulée « De Librorum copia » (« De l’abondance des livres ») du De remediis utriusque Fortunæ. Sans doute écrit en réaction au Philobiblion de son ami Richard de Bury, ce texte nous rappelle que le même homme qui parcourait une partie de l’Europe à la recherche de manuscrits, ou qui les faisait venir à lui par ses correspondants, se souvenait de la critique augustinienne de la libido sciendi  2 , christianisant l’impératif socratique de connaissance de soi souvent opposé à la connaissance livresque (chez Platon déjà, Phèdre, 274-276). La fiction allégorique a pu constituer un autre biais pour le dire. Ainsi de la Table de Cébès, ekphrasis stoïcisante d’un tableau représentant la peregrinatio vitae, où l’enseignement des arts libéraux constitue une étape, mais qui n’est pas placée sur le chemin menant les pèlerins à la Vertu : il s’agit de la Fausse Instruction qui en détourne, opposée à l’Édification authentique. Ce bivium dessine un topos de la littérature humaniste qui, autant sinon plus que la tradition médiévale des pèlerinages allégoriques, connue à travers Guillaume de 3 Juste Lipse, De bibliothecis syntagma, Anvers, Jan Moretus, 1602, VIII, p. 26. Il se fait l’écho de Sénèque, De la Tranquilité de l’esprit, chap. IX, 4-7. 4 Juste Lipse, ibid., XI, p. 33 : « Museum dixit caveam, irridens Philosophos qui in ea alebantur, velut pretiosae quaedam aves. » 5 Sur la prégnance du topos de la multitudo librorum jusque dans le discours sur la bibliothèque, voir Jean-Marc Chatelain, « L’excès des livres et le savoir bibliographique », Littératures classiques, n° 66, 2008, p. 143-160. 6 La spécialisation sémantique de ces deux mots, l’un d’origine grecque, l’autre d’origine latine, a lieu au fil du siècle : le Thresor de la langue française de Jean Nicot (1606) en fait encore des équivalents (« Librairie. Libraria, bibliotheca »), donnant pour exemple « Dresser une librairie, Bibliothecam conficere » ; mais le Dictionnaire universel de Furetière (1690) distingue le sens vieilli du mot « librairie » (« signifioit autrefois Bibliotheque »), conservé dans certains usages (la Librairie du Roi), du sens restreint de commerce de livres. Le cas des langues latines, italien et espagnol, où cette évolution a lieu plus lentement, de sorte que « libraria » et « libraría » restent couramment employés au sens de bibliothèque au X V I Ie siècle (voir les occurrences relevées dans les textes ci-dessous), justifie a fortiori l’approche relativement large pour laquelle nous optons ici. 7 Sur ce genre, renvoyons aux travaux fondateurs de Luigi Firpo, « Allegoria e satira in Parnasso », Belfagor, n° 1, 1946, p. 673-699 ; et de Marc Fumaroli, L’École du silence. Le sentiment des images au X V Ie siècle, Paris, Flammarion, 1994, p. 19-36. Digulleville ou à travers le Roman de la Rose, fréquente et apprécie la Table de Cébès, comme elle apprécie les Noces de Philologie et de Mercure de Martianus Capella. Dans ce dernier texte, les enseignements des arts libéraux, personnifiés, sont critiqués ponctuellement par Satura ou Bromus, personnages incarnant un esprit de facétie et de raillerie qui met en tension le discours didactique, tout en l’égayant un peu. Il ne s’agit pas de représentations de la bibliothèque, mais on ne s’étonnera pas, avec de tels modèles, que le lieu fasse une apparition souvent ambivalente dans les fictions allégoriques du XVIIe siècle. Ces accents satiriques pouvaient se trouver renforcés par l’influence considérable de Lucien à la Renaissance et à l’âge classique : le Samosatois s’était en effet moqué dans son Bibliomane ignorant de l’inculte faisant ostentation de livres. Même Juste Lipse dans son De bibliothecis syntagma, compilation fondatrice sur l’étude des bibliothèques antiques, dont il fait un éloge ardent, concède que les bibliothèques servaient le plus souvent d’ornement ou de spectacle 3 . Et Lipse d’évoquer cette image ironique d’Athénée de Naucratis, « qui appelait le Musée d’Alexandrie caverne, pour se moquer des philosophes qui venaient s’y nourrir comme des oiseaux rares 4 ». S’ils aiment célébrer le savoir et leur propre rapport passionnel aux livres, les membres de la République des Lettres nuancent souvent l’encomium de la bibliothèque par une vision inquiète, critique et parfois sarcastique, qui développe le lieu commun de l’abondance excessive des livres 5 . Jardin, Parnasse ou paradis, la bibliothèque ou la « librairie », puisque la synonymie entre les deux termes n’était pas encore tout à fait dissipée 6 , peuvent se métamorphoser en prison, en labyrinthe, en musée des horreurs. Les textes que nous allons examiner, dans une optique comparatiste et dans un ordre chronologique, qui dessine néanmoins un sens, jouent de la labilité et de la réversibilité de l’image allégorique pour donner à voir cette ambivalence. Peu ou prou, ils relèvent tous du modèle de la peregrinatio vitae, qui se distingue de cet autre type de mise en scène allégorique de la bibliothèque que pourrait être le Parnasse à la manière de Caporali et de Boccalini 7 , même s’ils lui empruntent ou peuvent intégrer ponctuellement une évalution poétique de certains auteurs sur le mode du Parnasse, dans une étape consacrée à la bibliothèque. 606 Nicolas Correard 8 J. V. Andreae, Peregrini in Patria errores, Utopiae, 1618. 9 Ibid., chap. 7, p. 19. 10 Ibid., chap. 8, p. 20 : « unam Mendacii Bibliothecam plus genus humanum, quam si terrenum orbem peragrassem exhorui ». 11 Ibid., chap. 24, p. 62-65. 12 Voir Sari Kivistö, The Vices of Learning. Morality and Knowledge at Early Modern Universities, Leyde-Boston, Brill, 2014. Entrons dans ce corpus par la littérature néo-latine, avec le pèlerinage allégorique de l’humaniste allemand Johann Valentin Andreae. Pasteur luthérien de son état, Andreae est surtout connu pour avoir lancé (Fama Fraternitatis, 1614) puis dénoncé la mystification rosicrucienne (Turris Babel, 1619). Multipliant les écrits satiriques qui se réclament de l’esprit de Lucien (Menippus, 1617), il attaque violemment la curiosité savante dans un discours polémique intitulé De curiositatis pernicie syntagma (1621). En 1618, il publie sous le voile de l’anonymat, à « Utopia » (Strasbourg), un Peregrini in patria errores  8 croisant la tradition du pèlerinage allégorique chrétien avec la veine satirique de Lucien, du Moriae encomium d’Érasme, et de la déclamation De incertitudine et vanitate scientiarum d’Agrippa de Nettesheim, l’un de ses principaux maîtres à penser. Ce récit allégorique est largement consacré aux aberrations du monde intellectuel, représentées sous la forme d’embûches, d’architectures labyrinthiques et de figures monstrueuses qui menacent le voyageur dans l’itinéraire de la vie. Le héros, narrateur anonyme de sa propre histoire, se présente comme une persona autobiographique évidente. Flanqué d’un mentor nommé l’Appétit (Impetus), il rencontre assez tôt la bibliothèque, peu après avoir traversé l’antichambre de l’Amour de soi (Philautia) et la terre des Vicissitudes. Il entre dans une lumière éblouissante au sein d’un temple qu’il croit être le refuge de toutes les sciences, mais y voit une déesse à tête de Gorgone qui se propose de lui faire visiter son « théâtre du monde » (« Orbis theatr[um] 9 »). La dégradation comique intervient aussitôt : le voyageur est accueilli par un concert d’oies, qui lui emplissent les oreilles d’opinions contradictoires. « J’en ai appris plus sur le genre humain en traversant cette bibliothèque de mensonges que si j’avais fait le tour de la Terre », conclut-il en ressortant 10 . La bibliothèque est-elle ici le comparant de l’allégorie, ou le lieu allégorisé ? Il s’agit en tout état de cause d’une vision du monde des livres paradoxalement représentés par des animaux bruyants. Ce chapitre « De librorum multa, & varia impietate, quibus errores humani servantur & propagantur » trouve son pendant plus loin dans la vision d’un atelier d’imprimeurs, au chapitre « Litterae » : le narrateur y assiste à la composition des livres, enthousiaste, avant de déchanter lorsqu’il se rend compte qu’il ne s’agit que de « fables » (« fabulae »), quel que soit le domaine traité 11 . On ne saurait attribuer une influence démesurée à ce récit, jamais traduit à notre connaissance, mais on peut conjecturer qu’il a contribué au développement des discours satiriques contre la curiosité, et contre la bibliothèque, rédigés par de nombreux humanistes germaniques aux XVIIe et XVIIIe siècles 12 . Le même J. V. Andreae accordera une place assez limitée à la bibliothèque dans l’utopie de la Christianopolis (1619). La bibliothèque n’y est pas de dimension négligeable, mais elle met en valeur les livres de spiritualité. Les sages savent qu’il existe nombre de choses qu’il est inutile de savoir dans la vie, et que l’on trouve plus en soi-même que dans les livres : « S’il s’agit de les suivre, hé bien, adieu, livres ! Et Salut 607 Visions allégoriques et satiriques de la bibliothèque au X V I I ᵉ siècle 13 J. V. Andreae, Reipublicae Christianopolitanae descriptio, Strasbourg, Zetzner, 1619, chap. 39, p. 94 : « Valeant ergo libri, si illos sequimur, vivat liber Vitae Christus. » 14 Nous suivons la traduction de Xavier Galmiche : J. A. Comenius, Le Labyrinthe du monde et le Paradis du cœur, Prague, Wald Press, 2006. Nous remercions Caroline Sorin, étudiante en Master Recherche à Nantes sous notre direction (2013-2015), de ses précisions sur l’auteur et la langue tchèque. 15 Ibid., chap. X, p. 78. 16 Le Labyrinthe du monde et le paradis du cœur, op. cit., p. 79 ; Labyrint světa a Ráj srdce [1663], Kalich, SPN - Státní pedagogické nakladatelství, Česká biblická společnost, 1955, p. 51-52 : « “Milý brachu, pěkná věc jest pěknou míti bibliotéku.” - “I když se ji neužívá ? ” dím já. A on : “I ti, kdož bibliotéky milují, mezi učené se počítají.” Já sobě na mysli : “Jako někdo kladiv a klíští hromady maje, a k čemu jich užívati nevěda, mezi kováře.” ». à toi, Christ, le Livre de la vie 13 », conclut le bref chapitre consacré à la bibliothèque, dans cette utopie par ailleurs plus intéressée par les laboratoires sur les phénomènes naturels, à la manière de Bacon, ou par les apprentissages pratiques. Loin de contrebalancer la vision satirique du Peregrini in patria errores, cette vision utopique la complète. Proche d’Andreae, l’humaniste tchèque Jan Amos Komenský, dit Comenius, s’en inspire pour composer en 1623 Le Labyrinthe du monde et le Paradis du cœur (Labyrint světa a Ráj srdce), pèlerinage allégorique dont l’originalité, outre la rédaction en langue tchèque, est d’articuler une seconde partie spirituelle, relatant l’élévation mystique du narrateur, à une première brossant une satire complète du siècle 14 . Les doctes et les livres constituent une cible de choix pour cet auteur par ailleurs tout à fait savant, plus connu pour ses œuvres linguistiques, didactiques et encyclopédiques. Accompagné de deux mentors allégoriques, Všezvěd (« Qui-Sait-Tout ») et Všydybud (« Qui-Est-Partout »), le narrateur aborde la terre des études après avoir contemplé d’en haut les vanités du monde, fait l’expérience de la condition carcérale des époux et traversé la mer du commerce, où il fait naufrage. La bibliothèque est allégorisée, ou plutôt métaphorisée comme une immense salle d’apothicaire, dont les tiroirs sont fouillés par des érudits affairés, qui en tirent des médicaments pour les mastiquer avec gourmandise. Obèses, la plupart ingèrent tout ce qu’ils trouvent sans discernement, jusqu’à la nausée ; d’autres bourrent leurs sacs de produits étiquettés « Vocabulaire, Dictionnaire, Lexique, Promptuarium, Florilegium, Loci communes, Concordances, Herbier  15 », qu’ils avalent au moment de préparer quelque discours ; d’autres encore dispersent leurs petits étuis de pharmacopée ou les brûlent par mégarde. Comenius décrit leur abattement avant de se focaliser sur certains fétichistes qui s’enferment dans des cellules pour orner de pierres précieuses leurs étuis et leurs fioles, sans jamais en utiliser le contenu - il s’agit des couvertures reliées et ornées, bien entendu. « Frère bien-aimé », lui dit-on, « c’est une belle chose que d’avoir une belle bibliothèque » « — Même si l’on ne s’en sert pas ? », dis-je. Et lui : « Ceux-là aussi, amoureux des bibliothèques, se comptent parmi les érudits. » Et je pense à part moi : « Comme un qui, pour avoir un tas de marteaux et de tenailles sans savoir s’en servir, se compterait parmi les forgerons. » 16 On décrit avec force détails la fabrication matérielle des étuis et des fioles, ainsi que le procédé ordinaire par lequel certains pharmaciens se contentent de transvaser les liquides d’une fiole à l’autre, en trafiquant un peu la substance, image du plagiat. Le narrateur avertit que certains introduisent même des ingrédients vénéneux, et conclut au charlatanisme général. 608 Nicolas Correard 17 Diego de Saavedra Fajardo, República literaria, éd. F. J. Diéz de la Revenga, Murcie, Real Academia Alfonso X El Sabio, 2008. Il existe une traduction française : La République littéraire, ou Description allégorique et critique des sciences et des arts, Lausanne, François Grasset, 1970. 18 D. Saavedra Fajardo, República literaria, op. cit., p. 99-100. Développant la métaphore gastronomique de l’appétit curieux, aux résonances augus‐ tiniennes, ou retournant ironiquement la métaphore médicale de la philosophie comme remède pour l’esprit, Comenius travaille à outrer certains lieux communs dans le cadre d’une esthétique grotesque et burlesque, où la dégradation matérielle joue à plein, sans cesser de fonctionner comme allégorie. Ainsi de la vision des érudits « gonflés » jusqu’à l’indigestion, qui évoque le « Scientia inflat » paulinien (1 Cor. 8,1), tout en annonçant la fin de la première partie du Labyrinthe, où Salomon, marié avec la Sagesse, arrache le voile de cette dernière et la dénonce comme l’imposture ultime du monde, en citant l’Ecclésiaste. La satire serait assez lourde si elle n’était pleine d’autodérision : ayant rédigé ce récit en exil de Bohème, peu après l’incendie accidentel de sa bibliothèque personnelle, Comenius châtie évidemment son propre amour des livres. On ne trouvera rien de pénitentiel, par contre, dans l’allégorie satirique beaucoup plus séculière attribuée au diplomate espagnol Diego de Saavedra Fajardo, la República literaria, texte dont une première version a été composée en 1612-1613, une seconde vers 1640, avant une publication posthume et pseudonyme en 1655 (sous le titre Juicio de arte y sciencias), puis une autre sous le nom de cet auteur, en 1670 17 . S’endormant alors qu’il médite sur l’abondance des livres, le narrateur entrevoit en songe, accompagné de son mentor Varron (l’un des maîtres antiques de la satire ménippée), une cité lumineuse dont les remparts sont de plume, dont la douve est remplie d’encre, et dont les tours produisent du papier comme autant d’imprimeries. Après avoir admiré les portes gravées comme des frontispices et passé la douane de la censure, il visite les différents quartiers : les écoles des grammariens pédants ; les collines des philosophes extravagants ; les cavernes enfumées des alchimistes etc. Les bibliothèques (« librarías ») proprement dites sont l’objet d’un passage sans doute inspiré par la lecture du De bibliothecis syntagma de Lipse : après une liste des plus célèbres (de celle de Pergame aux grandes bibliothèques contemporaines, comme l’Ambrosienne de Milan, la Vaticane, celle de l’Escurial ou la Palatine d’Heidelberg), sont décrits les différents types de matériaux servant à la confection des livres 18 . Mais l’ensemble de l’allégorie peut se concevoir comme le parcours d’une bibliothèque idéale, qui se fait Parnasse allégorique. À la manière du Viaje de Parnasso de Cervantès, les bons auteurs sont loués. Mais les rayons des arts libéraux sont allégorisés par des activités mécaniques : les grammairiens sont représentés en maraîchers ; les critiques en barbiers rasant les autres ; les rhéteurs en saltimbanques ; les médecins en bouchers etc. Et tous pratiquent le vol, c’est-à-dire le plagiat… Cette dégradation burlesque prépare un desengaño qui va croissant : désabusé de cette fausse utopie, le narrateur s’aperçoit que la cité tout entière est bâtie sur des fondements branlants ; il découvre au centre un asile de fous, abritant les philosophes ; il écoute pour finir Démocrite vitupérant contre l’inutilité des livres, avant de se réveiller comme d’un cauchemar, concluant que la sagesse se trouve dans la prudence, non dans la bibliothèque. Faisant du songe-cadre l’espace d’une peregrinatio bibliothecae, plutôt que d’une peregrinatio vitae à proprement parler, cet auteur sceptique, 609 Visions allégoriques et satiriques de la bibliothèque au X V I I ᵉ siècle 19 Humanidades y dignidad del hombre en Baltasar Gracián, Salamanque, Ediciones Universidad Salamanca, 2001, p. 101-115. 20 Baltasar Gracián, El Criticón, éd. S. Alonso, Madrid, Cátedra, 2004, p. 356. Évoquant le Museion d’Alexandrie, le mot de « museo » sera encore employé au sens de bibliothèque en castillan au X V I I Ie siècle (comme en témoigne l’entrée du Dictionnario de autoridade, 1738). 21 Ibid. : « ¿Qué jardín del Abril, qué Aranjuez del Mayo como una libraría selecta? ». grand lecteur de Corneille Agrippa et probablement de Montaigne, va de la fascination au dégrisement. Proche de lui, Gracián imagine la bibliothèque en « Musée du Discret » (« el Museo del Discreto ») dans la Quatrième Crise de la Seconde partie du Criticón (1653), sur laquelle Aurora Egido a attiré l’attention 19 . L’épisode est certes placé sous le signe de l’éloge plutôt que du blâme, et il manifeste un intérêt pour un lieu précis. Andrenio et Critilo, les deux pèlerins qui représentent les deux faces de la vie (jeunesse et vieillesse, désir et désillusion, volonté et sagesse, etc.) entrent dans le palais de Salastano - anagramme de Lastanosa, le mécène de Gracián à Huesca, propriétaire d’une célèbre bibliothèque où le jésuite a sans doute composé le Criticón. Après avoir traversé le jardin des « prodiges de Salastano », pseudo-description d’un cabinet de curiosités détournée en allégorie des grands hommes, ils visitent un « docte musée » (« culto museo ») 20 , suscitant des pointes gongorines : « Y a-t-il un jardin en avril, un Aranjuez en mai, comparable à une bibliothèque bien choisie 21 ? » Dépositaires de la véritable immortalité, les livres constituent un lieu bien plus solide que les pyramides d’Égypte. Et combien plus vaut cette richesse par rapport à la richesse matérielle ! Les pèlerins rencontrent un homme ailé, allégorie probable de l’âme cultivée, qui promet de les conduire au palais de Sofisbella, la Sagesse. Ce n’est certes pas dans les églises qu’on la trouve, ni dans les universités, explique-t-il, tant la Sagesse fuit les docteurs, dont la condition est allégorisée par l’apparition d’une chimère mi-homme mi-serpent, dont les yeux sont tournés vers le ciel alors que sa queue la condamne à ramper sur le sol. Prônant une littérature culta, autrement dit savante, mais non pédante, Gracián vise tout autant les demi-habiles et les demi-lettrés, les gentilhommes vite happés par le cortège du monde, à l’instar d’Andrenio, qui ne peut résister à l’attrait des carosses de la vie courtisane, s’engouffrant dans le piège. Critilo, lui, séjourne dans ce « palais de l’Entendement », qui se métamorphose en Parnasse allégorique. Visitant différents cabinets, il examine avec son hôte les secteurs des Belles-Lettres, distribuant éloges et blâmes aux auteurs éventuellement nommés, sur le mode d’un Parnasse : Poésie, Histoire, Politique, Antiquariat, Mathématiques, Philosophie naturelle, Philosophie morale, Spiritualité. Les traits allégoriques ne sont pas oubliés. On réprimande les « plumes en or » ou les « plumes en canne à sucre » de certains historiens complaisants, trop tendres envers leurs commanditaires ; on vante certaines bonnes feuilles aux vertus médicinales des philosophes moraux, telles la rhubarbe d’Epictète, les salades de Lucien, les artichauts de Boccalini, etc. Gracián semble pour une fois avoir oublié la satire, tant l’épisode résonne favorablement en comparaison du suivant, situé sur « la place populaire et théâtre du vulgaire » (« Plaça del populacho y corral del Vulgo »). Mais l’allégorie se dissout comme les autres. L’homme ailé disparaît inexpliquablement, et Critilo se retrouve au côté d’un nain qui l’avertit que Sofisbella est ailleurs : 610 Nicolas Correard 22 Ibid., II, 6, p. 401 : « Créeme, que todo passa en imagen, y aun en imaginación, en esta vida : hasta essa casa del saber toda ella es aparencia ¿Qué, pensabas tú ver y tocar con las manos la misma sabiduría? ». 23 Ibid., III, 12, p. 791-792. 24 Voir Michèle Rosellini, « La bibliothèque de Don Quichotte et ses avatars français au X V I Ie siècle », Les Bibliothèques entre imaginaires et réalités, Cl. Nédelec (dir.), Arras, Artois Presses Université, 2009, p. 245-259. Nathalie Grande explore dans le même volume « l’imaginaire critique » de la bibliothèque dans les romans comiques (« La bibliothèque dans quelques fictions en prose à l’aube des temps modernes », p. 295-308). 25 François Hédelin, abbé d’Aubignac, Macarise, ou la reine des Isles Fortunées. Histoire allégorique. Première partie, Paris, J. Du Brueil et J. Collet, 1664. Crois-moi, dans cette vie tout se passe dans les images, et même dans la seule imagination : jusqu’à cette maison du savoir qui n’est tout entière qu’apparences. Quoi, tu croyais voir et toucher de tes mains la sagesse elle-même ? 22 La bibliothèque aussi appelle un desengaño. Cependant, l’épisode, situé au milieu de l’œuvre, a un statut spécial en ce qu’il annonce le dénouement, lorsqu’Andrenio et Critilo, proches de la mort, rejoignent l’île de l’Immortalité : leur embarcation entrant dans le golfe de la Mémoire traverse une mer noire d’encre et se métamorphose en livre orné d’emblèmes, ses rames en plume, ses voiles en peintures 23 . Dans ce finale métaleptique, et si peu chrétien, le livre de Gracián se représente prenant place dans notre bibliothèque, seul lieu de l’immortalité. Il n’existe peut-être pas d’exemple français tout à fait comparable à ces bibliothèques imaginaires du « croissant baroque » européen, peut-être parce que l’art de la composition allégorique sur le modèle de la peregrinatio vitae y avait été délaissé plus vite sous l’effet du triomphe du roman ; c’est alors le modèle de la bibliothèque romanesque de Don Quichotte qui préside à l’examen critique des fictions dans la fiction 24 . Peut-être aussi faut-il y voir l’effet de l’idéologie de l’honnête homme, promue dans les cercles aristocratiques par les lecteurs de Montaigne comme Faret ou le chevalier de Méré, qui se gardent de blâmer la bibliothèque comme ils se gardent de l’encenser, favorisant un rapport dépassionné. Cette impression ressort de l’épisode situé à la fin du livre I de la Macarise de d’Aubignac, cet essai d’un roman philosophique néo-stoïcien, composé pour l’éducation du fils du duc de Maillé-Brezé et pour l’instruction des dames. Livré en préalable dans un « abrégé de philosophie stoïcienne », le discours interprétatif y fait office de clef allégorique, encadrant le récit au point de l’écraser quelque peu 25 . L’auteur n’a pas oublié le modèle de la Table de Cébès, mais son texte se distingue par son optique plus étroite, aussi bien que par le public visé et par sa composition romanesque. Pas de récit d’un narrateur autobiographique ici, mais un échevau d’aventures narrées à la troisième personne, suivant l’ordo artificialis des grands romans. Le prince Arianax, qui est en réalité le roi Théandre en exil, dépossédé par l’usurpateur Tarchane, doit parvenir sur les terres de Macarise, le Souverain bien. À la fin du livre I, il fait la visite du temple de Cléarthe, transposition romanesque de la figure de Zénon le stoïcien (dont on apprendra la vie plus tard), en compagnie du prêtre, le sage Callistrate, qui fait office de mentor. Désireux d’étudier, le jeune Arianax s’étonne de l’étroitesse de la bibliothèque à l’inté‐ rieur de ce temple. Callistrate répond en critiquant ceux qui amassent les livres, estimant qu’il vaut mieux réserver les bibliothèques somptueuses aux Grands et aux États, aptes à 611 Visions allégoriques et satiriques de la bibliothèque au X V I I ᵉ siècle 26 Ibid., p. 131. 27 Ibid., p. 134. 28 Ibid., p. 138. 29 Ibid. 30 Cf. Sénèque, Lettres à Lucilius, 2. Les Epistolarum philologicarum libri duo (Paris, E. Martin, 1655) de Roland Desmarests (cités par J.-M. Chatelain, « L’excès des livres… », art. cit., p. 146-147) témoignent de cette banalisation de la critique stoïcienne de la bibliothèque. 31 Voir par exemple Nicolas Faret, L’Honneste homme, ou l’art de plaire à la cour, Strasbourg, E. Welper, 1664 [1630], p. 30-32 sur l’« opinion [qu’]on doit avoir des bonnes lettres ». 32 Il s’agit du récit enchâssé d’Hermesile (allégorie de la Science) libérée par son amant de l’esclavage à laquelle l’a réduite Mélane, pédant de la province des Grmaates ou Gramates (les Grammairiens). F.-H. d’Aubignac, Macarise, op. cit., p. 222-263. 33 Charles Sorel, La Solitude et l’Amour philosophique de Cléomède, Paris, A. de Sommaville, 1640, p. 269. ouvrir de semblables « magazin[s] public[s] 26 » pour les curieux, alors qu’il ne convient pas aux particuliers de fortune médiocre de dilapider ainsi leur bien. Mieux vaudrait, raille-t-il, prendre le parti de ceux qui remplissent leurs étagères de simples couvertures peintes et dorées afin de charmer les yeux, sans dissimuler que leurs têtes sont aussi vides que les rayons de leurs bibliothèques… Mais, objecte Arianax, qui se fait l’écho d’une conception encyclopédique, comment connaître une discipline dans toute son étendue sans conférer les auteurs les uns avec les autres ? Au contraire, enseigne Callistrate : il faut « peu de livres », mais « bons & bien choisis », ceux des « excellens Maistres qui parlent avec vigueur & du fond de l’ame 27 ». Arianax avance une dernière objection, celle du plaisir de parcourir tous les livres ; il faut justement interdire à l’esprit cette « course vagababonde 28 », répond Callistrate, qui refourbit de classiques métaphores gastronomiques, viatiques et cynégétiques contre la curiosité livresque. S’absorber dans la bibliothèque, ce serait comme vouloir absorber tous les mets d’un repas, marque d’un « estomach dégoûté 29 » ; ce serait comme voyager en allant d’hôtellerie en hôtellerie, sans jamais lier d’amitié ; ce serait comme courir sans jamais s’arrêter, pour se retrouver nulle part 30 . La rhétorique sermonnaire et quelque peu cléricale prêtée par d’Aubignac à son person‐ nage peut se justifier dans une optique stoïcienne, si l’on pense à la lettre 88 de Sénèque à Lucilius, qui dévalorise l’encyclopédisme en comparaison de la connaissance de soi, ou si l’on pense au néo-stoïcisme de Montaigne et du Vair. Surtout, elle s’inscrit dans un éloge de la médiocrité intellectuelle typique de la culture de l’honnêteté, qui sied à l’éducation du prince et des dames : la fréquentation du « grand livre du monde » vaudra toujours mieux que l’enfermement bibliophile 31 . Un autre épisode, pleinement allégorique celui-là, se chargera de montrer dans le livre II de Macarise à quel point la sagesse fréquentable se distingue de l’érudition 32 . Significativement, on ne trouvera pas de vision critique similaire chez un libertin comme Sorel, prédécesseur dans l’essai du roman allégorico-philosophique en français : l’auteur du Berger extravagant et de la Bibliothèque française, grand pourfendeur de pédants ou de lecteurs incontrôlables, prête à son Cléomède deux visions en songe de l’encyclopédie, mais en guise d’utopie positive et de projet réel, conforme à son propre agenda baconien. Cléodème voit bien des vanités en cheminant dans sa seconde pérégrination onirique, mais pas de dangereuse bibliothèque, tout au plus quelques gens de lettres égarés 33 . L’Oratoire du Temple de Sophie, où il s’enferme à la fin du songe, a quelque chose d’un lieu cartésien, 612 Nicolas Correard 34 Niccolò Franco, Pistole vulgari, Venise, A. Gadane, 1542, p. 186 r° - 202 v°. 35 Diogène Laërce, Vies, sentences et doctrines des philosophes illustres, t. II, éd. R. Grenaille, Paris, Flammarion, p. 16. 36 Francesco Fulvio Frugoni, Il Cane di Diogene. Opera massima […]I Secondi latrati, cioè la Biblioteca dell’Attico ed Atene esplorata, Venise, A. Bosio, 1587. 37 Ibid., p. 9 sq. 38 Ibid., p. 64. 39 Ibid., p. 30. 40 Ibid., p. 13. désencombré des livres : la puissance de révélation de l’Amour philosophique n’en aurait que faire. Échappant aux lieux trop convenus, comme celui de la dispute chrétienne contre la curiositas livresque, Sorel laisse une case vide dans une série de possibles littéraires, alors que ses intérêts divers auraient pu le conduire à la remplir. Il serait dommage de ne pas terminer ce parcours par là où tout a commencé, par l’Italie. Après tout, Niccolò Franco attribuait déjà à sa propre lampe une épître où elle relate avoir fait de nuit le tour de la bibliothèque de son propriétaire, et n’y avoir vu que vanité 34 . Cette tentation cynique, conforme à un passage de Diogène Laërce montrant Diogène de Sinope qui réprimande les maîtres des arts libéraux 35 , ressurgit avec le Cane di Diogene de l’abbé génoan Francesco Fulvio Frugoni, œuvre de quatre mille quatre cents pages composée sur plus de deux décennies, divisée en sept volumes ou « latrati » (« aboiements »), qui relatent le parcours initiatique du chien Saetta (« Éclair ») dans une Europe déguisée sous le voile de l’allégorie. Initié à la philosophie par Diogène, qui le chasse après qu’il a mangé un cahier contenant tous ses écrits, le chien retrouvera son premier-maître à la fin, après avoir aboyé contre tous les vices du monde. Plus proche de la tradition de la satire ménippée qu’aucun autre des auteurs que nous avons abordés jusqu’ici, Frugoni remplit cependant sa peregrinatio canis de paysages allégoriques, composés sur le modèle de Gracián. La première partie des seconds « aboiements » se déroule dans la « bibliothèque » d’un Athénien, qui accueille le Spartiate ayant adopté Saetta 36 . On décrit les livres dans leur matérialité et on s’enthousiasme pour cet « empyrée » s’élevant au-dessus des passions viles. Les métaphores de la curiosité sont retournées de manière provocante : oui, la bibliothèque est un lieu de luxure, explique l’Athénien, mais d’une « chaste luxure » (« casta lussuria  37 »), les livres sont comme autant d’épouses légitimes, et le véritable lettré, tel un nouvel Hercule, peut en déflorer cinquante en une seule nuit… L’Athénien exhorte in abstentia les « étalons » ou les « porcs des lettres » à féconder toutes les sciences de leur semence intellectuelle, mais le Spartiate note que c’est vanité d’avoir beaucoup de livres, quand on a « la tête vide de sens ». On vitupère contre ceux qui meublent leurs rayons de livres jamais ouverts : ils sont comme des eunuques mariés, dont la bibliothèque, telle une autre Pénélope, est convoitée par des rivaux et des domestiques plus ardents. Cette « remontrance cynique » (« Cinica rimostranza  38 ») alterne entre la satire des ânes ignorants et la satire des mauvais auteurs, plus nombreux que les bons : l’imprimerie a engendré plus de corbeaux que de cygnes ; la vanité des sciences en a perdu plus d’un ; les livres sont des serpents, des sirènes, des loups… et certaines bibliothèques des forêts pleines de monstres, ou des labyrinthes abritant quelque Minotaure 39 . « Non pompa, sed usu  40 , » telle devrait être la devise de la bibliothèque selon Frugoni, qui met en scène une autre bibliothèque dans les cinquièmes « aboiements », sous-titrés « Il Tri‐ 613 Visions allégoriques et satiriques de la bibliothèque au X V I I ᵉ siècle 41 Elle est l’objet d’une édition indépendante par Sergio Bozzola et Alberto Sana, dont les études liminaires constituent la meilleure introduction possible à l’ensemble du Cane : F. F. Frugoni, Il Tribunal della Critica, Parme, Fondazione Pietro Bembo / Ugo Guanda Editore, 2001, à laquelle nous nous référons ci-dessous. 42 Ibid., p. 113. 43 Ibid., p. 158-159. 44 F. F. Frugoni, Il Cane di Diogene […] I Secondi latrati, cioè la Biblioteca dell’Attico, op. cit., p. 32-33. 45 Ibid., p. 37. 46 Montaigne, Essais, éd. P. Villey, Paris, PUF, 1965, p. 946 [B]. 47 Dans un genre allégorico-satirique très proche, n’était justement l’absence d’un schème de quête narrative caractéristique de la peregrinatio, il faudrait évoquer l’Hospital das letras du portugais Francisco de Melo (Lisbonne, 1657), « apologue dialogué » qui met en scène Lipse, Boccalini, Quevedo et l’auteur lui-même jugeant les produits d’une bibliothèque métaphorisée en « hôpital ». Présentés comme des médecins, les critiques prescrivent une violente purge comique à ce petit monde malade bunal della Critica », véritable œuvre dans l’œuvre 41 . Déambulant dans les rues de Memphis, Saetta visite des ateliers d’imprimeurs, puis il croise Mercure conduisant un chargement de livres au Parnasse. Le chien part sur ses traces, mais le trajet est semé de péripéties. Suite à un naufrage, il aboutit sur l’île des Gastrimargues, vénérateurs rabelaisiens de la nourriture (le modèle est le Quart Livre, chap. 58-60). Leur « bibliothèque extravagante » (« libraria stravagante  42 ») est l’occasion de dresser plusieurs catalogues fantastiques, en quatre langues différentes (latin, italien, français, espagnol), pastichant le catalogue de l’abbaye de Saint-Victor (Pantagruel, chap. 7). Échappé de cette anti-bibliothèque consacrée exclusivement à la bouffe, Saetta parvient avec Mercure sur le Parnasse, dont la bibliothèque ressemble à une ménagerie : on y voit des auteurs perroquets, des auteurs singes, des auteurs éléphants, des auteurs mulets, etc., allégorisant les différents défauts littéraires 43 . La Satire, première personnification à être présentée, jouit d’une certaine préséance dans ce Parnasse, même si le conseil secret de la Critique, maîtresse des lieux assistée par Emanuele Tesauro, procède ensuite à un examen tout à fait nuancé des disciplines - l’Histoire, les Romans, la Poésie, la Théologie, la Philosophie, le Droit, la Médecine etc. Les bons auteurs sont nommés, les autres satirisés en bloc, sur quelques centaines de page. Frugoni s’est-il aperçu que la dilatation de son « opera massima », portée par une rhétorique de l’amplification conceptiste, l’exposait à tomber dans la catégorie de ces œuvres trop longues, « colosses vides » (« Colossi vuote »), « géants de papier » (« Giganti di carta »), obélisques couverts d’hiéroglyphes mais sans utilité, critiquées par l’Athénien 44 ? C’est que pour dénoncer cette « Afrique de vices » (sic), une « Asie de discours » ne suffirait pas, avertit le même personnage 45 . Fasciné par le paradoxe du lettré qui s’absorbe dans la bibliothèque dont il prétend se détacher, Frugoni semble avoir voulu faire de son Cane vorace la bibliothèque ultime, le livre qui avale et digère tous les livres de son époque. Dans un temps « desbordé » par l’« escrivaillerie 46 », un temps où la bibliothèque se fait genre, puisqu’il faut classer, trier et juger les écrits proliférant, les voyages allégoriques constituent un moyen ingénieux de prendre un peu d’air, de sortir du labyrinthe des livres par un envol imaginaire, à l’instar de Dédale. Situés dans une zone générique mobile, au carrefour entre la tradition chrétienne de la peregrinatio vitae, la satire ménippée, l’utopie, le Parnasse allégorique, ces textes ne convoquent pas sans humour les topiques de la critique des livres, afin de dramatiser l’examen du lieu qui les recueille 47 . Menacé d’archaïsme 614 Nicolas Correard de l’excès de livres. Voir l’édition critique de Jean Colomès, Le Dialogue « Hospital das Letras » de D. Francisco Manuel de Melo, Paris, Fundaç-o Calouste Gulbekian, 1970. au temps des romans, le modèle du pèlerinage allégorique reste, on le voit, pertinent pour représenter le double mouvement de la curiosité livresque, et de son nécessaire dépassement. Si les bibliothèques s’imposent comme une étape obligée dans les voyages allégoriques du XVIIe siècle, elles ne sauraient en constituer le terme ; elles ne sauraient non plus trouver de place tout à fait fixe dans l’imaginaire, comme le montre le balancement entre rhétorique laudative et dépréciative. La plupart des auteurs s’accorderont pour prôner, sans surprise, le jugement plutôt que l’encyclopédisme, la prudence plutôt que l’érudition, l’assimilation plutôt que l’avidité. Mais le discours moraliste a quelque chose de faussement définitif, puisque la critique de la bibliothèque s’énonce au sein de la bibliothèque elle-même. Et les images échappent à l’éloge comme au blâme : trahissant une fascination intime, elles se font visions fantastiques, paradoxales, borgésiennes de ce lieu à la fois ordinaire et tout à fait extraordinaire qu’est la bibliothèque pour tout lettré. 615 Visions allégoriques et satiriques de la bibliothèque au X V I I ᵉ siècle 1 Thomas More, L’Utopie (1516), traduction Victor Stouvenel, Paris, Éditions sociales, 1966, p. 166. 2 Tommaso Campanella, La Cité du Soleil (1623), traduction de Jules Rosset, Voyages aux Pays de Nulle Part, éd. Francis Lacassin, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1990, p. 238, 254, 259-260, 268 et 273. Entre « Mêmes » et « Autres » : les bibliothèques imaginées dans les récits utopiques de Foigny, Veiras, Fontenelle, Gilbert et Tyssot de Patot Pierre R O N Z E A U D Aix-Marseille Université Si Thomas More (L’Utopie, 1516) intégrait dans le programme d’éducation de ses Utopiens l’étude des lettres, introduisant ainsi plusieurs références à des livres de l’Antiquité, il refusait l’importation de livres religieux pour éviter les controverses. Il jugeait, par ailleurs, nuisible la rédaction de livres juridiques, pour ne pas accumuler, comme en Europe, « une quantité infinie de volumes, de lois, de commentaires », inutiles en Utopie où « tout le monde est docteur en droit », car les lois y sont claires et peu nombreuses 1 . Il ouvrait pourtant deux pistes souvent présentes dans la production livresque utopienne future : la conservation des Annales relatant l’origine et les développements de la société imaginée, et la production et la diffusion dans celle-ci de livres exemplaires à finalité éducative : en l’occurrence des livres de morale destinés à être lus à table. Tommaso Campanella (La Cité du Soleil, 1623) refusait également l’entrée des livres étrangers modernes dans sa Cité du Soleil, sauf ceux que les voyageurs solariens secrè‐ tement envoyés en Europe jugeaient porteurs de connaissances utiles, initiant ainsi un mouvement de collecte livresque dont on trouvera également des traces plus tard. Sinon les livres foisonnent dans sa Cité solaire, autochtones (Livres de la Sagesse, Livre de l’Art militaire, Livres des héros, Livres des Prophètes) ou empruntés (les Livres de l’Agriculture sont Les Géorgiques et Les Bucoliques  2 ). Dans La Nouvelle Atlantide de Francis Bacon (1627) les livres anciens sont également présents puisque le récit d’origine y est référé au mythe de l’Atlantide exposé dans le Timée et dans le Critias de Platon, puisqu’y est possédée une « Histoire naturelle » de Salomon, inconnue ailleurs, puisqu’y figure L’Utopie de More. Bensalem, la capitale, est alimentée en livres par des marchands, tandis que des voyageurs « pilleurs de savoirs » sont envoyés dans le monde connu pour y recopier au besoin les contenus savants d’ouvrages non commercialisés. La Maison de Salomon, cœur de la Nouvelle Atlantide, est ainsi une sorte 3 Francis Bacon, La Nouvelle Atlantide (1627), traduction Michèle Le Dœuff et Margaret Llasera, Paris, Flammarion, p. 100, 104, 115, 130 et 204. 4 Claude Gilbert, Histoire de Calejava ou de l’Île des hommes raisonnables [Dijon, 1700, an.], Paris, Champion, 2012 ; Fontenelle, La République des philosophes [Genève, 1788], Paris, EDHIS, 1970 ; Gabriel de Foigny, La Terre Australe connue [Genève, 1676], éd. P. Ronzeaud, Paris, STFM, 1990 [rééd. 2008] ; Simon Tyssot de Patot, Voyages et aventures de Jacques Massé [Bordeaux, 1710], éd. Aubrey Rosenberg, Paris, Universitas, Oxford, Voltaire Foundation, 1991 ; Denis Veiras, L’Histoire des Sévarambes [Amsterdam, 1686-1715], éd. A. Rosenberg, Paris, Champion, 2001. Ces ouvrages sont désormais désignés en note par : HC, RP, TA, VAJM, HS. 5 HS, p. 71. 6 VAJM, p. 44, 54, 72. de bibliothèque, même si les statues des inventeurs de toutes nations illustrent autrement une connaissance qui s’acquiert aussi de manière expérimentale 3 . Les utopistes de la fin du XVIIe siècle et du début du XVIIIe siècle connaissent, pour la plupart, ces textes fondateurs et les imitent souvent dans les directions évoquées, surtout dans le rapport aux livres étrangers. Mais ils s’en éloignent dans la manière dont ils traitent - ou esquivent - la question de la production livresque utopienne, comme si la fréquente contestation du « Livre » (Bible ou Alcoran) avait miné d’avance le recours aux livres comme valeurs, ou comme si l’accent mis sur les découvertes viatiques empiriques ou sur les créations institutionnelles ex-nihilo avait rendu caducs les réflexes humanistes de leurs prédécesseurs ou les modèles de transmission écrite des connaissances. Et pourtant, ils ne peuvent se passer de la mention des livres, dans les récits des voyages vers et dans les pays de nulle part comme dans la description des usages, des principes et des idées qui régissent leurs sociétés imaginées. L’objet de ma communication sera donc de montrer que, comme dans bien d’autres domaines, ils oscillent entre reproduction du connu, renversement du connu et invention du nouveau : d’où mon titre qui indique en même temps mon corpus 4 , et mon plan qui m’amènera à prendre en compte d’abord les livres européens évoqués dans ces récits, puis les livres utopiens qui y sont présentés ou mentionnés. En ce qui concerne les livres européens, plusieurs catégories et plusieurs points de vue sont à envisager : les livres cités par les voyageurs, les livres qu’ils ont écrits, les livres européens connus des utopiens, rejetés ou utilisés par eux. Je les présenterai rapidement dans cet ordre. Les voyageurs-narrateurs évoquent souvent, comme source de leur vocation nomade, des récits viatiques lus dans l’enfance, comme le font Siden, le héros de Veiras : « Je prenais un plaisir incroyable aux livres de voyage, aux relations des pays étrangers & à tout ce que l’on disait des nouvelles découvertes 5 », ou Jacques Massé, celui de Tyssot de Patot, qui dit avoir lu, jeune, « cent voyages » et s’appuie sur des « traités de voyageurs » pour décrire une trombe d’eau équatoriale ou les montagnes des Pyrénées 6 . Ils mentionnent ensuite deux types de livres qui s’inscrivent dans deux stratégies complémentaires de cautionnement de la valeur de leur relation. D’abord des classiques de la production viatique antérieure qu’ils dénoncent comme des produits imaginaires pour affirmer, par opposition, la véracité du récit qu’ils proposent puisqu’un esprit aussi judicieusement critique que le leur ne pourrait avancer des choses non véritables. Ainsi, dans son « Avis au lecteur », Foigny multiplie ces effets d’hypercri‐ 618 Pierre Ronzeaud 7 TA, p. 17. 8 HS, p. 61. 9 TA, p. 6. 10 VAJM, p. 38-39, 65. 11 AVJM, p. 55, 205. 12 HC, p. 201-202. 13 Lucrèce, De la nature, I, v. 51-52, trad. A. Ernout, Les Belles Lettres, 1962, t. I, p. 32. tique, en attaquant les récits antérieurs de Magellan, Gonneville, Marco Polo ou Franciso de Queiroz 7 , et, dans le sien, Veiras joue de la comparaison inévitable avec les utopies célèbres : « Si vous avez lu la République de Platon, l’Eutopia du chevalier Morus, ou la nouvelle Atlantis du chancelier Bacon, qui ne sont que l’ouvrage des imaginations ingénieuses de leurs auteurs, vous croirez peut-être que les relations des pays nouvellement découverts sont de ce genre, & surtout quand vous y trouverez quelque chose de merveilleux » pour poser, à l’inverse, la possibilité d’une relation véridique de découvertes prodigieuses réelles 8 . Ils mentionnent ensuite des ouvrages scientifiques ou philosophiques célèbres, pour valoriser par cet étalage d’érudition leurs compétences d’analystes et donc la justesse de leurs observations. Ainsi, Foigny se range derrière l’autorité de la célèbre (quoique antico‐ pernicienne) Cosmographie de Mr de Renty pour valider les caractères spatio-temporels extraordinaires de sa Terre Australe 9 , et Tyssot de Patot multiplie les références savantes - par exemple aux ouvrages mathématiques comme le Traité des coniques de Pascal ou les Six premiers livres d’Euclide, ou aux écrits de Tycho-Brahé et de Copernic sur la paralaxe du soleil 10 - pour valider les exposés théoriques tirés de ses observations exotiques. À cette multiplicité livresque s’oppose l’unicité de chaque ouvrage écrit par chaque voyageur avec des différences sensibles suivant les auteurs pour sa rédaction, sa publication, ou sa diffusion. Tyssot de Patot, manifestement plus intéressé par les dissertations scientifiques dont il truffe son récit que par les questions de création littéraire, se contente de parler d’un « Journal de voyage », que Jacques Massé hésite à publier de peur que sa lecture ne donne envie à des conquérants d’envahir le royaume de Bustrol qu’il a tant apprécié 11 . Chez Claude Gilbert, le récit utopique est une création collective écrite de la main des trois héros (Christofile, mort durant le trajet de retour, Alatre et sa femme Eudoxe, restés dans l’île de Calejava) et apportée en France par Samieski, leur guide, sous forme de « feuilles volantes sans suite » qu’un parent a mises en ordre et abrégées 12 . Mais le passage de ce manuscrit au livre est marqué par la citation d’une phrase du De rerum natura de Lucrèce, « Ces présents que je t’ai préparés avec un soin fidèle, ne va pas, avant d’en avoir compris la valeur, les rejeter avec mépris 13 », montrant un large désir de diffusion, bien contrarié, puisque devant les risques encourus, Claude Gilbert a détruit, à l’exception d’un seul enterré dans son jardin, tous les exemplaires de l’édition anonyme de son utopie. Foigny se sert de la matérialité du livre que Sadeur a transmis, avant de mourir, au terme de son voyage de retour à Livourne, comme d’une preuve d’authenticité, en posant ses salissures et sa détérioration comme indices irréfutables d’existence, ainsi que le montre sa description : « une espece de livre fait de feuilles, long de demi pied, large de six doits, & épais de deux : c’estoit un recueil de ses avantures écrit en latin, partie à Crin dans la terre Australe, partie à Madagascar. Il y avait encore quatre petits rouleaux, chacun de deux 619 Entre « Mêmes » et « Autres » 14 TA, p. 11-12. 15 HS, p. 64 16 HS, p. 326-327. 17 HS, p. 151. 18 RP, p. 151-152. aunes de longueur, & d’un pied de largeur, d’un ouvrage fort délicat, & qui aurait eu du lustre si l’eau ne l’eut pas terni. » Effet de réel conforté par les difficultés rencontrées par son futur éditeur pour le lire : « Je l’ai leu bien qu’avec beaucoup de peine, à cause des taches que l’eau de mer y avoit causées & je l’ai gardé quinze ans entiers comme un thrésor inestimable. 14 » Veiras dédouble ce procédé. Siden recommande en effet ses papiers au médecin de bord en des termes similaires : […] vous y trouverez un grand trésor, & c’est l’histoire de tout ce qui m’est arrivé depuis que je partis de Hollande pour aller aux Indes, ainsi que je vous l’ai souvent raconté. Cette histoire est dans une grande confusion, elle est presque toute écrite sur des feuilles détachées, & en diverses langues, qui auront besoin d’être expliquées, & d’être mises dans leur ordre naturel, selon le dessein que j’en avais fait moi-même. 15 Puis l’éditeur, à qui cet ami les a confiés et qui a dû les traduire en une seule langue puisqu’ils étaient écrits « en latin, en français, en italien, & en provençal », évoque ses modalités de réécriture : Voilà ce que nous avons tiré des mémoires du capitaine Siden que nous avons mis dans le meilleur ordre qu’il nous a été possible, sans y rien ajouter que ce qui était nécessaire pour lier les matières & leur donner une forme d’histoire que l’on peut lire sans peine dans un livre entier & non pas en fragments comme nous les avons trouvés. Il y a quelque lieu de croire que l’auteur était incertain s’il la publierait ou non, parce que ces papiers étaient plus écrits en forme de mémoires pour son usage particulier, que pour un usage public. 16 Ce manuscrit informe est devenu un livre à succès comme le revendique âprement le préfacier de la deuxième partie : « Quoique la première partie de cette histoire ne soit qu’une introduction à la seconde, elle n’a pas laissé de plaire & de se bien débiter en France, comme en Angleterre, malgré les faux raisonnements de certains critiques qui croient faire les esprits forts 17 . » Fontenelle va donc à contre-courant de ces usages créateurs d’illusion référentielle, puisqu’il ne dit rien de la rédaction et de la découverte des « Mémoires » de Van Doelvelt, qui, dégoûté de l’Europe retrouvée, est retourné à Ajao, auprès de ses femmes et de ses enfants dans sa « République des philosophes », sans se préoccuper du sort de son récit en France, mais en ramenant du papier pour remplacer le parchemin local et y imprimer lui-même « les hymnes et les odes des Ajaoiens 18 ». On voit donc que les livres européens mentionnés dans ces romans utopiques ont la même fonction référentielle que dans la réalité et que seules les relations des voyageurs bénéficient d’un traitement particulier, descriptif et narratif à la fois. Une catégorie spécifique d’ouvrages, les livres sacrés, engage en revanche des processus de présentation et d’exploitation tout autres : d’abord parce qu’ils sont invoqués (plus ou 620 Pierre Ronzeaud 19 HC, p. 152, citation du Coran, Sourate II, La vache, verset 121 : « Ceux à qui nous avons donné le Livre le récitent comme il se doit. Voilà ceux qui y croient. Ceux qui n’y croient pas sont les perdants. » 20 Ibid., p. 158. 21 Ibid., p. 169. 22 HS, p. 91, 99. 23 Ibid., p. 91, 99, 105. 24 Ibid., p. 171, 187-188. 