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La Querelle d’Homère dans la presse des Lumières

2021
978-3-8233-9479-2
Gunter Narr Verlag 
David D. Reitsam

Comment traduire l'Iliade d'Homère ? Au début du XVIIIe siècle, cette question oppose Houdar de La Motte à Anne Dacier. Leur dispute divise la République des Lettres et la société mondaine. En étudiant les différentes dimensions de la Querelle d'Homère, telle qu'elle est présentée par le Nouveau Mercure galant, David D. Reitsam propose un kaléidoscope de la France sous l'Ancien Régime.

BIBLIO 17 La Querelle d’Homère dans la presse des Lumières L’exemple du Nouveau Mercure galant David D. Reitsam La Querelle d’Homère dans la presse des Lumières BIBLIO 17 Volume 225 ∙ 2021 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Collection fondée par Wolfgang Leiner Directeur: Rainer Zaiser Biblio 17 est une série évaluée par un comité de lecture. Biblio 17 is a peer-reviewed series. David D. Reitsam La Querelle d’Homère dans la presse des Lumières L’exemple du Nouveau Mercure galant © 2021 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG Dischingerweg 5 · D-72070 Tübingen Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Internet: www.narr.de eMail: info@narr.de CPI books GmbH, Leck ISSN 1434-6397 ISBN 978-3-8233-8479-3 (Print) ISBN 978-3-8233-9479-2 (ePDF) ISBN 978-3-8233-0287-2 (ePub) Image de couverture: Anne Dacier, L’Iliade d’Homère. Traduite en françois, avec des remarques, Leyde, Wetstein, 1771, 3 volumes, ici tome I, p. viij, frontispice de l‘édition originale. Source : Bibliothèque nationale de France, en ligne sur le site de la BU Droit-Lettres de l’Université de Grenoble 2 et 3 : https: / / bibnum-patrimoniale.univ-gren oble-alpes.fr/ items/ show/ 481, consulté le 28 mai 2021. Bibliografische Information der Deutschen Nationalbibliothek Die Deutsche Nationalbibliothek verzeichnet diese Publikation in der Deutschen Nationalbibliografie; detaillierte bibliografische Daten sind im Internet über http: / / dnb.dnb.de abrufbar. www.fsc.org MIX Papier aus verantwortungsvollen Quellen FSC ® C083411 ® www.fsc.org MIX Papier aus verantwortungsvollen Quellen FSC ® C083411 ® 7 9 10 21 24 30 37 1. 41 1.1 41 1.2 64 2. 80 2.1 80 2.2 102 3. 114 3.1 114 3.2 124 143 149 1. 151 1.1 151 1.2 171 2. 197 2.1 197 2.2 227 315 Inhalt Notes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Aperçu historique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le Nouveau Mercure galant, la querelle et notre problématique . . . . L’analyse du discours et la microhistoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Structure et repères . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Partie I - Dimension politique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Questions sociétales : un pouvoir centralisé et fort . . . . . . . . . Promotion des institutions monarchiques ou la société d’ordres . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Unification du royaume . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . De Louis XIV à Philippe d’Orléans . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Entre éloges anciens et modernes . . . . . . . . . . . . . . . . . . Démarcation de Louis XIV . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Rôle des femmes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La femme dans le champ littéraire naissant . . . . . . . . . . Anne Dacier, une femme exceptionnelle . . . . . . . . . . . . Bilan de la Partie I - Dimension politique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Partie II - Dimension esthétique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Critique de l’Iliade . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Défense de l’œuvre d’Homère . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Rejet de l’Iliade homérique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Deux conceptions de la belle littérature . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les Anciens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les Modernes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Bilan de la Partie II - Dimension esthétique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 323 1. 324 1.1 324 1.2 343 2. 361 2.1 361 2.2 372 2.3 389 413 419 431 437 437 445 461 463 465 466 Partie III - Dimension épistémologique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’Antiquité mise en question . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Une source d’inspiration . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Critique de la soumission des savants et des érudits aux autorités anciennes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le cartésianisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le triomphe de la méthode géométrique . . . . . . . . . . . . Le progrès de l’art . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les limites du cartésianisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Bilan de la Partie III - Dimension épistémologique . . . . . . . . . . . . . . . Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Chronologie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Sources premières . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Littérature de recherche . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Remerciements . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Résumé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Abstract . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Index . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6 Inhalt Notes Nous utilisons autant que possible les éditions scientifiques actuelles des textes primaires du XVII e et du XVIII e siècle. Toutefois, celles-ci n’existent pas pour tous les ouvrages consultés, notamment les 29 livraisons du Nouveau Mercure galant. Dans ces cas, nous n’actualisons ni l’orthographe, hormis la lettre « ß », ni la ponctuation, ni la mise en italique des titres évoqués dans les citations. En outre, nous indiquons les périodiques évoqués dans les notes de bas de page par le nom de leur responsable et nous nous contentons de mentionner les éditeurs et les lieux d’éditions relatifs à l’époque qui nous intéresse dans ce projet de recherche. En revanche, nous indiquons la période complète durant laquelle ce périodique paraît sous ce titre en nous fondons sur les informations et classifications fournies par le Dictionnaire des journaux. Les citations de la littérature de recherche en allemand ou en anglais ont été traduites par nos soins. Dans le texte, la traduction en français prime, mais nous présentons les citations originales en note de bas de page. 1 Charles Louis de Secondat de Montesquieu, « Lettres persanes », dans id., Œuvres complètes, édition établie par Jean Ehrard, Catherine Volpilhac-Auger, Oxford, Naples, Voltaire Foundation, 2004, 22 volumes, tome I, p. 137-569, ici lettre XXXVI, p. 226-227. Nous utilisons cette édition car elle est fondée sur le texte original de 1721 tout en constituant la base de l’édition préparée par Philipp Stewart en 2013, voir Pierre Hartmann, « Compte rendu de Montesquieu, Lettres persanes, édition établie par Philipp Stewart, Paris, Garnier, 2013 », en ligne : http: / / montesquieu.ens-lyon.fr/ spip.php? arti cle2033, site consulté le 15/ 08/ 19. 2 Augustin-Simon Irailh, Querelles littéraires. Ou mémoires pour servir à l'histoire des révolutions de la République des Lettres, depuis Homère jusqu'à nos jours, Paris, Durand, 1761, 4 volumes, tome I, p. XIV. Introduction Le Caffé est très en usage à Paris […]. Mais ce qui me choque de ces beaux esprits ; c’est qu’ils ne se rendent pas utiles à leur Patrie, et qu’ils amusent leurs talents à des choses pueriles : par exemple, lorsque j’arrivai à Paris, je les trouvai échauffez sur une Dispute la plus mince, qui se puisse imaginer : il s’agissoit de la réputation d’un vieux Poëte Grec, dont, depuis deux mille ans on ignore la Patrie aussi bien que le temps de sa mort. Les deux partis avouoient que c’étoit un Poëte excellent : il n’étoit question que du plus ou du moins de mérite qu’il falloit lui attribuer. Chacun en vouloit donner le taux : mais, parmi ces distributeurs de réputation, les uns faisoient meilleur poids que les autres ; voilà la querelle : elle étoit bien vive ; car on se disoit cordialement de part & d’autre des injures si grossières ; on faisoit des plaisanteries si ameres, que je n’admirois pas moins la manière de disputer, que le sujet de la dispute 1 . Ainsi Montesquieu décrit-il la Querelle d’Homère dans Les Lettres persanes et la violence de la dispute le surprend. Selon le philosophe des Lumières, il s’agit d’une querelle sans grande importance, ce qui tranche avec l’intérêt que Simon-Augustin Irailh porte à cette querelle dans le cadre des querelles en général. Dans la préface de ses Querelles littéraires, qui sont composées de quatre tomes, il écrit en 1761 : Au milieu de toutes ces disputes, soutenues de part & d’autre avec tant de chaleur, à travers ce fatras d’injures & de libèles, parmi ces révolutions continuelles de la république des lettres, le lecteur pourra suivre le fil de nos connoissances, les progrès du goût ; la marche de l’esprit humain 2 . Tel un Thésée qui parvient à sortir du labyrinthe et échappe au Minotaure grâce au fil d’Ariane, Irailh considère la suite des querelles à travers les siècles comme le fil conducteur à partir duquel il est possible de structurer une histoire littéraire. 3 Christelle Bahier-Porte, Claudine Poulouin, « Écrire et penser en Moderne (1687-1750). Colloque international. ENS Lyon - 20 et 21 novembre 2012 », en ligne : https: / / www. fabula.org/ actualites/ ecrire-et-penser-en-moderne-1687-1750_46321.php, site consulté le 21/ 07/ 19. 4 Noémi Hepp, Homère en France au XVII e siècle, Paris, Klincksieck, 1968, p. 77. Aujourd’hui, on semble renouer avec cette passion pour les querelles. Dans son compte-rendu du livre The Shock of the Ancient de Larry F. Norman, Marie-Pierre Harder résume ce regain d’intérêt en énumérant les études récentes de Joan Dejean, de Marc Fumaroli, de Levent Yilmaz et de Francois Hartog qui proposent tous de nouvelles approches d’analyse. À la suite de ces cinq publications - de Dejean à Norman -, l’intérêt pour ces disputes, notamment pour la Querelle des Anciens et des Modernes, ne retombe pas. Trois colloques internationaux en confirment l’actualité : en 2012, Christelle Bahier-Porte et Claudine Poulouin organisent à l'ENS Lyon le colloque « Écrire et penser en Moderne (1687-1750) » qui est consacré à la « nouvelle culture - culture de méthode plus que de savoir 3 » des Modernes. Puis, en 2016, les participants au colloque « The Long Quarrel : Ancients and Moderns in the Eighteenth Century », qui fut organisé par Wyger Velema, Eleá de la Porte et Jacques Bos de l’Université d’Amsterdam, discutent de la question de savoir de quelle manière les auteurs du XVIII e siècle ont perçu la relation entre leur époque et l’Antiquité. Enfin, en 2019, Delphine Reguig et - de nouveau - Christelle Bahier-Porte ont proposé un colloque à Saint-Etienne. Cette fois-ci, l’accent fut mis sur le rapport des Anciens et des Modernes aux pouvoirs de l’époque, c’est-à-dire l’Église, le Roi et les Académies. Aperçu historique La « dispute la plus mince », dont se moque Montesquieu fait partie de cette Querelle des Anciens et des Modernes qui suscite aujourd’hui tant d’intérêts. En outre, dès le début du XVIII e siècle, la Querelle d’Homère mobilise bien des gens dans la société mondaine ainsi que dans la République des Lettres. Au cœur de cette deuxième phase de la Querelle des Anciens et des Modernes se trouve le prestige de l’auteur de l’Iliade et de l’Odyssée. Selon Noémi Hepp, sa réception est assez contrastée pendant les décennies qui précèdent la querelle : il est absent tout en étant présent. Pour aboutir à cette idée, elle s’appuie sur les écrits de Méric Casaubon qui « a le mérite de mettre le doigt sur le contraste […] entre une présence diffuse d’Homère, de son nom, de sa réputation, des personnages dont il a été le premier poète, et l’indifférence qu’a rencontré son œuvre au cours du XVII e siècle 4 ». Nous sommes donc face à un paradoxe : 10 Introduction 5 Ibid., p. 35. 6 Citation selon Gilles Ménage, Menagiana, ou les bons mots et remarques critiques, historiques, morales et d'érudition, édition établie par Bernard de La Monnoye, Paris, Florentin Delaulne, 1715, 4 volumes, tome II, p. 225. 7 Hardouin Le Fèvre de Fontenay (dir.), Nouveau Mercure galant, Paris, Daniel Jollet (mai 1714-octobre 1716), Pierre Ribou (mai 1714-février 1715), Gilles Lamesle (mai-juillet 1714), J. Lamesle (février 1715-octobre 1716), 1714-1716, février 1715, p. 171-172. 8 Anne Dacier, L'Iliade d'Homère. Traduite en françois, avec des remarques, Paris, Rigaud, 1711, 3 volumes, tome I, p. iii. 9 Ibid., p. xxxv-xxxvi. d’un côté, le milieu de l’érudition ne semble guère s’intéresser à Homère, ce qu’Hepp généralise en parlant d’une tendance globale. En effet, à l’époque, il n’y a que Virgile qui échappe au désintérêt général et dont l’Enéide est souvent traduite en français 5 . Le désaveu dont souffre Homère ne constitue donc guère une exception. D’un autre côté, Homère reste un nom connu et Hepp nous assure que le public mondain connaît différents personnages et passages de son œuvre. Néanmoins, il s’agit d’un savoir homérique faussé qui s’appuie notamment sur des sources indirectes, comme, par exemple, des sententiaires, et qui contient de nombreuses déformations ou des ajouts douteux. Ces sources peu fiables n’empêchent pourtant pas les contemporains de Louis XIV de considérer Homère comme le poète le plus important de l’Antiquité, aux côtés de Virgile. Ainsi Urbain Chevreau écrit-il que Christine de Suède « a des louanges pour les Homères et pour les Virgiles 6 », c’est-à-dire pour les grands auteurs de l’Antiquité gréco-latine. Tout comme Virgile, Homère devient donc au XVII e siècle le synonyme, voire l’incarnation, de toute une littérature. Par conséquent, il n’est pas surprenant de lire dans le Nouveau Mercure galant au début de la Querelle d’Homère, c’est-à-dire dans la livraison de février 1715, qu’il « ne s’agit néanmoins encore, que de fixer les honneurs dûs à Homere : Mais ce qui sera decidé en faveur du plus grand des Poëtes & du plus reculé de nous, servira de regle pour nos autres ayeuls 7 ». Certes, à la tête d’un résumé critique d’environ 70 pages, cette citation est censée attirer l’attention et l’intérêt des lecteurs, mais elle confirme surtout les paroles de Chevreau : Homère reste un auteur éminent, tout en étant, ne l’oublions pas, peu lu. Cette mauvaise fortune d’Homère est, d’ailleurs, une des raisons pour laquelle Anne Dacier entame le projet de traduire l’Iliade en français. Son but est de la rendre accessible aux « gens du monde 8 » qui ne sont pas à même de lire l’original grec et de profiter des beautés de l’épopée : « D’ailleurs je n’escris pas pour les sҫavants qui lisent Homere en sa Langue ; ils le connoissent mieux que moy : j’escris pour ceux qui ne le connoissent point, c’est-à-dire, pour le plus grand nombre, à l’égard desquels ce poëte est comme mort 9 . » 11 Aperçu historique 10 Ibid., p. iii. 11 Ibid. 12 Hepp, op. cit., p. 43 et p. 630. 13 Ibid., p. 637-638. 14 Dacier, Iliade, op. cit., p. vii. 15 Anne-Marie Lecoq, « Chronologie. Publications et événements liés à la Querelle des Anciens et des Modernes », dans ead. (dir.), La Querelle des Anciens et des Modernes : XVII e -XVIII e siècles. Précédé d'un essai de Marc Fumaroli, suivi d'une postface de Jean-Ro‐ bert Armogathe, Paris, Gallimard, 2001, p. 853-862, ici p. 859. 16 Roger Zuber, Les « Belles Infidèles » et la formation du goût classique, Paris, Armand Colin, 1968, p. 17-20 et p. 160 : selon Zuber, Antoine Godeau explique le génie de Perrot d’Ablancourt par le fait que celui-ci traduise fidèlement sans tomber dans le piège d’une servitude ennuyeuse. 17 Dacier, Iliade, op. cit., tome I, p. xl-xli. Par conséquent, dans la préface de sa traduction, elle dénonce les « copies difformes 10 » d’Homère et le « préjugé desavantageux 11 » qui en résulte. Sans les nommer explicitement, elle pense aux traducteurs qui l’ont précédée et dont elle connaît les travaux, tels qu’un Bernard Chamony ou un François-Séraphin Régnier-Desmarais 12 . Son dédain pour ces traductions défectueuses se montre clairement dans le fait qu’elle s’appuie notamment sur des auteurs anciens - entre autres Strabon, Hérodote, Thucydide, Aristote et Térence 13 - et ne renvoie ses lecteurs qu’occasionnellement aux érudits de son époque, comme par exemple René Le Bossu 14 . En outre, la traduction de l’Iliade en français constitue une tâche pharaonique l’occupant pendant environ quinze ans de sa vie et sa propre expérience en témoigne encore davantage puisque sa version de 1711 n’est que la deuxième traduction de l’épopée que Dacier propose au public. Selon Anne-Marie Lecoq, il existe également une Iliade en français de l’érudite de 1699 15 qui suscite cependant peu d’intérêt au sein de la recherche actuelle, contrairement à la traduction de 1711 qui sera suivie de la traduction-imitation d’Houdar de La Motte en 1714. À priori, les deux traductions sont de « belles infidèles 16 », c’est-à-dire que Dacier et La Motte modifient l’épopée originale afin de l’adapter au goût de leur siècle, plus précisément à celui de la société mondaine. Or, leurs points communs s’arrêtent là. Si Anne Dacier s’intéresse véritablement à l’Antiquité gréco-latine, La Motte ne l’apprécie guerre. Mais avant de résumer sa démarche, il nous faut revenir brièvement à Anne Dacier. Dans la préface de sa traduction de 1711, elle se justifie d’avoir proposé les 24 livres de l’Iliade en prose : « Il est certain qu’une prose soustenuë & composée avec art, approchera plus de la poësie qu’une traduction en vers : aussi Strabon escrit […]. La prose bien travaillée est l’imitation de la poësie 17 . » Cette déclaration illustre bien les dessins de l’érudite : elle est fascinée par l’Antiquité gréco-romaine qu’elle connaît si 12 Introduction 18 Hepp, op. cit., p. 652. 19 Dacier, Iliade, op. cit., tome I, p. 378. 20 Hepp, op. cit., p. 640. 21 « Pour moi je pense tout autrement, et je trouve ces temps anciens d’autant plus beaux, qu’ils ressemblent moins au nôtre », Dacier, Iliade, op. cit., tome I, p. xxv. 22 N’oublions pas que les salons et la culture mondaine ne sont pas étrangers à Anne Dacier, voir Éliane Itti, Madame Dacier, femme et savante du Grand Siècle (1645-1720). Préface de Roger Zuber, Paris, L'Harmattan, 2012, p. 279-300. 23 Hepp, op. cit., p. 662-663. bien grâce à son éducation et sa collaboration à la collection Ad usum Delphini, et, contrairement à La Motte, elle ne s’incline pas complètement devant les règles de la littérature mondaine. En traduisant Homère, elle suit surtout celles d’Aristote et essaie de garder le plus possible la structure initiale de l’épopée. Ainsi, Noémi Hepp remarque qu’il « lui arrive, quand le texte le fait, de répéter mot par mot un passage 18 ». En tant que philologue expérimentée, Dacier n’a aucun mal à corriger les erreurs commises par ses prédécesseurs et à mettre en dialogue les grands auteurs de l’Antiquité. Or, afin de ne pas trop alourdir son texte, ses commentaires se trouvent dans des remarques à la fin de chaque livre. Elle s’y penche sur des questions qui intéressent surtout un public savant ; par exemple, elle discute des problèmes de géographie historique : « Les fertiles plaines de Larisse] [sic] [en italique dans l’original] A deux cents stades de Troye il y avoit une ville de ce nom, prés d’Hamaxite ; mais Homere ne parle pas de celle-là : il parle de Larisse, qui estoit prés de Cumes, à mille stades de Troye 19 . » En outre, en tant que spécialiste de lettres classiques, Dacier connaît aussi les théories du poème épique, comme son but moral ou l’interprétation allégorique, ce qui montre, selon Hepp, son attachement à une « attitude traditionnelle 20 » envers l’original homérique qui, en revanche, ne satisfait plus ses contemporains. Il ne faut pas oublier que Dacier veut avant tout rendre l’Iliade aimable aux lecteurs de sa génération. Par conséquent, et malgré sa fascination pour l’Antiquité 21 , elle est prête à sacrifier certains détails pour ne pas choquer ses contemporains et surtout le public féminin 22 . Elle renonce, par exemple, aux descriptions exactes des blessures et de l’anatomie. Néanmoins, ces concessions au goût mondain sont trop minces aux yeux d’Houdar de La Motte qui ne comprend pas l’enthousiasme avec lequel Dacier lit les auteurs anciens. Ce membre de l’Académie française est persuadé que son époque est supérieure à l’Antiquité et il adhère pleinement aux idées des Modernes, telles que le progrès, la raison et la méthode géométrique. Cependant, La Motte est moins violent qu’un Charles Perrault ou qu’un abbé d’Aubignac 23 et il n’hésite pas à reconnaître qu’Homère est un grand auteur, même s’il n’arrive pas à le lire dans l’original, faute de connaître le grec. Ce respect n’empêche 13 Aperçu historique 24 Houdar de La Motte, « Discours sur Homère », dans id., Textes critiques. Les raisons du sentiment, édition établie par Françoise Gevrey, Béatrice Guion, Paris, Champion, 2002, p. 159-238, ici p. 224. 25 Ibid. 26 Jean Boivin, Apologie d'Homère et Bouclier d'Achille, Paris, François Jouenne, 1715, p. 64. Nous avons choisi la citation de Boivin en raison de sa concision et de sa précision, même si l’on peut s’interroger sur le degré de la christianisation évoquée par l’Ancien. 27 Hepp, op. cit., p. 661. 28 Ibid., p. 675-682. 29 Ibid., p. 682. 30 La Motte, « Homère », op. cit., p. 229. pourtant pas Houdar de La Motte de modifier largement la traduction de Dacier : son Iliade en vers est composée seulement de douze livres et ses changements ne se limitent pas à de simples coupures. D’après son Discours sur Homère, son but est de rédiger une « imitation […] élégante 24 » qu’il oppose à une traduction littérale. Il se distingue ainsi de Dacier dont il critique la méthode, sans la nommer explicitement : Le premier traducteur n’a que le mérite de ces artisans grossiers qui ne savent qu’étendre du plâtre sur un visage pour en tirer une ressemblance exacte, mais toujours insipide ; et le second ressemble à un peintre habile, qui en copiant les traits d’un homme sait encore donner de l’âme à la ressemblance, et réveille ainsi par une imitation vive dans ceux qui ne voient que l’image toute l’idée que l’original pourrait leur donner 25 . Par conséquent, La Motte se fixe la tâche de rédiger une Iliade « française, […] chrétienne et […] romanesque 26 ». Ou pour reprendre la formulation éloquente de Noémi Hepp : « Écrire l’histoire de la colère d’Achille comme Homère l’eût écrite s’il avait eu le bonheur de vivre en un siècle poli, délicat, raffiné 27 . » Tandis que Dacier ne transforme pas les héros de l’Iliade en honnêtes hommes dignes de la cour de Louis XIV, La Motte n’hésite pas à franchir le pas : il rend ses héros galants et leur fait respecter les codes de son siècle. Hepp montre, par exemple, de quelle manière Houdar de La Motte rend Achille plus respectueux et Agamemnon plus tendre 28 et elle observe que l’« Iliade de La Motte a pour vrais héros les idées morales de l’auteur 29 », c’est-à-dire celles de la société mondaine. Toujours suivant le goût de son époque, le membre de l’Académie française opère encore d’autres modifications plus radicales : les répétitions, à ses yeux, inutiles et ennuyeuses d’Homère disparaissent, les discours peu réalistes des héros pendant les batailles ou quelques comparaisons basses changent. Force est de constater que la fidélité à l’original ne préoccupe guère La Motte qui s’attache « à la précision, à la clarté et à l’agrément 30 » et qui est persuadé que son époque 14 Introduction 31 Ibid., p. 216. 32 Julie Boch, Les Dieux désenchantés. La Fable dans la pensée française de Huet à Voltaire (1680-1760), Paris, Honoré Champion, 2002, p. 117. 33 Françoise Gevrey, Béatrice Guion, « Discours sur Homère. Notice », dans La Motte, Textes, op. cit., p. 133-157, ici p. 145. 34 Cette citation et la citation suivante se trouvent à la même page : id., « Homère », op. cit., p. 224. 35 Voir Dacier, Iliade, op. cit., tome I, p. iii. 36 C’est la date que retient Lecoq, voir Lecoq, « Chronologie », op. cit., p. 861, et qui nous paraît pertinent puisque la Querelle d’Homère est principalement déclenchée par le désaccord des deux traducteurs d’Homère. Cependant, d’autres chercheurs ont auparavant retenu des chronologies différentes. Bernard Magné, par exemple, propose de situer la querelle de 1714 à 1717, voir Bernard Magné, Crise de la littérature française sous Louis XIV, Paris, Champion, 1976, 2 volumes, tome II, p. 895. 37 Anne Dacier, Des causes de la corruption du goût, Paris, Rigaud, 1714, p. 24. est supérieure à celle d’Homère 31 . Pourtant, il ne tombe pas dans le piège du merveilleux chrétien 32 et renonce à christianiser outrageusement l’Iliade  33 . Aux yeux d’Anne Dacier, la traduction-imitation de La Motte n’est pourtant ni « élégante 34 », ni « habile », mais juste une autre « copie difforme 35 ». Par conséquent, il n’est guère surprenant qu’elle réagisse à l’Iliade de La Motte. Alors que Dacier a consacré environ quinze ans à sa traduction d’Homère, La Motte a travaillé trois ans à sa version de l’épopée. La dispute s’intensifie dès lors et seulement quelques mois après la parution de l’Iliade en douze chants, l’érudite publie Des causes de la corruption du goût, ce qui déclenche véritablement en février 1715 ce que l’on appelle la Querelle d’Homère. Par la suite, de nombreux hommes de lettres montent au créneau et prennent position pour ou contre Homère avant que Dacier et La Motte se réconcilient lors d’un dîner organisé par Valincourt le 5 avril 1716 36 . D’un côté, Jean Boivin, François Gacon, ou encore Étienne Fourmont - pour n’évoquer que les défenseurs les plus importants du poète grec - rejoignent le parti des Anciens. De l’autre, à part La Motte qui publie les trois premières parties de ses Réflexions sur la critique en 1715, les principaux Modernes sont l’abbé Jean Terrasson et l’abbé Jean-François de Pons. D’autres auteurs, tels que Fénelon, Marivaux, Claude Buffier, Jean Hardouin ou à titre posthume l’abbé d’Aubignac, participent également à la Querelle d’Homère, mais ils n’ont pas le même impact sur les débats dans le Nouveau Mercure galant et c’est la raison pour laquelle nous ne les mentionnerons que très peu ici. En revanche, les auteurs qui s’engagent davantage dans la querelle retiennent notre attention. Le premier ouvrage important des Anciens est Des causes de la corruption du goût d’Anne Dacier qui est composé de trois parties. Tout d’abord, la savante y explique que le bon goût est en voie de disparition, ce qui est une menace pour « tous les Arts 37 ». Elle insiste particulièrement sur le fait que 15 Aperçu historique 38 Ibid., p. 46. 39 Hepp, op. cit., p. 650. Anne-Marie Lecoq partage cet avis et qualifie Des causes de la corruption du goût de « gros pamphlet », voir Anne-Marie Lecoq, « Présentation de Madame Dacier et Des causes de la corruption du goût », dans ead., Querelle, op. cit., p. 494-495, ici p. 494. 40 Hepp, op. cit., p. 690. 41 Michel Gilot, « François Gacon (1667-1725) », dans Denis Reynaud, Anne-Marie Mercier-Faivre (dir.), Dictionnaire des journalistes (1600-1789), en ligne : http: / / dictionna ire-journalistes.gazettes18e.fr/ journaliste/ 322-francois-gacon, site consulté le 21/ 07/ 19. 42 Hepp, op. cit., p. 691-692. Alain Viala rappelle que la galanterie implique forcément « polémique et conflits ». En outre, Viala souligne que l’image d’un XVII e siècle classique et harmonieux fut construit par le XIX e siècle, voir Alain Viala, « 'Qui t'a fait minor? ' Galanterie et Classicisme », Littératures classiques, 1997, n° 31, p. 115-134, ici p. 130-131. Et, selon Philippe Hourcade, François Gacon excelle dans ce domaine : Hourcade rappelle notamment les rapports compliqués entre Eustache Le Noble et Gacon. Ce dernier aurait contribué en grande partie à la « légende ‘noire’ de Le Noble », voir Philippe Hourcade, Entre Pic et Rétif. Eustache Le Noble (1643-1711), Paris, Aux Amateurs de Livres, 1990, p. 91. seul le recours aux auteurs grecs et latins saurait sauver les belles-lettres et rappelle également que tous les grands hommes de lettres du passé ont adoré les œuvres d’Homère 38 . Après cette première réflexion relativement courte, elle s’en prend au Discours sur Homère qui précède la traduction-imitation de La Motte et, ensuite, elle démontre point par point ses erreurs. Selon Noémi Hepp, cet ouvrage parfois un peu injurieux est rédigé trop vite et manque de force ainsi que de nouveaux raisonnements. En résumé, Hepp le décrit comme une « pesante réfutation de La Motte 39 » qui n’est guère convaincante, même si certains contemporains, tel Jean-Baptiste Rousseau 40 , pensent le contraire. Le deuxième héraut qui tente de défendre Homère est François Gacon, un auteur de nombreux épigrammes satiriques 41 . Celui-ci ne brille pas non plus par des démonstrations novatrices, mais plutôt par la composition et le ton de son Homère vengé. Ce livre, publié en avril 1715, est formé de vingt lettres dans lesquelles Gacon répond également au Discours sur Homère de La Motte. Créant la fiction d’une vraie correspondance littéraire, Gacon s’adresse principalement à un Moderne fictif qui se fait persuader peu à peu par les arguments de l’Ancien, ce qui se manifeste dans les réponses du correspondant imaginaire. Néanmoins, l’Homère vengé frappe surtout les esprits à cause des attaques polémiques que Gacon lance contre les Modernes. Bien qu’elles puissent choquer aujourd’hui, il semble que ce langage provocateur est nécessaire pour se faire entendre dans la première moitié tumultueuse de cette année 1715. Le succès mitigé de l’Apologie d’Homère et Bouclier d’Achille de Jean Boivin, un livre moins polémique de fin avril 1715, en témoigne 42 . 16 Introduction 43 Anne-Marie Lecoq, « Présentation de Jean Boivin », dans ead., Querelle, op. cit., p. 579, ici p. 579. 44 Marc Fumaroli, « Les Abeilles et les Araignées », dans Lecoq, Querelle, op. cit., p. 7-218, ici p. 211. 45 Hepp, op. cit., p. 729. 46 Ibid., p. 695. 47 Voir notamment les recherches de Boch, op. cit., p. 14-16. 48 Étienne Fourmont, Examen pacifique de la querelle de Mme Dacier et de M. de La Motte sur Homère, avec un traité sur le poème épique et la critique des deux Iliades et de plusieurs autres poèmes, Paris, Jacques Rollin, 1716, 2 volumes, tome II, p. 28-29. 49 Françoise Gevrey, Béatrice Guion, « Réflexions sur la critique. Notice », dans La Motte, Textes, op. cit., p. 239-264, ici p. 245. Quand la Querelle d’Homère débute, Boivin est déjà membre de l’Académie des Inscriptions, haut lieu des Anciens, et est professeur de grec au Collège royal. À l’instar de Dacier et de Gacon, Boivin répond aussi « point par point […] [au] Discours sur Homère d’Houdar de La Motte 43 » tout en proposant un débat d’idées. Il s’illustre notamment en démontrant que la description du bouclier d’Achille est vraisemblable : afin de faire taire les critiques des Modernes, Boivin en intègre une représentation « dessinée […] par Nicolas Vleughels, et gravée par Charles Cochin 44 ». En outre, tout comme Étienne Fourmont, son confrère au Collège royal et spécialiste de langue arabe, Boivin introduit une dimension historique dans les débats 45 . Fourmont publie sa contribution modérée à la Querelle d’Homère, l’Examen pacifique, fin 1715 et il évite une discussion sèche, en préférant « les vues larges 46 » à une réfutation point par point. À côté des discussions sur la nature de la fable que nous trouvons dans la plupart des livres sur la querelle 47 , il développe aussi l’idée du relativisme historique : « Tout se dit donc, tout doit se dire, et par conséquent être lu dans un poème par rapport aux idées de la nation pour laquelle il est composé ; et ces grandes idées, ces idées philosophiques, générales, abstraites, éternelles, n’y sont presque jamais recevables 48 . » Il ressort de ce tour d’horizon que les arguments des Anciens évoluent. En ne regardant que les arguments les plus importants, il devient évident que nous pouvons faire la différence entre les Anciens tournés principalement vers le passé et ceux qui essaient d’emprunter de nouveaux chemins. Nous avons par exemple déjà évoqué la grande fascination d’Anne Dacier pour l’Antiquité et elle peine à développer de nouveaux arguments. Ainsi, elle fonde sa définition du poème épique principalement sur Aristote : « [U]ne fable inventée pour former les mœurs par des instructions déguisées sous les allégories d’une action 49 . » Par conséquent, elle accorde une place centrale aux interprétations allégoriques et n’hésite pas non plus à rapprocher l’Iliade de la Bible. Ce syncrétisme est 17 Aperçu historique 50 Ibid., p. 247. 51 Ibid. 52 Nous pensons avant tout à ses Réflexions critiques sur la poésie et la peinture de 1719. 53 Chantal Grell observe cette réorientation et, concernant le Parallèle des Anciens et des Modernes, elle écrit : « [L]e recours aux démonstrations logiques, l’appel à la raison, au progrès, à l’histoire donnent une connotation plus philosophique au débat sans en modifier les enjeux », voir Chantal Grell, Histoire intellectuelle et culturelle de la France du Grand Siècle, Paris, Colin, 2005, p. 266. 54 Boch, op. cit., p. 122-123 et p. 569. 55 C’est seulement en janvier 1717, c’est-à-dire après la période qui nous intéresse, que Pons publie une « Dissertation sur le poème épique » dans François Buchet (dir.), Le Nouveau Mercure, Paris, Pierre Ribou, Grégoire Dupuis (1717), 1717-1721, janvier 1717, p. 1-75, et Jean-François de Pons, « Dissertation sur le poème épique », dans id., Œuvres, édition établie par Antoine François Prévost, Paris, Prault Fils, 1738, p. 95-145. pourtant dépassé et les autres Anciens l’abandonnent progressivement, comme, par exemple Jean Boivin qui dénonce certaines allégories d’Homère. Or, Boivin ramène ainsi « au vraisemblable ce qui se voit taxé d’invraisemblance [par les Modernes] […] [ce qui] est aussi accepter que le cadre du débat soit posé par les Modernes 50 ». Plus intéressants sont les arguments des Anciens qui s’opposent à l’idée d’une raison universelle et qui préfèrent la beauté naturelle telle qu’elle se trouve chez Homère à une beauté idéalisée. Ce discours figure déjà chez Gacon ou chez Anne Dacier qui souligne la simplicité noble et pleine de vertus de l’Antiquité homérique 51 . Boivin et Fourmont la suivent sur ce terrain et, de plus, esquissent encore d’autres lignes de défense, notamment celle du relativisme historique que l’on trouve également chez Fénelon ou Jean Buffier et qui sera notamment au centre des travaux de l’abbé Jean-Baptiste Du Bos quelques années après la querelle 52 . En 1715, donc au moment-clé de la Querelle d’Homère, les Modernes dominent encore et les Anciens peinent à imposer leurs nouveaux arguments évoqués ci-dessus. Le parti d’Houdar de La Motte leur oppose des arguments fondés sur la raison et la méthode géométrique 53 . Le premier homme de lettres qui soutient La Motte est l’abbé Jean-François de Pons. Il ne figure pas dans la chronologie de la querelle que propose Julie Boch dans Les Dieux désenchantés et, dans la suite de son analyse, Pons n’apparaît que deux fois dans les de la chercheuse 54 . Il se peut que cette absence ait pour cause le principal centre d’intérêt de Boch, à savoir la fable, qui est un domaine sur lequel Pons ne se prononce guère 55 . En outre, ce dernier déclare son allégeance aux Modernes en 1714. En effet, avant la période la plus virulente de la Querelle d’Homère, il avait déjà rédigé une « Lettre à Monsieur *** sur l’Iliade de Monsieur de La Motte » ce qui fut sa contribution la plus connue aux débats. Il y associe le bon goût à la 18 Introduction 56 Jean-François de Pons, Lettre à Monsieur *** sur l'Iliade de M. de la Motte, Paris, Laurent Seneuze, 1714, p. 7. 57 Ibid., p. 23-26. 58 Louis-Gabriel Michaud, Biographie universelle ancienne et moderne, Paris, Madame C. Desplaces, 1843-1865, 45 volumes, tome XXXIV, p. 61. 59 Gevrey, Guion, « Réflexions », op. cit., p. 251-253. 60 Ibid., p. 262. 61 Hepp, op. cit., p. 691. raison 56 et défend la langue française 57 . Ensuite, Pons semble se taire et ne plus se prononcer sur la dispute. Or, parfois, les apparences sont trompeuses puisqu’il commence à contribuer - plus ou moins anonymement, mais assidûment - au Nouveau Mercure galant d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay. Il s’avère pourtant que cette collaboration est souvent ignorée par la communauté scientifique. Anne-Marie Lecoq, par exemple, relie Pons uniquement au Nouveau Mercure qui paraît de 1717 à 1721 et la Biographie universelle ancienne et moderne ne parle pas du tout des activités proto-journalistiques de Pons 58 . Après Pons, La Motte est le deuxième Moderne qui prend la parole à l’occasion de la Querelle d’Homère et ses Réflexions sur la critique, dont trois tomes paraissent en 1715, constituent une réaction aux Causes de la corruption du goût d’Anne Dacier. Bien que La Motte affiche un ton conciliant, il n’y a aucun doute sur le fait que les différentes parties de cet ouvrage soient des pamphlets violents contre son adversaire. La Motte choisit en effet, dans ses Réflexions sur la critique, une approche similaire à celle de son Discours sur Homère dans lequel il se montrait relativement diplomate avant de lancer des attaques brutales contre le poète grec. Alors qu’il semblait louer Anne Dacier, une lecture au deuxième degré révèle une ironie mordante 59 . En outre, il faut noter que La Motte renonce à la publication de la quatrième partie des Réflexions après la réconciliation du 5 avril 1716 60 , ce qui souligne encore davantage le caractère polémique de ces textes. En ce qui concerne ses arguments, La Motte n’emprunte guère de nouveaux chemins, mais il reprend les pistes qu’il a déjà esquissées dans le Discours sur Homère. Dans la première partie qui paraît probablement au début de l’année 1715, le membre de l’Académie française s’exprime sur l’autorité des auteurs gréco-latins. Ensuite, dans la deuxième partie, qui est approuvée par la libraire le 22 mars 1715, il défend son Discours sur Homère contre les critiques d’Anne Dacier et enfin, dans la troisième partie qui date de la fin de l’année 1715, La Motte explique la genèse de son imitation-traduction de l’Iliade  61 . Selon Françoise Gevrey et Béatrice Guion, les arguments les plus importants sont, d’un côté, la confiance incontestable que La Motte a dans le progrès de l’art et, 19 Aperçu historique 62 Gevrey, Guion, « Réflexions », op. cit., p. 255-259. 63 Anne-Marie Lecoq, « Présentation de Jean Terrasson », dans ead., Querelle, op. cit., p. 600, ici p. 600. 64 Hepp, op. cit., p. 693. 65 Ibid. 66 Jean Terrasson, Dissertation critique sur l'Iliade d'Homère, où à l'occasion de ce poème on cherche les règles d'une poétique fondée sur la raison, et sur les exemples des Anciens et des Modernes, Paris, Fournier et Coustelier, 1715, 2 volumes, tome I, p. III. 67 Hepp, op. cit., p. 746. 68 Ibid., p. 746-747. de l’autre, la politesse de son temps qui se distingue d’une façon positive - au moins à ses yeux - de la simplicité choquante de l’âge homérique 62 . En juillet 1715, le groupe des Modernes s’agrandit avec l’abbé Jean Terrasson qui publie sa Dissertation critique sur l’Iliade d’Homère en deux volumes. Comme Étienne Fourmont et Jean Boivin, Terrasson enseigne au Collège royal et il est un spécialiste de la philosophie grecque et latine 63 . En tant que tel, il parle le grec, ce qui le distingue de La Motte et d’autres Modernes. Malgré cette érudition, Noémi Hepp le décrit comme un véritable « géométrique 64 » et un « disciple de Fontenelle 65 » qui définit l’objectif de son ouvrage de la manière suivante : « Ma vûë principale est de faire passer jusqu’aux belles-lettres cet esprit de Philosophie, qui depuis un siécle a fait faire tant de progrés aux Sciences naturelles 66 . » Dans ses attaques contre l’Iliade homérique, nous retrouvons des sujets déjà mis en avant, comme l’immoralité des dieux et des héros ou bien la question du véritable sujet de l’épopée. Cette étude des forces en présence nous montre que le grand clivage qui sépare les Anciens des Modernes reste la question de la régularité, ou plutôt de l’irrégularité, qui remonte au moins au début du XVII e siècle. Dans la Querelle des Anciens et des Modernes, et particulièrement dans la Querelle d’Homère, la régularité est liée à la raison et la méthode géométrique dont tous les Modernes que nous venons de présenter, c’est-à-dire Houdar de La Motte, l’abbé Jean-François de Pons et l’abbé Jean Terrasson, sont les défenseurs. D’après les recherches de Noémi Hepp, « cette quasi-identification du goût à la raison 67 » a des conséquences : premièrement, l’art, et donc aussi les belles-lettres, sont ainsi sujets au progrès qui caractérise les sciences. Cela signifie que la raison domine la créativité et qu’elle doit freiner une imagination trop fertile. Deuxièmement, « l’exigence morale » se voit introduite dans le domaine des arts et, troisièmement, il résulte de ces principes que la beauté est définie par le respect des règles rationnelles 68 . Certes, nous avons également vu l’opposition des Anciens à cette conception géométrique de la littérature, mais ils n’arrivent pas encore à se faire entendre - ce sera Jean-Baptiste Du Bos 20 Introduction 69 Cette citation et la citation suivante proviennent de la même source, voir ibid., p. 751. 70 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., mai 1714, p. 4. 71 Michaud, op. cit., tome XXIII, p. 592-593. 72 Alexandre Sokalski, « Hardouin Le Fèvre de Fontenay (1686 ? - après 1736 ? ) », dans Reynaud, Mercier-Faivre, Journalistes, op. cit. qui formulera une véritable alternative aux idées esthétiques des Modernes : les idées traditionnelles d’Anne Dacier sont déjà dépassées et celles de Boivin et Fourmont, tel le relativisme historique, pas encore mûres. Les premières arrivent « trop tard 69 » et les dernières « trop tôt ». Le Nouveau Mercure galant, la querelle et notre problématique Outre les débats et les discussions au sein de la République des Lettres, il existe aussi un autre terrain où s’exprime la Querelle d’Homère : celui des périodiques. Le Journal des sҫavans, le Nouveau Mercure galant, les Nouvelles Littéraires et l’Histoire critique de la République des Lettres - pour n’en nommer que quatre - participent d’une manière active à la Querelle d’Homère en publiant des comptes-rendus de livre ou de courts textes en prose ou en vers, enjoués ou polémiques. Au vu de son importance pour la presse française de l’Ancien Régime, de son caractère mondain et du fait qu’il profite d’un privilège royal, le Nouveau Mercure galant se distingue des autres titres évoqués ci-dessus et c’est la raison pour laquelle il se situe au cœur de nos recherches. Au moment de la Querelle d’Homère, le Nouveau Mercure galant se trouve sous la responsabilité d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay qui se décrit lui-même comme « plus voyageur qu’écrivain 70 ». Toutefois, nous ne le connaissons guère. Le Fèvre de Fontenay n’apparaît pas dans la Biographie universelle ancienne et moderne de Louis-Gabriel Michaud 71 et une grande partie des informations sur lui que propose le Dictionnaire des journalistes proviennent du Nouveau Mercure galant. Nous y apprenons que Le Fèvre de Fontenay a voyagé principalement dans la région méditerranéenne et que son père fut vendeur de graines à Paris. Cette carrière n’intéresse pas Le Fèvre de Fontenay : en décembre 1713, il commence à travailler au Mercure galant de Charles Dufresny et il en devient le responsable principal en mai 1714. Par la suite, il s’en occupe jusqu’en octobre 1716 72 . Contrairement à ses illustres prédécesseurs, Dufresny et Jean Donneau de Visé, Le Fèvre de Fontenay n’est pas un privilégié, mais uniquement le responsable du périodique puisqu’il reçoit de Dufresny une pension en échange 21 Le Nouveau Mercure galant, la querelle et notre problématique 73 François Moureau, « Nouveau Mercure galant (1714-1716) », dans Denis Reynaud, Anne-Marie Mercier-Faivre (dir.), Dictionnaire des journaux (1600-1789), en ligne : http: / / d ictionnaire-journaux.gazettes18e.fr/ journal/ 0921-nouveau-mercure-galant, site consulté le 20/ 07/ 19. 74 Pour plus d’informations, voir Klaus Dieter Ertler (dir.), « Les 'Spectateurs' dans le contexte international », en ligne : https: / / gams.uni-graz.at/ archive/ objects/ context: m ws/ methods/ sdef: Context/ get? locale=fr, site consulté le 18/ 07/ 19. 75 Suzanne Dumouchel, Le Journal littéraire en France au dix-huitième siècle. Émergence d'une culture virtuelle, Préface de Jean-Paul Sermain, Oxford, Voltaire Foundation, 2016, p. 28. Là, Dumouchel avance que le Mercure est organisé en rubriques à partir de 1752. Gilles Feyel ne partage pas son avis et note que c’est en 1721 que l’abbé Antoine de La Roque introduit définitivement les rubriques dans la revue. Auparavant, une première tentative de Dufresny n’était pas couronnée de succès, voir Gilles Feyel, La Presse en France des origines à 1944. Histoire politique et matérielle, Paris, Ellipses, 1999, p. 24. Sans pouvoir trancher cette question, l’aspect essentiel pour notre étude reste cependant le fait que ce n’est pas Le Fèvre de Fontenay qui structure le Mercure en rubriques. Pourtant, nous devons atténuer nos propos car la structure de ses Mercures n’est pas complètement arbitraire. Il parvient à grouper certains textes, comme par exemple les « Articles des Morts » ou les « articles des mariages », voir Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juillet 1714, p. 178 et p. 199. Afin de simplifier la lecture, nous avons harmonisé l’orthographe des deux rubriques et, dans la suite, il sera question des « Articles des morts » et des « Articles des mariages ». 76 Ibid., juin 1715, juillet 1715, août 1715 et juin 1716. 77 Denis Reynaud, « Mercure galant 1 : édition lyonnaise (1678-1695) », dans id. (dir.), Le Gazetier universel. Ressources numériques sur la presse ancienne, en ligne : http: / / gazeti de son travail 73 . À l’instar du privilège royal, un certain talent littéraire manque également à Le Fèvre de Fontenay qui ne réussit pas à faire évoluer la revue. Ainsi le responsable du Nouveau Mercure galant n’est-il pas un précurseur de la presse du XVIII e siècle. Il ne s’inspire ni de la mode des feuilles moralistes lancée en Angleterre par Joseph Addison et Richard Steele et qui sera reprise en France par Marivaux 74 , ni de la tendance à organiser les différents textes d’une livraison en rubriques 75 , bien au contraire, puisque Le Fèvre de Fontenay revient à la forme fictive d’une « lettre à une dame en province » qui fut établie et perfectionnée par Donneau de Visé. Pourtant, Le Fèvre de Fontenay ne parvient à aller que quatre fois jusqu’au bout de cette mise en scène et, dans les autres livraisons, il s’adresse alternativement à un seul correspondant fictif et à tous ses lecteurs 76 . Les lieux d’édition soulignent également le déclin de la revue au cours du premier XVIII e siècle. Si, pendant une vingtaine d’années, entre 1678 et 1695, les Mercures sont publiés à Paris et à Lyon, le Nouveau Mercure galant ne vient que de Paris. Tout en notant que cette évolution commence sous la direction de ses prédécesseurs, nous devons néanmoins constater que Le Fèvre de Fontenay ne réussit pas non plus à inverser cette tendance 77 . 22 Introduction er-universel.gazettes18e.fr/ periodique/ mercure-galant-1-edition-lyonnaise-1678-1695, site consulté le 22/ 07/ 19. 78 Feyel, Presse, op. cit., p. 23. 79 Monique Vincent, Le Mercure galant. Présentation de la première revue féminine d'infor‐ mation et de culture 1672-1710, Paris, Champion, 2005, p. 11. 80 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., mai 1715, p. 107. 81 Christophe Schuwey, « Le Mercure galant. Un recueil interactif », Cahiers du dix-sep‐ tième. An Interdisciplinary Journal, 2015, n° 16/ 1, p. 48-62, ici p. 60. 82 Dumouchel, op. cit., p. 68. 83 Alain Niderst, « Mercure galant (1672-1710) », dans Reynaud, Mercier-Faivre, Journaux, op. cit. 84 François Moureau, « Mercure galant (1710-1714) », dans ibid. 85 Id., « Le Nouveau Mercure (1717-1721) », dans ibid. En revanche, il est trop simpliste de réduire le responsable de la revue et ses 29 Mercures à ce bilan négatif parce que Le Fèvre de Fontenay parvient à publier chaque mois - à part en septembre 1716 - un recueil d’environ 300 pages qui réunit des contributions hétérogènes traitant de la culture et de l’information 78 : de textes plutôt sobres, presque encyclopédiques, comme les « Articles des morts » ou les « Articles des mariages », à des petites pièces en poésie dignes des Divertissements de Sceaux en passant par des nouvelles politiques de l’étranger et des réflexions sur l’astronomie. Et si Monique Vincent compare le Mercure galant de Donneau de Visé à une « Amazonie 79 » à cause du grand nombre de nouvelles galantes qui paraissent dans les pages de la revue, ce constat vaut aussi pour Hardouin Le Fèvre de Fontenay qui en publie beaucoup. Ces textes appartenant au genre romanesque constituent une partie importante des Mercures et les lecteurs en demandent régulièrement de nouvelles. Par exemple, en juin 1715, Le Fèvre de Fontenay explique à une « Madame » : « Je vous ai promis des historiettes. Il faut vous tenir parole 80 . » À la même occasion, ce passage montre l’importance du public pour le Nouveau Mercure galant. Son responsable ne réussit pas seulement à vendre le périodique, mais il arrive également à faire participer les lecteurs à la revue en publiant leurs propres rédactions. De cette manière, il fait de la revue un véritable « salon de papier 81 » et remplit parfaitement la mission du périodique, c’est-à-dire qu’il crée un lien entre la société galante de Paris et ses lecteurs à travers tout le royaume. Le Nouveau Mercure galant constitue, par conséquent, ce que Suzanne Dumouchel appelle un « lieu […] de sociabilité 82 ». Cette nature de la revue implique un grand nombre de plumes. Pourtant, force est de constater que nous ne savons pratiquement rien sur ces dernières et la notice consacrée au Nouveau Mercure galant dans le Dictionnaire des journaux ne nous aide pas. Si nous disposons de listes détaillées des contributeurs des Mercures de Donneau de Visé 83 , de Dufresny 84 et de François Buchet 85 , ce 23 Le Nouveau Mercure galant, la querelle et notre problématique 86 Id., « Nouveau Mercure galant (1714-1716) », dans ibid. 87 Niderst, op. cit. 88 Michel Foucault, L'Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 141. 