25 RP, p. 104. moins sincèrement) par la plupart des voyageurs (sauf les sceptiques déclarés) comme des autorités d’origine divine, absents en tant qu’objets mais omniprésents en tant que vérités, et ensuite parce qu’ils font l’objet d’un rejet manifeste de la part des Utopiens, avec une étonnante assimilation à des fictions, à des romans que les Australiens, Sévarambes, Ajoiens, Avaïtes ou Bustroliens n’ont évidemment jamais eus en mains. Ainsi l’Avaïte de Claude Gilbert, et Alatre, l’athée, après avoir, dans le livre IX, « Du Mahométisme », dénoncé le ridicule des « paroles de l’Alcoran, du chapitre de la Vache » sur la vérité de ce texte 19 , et déclaré inacceptable la preuve de son origine sacrée par le sublime de son écriture, car « ce n’est pas l’ouvrage d’un habile homme 20 », récusent similairement le discours de la Genèse sur le péché d’Adam : « rien n’est plus beau, mais rien n’est plus mal fondé dans l’Écriture que le roman qu’on a fait de l’état du premier homme s’il n’eut pas mangé du fruit défendu », pour la simple raison que « l’animal (le serpent) qui est la figure du mal n’a en fait jamais parlé, ni marché qu’en rampant 21 » : « Tout ce récit sans doute a l’air d’une allégorie. » Chez Veiras, Sévaris, le fondateur de l’utopie, qui en avait eu connaissance dans sa jeunesse persane, interdit, dans le même esprit, la lecture « des fables des Grecs », modèles d’une idolâtrie païenne bien éloignée de sa religion monothéique solaire. Chez Tyssot de Patot, le Papke, un sage juge utopien, traite le récit biblique de la Création de « pure allégorie » fabriquée par un auteur fort ignorant « quant à la nature des choses 22 », les représentations de la Résurrection, de « fictions fort mal concertées », et refuse la proposition que Jacques Massé lui fait d’introduire une Bible à Bustrol : « je serois ravi, répondit-il de voir le livre dont vous parlez tant, mais je serois fort fâché qu’il nous fût apporté par une multitude de gens que vos lois, mêmes toutes saintes que vous les croyez, n’empêcheraient pas de nous tyranniser, nous aimons mieux que les choses en restent là 23 ». Ce rejet est d’ailleurs encore plus virulent de la part du chinois « universaliste » rencontré à Goa en prison par Jacques Massé, qui dit, non sans humour, que le texte de l’Écriture sur l’Incarnation est vraiment tiré par les cheveux, ou de la part du proposant gascon athée rencontré en captivité à Alger, qui dénonce les Évangiles comme des romans « Imposteurs 24 ». Cette exclusion des textes sacrés est d’autant plus significative que les Utopiens s’atta‐ chent à se procurer d’autres écrits étrangers, porteurs de savoir scientifique ou technique. Les Ajoiens tiennent en effet des « registres exacts, qu’on a soin de faire lire aux jeunes gens dans les maisons d’éducation » des informations rapportées par leurs envoyés secrets en Europe et en Asie 25 . Sévaris, qui « savait parfaitement la langue italienne, entendait assez bien la latine & la grecque » et qui avait « lu dans toutes ces langues les auteurs qui pouvaient le plus contribuer à polir son esprit », a rapporté des livres « tant anciens que 621 Entre « Mêmes » et « Autres » 26 HS, p. 131, 296-298. 27 TA, p. 165, 167. 28 HS, p. 142-143. 29 HC, p. 134. nouveaux » de ses douze années de voyage de jeunesse. Le philosophe sceptique sévarambe Scroménas appuie ses discours sur « l’autorité de Pythagore, de Platon & de plusieurs autres grands philosophes, tant grecs, arabes qu’indiens », pour faire « voir historiquement tout ce que les écrivains les plus célèbres de diverses nations » ont dit de l’origine et des progrès des sciences 26 . Si les utopies sont globalement isolationnistes, elles font pourtant apparaître ainsi les prémices d’une sorte d’interculturalité mondiale, où les livres tiennent une place réduite mais significative, en dehors de ceux qui exposent les dogmes des religions étrangères, qui sont présentés comme de terribles porteurs d’erreurs et de destructions et donc totalement exclus. À côté de ces productions européennes, il existe une mince, mais très intéressante production livresque utopienne, en grande partie consacrée à la religion d’État ou à l’État fait religion, que je voudrais étudier maintenant, pour terminer. La première catégorie de ces livres est fournie par les Mémoires, chroniques ou annales contant la fondation et l’histoire passée de l’utopie. Foigny indique ainsi que les Australiens se consacrent, de 25 à 28 ans, à la lecture de ce type d’ouvrages, qu’il détaille ensuite : […] quarante-huit volumes d’une grosseur prodigieuse qu’ils conservent dans le Hab, comme choses sacrées qu’on doit toucher avec respect, & la seule raison qu’ils donnent pour autoriser la vérité de ce qu’ils contiennent, est que ce sont des hommes qui les ont écrits, qui étant incapables de se tromper, ont conséquemment remarqué ce qui se passait alors. 27 Ces « vieilles écorces » remontant à un passé de 12 000 révolutions de solstices, on voit bien que Foigny sacralise cette production, par l’utilisation du nombre 12, clé de la structure symbolique de l’organisation de sa Terre Australe. Si Veiras évoque le même type d’ouvrages historiques, il les présente au contraire comme des livres modernes et les situe dans un ensemble bien plus vaste de production livresque sévarambe : Ils ont comme nous des livres imprimés, quoiqu’ils n’en aient pas des multitudes comme nous en avons, mais tous ceux qu’ils ont sont très bons dans leur genre ; car autrement ils ne les souffrent point chez eux. J’en lus quelques-uns de leur philosophie, de leurs mathématiques, rhétorique, histoire & divers autres, mais je m’attachai principalement à lire l’histoire de ces peuples & celle de l’établissement de Sevarias, premier législateur des Stroukarambes […] 28 dont, écrit-il plus loin, « la sage conduite & les actions admirables ont fait la matière de plusieurs volumes ». La deuxième catégorie de livres utopiens est fournie par les manuels servant à diffuser un savoir autochtone. Ainsi Gilbert évoque, sans en dire plus, un « Abrégé de la théologie morale des Avaïtes 29 » et Veiras présente un ouvrage sur la langue sévarambe : « Sevarias 622 Pierre Ronzeaud 30 HS, p. 142. 31 RP, p. 31, 62-63. 32 TA, p. 137. 33 HS, p. 174. 34 HS, p. 321. 35 TA, p. 154. 36 TA, p. 157. fit faire un inventaire de tous les mots qu’elle contenait, & les fit disposer en ordre alphabétique, comme les dictionnaires. 30 » La troisième catégorie est fournie par les transcriptions des créations orales utopiennes. C’est le cas, chez Fontenelle, des odes ajoiennes sur la vertu et sur la nature 31 , que Van Doelvelt regrette de ne pas voir diffusées puisque « l’Imprimerie, qui est un bel art d’écrire en peu de temps les plus gros volumes 32 » n’existe pas à Ajao où il l’introduira, comme je l’ai déjà indiqué, à son retour d’Europe. Les hymnes, les odes, les « oraisons » et les « panégyriques » sévarambes font l’objet de bien plus longs développements de la part de Veiras, telle l’Ode en prose « Au Soleil » dont le style est « un peu poétique », ce qui explique sa mise en vers métriques par « un grand poète nommé Kodamias, c’est-à-dire esprit divin », et implique donc sa transposition et sa diffusion écrites 33 . Veiras conte ensuite, dans une longue nouvelle intercalée, l’histoire de ce poète, devenue légendaire : « Voila l’histoire des amours du poète Khodamias, si fameux parmi les Sevarambes, & de la belle Balsimé, dont la mémoire ne se perdra jamais et qui vraisemblablement passera de père en fils dans toute la postérité ». Cette histoire est même portée au théâtre : « On représente cette pièce de cinq en cinq ans et je l’ai vu moi-même représentée deux fois avec un plaisir extrême 34 », ce qui suppose une communication textuelle livresque antérieure. La quatrième catégorie de livres est fournie, chez Foigny, par les registres publics servant à immortaliser les inventions utopiennes. Celui-ci mentionne d’abord, sans les préciser, les questions de sciences discutées au Heb, la maison commune des Australiens : « La dispute étant finie, si on a proposé quelque chose d’important on l’écrit dans le livre public et chacun le remarque en particulier avec un grand soin. » Mais il consacre en revanche plusieurs pages, qui constituent un énigmatique et fascinant mélange de créations extraordinaires, à la description du contenu du « livre des curiosités publiques » dans lequel quiconque a inventé « quelque rareté inoüye 35 » a l’honneur d’être inscrit avec son invention. Sadeur dit son admiration pour ces étonnantes merveilles : « En 32 ans qu’il y a que je suis dans le pays, j’en ay remarqué plus de cinq mille, qui passeraient pour des prodiges dans nos meilleurs esprits », avant d’en citer douze (toujours le même nombre fétiche), qui témoignent d’un animisme et d’un vitalisme issu des stoïciens, mêlé à des réminiscences alchimiques précises puisque le soufre, le mercure et le vitriol y servent d’agents de transmutations et de métamorphoses. Et il conclut par une sorte de sacralisation païenne de ce livre collectivement démiurgique : « Le livre de semblables merveilles est gros comme une vie de saints, & il est presque plein. 36 » Si les utopiens rejettent les livres sacrés européens, Bible ou Coran, émanant de Dieux dont ils récusent l’existence, et donc la parole, ils sacralisent, en fait, une cinquième, et dernière, catégorie de livres : les livres publics qui contiennent les lois ou les principes régissant leurs sociétés. 623 Entre « Mêmes » et « Autres » 37 RP, p. 37. 38 RP, p. 21-22. 39 HS, p. 237-238. Chez Fontenelle, l’auteur de La République des Philosophes, qui précise bien que les Ajaoiens « n’ont ni livre sacré, ni loi écrite 37 » (entendons de livre d’origine prétendument divine) cette sacralisation est toute laïque. Il indique en effet seulement qu’au milieu de la salle d’Ajao, où se trouve le Souverain Magistrat (un conseil de 24 hommes), trônent quatre gros livres « dont l’un étoit le registre de la Police, le second celui des Jugements et des Résolutions, le troisième celui des Finances et le quatrième celui de la Guerre et des Esclaves » qui « renfermaient toutes les loix de l’Etat, & tous les secrets de ce sage Magistrat 38 ». Par contre, lorsque Veiras, décrit les tableaux commémoratifs qui figurent dans le temple de Sévarinde, il indique d’abord que « dans le premier tableau, on voit Sevarias recevant de la main du Soleil les foudres du ciel & le livre des lois qu’il a depuis laissé aux Sévarambes », puis, que, dans le second tableau, « on voit Sevarkhomedas recevant le livre de la loi des mains de Sevarias 39 » : le passage de témoin du fondateur à son successeur se fait par le truchement d’un livre qui, s’il n’est pas supposé contenir la parole divine proprement dite, est le témoin sacré d’une filiation très ambivalente entre le Soleil, son Vice-Roi autoproclamé Sévarias (le fondateur d’une utopie à la fois théocratique, monarchique et démocratique) et les successeurs de celui-ci. Ces cas de sacralisation laïque amènent à se poser la question de la résurgence, in fine, du modèle du « Livre » parmi ces livres de nulle part, et, en amont celle de la possibilité de concevoir, à cette époque, la fondation contingente et autonome d’une société idéale, humaine toute humaine, sans origine supérieure, sans codification écrite initiale de ses lois dans un livre-référence suprême. Il semble bien en effet qu’il y ait, à l’exception de Fontenelle, chez les auteurs de formation catholique (Foigny, Gilbert) ou protestante (Veiras, Tyssot) une sorte d’incapacité à penser le politique hors d’un cadre théologique, alors même qu’ils combattent le discours théologique transmis par les livres sacrés européens, unanimement rejetés par les utopiens. Et donc, qu’en matière de livres (comme dans bien d’autres domaines), flottent à la fois, sur l’utopie, qui se veut l’Autre, l’envers et l’ombre du Même. 624 Pierre Ronzeaud 1 Voir dans le même volume la communication Laura Burch (« Le livre aux lèvres. Apprendre à parler autrement dans les Conversations de Madeleine de Scudéry »). Quel(s) imaginaire(s) pour les livres dans les romans et les nouvelles de Madeleine de Scudéry ? Frédéric B R I O T Université de Lille Les livres sont d’abord, ou aussi, des objets ; il convient donc de commencer par s’intéresser à leur matérialité, à leur pure présence physique dans l’univers romanesque de Madeleine de Scudéry. Une telle considération est d’autant plus nécessaire qu’ils n’ont, pas plus au XVIIe siècle qu’aujourd’hui, le privilège de l’écrit. Pour se limiter au champ du roman, on sait que les textes s’accommodent alors de bien des supports : ils peuvent être gravés sur une pierre, sur l’écorce d’un arbre, ils peuvent être peints ou dessinés sur une toile, inscrits sur une tablette, sur ou dans une boîte, sur un bijou ou le pourtour d’un miroir, sur des enseignes ou des bannières, ils peuvent aussi être mémorisés, ils peuvent encore se trouver dans des lettres et des billets dont une des caractéristiques les plus marquantes est de tomber des poches et d’être ramassés par qui ne les devrait pas lire, ce qui arrive bien souvent, bien trop souvent… Le livre de ce point de vue apparaît peut-être surtout comme une des formes les plus dotées du prestige de la conservation et de la présentation de l’écrit 1 . Le livre comme objet, et partant comme signification, peut être ainsi dissocié de la valeur de son contenu, comme le montre cet extrait de la définition qu’en donne le dictionnaire de Furetière : On dit qu’un homme connoist bien les Livres, non seulement quand il en sçait le prix, comme un Libraire, qui ne connoist les Livres que par la couverture, & qui n’apprend que les tiltres des Livres ; mais encore quand il sçait ce que contiennent les Livres, lors qu’il a bien mis le nez dans les Livres, qu’il a long-temps feuilleté ses Livres. Et de fait si l’on verra chez Madeleine de Scudéry peu de personnages en train de lire, en revanche on constate qu’un certain nombre de personnages ont lu, mais dans un hors-champ temporel et/ ou spatial, et que les Livres présents dans le champ sont surtout des Livres, à des titres divers, bien étonnamment inutiles. Une scène à cet égard retient aussitôt notre attention. Dans l’épisode consacré au personnage éminemment positif de Sapho, dans Artamène ou le Grand Cyrus, cette dernière possède un double, un double caricatural dans l’imitation, en la personne de Damophile, et que par légère anticipation chronologique on pourrait aisément qualifier de précieuse ridicule. C’est là un trait caractéristique du côté expérimental de l’écriture de la romancière, 2 On se permet ici un clin d’œil malicieux au chapitre IV de L’Homme sans qualités, où Robert Musil distingue ceux qui ont le sens du réel et ceux qui ont le sens du possible - pour qui ce qui est pourrait tout aussi bien être autrement - et en explorent toutes les facettes, ce qui n’est pas sans rappeler la conduite des conversations morales chez notre romancière. 3 Et la figure doublement admirable, comme père et comme Romain, que devrait incarner Clélius s’en trouve bien ternie. 4 On renverra ici, pour sa commodité d’emploi et son accessibilité de lecture, à l’édition du roman que l’on trouve à l’adresse internet suivante : www.artamene.org. Ici, Partie X, livre 2, p. 94. 5 Ibid., p. 121. 6 L’un expliquant l’autre, et réciproquement ; la matière romanesque du siècle s’accommode fort bien d’un mélange (peut-être curieux à nos yeux) d’imaginaire et de réalisme. de son exploration des possibles 2 ; ainsi dans Clélie, la figure de Clélie, l’amoureuse mélancolique, est doublée hyperboliquement par celle de Lucrèce, et par son opposé enjoué que représente Plotine, celle qui se révélera être sa demi-sœur 3 ; Aronce, l’amant tendre, et Horace, l’emporté et brutal, sont aussi liés, ce que l’onomastique souligne. Les exemples sont suffisamment nombreux pour en faire un principe de composition, au-delà de la simple tradition des parallèles, dont le siècle fut certes friand : Condé et Turenne, Louis XIII et Louis XIV, Racine et Corneille… Pour en revenir au portrait en parallèle dressé de ces deux femmes, Sapho et Damophile, le livre comme objet vient y jouer un rôle important : On voyoit tousjours sur sa Table [Damophile] quinze ou vingt Livres, dont elle tenoit tousjours quelqu’un quand on arrivoit dans sa Chambre, et qu’elle y estoit seule : et je suis assuré qu’on pouvoit dire sans mensonge, qu’on voyoit plus de Livres dans son Cabinet, qu’elle n’en avoit leû : et qu’on en voyoit bien moins chez Sapho, qu’elle n’en lisoit. 4 Et voici comment Damophile veut se faire peindre : Elle veut que je represente aupres d’elle, une grande Table où il y ait quantité de Livres ; des Pinçeaux ; une Lire ; des Instrumens de Mathematique ; et mille autres sortes de choses, qui puissent marquer son sçavoir. 5 Ce qui compte ici, c’est à la fois le nombre des livres montrés, et le fait d’en ouvrir un, de se montrer soi-même avec un livre. Le livre est alors un signe, une marque, on pourrait presque dire aujourd’hui un fétiche du savoir, comme si la possession de l’objet allait conférer magiquement des pouvoirs à son possesseur. Mais la magie, malheureusement pour Damophile, fonctionne à rebours : c’est celle que l’on ne voit pas lire, et qui montre peu de livres, qui est véritablement savante, comme s’il y avait un lien entre l’invisibilité de la lecture et le savoir de Sapho. À ces livres qu’on ouvre juste pour le spectacle s’associent tout naturellement les livres fermés, ceux que l’on délaisse et que l’on n’ouvre pas, ou plus. Ainsi les livres font partie de la panoplie d’une autre catégorie fort répandue dans l’œuvre, qui correspond autant à une réalité sociale forte qu’à une figure romanesque obligée 6 , celle des solitaires, et là il s’agit principalement d’hommes, quelles que soient les raisons, subies ou choisies, qui président au choix de cette solitude. À lire les textes, on constate que si les livres y sont continuellement présents, on peut néanmoins très légitimement se demander à quoi ils servent. En effet soit ils ne sont jamais 626 Frédéric Briot 7 Ibid., Partie I, livre 3, p. 149-150. Il s’agit d’un amoureux (Glatidas), qui prétend oublier grâce à la solitude la perfidie/ cruauté qu’il prête, bien à tort, à Amestris, erreur qui sera fatale au bonheur de ces deux personnages. 8 Ibid., Partie II, livre 3, p. 173. 9 Madeleine de Scudéry, Célinte, nouvellepremière, éd. Alain Niderst, Paris, Librairie Nizet, 1979, p. 454. 10 Ibid., p. 94. Et le passage se poursuit ainsi : « Au reste, dans tous ses voyages, il avait aussi bien étudié le monde, qu’il avait étudié les Livres ». mentionnés dans les activités journalières des solitudes réussies (promenades, entretiens parfois, réflexions, jardinage…), soit ils ne sont d’aucune utilité à ceux qui les ont emportés mais vivent une solitude amère, et l’un d’eux va jusqu’à s’exclamer : « j’appellay les Livres à mon secours : mais je n’y rencontray que de bons conseils inutiles 7 » ; on songe encore à l’inexplicablement mélancolique Philoxipe, qui provoque la perplexité de son ami Léontidas, lequel cherche vainement les sources de cette affection, et parmi les causes réfutées (l’ambition, la vengeance ou l’amour), viennent subrepticement s’intercaler les livres : Ce n’est pas aussi la passion que vous avez pour les Livres, poursuivis-je, car cette passion fait des Solitaires, mais elle ne fait pas de melancoliques au point que vous l’estes. Et puis, il y a long temps que vous l’avez, sans qu’elle ait produit un si mauvais effet en vostre esprit. Les Livres, me repliqua t’il, ne sont sans doute pas mon chagrin : et si j’estois raisonnable, ils m’en devroient plustost soulager. 8 Et pourtant les livres sont toujours mentionnés comme présents, tout se passant comme si c’était cette pure présence de livres fermés, de livres sans véritable utilité, qui venait ici marquer cette distance prise avec la société, loin du monde et du bruit, pour reprendre cette formule célèbre ; et par une forme de symétrie toute logique, ceux qui parlent comme des livres vivent eux aussi, bien caricaturalement, dans un autre monde que le Monde, à l’image de ce personnage nommé Philemon : il y a plus de trente ans qu’il n’a commerce qu’avec ses livres, ne s’entretenant avec qui que ce soit, & passant sa vie dans un lieu si sauvage, qu’excepté deux valets qui le servent, qui ont soin de son jardin, et qui n’oseraient lui parler d’autre chose, il ne parle […] à personne, & ne s’informe même jamais à ses domestiques de ce qui se passe dans le monde. 9 Mais tout ayant dans les œuvres de Madeleine de Scudéry au moins un double, cette figure vient faire pendant à celle de Polemire : [Il] a appris dès son enfance toutes les choses qui peuvent rendre un homme savant. Mais quand je parle ainsi je n’entends pas dire qu’il devint un de ces hommes de savoir, qui ne savent que ce qui se trouve dans les Livres ; & qui lors qu’ils sont pleinement instruits de ce qui se passait dans le Cabinet d’Auguste, & dans la Cour de Tibère, ne savent rien de ce qui se passe dans les Cours de leur Siècle. 10 Cette question de (mise à) distance peut se préciser dans les moments particuliers où, pour des raisons diverses, s’accomplit le processus même de délaisser le livre, de le refermer, comme dans l’exemple qui suit : 627 Quel(s) imaginaire(s) pour les livres dans les romans et les nouvelles de Madeleine de Scudéry ? 11 Artamène, op. cit., Partie IX, livre 2, p. 115. 12 Il entre dans « la chambre à soi » d’une femme, il se retrouve seul avec cette femme (forme évidente d’imprudence sociale pouvait laisser libre cours à la médisance), il l’interrompt dans son activité, et, de façon peu compatible avec les théories de l’honnêteté, il ne vient pas pour plaire, mais pour déplaire. 13 La Promenade de Versailles, reproduction en fac-similé de l’édition de 1669, Paris, Hachette Livres/ BnF, 2013, p. 238. Lors qu’il entra dans sa Chambre, elle lisoit, de sorte que n’osant pas continuer de lire, elle jetta negligemment le Livre qu’elle tenoit sur sa Table, sans le fermer, comme si elle eust eu dessein de recommencer bien tost sa lecture : et elle l’y jetta mesme d’une maniere qui fit si bien connoistre à Iphicrate, qu’il ne l’interrompoit pas agreablement, que cela le confirma encore dans la resolution qu’il avoit prise de se pleindre d’elle. Neantmoins comme il ne voulut pas d’abord commencer la conversation par des pleintes, il la salüa tres respectueusement, et prenant la parole, en s’asseyant quel que soit le Livre que vous quitez, luy dit-il, Madame ; je pense que je puis assurer, que ma conversation ne vous divertira pas tant que sa lecture vous divertissoit : et que j’ay sujet de craindre que vous ne haïssiez encore plus qu’à l’ordinaire, celuy qui vous interrompt. Il est à croire en effet, dit-elle, que je ne m’ennuyois pas en lisant : car il n’est d’un mauvais Livre, comme d’un fâcheux Amy : puis qu’on n’a qu’à cesser de lire, pour cesser d’estre importuné, et qu’il n’est pas si aisé de se deffaire d’une conversation incommode. 11 Ici encore la balance est explicitement posée entre le livre et le monde, la conversation qui est le commerce du monde et la lecture ; mais le dénommé Iphicrate, qui contrevient à plusieurs règles implicites de comportement 12 n’aurait certes pas dû de surcroît user de cette comparaison, qui va servir à Aglatonice pour lui signifier son appartenance à la catégorie jamais enviable des « fâcheux ». Dans ce dernier cas ce qui causait la fermeture du livre venait de l’extérieur ; or il se trouve qu’elle peut provenir tout aussi bien de l’intérieur même du volume : Elle entra alors dans son cabinet pour rêver avec plus de liberté, et trouvant sur sa table le livre de Voiture ouvert à l’endroit où était l’Eglogue, elle le ferma brusquement, et éloigna ce livre du lieu où elle était, comme si elle eût appréhendé que la tendresse de ces vers eût séduit sa raison. 13 Livres exhibés, livres escamotés, livres fermés ou refermés : la présence matérielle de l’objet est toujours sous le signe d’une perturbation. Les livres n’aident en rien, ils perturbent ou sont l’accompagnement d’une perturbation. Leur présence n’a pas assez de sens, ou bien, comme dans le dernier exemple, elle en a trop. Pour tenter le passage de cette image bien négative, ou dérangeante, et a priori bien contre-intuitive, à une représentation plus bienveillante du livre, revenons au dernier exemple, celui de ce volume des Poésies de Voiture si impulsivement refermé. L’exemplaire en question est très particulier, il s’agit d’une impression unique - en un seul exemplaire donc, où le personnage de Cléandre a ajouté aux œuvres du poète des pièces apocryphes, dont une églogue de son cru, pour faire comprendre son amour à Celanire -, qui lie de manière si substantielle amour et secret - point important à retenir pour la suite de notre raisonnement - qu’elle exige non seulement d’être aimée en secret (par rapport au reste du monde donc) mais encore et surtout de ne même pas le savoir elle-même, ce qui bien évidemment ne va pas rendre les choses simples. Le prêt et la circulation de livres, 628 Frédéric Briot 14 L’action se déroulant en un pays étranger qui n’est pas nommé. 15 Ibid., p. 257-258. Ils développeront également « une espèce de chiffre avec des fleurs ». Dans Clélie, Lucrèce et Brutus utiliseront également des textes codés pour communiquer entre eux, autre et nouvelle forme de l’ingéniosité et de l’invention galante ; voir Clélie, histoire romaine, Augustin Courbé, t. III (seconde partie livre premier), 1655, p. 348-360. 16 Artamène, op. cit., Partie VII, livre 1. 17 Ibid., p. 5. appartenant à la littérature mondaine en français 14 , va permettre néanmoins d’établir entre eux une familiarité. Ce livre ainsi auto-fabriqué trouve son prolongement dans les modes de communication, à l’insu de tout le monde, que pratiquera par la suite ce couple d’amants, une fois que le secret sera enfin rompu entre eux, dont celui-ci : La moins rare [des ingénieuses inventions pour communiquer] était celle de se prêter des livres l’un à l’autre ; où ils marquaient non pas les mots dont ils voulaient se servir ; mais ceux qui les précédaient, ou qui les suivaient, afin que si on prenait garde à ces mots marqués on n’y trouvât point de sens, et qu’on ne découvrît point leur secret. Cleandre envoyait publiquement les livres à Celanire qui les lui rendait avec sa réponse. Alcinor et Iphicrate [ce sont les deux rivaux] lisaient quelquefois ces livres-là sans y entendre de mystère, et l’on peut dire que jamais le secret n’a été plus finement caché. 15 Ce qui vient distinguer et particulariser ces livres, c’est leur personnalisation même, personnalisation toute matérielle, comme dans les deux occurrences qui précèdent, le volume de Voiture, ou les livres échangés avec un chiffrage qui échappe à toute personne extérieure, ou encore dans Artamène avec les magnifiques reliures que Crésus offre à son exemplaire d’Ésope, et qu’admire Cyrus lorsqu’il visite ses appartements privés 16 . Mais surtout cette personnalisation matérielle marque un lien personnel, un prix particulier, une valeur accordée, un sens. Le faux Voiture a du sens pour les deux amants, comme les livres qu’ils font circuler, alors que tous les autres lecteurs potentiels n’y voient que du feu ; la richesse de la reliure des œuvres d’Ésope ne vient pas marquer la richesse de Crésus, mais « une Morale si délicate 17 », et un don personnel. On est loin ici de Damophile et des figures de solitaires. Il y a finalement toujours deux livres en un : celui qui est montré, et qui est lié à l’ignorance (celle de Damophile, celle des deux rivaux idiots dans La Promenade de Versailles), et celui qui est secret, qui ne se montre que caché, insoupçonné, et qui est lié au savoir, et à des formes, bien diverses, comme on a pu le constater, d’ingéniosité, à des usages de la finesse. Comment alors, nouvelle question, comprendre ou réduire cet apparent hiatus ? C’est sans doute que, comme en bien des domaines, l’affaire ne se joue pas à deux, mais à trois ; ce qui est en cause, ce n’est pas la relation entre le livre et son possesseur et/ ou lecteur, mais une structure triangulaire, composée du livre, de soi, et de la société, conçue ici comme son regard normatif. 629 Quel(s) imaginaire(s) pour les livres dans les romans et les nouvelles de Madeleine de Scudéry ? 18 Ibid., Partie X, livre 2, p. 94. 19 Ibid., p. 109. 20 On peut toujours savourer la remarque suivante trouvée dans le dictionnaire de Furetière : « Ce nouveau marié a trouvé que sa femme était plus savante qu’il n’eût souhaité ». La manifestation la plus évidente de cette structure est la forte réprobation portée sur - c’est-à-dire contre - les femmes qui lisent, et de ce fait manifestent un savoir, réprobation qui, on le sait, n’est pas une invention de Madeleine de Scudéry. Pour parer à cette condamnation sociale, notre auteur prône à maintes reprises, tant dans les romans que dans sa correspondance, une forme nécessaire de dissimulation : on se souvient que Sapho montrait moins de livres qu’elle n’en lisait. Mais c’est là surtout manifester la nécessité d’une parade face à des formes de censure et d’interdiction : Il y avoit aussi quelques uns de ces hommes qui ne regardent les Femmes que comme les premieres Esclaves de leurs Maisons, qui deffendoient à leurs Filles de lire jamais d’autres Livres que ceux qui leur servoient à prier les Dieux : et qui ne vouloient pas qu’elles chantassent mesme des Chansons de Sapho : et il y avoit enfin encore, et des hommes, et des Femmes qui nous fuyoient, qu’on pouvoit sans injustice confondre parmy le Peuple le plus grossier, quoy qu’il y eust des Personnes de qualité. Ce n’est pas qu’il n’y eust aussi quelques Gens d’esprit, preocupez d’une fausse imagination, qui avoient quelque disposition à croire que la societé où nous vivions, estoit presques telle que tant de sottes Gens la disoient : et qui sans s’en esclaircir, demeuroient dans cette erreur sans s’en desabuser. Il est vray qu’une des choses qui servoit à leur persuader, qu’en effet il estoit dangereux aux Femmes de vouloir mettre leur esprit au dessus des Rubans, des Boucles, et de toutes les bagatelles de la parure des Dames, fut une chose qui arriva, qui estoit sans doute assez estrange […]. 18 La chose étrange qui arrive, c’est le personnage aberrant de Damophile, rencontrée plus haut ; on comprend mieux maintenant pourquoi le spectacle qu’elle donne dessert la cause du savoir, et de son accès. Et pourtant, toute l’œuvre y insiste, il faut lire : Il est constamment vray, repliqua Sapho, qu’il y a certaines Sciences que les Femmes ne doivent jamais aprendre : et qu’il y en a d’autres qu’elles peuvent sçavoir, mais qu’elles ne doivent pourtant jamais avoüer qu’elles sçachent ; quoy qu’elles puissent souffrir qu’on le devine. Mais à quoy leur sert de sçavoir ce qu’elles n’oseroient montrer ? reprit Phylire ; il leur sert, repliqua Sapho, à entendre ce que de plus sçavans qu’elles disent, et à en parler mesme à propos, sans en parler pourtant comme les Livres en parlent : mais seulement comme si le simple sens naturel, leur faisoit comprendre les choses dont il s’agit. 19 La langue, qui ne ment jamais, le dit bien : un homme savant, comme dans le cas évoqué plus haut de Polemire, c’est une désignation positive ; une femme savante, c’est fort problématique, entre honte, ridicule, embarras 20 et bête de foire. Cela vient expliquer que la vraie place du livre dans son œuvre soit celle du hors-champ, hors-champ spatial (on ne se montre pas en train de lire, ou avec des livres, à moins, on l’a vu, qu’un fâcheux vienne vous interrompre) et hors-champ temporel (la lecture est presque tout le temps montrée comme ayant déjà eu lieu). Les livres, on ne les lit pas, on les a lus, avec sans doute toute la valeur de persistance de ce temps dans sa valeur composée : dans le 630 Frédéric Briot 21 Le passé composé n’étant jamais que la forme composée… du présent. 22 On renverra ici immodestement à notre article intitulé « Clélie, histoire romaine de Madeleine de Scudéry : un roman laïc », Roman et religion de J.-P. Camus à Fénelon, Frank Greiner (dir.), Littératures classiques, n° 79, 2012, p. 199-215. 23 Clélie, op. cit., t. III, p. 491-492 : « la véritable gloire de deux personnes qui s’aiment consiste à être eux-mêmes les uniques témoins de leur tendresse, et de leur vertu, et à s’estimer si parfaitement que leur seule approbation suffise à les rendre heureux ». 24 Rathery et Boutron, Mademoiselle de Scudéry. Sa vie et sa correspondance avec un choix de ses poésies, Genève, Slatkine Reprints, 1971 [réimpression de l’édition de Paris de 1873], p. 168. On pourrait y voir l’un des effets - avec de singulières résonances contemporaines - de ce que Madeleine de Scudéry dans une de ses conversations morales nomme la Tyrannie de l’Usage (La Morale du Monde ou Conversations, Paris, 1686, tome premier, p. 235-288). 25 Artamène, op. cit., Partie X, livre 2, p. 97. présent certes, mais toujours légèrement antérieur 21 . D’une certaine manière, plus le livre sera invisible, plus sa valeur, et ses effets, seront renforcés. De façon alors sans doute surprenante, le livre vient de ce fait même s’associer structurellement avec deux autres domaines qui relèvent, dans les œuvres de Madeleine de Scudéry, de cette même nécessaire soustraction à l’espace public, et partant de cette même exigence du secret, et qui sont d’une part les convictions religieuses profondes (ce qui est certes à plus d’un titre une forme de prudence et de nécessité dans la France d’après les guerres de religion 22 ), et la vie amoureuse (y compris dans sa dimension sexuelle, même si on la dit - à tort sans doute - absente de l’œuvre). Comme le faisait Celanire plus haut, Herminius théorisera lui aussi dans Clélie le secret comme la condition sine qua non de la relation amoureuse : la publicité de cette relation, qui résulte toujours d’une malveillance, externe ou interne, la détruit, et dans la plupart des cas infériorise, dévalorise et exclut la femme 23 . Dans cette logique, celle des œuvres de Madeleine de Scudéry, lever un secret, ce n’est pas du tout révéler la vraie nature des choses, c’est tout au contraire les dé-naturer, les altérer, voire les détruire, et faire courir les plus grands risques aux personnes concernées, c’est les déprécier, les dévaluer, comme dans le cas de cette jeune fille marseillaise, que les normes sociales finissent par exclure, car elle est trop visible : Elle est, comme je vous l’ai déjà dit, belle, jeune, et de bonne mine ; elle parle français comme si elle était née à Paris, et naturellement elle est fort éloquente ; elle entend l’espagnol, l’italien, le latin, et même le grec ; elle est fort douce, fort civile et de fort bonne maison. Cependant, parce qu’elle n’a pas l’art de cacher une partie des trésors qu’elle possède à des gens qui ne la connaissent pas, ils prennent pour du verre et pour du cuivre de l’or et des diamants ; et l’injustice qu’on lui fait ici est si grande que je n’oserai la voir souvent, de peur de me charger de la haine publique. 24 Il en va donc de même avec la relation à l’objet-livre, qui ne peut se montrer qu’en se dissimulant, leçon qui dans les romans vaut pour tous, mais de manière encore plus aiguë pour les femmes : Comme elle achevoit ces paroles, un de ces hommes de qualité qui pensent que dés qu’une Personne se mesle d’escrire, il faut ne luy parler que de Livres, vint de l’autre bout de la Sale si empressé, luy demander si elle n’avoit point fait quelqu’une des Chançons qu’on alloit chanter ? 25 631 Quel(s) imaginaire(s) pour les livres dans les romans et les nouvelles de Madeleine de Scudéry ? 26 Clélie, op. cit., t. I, p. 396-397. L’adverbe « effectivement » insiste sur cet aspect ; voici comment il est défini dans le dictionnaire de Furetière : « D’une maniere reelle & positive. Il a payé cette somme effectivement, reellement & de fait ». 27 Artamène, op. cit., Partie X, livre 2, p. 109. On comprend le but d’un homme de cette qualité-là : exhiber la femme (un peu comme l’animal de foire évoqué plus haut) pour la ridiculiser socialement. Or il se trouve, dernier élément paradoxal, que nous-mêmes, lorsque nous lisons un roman ou une nouvelle de Madeleine de Scudéry, c’est précisément un livre que nous tenons entre les mains. Et cette évidence, la narration ne cesse de nous la rappeler, en multipliant les intrusions, les indications de régie, et les effets de métalepse. Une combinaison exemplaire de ces éléments se produit lors de l’épisode de la Carte de Tendre : A ces mots Célère donna effectivement la carte qui suit cette page, à la princesse des Léontins, qui en fut agréablement surprise […]. 26 Nous allons trouver également, comme entre les deux parties du Quichotte, des personnages qui ont en commun avec nous d’être des lecteurs/ lectrices des romans de Madeleine de Scudéry : dans la Promenade de Versailles Cléandre et Celanire rêvent à toute la tendresse contenue dans l’histoire de Lucrèce et de Brutus dans Clélie ; dans Mathilde les personnages initiaux se cherchent des noms dans Cyrus et dans Clélie ; ils ont eu les livres en main, comme nous, ils ont eu la Carte de Tendre en main, comme nous. Mais ce que l’on constate alors c’est le mouvement de va-et-vient entre ce qui a été lu et ce qui est vécu, entre le livre et le monde, comme on le voit, à un autre niveau, dans la distinction qu’opère le personnage de Sapho entre la conversation et la lecture : En effet la conversation ne vous donne que les premieres pensées de ceux qui vous parlent : qui sont bien souvent des pensées tumultueuses, que ceux mesmes qui les ont euës condamnent un quart d’heure apres. Mais la lecture vous donne le dernier effort de l’esprit de ceux qui ont fait les Livres que vous lisez : de sorte que quand mesme on ne lit simplement que pour son plaisir, il en demeure toûjours quelque chose dans l’esprit de la Personne qui lit, qui le pare, et qui l’esclaire, et qui empesche cette Personne de tomber dans des ignorances grossieres, qui choquent terriblement tous ceux qui n’en sont pas capables. 27 Ici est décrit l’accomplissement du monde dans le livre, mais qui n’aura de sens que s’il est suivi d’un accomplissement du livre dans le monde. Ce sont là des mécanismes d’appropriation, un peu à la façon d’un Poussin demandant que l’on regarde et le livre et le tableau. Mais ici c’est d’un accomplissement, d’un perfectionnement de soi qu’il est question. Le livre est dans ces conditions le point d’articulation, la ligne du pli entre soi et le monde. C’est pourquoi le montrer est une contradiction dans les termes : exhiber cette pliure, c’est en détruire le pliage. 632 Frédéric Briot 1 “Sonnet” (Mon Livre, je ne puis m’empescher de te plaindre), François Maynard, Les Œuvres de Maynard, Paris, Augustin Courbé, 1646, fol. A r°. 2 Henri-Jean Martin has observed how ‘reputations were made in Paris, and the booksellers of the capital had every interest in offering their new publications in a handsome edition at a high price, later progressively lowering both quality and sale price to reach a larger and larger public’ (Martin, Henri-Jean, The History and Power of Writing, Lydia G. Cochrane (trans.), Chicago and London, The University of Chicago Press, 1994, 258). “Mon livre, je ne puis m’empescher de te plaindre” - Reflections on the Compilation of François Maynard’s 1646 Œuvres Adam H O R S L E Y The University of Nottingham Towards the end of his life, François Maynard wrote a sonnet addressing his poetry directly, which began Mon Livre, je ne puis m’empescher de te plaindre. Tu vas courir le Monde, & je ne sçay pourquoy. Il n’est point de malheur que tu ne doives craindre, La Cour estime peu ce qu’elle a veu de toy. 1 The book in question was Maynard’s Œuvres, which was published in June 1646, shortly before his death. The Œuvres is a handsomely published in-quarto, including a full-page engraving, a number of preliminary poems by writers including Boisrobert, Tristan and Scarron, and a preface by Gomberville 2 . Faced with such a fine volume, which was conceived more as a testament to the poet’s success than to familiarise the reading public with his poetry - which was already well-known through collective anthologies - Maynard’s pessimism towards the Œuvres may appear misplaced. This paper explores Maynard’s personal journey towards the publication of the Œuvres, by first offering a number of examples of the extent to which this text was influenced by Maynard’s network of epistolary critics, before going on to consider the variants found in individual copies of the Œuvres. The Influence of Maynard’s correspondents on the Œuvres The genesis of Maynard’s Œuvres owes much to the poet’s unofficial exile to his modest lands in the Auvergne. The rise of Cardinal Richelieu, along with the animosity of one of the cardinal’s créatures - the ambassador to Rome, François duc de Noailles - led to 3 On the relationship between Richelieu and Maynard, and the effect this had on the latter’s poetry, see Adam Horsley, “The Good Times and the Bad: François Maynard’s Reflections on his Past and Future”, Managing Time: Literature and Devotion in Early Modern France, Joanna Barker, Richard Maber (ed.), Oxford, Peter Lang, 2017, p. 107-131 (p. 118-121). On Maynard’s relationship with Noailles, see Charles Drouhet, Le Poete François Mainard (1583? -1646), Paris, Champion, 1909, p. 222-279. 4 “A Monsieur Colletet” (LXXXV), François Maynard, Les Lettres du Président Maynard, Paris, Toussaint Quinet, 1656, p. 226. 5 “Au mesme [Flotte]” (CCXIV), F. Maynard, Les Lettres, op. cit., p. 641. 6 An endeavour which, in Maynard’s eyes at least, required no small productive effort on his part: “Ce que vous me dittes de la publication de mes ouvrages est si juste ; que dés aujourd’huy vous seriez obey, si je ne sçavois mieux que tout le reste du monde, que le nombre de mes pieces achevées est si petit, qu’il n’y a pas de quoy remplir quatre feuilles de papier” (“A Monsieur de Gomberville” (LX), ibid., p. 157). 7 “Au mesme [Flotte]” (CCLXII), ibid., p. 799. 8 “Epigramme (Tu veux passer pour un Autheur)”, F. Maynard, Œuvres, op. cit., p. 146. 9 “A Monsieur de Flotte” (LXVII), F. Maynard, Les Lettres, op. cit., p. 177. Maynard’s estrangement from his beloved capital between 1633 and 1645 3 . Despite this, Maynard still circulated his poetry through a healthy correspondence. His Lettres, which were published posthumously in 1652, are full of examples of him submitting new poems to the critical judgement of his friends in preparation for the Œuvres. Maynard’s network of literary critics was vast. Even if we only include men who Maynard specifically asked for feedback, and exclude those who are described as having a general awareness of his poetry, for example in anthologies, the Lettres attest to no fewer than fourteen critical readers. They also suggest that the poet was encouraged by his friends to attempt something of a literary comeback. Writing to Guillaume Colletet and mentioning his life-long friend Jean-Jacques de Flotte, he writes “A propos d’impression, vous me pressez tousjours l’un & l’autre, de publier tout ce que j’ay fait 4 .” In another letter Maynard informs Flotte that “J’assemble tous mes Ouvrages parce que je voudrois faire un Volume qui fut un peu raisonnable & selon vostre desir 5 .” According to his letters, then, in setting to work on writing and rewriting poems in order to produce the collection of his poetry that was to be the Œuvres, Maynard was at least invigorated by his friends’ positive reception of his poetry, if not responding directly to their request for the publication of his magnum opus  6 . The circulation of Maynard’s poems sometimes occurred as a simple transaction between poet and critic, such as in the following letter to Flotte: Peut-estre me reprendrez-vous de ce que je dis Iargon enigmatique, & qu’il faut dire enigmatic, en ce cas, la correction est preste, & faudra dire, De ton obscure Rhetorique. J’ay retouché toutes ces Pieces en divers endroits, mais je ne vous les envoyerai pas encore, je veux premierement voir si vos sentimens seront conformes au mien. 7 The Œuvres gives jargon enigmatique, suggesting either that Flotte was ignored, or that he came to agree with Maynard 8 . Maynard was also often keen to receive feedback from multiple proof readers of a single poem. In one letter, he informs Flotte of an Ode that he has passed on to the évêque de Saint Flour  9 . A separate letter to le Président l’Archer again recalls this ode, and says of Flotte 634 Adam Horsley 10 “A Monsieur le President l’Archer” (LXVIII), ibid., p. 180. 11 “A Monsieur de Pressac” (XCIII), ibid., p. 249. 12 The poem had first appeared as “Flote, vois tu ce petit homme” dans the Nouvelles Pieces de Monsieur Maynard, Toulouse, Arnaud Colomniez, 1638, p. 39. The variant quoted is given in “Au mesme [Flotte]” (CCIII) (F. Maynard, Les Lettres, op. cit., p. 608). This letter refers to the raising of the siege of Salce, which took place between June and November 1639, leading us to conclude that the poem as given in the Pieces nouvelles is the earlier version. 13 “A Monsieur Colletet” (CCLXVII), F. Maynard, Les Lettres, op. cit., p. 811. 14 See “Ode” ( Je souhaterois d’estre né), F. Maynard, Œuvres, op. cit., p. 323. Il vous montrera une petite Ode que j’ay faite par le commandement du Pape, si elle vous plaist, je suis sur-payé de la peine qu’elle m’a donné. Vous y verrez des fautes de grammaire à chaque bout de champ, & connoistrez le besoin que j’ay de retourner à Paris pour y savonner ma Rhetorique crasseuse, & Gascone. 10 In another letter, Maynard passes a poem to a monsieur de Pressac. Framing the poem as “un Epigramme que j’expose à la critique de tous vos Polis 11 ” Maynard appears to solicit the critical judgement of multiple strangers who are known to Pressac. Interestingly, in the Œuvres itself, this poem is significantly reworked in praise of Mazarin, with only one stanza unchanged and two rewritten entirely. This is not the only instance where Maynard changes the addressee of a poem for the Œuvres. A poem appearing in the 1638 Pieces nouvelles de monsieur Maynard, a small selection published by his friends, is addressed to Flotte. Yet in a necessarily later letter, Maynard replaces Flotte as the poem’s addressee with Pressac, even though the letter in question was actually sent to the poem’s original addressee, Flotte 12 . Finally, in the Œuvres, the poem is subjected to further modifications, including the reinstating of Flotte as the addressee. Maynard’s multiple critics were often in agreement in condemning a given poem, as shown in a letter to Colletet: Je ne sçai pourquoy vous & mon Confident condamnez le troisiesme couplet de la piece que je vous ay envoiée. Il me semble que je me suis fort nettement expliqué, & que ma pensée n’est ni obscure ni impertinente. Cette façon de parler, Digne de nos anciens, pour dire Digne de nos desirs, est si generalement approuvée en toutes sortes de langues, que ce seroit vous donner de la confusion de vous en produire icy des exemples. 13 In this instance, the Œuvres show that Maynard gave in to the pressure of his literary critics by replacing the version alluded to in the letter above with digne de mes désirs  14 . This said, Maynard responded to his critics’ advice with varying degrees of openness. One of his more well-known poems - in which Maynard imagines himself talking with François I in the afterlife, who asks Maynard whether Richelieu had treated the poet well in his life on earth - serves as a fine example. The poem in question ends thus: Je contenteray son desir, Par le beau recit de ta vie ; Et charmeray le desplaisir, Qui luy fait maudire Pavie. Mais s’il demande à quel Employ Tu m’as occupé dans le Monde ; 635 “Mon livre, je ne puis m’empescher de te plaindre” 15 “Epigramme” (Armand, l’âge affoiblit mes yeux), ibid., p. 204. 16 “Au mesme [Flotte]” (CLXXXI), F. Maynard, Les Lettres, op. cit., p. 540. 17 “A Monsieur de Flotte” (CCXIII), ibid., p. 635. 18 I explore in greater detail the effect of scribal publication on Maynard’s poetry, through the lens of public and private reading spheres, in Adam Horsley, "Secret Cabinets, Scribal Publication and the Satyrique: François Maynard and Libertine Poetry in Public and Private Spaces", The Sixteenth Century Journal, n° 51-1, 2021, forthcoming. 19 “Lise je voy que ta finesse”, Recueil des plus beaux vers de monsieur Malherbe, etc. Paris, Toussaint du Bray, 1627, p. 349. 20 “A Monsieur Frémin” (CCXVII), F. Maynard, Les Lettres, op. cit., p. 652. Et quels Biens j’ay reçeus de toy. Que veux-tu que je luy responde ? 15 Richelieu, upon hearing this poem, was famously said to have shouted “rien ! ” Nevertheless, Maynard not only included this poem in the Œuvres, but sought Flotte’s advice on its revisions on more than one occasion. In one letter, he writes: Cependant je souhaitte sous vostre bon plaisir que l’on voye le Sonnet de François I. il me semble que cette petite Piece merite d’estre leuë, pourveu qu’on ne repete point ce mot de receut, il faudroit y mettre de la déroute ou defaite de Pavie. 16 In what must have been a later letter, we learn more of Maynard’s process of “correction”: Je vous envoye encore l’Epigramme de François I. & croy qu’il vous plaira en la derniere forme que je luy ay donnée ; pourveu que vous ne traittiez pas l’affaire Theologiquement. […] Cet epigramme me plaist par dessus tous ceux que j’ay faits il y a long temps, & j’ay esté ravi d’avoir leu dans vostre derniere que vous en avez conceu de bonne Esperance. 17 As seen above, we read in the Œuvres that Maynard in fact chose qui luy fait maudire Pavie. On other occasions, the manuscript circulation of Maynard’s poems led him to abandon them entirely, thereby attesting to another effect that less formal scribal publication had on the form and content of the later, officialised publication of the Œuvres  18 . The following lines had first been printed in the 1626 Recueil des plus beaux vers de monsieur Malherbe, etc.: Je ne veux point d’un corps si vieux De crainte de planter des cornes Sur la tombe de mes ayeux. 19 Yet when Maynard began revising certain words in the poem for the Œuvres, a Monsieur Frémin appears to have objected to planter des palmes: Pour ce qui regarde cette façon de parler, Planter des Palmes, croyez, s’il vous plaist, que j’ay suivi Malherbe, qui dans un de ses plus beaux Sonnets dit : Du nombre des Lauriers qu’il a desia plantez : Apres toutes ces raisons je me soûmets aux vostres, & puis qu’il est question de vous plaire, j’aurois mauvaise grace de consulter un autre goust que le vostre ; Tuons donc cét Epigramme. 20 Maynard was clearly altering this poem as it had been printed in the 1620s, which was indeed omitted, tué, from the Œuvres. The imitation of Malherbe, who was Maynard’s 636 Adam Horsley 21 “A Monsieur de Pressac” (CXLIX), ibid., p. 421; ‘Ode’ (Alcipe, reviens dans nos bois), F. Maynard. Œuvres, p. 296. 22 “Au mesme [Flotte]” (CCXIV), ibid., p. 639. 23 “A Monsieur de Flotte” (CCLXI), ibid., p. 725-726. 24 “Epigramme” (Catin, les Braves d’ont tu sors), F. Maynard, Œuvres, op. cit., p. 67. 25 “A Monsieur de Mommor” (XVII), F. Maynard, Les Lettres, op. cit., p. 43. 26 “Au mesme [Flotte]” (CXLIII), ibid., p. 399-400. literary master for a time, was thus in this instance insufficient to guarantee the poem a place in Maynard’s definitive collection. However, it is noteworthy that Maynard fails to join Frémin in condemning cette façon de parler directly, and depicts Frémin as being complicit in both the editorial and censorial act in question, through the first person plural tuons cet epigramme, a linguistic choice that perhaps betrays the poet’s enduring fondness for the rejected poem. On other occasions, Maynard was more assertive, and ready to defend his poems against his friends’ advice. Writing to Pressac, Maynard describes one of Flotte’s objections to a poem: “Il veut que je supprime cecy. Que l’haleine des fleurs parfume de son ambre, c’est à quoy je ne me puis resoudre, quand mesme toute l’Academie me l’ordonneroit.” It appears that Maynard was unable to resolve himself to such an action, for this poem appears unaltered in the Œuvres  21 . In another letter to Flotte, Maynard introduces a poem which he designates as les Vaillans Héroiques, and promises “Je m’efforcerai d’ajuster la fin de cét Epigramme comme vous me l’ordonnerez : il y aura de la difficulté, mais l’amour que j’ay pour cette petite Piece me fera faire l’effort 22 .” A later letter, however, shows that Flotte was more concerned with the beginning of the poem: Cependant vous condamnez Vaillans heroïques, prenez-y bien garde, c’est une façon de parler qui me ravit, & qui a bonne grace : Les modernes eloquens affectent de dire Heureux caché, Raisonnable violent, Vaillant heroïques ; & je suis ravi de faire un substantif d’un adjectif. 23 This is another poem which appears unaltered in the Œuvres despite Flotte’s advice 24 . Flotte was Maynard’s most consulted epistolary advisor in matters of poetic composition. Despite the poet’s assertion that Flotte “m’ayme si aveuglement, & a si bonne opinion de tout ce qui part de moy, qu’il trouve mesme des beautez en mes negligences 25 ”, Flotte was also a thorough critic, and we have already seen that Maynard was not always a passive recipient of his corrections. Flotte had the honour of having a considerably large poem written in his honour, and of assisting in its composition. The ode appears in no fewer than eight of the letters, referred to variously as votre ode or l’Ode de mon Confident. In one such letter, Maynard writes Je vous envoye les dix derniers Couplets de vostre Ode, pour en faire ce qu’il vous plaira ; jamais Ouvrage ne m’a donné tant de peine, à mon avis c’est maintenant la Piece la plus ajustée qui soit sortie de mon Cabinet. […] vostre Ode m’a occupé tout entier, & puis qu’elle s’adresse à vous, je voudrois que sa durée fust eternelle. Vous la trouverez changée en beaucoup d’endroits, je souhaitte que ce soit de bien en mieux. 26 637 “Mon livre, je ne puis m’empescher de te plaindre” 27 “Au mesme [Flotte]” (CCLXXI), ibid., p. 827. 28 “Au mesme [Flotte]”, ibid., p. 797. 29 “Ode” (A Flote le vieux esclave), F. Maynard, Pieces nouvelles, p. 4. 30 “Ode” (A Flote, le vieux esclave), F. Maynard, Œuvres, op. cit., p. 278. As well as sending a number of stanzas to Flotte, Maynard also sent his confident the same lines multiple times. This occasionally led to minor disagreements between the two friends. In one letter Maynard writes rather sullenly: je vous dirai que desormais j’aimerois mieux ne faire point de vers que d’acquiescer à quelques unes des corrections que vous m’avez envoyées, comme à celle-ci, De ceux qui tiennent Nervese Pour le Roy des Orateurs. Mainard ne parle point comme cela, & je sçai qu’il ne se peut mieux que de dire, De ceux qui traittent Nervese De Prince des Orateurs. 27 A third, necessarily later letter suggests that Flotte was unimpressed with Maynard’s response: Si vous m’aimez prenez la peine de m’escrire les raisons pour lesquels vous voulez supprimer le couplet de vostre ode qui commence ainsi : […] Je n’ay plus d’approbateurs, Que ceux qui tiennent Nervese Pour le Roy des Orateurs. J’en suis amoureux et tellement aveuglé, que si un autre que moy l’avoit fait, je lui en porterois envie. 28 In comparing these letters, we see that Maynard has changed his originally preferred traittent and Prince to tiennent and Roy as proposed by Flotte. The variants engendered from this exchange were also carried over into printed versions of the poem. Maynard’s Pieces Nouvelles, which was printed by the poet’s friends without his knowledge, gives the poet’s preferred traitent and prince  29 . Yet in the Œuvres which, as we shall soon see, was overseen very closely by the poet himself, Maynard changes Prince to Roy in accordance with Flotte’s wishes, and avoids the tiennent-traittent dilemma entirely by removing the verb from the penultimate line 30 . In a rather touching textual manifestation of mutual respect and friendship, both men adhere to the other’s correction when overseeing the printing process, rather than using their control over the publication of the text to privilege their own preferred version of the poem. These efforts appear to have been worthwhile. The ode was published in twenty-three stanzas in the Pieces nouvelles and twenty-two in the Œuvres. The ode is longer than all of Maynard’s later poems written in praise of powerful aristocrats and the royal family, the longest of the Pieces nouvelles, and one of the five longest poems of the Œuvres in terms of both number of lines and stanzas, suggesting the importance and success of the poem alluded to elsewhere by its (official) creator: 638 Adam Horsley 31 “Au mesme [Flotte]” (CCLXXI), F. Maynard, Les Lettres, op. cit., p. 828. 32 “L’autheur à son livre”, F. Maynard, Œuvres, op. cit., p. 1. 33 “A Monsieur l’Eminentissime Cardinal Mazarin”, ibid., s.p. 34 MS 844 (Toulouse), fol. 42 r°. Enfin je tascheray de vous satisfaire, & dés [sic] que j’auray appris de vous que ma piece peut voir le monde, je me résous de la faire imprimer. Je suis assassiné de tous costez pour en donner des copies, & on m’escrit de plus de trente lieuës d’icy pour cela, mesme de Thoulouse où vous sçavez que vostre nom, & le mien, ne sont pas odieux. 31 In examining the poet’s Lettres, then, it is clear that Maynard was neither arrogant from his earlier success as a poet, evidenced by his publication record in collective anthologies, nor was he entirely dispirited by his exile to his provincial homelands. It is also clear that his assertion in one of the opening poems of the Œuvres - “Petit Livre que j’ay poly / Dans une longue solitude” - misrepresents the often collective process of bringing the collection to fruition 32 . The poet’s correspondence provided him with a network of literary critics who, as we have seen, also joined Maynard in the process of poetic composition ; a network in which he mixed a proud and reasoned defence of his verse with a genuine and humble deference to the judgements of those he trusted. The Printing of the Œuvres What, then, was the image that Maynard hoped to project of himself in putting so much work into revising poems for the Œuvres, and what effect did this have on the character of the text as a whole? In the dedication, Maynard speaks of “ce Recueïl des Vers que j’ay faits soubs le Regne de trois Princes, & soubs le Gouvernement de deux Regentes 33 ”. In doing so, he presents the Œuvres not as a new chapter in his career as a poet, but as an overview of the fruits of his labours over a period spanning more than thirty years. This prefatory remark, however, is misleading. Out of the 268 poems that make up the Œuvres, only six had previously been published in recueils satyriques. Only 93 had been published at all, even though Maynard had contributed well over 200 poems to recueils collectifs alone. This means that 175 poems were published for the first time in the Œuvres, many of which had first faced a rigorous level of criticism from the poet and his correspondents. Given that so many poems in the Œuvres had been written in the late 1630s and early 1640s, it is curious that Maynard should disclose in an unpublished draft for an “au lecteur”, which has survived in one of his personal manuscripts, his initial resolution not to publish “soubs le regne naissan de Louys quatorsiesme les fautes que j’ay faites sous celuy de Henry le grand”, before informing the reader that “la plupart des pieces que tu liras sont des vieilles nouveautés 34 ”. Despite encouragement from his friends and esteemed critics, Maynard was clearly worried that his Œuvres would not be well-received by a new generation of readers; an anxiety that has left its mark on more than just the preface to the Œuvres. One such example is the dedication of the work. It may at first appear obvious for Maynard to have dedicated his Œuvres to Cardinal Mazarin, despite the poet’s previous failures with the cardinal’s predecessor, Richelieu. Chancellor Pierre Séguier, however, had become the new protector of the Académie française in February 1643, and hosted its 639 “Mon livre, je ne puis m’empescher de te plaindre” 35 C. Drouhet, Le Poete François Mainard, op. cit., p. 348. 36 This would suggest that the Œuvres was first dedicated to Séguier, then subsequently to Mazarin. On this, and for detailed comparisons between surviving copies of the Œuvres, see William Roberts, “Les Poésies de Maynard. Pour une typologie de l’édition de 1646”, Cahiers Maynard, n° 16, 1987, p. 5-10; Yves Giraud, “Quelques observations sur l’édition de 1646 des Œuvres de Maynard”, Cahiers Maynard, n° 18, 1992, p. 9-13; and William Roberts, “De nouvelles anomalies dans le recueil de 1646”, Cahiers Maynard, n° 18, 1992, p. 78-87. 37 “A Monsieur de Flotte” (CLXXIV), F. Maynard, Les Lettres, op. cit., p. 513. 38 This and the previous inconsistency have previously been observed in Y. Giraud, “Quelques observations…”, op. cit., p. 13. 39 Maynard speaks of having written “huit couplets” for Balzac’s Apologie, and having communicated a copy of this poem to Flotte, “A Monsieur le Fevre” (CLXXIX), F. Maynard, Les Lettres, op. cit., p. 32. 40 See W. Roberts, “De nouvelles anomalies”, op. cit., p. 81. On Maynard’s relations with Balzac at this time, see C. Drouhet, Le Poete François Mainard, p. 358-359. meetings in his own home 35 . He had also made Maynard a conseiller d’état in August 1644; a largely honorific and financially unimportant title that nonetheless left room for optimism for future material reward. Finally, it was Séguier who signed the privilège for the Œuvres on behalf of the king on 15 th June 1646. Maynard’s quite extraordinary decision to dedicate some copies of the Œuvres to Mazarin, and a smaller number of surviving copies to Séguier, led to variants within a small number of its poems, as well as two different dedications 36 . It is also clear that Maynard continued to revise his poems even after printing had begun. As he put it in one letter, “quelle apparence y a-t’il que mon Livre s’imprime à Paris lors que je n’y serai pas. […] Je vous dis encore une fois qu’il faut que je sois present à l’impression de mes caprices 37 ”. The epigram “Muses, j’adore vos chansons”, for example, has two stanza-length variants in different copies of the Œuvres, even in copies giving the same dedication. Some give this poem as it had appeared in Recueil des plus beaux vers, suggesting that the variant found in other copies is a last-minute modification made by Maynard once the Œuvres had already gone on sale. The table of contents offers further evidence to support this theory. All of the copies of the Œuvres that I have been able to consult list the ode “Vivray-je longtemps miserable” for p. 316. Yet whereas some copies give the poem as advertised, others give a quite different stanza and opening line: donc le Ciel inexorable  38 . Again, this poem had appeared in the Recueil des plus beaux vers with the line donc le Ciel inexorable - as well as a poem by Malherbe that also includes the inexorable-miserable rhyme - allowing us to date vivray-je longtemps miserable as the later version. Finally, the last three poems of the volume appear to be late additions. The two penultimate sonnets - “Ton neveu, CLEOMEDE, est un brave intrepide” and “Tes secrets m’ont donné l’entiere guerison” appear on pages 361 and 362 respectively, but are attributed to pages 261 and 262 in the contents page. The final poem of the collection - “Sur les Apologies de Monsieur de Balzac” (p. 363-365), a draft of which had been prepared as early as the summer of 1642, is omitted in the contents page, and does not appear at all in some copies of the Œuvres  39 . Owing perhaps to Balzac’s refusal to provide a preface for the Œuvres, Maynard apparently chose to withhold this poem from the Œuvres, before changing his mind and including it as a late addition, whilst neglecting to update the contents page 40 . In producing his Œuvres, Maynard was clearly physically present not only in Paris, but at the printers, hurriedly “correcting” his poems, his archaic spelling, his dedicatees, 640 Adam Horsley 41 It should be remembered that Maynard was not alone in this. As Melaine Folliard asserts, “l’impri‐ meur-libraire se situe au bout de la chaîne éditoriale […] il pâtit du manque de professionnalisme des poètes ou au contraire de leur perfectionnisme” (M. Folliard, “Les intermittences du nom d’auteur dans les premiers recueils collectifs (1597-1607)”, Littératures classiques, n° 80, 2013, p. 35-62, p. 41). For Roberts, “on peut supposer que le souci et la présence constants du vieux poète, imbu de perfectionnisme à propos de son livre, a dû rendre les imprimeurs quelque peu nerveux” (W. Roberts, “De nouvelles anomalies”, op. cit., p. 83). 42 Having examined multiple copies of the Œuvres, I have found no correlation between the order in which these poems were given, the inclusion or omission of certain poems, or the person to whom the copy is dedicated. In the absence of a more wide-ranging study of a larger number of individual copies, which may yield more meaningful statistics, I therefore concur with Yves Giraud that “l’ordre de reliure de ces différentes unites est purement aléatoire. […] ce ne sont pas de sous-types, mais de simples variantes de reliure” (Y. Giraud, “Quelques observations…”, op. cit., p. 10). 43 A figure given by Gabriel Naudé in the Jugement de tout ce qui a esté imprimé contre le cardinal Mazarin etc. [Paris], n.pub., [1650], p. 237. 44 “Sonnet” (Mon Livre, je ne puis m’empescher de te plaindre), F. Maynard, Œuvres, op. cit., fol. A r°. On Maynard’s final pessimism towards his career as evinced in his late poetry, see A. Horsley, Good Times and the Bad, op. cit., p. 125-126 45 Such as “A Monseigneur le Chancelier, Sonnet”, F. Maynard, Œuvres, op. cit., p. 37. and adding new poems to later prints, most likely to the frustration of the printer 41 . These variations, along with the apparently random order in which preliminary poems by Maynard’s friends were inserted at the beginning of the work, mean that even by the standards of seventeenth-century French printing practices, Maynard’s writing habits produced distinctly unique copies of his Œuvres  42 . Maynard’s poetic endeavours leading up to and during his return to Paris, however, remained relatively unsuccessful. He had failed to revive his once great fortunes in collective anthologies, and no record has survived attesting to a positive reception of the Œuvres beyond Mazarin’s isolated gift of a thousand livres  43 . The realisation that his best days as a writer were behind him led Maynard to pen several new poems expressing his disillusionment which were subsequently included in the Œuvres, such as that with which this study began: Mon Livre, je ne puis m’empescher de te plaindre. Tu vas courir le Monde, & je ne sçay pourquoy. Il n’est point de malheur que tu ne doives craindre, La Cour estime peu ce qu’elle a veu de toy. 44 On the other hand, the Œuvres also contains many poems written in the full throngs of optimism, leading to the presence of two distinct authorial voices in the collection 45 . In this sense, there is a certain irony pervading Maynard’s magnanimous tome. The Œuvres may provide a fascinating glimpse into seventeenth-century editorial and printing practices, particularly when nuanced by the poet’s letters and personal manuscripts. Yet this text, whilst presented as the cream of Maynard’s poetry across his long literary career, is marred or perhaps enriched by numerous inconsistencies. Maynard claims to have filled his text with poems written under the reigns of three kings and two regents, yet the majority of its contents had previously been unpublished, and many were written, if we are to believe the poet’s letters, especially for inclusion in the Œuvres. Those poems that had previously been published were not immune to revisions, aided by Maynard’s trusted correspondents, 641 “Mon livre, je ne puis m’empescher de te plaindre” 46 On this point see A. Horsley, “Le Président libertin: The Poetry of François Maynard after the Trial of Théophile de Viau”, Early Modern French Studies, n° 37-2, 2015, p. 93-107. 47 In concluding his study of Maynard’s efforts to restrict licentious language from his Œuvres, however, Frédéric Graça has posited that ‘Maynard a offert à son siècle un ouvrage proprement impeccable.’ For this alternative evaluation of the Œuvres see Frédéric Graça, “Entre muses gaillardes et muses galantes: les variations du discours licencieux dans les œuvres poétiques de François Maynard”, XVII e siècle, n° 277-4, 2017, p. 587-609, p. 609. though these revisions were not always incorporated into the final text. Indeed, some poems did not receive critical modification until after their original versions had already been printed and sold in earlier copies of the Œuvres, after which Maynard was still apparently unhappy with his offering to posterity. The Œuvres is an attempt to modernise and to sanitise much of Maynard’s earlier work and his later reputation; an enterprise that he was likely to have begun shortly after the persecution and trial of Théophile de Viau in the early 1620s 46 . Even the dedication of the work betrays an indecisiveness on the part of the poet for motivations that are not altogether clear. This study has highlighted the potential difficulties in considering the Œuvres as a definitive edition of Maynard’s poetry, or in basing one’s own critical judgement of his talents as a poet from its composite poems alone. Despite its aesthetic beauty and the fascinating journeys that led Maynard to produce the text, his Œuvres is neither a representative sample of his poetry over the course of his successful career, nor a final product of his poetic talents with which he was happy. Rather, the Œuvres is a purported testament to the beauty of Maynard’s art, pervaded by the poet’s indecision and perfectionism, which in turn add to the work a paradoxical sense of fluidity and incompleteness from the perspectives of both literary analysis and material bibliography 47 . 642 Adam Horsley 1 Gabriel Naudé, Jugement de tout ce qui a esté imprimé contre le cardinal Mazarin, depuis le sixiéme Janvier, jusques à la Declaration du premier Avril mil six cens quarante-neuf, s. l. n. d., 2 éditions, 1649 et 1650. 2 C. Jouhaud, Mazarinades : la Fronde des mots, Paris, Aubier, 1985 ; O. Ranum, The Fronde: a French Revolution (1648-1652), New York, W.W. Norton, 1993 ; H. Carrier, La Presse de la Fronde (1648-1653), Genève, Droz, 1989, 2 vol. La représentation de la « librairie » dans les mazarinades Claudine N ÉD E L E C Université d’Artois De nombreuses mazarinades - à commencer par Le Mascurat  1 de Naudé - mettent en scène le geste même par lequel ces libelles, chansons et « placards », sont produits et diffusés, dans cette période si particulière de ce point de vue que fut la Fronde, entre 1649 et 1653. Mon propos n’entend nullement revenir sur les travaux historiques et érudits concernant la presse de la Fronde, qu’il s’agisse de ceux de Christian Jouhaud, d’Orest Ranum ou d’Hubert Carrier 2 , pour faire la part entre le réel et l’imaginaire ; en postulant que nous avons affaire, avec les libelles, et notamment avec les libelles « burlesques », à de la littérature, il s’agit d’étudier les représentations du réel, et leurs composantes esthétiques, en ce qu’elles signifient certes quelque chose du réel, mais aussi l’imaginent et le transforment, dans une tension entre le prosaïsme d’une écriture « naïve » (il s’agit de montrer les choses et les gens tels qu’ils sont), et les déformations grotesques induites par la dérision généralisée qui est le propre de ce « style ». D’abord, un état des lieux et acteurs du marché, puis quelques réflexions sur cette expérience d’une parole inouïe, dans sa prolifération comme dans la façon dont elle interroge les bienfaits et les limites de la liberté d’expression. Le marché des libelles Les lieux C’est icy, le lieu des nouvelles, Où se debitent les plus belles : C’est icy, le grand rendez-vous, Des plus sages & des plus fous : […] C’est icy, que les Politiques, Produisent d’exemples antiques, 3 Mazarin et ses Italiens. 4 Le Politique burlesque dédié à Amarante, par S.T.F.S.L.S.D.T., Paris, 1649, p. 27. 5 Voir H. Carrier, La Presse de la Fronde, op. cit., t. II (Les hommes du livre), chap. 2, 3 (« Les procédés de diffusion »). 6 Cité par H. Carrier, ibid., p. 177 [s. l., 1649]. 7 Le Burlesque remerciment des Imprimeurs et Colporteurs aux auteurs de ce temps [s. l., 1649], éd. Célestin Moreau, Choix de mazarinades, Paris, J. Renouard, 1853, 2 vol., t. I, p. 471. Pour & contre l’administration, De ceux de contraire nation. 3 […] C’est icy que les Visionnaires Viennent conter à ces Libraires, Leurs resveries, & leurs songes Qui ne sont rien que mensonges : Enfin c’est icy, qu’un chacun Parle de l’interest commun ; Et où, tous les beaux esprits Debitent ce qu’ils ont appris. 4 C’est du Palais de Justice, centre du commerce parisien des livres, que parle cet auteur ; on remarque qu’il le distingue en tant que lieu d’une production définie comme relativement savante, probablement par antithèse avec un autre lieu essentiel de la diffusion parisienne des libelles, le Pont-Neuf 5 . Sur le mode de la déploration, voici ce qu’en écrit l’auteur du Prédicateur déguisé : Oüy certes, depuis cette mal-heureuse guerre la Samaritaine est devenuë la Bibliotheque commune de tout Paris ; c’est l’Academie où l’on dispute de toutes les affaires du temps ; la licée où toutes les difficultez du monde se resoudent ; l’Escolle où l’on traite de toutes sortes de matieres ; la Sorbonne universelle où l’on propose les cas de conscience […]. 6 Trois catégories d’acteurs sont présentes sur la scène des mazarinades, les auteurs, les libraires-imprimeurs, les colporteurs… même s’il y a parfois un certain flou entre ces catégories. Ainsi, Le Burlesque remerciment des Imprimeurs et Colporteurs commence par : « Filles du ciel, gentilles Muses / Qui n’estes laydes ni camuses, / Obligez tant vos Imprimeurs / Qu’ils puissent devenir rimeurs 7 ». Les acteurs Auteurs Les mazarinades burlesques les présentent volontiers comme de simples profiteurs d’une source de revenus au fond sans grand risque pour eux, puisqu’ils écrivent sous l’anonymat, et que ce sont généralement les imprimeurs-libraires qui sont poursuivis (d’où l’absence fréquente d’adresse). Selon l’auteur de La Nocturne chasse du Lieutenant civil, la fuite de Mazarin et du roi (en janvier 1649) provoqua « Une démangeaison d’escrire » et « Mit au 644 Claudine Nédelec 8 La Nocturne chasse du Lieutenant civil, [Paris, par la Société typographique du païs Grecque et Latin, au mont Parnasse, s. d. (1649)], ibid., t. I, p. 494. 9 L’Adieu et le désespoir des autheurs et des escrivains de libelles de la guerre civile, en vers burlesques [Paris, C. Morlot, 1649], ibid., t. I, p. 520. 10 Ibid., t. I, p. 523. 11 Ibid., t. I, p. 472, 475. vent, dit-on, dans Paris, / Tant de plumes et tant d’escrits / A muse pauvre et mercenaire 8 ». D’où L’Adieu et le désespoir des autheurs et des escrivains : Hélas ! puisque la paix est faite, Il nous faut sonner la retraite ? Nous ne pouvons plus dans Paris Faire rouller avec grands cris Les pièces que nostre génie Inventoit pour la compagnie De messieurs les colleporteurs, Aussi bien que nous grands menteurs. 9 Au fond, il leur importe seulement de tirer de leur plume de quoi bien boire, bien manger et courir la gueuse… Le lucre et la nécessité, Le plaisir et la volupté, Dans la passée conjoncture, Nous ont contraints, je vous asseure, De forcer nos corps et nos sens Pour faire trois mille cinq cents Odes, Poëmes, ou Libelles Qui remplissent nos escarcelles D’argent que selon nos désirs Nous employons pour nos plaisirs ! 10 L’auteur du Burlesque remerciment feint de les plaindre des maux de tête que leur vaut « De composer tant de fracas, / De fadaises, de goguenettes / De bagatelles, de sornettes » ; mais il reconnaît que cela se vend mieux que les ouvrages de piété… et il en remercie ces « Rares Esprits, braves Autheurs, / Composeurs de rimes burlesques, / Inventeurs de rimes grotesques, / Advocats, Pédants, Escoliers 11 », ce qui est une indication intéressante sur l’origine sociale de ces auteurs - au coin de la fiction, bien sûr. L’auteur du Remerciment des imprimeurs dit même au cardinal qu’ une moitié de Paris imprime ou vend des imprimez ; l’autre en compose ; le Parlement, les Prélats, les Docteurs, les Prestres, les Moines, les Hermites, les Religieuses, les Chevaliers, les Advocats, les 645 La représentation de la « librairie » dans les mazarinades 12 Les écrivains publics, qui tenaient traditionnellement boutique au cimetière des Saints-Innocents. 13 Les prostituées (ainsi de l’Ambassade burlesque des filles de joye au Cardinal, s. l., 1649). 14 Le « cheval de bronze » désigne railleusement la statue équestre d’Henri IV placée en 1614 à l’extrémité de l’île de la Cité, au centre du Pont-Neuf ; la Samaritaine était une pompe, surmontée d’une horloge avec son carillon, et ornée d’une sculpture représentant la rencontre de Jésus et de la Samaritaine. Elle avait été installée au bout du Pont-Neuf, du côté du Louvre, pour alimenter en eau ce quartier de Paris. Quelques mazarinades font effectivement parler ces deux monuments de Paris. 15 Remerciment des Imprimeurs à Monseigneur le Cardinal Mazarin [Paris, N. Boisset, 1649], éd. C. Moreau, Choix de mazarinades, op. cit., t. I, p. 290. 16 Le Combat de deux autheurs, sur le sujet de leurs pieces du temps, Paris, 1649, p. 3. 17 C’est-à-dire qu’on ne cherche pas à débiter en secret. 18 Le Combat de deux autheurs, op. cit., p. 5. 19 Ibid., p. 3-4. Procureurs, leurs Clercs, les Secrétaires de Saint Innocent 12 , les filles du Marais 13 , enfin le Cheval de Bronze et la Samaritaine 14 écrivent et parlent de vous. 15 Cette image peu valorisée des auteurs de la Fronde se retrouve dans Le Combat de deux autheurs, qui raconte une intéressante scène de rue, marquée au coin du réalisme et du burlesque. « Je chante le Combat affreux / De deux écrivains furieux », qui « Plus horribles que des Lions / Se [sont] des ja bien fait des niques / Par cent boutades Poëtiques, / Qui de deux celebres Autheurs / Ont fait deux illustres frondeurs 16 », dit l’incipit… Où mène ce beau début ? Un auteur, Criton, sort de chez lui : On crioit un cayer nouveau, Que l’on debitoit sans manteau 17 , Et ce fut peut estre la cause Qu’il l’estima trop peu de chose, Toutefois comme curieux Il voulut s’en informer mieux, Ô la dangereuse entreprise Criton hautement le mesprise, Et nomme en bon François un fat L’Autheur de cét escrit d’Estat, Dit que cét écrit politique, Choque la liberté publique Qu’il ne peut souffrir le faquin Qui fait debiter ce pasquin. 18 Mais il est entendu de l’auteur de celui-ci, qui le provoque en duel… pour de rire ! Car l’appât du gain - et la couardise assez commune aux gens de lettres - font que leurs combats de plume ne vont pas jusqu’au sang, chacun se disant à part soi : « Mieux vaut en sortir brague nette / Et n’avoir point à rougir sa brette 19 ». Malgré les prétentions, récurrentes dans les titres, à dire la vérité, nul ne semble croire à la sincérité de ces auteurs : « De dire par quelle espérance / D’honneur, de gain, ou de vengeance, / Les bons et les mauvais Autheurs / Donnent matière aux Imprimeurs / C’est ce 646 Claudine Nédelec 20 [Laurent de Laffemas], Lettre à Monsieur le Cardinal, burlesque [Paris, A. Cotinet, 1649], éd. C. Moreau, Choix de mazarinades, op. cit., t. I, p. 299. 21 « Terme populaire qui se dit des gens fort avares […]. Ce mot vient de racle denare [râcle denier] » (Furetière, Dictionnaire universel). [Paul Scarron], La Mazarinade [sur la copie imprimée à Bruxelles, 1651], Œuvres, Paris, J.-F. Bastien, 1786, t. 1, p. 283-296, notamment p. 285 ; La Miliade ou l’eloge burlesque de Mazarin, pour servir de piece de carnaval (s. l., 1651) parle de « raguedanazerie » (p. 24). 22 Voir H. Carrier, La Presse de la Fronde, op. cit., t. II, chap. 2, 1 (« Imprimeurs et libraires ») : « presque 250 imprimeurs et marchands-libraires de mazarinades, soit la quasi-totalité de l’imprimerie parisienne » (p. 125), très souvent sous l’anonymat, mais « pas les plus grands imprimeurs du temps » : H. Carrier cite Antoine Estienne, Pierre Rocolet, Antoine Vitré, Sébastien Cramoisy (p. 127). 23 C. Moreau, Choix de mazarinades, op. cit., t. I, p. 521. 24 Le Politique burlesque, op. cit., p. 8. 25 C. Moreau, Choix de mazarinades, op. cit., t. I, p. 471. Un sol (tournois) vaut quatre liards, ou douze deniers ; le prix indiqué est donc identique, soit ½ sol pour quatre feuillets = un cahier. Selon Furetière, le sol est une pièce de menue monnaie. 26 Entretien politique de Jaquelon et de Cateau [s.l., 1649] cité par Célestin Moreau dans Bibliographie des mazarinades, publiée pour la Société de l’histoire de France, Paris, J. Renouard et Cie, 1850, 3 vol., t. I, p. 363. Ici, le prix est un peu plus élevé, puisque le sol tapé vaut 25 % de plus que le sol. que je ne puis bien dire 20 », écrit Laurent de Laffemas, frondeur modéré. Outre le service de plume qu’ils exercent pour leurs protecteurs, mécènes, ou « employeurs », on peut relever un motif personnel, souligné par Scarron, et l’auteur de La Miliade, entre autres : le fait que Mazarin se soit montré particulièrement avare en gratifications pour les écrivains, ou plutôt « raquedenase 21 ». Imprimeurs  22 L’Adieu et le désespoir des autheurs montre les imprimeurs négociant pour obtenir du texte contre quelques sous « pour boire chopine 23 »… et plus si la pièce se vend - mais, selon les imprimeurs, il y a toujours mévente ! Commercialement, à qui profite le crime ? Pour l’auteur du Politique burlesque, les acheteurs « payent deux liards du cahier 24 », et pour celui du Burlesque remerciment, il faut compter vendre à « Six deniers pour quatre feuillets 25 » ; dans l’Entretien politique de Jaquelon et de Cateau, l’une d’elles, tout à fait consciente qu’elles sont « enregistrées », ou qu’elles ne sont que personnages de fiction, déclare : « Je gage que les colporteurs vendront notre entretien pour un sol tapé 26 ». Les prix sont donc minimes, mais cela n’a pas empêché certains d’avoir bien profité : Sans tous ces petits rogatons, Sans les Condés et les Gastons, Sans les pasquils et vaudevilles Sans les écrits des plus habiles, Sans Rivière et sans Cardinal, Nous allions souffrir bien du mal. […] Les Libraires, la Librairie, Les Imprimeurs, la Confrérie, Les Relieurs et les Colporteurs Eussent souffert de grands malheurs. 647 La représentation de la « librairie » dans les mazarinades 27 Le Burlesque remerciment, C. Moreau, Choix de mazarinades, op. cit., t. I, p. 471-472. 28 Ibid., t. I, p. 290. 29 Paris, 1649. 30 Citée par C. Moreau, Bibliographie des mazarinades, op. cit., t. I, p. 224. 31 Requeste des marchands libraires du Pont-Neuf, Presentée à Nosseigneurs de la Bazoche, en vers burlesques, s. l., 1650. Sur ce point, voir H. Carrier, La Presse de la Fronde, op. cit., t. II, p. 178-179. 32 Voir Le Revers du mauvais temps passé : « Cher lecteur, tu seras averty que t’ayant fait present de mon Journal Poëtique de la guerre parisienne, comme aussi de mes Visions nocturnes, l’on me menasse de les contrefaire & ainsi me derober mon travail. […] Je te prie au moins de n’en point acheter d’autre impression que celle de la Veufve Coulon. » (cité par H. Carrier, ibid., t. I, p. 145). 33 Description de la boutique à Vivenay. Caprice, Paris, J. Brunet, 1649, p. 4 et 7. 34 C. Moreau, Choix de mazarinades, op. cit., t. I, p. 474, 476. 35 La Nocturne chasse, ibid., t. I, p. 495. Heureusement, dans ce temps de crise économique pour la « librairie », « Les sols, les deniers pesle-mesle / Tombent sur nous comme la gresle 27 » dès que paraît quelque nouveauté, car les imprimeurs peuvent faire « monter les prix » quand la pièce a du succès. L’auteur du Remerciment des Imprimeurs à Monseigneur le Cardinal Mazarin l’en loue ironiquement : « graces à Dieu, et à vostre Eminence, Monsieur saint Jules nostre second patron, nous sommes aujourd’hui les mieux accommodez ; et nous craignons plus de manquer d’ancre et de papier, que de pain et de vin, ny de viande 28 ». Mais cela suscita le mécontentement des libraires « installés », et « sérieux » : une mazarinade, Les Contens et mescontens, sur le sujet du Temps  29 , met parmi les contents (ceux qui tirent parti des troubles) les imprimeurs et colporteurs, mais au rang des mécontents les relieurs et les libraires, parmi les métiers d’art et les métiers de la mode. Une lettre de Saintot relate une assemblée des principaux libraires chez le Lieutenant civil, afin de mener une « chasse à ces échoppes de libraires et colporteurs, lesquels ne vendent plus rien que bien secrètement 30 », ce que déplore la Requeste des marchands libraires du Pont-Neuf  31 . Si bien que l’image des imprimeurs les plus impliqués reste celle de gagne-petit, n’hésitant pas à produire des contrefaçons quand ils sont en mal de copies 32 , soit misérables, soit grotesques, ou les deux - tel Nicolas Vivenay. C’est dans la taverne qu’il attend qu’on lui livre copie, avant de gagner sa boutique, où l’on trouve « un torrent de belles choses / Un ramas de rhimes & de Proses / Plus beau que celui de Quinet », et où se mêlent grotesquement matériel d’imprimeur et de cuisine. Là se pressent auteurs en mal d’impression et lecteurs avides de nouveautés, si bien que « Vivenet n’apprehende pas / De tomber dedans la mal-aise / Il vent pieces bonnes & mauvaises, / Sans apprender le trespas 33 » : cela ne l’empêchera pas d’être arrêté en novembre 1649, et d’être condamné : il s’en sortira bien, en fait… Colporteurs et afficheurs « Nous sommes huit cents, voire mille », qui, selon Le Burlesque remerciment, crient matin et soir « De rue en rue, de porte en porte 34 » les mazarinades nouvelles. Le colporteur, personnage pittoresque, est souvent mis en scène dans les mazarinades, criant « d’un stentorique gosier 35 » à qui veut l’entendre les nouveaux titres, […] sans mettre d’Éminence. Voicy l’Arrest de Mazarin, 648 Claudine Nédelec 36 [Laffemas, Laurent de], Lettre à Monsieur le Cardinal, ibid., t. I, p. 298-299. 37 Voir La Bastille conquise, citée par H. Carrier, La Presse de la Fronde, op. cit., t. II, p. 167. 38 Voir ibid., p. 170 sq. 39 Lumières pour l’histoire de ce temps, ou la refutation de tous les Libelles & Discours faits contre l’authorité royale durant les Troubles à Paris, Paris, 1649, p. 11. 40 La Conference du Cardinal Mazarin avec le gazetier, Jouxte la copie imprimée à Bruxelles, 1649, p. 4. De janvier à mars 1649, la Cour s’étant réfugiée à Saint-Germain, les troupes royales assiègent Paris, dont ils bloquent le ravitaillement, pour briser la révolte. 41 Le Politique burlesque, op. cit., p. 7 ; voir Response pour Messieurs les princes au libelle seditieux Intitulé, L’Esprit de paix, semé dans les Ruës de Paris la Nuit du 25. Juin 1652. Piece academique par le sieur de Sandricourt, Paris, 1652. 42 Réponse à la prétendue déclaration du roi sur le sujet de la paix, nuitamment affichée, avec les procédures criminelles faites contre les auteurs, afficheurs et leurs complices [Paris, J. Brunet, 1652], éd. C. Moreau, Bibliographie des mazarinades, op. cit., t. III, p. 110-111. 43 Le Combat de deux autheurs, op. cit., p. 29. Voir H. Carrier, La Presse de la Fronde, op. cit., t. II, p. 183 sq. Voicy l’Arrest de Mascarin La Lettre du cavalier George […] Bref, tout au long de la journée Chascun, comme une ame damnée, S’en va criant par-cy par-là Et vers, et prose, et cœtera Il n’importe pas sous quel titre. 36 Le métier devient si lucratif que toutes les petites gens sans ouvrage abandonnent leurs outils et se chargent de paperasses, dans un pullulement à la fois comique et effrayant 37 , malgré les risques du métier 38 . Une mazarinade hostile aux libelles va jusqu’à imaginer, sur le mode grotesque, que ceux qui ont été calomniés auront la consolation « de les avoir veu traîner & pendre par les ruës, non pas par le Boureau, mais par les Colporteurs, qui se mettent eux mesmes la corde au col, parce qu’ils sont chargez de crimes 39 ». Selon le Cardinal lui-même, « l’on n’entend par les ruës que de nouvelles pieces, jusques à me nommer cardinal burlesque : ce qui a empesché les colporteurs d’avoir faim pendant le blocus 40 ». Mais la diffusion des pamphlets ne se fait pas toujours aussi ouvertement : plusieurs textes parlent de libelles « jetté[s] par plusieurs nuits dans toutes les ruës de Paris 41 », ou de placards « nuitamment affiché[s] 42 ». Une mazarinade montre même un agent de Mazarin donnant « des relations manuscrites à de certains cabarettiers gagez pour les monstrer à ceux qui vont boire ou manger dans leur maison 43 ». Naudé, témoin bien informé, a voulu que ses personnages, dont la longue conversation se déroule dans un cabaret d’où l’on entend les bruits de la rue en proie aux émotions populaires, soient des représentants caractéristiques de la production et de la circulation des libelles, comme en témoigne leur rencontre : Sainct-Ange. Mais pourquoy d’Autheur & Imprimeur que tu estois, exerces tu maintenant l’office de Colporteur. Mascurat. […] Encore que je pratique trois mestiers bien differents, je ne laisse pas d’avoir beaucoup de peine à vivre : Austrefois que le pain ne valoit que vingt sols, je me contentois de la profession 649 La représentation de la « librairie » dans les mazarinades 44 Gabriel Naudé, Jugement de tout ce qui a esté imprimé contre le cardinal Mazarin, op. cit., 2 e éd. augmentée [1650], p. 6-7. 45 Ibid., p. 379. 46 Le Hasard de la Blanque renversé et la consolation des marchands forains [Paris, Vve A. Coulon, 1649], cité par H. Carrier, La Presse de la Fronde, op. cit., t. II , p. 166. 47 Censure generalle de tous les libelles diffamatoires, imprimez depuis la conclusion de la paix, au prejudice de cét Estat, Paris, 1649, p. 3. 48 Remerciment des Imprimeurs, C. Moreau, Choix de mazarinades, op. cit., t. I, p. 292. 49 Voir H. Carrier, La Presse de la Fronde, op. cit., t. II, p. 259-261. 50 Cote de la Bibliothèque Mazarine M 15432. 51 [s. l., 1649], C. Moreau, Bibliographie des mazarinades, op. cit., t. III, p. 25. Deux autres volumes parurent, avec un titre comparable. d’Imprimeur ; quand il en a valu quarante, j’ay eu recours à celle d’Autheur, laquelle j’avois autresfois pratiquée avec assez d’applaudissement […] & le mesme pain estant monté à un escu, je me suis encore servy du mestier de Colporteur, afin d’imprimer ce que je compose, & de vendre ce que j’imprime. […] Je compose premierement de ces petits livrets qui ont tant de cours aujourd’huy, en suite de quoy je les imprime à loisir ; & puis je les vends si je n’ay que faire, ou je les fais vendre par quelqu’un de mes enfants. 44 Ainsi Mascurat explique-t-il très clairement le déclassement dont il est à la fois acteur et victime, déclassement qui fait d’ailleurs écho au (burlesque) déclassement général des producteurs de la chose écrite (jusques aux servantes…) permise par les troubles. Ce déclassement est au demeurant parallèle à celui de l’érudit Naudé, qui, sous le masque de Mascurat, offre une image dérisoire de lui-même : « Mouchard […], mais encore Conseiller, Emissaire, Advocat, Factotum, Secretaire du Cardinal Mazarin  45 ». Pour le plus grand plaisir des collectionneurs Ce déferlement de pièces « curieuses » a fait des heureux sans mélange, les bibliophiles et autres collectionneurs, puisque « la ville est devenuë une Foire, où l’on trouve des pieces tres-curieuses, & des raretez tres-recherchées 46 ». Très vite, les libelles ont été considérés « comme des pieces d’esprit fort precieuses [à mettre] dans les plus modestes cabinets 47 », tandis qu’un autre auteur mentionne « les recueils que les curieux font de tout ce qui se publie 48 ». Naudé n’est pas le seul à dresser une liste des (prétendues) meilleures pièces 49 , d’autres (comme le bibliophile de La Bruyère) ne jurent que par les raretés. Ainsi la bibliothèque Mazarine conserve-t-elle un recueil disparate de mazarinades, comportant des annotations manuscrites de Tallemant des Réaux révélant leurs auteurs… 50 Cette collectionnite suscita aussi des entreprises de librairie, prétendant rassembler les meilleurs libelles pour la plus grande satisfaction des lecteurs : citons le Recueil de plusieurs pièces curieuses tant en prose qu’en vers imprimées depuis l’enlèvement fait de la personne du roi, le 6 janvier 1649, jusques à la paix qui fut publiée le 2 e jour d’avril de la même année, et autres choses remarquables arrivées depuis ce temps-là jusques à présent, lesquelles serviront beaucoup à la connaissance de l’histoire  51 . 650 Claudine Nédelec 52 Expression de Gabriel Naudé, citée par Fabienne Queyroux, « “Plumes bien tailléesˮ contre “livres très pernicieux à l’ Étatˮ : Gabriel Naudé et les mazarinades », Histoire et civilisation du livre, vol. XII, 2016, p. 93-109. 53 L’Anti-satyre du temps, ou la justification des autheurs [Paris, 1649], citée par H. Carrier, La Presse de la Fronde, op. cit., t. II, p. 163 . 54 Paris, P. du Pont, 1649, p. 3, 5 et 7. 55 L’Interprete des escrits du temps, tant en proses qu’en rimes et son sentiment burlesque sur iceux, Paris, 1649, p. 7. 56 Lumières pour l’histoire de ce temps, op. cit., p. 11. 57 Voir Aude Volpilhac, « Le secret de bien lire ». Lecture et herméneutique de soi en France au X V I Ie siècle, Paris, Champion, 2015, première partie, chap. I. 58 Citée par C. Moreau, Bibliographie des mazarinades, op. cit., t. I, p. 374. « Livres très pernicieux à l’État 52 » ? Les mazarinades véhiculent un imaginaire de leur propre prolifération sans contrôle et sans règles, et de leur « visibilité » dans l’espace public, tantôt sur le mode burlesque, railleur et satirique, tantôt sur le mode plus grave de la dénonciation de ces plumes « très pernicieuses à l’État » - pas forcément d’ailleurs celles qui visent Mazarin, mais aussi celles qui mentent pour son service. Une mazarinade souligne que pour vendre, il faut y aller fort, dans une surenchère dangereuse : Les colporteurs qui visitent tous les jours au matin les Imprimeurs, y trouvant des pieces indifferentes, les refusent absolument, parce qu’ils n’en auroient pas le debit. Les Imprimeurs qui ne font rien importunent les Autheurs de leur en faire de celles qui sont recherchées, ainsi de fil en esguille la corruption des esprits & la maladie de la guerre sont cause de la production de ces libelles. 53 Ainsi, même certains frondeurs s’offusquent ou s’indignent de ce qu’on appellerait aujour‐ d’hui les dérives de la polémique. Les dangers du déferlement des libelles L’Anti-libelle en vers burlesques s’en prend certes aux « plumes empoisonnées » de ces « beaux discoureurs », mais constate qu’au fond, toute cette littérature de « Faiseurs de prose à la douzaine / Faiseurs de vers à la centaine » n’a pas tiré à conséquence, tout ce qui en reste ne servant plus guère qu’à ce « qu’on s’en frotte les derrieres 54 » ; c’est aussi l’opinion de l’auteur de L’Interprete des escrits du temps, raillant ces « petits livres nouveaux / Qu’on appelle Brides à veaux 55 », ou de celui des Lumières pour l’histoire de ce temps, qui s’étonne « comment ces Escrivains pouvoient mettre tant de folies in folio 56 ». Mais d’autres s’inquiètent vraiment de ce phénomène, dans la lignée des vitupérations contre la multiplication dangereuse des livres 57 - principalement bien sûr lors des deux phases d’apaisement, après la paix de Rueil (1 er avril 1649), et après la fin des troubles, au moins à Paris : sur une affiche de juin 1652, on souhaite en faveur de la paix « Le Parlement à son mestier / A juger Tibaut et Gautier ; / Le marchand dedans sa boutique, / Sans se mesler de politique / […] Point de colporteurs dans la rue 58 »… Plus gravement, l’auteur de la Censure generalle de tous les libelles diffamatoires avait écrit : 651 La représentation de la « librairie » dans les mazarinades 59 Censure generalle, op. cit., p. 3. Voir aussi les Reflexions chrestiennes, morales et politiques, de l’Hermite du mont Valerien, sur toutes les pieces volentes de ce temps, ou Jugement critique, Donné contre ce nombre infiny de Libelles diffamatoires, qui ont esté faits depuis le commencement des troubles, jusques à present, Paris, 1649. 60 Cité par Stéphane Haffemayer, « Mazarin face à la fronde des mazarinades, ou comment livrer la bataille de l’opinion en temps de révolte (1648-1653) », Histoire et civilisation du livre, vol. XII, 2016, p. 257-274, p. 264. 61 Voir ibid. 62 La Conference du Cardinal, op. cit., p. 25. 63 Sur la répression policière et ses limites, voir H. Carrier, La Presse de la Fronde, op. cit., t. II, chap. V. 64 C. Moreau, Choix de mazarinades, op. cit., t. I, p. 492. Je ne puis concevoir comme la corruption du siecle, a pu monter le vice en un rang si relevé […] que la plus criminelle mesdisance ayt une approbation si generalle que l’on en canonise les Autheurs, apres avoir placé leurs infames escrits, comme des pieces d’esprit fort precieuses dans les plus modestes cabinets, jusques-là que l’impudence & la calomnie donne le poids à present à toutes les productions d’esprit, & que sçachant qu’une piece est insolente & satyrique, on infere aussi-tost qu’elle est bonne par une brutale consequence. 59 Cela peut aller jusqu’à un imaginaire du monstrueux : une mazarinade manuscrite retrouvée dans les papiers de Mazarin compare les libelles à ces « petits monstres plains de venins, vilaines chenilles qu’on ne pouvait toucher sans s’infecter et qui après avoir receu le poison des mains de l’imposture le portoit dans les oreilles de la crédulité 60 ». Efforts de police… en vain ? Mazarin ne fut pas si indifférent au déferlement des libelles qu’on le dit généralement, mais ses efforts de contre-propagande semblent avoir été assez peu efficaces, pour diverses raisons 61 ; dans La Conference du Cardinal avec le gazetier, celui-ci souligne en tout cas la difficulté de faire croire à l’éloge de Mazarin « au mesme temps que les Colporteurs crient & debitent par les ruës, les Arrests d’union des Parlemens & des provinces contre nous, avec plus de raillerie qu’ils ne feroient pas s’ils parloient de Scaramouche et de Jodelet 62 » : serait-ce une prise de conscience de la valeur d’action du rire ? Contrairement à l’image (toujours quelque peu active) d’un déferlement sans règles, il y eut bien des efforts de contrôle de la part non seulement du pouvoir royal et/ ou « mazarin », suivant les périodes, mais aussi des institutions impliquées dans la Fronde, c’est-à-dire au premier chef le parlement de Paris 63 . L’intéressante Nocturne chasse du Lieutenant civil rend compte de ces tentatives de contrôle. L'auteur déclare vouloir « De tout le Corps typographique / Chanter la persécution », en félicitant un imprimeur de ses amis de « N’avoir nom d’autheurs advoué, / Quoique défense très expresse / De ne rien mettre sous la presse / Qui des affaires de ce temps / Fust au lecteur un passe temps 64 ». Il en profite pour évoquer la femme d’un imprimeur en fuite, passant la nuit à faire tirer le Courrier françois, et l’arrestation de plusieurs colporteurs. Car Quoique ne pouvant l’endurer, Nostre Parlement vit durer Celle des plumes occupées A battre, autant ou plus qu’espées, 652 Claudine Nédelec 65 Ibid., p. 496-497. 66 Id., Bibliographie des mazarinades, op. cit., t. III, p. 137. 67 Ibid., t. III, p. 110. 68 La Pierre de touche aux mazarins, Paris, 1652, p. 12-13. Chacune, par décret du ciel, Versant autant d’encre que de fiel ; Et maint autheur de bonne grâce, Sur le papier faisant main basse, Donnoit et de taille et d’estoc, Et tousjours ferme comme un roc, Ne laschoit pied que sa furie Ne fondist dans l’imprimerie ; Mais lorsque sans empeschement D’un salutaire abouchement Paris vit naistre l’espérance D’une fourée conférence, On commença de réprimer Cette licence d’imprimer. Et le Lieutenant civil d’aller fouiller chez les imprimeurs « Pour empescher de barbouiller » … sans pour autant arrêter la publication « sans nom ni marque » (mais l’auteur donne les noms…) « De satyriques ouvrages en vers, / Jouxte sur exemplaires d’Anvers », diffusés « entre chien et loup en cachette 65 ». Dans une lettre de septembre 1650, Guy Patin fait mention d’un « nouvel arrêt, après environ trente autres, par lequel il est défendu à qui que ce soit de vendre ou d’étaler des livres sur le Pont-Neuf 66 » ; en 1652, de nouveaux arrêts furent pris contre les afficheurs et les colporteurs, comme l’évoque ce titre : Réponse à la prétendue déclaration du roi sur le sujet de la paix, nuitamment affichée, avec les procédures criminelles faites contre les auteurs, afficheurs et leurs complices  67 . À cette date, les menées de police semblent plus efficaces, et l’auteur de La Pierre de touche détaille ainsi les opérations de police du Lieutenant civil : Si l’on entend parler dans Paris que le Lieutenant Civil a fait quelque capture, qu’il a veillé pour ce sujet toute une nuict dans un carrefour de l’Université, l’on apprend en mesme temps, que ce n’est point celle d’un voleur, d’un filou, d’un meurtrier, d’un coupeur de bourses ou d’autres sem[bla]bles ; mais d’un miserable Imprimeur qui travailloit pour M. le Prince ou quelque autre Frondeur contre le Cardinal Mazarin. C’est [à] ceux-là, que cet admirable chef de Police fait tousjours la guerre, ce sont ceux-là qui sont condamnez à de grosses amandes, bannis pour jamais, condamnez au foüet, à la torture, aux galeres perpetuelles, & enfin à tout ce que sa cruauté peut inventer de barbare & d’inhumain. 68 Vive la librairie libre ! Soulignons qu’il n’y eut pas dans l’affaire que des écrits : selon L’Interprete des escrits du temps, L’on ne sçauroit marcher trois pas 653 La représentation de la « librairie » dans les mazarinades 69 L’Interprète des escrits du temps, op. cit., p. 3. 70 Le Politique burlesque, op. cit., p. 8. 71 La Raillerie sans fiel ou l’innocent jeu d’esprit, en vers burlesques, Paris, 1649, p. 4. 72 La Pierre de touche, op. cit., p. 4, 18 et 22. 73 S. Haffemayer, « Mazarin face à la fronde des mazarinades, op. cit., p. 257. Dans le Palais, icy, là-bas, Au Pont-Neuf, au Cheval de Bronze, Que de douze n’en trouviez unze, Qui diront que Machiavel A fait un Livre bien cruel ; Que les maximes de Florence Sont bien contraires à la France […]. 69 C’est aussi ce que dit l’auteur du Politique burlesque, représentant discussions et débats autour des colporteurs : « Des affaires du temps present / Sans demander or ny argent, / Il n’en couste rien pour entendre, / Chacun en prend ce qu’il peut prendre 70 ». Liberté de discuter, liberté de publier : il est quelques libelles pour la revendiquer ouvertement ; ainsi, dans La Raillerie sans fiel, l’auteur, qui évoque Théophile de Viau tout en avouant qu’il serait incapable d’écrire en prison, car « le bruit des verroux, / Estonne une muse captive », rappelle les menaces qui pèsent sur les auteurs ; or il veut « vivre avec franchise 71 ». L’auteur de La Pierre de touche exprime nettement ses inquiétudes devant le retour de Mazarin, qui pousse ses partisans « à la recherche de ceux, qui picquez de bon zelle pour le peuple, ne peuvent s’empescher de parler ou d’escrire contre la mauvaise conduite du perturbateur de son repos » ; une telle censure permettrait « d’exercer impunement toute sorte de cruauté sur tous les gens de bien, sans que l’on ose dire que l’on s’en ressent, ou que l’on y veut apporter du remède ». Il revendique donc la liberté « de s’opposer aux miseres que [Mazarin] cause dans l’Estat » : « pourquoy nous empeschera t’on d’instruire le peuple de se sauver promptement du mal qui les attire insensiblement par leur tiedeur dans l’abisme 72 » ? Certes, les mazarinades burlesques offrent une image quelque peu déformée par les choix esthétiques à l’œuvre, impliquant caricature et trivialisation, des réalités de la librairie dans ce moment de crise assez exceptionnel dans l’histoire du livre. Il n’empêche qu’elles témoi‐ gnent ainsi de la perception qu’ont pu avoir les acteurs de la Fronde, entre étonnement, raillerie et réprobation, de cette expression d’une forme d’« opinion publique », quelque peu pervertie par la récupération marchande ; au-delà, ils apparaissent bien conscients de l’« appropriation par [une] sphère publique plébéienne 73 », dans toutes ses dimensions (économiques, matérielles, sociales et professionnelles), de l’information politique. 