89 Sokalski, op. cit. 90 Luca Paltrinieri, « L’Archive comme objet : quel modèle d’histoire pour l’archéo‐ logie ? », Les Etudes philosophiques, 2015, n° 3, p. 353-376, ici p. 357 et p. 362. n’est pas le cas du Nouveau Mercure galant  86 . Par conséquent, nous ne savons pas si Le Fèvre de Fontenay a profité de l’aide de contributeurs officiels et réguliers, tel Thomas Corneille qui écrit de 1680 à 1709 pour le Mercure. D’autres questionnements subsistent également et nous essaierons dans ce travail de percer quelques-uns de ces mystères : par exemple, aucune étude complète concernant l’aspect économique et donc matériel dans un sens large, à savoir les revenus du responsable ou la portée de la revue, n’existe. Notre tâche la plus importante reste pourtant autre : Alain Niderst écrit à propos du Mercure galant de Donneau de Visé qu’il « servit tous les combats des Modernes 87 ». Mais, comme les arguments et les positions des Anciens varient, les Modernes ne constituent pas un bloc monolithique. Nous devons donc également découvrir de quels Modernes les plumes du périodique sont proches. Pourtant, étant donné que le Nouveau Mercure galant veut former un lieu de sociabilité, il se peut qu’il y apparaisse aussi des textes équilibrés ou proches des Anciens. Par conséquent, nous nous poserons principalement la question de savoir dans quelle mesure les prises de parole du Nouveau Mercure galant d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay témoignent de la concurrence des idées anciennes et modernes lors de la Querelle d’Homère. L’analyse du discours et la microhistoire Afin de répondre à cette problématique, nous nous inspirerons principalement de l’analyse du discours selon Michel Foucault qui définit le terme « discours » dans l’Archéologie du savoir comme un « ensemble des énoncés qui relèvent d’un même système de formation 88 ». Selon Luca Paltrinieri, un discours - dans le sens foucaldien - n’est cependant ni synonyme de mentalité, ni d’idée puisque Foucault conteste le rôle central que les historiens spécialisés dans ces domaines accordent aux hommes et aux femmes. D’après lui, ceux-ci ne sont que des sujets extérieurs aux énoncés 89 , c’est-à-dire aux discours 90 . Néanmoins, le recours à cette méthode inspirée par Foucault reste pertinent, même si la Querelle des Anciens et des Modernes s’inscrit également dans l’histoire 24 Introduction 91 Alain Génetiot, « Compte rendu de Larry F. Norman, The Shock of the Ancient. Literature & History in Early Modern France, The University of Chicago Press, 2011 », Revue d’Histoire littéraire de la France, 2012, n° 3, p. 713-715, ici p. 715. 92 Paltrinieri, op. cit., p. 364. 93 Ibid. 94 Génetiot, « Compte rendu de The Shock of the Ancient », op. cit., p. 714. 95 Voir Dominique Maingueneau, Discours et analyse du discours. Une introduction, Paris, Armand Collin, 2014, p. 49. 96 Ibid., p. 65-67. 97 Christelle Bahier-Porte, Delphine Reguig, « Anciens et Modernes face aux pouvoirs : l'Église, le Roi, les Académies, 1687-1750 (Saint-Étienne) », en ligne : https: / / w ww.fabula.org/ actualites/ anciens-et-modernes-face-aux-pouvoirs-l-eglise-le-roi-les-ac ademies1687-1750_84340.php, site consulté le 19/ 07/ 19. 98 Juliette Wedl, « L'Analyse de discours 'à la Foucault' en Allemagne : trois approches et leurs apports pour la sociologie », Langage et societe, 2007, n° 2, p. 35-53, ici p. 35. des idées 91 et semblerait, par conséquent, échapper à l’empire de l’analyse du discours. Or, ce paradoxe n’en est pas un puisque nous n’aspirons guère à « expliquer l’évolution 92 » des idées, mais à les « décrire 93 ». Par conséquent, nous renonçons à une différenciation trop brutale entre les idées et les discours. À l’instar de Larry F. Norman qui décrit, dans The Shock of the Ancient, les « positionnements » des Anciens et des Modernes en décodant 94 derrière des mises en scènes élaborées les véritables arguments et convictions des deux partis, nous chercherons à découvrir comment les plumes du Nouveau Mercure galant se positionnent par rapport aux questions soulevées par la Querelle d’Homère et à dévoiler 95 des significations - plus ou moins - cachées. Comme Dominique Maingueneau, nous comprenons donc les termes « positionnement » et « se positionner » en relation avec un champ dans lequel il est possible de se situer 96 . Il en résulte que les Anciens et les Modernes ne forment pas deux blocs monolithes qui se font face, mais plutôt une sorte de continuum sur lequel il faut placer les discours transmis par le Nouveau Mercure galant. Dans l’esprit du colloque « Anciens et Modernes face aux pouvoirs 97 », notre vision de la Querelle d’Homère exclut donc l’idée d’une simple dualité et cherche principalement à en éclaircir la complexité en mettant les idées qui circulent - et non pas les porteurs de celles-ci - au centre de nos recherches. Après cette définition de notre objet de recherche, il nous faut encore évoquer une autre opposition intrinsèque aux travaux de Michel Foucault. Même si nous écartons dès le début la dimension linguistique de ses recherches, qui est d’ailleurs plus présente en France qu’en Allemagne 98 , il nous reste deux possibilités d’étudier les discours. Dans L’Ordre du discours, Michel Foucault 25 L’analyse du discours et la microhistoire 99 Michel Foucault, L'Ordre du discours. Leçon inaugurale au Collège de France prononcée le 2 décembre 1970, Paris, Gallimard, 1971, p. 62 - la citation suivante se trouve à la même page. 100 Id., « De l'archéologie à la dynastique », dans id., Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1994, 4 volumes, tome II, p. 405-419, ici p. 406. 101 Ibid. 102 Judith Revel, Dictionnaire Foucault, Paris, Ellipses, 2008, p. 14. 103 Ibid., p. 13. 104 Foucault, « De l’archéologie à la dynastique », op. cit., p. 406. 105 Id., Ordre, op. cit., p. 67. 106 Delphine Denis, Le Parnasse galant. Institution d'une catégorie littéraire au XVII e siècle, Paris, Champion, 2001, p. 11. distingue « l’ensemble critique 99 » et « l’ensemble généalogique ». Ce dernier s’intéresse aux relations des discours entre eux, à leurs formations et aux conditions qui rendent leur apparition possible. Le professeur au Collège de France qualifie cette approche de « dynastique du savoir 100 » qu’il oppose à une « archéologie du savoir 101 ». Pour Judith Revel, la dynastique du savoir constitue une « analyse verticale » des discours, tandis que l’archéologie du savoir est une « lecture horizontale 102 ». Foucault y cherche donc à cerner « les conditions d’émergence des discours de savoir en général à une époque donnée 103 ». Cet état des lieux implique aussi les transformations des discours et revient à une « description de surface 104 ». Dans le même temps, Foucault admet dans L’Ordre du discours que les deux ensembles, critique et généalogique, en tant que point de départ d’un projet de recherche ne sont pas si éloignés l’un de l’autre que nous pourrions le croire. Selon Foucault : « Entre l’entreprise critique et l’entreprise généalogique la différence n’est pas tellement d’objet ou de domaine, mais de point d’attaque, de perspective et de délimitation 105 . » Par conséquent, il faut préciser de quelle manière ces trois mots-clés se retrouvent dans le cadre de notre recherche. Tout d’abord, il faut donc parler de notre point d’attaque, c’est-à-dire notre problématique. La recherche des idées anciennes et modernes construira ainsi notre lecture du Nouveau Mercure galant que nous quitterons pourtant régulièrement afin de contextualiser les textes. Ensuite, il faut décrire notre « perspective », qui est celle de Larry F. Norman et de Delphine Denis. Dans Le Parnasse galant, Denis évoque la question de l’« archive » et parle des « archives galantes » au pluriel : [Les textes] forment en outre un réseau serré, de circulation diffuse et complexe ; étroitement tissés entre eux, ils se présentent comme un ‘trésor’ commun, où contem‐ porains et lecteurs à venir pourraient puiser références et citations, pour s’autoriser [en italique dans l’original] à leur tour 106 . 26 Introduction 107 Ibid., p. 10. 108 Foucault, Ordre, op. cit., p. 63. 109 Denis, op. cit., p. 10. 110 Vincent, op. cit. 111 Dumouchel, op. cit. 112 Schuwey, « Mercure », op. cit. Dans le même temps, Denis exclut la dimension du terme « archive » qui renvoie au travail des archéologues : elle ne cherche guère à « exhumer les documents 107 ». À l’instar de Foucault, Denis étudie des discours sur une période plus longue. Dans son sous-titre, elle indique qu’elle s’intéresse à tout le XVII e siècle et, dans L’Ordre du discours, Foucault esquisse également des projets de recherche relevant de l’ensemble critique. Il pense par exemple à se pencher sur « la sexualité depuis le XVI e siècle jusqu’au XIX e siècle 108 ». Force est de constater qu’il y a un clivage non-négligeable entre les siècles que Denis ou Foucault envisagent comme cadre de leurs recherches et les quelques années qui sont au cœur de notre projet. En outre, les discours auxquels nous nous intéressons forment une autre limitation - ou plutôt délimitation - de nos recherches. Si Delphine Denis se concentre sur « le seul domaine littéraire 109 », nous préférons une approche plus globale et plus « horizontale » qui rend mieux compte de la complexité des enjeux de la Querelle d’Homère et qui inclut, à côté de la critique du goût, les dimensions politique et épistémologique de la querelle. Nous y suivons l’exemple de Larry F. Norman qui étudie également plusieurs aspects de la Querelle des Anciens et des Modernes - en l’occurrence des questions politiques, religieuses, morales et esthétiques. Néanmoins, il y a encore une autre raison qui justifie notre choix d’un corpus relativement restreint. En effet, après avoir exposé brièvement la théorie de l’analyse du discours qui se trouve au centre de nos études, il nous faut passer de l’histoire des idées à des aspects plutôt matériels. Ce changement de perspective nous permet principalement de résoudre le grand problème des sources sur lesquelles nous fondons nos travaux. Certes, les chercheurs qui ont travaillé sur la presse de l’Ancien Régime sont presque légions. Sur ce point, nous nous contentons d’évoquer les travaux importants de Monique Vincent 110 , de Suzanne Dumouchel 111 ou de Christophe Schuwey 112 qui ont tous étudié les natures et les fonctionnements des revues des XVII e et XVIII e siècles. Leurs livres et articles constituent une aide précieuse pour nos recherches, mais, toutefois, il faut admettre que le Nouveau Mercure galant reste le parent pauvre de ces études. À notre connaissance, aucun ouvrage scientifique - à part une entrée dans le Dictionnaire des journaux - ne s’intéresse au Nouveau Mercure galant d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay. Si 27 L’analyse du discours et la microhistoire 113 Nadine Gelas, Catherine Kerbrat-Orecchioni, « Avant-propos », dans Catherine Ker‐ brat-Orecchioni (dir.), Le Discours polémique, Presses universitaires de Lyon, 1980, p. 1-2, ici p. 1. Dans la suite, nous frôlons également l’histoire et la critique de la polémique, étudiées notamment par Kerbrat-Orecchioni, Marc Angenot, mais aussi par Antoine Lilti qui rappelle qu’à l’époque moderne, « querelle » et « polémique » sont presque des synonymes désignant toutes les deux des « formes de désaccord intellectuel », voir Antoine Lilti, « Querelles et controverses. Les formes du désaccord intellectuel à l’époque moderne », Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, 2007, n° 25, p. 13-28, ici p. 13. Si nous soulignons quelques stratégies polémiques, nous n’en proposerons cependant pas d’aperçu global ce qui nous éloignerait de notre objectif premier, mais ce qui pourra constituer l’objet d’études ultérieures. 114 Denis Reynaud, « Nouveau Mercure galant 2 (1714-1716) », dans id., Gazetier, op. cit. cette lacune n’est guère surprenante étant donné la perte de vitesse supposée de la revue et de la brièveté du règne de Le Fèvre de Fontenay sur le Mercure, il n’empêche qu’il reste intéressant de compléter ce vide dans le cadre de la recherche scientifique. Tout en nous concentrant sur les discours développés par les contributeurs du Nouveau Mercure galant, nous aborderons également des questions plus matérialistes : les plus importantes en sont certainement l’identification des contributeurs de la revue, l’étude des genres en ce qu’ils sont les véhicules transportant les propos, les moyens linguistiques dont les acteurs de la querelle se servent afin de défendre leurs positions et de « disqualifier […] l’adversaire discursif 113 » ainsi que les idées chères aux contributeurs. Il s’agit donc d’« exhumer les documents » avant de les classer, ce qui nous ramène à l’archéologie et ce qui est également justifiée par la nécessité - plus historique que foucaldienne - d’une véritable critique des sources. Ce travail d’historien rencontre pourtant des limites. Contrairement aux archéologistes, nous ne procéderons pas à une fouille généralisée d’un site historique. Au vu de notre centre d’intérêt, nous avons malheureusement dû renoncer à des recherches supplémentaires et systématiques dans les archives dans lesquelles nous aurions pu « exhumer » quelques documents méconnus concernant le Nouveau Mercure galant. Tout en assumant cette faiblesse, le périodique d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay avec ses 29 livraisons 114 , dont chacune compte plusieurs centaines de pages, reste un corpus digne d’une étude plus approfondie puisqu’il parvient - d’après les recherches de Monique Vincent - à toucher un public en dehors des cercles des salons littéraires de la haute société parisienne. Toujours est-il que ce public n’en reste pas moins galant et mondain, tout en étant pour une part populaire, c’est-à-dire socialement moins influent au niveau du royaume ou de la République européenne des lettres que, par exemple, les habitués du salon de Madame de Lambert. Par conséquent, il est possible de décrire nos travaux comme une microhistoire littéraire et culturelle, 28 Introduction 115 Carlo Ginzburg, Le Fromage et les vers : l'univers d'un meunier du XVI e siècle, traduit de l'italien par Monique Aymard, Paris, Flammarion, 1980. 116 Ibid., p. 7. 117 Foucault, Ordre, op. cit., p. 45. 118 Dumouchel, op. cit., p. 27. 119 Carlo Ginzburg, Le Fil et les traces. Vrai faux fictif, traduit de l'italien par Martin Rueff, Paris, Verdier, 2010, p. 383. 120 Ibid., p. 365. 121 Foucault, Ordre, op. cit., p. 57. pour reprendre l’expression de Carlo Ginzburg, l’auteur de l’ouvrage Le Fromage et les vers  115 , qui a popularisé cette façon d’étudier l’histoire, même si le terme en tant que tel est attesté avant Ginzburg. Bien évidemment, le Nouveau Mercure galant n’est pas le « meunier du Frioul, Domenico Scandella dit Menocchio, qui mourut brûlé sur l’ordre du Saint-Office après une vie passée dans l’obscurité la plus complète 116 » étant donné qu’il n’est pas du tout condamné au silence, mais forme même une voix semi-officielle. Malgré quelques interdits dans le sens foucaldien 117 , le Nouveau Mercure galant constitue effectivement un « forum 118 » sur lequel les contemporains peuvent se prononcer librement. Néanmoins, les deux objets de recherche ont des caractéristiques en commun. Ginzburg nous renseigne à ce sujet : « Réduire l’échelle d’observation revenait à transformer en un livre ce qui, pour un autre chercheur, aurait seulement été l’objet d’une note de bas de page dans une monographie sur la Réforme dans le Frioul 119 . » Cet autre chercheur évoqué par Ginzburg est, dans le cas de la Querelle d’Homère, Noémi Hepp. Dans son Homère en France au XVII e siècle, elle consacre certes environ une page au Nouveau Mercure galant et l’évoque dans quelques notes de bas de page, mais elle passe rapidement à autre chose et ne s’intéresse guère à la revue. Cette analyse - comme celle d’un cas particulier sous un microscope - reste pourtant dangereuse puisque nous risquons de tomber dans l’« histoire événementielle 120 ». Ce risque est également identifié par Michel Foucault : L’histoire, telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui, ne se détourne pas des événements ; elle en élargit au contraire sans cesse des couches nouvelles, plus superficielles ou plus profondes ; elle en isole sans cesse de nouveaux ensembles où ils sont parfois nombreux, denses et interchangeables, parfois rares et décisifs : des variations quasi quotidiennes de prix on va aux inflations séculaires 121 . Dans notre contexte, l’étude détaillée d’un seul texte, voire d’un seul poème, constitue cet événement singulier, intéressant et, en même temps, dangereux. Or, face à notre ignorance du Nouveau Mercure galant, ce travail d’« une minutie 29 L’analyse du discours et la microhistoire 122 Ginzburg, Fil, op. cit., p. 363. 123 Voir par exemple le cas de l’abbé Jean-François de Pons. 124 Foucault, Ordre, op. cit., p. 57-59. 125 Ibid., p. 59. 126 Ginzburg, Fromage, op. cit., p. 12. 127 Id., Fil, op. cit., p. 390. 128 Annie Becq parvient à une vision similaire de la Querelle des Anciens et des Modernes : « Crise esthético-littéraire, la Querelle des Anciens et des Modernes serait aussi crise idéologique et crise de la monarchie absolue française », voir Annie Becq, Genèse de l'esthétique française moderne. De la raison classique à l'imagination créatrice 1680-1814, Paris, Albin Michel, 1994, 2 volumes, tome I, p. 188. presque obsessionnelle 122 » permet de compléter notre image du périodique et de ses auteurs 123 . Il en résulte donc que l’étude parfois pénible et souvent descriptive reste nécessaire, mais il ne faut pas s’arrêter là. En ce qui concerne l’analyse du discours, Foucault explique notamment qu’il n’est guère pensable d’analyser l’un sans l’autre : les événements sans la série et inversement 124 . Par la même occasion, il rend légitime notre approche : « [C]ette analyse des discours à laquelle je songe s’articule […] sur le travail effectif des historiens 125 . » Sur le plan de la microhistoire, Ginzburg, qui est d’ailleurs un lecteur de Foucault 126 , essaie d’échapper à ce piège d’une façon similaire. En se référant à Siegfried Kracauer et à Marc Bloch, il écrit : Ce qui signifie que la conciliation entre macroet microhistoire n’a rien d’évident […]. Et néanmoins c’est elle qu’il faut rechercher. Selon Kracauer, la meilleure solution est celle qu’a adoptée Marc Bloch dans La Société féodale : un aller-retour continu entre macroet microhistoire, entre gros plans […] et plans d’ensemble […] ou généraux […] qui permet de tarauder la vision globale du processus historique par le moyen d’exceptions apparentes et de causes qui se déroulent dans un temps limité 127 . Ce sera justement le pari que nous tiendrons : décrire les différents discours présents dans le Nouveau Mercure galant, c’est-à-dire déterminer s’ils sont novateurs ou s’ils suivent surtout d’autres hommes de lettres, sans négliger l’indispensable critique des sources. Structure et repères Cet outil méthodologique, qui tente de concilier l’histoire des idées et l’analyse du discours, résulte de notre volonté d’entamer une « lecture horizontale » et d’étudier les dimensions politique, esthétique et épistémologique de la Querelle d’Homère 128 . À première vue, cette approche paraît pourtant anachronique. 30 Introduction 129 Antoine Furetière, Dictionnaire universel. Contenant generalement tous les mots français tant vieux que modernes & les termes de toutes les sciences et des arts, La Haye, A. et R. Leers, 1690, 3 volumes, entrée « POLITIQUE », tome III, p. 138-139. 130 Ibid., p. 139. 131 Andreas Gestrich, Absolutismus und Öffentlichkeit. Politische Kommunikation in Deuts‐ chland zu Beginn des 18. Jahrhunderts, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1994, p. 26-27. 132 Fumaroli, « Abeilles », op. cit., p. 182. Ni l’adjectif « esthétique », ni le mot « épistémologique » ne figurent dans le Dictionnaire universel d’Antoine Furetière, seul le terme « politique 129 » s’y trouve. Toutefois, ces trois angles d’attaque nous permettent de perfectionner la problématique générale et d’approfondir nos analyses. Tout d’abord, nous nous intéresserons à la dimension politique de la querelle. Selon Furetière, l’adjectif politique « concerne le gouvernement, la conduite de la vie 130 ». Cette définition résume l’approche de notre première partie dans laquelle nous nous intéresserons à la vie politique dans le sens du gouvernement, sans entrer toutefois dans la discussion de mesures concrètes qui, à l’exception des campagnes militaires, ne figurent pas dans le Nouveau Mercure galant. Inspiré par les recherches d’Andreas Gestrich qui souligne l’importance d’une communication active de la part d’un prince absolu afin de légitimer son pouvoir face à ses sujets 131 , nous chercherons à découvrir de quelle manière les contributeurs du Nouveau Mercure galant et son responsable se prononcent sur les enjeux socio-politiques de la Querelle d’Homère. Nous voudrons, par conséquent, savoir ce qui distingue un bon d’un mauvais noble, dans quelle mesure la revue, et plus particulièrement sa réception de la querelle, contribuent à l’unification du royaume et ce qui caractérise la bonne glorification du roi, un sujet indissociable de la Querelle des Anciens et des Modernes depuis la lecture du « Siècle de Louis le Grand » à l’Académie française en 1687 132 . Afin de mettre en relief nos résultats, nous nous pencherons également sur le changement de régime après la mort de Louis XIV. Le but en sera de découvrir de quelle façon l’avènement de la Régence se manifeste dans le périodique. Enfin, nous nous intéressons encore à la place des galantes femmes dans le champ littéraire ce qui nous permet d’aborder - au moins, partiellement - les attentes sociales à leur égard. Ensuite, nous nous tournerons vers la dimension esthétique de la Querelle d’Homère. Au début du XVIII e siècle, ce mot n’existe pas encore et il serait plus approprié de parler de la critique du goût. Cependant, au moins deux raisons justifient l’emploi anachronique de l’adjectif « esthétique ». D’un côté, selon la 9 e édition du Dictionnaire de l’Académie française, il désigne la « science du 31 Structure et repères 133 Académie française (dir.), Dictionnaire de l’Académie française, 9 e édition, 1986-? , en ligne : https: / / www.dictionnaire-academie.fr/ , site consulté le 20/ 07/ 19, entrée « ES‐ THÉTIQUE ». 134 Anne-Marie Lecoq, « Présentation de Jean-Baptiste Du Bos », dans ead., Querelle, op. cit., p. 646-647, ici p. 646. Annie Becq nous rappelle qu’Alexander Baumgarten - philosophe allemand, élève de Christian Wolf et inspiré par les travaux de Gottfried Wilhelm Leibnitz - a introduit le terme esthétique dans les débats autour du bon goût. Elle écrit : « Si la condition essentielle à la naissance de l’ordre esthétique consiste dans un changement de sens du terme de raison, dans un passage de la conception du savoir comme vision, à celle du savoir comme création ou production, […] ce passage consiste à intégrer à la raison intellectualiste les facteurs, dits dynamiques, du sentiment et de l’imagination », Becq, op. cit., tome I, p. 227 et tome II, p. 683. 135 Académie française, Dictionnaire [1986], op. cit., entrée « ÉPISTÉMOLOGIE ». beau 133 » et, par conséquent, renvoie également à la question de savoir ce qu’est la belle littérature, ici dans le sens d’une littérature moralement irréprochable et divertissante. De l’autre, l’adjectif « esthétique » rappelle que la Querelle des Anciens et des Modernes préfigure les travaux de Jean-Baptiste Du Bos ou d’Alexander Baumgarten 134 et qu’elle s’inscrit dans un processus historique plus long. C’est là une perspective que nous ne voudrions pas perdre de vue, même si le cadre de nos recherches sera plus restreint : nous commencerons par la critique de l’Iliade et des traductions d’Anne Dacier et d’Houdar de La Motte avant d’étudier des réflexions plus théoriques sur ce qu’est un bon écrivain. Pour conclure cette deuxième partie, nous analyserons des exemples concrets de la littérature galante, comme les nouvelles ou les petites pièces en vers, pour voir dans quelle mesure la revue contribue à propager un idéal des belles-lettres. Enfin, nous aborderons la dimension épistémologique de la Querelle d’Ho‐ mère. De nouveau, il s’agit d’un adjectif qui ne figure ni dans le Dictionnaire universel de Furetière, ni dans les éditions du Dictionnaire de l’Académie française de 1694 ou de 1718. Il faut en attendre même la 9 e version pour qu’y entrent le substantif « épistémologie » et l’adjective qui en est dérivée. Selon les Immortels, l’« épistémologie » forme l’« [e]xamen critique des principes et méthodes qui gouvernent les sciences 135 ». Ainsi, il décrit bien notre approche dans la troisième partie de ce livre : nous voudrons y découvrir l’étendue du triomphe de la méthode cartésienne du fait que même les Anciens reconnaissent les progrès effectués dans certains domaines, comme, par exemple, la médecine. Concrètement, cela signifie que nous nous interrogerons d’abord sur la place accordée aux savoirs hérités de l’Antiquité avant de questionner la notion de « progrès » pour finir sur les limites de la méthode géométrique. D’une certaine manière, ce dernier grand chapitre formera le point culminant de notre étude. En adoptant une nouvelle perspective, nous serons à même de reprendre certaines pistes que nous aurons esquissées dans les parties précédentes et de 32 Introduction 136 Bibliothèque nationale de France (dir.), « Gallica, recherche Nouveau Mercure galant », en ligne : https: / / gallica.bnf.fr/ ark: / 12148/ cb40216990r/ date, site consulté le 20/ 08/ 19. 137 Denis Reynaud, « Présentation », dans id., Gazetier, op. cit. 138 Gisela Bock, Margarete Zimmermann, « Die Querelle des Femmes in Europa. Eine begriffs- und forschungsgeschichtliche Einführung », dans eaed. (dir.), QUERELLES. Die europäische Querelle des Femmes. Geschlechterdebatten seit dem 15. Jahrhundert, Stuttgart, Weimar, J. B. Metzler, 1997, p. 9-38, ici p. 23. les approfondir, comme par exemple les rapports entre la culture dans un sens large et la raison d’inspiration cartésienne. Les textes qui nous permettront de répondre à toutes ces questions sont de deux natures : la littérature de recherche et les textes primaires, tels que le Nouveau Mercure galant qui constitue notre corpus principal. Premièrement, il faut ajouter quelques précisions techniques à propos de la revue de Le Fèvre de Fontenay qui complètent notre description déjà évoquée de la nature du Nouveau Mercure galant. De nos jours, le périodique est entièrement numérisé. Les 29 livraisons de la revue sont principalement accessibles sur « Gallica », la bibliothèque numérique de la Bibliothèque nationale de France 136 , ou sur le « Gazetier universel », une « bibliothèque virtuelle de la presse de l’Ancien Régime 137 » dont s’occupe Denis Reynaud de l’Université Lumière - Lyon 2. Par conséquent, nous avons souvent accès à plusieurs versions d’une même livraison du Mercure, ce qui nous permet d’éviter les numérisations de mauvaise qualité. Ensuite, il ne faut pas oublier que les Mercures sont constitués d’un grand nombre de contributions différentes qui traitent de la Querelle d’Homère à des degrés divers, ce qui signifie que nous devons justifier le choix de nos textes. Si une contribution fait de la querelle son sujet principal, comme un compte-rendu des Causes de la corruption du goût, Gisela Bock et Margarete Zimmermann le décrivent comme un texte de querelle de premier ordre. En revanche, un texte qui n’évoque qu’indirectement les enjeux de la querelle est considéré comme un texte de querelle de deuxième ordre 138 ; un bon exemple en est une nouvelle galante qui met en avant les vertus d’un bon noble. Afin d’esquisser une carte plus complète des discours dans lesquels le Nouveau Mercure galant s’inscrit, nous n’excluons aucun texte de nos études tout en partant - si possible - des textes de querelle de premier ordre. Néanmoins, nous devons admettre que certaines sortes de textes de la revue ne joueront guère un 33 Structure et repères 139 La musique occupe cependant une place importante, parce qu’elle est très présente, dans les Mercures, pour plus d’informations, voir les travaux d’Anne Pejus de l’Institut de recherche en musicologie (IReMUS), comme par exemple Anne Piéjus (dir.), Le Mercure galant, témoin et acteur de la vie musicale, Paris, Éditions numériques de l'Institut de recherche sur le patrimoine musical en France, 2010. À ce sujet, voir aussi François Moureau, Le Mercure galant de Dufresny (1710-1714) ou le journalisme à la mode, Oxford, Voltaire Foundation, 1982, p. 104-113. 140 Pour les annonces en général, voir Gilles Feyel, L'Annonce et la nouvelle, Oxford, Voltaire Foundation, 2000. 141 Hepp, op. cit. 142 Fumaroli, « Abeilles », op. cit. 143 Larry F. Norman, The Shock of the Ancient. Literature & History in Early Modern France, The University of Chicago Press, 2011. 144 Marc Fumaroli, « Compte rendu de Noémi Hepp, Homère en France au XVII e siècle, Paris, Klincksieck, 1968 », Revue d’Histoire littéraire de la France, 1973, n° 4, p. 643-656, ici p. 647. 145 Ibid., p. 656. 146 Jean-Pierre Landry, « Compte rendu d'Anne-Marie Lecoq, La Querelle des Anciens et des Modernes précédé d'un essai de Marc Fumaroli, Paris, Gallimard, 2001 », Revue d’Histoire littéraire de la France, 2003, n° 3, p. 724-725, ici p. 724. rôle dans nos travaux : nous pensons notamment aux partitions, aux chansons 139 ainsi qu’aux annonces, hormis celles des nouveaux livres 140 . Deuxièmement, nous tenons à indiquer également quelques chercheurs dont les travaux jouent un rôle important pour nos propres recherches, sans pouvoir évoquer ici tous les auteurs consultés. Notre compréhension générale de la Querelle des Anciens et des Modernes ainsi que de la Querelle d’Homère est principalement fondée sur les recherches de Noémi Hepp 141 , Marc Fumaroli 142 et Larry F. Norman 143 . Ils nous fournissent les informations qui nous permettent de situer la Querelle d’Homère et d’en comprendre les enjeux. Le grand ouvrage de référence est l’Homère en France au XVII e siècle d’Hepp et, même s’il date de 1968, il constitue toujours un pilier incontournable qui résume la réception d’Homère au siècle classique. Fumaroli a donc parfaitement raison d’écrire à propos de ce livre qu’« une belle et vaste culture est ici à l’œuvre, une profonde connaissance du XVII e siècle dans sa riche diversité 144 » et qu’il forme un « instrument de travail […] admirable 145 ». Tandis qu’Hepp met l’accent sur Homère, Fumaroli lui-même s’intéresse, dans son essai « Les Abeilles et les Araignées », à « la mythique ‘Querelle’ […] [dont il] retrace la genèse et […] éclaire les implications les plus profondes 146 ». Cette étude, parue en 2001, forme avec les textes de querelle réunis par Anne-Marie Lecoq et un essai de Jean-Robert Armogathe un livre intitulé La Querelle des Anciens et des Modernes. Celui-ci peut être considéré, selon Jean-Pierre Landry, comme une réponse à Noémi Hepp qui déclare que les 34 Introduction 147 Hepp, op. cit., p. 749. 148 Landry, op. cit., p. 724. 149 Génetiot, « Compte rendu de The Shock of the Ancient », op. cit., p. 714. 150 Ibid. 151 Étant donné que Dufresny suit principalement le modèle de son prédécesseur, voir Moureau, Mercure de Dufresny, op. cit., p. 85-86, nous estimons judicieux de fonder nos analyses surtout sur l’étude très détaillée de Monique Vincent et non pas sur l’analyse plus courte de Moureau. 152 Nous renonçons à donner une traduction du terme anglais « guide » parce qu’il s’agit du même mot en français, voir Amy Wygant, « Compte rendu de Monique Vincent, Le Mercure Galant : Présentation de la première revue féminine d'information et de culture 1672-1710, Paris, Champion, 2005 », French Studies: A Quarterly Review, 2009, n° 63/ 1, p. 86, ici p. 86. 153 Voir Schuwey, « Mercure », op. cit. Modernes ont remporté la victoire dans la Querelle d’Homère 147 . Fumaroli, Lecoq et Armogathe parviennent notamment à nuancer le bilan d’Hepp en soulignant que la véritable culture n’est ni ancienne, ni moderne, mais un « va-et-vient permanent entre le passé et le présent 148 ». La revalorisation des Anciens se poursuit avec l’ouvrage de Norman pour qui « les vrais modernes, ce sont les Anciens, précurseurs des Lumières et du sensualisme 149 ». Dans The Shock of the Ancient, Norman décrit d’abord la distance qui sépare la France galante de l’Antiquité homérique. Ensuite, il explique dans quelle mesure la littérature antique choque les Modernes sur un plan politique, religieux et moral et, enfin, il précise « le passage de la poétique, domaine des règles de fabrication, à celui de l’esthétique naissante 150 ». Cette étude nous aide énormément parce que Norman y décrit moins des événements que des idées et des discours. Tout comme la Querelle d’Homère, le Nouveau Mercure galant constitue un sujet de recherche complexe puisque, tout en faisant partie de l’histoire de la presse, la revue d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay échappe - comme les autres titres de l’Ancien Régime - aux règles du journalisme des XIX e ou XX e siècle. À cela s’ajoute encore une autre difficulté : le Nouveau Mercure galant n’a été guère étudié jusqu’ici. En revanche, nous disposons de quelques études sur le Mercure galant de Jean Donneau de Visé 151 et sur la presse du XVIII e siècle qui nous permettent de mieux comprendre le fonctionnement et la nature du périodique d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay. C’est d’ailleurs l’apport principal du Mercure galant de Monique Vincent que Amy Wygant compare à un « guide 152 » qui nous permet de découvrir un corpus peu accessible autrement. Si Vincent présente toute la richesse textuelle du Mercure, Christophe Schuwey 153 accentue davantage son étude sur le fonctionnement éditorial du périodique de Donneau de Visé qu’il décrit plutôt comme un recueil. Étant donné que Schuwey analyse aussi les attentes du public et décrit le Mercure galant comme 35 Structure et repères 154 Cette citation et la citation suivante se trouvent à la même page, voir ibid., p. 60. 155 Dumouchel, op. cit., p. 285. 156 Schuwey, « Mercure », op. cit., p. 49. 157 Dumouchel, op. cit., p. 15-17. un « salon de papier 154 » ainsi qu’un « espace social virtuel », ses résultats rejoignent ceux de Suzanne Dumouchel qui propose dans Le Journal littéraire une « étude des pratiques culturelles à l’œuvre dans le journal littéraire 155 » au XVIII e siècle. Ainsi favorise-t-elle en avant les lecteurs, leurs pratiques et leurs rapports avec le périodique. Contrairement à Schuwey qui revendique une « démarche endogène 156 », Dumouchel est influencée par les sciences de la communication, ce qui est un changement de perspective fructueux puisqu’elle nous permet de bien situer le Nouveau Mercure galant dans la longue histoire des médias 157 . Par conséquent, nous verrons dans cette étude dans quelle mesure le Nouveau Mercure galant s’inscrit dans les discours anciens et modernes de la Querelle d’Homère, tout en découvrant mieux le périodique d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay souvent ignoré par les chercheurs d’aujourd’hui. 36 Introduction 1 Colbert d’après Bruno Aguilera-Barchet, A History of Western Public Law: Between Nation and State, Cham, Heidelberg, New York, Dordrecht, London, Springer, 2015, p. 239. 2 Joël Cornette, Absolutisme et Lumières (1652-1783), Paris, Hachette, 2014, p. 9-10, et Jacques Bouveresse, « Le Règne de Louis XIV. Ou la rupture définitive entre la société française et la monarchie », Les Annales de droit, 2016, n° 10, p. 77-95, ici p. 82. 3 Dans ce contexte, il est indispensable d’évoquer « Die höfische Gesellschaft » de Norbert Elias - voir Norbert Elias, Die höfische Gesellschaft, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2003 [1969] - qui a marqué les débats et qui forme toujours l’horizon des discussions actuelles, même si les chercheurs ont déconstruit au fur et à mesure les thèses d’Elias, qui aurait négligé les diverses formes de coopération au sein de la monarchie absolue et surestimé la concentration du pouvoir. Un bon exemple de l’évolution des débats reste le livre suivant : Lothar Schilling (dir.), Absolutismus, ein unersetzliches Forschungskonzept? Eine deutsch-französische Bilanz, München, Oldenbourg, 2008. Le caractère controverse des débats se manifeste dans la conclusion de ce recueil qui fut écrit par Wolfgang Reinhard : « Soit l’absolutisme n’est qu’un phénomène exclusivement français, soit il n’y pas d’absolutisme du tout » (« Entweder es gibt ‘Absolutismus’ nur als exkusiv französisches Phänomen oder es gibt ihn überhaupt nicht », notre traduction), voir Wolfgang Reinhard, « Zusammenfassende Schlussbetrachtungen », dans ibid., p. 229-238, ici p. 232. 4 Ci-dessus notre traduction, voici l’original: « einen ständigen Prozeß [sic] der Kom‐ munikation zwischen Herrschern und Untertanen », voir Gestrich, op. cit., p. 26. Les observations de Gestrich rejoignent les résultats d’Hélène Merlin-Kajman qui constate un divorce datant de la fin des guerres de religion entre le roi qui monopolise le domaine politique et les autres nobles qui en sont progressivement écartés. En ayant recours Partie I - Dimension politique « Les bruits des parlements ne sont plus de saison 1 . » Ces mots de Jean-Baptiste Colbert résument bien les premières années du règne personnel de Louis XIV. À partir de 1661, le jeune monarque commence à centraliser le pouvoir : il réduit massivement le droit de remontrance des parlements et change leurs statuts ; ils perdent notamment le droit de s’appeler « cours souveraines » et deviennent des « cours suprêmes ». Ce changement de titre n’est qu’une mesure symbo‐ lique, mais éloquente des nouveaux rapports de force qui s’installent et dont bénéficie principalement le roi 2 . Dans le même temps, la noblesse d’épée perd de l’influence au profit des ministres dotés d’un savoir-faire technique, comme par exemple, Colbert ou Louvois. Par conséquent, mais sans entrer dans la discussion qui entoure la notion d’« absolutisme 3 », il faut constater qu’il existe un affaiblissement remarquable d’une partie des institutions traditionnelles dont bénéficient le roi et sa cour. Selon Andreas Gestrich, ce changement structurel entraîne cependant un certain vide de pouvoir et un manque de légitimation que la royauté doit combler. Gestrich évoque à ce titre « un processus permanent de communication entre le roi et ses sujets 4 » ; il paraît évident que le Nouveau à Guez de Balzac, elle explique la nouvelle façon de régner et de gérer les affaires politiques : « Certes, l’État est un domaine réservé, secret, et les particuliers n’ont plus accès à la décision politique. Mais quelque chose circule entre le prince et eux, entre public et particulier [mise en italique dans l’original]. Mécénas dirige les particuliers vers Auguste et Auguste vers le bien public, c’est-à-dire vers les particuliers considérés comme respublica », voir Hélène Merlin-Kajman, Public et littérature en France au XVII e siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1994, p. 140. 5 Vincent, op. cit., p. 45. 6 Dumouchel, op. cit., p. 28. Cette dimension politique du domaine des belles-lettres est confirmée par Alain Viala. Selon lui, les « gouvernants ne pouvaient ignorer les forces neuves du littéraire. Les documents abondent qui disent que les hommes de Lettres étaient à leurs yeux une puissance d’opinion redoutable. La politique monarchique, à travers ses hésitations a concédé des signes de légitimation », voir Alain Viala, Naissance de l’écrivain, Paris, Minuit, 1985, p. 294. 7 Georgette Stefani-Meyer explique à propos de la périodicité du Journal des sҫavans qu’elle fait de la revue un espace de répétabilité et de stabilité, voir Georgette Stefani-Meyer, « Die Auswirkung der Periodizität auf das publizistische Profil des Journal des Savants », dans Siegfried Jüttner (dir.), Die Konstituierung eines Kultur- und Kommunikationsraums Europa, Frankfurt am Main, Peter Lang, 2008, p. 187-196, ici p. 188. 8 Fumaroli, « Abeilles », op. cit., p. 180, et Norman, Shock, op. cit., p. 94-95. Mercure galant, comme successeur du Mercure galant de Jean Donneau de Visé, continue à y jouer un rôle en tant que revue semi-officielle. Monique Vincent, par exemple, estime que « [l]a dédicace au Roi est à elle seule tout un programme. Elle marque une orientation qui sera réitérée à chaque livraison 5 » et Suzanne Dumouchel décrie les différents Mercures du XVIII e siècle comme des « instrument[s] du pouvoir royal 6 ». Tout comme le Nouveau Mercure galant qui forme donc une revue hautement politique - trait de caractère qui est renforcé par sa périodicité 7 -, la Querelle des Anciens et des Modernes a également une dimension politique. Ceci est souligné par les recherches de Marc Fumaroli ou Larry F. Norman qui évoquent, notamment, le problème de la bonne glorification du roi 8 ou le comportement digne d’un bon noble exemplaire. Ainsi, au vu de la grande présence de la Querelle d’Homère dans le périodique et de sa mission politique, la question de savoir dans quelle mesure les propos politiques du périodique reflètent la dualité des Anciens et des Modernes qui marque la société française au début du XVIII e siècle s’impose. Afin de répondre à cette problématique, plusieurs aspects attirent notre atten‐ tion. Tout d’abord, nous nous pencherons sur la société d’ordres et notamment sur les héros de l’Iliade. Nous étudierons s’ils constituent toujours des modèles pour les nobles français et quels sont les idéaux du deuxième ordre du royaume. Dans ce sous-chapitre, nous verrons aussi si les contributeurs du périodique s’intéressent à l’état réel, donc précaire, de la noblesse d’épée du royaume ou, au 38 Partie I - Dimension politique 9 Dans La France des Lumières, Daniel Roche explique le rapport complexe entre le roi et ses territoires : sa présence consolide son pouvoir et ses voyages lui permettent de découvrir son royaume. Or, « [l]e XVII e siècle a vu s’éroder la mobilité royale, le XVIII e la voit se limiter à des objectifs déterminés et précis », voir Daniel Roche, La France des Lumières, Paris, Fayard, 1993, p. 16. À en croire l’historien, la « connaissance abstraite », voir ibid., p. 18, gagne du terrain. Certes, à l’époque du Nouveau Mercure galant, cette évolution n’a pas encore atteint son apogée, mais Roche soutient qu’elle a commencé au siècle du roi-soleil : « Pour l’État monarchique, elle [l’Académie royale des sciences] forme […] les experts indispensables. Depuis la fondation, encouragée par Louis XIV, Colbert et ses successeurs, une œuvre considérable a été entreprises », voir ibid., p. 19. Et c’est précisément dans ce contexte d’un nouveau contrôle du territoire que s’inscrit aussi la revue d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay. Ainsi, cette évolution constitue l’arrière-plan de ce sous-chapitre. 10 Jürgen Habermas, le grand théoricien de l’espace public, souligne l’importance de la bourgeoisie pour la naissance d’un espace public critique et émancipé. Contrairement à lui, Andreas Gestrich précise que la société bourgeoise ne forme pas une condition sina qua non de la communication politique. Il explique, par exemple, que les institutions politiques, dès le Moyen Âge central, ont également eu un caractère public. Habermas, de l’autre côté, soumet tout - notamment les premiers titres de la presse qui voient le jour au XVII e siècle - à la sphère de l’état naissant qui aurait monopolisé la parole et donc exclu toute forme d’espace public. Bien évidemment, cette étude met l’accent sur le Nouveau Mercure galant et les textes qu’il présente à des lecteurs à travers le royaume de France ; mais, étant donné que la revue se nourrit de plusieurs plumes, elle présente une pluralité des voix et contribue ainsi à la création d’un premier dialogue. Si nous nous penchons donc spécialement sur les contributeurs des différentes parties du royaume, c’est aussi dans la perspective esquissée par Gestrich, voir Gestrich, op. cit., p. 28-32. 11 La réaction des sujets de Louis XIV face à sa mort est compliquée et difficile à déterminer. Olivier Chaline constate que « [l]a solitude des funérailles [de Louis XIV] fut à la mesure de celle de l’agonie, peut-être même de la vie entière », voir Olivier Chaline, Le Règne de Louis XIV, Paris, Flammarion, 2005, p. 719. Plus précis est Joël Cornette qui déconstruit la « légende noire » selon laquelle le peuple aurait fêté la mort du roi-soleil : « Aucune source directe ne fait écho à de tels débordements. Même Saint-Simon, si prompt à retenir tout ce qui peut entacher la gloire posthume de Louis XIV, n’en dit rien dans contraire, s’ils développent un discours plutôt abstrait et théorique. Par la suite, nous aborderons encore la question complexe de l’unification du royaume - qui est étroitement liée à celle de la concentration du pouvoir 9 - c’est-à-dire que nous étudierons le prestige accordé au français et, en nous fondant sur l’exemple de la Querelle d’Homère, nous analyserons dans quelle mesure un espace public, c’est-à-dire une communauté qui participe d’une manière active à un échange d’opinions et d’idées, existait déjà à l’aube des Lumières 10 . Puis, la question hautement politique de la bonne glorification du roi sera discutée. Les différentes manières de chanter les éloges de Louis XIV et de Phi‐ lippe d’Orléans seront mises en avant et principalement le recours ou l’absence des références à l’histoire, notamment au monde gréco-romain. Mais, comme la mort du roi-soleil n’a guère attristé ses sujets 11 , nous nous interrogerons 39 Partie I - Dimension politique ses Mémoires », voir Joël Cornette, La Mort de Louis XIV : apogée et crépuscule de la royauté. 1 er septembre 1715, Paris, Gallimard, 2015, p. 47. Toujours selon lui, c’est la joie sur l’entrée du jeune Louis XV dans la ville de Paris qui a dominé ce jour-là et éclipsé le décès du roi-soleil, voir ibid., p. 47. 12 Voir la fameuse fiction de la lettre à une dame en province, Vincent, op. cit., p. 58-59. 13 Ibid., p. 17. 14 Rotraud von Kulessa, « La Querelle de La Princesse de Clèves jadis et naguère ou réflexions sur la notion de querelle en littérature », dans Maximilian Gröne, Rotraud von Kulessa (dir.), L'Urbanité entre sociabilité et querelle. Textes de sociabilité du XVI e siècle jusqu'à la Révolution française, München, Peter Lang, 2013, p. 123-136, ici p. 126-131. également sur une possible démarcation du défunt roi : les contributeurs et auteurs du périodique osent-ils dénoncer les dérives de la politique royale malgré l’orientation du Nouveau Mercure galant ? Et, étant donné que le Régent a d’autres convictions et prédilections que Louis XIV, il sera également nécessaire de s’intéresser à sa politique culturelle qui est, par exemple, marquée par le retour de la Comédie-Italienne. Enfin, la femme et sa position dans le champ littéraire attireront notre attention : la Querelle d’Homère est-elle également une Querelle des Femmes ? Ou encore, quel accueil le Nouveau Mercure galant - en théorie une revue qui s’adresse spécialement aux femmes - accorde-t-il à Anne Dacier, une figure-clé de l’époque du roi-soleil ? Néanmoins, il faut également préciser les limites de ce chapitre : premièrement, il n’y sera question que des femmes nobles ou appartenant aux premières familles de la bourgeoisie naissante, puisque le périodique d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay s’adresse particulièrement à elles depuis sa création 12 . Et, deuxièmement, selon Gisela Bock et Margarete Zimmermann, un aspect fondamental de la Querelle des Femmes reste la critique du mariage 13 . Dans le Nouveau Mercure galant, cette problématique est principalement abordée dans les nouvelles galantes qui sont publiées chaque mois dans la revue et qui s’inspirent de l’exemple de la Princesse de Clèves, le grand roman à succès de la deuxième moitié du XVII e siècle et, par ailleurs, le moment central d’une autre phase de la Querelle des Femmes 14 . Or, dans la revue, ces textes contribuent également à la propagation du genre romanesque. La critique du mariage ne constitue pas leur unique thème et cela nous amène à évoquer les nouvelles galantes dans le chapitre consacré à la critique du goût. Le but en est de pouvoir présenter une étude complète et non-morcelée de ce genre. Malgré ces restrictions, il s’agit d’un chapitre polyvalent qui pourrait trouver sa place également dans d’autres parties. Si nous avons décidé de l’insérer ici, la raison en est simple : tout en abordant des sujets comme la perfectibilité de la femme, il y est surtout question des attentes sociales à l’égard des femmes que le Nouveau Mercure galant contribue à propager. 40 Partie I - Dimension politique 15 Lothar Schilling, Das Jahrhundert Ludwigs XIV. Frankreich im Grand Siècle 1598-1715, Darmstadt, WBG, 2010, p. 17-23. 16 Dans son essai « La Noblesse de cour aux XVII e et XVIII e siècle », Frédéric Leferme-Fal‐ guières explique dans quelle mesure la noblesse est à même d’accueillir des ressortissants du Tiers état, comme la famille Potier, mais aussi que le cérémonial de la cour permet de souligner la hiérarchie au sein de cette élite sociale et politique, voir Frédérique Leferme-Falguières, « La Noblesse de cour au XVII e et XVIII e siècles. De la définition à l'autoreprésentation d'une élite », Hypothèses, 2001, n° 1, p. 87-98, ici p. 88-89 et p. 96. 17 Fumaroli, « Abeilles », op. cit., p. 197. Même dans le cérémonial, des nouveautés s’invitent. Selon Fanny Cosandey, « le caractère féodal » de la royauté disparaît progressivement sous Louis XIV. Cette évolution s’explique par une formalisation accrue du cérémonial et conduit au fait que « la trace écrite dans l’appareil des preuves » devient plus importante, voir Fanny Cosandey, Le Rang. Préséances et hiérarchies dans la France d'Ancien Régime, Paris, Gallimard, 2016, p. 119 et p. 456. 18 Leferme-Falguières, op. cit., p. 92. Notons une légère dévalorisation de cette fiction. Selon Cosandey, « la référence aux faits d’armes dans la justification de préséances [lors des Le fil rouge qui traversera toute cette partie restera cependant la dualité entre les Anciens et les Modernes et la question de savoir dans quelle mesure celle-ci se retrouve dans le Nouveau Mercure galant. Cette ligne directrice sera reprise d’une manière plus conséquente dans la conclusion dans laquelle nous établirons un bilan et préciserons également, grâce aux études suivantes d’une façon plus approfondie, la nature du périodique. 1. Questions sociétales : un pouvoir centralisé et fort 1.1 Promotion des institutions monarchiques ou la société d’ordres Paysans, chevaliers et clercs - la tripartition de la société qui marque le monde occidental depuis le Moyen Âge perdure au XVII e et au XVIII e siècle. L’aristocratie constitue toujours l’idéal sociétal de l’époque et les riches membres du Tiers état, par exemple les commerçants les plus prospères, rêvent d’obtenir des titres de noblesse 15 . De même, la vieille aristocratie d’épée doit faire preuve d’une certaine capacité d’adaptation et d’intégration tout en perdant son influence politique et en assistant à la montée de la noblesse de robe qui regroupe les éléments les plus doués du Tiers état 16 . Un développement qui reflète le besoin toujours grandissant d’experts maîtrisant les nouvelles découvertes et innovations techniques 17 . Cependant, face à ce bouleversement, la vieille noblesse de sang n’abdique pas. Au contraire, selon Frédérique Leferme-Falguières, elle se défend et entretient la « fiction de son utilité et de son savoir-faire militaires 18 », par 41 1. Questions sociétales : un pouvoir centralisé et fort cérémonies curiales] fondées sur le prestige disparaît au cours du XVII e siècle ». Toutefois, un certain héroïsme sur le champ de bataille facilite toujours l’acquisition des titres de noblesse, voir Cosandey, op. cit., p. 455. 19 Leferme-Falguières, op. cit., p. 92. 20 Texte des remontrances de 1776, d’après Roche, op. cit., p. 360. 