654 Claudine Nédelec 1 Hubert Carrier, Le Labyrinthe de l’État. Essai sur le débat politique en France au temps de la Fronde (1648-1653), Paris, Champion, 2004, chap. 3, « La puissance politique du peuple ». Les mazarinades, de la production éphémère à la mise en recueil Laura B O R D E S Université d’Aix-Marseille Dans le contexte politique agité de la Fronde entre 1648 et 1653, bien des mazarinades se donnent à lire comme des porte-paroles de toutes les catégories de la population, et notamment du peuple 1 . Cette idée de « peuple », à la fois englobante et étendue, est associée en particulier par plusieurs pamphlets à la figure de l’imprimeur-libraire. Si ceux-ci sont certes acteurs de la réalité matérielle de la création, fabrication et diffusion de ces pamphlets, on les trouve aussi comme personnages-acteurs de différentes mazarinades, où ils sont représentés comme figures exemplaires du peuple, parfois opprimé ou victime de violences politiques, d’autres fois comme figures auctoriales frondeuses et facétieuses. C’est le cas dans plusieurs mazarinades de 1649, dont il sera question ici : Le Remerciement des imprimeurs à monseigneur le cardinal Mazarin, publié par Nicolas Boisset à Paris ; Le burlesque Remerciement des imprimeurs et colporteurs aux auteurs de ce temps ainsi que Le Mascurat ou Jugement de tout ce qui a été imprimé contre le cardinal Mazarin depuis le sixième Janvier jusques à la Déclaration du premier Avril mille six cent quarante-neuf de Gabriel Naudé, publié à Paris. Il sera encore question d’autres textes où le nom de l’imprimeur-libraire n’apparait pas, comme sur la page de titre du Silence au bout du doigt ; ou, si ce nom apparait, il se présente sous la forme d’un pseudonyme facétieux tel que dans l’Avis, remontrance et requête par huit paysans de huit provinces, députés pour les autres du Royaume, sur les misères & affaires du temps présent 1649. Au Parlement de Paris, & de ceux députés & assemblés à Ruel, sur la Conférence. Nous mettrons ensuite cette production pamphlétaire en regard d’un des phénomènes qui en a permis la conservation jusqu’à nous : celui de leur intégration à des collections prenant la forme de recueils de pièces. Les mazarinades ont en effet éveillé la curiosité et l’intérêt de lecteurs érudits ou amateurs, parfois acteurs des événements de la Fronde ou simples spectateurs, qui ont entrepris de constituer des collections de ces pièces, souvent rassemblées en recueils factices, en fonction des années de production, des personnages mentionnés, de la nature des pièces, ou encore d’un goût particulier du commanditaire. Le travail de composition de ces recueils a été donné à des imprimeurs et relieurs parfois dès la période de la Fronde et nous pourrons en étudier un cas originaire du fonds aixois. Nous nous appuierons pour ces deux questionnements sur une sélection de textes de 1649 2 H.-J. Martin, Livre, pouvoirs et société à Paris au X V I Ie siècle (1598-1701), Genève, Droz, 1969, « Au temps de la Fronde : le régime des privilèges et l’affaire du règlement de 1649 à 1650 », p. 570-580. 3 Cet imprimeur-libraire a été poursuivi par le lieutenant civil du Châtelet pour avoir fait paraître La Conférence du cardinal Mazarin avec le gazetier, mazarinade pour laquelle il a été enfermé au Petit Châtelet en juillet 1649, avant d’être relaxé sous caution juratoire au mois de septembre de la même année. 4 Dans son Histoire politique et littéraire de la presse en France avec une introduction historique sur les origines du journal et la bibliographie générale des journaux depuis leur origine (Paris, Poulet-Malassis, 1859), vol. I, p. 198-199, Eugène Hatin propose une note explicative sur ce personnage, Pierre de Cugnières, dont le nom avait été déformé par le corps ecclésiastique suite à un conflit. 5 Le Remerciement des imprimeurs à monseigneur le cardinal Mazarin, Nicolas Boisset, Paris, 1649, p. 4-5. issus d’une des collections de recueils de mazarinades de la Bibliothèque Méjanes, à Aix-en Provence. Personnages et acteurs : les imprimeurs-libraires dans le discours polémique des textes frondeurs On trouve des représentations de l’activité d’imprimeur-libraire dans différentes mazari‐ nades. Il est connu que depuis le début du XVIIe siècle, les imprimeurs et libraires de Paris subissaient une situation économique et politique de plus en plus précaire du fait de facteurs juridiques et économiques multiples. Or la période de la Fronde représente un moment fort de regain d’activité pour le monde du livre 2 . Une mazarinade de 1649 en témoigne : Le Remerciement des imprimeurs à monseigneur le cardinal Mazarin, pamphlet de 7 pages imprimé à Paris par Nicolas Boisset 3 . Le personnage de l’imprimeur dans la pièce dit ceci : Il ne se passe pas de jour que nos presses ne roulent sur plus d’un volume de toutes sortes d’ouvrages, tant de vers que de prose, de latin que de français, tant en caractères romains qu’italiques, comme gros canon, petit canon, parangon, gros romain, saint augustin, cicéro etc. Une moitié de Paris imprime ou vend des imprimés ; l’autre moitié en compose. Le Parlement, les prélats, les docteurs, les prêtres, les moines, les ermites, les religieuses, les chevaliers, les avocats, les procureurs, leurs clercs, les secrétaires de Saint-Innocent, les filles du Marais, enfin le cheval de bronze et la Samaritaine écrivent et parlent de vous [Mazarin]. Pierre du Guignet 4 ne saurait plus garder le silence qu’ont rompu des flatteurs, puisque les morts mêmes ressuscitent pour venir dire leurs sentiments de la conduite de Votre Excellence. Les colporteurs courbent sous le poids de leurs imprimés au sortir de nos portes ; ils ne font pas cent pas qu’ils ne soient soulagés du plus pesant de leur fardeau ; et ils reviennent à la charge avec une chaleur plus que martiale. 5 L’énumération des figures produisant les mazarinades met en évidence l’industrie de l’écrit satirique frondeur, qui mobiliserait de nombreux acteurs de la société, de toutes conditions sociales. Selon cette représentation, la participation générale de tous les acteurs de la société, quels qu’ils soient, des parlementaires aux filles de joie, à la création de pamphlets satiriques alimente tellement les presses que les imprimeurs et libraires du temps ne pourraient que remercier le cardinal Mazarin, le remerciement contribuant bien sûr à la production pamphlétaire. Les éléments renvoyant au vocabulaire technique de l’impression et à la réalité quotidienne du corps de métier permettent de jouer d’un double discours, l’un rempli 656 Laura Bordes 6 Le burlesque Remerciement des imprimeurs et colporteurs aux auteurs de ce temps, Paris, 1649. 7 Ibid., p. 7. 8 Ibid., p. 6. Hubert Carrier cite ce pamphlet à plusieurs reprises, revenant sur l’identité des auteurs, la question des revenus des imprimeurs-libraires mais aussi sur l’accroissement du nombre de colporteurs durant le blocus, dans La presse de la Fronde (1648-1653) : Les Mazarinades. Les hommes du livres, Genève, Droz, 1991, p. 19, 131 et 165. 9 Citons par exemple : La disgrâce du cardinal Mazarin arrivée depuis la Conférence de Ruel (1649) ou encore Le génie démasqué. Et le temps passé et l'avenir de Mazarin. Par un gentilhomme bourguignon (1649). d’ironie contre le cardinal, et l’autre se présentant comme témoignage de la vie de figures parisiennes diverses. Ainsi la fiction des propos accusant Mazarin est-elle habilement tissée aux éléments du quotidien des imprimeurs-libraires, élevés au rang de voix et d’image paradigmatiques du peuple de la Fronde. On retrouve ces enjeux dans notre second cas. Durant le blocus de Paris, à l’hiver 1649, au cours duquel la cour s’était retirée à Saint-Germain sous les ordres de Mazarin pour protéger le jeune Roi, les presses avaient connu un temps de liberté pour la publication de toutes sortes de pamphlets injurieux. Dans le pamphlet anonyme en vers burlesques intitulé Le burlesque Remerciement des imprimeurs et colporteurs aux auteurs de ce temps publié en 1649 6 , le personnage de l’imprimeur-libraire remerciant les auteurs de la Fronde joue de la représentation d’une véritable action politique autonome, faite par le peuple pour le peuple, par les acteurs de la société du temps pour eux-mêmes : Je vous remercie Orateurs, Rares Esprits, braves Autheurs, Composeurs de rimes burlesques, Inventeurs de titres crotesques : Advocats, Pedans, Escoliers, Qui fessez si bien les cahiers, Vos ouvrages faits à l’envie, Nous ont à tous sauvé la vie. 7 Les auteurs remerciés ici sont autant de parlementaires, avocats, universitaires, régents de collèges ou encore élèves qui ont activement participé à la Fronde contre Mazarin en écrivant de nombreux pamphlets qui ont alimenté les presses depuis que « L’éclat de la rouge Calotte/ […] s’en allant à Saint-Germain / Il [leur] a délié la main 8 ». En l’absence de l’autorité royale pendant le blocus de Paris, les auteurs de pamphlets ont connu une période de licence scripturaire qui a permis la publication de davantage de pamphlets. Notre troisième cas se situe dans le contexte de la paix de Saint-Germain, déclarée le 1 er Avril 1649, une période où les pamphlets continuent de circuler contre Mazarin ; et où les provinces désormais se joignent à la Fronde alors que les répressions ont déjà commencé dans la capitale. Un exemple de répression est assez marquant quant à la situation des imprimeurs-libraires face à la justice royale, celui de la veuve Musnier. Jeanne Pasquier, qui avait succédé à son époux à sa mort en 1648, l’imprimeur-libraire André Musnier, a imprimé et vendu de nombreuses mazarinades 9 . Le 20 mai 1649, elle a été arrêtée avec ses deux fils de 17 et 18 ans, ses associés, tous deux prénommés François. Après quelques interrogatoires, ils sont tous trois convaincus d’avoir imprimé une série de libelles virulents contre la Reine 657 Les mazarinades, de la production éphémère à la mise en recueil 10 Le Silence au bout du doigt, S. l. n. d. régente et le cardinal Mazarin. Ils ont été condamnés le 22 juin suivant par sentence du Châtelet de Paris à être pendus en place de Grève, leurs biens confisqués, et leur mère, reconnue complice, à être fouettée de verges devant leur potence et bannie du royaume à perpétuité. La sentence a finalement été commuée par le parlement de Paris le 27 juillet 1649 et les garçons sont condamnés à 5 ans de galères et leur mère à 5 ans de bannissement et à une amende de 24 livres. Un libelle de 1649 prend sa défense et celle de ses fils, Le Silence au bout du doigt  10 , où les torts et vices des personnalités du temps, parmi lesquelles la Reine, Richelieu, Mazarin, la famille Condé, Conti, le duc d’Orléans, Beaufort mais encore le Chancelier, le Premier Président du Parlement, le Lieutenant civil, sont vivement attaqués, notamment pour leurs mœurs légères. Chaque personnage de ce pamphlet, représentant systématiquement une forme d’autorité et de pouvoir, voit ses méfaits récités sur un ou plusieurs paragraphes d’une ironie mordante. Et, à la fin de chacun de ces paragraphes, le mot « Pais » est scandé comme un appel à réfléchir sur ce qu’il faut taire ou non du comportement de ceux qui détiennent un pouvoir d’action - en écho aussi à la Paix de Saint-Germain qui venait d’être ratifiée. Un conflit apparaît nettement entre la paix faite entre le Parlement et le pouvoir royal, et ce que le pamphlet donne à voir de la violence du pouvoir exercée sur la population et notamment les imprimeurs-libraires. La contradiction éclate entre les accords qui se font entre les puissants du Royaume et les décisions touchant à l’activité des imprimeurs-libraires du temps, qui sont donnés à nouveau comme figures représentatives d’une forme de soumission du peuple à une autorité tyrannique. Certains imprimeurs décident d’apposer une fausse adresse et un faux nom d’auteur sur la page de titre de leurs publications à la fois pour attiser la curiosité des lecteurs, mais aussi pour brouiller les pistes qui permettraient de remonter jusqu’à eux. On pense ainsi à la facétie de la page de titre du pamphlet « Advis, remonstrance et requeste par huict paysans de huict provinces députés pour les autres du Royaumes, sur les misères & affaires du temps présent 1649. Au parlement de Paris, & de ceux deputez & assemblés à Ruel, sur la conférence. À Paris, Composé par Misère, & Imprimé en Calamité. L’an M. DC. XLIX ». Cette pièce indique un faux nom d’auteur et une fausse adresse sur sa page de titre, non pas tant pour protéger ces deux instances, auctoriale et éditoriale, que pour insister sur le contenu de la pièce elle-même, une plainte quant à la situation et aux conditions de vie des paysans et habitants des campagnes. Le trait comique de la page de titre contraste avec la tonalité pathétique de la pièce tout en orientant sa lecture. La dissimulation de l’adresse de l’imprimeur-libraire et l’originalité du procédé parodique attisent la curiosité des lecteurs. Parallèlement à leur production comme discours d’action, les mazarinades ont très tôt suscité l’intérêt d’amateurs au regard aiguisé qui en ont fait des collections. C’est à cette seconde facette de leur circulation que nous allons maintenant nous intéresser. Du pamphlet éphémère au recueil : des imprimeurs-libraires aux collectionneurs. Les premiers collectionneurs de mazarinades furent, d’une certaine manière, les rues de Paris ainsi que la Seine que l’on a dite si gonflée de tous les libelles imprimés qu’on y a 658 Laura Bordes 11 Les Remerciements de la France pour la paix. A monseigneur le Prince de Conti, Mathurin Henault, « Avec permission », Paris, 1649. 12 Malcolm Walsby, « L’auteur, l’imprimeur et l’imprimé polémique et éphémère », Auteur, traducteur, collaborateur, imprimeur… qui écrit ? , Martine Furno et Raphaële Mouren (dir.), Paris, Classique Garnier, 2012, p. 35-55. 13 Christian Jouhaud, Mazarinades. La Fronde des mots, Paris, Aubier Montaigne, 1985, p. 19. 14 Gabriel Naudé, Jugement de tout ce qui a été imprimé contre le cardinal Mazarin, depuis le sixième Janvier jusques à la Déclaration du premier Avril mille six cent quarante-neuf, s. l. n. d. jetés ou qui s’y sont envolés qu’elle en aurait débordé. La référence aux intempéries de l’année 1649 vient se combiner à l’image d’un fleuve couvert de feuillets imprimés, mais aussi gonflée des pleurs et plaintes des Parisiens dans Les Remerciements de la France pour la paix. A monseigneur le Prince de Conti : C’était encore devant nos yeux Un objet digne de nos larmes, Qui faisait croire que les Dieux Avaient pris contre nous les armes ; Ces Fleuves autrefois si doux, Et qui ne venaient que pour nous, Chargés des biens de la Nature, Ne passaient plus qu’avec des pleurs, Au milieu de cette aventure, Publiant nos justes douleurs. 11 Les métaphores de cette pièce s’entremêlent et donnent une impression de flux torrentiel, tant météorologique que concernant la production de pamphlets qui se déversent inces‐ samment sur la ville. Le nombre des mazarinades, estimé à plus de cinq mille, est considérable pour une si courte période de temps. Comme le souligne Malcolm Walsby : « La fragilité et la nature de ces pièces soulignent d’autant plus l’importance numérique de l’imprimé éphémère 12 ». Or, une troisième instance apparaît après les auteurs et imprimeurs-libraires, qui a justement permis de lutter contre leur disparition : celle du lecteur attentif à la nature des pièces, qui les rassemble pour les collectionner dans des recueils constitués sur commande. On trouve ainsi de nombreux volumes de mazarinades (presque toutes au format caractéristique de l’in-quarto, « format d’un cahier d’écolier 13 » comme le dit Christian Jouhaud) dans les bibliothèques municipales, dépôts d’archives et dans les collections privées. Des collectionneurs se sont très tôt manifestés : le bibliothécaire de Mazarin, Gabriel Naudé, a entrepris de récolter toutes ces pièces et de les conserver pour son maître. Il a finalement pris l’initiative d’écrire lui-même un pamphlet, Le Mascurat ou Jugement de tout ce qui a été imprimé contre le cardinal Mazarin depuis le sixième Janvier jusques à la Déclaration du premier Avril mille six cent quarante-neuf  14 . Dans ce pamphlet, l’auteur fait justement dialoguer un imprimeur, Mascurat, et un libraire, Saint-Ange, qui débattent de la qualité de la production de libelles d’une poésie burlesque présentée comme dégradée par sa destination et ses auteurs supposément populaires : 659 Les mazarinades, de la production éphémère à la mise en recueil 15 Gabriel Naudé, Mascurat, p. 8-9. Christian Jouhaud analyse ce texte dans Mazarinades : la Fronde des mots, chapitre 1, p. 32-36. 16 Voir notamment les travaux de catalogage et de numérisation en cours à la bibliothèque Mazarine : https: / / mazarinades.bibliotheque-mazarine.fr/ 17 Philippe Ferrand, conservateur du fonds ancien de la Méjanes, propose une notice explicative sur l’histoire du fonds Méjanes de la bibliothèque, dans le Dictionnaire encyclopédique du livre, Pascal Fouché, Daniel Péchoin, Philippe Schuwer (dir.), Paris, Editions du Cercles de la Librairie, 2005. 18 Marie-Noële Grand-Mesnil, Mazarin, la Fronde et la presse, Paris, Armand Colin, 1967, p. 293-295. Je te puis fournir bon garant, que les admirables sentiments d’une villageoise à Monsieur le Prince, sont la quatre ou cinquième des pièces, qu’une sinple servante de libraire, après avoir bien écuré ses pots, et lavé ses écuelles, nous a données en cette occasion. 15 Outre les fonds bien connus des bibliothèques parisiennes 16 , on trouve des mazarinades dans de nombreuses bibliothèques, médiathèques, et archives de France (à Bordeaux, Rouen, Reims…) et ailleurs en Europe et dans le monde, de l’Allemagne au Vatican, en passant par la Russie, le Japon, les Etats-Unis ou le Royaume-Uni. La bibliothèque Méjanes à Aix-en-Provence, aussi connue sous le nom de Cité du livre, dispose d’un fonds ancien de plus de quatre-vingts recueils de mazarinades qui s’étendent sur la période large de la Fronde, entre 1648 et 1653. Ces volumes ont en partie été acquis par le marquis de Méjanes au XVIII e siècle qui les a parfois achetés à des libraires et collectionneurs, parmi 60 000 17 autres pièces et livres anciens. Nombre de volumes acquis datent du XVII e siècle. Marie-Noële Grand-Mesnil a proposé une description de ce fonds aixois à la fin de son livre Mazarin, la Fronde et la presse  18 . L’une des sous-collections de mazarinades de la Méjanes est constituée d’une quinzaine de volumes similaires, reliés en veau brun. Il s’agit de recueils factices, commandés par un collectionneur, certainement peu après l’année 1649. Dans cette sous-collection, le titre des recueils est toujours le même : « Recueil des pièces imprimées durant les mouvements de l’année 1649. A Paris. M. DC. XLIX. » ; à moins que le volume ne rassemble que des pièces en vers et dans ce cas, on trouvera le titre suivant : « Recueil de vers imprimés durant les mouvements de l’année 1649. A Paris. M. DC. XLIX. » Ces volumes, composés par un imprimeur-libraire qui en a fabriqué la page de titre sans laisser de nom ni adresse avant de transmettre l’ensemble à un relieur (ou de les faire relier lui-même dans sa boutique), contiennent entre une soixantaine et plus d’une centaine de mazarinades, en fonction de la longueur de chacune des pièces qui font pour la majeure partie d’entre elles entre 6 et 16 pages. Pour ce qui est de cette sous-collection en veau brun, des pages de portraits et autres images, représentant notamment des places et lieux de la ville de Paris, ont été plus ou moins régulièrement insérées dans les volumes, entre les pièces et pour les illustrer. Des pages filigranées sont insérées au début des volumes après la page de titre et à chaque volume, une page manuscrite permet de présenter en quelques mots les pièces contenues, souvent rassemblées en fonction des personnages mentionnés, en suivant un ordre relatif, ou en fonction de la nature des pièces. Mais on ne peut pas à proprement parler d’un ordre précis dans l’organisation des volumes ni même dans la succession alphabétique des pièces qui n’est pas toujours respectée. Ce qui est certain, c’est l’impression de foisonnement confus dans la suite des pièces et des discours qui en ressort pour le lecteur d’aujourd’hui. En cela, les volumes rendent finalement bien compte de l’esprit même de la Fronde et des pamphlets 660 Laura Bordes 19 Bibliothèque Méjanes, fonds de mazarinades, Rec. 26010.1 qui étaient publiés par les imprimeurs-libraires. Si on ne peut repérer chez ceux-ci une ligne éditoriale précise, les recueils montrent une même absence de ligne directrice (en fonction d’un événement, d’un personnage, ou d’un lieu d’impression). À la Méjanes, l’ordre même des volumes n’est pas aisément déterminable, en dépit du numéro d’inventaire qui leur a été attribué, puisque la place des pièces dans les recueils ne répond pas à la chronologie des événements. La page de présentation de l’un de ces volumes indique d’ailleurs clairement qu’il n’y a ni ordre ni cohérence véritable à y chercher : « Ce volume contient plusieurs pièces qui n’ont aucune suite ni aucun rapport les unes avec les autres 19 ». La fabrication de cette singulière collection ouvre de nouvelles perspectives de recherche centrées sur la question de la mise en recueil, des fonctions données à sa constitution, et du sens nouveau que leur recontextualisation au sein de ces séries est susceptible de donner aux textes rassemblés. En publiant les textes des pamphlétaires, quelle qu’ait été la qualité d’écriture de ces auteurs et leur style, leur parti-pris politique, leur rôle dans les polémiques, les imprimeurs-libraires ont largement contribué à faire la Fronde. Après la production éphémère, les commandes faites par les collectionneurs ont transformé le statut de ces pièces pour en faire des morceaux d’histoire. Aujourd’hui, de l’impression à l’édition, les travaux menés notamment par les RIM (Recherches Internationales sur les Mazarinades) à l’Université de Nanzan au Japon, ainsi que toutes les numérisations déjà réalisées et en cours contribuent à éclairer sous de nouveaux angles la production des mazarinades. La bibliothèque Méjanes d’Aix-en-Provence rejoindra ainsi la constellation des réseaux d’étude sur les mazarinades par la première mise en ligne d’une de ses séries de recueils, la sous-collection dont nous avons présenté la composition, constituée de quinze volumes et de plus de 1300 textes et illustrations catalogués, permettant de lire ces pamphlets non seulement comme des pièces isolées mais aussi comme éléments constitutifs d’un ensemble spécifique. 661 Les mazarinades, de la production éphémère à la mise en recueil 1 Je tiens à remercier Christophe Schuwey pour sa précieuse collaboration et ses conseils avisés. 2 Dictionnaire de l’Académie française, Paris, Jean-Baptiste Coignard, 1694, t. 1, p. 516. 3 Marion Brétéché et Dinah Ribard, « Qu’est-ce que les Mercures au temps du Mercure galant », Deborah Blocker et Anne Piéjus (dir.), « Auctorialité, voix et publics dans le Mercure galant. Lire et interpréter l’écriture de presse à l’époque moderne », XVII e siècle, n° 270, 2016, p. 9. 4 La composition du lectorat varie en fonction des sujets couverts par les gazettes ou périodiques. 5 Pour une distinction sommaire entre les mercures et gazettes, voir M. Brétéché et D. Ribard (art. cit., p. 9-22), ainsi que C. Schuwey, « Les périodiques dans l’écriture de l’histoire », Bernadette Rey Mimoso-Ruiz (dir.), Histoire de l’écriture et écriture de l’H(h)istoire, Toulouse, PU-ICT, 2016, p. 121-146. Gazettes et périodiques dans le théâtre comique du XVII ᵉ siècle 1 Marie-Ange C R O F T Université du Québec à Rimouski La comédie de mœurs de la fin du siècle de Louis XIV s’élabore dans un contexte d’effer‐ vescence du champ littéraire, où la presse occupe une place de plus en plus importante. De fait, l’avènement de la presse périodique au XVIIe siècle constitue un phénomène de société majeur qui contribue à instaurer à l’échelle européenne un nouveau rapport à l’actualité. La gazette, cette « feuille volante qu’on donne au public toutes les semaines et qui contient des nouvelles de divers pays 2 », prolifère sous des formes variables. Caractérisée par sa brièveté et par une périodicité rapide 3 , manuscrite ou imprimée, elle coexiste avec des mensuels imprimés plus substantiels, comme le Mercure françois et plus tard, le Mercure galant. Tout au long du siècle, ce genre en émergence se définit, se structure et s’institutionnalise. Sa parution régulière et sa large diffusion lui assurent un lectorat éclectique, masculin et féminin, issu principalement des milieux aristocratiques, bourgeois, militaires, artisans et religieux 4 . La concurrence à laquelle se livrent les gazettes et périodiques exige des rédacteurs qu’ils reproduisent, en les traduisant ou les réécrivant, plusieurs articles qu’ils re-publient - à l’identique ou sous une autre forme. Cette concurrence entraîne aussi une production accélérée de la nouvelle, qui participe à redéfinir ce qu’est « l’actualité ». C’est le cas dans toute l’Europe, et notamment en France où, dans le second XVIIe siècle, les gazettes de langue française cohabitent avec le très célèbre et très influent Mercure galant de Donneau de Visé 5 . Face à un tel phénomène de société, la comédie, et surtout la comédie de mœurs, très populaire à la fin du règne de Louis XIV, ne pouvait rester à l’écart. De fait, la presse périodique ouvre au théâtre un riche filon comique qui se traduit par un dialogue fréquent entre la scène et l’actualité politique, sociale, scientifique et littéraire. Source d’inspiration inépuisable, les gazettes et périodiques investissent le théâtre, depuis l’allusion à un article publié jusqu’à la représentation des enjeux liés à la rédaction, la publication et la diffusion. 6 Jeanne-Marie Hostiou rappelle que les comédiens-poètes « multiplient les pièces de circonstance au sens large en faisant souvent le choix de sujets liés à l’actualité » (« Le théâtre mineur d’une institution majeure : la production des comédiens-poètes à la Comédie Française (1680-1743) », Christelle Bahier-Porte et Régine Jomand Baudry (dir.), Écrire en mineur au X V I I Ie siècle, Paris, Desjonquères, 2009, p. 350). 7 Voir Marie-Ange Croft, Edme Boursault : de la farce à la fable, Paris, Éditions Hermann, 2017, p. 371. 8 François Moureau prend à témoin 29 pièces « à nouvellistes » produites entre 1672 et 1806. L’article, paru dans le collectif dirigé par Hans Bots intitulé La Diffusion et la lecture des journaux de langue française sous l’Ancien Régime (Amsterdam, Holland University Press, 1988, p. 153-166), est repris dans le chapitre « Miroir déformant. Le journaliste au théâtre » de l’ouvrage La plume et le plomb. Espaces de l’imprimé et du manuscrit au siècle des Lumières (Paris, PUPS, 2006, p. 365-383). 9 A. Lévrier, « La figure du journaliste dans La Comédie sans titre : avènement et mise en scène du pouvoir médiatique », Edme Boursault, La Comédie sans titre [1694], Lettres nouvelles de monsieur Boursault [1699], éd. critique par M.-A. Croft et F. Gevrey, Écrire l’actualité : Edme Boursault spectateur de la cour et de la ville, Reims, Presses de l’Université de Reims, 2017, p. 465-478. À cette contribution s’ajoutent celles de C. Schuwey, « Les périodiques dans l’écriture de l’histoire » (art. cit.) et « Naissance d’une figure déviante : la genèse des nouvellistes », Lucie Desjardins, Marie-Christine Pioffet et Roxanne Roy (dir.), L’Errance au X V I Ie siècle, Tübingen, Gunter Narr, 2016, p. 303-319 ; et celle de Sara Harvey, « “Qu’y a-t-il de nouveau aujourd’hui” : la présence des nouvellistes dans la première œuvre de Donneau de Visé », Littératures classiques, n° 78, 2012, p. 49-64. 10 Pour une étude de la réception, voir M.-A. Croft, Edme Boursault, op. cit., p. 327-337. Plusieurs dramaturges (dont Boursault, Thomas Corneille, Donneau de Visé, Fatouville, Dufresny) et comédiens-poètes (comme Champmeslé, Raisin ou Dancourt) proposent des pièces qui font écho à des faits divers parus dans la presse périodique 6 . Ce faisant, ils contribuent à mettre en place de nouvelles pratiques de lecture, instaurant un jeu de références et de décryptage entre l’œuvre et l’actualité 7 . C’est aussi à cette époque que s’ajoute à la liste des personnages de comédie le « nouvelliste », dont les représentations ont été étudiées en 1988 par François Moureau dans un article intitulé « Journaux et journalistes dans la comédie française des 17 e et 18 e siècles 8 » et plus récemment, par Alexis Lévrier dans l’article « La figure du journaliste dans La Comédie sans titre : avènement et mise en scène du pouvoir médiatique » 9 . Ce dernier, en observant la figure du journaliste dans la comédie d’Edme Boursault parue en 1683, s’est plus largement intéressé au portrait qui se dégage du journalisme naissant. S’inscrivant dans le sillage des réflexions amorcées au cours des dernières années entre presse périodique et comédie, cet article se propose d’observer la construction et l’évolution d’un discours critique sur ce genre émergent dans les œuvres théâtrales du second XVIIe siècle. L’analyse s’appuiera non seulement sur la pièce de Boursault, dont le succès retentissant a certainement contribué à cristalliser le discours véhiculé 10 , mais aussi plus généralement sur les échos qu’on en trouve dans les autres comédies de la fin du règne de Louis XIV. Les références à la presse périodique Avant le dernier quart du siècle, les références à la presse périodique restent rares dans le corpus dramatique, une quasi-absence qui peut s’expliquer à la fois par le caractère encore fluctuant du genre, par la constitution progressive d’un lectorat et par la place secondaire qu’occupe alors la comédie de mœurs au sein du théâtre. L’avènement des périodiques au théâtre coïncide avec la création du Mercure galant en 1672 lequel, rappelle Alexis Lévrier, 664 Marie-Ange Croft 11 A. Lévrier, « Les fausses morts du Roi-Soleil, ou l’impossible contrôle de l’information », Le Temps des Médias, n° 30, printemps 2018, p. 33 (en ligne : www.cairn.info/ revue-le-temps-des-medias-2018 -1-page-32.html). 12 Ibidem. 13 La pièce est représentée au collège de Clermont en août 1678. 14 Comédie en trois actes jouée au théâtre italien en 1682 dont seules quatre scènes ont été publiées (M. D*** [Fatouville], Arlequin Mercure galant, dans Evaristo Gherardi, Le Recueil italien de Gherardi, ou le recueil général de toutes les comédies et scènes françaises jouées par les comédiens italiens du roi, pendant tout le temps qu’ils ont été au service, Paris, Isaac Elzévir, 1700, t. 1, sc. 1). 15 A. Lévrier, « La figure du journaliste dans La Comédie sans titre », art. cit., p. 466. 16 Réplique de Fillion, amie d’Angélique, dans La Gazette de Hollande de Dancourt (publié par Gwénola, Ernest et Paul Fièvre, site Théâtre classique, 2015, sc. VIII, p. 20). « achève la mise en place d’une organisation tripartite 11 » de la presse française : « La Gazette, fondée en 1631, le Journal des savants, lancé en 1665, et le Mercure galant […] ont ainsi bénéficié d’emblée d’un monopole respectif sur l’information politique, scientifique et littéraire. 12 » Voulant profiter de l’engouement suscité par ce genre émergent, on voit certaines pièces comiques revendiquer une filiation - réelle ou exagérée - avec les principaux périodiques de l’époque. Le procédé est explicite, avec des titres comme le Ballet de la Gazette  13 écrit par un auteur anonyme en 1678, l’Arlequin Mercure galant de Fatouville en 1682, le Mercure galant de Boursault (rebaptisé La Comédie sans titre) en 1683 et La Gazette de Hollande, que Dancourt fait représenter en 1692. Ces œuvres - exception faite du Ballet de la Gazette pour lequel on ne conserve aucun manuscrit - brossent un tableau de cet univers des gazettes et périodiques. Au portrait plus que fragmentaire que propose Fatouville dans l’une des scènes qui ont été conservées 14 se superpose celui plus complet du périodique de Donneau de Visé que Boursault porte sur les planches avec La Comédie sans titre. Cette comédie de mœurs en cinq actes et la pièce en un acte de Dancourt ont en commun une structure itérative favorisant l’apparition sur scène d’une galerie de personnages et permettant plusieurs variations sur un même thème : le journalisme naissant. À une époque où l’imaginaire du journalisme commençait seulement à se cristalliser et où les représentations des périodiques et de leurs auteurs étaient presque toujours négatives, la pièce de Boursault, plus comique qu’acerbe, offre un portrait relativement neuf. Alexis Lévrier reconnaît ainsi à l’auteur l’originalité de la mise en scène et « la lucidité avec laquelle est représenté le rôle grandissant joué par la presse périodique dans la société de l’époque », ajoutant que Boursault met « en évidence l’influence que les journalistes exercent déjà sur leurs contemporains et les risques de dérives qu’une telle hégémonie porte en elle 15 ». Si le dramaturge va de fait beaucoup plus loin que ne le fait Dancourt dix ans plus tard, les deux auteurs soulèvent (à des degrés différents) les enjeux liés à la rédaction et au contenu des gazettes et périodiques, tout en questionnant, par le biais des personnages, l’instrumentalisation de la presse. « La gazette est souvent menteuse 16 » Parmi les enjeux relevés par le théâtre, la tension entre écriture factuelle et fictionnelle est l’un des plus récurrents. Déjà en 1632, Renaudot relevait cet aspect en différenciant l’histoire de la gazette par ces considérations : 665 Gazettes et périodiques dans le théâtre comique du X V I I ᵉ siècle 17 Renaudot, Relation des nouvelles du monde reçues tout le mois de mars 1632, cité dans M. Brétéché et D. Ribard, art. cit., p. 16. 18 Pierre Bayle, « Lettre n o 59 commencée le 27 septembre 1674 », cité par A. McKenna, « La lecture des Gazettes par le jeune Bayle », Henri Duranton, Claude Labrosse et Pierre Rétat (dir.), Les Gazettes européennes de langue française, X V I Ie - X V I I Ie siècles, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1992, p. 175. 19 Brétéché et Ribard affirment dans leur article que « [c]e que Loret et ses successeurs recueillent et mettent en scène sans choix apparent, ce sont, de manière ostensible, des bruits : des choses qu’on leur raconte, vraies ou fausses et présentées comme telle, des rumeurs, des ragots […], des impressions, des réputations. L’événement véritable, retiré dans sa pureté, laisse encore plus de place à l’écriture, dont la présence est constamment soulignée » (art. cit., p. 19). 20 Gillet de la Tessonnerie. Le Campagnard, 1657, publié par Paul Fièvre, Théâtre classique (en ligne : www.theatre-classique.fr/ pages/ programmes/ edition.php? t=../ documents/ GILLET_CAMPA GNARD.xml). 21 Molière, La Comtesse d’Escarbagnas, I, 1. 22 E. Boursault, La Comédie sans titre, éd. cit., I, 3, p. 33. 23 Ibid., p. 34. 24 Ibid., I, 2, p. 28. L’extrait fait référence aux articles mondains, comme les mariages et les nécrologies, publiés chaque mois dans le Mercure galant et qui sont l’occasion de revenir sur la noblesse des L’histoire est le récit des choses advenues ; La Gazette seulement le bruit qui en court. La première est tenue de dire toujours à vérité. La seconde fait assez si elle empêche de mentir. Et elle ne ment pas, même quand elle rapporte quelque nouvelle fausse qui lui a été donnée pour véritable. 17 Pierre Bayle, dans une lettre du 24 septembre 1674, allait dans le même sens, en écrivant que la gazette est « le fleau et la peste de l’histoire 18 ». Cette tension entre vérité et mensonge, qu’alimente sans doute en partie la mise en récit des nouvelles (versifiée ou non) que l’on retrouve chez des gazetiers comme Loret et ses successeurs 19 , est déjà perceptible dans des comédies telles que Le Campagnard (1657) de Gillet de la Tessonnerie 20 ou La Comtesse d’Escarbagnas de Molière. Cette dernière s’ouvre sur la scène d’un vicomte impatienté par la rencontre inopportune d’un nouvelliste ayant « deux feuilles de papier, pleines jusques aux bords d’un grand fatras de balivernes, qui viennent […] de l’endroit le plus sûr du monde 21 ». Dans La Comédie sans titre, Boursault soulève cet enjeu à diverses reprises. La bourgeoise Madame Guillemot, qui s’est sentie visée par le sujet d’un article, exige du rédacteur qu’il « ajust[e] mieux [ses] contes 22 », lequel promet d’amender son récit dans le prochain Mercure, « en bon historien, qui ne fait point de contes 23 ». Dans une scène entre Oronte, remplaçant temporaire du rédacteur du Mercure galant, et Mr Michaut (I, 2), Boursault pousse la critique encore plus loin. En demandant à Oronte de lui « faire des aïeux », le roturier laisse non seulement planer un doute sur la véracité de certaines généalogies qu’on retrouve dans le Mercure, mais il attire aussi l’attention sur le pouvoir que détient son rédacteur : Bon, tous les jours vous en faites autant. Tout vous devient possible étant ce que vous êtes. Vos Mercures sont pleins de nobles que vous faites : Des noms si biscornus, s’il faut dire cela, Qu’on ne peut être noble et porter ces noms-là. 24 666 Marie-Ange Croft familles en cause. Sur la présence des généalogistes dans le Mercure galant, voir C. Schuwey « Les périodiques dans l’écriture de l’histoire au X V I Ie siècle », art. cit., p. 124-131. 25 E. Boursault, La Comédie sans titre, éd. cit., p. 30. Les plaisanteries sur les généalogistes sont l’un des lieux communs des auteurs fin de règne. Boursault le met encore en scène dans Les fables d’Ésope (Paris, Jean Guignard, 1690, III, 4). 26 Ibid., I, 2, p. 28. 27 A. Lévrier, art. cit., p. 472. Et plus loin : Greffez-moi sur quelque vieille tige. Cherchez quelque Maison dont le nom soit péri : Ajoutez une branche à quelque arbre pourri : Enfin, pour m’obliger, inventez quelque fable ; Et ce qui n’est pas vrai rendez-le vraisemblable. 25 Cette demande, que le personnage se propose de récompenser d’un diamant de quatre-vingts pistoles, attire une réponse d’Oronte qui insiste sur son honnêteté : Je voudrais fort, Monsieur, vous pouvoir obliger. Je puis à la noblesse ajouter quelque lustre, Et rappeler de loin une famille illustre : Mais dans tous mes écrits jamais aucun appas Ne m’a fait anoblir ce qui ne l’était pas. 26 Incorruptible, Oronte reste campé sur ses positions, comme ce sera le cas plus loin avec le voleur Longuemain (II, 2). La faille néanmoins est identifiée. Près de dix ans plus tard, dans La Gazette de Hollande de Dancourt, on voit le valet accepter de rédiger de fausses nouvelles dictées par des visiteurs qui le récompensent en pots-de-vin. Mentionnons au sujet des deux pièces que ni Licidas, rédacteur in absentia du Mercure galant et dans lequel les contemporains auront aisément reconnu le double de Donneau de Visé, ni le père d’Angélique qui, chez Dancourt, occupe le rôle de correspondant de la Gazette, n’ont été mis en situation de refuser ou d’accepter les pots-de-vin. En confiant cette décision à leur remplaçant temporaire respectif, l’un met en scène un idéal d’intégrité, l’autre propose un contre-modèle. Or, comme l’observe Lévrier : Des accusations de corruption et d’âpreté au gain ont été formulées à l’égard des journalistes dès l’avènement de la presse périodique. Mais en France, à la fin du X V I Ie siècle, de tels reproches ne sont le plus souvent adressés qu’à la presse étrangère en général, et aux journaux hollandais en particulier. Boursault, pour sa part, n’hésite pas à faire apparaître la vénalité de l’auteur du Mercure et à suggérer qu’il monnaie auprès de ses lecteurs sa proximité avec le Roi. 27 667 Gazettes et périodiques dans le théâtre comique du X V I I ᵉ siècle 28 Boursault reste très prudent quant à Donneau de Visé. Son avis au lecteur vise surtout à clarifier ses intentions : « Des personnes qui ont autant de probité que d’esprit, pourraient rendre témoignage que je les ai consultées, moins pour les prier de me donner des lumières sur mon ouvrage, que pour savoir s’il y avait apparence que je pusse faire tort à quelqu’un. » Cette affirmation est à replacer dans le contexte de création de la pièce. Donneau de Visé avait obtenu que le titre initial de Mercure galant soit retiré, d’où le choix de lui donner le titre de Comédie sans titre (E. Boursault, « Au lecteur », La Comédie sans titre, éd. cit., p. 17). 29 Un premier constat est fait par la servante Lisette : « C’est que pour un auteur vous avez bonne mine : / Cette grande perruque, et ce linge et ce point, / Avec le nom d’auteur ne sympathisent point. / J’en vois par-ci, par-là ; mais ils ont tous l’air mince : / Et sous cet équipage on vous croirait un prince. » Oronte y répondra en affirmant que les revenus du Mercure rapportent 10 000 livres chaque année (ibid., II, 1, p. 39). La richesse du personnage est encore soulignée par Mr de Boisluisant, qui affirme : « Je connais quatre ducs, et plus de vingt marquis / Qui n’ont pas à mon gré des meubles plus exquis. / Je n’ai vu que miroirs, que pendules, que lustres, / Que tableaux, mis au jour par des peintres illustres ; / Et ce qui m’a surpris, une collation / Où la délicatesse et la profusion […] (ibid., III, 1, p. 55). 30 Ibid., IV, 3, p. 77. 31 Les gazetiers étaient soumis à la censure royale. Boursault lui-même se verra octroyer à deux reprises des privilèges qui lui seront retirés par la suite. Celui de La Muse enjouée (1691), notamment, sera révoqué dès le premier numéro. La situation n’est guère plus enviable aux Pays-Bas (H. Bots, « La Gazette d’Amsterdam entre 1688 et 1699 », H. Duranton, Cl. Labrosse et P. Rétat (dir.), Les Gazettes européennes, op. cit., p. 35). 32 E. Boursault, La Comédie sans titre, éd. cit., II, 4, p. 51. 33 La propagande est d’autant plus efficace que nombre de biographes puisent dans les notices parues dans les gazettes et le Mercure galant. 34 Le nouveau Mercure galant, octobre 1677, t. 8, cité dans C. Schuwey, « Les périodiques dans l’écriture de l’histoire », art. cit., p. 130. De fait, si l’auteur reste prudent en évitant de s’attaquer directement à la probité du véritable rédacteur 28 , sa pièce ne manque pas de souligner à deux reprises les richesses du rédacteur, comparables à celle de marquis, de ducs et princes 29 . « Que d’éloges charmants cousus les uns aux autres ! 30 » Soumise à la censure (en amont ou en aval de la publication 31 ), et parfois soutenue par un mécénat d’État (c’est le cas du Mercure galant), la presse est portée à adopter un style emphatique qui repousse elle aussi les limites de l’écriture factuelle. Sa propension à « dispenser la gloire » - ainsi que l’énonce l’imprimeur Boniface 32 - et qui rend poreuse les frontières entre le vrai, le faux, et le vraisemblable est en phase avec sa mission qui consiste à mettre en avant la puissance et la grandeur de la nation. En France surtout, la presse est un redoutable organe de propagande au service de la monarchie : les victoires et les éloges occupent une place considérable dans ces écrits 33 . La politique éditoriale de Donneau de Visé à cet égard est explicitée dans Le nouveau Mercure galant d’octobre 1677 : Mais mille et mille honnêtes gens qui sont en France ne méritent-ils pas d’être loués ? Et le désir d’être digne d’être loué servant quelquefois d’aiguillon à la vertu, doit-on envier à tant de braves qui hasardent tous les jours leur vie pour servir l’État une récompense si légitime due à leurs grandes actions ? 34 668 Marie-Ange Croft 35 Extraordinaires du Mercure galant, janvier 1678, p. 110-111, cité par S. Harvey, « Commerces et auctorialités dans les Extraordinaires du Mercure galant (1678-1680) », D. Blocker et A. Piéjus (dir.), « Auctorialité, voix et publics dans le Mercure galant… », op. cit., p. 87. 36 Le personnage, pour se mettre en valeur, se lance dans une description rocambolesque de batailles, dont la véracité serait attestée par la gazette : « Il ne s’est fait combats, ni sièges importants, / Nos armes n’ont jamais remporté de victoire, / Où cette main n’ait eu bonne part à la gloire : / Et même la Gazette a souvent divulgué » (Pierre Corneille, Le Menteur, Paris, A. de Sommaville, 1644, I, 3, p. 11.) 37 Jean Donneau de Visé et Thomas Corneille, La Devineresse ou les faux enchantemens, Paris, C. Blageart, 1680, I, 13, p. 41. 38 Crispin, déguisé en militaire, narre à un nouvelliste de hauts faits d’armes improbables censés paraître dans la Gazette (Dancourt, Les Nouvellistes de Lille, sc. 7, Lille, Louys Bricquet, 1683 ; voir Victor Advielle, Le Théâtre à Arras et à Lille en 1683, Paris, Librairie Tresse et Stock, 1893, p. 23-26). 39 « La gloire fait vivre dans la Gazette après la mort : mais quelle folie de s’aller faire tuer pour fournir de la pâture à Messieurs les curieux ? » (Delosme de Montchenay, Le Grand Sophy de Perse, « Scène de la magicienne », Evaristo Gherardi, Le Théâtre italien de Gherardi. Seconde édition reveue corrigée et augmentée, A. Braakman, 1695, t. 1, p. 379-380.) Dans une autre scène, Pasquariel constate les « fruits de la guerre » : « On vous fait panser ; on publie votre blessure dans la Gazette, et l’on vous fait Brigadier d’Armée » (ibid., « Scène de Mezzetin et de Pasquariel », dans E. Gherardi, Le Théâtre italien de Gherardi, Amsterdam, Michel Charles le Cene, 1721, t. 2, p. 296). 40 E. Boursault, La Comédie sans titre, éd. cit., IV, 6. Michiel Adriaenszoon De Ruyter (1607-1676), célèbre amiral hollandais, combattit la France lors de la guerre contre la Hollande. Atteint à la jambe par un boulet de canon à la bataille d’Agosta, le 22 avril 1676, il mourut quelques jours plus tard. De fait, le dessein avoué du Mercure galant « de faire connoistre le merite par tout où il se trouve, autant parmy les autheurs que parmy les Guerriers 35 » met la table pour la comédie. Rien d’étonnant donc à voir paraître sur le théâtre des personnages de soldats en quête de la renommée que leur confèrerait un article dans la Gazette et ce, dès le milieu du siècle. Les exemples abondent : pensons à Dorante dans Le Menteur  36 , à Mr Gilet dans La Devineresse  37 , à Crispin dans Les Nouvellistes de Lille  38 ou à Mezzetin et Pasquariel dans Le Grand Sophy de Perse  39 . La Comédie sans titre présente pour sa part le soldat La Rissole, qui espère être récompensé d’une pension royale et dispensé du service militaire s’il parvient à faire publier ses hauts faits d’armes : Vous saurez que toujours je fus homme de guerre, Et brave sur la mer, autant que sur la terre. J’étais sur un vaisseau quand Ruyter fut tué, Et j’ai même à sa mort le plus contribué : Je fus chercher le feu que l’on mit à l’amorce Du canon, qui lui fit rendre l’âme par force. 40 Quelques années plus tard, dans Les Champs Élisées (1695), un dialogue entre le chevalier et l’abbé porte aussi sur scène les exagérations que l’on retrouve dans la presse. Le chevalier s’enquiert auprès de l’abbé des exploits qu’il aurait accomplis avant sa mort et qui ont été rapportés dans la Gazette : L E C H E V A L I E R : Et donc ? Avant de mourir la Gazette dit que je fis des merveilles ? L’ A B B É : On assure que tu tuas deux hommes d’un seul coup. [] 669 Gazettes et périodiques dans le théâtre comique du X V I I ᵉ siècle 41 Les Champs Élisées, « Scène du Gascon et de l’Abbé », dans E. Gherardi, Le Théâtre italien de Gherardi, op. cit., 1695, t. 1, p. 536-537. 42 Molière, Le Misanthrope, III, 5, v. 1069-1074. Quelques années auparavant, en 1662, le coiffeur Champagne, de Boucher, avait aussi eu le privilège de voir son nom imprimé (Boucher, Champagne le coiffeur [1662], éd. P. Fièvre, Théâtre classique, sc. 8, p. 29). 43 Saint-Glas, Les bouts-rimez [1682], sc. 4 (Victor Fournel, Petites comédies rares et curieuses du X V I Ie siècle, Paris, A. Quantin, t. 1, p. 228). 44 La Comédie sans titre, op. cit., IV, 3, p. 77. 45 C’est le cas de Mme de Guillemot (I, 3, p. 35) et de Mme de Calville (IV, 20), mais aussi de Du Pont (dans une scène qui disparaît dans la réédition de 1694). 46 Guy Spielmann a étudié cet aspect de la pièce dans un article intitulé « Sans titre, sans histoire, mais non sans qualités : réinvention de la comédie “classique” dans Le Mercure galant de Boursault (1683) » (E. Boursault, La Comédie sans titre, éd. cit., p. 453-464). 47 E. Boursault, « Au lecteur », ibid., p. 17. L E C H E V A L I E R : Tu te trompes, mon cher, tu n’as pas bien lû, ou il faut qu’il y eût faute d’impression. Tu verras que voulant mettre vingt, ils ont oublié le zero. 41 La gloire n’est pourtant pas réservée au seul homme de guerre, et les dramaturges classiques et fin de règne souligneront la propension des journaux à encenser des gens de toutes professions. Molière déjà avait évoqué cette réalité au détour d’une réplique d’Alceste à Arsinoé dans Le Misanthrope : Eh Madame, l’on loue aujourd’hui tout le monde Et le siècle par là n’a rien qu’on ne confonde : Tout est d’un grand mérite également doué. Ce n’est plus un honneur que de se voir loué : D’éloges on regorge, à la tête on les jette. Et mon valet de chambre est mis dans la gazette. 42 La perception a peu évolué près de vingt ans plus tard : dans Les bouts-rimez de Saint-Glas, le poète Du Rimet, inspiré par un mauvais sonnet de son valet Crispin, lui promet que son nom paraîtra sans peine dans le Mercure galant, « qui se servira mesme de cette occasion pour dire de toi cent autres loüanges 43 ». La pièce de Boursault récupère la balle au bond, et Élise n’hésitera pas à flatter Oronte en lui disant : On ne voit point d’écrits comparables aux vôtres. Que d’éloges charmants cousus les uns aux autres ! Vous louez avec grâce, il le faut avouer. 44 Plusieurs des personnages - surtout des femmes - viendront d’ailleurs visiter le rédacteur en espérant lire leur éloge dans le prochain Mercure  45 . De ces exemples se dégage une critique unanime sur l’instrumentalisation (possible ou réelle) des gazettes et périodiques. Le potentiel publicitaire est au cœur même de la structure de La Comédie sans titre  46 , qui cible, si l’on en croit l’avis au lecteur, ces gens « qui prétendent être en droit d’occuper dans le Mercure galant la place qu’y pourraient légitimement tenir des personnes d’un véritable mérite 47 ». La pièce est construite autour de personnages qui visitent tour à tour le rédacteur en vue de profiter de la notoriété que leur garantirait un 670 Marie-Ange Croft 48 Ibid., II, 7, p. 51. 49 Ibid., I, 1, p. 25. 50 Cette scène de l’édition de 1683 disparaît dans celle de 1694. Elle est reproduite dans E. Boursault, ibid., IV, 2, p. 107. article du Mercure car, comme le formule l’imprimeur Boniface, « Pour être dans le monde illustre à juste titre / Il faut dans le Mercure occuper un chapitre. 48 » Une des premières répliques d’Oronte va d’ailleurs en ce sens : Je te l’ai déjà dit, une de mes surprises C’est de voir tant de gens dire tant de sottises : Licidas est le seul, délicat comme il est, Qui puisse avec tant d’art démêler ce qui plaît. Depuis deux ou trois jours que je le représente Je ne vois que des fous d’espèce différente : L’un qui veut qu’on l’imprime, et n’a point d’autre but, Croit que hors du Mercure il n’est point de salut ; L’autre dans la musique ayant quelque science Croit de celle du roi mériter l’intendance ; Celui-ci d’une énigme ayant trouvé le mot Se croit un grand génie, et souvent n’est qu’un sot ; Cet autre d’un sonnet ayant donné les rimes Croit tenir un haut rang chez les esprits sublimes. Enfin, pour être fou, j’entends fou confirmé, À l’envi l’un de l’autre on veut être imprimé. 