21 En se référant à Norbert Elias et en servant du cas des Condé, Katia Béguin explique les enjeux de cette politique de domestication qui découle dans une grande partie des expériences de la Fronde : « Les incidences de cette ‘curialisation’ sur le mode de vie nobiliaire sont connues : course à la distinction, train de vie ruineux et, à terme, une dépendance économique accrue vis-à-vis du monarque, ou pire, le retour à une vie provinciale synonyme d’exil. De ce changement-symbole orchestré par Louis XIV, le déclin des fidélités privées n’a semblé qu’un syndrome supplémentaire, qui ne se résumait pas à une décrue numérique des maisons aristocratiques, mais procédait d’une perte effective du pouvoir d’intercession. […] Force est pourtant de constater que la ‘curialisation’, au demeurant progressive, des princes de Condé, n’a nullement nui à leur statut de patrons et que leur appétit de richesses s’en est fort bien arrangé », voir Katia Béguin, Les Princes de Condé. Rebelles, courtisans et mécènes dans la France du Grand Siècle, Seyssel, Champ Vallon, 1999, p. 268. Une analyse de la même politique royale, mais entamée d’un point de vue différent est proposée par Olivier Chaline. Dans Le Règne de Louis XIV, il illustre principalement la mise en œuvre technique de la « curialisation » - pour reprendre les mots de Béguin ; Chaline, par exemple, montre que, dans la France de Louis XIV, chaque noble doit être capable de présenter des preuves écrites de son appartenance au deuxième ordre. Pour plus d’informations, voir Chaline, op. cit., p. 507-542 et p. 652-671. exemple en mettant en valeur la « promotion de nouveaux chevaliers […], l’une des cérémonies les plus importantes de la cour 19 ». Cette mise en avant d’un monde d’hier reste un argument central de la noblesse qui devra défendre ses privilèges pendant tout le XVIII e siècle. Par exemple, dans les remontrances de 1776, dans lesquelles les représentants du deuxième ordre au Parlement de Paris rejettent les réformes fiscales d’Anne Robert Jacques Turgot, ce motif se retrouve également : Ainsi les descendants de ces anciens chevaliers qui ont placé ou soutenu la couronne sur la tête des aïeux de Votre Majesté, les lignées pauvres et vertueuses qui, depuis tant de siècles, ont prodigué leur sang pour l’accroissement et la défense de la monarchie, ont négligé le soin de leur propre fortune et l’ont souvent consommée, pour se livrer tout entier au soin dont le bien public est l’objet 20 . Certes, il s’agit d’un plaidoyer ardent en faveur des privilèges du deuxième ordre, mais, l’argument central n’est guère novateur : la noblesse donne tout pour servir son roi et les allusions aux « anciens chevaliers » ainsi qu’à la « défense de la monarchie » soulignent autant le courage des nobles d’épée que la nature militaire de ce service qui, à en croire les auteurs de ce manifeste, demande de nombreux sacrifices 21 . Par conséquent, les révoltes contre les monarchies européennes de la deu‐ xième moitié du XVII e siècle, comme la conspiration de Lauréamont menée par 42 Partie I - Dimension politique 22 Selon Klaus Malettke, il est peu probable que « la prise de pouvoir par Louis XIV interrompît subitement l’activité de tous les penseurs et pamphlétaires politiques du temps et qu’elle eût calmé, comme par une [sic] coup de baguette magique, l’humeur batailleuse et séditieuse de la noblesse provinciale », voir Klaus Malettke, « Complots et conspirations contre Louis XIV dans la deuxième moitié du XVII e siècle », dans École franҫaise de Rome (dir.), Complots et conjurations dans l'Europe moderne. Actes du colloque international organisé à Rome, 30 septembre - 2 octobre 1993, Publications de l'École française de Rome, 1996, p. 347-371, ici p. 349-350. Au milieu de la guerre contre la République des Provinces-Unies, il compte ainsi trois conspirations : « La première […] concernait le Roussillon, la deuxième [certainement la plus importante] la Normandie et la troisième la Guyenne, le Languedoc, le Dauphiné et la Provence », voir ibid., p. 350. 23 Charles Perrault, Parallèle des Anciens et des Modernes, Paris, Jean-Baptiste Coignard, Veuve et Fils Jean-Baptiste Coignard, 1688-1697, 4 volumes, tome III, p. 49-50. 24 Norman, Shock, op. cit., p. 90-91. le chevalier Louis de Rohan-Guémené et démasquée en 1674 22 ou la Glorieuse Révolution en Angleterre en 1688 et 1689, sont habilement omises et les autorités veulent les chasser de la mémoire collective. Ces agissements ne constituent simplement pas des exemples recommandables. Ainsi, il n’est guère surprenant de voir la réaction de Charles Perrault face à la dispute opposant Achille à Agamemnon, le roi le plus important de Grèce au temps de l’Iliade et donc le commandant en chef des forces grecques pendant la guerre de Troie. Dans le Parallèle des Anciens et des Modernes, Perrault fait dire à l’Abbé qui est son porte-parole : Je suis offensé d’entendre Achille qui traite Agamemnon d’yvrogne & d’impudent, qui l’appelle sac-à-vin, & et visage de chien. Il n’est pas possible que des Roys & de grands Capitaines ayent jamais esté assez brutaux pour en user ainsi ; ou si cela est arrivé quelquefois, ce sont des mœurs trop indécentes, pour estre representées dans un Poëme, […] Achille […] me paroist mal entendu […] se moquant des loix, & croyant avoir droit de s’emparer de tout par la force des armes 23 . Pour Larry F. Norman, c’est évident : tout en écrivant « Agamemnon », Perrault pense à Louis XIV et le comportement indigne d’Achille est à même de réveiller des souvenirs douloureux d’un passé récent ; pour un lecteur de l’époque, le recours à la « force des armes » peut pointer vers les révoltes évoquées ci-dessus. Et Norman insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas d’une surinterprétation de la part de Perrault qui semble connaître les textes de Thomas Hobbes 24 . Dans le Léviathan, celui-ci reproche également aux auteurs grecs et romains de constituer une menace pour la monarchie ; c’est la raison pour laquelle Hobbes demande aux autorités de restreindre massivement la circulation de 43 1. Questions sociétales : un pouvoir centralisé et fort 25 Thomas Hobbes, Léviathan, édition établie par Franҫois Tricaud, Martine Pécharman, Yves Charles Zarka, Paris, J. Vrin. Dalloz, 2004, 4 volumes, tome II, chapitre XXIX, p. 238-239 : « Dans les monarchies en particulier, on peut compter parmi les principales causes de rébellion la lecture des livres de politique et d’histoire écrits par les anciens Grecs et Romains. […] C’est pourquoi il me semble que rien ne peut être plus dangereux pour les monarchies que de permettre que de tels livres fassent l’objet d’un enseignement officiel, à moins que le remède ne soit aussitôt appliqué par de sages maîtres capables de contrebattre le poison. » 26 Selon Du Cerceau, la censure est indispensable - « [u]n mal pour nous bien necessaire », voir Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juin 1714, p. 181 - pour éviter que de mauvais livres, qui ne plaisent guère au public, soient publiés. Au fond, Pons est de son avis, mais il utilise un autre argument. Il ne parle pas du public, mais il reproche à François Gacon, l’auteur de l’Homère vengé, de « violer […] les regles de la bien séance [sic] & les devoirs de la charité », voir ibid., mai 1715, p. 71. Et il ajoute que la censure doit « empêcher les Auteurs […] de se faire des outrages reciproques », voir ibid., p. 70-71. Ainsi, il se montre étonné que la censure a approuvé Des causes de la corruption du goût d’Anne Dacier et l’Homère vengé de Gacon et il demande que les censeurs reviennent sur leurs décisions, notamment sur celle concernant Gacon. Du coup, au-delà des partis des Modernes et des Anciens, il existe un consensus sur l’importance de la censure royale et sa légitimité. De plus, Pons critique vivement le libéralisme de la Hollande où « les Auteurs sont en pleine liberté de servir leurs passions », voir ibid., p. 88. Pour plus d’informations, voir Raymond Birn, La Censure royale des livres dans la France des Lumières, Paris, Jacob, 2007. 27 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 71. Nous ne donnons la référence exacte concernant cette autrice que lors de sa première apparition dans cette partie. ces livres dangereux 25 . Un point de vue que partagent d’ailleurs quelques contributeurs au Nouveau Mercure galant, comme Jean-Antoine Du Cerceau ou l’abbé Jean-François de Pons 26 . Pour le moment, en revanche, il paraît primordial de se concentrer sur le comportement d’Achille et d’autres héros. Si on suit le raisonnement de Norman et de Perrault, l’Iliade d’Homère choque car elle détruit la fiction chevaleresque chère à la noblesse et car elle peut inciter les nobles à la révolte : de ce fait, la question de savoir comment le Nouveau Mercure galant d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay traite ce passage de l’Iliade s’impose. Des héros dénués de qualités chevaleresques Tout d’abord, il faut noter que la confrontation entre Agamemnon et Achille, qui dégoute vivement Perrault, n’apparaît que deux fois dans le périodique - et uniquement dans des textes des Anciens ou dans des réactions immédiates à ceux-ci. Premièrement, il faut évoquer la contribution d’une « Dame d’érudition antique 27 » qui compare différentes traductions - complètes ou partielles - de l’Iliade dans une lettre à « un Academicien Franҫois » qui fut publiée dans la 44 Partie I - Dimension politique 28 Ibid. 29 Ibid., p. 95. Selon Hepp, la traduction de l’abbé Régnier-Desmarais fut un « échec […] total », voir Hepp, op. cit., p. 630. 30 Voir par exemple « [V]ous n’avez pas eû la charité d’en sauver une dans toute sa pureté, je veux croire pour vostre honneur que vous ne les avez pas senties », Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 110, ou « [v]ous avez si peu compris la beauté, la grandeur & la fierté qu’il y a dans cette image, que vous l’avez défigurée en disant froidement : [suivi d’un exemple, note de l’auteur] », voir ibid., p. 118-119. 31 La Motte, « Homère », op. cit., p. 213. livraison d’avril 1715 28 . Le destinataire inconnu est certainement Houdar de La Motte et, contrairement à Perrault, l’autrice de cette contribution semble moins choquée. Elle dit préférer la traduction de ce passage proposée par l’abbé Régnier-Desmarais en 1700 à celle de La Motte : J’estime encore plus ces vers gaulois [de Régnier-Desmarais] en faveur de leur simplicité, que tout l’esprit des vostres, du moins ils approchent de l’Original ; car je ne sҫay comme vous vous y prenez, vous avez un art admirable pour rendre froids & plats les discours les plus forts, les plus nobles & les plus heroïques ; on ne retrouve plus dans la querelle d’Agamemnon & d’Achille ces injures nombreuses & harmonieuses qui flattent si agreablement les oreilles et l’esprit 29 . Certes, l’Ancienne y défend des propos grossiers, mais elle ne se sert que d’arguments dépendant de la critique du goût. Elle n’évoque pas le problème politique que Charles Perrault y a identifié. Elle ne semble pas lire Louis XIV où il est écrit « Agamemnon ». Ainsi, elle continue à déplorer les choix de La Motte qui n’aurait pas senti la beauté de ces vers 30 . Contrairement à la contributrice anonyme, il semble que son correspondant, Houdar de La Motte, ait pleinement compris la dimension politique de ce passage de l’Iliade. À l’instar de Perrault, il y lit également Louis XIV ce qui explique bien ses modifications que la dame d’érudition antique critique violemment. Dans son Discours sur Homère, La Motte démontre comment il comprend cette dispute : Au premier livre, Achille parle avec insolence à Agamemnon ; Agamemnon le menace de lui enlever Briséide, et la colère d’Achille s’allumant, le sage Nestor se lève pour les calmer. Il remonte à l’un qu’il doit du respect au chef de l’armée, et à l’autre de l’égard au fils des dieux. Voilà […] un jugement d’Homère sur la conduite d’Achille et d’Agamemon ; il les condamne l’un et l’autre ; la morale est contente 31 . Donc, si La Motte n’approuve point les propos d’Achille qu’il qualifie d’« inso‐ lence », il semble applaudir Nestor qui les condamne. Pourtant, il faut examiner correctement le verdict de La Motte : en apparence, il se heurte au comportement 45 1. Questions sociétales : un pouvoir centralisé et fort 32 Jacques de Saint-Victor suggère que personne n’a osé critiquer Louis XIV directement avant 1711, à l’exception peut-être de Fénelon. La plus grande partie du règne personnel du roi-soleil est décrit par l’historien de la manière suivante : « À la cour, […] on a perdu toute habitude critique », voir Jacques de Saint-Victor, Les Racines de la liberté : le débat franҫais oublié (1689-1789), Paris, Perrin, 2007, p. 31 et p. 41. 33 Boch, op. cit., p. 122 et Le Fèvre de Fontenay, op. cit., mai 1715, p. 58-98. Ici, le responsable de la revue indique clairement que cette dénonciation est écrite par Pons, voir ibid., mai 1715, p. 57. Pourtant, c’est plutôt une exception : d’un point de vue historique, il est primordial de noter que, dans la plupart des cas, Pons publie anonymement dans le Nouveau Mercure galant. Soulignons cependant encore une deuxième exception, à savoir sa « Lettre critique de M. l’Abbé de Pons à M. Dufresny sur sa Comedie du Loi supposé » intégrée dans le Nouveau Mercure galant de juin 1715, voir ibid., juin 1715 p. 89-106. Or, il y a des indices forts qui suggèrent que l’abbé Jean-François de Pons est l’auteur de plus de textes de la revue. En ce qui concerne la lettre de mars 1715, voir ibid. mars 1715, p. 14-62, elle a été déjà publiée en 1714 sous le nom de Pons par Laurent Seneuze, voir Pons, Lettre [1714], op. cit. ; l’identification ne pose donc plus de problèmes. Et quant à la lettre et au poème de septembre 1715, voir Le Fèvre de Fontenay, op. cit., septembre 1715, p. 119-144, qui sont écrits par un « M. P. », il suffit de penser à l’exemple de Jean-Antoine Du Cerceau, voir ibid., juillet 1714 p. 118-144, pour décoder rapidement l’abréviation. Elle signifie certainement « Monsieur Pons » et pointe donc de nouveau vers l’abbé Jean-François de Pons. De plus, cette hypothèse est soutenue par un message similaire qui rapproche la lettre ainsi que le poème des autres contributions de Pons. Malgré le souci de garantir l’anonymat de l’auteur, on peut donc aisément attribuer de nombreux textes du périodique à Jean-François de Pons. d’Achille et d’Agamemnon, mais d’un point de vue politique, seule sa critique d’Achille est applicable à la situation du royaume de Louis XIV étant donné qu’il ne précise jamais de quelle manière un roi doit traiter un simple mortel. La Motte souligne seulement qu’un roi doit respecter les dieux ou, dans le cas de Louis XIV, le Dieu chrétien. Par conséquent, La Motte indique qu’un souverain peut traiter ses sujets ordinaires comme bon lui semble. Mais de l’autre côté, il souligne que même un « fils des dieux », c’est-à-dire le membre le plus distingué de la noblesse, doit traiter avec respect son roi. Donc, force est de constater que La Motte rejoint ici Perrault et sa lecture politique de cette scène importante de l’épopée. Mais, cette interprétation ne se retrouve pas dans le Nouveau Mercure galant. Toutefois, il faut aussi noter la prudence énorme avec laquelle Perrault et La Motte abordent ce sujet délicat. Le simple fait d’admettre que l’on puisse critiquer un monarque semble les horrifier 32 . L’abbé Jean-François de Pons partage entièrement cette opinion et ceci constitue une des raisons pour laquelle la lecture de l’Homère vengé de François Gacon le révolte. Ce pamphlet du défenseur d’Homère paraît en avril 1715 et, déjà dans le Nouveau Mercure galant de mai 1715, Pons réplique 33 - c’est la deuxième apparition de la dispute d’Achille et d’Agamemnon dans la revue. Au niveau politique, une comparaison choque particulièrement Pons et, probable‐ 46 Partie I - Dimension politique 34 Ibid., mai 1715, p. 95. 35 François Gacon, Homere vengé ou Reponse a M. de La Motte sur l'Iliade, Paris, Étienne Ganeau, 1715, p. 166 : il continue par l’analyse d’« une autre objection calomineuse ». 36 Voir Emmanuel Bury, « Bossuet orateur », dans Gérard Ferreyrolles, Béatrice Guion, Jean-Louis Quantin (dir.), Bossuet, Presses de l'Université de Paris-Sorbonne, 2016, p. 199-249, ici p. 234. ment pour en montrer la démesure, il la reproduit dans sa réfutation de l’Homère vengé donnant de cette manière la parole à Gacon : [O]n peut même avancer que son Achille, est du moins aussi sage que bien des Heros de nostre temps. Le Prince de Condé, M. de Turenne ne se sont-ils pas portez à des excés beaucoup plus condamnables, & cependant qui oseroit nier que ces grands Hommes ne soient des Heros propres à être chantez par des Poëtes 34 . Gacon, qui cherche à défendre Achille, sans pourtant approuver les injures que le fils de Thétis adresse à Agamemnon, se pose la question de savoir si les héros de son propre temps sont réellement meilleurs ; ainsi, il met les Modernes face aux côtés sombres de leur époque et suggère que le siècle de Louis XIV est pire : selon lui, le « Prince de Condé » - Louis II de Bourbon-Condé, aussi connu comme le Grand Condé - et « M. de Turenne » - Henri de la Tour d’Auvergne, vicomte de Turenne - ont commis des crimes bien plus graves qu’Achille. Cependant, Gacon s’arrête là et, faisant preuve de prudence, il ne va pas plus loin dans sa comparaison 35 , mais un lecteur averti comprend probablement son raisonnement : le héros de l’Iliade a peut-être voulu tirer son épée et attaquer Agamemnon, son roi, mais a finalement renoncé à cet affront et, encore plus important, il n’a jamais renforcé le camp troyen. Or, c’est justement ce que les deux généraux français ont fait ; ils ont rejoint la Fronde, pris les armes et combattu contre leur monarque. Ces péchés des deux illustres nobles furent pourtant pardonnés et le Grand Condé eut même droit à une oraison funèbre de Jacques-Bénigne Bossuet 36 . Ne doit-on donc pas fermer les yeux sur ce bref accès de rage d’Achille ? Par conséquent, Gacon semble reprocher à La Motte, à qui il adresse son livre, d’utiliser deux mesures et d’être plus sévère envers le héros d’Homère. Et cela malgré le fait qu’Achille ait vécu dans une époque plus brutale et moins civilisée que le Grand Condé et Turenne - à condition que l’on suive la logique des Modernes développée notamment dans « Le Siècle de 47 1. Questions sociétales : un pouvoir centralisé et fort 37 Dans « Le Siècle de Louis le Grand », Perrault explique la supériorité de son époque, par exemple, de cette manière : « Cependant si le Ciel favorable à la France/ Au siècle où nous vivons eût remis ta naissance [il s’adresse ici à Homère],/ […] Ta verve aurait formé ces vaillants demi-dieux/ Moins brutaux, moins cruels, et moins capricieux », voir Charles Perrault, « Le Siècle de Louis le Grand », dans Lecoq, Querelle, op. cit., p. 256-273, ici p. 260-261. 38 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., mai 1715, p. 96. 39 Ibid., p. 58. 40 Ibid., p. 56-57. 41 Ibid., p. 316. 42 D‘autres exemples d’un emploi potentiellement ambigu des exemples historiques seront évoqués ultérieurement. 43 Ibid., mars 1715, p. 325. Louis le Grand » de Charles Perrault 37 . Implicitement, Gacon suggère donc que l’Antiquité fut supérieure au XVII e siècle français. Sans surprise, Pons voit les choses autrement. Il qualifie ce passage de l’Homère vengé de « trait […] calomnieusement insolent 38 ». Pourtant, il ne précise pas comment il arrive à cette conclusion : Pons est-il dégouté des révoltes des nobles français ou n’approuve-t-il pas que Gacon rappelle ce passé peu glorieux du royaume ? Certainement les deux ; il ne s’exprime pas à ce sujet, mais son message est néanmoins clair. Sa condamnation de l’Homère vengé est soutenue par Hardouin Le Fèvre de Fontenay. Dans la transition précédant la « dénonciation 39 » rédigée par Pons, il qualifie déjà le livre de Gacon de « tissu grossier d’injures 40 » - créant des attentes précises chez les lecteurs de son périodique - et, avant de conclure ce numéro de la revue, il inclut encore une « apostille » annonçant que les passages choquants de l’Homère vengé sont censurés 41 . Ainsi, en ce qui concerne cette dimension politique de l’Iliade, il est évident qu’Hardouin Le Fèvre de Fontenay et principalement Jean-François de Pons suivent Charles Perrault et Houdar de La Motte. Cependant, leur réaction face aux provocations de François Gacon reste l’unique occasion à laquelle le Nouveau Mercure galant montre le potentiel révolutionnaire d’une certaine lecture de l’Iliade  42 . Ce silence presque absolu souligne sans aucun doute l’orientation conservatrice du périodique. Celle-ci est également soutenue par d’autres contributions qui transmettent la fiction de l’utilité militaire de la noblesse. Ainsi, certains passages de l’Iliade sont critiqués car ils portent préjudice à cet idéal. Thémiseul de Saint-Hyacinthe, l’auteur du Chef-d’œuvre d’un inconnu, écrit, par exemple, une lettre à Hardouin Le Fèvre de Fontenay qui est publiée dans le Nouveau Mercure galant de mars 1715. Saint-Hyacinthe y reproche à Homère de comparer Ajax, « un Heros combattant & donnant l’exemple & de l’émulation à son parti 43 », à un « âne 48 Partie I - Dimension politique 44 Ibid. Ce passage gêne aussi Houdar de La Motte. Dans son Discours sur Homère, il l’explique pourtant davantage en prenant en considération toute la scène, c’est-à-dire et les soldats troyens qu’Homère compare à des enfants et Ajax qui est présenté comme un simple âne. Après quelques réflexions qui paraissent assez équilibrées, La Motte arrive à la conclusion suivante : « Malgré cette justification, la comparaison me blesse encore un peu par les enfants et la gourmandise opiniâtre de l’âne ; car, en tout temps et en tout pays, ces images ne répondent pas assez noblement à la valeur obstinée d’Ajax et à la fureur de ses ennemis », voir La Motte, « Homère », op. cit., p. 204. D’ailleurs, il convient de noter le présentisme dont La Motte fait preuve ici : « en tout temps » montre bien qu’il suppose que sa compréhension de ce passage est universelle et qu’on l’a toujours comprise de la même façon. On reviendra plus tard à ce problème qui ne peut pas être approfondi davantage ici. 45 Furetière, op. cit., entrée « ASNE », tome I, p. 141. 46 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., août 1715, p. 102-103. 47 Ibid., p. 103-104 : « Diomede secondé par Minerve mettoit en deroute l’armée Troyene, à qui par conséquent Hector se trouvoit plus necessaire que jamais ; que fait le sage Helenus dans cette extremité ? il conseille à Hector de rallier les Troyens, d’abandonner ensuite le combat & d’aller à Troye avertir Hecube d’offrir un sacrifice à Minerve pour l’appaiser. » Comme Hardouin Le Fèvre de Fontenay l’indique en se référant au titre précis du Discours sur Homère, ce passage est emprunté - mot par mot - à La Motte, voir La Motte, « Homère », op. cit., p. 181. 48 Hardouin Le Fèvre de Fontenay y copie les Réflexions sur la critique de La Motte, mais il saute certains mots, phrases ou parties. Dans la suite, ces omissions de Le Fèvre de Fontenay sont mises en italique et ses ajouts en caractères gras ; de petites différences affamé 44 ». Un coup d’œil dans le Dictionnaire universel d’Antoine Furetière montre pourquoi Saint-Hyacinthe n’approuve pas cette comparaison. Selon Furetière, un âne est « paresseux, laborieux & stupide 45 » - des qualités plutôt douteuses qu’on n’attribue normalement ni à un héros ni à un noble. Au lieu d’abaisser d’une telle manière les ascendants des chevaliers et nobles français, Saint-Hyacinthe propose au contraire de louer leur courage exemplaire sur le champ de bataille. Hardouin Le Fèvre de Fontenay partage ce point de vue. Dans la livraison d’août 1715, il dénonce la conception défectueuse d’Hector qui ne ressemble pas à un caractère chevaleresque puisqu’il fuit à plusieurs reprises soit le combat soit le duel avec Achille. Sans surprise, le responsable de la revue est outré par Jean Boivin qui ose défendre le fils de Priam. Le Fèvre de Fontenay : Je ne puis cependant pas me resoudre à me taire sur le chapitre des Heros, sans exposer sous les yeux de mon Lecteur les graves raisons de l’Apologiste [Boivin], pour disculper Homer du sot rôle qu’il fait joüer à Hector dans les 2. Rencontres les plus importantes de son Poëme 46 . Puis, Le Fèvre de Fontenay cite le Discours sur Homère de La Motte 47 et ses Réflexions sur la critique  48 pour prouver que Boivin a tort ; il est impossible 49 1. Questions sociétales : un pouvoir centralisé et fort - surtout l’orthographe - sont pourtant ignorées : « En quoi, s’il vous plaît, faites-vous consister la sagesse d’Helenus ? dans le conseil de rétablir le combat ? il est en effet fort bon, mais pourqouy l’ordre d’aller à Troye dés que le combat sera retabli ? Hector sera-t’il moins necessaire alors pour profiter de l’avantage regagné ; que deviendra vraysemblablement sa victoire s’il ne la poursuit ? & puisque l’on a osé fuir en sa presence, y a-t-il lieu d’esperer qu’on sera plus ferme quand on le verra plus. Il falloit, dites-vous, envoyer pour le sacrifice, qui par parenthèse ne produit rien, un homme aussi autorisé qu’Hector. Quoi donc Madame n’y avoit il pas des Heraults dans l’armée, des hommes destinez exprés pour faire ses fonctions. Quand Pâris doit combattre contre Ménélas, et qu’il faut aller avertir Priam de venir offrir un sacrifice, et jurer la paix aux conditions convenues, lui envoie-t-on d’autres hommes que ces hérauts, quoique Hector eût pu alors abandonner l’armée sans imprudence, puisqu’on avait suspendu les combats ? En vérité plus je médite, plus je suis frappé de l’imprudence d’Hélénus. Voyons à présent, Madame, si Hector a plus de raison. Il obéit, dites-vous, à son frère qui était devin, et par conséquent très respectable. Ne semble-t-il pas qu’il fallût se soumettre aveuglément aux ordres de ces devins ? Polidamas n’estoit-il pas un Devin, un Prophete accredité. Cependant lorsque dans la suite il conseille à Hector de rentrer dans Troye sous peine des plus grands malheurs [et qu’il lui annonce de l’air le plus prophétique les malheurs qui arriveront s’il s’obstine à demeurer hors des murs, malheurs qui arrivent en effet, ce qui prouve en passant que Polydamos était mieux inspiré qu’Hélénus dont l’ordre n’a point eu de suite], ce heros y resiste sans scrupule, & il traite hardiment de chimere son inspiration prétenduë. Hector est bien malheureux en conduite, il resiste quand il faudroit obéïr, & il obéit quand il faudroit resister », voir Houdar de La Motte, « Réflexions sur la critique », dans id., Textes, op. cit., p. 239-412, ici p. 320, et Le Fèvre de Fontenay, op. cit., août 1715, p. 105-107. 49 Ibid., p. 107-109. d’excuser le comportement du dauphin de Troie. Le responsable de la revue termine cette démonstration empruntée à La Motte - ce qui illustre d’ailleurs bien le manque d’innovation du Nouveau Mercure galant - par un plaidoyer contre la lâcheté dangereuse d’Hector : Une pareille lâcheté, dites-vous [Boivin], suivant les principes d’Homere n’en est pas une, il y est entraîné par un mouvement volontaire, ne faisant que suivre l’impression d’une force majeure qui est la volonté de Jupiter. Si Homere a eû pour but d’instruire, comme ses admirateurs n’en doutent nullement, il auroit dû prevoir qu’avec cette belle raison d’une force majeure qui nous necessite, tous les lâches par la suite pourroient en conscience se couvrir de l’autorité du Poëte, en declarant qu’ils n’avoient pas pû se comporter autrement, car telle estoit la volonté de Jupiter. Cette maxime une fois reҫûë, est évidemment une des plus dangereuses qu’il y ait pour le maintien de la société 49 . Certes, Hardouin Le Fèvre de Fontenay reproduit ici simplement des idées déjà exprimées ailleurs par Charles Perrault et Houdar de La Motte, mais il a le mérite de le dire clairement : les héros de l’Iliade ne sont pas exemplaires et remettent en 50 Partie I - Dimension politique 50 La Motte, par exemple, ne s’intéresse que peu à l’ami et compagnon d’Achille, même s’il juge Patrocle plutôt positif et son destin intéressant. Dans son Discours sur Homère, il écrit : « Pour moi, je fais durer l’erreur des Troyens qui prennent Patrocle pour Achille. C’est dans cette idée que Sarpédon l’attaque, et il en devient plus intéressant par le péril où il croit s’exposer, comme Patrocle en est plus grand par l’erreur que cause toujours son courage », voir La Motte, « Homère », op. cit., p. 233. Le désintérêt de La Motte pour Patrocle peut aussi expliquer son absence dans le Nouveau Mercure galant qui suit énormément le Moderne. 51 Voir, par exemple, Le Fèvre de Fontenay, op. cit., août 1714, table des matières. Dans un souci d’harmonisation de l’orthographe, nous avons pourtant choisi de rapprocher la manière d’écrire cette rubrique des « Articles des morts » et des « Articles des mariages ». question la fiction chevaleresque que la monarchie cherche à faire perdurer. Si on se souvient de la mise en scène de Louis XIV que Pierre Mignard portraiture deux fois - en 1673 et en 1692 - comme chef de guerre victorieux, il devient évident que l’image d’un fils de roi qui fuit devant un combat est inconcevable ; en quelque sorte, Hector devient le contre-modèle de tout ce qui caractérise la monarchie absolue française. In extremis, prendre le parti d’Hector peut être considéré comme la formulation d’une image alternative de la royauté. Afin de conclure, il faut souligner l’image négative que les contributeurs au Nouveau Mercure galant peignent des héros homériques. La question du courage illustre parfaitement ce constat. Dans les contributions relatives à la Querelle d’Homère, les Modernes dénoncent systématiquement les défauts des héros grecs et troyens, mais ils n’évoquent pas d’exemples positifs qui, comme Patrocle, font preuve d’un courage hors norme 50 . Ce rôle est attribué à des nobles français comme nous le verrons par la suite. Il s’agit certainement plus d’une coïncidence que d’une véritable stratégie rhétorique d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay, mais cette dichotomie renforce néanmoins le message politique développé par les Modernes et s’inscrit dans une logique globale : la France de Louis XIV - et celle de ses prédécesseurs - est supérieure à l’Antiquité. Les bons nobles Après avoir étudié les textes traitant directement de la querelle, il faut encore élargir le champ de recherche. La fiction chevaleresque se retrouve également dans d’autres textes du Nouveau Mercure galant. Or, si les Modernes dénoncent le manque de ces qualités dans l’Iliade, les contributeurs du périodique n’oublient pas de les illustrer également d’une façon plus positive à d’autres endroits - notamment dans les comptes rendus des « Dons du roi 51 », dans les « Articles des morts » et dans les « Articles des mariages » ou encore dans les nouvelles galantes. 51 1. Questions sociétales : un pouvoir centralisé et fort 52 Camille Esmein-Sarrazin, « Introduction », dans ead. (dir.), Poétiques du roman. Scudéry, Huet, Du Plaisir et autres textes théoriques et critiques du XVII e siècle sur le genre roma‐ nesque, Paris, Champion, 2004, p. 9-50, ici p. 17. Pour plus d’information concernant le genre romanesque et son importance dans le Nouveau Mercure galant, il faut consulter la Partie II - Dimension esthétique. 53 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., mai 1714, p. 35. 54 Ibid., p. 27-28. 55 Ibid., p. 28-30. 56 Ibid., p. 30-31. 57 Furetière, op. cit., entrée « CHEVALERIE », tome I, p. 388, et entrée « CHEVALIER », tome I, p. 389. Bien que l’on assiste à un abandon progressif des aventures héroïques 52 , certains caractères chevaleresques ont pourtant survécu. La livraison de mai 1714 en constitue un bon exemple. L’auteur inconnu de la nouvelle galante y raconte l’histoire de la fille d’un noble de campagne, Pelagie. Afin de mettre en route l’intrigue, le narrateur raconte comment la jeune femme rencontre son futur mari, un certain Chevalier de Versan 53 , en se promenant au bord de la Loire : [E]lle apperceut au milieu de l’eau un petit batteau découvert, dans lequel étoient deux femmes, un Abbé, & le marinier qui les conduisoit à Tours : mais soit que ce bateau ne valust rien ou que quelque malheureuse pierre en eust écarté les planches, en un moment tout ce miserable équipage fut enseveli sous les eaux. De l’autre costé de la rivière deux cavaliers bien montez se jetterent à l’instant à la nage pour secourir ces infortunez 54 . Cependant, cette opération de sauvetage tourne au fiasco ; seulement une passagère du bateau peut être sortie de la Loire et un des deux cavaliers faillit même se noyer 55 . D’un point de vue dramatique, cette catastrophe a cependant le mérite de souligner la valeur du Chevalier de Versan qui, malgré le danger, n’hésite pas à se jeter dans le fleuve ; Pelagie tombe tout de suite sous son charme : « L’intrepidité du liberateur, sa prudence, ses soins & sa bonne mine passerent sur le camp pour des merveilles aux yeux de Pelagie 56 . » Par la suite, elle l’épousera, mais ce qui est intéressant d’un point de vue politique, c’est principalement le fait que le beau cavalier représente parfaitement les critères de la chevalerie. Antoine Furetière, par exemple, explique qu’un chevalier digne de ce nom incarne la bravoure et qu’il sert et protège une dame 57 . Ce modèle idéal est également développé dans d’autres nouvelles galantes. Dans le Nouveau Mercure galant de juin 1714, Hardouin Le Fèvre de Fontenay publie une lettre écrite de la campagne d’Italie - une partie de la guerre de 52 Partie I - Dimension politique 58 Notons en passage que le prince Eugène de Savoie-Carignan force les troupes françaises à quitter l’Italie en 1706. L’histoire galante du Nouveau Mercure galant est donc un peu vieillie, voir Fadi El Hage, « Le Duc de Vendôme en Italie », dans Hervé Drévillon, Bertrand Fonck, Jean-Philippe Cénat (dir.), Les Dernières Guerres de Louis XIV (1688-1715), Presses universitaires de Rennes, 2017, p. 191-203, ici p. 201. 59 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juin 1714, p. 29-30. 60 Ibid., p. 56-57. 61 Ibid., p. 58. 62 Furetière, op. cit., entrée « SERPENT », tome III, p. 420. 63 Même si le serpent est souvent malin, cette restriction est importante puisque le serpent peut également, mais rarement, incarner la sagesse d’une manière positive, voir Michael Ferber, A Dictionary of Literary Symbols, Cambridge University Press, 2000, p. 186. succession d’Espagne 58 . Il s’agit là de l’histoire d’amour de Vespasia Manelli et d’Olivier de la Barriere, probablement le contributeur anonyme qui l’a envoyée à la revue 59 . La scène qui est intéressante dans l’optique politique choisie dans cette sous-partie se déroule au moment du départ de Vespasia qui veut fuir sa maison paternelle à Mantoue, où elle vit prisonnière, et rejoindre la villa de sa tante à la campagne grâce à l’aide d’un certain Valerio qui prétend vouloir soutenir ses projets. Afin de quitter la ville et accompagnée par une amie, elle se cache, pour fuir par la suite dans un carrosse envoyé par Valerio. Voici ce que Vespasia raconte : Je m’étois […] retirée avec Leonor [mise en italique dans l’original] dans un cabinet sombre […]. Je commenҫois déjà même à m’ennuyer de ne le pas voir arriver, lorsque tout à coup je fus saisie de crainte & d’horreur, à la vûë d’un serpent d’une grosseur énorme. Je vis ce terrible animal sortir d’un trou […]. Je poussai aussitôt un grand cri, qui lui fit tourner la tête de mon côté ; je tombai à l’instant, & je m’évanoüis. Cependant ces Messieurs [Olivier de la Barriere et un ami], qui se promenoient alors assez près du cabinet, vinrent à mon secours 60 . C’est le « Seigneur Olivier 61 » qui réussit à vaincre le monstre et à sauver les deux femmes. De plus, Vespalia souligne bien le courage du chevalier français qu’elle épousera à la fin de cette nouvelle. Ici, les lecteurs du Nouveau Mercure galant retrouvent un motif classique de la littérature chevaleresque - tout comme les dragons qui ne sont que « des serpents aislés 62 », sachant que les serpents incarnent en général le mal 63 . Grâce à son exploit, Olivier devient donc un nouveau Saint Michel ou Saint Georges, c’est-à-dire un chevalier exemplaire qui délivre une femme en danger - un parfait héros altruiste. En outre, cette impression est soutenue par le titre du sauveur : « Seigneur » qui renvoie à la noblesse. De plus, la valeur du héros noble - et donc de la chevalerie - est encore 53 1. Questions sociétales : un pouvoir centralisé et fort 64 Il est difficile de dire qui a écrit les « Articles des morts » et les « Articles des mariages ». Dans le Nouveau Mercure galant de juillet 1715, Hardouin Le Fèvre de Fontenay évoque un généalogiste qui les lui fournit : « [ J]e me vois malheureusement obligé de vous dire que je n’ay pû me dispenser de me broüiller pour la dixiéme fois avec mon Genealogiste. Il a ses visions, j’ay les miennes », voir Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juillet 1715, p. 237-238. Malheureusement, il n’explique pas davantage leur coopération. 65 Sans revenir ici sur toute la tradition du genre épidictique - suite aux explications de Laurent Pernot qui souligne « le sens très large » d’epideixis et d’epideiknusthai, nous préférons le terme qui en est déduit aux mots « encomiastique » ou panêgurikos -, il faut cependant noter qu’il s’agit, depuis l’Antiquité, de textes très codifiés, notamment dans le cas de l’éloge funèbre, voir Laurent Pernot, La Rhétorique de l'éloge dans le monde gréco-romaine, Paris, Institut d'Études Augustiniennes, 1993, 2 volumes, tome I, p. 36-53 et p. 248. renforcée par le caractère jaloux et égoïste de Valerio qui tente, dans la suite, d’enlever lâchement Vespasia et Leonor. Le jeune Chevalier de Versan, dont le caractère s’assombrira peu à peu pendant l’histoire, et Olivier de la Barriere sont cependant les exceptions qui confirment la règle et la grande majorité des nouvelles galantes se passent d’un personnage chevaleresque ainsi que de monstres, mais cet aspect sera davantage approfondi dans la partie « Dimension esthétique ». L’image du bon chevalier courageux, en revanche, se trouve également dans les « Articles des morts » et dans les « Articles des mariages ». Dans chaque livraison du Nouveau Mercure galant, les lecteurs peuvent trouver des contribu‐ tions qui résument les mariages et les décès du mois passé 64 . Sans entamer une analyse quantitative de ces textes, qui occupent en général quelques dizaines de pages d’un périodique, la question de savoir dans quelle mesure les « Articles des morts » et les « Articles des mariages » contribuent à la diffusion d’une certaine idée de la noblesse sera abordée. Il paraît par ailleurs légitime d’étudier ici deux phénomènes si différents - l’un triste et l’autre heureux - dû à la structure homogène de ces contributions qui s’inscrivent dans la tradition du genre épidictique qui date de l’Antiquité gréco-latine 65 - mais nous y reviendrions après une étude de ces textes : tout d’abord, le généalogiste d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay annonce toujours la nouvelle ; dans le cas d’un défunt, la phrase classique est « quelqu’un mourut tel ou tel jour ». S’il s’agit d’un hymen, elle est présentée sous cette forme : « [Q]uelqu’un a épousé tel ou tel jour telle ou telle dame. » Et, bien souvent, l’auteur de ces articles ajoute directement aux noms des personnes d’autres informations, comme les titres de l’époux. Puis, - peu 54 Partie I - Dimension politique 66 Il faut noter que ces contributions varient énormément ; si le faire-part de mariage de Louis de Melun et de Mademoiselle d’Albert couvre quatre pages entiers, voir le Le Fèvre de Fontenay, op. cit., mars 1716, p. 33-36, et celui de Louis-Pierre d’Hozier de Serrigny et de Marie Anne Robillard environ six pages, voir ibid., mai 1716, p. 280-286, l’annonce des noces d’Anne de Balaine et de « Damoiselle d’Aquin Châteauregnard » n’occupe qu’une bonne page, voir ibid., juin 1716, p. 162-163. Quant aux notices nécrologiques, les différences sont encore plus grandes. Il y a des avis de décès qui ont une longueur de quelques lignes, comme, par exemple, celui de Magdelaine-Franҫoise Cesar : « Dame Magdelaine-Franҫoise Cesar, Epouse de Messire Pierre Jean Cherré, Maître des Comptes, mourut le 18. Avril », voir ibid., mai 1716, p. 264. Et d’autres faire-part de décès sont plus détaillés. Dans la suite, il sera encore question de celui de Claude de Longüeil qui est d’environ 20 pages, voir ibid., septembre 1715, p. 237-251, et octobre 1715, p. 205-210 - il s’agit de quelques précisions et informations supplémentaires. 67 Leferme-Falguières, op. cit., p. 88. 68 Roche, op. cit., p. 360. 69 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., novembre 1715, p. 181. Ou encore un autre exemple de juillet 1716 : « [L]a noble & ancienne Maison des Ysoré, dont on trouve des monuments dés l’an 1145 », voir ibid., juillet 1716, p. 184. 70 Ibid., novembre 1715, p. 194. Voici une formulation similaire de la livraison de juin 1714 : « La maison dont il étoit issuë est distinguée par son ancienneté & par ses alliances », voir ibid., juin 1714, p. 135. importe, s’il s’agit un décès ou un mariage - le généalogiste résume l’histoire de la famille ou des familles en question en entrant plus ou moins dans les détails 66 . Dans les réflexions précédentes, il a déjà été souligné que le courage est une qualité essentielle d’un noble et cet élément-clé est - sans surprise - également présent dans cette rubrique spécifique, mais typique du Nouveau Mercure galant. Cependant, à la bravoure s’ajoute encore l’ancienneté d’une famille comme critère important. Selon Frédérique Leferme-Falguières, la question du sang est primordiale car elle permet à la vieille noblesse d’épée de se distinguer des nouveaux parvenus : « C’est la réaction classique d’une élite qui éprouve le besoin de renforcer les critères d’admission en son sein, lorsqu’elle se sent menacée 67 . » Les défenseurs des privilèges de l’aristocratie s’appuient également sur cet argument dans les remontrances de 1776 en rappelant qu’ils soutiennent la monarchie « depuis tant de siècles 68 ». Somme toute, plus ancienne est une famille et mieux elle est perçue d’un point de vue social et politique. Il n’est donc guère étonnant de voir se multiplier des formules telles qu’« une ancienne maison 69 » ou « d’une tres-bonne & tres-ancienne noblesse de cette Province 70 » pour caractériser en quelques mots l’importance d’une famille noble. Cependant, sans étudier les histoires de toutes les familles évoquées, il reste difficile de comprendre a posteriori les critères exacts selon lesquels ce qualificatif positif est attribué aux différentes maisons. Un bon exemple 55 1. Questions sociétales : un pouvoir centralisé et fort 71 Ibid., décembre 1715, p. 249. Les blancs illustrent le souci de véracité. Toujours quand le généalogiste du Nouveau Mercure galant ne semble pas être sûr, il se tait et laisse un espace vide. De plus, il indique parfois ses sources et renvoie ses lecteurs, par exemple, à la « Genealogie qui en est rapportée dans l’Histoire des grands Officiers de la Couronne, au Chapitre des Maréchaux de France », voir ibid., p. 233, ou au Nobiliaire de Champagne, voir ibid., mars 1716, p. 24. Et le généalogiste - ou Hardouin Le Fèvre de Fontenay lui-même, c’est difficile à déterminer - s’excuse même s’il y a oublié des détails ou commis des erreurs, voir, par exemple, ibid., octobre 1715, p. 205. 72 Ibid., décembre 1715, p. 250. 73 En ce qui concerne l’hôtel de Matignon, il ne fut acheté qu’en 1723 par cette famille noble. L’histoire du bâtiment est résumée dans le Dictionnaire historiques des rues de Paris : « Cet hôtel […] a été commencé, en 1721, par Jean Courtonne, pour le quatrième fils du maréchal de Luxembourg, le ‘tapissier de Notre-Dame’ : Christian-Louis de Montmorency, duc de Luxembourg, puis prince de Tingry […]. Le prince de Tingry vendit cet hôtel, en 1723, alors qu’il n’était pas achevé […]. Il l’avait vendu à Goyon de Matignon, comte de Thorigny, gouverneur de la Normandie, époux de sa propre nièce. Il mourut en 1725 et ce fut son fils, Jacques-François, époux de la fille aînée du prince de Monaco, qui fit terminer l’hôtel », voir Jacques Hillairet, Dictionnaire historique des rues de Paris, Paris, Éditions de Minuit, 1997, 2 volumes, tome II, p. 597. est néanmoins présent dans la livraison de décembre 1715 où les lecteurs découvrent le faire-part de mariage de « Messire ______ [blanc dans l’original] de Matignon, Comte de Thorigny » qui « a épousé le ____ [blanc dans l’original] Novembre Damoiselle ______ [blanc dans l’original] Grimaldi 71 ». Par la suite, le généalogiste du Nouveau Mercure galant précise que « la Maison de Grimaldi […] [est] l’une des plus anciennes, des plus illustres & des plus puissantes Maisons de Genes : Pour celle de Matignon, dont le veritable nom est Goyon, elle est une des plus anciennes & des plus illustres du Royaume 72 ». Même au XXI e siècle, le prestige des deux familles reste ostensible : un descendant des Grimaldi continue de régner sur Monaco, cette principauté au bord de la Méditerranée, et l’hôtel parisien de la maison normande de Matignon est devenu le siège des premiers ministres français de la V e République 73 . Dans ce cas précis, la vénération semble donc justifiée, mais le généalogiste du Nouveau Mercure galant se passe d’illustrer ces affirmations. Ainsi, ces rappels de l’ancienneté paraissent être un lieu commun qui se retrouve pourtant dans la plupart des livraisons de la revue. D’autres contributions mettent plus amplement en scène les moments les plus importants des dynasties nobles et racontent leurs histoires depuis le Moyen Âge. La notice nécrologique de Claude de Longüeil qui mourut « le 22. D’Aoust 56 Partie I - Dimension politique 74 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., septembre 1715, p. 237. Cette information contredit la livraison d’août 1715, voir ibid., août 1715, p. 314-315 : « Messire de Louis de Longuëil, Marquis de Maisons & de Poissy, Président à Mortier du Parlement, mourut le 22. âgé de 48. ans. […] On s’étendra davantage sur cet article le mois prochain. » Pourtant, au vu de l’importance de la notice, nous supposons que les informations de septembre sont correctes. 75 Ibid., septembre 1715, p. 237-251 et octobre 1715, p. 205-210. Il s’agit de quelques précisions et informations supplémentaires. 76 Ibid., septembre 1715, p. 238. 77 Ibid., p. 241-242. 78 Normalement, le généalogiste d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay n’annonce pas la cause du décès dans les notices nécrologiques du périodique ; la seule exception constitue les nobles qui sont tombés lors d’une bataille et qui incarnent donc parfaitement l’image courageuse de la chevalerie, voir le cas de Magdelaine Colbert. Dans sa notice nécrologique publiée dans la livraison d’octobre 1714, sa façon de mourir n’est pas décrite. Contrairement à celle d’un autre membre de sa famille : « M. le Marquis de Vaubru […] tué au combat d’Altenheim, en Allemagne l’an 1675 », voir ibid., octobre 1714, p. 296. [1715] âgé de 47 ans 74 » occupe, par exemple, environ 20 pages 75 . De cette manière, son avis de décès constitue une véritable chronologie familiale et retrace également les grandes étapes de l’histoire française. Selon le généalogiste du Nouveau Mercure galant, l’histoire des Longüeil a commencé au XI e siècle : « Le I. de cette maison dont les Historiens fassent mention est Adam Sire de Longüeil Chevalier Banneret qui accompagna Guillaume le Conquêrant Duc de Normandie en sa conqueste d’Angleterre l’an 1066 76 . » Puis, les lecteurs de la revue apprennent les noms des descendants d’Adam de Longüeil à travers les siècles sans qu’un événement majeur soit évoqué. Si cette forme de narration est plutôt monotone, elle a pourtant le mérite de souligner la filiation directe depuis 1066 et prouve donc mieux que toute formulation stéréotype l’ancienneté de la maison de Longüeil. Cette histoire familiale devient pourtant plus dramatique lors de la guerre de Cent Ans ; elle demande un lourd tribut à la famille qui assiste à pratiquement tous ses tournants : Geoffroy Marcel I. […], Chevalier de l’Ordre de l’Etoile, […] fut tué à la bataille de Poitiers en 1356. avec deux de ses fils. Guillaume III. son fils […] tué avec son frere & son fils aîné en la bateille d’Azincourt. […] Richard Olivier, Cardinal […] [d]éputé par le Pape Calixte III. pour revoir le Procès de la Pucelle d’Orleans 77 . Après cette violente période pendant laquelle les Longüeil ont prouvé leur courage en participant à bien des batailles et n’ont pas hésité à sacrifier leur vie pour défendre le royaume de France 78 , la maison continue à se distinguer ; ses membres brillent principalement en tant que diplomates auprès de différentes cours européennes, mais on trouve également au sein de cette famille un homme 57 1. Questions sociétales : un pouvoir centralisé et fort 79 Ibid., septembre 1715, p. 246. 80 Ibid., p. 248. 81 Ibid., mai 1715, p. 188. 82 Même si la France a exercé une influence croissante sur la Bretagne depuis le Moyen Âge central, elle ne fut intégrée officiellement au royaume qu’en 1532. Mais déjà avant cela, les nobles bretons se sont rapprochés du pouvoir royal français : Jean Kerhervé explique qu’ils ont servi « dans l’armée française quand le duché, souvent en marge de la guerre, ne suffit pas à les occuper » et que, dans les guerres du duché contre le royaume français, les grandes familles de l’aristocratie bretonne n’ont pas hésité à soutenir ouvertement l’envahisseur. Il s’agit donc des relations compliquées entre les deux entités politiques et il faudrait plus de temps et de pages pour traiter d’une façon plus appropriée ce problème, voir Jean Kerhervé, « Des nobles en général aux nobles en Bretagne en particulier », dans id. (dir.), Noblesses de Bretagne. Du Moyen Âge à nos jours, Presses universitaires de Rennes, 1999, en ligne : http: / / books.openedition.org.b ases-doc.univ-lorraine.fr/ pur/ 22851, p. 9-19, ici paragraphe 20 de l’édition opensource. 83 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., août 1715, p. 316-317. de lettres, tel que le « fameux Christophe Longuëil [sic] qui s’est distingué dans les Lettres 79 » ou de nouveau des militaires - « Macé de Longuëil [sic] […] & […] Nicolas, qui ont servi jusqu’à la Paix de Riswick 80 ». Force est de constater que les Longüeil forment une famille exemplaire de la noblesse française - du moins selon les critères de la fiction chevaleresque mise en avant tout au long du XVII e et XVIII e siècle : l’ancienneté et le courage qui les distinguent clairement d’un Hector qui fuit à plusieurs reprises le danger. Servir depuis longtemps le roi français et le royaume constitue donc un modèle. Il est pourtant intéressant de constater que l’appartenance à la vieille noblesse de sang forme un atout en soi et cela indépendamment de l’origine géographique de la famille en question. Ainsi, en mai 1715, le généalogiste du périodique écrit dans l’avis de décès de Marie-Anne d’Acigné : [L]a Maison d’Acigné dont elle sortoit, est une des plus illustres & des plus anciennes de Bretagne ; tous les Auteurs qui en ont parlé ont prétendu qu’elle estoit une branche de celle des anciens Seigneurs de Vitré, puînez des anciens Comtes de Rennes & Ducs de Bretagne, avant l’an 992 81 . L’origine bretonne, donc en principe étrangère, est sans importance. Ce qui compte, en revanche, c’est l’appartenance à la branche cadette d’une vieille fa‐ mille noble du duché 82 . La même indifférence à l’égard de l’origine géographique peut être observée dans le cas de Conrad de Rosen qui « estoit originaire de Livonie » et qui « vint en France servir sous son parent le General de Rosen […] & se dévoua comme luy au service du Roy 83 ». Sans aucun doute possible, il peut être décrit comme un aventurier qui réussit dans l’armée de Louis XIV et reҫoit même des titres de noblesse. Or, son seul mérite ne suffit pas ; afin de 58 Partie I - Dimension politique 84 Ibid., p. 316. 85 Ibid., p. 318. 86 Ibid., p. 319. Si l’auteur de cette notice nécrologique tient à souligner l’ascendance de Conrad de Rosen d’une vieille famille livonienne, il ne se heurte pas au côté fonceur du défunt : risquer sa vie en duel ou jouer sa fortune sont donc des passe-temps parfaitement acceptables pour un noble et ils n’empêchent pas le généalogiste d’évoquer « ses actions pleines de raison », voir ibid., p. 326. 