49 Plus loin, l’empiriste Mr Du Pont exprime sans ambages l’intérêt du Mercure pour la conduite de ses affaires, rétorquant au rédacteur qui lui demande en quoi il peut lui être utile : À répandre mon nom à la cour, à la ville. Faute d’être connu, je perds des millions. Publiez qui je suis. Publiez… 50 La gazette que met en scène Dancourt dans La Gazette de Hollande n’est pas en reste. Elle est représentée essentiellement comme un instrument au service d’intérêts personnels. On y voit Angélique faire paraître l’annonce de son prochain mariage pour pousser son prétendant à se déclarer (sc. 4), une Comtesse demander à ce que soit publié un article annonçant sa grossesse pour indisposer ses parents (sc. 11), le fils d’un huissier se venger d’une injustice en livrant une information compromettante sur sa famille (sc. 18), et une Marquise vouloir faire imprimer une annonce pour retrouver son amant (sc. 20). Pour ce qui a trait au contenu de la presse périodique, les discours véhiculés par les comédies fin de règne sont eux aussi relativement critiques. Le « grand fatras de balivernes » que voyait le Vicomte de La Comtesse d’Escarbagnas est mis en scène dans Arlequin Mercure galant de Fatouville. Arlequin, déguisé en Mercure, débite ainsi dans un long monologue à Jupiter des nouvelles absurdes provenant du monde entier : les astronomes ont dit de la Lune qu’elle avait des taches au visage, Mercure est mandaté pour acheter une boîte d’orviétan et 671 Gazettes et périodiques dans le théâtre comique du X V I I ᵉ siècle 51 M. D*** [Fatouville], Arlequin Mercure galant, op. cit., sc. 1. 52 E. Boursault, La Comédie sans titre, éd. cit., I, 1, p. 25. 53 Ibid., I, 2, p. 27. 54 M.-A. Croft et F. Gevrey, « Postface », dans E. Boursault, ibid., p. 437. 55 Regnard, Le Divorce, I, 6 (E. Gherardi, Le Théâtre italien de Gherardi, Amsterdam, A. Braakman, t. 2, 1701, p. 106). Une scène presque identique est représentée dans La Tapisserie vivante de Gaëtan Romagnesi (La Haye, Foulque, 1696, sc. 2, p. 19-20). Sur le jeu instauré par les énigmes dans le Mercure galant, voir la thèse de C. Schuwey, Jean Donneau de Visé, « fripier du Parnasse ». Pratiques et stratégies d’un entrepreneur des lettres au X V I Ie siècle (Fribourg/ Paris, Université de Fribourg / Université Paris-Sorbonne, 2016, p. 522-532). du sirop capillaire contre le rhume, un sergent du Châtelet demande qu’il soit défendu aux comédiens italiens de jouer son nez, en Espagne on a vu un taureau s’incliner devant un homme qui avait plus de cornes que lui, etc. 51 . Boursault, s’attachant plus spécifiquement à la représentation du périodique de Donneau de Visé, fournit dès la première scène avec Merlin une énumération comique de son contenu pour le moins éclaté : Tant que dure le jour, j’ai la plume à la main : Je sers de secrétaire à tout le genre humain. Fable, histoire, aventure, énigme, idylle, églogue, Épigramme, sonnet, madrigal, dialogue, Noces, concerts, cadeaux, fêtes, bals, enjouements, Soupirs, larmes, clameurs, trépas, enterrements, Enfin quoi que ce soit que l’on nomme nouvelle, Vous m’en faites garder un mémoire fidèle. 52 La description enthousiaste de Mr Michaut dans la même pièce insiste aussi sur la polyvalence du Mercure : Le Mercure est une bonne chose ! On y trouve de tout, Fable, Histoire, Vers, Prose, Sieges, Combats, Procès, Mort, Mariage, Amour, Nouvelles de Province, et nouvelles de Cour. Jamais Livre à mon gré ne fut plus nécessaire. 53 La comédie de Boursault met d’ailleurs en scène cette hybridité générique : billet, air et énigme sont intégrés à des scènes, reflets même de la diversité du périodique que l’auteur porte au théâtre 54 . Plus avant, dans Le Divorce (1688), Regnard souligne surtout la superficialité du pério‐ dique français, dans un dialogue entre Trotenville et Colombine : T R O T E N V I L L E : […] Je sors presentement de chez la Femme d’un Elu, où je me suis fait admirer pour mon esprit. J’ay deviné une Enigme du Mercure galant. Vous sçavez, Madame, que c’est là presentement la pierre de touche du bel-esprit. C O L O M B I N E : Ah par la foy, les beaux esprits sont donc bien communs ; car la moitié du Mercure n’est remplis que des noms de ceux qui les devinent. 55 672 Marie-Ange Croft 56 E. Boursault, La Comédie sans titre, éd. cit., V, 4, p. 92. 57 « Sitôt qu’un mois commence on m’apporte un Mercure / C’est mon plaisir d’élite et ma chère lecture ; / Et depuis qu’il paraît, ce qui m’en a déplu, / C’est qu’il est trop petit, et qu’on l’a trop tôt lu » (ibid., IV, 3, p. 77). 58 Ibid., II, 7, p. 50. 59 Dancourt, Les Nouvelliste de Lille, op. cit., sc. 6, p. 22. 60 E. Boursault, La Comédie sans titre, éd. cit., II, 3, p. 24. 61 Barante et Dufresny. Pasquin et Marforio [1697], III, 3 (E. Gherardi, Le Théâtre italien de Gherardi, op. cit., t. 1, 1700, p. 38). Évidemment, le théâtre témoigne aussi du succès que rencontre la presse périodique. La galerie de « fous d’espece différente » qui paraît sur la scène de La Comédie sans titre et de La Gazette de Hollande offre un aperçu d’une frange du lectorat. Le Marquis de Boursault évoque « ce grand débit, dont chacun s’aperçoit 56 », Oriane considère le Mercure comme son « plaisir d’élite 57 », tandis que l’imprimeur Boniface envie son confrère Blageart qui vend le Mercure : Qu’il doit être content d’avoir votre pratique ! On ne déserte point son heureuse boutique : Du matin jusqu’au soir il ne voit qu’acheteurs 58 . Enfin, au cœur même de la représentation des gazettes et périodiques se trouve bien sûr un dernier critère : celui de la nouveauté. Depuis Argante qui, dans Les Nouvellistes de Lille, souhaite des nouvelles « nouvellissimes 59 », jusqu’à Longuemain, qui dans La Comédie sans titre évoque « ce beau Livre, / Qui n’est pas plûtost vieux qu’il redevient nouveau 60 », la fascination des Français du second XVIIe siècle pour la nouveauté est évidente. « La nouveauté fait la folie des Français », dira Pasquin dans Pasquin et Marforio de Barante et Dufresny en 1697, ajoutant comiquement qu’ils [les Français] préfèrent « la gazette nouvelle à la vieille 61 ». C’est par ailleurs ce caractère nouveau que le théâtre reconnaît aux gazettes et périodiques qui l’amène à puiser considérablement, dans les faits divers et les articles, matière à rire. De fait, cette littérature émergente participe activement à populariser le théâtre d’actualité, dans laquelle s’inscrivent des comédies aussi diverses que La Devineresse de Donneau de Visé et Thomas Corneille, La Comète de Fontenelle, Le Poème du Quinquina de La Fontaine et Champmeslé ou La Baguette de Vulcain de Regnard. L’étude des représentations des gazettes et périodiques au théâtre montre que le discours critique qui se constitue vers la fin du siècle est relativement cohérent et fait écho à des enjeux réels de la presse émergente. Perçue comme un instrument de propagande que cherche à exploiter un public en mal de notoriété, le genre semble inviter les dramaturges à un questionnement des valeurs plus large. Cette remise en cause laisse apparaître les dichotomies binaires traditionnelles : la vérité s’oppose au mensonge, la corruption à l’intégrité, l’éloge au mérite. Le théâtre partage ainsi une lecture de la presse périodique dont on ne peut que souligner la finesse et la clairvoyance. Dans l’ensemble, force est de constater que la presse périodique et le théâtre fin de règne ont beaucoup en commun. Le goût du public pour la nouveauté qui semble s’accentuer avec la périodicité de la presse se fait incontestablement sentir sur les planches : nombre de dramaturges et d’acteurs dénoncent cette exigence croissante du public. Poussant l’ironie à l’extrême, Colombine 673 Gazettes et périodiques dans le théâtre comique du X V I I ᵉ siècle 62 La Descente de Mezzetin aux enfers, « Scène de l’auteur », dans E. Gherardi, Le Théâtre italien de Gherardi, op. cit, 1721, t. 2, p. 264-265. 63 C. Labrosse, « Préface », H. Duranton, C. Labrosse et P. Rétat (dir.), Les Gazettes européennes, op. cit., p. 7. 64 Cette thèse est défendue par Jeffrey Ravel dans son ouvrage The Contested Parterre: Public Theater and French Political Culture (1680-1791), Ithaca, Cornell University Press, 1999. ira jusqu’à affirmer dans La Descente de Mezzetin aux enfers : « Une Comédie nouvelle, pour être bonne, ne se doit joüer qu’une fois ; quand elle va jusqu’à deux, ma foy on s’ennuye. J’ay mis le siècle dans ce goût-là ; et si vous n’y prenez garde, depuis moy tous les auteurs donnent la-dedans 62 . » Contraints de se renouveler sans cesse, la presse et le théâtre sont en outre soumis à un contrôle serré de l’État monarchique, et s’adressent à un public large et éclectique. Enfin, si la presse « contribu[e] à construire un espace public de représentation et de débat où l’opinion commence à prendre force et forme 63 », comme l’explique Claude Labrosse dans la préface des Gazettes européennes de langue française, X V IIe - X V IIIe siècle, l’affirmation peut s’appliquer tout autant au théâtre 64 . 674 Marie-Ange Croft 1 Voir Ariane Bayle (dir.), La Contagion. Enjeux croisés des discours médicaux et littéraires ( X V Ie - X V I Ie siècle), Dijon, Éditions Universitaires de Dijon, 2013. La métaphore du poison est à relier à la fois à l’image de la lecture comme nourriture, bonne ou mauvaise et à celle du livre comme vecteur de contagion par le contact. 2 Sur les évolutions de l’idée de la contagion au tournant du X V Ie et du X V I Ie siècle et sur le rôle du contact dans la contagion, voir l’article introductif de Concetta Pennuto (« Prologue. La notion de contagion chez Fracastor ») dans le volume dirigé par A. Bayle, ibid., p. 9-21. Nicolas-Claude Fabri de Peiresc et la lecture empêchée. La lecture comme nécessité vitale dans quelques lettres de l’année 1629 Mathilde F A U G È R E Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3 On utilise durant les XVIe et XVIIe siècles certaines métaphores pour parler de la lecture et du rapport du lecteur au livre. Outre la métaphore récurrente de la nourriture, ont été étudiées de façon approfondie la métaphore du poison, et de la contagion 1 , ou la métaphore du voyage à travers le livre. Celle-ci est présente de façon continue depuis l’Antiquité ; Dante et Machiavel l’ont utilisée et, plus tard en France, Pierre-Daniel Huet et Madeleine de Scudéry. L’étude de ces métaphores passe par le travail sur leurs différentes occurrences, l’étude de leurs contextes, de leurs récurrences et de la façon dont elles éclairent le parcours du lecteur à travers l’œuvre. Ainsi la métaphore du voyage vient souligner à la fois la force de l’expérience de la lecture et le dédoublement qui s’opère chez le lecteur entre son corps immobile et son esprit en mouvement. La métaphore de la maladie quant à elle permet de rendre compte à la fois de l’emprise de la lecture sur un lecteur individuel et des effets dans le public de la diffusion des livres imprimés. Les métaphores sont ainsi interprétées comme des indicateurs d’un imaginaire de la lecture et du livre partagé par les lecteurs et les savants de l’époque. Mais elles ne sont pas sans lien avec la réalité matérielle du livre imprimé, de son commerce et de sa diffusion à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe . On peut ainsi rattacher la métaphore de la lecture comme voyage à l’importance de la circulation des livres imprimés à travers l’ensemble de l’Europe. Le livre n’a alors pas seulement un goût d’ailleurs par son contenu, mais aussi par son origine matérielle. Quant à la métaphore de la contagion, elle rend compte, certes, des risques de la lecture, mais peut être également entendue comme un écho de la peur des épidémies et de l’interrogation sur les vecteurs de contagion au début de l’âge moderne 2 . Ces métaphores renvoient donc à des aspects matériels et pratiques de la vie des lecteurs et de leur rapport à l’objet-livre. La limite entre 3 Voir notamment l’article de Philippe Monneret, « Épilogue linguistique. La contagion comme métaphore », ibid., p. 161-175. 4 Peter N. Miller, L’Europe de Peiresc. Savoir et vertu au X V I Ie siècle [2000], Paris, Albin Michel, 2015, p. 41. 5 Nicolas-Claude Fabri de Peiresc, Lettres de Peiresc aux Frères Dupuy, t. II, Paris, Imprimerie Nationale, 1890. Il s’agit d’un corpus de 151 lettres. 6 Nous entendrons ici d’abord le mouvement au sens propre, qu’il s’agisse d’un individu ou d’un groupe qui se déplacent dans l’espace. Ces mouvements peuvent cependant être orientés de différentes façons. On peut distinguer la circulation, le mouvement de traversée - passage à travers un espace fixe - et le mouvement qui se caractérise par son point de départ ou d’arrivée - ainsi la fuite ou l’avancée. À cela viennent s’ajouter les mouvements que l’on peut considérer comme des métaphores : la lecture comme mouvement à travers l’univers du livre, le livre comme occasion d’un mouvement de l’âme du lecteur (voir à ce sujet le livre d’Aude Volpilhac sur l’articulation entre lecture et passions : « Le Secret de bien lire ». Lecture et herméneutique de soi en France au X V I Ie siècle, sens propre et sens figuré n’est d’ailleurs pas claire, comme cela a déjà été noté 3 . Nous essayerons alors de montrer, avec l’exemple de Nicolas-Claude Fabri de Peiresc, quelles expériences vécues ces métaphores peuvent réactiver et quels problèmes liés à la matérialité du livre elles déplacent et symbolisent. Il s’agira de considérer comment se mêlent autour d’un même objet - le livre - des enjeux qui relèvent de domaines de l’existence que nous nous sommes enclins à considérer comme absolument séparés. La correspondance de Nicolas-Claude Fabri de Peiresc se prête particulièrement à un tel questionnement. Ce parlementaire, après avoir voyagé puis vécu à Paris comme secrétaire de Guillaume Du Vair notamment, consacre à partir de 1623 une grande partie de son temps à collecter et diffuser à Aix en Provence, où il s’est établi, divers livres, lettres, manuscrits, papiers ou objets qui passent par ses mains et qu’il peut se procurer. Il s’agit donc d’un grand lecteur - de toute sorte d’écrits -, d’un auteur prolifique - par sa correspondance - et d’un connecteur efficace : il est particulièrement connu pour sa pratique de diffusion du savoir. Peter Miller le qualifie de « carrefour de la vie intellectuelle en Europe 4 », utilisant ainsi à son propos une métaphore spatiale qui souligne sa place et sa fonction dans les réseaux de savoir du XVIIe siècle. L’ensemble de sa vie est donc orienté vers la circulation des livres et la diffusion dynamique et engagée des savoirs. Dans la correspondance de Peiresc avec les frères Dupuy 5 l’année 1629 nous intéresse particulièrement puisqu’il y raconte comment son commerce des livres et son commerce avec les livres ont été interrompus. Il s’agit d’un moment de crise qui remet justement en cause son rôle de « carrefour ». Les frères Dupuy servent à Peiresc de relais parisien tandis qu’il leur offre lui-même en contrepartie une porte vers l’Italie et la Méditerranée dans son ensemble. Leurs lettres sont nourries par des échanges de livres et de papiers ainsi que par des commentaires de lecture. Mais ces échanges sont perturbés en 1629 par différents événements historiques : d’une part une épidémie de peste dans le sud de la France, de l’autre la guerre de Trente Ans qui amène les armées de Louis XIII vers la Savoie et près d’Aix. Pendant cette année deux types de sujets occupent donc Peiresc : d’un côté l’échange de papiers et autres curiosités, de l’autre la guerre et la maladie, plus généralement les affaires du monde. Or on constate que ces deux thématiques sont alors abordées à travers un paradigme commun qui est celui de la traversée et du mouvement 6 . Qu’il s’agisse de livres, de lecture, 676 Mathilde Faugère Paris, Champion, 2015), ou l’écriture adressée comme mouvement vers autrui. Nous essayerons de montrer là l’interdépendance de ces diverses acceptions. 7 Ibid, p. 49. de troupes ou de maladie, on verra que l’enjeu est le même : passer ou ne pas passer. Les troupes doivent circuler, la maladie ne doit pas circuler. Plus important pour nous, les livres doivent continuer de passer - circuler - vers Peiresc et nous verrons que Peiresc, en tant que lecteur, souhaite lui-même en parcourir le plus grand nombre de pages possible. L’idée du mouvement pour parler de la lecture prend ici une nouvelle dimension de par sa proximité avec d’autres mouvements autrement plus matériels et apparemment plus vitaux : la circulation des troupes, la diffusion de la maladie. Quel rôle jouent alors la lecture et la circulation des livres dans ce moment de crise ? Et comment circule-t-on entre sens propre et sens figuré dans les lettres de Peiresc de cette époque ? Un enjeu majeur pendant l’année 1629 : traverser ou ne pas traverser En examinant les lettres adressées aux frères Dupuy pendant l’année 1629, nous sommes d’emblée frappés par le motif insistant du passage : ces lettres sont pleines d’évocations de mouvements de diverses natures. Il s’agit toujours de passer à travers un espace. Cette thématique du mouvement est présente tout d’abord dans le discours de Peiresc sur les « nouvelles du monde ». Il informe ses destinataires des mouvements des armées et de la maladie. Les armées sont celles du roi et du duc de Guise - l’armée de Provence -, qui tentent de passer à travers la région dans un sens puis dans l’autre. La question de la traversée est d’ailleurs matérialisée par l’une des rares scènes racontées par Peiresc. On y mesure à la fois l’importance du mouvement et le rôle de l’écrit dans ce mouvement : Le 12 de ce moys les trouppes commancèrent à passer la rivière avec grande facilité, parceque à la faveur des sables que la mer y avait jettez dez le commancement de febvrier, encores que Dom Felice eust refaict un nouveau canal artificiel, on s’avisa de subdiviser l’eau de la rivière un peu plus hault, et la ranger en une vingtaine de diverses branches, qui la diminuerent en sorte que chascun rameau ou ruisseau pouvoit être saulté et passé commodément par les gents de pied sans se mouiller. […] On dict mesmes que 30 ou 40 coureurs, allant recognoistre le païs, trouverent une embuscade de 200 Espagnols où il y eust un peu d’escarmouche, et quelque prisonnier emmené, mais nous n’en avons encores rien de certain, si ce n’est que Mr de Guise receut un pacquet du Roy, soubs l’enveloppe duquel il en trouva un autre accompagné d’une lettre de Sa Majesté par laquelle elle luy commandoit de passer un jour certain, et aprez estre delà l’eau, ouvrir le pacquet qui y estoit joinct et non plus tost pour mettre lors à execution les mandements de Sadicte Majesté. 7 On notera ici à la fois la difficulté à traverser la rivière, obstacle naturel à la progression des troupes, et la façon dont ce mouvement est commandé par un écrit : le paquet et les instructions du roi qui ne peuvent être ouvertes qu’au moment où elles devront s’appliquer. L’écrit est alors ce qui est à l’origine de l’action : il ne s’agit pas de n’importe quelle parole mais de la parole hautement prescriptive du roi. Or il fonctionne sur le même régime que le mouvement lui-même : les instructions doivent être ouvertes au fur et à mesure que l’armée avance. Mouvement physique et écrit coïncident ici dans la même temporalité. 677 Nicolas-Claude Fabri de Peiresc et la lecture empêchée 8 Il s’agit d’éviter de taxer la région, ses ressources et ses habitants. 9 Ibid, p. 86-87. 10 Ibid, p. 75. La seconde entité en mouvement est l’épidémie de peste : Peiresc raconte son avancée étape par étape jusqu’à son arrivée à Aix le 30 juillet, et ce récit produit, pour le lecteur du recueil de ses lettres, une tension dramatique. Alors que Pereisc souhaitait voir passer les troupes le plus rapidement possible 8 , face à la maladie il aspire, bien entendu, à voir empêcher sa propagation, à arrêter le mouvement. Mais elle est en même temps ce qui provoque le mouvement de fuite « aux champs », Pereisc se mettant alors en mouvement pour rester en vie. En outre, l’épidémie affecte directement le réseau de Peiresc, ce qui provoque une crise dans la correspondance. Les livres circulent donc eux aussi : ils parviennent jusqu’à Peiresc et Peiresc les renvoie à son tour. Il s’agit là du sujet principal de sa correspondance avec les frères Dupuy : se procurer des livres et tenir à jour la liste des correspondants auxquels il les a renvoyés. Le cas de l’édition des œuvres de Tertulien par Nicolas Rigault qui l’occupe tout particulièrement pendant cette année 1629 en est un excellent exemple. Peiresc ne cesse de réclamer aux frères Dupuy de nouveaux exemplaires du livre pour les renvoyer aussitôt à d’autres destinataires. Il est particulièrement préoccupé par la recherche de l’épître liminaire de Rigault, absente des exemplaires qu’il a reçus et transmis : Mr le Nonce m’a faict plainte de n’avoir pas veu l’épitre de Mr Rigault au cardinal de Richelieu ; si j’en eusse eu une à part, je la lui eusse envoyée, mais toutes celles que vous m’aviez envoyées ont esté employées aux quattre exemplaires que j’ay eus en main, l’une en celuy du cardinal Barberin, l’autre en celuy de Mr d’Oppede, car le libraire n’y en avoit poinct mis, la troisieme en un autre que j’ay envoyé en Italie, et la quattriesme pour le mien, où il me manque encore le quarton de supplément aux animadversions. J’en avois bien une cinquième qui vint toute la premiere, mais il y avoit quelques fautes d’imprimerie, et n’estoit pas mesmes ajustée en façon qu’elle se peult jamais relier proprement. 9 On voit ici comment Peiresc communique le cahier contenant l’épître qu’il a reçu de Paris à deux de ses correspondants en Italie, et également, dans sa province, à M. d’Oppède, président du parlement d’Aix, tout en servant de ressource au nonce apostolique qui lui en réclame un exemplaire. Les livres ne s’arrêtent alors chez lui que pour être recomposés, ou, quand il les garde dans sa bibliothèque, pour servir d’exemplaire témoin : c’est le rôle que semble jouer ici son exemplaire. La liste des livres renvoyés et demandés par Peiresc s’allonge d’ailleurs à chaque lettre, et n’est pas sans analogie avec les catalogues de bibliothèque dont il fait une lecture très attentive. Mais il se heurte à des résistances de la part de son entourage : en témoigne ce vol amical des autres parlementaires d’Aix qui en viennent à lui confisquer ses livres. J’escripts à Bordeaux à mes gents, qu’ils vous envoyent un panégyrique du P. Petiot jésuite que vous ne verrez pas mal volontiers, celui que j’en ay receu m’ayant été enlevé de vive force par noz Mess du Parlement, car je le vous eusse envoyé. 10 678 Mathilde Faugère 11 Ibid, p. 74. Il est difficile de penser que cette confiscation du livre est véritablement autoritaire. La résistance amusée de ses confrères vient simplement souligner la rapidité et l’efficacité presque maniaque avec laquelle Peiresc fait circuler les livres, privilégiant leur diffusion au détriment parfois de leur lecture. Or, on retrouve significativement dans les évocations du moment de la lecture la même idée de mouvement, de traversée, mais entendue alors par métaphore. En effet, si Peiresc parle beaucoup de livres, il ne fait que peu de récits, ou même de mentions, de ses lectures. Lorsqu’il les évoque, il dit parcourir le livre, saisir un passage au vol. La finalité de la lecture est alors souvent de se procurer davantage d’ouvrages. Cette image du mouvement réduit la distance entre traversée métaphorique du texte et déplacements matériels du livre. La façon de lire de Peiresc est dépendante du mouvement physique qu’il leur imprime. Ce qui domine dans ses missives, c’est le mouvement qui va amener ou renvoyer d’autres livres, mouvement dans lequel s’intègre et s’abolit celui de la lecture. Cette quasi-disparition est perceptible dans l’une de ses rares mentions de lecture : Je n’ay pas encores peu voir les autres livres que vous y aviez joincts, à cause du jour qu’il estoit hier, et que l’on m’a destourné cejourd’huy, si ce n’est celuy pour les Minimes de Rome, de F. Ogier, que je me fis lisre hier au soir aprez soupper avec plaisir, et l’envoyay incontinant à un de mes amys qui l’a emporté hors de la province à [c]ejourd’huy, de sorte que je seray bien aise d’en avoir un autre exemplaire sans rongneures pour le joindre aux autres choses de mesme calibre ; il est en 4° chez du Bray. 11 Ce passage témoigne de l’usage que Peiresc fait du livre : à un rapide survol succède l’envoi de l’exemplaire lu et la demande d’un nouvel exemplaire pour le classer et le conserver. Le moment de la lecture, s’il est présent, est pris avant tout dans le mouvement, l’urgence, et il utilise de surcroît les services d’un tiers pour prendre connaissance du contenu de l’ouvrage. L’utilisation d’un « lecteur », qui n’est pas exceptionnelle en elle-même, vient encore nous éclairer sur le rapport de Peiresc au livre. La lecture est transitive, elle s’inscrit dans un partage, qu’il s’agisse du partage entre le lecteur et l’auditeur, entre le possesseur et les destinataires des livres, ou entre l’énonciateur de la lettre et son destinataire. Le mouvement vers et à travers est alors à la fois caractéristique du rapport au livre et de la façon dont on le lit. La rétention des livres : entre empêchement et nécessité vitale Cependant l’année 1629 a une qualité spécifique puisque ce mouvement perpétuel est remis en question par la maladie. Afin d’éviter la propagation de la peste et la contagion, les échanges sont en effet arrêtés et des dispositifs de barrage sont mis en place sur les routes et dans les villes. L’accès aux livres de Peiresc devient alors problématique. Si l’on examine les lettres de Peiresc de cette année-là, on peut identifier différents moments où le livre est inaccessible. En temps normal la lecture de Peiresc peut être empêchée par le manque de temps : il mentionne des interruptions, des obligations relatives à son occupation de parlementaire, ainsi que les obligations du calendrier. Cela concerne 679 Nicolas-Claude Fabri de Peiresc et la lecture empêchée 12 Ibid., voir notamment p. 110-111. 13 Ibid., p. 117. 14 Ibid., p. 6. 15 La dernière remarque de Peiresc est ici d’autant plus remarquable qu’il tente dans les mêmes mois de sauver un livre rapporté par le président de Thou, qui est l’un de ses relais en Méditerranée et dans le monde arabe. Le livre a été abimé par un naufrage et ne se laisse plus ouvrir, les pages étant collées ensemble. Peiresc se lamente à plusieurs reprises à ce sujet. La mention de la mer dans ce passage pourrait y faire écho. 16 Ibid, p. 145. à la fois la lecture et l’écriture, et correspond dans une certaine mesure à ce que l’on sait de la distinction entre le travail personnel et celui accompli dans l’intérêt du public qui est prioritaire sur le premier. De façon plus significative, Peiresc - de santé fragile en général - raconte comment, malade, on lui a interdit toute activité liée à l’écrit pour qu’il puisse se reposer 12 . La lecture fait partie de ce qui fatigue, parce qu’elle demande justement un mouvement de l’esprit : il s’agit ici pour Peiresc de se reposer par l’immobilité, mais nous allons voir que l’immobilité curative a, de son point de vue, des similitudes avec le mal lui-même. Parallèlement, afin d’éviter la propagation de la peste à l’échelle de la province, des barrages sont instaurés sur les routes et dans les postes. Le mouvement des livres est alors sinon totalement arrêté, du moins considérablement ralenti. Comme pour la maladie de Peiresc, c’est le remède qui vient arrêter le mouvement ordinaire de la vie. Outre les barrages qui empêchent les livres de circuler, des mesures prophylactiques menacent gravement la lisibilité du livre. En effet, les livres et paquets « passent par le vinaigre » afin d’être désinfectés. Cela ne manque pas dans certains cas de les abimer ou de les rendre illisibles. Peiresc ne cesse pendant cette année de s’en inquiéter soit en appelant ses destinataires à emballer les livres plus hermétiquement soit en les félicitant de leur empaquetage : Vos despeches du 8 et 12 de ce moys de juin arriverent hier au soir et furent trempées dans le vinaigre sans mercy, à cause de l’augmentation des bruicts de la maladie, mais les livres de Bourdeaux servirent à deffendre voz papiers ; celuy de Seldenus fut un peu attaint, mais avec la laveure, les macules sont disparües. Celuy de Mr Rigault estoit si bien empacquetté, que quand il eust esté dans la mer, il eust peu se garentir longuement. 13 Certains paquets, antérieurs à ces mesures, auront eu des destinées plus malheureuses 14 , mais les procédés d’empaquetage et de nettoyage sont toujours plus sophistiqués et plus importants 15 . Ils garantissent le passage du livre et la possibilité de le lire. Peiresc en vient finalement lui-même à couper le réseau et à se couper des livres, la première fois en faisant « séquestrer » des livres qui sont bloqués dans une ville infectée, la deuxième fois lorsqu’il se résout à abandonner ses livres avant de partir d’Aix : Je m’en vay faire enfermer touts mes livres dans une ou deux chambres, et les faire murer à chaux et sable, tandis que l’air n’y est poinct infecté, et en retiendray fort peu pour emporter quant et moy, afin d’avoir de quoy m’amuser aux champs. 16 Peiresc renferme donc certains livres et en garde d’autres avec lui. Au vocabulaire de la diffusion se substitue ici celui de la rétention. Le processus de la chaux est particulièrement frappant : il s’agit à la fois de protéger les livres du « peuple », puisque Peiresc s’inquiète 680 Mathilde Faugère 17 Ibid, p. 101. 18 Ibid, p. 57. 19 Ibid, p. 188. des pillages en ces temps de trouble, et de protéger les lecteurs potentiels de la contagion. Le processus renvoie aux pratiques de prophylaxie contre la peste : murer les maisons des pestiférés et recouvrir de chaux les sépultures des victimes. Ici l’opération est inverse : on protège les livres en les enfermant au lieu d’enfermer la maladie. Peiresc considère en effet que la contamination se fait par l’air. En emmurant ses livres, il arrête le processus et donc protège le lecteur à venir. Dans le même temps, la mesure préventive, par les images qu’elle convoque, n’est pas sans faire penser à une mort symbolique. Les distinctions logiques et sémantiques entre le remède, la maladie et la mort qu’elle entraîne se trouvent dès lors comme brouillées : les valeurs qui leur sont ordinairement associées s’inversent ou se contaminent. Le mouvement des livres est interrompu car il est un risque de contagion mortelle, mais cette interruption équivaut elle-même à la mort. L’inquiétude de Peiresc s’exprime de fait très peu à propos de la maladie elle-même, de la propagation et de la contagion. Lorsqu’il s’en inquiète, ce n’est jamais pour lui mais pour la province, jamais pour son propre corps mais pour le public. La peur liée à la maladie opère un triple déplacement. Elle ne concerne pas son corps mais ses livres : jamais Peiresc ne s’inquiète pour lui et pour le risque de contagion mais son inquiétude quant aux livres est omniprésente. Par ailleurs, sa peur ne concerne pas la maladie mais les moyens de prophylaxie comme nous le montre l’exemple du vinaigre qui risque de rendre les livres indéchiffrables. Enfin elle concerne moins la propagation de la peste que l’immobilité, la rétention des livres. Se jouerait alors dans les lettres de Peiresc une inversion entre deux risques : le risque de la maladie, qui est principalement traité par Peiresc comme une simple incommodité, et le risque du manque de livre qui, lui, est présenté comme un besoin vital. Quelle signification porte cette inversion ? L’utilisation de la métaphore : « réalité » et monde des livres L’usage que fait Peiresc des métaphores de la lecture peut nous éclairer sur le rôle de cette inversion dans ses lettres. Il utilise de façon répétée l’image de la lecture comme nourriture : il affirme se « desjeuner 17 » de livres ou en avoir « la salive en bouche 18 ». Avec la difficulté des échanges causée par l’épidémie cette métaphore prend cependant un tour plus inquiétant puisque Peiresc en vient à se sentir affamé : « Cependant nous avons eu touts les aultres papiers, où nous avons prins un bien agréable divertissement, car nous en estions bien affamez, durant tant de temps que nous en avions été sevrez. 19 » L’absence de livres crée un manque qui est assimilé métaphoriquement à un risque vital, alors même que ce risque n’est jamais abordé par Peiresc dans sa dimension réelle. Ne pourrait-on pas alors considérer que Peiresc transfère métaphoriquement dans le domaine de la lecture ce qui est indicible littéralement dans le domaine du réel ? Un dernier exemple, faisant de la lecture un remède, peut nous en convaincre : Le mesme ordinaire de Rome m’a rendu une lettre de Mr Holstenius grandement honneste à son accoutumée sur le subject de ses Platoniciens. Mais par un bien grand malheur le bruict de la 681 Nicolas-Claude Fabri de Peiresc et la lecture empêchée 20 Ibid., p. 132. Nous soulignons. 21 Antoine Furetière, Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots français, La Haye/ Rotterdam : Arnout et Reinier Leers, 1690 ; t. I, article « Antidote ». 22 Claude Reichler offre dans son article une vision éclairante du rôle joué par l’écrit et par la littérature quant à la structuration de l’expérience du monde au niveau collectif comme individuel, « La littérature comme interprétation symbolique », id. (dir.), L’interprétation des textes, Paris, Éditions de Minuit, 1989, p. 81-113. maladie du lieu où ils estoient prévint de deux jours seulement l’arrivée de l’homme que j’envoyois pour les prendre, qui n’eust pas le courage d’y entrer, de peur de faire quarantaine à la sortie, et depuis le mal s’y estant étendu, il n’y a plus de moyen d’y pourvoir que l’on ne voye ce que deviendra cette ville, et qu’elle soit bien et deüement purifiée. Cependant j’ay mis ordre qu’on les fit bien emballer, et sequestrer en lieu qui fust hors de commerce dans la maison où ils sont. […] Comme j’en estois arrivé jusques icy, j’ai receu votre despesche du 9me avec le 9me livre de Mr d’Orléans, l’antidote, la remonstrance de M. l’evesque de Montpelier. 20 Dans ce passage, Peiresc se décrit ordonnant de conserver les livres hors du commerce et donc hors de l’atteinte de la peste. Il protège ainsi les livres et obéit à la logique de la rétention. Mais le paragraphe suivant opère un déplacement : il crée une ellipse temporelle puisque Peiresc annonce avoir reçu un courrier de son destinataire. Ce courrier était accompagné de deux livres : le livre de M. d’Orléans et la réponse de l’évêque de Montpellier, réponse présentée comme un « antidote » au premier livre. Or qu’est-ce qu’un antidote sinon un remède à une maladie et même, selon la première définition du Furetière, « un remède que l’on prend pour se préserver ou se guérir de la peste 21 » ? La métaphore du livre comme pharmakon prend ici une tonalité toute particulière. S’il y a eu changement de sujet et ellipse temporelle entre les deux paragraphes, l’idée de la maladie est toujours là et réapparaît sur le mode métaphorique à propos des livres. Cela est en soi notable et témoigne de la communication intense entre les deux réalités dans lesquelles baigne Peiresc. Mais la métaphore crée également un transfert des enjeux entre les nouvelles de la peste et les nouvelles des livres. Alors que dans la réalité on ne peut soigner la peste - on ne peut que s’en protéger en s’enfermant ou en se mettant à l’écart -, dans le monde des livres, il existe des « antidotes », des mesures salutaires possibles. Quel est l’intérêt de ce transfert pour l’énonciateur ? Il s’agirait de permettre à une peur de s’exprimer mais aussi d’y répondre, à travers la mention d’un antidote. Il n’y a plus seulement continuité entre la lecture et l’organisation matérielle de la vie, ou même inversion des risques : la métaphore donne à la lecture un rôle supplémentaire, un rôle de résolution symbolique 22 . La lecture de la correspondance de Peiresc et l’étude de ses pratiques du livre pendant l’année 1629 nous ont donc éclairés à différents niveaux. La lecture, telle que Peiresc la décrit dans la continuité de son rapport à l’objet livre, est avant tout pour lui une pratique transitive et mobile puisqu’elle est orientée vers la communication et qu’elle est elle-même toujours mouvement, parcours, non pas en profondeur mais en surface et vers l’extérieur. À cet égard sa pratique individuelle de la lecture est également toujours une pratique collective du livre, toujours déjà commune, et susceptible d’être partagée. En conséquence, l’importance de la matérialité du livre dans la lecture doit être également étendue aux pratiques d’échange de Peiresc : Peter Miller, en s’intéressant, dans le deuxième livre qu’il 682 Mathilde Faugère consacre à Peiresc, au monde méditerranéen, insiste sur les liens entre le scholar et l’homme d’action. Il est en effet exact qu’on ne peut envisager le réseau de Peiresc comme un pur système d’échanges intellectuels. Mais on peut aller plus loin, et nous avons justement essayé de montrer comment dans la participation de Peiresc à la République des Lettres et dans sa pratique de la lecture se jouait quelque chose de sa vie physique. À cet égard, la lecture occupe chez lui une place paradoxale. Elle est d’abord traitée sous l’angle matériel du commerce : comme l’ensemble de l’univers social de Peiresc pendant l’année 1629, elle est prise dans les tensions entre la nécessité du mouvement et la nécessité de l’immobilisation. Pourtant, elle s’en détache par le biais de la métaphore. Nous avons essayé de montrer que la peur de mourir refoulée par Peiresc se transférait sur les livres qui en venaient à offrir à l’énonciateur une résolution à sa peur, résolution certes symbolique, mais extrêmement satisfaisante. Le rapport au livre est alors double : il relève d’abord de la métonymie - c’est-à-dire de la continuité entre les différents domaines de la vie - et, en même temps, l’utilisation de la métaphore vient souligner un hiatus positif - occasion d’exorciser la peur de la mort - entre monde de la lecture et monde réel. 683 Nicolas-Claude Fabri de Peiresc et la lecture empêchée 1 Nous nous référons à l’édition de la Correspondance établie par Roger Duchêne dans la collection « Bibliothèque de la Pléiade » chez Gallimard en trois tomes (1972-1978). Sauf indication contraire, les lettres sont adressées à Mme de Grignan. Pour rendre la lecture plus fluide, nous nous contenterons d’indiquer le tome et la page (« II, 56 » dans le corps du texte ; « II, p. 56 » s’il s’agit d’une note de bas de page). 2 Cité et traduit par Bernard Beugnot, « Un aspect textuel de la réception critique : la citation », La mémoire du texte. Essais de poétique classique, Paris, Champion, 1994, p. 281-301, p. 288. « Je voudrais bien en faire un bouillon et l’avaler » : consommation du livre, corps du lecteur et pratiques de la littérature dans la Correspondance de Sévigné Mathilde V A N A C K E R E Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines Les passages entre matériel et immatériel constituent un des axes majeurs de la créativité de la langue sévignéenne et de la sensualité du monde qu’elle dessine. Aussi est-il question, dans la Correspondance  1 , de mettre son amour-propre « à toutes sauces » (III, 841), de contempler son essence « comme un coq en pâte » (III, 841) ou de « passer le carême pour la nourriture de l’âme et du corps » (III, 699) ; de même, on peut être « dégoûtée », dans la même phrase, du café au lait et des sermons de M. Le Tourneux (III, 848). Mais lorsque l’on songe à la consommation du livre à propos de la Correspondance de Sévigné, c’est d’abord la question de la citation et de l’application qui vient à l’esprit, tant l’épistolière est portée à intégrer et assimiler ses lectures ou ses souvenirs culturels. De fait, l’articulation entre pratique citationnelle, écriture et culture de soi croise au XVIIe siècle les débats autour de l’imitation, du statut du corpus antique et de l’accommodement de l’érudition à l’honnêteté. Pour autant, ces débats n’ont pas totalement évincé la dimension nutritionnelle de l’application : l’assimilation du texte lu peut en effet s’apparenter à une digestion. Pétrarque commente d’ailleurs la lenteur du processus : « Mane comedi quod sero digererem ; hausi puer quod senior ruminarem » (« J’ai absorbé le matin ce que je devais digérer le soir ; j’ai glané dans mon enfance ce que je devais assimiler dans ma vieillesse. 2 ») Une digestion lente, donc, tout au long de la vie, qui rapproche la sustentation livresque du rythme vital. Tout en travaillant le même type de contiguïtés (immatériel / matériel, culture livresque / nourriture), la Correspondance de Sévigné semble à la fois mettre en pratique la digestion du livre et lui donner un cadre plus large que la seule question du rapport aux anciens. Elle témoigne davantage de la présence vivante du livre au cœur d’une sociabilité qui se déploie à la fois comme art de vivre et comme art d’écrire. Pour préciser cette hypothèse, on explorera les différents aspects de cette « consommation du livre » qui 3 Voir par exemple III, p. 394 : « Fais ce que tu voudras est la devise d’ici, et il se trouve qu’on veut se promener beaucoup, car il fait fort beau. On lit, on est seule, on prie Dieu, on se retrouve, on fait bonne chère. » 4 III, p. 364 : « Nous mangeons ensemble, et mangeons fort bien. La philosophie de Corbinelli viendra ce soir. Il est écrit sur tous les appartements : fais ce que voudras ; vive la sainte liberté ! ». met constamment en rapport lecture et corps du lecteur, des facettes diverses qui attestent la dimension polymorphe de la sustentation livresque chez Sévigné. La lecture, une des formes de la sustentation vitale : le livre dans la chaîne de l’existence À la faveur d’une forte employabilité métaphorique, on trouve sous la plume de Sévigné la banale expression d’une âme et d’un esprit nourris à la source des livres. C’est particuliè‐ rement net avec les livres de morale, comme ceux de Nicole, où culture livresque, réflexion spirituelle et réforme morale se conjuguent dans la perspective du perfectionnement de soi : Quand je veux nourrir mon esprit et ma pauvre âme, j’entre dans mon cabinet, et j’écoute nos frères et leurs belles morales, qui nous fait si bien connaître notre pauvre cœur. (II, 1011) La métaphore de la consommation n’a pas ici de valeur spécifique, elle ne sert a priori qu’à compenser le sérieux éthéré des lectures augustiniennes et à souligner leur caractère pénétrant. Le thème de la nourriture est d’ailleurs complété par le sens de l’ouïe, lui aussi « touché » par les livres en question, dans une scène où la réussite de l’épreuve spirituelle - la connaissance de soi - est à la mesure de la fusion synesthésique accomplie par ce corps à corps entre la lectrice et les ouvrages qu’elle consulte. Cet effet de fusion est d’ailleurs renforcé par l’évocation du cabinet, où il s’agit de se retrouver avec soi et d’activer sa nutrition intérieure. Mais la consommation du livre augustinien joue alors à deux niveaux : d’une part, elle concerne le mode d’appropriation des ouvrages de morale, dont nous avons souligné le caractère sensible ; d’autre part, elle agit simultanément sur le plan de l’écriture épistolaire, laquelle reprend de la lecture des moralistes augustiniens des thèmes - la connaissance de soi, le cœur - et un décor - le cabinet. Tout se passe donc comme si, en décrivant une scène de consommation de la morale de Nicole, consommation qu’elle décrit sur le plan sensoriel et pratique, Sévigné en exemplifiait aussitôt la leçon et ses vertus nourrissantes par la reprise du lexique et des topoï traditionnellement utilisés par la morale augustinienne. De manière générale, cette consommation « à double-détente » nous apparaît comme une entrée extrêmement productive pour analyser la pratique sévignéenne de l’allégation. C’est ainsi que des fragments livresques, comme la devise de l’abbaye de Thélème 3 ou les feuilles volantes de la Sibylle de Rabelais, intègrent à la fois la vie, l’informent et confèrent du même coup au texte épistolaire une dimension mêlée, mâtinée, décoction d’une culture partagée avec les destinataires. Précisons les termes de cette « intégration » : pour la devise de l’abbaye de Thélème, elle est non seulement adoptée comme programme moral, mais aussi réutilisée comme en-tête aux activités mondaines menées à Paris, à la manière dont la formule trône à l’entrée de l’abbaye dans Gargantua  4 . Et à propos des feuilles volantes 686 Mathilde Vanackere 5 III, p. 848 : « Je veux absolument savoir ce qu’est devenue cette bonne et juste résolution de la princesse ; j’ai bien peur qu’elle ne se soit évanouie par la nécessité des affaires, par le besoin qu’on a du ministre, par le voyage précipité, par l’impossibilité de ramasser les feuilles de la Sibylle, follement et témérairement dissipées et jetées en l’air pendant dix ans. » de sycomore, celles de la Sibylle de Panzoust dans le Tiers Livre, la digestion de la lecture de Rabelais se matérialise textuellement par le mélange incongru des registres : le registre bas de la Sibylle rabelaisienne, mélange d’obscénité et de mystère, s’articule tant bien que mal à l’inquiétude teintée de gravité suscitée par les affaires politiques des Grignan 5 tandis qu’ailleurs, ce même registre s’articule plaisamment au « goût admirable » et aux charmes des chansons de Mme de Grignan, « éparpillées » dans toutes ses lettres (III, 964). L’épistolière n’hésite pas à commenter cette opération de digestion textuelle et la désigne comme une « comparaison ». C’est par exemple le cas au sujet des « sommes éparpillées » des Guitaut, qu’elle « compare toujours aux feuilles de cette Sibylle qui ne rendait ses réponses qu’à condition de les chercher sur les feuilles qu’elle jetait en l’air. Voilà ce que c’est que de lire les bons auteurs » (III, 1031). Cette définition minimale suggère tout de même une lecture active et un cheminement textuel, la source rabelaisienne se réduisant in fine à une bribe miniature dont on a pu apprécier la productivité stylistique (mélange des registres) et la disponibilité éthique : l’épistolière emprunte à Rabelais un programme de vie pour une forme de sociabilité volontiers marquée par la culture livresque. La consommation du livre comme possibilité d’une vie en commun Or, manger le livre, ce n’est pas seulement s’en repaître, mais le manger pour, voire le manger avec. Dans ce cadre, il faut bien sûr envisager les usages pragmatiques de la culture livresque en contexte épistolaire, lesquels sont marqués par la recherche d’une connivence avec le ou la destinataire et qui sont orientés vers l’enjouement de l’écriture. Mais au-delà de ces enjeux, c’est toute une sociabilité de mangeurs de livres qui émerge dans la Correspondance, leurs opérations de digestion définissant un certain type de vie en commun. Dans sa version oralisée, la lecture est l’occasion d’une consommation collective, laquelle est facilitée par la mise en commun des interprétations et des commentaires : Nous lisons toujours Le Tasse avec plaisir. Je suis assurée que vous le souffririez, si vous étiez en tiers ; il y a bien de la différence entre lire un livre toute seule, ou avec des gens qui entendent et relèvent les beaux endroits et qui, par là, réveillent l’attention. (I, 296) La sociabilité du livre est donc une sociabilité herméneutique, qui permet de rendre plus assimilables les lectures les plus longues. Plus encore, c’est par l’exercice de la lecture à voix haute que la petite société sévignéenne éprouve la sensualité d’une littérature rendue d’autant plus intime qu’elle est consommée à plusieurs. À propos du livret du Carrousel de 1685, la présence des proches, prolongeant à la fois la sociabilité courtisane et la société des Grignan, fait de la lecture un moment de plaisir intense : « Jamais un paquet ne fut reçu et payé plus agréablement ; nous en avons fait nos délices depuis que nous l’avons » (III, 198). En focalisant l’attention sur le « paquet », la tournure passive dessine une scène de mangeurs ripaillant joyeusement, et dont la seule source d’énergie et de 687 « Je voudrais bien en faire un bouillon et l’avaler » 6 II, p. 860 : « Le petit Coulanges a le livre de ses chansons ; vraiment, c’est la plus plaisante chose du monde. Il est gai, il mange, il boit, il chante. » réjouissance s’avère être leur agréable repas, le livret du Carrousel. L’utilisation du possessif dans le segment « nos délices », articulée au pronom de reprise « en », renforce l’idée d’assimilation, voire d’incorporation, celle-ci impliquant l’agrément et le partage du plaisir de lecture, et vice versa. Outre Coulanges, figure emblématique de cette sociabilité mêlée, entre consommation effective et innutritio  6 , le fils de l’épistolière, Charles de Sévigné, incarne de manière exemplaire les enjeux éthiques de la consommation du livre. Mon fils a une qualité très commode, c’est qu’il est fort aise de relire deux fois, trois fois, ce qu’il a trouvé beau. Il le goûte, il y entre davantage, il le sait par cœur ; cela s’incorpore. Il croit avoir fait ce qu’il lit ainsi pour la troisième fois. (III, 804) Le thème de l’incorporation subit ici une singulière inflexion. L’épistolière détaille le processus de l’assimilation littérale du livre, retenu « par cœur » : les trois étapes successives sont finalement subsumées par la tournure réfléchie de sens passif, qui décrit un phénomène à la faveur duquel Charles de Sévigné semble disparaître. Et pour cause, ce dernier est transformé par la lecture, devenu un autre que lui-même après avoir réitéré l’absorption du livre. Partant, c’est l’ensemble de la sociabilité sévignéenne qui hérite cette prédisposition : « qualité très commode », la tendance de Charles de Sévigné à devenir l’auteur de ce qu’il lit place la lecture sous le régime de l’allant, la facilité et le naturel d’un lecteur devenu auteur du récit qu’il prononce opérant comme l’indicateur sur lequel s’indexent la proximité et la quotidienneté de la consommation des livres. Ainsi, le livre consommé transforme la sociabilité en la réjouissant d’une manière singulière et naturelle ; en retour, cette sociabilité, par ses attentes et son usage de la lecture, imprime au livre un accent inédit : à propos des Petites Lettres, c’est-à-dire des Provinciales, Sévigné évoque « le tour particulier » quand « [les Petites Lettres] ont passé par ses mains [celles de son fils] » : « c’est une chose entièrement divine, et pour le sérieux et pour la parfaite raillerie » (II, 498). L’idéal de sociabilité accommodant sérieux et raillerie, suggéré par Pascal dans les Provinciales, a semble-t-il besoin d’un exhausteur, en l’occurrence Charles de Sévigné et sa lecture à voix haute. En outre, lorsque Charles de Sévigné parvient à faire du livre une seconde nature, sa performance donne un sens particulier à la « vie en commun » éprouvée à l’occasion de la consommation collective des livres. En effet, contrairement au modèle de Quintilien qui voit dans la digestion du livre une occasion d’emmagasiner, sur le modèle d’une bibliothèque, la consommation sévignéenne se rapproche davantage d’un moment éphémère, dont les effets ne durent pas, et qu’il faut renouveler pour en réapprécier les charmes. En effet, l’épistolière revendique sans cesse son manque de mémoire, lequel transforme la lecture en consommation intense mais brève. Le livre n’est pas matière à accumuler, mais à brûler dans le plaisir de la réunion des familiers, qui se nourrit autant de la nouveauté que de la collectivité. Dans la sociabilité que construit Sévigné dans le miroir épistolaire, livre et nourriture n’interagissent donc plus seulement sur le mode de l’assimilation métaphorique mais apparaissent coprésents, évoqués ensemble, dans une contiguïté qui suggère un imaginaire de transfert et d’échanges entre l’univers littéraire, la scène mondaine et la 688 Mathilde Vanackere 7 Voir par exemple III, p. 772 : « Quand ils seront partis, nous retrouverons nos livres avec plaisir. Ma santé est toujours parfaite. » Sévigné évoque immédiatement après les coliques de Mme de Grignan. vie quotidienne, pôles entre lesquels circulent des valeurs communes : saveur, nouveauté, intensité. Se nourrir et se médicamenter : le livre, une nourriture à part Dans cette perspective de contiguïté et d’échanges, il reste à examiner un mode de consommation du livre tout à fait remarquable, celui du remède. La Correspondance tisse entre les livres et la thématique de la santé un lien consubstantiel, que celui-ci prenne la forme d’une simple coprésence textuelle 7 ou qu’il soit davantage développé, par exemple dans l’articulation de la consomption et de la lecture : c’est alors le livre, en particulier sérieux, qui « dévore » sa lectrice. Ainsi, les lectures « trop épaisses » de Mme de Grignan provoquent son épuisement car, à la différence « des histoires et de tout ce qui n’applique point », les livres sérieux demandent une manducation active et marquent durablement le lecteur, si bien que la comtesse de Grignan ne peut être « quelquefois spensierata » (II, 933). Le thème topique de la remédiation morale par le livre trouve sous la plume de Sévigné d’autres nuances : entre lutte contre l’oisiveté et art de la diversion, l’usage moral de la lecture est remotivé selon un imaginaire fortement imprégné par la pensée médicale et la physiologie hippocratique. Ainsi, le livre se prend comme n’importe quel remède : « Après cette fête, je m’en vais prendre quelque livre pour essayer de faire quelque usage de ma raison » (II, 966). Plus encore, sont égrenées tout au long de la Correspondance des méthodes de consommation des livres qui s’apparentent très souvent à l’usage de la nourriture ou du remède en contexte hippocratique. L’absence de mémoire, par exemple, est une disposition naturelle qui permet à l’épistolière de reprendre le même livre sans se lasser, à l’inverse de sa fille, dont l’esprit « si délicat et si dégoûté » implique un régime bien spécifique : elle ne peut lire que cinq ou six ouvrages sublimes, exquis et d’un goût distingué. Elle ne peut pas souffrir tous les livres d’histoire - grand retranchement, et qui fait la subsistance de tout le monde. Elle a encore un malheur, c’est qu’elle ne peut pas relire deux fois ces livres choisis qu’elle estime uniquement. (III, 815) Chaque individu disposant de son propre tempérament, le dégoût des livres apparaît plus ou moins rapidement et ôte, chez la comtesse de Grignan, une part importante de la nourriture disponible, que Sévigné assimile ailleurs à une « disette » (« la disette de ne savoir plus que lire »), tempérament qui peut se transmettre de mère en fils : « Je voudrais que vous n’eussiez pas donné le dégoût de l’histoire à votre fils » (III, 804). Par ailleurs, la fabrication maison des lectures-remèdes vise bien souvent l’acclimatation des contraires, selon un principe hippocratique bien connu : c’est par exemple le cas avec ce médicament dont la dose s’adapte à la fois au goût personnel, celui des romans italiens, et aux visées morales : « Je lis mes anciens livres ; je ne sais rien de nouveau qui me tente : un peu du Tasse, un peu des Essais de morale » (II, 692). Dans une autre lettre, la lecture intensive, « en boucle », de Nicole hérite de la vertu rafraîchissante ou purgative du bouillon : « Devinez ce que je fais : je recommence ce traité. Je voudrais bien en faire un bouillon et l’avaler » (I, 375). 