87 Pernot, op. cit., tome I, p. 177. 88 Voir Charles Perrault, Les Hommes illustres. Avec leurs portraits au naturel, édition établie par David J. Culpin, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 2003. 89 Voir Jacques-Bénigne Bossuet, Oraisons funèbres, édition établie par Jacques Truchet, Paris, Classiques Garnier, 1961. 90 Voir Caumartin, Louis Franҫois Le Fèvre de, Nobiliaire de Champage. Recherche de la noblesse de Champagne (réimpression de l'édition de 1673), Paris, Firmin Didot Frères, Fils et Cie, 1868. prouver sa valeur et ses qualités, le contributeur rappelle deux fois au lecteur du Nouveau Mercure galant que Rosen fut un noble : tout d’abord, selon lui, Rosen descendrait « de la plus ancienne Noblesse & d’une des meilleures Maisons 84 » de son pays natal et, ensuite, il précise que Rosen - avant d’« estre receu dans les plus illustres Ordres du Royaume 85 » - a présenté des documents du « Roy de Suede […] avec tous les témoignages les plus authentiques de l’ancienneté & de l’illustration de sa Maison 86 ». Ce dernier exemple donne une certaine idée de l’importance de l’appartenance au deuxième ordre et explique également pourquoi les riches membres de la bourgeoisie naissante aspirent à acquérir des titres de noblesse : elle est la condition sine qua non de toute ascension sociale. Or, ces exemples soulignent également un trait particulier de ces éloges à l’égard de la noblesse : la personnalité des défunts et des mariés ne joue guère de rôle. Hormis leur courage et l’ancienneté de leur famille, ni les qualités personnelles, ni les centres d’intérêt ne sont évoqués dans le Nouveau Mercure galant. Contrairement au modèle gréco-romain du genre épidictique qui met l’accent sur « une vision de l’homme 87 » d’une manière plus complète, le périodique se contente, en revanche, de présenter le seul côté public du bon noble, c’est-à-dire le serviteur loyal et fidèle de son roi. De même, le généalogiste de la revue se distingue également de deux illustres contemporains : Charles Perrault et Jacques-Bénigne Bossuet qui présentent de nombreux détails dans leurs biographies élogieuses - Les Hommes illustres  88 et les Oraisons funèbres  89 . Le style austère et sec du Nouveau Mercure galant rappelle en revanche plus une encyclopédie, comme par exemple le Nobiliaire de Champagne de Louis François Caumartin 90 . 59 1. Questions sociétales : un pouvoir centralisé et fort 91 Laurent Pernot explique cela de la manière suivante : « Malgré ces quelques réussites, le bilan global du blâme […] s’avère donc curieusement déficitaire », voir Pernot, op. cit., tome I, p. 489. Si le blâme perdure comme exercice scolaire, surtout à l’époque impériale de la Rome antique, il n’arrive pas à sortir du l’ombre de son « frère jumeau », voir ibid., p. 479. 92 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., août 1715, p. 325. 93 Chaline, op. cit., p. 597. 94 Saint-Victor, op. cit., p. 31. Klaus Malettke souligne que Fénelon incarne le chef de file d’un groupe nobiliaire qui rêve d’une réorientation de la politique royale après la mort du roi, mais qui reste pourtant « loyaliste », voir Malettke, op. cit., p. 349. Ces exemples de la fiction des chevaliers sans fautes et issus de vieilles familles rappellent les soucis des Modernes à perfectionner l’Iliade d’Homère, c’est-à-dire à atténuer les propos gênants et rendre l’opposition entre Achille et Agamemnon moins violente faute de ne pas pouvoir la supprimer complètement au vu de son importance pour l’épopée. La même volonté d’embellissement se manifeste également dans les faire-part de mariage ainsi que dans les notices nécrologiques : tout ce qui est à même de ternir l’image du roi-soleil en est banni. Un souci qui montre bien la dimension politique de ces biographies et portraits de famille. Le généalogiste du Nouveau Mercure galant réduit donc le genre épidictique à sa seule dimension encomiastique ; le blâme déjà peu considéré par les théoriciens et orateurs antiques n’existe pas 91 . L’avis de décès de Conrad de Rosen en constitue un bon exemple. Alors que le généalogiste du Nouveau Mercure galant s’arrête longuement sur l’ascendance noble du militaire, il n’évoque guère la désastreuse campagne militaire de Jacques Stuart en Irlande en 1689 et 1690 que le royaume de France a soutenu et à laquelle Rosen participa en tant que conseiller militaire. Cette expédition n’apparaît qu’indirectement dans une énumération de son avancement dans l’armée : « En 1684, il fut Brigadier, en 1677. Maréchal de Camp, en 1688. Lieutenant General, en 1689. Marchéal d’Irlande, en 1670. Mestre de Camp, […] & en 1705. il fut reҫû Chevalier de l’Ordre du S. Esprit 92 . » Seuls les lecteurs informés peuvent établir le lien entre la très brève évocation de l’Irlande et une des défaites les plus douloureuses du règne de Louis XIV : sur l’île verte, son cousin et prétendant catholique au trône anglais, Jacques Stuart, est forcé de s’incliner devant Guillaume III d’Orange, un prince protestant et grand rival politique du roi français depuis la guerre de la Ligue d’Augsbourg 93 . Une autre absence concerne François de Salignac de La Mothe Fénelon, l’auteur des Aventures de Télémaque et, selon Jacques de Saint-Victor, une des rares voix qui a osé critiquer le roi-soleil lorsque son pouvoir politique et militaire ne pouvait guère être contesté 94 ; dans une lettre à Louis XIV de décembre 1693, Fénelon a notamment dénoncé les guerres coûteuses du 60 Partie I - Dimension politique 95 François Salignac de La Mothe Fénelon, « Lettre à Louis XIV », dans id., Œuvres, édition établie par Jacques Le Brun, Paris, Gallimard, 1983, 1997, 2 volumes, tome I, p. 541-551, ici p. 547-548. Fénelon écrit : « Pendant que vous prenez dans un rude combat le champ de bataille et le canon de l’ennemi, pendant que vous forcez les places, vous ne songez pas que vous combattrez sur un terrain qui s’enfonce sous vos pieds, et que vous allez tomber malgré vos victoires. » 96 Selon Jeanne-Lydie Goré, le quiétisme est « une doctrine qui poussant à l’extrême le concept d’abandon à Dieu en venait à admettre une quasi-dissociation de la personnalité humaine et la non-culpabilité de l’âme ‘abandonnée’ - la partie ‘supérieure’ ignorant les faiblesses imputables à l’inférieure, même dans un contexte objectif de faute », voir Jeanne-Lydie Goré, « Introduction », dans François Salignac de La Mothe Fénelon, Les Aventures de Télémaque, édition établie par Jeanne-Lydie Goré, Paris, Garnier, 2009, p. 9-93, ici, p. 19, pour plus d’information voir Denise Leduc-Fayette, Fénelon et l'amour de Dieu, Paris, PUF, 1996. 97 Goré, « Introduction », op. cit., p. 31-32. 98 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., janvier 1715, p. 182-183. 99 Voir Malettke, op. cit., p. 352-353. Pour comprendre le poids politique des Rohan, on peut aussi consulter Claude Muller, Le Siècle des Rohan. Une dynastie de cardinaux en Alsace au XVIII e siècle, Strasbourg, La Nuée Bleue, 2006. 100 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., septembre 1714, p. 346-348. roi-soleil et prédit les conséquences néfastes de ses victoires éphémères 95 . Certes, cette mise en doute de la politique royale ne lui valut aucune condamnation et Fénelon resta dans les bonnes grâces de Louis XIV, mais cela changea au moment de la Querelle du Quiétisme 96 . Elle oppose Fénelon, qui est proche de Madame Guyon, à Jacques-Bénigne Bossuet et, peu de temps après l’internement de cette dernière dans un couvent en octobre 1697, Fénelon doit se retirer dans son archevêché 97 . Il ne retournera pas à la cour et mourra à Cambrai en janvier 1715. Dans la notice nécrologique que lui consacre le Nouveau Mercure galant, toutes les taches sont pourtant effacées et le généalogiste rappelle les fonctions les plus importantes occupées par le défunt, explique son ascendance et souligne le prestige de sa famille : « La Maison de Salignac, l’une des plus anciennes du Royaume, […] & elle s’est alliée de tout tems avec les Maisons les plus considerables 98 . » Le fait que Fénelon, tel un Achille moderne, ait contredit son roi est oublié. Il faut principalement se souvenir du serviteur du roi. Le portrait des Rohan paraît également embelli. En 1674, Louis de Rohan-Gué‐ mené a participé au complot de Lauréamont dont le but était d’instaurer une république en Normandie. Cette tentative de rébellion a échoué, mais elle n’a pas détruit le bon nom de la maison 99 . Dans le faire-part de mariage de Jules-Franҫois-Louis de Rohan-Soubise et d’Anne-Julie de Melun qui fut publié dans le Nouveau Mercure galant de septembre 1714 100 , le généalogiste du périodique célèbre le prestige de la famille de l’époux et se tait sur ce moment sombre de son histoire : « La Maison de Rohan est une des plus illustres de la 61 1. Questions sociétales : un pouvoir centralisé et fort 101 Ibid., p. 347. 102 Ibid., août 1715, p. 305. 103 Ibid., p. 305-306. 104 Kerhervé, « Nobles en général », op. cit., paragraphe 7 de l’édition opensource. 105 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., août 1714, p. 93. 106 Ibid., mars 1716, p. 192. Province de Bretagne ; & elle est connuë depuis l’an 1100. [sic] que vivoit Alin premier du nom, vicomte de Rohan. M. le Prince de Guimené en est l’aîné, & il a pour cadets Messieurs les Princes de Soubize 101 . » De plus, ce rappel de l’ancienneté se retrouve également, mais plus rarement, dans d’autres contributions à la revue. Un bon exemple en est le récit de l’entrée du comte de Ribeira, l’ambassadeur portugais, à Versailles qui fut intégré dans le Nouveau Mercure galant d’août 1715 et qui met à nouveau en valeur le prestige des Rohan : l’arrivée de Ribeira constitue sans aucun doute un véritable événement social et l’auteur inconnu de cette contribution décrit en détail les nobles français présents et les différents carrosses du diplomate. Par la suite, il précise encore que la mère de Ribeira est issue de la maison de Rohan qui est « parent & allié aux plus anciennes & aux plus Nobles Maisons de France 102 ». Cependant, après cette référence aux Rohan, le contributeur renonce à faire « l’éloge de M. le Comte de Ribeira », sous prétexte qu’« il n’y a qu’une voix pour luy ; & tout Paris semble s’estre donné le mot pour luy rendre sa justice qui est dûë à ses grandes qualitez 103 ». Un autre genre de textes qui se prête à la défense de valeurs de la noblesse sont les « Dons du roi ». Selon Jean Kerhervé, à l’époque moderne, le pouvoir dans toutes ses formes - administratif, seigneurial ou militaire - est toujours lié à la noblesse 104 . Ainsi, l’appartenance au deuxième ordre est considérée comme une garantie de la capacité du détenteur d’une charge de bien remplir une fonction spécifique ou de gérer convenablement une seigneurie. Dans un style court et sec qui semble annoncer les télégrammes du XIX e et du début du XX e siècle, le responsable du Nouveau Mercure galant présente dans le numéro d’août 1714 un véritable inventaire des nobles qui profitent d’un don du roi. Pourtant, il s’arrête un instant pour rappeler l’importance d’une famille noble : « L’Abbaye d’Estival, Ordre de S. Augustin, dans la Forêt de Charny, au Diocese du Mans, [fut donnée] à Madame de Pezé, du nom de Courtarvel, d’une noblesse ancienne & distinguée du Maine, où est située la Terre de Courtarvel 105 . » Dans la livraison du Nouveau Mercure galant de mars 1716, ce phénomène se manifeste également. Il y est expliqué, par exemple, que « le Marquis de Crevecœur a acheté la Charge de Cornette des Mousquetaires de la seconde Compagnie 106 ». Par la suite, le contributeur au périodique résume la filiation de ce noble et précise que « [l]a 62 Partie I - Dimension politique 107 Ibid., p. 193-194. 108 Pour le Nouveau Mercure galant, un bon noble est forcément catholique. Cela devient particulièrement évident dans un avis de décès de juillet 1714. Le généalogiste du Nouveau Mercure galant écrit : « Mr le Marquis de la Charce est mort le 6. May à Nions en Dauphiné, touché des plus vifs sentiments de pieté & de religion. Il avoi testé élevé dans l’heresie de Calvin, sa conversion à la Religion Catholique avoit attiré celle de sa Famille, & d’une partie de son canton », voir ibid., juillet 1714, p. 179-180. Cette notice nécrologique constitue pourtant une exception. En général, la confession du défunt n’est pas évoquée et, ainsi, la revue contribue à la diffusion d’une image d’une France catholique ce qui est en phase avec la politique du royaume, voir Chaline, op. cit., p. 358 ou encore p. 734. 109 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juin 1716, p. 156. 110 Voir la définition du Dictionnaire de français de Larousse : « [S]emi-officiel […] Qui est inspiré par le gouvernement, sans avoir un caractère tout à fait officiel », voir Larousse (dir.), Dictionnaire de franҫais, en ligne : http: / / www.larousse.fr/ dictionnaires/ francais, site consulté le 28/ 08/ 19, entrée « SEMI-OFFICIEL ». maison dont il sort n’est pas moins distinguée par l’ancienneté de sa noblesse, que par son attachement & sa fidelité pour le service des Rois et de l’Etat 107 ». On retrouve donc à nouveau un élément-clé que les défenseurs des privilèges avanceront également dans les remontrances de 1776 : un bon noble est un serviteur irréprochable de la monarchie. Force est de constater que le Nouveau Mercure galant contribue à transmettre une image parfaite de la noblesse du royaume ; bien qu’elle soit partiale, cette représentation ne gêne personne. L’ancienneté en tant que valeur constitutive du deuxième ordre est omniprésente, principalement dans les faire-part des mariages et dans les avis de décès. Les autres composantes de cette fiction chevaleresque constituent la loyauté absolue au roi et le courage ; une qualité qui est également associée à la noblesse, comme par exemple dans les nouvelles galantes où les lecteurs rencontrent à nouveau quelques chevaliers exemplaires qui sauvent des dames en danger. Ainsi, il faut constater que Hardouin Le Fèvre de Fontenay et ses contributeurs pensent principalement à la vieille aristocratie d’épée lorsqu’ils écrivent au sujet des nobles et de leur famille 108 . Cette observation est d’ailleurs confirmée par le fait qu’ils précisent, de temps à autre, l’appartenance d’un serviteur du roi à la noblesse de robe - par exemple dans le Nouveau Mercure galant de juin 1716 : « [L]a famille de Bochart est une des plus anciennes, des plus illustres, & des mieux alliés de la Robe 109 . » Somme toute, cette étude illustre bien la thèse d’Andreas Gestrich selon laquelle la monarchie absolue a en permanence besoin de communiquer et de propager ses idéaux. Plus précisément, la mesure dans laquelle le Nouveau Mercure galant - en tant que revue semi-officielle 110 de la cour - contribue à la domestication de 63 1. Questions sociétales : un pouvoir centralisé et fort 111 Dans son essai « Le Mercure galant. Un recueil interactif », Christophe Schuwey étudie aussi les nouvelles d’actualités et il constate qu’« [e]n d’autres termes, l’enjeu semble être moins de rapporter les faits - ‘ce qui se passe’ - que d’enregistrer les mérites personnels : ‘qui fait quoi’. Plus encore qu’informer le public, ces nouvelles semblent constituer une façon d’enregistrer les mérites individuels, à la manière des Mémoires », voir Schuwey, « Mercure », op. cit., p. 55. Cette observation peut également être appliquée à nos études de ce chapitre et confirme nos résultats. 112 Voir l’introduction de cette partie. 113 Voir, par exemple, le résumé que Michael Erbe propose de cette époque dans son manuel, Michael Erbe, Die frühe Neuzeit, Stuttgart, W. Kohlhammer, 2007, p. 188-194. la noblesse est devenue évidente. D’un côté, les mauvais exemples - les héros, donc les nobles de l’Iliade - sont dénoncés et leur comportement est rejeté. De l’autre, face à eux, le deuxième ordre français est présenté comme parfait et sans faute 111 . Tout ce qui pourrait éventuellement faire penser à une opposition nobiliaire est écarté de la stratégie discursive semi-officielle. 1.2 Unification du royaume Suite aux explications d’Andreas Gestrich 112 et face à la volonté royale d’aug‐ menter et de concentrer le pouvoir politique à la cour au détriment de la noblesse qui perd une grande partie de son autonomie, il ne faut pas seulement s’inter‐ roger sur les devoirs d’un bon noble, mais également sur l’identité culturelle du royaume. Il ne sera pourtant pas question de politiques concrètes, mais plus précisément d’un état des lieux ; la langue française en est notamment concernée puisqu’elle constitue depuis l’affaire des inscriptions un sujet important de la Querelle des Anciens et des Modernes et car elle a connu un essor fulgurant pendant le XVII e siècle. Bien évidemment, il ne sera pas question d’y revenir et d’écrire une histoire de norme linguistique, mais il faut voir si à l’aube des Lumières, la question de la langue française est à même de mobiliser des auteurs et par la suite, dans quelle mesure la France forme déjà un espace public. Certes, le Nouveau Mercure galant d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay paraît à un moment tournant de l’histoire de France - la mort de Louis XIV le 1 er septembre 1715 - et ainsi, le périodique est également le témoin d’un changement important de la politique royale 113 . Néanmoins, il paraît exister un consensus général qui n’est guère remis en question et qui domine dans la revue, bien que la position de Le Fèvre de Fontenay ait évolué par rapport à certaines questions précises, comme par exemple le prestige de l’italien. Pourtant, ces points-là ne seront évoqués que dans un prochain sous-chapitre de cette partie, intitulé « Démarcation de Louis XIV », puisqu’ils touchent à plusieurs domaines 64 Partie I - Dimension politique 114 Dacier, Iliade, op. cit., tome I, p. vii. 115 Hepp, op. cit., p. 659. 116 Dacier, Iliade, op. cit., tome I, p. xxxiv. 117 La Motte, « Homère », op. cit., p. 226. 118 Id., « Réflexions », op. cit., p. 354. différents et non seulement aux questions liées à la langue française ou à l’espace public naissant. Le Français - une langue défectueuse ? Dans la préface de sa traduction de l’Iliade, Anne Dacier énumère cinq difficultés qu’elle a rencontrées en traduisant l’épopée homérique. Le cinquième défi concerne les différences entre les deux langues, le grec et le français. Voici ses réflexions : « Et la cinquiéme [difficulté] enfin, qui est celle qui m’a le plus effrayée, c’est la grandeur, la noblesse & l’harmonie de la diction, dont personne n’a approché, & qui est non seulement audessus [sic] de mes forces, mais peut-estre audessus [sic] de celles de nostre langue 114 . » Sans aucun doute, c’est l’érudite qui s’adresse ici à ses lecteurs et qui résume en quelques mots tout un siècle d’essais vains de bien traduire les ouvrages du poète grec. Elle se souvenait certainement du jugement de son père, Tanneguy Le Fèvre, qui a estimé qu’il est impossible de reproduire l’Iliade en français 115 . Néanmoins, Anne Dacier s’est prêtée à l’exercice, tout en mettant en garde ses lecteurs contre des attentes trop élevées : Mais cette composition meslée, source de ces graces, est inconnuë à nostre langue […]. Voila ma condamnation, & ma condamnation tres juste, si on veut me juger à la rigueur, car j’advouë qu’il n’y a pas un seul vers dans Homere où je ne sente une beaute, une force, une harmonie, une grace qu’il m’a esté impossible de conserver 116 . Or, ces lignes n’ont pas produit l’effet souhaité. Houdar de La Motte les considère comme une provocation et réplique d’une façon relativement violente afin de sauver l’honneur de la langue française. Dans son Discours sur Homère, il contredit Dacier et lui oppose les grands auteurs du siècle de Louis XIV : « [La langue française] [m]anque-t-elle de dignité dans les tragédies de Corneille et de Racine, ou de jeux et de badinage dans les comédies de Molière ? Manque-t-elle de tendresse dans Quinault, ou de naїveté dans La Fontaine 117 ? » Une démonstration qu’il entreprend de nouveau dans la troisième partie de ses Réflexions sur la Critique dans lesquelles il évoque les cas de « M. Despréaux et [de] M. Racine 118 » pour soutenir sa défense de la langue française. Ainsi, il paraît évident que les qualités et défauts du français constituent un des enjeux de la Querelle d’Homère. Et même s’il s’agit, du moins selon Larry F. Norman, d’un 65 1. Questions sociétales : un pouvoir centralisé et fort 119 Voir Larry F. Norman : « Desmarets’s claims concerning the superiority of the living French language to dead languages, thought not without resonance at the time, play a relatively minor role in the coming quarrel » (Les revendications de Desmarets concernant la supériorité du français comme langue vivante sur les langues mortes joue un rôle relativement subordonné dans la querelle à venir, même si elles connaissent une certaine résonance, notre traduction), Norman, Shock, op. cit., p. 101. 120 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., mars 1715, p. 14-62, et Jean-François de Pons, « Lettre à Monsieur *** sur l’Iliade de Monsieur de La Motte », dans Lecoq, Querelle, op. cit., p. 519-531, ici p. 519. 121 Dans sa lettre, l’abbé Jean-François de Pons se réfère clairement à Houdar de La Motte : « C’est ainsi que M. de la Motte dans sa Dissertation critique distingue l’Auteur & l’Ouvrage », voir Le Fèvre de Fontenay, op. cit., mars 1715, p. 39. Étant donné qu’il renvoie ensuite ses lecteurs à plusieurs occasions à La Motte, il est aisé de supposer qu’il suit aussi le membre de l’Académie française dans la partie qui nous intéresse ici. 122 Ibid., p. 48-49. 123 « Mais quand il seroit vray que la Langue Grecque seroit par elle-même moins diffuse que la Franҫoise, en pourroit-on conclure que la Langue Françoise ne pourroit produire en nous le sentiment qui naît de la précision ? Nous accordons à un Ouvrage Franҫois le sujet de désaccord de deuxième ordre 119 , les contributeurs au Nouveau Mercure galant qui participent aux débats en parlent à plusieurs reprises. Dans une lettre parue pour la première fois en 1714 et republiée dans le Nouveau Mercure galant de mars 1715 120 , l’abbé Jean-François de Pons réagit aux accusations d’Anne Dacier et entame une véritable défense de la langue française. Tout comme La Motte dans son Discours sur Homère  121 , Pons formule plusieurs questions rhétoriques pour introduire son argumentation : Est il bien vray que nostre Langue soit inferieure à la Langue Grecque ? Est il bien vray que la Langue Françoise ne suffise pas à rendre parfaitement les grandes idées, les hauts sentiments, les passions heroïques, les vivacitez galantes, les failles satyriques, les naïvetez fines ? A t elle [sic] mal servi à ces differens égards, Corneille, Racine, Moliere, Despreaux, La Fontaine ? Cette langue n’a-t-elle pas aussi son harmonie comme la Grecque : Quand nous lisons nos bons Ouvrages, soit de Prose, soit de Poësie, n’éprouvons nous pas un sentiment confus de plaisir, que nous nous attribuons au son pretendu harmonieux des expressions 122 ? Cette longue énumération de questions diverses peut être interprétée de deux façons différentes : d’un côté, elle illustre la stupéfaction de Pons qui paraît surpris, voire choqué, de cette attaque contre le français et, de l’autre, elle est censée amener le lecteur à réfuter - point par point - les reproches formulés par Anne Dacier. Par la suite, Pons continue sa défense : il explique que la précision et l’élégance d’une langue dépendent de plusieurs choses, et il se prononce, en même temps, contre les traductions littérales 123 . Afin de conclure, il assure 66 Partie I - Dimension politique merite de la précision, lorsque nous ne comptons pas les syllabes, ce calcul nous importe peu », voir ibid., p. 49-50. 124 La Motte, « Homère », op. cit., p. 225. 125 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., mars 1715, p. 53-55. 126 Bernard Le Bovier de Fontenelle, « Digression sur les Anciens et les Modernes », dans Lecoq, Querelle, op. cit., p. 249-313, ici p. 298. 127 Si la théorie du climat oppose les Anciens et les Modernes, elle ne constitue pas un enjeu central de leurs débats. En revanche, cette idée de l’influence du climat sur l’esprit des peuples ne date pas du XVII e siècle. Selon l’historien Benjamin Isaac, un « environmental determninism [déterminisme environnemental, notre traduction] » marque les sociétés grecque et romaine depuis le cinquième siècle avant Jésus-Christ et Isaac renvoie notamment aux travails d’Aristote pour illustrer cette idée, voir Benjamin Isaac, The Invention of Racism in Classic Antiquity, Princeton University Press, 2004, p. 60-74. Sans entrer dans les détails de l’histoire de cette idée, il faut cependant souligner la fertilité de ce concept qui influencera encore des hommes de lettres et des savants bien après la Querelle des Anciens et des Modernes, par exemple Nicolas de Condorcet, Madame de Staël ou Hippolyte Taine, voir Henri Vigneau, « Du Bos. Les Lettres et les arts au début du XVIII e siècle », thèse de doctorat de l'Université de Toulouse Le Mirail, 1975, p. 18-22. encore, avec un clin d’œil ironique, que le français n’est pas seulement parfait, mais que Homère lui-même aurait adoré cette langue s’il avait vécu au début du XVIII e siècle. Ainsi, Pons semble suggérer que Dacier ne maîtrise guère sa langue maternelle et que ce soit la raison pour laquelle elle la trouve défectueuse. Après avoir donc développé une argumentation focalisée principalement sur le français, Pons aborde le problème d’une manière plus générale. Toujours en s’inspirant de La Motte qui écrit que « [l]es langues ont […] des avantages réciproques qui se compensent 124 », Pons explique : On ne sҫauroit dire qu’une Langue soit moins propre qu’une autre à la vraye peinture des pensées & des sentiments ; les mots ne signifient rien par eux-mêmes, c’est le caprice arbitraire des Nations. […] Ce qu’on a senti ou pensé, on peut l’exprimer avec une élegance égale dans toutes les Langues ; & chaque Langue vous fournira les expressions uniques 125 . Ce plaidoyer en faveur de l’égalité des langues paraît s’inspirer de La Motte ou encore de Fontenelle qui, certes, ne discute pas les qualités des différentes langues dans son Digression sur les Anciens et les Modernes, mais qui explique que les capacités de l’esprit ne diffèrent pas d’un pays à l’autre : « Nous voilà donc tous parfaitement égaux, Anciens et Modernes, Grecs, Latins et Français 126 . » À l’instar des chefs de file des Modernes, Pons refuse donc de surévaluer l’influence extérieure sur le génie des peuples et, en tant que bon géomètre, il n’adhère pas à la fameuse théorie du climat qui préoccupe les hommes de lettres et les savants de son époque et à laquelle de nombreux Anciens souscrivent 127 . 67 1. Questions sociétales : un pouvoir centralisé et fort 128 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 70. La lettre est signée par un certain abbé de ***, dont nous ne donnons la référence exacte que lors de sa première apparition dans cette partie de notre livre. Selon le responsable du périodique, il s’agit « d’un sage & zelé partisan des Anciens », voir ibid., p. 54. Pourtant, sa lettre est assez équilibrée et il paraît difficile de classer définitivement son auteur dans un des deux camps. Même s’il adhère à l’idée qu’on doit défendre les auteurs gréco-romains et qu’il apparaît donc plus proche des Anciens, il critique aussi Madame Dacier et sa version de l’Iliade. Ainsi, il essaie de présenter un rapport équilibré et non-partisans des arguments avancés. Ce qui est particulièrement intéressent, c’est la forte personnalisation de la Querelle d’Homère dont cette contribution constitue un très bon exemple. Son auteur se focalise exclusivement sur les deux chefs de file des camps opposés et ignore les contributions d’autres hommes de lettres, voir ibid., p. 57-70. 129 Ibid., p. 65. 130 Ibid., p. 66-67. 131 Myriam Dufour-Maître, « Les 'belles' et les Belles Lettres : femmes, instances du féminin et nouvelles configurations du savoir », dans John D. Lyons, Cara Welch (dir.), Le Avec plus d’ardeur, un autre contributeur au Nouveau Mercure galant défend la langue française. Dans la livraison d’avril 1715, un auteur anonyme - un certain « Abbé de *** 128 » - propose au public une « Comparaison des discours » qui oppose les propos d’Anne Dacier à ceux d’Houdar de La Motte. D’une manière diplomate, il constate d’abord que ni l’Ancienne ni le Moderne n’estiment le grec à sa juste valeur 129 : alors que Dacier aime trop la langue d’Homère, La Motte ne l’apprécie pas assez. De plus, il consacre trois des 21 points de sa démonstration à décrire et classifier le grec, le latin et le français. Tout en accordant des points positifs à chacune des trois langues, il arrive cependant à une autre conclusion que Pons. D’après l’auteur anonyme, la langue de Molière l’emporte : La langue Françoise est aussi douce, aussi nombreuse, aussi harmonieuse, & même plus naturelle que la Grecque, elle n’en a ny le faste ny la secheresse. C’est la langue d’une Nation qui sҫait faire goûter ses manieres par les autres peuples, & ils voudroient tous parler François, s’ils avoient le choix d’une langue 130 . Mais, le contributeur anonyme reprend ici quelques idées qui sont également développées par Pons. Comme celui-ci, il évoque les manières galantes de la haute société au service de laquelle le français a fait ses preuves, l’harmonie de cette même langue et sa capacité à divertir. Cette idée n’est pourtant pas nouvelle. Dans l’essai « Les ‘belles’ et les Belles Lettres », Myriam Dufour-Maître se réfère au Père Bouhours et l’abbé Morvan de Bellegrade afin d’expliquer le lien qui existe entre la galanterie et les valeurs de la société mondaine : « [L]a langue française est une honnête femme, chaste et pure, mais sans affectation de pruderie, claire, douce et tempérée 131 . » Un peu plus loin, Dufour-Maître souligne 68 Partie I - Dimension politique Savoir au XVII e siècle. Actes du 34 e congrès annuel de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature, Tübingen, Gunter Narr, 2003, p. 35-64, ici p. 56. 132 Ibid., p. 57. 133 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 66-67 : « [I]ls voudroient tous parler François, s’ils avoient le choix d’une langue. » 134 Pour approfondir cet aspect de l’histoire du XVIII e siècle, voir Marc Fumaroli, Quand l'Europe parlait français, Paris, Fallois, 2001. 135 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., mars 1715, p. 48. 136 Selon le Dictionnaire de l’Académie, le mot « patriotique » signifie depuis le XVI e siècle « paternel ». Seulement au cours du XVIII e siècle, « patriotique » acquiert son sens actuel, voir Académie française, Dictionnaire [1986], op. cit., entrée « PATRIOTIQUE ». 137 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 161-178. le rôle positif que la langue de Molière joue aux yeux des contemporains de Louis XIV : « Et si la langue française est galante, c’est honnête galanterie 132 . » En outre, l’auteur inconnu ajoute dans le Nouveau Mercure galant que tout le monde admire le français 133 . Il pousse donc plus loin la réflexion hypothétique développée par Pons qui soutient que Homère aurait adoré l’idiome français s’il avait été un sujet du roi-soleil : une simple supposition est ainsi transformée en affirmation incontestable et enthousiaste que l’on peut sans aucun doute qualifier de proto-nationaliste et prémonitoire - voir à cet égard le rayonnement du français dans l’Europe des Lumières 134 . Si les contributions de Pons et de l’auteur inconnu se concentrent principale‐ ment sur les qualités des langues, ils vont encore plus loin. L’abbé Jean-François de Pons, par exemple, présente les livres de ses compatriotes de la manière suivante : « Nos bons ouvrages 135 . » De ce fait, il établit un lien entre les Français et les textes écrits en français. Force est de constater que Pons crée ici une sorte de patrimoine avant la lettre - rappelons-nous qu’il cite Corneille, Molière, Racine et d’autres écrivains - et qu’il lie ainsi incontestablement la langue française à la culture et à l’identité du royaume. Il ne développe cependant pas davantage cette ligne d’argumentation, mais dans d’autres textes, les contributeurs au Nouveau Mercure galant préfèrent explicitement une approche plus patriotique - pour utiliser ce terme anachronique 136 - en faisant de la défense de l’idiome français celle de toute la culture française. Ainsi, l’aspiration hégémonique du royaume de Louis XIV se manifeste également dans les pages du périodique. Dans le Nouveau Mercure galant d’avril 1715, Hardouin Le Fèvre de Fontenay publie par exemple une « Lettre curieuse & tres-amusante sur le même sujet [la Querelle d’Homère] 137 ». Cet envoi au responsable de la revue ne forme cependant que le récit-cadre pour une discussion entre deux femmes épiées 69 1. Questions sociétales : un pouvoir centralisé et fort 138 Ibid., p. 162. 139 Ibid., p. 163. 140 Ibid., p. 171-172. 141 Ibid., p. 173-174. 142 Ibid., p. 172. 143 Bien évidemment, il s’agit d’un terme anachronique puisque l’histoire culturelle au sens moderne, c’est-à-dire comme une branche des sciences de l’histoire, n’est théorisée que dans la deuxième moitié du XX e siècle. Or, l’intérêt des contributeurs au Nouveau Mercure galant pour les productions culturelles à travers les différentes époques correspond bien à la définition certes minimaliste, mais précise qu’en donne Loïc Vadelorge : « Définir l’histoire culturelle, c’est aussi la définir par ses objets d’investigation, qui eux-mêmes s’inscrivent dans des champs de recherche. En ce sens, l’histoire culturelle est d’abord l’histoire qui s’intéresse aux objets culturels », voir Loïc Vadelorge, « Où va l'histoire culturelle ? », Ethnologie française, 2006, n° 36, p. 357-359, ici p. 358. 144 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., mai 1716, p. 13. « hier aux Thuileries 138 » par l’auteur de la lettre. Le sujet de leur débat constitue « le Livre de Madame D. 139 », c’est-à-dire probablement Des causes de la corruption du goût d’Anne Dacier. La « Brune » qui représente le parti des Modernes n’aborde que brièvement la question des langues : « La versification d’Homere dans une Langue qui luy est avantageuse, peut luy fournir des graces que nôtre prose n’a pas 140 . » Clairement, la Moderne n’hésite pas à déclarer la version de Dacier inférieure à l’original, tout en refusant d’en dire autant du poème de La Motte. Et, un peu plus loin, elle affirme qu’il faut soutenir l’œuvre d’un concitoyen : « Un Grec en loüant son Compatriote aura cru ne pouvoir élever trop haut une gloire à laquelle il étoit associé […] ; un sentiment si naturel est de tous les siècles, Madame 141 . » Au vu de ses prises de position précédentes et sa préférence pour « nos rimes 142 », il est évident qu’elle pense à Houdar de La Motte et non pas à Anne Dacier - qui devient quasiment une étrangère aux yeux de la Moderne - lorsqu’elle évoque la solidarité avec un compatriote. La « Blonde » - l’incarnation des Anciens - n’arrive pas à ébranler cet argument et, dans la suite de la querelle, une idée similaire est exprimée par un autre Moderne : Hardouin Le Fèvre de Fontenay lui-même. Dans la livraison de mai 1716, le responsable de la revue fait également preuve de ses convictions proto-nationalistes et condamne les productions culturelles venant d’Italie et d’Espagne qui sont inférieures aux productions françaises et qui corrompent le bon goût. Dans son prélude, il propose une petite histoire culturelle avant la lettre 143 . Il termine sur un éloge de son époque : « [L]a France, qui est sans contredit une Nation de l’Univers des mieux regies & des mieux civilisées 144 . » Pourtant, des « representations de farces, & de quantité 70 Partie I - Dimension politique 145 Ibid., p. 13-14. 146 Ibid., p. 14. 147 Ibid., novembre 1714, p. 170-207 et table des matières. Nous ne donnons la référence exacte concernant cette autrice que lors de sa première apparition dans cette partie de notre livre. 148 Pascale Casanova, La République mondiale des Lettres, Paris, Seuil, 2008, p. 93. 149 Ibid., p. 94. 150 Dumouchel, op. cit., p. 27. de comedies modernes si triviales 145 » persistent. D’après Le Fèvre de Fontenay, ces œuvres ne sont pas d’origine française, mais importées : « L’Espagne & l’Italie, me dira-t-on, sont les fécondes meres de ces bons mots que nous n’avons adoptez, que par la grande opinion que nous avions de la delicatesse de ces Nations 146 . » C’est donc uniquement à cause d’un respect douteux que les auteurs français se tournent vers d’autres pays et copient de mauvais textes. Implicitement, Le Fèvre de Fontenay conseille donc d’imiter seulement des modèles français. Cet engouement des contributeurs du Nouveau Mercure galant pour le français et la culture du royaume de France n’est pourtant pas né avec la Querelle d’Homère dans le sens le plus étroit ; n’oublions pas les analyses de Larry F. Norman. Ainsi, déjà dans la livraison de novembre 1714, une certaine « Mademoiselle de ** 147 » se prononce de la même manière. Par conséquent, nous pouvons supposer qu’il s’agit d’une question plus importante qui, pourtant, se pose de nouveau à l’occasion de la deuxième phase de la Querelle des Anciens et des Modernes. Dans La République mondiale des Lettres, Pascale Casanova y voit même un trait caractéristique de l’époque moderne : Et l’on peut raconter l’histoire de la littérature, mais aussi de la grammaire et de la rhétorique françaises pendant la seconde moitié du XVI e siècle et durant tout le XVII e siècle, comme la continuation de la même lutte pour le même enjeu, lutte à la fois tacite et omniprésente pour faire accéder la langue française d’abord à l’égalité, puis à la supériorité par rapport au latin 148 . Un peu plus loin, Casanova souligne que cette mise en valeur de la langue française implique automatiquement la présence de la culture et que la défense du français est « un immense travail collectif d’accroissement de la ‘richesse’ linguistique et littéraire françaises 149 ». Étant donné le grand consensus qui existe par rapport à cette question dans la revue - il n’y a aucune contribution qui tente de défendre le grec ou le latin -, le débat paraît clos à l’époque qui nous intéresse et le Nouveau Mercure galant d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay a moins l’air d’un « forum 150 » rendant possible 71 1. Questions sociétales : un pouvoir centralisé et fort 151 Julie Boch établit une liste des publications les plus importantes de la Querelle d’Homère dans Les Dieux désenchantés et un coup d’œil trahit la domination des milieux parisiens : tous les ouvrages majeurs - par exemple ceux d’Anne Dacier, d’Houdar de La Motte, de l’abbé Jean Terrasson ou d’Étienne Fourmont - sont imprimés et publiés à Paris, voir Boch, op. cit., p. 122-123. 152 Dans « Les Abeilles et les Araignées », Marc Fumaroli résume brièvement la dimension européenne de la Querelle des Anciens et des Modernes - en énumérant des exemples italiens, anglais et allemands -, avant de conclure que, à la fin du XVIII e siècle, « Homère est partout », voir Fumaroli, « Abeilles », op. cit., p. 214. 153 Vincent, op. cit., p. 57. 154 Ibid., p. 60. 155 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 8. un débat, mais remplit bien son rôle de porte-parole du royaume de France dont il défend la langue et la littérature. Un royaume et un public La propagation d’une norme linguistique est certainement une des conditions de la naissance d’un espace public au sens moderne. Ainsi, après avoir étudié des prises de parole plus théoriques en faveur de la langue française et de sa littérature, il sera intéressant de voir dans quelle mesure des lecteurs provinciaux ou issus d’un milieu modeste suivent la deuxième phase de la Querelle des Anciens et des Modernes et y participent. Ou, pour formuler cela autrement, dans quelle mesure un espace public français existe-t-il ? Cette problématique est née de deux observations. D’un côté, un change‐ ment de perceptive s’impose. La recherche contemporaine met principalement l’accent sur la dimension parisienne de cette dispute 151 ou en décrit encore l’étendue européenne 152 . La réception populaire ou périphérique au sens social et géographie du terme, en revanche, n’est guère évoquée. De l’autre, le profil du Nouveau Mercure galant exige également que l’on tourne -du moins brièvement - le dos aux débats savants afin d’étudier cet aspect moins connu de la Querelle d’Homère. Dès la création de son Mercure galant, Donneau de Visé a toujours essayé d’« atteindre les provinciaux [par l’intermédiaire des femmes] 153 » et de les encourager à contribuer à la revue 154 . Et, au début du XVIII e siècle, Hardouin Le Fèvre de Fontenay prolonge cette tradition. Par exemple, dans la livraison d’avril 1715, à savoir pendant l’apogée des débats, il écrit : « Voila mes intentions, Messieurs, contribuez à me fournier des matieres, & vous verrez que je vous meneray peut être plus loin qu’aucun des deffunts Mercures ne vous a menez 155 . » Le responsable du périodique veut donc savoir ce que ses lecteurs pensent de la Querelle d’Homère et il n’hésite pas à intégrer leurs textes dans la revue. 72 Partie I - Dimension politique 156 Ibid., août 1715, p. 143-144. 157 Ibid., juillet 1715, p. 282. 158 Ibid., novembre 1714, p. 207. Par la suite, afin de mieux structurer l’analyse, le public socialement éloigné du centre culturel, que forment les salons parisiens, sera d’abord évoqué. Puis, les lecteurs-auteurs qui ne séjournent pas à Paris ainsi que les contributeurs qui dissimulent leur identité susciteront notre curiosité. Dans le Nouveau Mercure galant d’août 1715, Hardouin Le Fèvre de Fontenay invite ses lecteurs à la Foire St. Laurent. Après avoir discuté l’Apologie d’Homère de Jean Boivin, il procède à la transition vers une pièce de théâtre de Louis Fuzelier : Cette matiere [la Querelle d’Homère] est si amusante, Monsieur, & en même tems si interessante, que je vous prie de me permettre de vous faire part d’un nouveau genre de divertissement dont elle a regalé le Public. Si tout ce qu’il y a d’honnêtes gens qui vont aux spectacles en France n’avoit pas veu la defense d’Homere dans les mains d’Arlequin à la Foire S. Laurent, je n’aurois pas l’indiscrection de vous [en] donner […] une Scene 156 . Certes, il s’agit ici d’un récit. Le responsable de la revue ne donne pas la parole à un simple visiteur de la foire, mais il insiste bien sur le grand intérêt que cette scène suscite auprès du public parisien. Déjà, dans la livraison de juillet 1715, Le Fèvre de Fontenay a souligné le succès des pièces représentées à la Foire St. Laurent qui a commencé pendant les derniers jours de ce mois : « Mille et mille personnes de tout âge, sexe, qualités et conditions y furent en effet, y restèrent avec toute satisfaction imaginable et en sortirent charmées des nouveautés qu’elles venaient d’y voir 157 . » De plus, il ne faut pas croire qu’il a exagéré en décrivant la grande diversité du public puisque la Foire St. Laurent - contrairement à celle de St. Germain - a toujours ciblé des gens modestes et donc différents des habitués des salons et de la société galante. Cet aspect devient particulièrement évident dans le Nouveau Mercure galant de novembre 1714 dans lequel le responsable du périodique publie la « Lettre curieuse » de Mademoiselle de **. L’autrice qui a apparemment une très bonne culture littéraire dénonce la mauvaise qualité des pièces montrées sur scène lors de la Foire St. Laurent de 1714 ; elle s’en dit choquée et ne comprend guère comment le public peut s’enthousiasmer pour de telles productions indécentes : « Je ne doute pas, Madame, que vous n’avoüiez maintenant […] que vous ne regardiez enfin le plaisir qu’on prend aux spectacles des Foires, comme un sacrifice d’esprit & de bon goût 158 . » 73 1. Questions sociétales : un pouvoir centralisé et fort 159 Boch, op. cit., p. 122-123. 160 C’est le poème « De la Necessité de la Critique » qui est intégré deux fois dans la revue - en février 1714 et en juin 1714, voir Charles Dufresny (dir.), Mercure galant, Paris, Daniel Jollet, Pierre Ribou, Gilles Lamesle, 1710-1714, février 1714, p. 49-94, et voir Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juin 1714, p. 169-214. 161 Caroline Bitsch, Vie et carrière d'Henri II de Bourbon, Paris, Honoré Champion, 2008, p. 268-269. 162 Dans son ouvrage Des hommes illustres qui ont paru en France pendant ce siècle, Charles Perrault dresse le portrait du Grand Condé et il y évoque également son enfance : « Louis de Bourbon […] commença ses études à l’âge de huit ans chez les Jesuistes à Bourges », voir Charles Perrault, Des hommes illustres qui ont paru en France pendant ce siècle, Paris, Antoine Dezallier, 1697-1700, 2 volumes, tome I, p. 23. Et dans sa biographie du Grand Condé, Bernard Pujo consacre également plusieurs pages à la scolarité du fils de Henri II de Bourbon qui fut un élève brillant, voir Bernard Pujo, Le Grand Condé, Paris, Albin Michel, 1995, p. 22-29. Or, bien qu’il s’agisse de regards extérieurs portés sur la Foire St. Laurent qui réduisent le public modeste à de simples objets passifs, force est de constater que le Nouveau Mercure galant contribue à montrer que la Querelle d’Homère n’avait pas seulement d’importantes répercussions dans les cercles savants et galants de la capitale, mais également parmi les Parisiens d’origine plus humble. Étant donné la dominance culturelle et politique de Paris dans le royaume de Louis XIV, il n’est guère surprenant que la plupart des auteurs participant à la Querelle d’Homère publient leurs livres au bord de la Seine 159 . Néanmoins, il serait erroné de réduire la dispute à une simple querelle parisienne. Grâce au Nouveau Mercure galant, il devient évident que des lecteurs présents partout en France s’intéressent à cette dernière phase de la Querelle des Anciens et des Modernes. Durant l’été 1714, Hardouin Le Fèvre de Fontenay publie deux textes de Jean-Antoine Du Cerceau : l’« Apolopie D.P.D.C. » et « De la nécessité de la Critique ». S’il est difficile d’établir comment Le Fèvre de Fontenay a obtenu ces deux pièces en vers, dont la deuxième a déjà été publiée à l’époque de Charles Dufresny, son prédécesseur à la tête de la revue 160 , il est moins compliqué de savoir où Du Cerceau a rédigé ses textes. Selon le Dictionnaire des journalistes, Du Cerceau séjournait à Bourges de 1710 à 1714. Il y était préfet des études au collège des jésuites - établissement prestigieux puisqu’il avait profité du généreux soutien financier d’Henri II de Bourbon-Condé 161 et car le Grand Condé y fut élevé 162 - et, à ce titre, chargé de son bon fonctionnement pédagogique. La présence de Du Cerceau à Bourges est d’ailleurs confirmée par deux textes qu’il publia dans cette ville : une oraison funèbre de Monseigneur Louis, dauphin, en 1711 et une autre à la gloire de l’épouse de ce dernier, Marie-Adélaïde de Savoie, 74 Partie I - Dimension politique 163 Jean-Antoine Du Cerceau, Oraison funebre de tres-haut, tres-puissant et excellent prince monseigneur Louis dauphin ; et de tres-haute, tres-puissante et excellente princesse Marie Adelaide de Savoye, son epouse. Pononcée dans l’eglise patriarchale de Bourges, Bourges, Christo, Veuve de Jean-Jacques, 1712. 164 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., octobre 1715, p. 99. 165 Ibid., p. 101. 166 Ibid., p. 99. 167 Henri Du Sauzet (dir.), Nouvelles littéraires, La Haye, Henri Du Sauzet (tome I-IX), 1715-1721, 7 décembre 1715, tome II, p. 359. 168 Claude Pierre Goujet, Bibliothèque franҫoise ou Histoire de la littérature franҫoise, Paris, Pierre-Jean Mariette, Hippolyte-Louis Guerin, 1740-1759, 18 volumes, tome IV, p. 468. 169 Heinrich Wilhelm Lawätz, Handbuch für Bücherfreunde und Bibliothekare, Halle, Johann Jacob Gebauer, 1790, tome IV de la première partie, p. 610. 170 Michaud, op. cit., tome VIII, p. 434. en 1712 163 . Il est donc fort possible que Du Cerceau ait également écrit les vers publiés dans la revue à Bourges. Un autre auteur relativement illustre - également membre des jésuites et résidant en province - a également contribué au Nouveau Mercure galant et plus précisément à la livraison d’octobre 1715 : il s’agit du « R. P. de Clery 164 » qui a versifié un conte dédié à « M. Houdart de la Motte, Auteur de la nouvelle Iliade 165 ». Au premier coup d’œil, il est difficile d’attribuer le poème à un auteur précis car le responsable de la revue écrit que « c’est un conte de la faҫon du R. P. de Clery, Professeur d’Eloquence à Toulouse 166 » : s’agit-il simplement d’un imitateur de Clery ou un de ses disciples a-t-il envoyé le texte au Nouveau Mercure galant sans demander l’approbation de son professeur, ce qui a amené Le Fèvre de Fontenay à ne pas associer le poème à Clery ? Si un dernier doute persiste, il est cependant plausible qu’il y ait une faute d’orthographe dans le Nouveau Mercure galant d’octobre 1715 et qu’il est effectivement question de Pierre Cléric : dans la livraison du 7 décembre 1715 des Nouvelles Littéraires, le même poème est imprimé et Henri Du Sauzet, le responsable de ce périodique, annonce que le « Révérend Pere Pierre Cleric […] est l’Auteur du Conte 167 ». De plus, au XVIII e siècle, plusieurs contemporains lui ont également attribué les vers en question, par exemple Claude Pierre Goujet dans sa Bibliothèque franҫoise ou Histoire de la littérature franҫoise de 1744 168 ou Heinrich Wilhelm Lawätz dans son Handbuch für Bücherfreunde und Bibliothekare  169 . De plus, selon la Biographie universelle des Anciens et des Modernes, un certain Pierre Cléric « professa les humanités dans divers colléges, et la rhétorique à Toulouse pendant vingt-deux ans 170 » ce qui le rapproche encore davantage du « Clery » du Nouveau Mercure galant. Par conséquent, il paraît plus que probable qu’il s’agisse de la même personne. 75 1. Questions sociétales : un pouvoir centralisé et fort 171 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juillet 1715, p. 133. Nous ne donnons la référence exacte concernant ce contributeur que lors de sa première apparition dans cette partie de notre livre. Par la suite, il sera simplement nommé l’auteur désintéressé des bords de la Marne. 172 Ibid., p. 130. 173 Dumouchel, op. cit., p. 265. 174 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juillet 1715, p. 133. 175 Ibid., juillet 1715, p. 131-132. 176 Ibid., mars 1715, p. 323-328. 177 Ibid., juillet 1715, p. 131-132 : « L’art d’Aristote autrefois sceût nous plaire/ […] Longtems aprés, Descartes vient, prospere,/ […] Fait voir que n’est l’autre qu’un pauvre here,/ Je le crois bien sans trop l’examiner./ Si les derniers sҫavent tout détrôner./ Ces faits posez, que conclure d’Homere ». Et voici les réflexions de Pons : « Ne voyez vous pas, Monsieur dans l’histoire du long regne d’Aristote, l’image de celuy d’Homere ? […] La Si Jean-Antoine Du Cerceau et Pierre Cléric font parties des auteurs plus connus, il existe également des contributeurs moins renommés : dans la livraison de juillet 1715 par exemple, « l’Auteur desinteressé des bords de la Marne 171 » publie un « Rondeau redoublé, & decisif, sur le sujet des Anciens & des Modernes 172 ». Le recours à une périphrase constitue une stratégie typique et bien répandue dans la société mondaine. Selon Suzanne Dumouchel, c’est un « jeu de masque 173 » qui permet au responsable de la revue de présenter une diversité de voix tout en protégeant l’identité du contributeur lui-même. Or, celui-ci ne cherche guère l’anonymat, mais il initie un jeu littéraire. Comme à un bal masqué, le versificateur de juillet 1715 se cache derrière une description géo‐ graphique et les autres lecteurs peuvent deviner de qui il s’agit véritablement. Le fait que l’auteur désintéressé des bords de la Marne choisit cette forme au lieu de signer simplement par son nom ou de choisir la discrétion de l’anonymat signifie qu’il connaît bien les règles et les traditions du monde galant. De plus, il semble que le Nouveau Mercure galant soit régulièrement lu aux « bords de la Marne 174 » étant donné que le contributeur inconnu cite indirectement et à plusieurs occasions le numéro de mars 1715 de la revue : Mais dés qu’on vit l’horloge menagere […] On fut surpris dessus nostre hemisphere Qu’un tournebroche ait sceu nous étonner 175 . L’idée de présenter l’horloge comme un perfectionnement d’un tournebroche n’est pas nouvelle. Dans la livraison de mars 1715, Thémiseul de Saint-Hyacinthe a recours à cette comparaison pour défendre le concept du progrès 176 . En outre, l’auteur provincial se sert également d’un texte de l’abbé Jean-François de Pons. Tout comme celui-ci, il voit dans Houdar de La Motte un nouveau Descartes 177 . 