689 « Je voudrais bien en faire un bouillon et l’avaler » Mais c’est sans doute dans le domaine de l’éducation que la consommation médicale du livre déploie son pouvoir de transformation et de gestion de soi. La formation de Pauline, petite-fille de l’épistolière, fait l’objet d’une véritable chronique, entre physiologie médicale et discours sur les livres. Deux lettres tissent explicitement ces liens, lesquels suggèrent deux types de remarques. D’abord, le goût personnel module le rapport à la consommation du livre et fait de ce dernier tantôt un plat appétissant, tantôt un remède écœurant. C’est sur cette alternative que se bâtit la personnalité de lectrice de Pauline, elle qui dévore et avale, consomme à outrance, sans que sa grand-mère s’en scandalise : Pour Pauline, cette dévoreuse de livres, j’aime mieux qu’elle en avale de mauvais que de ne point aimer à lire. Les romans, les comédies, les Voiture, les Sarasin, tout cela est bientôt épuisé. A-t-elle tâté de Lucien ? est-elle à portée des Petites Lettres ? Après, il faut l’histoire ; si on a besoin de lui pincer le nez pour lui faire avaler, je la plains. (III, 810) Jouant sur la logique de l’épuisement des stocks devant une lectrice compulsive, le conseil délivré par l’épistolière suggère un envers bien plus inquiétant, les livres d’histoire faisant potentiellement office de torture enfantine. Ailleurs, le confesseur de Pauline s’immisce dans la gestion de cette consommation romanesque et cherche à la limiter, avec une efficacité très relative, que Sévigné prend plaisir à railler : J’aime fort le régime et le préservatif que son confesseur lui fait prendre contre le Pastor fido ; c’est justement comme la rhubarbe et le cotignac que j’ai vu prendre à Pomponne à Mme de Pomponne avant le repas, mais ensuite elle mangeait des champignons et de la salade, et adieu le cotignac. À l’application, ma chère Pauline ! (III, 770-771) L’imaginaire de la consommation du remède est ici retourné contre la lecture romanesque, lecture-folie, lecture distrayante que l’épistolière se plaît à partager avec sa petite-fille. Destiné à réprimer l’envie de romans comme le cotignac (la pâte de coing) est censé faciliter le transit de Mme de Pomponne, action qu’elle contrecarre en mangeant champignons et salades, le régime proposé par le confesseur est non seulement voué à l’échec, à cause de la forte emprise du goût des romans italiens sur Pauline, mais en outre, et c’est là l’ultime rebond de l’imaginaire de la consommation des livres chez Sévigné, le rapprochement suggéré par l’épistolière à la faveur de la métaphore est offert à Pauline comme un exercice de lecture honnête. L’épistolière invite en effet sa petite-fille à déplier les fils de l’application, digestion mondaine qui se place, on le voit, dans le continuum physiologique d’un livre dévoré. Ce parcours semble dessiner deux interprétations possibles au sujet de l’imaginaire de la consommation du livre. D’une part, la continuité de la sustentation vitale et de la sustentation livresque révèle une sociabilité inclusive, où les livres intègrent la chaîne de l’existence et imprègnent non seulement l’atmosphère familière mais aussi les corps des lecteurs. Cette incorporation approfondit considérablement la culture savante de l’honnêteté et l’oriente vers un art de vivre dans lequel la lecture transforme les individus. D’autre part, si elle ravaude sur une thématique ancienne, à savoir la lecture comme adjuvant moral, l’assimilation de la consommation des livres à une prise de remèdes insiste sur l’appropriation individuelle du livre dans la gestion de la vie émotionnelle en même temps qu’elle suggère la constitution de bibliothèques intimes, aux caractéristiques 690 Mathilde Vanackere mouvantes, adaptables au tempérament et au goût personnel. Ainsi, à plus d’un titre, l’imaginaire de la consommation du livre apparaît comme l’instrument efficace de la connaissance de soi sur laquelle s’invente l’écriture sévignéenne. 691 « Je voudrais bien en faire un bouillon et l’avaler » IV LECTURES NUMÉRIQUES Le musée virtuel des Femmes illustres : nouvelles perspectives de recherche pour un renouvellement des formes de réception Sergio P O L I , Chiara R O L L A , Simone T O R S A N I Université de Gênes Comme il a été souvent affirmé, toute apparition d’un nouveau support d’écriture modifie en profondeur les habitudes et les modes de lecture. Avec le support numérique et l’internet, cette modification est si radicale que, dans le domaine de la littérature, elle a fait parler de « crise » et de « risques ». Toutefois, la balance encore incertaine entre bénéfices et pertes vire nettement au positif en passant du texte « numérique » au texte « numérisé », surtout s’il s’agit d’une œuvre du passé et s’il faut affronter les problèmes scientifiques et économiques d’une édition commentée. S’ouvre alors un monde de possibilités nouvelles, qu’il faudrait encore apprendre à bien exploiter, où, à notre sens, les avantages paraissent bien supérieurs aux désavantages. Le projet d’édition multimodale des Femmes illustres de Scudéry, que nous présentons ici, a été abordé en différentes étapes, justement, comme une exploration de ces possibilités. Ce travail naît au sein d’une réflexion plus ample dont il ne constitue que l’un des volets. Il y a déjà quinze ans, un groupe de chercheurs de la Section de français du Département de Langues et Cultures Modernes de l’Université de Gênes a commencé à réfléchir aux conséquences de la révolution digitale et communicationnelle sur leurs disciplines et sur leur propre travail. C’était un groupe modérément interdisciplinaire de spécialistes de langue, littérature et didactique des langues ; mais il pouvait aussi compter sur des compétences en programmation, plutôt rares dans un milieu d'études de lettres et humanités. Une telle composition et l’urgence de trouver des solutions à toute une série de problèmes pratiques nous orientèrent vers la recherche appliquée : des produits furent lancés dont bon nombre sont encore utilisés, et des communautés d’intérêts plus vastes se réunirent autour de thèmes spécifiques. On pourrait citer des plateformes d’apprentissage ; une base de données d’incipit romanesques ; une revue en ligne ; un centre de recherche en terminologie avec un système original de création de glossaires en ligne ; un centre de recherche sur le roman de l’extrême contemporain, axé autour d’un site interactif. Quinze ans, c’est au fond une longue période dans le cadre de la révolution numérique, et les différentes spécialisations des chercheurs les orientèrent vers des directions quelquefois communes, quelquefois séparées. Par rapport à cet ensemble, le travail sur les Femmes illustres fut assez complexe et assez lourd, à cause des opérations de transcription, de l’ampleur de la matière et des compétences très spécialisées qu’il exigeait. Son intérêt résidait dans sa valeur heuristique et exemplaire : 1 Sur la notion de « mineur », voir Ilena Antici, dans Béatrice Rodriguez et Caroline Zekri (dir.), La Notion de « mineur » entre littérature, arts et politique, Quaderna, Paris, Michel Houdiard, 2012, mis en ligne le 16 mars 2014 : http: / / quaderna.org/ la-notion-de-mineur-entre-litterature-arts-et-politique-sous-la-direc‐ tion-de-b-rodriguez-et-c-zekri-paris-michel-houdiard-2012/ Pour nous, ici, cette notion n’est utilisée qu’en un sens général, et dans une perspective de genre, de fortune, de filiation. 2 En réalité il existe une édition publiée en 1991 : Madeleine de Scudéry, Les Femmes illustres ou les harangues héroïques, 1642, éd. Claude Maignien, Paris, Côté-Femmes. Toutefois, cette édition présente quinze harangues sur vingt et une lecture attentive révèle beaucoup d’erreurs de transcription qui compromettent la compréhension du texte original, allant parfois jusqu’à le trahir. 3 L’impression perçue au fur et à mesure que le travail de recherche pénétrait dans les méandres du texte c’est qu’il pourrait s’agir d’un travail à quatre mains. Probablement du frère sont les paratextes, ainsi que les arguments et les effets. Par contre les harangues manifestent souvent un point de vue plus « féminin » en cohérence avec les thèses que Madeleine développera quelques années plus tard dans l’Artamène. Dans ce sens la présence de Sapho, protagoniste de la vingtième et dernière harangue du premier volume ainsi que la thèse qu’elle soutient confirment cette hypothèse. De toute manière il faut être prudent : le frontispice attribue la paternité au frère ; toutefois il y des critiques qui, sûrs de leur coup, voient en Madeleine le seul et vrai auteur (voir C. Maignien, Préface, Madeleine de Scudéry, Les Femmes illustres, éd. cit, p. 8 et 14). D’autres chercheurs, parmi lesquels nous nous rangeons, sont plus attentifs et circonspects, laissant encore la question ouverte et attribuant aussi bien à Georges qu’à Madeleine la paternité/ maternité des Femmes illustres ainsi que d’autres œuvres l’époque de la migration des anciens (désormais ! ) textes imprimés vers le monde du web avait commencé, surtout en format image, et il était légitime, sinon urgent, de se poser la question de leur relative actualisation. Comment exploiter tous les atouts de la Toile ? Quelles priorités considérer ? Quel type de présentation ? finalement, pour quel public ? Même s’il était difficile d’imaginer de sortir du cercle étroit des spécialistes, il était possible d’envisager des degrés différents d’approfondissement, et même, grâce aux caractéristiques du web, de les considérer dans leur ensemble, sans qu’un choix nous oblige à en exclure d’autres. Il nous semblait évident que l’élargissement (relatif) du public cultivé ne pouvait passer que par l’élargissement des possibilités de lecture, et par des niveaux différents d’implication. Pourquoi les Femmes illustres de(s) Scudéry ? Le texte de Scudéry nous sembla parfait pour ce type d’opération : « mineur 1 », appartenant à un genre disparu (les « Harangues »), sans éditions nouvelles après le XVIIe siècle 2 , mais très riche du point de vue culturel. Il lance donc une sorte de défi au dix-septiémiste, appelé à entrer dans un réseau fascinant d’allusions et de références plus ou moins évidentes ; en même temps il offre à l’éditeur virtuel l’opportunité de créer un texte/ hypertexte multimodal capable de bouleverser les schémas de l’édition traditionnelle. Un texte, ou un site ? En tout cas, un lieu offert au travail collaboratif et même - pourquoi pas ? - à un public de lecteurs tout simplement curieux. En effet quinze ans de travail consacrés aux deux volumes des Femmes illustres nous ont permis de comprendre que l’ouvrage de Georges ou de Georges et de Madeleine de Scudéry - nous ne voulons pas entrer dans cette question si délicate à laquelle les critiques encore aujourd’hui n’ont pas donné de réponse définitive 3 - est une véritable « fenêtre ouverte 696 Sergio Poli, Chiara Rolla, Simone Torsani scudériennes : voir Nicole Aronson, Mademoiselle de Scudéry ou le voyage au pays de Tendre, Paris, Fayard, 1986, p. 137 ; Benedetta Craveri, La Civiltà della conversazione, Milano, Adelphi, 2001, p. 644 ; Myriam Dufour-Maître, Madeleine de Scudéry, notice pour le dictionnaire de la SIEFAR (Société Internationale pour l’Étude des Femmes de l’Ancien Régime), www.siefar.org/ dictionnaire/ ; Rosa Galli Pellegrini, Préface, Ibrahim ou l’illustre Bassa, Bari-Paris, Schena-Nizet, 2003, p. 9 sq. ; Donna Kuizenga, « L’Arc de triomphe des dames : Héroïsme dans « Les Femmes illustres » de Madeleine et Georges de Scudéry », A. Niderst (dir.), Les trois Scudéry, Paris, Klincksieck, 1993, p. 301-310 ; Donna Kuizenga, « Écriture à la mode/ modes de réécriture : Les Femmes illustres de Madeleine et Georges de Scudéry », R. G. Hodgson (dir.), La femme au X V I Ie siècle, Biblio 17, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 2002. C’est, nous semble-t-il, la position adoptée aussi par l’équipe de chercheurs qui a mis en ligne l’Artamène (http: / / www.artamene.org/ ). 4 Chiara Rolla, « Les Femmes illustres : une fenêtre ouverte sur le X V I Ie siècle », Pour un musée virtuel : le salon des « Femmes illustres », Genova, GUP, 2012, p. 77-104. 5 Parmi les œuvres les plus significatives nous citons, par ordre chronologique : La Cour sainte du P. Nicolas Caussin (1624) ; La Gallerie des dames illustres de François de Grenaille (1642) ; Le Théâtre françois des seigneurs et des dames illustres du P. François Dinet (1642) ; La Femme héroïque du P. Jacques Du Bosc (1645) ; les Éloges des douze dames illustres grecques, romaines et françoises dépeintes dans l’alcôve de la reine, opuscule anonyme paru en 1646 ; La Gallerie des femmes fortes du P. Pierre Le Moyne (1647). 6 L’étude de Catherine Pascal, Les Recueils de femmes illustres au X V I Ie siècle (communication donnée lors des premières rencontres de la SIEFAR : « Connaître les femmes de l’Ancien Régime. La question des recueils et dictionnaires », Paris, 20 juin 2003, www.siefar.org/ dictionnaire-des-femmes-de-l-an cienne-france/ etudes-et-bibliographie.html) est très intéressante car elle recense ponctuellement les œuvres les plus importantes se réclamant du même genre que Les Femmes illustres. 7 Voir C. Pascal, ibid., p. 3. 8 Ibid., p. 7-8. sur le X VIIe siècle 4 », une riche mine susceptible de révéler aux chercheurs encore beaucoup de choses sur son auteur et surtout sur ce siècle si foisonnant et généreux en pistes de recherche encore à explorer. Les deux volumes des Femmes illustres sont publiés en 1642 et en 1644. L’œuvre est l’expression d’une vogue qui a vu paraître dans la même période beaucoup d’autres textes 5 ayant la même structure et le même sujet 6 , avec une diffusion et une fortune tout à fait particulières dans la décennie 1640-1650, heure de gloire de l’héroïsme mondain. Ces recueils consacrés à l’éloge et à l’exaltation du sexe féminin ont eu un tel succès dans le public qu’ils ont donné naissance à un véritable genre littéraire organisant allégoriquement sa matière sous les formes diverses d’une « cité », d’une « nef », d’un « fort » ou encore d’une « gallerie 7 ». Ces termes empruntés à l’architecture soulignent le but ostentatoire de ces œuvres et mettent en évidence une hybridation des formes artistiques qui, dans Les Femmes illustres de(s) Scudéry, s’élève au rang de caractéristique dominante. Dans notre texte l’histoire de la littérature rejoint non seulement l’histoire de l’art, mais aussi l’histoire d’une société qui, à travers des renvois plus ou moins évidents sous-jacents à chaque harangue, compose une fresque à 360° d’une époque, d’une société, d’une tranche importante de l’histoire de la France : la « transversalité des modes d’expression (architecture/ sculpture/ pein‐ ture/ littérature/ musique) se double d’une transversalité et d’une ouverture sociologique et idéologique 8 ». En effet les interlocuteurs des femmes illustres scudériennes - maris, amants, hommes de génie ou groupe de personnes - nommément désignés, sont en réalité purement fictifs puisqu’ils n’interviennent jamais dans le débat ; le vrai interlocuteur de nos 697 Le musée virtuel des Femmes illustres 9 Claude Bourqui, Alexandre Gefen, Barbara Selmeci, « Nouveau support, destin nouveau ? Le Grand Cyrus (1649-1653) de Madeleine de Scudéry en ligne », PhiN-Beiheft, n° 2, 2004, p. 227 (en ligne : http: / / web.fuberlin.de/ phin/ beiheft2/ b2t03.htm). 10 E. Bricco (dir.), « Les Femmes Illustres ». Hommage à Rosa Galli Pellegrini, Publif@rum, n° 3, 2005 : www.publifarum.farum.it/ n02.php. 11 www.femmes.illustres.farum.it/ héroïnes, le jury chargé d’émettre la sentence finale sur la thèse soutenue par le discours, est le public mondain, à savoir les honnêtes gens qui fréquentaient les salons et les ruelles et qui animaient la vie culturelle et politique de cette période. D’ailleurs - et pour revenir à notre projet de « musée virtuel » - Les Femmes illustres appartiennent à la catégorie des œuvres « destinées à la lecture sociale » pour qui « la transposition sur un nouveau support » peut rétablir « certaines transmissions du mode de transmission original 9 ». Son actualisation à travers la Toile passe alors par la restauration d’une pratique sociale, faite de digressions, d’interventions, de divagations intellectuelles ou mondaines. L’Internet permet une lecture herméneutique, renouvelée et revivifiée, qui fait resurgir un texte, un couple d’auteurs, une société, une culture, une époque. Les étapes du « projet Scudéry » 2003-2005 : Le groupe de recherche F@rum a commencé à s’intéresser aux Femmes illustres en 2003. Suivant les traces d’un maître « illustre » qui avait consacré tant de temps et d’énergie à la figure et à l’œuvre des frères Scudéry et qui venait d’annoncer sa retraite imminente - Rosa Galli Pellegrini - en 2005 nous avons pensé lui offrir comme hommage la mise en ligne du deuxième volume accompagné d’un riche éventail d’études que ses amis lui dédiaient 10 . Le site 11 contient le texte original, la transcription modernisée et intégrale du deuxième volume, des fiches lexicales, d’autres sur les personnages, et une abondante bibliographie et sitographie. 698 Sergio Poli, Chiara Rolla, Simone Torsani 12 www.femmesillustres.unige.it/ sfoglia.php? LINK=2&ID=1&MODE=0&MOD=1 À partir de 2009, nous avons commencé le travail autour du premier volume en le mettant d’abord en ligne. Le site 12 est moins riche car il ne contient pas de fiches lexicales ni de personnages mais il permet une double modalité de navigation très intéressante d’un point de vue philologique : la modalité « texte » qui permet de lire les harangues dans leur transcription modernisée ; et la modalité « texte-image » qui permet de comparer le texte original en format image et la transcription modernisée. Parallèlement Chiara Rolla a commencé à travailler à une édition critique du premier volume au format imprimé. C’est justement pendant et à travers ce travail philologique que nous nous sommes rendu compte de l’énorme richesse intertextuelle (renvois à d’autres œuvres littéraires antérieures ou contemporaines) et intermodale de l’œuvre (références à des œuvres appartenant à d’autres formes artistiques, notamment peinture, sculpture, musique). 2012 : pour résumer les résultats atteints et faire le point sur notre projet de recherche, nous avons publié le volume Pour un musée virtuel : le salon des Femmes illustres. C’était l’occasion de présenter, avec toutes les limites qu’une édition imprimée comporte, le projet d’un site internet hébergeant le texte original au format image ; le texte en version modernisée ; l’apparat critique formé de notes historiques, linguistiques et culturelles ; mais aussi et surtout un site revivifiant le texte par une ouverture potentiellement infinie sur un univers hypertextuel et multimodal faisant appel non seulement aux connaissances des lecteurs, mais aussi à leurs sens (textes littéraires, ouvrages lexicographiques, œuvres d’art plastiques, musique) : un univers bien connu par le lecteur du XVIIe siècle, mais souvent opaque au lecteur d’aujourd’hui. 699 Le musée virtuel des Femmes illustres 13 Hélène Colombani, « Scudéry comme prétexte : un projet-pilote », www.femmes.illustres.farum.it/ 14 www.farum.it/ salondesfemmesillustres/ 2016 : grâce à notre collègue Simone Torsani, le travail de création du site a commencé. Le nouveau support permet de restituer la richesse originale que l’imprimé avait tarie : a. par un système de liens hyper/ intertextuels ; b. par la mise en évidence des symétries et des références internes présentes dans le premier volume et dans le système Femmes illustres (à savoir les deux volumes pris dans leur intégralité) ; c. par une ouverture à la communauté scientifique offrant « la possibilité d’être collaboratifs […] car tout peut […] évoluer, s’enrichir de contributions diverses, entrer dans des archipels de sens dont les échos peuvent se prolonger indéfiniment. Des questions qui nous concernent tous, que nous continuerons de poser, modifiant, au fil des besoins, [notre Musée], dans l’espoir que d’autres interviennent pour l’enrichir, pour le lier à d’autres et pour proposer, dans une démarche capable de créer la différence par rapport au passé 13 ». Le salon des Femmes illustres 14 : le système de publication Par rapport aux systèmes de publication existants, notre plateforme présente des caracté‐ ristiques originales, ciblées aux exigences et aux objectifs du projet. Le principe inspirateur vise à permettre une lecture plus riche et intense du texte d’autrefois par la mise en œuvre d’un apparat critique et culturel capable de le situer dans son contexte littéraire, esthétique et historique. Pour ce faire nous avons projeté un système qui a. donne la possibilité de déstructurer le texte traditionnel pour en permettre l’ap‐ proche élargie et « globale » typique des documents numériques : non seulement une simple lecture, mais une lecture hypertextuelle susceptible, aussi, d’être supportée par des instruments d’analyse textuelle ; b. restitue en même temps les éléments formels et esthétiques de l’œuvre originale, en récupérant les images et les éléments formels du texte imprimé ; c. permette en même temps la consultation des deux versions : celle du texte sur papier et celle de l’œuvre numérisée ; d. reconstruise le contexte culturel de l’œuvre en permettant aux éditeurs d’ajouter des éléments multimédias aux segments de texte susceptibles d’expansions significatives (par exemple un tableau représentant un personnage cité). Le système prévoit la création de galeries contenant les textes. Chaque galerie est associée à un nom, à une description et à une image. Dans le cas des Femmes illustres les images correspondent aux frontispices illustrés du premier et du second volume, 700 Sergio Poli, Chiara Rolla, Simone Torsani À l’intérieur de chaque galerie, dans une salle virtuelle, sont affichées les différentes harangues, dont chacune est associée, encore une fois, à l’icône qui la caractérisait dans le volume imprimé. 701 Le musée virtuel des Femmes illustres Le texte numérique peut enfin être enrichi dans toutes ses parties (titre, argument, texte, effet) et à ses différents niveaux (texte, notes) avec l’ajout de plusieurs types d’éléments multimédia : • notes textuelles contenant des informations ; • images ; • vidéos ; • vidéos de Youtube ; • audio mp3 ; • images du texte original. 702 Sergio Poli, Chiara Rolla, Simone Torsani Si l’on prend comme exemple la quatrième harangue du premier volume, « Sisygambis à Alexandre », on peut observer que grâce à ce système, entre autres, ont été ajoutés au texte • un renvoi à la version numérique de Las grandezas de Alejandro de Lope de Vega dans la note à l’Argument ; • le morceau de musique « Si mantiene il mio amor » tiré de l’œuvre baroque Alessandro vincitor di se stesso d’Antonio Cesti ; • le tableau de Charles Le Brun Le passage du Granique là où dans le texte apparaît la bataille homonyme. Le système, léger et flexible, permet une publication en ligne « complexe », mais aussi scientifique, de tout texte non contemporain. Dans l’image suivante, un exemple visuel, bien qu’incomplet, de cette complexité. 703 Le musée virtuel des Femmes illustres 15 Par exemple la plateforme Denebola utilisée pour des cours de traduction spécialisée et l’environne‐ ment d’apprentissage Sybra pour des cours de langues sur la Toile. 16 Torsani, Simone, « The Role of Tool and Environment Design in Distance Language Learning », Future Learning, 1, 2013, p. 29-40. 17 Voir par exemple Jean-Marie Burkhardt, Françoise Détienne, « La réutilisation de solutions en conception de programmes informatiques », Psychologie Française, vol. 40-1, 1995, p. 85-98. Comme on le sait, les exemples de publications en ligne sont innombrables, et l’offre de logiciels, très souvent libres et gratuits, pour les réaliser est ample ; aucun d’entre eux, pourtant, ne nous semblait approprié à une expérimentation de ce genre ; c’est pourquoi il nous a paru opportun d’en créer un nous-mêmes. Ce procès d’élaboration et de planification caractérise d’un certain point de vue l’activité de notre groupe de recherche, à l’intérieur duquel on a réalisé d’autres systèmes 15 et qui prévoit la réalisation de produits ad hoc  16. Le débat sur l’opportunité de développer des applications au lieu de se servir d’outils tout prêts est un phénomène spécifique et fréquent dans le domaine des Humanités Numériques : du moins en partie, c’est une conséquence de la nature hybride du secteur et du dialogue nécessaire entre les technologues et les humanistes. Les premiers, notamment ceux qui s’occupent de programmation et de développement de logiciels, considèrent comme un paradigme fondamental de leur travail la réutilisation de solutions informatiques 17 . La programmation à un niveau professionnel, celle qui vise au développement de projets complexes, est en effet un travail onéreux en termes de temps et de fatigue. Voilà pourquoi le développeur cherche à ne pas réaliser ex novo des fonctions déjà existantes pour se concentrer sur les fonctions spécifiques du système. Cette préoccupation a créé une vraie philosophie de la réutilisation qui fait en sorte que les programmeurs tendent à réaliser des produits modulaires de manière à recycler le plus qu’il est possible et par conséquent à rendre le travail de développement plus stable et rapide. 704 Sergio Poli, Chiara Rolla, Simone Torsani Par contre, dans le domaine des Humanités Numériques les informaticiens sont obligés de dialoguer et d’interagir avec les humanistes qui, dans un projet de recherche, ne peuvent pas être considérés comme de simples clients et ne se limitent pas à donner de vagues indications sur ce qu’ils désirent. Au contraire, dans ce secteur les humanistes entrent à part entière dans le processus de développement et l’adage « à chacun son métier » perd ici une part de sa véridicité. En fait, pour les Humanités Numériques le produit numérique est partie intégrante du projet et est en devenir comme le projet lui-même. Pour être efficace, le travail des technologues et des humanistes doit donc être étroitement intégré, comme il a été question dans le projet Femmes illustres. 705 Le musée virtuel des Femmes illustres 1 D. Denis, Le Parnasse galant, Paris, Champion, 2001, p. 186. 2 Voir A. Génetiot, « Modernité du classicisme » et H. Merlin-Kajman, « Classicisme : éloge intempestif », Œuvres et Critiques, vol. XLI-1, 2016, respectivement, p. 11-28 et p. 43-58. 3 L’imprimeur-libraire joue un rôle important dans la mise en livre des textes aux X V Ie et X V I Ie siècles. À des degrés divers, il peut ainsi se rapprocher de la figure de l’auteur. Dans ce sens, des « genres éditoriaux » sont des genres littéraires non préconisés par les scripteurs des textes, mais nés seulement au moment de l’impression. Le recueil polygraphique, fréquemment orchestré par l’imprimeur-libraire comme en témoignent l’appareil liminaire, en est l’exemple emblématique. Voir les travaux de Roger Chartier (notamment La Main de l’auteur et l’esprit de l’imprimeur, Paris, Gallimard, 2015) et d’Anne Réach-Ngô (L’Écriture éditoriale à la Renaissance, Genève, Droz, 2013, ainsi que le collectif Créations d’atelier, Paris, Classiques Garnier, 2014 et le numéro Genèses éditoriales, Seizième Siècle, 10, 2014). 4 Voir A. Réach-Ngô, L’Écriture éditoriale à la Renaissance, op. cit., p. 44-46. Voir aussi Christophe Schuwey, « Aux enseignes de papier : les recueils comme plate-formes de publication », Linda Gil, Ludivine Rey (dir.), Genèse des corpus littéraires à l’âge classique, Journée d’études jeunes chercheurs, Université Paris-Sorbonne, p. 33-39 (en ligne : www.cellf.paris-sorbonne.fr/ sites/ default/ files/ article s/ actes_jejc-juin_2013.pdf). La base de données comme chaînon entre bibliographie matérielle et interprétation esthétique Miriam S P E Y E R Université de Caen Normandie L’exemple des Délices de la poësie galante (1663-1667) Pendant la deuxième moitié du siècle, la composition littéraire et la sociabilité mondaine sont étroitement liées. À un moment où « seule la mode règne en tyran sur le Parnasse français 1 », pour prendre la formule de Delphine Denis, la création littéraire mondaine dépend des goûts du public 2 . Lorsqu’il s’agit d’imprimer, tenir compte des préférences des lecteurs devient alors une nécessité car, entre les mains d’un libraire, toute publication imprimée représente d’abord un enjeu commercial. Dans ces conditions, le genre éditorial 3 qu’est le recueil collectif présente divers avantages, à commencer par sa modularité 4 . Composé de diverses pièces indépendantes les unes des autres, il est à même de s’adapter aux préférences du public. Rien de plus simple, en effet, que d’ajouter quelques pièces lors d’une réédition, d’en exclure d’autres ou de les organiser différemment pour mettre le recueil littéralement « au goût du jour ». Certaines de ces compilations sont restées fameuses, comme les Poësies choisies parues chez Charles de Sercy (5 vol., 1653-1660, rééditées jusqu’en 1666), ou le recueil dit « La Suze-Pellisson » du libraire Gabriel Quinet (première édition en 1663, maintes rééditions jusqu’en 1748). Quoique moins célèbres de nos jours, les Délices de la poësie galante, publiées entre 1663 et 1667 par Jean Ribou, d’abord en deux, puis en trois parties, ont, elles aussi, retenu l’intérêt du public de l’époque. 5 F. Lachèvre, Bibliographie des recueils collectifs de poésies publiés de 1597 à 1700, Paris, H. Leclerc, 1904, t. III, p. XII (nous soulignons). 6 L’augmentation d’un livre présente aussi des avantages économiques et juridiques : elle permet de prolonger la durée du privilège (voir l’article « privilège » du Dictionnaire universel de Furetière, 1690). Partant, le recueil collectif de poésies constitue un des lieux privilégiés pour l’observation des évolutions du goût dominant du public dans la seconde moitié du XVIIe siècle. Le recueil de Ribou est à ce titre exemplaire : il subit de nombreux remaniements propres à nous renseigner sur les goûts littéraires des lecteurs des années 1660. Le recours à l’outil numérique permet de les évaluer. Les recueils collectifs du XVIIe siècle ont été inventoriés par Frédéric Lachèvre dans la monumentale Bibliographie des recueils collectifs publiés de 1597 à 1700, ouvrage composé de trois volumes suivis d’un supplément. Publiée il y a maintenant plus d’un siècle, elle continue de faire autorité et constitue encore aujourd’hui un outil précieux. Du fait de sa présentation (imprimée) et de son organisation, cet inventaire limite cependant le nombre d’approches possibles des recueils. Le premier volet de la bibliographie est constitué d’une présentation des recueils organisée selon les libraires. Pour chaque publication, le bibliographe oppose le nombre de pièces inédites (en contexte collectif) à celui des pièces reprises de compilations antérieures, avant de proposer un décompte des pièces par auteur. Une deuxième section est constituée de fiches consacrées aux poètes. La bibliographie se clôt par un tableau des pièces anonymes avec, éventuellement, leur attribution. Par son orientation strictement bibliographique, le travail de Frédéric Lachèvre ne se prête guère à des recherches esthétiques et littéraires. Les seules appréciations de ce type (sommaires du reste) se trouvent dans la présentation synthétique des publications au début de chaque tome de la bibliographie. C’est dans ce « coup d’œil d’ensemble » que les Délices de la poësie galante, publiées entre 1663 et 1667 frappent comme un cas particulier : Jean Ribou a un seul recueil qui finit par former 3 volumes, il est caractéristique par son titre et son contenu : Les Délices de la Poésie galante des plus célèbres autheurs du temps, 1663. […] Particularité à noter. La seconde édition des Délices a trois parties au lieu de deux, mais elle est bien moins complète que la première. Au total ces trois parties portant la date 1666-1667 ont 222 pièces contre 324 dans l’édition de 1663-1664 5 . [souligné par M.S.] Le recueil collectif étant un support essentiellement modulaire, que peut vouloir dire l’adjectif « complet » qu’emploie ici le bibliographe ? Comment évaluer la « complétude » d’un recueil collectif, par définition composé de pièces échangeables, indépendantes les unes des autres ? L’observation est cependant révélatrice. Frédéric Lachèvre fait remarquer que la deu‐ xième édition des Délices, publiée entre 1666 et 1667, n’est pas une édition augmentée, procédé habituel à l’époque 6 , mais une édition diminuée. Partant, si le recueil et collectif en particulier est un genre éditorial caractérisé par sa plasticité et si cette plasticité sert à répondre aux évolutions des préférences littéraires du public, il apparaît que les suppressions, loin d’être une négligence de libraire, comme la présentation du bibliographe 708 Miriam Speyer 7 Voir p. ex. la notice sur la Satire II de Charles-Henri Boudhors (Œuvres complètes de Boileau, Satires, éd. Ch.-H. Boudhors, Paris, Société les Belles Lettres, 1952, p. 202-205) ou les développements d’Antoine Adam (Nicolas Boileau, Les Premières Satires, éd. A. Adam [1941], Genève, Slatkine Reprints, 1970, p. 50-60). 8 La satire en question se trouve aux pages 125-128 (ff. L3 r° -L4 v°) de la première édition de la seconde partie (2A). Beaucoup d’exemplaires, dont celui de l’Arsenal (cote 8 NF 4301), ou celui de la BmL (cote 813125 bis), présentent trois autres pièces imprimées sur un carton. Quelques exemplaires toutefois demeurent dans leur état original, dont la remise en circulation de 2A de 1666 conservée à la BnF (cote RES YE 2755). S’il s’agit dans le cas de la satire de Boileau-Despréaux également d’un remaniement, celui-ci n’a aucune commune mesure avec celui qui s’observe à l’échelle du recueil : dans le cas de « Rare et fameux esprit… », une seule pièce a été remplacée, et seulement dans la seconde partie, alors que la réédition des deux premières parties révèle des changements littéraires et esthétiques beaucoup plus importants, et vraisemblablement indépendants de Boileau (le sonnet « Parmy les doux excès » et les stances « Sur l’Escole des femmes » qui lui sont attribués sont présents dans la première partie des Délices ainsi que sa réédition). Nous avons pu affiner ces analyses grâce à nos échanges avec Volker Schröder, que nous tenons à remercier à cette occasion. 9 Nous nous contenterons de donner ici seulement une description sommaire de l’histoire éditoriale des Délices. La précieuse étude que mène actuellement Alain Riffaud sur le libraire Jean Ribou devrait permettre d’affiner celle-ci et d’éclairer aussi certaines zones d’ombre. semble le suggérer, révèlent des ajustements en fonction des courants littéraires et, par conséquent, du goût dominant du public. Certes, un changement dans les Délices a retenu depuis longtemps l’intérêt de la critique bolévienne, à savoir la publication de la Satire II (« À Molière ») dans la deuxième partie en 1664 7 . Celle-ci y est rapidement remplacée par un carton de deux feuillets 8 et n’est pas reprise lors de la réédition en 1667. Or, la diminution du contenu observée par Frédéric Lachèvre, et qui va nous intéresser ici, affecte l’intégralité du recueil et révèle ainsi un remaniement beaucoup plus profond. Avant toutefois de poursuivre notre questionnement au sujet de ce réagencement, il nous semble nécessaire de présenter sommairement l’histoire éditoriale des Délices de la poësie galante  9 . Le tableau suivant rend compte des publications dont se compose le recueil. Toutes sont en format in-12 et paraissent sous le même privilège, daté du 14 septembre 1663 et signé Laborie ou Laborée. La colonne de droite indique le sigle que nous utiliserons par la suite pour nous référer aux différentes manifestations imprimées : Publication Sigle LES || DÉLICES || DE LA || POESIE || GALANTE, || Des plus celebres Autheurs || du Temps. || Dediées à Monsieur le Marquis || DE COISLIN || [fleuron] || A PARIS, || Chez IEAN RIBOV, au Palais, sur les degrez de || la Saincte Chapelle, à l’Image S. Louïs. || M. DC. LXIII. || AVEC PRIVILEGE DV ROY. - 13 ff. n. p. (titre gravé, titre, épître, table, extrait du privilège), p. 1-283 achevé d’imprimer : 25 septembre 1663 Cette édition a connu une deuxième émission, qui présente la date 1664 à la place de 1663 sur sa page de titre. 1A 1A’ LES || DÉLICES || DE LA || POESIE || GALANTE, || Des plus celebres Autheurs || du Temps. || Dediée à Monseigneur le Duc || DE COISLIN || Pair de France || SECONDE PARTIE || [fleuron] || A PARIS, || Chez IEAN RIBOV, au Palais, sur les degrez de la || Saincte Chapelle, à l’Image S. Louis. || M. DC. LXIV. || Avec Privilege du Roy. - 2 ff. n. p. (titre gravé, titre), p. 1-265, 3 p. n. p. (privilège) achevé d’imprimer : 12 juillet 1664 2A 709 La base de données comme chaînon entre bibliographie matérielle et interprétation esthétique 10 H.-J. Martin commente cette pratique en faisant explicitement référence aux Délices : « Profitant de l’absence de toute réglementation en matière de droit d’auteur, il s’efforça de mettre la main sur des manuscrits qui circulaient et n’étaient pas encore protégés par un privilège. C’est ainsi qu’il imprime en 1663, dans un recueil de vers, les Délices de la poésie galante, un sonnet et la Satire à Molière de Boileau sans en avertir celui-ci » (H.-J. Martin, R. Chartier (dir.), Histoire de l’édition française, Paris, Promodis, 1983-1986, t. II, p. 263). 11 En l’absence de normes pour les formats des livres et la taille des caractères, cette comparaison n’a qu’une validité relative. Comme les recueils collectifs sont majoritairement des in-12, elle permet néanmoins d’avoir un bon aperçu de l’évolution de la longueur des pièces. Cette édition est remise en circulation au moment de la parution de 1B. LES || DÉLICES || DE LA || POËSIE || GALANTE, || Des plus Celebres Autheurs || de ce Temps. || PREMIERE PARTIE. || [fleuron] || A PARIS, || Chez IEAN RIBOV, au Palais, sur le || Grand Perron, devant la S. Chapelle, || à l’Image S. Louis. || M. DC. LXVI. || AVEC PRIVILEGE DU ROY. - 10 ff. n. p. (titre gravé, titre, épître, table, extrait du privilège), p. 1-254 achevé d’imprimer : 22 août 1665 1B LES || DÉLICES || DE || LA POËSIE || GALANTE. || SECONDE PARTIE. || [fleuron] || A PARIS, || Chez IEAN RIBOV, au Palais, vis à vis de la Porte || de l’Eglise de la Sainte Chapelle, || à l’Image Saint Louis. || M. DC. LXVII. || AVEC PRIVILEGE DU ROY. - 4 ff. n. p. (titre gravé, titre, table, extrait du privilège), p. 1-136 achevé d’imprimer : 24 mai 1667 2B LES || DÉLICES || DE LA || POËSIE || GALANTE, || Des plus Celebres Autheurs || de ce Temps. || TROISIESME PARTIE || [fleuron] || A PARIS, || Chez IEAN RIBOV, au Palais, vis à vis la Porte || de l’Eglise de la S. Chapelle, à l’image S. Louis. || M. DC. LXVII. || AVEC PRIVILEGE DU ROY. - 4 ff. n. p. (titre, table, épître, extrait du privilège), p. 1-88 achevé d’imprimer : 7 avril 1667. 3 Que cette histoire éditoriale ait été, du moins en partie, dictée par le goût et les préférences du public est corroborée par deux constats. D’abord, on sait que Jean Ribou a rencontré quelques difficultés à trouver une place parmi les libraires parisiens et que cette situation l’a conduit, au début de sa carrière, à faire flèche de tout bois (ce qui lui valut quelques soucis avec la justice) 10 . Dans ce contexte, le recueil de 1663 se lit comme un premier jet que le libraire a peut-être compilé à la hâte, sous la pression de difficultés pécuniaires. La seconde observation concerne la composition générale des recueils de Ribou par rapport à celle adoptée par d’autres libraires contemporains. Au cours des années 1660, les recueils collectifs ont tendance à se raccourcir : ils deviennent moins volumineux qu’ils ne l’étaient au cours de la décennie précédente. Les pièces, en revanche, s’allongent : alors que dans les « recueils Sercy 11 », une pièce occupait en moyenne une page et demie, on passe en général à une moyenne de trois à quatre pages dans les recueils des années 1660, comme le montre aussi la fig. 1. Le remaniement des Délices témoigne de cette évolution : alors que les volumes de 1A et 2A (1663-1664) présentent à peu près les mêmes chiffres que les Poësies choisies de Charles de Sercy, notamment la réédition 2B atteste un allongement des pièces : 710 Miriam Speyer 12 Ce dénombrement ne prend pas en compte les différentes émissions de 1A, non plus que la remise en circulation de 2A. Figure 1 : Longueur moyenne des pièces en nombre de pages. Les recueils sont identifiés par leur éditeur, leur numéro de partie et la date d’édition. Ces observations générales permettent d’étayer l’hypothèse d’un ajustement en fonction des goûts du public, mais elles demeurent insatisfaisantes quand il s’agit de mieux apprécier les changements esthétiques. Pour véritablement tirer profit du cas exemplaire des Délices de la poësie galante, il est nécessaire d’identifier les pièces exclues et de les confronter aux pièces maintenues dans le recueil. Le remaniement était-il dicté par une démarche systématique qui, elle, permettrait alors d’avoir des renseignements sur des changements esthétiques ? Une telle étude exige de compléter la recherche bibliographique par des questionnements proprement littéraires et stylistiques. C’est cette approche double qui nous a amenée à développer un outil de recherche numérique permettant une plus grande souplesse dans l’exploitation du corpus des recueils collectifs du XVIIe siècle. Dans les pas du bibliographe : papier et crayon L’ensemble des diverses parties des Délices de la poësie galante constitue un corpus clairement circonscrit et relativement peu important : les cinq publications différentes, c’est-à-dire la première et la seconde partie de 1663-1664 (1A et 2A) et leurs rééditions respectives (1666-1667, 1B et 2B), ainsi que la troisième partie (1667, 3) 12 , regroupent au total 546 pièces. C’est pourquoi une approche traditionnelle, à savoir la comparaison 711 La base de données comme chaînon entre bibliographie matérielle et interprétation esthétique des contenus des deux première et deuxième parties, paraissait dans un premier temps l’approche la plus simple. Pour celle-ci, nous nous sommes servie des tables des matières présentes dans les recueils mêmes. Or, cette technique s’est avérée non seulement laborieuse et peu pratique, mais aussi facilement sujette à l’erreur. Les tables des matières d’époque ne sont pas fiables : elles ne rendent pas toujours compte de toutes les pièces imprimées dans le recueil. Elles ne sont pas, de plus, systématiquement présentes : tandis que la première partie (1A et 1B) offre une table très élaborée, la deuxième partie de 1664 (2A) n’en contient pas. La comparaison efficace des pièces présentes dans le recueil devient alors très laborieuse car elle nécessite de feuilleter en parallèle l’édition originale et la réédition correspondante. Ajoutons que les tables des matières ne contiennent qu’un nombre restreint d’informations et qu’il est indispensable de feuilleter le recueil dans son ensemble, si l’on s’intéresse aux auteurs des pièces ou aux formes poétiques. À la lumière de ces difficultés, une approche plus efficace et plus synthétique devenait nécessaire. Synthèses tabulaires Les données étant composées de plusieurs informations relevant de catégories diverses (incipit, genre poétique, page dans le recueil, etc.), une visualisation sous forme de tableau s’est naturellement imposée. Au lieu de nous fier aux tables des matières que propose (ou non) Ribou, nous avons établi nous-même les tables des matières des trois parties, plus complètes. Afin d’assurer une comparaison aisée, nous avons constitué trois fichiers distincts, un fichier par partie : Figure 2 : Extrait du tableau comparatif de la première partie des Délices. L’édition originale (1A) est désignée par (A), la réédition (1B) par (B). 712 Miriam Speyer 13 Nous tenons à préciser que nous comprenons par « genre » l’identification de la forme poétique comme « sonnet », « stances » indiquée dans les recueils mêmes. Ce choix est conforme à la définition proposée par F. Nies dans son article « Le Français né malin, forma le vaudeville und Gattungen zuhauf, die uns Boileau verschwieg » (Französische Klassik. Theorie. Literatur. Malerei, F. Nies, K. Stierle (dir.), München, Wilhelm Fink Verlag, 1985, p. 325). 14 Les pièces de ce poète sont soit signées « Du Pelletier », soit par les initiales « DP ». 15 F. Lachèvre, Bibliographie des recueils collectifs, op. cit., t. III, p. XII. Dans ces tables des matières ont été retenus (Fig. 2) non seulement l’incipit, mais également les titres thématiques, le titre formel (ou « genre poétique 13 »), la signature de l’auteur (si présente) et la page de chacune des pièces. L’identification des divers poèmes du recueil se fait par leur incipit. C’est ce dernier qui constitue le point d’intersection entre l’édition originale et la réédition dans le tableau. Lorsque les colonnes « Page A » et « Page B » sont renseignées, la pièce est présente dans les deux éditions. L’absence de numéros de page dans la colonne « Page B » permet alors d’identifier les pièces n’ayant pas été reprises lors de la réédition. Une fois ces tables élaborées, il est possible d’interroger les changements à l’aide des outils de base de données qu’offre une feuille de calcul dans excel. En appliquant des filtres ou des tris (par forme poétique, par auteur), une analyse plus détaillée des modifications devient possible. Cette présentation synthétique des divers états des Délices permet dès lors de dévoiler la dynamique à l’œuvre au moment du remaniement qui, en effet, fut systématique. Un remaniement systématique (1) : les auteurs Alors que beaucoup de pièces (notamment anonymes) sont rééditées en 1666-1667 (1B et 2B), le tableau comparatif révèle l’exclusion systématique de Riflé et Somaize de 1B, de Du Pelletier 14 de 2B. Frédéric Lachèvre ayant choisi comme angle d’approche l’auteur, c’est le seul changement qu’il constate lui aussi 15 , mais sans proposer d’interprétation. Avec la présentation tabulaire sous excel, nous sommes au contraire en mesure non seulement d’identifier les auteurs, mais de les rattacher directement à leurs pièces, et donc de détecter d’éventuels liens entre les formes poétiques, la composition des pièces et leurs auteurs. Un remaniement systématique (2) : les genres poétiques Peut-être encore plus révélateurs - les liens personnels entre les auteurs sont sujets à conjectures - sont les changements concernant les genres poétiques, systématiques eux aussi. Entre la première et la deuxième édition des Délices, le nombre de sonnets d’une part, de pièces nécessitant un accompagnement musical d’autre part, diminue de manière drastique : 713 La base de données comme chaînon entre bibliographie matérielle et interprétation esthétique 16 Chez Charles de Sercy paraissent en 1665-1666 deux tomes d’Airs et vaudevilles de Cour. Dans ces mêmes années, Ballard fait paraître trois parties de son Recueil des plus beaux vers mis en chant. Guillaume de Luyne, quant à lui, fait paraître en 1671 un Recueil des plus beaux airs bachiques. 17 A. Génetiot, Les Genres lyriques mondains, Genève, Droz, 1990, p. 37. éd. origi‐ nale (1A et 2A) réédition (1B et 2B) éd. origi‐ nale (1A et 2A) réédition (1B et 2B) Air/ Paroles pour un air 23 5 Lettre 6 4 Ballet 13 - Madrigal 35 35 Chanson 2 - Sonnet 89 26 Élégie 21 16 Sonnet en bouts-rimés 3 2 Épigramme 27 21 Stances 18 24 Épitaphe 9 9 [sans titre] 48 33 Le remaniement générique des Délices (extrait) Pour ces dernières, le marché du livre de l’époque nous livre des éléments de réponse. Les années 1660 voient la parution, par exemple chez Charles de Sercy, d’un nombre considérable de recueils de « Vers mis en chant » ou d’« airs de cour 16 ». Pour les pièces liées à une présentation chantée se développe dans la deuxième moitié du siècle un genre éditorial spécifique. Il n’est guère surprenant que la place consacrée à ces pièces dans les recueils collectifs de poésies diminue. Cette évolution témoigne d’une plus grande différenciation des genres éditoriaux dans les années 1660. Une telle explication n’est en revanche pas pertinente pour le sonnet dont l’exclusion doit être mise sur le compte d’autres raisons. À partir d’une étude des recueils d'auteur publiés entre 1630 et 1660, Alain Génetiot note une désaffection du sonnet déjà vers 1650-1655, qu’il explique par la difficulté du genre 17 . Or, la réalité de la composition poétique telle qu’elle est reflétée par les recueils collectifs paraît plus complexe. Les compilations publiées chez Charles de Sercy jusqu’en 1660 contiennent un nombre considérable de sonnets. Et s’il peut y avoir, dans les Délices, une exclusion aussi importante de pièces relevant de ce genre (pour la première partie, on passe de 42 à 24, pour la seconde même de 46 à 5), c’est que le sonnet est, du moins chez certains poètes du temps, encore un genre bien vivant jusqu’au milieu des années 1660. L’approche synthétique des recueils à l’aide du logiciel de tableur invite à composer des corpus d’étude constitués uniquement ou de pièces exclues, ou de pièces reprises, ces dernières étant désormais aisément identifiables. L’étude de ces échantillons permet de déduire plus précisément les critères qui ont dû présider au remaniement. La comparaison de ces sonnets (exclus vs. repris) permet de constater des changements dans leur composition poétique. De fait, la majeure partie des sonnets exclus de la réédition se ressemblent sur le plan structurel. Bien sûr, la forme fixe du sonnet fait peser de lourdes contraintes sur la composition poétique. Mais on le sait, et les réalisations d’autres poètes 714 Miriam Speyer 18 Voir à ce sujet André Gendre, Évolution du sonnet français, Paris, PUF, 1996 et Jacques Roubaud, « La forme du sonnet français de Marot à Malherbe. Recherche de seconde Rhétorique », Cahiers de Poétique comparée, 17-18-19, Paris, Publications Langues’O, 1990. 19 Voir Henri Morier, Dictionnaire de Poétique et de Rhétorique, Paris, PUF, 1961, « sonnet », p. 978. 20 Voir aussi Claudine Nédelec, Les États et Empires du burlesque, Paris, Champion, 2004, p. 350 et plus généralement « Petit traité de versification burlesque », p. 342-355. 21 Voir « Du fameux Chapelain […] », « La Pucelle est l’objet […] » et « Puisse l’esprit malicieux […] » dans la troisième partie, « Vous de qui les efforts […] » et « Je vous dirai sincèrement […] » dans la quatrième et « Magnanime pucelle aux héros […] » dans la cinquième. 22 Voir Georges Collas, Un poète protecteur des lettres au X V I Ie siècle. Jean Chapelain (1595-1674) [1912], Genève, Slatkine Reprints, 1970. Particulièrement chap. VIII « Le succès de la Pucelle », p. 256-292. 23 A. Génetiot, Poétique du loisir mondain, Paris, Champion, 1997, p. 210. le prouvent, ce sont justement les variations à l’intérieur de la structure qui font l’intérêt du genre 18 . Les poèmes exclus, au contraire, sont tous écrits de la même manière. Le sonnet est composé de deux mouvements qui s’opposent. Le passage de l’un à l’autre s’effectue généralement entre les quatrains et le sizain 19 , mais il est possible de le retarder. De plus, le poète a, a priori, toute liberté quant à la façon dont ce passage se produit. Dans ces sonnets-moules, au contraire, la rupture se produit fréquemment de la même manière : elle se trouve toujours entre le huitième et le neuvième vers et le poète mobilise systématiquement des procédés énonciatifs comme un changement de type de phrase ou un changement d’interlocuteur. Dans la mesure où, de plus, les mots à la rime se répètent d’un poème à l’autre, tout se passe comme si le sonnet était une forme si canonique, si rodée qu’elle finissait par devenir un moule dans lequel le poète peut couler son discours sans grand effort 20 . Un remaniement systématique (3) : les inspirations poétiques En dernier lieu, l’étude comparative permet aussi d’observer l’évolution des sujets et inspirations poétiques. L’édition originale de la deuxième partie (2A) contient par exemple quatre pièces d’éloge de Chapelain et de sa Pucelle. Celles-ci ne sont pas reprises en 1667 (2B). Dans les années qui ont suivi sa première publication en 1656, ce poème épique a suscité des réactions controversées, dont on trouve des traces dans les « recueils Sercy » parus entre 1656-1660 21 . Si les pièces à l’éloge de la Pucelle, ou la France délivrée disparaissent des Délices de la poësie galante en 1667, c’est qu’à ce moment-là, la querelle est terminée et le verdict prononcé, du moins chez les mondains : la Pucelle est un échec avéré et ne tardera guère à devenir le stéréotype de l’épopée ridicule 22 . Et si l’amour constitue bien l’inspiration dominante du recueil, son traitement se diversifie. Sont alors exclues les pièces extrêmement topiques qui mettent en scène l’amant transi aux pieds de sa dame, inaccessible, pour faire place à une approche plus insolite, plus décalée de l’amour. Cette évolution est en phase avec le développement de la veine galante. La poésie, et a fortiori l’écriture littéraire en général, n’est pas, dans les assemblées galantes, le lieu où s’expriment des émotions réelles, mais au contraire l’occasion « avant tout [de] s’amuser et [de] se divertir 23 ». La représentation de l’homme en amant transi n’est donc plus appropriée au contexte de composition du milieu du XVIIe siècle. 715 La base de données comme chaînon entre bibliographie matérielle et interprétation esthétique 24 L’imitation est particulièrement frappante dans la manière de présenter les tables des matières. Comme les tables de Charles de Sercy, celles de Jean Ribou retiennent pour chaque pièce non seulement l’incipit, en caractères romains, mais également les titres thématiques et génériques, imprimés en caractères italiques. 25 Pour l’exploitation de la base en SQL, nous avons opté pour le logiciel SQLite. Il s’agit d’un logiciel gratuit qui présente l’avantage de ne pas stocker les données sur un serveur en ligne, comme c’est habituellement le cas des logiciels SQL, mais exclusivement sur l’ordinateur de l’utilisateur. 26 Nous tenons à remercier vivement C. Schuwey (Yale University, CT, USA) qui nous a guidée dans le choix et l’implémentation des technologies. Sans son aide et son expertise informatique, le passage d’excel en SQL aurait été impossible. En tout état de cause, la réédition des première et deuxième parties du recueil n’est nullement « moins complète » que ne l’est la première. Tandis que les éditions 1A et 2A apparaissent comme une spéculation de libraire qui espère, un peu tardivement, profiter de l’engouement suscité par les recueils parus chez Charles de Sercy, dont il imite partiellement la présentation 24 , leur réédition (1B et 2B) apparaît comme un réajustement de ce recueil-brouillon, et selon toute vraisemblance ce réajustement s’est fait en fonction des préférences et des goûts du public. Le remaniement des Délices en contexte : du tableur à la base de données L’investigation s’est jusqu’à présent réduite aux seules Délices de la poësie galante. Or, le remaniement, quelque systématique qu’il ait été, pourrait dans ce cas aussi être le résultat de l’évolution des préférences personnelles du compilateur. Il est en effet parfaitement plausible que celui-ci se soit lassé du sonnet et qu’il se soit brouillé avec Du Pelletier et Riflé, ce qui expliquerait leur exclusion. Pour éviter de confondre l’évolution du goût d’un individu - invérifiable de nos jours - avec l’évolution d’un goût partagé par le public du temps, il est nécessaire de placer ces observations dans un contexte plus large, celui de la production et publication poétique des années 1660. Les dynamiques de compilation des Délices s’observent-elles également dans les autres recueils collectifs du temps ? En outre, dans la mesure où les recueils sont toujours composés d’une part de pièces inédites et, d’autre part, de pièces reprises des recueils antérieurs, le répertoire publié par Ribou est-il déjà connu à ce moment-là, car imprimé auparavant ailleures ? Les Délices lancent-elles des pièces qui seront réimprimées par d’autres éditeurs ensuite ? S’est ainsi imposée la nécessité de ne pas seulement recenser les pièces compilées dans les Délices, mais toutes les pièces contenues dans les recueils collectifs contemporains. Afin de constituer un étalon représentatif, nous avons étendu le travail d’établissement des tables des matières à la décennie 1660, puis à celle de 1650. Or, les recueils parus entre 1650 et 1670 contiennent au total entre 4000 et 5000 pièces, une masse de données que le logiciel de tableur peine à traiter. Une autre solution devenue nécessaire a ainsi donné naissance à un catalogue numérique des incipit, qui consiste en une base de données relationnelle en SQL  25 créée à partir des tables des matières saisies en excel  26 . Dans cette base, grâce à l’éclatement des tables de matières en plusieurs tables distinctes qui peuvent être combinées librement entre elles grâce à un système de clé unique, une investigation beaucoup plus souple du corpus devient possible, ouvrant la voie à des approches plus nuancées. 716 Miriam Speyer 27 Les épîtres qui ouvrent la première et la troisième partie sont signées par Ribou, le privilège est un privilège d’éditeur. Replaçons dorénavant les Délices de la poësie galante dans le contexte de la compilation poétique des années 1650-1670. Les informations recensées dans la base de données per‐ mettent d’apprécier dans quelle mesure les choix au moment de la réédition correspondent à des évolutions générales. Il est dès lors possible de procéder, par exemple, à l’identification des pièces les plus reprises entre 1660 et 1670. Une telle requête révèle que ces textes, s’ils étaient déjà présents dans l’édition originale des première et deuxième parties des Délices en 1663-1664 (1A et 2A), ont systématiquement été repris lors de la réédition de 1666-1667 (1B et 2B). Le mouvement se confirme quand on s’intéresse, au contraire, aux pièces qui n’ont pas connu de réédition. Si les deux parties de l’édition originale en contiennent respectivement 47 % et 66 %, ce pourcentage se réduit de manière importante dans les recueils de la réédition en passant à 32 % et 23 %. Ce dont témoigne le remaniement des Délices de la poësie galante en 1666-1667, c’est que le compilateur tient compte de certains développements des goûts du lectorat du temps. Le compilateur, peut-être Ribou lui-même, comme l’invite à penser l’appareil liminaire 27 , a en effet tout intérêt à faire en sorte à ce que sa compilation réponde au mieux au goût du jour : c’est du choix et de l’agencement des pièces que dépend le succès du recueil auprès du public ! Dans la mesure où, au cours des années 1660, le répertoire ainsi que la présentation des recueils collectifs des divers éditeurs, dont celui de Ribou, se rapprochent de plus en plus les uns des autres, on assiste en fin de compte à la naissance d’un courant dominant dans les recueils collectifs de poésies, c’est-à-dire à une sorte de canon poétique. Remplacer une bibliographie imprimée par une base de données n’a absolument rien de révolutionnaire ; l’informatisation des catalogues de bibliothèques, ces dernières années, en est la meilleure preuve. Dans le cas des recueils collectifs de poésies qui associent deux niveaux différents, le recueil d’une part, la pièce de l’autre, elle se révèle prometteuse du fait de la grande souplesse que propose la base de données relationnelle. Elle permet des recherches beaucoup plus précises et plus nuancées que ne le proposait le répertoire de Frédéric Lachèvre. Au gré des requêtes, on peut alors suivre la fortune éditoriale d’une seule pièce, d’un genre poétique, d’un auteur, voire d’un thème. Et c’est pourquoi il nous semble qu’une publication de la base de donées pourvue d’une interface de recherche, et éventuellement enrichie d’autres données, pourrait constituer un enrichissement pour l’étude des recueils collectifs et de la poésie au XVIIe siècle. 717 La base de données comme chaînon entre bibliographie matérielle et interprétation esthétique 1 Sur ces questions, voir Jacques Scherer, La Dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, 1950, p. 266-284. Nous nous permettons également de renvoyer à notre thèse, La Composition dramatique. La liaison des scènes dans le théâtre français du X V I Ie siècle, Marc Escola (dir.), Université Paris 8, 2015 (à paraître chez Droz). 2 Ces questions ont déjà fait l’objet de travaux approfondis : citons notamment J. Scherer, La Dramaturgie classique en France, op. cit., p. 214-218 et Véronique Lochert, L’Écriture du spectacle. Les didascalies dans le théâtre européen aux X V Ie et X V I Ie siècles, Genève, Droz, 2009, p. 439-466. Pour une étude comparée de la perception du découpage en scènes par le lecteur et le spectateur de théâtre, voir Michael Hawcroft, « Racine and his Readers: the Theory and Practice of Scene Division », Ronald W. Tobin et Angus J. Kennedy (dir.), Changing Perspective. Studies on Racine in Honor of John Campbell, Charlottesville, Rookwood Press, 2012, p. 1-10, et id., « Mise en scène et mise en page du Tartuffe de Molière : décor, entrées et sorties, et division en scènes », Papers on French Seventeenth Century Literature, vol. XLIII, n° 85, 2016, p. 139-155. Fréquence comparée des entrées et des sorties dans le théâtre du XVII ᵉ siècle : l’édition numérique au service de l’analyse dramaturgique Marc D O U G U E T Université Grenoble Alpes Une pièce de théâtre est un objet éditorial particulièrement complexe, dans le sens où elle est constituée d’une plus grande variété d’éléments que les œuvres relevant des autres genres : outre le texte même prononcé par les acteurs, on peut au moins distinguer en son sein les entêtes d’actes, de scènes et de répliques, ainsi que les didascalies, qui ont tous des statuts et des fonctions différentes. Cette structure éditoriale est ancrée dans l’action dramatique, qu’il s’agisse de l’alter‐ nance des tours de parole (pour les répliques) ou des mouvements d’entrée et de sortie des personnages (pour les actes et les scènes). Dans les pièces qui respectent la conception de l’acte et de la scène adoptée par les dramaturges français du XVIIe siècle, chaque acte correspond en effet à une partie de la pièce où le plateau reste occupé en permanence (c’est la règle de la liaison des scènes 1 ) et chaque scène correspond à une partie de la pièce où les personnages présents sur le plateau ne changent pas (tout changement de scène correspond à une entrée ou à une sortie, et inversement). Les critères de ce découpage ont connu de multiples évolutions, et nous aurons à revenir sur les exceptions que souffrent ces deux règles. Sa matérialité typographique est également une question essentielle pour l’histoire du théâtre imprimé. Cependant, ce n’est pas à ces aspects que nous nous intéresserons ici 2 , mais plutôt aux potentialités que présente pour l’analyse dramaturgique l’encodage numérique de ce marquage éditorial. 3 Cet outil a été théorisé par Solomon Marcus dans Poetica matematică, Bucarest, Editura Academiei Republicii socialiste România, 1970. Pour un exposé en français, voir Solomon Marcus, « Stratégie des personnages dramatiques », André Helbo (dir.), Sémiologie de la représentation. Théâtre, télévision, bande-dessinée, Bruxelles/ Paris, Éditions Complexe/ Presses universitaires de France, 1975, p. 73-95. 4 P. Corneille, La Suivante, Paris, Augustin Courbé, 1637. En effet, c’est en faisant entrer ou sortir les personnages du plateau que le dramaturge décide de l’ordre dans lequel ils se rencontrent, et c’est par ces rencontres successives que l’action progresse. En conséquence, dans la mesure où il coïncide avec ces différents mou‐ vements, le découpage d’une pièce reflète avec une assez grande précision ses articulations dramatiques. Celles-ci peuvent être facilement visualisées à l’aide d’un tableau où chaque ligne représente un personnage, chaque colonne une scène, la valeur ou la couleur de chaque cellule variant selon que le personnage en question est présent ou absent durant cette scène. Il s’agit d’un modèle qui réduit la pièce à une question élémentaire (« Qui rencontre qui, et dans quel ordre ? ») et qui fait volontairement abstraction de la longueur de chaque scène, de la manière dont les personnages se répartissent la parole, et du contenu textuel des dialogues. Son utilisation implique donc nécessairement de retourner au texte, ou d’en avoir une connaissance préalable. Mais, à ces conditions, il nous aide à nous concentrer sur ce qui, précisément, fait la théâtralité d’une pièce de théâtre : le fait qu’une histoire est représentée grâce à des rencontres successives sur un plateau 3 . À titre d’exemple, le tableau d’occupation scénique ci-dessous permet à celui qui a lu ou qui est en train de lire La Suivante  4 de visualiser le plan d’ensemble de la pièce : Pierre Corneille, La Suivante : tableau d’occupation scénique Un des avantages de l’édition numérique est de rendre possible l’encodage informatique non seulement de la suite de caractères qui composent le texte, mais aussi de sa structure. Cette spécificité permet par exemple d’extraire automatiquement le sommaire d’un ouvrage dont les titres de parties seraient encodés de telle sorte qu’une machine puisse les distinguer du corps du texte. Dans le cas du texte théâtral, dont on vient de souligner l’importance dramaturgique de la structure éditoriale, elle est encore plus utile et riche de potentialités : 720 Marc Douguet 5 Voir Hartmut Ilsemann, « Computerized Drama Analysis », Literary and Linguistic Computing, n° 1, 1995, p. 11-21. 6 P. Corneille, Rodogune, princesse des Parthes, Paris, Toussaint Quinet, 1647. on peut notamment déléguer à l’outil informatique, pour tout un corpus, la production des tableaux d’occupation scénique 5 . Composition dramatique et motifs récurrents Cependant, un tableau d’occupation scénique ne permet pas seulement de visualiser l’ensemble d’une pièce. Son examen attentif révèle également l’emploi d’un certain nombre de motifs récurrents dans la manière dont le dramaturge gère les entrées et les sorties des personnages. Par exemple, dans La Suivante, trois séquences de trois scènes successives sont composées d’un dialogue entre deux personnages, précédé et suivi d’un monologue prononcé par chacun d’eux. Pour simplifier, on pourra désigner ce motif par la notation alphabétique A/ A-B/ B, où chaque lettre représente un personnage, les différents personnages présents dans chaque scène étant séparés par un -, et les différentes scènes par un / . Les occurrences de ce motif sont encadrées dans le tableau ci-dessous : Pierre Corneille, La Suivante : occurrences du motif A/ A-B/ B D’autres séquences peuvent reposer sur le même motif pourvu que l’on fasse abstraction du nombre de personnages présents dans chaque scène et que l’on définisse le motif A/ A-B/ B non comme la succession d’un monologue, d’un dialogue et d’un autre monologue, mais comme une séquence composée d’une rencontre entre deux personnages ou groupes de personnages, précédée par une scène où seul le premier personnage ou groupe de personnages est présent, et suivie par une autre où seul l’autre l’est. On trouve par exemple trois occurrences de ce motif entendu au sens large dans Rodogune  6 : 721 Fréquence comparée des entrées et des sorties dans le théâtre du X V I I e siècle 7 P. Corneille, La Suite du Menteur, Paris, Antoine de Sommaville, 1645. Pierre Corneille, Rodogune : occurrences du motif A/ A-B/ B Il nous semble pertinent de considérer que les séquences repérées dans La Suivante et celles repérées dans Rodogune instancient le même motif, dans la mesure où, au-delà du nombre de personnages présents dans chaque groupe, le rythme des entrées et des sorties propres à ces six séquences leur confère un enjeu dramatique comparable. En l’occurrence, elles correspondent toutes à une confrontation centrale entourée de deux scènes d’ordre plus privé consacrées à chacun des deux personnages ou groupes de personnages (qu’il s’agisse de monologues, de dialogues avec une confidente ou, dans Rodogune, des dialogues entre les deux frères après que ceux-ci ont rencontré leur mère ou leur maîtresse). On peut opposer ce motif à un motif A/ A-B/ A, où un même personnage ou groupe de personnages reste en permanence sur le plateau et rencontre, lors de la scène centrale, un autre personnage ou groupe de personnages. On trouve par exemple trois occurrences de ce motif dans La Suite du Menteur  7 : Pierre Corneille, La Suite du Menteur : occurrences du motif A/ A-B/ A Ces deux motifs constituent pour les dramaturges deux manières bien différentes de représenter l’action et de traduire l’intrigue en une suite de scènes disposées dans un certain ordre. Dans le cas du motif A/ A-B/ A, un même groupe de personnages reste en permanence sur le plateau : le spectateur voit en quelque sorte l’action à travers leurs yeux, et n’a pas accès au discours que pourrait tenir l’autre groupe hors du cadre de cette rencontre. 722 Marc Douguet 8 Les éditions numériques de ces pièces nous ont été fournies par le projet Bibliothèque dramatique, dirigé par Georges Forestier (http: / / bibdramatique.huma-num.fr), et par le projet Théâtre classique, dirigé par Paul Fièvre (www.theatre-classique.fr). Nous les remercions tous deux d’avoir mis en accès libre leurs textes, sans lesquels ce travail n’aurait pas été possible. 9 Pour les détails techniques et méthodologiques de ce travail, nous renvoyons à notre article « MAnaDram : un moteur d’analyse pour l’extraction et le repérage des motifs dramaturgiques », Ioanna Galleron (dir.), Études théâtrales et humanités numériques, Revue d’historiographie du théâtre, 4, 2017 (https: / / sht.asso.fr/ manadram-un-moteur-danalyse-pour-lextraction-%e2%80%a8et-le-repera ge-des-motifs-dramaturgiques/ ). Le programme est accessible en ligne à l’adresse http: / / manadram .net/ (on y trouvera également la liste des pièces du corpus), le code source à l’adresse https: / / dram acode.demarre-shs.fr/ manadram. À l’inverse, le motif A/ A-B/ B donne au spectateur une vue surplombante sur l’action en renouvelant complètement les personnages présents : on sait à la fois comment le groupe A parle quand il n’est pas en présence du groupe B, et comment le groupe B parle quand il n’est pas en présence du groupe A, ce qui permet d’avoir connaissance de desseins ou d’informations que chacun des deux pourrait cacher à l’autre. L’étude des différents motifs dramaturgiques permet de mieux comprendre les techni‐ ques de composition mises en œuvre par les dramaturges du XVIIe siècle et nous invite à analyser le travail d’élaboration du plan d’une pièce dans ses aspects les plus concrets. Afin d’en analyser la répartition dans le théâtre du XVIIe siècle, nous avons développé un programme qui permet de rechercher toutes les occurrences d’un motif donné dans un corpus de 222 pièces allant de 1630 à 1679, qui comporte environ 20 % de tragi-comédies, 40 % de tragédies et 40 % de comédies 8 . L’utilisateur dessine le motif recherché sur une matrice ou entre sa notation alphabétique, et le programme renvoie la liste des occurrences de ce motif, leur nombre et leur fréquence relative par rapport aux autres motifs de longueur comparable, ainsi que des informations statistiques sur leur fréquence d’apparition par pièce, par genre, par auteur et par année 9 . Quantifier l’écart entre les entrées et les sorties La question qui nous intéressera ici concerne les séquences de deux scènes appartenant à un même acte. On en dénombre 5 150 dans notre corpus. Le nombre de motifs auxquels peut correspondre une telle séquence est extrêmement réduit : soit un personnage ou groupe de personnages est présent sur le plateau durant la première scène et reçoit la visite d’un second personnage ou groupe de personnages dans la seconde (les deux scènes sont donc liées par une entrée, A/ A-B) ; soit un personnage ou groupe de personnages dialogue avec un autre puis laisse celui-ci seul sur le plateau (les deux scènes sont donc liées par une sortie, A-B/ A) ; soit un personnage ou groupe de personnages reçoit successivement la visite de deux autres personnages ou groupes de personnages qui ne se rencontrent pas et qui se croisent (A-B/ A-C) ; soit, enfin, aucun personnage n’est commun aux deux scènes, qui ne sont donc pas « liées », au sens que les théoriciens du XVIIe siècle ont donné à ce mot (A/ B). Le tableau suivant synthétise la fréquence d’apparition de ces quatre motifs : 723 Fréquence comparée des entrées et des sorties dans le théâtre du X V I I e siècle 10 Voir J. Scherer, La Dramaturgie classique en France, op. cit., p. 214-218. 11 Si l’on s’en tient aux pièces de notre corpus postérieures à 1650, où le découpage éditorial correspond beaucoup plus systématiquement aux mouvements des personnages, on compte toujours 42 % d’entrées pour 24 % de sorties. Fréquence des motifs de deux scènes Il faudra étudier ultérieurement la répartition de ces motifs par genre et par année. Mais ce simple relevé est déjà riche d’enseignements. Le faible nombre d’occurrences du motif A/ B n’a rien d’étonnant, et s’explique par l’instauration de la règle de la liaison des scènes : si l’on s’en tient aux seules années 1630, ce motif a une fréquence beaucoup plus élevée (26 %), et connaît ensuite une baisse extrêmement rapide. En revanche, alors que les motifs A/ A-B et A-B/ A sont symétriques, et que l’on aurait donc pu s’attendre à ce qu’ils soient aussi fréquents l’un que l’autre, on observe un net déséquilibre entre eux. Contrairement à la faible proportion globale du motif A/ B et à son évolution, l’écart entre le motif A/ A-B et le motif A-B/ A ne vient confirmer aucune théorie préexistante. Notre but sera donc de proposer une théorie capable d’expliquer ce phénomène. En toute logique, chaque personnage entre nécessairement sur le plateau autant de fois qu’il en sort. L’explication de cette disproportion doit donc être cherchée du côté du nombre de personnages qui entrent ou qui sortent quand deux scènes sont liées par une entrée ou une sortie, et qui, lui, peut varier considérablement. Plusieurs pistes sont envisageables. La première est purement hypothétique et tient à une limitation de l’extraction automa‐ tique à laquelle nous avons procédé. Les motifs analysés se fondent en effet entièrement sur la division en scènes du texte édité. Mais la coïncidence entre le découpage éditorial et les mouvements des personnages souffre plusieurs exceptions au sein de notre corpus, notamment dans la première moitié du XVIIe siècle, où elle est très loin d’être respectée 10 . Or il n’est pas impossible que les sorties soient, plus fréquemment que les entrées, considérées comme des événements qui ne méritent pas d’ouvrir une nouvelle scène. On trouve des exemples des deux cas de figure : il resterait à se livrer à une étude systématique, que nous réservons pour un travail ultérieur, et qui permettra d’en évaluer la proportion et de corriger manuellement les données dont nous disposons pour analyser la répartition des différents motifs dramaturgiques. Il paraît dans tous les cas fort peu probable que ces inexactitudes dans nos données expliquent à elles seules un tel déséquilibre 11 . Dès lors, on doit en conclure que les dramaturges ont réellement tendance à faire entrer leurs personnages individuellement, et à les faire sortir de manière groupée : si trois personnages entrent les uns après les autres mais sortent en même temps, il en résulte trois entrées successives pour une seule sortie. 724 Marc Douguet 12 Il faudrait évidemment raffiner ces calculs en opposant non pas le cinquième mais le dernier acte aux précédents, afin de prendre en compte les pièces en trois actes. Néanmoins, celles-ci ne constituent qu’une part minime de notre corpus, qui compte 21 pièces en un acte, 1 en deux actes (Mélicerte, comédie pastorale héroïque inachevée de Molière), 12 en trois actes et 188 en cinq actes. 13 J. Scherer, La Dramaturgie classique en France, op. cit., p. 142. 14 Les dénouements du Cid (Pierre Corneille, Le Cid, Paris, Augustin Courbé, 1637), de Nicomède (Pierre Corneille, Nicomède, Paris, Charles de Sercy, 1651) et de L’Avare (Molière, L’Avare, Paris, Jean Ribou, 1669) sont de parfaits exemples de ce modèle de composition. Un examen des séquences de trois scènes semble confirmer ce mode de composition : on trouve 474 occurrences du motif A/ A-B/ A-B-C (le plateau se remplit progressivement grâce à deux entrées successives, sans aucune sortie en contrepartie), mais seulement 112 du motif inverse A-B-C/ A-B/ A (le plateau se vide progressivement). Il reste à savoir comment, dans la pièce, se répartissent ces entrées individuelles et ces sorties groupées. Pour cela, il faut pouvoir évaluer le nombre moyen de personnages qui sont impliqués dans les séquences de type A-B/ A, A/ A-B, A-B/ A-C et A/ B. On constate à chaque fois une légère différence : quand deux scènes sont liées par une entrée, la moyenne du nombre de personnages qui entre sur le plateau est de 1,55 ; mais quand deux scènes sont liées par une sortie, la moyenne du nombre de personnages qui sort du plateau est de 1,60 ; quand deux groupes de personnages se relaient auprès d’un troisième, le premier comporte en moyenne 0,03 personnages de plus que le second ; enfin, lors d’une rupture de la liaison des scènes, la première scène compte en moyenne 0,31 personnages de plus que la seconde. Ces différences sont minimes, mais il est significatif qu’elles aillent toutes dans le même sens : quel que soit le motif dans lequel s’inscrivent ces entrées et ces sorties, un groupe de personnages qui entre est en moyenne moins nombreux qu’un groupe de personnages qui sort. Cependant, même s’il faut multiplier ces légers écarts par les milliers d’occurrences où on les observe, ils ne sauraient rendre compte à eux seuls du déséquilibre entre le nombre d’entrées et le nombre de sorties. La clef du problème se trouve non dans les entrées et les sorties qui ont lieu à l’intérieur des actes, mais dans celles qui ont lieu en début et en fin d’acte. Ici, l’écart est significatif : en moyenne, la première scène d’un acte compte 2,6 personnages ; la dernière, 3,7. Cet écart est loin d’être homogène. Si l’on ne considère que les cinquièmes actes, il est plus important (tout comme l’est par ailleurs le nombre de personnages impliqués) : 3,7 personnages en moyenne au début de l’acte, et 5,8 à la fin, soit un écart de plus de deux personnages. Si l’on ne considère que les actes précédents, il est moindre : 2,5 au début, 3,2 à la fin 12 . Ce phénomène est bien connu : une des « traditions du dénouement » consiste en effet à « rassembler le plus grand nombre de personnages possible pour la fin de la pièce 13 », et ce rassemblement se fait le plus souvent progressivement, les différents personnages venant chacun à leur tour se joindre aux autres, notamment pour annoncer une nouvelle péripétie 14 . Néanmoins, la prégnance de ce modèle de dénouement ne rend pas compte à lui seul de l’écart global entre le nombre d’entrées et le nombre de sorties que l’on observe à l’échelle 725 Fréquence comparée des entrées et des sorties dans le théâtre du X V I I e siècle 15 J. Chapelain, Discours de la poésie représentative (manuscrit, 1635), éd. Alfred C. Hunter, Opuscules critiques, Genève, Droz, 1936, éd. revue par Anne Duprat, 2007, p. 275. 16 P. Corneille, Pertharite, roi des Lombards, Paris, Guillaume de Luyne, 1653. des pièces dans leur ensemble. Le tableau ci-dessous résume le nombre d’entrées et de sorties par acte : Nombre d’occurrences des motifs A/ A-B et A-B/ A par acte Il confirme que le déséquilibre est plus fort à l’acte V, mais qu’il est également bien présent aux actes précédents. Entrées individuelles et sorties groupées : la question de la motivation Quand on examine le détail des textes, ce phénomène nous semble lié à trois principes de composition propres aux pièces de théâtre du XVIIe siècle. Le premier est la nécessité de motiver les entrées et les sorties des personnages : la vraisemblance de la représentation impose de donner à ces mouvements des raisons d’être qui appartiennent pleinement à l’univers fictionnel. Selon la formule de Chapelain : « Ce qui me semble absolument nécessaire est que nul acteur n’entre ni ne sorte sans que la cause en paraisse et sans qu’il y ait raison pour cela 15 . » Or il arrive fréquemment qu’un personnage ait une très bonne raison d’entrer en scène, mais non d’en sortir. Ce problème se pose surtout pour les personnages subalternes. À la scène 1 de l’acte II de Pertharite  16 , Edüige n’accepte de donner sa main à Garibalde qu’à la condition que celui-ci la venge de Grimoald, qui l’a délaissée au profit de Rodelinde. Garibalde reste seul et médite sur les conditions qu’Edüige vient de lui poser et sur sa propre ambition (il espère pouvoir détrôner Grimoald en épousant Edüige). On assiste alors à une succession de trois entrées. Grimoald vient tout d’abord s’enquérir de l’issue de l’entretien entre Garibalde et Edüige. Unulphe, seigneur de la cour de Grimoald que celui-ci avait délégué auprès de Rodelinde, paraît. Il relate son entrevue avec celle-ci, qui n’a pas voulu répondre explicitement à la demande de Grimoald mais qui a fait annoncer sa venue. Enfin, Rodelinde arrive. Une fois entré, Grimoald polarise donc largement l’action. Garibalde et Unulphe restent jusqu’à la fin de l’acte et sortent avec lui. Mais, après la scène où il dialogue avec Grimoald, Garibalde intervient peu. Quant à Unulphe, il reste muet une fois que Rodelinde est présente. Si la motivation des entrées est donc gérée à un niveau individuel (chaque personnage a une raison propre de venir sur le plateau, pour parler à quelqu’un qui s’y trouve déjà), la 726 Marc Douguet 17 P. Corneille, Nicomède, op. cit., V, 2, v. 1541. 18 Ibid., V, 3, v. 1559. 19 Ibid., V, 4, v. 1564. 20 Ibid., V, 5, v. 1579. 21 Ibid., v. 1621. 22 Ibid., v. 1649-1650. 23 Ibid., v. 1646. question de la motivation des sorties est réglée de manière collective : Garibable et Unulphe, dont les entrées possédaient une fonction dramatique spécifique, sortent simplement en tant que suite de Grimoald. Dans cet exemple, la présence d’un personnage sur le plateau obéit à une sorte de principe d’inertie : même s’ils continuent de contribuer par instants au dialogue, Garibalde et Unulphe ne sont plus vraiment nécessaires une fois qu’ils ont délivré leur message. Ils restent cependant, parce qu’il n’est pas non plus nécessaire qu’ils soient absents, et que leur présence au côté de Grimoald paraît naturelle. À l’inverse, rien ne les appelle hors scène : si Corneille les avait fait sortir chacun à son tour, il lui aurait donc fallu trouver un prétexte artificiel pour justifier ces sorties. L’acte V de Nicomède présente un phénomène comparable. À partir de la scène 6 (entre Arsinoé et Laodice), il repose sur une succession ininterrompue d’entrées, selon le modèle traditionnel du dénouement. Or il est intéressant de remarquer que la première moitié de l’acte présente déjà une composition en crescendo : l’acte s’ouvre sur une scène entre Arsinoé et Attale. Flaminius prévient Arsinoé que la révolte populaire croît (« Le mal croît ; il est temps d’agir de votre part. 17 »). À la scène suivante, Prusias les rejoint et apporte un élément nouveau : « Ces mutins ont pour chefs les gens de Laodice. 18 » Cléone annonce ensuite que « tout le peuple à grands cris demande Nicomède 19 » et qu’il a tué Métrobate et Zénon, les agents d’Arsinoé. Araspe, capitaine des gardes de Prusias, vient enfin avertir le roi que « de tous côtés le peuple vient en foule 20 ». Mais après s’être progressivement rempli, le plateau se vide subitement : Prusias, Flaminius, Araspe et Attale sortent et ne laissent sur le plateau qu’Arsinoé. Les sorties de ces quatre personnages obéissent à des projets différents : Prusias va se montrer au peuple pour « flatt[er] son courroux 21 », tandis que Flaminius va enlever en secret Nicomède afin d’éviter qu’on ne le délivre. Attale, de son côté, prétend se livrer à un autre stratagème afin d’appuyer le dessein de Prusias (« Je vais de mon côté / De ce peuple mutin amuser la fierté 22 »). C’est dans la gestion de la sortie d’Araspe que l’on retrouve le même procédé qu’à l’acte II de Pertharite : Araspe a une raison individuelle d’entrer sur le plateau, mais non d’en sortir. Il entre donc en tant que messager et sort en tant que simple auxiliaire armé de Flaminius et de Prusias (« Ne prenez avec vous qu’Araspe et trois soldats. 23 ») Cette différence de gestion entre les entrées des personnages subalternes et leurs sorties s’explique par la différence fondamentale entre l’espace du plateau et l’espace hors scène. Une des fonctions de ces personnages est en effet de transmettre des informations. Mais l’information ne circule pas de manière uniforme au sein de l’espace fictionnel : elle va plus souvent du hors-scène vers le plateau que l’inverse, pour la simple raison qu’en transmettant une information à un personnage qui se trouve sur le plateau, le messager la transmet aussi, indirectement, au spectateur. En tant que messager, le personnage 727 Fréquence comparée des entrées et des sorties dans le théâtre du X V I I e siècle 24 Sur ces notions, voir Raphaël Baroni, La Tension narrative. Suspense, curiosité et surprise, Paris, Seuil, 2007 (dont les analyses ne peuvent cependant pas être transposées telles quelles au genre théâtral). Sur l’entrée en scène au théâtre, voir Sylvain Diaz, Anne Pellois, Jean-Loup Rivière et Rémi Fontanel, L’Entrée en scène, Agôn. Revue des arts de la scène, 5 (2012) [http: / / agon.ens-lyon.fr/ index.php? id=2228]. Il est significatif que la sortie de scène n’ait pas encore, à notre connaissance, fait l’objet d’une étude comparable. 25 Molière, Le Tartuffe, Paris, Jean Ribou, 1669. subalterne a donc plus de raisons d’entrer que de sortir, et il se déplace alors seul. Au moment de sortir, il change simplement de fonction et sort en tant que confident, attaché à un protagoniste dont il suit les mouvements. Cadence majeure, cadence mineure : la gestion de la tension dramatique La sortie conjointe de Prusias et de Flaminius permet quant à elle d’illustrer un deuxième principe de composition. Ces deux personnages ont chacun un projet différent et ne se rendent pas au même endroit. Il aurait donc été tout à fait possible d’espacer leurs sorties tout en motivant chacune d’elles. Mais les entrées et les sorties sont des événements qui suscitent des effets différents chez le spectateur. D’une manière générale, une entrée en scène fait toujours croître la tension dramatique, qu’on définisse celle-ci comme un effet d’attente ou comme un effet de surprise 24 . Elle introduit un élément nouveau, susceptible de renouveler l’attention du spectateur. En effet, elle marque le début d’une rencontre entre deux personnages ou groupes de personnages, et soulève à ce titre plusieurs questions : que vient annoncer celui qui entre ? quelle sera l’issue de la rencontre ? Par ailleurs, même si la scène précédente n’est pas à proprement parler une scène de confidence, elle est nécessairement d’ordre plus privé, du simple fait (comme nous le soulignions à propos des motifs A/ A-B/ A et A/ A-B/ B) qu’elle fait intervenir un moins grand nombre de personnages. L’entrée inaugure une scène plus publique, où la parole est donc plus contrainte et où le discours des personnages doit prendre en compte un plus grand nombre de paramètres, qu’il s’agisse de dissimuler des informations que les autres ignorent ou d’adapter son discours à des fins de persuasion. À l’inverse, la sortie d’un personnage induit une baisse dans la tension dramatique. En réduisant le nombre de personnages présents, elle crée une situation un peu plus privée et libère la parole : si elle vient clore une scène de confrontation, le spectateur sait que l’affrontement entre les personnages n’ira, pour un temps, pas plus loin. Elle a une valeur conclusive, laissant le spectateur seul face aux questions qu’a soulevées la scène qu’elle vient de clore, sans en susciter elle-même de nouvelles. On comprend dès lors que la dramaturgie classique ait privilégié le modèle de l’entrée individuelle et de la sortie groupée : en échelonnant les entrées, on multiplie les moments où l’intérêt dramatique croît ; en groupant les sorties, on évite à la fois que se produise plus de fois que nécessaire la légère baisse de tension occasionnée par une sortie, et on privilégie en même temps un effet de contraste entre une scène très agitée et un dialogue soudain beaucoup plus resserré. L’acte II du Tartuffe  25 se termine de même sur la sortie simultanée de trois personnages entrés chacun à son tour (Mariane, Dorine et Valère). Même si Valère sort de la maison 728 Marc Douguet 26 Id., Le Bourgeois gentilhomme, Paris, Pierre Le Monnier, 1671. 27 Ibid., III, 12. 28 Ibid., III, 12. 29 Cette dissymétrie pourrait également être mesurée à l’aide de la notion de « taux de changement dramatique » (« drama-change rate »), définie par Frank Fischer, Mathias Göbel, Dario Kampkaspar, Christopher Kittel et Peer Trilcke, « Network Dynamics, Plot Analysis: Approaching the Progressive Structuration of Literary Texts », Digital Humanities 2017, Montréal, 2017 (https: / / dh2017.adho.org/ abstracts/ 071/ 071.pdf). Cette unité de mesure permet de décrire l’écart entre deux scènes contiguës en fonction de la proportion de personnages différents qui y interviennent, mais elle ne dit pas si cet écart est dû à une entrée ou à une sortie. alors que Mariane et Dorine y restent, et qu’il aurait donc été possible de représenter une nouvelle scène entre les deux femmes, Molière n’exploite pas cette possibilité et préfère finir l’acte sur le temps fort que constitue la réconciliation des deux amants après la scène de dépit amoureux. On pourrait encore citer l’acte III du Bourgeois gentilhomme  26 , qui est à peu près constitué (quoique dans un ordre légèrement différent) du même type de scènes, et repose sur une intrigue comparable : la scène 9 est un dialogue entre Cléonte et Covielle qui expriment leur colère envers Lucile et Nicole, qui, peu de temps avant, ont feint de les ignorer. Celles-ci les rejoignent à la scène 10 : c’est la scène célèbre du dépit amoureux. Madame Jourdain entre à la scène 11 et annonce l’arrivée de son mari, qui entre à son tour (scène 12) et à qui Cléonte demande en vain la main de sa fille. À ce remplissage progressif du plateau succède une soudaine sortie groupée : Monsieur Jourdain coupe court à la conversation (« Ne me répliquez pas davantage, ma fille sera marquise 27 ») et Madame Jourdain, Lucile et Nicole le suivent aussitôt pour tenter de le raisonner (« Suivez-moi, ma fille, et venez dire résolument à votre père, que si vous ne l’avez, vous ne voulez épouser personne. 28 ») Seuls demeurent Cléonte et Covielle, qui commencent à imaginer un stratagème pour parvenir à leur fin. Dans cette séquence, l’espacement des entrées permet de créer différents moments qui ont chacun leur fonction dramatique et qui supposent de ne pas faire intervenir tout de suite l’ensemble des personnages. Mais une fois Monsieur Jourdain sorti, il n’est plus besoin d’une telle variété, et il serait peu efficace d’intercaler juste avant la scène entre Cléonte et Covielle une scène où ceux-ci dialogueraient de nouveau avec Madame Jourdain et Lucile, et qui n’aurait pas de véritable enjeu dramatique. Ces trois exemples montrent bien comment Corneille et Molière, après avoir construit une séquence sur une cadence majeure qui ménage un accroissement constant de l’intérêt dramatique, s’efforcent de la conclure le plus efficacement possible, sans épiloguer plus que nécessaire, afin de passer rapidement à une autre séquence (qu’il s’agisse de l’acte suivant ou de la continuation du même acte 29 ). La disposition des scènes de confidence La disposition des scènes de confidence est le troisième élément qu’il faut prendre en compte pour expliquer le déséquilibre entre le nombre d’entrées et de sorties. Cette question concerne surtout la tragédie, où les scènes de ce type sont plus fréquentes et plus clairement identifiables. La plupart des tragédies classiques font en effet alterner des confrontations entre les personnages principaux et des scènes de confidence qui permettent de donner au 729 Fréquence comparée des entrées et des sorties dans le théâtre du X V I I e siècle 30 J. Racine, Andromaque, Paris, Claude Barbin/ Thomas Jolly/ Théodore Girard, 1668. 31 P. Corneille, Polyeucte martyr, Paris, Antoine de Sommaville, 1643. 32 La première scène de l’acte IV, entre Polyeucte et ses gardes, peut sans trop de difficulté être assimilée non à une véritable confrontation, mais à un préambule qui définit le cadre particulier où Polyeucte prononce le monologue de la scène 2. Polyeucte est emprisonné, mais Corneille a fait le choix de l’unité de lieu : il faut donc supposer qu’on l’amène dans le palais pour qu’il puisse voir Pauline. 33 P. Corneille, Tite et Bérénice, Paris, Thomas Jolly/ Guillaume de Luyne/ Louis Billaine, 1671. spectateur les informations nécessaires à la compréhension des premières ou de montrer la manière dont les personnages y réagissent. On peut donc s’interroger sur la manière dont les dramaturges préfèrent disposer ces deux types de scènes. Dans Andromaque  30 , chaque acte commence ainsi par une scène de confidence (consacrée respectivement à Oreste, Hermione, Pyrrhus, Andromaque et de nouveau Hermione), et aucun par une confrontation. La plupart finissent également de même, mais le procédé n’est cette fois pas systématique, puisque l’acte I se clôt sur une scène entre Andromaque et Pyrrhus, qui n’est pas suivie par une scène où l’un des deux exprimerait en privé les sentiments que lui a inspirés cette rencontre. On observe un déséquilibre comparable dans Polyeucte  31 : les actes II, III et IV commencent et finissent par une scène de confidence 32 , tandis que les actes I et V commencent de la même manière et finissent par une scène de confrontation. Dans Tite et Bérénice  33 , les actes I et II commencent et finissent par une scène de confidence, l’acte III par une scène de confrontation, mais les actes IV et V commencent par une scène de confidence (Bérénice, Tite) et finissent par une scène de confrontation (Tite et Domitian, et la scène finale entre Tite, Domitian et Bérénice). À la lumière de ces trois exemples, il apparaît que le modèle majoritaire (9 actes sur 15) consiste à placer une scène de confidence au début de l’acte et une autre à la fin : on revient, à la fin de l’acte, à une situation comparable à celle sur laquelle celui-ci s’ouvrait. Entre ces deux moments, le nombre d’entrées est donc le même que le nombre de sorties. Mais le second modèle le plus fréquent (5 actes sur 15) repose sur un rythme ascendant qui retient la scène de confidence initiale et fait l’économie de la scène de confidence finale. Dans l’absolu, celle-ci est donc moins essentielle : si le spectateur a besoin de connaître au préalable les desseins des différents personnages afin de bien comprendre les enjeux d’une confrontation, il n’est pas forcément nécessaire de montrer comment ils y réagissent, et les émotions secrètes qui les habitent peuvent être déduites, même si elles n’ont pas transparu au cours de la scène. Faire l’économie de cette scène de confidence finale est un procédé dont les dramaturges usent avec parcimonie, mais qui a le mérite d’introduire une variété dans le rythme de la représentation. Il ne permet certes pas de développer tous les ressorts psychologiques de l’action, mais est plus susceptible de frapper l’esprit du spectateur juste avant l’entracte. Les exemples que nous venons de donner n’ont pas à eux seuls valeur de preuve : ils ont pour finalité d’illustrer les données quantitatives que nous livre l’extraction automatique des motifs dramaturgiques, qui sont objectives et exhaustives, mais intellectuellement insatisfaisantes car totalement muettes et désincarnées. Si toutes les tragédies ne sont pas construites comme Andromaque, Polyeucte et Tite et Bérénice (et l’on pourra sans nul doute trouver de nombreux contre-exemples), le fait que nous disposions de telles statistiques 730 Marc Douguet nous permet d’appuyer l’hypothèse selon laquelle celles-ci constituent bien un modèle majoritaire - sans exclure, évidemment, qu’une hypothèse plus convaincante, illustrée d’autres exemples, puisse rendre compte des mêmes données quantitatives. Notre enquête visait à proposer une explication au déséquilibre constaté entre le nombre d’entrées et de sorties, et à mieux comprendre les choix de composition opérés par les dramaturges du XVIIe siècle. Mais elle nous a également permis de cerner la place des données numériques dans l’analyse littéraire. On voit en effet que, dès lors qu’on délègue le travail de repérage des procédés dramaturgiques à l’outil informatique, l’approche quantitative et l’approche qualitative sont complémentaires et ne peuvent se passer l’une de l’autre : la première réduit les textes à des nombres, qui ne permettent pas d’élaborer une véritable interprétation ; la seconde, qui suppose de revenir au texte, ne peut être systématisée à l’échelle de tout un corpus car il est impossible d’embrasser d’un seul regard l’ensemble des occurrences. L’analyse automatique a pour vocation d’appuyer notre lecture intuitive, qui, en retour, permet de l’illustrer, et donc de lui donner du sens. 731 Fréquence comparée des entrées et des sorties dans le théâtre du X V I I e siècle 1 Ce projet a bénéficié d’une subvention du Conseil Européen de la Recherche (ERC) dans le cadre du programme de recherche et innovation de l’Union Européenne Horizon 2020 sous la convention n° 682022. 2 Hans Bots et Françoise Waquet, La République des Lettres, Paris, Belin-De Boeck, 1997. 