76 Partie I - Dimension politique cause de M. de la Motte n’est assurément pas moins victorieuse que celle de Descartes », voir ibid., mars 1715, p. 32-33. 178 Par exemple dans la livraison de décembre 1714, voir ibid., décembre 1714, p. 288. 179 Ibid., juin 1715, table des matières et p. 142-189. Le titre de cette contribution est difficile à établir. Dans la table des matières, il est question du « Dialogue magnifique » et dans le texte continu seulement du « Dialogue ». Nous gardons l’adjectif qualificatif puisqu’il décrit bien la nature de l’entretien. 180 Ibid., août 1715, p. 257. 181 Ibid., octobre 1715, p. 240-242. 182 Ibid., septembre 1715, p. 158, et novembre 1715, p. 158. Ainsi, cet exemple montre bien une dimension particulière de la fameuse fé‐ condité des querelles et, en même temps, dans quelle mesure la revue d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay a contribué à divulguer les grands thèmes de la Querelle d’Homère en France : il est désormais clair que des lecteurs présents partout dans le royaume des Bourbons s’y sont intéressés et que la revue a également facilité leur accès. Hormis ces exemples, il existe des contributions qui sont cependant plus difficilement attribuables à un auteur précis. C’est le cas de nombreux textes envoyés à Hardouin Le Fèvre de Fontenay par « un de mes amis 178 » ou des réflexions anonymes. Bien que ces contributions très élaborées, comme par exemple, le « Dialogue magnifique entre Iris, Mercure & un Moderne 179 », aient très certainement été rédigées par quelqu’un possédant une grande culture littéraire, certains textes plus courts, également présents dans la revue, sont susceptibles d’avoir été écrits par des auteurs-lecteurs moins savants. Il faut penser, entre autres, aux énigmes et aux questions aux lecteurs - deux catégories à la mode qui sont présentes dans de nombreuses livraisons de la revue. En août et en octobre 1715, Le Fèvre de Fontenay intègre dans le périodique des questions que des amis lui ont envoyées et qui s’inspirent directement de la Querelle d’Homère. Voilà la « [q]uestion moderne » d’août : « Lequel a plus de raison, ou de M e . Dacier de nous avoir donné la Traduction d’Homere, comme celle d’un original parfait, ou de M. de la Motte d’avoir choisi ce mesme Homere pour en faire une imitation 180 . » Deux mois plus tard, le responsable de la revue cherche à nouveau à élucider les pensées de ses lecteurs et publie deux questions concernant la Querelle d’Homère : « Quatriéme Question. On est grandement curieux de sҫavoir, si Helen estoit blonde ou brune […]. Cinquiéme Question Qu’on nous dise enfin, s’il y a eû un Homère, & qu’on réponde cette fois par un ouї, ou un non définitif 181 . » Dans les deux cas, les lecteurs n’ont pas hésité à envoyer de nombreuses réponses au Nouveau Mercure galant - du moins selon les propos d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay qui n’en publie que les meilleures 182 . Étant donné 77 1. Questions sociétales : un pouvoir centralisé et fort 183 Voir, par exemple, La Motte, « Homère », op. cit., p. 159-160, ou aussi le Nouveau Mercure galant dans lequel l’existence d’Homère n’est pas mise en question, voir notamment la livraison de février 1715 dans laquelle les « faits qui establissent l’estat de la question » sont résumées, voir Le Fèvre de Fontenay, op. cit., février 1715, p. 172. 184 Schuwey, « Mercure », op. cit., p. 60. 185 Dumouchel, op. cit., p. 251-255. 186 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., mars 1715, p. 48-49. 187 Dumouchel, op. cit., p. 27. notre problématique, il nous suffit de formuler quelques hypothèses au sujet des intentions du responsable de la revue et des participants à ce jeu littéraire. Au vu du contenu un peu simpliste, voire naïf des questions - dès le début de la Querelle d’Homère, les Modernes ont par exemple souscrit au fait qu’Homère a bel et bien existé 183 -, il semble s’agir avant tout d’une tentative d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay de prolonger les débats en raison d’un intérêt véritable ou supposé de son public. De plus, si l’on prête foi au responsable de la revue et à son affirmation que bien des lecteurs auraient réagi aux questions, il est fort probable qu’il ne s’agissait guère d’un public savant, mais plutôt mondain. Bien évidemment, sans aucune recherche archivistique supplémentaire, il est impossible de savoir si ce public fut plus parisien que provincial, ou l’inverse. Pourtant, l’essentiel constitue la contribution du Nouveau Mercure galant en tant que « salon de papier 184 » - ou salon virtuel 185 - à la construction d’un espace public français et à la divulgation des savoirs. En définitive, il est clair que sa présence dans le Nouveau Mercure galant permet à la Querelle d’Homère de trouver un nouveau public. Entre 1714 et 1716, la revue d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay donne des informations sur les enjeux des débats et incite son public à y participer de manière active : les réactions et contributions des lecteurs socialement ou géographiquement éloignés du centre culturel en constituent la meilleure preuve. En résumé, le Nouveau Mercure galant contribue sur deux niveaux différents à l’unification du royaume. Contrairement à Anne Dacier qui évoque certaines faiblesses de sa langue maternelle, la revue défend le français et les œuvres qui sont rédigés dans la langue de Molière créant de cette manière une sorte de patrimoine national - il faut notamment se souvenir de l’abbé Jean-François de Pons qui parle de « nos bons ouvrages » et cite Corneille, Molière et Racine comme exemples 186 . Cependant, bien que le périodique ait plus l’air d’un porte-parole des Modernes que d’un « forum 187 » de discussion puisqu’aucun Ancien ne cherche à défendre la position d’Anne Dacier, il est évident que les défenseurs du français restent un groupe hétérogène : alors que Pons défend 78 Partie I - Dimension politique 188 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., mars 1715, p. 53-55. 189 Voir ibid., avril 1715, p. 66-67. 190 Voir, par exemple, ibid., juillet 1715, p. 133. 191 Voir, par exemple, ibid., décembre 1715, p. 290-291. 192 Dufour-Maître, « Belles », op. cit., p. 52. Ce constat vaut aussi pour d’autres domaines de la vie culturelle : Joan Dejean souligne par exemple le caractère politique de l’écriture féminine. Selon elle, un lien entre le domaine public de la cour et l’activité privée de la littérature existe et les autrices n’oublient guère de mettre en avant les conséquences politiques et sociales de leurs choix affectives, voir Joan Dejean, Tender Geographies: Women and the Origins of the Novel in France, Columbia University Press, 1991, p. 6-11. Les fêtes à Versailles n’échappent pas non plus à l’univers politique. Ainsi Alain Viala explique-t-il que c’est « le temps du loisir affiché comme une pause et par là même bourré de symboles et de messages politiques voués à la grandeur du régime et au culte de la personne de son chef », dans Alain Viala, France galante, Paris, PUF, 2008, p. 96. Enfin, John D. Lyons explore les liens entre la tragédie du XVII e siècle et les règles politiques et morales alors en vigueur, voir John D. Lyons, Kingdom of Disorder: The Theory of Tragedy in Classical France, Lafayette, Purdue University Press, 1999, p. 24 et p. 83-139. De plus, il insiste sur le fait que tout en affichant un certain apolitisme, les pièces de théâtre de l’époque sont susceptibles d’être comprises comme un commentaire politique par le public contemporain, voir id., « Tragedy and fear », dans id. (dir.), The Cambridge Companion to French Literature, Cambridge University Press, 2016, p. 70-84, ici p. 73. l’égalité des différentes langues 188 , un contributeur anonyme insiste sur la supériorité du français face au latin et au grec 189 . De même, la réception de la Querelle d’Homère dans la revue témoigne d’une certaine manière d’une unification réussie. Une étude détaillée des différentes contributions souligne bien que des auteurs-lecteurs qui sont socialement ou géographiquement éloignés du centre culturel participent à l’échange et qu’un espace public qui dépasse les salons de la haute société parisienne existe 190 . Pourtant, il faut également admettre que ces contributeurs restent minoritaires et qu’un manque d’information nous empêche de préciser nos résultats sans entamer de recherches plus poussées dans les archives : un grand nombre de contributeurs cachent leur identité, publient sous anonymat dans le périodique ou utilisent un pseudonyme 191 . L’accent mis sur des pratiques culturelles paraît nous éloigner de la dimension politique de la Querelle d’Homère. Pourtant, d’un côté, il faut se rappeler la réflexion de Myriam Dufour-Maître qui soutient que la galanterie joue un « rôle éminemment politique […] par son apolitisme même 192 ». Dans ce sens, il est possible d’affirmer que la Querelle d’Homère contribue à l’unification du roy‐ aume de France : sa réception dans le Nouveau Mercure galant montre le prestige que le français vient d’acquérir et le bon fonctionnement de l’espace public national naissant. De l’autre, cela distingue également la revue d’Hardouin Le 79 1. Questions sociétales : un pouvoir centralisé et fort 193 Dans le Nouvelles Littéraires, il n’y a pas de questions aux lecteurs, voir par exemple la livraison du samedi 15 juin 1715 dans laquelle Henri Du Sauzet publie une « Description du pais des Antiques & des Modernes, de ses Habitans, de leurs manierés de vivre, leurs habits, leurs armes, leurs Guerres & leur réünion » ainsi qu’un petit abrégé du Journal des sҫavans du 3 juin 1715 dans lequel une critique des Réflexions sur la Critique de La Motte est résumée par Du Sauzet. Mais, malgré cette présence importante de la Querelle d’Homère dans ce numéro de la revue, son responsable ne s’adresse jamais à ses lecteurs pour leur demander de lui envoyer des textes ou d’exprimer leur opinion, voir Du Sauzet, op. cit., 15 juin 1715, tome I, p. 305-320. 194 Fumaroli, « Abeilles », op. cit., p. 145. Fèvre de Fontenay d’autres périodiques : les Nouvelles Littéraires, par exemple, ne transmettent guère une version aussi populaire de la Querelle d’Homère, bien que l’on y trouve également des pièces divertissantes 193 . 2. De Louis XIV à Philippe d’Orléans 2.1 Entre éloges anciens et modernes Par la suite, nous étudierons les différentes stratégies servant à glorifier Louis XIV et Philippe d’Orléans, le Régent. Dans un premier temps, nous révélerons la présence - ou l’absence - des références au passé, ou autrement dit, nous offrons une lecture au premier degré, ce qui nous permet de lier les éloges du Nouveau Mercure galant à l’histoire culturelle et aux glorifications traditionnelles du roi-soleil. C’est uniquement dans un deuxième temps, à savoir dans le prochain sous-chapitre que nous nous interrogerons sur la possibilité d’une lecture au deuxième degré de ces textes. Dans ce contexte, nous aborderons également des contributions qui présentent une vision plutôt sombre de leur époque ou qui rompent radicalement avec la politique culturelle du roi-soleil. La question de la bonne glorification du roi est un vieux sujet de débat et elle a déjà marqué la première partie de la Querelle des Anciens et des Modernes. Selon Marc Fumaroli, Nicolas Boileau aime décrire son roi comme « un héros ancien réapparu parmi les Modernes » et Charles Perrault fait de son souverain « l’argument en faveur de la supériorité des Modernes sur l’Antiquité 194 ». Dans « Le Siècle de Louis le Grand », l’ancien commis de Jean-Baptiste Colbert déclare : Les siècles, il est vrai, sont entre eux différents Il en fut d’éclairés, il en fut d’ignorants ; 80 Partie I - Dimension politique 195 Perrault, « Siècle », op. cit., p. 272. 196 Il faut remarquer que le mot « propagande » constitue au sens strict du terme un anachronisme. À l’époque de Louis XIV, ce terme n’a pas encore la même signification qu’aujourd’hui : « Ensemble des actions et des moyens mis en œuvre pour répandre et faire prévaloir une idée, une opinion, une doctrine », voir Académie française, Dictionnaire [1986], op. cit., entrée « PROPAGANDE ». C’est seulement en 1740 que la « propagande » entre dans le dictionnaire de l’Académie française et, à ce moment-là, elle a encore une définition très restreinte : « PROPAGANDE. Subst. Fém. On appelle ainsi en style de conversation ‘La Congrégation De propaganda fide’ établie à Rome pour les affaires qui regardent la propagation de la foi », voir Académie française (dir.), Dictionnaire de l'Académie française. Troisième Édition, Paris, Jean-Baptiste Coi‐ gnard, 1740, 2 volumes, ici entrée « PROPAGANDE », tome II, p. 440. Ainsi, dans sa monographie Le Règne de Louis XIV, Olivier Chaline refuse d’employer ce terme : « Il serait anachronique et trompeur de parler de propagande, même si l’exagération, parfois la manipulation, voire le mensonge font partie des moyens employés », voir Chaline, op. cit., p. 226. Chantal Grell, en revanche, est d’un autre avis : « Toujours est-il que Louis XIV décida de se présenter comme l’unique successeur d’Alexandre et une intense campagne de propagande - il n’y a pas d’anachronisme - seconda ses efforts », voir Chantal Grell, « La Déchéance du conquérant », dans Chantal Grell, Christian Michel (dir.), L´École des Princes ou Alexandre disgracié. Essai sur la mythologie monarchique de la France absolutiste, Paris, Les Belles Lettres, 1988, p. 55-95, ici p. 65-66. Dans cette analyse, il nous paraît légitime de suivre Chantal Grell et d’utiliser le terme « propagande » parce qu’à partir des années Richelieu, la monarchie française se dote des moyens assez conséquents de communication. En outre, le terme « propagande » reflète bien l’importance de cet appareil et la volonté de diffuser des messages souvent bien définis, voir aussi les explications d’Andreas Gestrich sur le problème de légitimation de l’État absolu : Gestrich, op. cit., p. 26. Mais si le règne heureux d’un excellent Monarque Fut toujours de leur prix et la cause et la marque, Quel siècle pour ses rois, des hommes révéré, Au siècle de LOUIS peut être préféré ? De LOUIS qu’environne une gloire immortelle, De LOUIS des grands rois le plus parfait modèle 195 . Ainsi, Perrault célèbre son époque et son roi qui est à la fois la cause et l’incarnation de cette perfection. Ces vers résument non seulement une réflexion personnelle de l’auteur des Histoires, ou contes du temps passé, mais principalement un véritable changement de paradigme dans la propagande royale 196 . D’après Larry F. Norman, il était évident pour Perrault et les Modernes que la mise en scène du monarque et sa glorification doivent refléter sa suprématie sans limites. Par conséquent, sur l’Arc de Triomphe construit à la Porte Saint-Martin de Paris pour fêter la victoire de Louis XIV en Franche-Comté en 1674, il est écrit « Ludovico Magno » et non pas « Louis-Auguste », ni « nouvel Alexandre ». Et Gérard Sabatier constate une mise à l’écart similaire de l’Antiquité dans la 81 2. De Louis XIV à Philippe d’Orléans 197 Pour plus d’informations sur l’importance des tapisseries comme élément graphique dans la communication politique avant la lettre voir Wolfgang Brassat, Tapisserien und Politik: Funktionen, Kontexte und Rezeption eines repräsentativen Mediums, Berlin, Mann, 1992. 198 Fumaroli, « Abeilles », op. cit., p. 192. 199 Houdar de La Motte, L'Iliade. Poëme avec un discours sur Homere, Paris, Gregoire Dupuis, 1714, épitre, p. I-II. 200 Fontenelle, « Digression [2001] », op. cit., p. 304. Il faut noter ici que Fontenelle ne s’intéresse pas beaucoup à la dimension politique de la Querelle des Anciens et des Modernes, mais la stratégie est clairement transmissible : « Il me paraît encore que, sur la poésie et l’éloquence, les Grecs le cèdent aux Latins. J’en excepte une espèce de poésie, sur laquelle les Latins n’ont rien à opposer aux Grecs : on voit bien que, c’est la tragédie dont je parle. Selon mon goût particulier, Cicéron l’emporte sur Démosthène, Virgile sur Théocrite et sur Homère, Horace sur Pindare, Tite-Live et Tacite sur tous les historiens grecs. Dans le système que nous avons établi d’abord, cet ordre est fort naturel. Les Latins étaient des Modernes à l’égard des Grecs. » représentation graphique du pouvoir royal 197 . La question semble donc close et Marc Fumaroli constate même que l’euphorie des Modernes pour leur monarque se calmerait dans la deuxième moitié de son règne 198 . Pourtant, lorsque la Querelle d’Homère éclate, cette question refait surface : Houdar de La Motte réintroduit clairement cette problématique dans les débats. Il dédie sa traduction-imitation de l’Iliade d’Homère à Louis XIV tout en dénigrant et discréditant le monde ancien : Sire, Je n’autoriserai la hardiesse que je prends d’offrir cet Ouvrage à VOTRE MAJESTÉ ; ni du mérite de l’Auteur que j’imite, ni de la grandeur des Personnages qu’il célébre. J’avoüe qu’il a manqué à Homére, pour être digne de Vous, d’avoir vêcu sous le regne d’Auguste, ou sous le Vôtre. Il est vrai qu’il peint des Héros à qui l’on a souvent comparé VOTRE MAJESTÉ ; mais j’ai trop senti […] qu’on a abusé de leur ancienne réputation dans ce parallele & qu’on n’a jamais dû leur faire honneur de vos vertus 199 . D’une phase de la Querelle des Anciens et des Modernes à l’autre, l’argument reste le même - du moins d’après Larry F. Norman : face à la France du « Siècle de Louis le Grand », l’Antiquité ne peut pas suivre. Or, La Motte fait preuve de subtilité. À l’instar de Fontenelle dans sa Digression des Anciens et des Modernes  200 , il oppose l’Antiquité grecque au monde romain, mais il serait erroné de croire que La Motte veut y défendre l’époque d’Auguste. Au contraire, tout en esquissant l’idée d’un progrès historique, il s’en sert pour démontrer que, déjà au temps des Romains, l’Iliade était dépassée. Sans entrer davantage dans cette discussion sur les textes des chefs de file des Modernes, on peut constater que la dimension politique reste un enjeu central 82 Partie I - Dimension politique 201 Il s’agit d’un emprunt lexical à Gisela Bock et Margarete Zimmermann. Pour plus d’explications, voir notre introduction ou Bock, Zimmerman, op. cit., p. 23. 202 Gérard Sabatier suggère que les idées novatrices de quelques grands penseurs ont du mal à s’imposer. Certes, il s’intéresse principalement au début du règne de Louis XIV, mais, face au déclin économique et aux échecs militaires, la question paraît pertinente de savoir si ce modèle conçu au début prometteur du siècle de Louis XIV peut toujours persuader, voir Gérard Sabatier, « La Gloire du roi. Iconographie de Louis XIV de 1661 à 1672 », Histoire, économie et société, 2000, n° 4, p. 527-560, ici p. 530. 203 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., novembre 1714, p. 11. 204 Ibid., p. 12. L’attribution de ce poème à la fille de Madame Deshoulières est douteuse. Selon Sophie Tonolo, l’ode « Aux Muses, Sur la Paix de Nimègue » est écrite en 1679 à l’occasion des traités de Nimègue par Antoinette Deshoulières. Toujours d’après Tonolo, ce même poème est publié la première fois d’une façon officielle dans un recueil en 1725, voir Antoinette Deshoulières, Poésies, édition établie par Sophie Tonolo, Paris, Garnier, 2010, p. 450-452. La version de novembre 1714 soulève donc de nombreuses questions : comment Hardouin Le Fontenay a-t-il obtenu le poème ? A-t-il trouvé quelque part un manuscrit de l’ode ? Mademoiselle Deshoulières lui a-t-elle donné le texte ? Il est difficile de trancher ce problème, mais il est aisé de supposer que le responsable du Nouveau Mercure galant n’a pas hésité à publier une ode d’une des grandes versificatrices de son époque ; une telle contribution a certainement amélioré la réputation de son périodique et attiré des acheteurs. des débats ; il faut donc revenir au Nouveau Mercure galant, bien que celui-ci n’aborde pas ces questions-là dans des textes de querelle de premier ordre 201 . Au vu de l’importance du périodique pour la communication royale - démontrée au début de cette partie - et le dédain que les Modernes expriment à l’égard des héros de l’Iliade en général, il nous faut maintenant nous concentrer sur la relation entre le monde ancien et la propagande royale dans la revue d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay : l’Antiquité est-elle désormais complètement hors-jeu ou certains éléments plus classiques de la propagande royale peuvent-ils résister à la volonté réformatrice des Modernes 202 . Afin de répondre à cette problématique, l’accent sera d’abord mis sur les textes proches des idées des Modernes. Par la suite, l’analyse du discours semi-officiel du Nouveau Mercure galant prendra également en compte les aspects plus traditionnels de la glorification royale, c’est-à-dire ceux qui tournent le regard du lecteur vers le passé. Sur les traces de Charles Perrault En 1714, Hardouin Le Fèvre de Fontenay ne publie guère de vers à la gloire de son souverain dans le Nouveau Mercure galant. Après une ode à la paix rédigée en latin dans la livraison d’août 1714, le premier exemple en français se trouvant dans le numéro de novembre 1714 est celui des « vers que Mademoiselle Deshoulieres […] adresse [aux lecteurs] sur la paix 203 » : « Aux Muses, Sur la Paix de Nimègue 204 . » La poétesse y explique que c’est Louis XIV qui rend la 83 2. De Louis XIV à Philippe d’Orléans De plus, il faut constater que la version d’Aux Muses, Sur la Paix de Nimègue publiée dans la revue diffère de celle du recueil de 1725. Dans le Nouveau Mercure galant, il est question des « vastes projets » de Louis XIV, voir Le Fèvre de Fontenay, op. cit., novembre 1714, p. 13, et dans le recueil de 1725, ces projets sont qualifiés de « sages », voir Antoinette Deshoulières, op. cit., p. 451. 205 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., novembre 1714, p. 14. 206 Ibid., p. 15-16. 207 Ibid., août 1715, p. 236. Contrairement au poème de Deshoulières, il s’agit donc d’une véritable nouveauté, mais, à l’instar d’elle, Roy peut être considéré comme un contri‐ buteur illustre qui est à même d’augmenter le prestige du périodique. Malheureusement, Hardouin Le Fèvre de Fontenay n’évoque pas le prénom de son contributeur et lauréat du prix de poésie de l’Académie. Cependant, on peut supposer qu’il s’agit de Pierre-Charles Roy. D’après la Biographie universelle des Anciens et des Modernes, ce poète né en 1683 a remporté plusieurs prix dans les lices académiques, notamment à l’Académie française ou « aux jeux Floraux », voir Michaud, op. cit., tome XXXVI, p. 666. paix possible en vainquant les agresseurs jaloux de sa grandeur 205 . Et elle ajoute que la garantie du bonheur du royaume de France est inséparable de la maison des Bourbons, donc du bien-être du roi et du dauphin : De mille biens la paix sera suivie, Les plaisirs, les beaux arts vont revivre & fleurir, De nouveaux dons la terre est prête à se couvrir : Mais pour nous satisfaire au gré de nôtre envie, Sous les yeux de mon Roy puisse croître & meûrir L’auguste rejetton d’une si belle tige. Dans l’ardeur que pour lui nôtre tendresse exige, Puissent les Immortels accorder à nos vœux De longs jours à LOUIS, & de longs jours heureux 206 . La poétesse aborde ici un sujet délicat : la succession au trône. Ainsi, selon elle, la seule paix ne suffit pas à assurer le bonheur d’un royaume qui a également besoin d’un dauphin - mais au contraire, selon la contributrice, la prospérité du pays est en danger. Force est de constater que Mademoiselle Deshoulières est tournée vers l’avenir. Elle évoque l’état présent et futur du royaume sans mentionner l’histoire ni présenter Louis XIV comme la réincarnation des héros antiques. De ce point de vue, sa contribution respecte parfaitement les idées des Modernes, tels que Perrault. Le thème central du poème de Mademoiselle Deshoulières se retrouve également chez un autre versificateur dont un texte fut publié dans le Nouveau Mercure galant d’août 1715. Il s’agit de l’ode qui a permis à un certain « M. Roy 207 » de remporter le prix de poésie de l’Académie française de cette même année. Le thème de ce concours était : « Les avantages de la Paix, l’obligation 84 Partie I - Dimension politique 208 Du Sauzet, op. cit., 2 février 1715, tome I, p. 49. 209 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., août 1715, p. 240-241. 210 Ibid., p. 238-239. 211 Ibid., p. 240. 212 Il s’agit d’un vers issu de l’ode « Sur les avantages de la paix » écrite en 1713, voir Pierre-Charles Roy, Œuvres diverses, Paris, Robustel, Pissot, Huart, Chaubert, 1727, 2 volumes, tome II, p. 55. que nous avons au Roi de nous l’avoir procurée 208 . » Afin de profiter du prestige du prix sans s’attirer les foudres de Jean-Baptiste Coignard, un des imprimeurs de l’Académie française, Hardouin Le Fèvre de Fontenay ne publie qu’un extrait de l’ode de Pierre-Charles Roy. Voici la strophe centrale de son poème : O Paix, l’Europe en allarmes N’espere plus ton retour ; Elle a méprisé tes charmes, Tu te vanges à son tour. Mais parmi tous ces rebelles, Si des mains pures, fidelles Restablissoient tes autels ! .. [sic] Vien les habiter encore, Et pour LOUIS qui t’implore, Fai grace à tous les mortels 209 . Louis XIV est donc érigé en héros infaillible de la paix, voire son seul défenseur en Europe, et si M. Roy renonce à comparer son roi à un modèle antique afin de souligner ces exploits extraordinaires, il s’efforce néanmoins à présenter une situation aussi désastreuse que possible de la situation politique en Europe. D’après lui, la France et l’Espagne étaient attaquées par « cent peuples divers » et l’étendue de ce conflit aurait même dépassé les Guerres puniques : Jadis par moins de carnage Rome, & la fiere Carthage Signalerent leur fureur 210 . La situation du royaume semble tellement désespérée que le moi lyrique s’interroge même de la manière suivante : « Quel Dieu contre nous conspire 211 ? » Cette question rhétorique, à laquelle la réponse est sans aucun doute possible Mars, le dieu de la guerre, amplifie davantage l’exploit du pacificateur Louis XIV. Comme dans l’ode de Mademoiselle Deshoulières, le roi-soleil fait prospérer son pays ainsi que tout le continent. La misère va en disparaissant et une « [p]aix feconde & salutaire 212 » peut enfin s’installer. 85 2. De Louis XIV à Philippe d’Orléans 213 Vu le décès du roi le 1 er septembre 1715, il est probable que le responsable du Nouveau Mercure galant cherche d’un coup désespérément des pièces glorifiant le défunt, même s’il n’ose pas l’admettre. Dans la livraison de septembre 1715, il prétend, au contraire, qu’un « Poëte mécontent ou jaloux […] exige de ma complaisance que je donne dans ce Mercure, la preference à l’Ode qu’il a faite », voir Le Fèvre de Fontenay, op. cit., septembre 1715, p. 191. Indépendamment de la motivation de Le Fèvre de Fontenay, il s’agit d’une véritable série qui est publiée dans la revue. 214 Dans l’ode publiée dans le Nouveau Mercure galant de septembre 1715, il est noté : « [Louis] Fut pacifique en ses projets ; / Et dans le tumulte des armes/ Fit du repos gouster les charmes/ A ses victorieux sujets », voir ibid., p. 194. Puis, en octobre, c’est la même idée. L’abbé Pelegrin écrit : « Loüis a toûjours fait la guerre/ Pour rendre la Paix à la terre », voir ibid., octobre 1715, p. 91. Et, enfin en novembre, les lecteurs du périodique ont pu découvrir les vers suivants : « Aimable Paix je te revoy/ Et ton retour dans cet empire/ Remplit les destins de mon Roy », voir ibid., novembre 1715, p. 5. 215 Il faut souligner ici que, en mettant l’accent sur la paix, Mademoiselle Deshoulières et l’Académie française expriment bien l’esprit de leur temps : selon Chantal Grell, à partir des dernières décennies du XVII e siècle, on assiste à un changement de perception. Surtout sous l’influence des hommes de l’Église, une nouvelle conception de la guerre se développe et des conquêtes injustifiées sont de plus en plus associées à un tyran, voir Grell, « Déchéance », op. cit., p. 74. Sylvain Menant approfondit cette analyse. Selon lui, cet abandon d’une vision glorieuse des guerres au profit d’une approche plus critique forme un sujet prometteur qui reste d’actualité au XVIII e siècle, voir par exemple les textes de Jean-Baptiste Rousseau ou Voltaire, et qui sera typique d’une nouvelle orientation de la poésie en particulier et de l’écriture en général : « [Autrefois] l’écrivain […] jouait un rôle de courtisan, rôle réel et nécessaire dans la conception monarchique qui s’imposait. Sa tâche est désormais de juger, de choisir dans le héros monarchique ce qui correspond au bien et ce qui est insuffisance », voir Sylvain Menant, La Chute d'Icare. La Crise de la poésie française 1700-1750, Genève, Paris, Librairie Droz, 1981, p. 298. Dans les mois suivants le décès de Louis XIV - de septembre à novembre 1715 -, Hardouin Le Fèvre de Fontenay intègre plusieurs odes qui ont également été soumises au jury de l’Académie français, mais sans succès 213 . Le thème central est toujours le même et les différents poètes décrivent Louis XIV comme une force pacificatrice 214 . Cette suite d’odes nous donne une certaine idée des ateliers de propagande dédiés au service du roi et de la monarchie que sont l’Académie française et - dans une moindre mesure - le Nouveau Mercure galant  215 . Curieusement, tout comme Pierre-Charles Roy, quelques-uns de ses concur‐ rents n’ont su se passer de références au monde ancien. Ils vont même plus loin que Roy qui - on vient de le voir - ne se sert de l’Antiquité que pour caractériser l’étendue des guerres à l’époque de Louis XIV. Contrairement à cet emploi modeste des exemples empruntés à l’histoire, certains participants au concours de l’Académie française comparent le roi-soleil à des personnalités historiques ou mythiques ignorant ainsi les réflexions de Charles Perrault ou d’Houdar de La Motte. Cet aspect de leur versification est également typique d’une autre série d’éloges du roi : les odes des Jésuites qui célèbrent dans une 86 Partie I - Dimension politique 216 Voir par exemple les doutes exprimés par Sabatier, op. cit., p. 536. 217 Menant, op. cit., p. 17-18. 218 Paul Hazard, La Pensée européenne au XVIIIème siècle. De Montesquieu à Lessing, Paris, Boivin & Cie, Éditeurs, 1946, 3 volumes, tome I, p. 259. approche plus globale toutes les qualités de la personnalité du roi. Il s’agit des poèmes de Pierre Brumoy, de Jean-Baptiste Margat de Tilly et de Nicolas-Louis Ingoult qui sont publiés après la mort de Louis XIV. Donc, après avoir mis l’accent sur des odes dont les auteurs - Mademoiselle Des‐ houlières et Pierre-Charles Roy - se passent largement du recours à l’Antiquité, l’attention sera désormais principalement portée sur les références historiques et mythologiques qui sont utilisées pour décrire le roi-soleil. Persévérance de la glorification traditionnelle Nous partirons donc concrètement à la recherche de traces historiques et avant tout antiques dans la propagande royale. C’est là une étude qui s’inté‐ ressera à deux traditions : d’un côté, comme le rappellent Gérard Sabatier ou Chantal Grell, confronter son propre souverain à des modèles intemporels fut une pratique récurrente et la rupture entamée par les Modernes, mais jamais assumée complètement 216 , constitue la véritable innovation. De l’autre, le monde gréco-romain est omniprésent dans le système éducatif du XVII e et du XVIII e siècle : en développant l’importance de la mythologie antique, Sylvain Menant insiste particulièrement sur la réception d’Ovide dans les écoles des Jésuites : Ovide est, par excellence, le maître de mythologie. Dans toutes les classes, de la cin‐ quième à la seconde, on le retrouve au programme des collèges de la Compagnie. […] il présente [dans les Métamorphoses] un tableau particulièrement complet, cohérent et explicite du monde des dieux et des héros 217 . Dans La Pensée européenne au XVIIIème siècle, Paul Hazard arrive à la même conclusion. Il cite l’exemple du Traité des Études de Charles Rollin et résume son message central de la façon suivante : « Le latin, avec un peu de grec, doit […] rester l’élément principal [de l’éducation] 218 . » Donc, l’élite sociale de l’époque - qui forme le public du Nouveau Mercure galant - dispose d’un solide socle de connaissances dans les humanités classiques. Et même sans aborder la collection Ad usum delphini, il est évident que le monde ancien forme un fond gigantesque de références culturelles qui permettent de mieux illustrer des questions complexes et de transmettre un message aux lecteurs. Par conséquent, 87 2. De Louis XIV à Philippe d’Orléans 219 En ce qui concerne les exemples antiques, voir Fritz Graf, « Herakles », dans Hubert Cancik, Helmuth Schneider (dir.), Der Neue Pauly. Enzyklopädie der Antike. Band 5 Gru-Iug, Stuttgart, Weimar, J. B. Metzler, 1998, p. 387-392, et A. Mastrocinque, « Hercules », dans ibid., p. 403-405. Ensuite, pour les souverains français, on peut consulter Anne-Marie Lecoq, « La Symbolique de l'État. Les images de la monarchie des premiers Valois à Louis XIV », dans Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1984-1992, 3 volumes, tome II, p. 145-192, ici p. 184-187. Plus spécifique est Nicole Ferrier-Caverivière : d’un côté, elle montre la présence constante d’Hercule dans les panégyriques célébrant Louis XIV, mais de l’autre, en lisant son œuvre, il devient évident qu’Hercule ne joue plus un rôle de premier plan. Contrairement à Alexandre, Auguste ou César, le demi-dieu ne figure pas dans l’index, voir Nicole Ferrier-Caverivière, L’Image de Louis XIV dans la littérature française de 1660 à 1715, Paris, PUF, 1981, p. 133-134 et p. 429-436. 220 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., septembre 1715, p. 193-194. 221 D’après Furetière, une hydre est un « monstre fabuleux que les Poëtes feignent avoir plusieurs testes, qui adjoustent qu’à la place de celle qui estoit coupée il en naissoit plusieurs autres », voir Furetière, op. cit., entrée « HYDRE », tome II, p. 233. François de Malherbe utilise à de nombreuses occasions ce topos : dans des vers à Henri IV et Louis XIII, il parle d’une « hydre civile », voir François de Malherbe, « Ode sur le même sujet », dans id., Œuvres, édition établie par Antoine Adam, Paris, Gallimard, 1971, p. 31-32, ici les traces les plus importantes de l’Antiquité présentes dans le périodique seront étudiées par la suite. Alexandre le Grand, Commode, Henri IV, Louis XIII ou le jeune Louis XIV - la liste des souverains qui se rêvent en Hercule ou cherchent à incarner les mêmes qualités que celui-ci est longue et Anne-Marie Lecoq souligne le rôle central qu’il a joué dans la propagande royale française jusqu’au milieu du XVII e siècle 219 . Après coup, Hercule est quelque peu évincé du discours officiel, mais curieusement, il ne disparaît pas complètement. Un des rivaux de Pierre-Charles Roy, dont l’ode est intégrée dans le Nouveau Mercure galant de septembre 1715, écrit : Sous les coups de cet autre Alcide Tombent les Monstres combattus ; La Discorde noire furie, L’Erreur hydre de sang nourrie ; Suivent le Duel enchaîné ; Et dans sa pompe triomphale On voit cette Troupe infernale Sous le char de la Paix traîné 220 . Grâce à sa force et son courage qui rappellent les qualités extraordinaires du fils de Zeus et d’Alcmène, Louis XIV a su battre militairement ses adversaires qui sont comparés à une hydre, ce qui est un topos de la poésie de François de Malherbe 221 . Le poète inconnu ajoute une seconde image à la première tirée de 88 Partie I - Dimension politique p. 31, d’une « hydre féconde » voir id., « Prière », op. cit., p. 47, ainsi que de « l’hydre de la France », voir id., « Sonnet au Roi », op. cit., p. 141, pour décrire les adversaires à l’intérieur que les deux monarques doivent - et ont dû - vaincre. 222 D’abord, cette scène selon Anne Dacier : « [Achille] perce ses deux talons, fait passer des courroyes tout au travers, l’attache à son char de manière que sa tête traîne à terre, & montant sur ce char, après y avoir placé les armes de son ennemi, il le pousse à toute bride. Les beaux cheveux d’Hector traînent confusement dans la poussiere, & sa tête, emportée par la rapidité du char, ensanglante le sable », voir Anne Dacier, L'Iliade d'Homère. Traduite en franҫais avec des remarques, Leiden, J. de Wetstein & Fils, 1766, 7 volumes, tome III, p. 206. Et voilà cette scène selon l’Iliade d’après La Motte : « Ce n’est plus un Héros, c’est un tigre barbare./ Il insulte au cadavre ; il lui perce les pieds/ qui de sa main sanglante à son char sont liés: / La tête indignement traînoit dans la pussiere/ […] Ainsi le char cruel traverse la campagne », voir La Motte, Iliade, op. cit., p. 184. 223 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., janvier 1716, p. 108. La citation précédente se trouve à la même page du Nouveau Mercure galant. 224 Gérard Sabatier explique qu’Hercule était auparavant un sujet important dans la glorification des rois espagnols qui prétendaient descendre du fils de Zeus et d’Alcmène. Ainsi, on peut supposer que le recours à Hercule dans cette cérémonie de pompe funèbre sert aussi à inscrire les Bourbons dans cette ligne et d’augmenter la légitimité de la nouvelle dynastie royale espagnole, voir Sabatier, op. cit., p. 541. 225 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., mars 1716, p. 130 : « La sixième [face] representoit un Hercule qui scioit une Montagne, avec ses paroles : Montes planos fecit. La septiéme respresentoit encore un Hercule, & d’un côté deux Combattants, qui après avoir jettez leurs épées en l’air s’embrassoient ; de l’autre deux Lyons affrontez chacun avec un mord à la bouche avec ces paroles : Duello, solus qui froenum posuit. » 226 Ibid., p. 134 : « Le quatrième [tableau] representoit un Hercule, assommant avec sa massuë l’Hydre à sept testes, avec ses paroles : Haresim extirpavit è regno. » C’est à nouveau le topos de la poésie de Malherbe évoqué ci-dessus. Aux exemples déjà cités, nous pourrions encore ajouter son « Ode pour le Roi allant châtier la rébellion des Rochelois ». Malherbe y l’Antiquité : la coutume d’attacher le corps d’un adversaire illustre, mais vaincu, à son char et de le tirer derrière soi ; image qui pointe vers l’ancien monde en général et particulièrement vers l’Iliade dans laquelle Achille se venge d’Hector de cette façon 222 . À l’instar du contributeur anonyme, Nicolas-Louis Ingoult utilise Hercule de la même manière. Dans des vers publiés en janvier 1716, il décrit le défunt roi comme « un jeune Alcide » qui sert à « ses guerriers de guide 223 ». Lui aussi souligne principalement les qualités militaires de Louis XIV en le comparant au héros grec. Plus varié est, en revanche, le recours à Hercule dans la « Description curieuse de la Pompe funebre de Loüis XIV. à Cadix [sic] » qui est intégrée dans le Nouveau Mercure galant de mars 1716 224 . Le rapprochement franco-espagnol et l’installation d’un membre de la famille royale française sur le trône d’Espagne sont comparés aux travaux d’Hercule 225 , c’est-à-dire à des tâches extrêmement compliquées et réputées impossibles. En outre, on y loue l’engagement du roi-soleil contre le protestantisme qui est incarné par une hydre 226 . Le recours à 89 2. De Louis XIV à Philippe d’Orléans compare les protestants à des « vipères », c’est-à-dire « les monstres les plus noires » qu’on puisse s’imaginer, voir François de Malherbe, « Ode pour le Roi allant châtier la rébellion des Rochelois », dans id., Œuvres, op. cit., p. 158-163, ici p. 158. 227 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., octobre 1715, p. 258-259. 228 Furetière, op. cit., entrée « MARS », tome II, p. 457. Hercule en Espagne ne se limite donc pas à la seule force physique. Certes, les faits illustrés ont impliqué des guerres brutales et violentes, mais le savoir-faire militaire ne se trouve pas au centre de cette glorification. Les organisateurs de la « Pompe funebre » tiennent davantage à mettre en avant les résultats de la politique de Louis XIV. Si Hercule est incontestablement le héros de la mythologie antique auquel Louis XIV est le plus souvent comparé, un autre texte attire encore notre atten‐ tion. Il s’agit d’une autre ode de Pierre-Charles Roy. Elle fut lue à l’Académie française et publiée dans le Nouveau Mercure galant d’octobre 1715. Roy y fait l’éloge du roi-soleil de façon générale ; il ne s’intéresse pas à une qualité en particulier et il écrit plein d’enthousiasme : C’est luy. Voilà son image Quels traits ! quelle Majesté ! Que j’aime ce fier courage Temperé par la bonté ! Autrefois, vainqueuer rapide, Infatigable, intrepide, C’étoit Achille à nos yeux : C’est Nestor, dont la vieillesse N’est qu’une longue jeunesse, Egale à celle des Dieux 227 . Avec cette strophe, Pierre-Charles Roy contredit ouvertement Houdar de La Motte qui, dans la dédicace de son Iliade en vers, soutient qu’il est impossible de comparer Louis XIV aux héros homériques. Après cette provocation, Roy fait néanmoins une concession aux Modernes et entame la transition des héros grecs à un personnage issu du Moyen Âge franҫais. Mais, avant d’aborder cet aspect de la glorification du défunt roi, il reste primordial de noter que dans les diverses contributions étudiées ici, Louis XIV paraît comme l’égal des héros mythiques qui n’y sont ni dénigrés ni discrédités. Cela vaut également pour un dieu païen qui est souvent présent dans les odes à la gloire de Louis XIV : Mars - le « dieu des batailles » et le surnom qu’on donne à un « grand guerrier », d’après le dictionnaire d’Antoine Furetière 228 . Le Jésuite Nicolas-Louis Ingrat constate par exemple dans son ode, qui fut intégrée 90 Partie I - Dimension politique 229 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., janvier 1716, p. 107. 230 Ibid., octobre 1715, p. 92. Il s’agit certainement de Simon-Joseph Pellegrin qui, selon la Biographie universelle ancienne et moderne de Louis-Gabriel Michaud, a « obtenu une pension sur le ‘Mercure’ auquel il travaillait pour la partie des spectacles ». Malheureusement, cette note n’est pas plus précise. On n’apprend pas si l’auteur de cette entrée parle du Mercure galant, du Nouveau Mercure galant ou du Mercure de France. Même si nous pouvons exclure ce dernier puisque, dans le même article, le Mercure de France est évoqué un peu plus loin avec son nom complet, cette question épineuse ne peut pas être tranchée d’une manière définitive : s’agit-il du Mercure galant, du Nouveau Mercure galant ou des deux titres ? Voir Michaud, op. cit., tome XXXII, p. 393-394. Dans le Dictionnaire des journalistes, aucune entrée n’est consacrée à Simon-Joseph Pellegrin, mais il paraît dans plusieurs autres notices, comme celle d’Antoine de La Roque, voir François Moureau, « Antoine de La Roque », dans Reynaud, Mercier-Faivre, Journalistes, op. cit. Pourtant, ces apparences n’apportent aucun nouvel élément à la question qui nous préoccupe. 231 Dans son essai « La gloire du roi. Iconographie de Louis XIV de 1661 à 1672 », Gérard Sabatier résume cette mode : « En décembre 1665, Racine donna Alexandre le Grand dédié au roi, où il affirmait nettement l’assimilation du rôle et de la personnalité d’Alexandre à ceux de Louis XIV. […] Dès 1660, Charles Le Brun peint à Fontainebleau en présence du roi Les reines [sic] de Perse aux pieds d’Alexandre, dont Félibien rédige sans tarder la description. À partir de 1665, il peint les gigantesques toiles (4,7 x 12 m) des batailles : le triomphe [sic] d’Alexandre ou entrée [sic] d’Alexandre en Babylone, le passage [sic] du Granique (1665), la bataille [sic] d’Arbelles (1669), la défaite [sic] de Porus ou Alexandre et Porus (1672). Les scènes sont au fur et à mesure mises à tisser aux Gobelins. […] La constitution par Colbert de l’énorme atelier de tapisserie des Gobelins dans la livraison de janvier 1716 de la revue, que Louis XIV était le protégé de ce dieu guerrier qui « prend soin de sa destinée 229 ». Si le roi-soleil égale ici Mars, il paraît même supérieur au dieu antique dans un poème présentant le défunt monarque comme pacificateur. Dans le Nouveau Mercure galant d’octobre 1715, l’abbé Pelegrin explique ainsi que Louis XIV a su chasser la « noire Discorde […] [d]e ces lieux où triomphoit Mars 230 ». Pourtant, il ne faut pas oublier que la mythologique antique ne constitue pas la seule source utilisable pour glorifier Louis XIV. Comme il a été déjà indiqué, il faut également se tourner vers de véritables personnages historiques, qui, à l’instar d’Hercule ou Mars, ont inspiré la glorification du roi. Et si Alexandre le Grand était un nouvel Hercule ? Certes, il existe peu de domaines dans lesquels cette question peut être posée raisonnablement, mais la propagande royale française en fait certainement partie. À en croire Gérard Sabatier, le roi macédonien occupe une place comparable à celle d’Hercule dans la glorification royale française et, momentanément, même supérieure dans celle de Louis XIV. Alexandre le Grand est omniprésent, notamment dans les années 1660 231 , avant d’être mis à l’écart comme d’autres personnages antiques 91 2. De Louis XIV à Philippe d’Orléans et la mise en chantier de la tenture d’Alexandre n’étaient pas fortuits », voir Sabatier, op. cit., p. 541. 232 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., septembre 1715, p. 192. 233 Ibid., p. 192. 234 Ibid., p. 198-199. 235 Perrault, « Siècle », op. cit., p. 257. ou mythologiques. Cependant, à l’instar d’Hercule, le Macédonien semble avoir résisté à la vague moderne et, dans le Nouveau Mercure galant d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay, Louis XIV paraît incarner plusieurs grands chefs de guerre et souverains défunts. Il sera donc tout d’abord question de ceux issus de l’Antiquité païenne avant d’étudier le rôle d’un deuxième groupe culturellement plus proche de la France catholique de la première moitié du XVIII e siècle. Premièrement, il faut évoquer les personnalités originaires du monde macé‐ donien et romain. Dans le Nouveau Mercure galant de septembre 1715, les lecteurs ont par exemple découvert une des odes qui fut présentée au prix de poésie de l’Académie sans pour autant le remporter. Le moi lyrique de cette contribution s’adresse aux « immortelles Déesses 232 », c’est-à-dire aux muses, et il leur demande de chanter des éloges au « plus grand Roy du monde 233 ». Puis, il explique pourquoi Louis XIV en tant que chef militaire qui restaure la paix est digne d’être loué avant de se tourner vers Virgile pour conclure : Berger fameux, […] Vante le Heros de la Seine Où le jour s’éteint & renaît ; Laisse les Cesars, les Pompées ; Pour luy tes cent voix occupées Ne diront pas tout ce qui l’est 234 . Le message est évident et, selon la vision des Modernes, les héros antiques doivent « ployer les genoux 235 » devant Louis XIV. Il est pourtant frappant de constater que le contributeur anonyme parle des « Cesars » et des « Pompées » comme s’il s’agissait plus de noms génériques que de véritables personnes. Il y est donc question des généraux et hommes politiques antiques en général et non pas des deux généraux et consuls romains en particulier. Le même principe peut être observé deux mois plus tard. Dans son ode à la gloire du roi, le Jésuite Pierre Brumoy fait déclarer son moi lyrique : Peuples du Tybre & de l’Euphrate, […] Trop fiers de posseder les cendres Des Césars & des Alexandres, 92 Partie I - Dimension politique 236 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., novembre 1715, p. 24. 237 Ibid., p. 18. 238 Ibid., janvier 1716, p. 108 : « Pour en faire autant de Cesars. » Il faut noter encore une fois l’emploi du pluriel ici. Il s’agit donc de nouveau d’un nom générique. 239 Ibid., octobre 1715, p. 257 : « C’est l’Auguste de la Seine. » 240 Ibid. Vous fûtes moins heureux que nous 236 . La cause du bonheur des Français ne constitue guère une énigme et il suffit de lire entre les lignes : les cendres de Louis XIV sont plus importantes et rendent plus fiers que celles des anciens : Il parut, & ternit la gloire Des anciens guerriers, dont l’histoire Fait respecter le souvenir 237 . À ce trio - Alexandre, César et Pompée qui sont soit dépassés par Louis XIV, soit égalés par le roi-soleil 238 - s’ajoute encore le fils adoptif de Jules César : Auguste à qui le défunt roi est comparé dans le Nouveau Mercure galant d’octobre 1715 239 . Le premier empereur romain est par ailleurs le seul personnage politique issu de l’Antiquité classique qui ne soit pas mentionné dans un contexte belliqueux, mais culturel : Louis XIV en tant que nouvel Auguste fait renaître « Catulle ; / Pindare, Horace, Tibulle 240 ». Il faut donc souligner le fait qu’au-delà des figures mythiques, la propagande royale réunit également des personnages historiques d’horizons différents qui sont pourtant souvent éclipsé par le roi-soleil. D’un côté, il faut évoquer Alexandre le Grand, César ou Pompée, dont les exploits militaires sont soulignés, et de l’autre Auguste, qui apparaît comme un promoteur des arts et de la culture. Cependant, ce regard vers le passé reste assez flou. Une dernière question s’impose donc : dans quelle mesure le Nouveau Mercure galant s’inscrit-il à travers ces références dans des discours bien établis ? Étant donné que Louis XIV a privilégié la mise en scène picturale, il est difficile de trouver une réponse directe. Mais un coup d’œil dans le Mercure galant de Jean Donneau de Visé peut fournir un premier indice. Charles Robert, sieur de Saint-Jean, était dans la deuxième moitié du XVII e siècle un contributeur régulier au périodique. Il est, par exemple, l’auteur de l’ode suivante qui célèbre les conquêtes de Louis XIV : Tu n'es plus qu’à toy-mesme aujourd’huy comparable. L’Alexandre orgueilleux qui se fit adorer, Se verroit, s’il vivoit, reduit à soupirer 93 2. De Louis XIV à Philippe d’Orléans 241 Thomas Amaulry (dir.), Le Nouveau Mercure galant, Lyon, Thomas Amaulry, 1677, mai 1677, p. 158. Nous citons la livraison imprimée à Lyon qu’utilise également Grell. Il existe encore une réimpression parisienne qui se distingue dans bien des aspects de la version citée ici. 242 Grell, « Déchéance », op. cit., p. 67. 243 Isaac Benserade, « Balet royal de la naissance de Venus, dansé par leurs Majestéz en 1665 », dans Grell, Michel (dir.), Princes, op. cit., p. 151, ici p. 151. 244 Jean Puget de la Serre, « Parallèles d'Alexandre le Grand et de Monseigneur le Duc d'Anguien », dans ibid., p. 145-146, ici p. 146. 245 Grell, « Déchéance », op. cit., p. 78-79. 246 Ibid., p. 79. 