3 Christiane Berkvens-Stevelinck, « L’édition et le commerce du livre français en Europe », in Roger Chartier et Henri-Jean Martin (éd.), Histoire de l’édition française 2 : Le livre triomphant 1660-1830, Paris, Fayard, 1984, p. 305-313. Les livres français dans les catalogues de vente aux enchères des bibliothèques privées (Provinces-Unies, 1670-1750) 1 Alicia C. M O N T O Y A , Rindert J A G E R S M A Radboud Universiteit Nijmegen La République des lettres telle qu’elle s’est constituée au cours des XVIe et XVIIe siècles ne connaît point de frontières géographiques. En effet, cette « république », comme l’ont souligné Hans Bots et Françoise Waquet 2 , représente un état virtuel que savants et littérateurs opposent volontiers aux États réels, marqués souvent par des régimes de répression politique et culturelle. Pour ces littérateurs et savants qui participent aux échanges culturels et matériels - livres, spécimens et curiosités scientifiques - de la République des lettres, le caractère transnational de leurs réseaux de correspondance est alors une composante essentielle de leur identité intellectuelle. Les livres qui valent la peine d’être remarqués et transmis - c’est donc l’un de leurs traits définitoires -, ont pour vocation de croiser et de mettre en question les frontières physiques, perçues par analogie comme synonymes, au moins en partie, avec des frontières de la pensée. Parmi les réseaux d’échanges érudits et culturels qui marquent la deuxième moitié du XVIIe siècle, un rôle premier est dévolu à ceux qui unissent la France et les Provinces-Unies, particulièrement dans les décennies qui suivent la révocation de l’édit de Nantes et l’exode des gens de l’édition vers le nord qu’entraîne sa proclamation 3 . Les livres en langue française ou traduits du français occupent une place visible dans les bibliothèques néerlandaises et contribuent à la construction d’un véritable laboratoire transnational d’idées pendant cette époque de la première modernité, au seuil du mouvement d’idées qu’on qualifiera plus tard de « Lumières » européennes. Mais quel est l’apport exact du livre français ou de langue française dans les bibliothèques d’élite dans les Provinces-Unies vers la fin du XVIIe siècle et le début du XVIIIe siècle ? Malgré un certain nombre d’études de cas suggestives, axées sur quelques grandes collections et collectionneurs d’une part, et sur la 4 Signalons, entre autres études, celles de S.A. Krijn, « Franse lektuur in Nederland in het begin van de 18 e eeuw », De Nieuwe Taalgids, n° 11, 1917, p. 161-178 ; Otto Lankhorst, « Les ventes de livres en Hollande et leurs catalogues ( X V I Ie - X V I I Ie siècle) », Annie Charon et Élisabeth Parinet (dir.), Les ventes de livres et leurs catalogues, X V I Ie - X Xe siècle, Paris, École des Chartes, 2000, p. 11-26 ; Bart Leeuwenburgh, « Meten is weten: Pierre Bayles populariteit in de Republiek », Geschiedenis van de Wijsbegeerte in Nederland, n° 13, 2002, p. 81-93 ; Alicia C. Montoya, « French and English Women Writers in Dutch Library Catalogues, 1700-1800. Some Methodological Considerations and Preliminary Results », Suzan van Dijk, Petra Broomans et al. (dir.), « I Have Heard about You ». Foreign Women’s Writing Crossing the Dutch Border : From Sappho to Selma Lagerlöf, Hilversum, Verloren, 2004, p. 182-216 ; Alicia C. Montoya, « A Woman Reader at the Turn of the Century : Maria Leti Le Clerc’s 1735 Library Auction Catalogue », Tom Carr et Russell Ganim (dir.), Origines : Actes du 39 e Congrès Annuel de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature, Tübingen, Gunter Narr, 2009, p. 129-140 ; Paul J. Smith, « 16de-eeuwse Franse literatuur in Nederlandse privébibliotheken (1600-1750) », Maaike Koffeman, Alicia C. Montoya et Marc Smeets (dir.), Literaire bruggenbouwers tussen Nederland en Frankrijk: Receptie, vertaling en cultuuroverdracht sinds de Middeleeuwen, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2017, p. 83-97 ; id., « La présence de la littérature française renaissante dans les catalogues des ventes aux enchères en Hollande au X V I Ie siècle. Bilan et perspectives », Renaissance and Reformation / Renaissance et Reforme, n° 34-3, 2011, p. 185-202. 5 A.C. Montoya, « A Woman Reader at the Turn of the Century », art. cit. Pour l’accès à la base de données et des informations plus générales sur le projet, voir notre site www.mediate18.nl. 6 Sur les problèmes méthodologiques liés à l’emploi de cette source par rapport à l’histoire de la lecture, voir les premières pages d’A. C. Montoya, ibid. 7 Voir Dominique Bougé-Grandon, « Vers la creation d’une base de données des catalogues de vente français ? », in A. Charon et É. Parinet (dir.), Les ventes de livres et leurs catalogues, p. 197-202. A. Charon et É. Parinet (dir.), Les Ventes de livres et leurs catalogues, op. cit., pour un aperçu des études réalisées en Europe à ce sujet. L’ouvrage de Bert van Selm, « Een Menighte Treffelijcke Boeken »: Nederlandse Boekhandelscatalogi in het Begin van de Zeventiende Eeuw (Utrecht, HES, 1987), reste toutefois fondamental pour l’histoire des catalogues de vente aux enchères aux Pays-Bas. Sur les catalogues français, voir aussi Dominique Varry, « Grandes collections et bibliothèques des élites », Histoire des bibliothèques françaises 2 : Les bibliothèques sous l’Ancien Régime 1530-1789, Paris, Éditions du Cercle de la Librairie, 2008, p. 295-344. réception des auteurs classiques d’autre part 4 , il manque toujours une vue synthétique de la question, aussi bien que des données quantitatives fiables. C’est afin de répondre à cette question, parmi d’autres, que dans le cadre d’un projet financé par le Conseil européen de la recherche, une équipe interdisciplinaire est actuellement en train de construire une base de données numérique, MEDIATE (Measuring Enlightenment: Disseminating Ideas, Authors, and Texts in Europe) qui hébergera des données puisées dans les transcriptions de quelques centaines de catalogues de bibliothèques privées vendues aux enchères dans le Royaume-Uni, les Provinces-Unies, en France et en Italie entre 1665 et 1830 5 . Longtemps reconnus comme une riche source de données pour l’histoire du livre, même si leur analyse demande certaines précautions méthodologiques 6 , ces catalogues n’ont pas été étudiés de façon systématique, malgré des appels réguliers à combler cette lacune et un nombre croissant d’études ponctuelles prometteuses 7 . Dans la présente contribution, nous présentons les premières données qui commencent à émerger du projet MEDIATE ayant rapport au livre français dans les Provinces-Unies entre 1670 et 1750. Le corpus que nous traitons consiste en 72 catalogues de bibliothèques privées, qui ont été sélectionnés en fonction de leur taille modeste, c’est-à-dire comprenant 53 pages ou moins, soit, en moyenne, autour de 1 000 lots (un lot correspondant souvent, 734 Alicia C. Montoya, Rindert Jagersma 8 Voici la liste complète, dont les images numérisées sont à retrouver dans Van Selm et al. : de Bacq 1670 ; Schuyl 1671 ; Hoogenhoeck 1672 ; Hornius 1673 ; Swanenburgh 1674 ; Dedel 1675 ; Bornius 1676 ; Wicquefort 1677 ; Pesser 1678 ; Junius 1679 ; Burman 1680 ; Broeckhuysen 1681 ; Moll 1682 ; Tayspel 1683 ; Grau 1684 ; Middelgeest 1685 ; Belcampius 1686 ; Indischeraven 1687 ; Clerquius 1688 ; Swalve 1689 ; Burgersdijck 1690 ; Wolzogen 1691 ; Verwey 1692 ; Le Fer 1693 ; Schuyl 1694 ; Kempen 1695 ; Vlieth 1696 ; Sylvius 1697 ; Sluys 1698 ; Graaff 1699 ; Basteels 1700 ; Bloemendael 1701 ; Arl 1703 ; Loosdrecht 1704 ; Post 1705 ; Goyer 1706 ; Scherpezeel 1707 ; Streso 1708 ; Hellius 1709 ; Holtenus 1710 ; Bogaart 1711 ; Gürtler 1712 ; Ede 1714 ; Hagen 1715 ; Rooseboom 1717 ; Sismus 1719 ; Colyn 1720 ; Edens 1721 ; Wallendal 1723 ; Cocq 1724 ; Desmarets 1725 ; Schulting 1726 ; Savoys 1727 ; Verryn 1728 ; Rantre 1730 ; Walkart 1731 ; Molenyser 1732 ; Brandwyk van Blokland 1733 ; Brugman 1734 ; Ouburg 1735 ; Glay 1736 ; Du Marchie 1737 ; Feylingius 1739 ; Vrolikhert 1740 ; Nokken 1741 ; Oosterdijk Schacht 1744 ; Boreel 1745 ; Crane 1746 ; Marck 1747 ; Schaak 1748 ; Pedecoeur 1749 ; Pauw 1750. 9 Jean-Marc Chatelain, La bibliothèque de l’honnête homme. Livres, lecture et collections en France à l’âge classique, Paris, Bibliothèque nationale de France, 2003. 10 Bert van Selm, J.A. Gruys et H.W. de Kooker (dir.), Book Sales Catalogues of the Dutch Republic, continué par Karel Bostoen, Otto Lankhorst, Alicia C. Montoya et Marieke van Delft (dir.). Book Sales Catalogues of the Dutch Republic Online, Boston, Brill, 2015, en ligne : http: / / primarysources.brillon‐ line.com/ browse/ book-sales-catalogues-online. mais pas toujours, à un seul livre ; nous y reviendrons) 8 . Notre choix de ces bibliothèques, relativement modestes par rapport aux grandes collections érudites comprenant parfois des milliers de titres, a été dicté par notre volonté d’identifier, à l’intérieur de ce corpus, les bibliothèques dont la constitution serait à mettre en rapport avec le goût personnel du collectionneur, ou ce que Jean-Marc Chatelain a qualifié de « bibliothèque de l’honnête homme », plutôt que des bibliothèques dont la vocation première serait de fournir un panorama encyclopédique des connaissances et de l’érudition de l’époque 9 . Le choix est encore justifié par le fait que cette époque de transition, voire de « crise de la conscience européenne », est aussi marquée par une autre transition, celle de la grande collection érudite à la bibliothèque dite « choisie », qui refléterait des valeurs plus « moyennes » (middlebrow), pour utiliser l’un des concepts de base de notre projet. Pour le premier travail de sélection, nous nous sommes servis du répertoire commencé il y a une trentaine d’années par Bert van Selm, actuellement disponible en ligne sous le titre Book Sales Catalogues of the Dutch Republic Online  10 . Notre choix de dates a été déterminé par le fait que les catalogues de vente aux enchères, établis le plus souvent après la mort du collectionneur, reflètent les achats d’une époque antérieure. Ainsi, nous estimons que le contenu d’une bibliothèque vendue en 1670, après la mort d’un collectionneur survenue à l’âge de 60-70 ans, refléterait les acquis d’une vie professionnelle dont les moments forts se situeraient sans doute quelque deux ou trois décennies plus tôt, lorsque le bibliophile aurait eu 30-50 ans, soit vers 1640-1660. Par conséquent, nous supposons que notre corpus de bibliothèques vendues dans les années 1670-1750 reflète la culture intellectuelle de la seconde moitié du XVIIe siècle, englobant la totalité du long règne de Louis XIV, à savoir les années 1640-1730. Afin de faciliter notre étude statistique, nous avons écarté les appendices des catalogues, dont on sait qu’ils ont souvent été ajoutés par les libraires pour écouler les livres non vendus de leur propre fonds, sauf dans les cas où il était évident qu’ils contenaient des livres omis pour une raison ou pour une autre - dans un certain nombre de cas, des livres interdits - de la collection originale. En outre, nous avons cherché à retenir un catalogue par année, si possible, 735 Les livres français dans les catalogues de vente aux enchères des bibliothèques privées 11 Il s’agit, toujours dans la rubrique des livres in-4, des lots 134-140, 150-153, 154-158, 160-162, 167-189 et 305-306. ceci afin d’assurer une distribution dans le temps aussi équilibrée que possible. Nous n’avons toutefois pas trouvé des catalogues pour neuf années : 1702, 1713, 1716, 1718, 1722, 1729, 1738, 1742 et 1743. Le catalogue le plus petit compte 197 lots, tandis que le plus grand fait mention de 2 271 lots. Au total, nous avons recensé 75 191 lots, tout en reconnaissant le danger de ce comptage par lots plutôt que par livre. Un lot consistant en un seul pamphlet « équivaut » effectivement dans ce comptage à un atlas in-folio en plusieurs volumes, également recensé comme un seul lot. Dans d’autres cas, un lot peut renfermer plusieurs titres. Ainsi, le catalogue de la bibliothèque du diplomate Abraham de Wicquefort, vendue en 1677, fait mention d’un très grand nombre de pamphlets : le lot 121 de la rubrique des livres in-4° comprend en effet 122 « différents pamphlets rares ». Figurent encore dans ce catalogue une cinquantaine d’autres lots décrits comme « plusieurs pamphlets », « plusieurs pamphlets politiques », ou « plusieurs pamphlets néerlandais se rapportant aux affaires d’Etat, etc. 11 ». Bibliothèques et collectionneurs Une première question qui se pose est celle de l’identité de ces collectionneurs de biblio‐ thèques vendues aux Provinces-Unies. En effet, comme l’ont noté plusieurs chercheurs, les gens dont la bibliothèque fait l’objet d’un catalogue de vente aux enchères aux XVIIe et XVIIIe siècles constituent une population exceptionnelle, peu représentative du lecteur « ordinaire » (si cette figure mythique a jamais existé). Ainsi, on a souvent insisté sur le caractère d’élite de la population des collectionneurs, soit d’un point de vue économique (ceux qui disposent des moyens pour composer une bibliothèque comprenant plusieurs centaines de volumes appartiennent à la classe des plus grandes fortunes du siècle), soit d’un point de vue intellectuel : nombre de ces collectionneurs sont des hommes dont la pratique professionnelle exige une certaine fréquentation du livre, c’est-à-dire des professeurs d’université, de hauts ecclésiastiques, des juristes et hommes d’État, ainsi que des membres des professions dites « libérales », dont la lecture savante fait partie intégrante de leurs pratique et identité professionnelles. Souvent, ces collectionneurs sont eux-mêmes aussi des littérateurs et des « passeurs » culturels, dont l’horizon d’attente est illustratif des tendances plus larges à l’œuvre à l’époque où ils ont constitué leur collection. Dans une étude antérieure, portant sur un corpus de 254 bibliothèques du XVIIIe siècle, nous avions constaté que 13 % des collectionneurs étaient eux-mêmes aussi les auteurs d’un ou de plusieurs ouvrages imprimés (Montoya, 2004, 186-187). Dans cette étude apparaissait en outre une distribution professionnelle assez proche de celle des bibliophiles parisiens étudiés par Michel Marion dans un autre ouvrage sur les collections et collectionneurs de livres au XVIIIe siècle. 736 Alicia C. Montoya, Rindert Jagersma 12 Aux dires du voyageur Élie Richard, qui brosse un vif tableau de la vie de la communauté huguenote aux Pays-Bas en 1708. Montoya 2004 Marion 1999 droit et gouvernement 27 % parlement et offices et avocats 36 % noblesse 9 % noblesse 7 % armée et marine 2 % militaires 4 % enseignement et érudition 10 % académies 7 % clergé et religion 11 % clergé 17 % médecine 7 % médecins 5 % industrie et commerce 2 % finances 8 % les arts (littérature comprise) 2 % [pas de catégorie équivalente] inconnu 39 % divers 16 % Tableau 1. Appartenance sociale et professionnelle des collectionneurs Dans le contexte d’une étude sur la présence des livres français dans les bibliothèques néer‐ landaises, l’origine nationale des collectionneurs mérite aussi quelques remarques. Certes, il existe une communauté huguenote et francophone importante aux Provinces-Unies à cette époque, avec 20 000 Huguenots supposément installés dans la seule ville d’Amsterdam 12 , mais ce ne sont que les Huguenots qui possèdent des collections importantes de livres français. Parmi nos 72 collectionneurs, nous n’avons pu en identifier avec certitude qu’un seul, le pasteur de l’église wallonne à Delft, Henri Desmarets, dont l’origine est huguenote ou francophone. Desmarets figure bien parmi les collectionneurs avec le plus grand nombre de titres français dans leurs bibliothèques, mais n’occupe toutefois que la sixième place dans le classement ; nous reviendrons plus loin sur son cas, ainsi que sur l’importance des collectionneurs néerlandophones pour la diffusion du livre français dans les Provinces-Unies. Deux collectionneurs et leurs collections : Florentius Schuyl et Abraham de Wicquefort Regardons de plus près, à titre d’exemple à la fois de la population des collectionneurs et de la signification de leurs collections pour l’histoire des idées dans la seconde moitié du XVIIe siècle, deux collectionneurs néerlandais qui figurent dans notre corpus : l’universitaire Florentius Schuyl et le diplomate Abraham de Wicquefort. Florentius Schuyl, mort en 1669, laisse derrière lui une importante bibliothèque qui est vendue aux enchères le 22 septembre 1671. Elle comprend 2 271 lots, dont une majorité de livres savants en langue latine. Professeur de philosophie à l’Université de Leyde et impliqué dans la querelle néerlandaise autour de l’enseignement du cartésianisme à l’université, Schuyl est connu aujourd’hui surtout comme le traducteur du traité De l’homme 737 Les livres français dans les catalogues de vente aux enchères des bibliothèques privées 13 Nous citons le texte de la Préface de Schuyl d’après la traduction française qu’a ajoutée Clerselier à la fin de sa propre édition de L’Homme de René Descartes. 14 Eleanor Chan, « Beautiful Surfaces : Style and Substance in Florentius Schuyl’s Illustrations for Descartes’ Treatise on Man », Nuncius, 31, 2016, p. 251-287. de Descartes. Curieusement, le volume paraît d’abord dans sa version latine, De Homine, en 1662, et sera publié seulement deux ans plus tard dans sa version « originale » française, par Claude Clerselier, à Paris. Dans sa préface à sa traduction, Schuyl fait bien mention d’un certain « Monsieur Cl. ce Tuteur & Curateur fidèle des œuvres posthumes de M. Descartes » (447) 13 , mais l’antériorité de sa publication par rapport à la version française pose des problèmes. Non seulement les propos de Clerselier dans sa publication, à leur tour, font preuve d’une lutte entre les deux hommes pour l’autorité intellectuelle et pour le droit de se poser en véritable héritier-interprète de la tradition cartésienne. Le texte du De Homine de Schuyl est aussi marqué par l’ajout d’un ensemble d’illustrations qui constituent en elles-mêmes un argument philosophique et une première interprétation de la pensée cartésienne, particulièrement nuancée en ce qui concerne son « dualisme » supposé 14 . Cela rend pertinente la question du contexte intellectuel - qu’on pourrait apercevoir à travers le catalogue de sa bibliothèque - dans lequel travaillait ce premier passeur de la philosophie cartésienne. Signalons alors, parmi quelques pistes, la présence massive des écrits du maître dans sa collection. Ainsi, figurent dans le catalogue à part sa propre traduction De Homine (p. 29, lot 112), l’édition parisienne de 1664 de De L’Homme (p. 13, lot 23), les Passions de l’âme en français (p. 37, lot 360) et en latin (p. 30, lot 115), les Principia en latin (p. 30, lot 120) Le monde, ou le traité de la lumière dans l’édition de 1664 (p. 35, lot 225), les lettres de Descartes (p. 28, lot 16), mais aussi des textes relevant plus largement de la polémique néerlandaise autour du cartésianisme, dont le pamphlet contre Regius, Notae in programma quoddam (p. 41, lot 242) et l’Admiranda methodus novae de Martin Schoock, attribué à l’époque à Gisbertus Voetius (p. 39, lot 61). En raison de la mort prématurée de Schuyl, à l’âge de 50 ans, en 1669, le catalogue paraît nous fournir une vue « sur le vif » de l’intérieur d’une collection dans les années mêmes de sa constitution, lorsque la querelle du cartésianisme bat toujours son plein. Dans le cadre d’une étude axée sur la présence du livre français dans les Provinces-Unies, toutefois, le bilan du catalogue de Schuyl est plutôt décevant. En effet, seulement 2,46 % des 2 271 lots sont constitués par des livres en français (contre 5,81 % en néerlandais), car la majorité des ouvrages sont en latin. Notons cependant, dans la liste des collectionneurs avec la plus grande proportion de livres en français (voir ci-dessous), le nom d’un autre Schuyl, le fils de Florentius, Everard. Schuyl fils possède 36,71 % de livres en français dans sa bibliothèque, ce qui justifierait peut-être l’hypothèse selon laquelle il aurait retiré un certain nombre de livres de la collection de son père avant sa vente en 1671. Dans le cas de cette bibliothèque comme des autres, il ressort que des recherches biographiques supplémentaires sont souvent nécessaires pour lier de façon incontestable le contenu d’un catalogue à la bibliothèque réelle et complète du collectionneur nommé sur la page de titre. Deuxième exemple d’un collectionneur dont la bibliothèque s’avère riche en matériaux potentiels pour l’histoire des idées, celui du diplomate controversé Abraham de Wicquefort, résident de l’Électeur de Brandebourg à la Cour de France pendant 23 ans, avant son embastillement par le cardinal Mazarin, à la suite de la diffusion d’un ensemble de 738 Alicia C. Montoya, Rindert Jagersma 15 C’est la collection de Wolfenbüttel, en effet, qui a fourni le point de départ pour le répertoire commencé par Van Selm. 16 Nous tenons à remercier Ann-Marie Hansen, du projet USTC (Universal Short Title Catalogue) à l’Université de St Andrews, qui nous a aimablement fourni sa transcription de ce catalogue. 17 Le nombre très restreint d’ouvrages théologiques fait en effet penser qu’un certain nombre de livres ont dû être retirés avant la vente. pamphlets sur la vie amoureuse du (tout) jeune Louis XIV. Wicquefort est un homme du livre confirmé, et il est connu pour ses traductions en français de plusieurs relations de voyage et d’ouvrages d’histoire politique. En France, il fait partie du cercle littéraire de Pierre et Jacques Dupuy, dont il fréquente la célèbre bibliothèque. Il puise en outre des manuscrits et des ouvrages rares dans la bibliothèque du cardinal Mazarin, qu’il envoie à son correspondant, le duc Auguste de Wolfenbüttel - par ailleurs lui-même collectionneur passionné de catalogues de vente aux enchères de bibliothèques 15 . De retour en Hollande, Wicquefort devient en 1663 secrétaire-interprète des États de Hollande pour les dépêches étrangères. Cependant, accusé de haute trahison en 1676 pour avoir transmis des informations secrètes à l’ambassadeur anglais, il est condamné à la prison perpétuelle et à la confiscation de ses biens. C’est à la suite de son procès qu’est dressé le catalogue de sa bibliothèque, vendue aux enchères à La Haye en 1677. Le catalogue de la vente de la bibliothèque de Wicquefort 16 , quoique sans doute incomplet 17 , reflète bien ses activités de diplomate et de secrétaire-interprète. D’abord par son étendue linguistique. Parmi les 1 371 lots figurent des livres en neuf langues : latin (497 lots), français (484), italien (153), néerlandais (119), anglais (44), espagnol (29), grec (5) et portugais (3). On y trouve en outre ses propres publications. Ainsi, le lot 205 renferme un exemplaire de l’ouvrage « L’ambassade de Garsias de Silva Figueroa en Perse traduite par Wickefort », dans une édition parisienne de 1667. Le lot 406 est décrit comme une « Relation du voyage d’Adam Olearius traduit par Wickefort, 2 vol. », publiée à Paris en 1659, in-4°. Le lot 487 comprend « L’election de l’empereur, & des electeurs de l’empire par le resident de Brandenbourgh » de 1658, soit son ouvrage Discours historique de l’Election de l’Empereur, et des Electeurs de l’Empire, par le Résident de Brandenbourg. Quant à la part controversée des activités de Wicquefort, notamment son implication dans l’affaire des pamphlets sur Louis XIV, nous avons déjà remarqué le nombre exceptionnel de lots renfermant des pamphlets politiques non identifiés, parfois qualifiés de « rares », et parmi lesquels on pourrait bien s’imaginer que prennent place ces fameux pamphlets contre Louis XIV. Manifestant sa dimension littéraire, toutefois, le catalogue cite aussi, aux lots 9 et 819, l’œuvre de Jacques-Auguste de Thou et de Francesco Guicciardini, dont Wicquefort publie en 1663 un Thuanus restitutus, sive Sylloge locorum variorum. Ses intérêts bibliophiles se décèlent, enfin, par sa possession du Traité des plus belles bibliothèques de Louis Jacob, dans une édition parisienne de 1654 (livres in-8°, lot 22). Présence des classiques du XVII e siècle dans les bibliothèques néerlandaises Comment estimer l’apport du livre « français » dans les bibliothèques néerlandaises ? Une première approche serait de compter le nombre d’ouvrages d’auteurs français, présents en version originale aussi bien que dans une traduction dans les catalogues de vente aux 739 Les livres français dans les catalogues de vente aux enchères des bibliothèques privées 18 Tanja Holzhey, Als gy maar schérp wordt, zo zyn wy, én gy voldaan. Rationalistische ideeën van het kunstgenootschap Nil Volentibus Arduum 1669-1680, Thèse de doctorat inédite, Université d’Amsterdam, dir. Johan M. Koppenol, 2014, p. 39-40. Nous avons des chiffres plus précis pour la seconde moitié du X V I I Ie siècle. Entre 1760 et 1770, presque la moitié (48 %) des traductions d’ouvrages en prose sont des traductions du français, contre 31 % de traductions de l’anglais, et 3 % de l’allemand (Adèle Nieuweboer, « De populariteit van het vertaalde verhalend proza in 18e-eeuws Nederland en de rol van de boekhandel bij de praktijk van het vertalen », Documentatieblad werkgroep Achttiende eeuw, 1982, p. 119-135). 19 Notons toutefois qu’il est impossible à ce stade d’établir une liste complète, étant donné l’état inachevé de notre outil informatique : nous avons travaillé, comme Krijn, à partir d’une liste préétablie d’auteurs à rechercher dans les catalogues. enchères. Les traductions jouent effectivement un rôle important à l’intérieur du champ littéraire dans les Provinces-Unies vers la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe siècle. Bien que nous ne disposions pas actuellement de statistiques précises pour estimer l’apport des traductions dans la production littéraire aux Pays-Bas durant ces années, Tanja Holzhey a récemment calculé que deux tiers des textes en prose parus entre 1600 et 1700 remontent à un texte en une autre langue, dont très souvent à un texte français 18 . Selon un topos bien connu de l’historiographie littéraire aux Pays-Bas, qui date lui-même de la fin du XVIIe siècle, il serait question à cette époque d’une véritable « francisation de la littérature », comme le voulait le célèbre titre du chapitre sur la période 1670-1780 dans le manuel classique de Jan Te Winkel paru en 1922, De ontwikkelingsgang der Nederlandse Letterkunde (Le progrès de la littérature néerlandaise). Dans le contexte de ce consensus général sur l’influence de la littérature française aux Pays-Bas, en 1917 déjà, S.A. Krijn avait étudié la présence relative d’un corpus modeste d’ouvrages d’auteurs français dans 100 catalogues de vente aux enchères de bibliothèques privées dans les Provinces-Unies. Nous avons juxtaposé nos propres données de 2004, puisées dans 254 catalogues, aux siennes, pour établir une liste d’une douzaine d’auteurs plus ou moins « canoniques » qui apparaissent souvent dans les catalogues (Tableau 2) 19 . Auteur 1700-1750 (Krijn 1917) 1700-1750 (Montoya 2004) 1751-1800 (Montoya 2004) Boileau 46 % 47 % 41 % Bayle [seulement Dictionnaire chez Krijn] 45 % 58 % 44 % La Fontaine 43 % 46 % 47 % Fénelon 43 % 59 % 69 % Molière 42 % 46 % 47 % Corneille 41 % 49 % 38 % Descartes 29 % 60 % 44 % Georges et Madeleine de Scudéry 27 % 33 % 22 % Racine 27 % 46 % 35 % 740 Alicia C. Montoya, Rindert Jagersma 20 Pim Van Oostrum, « Dutch interest in 17th and 18th century French tragedies written by women », S. van Dijk, P. Broomans et al. (dir.), « I Have Heard about You », op. cit., p. 153-172. Fontenelle 25 % 49 % 44 % Pascal [seulement Pensées chez Krijn] 23 % 32 % 15 % Bossuet 23 % 46 % 32 % Antoinette Deshoulières 17 % 30 % 25 % Tableau 2. Les classiques du XVII e dans les bibliothèques néerlandaises du XVIII e siècle Commençons par constater que, pour la moitié environ des auteurs, apparaissent les mêmes tendances dans les deux sondages, avec des pourcentages souvent similaires d’occurrences dans les catalogues. Il est toutefois question d’un écart important, c’est-à-dire d’une différence de plus de 10 %, dans les chiffres pour la période 1700-1750 dans un certain nombre de cas : celui de Bayle, cité dans 45 % des catalogues étudiés par Krijn et dans 58 % des nôtres ; de Fénelon, qui apparaît dans 43 % des catalogues de Krijn, mais dans 59 % des nôtres ; de Racine, présent dans 27 % des catalogues de Krijn, contre 46 % des nôtres ; de Fontenelle, présent dans 25 % des catalogues de Krijn, mais 49 % des nôtres ; de Bossuet, présent dans 23 % des catalogues de Krijn, contre 46 % des nôtres ; de Deshoulières, présente dans 17 % des catalogues de Krijn, mais 30 % des nôtres ; et surtout de Descartes, qui apparaît dans 29 % des catalogues de Krijn, contre 60 % des nôtres. Dans le cas de Bayle et de Fontenelle, la différence (45 % chez Krijn, 58 % chez nous) se laisse expliquer par le fait que Krijn avait pris en compte uniquement les ouvrages « littéraires » des deux auteurs, et non pas leurs contributions à des ouvrages périodiques ; ainsi, elle avait compté uniquement la présence du Dictionnaire de Bayle, et pas ses Nouvelles de la République des Lettres (pourtant présentes dans 22 % des catalogues, sans doute pas tous les mêmes que ceux qui mentionnent le Dictionnaire.) Dans les autres cas, l’écart entre nos statistiques et celles de Krijn est dû vraisemblablement au fait que dans son étude, Krijn avait répertorié uniquement les éditions en langue française des auteurs en question. Or, le Télémaque de Fénelon est lu aussi bien en traduction que dans sa langue originale, d’autant plus que ce roman est souvent considéré comme particulièrement approprié à un lectorat enfantin. Les tragédies de Racine sont connues en version néerlandaise autant qu’en version originale. Le remarquable succès de M me Deshoulières aux Provinces-Unies s’explique entre autres par le prestige dont jouit la belle édition in-4° du Toneel-en Mengelpoëzy (Poésie dramatique et mélanges poétiques) de la poétesse néerlandaise Katharina Lescailje, dans laquelle figure sa traduction de la tragédie Genséric  20 . L’œuvre philosophique de Descartes, enfin, est lue massivement en Europe pendant ces décennies non pas dans sa langue originale, mais en traduction latine - comme nous le rappelle d’ailleurs toujours l’effet de reconnaissance qu’évoque l’expression latine Cogito, ergo sum. Ces données fournissent une indication de l’importance, dans toute étude de la fortune des auteurs français hors de France aux XVIIe et XVIIIe siècles, d’inclure dans les sondages des données sur les traductions de leurs œuvres. 741 Les livres français dans les catalogues de vente aux enchères des bibliothèques privées 21 Marjolein Hageman, La Réception du théâtre de Voltaire dans les Provinces-Unies au X V I I Ie siècle, Thèse de doctorat inédite de l’Université de Leyde, sous la direction de Paul J. Smith et Sylvain Menant, 2010. 22 Jonathan Israel, Radical Enlightenment: Philosophy and the Making of Modernity 1650-1750, Oxford, Oxford University Press, 2001, p. 140. 23 B. van Selm, « Een Menighte Treffelijcke Boeken… », op. cit., p. 115. 24 S.A. Krijn, « Franse lektuur in Nederland…», op. cit., p. 165. 25 Willem Frijhoff, Meertaligheid in de Gouden Eeuw. Een verkenning (Koninklijke Nederlandse Aka‐ demie van Wetenschappen. Mededelingen van de Afdeling Letterkunde, Nieuwe Reeks, 73, 2), Amsterdam, KNAW Press, 2010, p. 51. Au-delà de ce qu’elles montrent sur l’importance des traductions dans le champ littéraire des pays périphériques par rapport à la France, ces statistiques confirment ce que nous apprend l’historiographie littéraire. Il est trois auteurs dont la fortune s’accroît visiblement au cours du XVIIIe siècle, pour atteindre une certaine stabilisation dans la seconde moitié du siècle : La Fontaine, Fénelon et Molière. Alors que le succès des deux premiers se laisse expliquer au moins en partie par l’essor d’ouvrages aux thématiques pédagogiques à l’époque des Lumières, le triomphe de Molière, aux Pays-Bas comme ailleurs, demanderait une explication qui tienne compte aussi de facteurs liés aux processus de canonisation et du rôle qu’a pu jouer la culture théâtrale à l’intérieur de ceux-ci au XVIIIe siècle, similaire, peut-être, aux travaux récents qui ont été consacrés à la fortune du théâtre de Voltaire pendant ces mêmes années aux Pays-Bas 21 . L’apport des livres en langue française dans les catalogues Qu’en est-il alors de l’apport relatif des seuls livres en langue française dans les bibliothè‐ ques néerlandaises ? Dans son chapitre sur les bibliothèques savantes entre 1650 et 1750 de son ouvrage Radical Enlightenment, Jonathan Israel estime que « Dutch libraries, despite the primacy of the Netherlands in Europe’s book and periodical trade, were scarcely any less parochial. Libraries belonging to those with claims to erudition consisted principally of works in Latin and Dutch, increasingly also with an admixture of French but rarely with anything else. 22 » Dans un échantillon de 20 catalogues de bibliothèques privées vendues aux enchères dans les Provinces-Unies durant la première décennie du XVIIe siècle, Bert van Selm avait calculé que 80 % des livres étaient toujours en latin, contre à peine 9,3 % des livres en français 23 . Dans son étude plus ancienne, Krijn pour sa part avait noté que la plupart des bibliothèques entre 1700-1750 contenait entre 10 et 20 % de livres en français, mais avec quelques cas d’exception notables, dont une bibliothèque contenant 52 % de livres en français, et 12 autres ne faisant mention d’aucun livre en français 24 . À titre de comparaison enfin, Willem Frijhoff, travaillant sur une période plus tardive, 1754-1802, a noté dans un corpus de 25 catalogues de bibliothèques privées vendues aux enchères dans les Provinces-Unies un taux de 15,4 % de titres en français, contre 2,9 % en allemand et 2,2 % en anglais 25 . Dans notre propre corpus de 72 catalogues, nous avons établi que la moyenne de livres en français ne s’élève pas au-dessus des moyennes déjà rapportées dans les études antérieures : 11,09 % de livres en français en moyenne, contre 28,93 % en néerlandais, et 59,98 % en d’autres langues, dont majoritairement le latin. Notons en outre qu’il est un certain nombre 742 Alicia C. Montoya, Rindert Jagersma de catalogues de bibliothèque qui ne font mention d’aucun livre en français. C’est le cas notamment de la bibliothèque d’un certain Monsieur Ouburg, vendue en 1735, et celle du citoyen d’Amsterdam Gerret Indischeraven, vendue en 1687. Signalons aussi le cas assez représentatif du professeur de langues classiques Johannes van Scherpezeel, dont la bibliothèque vendue en 1707 ne contient qu’un seul ouvrage en français - « Les Vies de Poetes Grecs par Mr le Fevre » (p. 16, lot 116) - à part un dictionnaire latin-français et 51 ouvrages en néerlandais. Les professeurs d’université, en effet, ont plus souvent des bibliothèques qui comptent relativement peu d’ouvrages en langue vernaculaire. Parmi les 17 professeurs d’université que nous avons recensés, 15 ont des bibliothèques dont plus de 85 % des livres sont en latin. Du reste, à part le français, le néerlandais, le latin et le grec, nous avons pu identifier des livres en 32 autres langues dans les catalogues de vente aux enchères des bibliothèques privées : allemand, anglais, italien, espagnol, portugais, arabe, danois, hébreu, malaisien et bien d'autres. À part le chiffre relativement modeste de 11,09 % de livres en français durant la période 1670-1750, une première conclusion s’impose lorsqu’on regarde de plus près les statistiques, à savoir qu’il n’est pas possible de découvrir une véritable fluctuation au cours du siècle : il n’est question ni d’une progression ni d’un recul significatif de l’apport du français (Tableau 3). Au contraire, nous constatons une remarquable stabilité au long de notre période : les livres en français ne dépassent guère le seuil de 10 %, alors qu’il est bien question d’une croissance remarquable du nombre de livres en néerlandais par rapport aux autres langues, ainsi que d’une diminution conséquente du latin. Tableau 3. Proportion de livres en français dans les bibliothèques, 1670-1750 743 Les livres français dans les catalogues de vente aux enchères des bibliothèques privées 26 Willem Frijhoff, « Amitié, utilité, conquête ? Le statut culturel du français entre appropriation et rejet dans la Hollande prémoderne », Documents pour l’Histoire du Français langue étrangère ou seconde (SIHFLES) 50, 2013, p. 33. À première vue, on serait tenté de conclure que l’apport du livre français dans les biblio‐ thèques néerlandaises est plutôt modeste, voire négligeable, mais ce serait peut-être aller trop vite. En réalité, ces chiffres cachent de grandes différences entre les bibliothèques et les collectionneurs. Alors que trois collections ne font mention d’aucun livre en français, et que 8 autres comptent moins de 10 lots en français, il est aussi un nombre de grandes collections qui renferment des centaines de lots composés de livres en français. Six collections comptent plus de 400 lots français, ce qui représente en moyenne presque la moitié des livres dans ces collections. En outre, 22 collections ont plus de lots en français qu’en néerlandais, suggérant qu’au moins au début de notre période, les deux langues restent toujours en concurrence l’une avec l’autre. La liste des collections avec le pourcentage le plus élevé d’ouvrages en français (Tableau 4) nous permet d’identifier dix collectionneurs dont le catalogue de vente de la bibliothèque témoigne d’une nette préférence pour le français. Année Nom du collectionneur Profession français néerlandais Autre 1717 Rooseboom (Frederik) juge Cour de Hollande 62,95 % 10,05 % 27,00 % 1730 Rantre (Henricus de) pasteur à Spaarndam 41,93 % 7,68 % 50,39 % 1704 Loosdrecht (Nicolaas van) docteur en droit 39,09 % 21,91 % 39 % 1694 Schuyl (Everard) Secrétaire cour Leyde 36,71 % 11,71 % 51,57 % 1745 Boreel (Balthazar) directeur Compagnie Indes 36,29 % 35,68 % 28,04 % 1725 Desmarets (Henri) ministre église wallonne Delft 36,21 % 28,46 % 35,33 % 1733 Brandwyk van Blokland (Pe‐ trus) magistrat à Dordrecht 30,03 % 45,05 % 24,92 % 1691 Wolzogen (Lodewijk) professeur de théologie 23,51 % 8,21 % 68,28 % 1703 Arl (ou : Arrel) (Ludovicus ab) pasteur à Bennekom 21,60 % 8,7 % 69,7 % 1711 Bogaart (Abraham) magistrat à Woerden 20,7 % 18,4 % 16,89 % Tableau 4. Bibliothèques avec la plus grande proportion de livres en français La liste montre qu’à part le pasteur de l’église wallonne Henri Desmarets, les possesseurs d’un nombre important de livres en français sont majoritairement des Néerlandais de souche. Les élites administratives sont surreprésentées dans la liste : six des collectionneurs exercent des fonctions dans le domaine du droit, trois sont des ecclésiastiques, et un seul est professeur d’université. Cela confirme les propos de Willem Frijhoff pour qui, dans les Provinces-Unies de cette époque, « un véritable bilinguisme politique et aristocratique se développe, notamment parmi les élites politiques. Mais il ne faut pas commettre l’erreur de généraliser trop vite en mesurant un pays tout entier au comportement de ses élites, qu’elles soient politiques, administratives ou littéraires 26 ». Parmi ces dix bibliothèques, 744 Alicia C. Montoya, Rindert Jagersma 27 Ibid., p. 315. 28 Jacob Hendrik Hora Siccama, Aanteekeningen en verbeteringen op het in 1906 door het Historisch Genootschap uitgegeven register op de journalen van Constantijn Huygens den zoon, Amsterdam, Johannes Müller, 1915, p. 593 ; A.J.B. Sirks, « Bijnkershoek over de “quade conduits” van Huibert Rosenboom, president van de Hoge Raad (1691-1722): Een bijdrage op grond van tot dusverre onuitgegeven teksten uit de Observationes tumultuariae (als bijlage toegevoegd) », Tijdschrift voor Rechtsgeschiedenis, n° 1, 2008, p. 50 et 93. quatre appartiennent encore à des collectionneurs qui ont une préférence prononcée pour le français, la langue qui figure le plus souvent dans leurs catalogues de bibliothèque, avec un nombre de livres en français supérieur à ceux en néerlandais, en latin et en autres langues. Ces quatre francophiles confirmés sont Frederik Rooseboom, Nicolaas van Loosdrecht, Henri Desmarets et Balthasar Boreel. Nous sommes bien renseignés sur Frederik Rooseboom (ou Rosenboom), le collection‐ neur qui a la plus grande proportion de livres français dans sa bibliothèque, relative aux autres langues, Le petit-fils du célèbre mathématicien-ingénieur Simon Stevin - lui-même grand défenseur de la langue néerlandaise 27 - Rooseboom appartient à l’une des plus puissantes familles de magistrats dans les Provinces-Unies des années 1690. Dans sa fonction d’avocat-fiscal du conseil de guerre, il participe à la Glorious Revolution en Angleterre aux côtés de Guillaume III et se voit récompensé en 1691 par le poste de conseiller à la Cour de Hollande. Il participe en outre pleinement à la vie culturelle des Provinces-Unies, où il fréquente les cercles littéraires de Constantin Huygens le jeune, qui le cite plusieurs fois dans ses journaux personnels 28 . Sur Nicolaas van Loosdrecht, en revanche, notre deuxième grand francophile, nous ne savons guère plus de choses que ce que rapporte la page de titre du catalogue : « Advocati, dum Viverte, apud Amstelodamenses Celeberrimi ». Il s’agit vraisemblablement du notaire Nicolaas van Loosdrecht, basé à Amsterdam, dont les actes couvrent les années de 1686 à 1703, né vers 1656, domicilié au canal Singel et enterré le 31 mai 1703 dans cette même ville. Henri Desmarets, né à Sedan et mort à Delft, dans les Provinces-Unies, en 1725, est une figure connue à l’intérieur de la communauté huguenote en Hollande. Ayant travaillé comme pasteur auprès de diverses congrégations wallonnes, à Groningue, Bois-le-Duc et Delft, il rédige avec son père Samuel une traduction française de La Sainte Bible, qui contient le Vieux et le Nouveau Testament, publiée en 1669 chez Lowijs III et Daniel Elsevier à Amsterdam. Comme Florentious Schuyl, il est épris de la philosophie de Descartes, dont il traduit Les passions de l’âme en latin en 1650, sous le couvert d’un anonymat à peine déguisé, signant du nom de « H.D.M. » Dans le catalogue de sa bibliothèque figurent deux exemplaires de sa propre traduction de la Bible, un exemplaire de sa traduction de Descartes, et une quarantaine de livres écrits par son père Samuel. Le dernier de nos collectionneurs francophiles, Balthasar Boreel, est un haut magistrat à Amsterdam, l’un des directeurs de la Compagnie des Indes, habitant un des quartiers huppés de la ville, le canal Herengracht ; il laisse à sa mort en 1744 derrière lui une veuve mais pas d’enfants. Descendant lui-même d’une famille aux lointaines origines italiennes, qui lui permet d’accéder en 1723 au titre de baronnet, il fait ainsi partie de cette même 745 Les livres français dans les catalogues de vente aux enchères des bibliothèques privées société d’élite à laquelle appartiennent vraisemblablement tous les collectionneurs faisant preuve d’une prédilection nette pour la culture française dans les Provinces-Unies. Conclusion Les catalogues de vente aux enchères des bibliothèques privées, source à peine exploitée à échelle européenne, se sont révélés riches en données pour l’histoire intellectuelle de la fin du XVIIe et du début du XVIIIe siècle. D’abord, une approche globale de notre corpus a suggéré que le discours dans les Provinces-Unies pendant ces années sur la domination de la culture française serait à nuancer quelque peu, comme l’ont aussi démontré les recherches de Willem Frijhoff. Il n’est point question, en effet, d’une domination généralisée de la langue française, mais d’une pénétration surtout dans certains milieux d’élite, notamment l’élite administrative. De façon plus spécifique, les statistiques qui émergent de notre étude bibliométrique nous permettent, d’une part, d’étudier de plus près la circulation des livres français en Europe, y compris la fortune des classiques du XVIIe siècle, jetant une lumière nouvelle sur les processus de canonisation qui ont alors lieu. D’autre part, les études de cas des collectionneurs individuels sont susceptibles de nous livrer de nouvelles perspectives sur l’histoire des idées et d’identifier l’horizon d’attente non seulement des grands intellectuels de l’époque, mais encore des autres personnages autour d’eux qui ont fait figure - de façon indispensable, souvent - de passeurs culturels. Toutefois, ce qui ressort de ces données, c’est la nécessité de combiner les approches quantitatives et les grandes études d’ensemble avec des études plus qualitatives, axées sur la biographie et le parcours intellectuel des collectionneurs individuels. Bien que nous n’ayons pu présenter ici que les débuts de notre projet, nous espérons bien avoir montré les possibilités qu’offrira une telle approche, rendue possible par notre base de données MEDIATE en cours de construction. 746 Alicia C. Montoya, Rindert Jagersma Biblio 17 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature herausgegeben von Rainer Zaiser Aktuelle Bände: Frühere Bände finden Sie unter: www.narr-shop.de/ reihen/ b/ biblio-17.html Band 191 Andrew Wallis Traits d’union: L’anti-roman et ses espaces 2011, 142 Seiten €[D] 49,- ISBN 978-3-8233-6605-8 Band 192 Annika Charlotte Krüger Lecture sartrienne de Racine Visions existentielles de l’homme tragique 2011, 275 Seiten €[D] 74,- ISBN 978-3-8233-6620-1 Band 193 Marie-Bernadette Dufourcet / Charles Mazouer / Anne Surgers (éds.) Spectacles et pouvoirs dans l’Europe de l’Ancien Régime (XVI e - XVIII e siècle) Actes du colloque commun du Centre de recherches sur l ’ Europe classique et du Centre ARTES, Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3, 17-19 novembre 2009 2011, 288 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-6645-4 Band 194 Benoît Bolduc / Henriette Goldwyn (éds.) Concordia Discors I Choix de communications présentées lors du 41 e congrès annuel de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature New York University, 20-23 May 2009 2011, 252 Seiten €[D] 64,- ISBN 978-3-8233-6650-8 Band 195 Benoît Bolduc / Henriette Goldwyn (éds.) Concordia Discors II Choix de communications présentées lors du 41 e congrès annuel de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature New York University, 20-23 May 2009 2011, 245 Seiten €[D] 64,- ISBN 978-3-8233-6651-5 Band 196 Jean Garapon / Christian Zonza (éds.) Nouveaux regards sur les Mémoires du Cardinal de Retz Actes du colloque organisé par l’Université de Nantes, Château des Ducs de Bretagne, 17 et 18 janvier 2008 2011, 213 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6659-1 Band 197 Charlotte Trinquet Le conte de fées français (1690-1700) Traditions italiennes et origines aristocratiques 2012, 244 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6692-8 Band 198 Francis Assaf (éd.) Antoine Houdar de La Motte: Les Originaux, ou L’Italien 2012, 76 Seiten €[D] 39,- ISBN 978-3-8233-6717-8 Band 199 Francis Mathieu L’Art d’esthétiser le précepte: L’Exemplarité rhétorique dans le roman d’Ancien Régime 2012, 233 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6718-5 Band 200 François Lasserre Nicolas Gougenot, dramaturge, à l’aube du théâtre classique Etude biographique et littéraire, nouvel examen de l’attribution du ‹‹Discours à Cliton›› 2012, 200 Seiten €[D] 52,- ISBN 978-3-8233-6719-2 Band 201 Bernard J. Bourque (éd.) Abbé d’Aubignac: Pièces en prose Edition critique 2012, 333 Seiten €[D] 78,- ISBN 978-3-8233-6748-2 Band 202 Constant Venesoen Madame de Maintenon, sans retouches 2012, 122 Seiten €[D] 49,00 ISBN 978-3-8233-6749-9 Band 203 J.H. Mazaheri Lecture socio-politique de l’épicurisme chez Molière et La Fontaine 2012, 178 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6766-6 Band 204 Stephanie Bung Spiele und Ziele Französische Salonkulturen des 17. Jahrhunderts zwischen Elitendistinktion und belles lettres 2013, 419 Seiten €[D] 88,- ISBN 978-3-8233-6723-9 Band 205 Florence Boulerie (éd.) La médiatisation du littéraire dans l’Europe des XVII e et XVIII e siècles 2013, 305 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6794-9 Band 206 Eric Turcat La Rochefoucauld par quatre chemins Les Maximes et leurs ambivalences 2013, 221 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6803-8 Band 207 Raymond Baustert (éd.) Un Roi à Luxembourg Édition commentée du Journal du Voyage de sa Majesté à Luxembourg, Mercure Galant , Juin 1687, II (Seconde partie) 2015, 522 Seiten €[D] 98,- ISBN 978-3-8233-6874-8 Band 208 Bernard J. Bourque (éd.) Jean Donneau de Visé et la querelle de Sophonisbe. Écrits contre l’abbé d’Aubignac Édition critique 2014, 188 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6894-6 Band 209 Bernard J. Bourque All the Abbé’s Women Power and Misogyny in Seventeenth-Century France, through the Writings of Abbé d’Aubignac 2015, 224 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-6974-5 Band 210 Ellen R. Welch / Michèle Longino (eds.) Networks, Interconnection, Connectivity Selected Essays from the 44th North American Society for Seventeenth-Century French Literature Conference University of North Carolina at Chapel Hill & Duke University, May 15-17, 2014 2015, 214 Seiten €[D] 64,- ISBN 978-3-8233-6970-7 Band 211 Sylvie Requemora-Gros Voyages, rencontres, échanges au XVII e siècle Marseille carrefour 2017, 578 Seiten €[D] 98,- ISBN 978-3-8233-6966-0 Band 212 Marie-Christine Pioffet / Anne-Élisabeth Spica (éd.) S’exprimer autrement : poétique et enjeux de l’allégorie à l’âge classique 2016, XIX, 301 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-6935-6 Band 213 Stephen Fleck L‘ultime Molière Vers un théâtre éclaté 2016, 141 Seiten €[D] 48,- ISBN 978-3-8233-8006-1 Band 214 Richard Maber (éd.) La France et l’Europe du Nord au XVII e siècle Actes du 12e colloque du CIR 17 (Durham Castle, Université de Durham, 27 - 29 mars 2012) 2017, 242 Seiten €[D] 64,- ISBN 978-3-8233-8054-2 Band 215 Stefan Wasserbäch Machtästhetik in Molières Ballettkomödien 2017, 332 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-8115-0 Band 216 Lucie Desjardins, Professor Marie-Christine Pioffet, Roxanne Roy (éd.) L’errance au XVIIe siècle 45e Congrès de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature, Québec, 4 au 6 juin 2015 2017, 472 Seiten €[D] 78,- ISBN 978-3-8233-8044-3 Band 217 Francis B. Assaf Quand les rois meurent Les journaux de Jacques Antoine et de Jean et François Antoine et autres documents sur la maladie et la mort de Louis XIII et de Louis XIV 2018, XII, 310 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-8253-9 Band 218 Ioana Manea Politics and Scepticism in La Mothe Le Vayer The Two-Faced Philosopher? 2019, 203 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-8283-6 Band 219 Benjamin Balak / Charlotte Trinquet du Lys Creation, Re-creation, and Entertainment: Early Modernity and Postmodernity Selected Essays from the 46th Annual Conference of the North American Society for Seventeenth-Century French Literature, Rollins College & The University of Central Florida, June 1-3, 2016 2019, 401 Seiten €[D] 78,- ISBN 978-3-8233-8297-3 Band 220 Bernard J. Bourque Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle Textes choisis et édités par Bernard J. Bourque 2019, 296 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-8370-3 Band 221 Marcella Leopizzi L’honnêteté au Grand Siècle : belles manières et Belles Lettres Articles sélectionnés du 48e Congrès de la North American Society for Seventeenth Century French Literature. Università del Salento, Lecce, du 27 au 30 juin 2018. Études éditées et présentées par Marcella Leopizzi, en collaboration avec Giovanni Dotoli, Christine McCall Probes, Rainer Zaiser 2020, 476 Seiten €[D] 78,- ISBN 978-3-8233-8380-2 Band 222 Mathilde Bombart / Sylvain Cornic / Edwige Keller- Rahbé / Michèle Rosellini (éd.) « À qui lira ». Littérature, livre et librairie en France au XVII e siècle Actes du 47e congrès de la NASSCFL (Lyon, 21-24 juin 2017) 2020, ca. 650 Seiten €[D] 98,- ISBN 978-3-8233-8423-6 « À qui lira ». Littérature, livre et librairie en France au XVII e siècle réunit les contributions de chercheurs et chercheuses en histoire du livre et de l’édition, d’une part, en histoire littéraire, de l’autre, afin d’interroger, par le concours de leurs connaissances et de leurs méthodes spécifiques, les interactions politiques, économiques et culturelles entre le monde du livre et la création littéraire dans la France du XVII e siècle, et les représentations qui s’y attachent. BIBLIO 17 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Directeur de la publication: Rainer Zaiser www.narr.de ISBN 978-3-8233-8423-6