247 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., octobre 1715, p. 259. D’estre moins grand que toi, d’estre moins adorable 241 . De plus, selon Chantal Grell, des « parallèles rhétoriques 242 » qui présentent le Grand Condé comme un successeur du roi macédonien, sont de la même nature. Voici quelques formules réunies par elle : « Ce Prince qui paroît sous l’habit d’Alexandre 243 » d’Isaac Benserade ou « tout le monde vous prend pour un autre Alexandre 244 » de Jean Puget de la Serre. Ces extraits rappellent les odes étudiées ici dans lesquelles il fut question d’un « autre Alcide » ou de « l’Auguste de la Seine ». Cette persévérance de l’Antiquité qu’observe également Grell ne constitue pourtant pas un retour à une ancienne forme de glorification. Selon elle, cela illustre principalement les limites de l’idéologie des Modernes qui n’arrivent pas à éradiquer complètement les idées propagées par la propagande royale au début du règne personnel de Louis XIV 245 . Ainsi, le Nouveau Mercure galant réunit des éléments appartenant à des stratégies de communication très différentes et à cet amalgame s’ajoute encore une troisième approche. Après l’abandon d’Alexandre le Grand dans le discours officiel de la monarchie, une nouvelle stratégie voit le jour. Chantal Grell : « Une nouvelle mythologie est substituée à l’ancienne, une mythologie absolutiste qui légitime d’emblée toutes les entreprises et les ambitions du roi 246 . » Au cœur de celle-ci se trouvent des héros plus compatibles avec le royaume français et le christianisme. Il en est notamment question dans une contribution de Pierre-Charles Roy qui se corrige, après avoir décrit Louis XIV comme un nouvel Achille et un nouveau Nestor ; ce passage surprenant fait partie de son ode publiée dans la livraison d’octobre 1715 : Qu’ai-je dit ? Icy mon zele De foibles couleurs le peint. LOUIS prend pour son modele De ses ayeux le plus saint 247 . 94 Partie I - Dimension politique 248 Ibid., p. 259-260. 249 Ibid., p. 260. 250 Ibid., novembre 1715, p. 148. 251 Ibid., p. 149. 252 Ibid., p. 149-150. 253 Les présences de David et de son fils Salomon ne sont guère surprenantes. D’après Colette Beaune, l’Église catholique s’est opposée à l’idée que les rois français puissent descendre des Troyens. Elle a mis en avant l’idée que David est leur ancêtre, voir Colette Beaune, Naissance de la nation France, Paris, Gallimard, 1985, p. 35. 254 Grell, « Déchéance », op. cit., p. 79. L’ancêtre dont il est question est Louis IX, mieux connu sous le nom de Saint Louis, et dans la suite de cette strophe, Roy justifie encore la mise en parallèle qui distingue clairement la présente comparaison des noms génériques. Il évoque principalement deux exploits des deux Louis : l’interdiction « des duels barbares 248 » et le combat contre les infidèles 249 . Une approche similaire est décrite dans le Nouveau Mercure galant de novembre 1715. Les lecteurs de la revue peuvent y lire en mémoire de Louis XIV un récit des pompes funèbres qui ont eu lieu « [l]e 23. du mois passé […] [à] l’Abbaye Royale de Poissy 250 ». Selon ce récit, l’« oraison funebre y fut prononcée par M. l’Abbé Masson 251 ». Tout comme Roy, Masson remplace les héros païens, tel Alexandre, par des personnages bibliques ou des saints. Voici le petit résumé de son oraison : « Il [Masson] fit voir que le feu Roy avoit esté victorieux comme David, aussi sage que Salomon, & aussi pieux que S. Loüis 252 . » Cette rupture avec les modèles antiques est cependant moins novatrice qu’elle puisse paraître. Plus la propagande royale a abandonné les exemples anciens au début des années 1670, plus elle s’est tournée vers de grands personnages moralement plus acceptables, comme le prédécesseur de Louis XIV 253 . Tout en assemblant des éléments de glorification qui sont typiques des diffé‐ rentes phases et sensibilités du siècle du roi-soleil, le discours semi-officiel tel qu’il est développé par Hardouin Le Fèvre de Fontenay et les contributeurs du Nouveau Mercure galant ne peut donc pas faire abstraction du passé qui n’est pas rejeté en bloc. Il faut également souligner les limites de notre approche qui se manifestent ici. En mettant l’accent sur la dichotomie des idées anciennes et mo‐ dernes, l’histoire proto-nationale échappe quelque peu à notre structure-cadre car elle ne semble guère intéresser les protagonistes de la Querelle des Anciens et des Modernes 254 . Il paraît pourtant justifié de l’avoir inclus dans la sous-partie consacrée à la « persévérance de la glorification traditionnelle », car celle-ci forme également une restriction au présentisme développé par les Modernes. Mais avant d’approfondir l’interprétation de ces résultats, il faut se tourner vers 95 2. De Louis XIV à Philippe d’Orléans 255 Voir Le Fèvre de Fontenay, op. cit., octobre 1715, p. 3. Il faut souligner l’aspect extraordinaire de cette dédicace puisqu’Hardouin Le Fèvre de Fontenay n’a jamais voué son périodique à un membre de la famille royale du vivant du roi-soleil. De plus, il n’est que rarement question de l’arrière-petit-fils de Louis XIV dans la revue. Le responsable du Nouveau Mercure galant cherche principalement à mettre en valeur les qualités et les faits de Philippe d’Orléans ce qui justifie notre choix de nous concentrer sur celui-ci et d’ignorer le futur Louis XV. 256 Ibid., avril 1716, p. 190. 257 Ibid., juillet 1716, table des matières. Philippe d’Orléans et la question de savoir dans quelle mesure le Régent se démarque de Louis XIV. Le cas de Philippe d’Orléans Étant donné le jeune âge du futur Louis XV à la mort de son arrière-grand-père, le royaume de France connaît de 1715 à 1723 une Régence qui est assurée par Philippe d’Orléans. Ainsi, à partir d’octobre 1715, la propagande royale dans le Nouveau Mercure galant évolue et les lecteurs y trouvent régulièrement des odes à la gloire de Louis XIV - on vient de le voir -, mais également des pièces célébrant le Régent. Le signe le plus ostentatoire en est certainement la dédicace du périodique : désormais, à la page trois de chaque livraison, il y a un hommage « [à] son Altesse Royale Monseigneur le Duc de Chartres 255 », c’est-à-dire à Louis d’Orléans, le fils aîné du Régent. Notre intérêt principal se porte cependant sur la présence de références au monde ancien - ou sur leur absence - dans la glorification du Régent. Un premier coup d’œil révèle bien des parallèles entre les textes dédiés à Louis XIV et ceux consacrés au Régent. Les lecteurs retrouvent donc de nombreux éléments qu’ils connaissent déjà : en avril 1716, par exemple, un certain « M. Gabriel Capitaine de Dragons » estime que Philippe d’Orléans est supérieur à « [c]e Cesar, ce grand Alexandre 256 » puisqu’il respecte les bienfaits de la paix et parce que faire la guerre ne constitue guère une fin en soi pour lui - une qualité qui fut également mise en avant dans des odes à la gloire du roi-soleil, voir notamment les contributions de Mademoiselle Deshoulières et de Pierre-Charles Roy. Les comparaisons des personnages mythiques forment une autre similitude. Dans la livraison de juillet 1716, Hardouin Le Fèvre de Fontenay présente à son public un « Extrait des Réjoüissances qui ont esté faites pour le rétablissement de la santé de Monsieur le Duc. Relation qui vaut la meilleure Histoire que puisse vous donner l’Auteur de ce Journal 257 ». Le responsable du Nouveau Mercure galant y résume la maladie et la guérison de Philippe d’Orléans avant de décrire 96 Partie I - Dimension politique 258 Ibid., p. 153. 259 Ibid., p. 155. 260 Ibid., septembre 1715, p. 193. 261 Ibid., janvier 1716, p. 108. 262 Ibid., août 1716, p. 284-285. les festivités qui sont organisées pour célébrer son « rétablissement ». Il y reproduit également certains vers qui, selon lui, furent présentés au guéri par un mystérieux « Magister [mise en italique dans l’original] 258 ». Celui-ci rappelle les hauts faits des ancêtres du Régent et constate ensuite : A la chasse il sonne du Cor, Il est Prince à la Ville, Dans les Conseils c’est un Nestor, A Fribourg un Achille [mise en italique dans l’original] 259 . Il n’est pas clair de quelle bataille de Fribourg il est question dans ce poème, mais ce qui nous intéresse - et ce qui a certainement choqué Houdar de La Motte s’il a lu la revue -, c’est la comparaison de Philippe d’Orléans à Nestor et à Achille, deux héros de l’Iliade. Curieusement, cette parallèle ne forme pas non plus une innovation ; rappelons-nous l’ode de Pierre-Charles Roy qui fut publiée dans le Nouveau Mercure galant d’octobre 1715. La présence d’Hercule dans la glorification du Régent est encore plus clas‐ sique, mais en même temps assez audacieuse. Certes, des contributeurs au Nouveau Mercure galant n’hésitent pas non plus à décrire Louis XIV comme un « autre Alcide 260 » et un « jeune Alcide 261 », mais dans la livraison d’août 1716, la comparaison avec le fils de Zeus et d’Alcmène permet de présenter le Régent comme un nouveau Louis XIII. Étant donné qu’il s’agit d’une brève contribution, la voilà dans son intégralité : Je [Hardouin Le Fèvre de Fontenay] ne peux mieux fermer ce Volume que par cette Devise à la louange de nostre Regent. En voicy l’Histoire. Un Aumônier de Madame Duchesse de Berry, a presenté à cette Princesse un Portrait de M. le Duc d’Orleans, au bas duquel Portait est un Hercule avec sa massuë, & autour cette devise. Nec mole gravatur, Et au-dessous ces deux Vers. Mars fuit Hispanis, invictam stradit Ilerdam. Jupiter est Gallis, Phœbus et alma Ceres [Toutes les mises en italique d’après l’original] 262 . 97 2. De Louis XIV à Philippe d’Orléans 263 Voir Château de Versailles (dir.), « Louis XIII en Hercule gaulois, vainqueur de l'Espagne par Le Blond », en ligne : http: / / ressources.chateauversailles.fr/ ressources-pedagogiqu es/ Louis-XIII-en-Hercule-gaulois-vainqueur-de-l-Espagne, site consulté le 06/ 10/ 18. 264 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., octobre 1716, p. 90. 265 Ibid., p. 89. 266 Ibid. 267 Fumaroli, « Abeilles », op. cit., p. 197. 268 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., octobre 1716, p. 92. Une description qui rappelle un tableau de Claude Vignon : l’« Hercule Admi‐ randus » qui a été peint pour le Cardinal Richelieu en 1634 et qui a été repris par Abraham Bosse dans une gravure vastement diffusée pour glorifier Louis XIII 263 . Il paraît donc plausible que l’artiste qui a fait le portrait dont il est question dans le Nouveau Mercure galant ait vu auparavant la peinture représentant Louis XIII. De plus, à plusieurs décennies d’écart, les deux œuvres célèbrent des victoires militaires en Espagne : en reprenant des éléments de la propagande royale de Louis XIII et Louis XIV, Philippe d’Orléans est donc inscrit dans la tradition des Bourbons et il apparaît ainsi comme un souverain légitime. Le regard vers le passé ne constitue cependant pas une obligation et les glorificateurs du Régent sont également à même de se passer des modèles historiques pour célébrer Philippe d’Orléans - un autre parallèle entre lui et Louis XIV. Un bon exemple se trouve dans le Nouveau Mercure galant d’octobre 1716, la dernière livraison dont Hardouin Le Fèvre de Fontenay est le responsable. Il y publie l’« Epitre à son Altesse Royale Monseigneur Petit Fils de France, Regent du Royaume, Duc d’Orleans 264 » de « M. le Baron de S. Martin 265 » qui lui dédie son « Traité des Fortifications 266 ». Selon Marc Fumaroli, c’est un domaine dans lequel la suprématie des Modernes sur l’Antiquité se manifeste le plus 267 et par conséquent, il n’est pas étonnant que le Baron de S. Martin n’évoque aucun général macédonien ou romain pour célébrer le génie militaire de Philippe d’Orléans. Au lieu de le décrire comme un nouveau César, il se contente simplement de présenter les faits extraordi‐ naires du Régent : « Tant de Villes enlevées en si peu de jours & réduites par vos soins sous l’obéïssance de leur Souverain légitime, ont veu dans leurs attaques avec quelle habileté vous sҫaviez vous-même ordonner, conduire & perfectionner les ouvrages 268 . » Par conséquent, force est de constater que la mise en scène du Régent ne se distingue guère de la glorification dont profite Louis XIV dans le Nouveau Mercure galant. Il existe cependant une exception qui confirme la règle. Il s’agit de Titus. Le fils de Vespasien et son successeur sur le trône impérial - fait son entrée dans la propagande royale développée par Hardouin Le Fèvre de 98 Partie I - Dimension politique 269 Ibid., octobre 1715, p. 16 et p. 18. 270 Ibid., p. 20. 271 Ibid., p. 20-21. 272 Ibid., janvier 1716, p. 253. 273 Ibid., p. 254. 274 Chantal Grell, Christian Michel, « Introduction », dans Grell, Michel, Princes, op. cit., p. 35-46, ici p. 37. Fontenay et ses divers contributeurs. Dans la livraison d’octobre 1715, l’abbé Jean-François de Pons essaie de consoler le peuple triste qui pleure la mort de Louis XIV. Après avoir vanté les qualités de Philippe d’Orléans qu’il présente comme une incarnation de Minerve et d’Hercule 269 , il s’adresse à une « Muse indiscrete 270 » : Aux Auteurs qu’Apollon inspire ; Dis, si tu peux, ce que je sens. Vous qu’une noble ardeur anime A chanter son nom, ses vertus ; Meritez, s’il se peut, l’estime D’un Prince plus grand que Titus. […] Prince que la France revere, Moins par le sang & le pouvoir, Que par le sacré caractère Que le Ciel en vous nous fait voir 271 . Avant d’analyser ce passage, il faut encore étudier un « Portrait […] [du] Regent du Royaume » qui fut intégré dans le numéro de janvier 1716. Il s’agit d’une brève ode d’un certain « Le Fort de La Moriniere ». Celui-ci inscrit Philippe d’Orléans dans la longue liste de « nos Rois […] [et] des plus fameux Guerriers, que nous vante l’Histoire 272 », mais il s’abstient de donner des noms. Uniquement dans la deuxième partie de ses vers, il évoque un seul personnage historique par son nom et érige Philippe d’Orléans en « nouveau Titus 273 ». Face à ce nouveau visage parmi les héros antiques présents dans le périodique, il faut s’interroger sur les origines de ce recours à Titus qui distingue la glorifica‐ tion du Régent de celle du défunt roi-soleil. Premièrement, il faut constater qu’à l’époque moderne, tout en étant moins présent qu’Alexandre le Grand, Titus ne fut, par exemple, pas un absent de la propagande royale française. Chantal Grell et Christian Michel soulignent qu’il incarne au XVII e siècle l’« archétype du bon prince 274 ». Et Marc Fumaroli le situe au même niveau qu’Alexandre, 99 2. De Louis XIV à Philippe d’Orléans 275 Fumaroli, « Abeilles », op. cit., p. 133. 276 Piganiol de La Force, Jean-Aymar, Nouvelle description des chasteaux et parcs de Versailles et de Marly, Paris, Florentin & Pierre Delaulne, 1701, p. 130. 277 Quant aux bustes de Versailles, Alexandre Maral écrit que « [l’] inventaire de 1694 en recense quelque quatre-vingt-quatre, nombre resté identique jusqu’à nos jours en dépit des nombreux bouleversements subis par cette série ». Et il ajoute qu’il existe dans le palais depuis 1665 une série des « douze Césars […], [c’est-à-dire de] Jules César et […] [des] onze premiers empereurs, d’Auguste à Domitien », dont parle, par exemple, le Mercure galant en 1685 à l’occasion de la visite de l’ambassadeur de Siam en France, voir Alexandre Maral, Le Versailles de Louis XIV. Un palais pour la sculpture, Dijon, Éditions Faton, 2013, p. 244-246. 278 La pièce Tite et Bérénice de Pierre Corneille est laissée de côté ici parce qu’elle n’a pas connu le même succès que celle de Racine, voir Alain Viala, « La Querelle des Bérénice n'a pas eu lieu », Littératures classiques, 2013, n° 81, p. 91-106, ici p. 91. Or, c’est justement la grande diffusion de Bérénice qui fait entrer le Titus de Racine dans le mémoire collectif ce qui permet, ensuite, d’utiliser le personnage dans la propagande royale. 279 Voici l’analyse de Georges Forestier : « En supprimant toute allusion aux vices du futur empereur et en laissant entendre que c’était le Titus déjà parfait qui avait promis le mariage à la reine, Racine aboutissait à présenter le renvoi de celle-ci comme un sursaut de perfection, lié au statut du personnage. Pour être un monarque parfait, le Titus de Racine a été conduit à prendre une décision opposée aux vœux du héros parfait », voir Georges Forestier, Jean Racine, Paris, Gallimard, 2006, p. 392. 280 Grell, Michel, « Introduction », op. cit., p. 37. César ou Auguste 275 . Ainsi et sans surprise, l’empereur romain se trouve bien au château de Versailles. Dans sa Nouvelle description des chasteaux et parcs de Versailles et Marly, Jean-Aymar Piganiol de la Force explique en décrivant la décoration du « Cabinet du Billard » : « Le triomphe de Vespasien & de Titus ; par Jules-Romain. Ce Tableau est sur bois, & a trois pieds huit pouces & demis de haut, sur cinq pieds trois pouces de large 276 . » De plus, depuis 1694, il y a à Versailles une galerie regroupant 84 bustes d’empereurs romains dont un de Titus également 277 . Deuxièmement, il ne faut pas oublier une pièce de théâtre qui a connu un grand succès au siècle de Louis XIV. Le Titus le plus connu à l’époque du roi-soleil fut certainement celui de Jean Racine 278 . L’écrivain a fait de Titus un des personnages principaux de sa tragédie Bérénice qui fut présentée sur scène pour la première fois en 1670 : déchiré entre son amour pour Bérénice, une reine étrangère, et son devoir en tant qu’empereur qui lui interdit d’épouser ladite dame, le Titus de Racine choisit la raison d’État et abandonne son amour pour garantir le bonheur de son peuple 279 devenant de cette manière l’incarnation du « bon prince 280 » par excellence. De ce fait, les vers de Pons qui font l’éloge du 100 Partie I - Dimension politique 281 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., octobre 1715, p. 21. 282 Ibid., janvier 1716, p. 254. 283 Stanis Perez, « Passion, pouvoir et vérité à l'âge de la raison d'État. Note sur la séparation de Louis XIV avec Marie Mancini », Dix-septième siècle, 2008, n° 241, p. 617-632, ici p. 617-618 et p. 625-626. Pour plus d’informations sur cette histoire d’amour, voir Chaline, op. cit., p. 25-29. 284 Voir aussi la contribution de M. le Baron de S. Martin au Nouveau Mercure galant d’octobre 1716. En s‘adressant au Régent, celui-ci écrit pour louer les services que Philippe d’Orléans a rendus au royaume : « La France qui sent tout le prix de ce que vous [Philippe d’Orléans] faites pour elle », Le Fèvre de Fontenay, op. cit., octobre 1716, p. 93. « sacré caractère 281 » du « nouveau Titus 282 » paraissent moins surprenants et il semble que le versificateur essaie de mettre la bonne réputation de Titus au service de la Régence. De même, le choix des contributeurs au Nouveau Mercure galant semble paradoxal. Comparer Philippe d’Orléans et non pas Louis XIV à Titus demande une explication : selon Stanis Perez, lorsque Bérénice est représentée en 1670, les contemporains de Louis XIV n’ont pas hésité à rapprocher leur souverain du personnage de Jean Racine. D’après Perez, l’amour impossible entre Bérénice et Titus leur a rappelé la liaison entre le jeune Louis XIV et Marie Mancini, une nièce de Mazarin. Tout comme le héros de la tragédie, le jeune monarque a renoncé à son véritable amour pour épouser l’infante Marie-Thérèse et ne pas mettre en danger la paix des Pyrénées 283 . Or, au début du XVIII e siècle, ce sacrifice de Louis XIV semble oublié et la notion de « raison d’État » est associé davantage au Régent qu’au défunt roi 284 . Finalement, force est de constater que, à quelques nuances près, comme par exemple la comparaison de Philippe d’Orléans avec Titus, il n’y a guère de différences entre les glorifications du roi-soleil et du Régent. Comme Louis XIV, Philippe d’Orléans est comparé à Hercule et décrit comme supérieur à Jules César ou Auguste. En définitive, nous pouvons observer que si quelques contributions, celle de Mademoiselle Deshoulières par exemple, peuvent se passer de personnages historiques ou mythologiques, ceux-ci sont pourtant bien présents dans le Nouveau Mercure galant. Les lecteurs y rencontrent Hercule, Alexandre le Grand, Jules César ou Saint Louis - pour n’en citer que quelques exemples. Cette persévérance de différentes stratégies élogieuses illustre le triomphe partiel des idées des Modernes qui, à l’instar de Charles Perrault, rêvent de bannir de la glorification royale toute allusion au passé. Ils redoutent que ces héros antiques soient utilisés pour critiquer le pouvoir royal en place et présenter 101 2. De Louis XIV à Philippe d’Orléans un modèle politique alternatif. Étant donné que l’établissement d’un premier inventaire des références historiques ne nous a pas encore fourni d’exemples d’une telle mobilisation de l’ancien monde, il faut désormais se pencher plus sérieusement sur la question de savoir s’il existe des contributions dont les auteurs formulent une critique du pouvoir, aussi cachée qu’elle puisse être. Dans ce contexte, il sera également primordial de relire au deuxième degré les louanges étudiées auparavant. 2.2 Démarcation de Louis XIV Dans les pages précédentes, le rôle conservateur du Nouveau Mercure galant, puisque stabilisateur de la société de l’Ancien Régime, a été souligné. Néan‐ moins, il s’agit seulement d’une face de la médaille, et pour finir, s’impose enfin la question de savoir si le périodique prend également ses distances avec le pouvoir royal et l’héritage de Louis XIV. C’est la raison pour laquelle il sera nécessaire de débattre sur la possible dénonciation d’erreurs ou d’évolutions défavorables par la revue. Dans un premier temps, nous resterons dans le domaine de la politique au sens étroit du terme et la présentation du souverain. Dans un deuxième temps, en revanche, nous nous pencherons sur la vie culturelle - rappelons-nous les défenses vigoureuses de la langue française et de sa littérature prises par les Modernes - et étudierons les innovations introduites par le Régent. Critique du pouvoir royal D’après Chantal Grell, cette coexistence de plusieurs formes de propagande royale, dont certaines sont quelque peu démodées, est le propre d’une production que l’on pourrait qualifier de populaire, c’est-à-dire des textes qui ne sont écrits ni par l’entourage du roi, ni par les instituts proches du centre du pouvoir, comme les différentes académies royales. Cela souligne bien la position marginale du Nouveau Mercure galant sur l’échiquier politique de l’époque qui est également illustrée par la dédicace faite au fils de Philippe d’Orléans et non pas au Régent lui-même. Cependant, il ne faut pas oublier que les Modernes rejettent le recours à l’Antiquité pour des raisons précises. Comme l’a évoqué Houdar de La Motte, les héros de l’Iliade ne sont pas dignes d’être comparés à Louis XIV et Thomas Hobbes estime même que les livres gréco-latins incitent à la révolte. De ce fait, la question de savoir dans quelle mesure les références au monde ancien ne constituent pas seulement des lieux communs, mais cachent également une critique réelle du roi-soleil ou une mise en garde formulée à l’encontre du Régent s’impose. Cela s’apparente néanmoins à une aventure sur un terrain miné puisqu’il est peu probable que nous trouvions des critiques directes, mais au contraire, des traces ayant un sens voilé. 102 Partie I - Dimension politique 285 Ibid., janvier 1715, p. 138. 286 Ibid., p. 142. 287 Ibid., p. 146. 288 Ibid. 289 Ibid., 144. La citation précédente se trouve à la même page du Nouveau Mercure galant. 290 Ibid., p. 148. Les citations précédentes se trouvent à la même page du périodique. Une « Ode presentée au roy sur la paix » publiée dans le Nouveau Mercure galant de janvier 1715 éveille notre attention. La transition vers cet éloge à l’égard de Louis XIV paraît déjà intéressante puisque les vers sont attribués au « fils de M. Chappe, ancien Payeur des Rentes 285 » - une pratique qui rappelle l’exemple de Charles Perrault qui publie ses Histoires, ou contes du temps passé sous le nom de son fils, afin de ne pas être associé à ce genre littéraire. Pour confirmer ces soupçons, il faut pourtant lire attentivement l’ode. Premièrement, les vers semblent effectivement louer les qualités de Louis XIV qui est comparé à Alexandre le Grand. Le jeune homme est clair : Cede, temeraire Alexandre, Cede, à nôtre équitable Roy ; Au nom de Grand il peut pretendre A plus juste titre que toi 286 . Le message paraît évident et le fils de Chappe explique amplement les raisons de la supériorité de son souverain sur le roi macédonien. Tout comme celui-ci, Louis XIV est un grand chef militaire et « vainqueur des plus superbes Têtes 287 » qui court de victoire en victoire, invincible sur le champ de bataille 288 . Cependant, contrairement à Alexandre le Grand, Louis XIV sait s’arrêter et dompter sa fureur guerrière. Selon le fils de Chappe, cela fait du roi français « un courageux Monarque » qui se distingue d’« un tyran […] [et] monstre odieux 289 ». À défaut de continuer inutilement ses campagnes, il sait se modérer et donc couronner ses « belliqueux exploits » d’une « aimable paix » qui forme « le haut éclat […] qui convient aux Rois 290 ». Ainsi, cette lecture au premier degré rappelle non seulement les vers de Charles Robert, sieur de Saint-Jean, de mai 1677, mais aussi « Le Siècle de Louis le Grand » de Charles Perrault. Dans celui-ci, le chef de file des Modernes affirme également que le roi-soleil dépasse tous les modèles historiques auxquels il pourrait être comparé. Or, depuis la lecture des fameux vers de Perrault en 1687, plusieurs décennies ont passé et ont vu de nombreuses guerres, notamment la guerre de la Ligue d’Augsbourg et la guerre de succession d’Espagne. Il serait surprenant que les sujets du roi-soleil aient oublié ces dures années peu glorieuses du règne de Louis XIV. Ainsi, une deuxième lecture moins avantageuse paraît s’imposer. 103 2. De Louis XIV à Philippe d’Orléans 291 Ibid. 292 Ibid., p. 149. 293 Ibid., p. 144. 294 Ibid., mars 1716, p. 122. 295 Ibid., p. 123. 296 Ibid., p. 137. D’une façon innocente, le fils de Chappe développe davantage la raison pour laquelle la paix est préférable aux guerres. Selon lui, il n’est guère possible de profiter d’une campagne militaire : Eloignez-vous, combats funestes, Dont à peine les tristes restes Peuvent être appellez vainqueurs 291 . Par la suite, il devient encore plus concret et rappelle à ses contemporains des souffrances très concrètes : « La paix rend le fils à sa mère,/ La paix rend le frere à son frere 292 . » Entre les lignes, cette « Ode […] sur la paix » est donc susceptible d’être lue comme une critique de la politique de Louis XIV et une mise en garde adressée à la classe dirigeante. Au début du XVIII e siècle, le royaume de France est à bout de souffle et les sujets du roi-soleil ont besoin de paix. Ce sens à peine caché confirme donc les craintes des Modernes : en comparant Louis XIV à Alexandre le Grand, il est possible d’accentuer davantage la critique de la politique hégémonique du roi et de le présenter, au final, comme un « monstre odieux 293 ». En outre, il existe d’autres textes qui semblent dénoncer les failles de Louis XIV en s’appuyant sur le monde gréco-romain. Dans le Nouveau Mercure galant de mars 1716, Hardouin Le Fèvre de Fontenay publie une « Description de la Pompe Funebre de Loüis XIV » qui a lieu à « Cadix [sic] 294 ». Précédemment dans cette étude, il était déjà question de ce « Mausolée [érigé] dans le grand vaisseau de l’Eglise de S. François 295 » puisque la cathédrale fut richement décorée avec des tapisseries présentant le défunt roi comme un héros antique, notamment comme un nouvel Hercule. Pourtant, Louis XIV y est également comparé à Phaéton, le fils d’Hélios, dieu du soleil : « Le douziéme [tableau] representoit un Phaëton couronné de France, porté dans le Char du Soleil semé de Fleurs-de-Lys ; une nouvelle Etoile luiy marquoit la route qui’il devoit tenir, avec ces paroles : Aurelia Regente luce à via non aberrabo  296 . » Or, c’est exactement le contraire de ce qui se passe dans le mythe antique. Selon Ovide, Phaéton est incapable de conduire le char d’Hélios et menace de détruire toute la terre avant d’être tué par Zeus : 104 Partie I - Dimension politique 297 Ovide, « Les Métamorphoses », dans id., Œuvres complètes, édition établie par Désiré Nisard, Paris, Firmin Didot Frères, Fils et Cie, 1869, p. 251-540, ici livre II, p. 274 - 276. Notons en passage un parallèle avec le tableau « Louis XIV en Apollon dans le char du soleil, précédé par l’Aurore et accompagné par les heures » de Joseph Werner qui fut créé entre 1662-1667. Werner présente le roi comme l’incarnation d’Apollon, contrairement aux commanditaires ou aux artistes du début du XVIII e siècle. Ce petit glissement d’un dieu immortel à son fils mortel n’est certainement guère innocent et semble confirmer notre interprétation, voir Château de Versailles (dir.), « Louis XIV en Apollon dans le char du soleil, précédé par l'Aurore et accompagné par les heures par Joseph Werner », en ligne : http: / / ressources.chateauversailles.fr/ ressources-pedagogiques/ Louis-XIV-en -Apollon-dans-le-char-du-soleil-precede-par-l-Aurore-et-accompagne, site consulté le 06/ 10/ 18 et Sabatier, op. cit., p. 546. 298 Menant, op. cit., p. 17-18. 299 Voir la sous-partie : « Persévérance de la glorification traditionnelle ». 300 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., mars 1716, p. 123. 301 Certes, d’après le traité d’Utrecht, les Bourbons français renoncent au trône espagnol, et vice versa, mais, à en croire Olivier Chaline, cette idée ne fut pas complètement abandonnée. Il évoque, par exemple, la concurrence de Philippe d’Orléans et de Philippe V d’Espagne après la mort du petit dauphin, Louis de France, en 1712 : « [L]a lutte de succession est inévitable entre Philippe V et Philippe d’Orléans. […] Une guerre de succession de France n’était pas impensable en 1715 », voir Chaline, op. cit., p. 450 et p. 727. De grandes villes s’écroulent avec leurs murailles ; des peuples et des pays entiers sont changés par l’incendie en un monceau de cendres ; les forêts se consument avec les montagnes qu’elles couvrent. Tout brûle […]. Cependant l’arbitre suprême prend à témoin les dieux et le maître du char lui-même, que, s’il ne prévient pas ce désastre, tout va succomber au plus cruel destin. […] Il tonne, et balançant son tonnerre à la hauteur de son front, il foudroie l’imprudent Phaéton 297 . Étant donné l’importante présence de l’auteur des Métamorphoses en particulier et de la mythologie antique en général dans l’enseignement de l’époque 298 , le destin de Phaéton était certainement connu du grand public. Par conséquent, cette représentation du défunt roi est plus qu’ambiguë. D’un côté, elle souligne les qualités extraordinaires, puisque surhumaines de Louis XIV et elle reprend également des éléments classiques des glorifications du roi-soleil ainsi que des souverains espagnols : d’après Gérard Sabatier, les rois français ont utilisé le soleil comme emblème depuis le XIV e siècle et Philippe V d’Espagne, un des grands rivaux de Louis XIV, s’est également servi de cet astre. À l’instar du parallèle établi entre Hercule et Louis XIV 299 , les « Negocians François […] [qui] ont fait leurs efforts pour rendre à la mémoire de Loüis le Grand les honneurs qui luy sont deus 300 » tentent donc encore une fois d’inscrire le défunt roi dans une double tradition qui s’adresse à la fois aux sujets français et espagnols des Bourbons 301 . 105 2. De Louis XIV à Philippe d’Orléans 302 Un personnage mythique comme personnification de l’échec - un emploi similaire est observable dans le Nouveau Mercure galant d’octobre 1715. Dans une ode à la gloire du Régent, l’abbé Jean-François de Pons s’adresse aux auteurs français de son époque et il leur demande de « chanter son nom, ses vertus [du Régent] », voir Le Fèvre de Fontenay, op. cit., octobre 1715, p. 21. Apparemment, Pons a l’impression qu’ils sont hésitants et c’est la raison pour laquelle il essaie de les provoquer avec une question rhétorique : « Mais craignez[-vous] le destin d’Icare ? », voir ibid. Sans aucun doute, Pons, ancien élève du collège des Jésuites à Chaumont, voir Michel Gilot, « Jean-François de Pons (1683-1732) », dans Reynaud, Mercier-Faivre, Journalistes, op. cit., a pensé à la mythologie antique et à Ovide en écrivant ses lignes. Dans les Métamorphoses, Ovide résume le destin d’Icare de la manière suivante : « Le jeune Icare, se laissant emporter au plaisir d’un vol audacieux et au désir de s’approcher du ciel, abandonne son guide et porte plus haut son essor. Les rayons trop voisins du soleil amollissent la cire parfumée et fondent les liens des ailes. Il agite ses bras dépouillés, et privé de ses plumes qui le soutenaient comme des rames, il frappe en vain les airs où il n’a plus de prise ; sa bouche répète le nom de son père et il tombe au fond des mers », voir Ovide, op. cit., livre VIII, p. 383. 303 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juillet 1716, p. 11. 304 Ibid., p. 17. D’un autre côté, la représentation du monarque en Phaéton rappelle non seulement la présupposée origine divine de son pouvoir, mais également l’acci‐ dent mortel du fils d’Hélios qui montre clairement les limites de la politique royale 302 : il semblerait que ses projets ne soient pas tous couronnés de succès et que le roi soit téméraire. Certes, cette allusion n’est pas très précise, mais elle va de pair avec d’autres contributions qui formulent des doutes concernant la politique royale et dont les auteurs ne semblent pas adhérer pleinement à la vision d’un Perrault qui considère le règne de Louis XIV comme l’apogée absolu de l’histoire. En juillet 1716, les lecteurs de la revue apprennent par exemple que la France manque de virilité et qu’elle tombe en décadence. Après avoir cité l’exemple de la ville de Rome qui fut corrompue par « l’orguël & le luxe 303 », le contributeur inconnu constate quant à sa propre époque : Mais insensiblement l’adroite politesse Des cœurs effeminez souveraine Maistresse, Corrompit de nos mœurs l’austere dureté, Et du subtil mensonge empruntant l’artifice, Bientost à l’injustice Donna l’air d’équité 304 . Le versificateur anonyme s’en prend à la galanterie et aux comportements sociaux liés inexorablement à Versailles et qui privilégient la forme sur le contenu. Indirectement, il prône un retour aux sources, c’est-à-dire à une vie 106 Partie I - Dimension politique 305 Ibid., p. 15. 306 Ibid., p. 19. 307 Charles-Irénée Castel de Saint-Pierre, « Discours de réception de l'abbé de Saint-Pierre le 3 mars 1695 », en ligne : http: / / www.academie-francaise.fr/ discours-de-reception-d e-labbe-de-saint-pierre, site consulté le 04/ 10/ 18. 308 Ibid. 309 Voir Jean-Pierre Bois, L'abbé de Saint-Pierre: entre classicisme et Lumières, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2017, p. 50-57. plus simple et donc plus naturelle. Par conséquent, il vénère le haut Moyen Âge dont le « citoyen […] sҫavoit porter les armes […] [et] négligeoit ses charmes 305 ». Dans le Nouveau Mercure galant, cette simplicité est plus souvent revendiquée dans des contributions sur la critique du goût, mais cette problématique sera traitée ultérieurement. Si l’exemple espagnol nécessite une interprétation, les propos de Chappe et Le Fèvre de Fontenay semblent plus clairs, mais ces derniers restent néanmoins plus prudents : le premier attribue ses vers critiques à son fils et le deuxième précise après cette ode dénonciatrice que « les plus sages & les plus éclairez » pensent différemment et louent Philippe d’Orléans, « l’Auguste Prince, à qui le Ciel a confié le soin d’élever le jeune Monarque du plus riche et du plus florissant Royaume du monde 306 ». Ainsi, le directeur de la revue et Chappe cherchent à prendre leurs distances avec la critique du temps présent et à apparaître comme un soutien sans faille du régime. Des accusations contre le pouvoir royal sont donc prudemment introduites dans la revue et cela soulève la question de savoir dans quelle mesure les éloges que nous venons d’étudier auparavant peuvent être lues au deuxième degré. À en croire Olaf Asbach, une telle lecture paraît légitime et, afin d’illustrer ses propos, l’historien cite l’exemple de l’abbé Charles-Irénée Castel de Saint-Pierre et son discours de réception à l’Académie française de 1695. Saint-Pierre y parle « [d]es avantages des belles-lettres 307 » avant de louer son souverain : Le calme rappellera […] [la] raison égarée [des autres pays européens], et avec des yeux que l’envie ne troublera plus, ils verront enfin que cette grande puissance du Roi [Louis XIV], dont ils ont été si long-temps alarmés, a pour bornes insurmontables cette même sagesse et ces mêmes vertus qui l’ont formée. Heureux de n’avoir pu l’affoiblir, ils ne la regarderont plus que comme la tranquillité de l’Europe, et comme l’unique asile contre l’oppression et l’injustice des ambitieux 308 . Pour Asbach, les choses sont claires : Saint-Pierre, qui est bien informé des différentes politiques royales aux niveaux national et européen 309 , a remplacé la réalité européenne par un idéal utopique puisque c’est le roi-soleil qui a instauré 107 2. De Louis XIV à Philippe d’Orléans 310 Olaf Asbach, Staat und Politik zwischen Absolutismus und Aufklärung. Der Abbé de Saint-Pierre und die Herausbildung der französischen Aufklärung bis zur Mitte des 18. Jahrhunderts, Hildesheim et d'autres, Olms, 2005, p. 105. 311 Pour l’analyse du poème de Chappe, voir le sous-chapitre « Critique du pouvoir royal » et on peut y comparer les premières pages du Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe de l’abbé Saint-Pierre : « [L]’extrême misére où les Peuples sont réduites par les grandes Impositions, informé par diverses Rélations particuliéres des Contributions excessives, des Fouragements, des Incendies, des violences, des cruautez, & des meurtres que souffirent tous les jours les malheureux Habitans des Frontiéres des Etats Chrétiens ; enfin touché sensiblement de tous les maux que la Guerre cause aux Souverains d’Europe & à leurs Sujets », voir Charles-Irénée Castel de Saint-Pierre, Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe, Utrecht, Antoine Schouten, 1713, 2 volumes, tome I, p. ii. 312 Erbe, op. cit., p. 158. 313 Ibid., p. 150. Erbe souligne pourtant que la politique extérieure de la France sous Louis XIV est également motivée par la volonté de garantir la sécurité du royaume entouré par les Habsbourg espagnol et autrichien. un système peu tolérant en France et essayé de créer un empire français en Europe 310 . Son but consiste donc à dénoncer de manière ironique la politique de Louis XIV et de proposer en même temps une alternative plus humaniste. Environ 20 ans plus tard, la situation n’a guère changé. Certes, la guerre de succession d’Espagne s’est terminée en 1714, mais ses conséquences néfastes sont toujours présentes et les vers de Chappe de janvier 1715 311 en témoignent. De ce fait, il semble être possible de continuer à appliquer la grille de lecture d’Asbach aux éloges publiés dans le Nouveau Mercure galant : pour les contem‐ porains avertis d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay, ces contributions qui célèbrent notamment le génie militaire du roi malgré la quasi-défaite militaire des armées royales 312 ou qui présentent le monarque comme le garant de la paix en fermant les yeux sur sa politique expansionniste 313 paraissent ironiques, voire satiriques. Et, au vu de l’érudition littéraire des membres de la société mondaine, nous pouvons supposer qu’un nombre relativement conséquent, peut-être même une majorité, ait compris ce message caché qui critique Louis XIV et qui peut être considéré comme une mise en garde du Régent qui est censé ne pas répéter les erreurs du roi-soleil. En définitive, il faut constater que le Nouveau Mercure galant propose deux lectures de la royauté. D’une part, le périodique apparaît comme un pilier de l’Ancien Régime. D’autre part, ces éloges paraissent trop parfaits et suggèrent qu’il faille lire entre les lignes afin de découvrir leur véritable sens. À cela s’ajoutent quelques contributions très rares qui dénoncent plus directement certains aspects de la politique royale ou de l’état du royaume, comme par 108 Partie I - Dimension politique 314 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juillet 1716, p. 8-18. 315 Ibid., mai 1716, p. 13-14. 316 Dans la suite, nous verrons un texte d’avril 1716, donc précédant la contribution citée ci-dessus, dans lequel Le Fèvre de Fontenay se prononce d’une manière positive sur la Comédie-Italienne. Il s’agit donc tout simplement d’une contradiction interne du périodique - et non pas d’un échange d’opinons différentes - puisque ce ne sont pas des contributeurs extérieurs, mais le responsable de la revue lui-même qui a rédigé les deux textes. Si cela reste surprenant, il se peut cependant que le texte critique de la culture italienne de mai 1716 ait été écrit avant ce changement de paradigme culturel de 1716 et seulement publié à ce moment. Rappelons-nous également dans ce contexte que Le Fèvre de Fontenay se plaint lui-même de la grande charge que reste la publication du périodique. Néanmoins, cela ne nous empêche pas de constater que cette contradiction constitue un signe incontestable du déclin du périodique, voir aussi l’expression de Le Fèvre de Fontenay qui dit que la revue est en « décadence », voir ibid., p. 5. 317 Pour plus d’information voir Jan Clarke, « The Expulsion of the Italians from the Hôtel de Bourgogne in 1697 », Seventeenth-Century French Studies, 1992, n° 14, p. 97-127, ou Virginia Scott, The Commedia dell'Arte in Paris 1644-1697, Charlottesville, University of Virginia Press, 1990. exemple la dégradation des mœurs 314 , mais ces textes-là restent l’exception qui confirme la règle. Le retour des Italiens et des innovations culturelles Dans la livraison de mai 1716, Hardouin Le Fèvre de Fontenay condamne à nouveau les cultures italienne et espagnole à cause « des representations de farces, & de quantité de Comedies modernes si triviales, que tout leur merite pour attirer la risée des spectateurs, roule souvent sur la saleté d’une équivoque, ou sur l’effronterie d’une phrase impudente 315 ». Or, lorsque le directeur du périodique publie ce constat, celui-ci est déjà dépassé et ne reflète plus l’esprit de ses contemporains 316 . Philippe d’Orléans en est le responsable puisqu’il n’entame pas seulement une révolution politique en modifiant amplement le testament de Louis XIV, mais également en changeant de politique culturelle. Si le roi-soleil a banni les comédiens italiens de Paris en 1697 317 , le Régent les rappelle et ce retour est accompagné d’une série de contributions dans le Nouveau Mercure galant qui célèbre la langue et la culture italiennes. Celles-ci seront étudiées dans un premier temps avant qu’une autre innovation de la Régence - les bals de l’Opéra - soit évoquée. Déjà un mois avant cette attaque contre la culture italiennes, c’est-à-dire dans le Nouveau Mercure galant d’avril 1716, Le Fèvre de Fontenay monte au créneau pour défendre la langue de Dante : après les énigmes, il résume brièvement - sur quelques pages - l’actualité des différents théâtres parisiens et conclut son récit avec une petite réflexion enthousiaste à l’égard de la Comédie-Italienne : « La 109 2. De Louis XIV à Philippe d’Orléans 318 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1716, p. 270-271. 319 Ibid., p. 272-273. 320 Ibid., mai 1716, p. 289-290 ; il est difficile d’établir définitivement le nom de l’auteur de cette courte contribution. Il peut s’agir du responsable du périodique lui-même ou d’un auteur anonyme, mais vu que l’argumentation est très proche des deux textes de Le Fèvre de Fontenay, nous supposons qu’il a écrit lui-même cette contribution, sinon qu’il a au moins participé à sa rédaction. 321 Ibid., juin 1716, p. 23. 322 Ibid., p. 25-36. 323 Ibid., mai 1716, p. 287-288. nouvelle la plus interessante que je croye pouvoir à present vous apprendre, c’est qu’on nous promet pour le 20. du mois prochain, l’ouverture de la Comédie-Italienne 318 . » Il semblerait que certains lecteurs et amateurs du théâtre soient pourtant sceptiques et aient peur de ne rien comprendre à l’intrigue. En tant que bon vendeur, le responsable de la revue prend cette crainte au sérieux et, patiemment, il leur explique : [L]a langue [italienne] […] est tres facile pour tout le monde, qu’elle en a second lieu beaucoup de rapport avec la langue Latine, ce qui est d’un grand secours pour ceux qui la sҫavent, de plus j’ajoûte qu’elle a beauocup de conformité avec la Franҫaise […]. Enfin ce sera pour tous ceux qui ignorent l’Italien qui est la plus galante & la plus délicate langue du monde, une école où ils l’apprendront en tres peu de tems, & un plaisir reglé toujours nouveau pour ceux qui la sҫavent 319 . Hardouin Le Fèvre de Fontenay fait donc un effort et cherche à réduire la peur du contact. De plus, il ne se contente pas d’inciter une seule fois ses lecteurs à apprendre l’italien, mais plusieurs fois, et ainsi, il répète quasiment ce même discours dans les livraisons de mai 320 et juin 1716 321 . Dans ce dernier numéro, il va encore plus loin et introduit même une histoire d’une « Aventura Amourosa [sic] » en italien 322 . Hormis la défense de la langue, Le Fèvre de Fontenay fait également de la publicité pour les comédiens italiens. Après avoir annoncé les premières représentations dans la livraison d’avril 1716, il en fait le compte-rendu dans le numéro suivant, celui de mai 1716 : « Le 18. de ce mois les Comediens italiens de Son Altesse Royale Monseigneur le Duc d’Orleans Regent, representerent pour la premiere fois dans la Salle de l’Opera, une Comedie Italienne intitulée l’Heureuse surprise. Jamais spectacle fut honoré d’une plus belle Assemblée 323 . » Et Le Fèvre de Fontenay poursuit en soulignant non seulement la qualité du public, mais également le fait qu’il soit possible de suivre l’intrigue sans comprendre l’italien. D’après lui, tout le monde peut « voir dans toutes […] [les] Pieces [des Italiens] un jeu continuel de mouvements, d’attitudes & 110 Partie I - Dimension politique 324 Ibid., p. 290. 325 Ibid., p. 291. 326 Ibid., p. 296. 327 Ibid., juin 1716, p. 17. 328 Ibid., p. 18. 329 Fontenelle, « Digression [2001] », op. cit., p. 298. 330 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juin 1716, p. 19. 331 Ibid., p. 20. 332 Ibid., p. 22. d’actions si variées, si justes, & si naturelles, qu’elles […] [l’] occuperont toûjours agréablement, & […] [lui] faciliteront l’intelligence des choses qu’ils representent 324 ». Puis, il précise que même les concurrents des Italiens - « les Comediens Franҫois 325 » - approuvent leurs productions et les considèrent comme « d’excellents Acteurs 326 ». Or, toutes ces louanges n’empêchent pas certains contemporains de la revue de se prononcer contre la Comédie-Italienne et d’en être scandalisés 327 . Dans le Nouveau Mercure galant de juin 1716, Le Fèvre de Fontenay leur répond que ces pièces ne sont ni meilleures ni pires que certains textes d’auteurs français, comme par exemple « Scaron, Marot & Rabelais 328 ». Et puis, digne d’un Fontenelle qui défend dans son Digression sur les Anciens et les Modernes l’idée d’une égalité des peuples 329 , le responsable du périodique excuse certains traits spécifiques du théâtre italien en rappelant à son public que « [c]haque peuple a ses Us & Coûtumes 330 ». Et par conséquent, il est parfaitement acceptable pour Le Fèvre de Fontenay qu’une bonne pièce de théâtre ne suive pas forcément les règles de « nostre Theatre Franҫois 331 ». Il conclut ensuite cette défense de la Comédie-Italienne par un éloge des acteurs : Pour ce qui regarde les Acteurs & Actrices, je n’en parleray pas davantage ; chacun est d’accord sur cet article, & il n’y a personne qui ne convienne de leur merite. Arlequin est le plus joly, le plus fin & le plus gracieux Arlequin qu’on puisse voir ; & le Signor Lelio est, de l’aveu même de ses Emules, un des plus sҫavans & des plus grands Comediens de l’Europe 332 . Cette déclaration d’amour pour le théâtre italien de la part d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay et sa forte présence dans le périodique mérite une explication. D’un côté, cet engouement pour la Comédie-Italienne traduit certainement la mission première du périodique qui veut informer les provinciaux de la situation parisienne. Ainsi, le Nouveau Mercure galant ne fait que suivre et divulguer l’évolution récente de la vie culturelle. Cependant, même d’un simple point-vue culturel, il s’agit d’une importante démarcation du siècle de Louis XIV. D’après Marc Fumaroli, un des enjeux centraux de la Querelle des Anciens et des 111 2. De Louis XIV à Philippe d’Orléans 333 Marc Fumaroli, Trois institutions littéraires, Paris, Gallimard, 1994, p. 303. 334 Id., « Abeilles », op. cit., p. 144. 335 Il y a pourtant une exception à cette règle : les bals organisés lors du carnaval. De plus, Semmens insiste sur la porosité des notions « public » et « privé ». Selon lui, il y a de nombreux exemples d’un bal masqué qui est devenu public à cause de la grande affluence d’hôtes non invités, mais quand même accueillis, voir Richard Templar Semmens, The Bals Publics at the Paris Opéra in the Eighteenth Century, Hillsdale, N.Y., Pendragon Press, 2004, p. 4-5. Modernes est « la supériorité et l’autonomie absolues du français 333 ». De ce fait, force est de constater que ce combat n’a apparemment plus lieu au printemps 1716 et qu’une nouvelle époque a déjà commencé. De l’autre côté, il ne faut pas oublier l’engagement personnel de Le Fèvre de Fontenay qui essaie pendant plusieurs mois d’intéresser le public à cette nouveauté qui fut introduite par le pouvoir politique. De plus, le périodique profite d’un privilège royal et son directeur cherche depuis l’automne 1715 à se rapprocher du Régent. Par conséquent, il paraît pertinent de suggérer que ce revirement culturel, qui souligne la fonction de porte-parole de la revue, est motivé par le souci de plaire au Régent et donc par la volonté de ne pas perdre la direction du périodique. Ou, pour à nouveau citer Fumaroli, cette imbrication d’intérêts montre bien dans quelle mesure les Modernes - du moins quelques-uns - sont des « laudateurs dépourvus de talents 334 » dont le seul souci est de plaire aux autorités. Ce soutien se manifeste également dans une autre question : les bals masqués. Certes, il s’agit d’une question moins politique, si on fait abstraction de l’éven‐ tuelle problématique de la morale publique. Néanmoins, nous pouvons à nou‐ veau observer que le Nouveau Mercure galant transmet une image positive d’une nouveauté introduite par le Régent. Ainsi, par la suite, nous nous concentrerons sur la dimension politique de l’inauguration du bal de l’Opéra telle qu’elle se présente dans la revue et non pas sur la production littéraire qui en découle dans les pages du périodique. Bien que l’on puisse établir un lien entre ces textes, les bals et la vie publique en se référant à Alain Viala, il en sera question ultérieurement. À en croire Richard Semmens, des bals comparables à celui de l’Opéra ont déjà existé à Venise et en Angleterre et la France a elle-même sa propre tradition des bals. Or, à l’inverse de ceux-ci 335 , les bals de l’Opéra ne sont ni réservés à un public précis ni sujets à un programme établi d’avance. Ce sont également les informations qu’Hardouin Le Fèvre de Fontenay divulgue auprès de son lectorat : dans la livraison de janvier 1716, il écrit, par exemple, à propos des bals de l’Opéra : « Chaque Masque y est receu moyennant le prix & somme d’un 112 Partie I - Dimension politique 336 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., janvier 1716, p. 189. 337 Ibid., p. 200. 338 Ibid., p. 191. 339 Ibid., p. 188-189. 340 Ibid., p. 190. 341 Ibid., p. 188-200. Contrairement à la première de la Comédie-Italienne, l’instauration des bals de l’Opéra n’est pas annoncée dans la livraison du Nouveau Mercure galant du mois précédant l’événement. En même temps, en suivant les explications de Semmens il faut admettre que la création du bal de l’Opéra surprend presque tout le monde et que, vu les délais d’impression, Le Fèvre de Fontenay ne pouvait pas en parler dans le numéro de décembre 1715 : Semmens avance que la permission d’instaurer un tel bal date du 30 décembre 1715 et que le premier bal a ensuite lieu le 2 janvier 1716, voir Semmens, op. cit., p. 10-11. Toujours d’après Semmens, le résultat en est que peu de gens assistent au premier bal. Philippe de Courcillon de Dangeau en témoigne dans son journal : « Le bal, qui commenҫa hier avant minuit, finit à quatre heures du matin ; et tous les gens qui y ont été sont revenus très-content : le seul défaut qu’on y a trouvé, c’est qu’il n’y avoit pas assez de monde pour une si grande salle, mais le spectacle a été écu. C’est à ce tître qu’il acquiert le plaisir […] de danser, ou de de s’entretenir à la faveur de son masque 336 . » Il n’y a donc aucune restriction et tout le monde peut assister à ces bals. Ce fait est illustré plus tard dans le même numéro du périodique par l’exemple d’« une des plus grasses Tripieres de Paris 337 » qui se fait passer pour une belle dame de la haute société. En outre, Le Fèvre de Fontenay observe qu’il n’y a guère de règles ou de danses imposées par les organisateurs des bals, mais, initialement, il ne semble du moins pas convaincu du bien-fondé de ce concept : « [I]l est tout à fait impertinent de voir dans une assemblée aussi brillante par le nombre & les graces des Dames qui s’y trouvent tous les jours, un tas de jeunes étourdis qui dansent entr’eux, toute les danses qu’il leur plaît 338 . » Cependant, malgré ce petit défaut, Hardouin Le Fèvre de Fontenay donne une description relativement positive des bals de l’Opéra : Le spectacle de Paris, le plus suivi à présent & le plus agréable en même temps, est celui dont les Directeurs de l’Opera regalent le public tous les Lundy, les Mercredy & les Samedy de chaque semaine. C’est un Bal établi avec tant d’ordre, de lumières, & de propreté, qu’il est devenu le divertissement de Paris le plus à la mode 339 . Un peu plus loin, il déclare que « cet établissement a été inventé fort à propos, dans une Ville comme Paris, où il faut absolument des plaisirs 340 ». Le responsable fait donc de la publicité pour ces événements tout en informant ses lecteurs provinciaux de la dernière mode parisienne. Si la couverture de ce nouvel événement socio-culturel le prend apparemment de court en janvier 1716 - il n’y accorde que 12 pages 341 -, Le Fèvre de Fontenay se rattrape un mois plus 113 2. De Louis XIV à Philippe d’Orléans trouvé si beau, qu’on ne doute pas qu’il n’y en vienne beaucoup dans la suite », citation d’après ibid., p. 12. 342 Dans sa monographie The Bals Publics at the Paris Opéra in Eighteenth Century, Semmens soutient que les bals sont un nouvel instrument de l’État - « a new instrument of the state » -, qui donne à la monarchie et à sa cour un nouveau centre politique en dehors du château de Versailles que Philippe d’Orléans ne porte pas dans son cœur, voir ibid., p. 32-33. 343 Kulessa, « Querelle », op. cit., p. 133. tard et consacre presque 100 pages aux bals de l’Opéra. Ainsi, il en souligne la grande importance sans pour autant entrer dans une réflexion sur les raisons d’être de ce nouveau divertissement 342 . En somme, l’exemple du bal de l’Opéra montre à nouveau l’aptitude d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay à soutenir la politique royale. Tout comme dans le cas de la Comédie-Italienne, il promeut une innovation majeure de la Régence et suit - presque aveuglément - la direction choisie par les autorités. Afin de conclure ce sous-chapitre, force est de constater que le Nouveau Mercure galant a sans aucun doute contribué à une certaine démarcation du siècle de Louis XIV en particulier, mais également du pouvoir politique en général sans pour autant prendre la position d’une opposition fondamentale. D’une part, la revue semble mettre le Régent en garde contre les dérives d’une politique trop ambitieuse - principalement s’il s’agit d’un lecteur averti qui sait lire entre les lignes. Et de l’autre, il est intéressant d’observer que les plumes du Nouveau Mercure galant défendent d’abord violemment la suprématie de la langue et de la culture françaises pour chanter ensuite les louanges du théâtre italien. Ainsi, Hardouin Le Fèvre de Fontenay illustre parfaitement la fonction politique d’une revue semi-officielle, c’est-à-dire dotée d’un privilège royal, qui soutient sans se poser trop de questions la politique et les orientations du pouvoir en place. 3. Rôle des femmes 3.1 La femme dans le champ littéraire naissant La Querelle des Anciens et des Modernes fut également une Querelle des Femmes : la « Satire X » de Nicolas Boileau, dans laquelle il se moque des vices des femmes, et la réaction de Charles Perrault, qui entame une défense du beau sexe dans son Apologie des femmes, en témoignent 343 . Ainsi, il peut être observé que deux débats, qui ont tous les deux leurs propres histoires et traditions, convergent et forment une symbiose fructueuse, puisque génératrice 114 Partie I - Dimension politique 344 Ibid. Myriam Dufour-Maître met également en avant ce lien sans parler toutefois de « sous-querelle » : « En témoignent le nombre des querelles littéraires qui sont en même temps des querelles sur les bienséances féminines (querelles du Cid, de l’Ecole [sic] des femmes, la Princesse de Clèves) », voir Dufour-Maître, « Belles », op. cit., p. 45. 345 Bock, Zimmerman, op. cit., p. 10-12. 346 Joan Dejean, Ancients against Moderns. Culture Wars and the Making of a Fin de Siècle, University of Chicago Press, 1997, p. 7. Cela fut également une question centrale de la Querelle de La Princesse de Clèves. Donneau de Visé, le responsable du Mercure galant, pose, par exemple, la question suivante : « Je demande si une Femme de vertu, qui a toute l’estime possible pour un Mary parfaitement honneste Homme, et qui ne laisse pas d’estre combatue pour un Amant d’une très forte passion qu’elle tache d’étouffer par toutes sortes de moyens, je demande, dis-je, si cette Femme voulant se retirer dans un lieu où elle ne soit point exposée à la vue de cet Amant qu’elle scait qui l’aime sans qu’il sache qu’il soit aimé d’elle, et ne pouvant obliger son Mary de consentir à cette retraite sans lui découvrir ce qu’elle sent pour l’Amant qu’elle cherche à fuir fait mieux de faire confidence de sa passion à ce Mary que de la taire au péril des combats qu’elle sera continuellement oblige de rendre par les indispensables occasions de voir cet Amant, dont elle n’a aucun autre moyen de s’éloigner que celui de la confidence dont il s’agit », voir Kulessa, « Querelle », op. cit., p. 128. 347 Bock, Zimmerman, op. cit., p. 14. de réflexions riches et controverses. Cette « sous-querelle 344 » - pour reprendre les termes de Rotraud von Kulessa - qui oppose Boileau et Perrault illustre donc bien la grande productivité des différentes querelles à l’époque moderne en général et au siècle de Louis XIV en particulier. Étant donné que la Querelle d’Homère constitue non seulement un moment-clef de la Querelle des Anciens et des Modernes, mais qu’une femme savante, Anne Dacier, en est également une protagoniste, la question de savoir si la Querelle des Femmes a aussi des répercussions dans le Nouveau Mercure galant s’impose. À en croire Gisela Bock et Margarete Zimmermann, plusieurs questions devront être étudiées. Par exemple, il sera intéressant d’analyser qui prend la parole pour énoncer quoi : des hommes parlent-il des femmes ou des contributrices prennent-elles la plume pour définir les qualités qui distinguent les femmes 345 ? Deuxièmement, il faut bien expliquer le comportement féminin idéal mis en avant dans ces contributions 346 . En outre, dans ce contexte, il faut également vérifier une autre hypothèse de Bock et Zimmermann qui prétendent que les Modernes prennent en général position en faveur des femmes et que les Anciens les critiquent 347 . La controverse de Boileau et de Perrault évoquée en début de chapitre semble soutenir cette idée, mais cet exemple pourra-t-il être généralisé ? Avant de reconstruire l’image que les contributeurs au Nouveau Mercure galant dressent d’Anne Dacier, il sera nécessaire d’étudier jusqu’à quel degré les commentaires sur la Querelle d’Homère constituent un prétexte afin de se 115 3. Rôle des femmes 348 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 161. 349 Ibid., p. 164. Il s’agit apparemment d’un sentiment plus largement répandu. Dans une lettre de Madame de Lambert au Père Claude Buffier qui fut publiée dans les Nouvelles Littéraires, celle-ci exprime la même idée que le contributeur anonyme au Nouveau Mercure galant : « J’aime M. de la Motte, & j’estime infiniment Made. Dacier, notre Sexe lui doit beaucoup, elle a protesté contre l’erreur commune qui nous condamne à l’ignorance », voir Du Sauzet, op. cit., 29 juin 1715, tome I, p. 370. 350 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 165. prononcer sur ce qui caractérise le comportement digne et exemplaire d’une galante femme. Les femmes et les érudites Une première question soulevée est celle de savoir si les femmes doivent acquérir une érudition savante ou, au contraire, si elles peuvent s’en passer. Sans aborder les défenses et critiques de l’érudition en général qui seront discutées dans la partie consacrée à la dimension épistémologique de la Querelle d’Homère, il faut constater que cette problématique semble passionner les lecteurs et contributeurs au Nouveau Mercure galant. Dans la livraison d’avril 1715, « un galant homme 348 » publie une lettre qui reproduit une discussion probablement fictive et d’abord tranquille, mais par la suite, de plus en plus animée entre deux femmes : une Blonde, la représentante des Anciens dans le dialogue, et une Brune, qui est proche des Modernes. Après quelques échanges de politesse, la Blonde loue Anne Dacier de manière excessive puisqu’elle libérerait les femmes et leur ouvrirait de nouveaux champs d’action : « [S]on exemple [de Dacier] suffit à faire voir l’injustice des hommes qui nous veulent exclurre de la République des Lettres, & qui non contents de nous faire un crime de l’usage de nos cœurs, nous interdisent encore l’usage de nostre esprit 349 . » Ainsi, la représentante des Anciens souligne que les femmes peuvent être les égales des hommes. Y compris la Brune, à savoir la Moderne du dialogue, est obligée d’admettre que les femmes ont « toutes interest à […] applaudir [Madame Dacier] 350 ». Par conséquent, et malgré le fait que par la suite, l’auteur de cette lettre fasse triompher sa Moderne, il paraît partager l’opinion de son Ancienne quant à cette question précise et dénonce l’éviction des femmes de la République des Lettres. Certes, il se peut qu’il s’agisse d’une simple captatio benevolentiae étant donné l’orientation féminine de la revue, mais, de la même manière, ces lignes traduisent également un sentiment plus largement partagé à l’époque de la galanterie. En 1673, François Poullain de La Barre consacre un livre à la question - De l’Égalité des deux sexes - et il y écrit : « C’est pourquoi il n’y a aucun inconvénient que les femmes s’appliquent à l’étude comme nous. Elles sont 116 Partie I - Dimension politique 351 François Poullain de La Barre, « De l'égalité des deux sexes », dans id., De l'égalité des deux sexes. De l'éducation des dames. De l'excellence des hommes, édition établie par Marie-Frédérique Pellegrin, Paris, J. Vrin. Dalloz, 2015, p. 49-144, ici p. 116. 352 Dufour-Maître, « Belles », op. cit., p. 59. 353 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 165. Il est intéressant de voir que le contributeur au Nouveau Mercure galant n’évoque pas du tout la modestie d’Anne Dacier. Dans sa monographie consacrée à la savante, Éliane Itti en fait pourtant l’une de ses grandes qualités, voir Itti, op. cit., p. 279-300. 354 Citation d’après Hubert Carrier, « À propos de l'œuvre », dans Molière, Les Femmes savantes, édition établie par Hubert Carrier, Paris, Hachette, 2006, p. 150-175, ici p. 167. 355 Dufour-Maître, « Belles », op. cit., p. 49. capables d’en faire aussi un très bon usage et d’en tirer les […] avantages que l’on en peut espérer 351 . » Mais - tout comme Fénelon, qui a d’ailleurs également rédigé un traité sur l’éducation des filles - Poullain de La Barre met les lecteurs en garde contre « la figure repoussoir de la précieuse, vaine curieuse et mal disante 352 ». Une pareille observation peut également être faite par les lecteurs dans le Nouveau Mercure galant d’avril 1715 : si l’auteur de la contribution en question ne s’oppose pas à l’idée de son Ancienne, il explique néanmoins qu’il y a des qualités davantage nécessaires chez les femmes : la Moderne fictive, la porte-parole du contributeur, soutient que Anne Dacier aurait dû conserver « toute la douceur, toute la modestie qui font nostre partage & qui nous siéent si bien 353 ». De cette façon, l’érudition est réduite à une qualité négligeable et non-nécessaire aux dames. Déjà, Madelaine de Scudéry n’y accorde pas trop d’importance. Dans le tome X de son Artamène ou le Grand Cyrus, elle constate : « Je suis loin de proposer que les femmes soient savantes, ce qui, à mon sens, serait au contraire une grande erreur 354 . » Avant elle, en louant Madame des Loges, Jean-Louis Guez de Balzac s’est exprimé d’une manière similaire et décrit le modèle d’une « femme […] qui vaut plus que tous nos livres et dans la conversation de laquelle il y a dequoy se rendre honneste homme sans l’ayde des Grecs ny des Romains 355 ». D’autres vertus sont clairement plus importantes pour les galantes femmes, mais nous y reviendrons plus tard. Cette mise à l’écart de l’érudition est approuvée non seulement par de nom‐ breux contemporains, mais également par l’abbé de *** dont la « Comparaison des Discours de Monsieur de la Motte & de Madame Dacier, sur les Ouvrages d’Homere » est intégrée dans le numéro d’avril 1715 du Nouveau Mercure galant. Tout en exprimant son respect pour les connaissances philologiques d’Anne Dacier, il déclare : « Mme Dacier s’est élevée au-dessus de son sexe, & en deffendant Homere elle a plus fait qu’on ne doit attendre d’une Dame qui n’est point obligée d’avoir une si grande connoissance des belles Lettres, ny de sҫavoir 117 3. Rôle des femmes 356 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 61. 357 D’après Éliane Itti, c’était plutôt un heureux hasard qu’Anne Le Fèvre a pu profiter d’une telle formation philologique. Son père, Tanneguy Le Fèvre, ne croyait pas qu’une jeune fille pouvait s’y intéresser, mais il changea rapidement d’avis quand il avait remarqué son talent. Pour plus d’informations sur l’enfance d’Anne Dacier et sa « formation d’ […] helléniste », voir Itti, op. cit., p. 39-60. 358 Sur l’emploi des termes de « roman » et de « nouvelle galante », voir le chapitre sur la dimension esthétique de la Querelle d’Homère. Dans la présente analyse, les différences entre les deux genres sont ignorées et les deux mots considérés comme des synonymes. 359 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., août 1714, p. 8. 360 Cette lettre - fictive ou réaliste - se réfère au Nouveau Mercure galant de juillet 1714. Dans le prélude, Hardouin Le Fèvre de Fontenay écrit : « Si on ne m’avoit pas demandé pour ce mois-ci une Nouvelle Espagnole, j’aurois donné à la tête de ce Mercure l’Histoire galante d’une Moscovite avec un Lapon : mais on ne perdra rien pour attendre ; & quoique que je réponde que cette Nouvelle vaut mieux que les precedentes, j’ose encore promettre que celles qui suivront seront meilleures que celles que l’on aura lûës », voir ibid., juillet 1714, p. 3-4. Apparemment, Hardouin Le Fèvre de Fontenay sait comment le Grec 356 . » Distinctement, les auteurs grecs et latins ne constituent pas une priorité dans l’éducation d’une jeune fille 357 et, à l’instar de l’auteur étudié précédemment, l’abbé de *** considère principalement Anne Dacier comme l’exception qui confirme la règle. Si les écrivains de l’Antiquité ne constituent donc pas un passe-temps recommandable pour les dames de la haute société, il faut s’interroger par la suite sur le type d’ouvrages qu’elles sont censées lire. Une première réponse à cette question est certainement fournie par la présence régulière des nouvelles galantes dans le périodique qui était déjà évoquée dans l’introduction de ce chapitre. Effectivement, dans chaque livraison du Nouveau Mercure galant, les lecteurs peuvent découvrir une nouvelle histoire courte, inspirée du genre romanesque naissant 358 . Bien que ces contributions soient analysées de manière plus approfondie dans la deuxième partie principale du présent livre, il faut souligner ici la récurrence de ces textes dans le Nouveau Mercure galant, ce qui répond à la fois à une demande du public - masculin et féminin - et habitue ce même public à ce genre narratif naissant. Hardouin Le Fèvre de Fontenay évoque par ailleurs à plusieurs reprises que ses lecteurs réclament des nouvelles galantes. Dans la livraison d’août 1714, il inclut par exemple une lettre d’un lecteur. Celui-ci ne prend pas de gants et demande de façon très directe à Le Fèvre de Fontenay : « Vous devez, en un mot, nous conter ce mois-ci les avantures d’une Moscovite avec un Lapon. Quand nous tiendrez-vous parole sur tous ces articles 359 ? » L’auteur de ces lignes, qui prétend parler pour l’ensemble des lecteurs et lectrices de la revue, exige donc ouvertement que le responsable du périodique publie une histoire précise et déjà annoncée précédemment dans le Nouveau Mercure galant  360 . Force est de 118 Partie I - Dimension politique il peut réveiller l’intérêt de ses lecteurs et, ainsi, assurer les ventes de sa revue. De plus, à en croire la lettre publiée dans le numéro d’août 1714, cette stratégie fonctionne. Nous pouvons émettre deux hypothèses sur les sources de ce savoir édito-commercial de Le Fèvre de Fontenay : soit il l’a appris auprès de Charles Dufresny, le privilégié du périodique et son prédécesseur en tant que responsable de la revue, soit il se rappelle des techniques de ventes de son père, un marchand de « graines de jardins », voir Sokalski, op. cit. 361 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 165. 362 Dacier, Causes, op. cit., p. 28. constater que cette revendication témoigne d’un intérêt incontestable pour les nouvelles galantes et que Le Fèvre de Fontenay s’empresse de satisfaire cette demande : dans les pages suivant cette prise de parole d’un lecteur, le responsable de la revue rédige l’histoire exigée, ce qui fait de la lettre de son lecteur une transition parfaite. À cet exemple très concret de la forte demande de nouvelles galantes s’ajoutent des réflexions et avis plus théoriques qui illustrent bien le peu d’enthousiasme que suscitent les ouvrages apparemment démodés des auteurs gréco-latins. Revenons-en à nouveau à la lettre d’un « galant homme » qui paraît dans le Nouveau Mercure galant d’avril 1715 et qui met en scène une discussion entre une Ancienne, la « Blonde », et une Moderne, la « Brune ». Si la représentante du parti d’Houdar de La Motte prétend respecter Anne Dacier, elle formule néanmoins des reproches à son égard : « [M]ais ce que j’ay le plus de peine à lui pardonner, c’est qu’elle mêle dans sa querelle, les Romans & l’Opera. Qu’elle augmente nostre gloire à la bonne heure ; mais qu’elle ne retranche rien à nos plaisir 361 . » Ainsi, le contributeur anonyme à la revue suggère que la lecture des romans et la visite des opéras constituent un loisir typiquement féminin et il n’approuve pas la dénonciation de ces genres prononcée par Anne Dacier. La citation évoquée ci-dessus peut être interprétée comme une réponse aux Causes de la corruption du goût de l’érudite qui y écrit : Mais nous avons encore deux choses qui nous sont partiuclieres, & qui contribuent autant que tout le reste à la corruption du goust. L’une, ce sont ces spectacles licentieux qui combattent directement la Religion & les mœurs […]. L’autre, ce sont ces Ouvrages fades & frivoles, dont j’ai parlé dans la Préface sur l’Iliade, ces faux Poëmes Epiques, ces Romans insensez que l’Ignorance & l’Amour ont produits 362 . Quelques mois plus tard, l’idée que les romans s’adressent aux femmes, et spécialement aux jeunes femmes, est exprimée d’une manière dramatique : dans le Nouveau Mercure galant d’août 1715, Le Fèvre de Fontenay publie la « Scene d’Arlequin, Deffenseur d’Homere » sans mentionner toutefois son auteur, Louis 119 3. Rôle des femmes 363 Loïc Chahine, « Louis Fuzelier, le théâtre et la pratique du vaudeville. Établissement et jalons d'analyse d'un corpus », thèse de doctorat de l'Université de Nantes, 20 oc‐ tobre 2014, 2 volumes, tome I, p. 70. 364 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., août 1715, p. 147. 365 Ibid., p. 151. 366 Ibid., p. 153-154. 367 Furetière, op. cit., entrées « GROGNER » et « GROGNEUX, EUSE », tome II, p. 168. Fuzelier 363 : afin de distraire Grognardin, le père d’Angélique, qui s’oppose à l’amour de sa fille avec Leandre, Arlequin organise une mascarade et se présente en tant que « Bouquinides […] soûteneur d’Homere 364 » à Grognardin. Il est accompagné par quatre serviteurs qui « apportent deux cabinets de Livres, ornez de deux grosses inscriptions. A l’un on lit ANCIENS, & à l’autre MODERNES 365 ». Ce qui peut sembler paradoxal - un défenseur d’Homère qui voyage avec des livres des Modernes - est rapidement résolu : Leandre se cache dans la boîte « MODERNES » tandis que l’autre cabinet est rempli de livres d’auteurs gréco-romains. Et pendant qu’Arlequin conduit Angélique vers son amant caché, il entraîne le père vers les auteurs de l’Antiquité 366 . Si l’intrigue de cette comédie n’est guère novatrice et rappelle les pièces de Molière, la mise en scène retient notre attention. Pour le déroulement de l’action, il n’est pas nécessaire qu’il s’agisse de boîtes « MODERNES » et « ANCIENS ». Par conséquent, il faut supposer que Jean Fuzelier tient à s’inscrire dans la Querelle d’Homère et à soutenir la cause des Modernes. Tout comme l’auteur de la « Lettre curieuse & tres-amusante » d’avril 1715, il n’estime pas que les jeunes femmes doivent lire les auteurs anciens. Selon lui, les livres qui correspondent le plus à leur goût sont les nouvelles galantes ou les romans. En revanche, les auteurs anciens sont destinés aux personnes moins habituées aux idéaux sociaux que sont la galanterie et l’honnêteté - le prénom du père d’Angélique paraît relativement explicite. En le nommant Grognardin, Fuzelier a probablement pensé au verbe « grogner » ou à l’adjectif « grogneux ». Voici comment Antoine Furetière les définit : GROGNER. v. n. qui se dit au propre du cri des pourceaux. On le dit par extension des hommes, quand ils font un bruit & murmure sourd, & qui n’est pas articulé, lors qu’ils sont mescontens, ce qui imite assez le cri du pourceau. […] GROGNEUX, EUSE. adj. Celuy qui grogne, qui murmure tout bas, qui fait la mine & qui tesmoigne du chagrin 367 . De cette manière, Fuzelier distingue clairement entre le public ordinaire - ap‐ paremment quelque peu misanthrope - des auteurs anciens et celui des ouvrages 120 Partie I - Dimension politique 368 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 165. 369 Dufour-Maître, « Belles », op. cit., p. 52. 370 Florian Gelzer, Konversation, Galanterie und Abenteuer. Romaneskes Erzählen zwischen Thomasius und Wieland, Tübingen, Niemeyer, 2007, p. 49. contemporains. En outre, il signale qu’une jeune femme est le prototype de la lectrice des romans et nouvelles galantes. Ainsi, force est de constater que les contributeurs du Nouveau Mercure galant ne considèrent pas les écrivains grecs et romains comme des auteurs indispensables aux femmes. Selon eux, la lecture qui correspond le mieux aux dames de la haute société est celle des romans et des nouvelles galantes. Ces réflexions sont d’ailleurs confirmées par les nombreux textes appartenant à ce genre publiés dans la revue. Cette nette préférence pour les romans n’empêche cependant pas quelques auteurs d’admettre qu’Anne Dacier excelle dans son domaine et qu’elle est une femme exceptionnelle. Mais, au vu de la perte de vitesse de l’érudition - un aspect qui sera étudié plus précisément dans un autre chapitre -, Dacier ne peut pas devenir un modèle pour les jeunes filles. Quelques qualités féminines selon le périodique Une deuxième question attire notre attention. Ci-dessus, il est non seulement devenu évident que les femmes ne sont pas obligées de lire les grands auteurs de l’Antiquité, mais également que d’autres qualités sont plus importantes : il ne faut pas oublier les paroles que le « galant homme » contribuant au Nouveau Mercure galant d’avril 1715 met dans la bouche de sa Moderne : « Nous avons toutes interest à […] applaudir [Anne Dacier], Madame, je voudrois seulement qu’en se saisissant des avantages que les hommes se sont reservez, elle conservât toute la douceur, toute la modestie qui font nostre partage & qui nous siéent bien 368 . » L’auteur anonyme de ce dialogue probablement fictif s’en prend à la traductrice d’Homère en soulignant des traits de caractères typiquement féminins : la douceur et la modestie - deux qualités féminines centrales au siècle de Louis XIV selon Myriam Dufour-Maître : « Le modèle éthique galant triomphe, fait de naturel, de grâce, de douceur, de délicatesse, d’enjouement, [et] de modestie 369 . » Et Florian Gelzer confirme qu’il s’agit de traits caractéristiques indispensables qui permettent aux femmes de bien mener une conversation galante et de briller dans la vie sociétale de l’époque 370 . Ainsi, il n’est pas étonnant que la modestie et la douceur soient défendues dans la revue. En revanche, au vu de l’orientation globale du périodique d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay, il est relativement surprenant que de tels passages soient peu 121 3. Rôle des femmes 371 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 162-163. 372 Nicolas Boileau, « Satire X », dans id., Œuvres complètes, édition établie par Franҫoise Escale, Antoine Adam, Paris, Gallimard, 1966, p. 62-80, ici p. 75-76 : « Mais pour quelques Vertus si pures, si sincères,/ Combien y trouve-t-on d’impudentes Faussaires,/ […] De ces femmes pourtant l’hypocrite noirceur. » 373 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 178. présents dans le Nouveau Mercure galant et que peu de contributeurs définissent de manière théorique les qualités typiquement féminines. Parallèlement, nous pouvons constater que les auteurs qui publient des textes dans la revue ne critiquent pas trop agressivement les vices des femmes. Et, même si quelques auteurs décrivent les défauts du beau sexe, ils le font de manière inoffensive ; il s’agit plus de lieux communs que de dénonciations. La contribution du « galant homme » qui prétend transcrire une discussion entre deux femmes en constitue toujours un bon exemple. Voici le début de leur conversation : Aprés que chacune d’elle eût donné des loüanges à la beauté de l’autre, & que pour excuser les deffauts de la sienne, elle eût allegué ou supposé quelque legere incommodité, enfin aprés qu’elles eurent épuisé tout ce qu’enseigne le grand art de flatter l’amour propre d’autruy, & de ménager les interêts du sien, j’entendis la plus grande dire à l’autre 371 . En résumant ainsi les préliminaires de leur discussion, le contributeur inconnu paraît se moquer des femmes et dénoncer leurs conversations vides de sens : ironiquement, il ne parle pas d’un échange poli ou galant, mais du « grand art de flatter » et sa répétition d’« aprés », respectivement d’« enfin aprés », souligne que ce préambule - à ses yeux - n’ajoute rien au thème central de sa contribution qui est la Querelle d’Homère. D’après lui, il faut donc supporter ce genre de paroles avant de pouvoir parler de choses plus sérieuses. Certes, l’écrivain anonyme est bien moins agressif que Nicolas Boileau dans sa « Satire X », mais il dénonce néanmoins une certaine hypocrisie et des caractères faux ainsi que superficiels 372 . Malgré l’absence total de sens, le « galant homme » ne se passe pas de ce passage apparemment dénué de signification - au contraire, il l’introduit volontairement dans sa discussion fictive - et semble donc se distancier d’une galanterie qui est réduite à un jeu sociétal où la forme prime sur le contenu. Un constat similaire s’impose après une relecture de la fin de la conversation qui dérape : « La grande Blonde rougit à ce mot de Dragon ; les tons s’aigrirent, & nos deux Dames commençoient à faire les Déesses 373 . » Sans aucun doute, en parlant des « Déesses », l’auteur inconnu pense aux divinités païennes 122 Partie I - Dimension politique 374 Et même si ce contributeur anonyme au Nouveau Mercure galant n’évoque pas les déesses, il suffit de se rappeler les faiblesses des dieux homériques dénoncées par Houdar de La Motte. Dans son Discours sur Homère, le Moderne s’en prend, par exemple, à Junon, la femme de Jupiter : « [L]a haine acariâtre de Junon contre Jupiter, les vengeances brutales que Jupiter tire quelquefois de Junon », voir La Motte, « Homère », op. cit., p. 174. 375 La caractérisation des femmes comme passionnelles et, par conséquent, peu tournées vers un jugement rationnel se retrouve aussi dans une petite réflexion consacrée au mauvais goût qui fut publié dans le Nouveau Mercure galant de décembre 1715. Tout en valorisation le goût qui est « un effet d’une imagination », voir Le Fèvre de Fontenay, op. cit., décembre 1715, p. 245, l’auteur anonyme de ce texte ne choisit que des femmes pour l’illustrer. 376 Ibid., novembre 1714, p. 183. 377 Ibid., p. 183-184. 378 Ibid., p. 171. de l’Iliade  374 . Or, il ne semble pas critiquer les femmes en soi, mais il paraît préférablement vouloir terminer sa contribution au Nouveau Mercure galant par une allusion aux femmes passionnelles et non pas raisonnables - un lieu commun qui a certainement été compris par les lecteurs de la revue et qui les a peut-être même amusés 375 . Cette critique des femmes superficielles se retrouve également dans une contribution écrite par une autrice : la lettre de Mademoiselle de ** qui fut publiée dans la livraison de novembre 1714 du Nouveau Mercure galant. Après avoir constaté que les artistes et les écrivains cherchent principalement à plaire au public féminin puisqu’il « [fait] aujourd’huy le destin des pieces de Theâtre 376 », Mademoiselle de ** met pourtant en question leur jugement : « Il faut que les Auteurs s’attachent à étudier leur goût, & vous pouvez juger si cet accord de l’esprit avec la raison qui consistuë le bon goût, se trouve chez elles, par la fureur avec laquelle on les voit courir à des bagatelles 377 . » Selon elle, la plupart des femmes s’intéressent donc à des choses sans importance et futiles. Les vrais problèmes qui méritent en revanche d’être abordés ne les passionnent guère - un point de vue que partage le contributeur galant, mais anonyme d’avril 1715. Pourtant, Mademoiselle de ** n’y entame pas une Querelle des Sexes et, par conséquent, elle n’évoque même pas le goût des hommes, mais elle semble douter de la capacité du jugement de ses contemporains en général et des femmes en particulier 378 . Une Querelle des Femmes n’a pas lieu dans le Nouveau Mercure galant : s’il leur arrive occasionnellement de mettre en avant quelques qualités féminines, comme la douceur et la modestie, les contributeurs à la revue dénonce d’une manière ironique, dénuée de toute agressivité, une certaine superficialité des galantes femmes. 123 3. Rôle des femmes 379 Voir, par exemple, ibid., avril 1715, p. 165. Afin de conclure, il faut souligner que la question de la condition de la femme ne se pose pas vraiment dans le Nouveau Mercure galant et que les enjeux de la Querelle des Femmes ne constituent pas de véritables sujets de controverse. S’il y a quelques passages provocateurs, ils passent inaperçus et ne suscitent pas de réactions. Or, cela implique également que les Modernes qui écrivent pour le périodique ne montent pas au créneau pour défendre la cause des femmes ou pour la faire avancer. De ce fait, il est difficile de qualifier le Nouveau Mercure galant comme une revue proto-féministe : cela se manifeste notamment dans le sexe des contributeurs qui sont majoritairement masculins, même dans la partie mondaine du périodique : la plupart des énigmes qui sont par exemple intégrées dans la revue sont rédigées par des hommes. Il existe pourtant une exception à ce désintérêt : malgré quelques commentaires positifs, Anne Dacier est la cible préférée des auteurs du Nouveau Mercure galant. Par conséquent, il faudra par la suite mettre en contexte ces attaques ad hominem. Avant de nous pencher sur l’accueil que la revue réserve à l’érudite, il est important de préciser que ce sont les hommes qui se prononcent sur les livres recommandables pour les femmes ainsi que sur les qualités qui leur sont avantageuses. Ces mêmes auteurs définissent un cadre relativement précis, voire étroit. Il n’est point question d’un libre épanouissement. Ce discours normatif rappelle par ailleurs le sous-chapitre précédent et les efforts des plumes - en général masculines - du Nouveau Mercure galant à définir ce qui caractérise un bon noble et ce que sont ses principales qualités. 3.2 Anne Dacier, une femme exceptionnelle Modeste, douce, intéressée plus par les nouvelles galantes ou les romans que par les chefs d’œuvre des auteurs gréco-latins. Ainsi les contributeurs au Nouveau Mercure galant présentent-ils les femmes ordinaires de leur temps et précisent-ils qu’Anne Dacier ne correspond guère à cette image 379 . Néanmoins, les historiens littéraires n’en sont pas restés là. Dans ses Querelles littéraires, Simon-Augustin Irailh parle longuement de la Querelle d’Homère. Il y décrit l’érudite et sa réplique à Houdar de La Motte de la façon suivante : Cette contrariété de jugement produisit le livre de la Corruption du goût, ouvrage dicté lui-même par le mauvais goût, par la prévention, le fiel & la haine. Que de grossièretés, que de termes injurieux à chaque page ! Ceux de ridicule, d’impertinence, de témérité aveugle, d’ignorance, de folie, d’absurdité [soulignés dans l’original], reviennent continuellement. L’auteur, dans son livre, est une femme des halles en 124 Partie I - Dimension politique 380 Irailh, op. cit., tome II, p. 310-311. 381 Itti, op. cit., p. 297-300. 382 Ibid., p. 265-266. Dans les Traces de femmes, Suzanna van Dijk présente le cas de Justus Van Effen, un directeur de plusieurs revues hollandais parues en français, et précise de quelle manière et à quelles fins, Van Effen emploie des figures féminines stéréotypées dans ses textes, Suzanna van Dijk, Traces des femmes. Présence féminine dans le journalisme franҫais du XVIII e siècle, Amsterdam, Holland University Press, 1988, p. 38. Nous pouvons donc supposer que les contributeurs du Nouveau Mercure galant ont recours à la même stratégie pour s’attaquer à Anne Dacier. À force de répéter toujours les mêmes critiques, ils cherchent à faire passer leur message. 383 Itti, op. cit., p. 265. 384 Nadine Gelas, « Étude de quelques emplois du mot ‘polémique’ », dans Kerbrat-Orec‐ chioni, Discours, op. cit., p. 41-50, ici p. 42. 385 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., mars 1715, p. 327. furie. Ce qu’il y a de moins choquant pour La Mothe, c’est le reproche qu’on lui fait d’ignorer le Grec, & d’avoir composé des opéra [sic] 380 . Irailh va droit au fait et attaque violemment Anne Dacier. Il ne fut point le seul. Selon Éliane Itti, qui décrit l’Ancienne comme modeste 381 , les Modernes semblent développer une véritable stratégie de communication qui vise à abaisser la renommée de la traductrice d’Homère 382 et Itti s’interroge « d’où provient alors l’épithète ‘injurieuse’, accolée systématiquement à Madame Dacier comme une étiquette 383 » ce que Nadine Gelas considère comme une stratégie polémique efficace 384 . Il paraît donc légitime d’étudier par la suite de manière plus poussée la présentation de Madame Dacier dans le Nouveau Mercure galant : dans quelle mesure a-t-il contribué à cette campagne contre la savante décrite par Itti ? Et enfin, il nous faudra encore nous interroger sur les motivations des Modernes qui ne cessent de s’en prendre à la savante. Reproduire une étiquette Dans un premier temps, il est nécessaire d’évoquer les contributions dans lesquelles Anne Dacier est simplement présentée comme impolie, de manière sèche et peu créative. Cela fut par exemple le cas dans la livraison de mars 1715. Dans une lettre que Thémiseul de Saint-Hyacinthe écrit à Hardouin Le Fèvre de Fontenay et que celui-ci publie dans le Nouveau Mercure galant, l’auteur du Chef-d’œuvre d’inconnu constate : « [D]e quatre cent noms ou épithetes que Madame Dacier luy donne dans son Factum, intitulé, des Causes de la Corruption du Goût ; Mr de la Motte est bon pour luy répondre, en la traîtant néanmoins respectueusement, & avec tous les égards qu’un galant homme doit à son beau sexe 385 . » D’un ton neutre, Saint-Hyacinthe développe ici la même argumentation qu’un auteur anonyme - l’abbé de *** un mois plus tard. 125 3. Rôle des femmes 386 Ibid., avril 1715, p. 58. 387 Ibid., p. 69. 388 Ibid. 389 Claude Habib, Galanterie française, Paris, Gallimard, 2006, p. 206. 390 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., mai 1715, p. 69-70. 391 Ibid., p. 70. Dans sa « Comparaison des Discours de M. de la Motte et de Madame Dacier sur les Ouvrages d’Homère » publiée dans le numéro d’avril 1715, et tout en soulignant le fait exceptionnel que constitue l’érudition de Dacier, celui-ci lui reproche d’écrire « avec beaucoup de vivacité contre M. de la Motte 386 » et de le traiter « par des expressions trop fortes 387 ». Cependant, lui aussi est convaincu que La Motte est obligé de rester poli et de répondre gentiment à la traductrice : « Madame Dacier […] semble avoir donné droit à M. de la Motte de luy dire des choses desobligeantes, s’il pouvoit estre permis de manquer au respect aux Dames, quelques choses qu’elles fassent 388 . » Peu importe donc les défauts dont fait preuve une femme, ici Anne Dacier, il ne semble pourtant pas admis de lui rendre la pièce de sa monnaie. Claude Habib observe également cette attitude chez les hommes galants. En citant l’exemple des Femmes savantes de Molière et notamment celui de Philaminte, elle souligne le comportement respectueux des galants hommes à l’égard des femmes, bien que celles-ci manquent « à la galanterie 389 ». Il faut donc retenir un aspect central : malgré le rejet évident des expressions trop violentes utilisées par Anne Dacier, Saint-Hyacinthe et le contributeur inconnu restent modérés et respectent le conseil qu’ils donnent eux-mêmes aux lecteurs du Nouveau Mercure galant. D’autres contributeurs sont pourtant plus directs et n’hésitent pas à formuler plus ouvertement leurs critiques à l’égard d’Anne Dacier. L’abbé Jean-François de Pons qui dénonce dans le Nouveau Mercure galant de mai 1715 l’Homère vengé de François Gacon en constitue un bon exemple. Après avoir décrit de manière générale « Messieurs les Sҫavants […] [comme] trop scandaleusement rustiques 390 », il s’en prend à la chef de file des Anciens et au censeur qui a approuvé son dernier ouvrage : Le Livre qui parut le mois de Février dernier sous le titre des Causes de la Corruption du goust, surprit & scandalizât tout ensemble les gens sensez. Ce livre sera la honte éternelle de M. l’abbé Fraguier, luy, qui par son approbation souscrit lâchement au traitement infâme qu’on y fait à son Confrere 391 . Même sans évoquer Anne Dacier par son nom, il est évident que Pons parle de celle-ci et les lecteurs du périodique ont sans aucun doute compris cette 126 Partie I - Dimension politique 392 Ibid., février 1715, p. 189. 393 Ibid., mai 1715, p. 58-98. À la fin de cette livraison du Nouveau Mercure galant, les lecteurs apprennent que les autorités prennent des mesures contre l’Homère vengé : « Je [Le Fèvre de Fontenay] viens d’apprendre que M. de la Berchere de la Rochepot, s’est fait apporter par Ganeau, Libraire, tous les Exemplaires de l’Homere vangé. Il y a apparence, que lesdits Exemplaires seront supprimez, ou que l’on fera mettre des cartons sur les tous les endroits injurieux », voir ibid., p. 316. 394 Ibid., p. 71. 395 Il est très difficile d’attribuer ce texte définitivement à Hardouin Le Fèvre de Fontenay puisqu’il existe un recueil posthume des œuvres de l’abbé Jean-François de Pons dans lequel il y a un essai intitulé Observations sur divers points concernant la traduction d’Homére, dont des grandes parties correspondent parfaitement à ce supplément du Nouveau Mercure galant, voir Jean-François de Pons, « Observations sur divers points concernant la traduction d’Homére », dans Pons, Œuvres, op. cit., p. 333-354. Malheureusement, ni Jean-François Melon de Pradou, ni Antoine François Prévost, les deux hommes de lettres qui ont rassemblé les textes du recueil, n’ont précisé la date de parution de cet ouvrage polémique. À la fin de ce texte, les lecteurs découvrent pourtant dans les deux versions - celle du Nouveau Mercure galant et celle du recueil - que son auteur parle de Pons à la troisième personne. S’agit-il d’une simple mesure de prudence de Pons qui cherche à garder l’anonymat tout en voulant adoucir un passage plutôt agressif de sa fameuse Lettre à Monsieur *** sur l’Iliade de Monsieur de La Motte ? Ou, au contraire, est-il vraiment question d’une lettre authentique de Pons dont Le Fèvre de Fontenay publie un petit résumé ? Ce problème est difficile à résoudre. Cependant, vu la suprématie intellectuelle de Pons sur Le Fèvre de Fontenay et leur étroite collaboration, il paraît aussi plausible que la version originale est de Pons et que le responsable du Nouveau Mercure galant s’en est servi pour rédiger sa critique du livre de Fourmont. 396 Il s’agit d’un problème récurrent dans le travail d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay : il n’arrive que rarement à aller jusqu’au bout d’une fiction littéraire. Ainsi, au début de ce supplément, il ne semble pas s’adresser à un récipient spécifique : il parle référence car le livre intitulé Des causes de la corruption du goût était largement discuté dans le Nouveau Mercure galant de février 1715 et parce que ce contri‐ buteur n’a pas hésité à en nommer l’autrice 392 . Particulièrement frappante reste ici l’évocation du censeur. En suggérant que Claude François Fraguier n’aurait pas dû approuver le livre de Dacier, Pons compare ce titre à l’Homère vengé de François Gacon auquel il consacre cette dénonciation de 40 pages 393 . À ses yeux, Dacier ne vaut donc guère mieux que Gacon et même si Pons admet que l’approbateur de l’ouvrage gaconien est « infiniement plus coupable 394 » que Fraguier, il estime clairement que les deux livres doivent être corrigés. Comparable à cette première attaque directe et plutôt violente contre Anne Dacier est la « Critique sur l’Examen pacifique de M. L’abbé de Fourmont » d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay 395 qui fut publié comme supplément au Nouveau Mercure galant en décembre 1715. Le Fèvre de Fontenay ne prend pas de gants et écrit à Étienne Fourmont qui, à un moment donné du texte, devient son interlocuteur 396 : « Et d’ailleurs en vous mettant de moitié des jugements 127 3. Rôle des femmes même d’Étienne Fourmont à la troisième personne, voir Le Fèvre de Fontenay, op. cit., supplément de décembre 1715, p. 8, ou se tourne vers ses lecteurs : « Examinons M. Fourmont sur ces quatre points, & voyons s’il a bonne grace à diriger nos Muses », voir ibid., p. 10. C’est seulement à la page 14 qu’il s’adresse, pour la première fois, directement à Fourmont : « Vôtre Livre nous dira, Monsieur, si vous estes », voir ibid., p. 14. Or, cela n’empêche pas Le Fèvre de Fontenay de changer encore à plusieurs reprises de récipients, voir par exemple ibid., p. 29, p. 32 et p. 36. 397 Ibid., p. 35. 398 Ibid., p. 36. 399 Itti, op. cit., p. 265. de Madame Dacier sur l’Iliade, il falloit au moins, pour soûtenir le caractere de Pacificateur, desavoüer le procedé injurieux de cette Sҫavante envers son adversaire 397 . » Un peu plus loin, le responsable de la revue revient à l’attaque. Il résume un passage de l’Examen pacifique favorable à Houdar de La Motte et le commente de la façon suivante : M. Fourmont, vol. 2. page 208. aprés avoir justifié de son mieux les excés injurieux de Madame Dacier, remarque que M. de la Motte, loin de répondre à tant d’injures, s’est contenté de les rassembler confusément dans un Chapitre exprés de sa réponse pour en faire honte à son adversaire 398 . Si ce passage rappelle les critiques déjà étudiées, cela n’est certainement pas un hasard. Cette récurrence ainsi que l’uniformité observée confirment les réflexions d’Éliane Itti qui, face à ce phénomène, parle d’une « étiquette 399 » que l’on appose à l’érudite. Les contributeurs du Nouveau Mercure galant s’inscrivent par conséquent dans un discours, qu’ils suivent souvent servilement. Or, cette critique polémique, mais uniforme - selon eux, Anne Dacier serait impolie et tiendrait des propos injurieux - est quelquefois plus habilement mise en scène. Ainsi les approches plus littéraires seront-elles étudiées par la suite. Des attaques plus littéraires La couverture de la Querelle d’Homère au sens étroit du terme commence dans le Nouveau Mercure galant en février 1715 : Hardouin Le Fèvre de Fontenay publie dans cette livraison de la revue une critique des Causes de la corruption du goût d’un « Auteur anonyme » qui discute amplement l’ouvrage d’Anne Dacier et attaque également directement l’Ancienne. Il fait cependant preuve d’esprit et il se montre plus innovatif que les détracteurs de Dacier que nous venons de rencontrer précédemment. 128 Partie I - Dimension politique 400 « Homère, à recueillir ses traits de ceux qui l’ont loué, était un homme divin. Personne avant lui qu’il pût imiter […] », voir La Motte, « Homère », op. cit., p. 160. De cette manière, Houdar de La Motte s’arrête au début de son texte sur les opinions positives à l’égard du poète grec et, dans la suite, il demande même qu’on lui fasse « grâce […] sur les éloges », voir ibid., p. 161. 401 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., février 1715, p. 189. 402 Ibid., p. 238-239. 403 Le contributeur anonyme omet notamment le début assez modéré du paragraphe en question : « La preoccupation où l’on estoit du temps d’Auguste pour les Ouvrages des Anciens, quoique fort vitieuse, me paroist encore plus supportable que celle que nous avons contre eux », voir Anne Dacier, Le Plutus et les Nuées d’Aristophane. Comedies grecques traduites en François, Paris, Denys Thierry, Claude Barbin, 1684, p. 18. L’explication de cette affirmation est, pourtant, bien reproduite dans le Nouveau Mercure galant : « Pendant que l’on recevoit pour bon ce qui estoit vieux, un Auteur pouvoit au moins esperer que le tems le feroit jouïr du privilege que l’on accordoit à tout ce qui estoit ancien, & pour se consoler du mepris qu’on avoit pour luy pendant sa vie, il n’avoit qu’à songer à l’honneur qu’on lui feroit aprés sa mort : Au lieu que la prévention où l’on est aujourd’huy oste toute esperance à l’esprit : Elle l’abaisse ; & si j’ose me servir icy de cette figure de Platon : Elle coupe les ailes, & l’empêche d’arriver à cette élevation, qui est la source des belles choses », voir Le Fèvre de Fontenay, op. cit., février 1715, p. 216-218 ou, malgré une orthographe différente, Dacier, Aristophane, op. cit., p. 18. Tout comme La Motte qui entame sa dénonciation de l’œuvre homérique par un résumé des louanges prodiguées au poète grec 400 , le contributeur inconnu fait semblant d’établir le prestige de l’autrice qu’il s’apprête à attaquer : « Madame Dacier qui tient sans contredit le premier rang entre les Commentateurs, entre‐ prit cette glorieuse refutation 401 . » Étant donné qu’il s’empresse de contester les thèses de Dacier et qu’il laisse rapidement entendre qu’il se sent proche des Modernes, les mots « glorieuse réfutation » paraissent suspects. Par la suite, ce choix lexical ne devient guère plus clair et notre interprétation est confirmée par les termes qui closent son analyse : « Nous voilà enfin debarassez du Traité DES CAUSES DE LA CORRUPTION DU GOUST [en capitales dans l’original] 402 . » Encore aujourd’hui, le soulagement du contributeur anonyme paraît audible. Ainsi, il est plus qu’évident que cette étude commence par une remarque ironique qui est par ailleurs suivie d’autres commentaires similaires. Par exemple, au lieu de dénoncer simplement les termes injurieux que Dacier utiliserait selon certains Modernes, le contributeur inconnu cite un passage de la préface de sa traduction d’Aristophane ; mais il le sort de son contexte 403 et il y ajoute la réflexion suivante : C’est-à-dire, selon Madame Dacier, que si l’on rendoit justice aux bons auteurs vivans, cette justice même toute flatteuse qu’elle paroist, les jetteroit dans le découragemẽt [sic], parce qu’elle leur seroit un sûr augure du mépris qui les attendroit dans des 129 3. Rôle des femmes 404 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., février 1715, p. 218-219. 405 Ibid., p. 238. 406 Ibid., p. 237-238. 407 Furetière, op. cit., entrée « MEDITER », tome II, p. 474. 408 Ibid., p. 474. tems reculez. M. de la Motte ne se seroit pas avisé de soupҫonner qu’il dût à la pure bien-veillance de son adversaire, les mauvais traitements qu’il en reҫoit, elle se gardera bien de le louer, de peur que ses éloges ne lui fassent tort & ne l’avilissent dans les tems futurs. L’extrême modestie de Madame Dacier promene sa charité par des chemins bien singuliers 404 . Ainsi, il aiguise non seulement une observation d’Anne Dacier, mais il se moque également d’elle. Il suffit de se rappeler la discussion d’une Blonde et d’une Brune d’avril 1715 : la représentante des Modernes y soutient que « les mauvais traitements » - que Dacier réserverait à La Motte - et la « modestie » sont incompatibles. De plus, l’auteur anonyme n’hésite pas à ridiculiser la traductrice d’Homère. II constate que Charles Perrault, qu’il appelle seulement l’« Auteur des Paralleles 405 », et Anne Dacier ont interprété différemment un passage de Quinti‐ lien : Il est surprenant que ce Dialogue [de Quintilien] ait frappé si différemment l’Auteur des Paralleles, & Madame Dacier. Le stile neanmoins en est simple & la diction claire : Il faut sans doute que l’Auteur des Paralleles ne l’ait pas assez medité : car Madame Dacier convient qu’il faut le mediter pour y trouver que les anciens y triomphent 406 . Le contributeur au Nouveau Mercure galant semble suggérer qu’il y a au moins deux lectures différentes de cet extrait du rhéteur romain et il en distingue notamment deux interprétations : le sens qui est immédiatement évident pour le lecteur et qui correspond à l’interprétation de Perrault ainsi que le sens caché qui ne se révèle qu’après une longue médiation et qui fut découvert par Dacier. Or, il semble que l’auteur anonyme joue sur les différents sens du mot « méditer » pour dévaloriser l’approche de Dacier. D’après Antoine Furetière, « méditer » signifie non seulement que l’on fait « plusieurs réflexions sur quelque pensée 407 », mais le terme peut également être employé dans le domaine de la « Devotion 408 ». Selon le Moderne, Anne Dacier n’aurait donc pas étudié Quintilien de façon rationnelle, digne de la méthode géométrique, mais elle se serait laissée emporter par son adoration presque religieuse pour les auteurs anciens déformant de cette manière la signification du texte. Il faut en effet regarder sous tous les angles 130 Partie I - Dimension politique 409 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juin 1715, p. 141. 410 Furetière, op. cit., entrée « IRIS », tome II, p. 314-315. 411 Fritz Graf, « Iris », dans Cancik, Schneider, op. cit., p. 1106. Selon Graf, Iris est la sœur des harpies ce qui explique sa vitesse. 412 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juin 1715, p. 143. La citation suivante se trouve à la même page du Nouveau Mercure galant. 413 Ibid., p. 158. 414 Ibid., p. 161. 415 Ibid., p. 163. ce passage du rhéteur romain pour comprendre le sens que Madame Dacier a voulu lui attribuer. Ainsi, sans attaquer directement Anne Dacier, le contributeur anonyme est plus subtil tout en illustrant clairement son point de vue. Comme ses commentaires ironiques ou moqueurs sont à même de faire rire - ou du moins sourire - les lecteurs du Nouveau Mercure galant, il est par ailleurs possible que cette forme de critique soit plus efficace que les reproches directs. La critique la plus sophistiquée et la plus divertissante d’Anne Dacier se trouve certainement dans la livraison de juin 1716 du Nouveau Mercure galant : il s’agit du « Dialogue magnifique entre Iris, Mercure & un Moderne » qui est écrit par « un […] [des] amis [de Le Fèvre de Fontenay] 409 ». La défense de la méthode géométrique en constitue un des principaux thèmes, mais cet aspect sera analysé plus tard. Pour le moment, il est nécessaire de se focaliser sur le personnage d’Iris. Premièrement, selon le Dictionnaire universel d’Antoine Furetière, son nom renvoie à « une Divinité fabuleuse des Anciens, que les Poëtes ont feint estre la messagere de Junon 410 » et Fritz Graf souligne que l’une de ses qualités principales fut sa vitesse 411 . Ces aspects de sa personnalité sont repris dans le prélude dans lequel Iris prétend avoir « parcouru 412 » toute la « Grece & […] le Pays Latin » à la recherche de Mercure qu’elle doit impérativement ramener au mont Olympe pour qu’il puisse porter son secours aux dieux dans la Querelle d’Homère. Pourtant, avant d’entamer le voyage de retour, Mercure et Iris, qui se déguisent rapidement en « Academicien de l’ancienne Ecole & […] femme sҫavante 413 », rencontrent un mortel ordinaire qui est présenté comme un « Anti-Homeriste du premier rang 414 ». Alors que Mercure reste calme et modéré face au Moderne qui met en doute le prestige d’Homère, Iris ne parvient guère à se maîtriser et s’emporte facilement. Elle interrompt « brusquement 415 » le Moderne et déclare : « Ah ! le traître, il me suffoque, je n’y puis resister Mercure… pardonne, je ne sҫais ce que je dis […] M. vous qui vivez encore, ne rougissez pas des blasphêmes que vous venez de 131 3. Rôle des femmes 416 Ibid., p. 163-164. 417 Ibid., p. 165. 418 Pour une analyse des arguments de Mercure, il faut voir la Partie III - Dimension épistémologique. 419 « Les sages se font un merite de pentrer ces misteres, & d’en découvrir le sens caché ; mais le Peuple Moderne plus grossier que les païsans de la Grece qui respectoient ces sҫavantes tenebres, croit franchement qu’en voyant dans ce Poëme les ligues, les playes, les supplices, les larmes, & les emprisonnements des Dieux, tous ces objets sont autant de sujets de critique pour lui : aveugle qu’il est il ne s’apperҫoit pas que, dés qu’il prend ridiculement ces choses à la lettre, il est atteint, & convaincu d’ignorance par les Antiquaires ; qu’il m’en coutera peu à vous ouvrir les yeux, en vous dévoilant le grand secret des Allegories », voir ibid., p. 183-185. Pour plus d’informations, voir Noémi Hepp qui parle de Dacier et de « son système allégorique », Hepp, op. cit., p. 647. 420 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juin 1715, p. 187. 421 Hepp, op. cit., p. 697-698. prononcer contre cet homme inspiré d’Apollon 416 . » Pourtant, cette provocation ne paie pas et le Moderne rétorque tranquillement : Pour une illustre Grecque vous estes bien vive, Madame, il vous manque un peu de flegme Philosophique. Par ce petit essay d’emportement, je juge que, si pour rendre une cause victorieuse, il ne falloit que des injures & des noms anciens, tout l’avantage de la dispute vous resteroit 417 . Sans aucun doute possible, l’intention de l’ami d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay est évidente : Iris incarne Anne Dacier à qui celui-ci reproche, à l’instar de nombreux autres contributeurs, d’utiliser des mots trop injurieux. Ce soupçon qu’Iris ne soit autre que Dacier est d’ailleurs confirmé un peu plus loin. Si l’auteur de ce « Dialogue magnifique » prête à Mercure des arguments plutôt novateurs 418 , il semble s’être inspiré de la traductrice d’Homère pour créer son Iris et ses idées : son personnage fictif utilise par exemple des allégories pour justifier le comportement des dieux homériques 419 et, à partir des paroles d’Iris, le contributeur anonyme renvoie même les lecteurs à un passage de la vraie Anne Dacier 420 . Par conséquent, il faut souligner que le personnage d’Iris incarne plusieurs aspects à la fois : elle représente certainement la chef de file des Anciens tout en illustrant à merveille les reproches que les Modernes formulent à son encontre et que nous avons étudiés ci-dessus. Malgré ce zèle évident, la majorité des contributeurs ne sont pourtant guère novateurs et, à cause du caractère sériel de leurs critiques, celles-ci ont souvent l’air de lieux communs. D’un côté, cela confirme la thèse de Noémi Hepp qui soutient que la couverture de la Querelle d’Homère dans le périodique d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay n’est pas de haut niveau 421 . De l’autre, cela 132 Partie I - Dimension politique 422 Il est difficile de préciser la date exacte de la sortie des premières parties des Réflexions sur la critique d’Houdar de La Motte, voir Boch, op. cit., p. 122, mais dans le Nouveau Mercure galant de mai 1715, il est écrit : « M. de la Motte vient de mettre au jour la seconde partie de sa réponse à Madame Dacier », voir Le Fèvre de Fontenay, op. cit., mai 1715, p. 54. Et dans les Nouvelles littéraires du 4 mai 1715, dans la rubrique « De Hollande. De La Haye », les lecteurs peuvent découvrir la nouvelle suivante : « On trouve chez Henri du Sauzet une brochure qui paroît depuis peu à Paris : Reflexions sur la Critique, par M. de la Motte, de l’Académie Franҫaise », voir Du Sauzet, op. cit., 4 mai 1715, tome I, p. 220. Force est de constater qu’il est sûr que le manuscrit en a déjà circulé et que la première partie en fut imprimée au début de l’année. Les contributeurs, qui publient, par exemple, dans le Nouveau Mercure galant, sont susceptible de connaître les lignes de La Motte et d’en reproduire les idées. 423 La Motte, « Réflexions », op. cit., p. 275. 424 Itti, op. cit., p. 265. 425 La Motte, « Réflexions », op. cit., p. 275-277. 426 Itti, op. cit., p. 265. pose la question de l’origine de ces critiques. Un indice important constitue la première partie des Réflexions sur la critique d’Houdar de La Motte qui sont publiées pendant les premiers mois de l’année 1715 422 . Le Moderne y écrit : Qu’elle [Dacier] l’avoue ingénument : elle s’est crue attaquée dans la personne de son auteur favori. Elle a compté pour rien la justice flatteuse que je lui rends avec plaisir en tant d’endroits de mon discours, et elle n’y a vu que les censures que j’ai osé faire du père de la poésie. Encore sa passion pour ce grand poète les lui a-t-elle grossies ; elles lui ont paru des injures, et pour ces injures prétendues, elle m’en a rendu de très réelles 423 . Bien que La Motte se prononce de façon modérée, les reproches - ou les « étiquette[s] 424 », pour utiliser le vocabulaire d’Éliane Itti - sont clairement exprimés et ils sont les mêmes que ceux dans le Nouveau Mercure galant. De plus, un peu plus loin, La Motte intègre dans ses Réflexions toute une liste de citations tirées des Causes de la corruption du goût pour appuyer sa dénonciation du style injurieux d’Anne Dacier 425 . En somme, même si la forme de la critique évolue - des attaques directes aux commentaires plus littéraires -, le contenu en reste le même : les nombreux adversaires d’Anne Dacier répètent toujours les mêmes reproches - selon eux, l’érudite serait invariablement injurieuse ou trop vive. Et de surcroît, elle utili‐ serait souvent des expressions « trop fortes ». Par conséquent, l’« étiquette 426 » que les Modernes veulent lui apposer ne varie guère. Mais les diverses mises en scène illustrent également la productivité de la Querelle d’Homère en particulier et des querelles en général, ce qui confirme les réflexions de Gisela Bock et Margarete Zimmermann. 133 3. Rôle des femmes 427 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 71-160. 428 La Motte, « Réflexions », op. cit., p. 278. 429 Itti, op. cit., p. 265. Dans le même temps, il est nécessaire de prendre en compte le fait qu’il n’existe aucun texte uniquement en faveur d’Anne Dacier en tant que femme ou autrice. Certes, une dame d’érudition antique publie dans la livraison d’avril 1715 une « Lettre […] touchant l’Iliade d’Homere comparée avec celle de M. de la M » dans laquelle elle se prononce contre la traduction-imitation du Moderne et lui oppose sa propre version de l’épopée homérique qui n’est autre que celle de Madame Dacier. Cependant, il ne faut pas oublier que la dame d’érudition antique s’intéresse uniquement à la traduction de l’Ancienne et n’évoque jamais ses qualités personnelles 427 . Ainsi, les auteurs du Nouveau Mercure galant conseillent aux lecteurs du périodique seulement de manière générale de respecter les femmes, ce qui ne les empêche pourtant pas de s’en prendre à Anne Dacier. Ces reproches formulés à l’encontre de l’Ancienne ne constituent cependant guère une nouveauté. Ils se retrouvent également chez Houdar de La Motte, le chef de file des Modernes. Celui-ci nous fournit également un premier élément de réponse à une autre question de grand intérêt : pourquoi les Modernes, et notamment Hardouin Le Fèvre de Fontenay ainsi que ses contributeurs, s’acharnent-ils tellement contre Anne Dacier ? Selon le membre de l’Académie française, « le dessein de Mme Dacier […] est de donner une idée basse de notre galanterie 428 ». Le pronom personnel « notre » trahit l’implication personnelle du Moderne qui semble considérer Anne Dacier et ses convictions comme une menace envers sa façon de vivre. Afin de montrer toute l’étendue de cette allégation, il est nécessaire de se rappeler les réflexions sur la condition de la femme en général et les remarques sur Dacier en particulier : elle serait une femme exceptionnelle sans pour autant incarner l’image typique d’une femme du siècle de Louis XIV. D’après ses adversaires, elle n’est ni douce, ni modeste, mais injurieuse et une menace pour la galanterie. Le choc d’Anne Dacier Ses contemporains n’hésitent donc pas à coller une « étiquette 429 » à Anne Dacier et à l’ériger en contre-modèle féminin. Or, face à la tolérance et à la valorisation des femmes en général dont témoigne par exemple François Poullain de La Barre, il faut finalement expliquer plus amplement dans quelle mesure Anne Dacier transgresse les règles sociales de son époque en tant que femme de lettres et quelles sont ses motivations. 134 Partie I - Dimension politique 430 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., mars 1715, p. 37. 431 Ibid., février 1715, p. 188-189. 432 Dacier, Causes, op. cit., p. 3-4. 433 Itti, op. cit., p. 279-300. Si certains contributeurs au Nouveau Mercure galant s’acharnent véritablement contre la traductrice d’Homère et lui reprochent - à l’instar d’Houdar de La Motte - d’être trop injurieuse et non pas assez polie, il y a également quelques textes dans le périodique dont les auteurs s’intéressent au dessein d’Anne Dacier. Dans la livraison de mars 1715, l’abbé Jean-Francois de Pons écrit par exemple que l’Ancienne a voulu donner « une Traduction fidele du mysterieux Poëme 430 » et le contributeur inconnu qui a rédigé la critique des Causes de la corruption du goût constate de manière plus figurative dans le Nouveau Mercure galant de février 1715 : L’heresie faisoit tous les jours de nouveaux progrés : Les conféderez sentirent enfin la necessité de tenter une critique, ou l’on essaya de demontrer la fausseté des nouveaux dogmes. Madame Dacier qui tient sans contredit le premier rang entre les Commentateurs, entreprit cette glorieuse refutation 431 . Le ton polémique souligne certainement l’intérêt que l’auteur accorde à la Querelle d’Homère et il illustre que, à son avis, le vrai sujet des débats ne se limite pas au prestige d’Homère - un aspect qui sera analysé davantage dans les parties suivantes. Mais, il faut actuellement se demander si Dacier voulait vraiment entamer une croisade - pour rester dans le champ lexical religieux de l’auteur anonyme - contre les Modernes. Afin de répondre à cette question, il faut donner la parole à Anne Dacier elle-même qui explique ses intentions dans la préface de ses Causes de la corruption du goût : La douleur de voir ce Poëte si indignement traité, m’a fait résoudre à le deffendre, quoyque cette sorte d’ouvrage soit tres opposé à mon humeur, car je suis tres paresseuse & tres pacifique, & le seul nom de guerre me fait peur ; mais le moyen de voir dans un si pitoyable estat ce qu’on aime, & de ne pas courir à son secours 432 ! C’est sans aucun doute la citoyenne de la République des Lettres et femme savante qui parle ici et, encore aujourd’hui, nous pouvons ressentir le choc et la consternation qu’elle a dus éprouver face à l’Iliade de La Motte et ses nombreuses modifications. Or, le projet esquissé par Dacier se limite à une défense d’Homère et, selon Éliane Itti qui décrit l’érudite comme modeste et modérée, il est possible de prêter foi à cette affirmation 433 . Donc, contrairement au contributeur anonyme au Nouveau Mercure galant qui amplifie les enjeux 135 3. Rôle des femmes 434 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., février 1715, p. 188. 435 Ibid., p. 189. 436 Florence Gauthier, « Galanterie », dans Huguette Krief, Valérie André (dir.), Dictionnaire des femmes des Lumières, Paris, Champion, 2015, 2 volumes, tome I, p. 510-513, ici p. 510-511. 437 Dufour-Maître, « Belles », op. cit., p. 52. des débats - « herisie 434 » et « nouveaux dogmes 435 » -, Anne Dacier ne semble pas accorder cette importance globale aux débats qui, à en croire le Moderne, sont d’une importance fondamentale pour toute la société. Certes, il se peut qu’il s’agisse d’une simple stratégie rhétorique afin d’augmenter l’intérêt des lecteurs du périodique, mais y réduire tout cet emportement verbal paraît trop simpliste et le grand intérêt que la revue accorde pendant plusieurs mois à cette dispute renforce nos doutes. De ce fait, la question de savoir dans quelle mesure Anne Dacier - même malgré elle - peut être perçue comme une menace qui remet en question la galanterie - rappelons-nous les mots de La Motte - s’impose. La galanterie est directement liée au statut de la femme qui s’améliore considéra‐ blement à l’époque moderne, bien que la Blonde d’avril 1715 - une protagoniste fictive d’un dialogue sur la Querelle d’Homère - voie encore une marge de progression. Florence Gauthier : La mixité fut une première conquête et, au XVII e siècle dans ce royaume, les femmes se trouvent partout, dans les rues et les salons, à la cour et peuvent s’adresser à un galant homme sans déshonneur. […] La préciosité, avec Mlle de Scudéry, a valorisé le droit des femmes à disposer d’elles-mêmes et affirmé la propriété de leur corps, ce qui constitue une immense conquête qui a contribué à construire […] l’égalité entre les deux sexes 436 . Or, malgré cette affirmation optimiste, il faut garder à l’esprit la remarque critique de la Blonde ; point de vue que partage également Gauthier. Un peu plus loin, elle précise que ce progrès concerne tout d’abord la « vie sociale » des femmes et non pas leur vie publique ou bien économique. Myriam Dufour-Maître arrive à la même conclusion : « [L]a galanterie ne mettait aucunement fin au traitement inégalitaire des hommes et des femmes dans la morale, dans l’éducation, dans le droit ou dans le champ littéraire 437 . » Ainsi, d’un côté, il est désormais parfaitement acceptable pour une femme de devenir autrice, mais de l’autre, la publication des textes reste délicate. Sophie Tonolo observe dans la préface de son édition des œuvres de Madame Deshoulières, une des grandes écrivaines de son temps, que celle-ci « n’échappe pas à cette loi tacite : une femme, a fortiori une aristocrate, ne peut écrire pour 136 Partie I - Dimension politique 438 Antoinette Deshoulières, op. cit., p. 9. Pons partage cet avis. Dans le Nouveau Mercure galant de mai 1715, il critique vivement l’Homère vengé de Gacon et contredit l’Ancien qui suggère que Thomas Corneille aurait eu besoin de ses écrits sans lesquels « il seroit mort de faim », voir Le Fèvre de Fontenay, op. cit., mai 1715, p. 61. Pons lui répond : « Il est notoire que M. Corneille n’étoit rien moins qu’indigent ; il auroit esté tres-honteux à nostre siecle qu’un homme de ce merite eût eu besoin de ses travaux Litteraires & journaliers pour vivre », voir ibid., p. 62. Certes, il s’agit d’un contexte différent, mais le message central reste le même : si l’écriture constitue une activité respectable, cela ne concerne pas le domaine de la publication. Les activités pécuniaires - typiques de la bourgeoisie - restent suspects et suscitent de la méfiance. 439 Jean Sgard, « Presse féminine », dans Krief, op. cit., p. 935-939, ici p. 936. 440 Charlotte des Ursins, vicomtesse d’Auchy, fut une femme savante de la première moitié du siècle de Louis XIV et elle a publié en 1634 une thèse en théologie qui a suscité à l’époque de nombreuses réactions positives. C’est seulement à la fin des années 1650 qu’on commence à voir d’un mauvais œil les activités et les ambitions de Madame d’Auchy, voir Dufour-Maître, « Belles », op. cit., p. 37-48. 441 La Motte - tout comme Anne Dacier d’ailleurs - était familier avec les règles de la société galante. Il fréquentait notamment les salons de Madame de Lambert qui a soutenu aussi son élection à l’Académie française en 1710, Fumaroli, « Abeilles », op. cit., p. 209. 442 Habib, op. cit., p. 203. 443 Gauthier, op. cit., p. 510. vivre 438 ». Et Jean Sgard souligne que le monde très commercialisé de la presse du début du XVIII e siècle reste dominé par les auteurs : « On peut parler d’un style de presse féminin, mais dans un domaine resté masculin 439 . » Cependant, même s’il faut attendre le milieu du siècle des Lumières pour pouvoir parler d’une véritable presse féminine, les activités éditoriales d’Anne Dacier ne constituent pas une importante transgression de la règle qui suscite tant de haine de la part des Modernes, même si, tout comme Madame d’Auchy 440 , il faut qualifier Madame Dacier de femme d’exception qui sait s’imposer dans un domaine masculin. En revanche, le fait qu’elle descende dans l’arène pour défendre l’érudition et attaque publiquement La Motte, un membre de l’Académie française bien intégré dans la société galante 441 , choque ses contemporains et pourrait être à même de faire d’elle une révolutionnaire ou nouvelle Philaminte 442 . Certes, les contributeurs au Nouveau Mercure galant ne donnent guère d’explication au sujet de la règle que Dacier aurait franchie. Ils se contentent simplement de constater la violation de celle-ci. Cette lacune théorique n’est pas étonnante. D’après Florence Gauthier, la galanterie « fut introduite dans le royaume de France par François I er […], [elle] régressa sous l’effet des violences des guerres de religion […], puis réapparut à la cour sous Louis XIII pour triompher sous Louis XIV 443 ». Rappelons-nous dans ce contexte que Jean Donneau de Visé baptise son périodique dès 1672 Mercure galant faisant de lui un héraut de la 137 3. Rôle des femmes 444 Vincent, op. cit., p. 9-10. 445 La galanterie s’est sans aucun doute imposée définitivement pendant le siècle de Louis XIV, mais son règne touche à sa fin au début du XVIII e siècle et elle commence à être effacée progressivement par le libertinage. Ceci est bien démontré par Rusell Ganim qui illustre ce changement de paradigme en comparant les principaux personnages masculins de la Princesse de Clèves de Lafayette et des Liaisons dangereuses de Laclos, voir Russel Ganim, « Male Models: Galanterie and Libertinage in Lafayette and Laclos », The French Review, 2012, n° 85, p. 1124-1134, ici p. 1124. 446 Gauthier, op. cit., p. 512. Claude Habib nous rappelle la distance insurmontable qui sé‐ pare nos sociétés démocratiques de celle de l’Ancien Régime : la galanterie française voit le jour dans un monde aristocratique dans lequel le pouvoir féminin est « transitoire », contrairement à celui des hommes qui perdure, même si ses excès sont critiqués. En outre, Habib rappelle que cette société galante ne considère pas l’individualité comme une vertu. La galanterie est issue d’un contexte historique spécifique qui rend les idées d’une égalité des sexes et par conséquent d’une « galanterie démocratique » caduques, voir Habib, op. cit., p. 49, p. 55, p. 103 et p. 149. 447 Itti, op. cit., p. 267. 448 Voir, par exemple, Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 61 : « Madame Dacier s’est élevée au dessus de son sexe, & en deffendant Homere elle a plus fait qu’on ne doit attendre d’une Dame. » 449 Dufour-Maître, « Belles », op. cit., p. 45. 450 Viala, France, op. cit., p. 127-128. galanterie 444 . Au début du XVIII e siècle, il n’est donc plus nécessaire de définir ce concept socio-culturel 445 . Or, si l’esprit du temps permet à Anne Dacier de s’imposer dans un domaine réservé aux hommes, voire de les dépasser, ses contemporains ne peuvent pas encore concevoir l’idée d’une « galanterie démocratique 446 » absolue ce qui aurait permis à Dacier de se lancer « dans la polémique 447 » comme l’égale d’Houdar de La Motte 448 . Tout comme l’accès à l’Académie française qui lui sera refusé, certaines barrières existent toujours et la place que les femmes peuvent occuper reste bien définie. Ou d’après Myriam Dufour-Maître, une certaine « défiance […] [envers] l’éloquence publique féminine 449 » persiste. Dans sa monographie La France galante, Alain Viala se penche également sur cette question de la place des femmes dans la société mondaine. Il écrit : Dans cette modernisation [de la galanterie héritée du Moyen Âge], les dames ne sont plus vues comme des princesses en leur tour, mais des interlocutrices dans la vie sociale de Cour (et courtoisie s’entend alors ainsi). Le commerce des dames se trouve donc en quelque sorte aux deux bouts de la chaîne des comportements. D’un côté, trouver une partenaire en amour constitue l’un des buts majeurs de l’art de plaire, c’est le sens banal du terme galanterie. Mais d’un autre côté, les femmes sont à l’origine des belles manières 450 . 138 Partie I - Dimension politique 451 Alain Génetiot, Le Classicisme, Paris, PUF, 2005, p. 148. 452 Ibid. 453 Dufour-Maître, « Belles », op. cit., p. 52. 454 Voir Molière, « Les Femmes savantes », dans id., Œuvres complètes, édition établie par Georges Forestier, Claude Bourqui, Paris, Gallimard, 2010, 2 volumes, tome II, p. 533-626, et id., « Les Précieuses ridicules », dans ibid., tome I, p. 1-30. 455 Loïc Marcou, « Présentation », dans Molière, Le Misanthrope, édition établie par Loïc Marcou, Paris, Flammarion, 2013, p. 13-33, ici p. 27. C’est surtout ce deuxième trait caractéristique qui nous intéresse ici. Alain Génetiot exprime la même idée : « Après la fermeture du salon de Mme de La Sablière, c’est la marquise de Lambert qui, en 1699, renoue avec la tradition de politesse urbaine en ouvrant un salon littéraire et savant et inaugure l’âge d’or des salonnières 451 . » Un peu plus loin, il ajoute que la « belle conversation 452 » constitue toujours la réalisation parfaite des idéaux moraux et esthétiques. Le rôle de la femme qui devient salonnière est donc clair : elle organise les rencontres de la société mondaine et propose un espace de discussion, d’échange et d’inspiration. Or, selon ses contemporains - nous avons pu observer les réactions des contributeurs au Nouveau Mercure galant -, Anne Dacier ne se contente pas d’un tel rôle secondaire dans la Querelle d’Homère. En faisant imprimer sa critique des œuvres de La Motte, elle quitte donc le cadre intime et protégé d’un salon où les femmes peuvent s’exprimer librement et brise l’ethos féminin qui autorise seulement des « discrètes avancées dans l’espace public 453 ». À cela s’ajoute encore le fait qu’Anne Dacier défend des idées esthétiques et savantes qui ne sont pas partagées dans le monde galant. Nous avons par exemple déjà vu que l’obtention d’une certaine érudition ne constitue pas une priorité des femmes. Il s’agit donc d’un double scandale - une femme qui publie un pamphlet et qui ne défend pas les idéaux de la société mondaine, mais ceux du monde érudit. Par conséquent, il nous paraît possible que la traductrice d’Homère ait davantage rappelé à ses contemporains Les Femmes savantes ou Les Précieuses ridicules de Molière, qui cherchent à gouverner leurs maris 454 , que sa Célimène, le personnage principal féminin du Misanthrope, qui malgré ses défauts incarne une salonnière presque parfaite : « [L]e salon de Célimène se présente avant tout comme microcosme. Dans ce lieu mondain, dont la vie sociale est rythmée par les habitudes salonnières de l’époque, les personnages sont en majorité des courtisans 455 . » Par conséquent, force est de constater qu’Anne Dacier semble incarner une provocation aux yeux de nombreux Modernes : en tant que femme indépendante et courageuse qui ne laisse ni à Houdar de La Motte ni à d’autres auteurs 139 3. Rôle des femmes 456 Anne Dacier défend le prestige d’Homère aussi contre l’Apologie d’Homère du Père Jean Hardouin et la traduction de l’Iliade d’Alexander Pope puisqu’elle juge que les deux livres portent préjudice au poète grec, voir Hepp, op. cit., p. 642-643 et p. 696. 457 Dufour-Maître, « Belles », op. cit., p. 45. 458 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 165. 459 Ibid., mars 1715, p. 323-328. 460 L’érudition en général est étudiée dans la troisième partie de notre livre. 461 Voir, par exemple, ibid., avril 1715, p. 164-165. 462 Voir, par exemple, ibid., p. 165, ou août 1715, p. 153-154. 463 Voir, par exemple, ibid., avril 1715, p. 69. le dernier mot 456 . Elle va clairement au-delà de l’espace que les hérauts de la galanterie, comme le Nouveau Mercure galant, accordent aux femmes et brise l’« équilibre subtil […] qui caractérise l’ethos d’une femme sur la scène de l’éloquence publique 457 ». Dans une question qui relève tout d’abord de la critique du goût, elle ose contredire publiquement l’autorité d’un membre de l’Académie française. Ainsi, elle renverse la hiérarchie des qualités essentielles à une dame de la haute société qu’établit la Brune dans le dialogue fictif publié dans le Nouveau Mercure galant d’avril 1715 : l’érudition et la défense du monde ancien sont pour Anne Dacier plus importantes que « toute la douceur, toute la modestie […] qui […] siéent si bien [aux galantes femmes] 458 ». Cet affront pèse encore plus lourd étant donné que la traductrice semble remettre en question la perception de soi des Modernes qui - rappelons-nous la querelle déclenchée par la « Satire X » de Boileau ou la lettre de Thémiseul de Saint-Hyacinthe 459 - se considèrent comme les défenseurs des femmes. Or, l’exemple d’Anne Dacier suggère qu’il s’agit uniquement d’une conception bien définie de la femme que les Modernes sont prêts à soutenir et divulguer. En guise de conclusion de ce sous-chapitre, il faut d’abord souligner que l’accent a été mis sur un aspect précis de la Querelle des Femmes : les femmes dans le champ littéraire. Un grand thème fut l’érudition des femmes 460 , ce qui est certainement dû au rôle primordial joué par Anne Dacier dans la Querelle d’Homère. Ainsi, bien que quelques contributeurs expriment leur admiration pour l’érudite 461 , la grande majorité ne recommandent pas la lecture des auteurs grecs et latins aux jeunes femmes. Selon eux, les valeurs de la galanterie, comme la politesse ou la douceur, leur sont plus essentielles et ils leur recommandent de lire des romans ou des nouvelles galantes 462 . En contrepartie, les dames peuvent toujours attendre un comportement irréprochable des hommes à leur égard - cela même si elles se montrent injurieuses 463 . Néanmoins, on note un manque d’engagement enthousiaste pour les idéaux de la société galante et des auteurs présentent parfois même les mœurs de la galanterie comme des coquilles vides 140 Partie I - Dimension politique 464 Voir, par exemple, ibid., p. 162-163. 465 Itti, op. cit., p. 265. 466 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., supplément de décembre 1715, p. 36. 467 Voir, par exemple, ibid., mars 1715, p. 327, ou février 1715, p. 237-238. 468 Voir, par exemple, Viala, France, op. cit., p. 127-128. 469 Voir La Motte, « Réflexions », op. cit., p. 275. 470 Bock, Zimmerman, op. cit., p. 22. et dénuées de sens 464 . Or, si ces prises de distance par rapport à une norme sociétale, qui vont d’ailleurs de pair avec la critique bien plus nuancée du mariage, ne forment pas un fil conducteur, les contributeurs au périodique s’en prennent régulièrement à Anne Dacier dont le comportement et l’ambition sont vivement critiqués. Éliane Itti parle dans ce contexte d’une véritable stratégie des Modernes qui accolent l’« étiquette 465 » d’« injurieuse 466 » à l’Ancienne. Tout en ne s’intéressant guère à sa véritable motivation, cette croisade publicitaire contre Dacier, qui va d’accusations banales à des mises en scène littéraires et divertissantes 467 , inscrit le périodique dans une longue tradition de réception à laquelle appartiennent également Houdar de La Motte ou Simon-Augustin Irailh. Aux yeux des Modernes qui écrivent pour le Nouveau Mercure galant, le vrai scandale réside dans la transgression des règles de la société mondaine de la part de la traductrice d’Homère : selon eux, Anne Dacier ne se comporte pas comme une galante femme exemplaire 468 et elle propose même un autre modèle de féminité qui valorise l’éloquence publique des dames. En poussant un peu plus loin cette interprétation, le fait qu’elle défie un membre de l’Académie française a pu être considéré comme une révolte contre l’exclusion des femmes de cette institution. Ainsi, il est peu surprenant qu’un acteur politiquement et socialement conservateur comme le Nouveau Mercure galant monte au créneau face à Anne Dacier qui occupe une place exceptionnelle dans le champ littéraire naissant. De plus, il faut encore évoquer deux autres aspects qui illustrent le caractère peu novateur de la revue : comme la plupart des titres de presse de l’époque et, cela malgré son orientation féminine, les plumes du Nouveau Mercure galant sont principalement masculines et elles s’inspirent en général d’autres penseurs. Lorsque les contributeurs de la revue reprochent par exemple à Dacier d’être grossière et « injurieuse », ils ne trouvent pas de nouvel angle d’attaque, mais suivent notamment Houdar de La Motte 469 . Cette vivacité et violence des attaques contre Anne Dacier sont par ailleurs un autre élément classique des Querelles des Femmes dont, selon Bock et Zimmermann, la polémique reste inséparable 470 . En revanche, il est intéressant de voir qu’aucun Ancien n’ose prendre la défense de la traductrice d’Homère : personne ne loue sa modestie 141 3. Rôle des femmes 471 Voir, par exemple, Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 71-160. 472 Bock, Zimmerman, op. cit., p. 22. 473 Dumouchel, op. cit., p. 27. 474 N’oublions pas l’analyse d’Alain Niderst qui constate que le Mercure galant « servit tous les combats des Modernes », voir Niderst, op. cit. Le successeur de Donneau de Visé semble prolonger cette tradition. 475 Itti, op. cit., p. 265. 476 Ibid., p. 266. 477 Van Dijk, op. cit., p. 207. 478 Hepp, op. cit., p. 698. 479 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 214-218, et Du Sauzet, op. cit., 29 juin 1715, tome I, p. 342-343. ou sa modération, seule sa traduction suscite des réactions de leur part 471 . Si cela est explicable par la dominance des Modernes, cette monotonie des voix exclut pourtant la réciprocité ainsi que le jeu d’actions-réactions du périodique. Ceci ne doit pas être considéré comme une réfutation des théories de Bock et de Zimmermann 472 , mais illustre plutôt l’enracinement profond du Nouveau Mercure galant dans le parti des Modernes. En ce qui concerne cette question précise, la revue ne forme guère un « forum 473 » qui favorise l’échange, mais elle semble s’inscrire pleinement dans la réaction à - ou plutôt contre - Anne Dacier, devenant de cette façon un véritable organe de combat 474 au service du parti de La Motte. Enfin, le degré de violence de cet étiquetage 475 que nous venons d’observer dans les pages de la revue doit encore être précisé. Le Nouveau Mercure galant est-il un acteur provocateur ou plutôt une force modérée ? Aux yeux d’Éliane Itti, le Nouveau Mercure galant aurait par exemple été plus modéré que les Nouvelles littéraires  476 et elle renvoie ses lecteurs à Suzanna Van Dijk qui, en 1988, écrit : le Nouveau Mercure galant « refuse d’insérer des lettres dans lesquelles on maltraite Anne Dacier 477 ». Ainsi, les deux chercheuses s’opposent à Noémi Hepp qui est moins indulgente envers le périodique d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay : « Tel était le Mercure en 1715 ; en Hollande les Nouvelles Littéraires prenaient la Querelle sur un ton à peine plus élevé 478 . » Le fait que Hepp mette les deux périodiques au même niveau est confirmé par nos observations : premièrement, quelques textes - par exemple, « l’Arrest du Conseil d’Appollon 479 » - apparaissent dans le Nouveau Mercure galant et les Nouvelles Littéraires. Deuxièmement, à l’instar d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay, Henri Du Sauzet admet qu’Anne Dacier est une érudite remarquable, mais contrairement à son confrère, il parvient même à situer plus précisément Des Causes de la corruption du goût : 142 Partie I - Dimension politique 480 Ibid., 2 mars 1715, tome I, p. 75. 481 Voir, par exemple, les livraisons suivantes du Le Fèvre de Fontenay, op. cit., février 1715, p. 1, ou octobre 1715, p. 1. 482 Norman, Shock, op. cit., p. 89-91. 483 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., août 1715, p. 102-104. 484 Ibid., p. 107-109. Tout ceux qui […] ont lû [les Causes de la corruption du goût] assurent qu’il n’est en rien inférieur aux autres Ouvrages de cette illustre Dame. On y reconnoît par tout une main de Maître ; & la maniére dont ce Livre est écrit, fait, dit-on, beaucoup pour la Cause que Madame Dacier y soûtient 480 . Par conséquent, il est difficile de traiter de Du Sauzet de plus brutal que Le Fèvre de Fontenay. Bien au contraire, un passage si positif fait défaut au Nouveau Mercure galant. À nos yeux, si les deux périodiques ont donc plus de points communs que le croit Suzanna Van Dijk, leurs auteurs expriment des sentiments différents à l’égard d’Anne Dacier. Bilan de la Partie I - Dimension politique « Avec Privilege du Roy 481 » - cette formule se trouve au-dessous du frontispice de chaque Nouveau Mercure galant et définit d’emblée la revue qui a une relation spécifique avec le pouvoir royal. Ainsi, dans les analyses de cette partie, il fut question de découvrir dans quelle mesure la dualité des Anciens et des Modernes qui marque la fin du XVII e et le début du XVIII e siècle se reflète dans les questions sociales et politiques abordées dans le périodique. Premièrement, tout en suivant Larry F. Norman qui souligne le choc que res‐ sent Charles Perrault en découvrant le comportement impertinent d’Achille face à Agamemnon, le roi le plus puissant des Grecs 482 , nous avons pu observer que les contributeurs du Nouveau Mercure galant, hormis la dame d’érudition antique, considèrent les héros de l’Iliade d’Homère comme des exemples négatifs. Ils se heurtent au fait que ceux-ci ne respectent pas les valeurs chevaleresques qui forment toujours la base du deuxième ordre. Ainsi, Hardouin Le Fèvre de Fontenay critique vivement Hector dans la livraison d’août 1715 car il fuit devant le combat et un possible duel avec Achille 483 . Et, pour une fois, le responsable de la revue souligne même qu’il serait extrêmement dangereux de faire d’Hector un modèle pour les jeunes 484 . À cela s’opposent les nombreux nobles exemplaires que les lecteurs du périodique rencontrent - parfois - dans les nouvelles galantes, mais - très souvent - dans les articles annonçant les décès 143 Bilan de la Partie I - Dimension politique 485 Voir, par exemple, la notice nécrologique d’Anne Elisabeth de Lorraine dans laquelle l’exemple de son fils qui donna sa vie pour son roi est illustré, voir ibid., septembre 1714, p. 217-219. 486 Ibid., juillet 1716, p. 184. 487 Voir, l‘exemple, de Claude de Longüeil et de sa famille, ibid., septembre 1715, p. 237-251. 488 Voir l’exemple de Pierre-Charles Roy qui préfère comparer Louis XIV à Saint Louis et non pas à Achille ou à Nestor, voir ibid., octobre 1715, p. 259. 489 Fumaroli, Institutions, op. cit., p. 303. 490 Dacier, Iliade, op. cit., p. vii et p. xxxiv. 491 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., mars 1715, p. 48-49. 492 Ibid., avril 1715, p. 66-67. 493 Ibid., mars 1715, p. 53-55. et les mariages 485 . Là, les auteurs esquissent l’image d’un noble parfait qui est issu d’une « ancienne Maison 486 », courageux et un fidèle serviteur de son roi 487 . Par conséquent, bien qu’il n’y ait que peu de comparaisons directes entre les héros défectueux de l’Iliade et les chevaliers français sans défauts 488 , la dualité entre un ancien monde imparfait, voire répugnant, et une modernité idéalisée, puisque jugée parfaite, est bien présente dans la revue. Par la suite, nous avons étudié la question de la langue qui constitue, selon Marc Fumaroli, un enjeu-clé de la Querelle des Anciens et des Modernes 489 . Étant donné qu’Anne Dacier, en tant que philologue, est consciente de la difficulté de traduire un texte grec en français, elle précise ce défi dans la préface de sa traduction de l’Iliade et fait à la fois appel à l’indulgence de son public 490 . Or, à l’instar d’Houdar de La Motte, les Modernes qui contribuent au Nouveau Mercure galant se déchaînent contre cette remarque de l’Ancienne et défendent vigoureusement le français et sa culture. L’abbé Jean-François de Pons évoque par exemple les grands auteurs du siècle de Louis XIV pour souligner les capacités d’expression et la beauté de la langue de Molière 491 . Face à ce proto-nationalisme linguistique et culturel, aucun Ancien ne se prononce en faveur des langues anciennes et il est donc impossible de trouver une trace de dualité entre les Anciens et les Modernes dans le Nouveau Mercure galant concernant cet aspect particulier. En revanche, nous avons vu des positions discordantes au sein du parti des Modernes. D’une part, il y a eu le cas d’un auteur anonyme qui considère le français comme la plus belle langue du monde 492 et, d’autre part, à l’instar de Fontenelle, Pons commence à développer un certain relativisme culturel ; il soutient qu’il n’y a pas d’hiérarchie entre les différentes langues qui sont égales tout en conservant leurs spécificités 493 . Le prochain grand aspect étudié dans ce chapitre furent les glorifications du roi et du régent. Il s’agit d’un domaine dans lequel il y a une vraie dualité, ou plus exactement, un concert de voix et de stratégies discursives différentes. D’après 144 Partie I - Dimension politique 494 Grell, « Déchéance », op. cit., p. 67-71. 495 Voir, par exemple, Le Fèvre de Fontenay, op. cit., novembre 1715, p. 24. 496 Ibid., novembre 1714, p. 12-19. 497 Ibid., août 1715, p. 238-245. 498 Voir, par exemple, ibid., avril 1715, p. 66-67. 499 Voir, par exemple, ibid., avril 1716, p. 272-273. 500 Asbach, op. cit., p. 104-108. Chantal Grell, les éloges formulées à l’égard de Louis XIV et les stratégies de communication de la monarchie évoluent pendant le règne du roi-soleil : premièrement, Alexandre le Grand est omniprésent dans la propagande royale et, ensuite, les rois issus de la tradition biblique et chrétienne, comme Saint Louis ou Salomon, sont instrumentalisés en faveur de Louis XIV 494 . Mais, en ne prenant pas en considération le discours officiel, bien des contributeurs au Nouveau Mercure galant mélangent les différentes traditions et, par conséquent, un vaste panorama de héros issus de l’histoire ancienne ou de la mythologie gréco-romaine se présente aux lecteurs de la revue 495 . Dans le même temps, il existe également des textes dont les auteurs, Madame Deshoulières 496 ou Pierre-Charles Roy 497 , n’ont presque pas utilisé le monde ancien comme réfé‐ rence. Par ailleurs, en ce qui concerne cet aspect, il n’y a guère de différences entre les louanges consacrées à Louis XIV et celles dédiées à Philippe d’Orléans, le Régent. Nous pouvons donc constater qu’une vraie dualité entre les Anciens et les Modernes existe : il y a des contributions élogieuses dont les auteurs se servent de l’histoire, et d’autres glorifications dont les écrivains s’abstiennent d’instrumentaliser le passé lointain. En outre, nous avons découvert que le Nouveau Mercure galant suit les principales évolutions du régime ce qui confirme les thèses d’Andreas Gestrich : bien que le périodique défende initialement la suprématie de la langue française 498 , le responsable de la revue change de position après la mort de Louis XIV et, en 1716, il soutient le retour des Italiens 499 . Néanmoins, malgré cette proximité incontestable du pouvoir, il nous paraît plausible d’évoquer une démarcation minimale des souverains de la part du Nouveau Mercure galant : certains textes élogieux peuvent être lus à plusieurs niveaux 500 . Une lecture au deuxième degré nous suggère notamment qu’au moins, quelques auteurs prennent leur distance avec le pouvoir ou le mettent en garde. Troisièmement, il ne faut pas oublier que, de la Querelle des Anciens et des Modernes à la Querelle des Femmes, ce ne fut qu’un petit pas. Au vu des disputes entre Boileau et Perrault à propos du beau sexe, nous nous sommes attendu à ce que le Nouveau Mercure galant choisisse le camp des dames et défende leur cause. Or, la réponse est moins évidente : si la majorité des contributeurs du 145 Bilan de la Partie I - Dimension politique 501 Itti, op. cit., p. 265 502 Voir, par exemple, Le Fèvre de Fontenay, op. cit., supplément de décembre 1715, p. 36. 503 Ibid., avril 1715, p. 178. 504 Ibid., p. 165. 505 Voir, par exemple, ibid., août 1715, p. 145-166. 506 Voir, par exemple, ibid., avril 1715, p. 161. 507 Voir le sous-chapitre « Le choc d’Anne Dacier ». 508 Dumouchel, op. cit., p. 27. 509 Voir, par exemple, la contribution d’un lecteur « des bords de la Marne », Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juillet 1715, p. 133. 510 Voir, par exemple, le récit de la Foire Saint-Laurent, ibid., août 1715, p. 143-144. 511 Voir, par exemple, la lettre de Thémiseul de Saint-Hyacinthe, ibid., mars 1715, p. 323-328. 512 Voir, par exemple, le cas de l’abbé Jean-François de Pons. périodique attaque systématiquement et violemment Anne Dacier à laquelle ils collent en général l’« étiquette 501 » - pour reprendre l’expression d’Éliane Itti - d’être injurieuse 502 , certains auteurs de la revue se moquent également de quelques traits caractéristiques des galantes femmes, comme de leurs paroles vides de sens ou du fait qu’elles soient trop émotives 503 . Dans le même temps, les différents contributeurs à la revue estiment que, contrairement à Anne Dacier, une femme n’a pas besoin d’érudition. Il est plus important qu’elle soit polie et douce, et qu’elle respecte les valeurs de la galanterie 504 . Ainsi, les grands auteurs gréco-romains ne constituent guère une lecture recommandable au beau sexe qui devrait principalement lire des romans et regarder des opéras 505 . Mais pour finir, il existe peu de contributions qui discutent la position de la femme dans le champ littéraire naissant et ces textes sont écrits par des plumes masculines 506 . Les seules contributions qui soutiennent véritablement la cause des dames de la haute société sont les nouvelles galantes dont les auteurs dénoncent le mariage qui cause souvent le malheur de la mariée, mais c’est dans la prochaine partie que ces histoires inspirées des romans seront discutées. De ce fait, il faut admettre que peu d’opinions différentes sont problématisées et que de nombreux auteurs du Nouveau Mercure galant attaquent avant tout Anne Dacier qui constitue, selon eux, un modèle négatif de la féminité 507 . En définitive, même si la dualité entre les Anciens et les Modernes n’est pas toujours présente, elle existe pourtant et des opinions différentes sont exprimées. De cette manière, le Nouveau Mercure galant forme une vraie plateforme et correspond bien à un critère que Suzanne Dumouchel associe à ce genre de périodique : elle décrit le Nouveau Mercure galant comme un « forum 508 » qui donne facilement la parole à plusieurs contributeurs - lecteurs provinciaux 509 et issus d’un milieu modeste 510 , hommes de lettres 511 ou jeunes ambitieux qui veulent gagner leurs lauriers littéraires 512 . Cet aspect particulier du périodique est avant tout présent dans le sous-chapitre « Un royaume et 146 Partie I - Dimension politique un public » dans lequel nous avons pu montrer que la Querelle d’Homère suscite des réactions à travers tout le royaume de France et qu’elle permet à des lecteurs-auteurs des quatre coins du territoire de participer aux échanges. 147 Bilan de la Partie I - Dimension politique 1 Nicolas Boileau, « L’Art poétique », dans id., Œuvres, op. cit., p. 155-185, ici chant I, p. 158. 2 Becq, op. cit., tome I, p. 187. 3 Génetiot, Classicisme, op. cit., p. 459. 4 Fumaroli, « Abeilles », op. cit., p. 211. 5 Ibid., p. 205. 6 Marc Fumaroli résume bien cet acharnement à Homère, voir ibid., p. 205-209. Partie II - Dimension esthétique « Aimez, donc la raison : que toujours vos écrits/ Empruntent d’elle seule et leur lustre et leur prix 1 . » À la lumière de ces vers issus de l’Art poétique, Nicolas Boileau semblerait un fervent défenseur de la raison et, par conséquent, un apôtre des Modernes. Or, ces deux vers sont sortis de leur contexte initial et Boileau est également le traducteur du Traité du sublime du pseudo-Longin dont il défend les idées. Sans entrer dans les détails de cette opposition qui sépare le sublime de la raison, nous pouvons constater qu’elle pourvoit les débats autour de la critique du goût d’un cadre théorique. Aujourd’hui, les chercheurs estiment que la doctrine classique se trouve au milieu, c’est-à-dire entre ces deux extrêmes. Elle constitue donc un compromis dont Annie Becq souligne « le caractère composite des éventuelles références philosophiques 2 ». Face au même problème, Alain Génetiot parle d’« un juste tempérament » caractéristique de la littérature du XVII e siècle français : « Mais la poétique classique ne se contente pas de faire coexister des styles contraires, elle les fond dans le creuset du style moyen qui conduit à la synthèse classique 3 . » Dans la dernière partie du siècle, cette coexistence riche de tensions est mise à rude épreuve : la Querelle des Anciens et des Modernes fait éclater ce compromis et Marc Fumaroli constate : « Les Modernes, tel l’abbé Terrasson, rationalisent la poétique ; les Anciens au contraire approfondissent leur réflexion sur le ‘goût’, et sur les facettes de l’expérience poétique du vrai, du beau et du sublime 4 . » Désormais, les Modernes cherchent à appliquer « la méthode géométrique au domaine du goût 5 » et les Anciens doivent réagir à cette provocation, c’est-à-dire démontrer que l’extension du royaume de la raison à celui des belles-lettres n’est qu’une hybris. C’est le conflit de base qui structure la Querelle d’Homère 6 dont une des questions les plus importantes est celle de savoir ce qui constitue la nature de la belle littérature. Néanmoins, ni les Anciens, ni les Modernes n’abordent cette problématique d’une façon purement abstraite ou théorique, mais la querelle éclate de nouveau à la suite de deux traductions très différentes de l’Iliade d’Homère : celles 7 Si plusieurs Anciens comprennent le grec d’Homère, l’abbé Jean Terrasson est du côté des Modernes l’exception qui confirme la règle, voir Lecoq, « Terrasson », op. cit., p. 600. 8 Vincent, op. cit., p. 337. 9 Nous suivons ici Viala, France, op. cit., p. 52. 10 Annie Becq reconnaît elle-même une place primordiale à la Querelle des Anciens et des Modernes dont elle fait le point de départ de son histoire de la Genèse de l’esthétique française moderne, voir Becq, op. cit., tome I, p. 13. d’Anne Dacier et d’Houdar de La Motte. Ainsi, les débats tournent autour de deux textes concrets et notre grande question peut engendrer plusieurs petites. Premièrement, il faut s’interroger sur les deux traductions de l’Iliade et l’accueil qui leur est accordé. Cela signifie que nous étudierons les réactions des deux partis à l’Iliade homérique, que la plupart des participants à la querelle ne connaissent que grâce à la traduction d’Anne Dacier 7 et qu’ils n’en distinguent guère, ainsi qu’à l’Iliade en douze chants d’Houdar de La Motte. Deuxièmement, nous étudierons les différentes conceptions de la critique du goût en général et de ce qui est un bon homme de lettres en particulier. De nouveau, nous nous intéresserons aux convictions des Anciens et des Modernes afin de trouver une éventuelle dualité des voix. Et pour bien conclure cette étude, nous analyserons quelques exemples des nouvelles galantes ainsi que les genres qui appartiennent à l’« empire de la galanterie 8 », c’est-à-dire les conversations, les lettres et les petites pièces de poésie mondaines 9 . Le but de cette analyse des textes sera de découvrir dans quelle mesure le Nouveau Mercure galant contribue à divulguer des idéaux ou des genres littéraires. Cette étude nous permettra également de préciser la nature de la réception de la Querelle d’Homère dans le périodique. Ainsi, le deuxième chapitre de cette partie illustre de quelle façon la Querelle d’Homère, en tant que deuxième partie de la Querelle des Anciens et des Modernes s’inscrit pleinement dans la tradition des débats sur la conception du beau qui ont eu lieu au XVII e siècle 10 et qui aboutissent à la philosophie des Lumières et à la définition de l’esthétique par des philosophes, tels que Edmund Burke, Denis Diderot, Alexander Baumgarten ou encore Emmanuel Kant par la suite. Ce changement de perspectives complétera par conséquent la vue d’ensemble de la réception de la Querelle d’Homère au sens large tout en prenant en compte les œuvres des théoriciens de l’art, comme Roger de Piles, ce qui soulignera d’autant plus la fertilité de la Querelle d’Homère et ce qui justifiera encore l’approche particulière de cette analyse qui veut mettre en avant le caractère multidisciplinaire des querelles. Au total, ce plan reflète plus que celui de notre première partie la dualité des Anciens et des Modernes. Pourtant, nous savons que celle-ci ne forme 150 Partie II - Dimension esthétique 11 Vincent, op. cit., p. 391. 12 Dumouchel, op. cit., p. 27. pas une frontière absolue, mais un continuum. Par conséquent, nous ne nous laisserons pas enfermer dans une opposition simpliste, mais continuerons à chercher les tons gris, c’est-à-dire les voix divergentes, neutres ou de compromis, ce qui nous permettra de montrer que les deux partis ne constituent pas de blocs monolithiques. En outre, tout en voulant étudier le plus de contributions possible, nous devrons faire des choix difficiles, mais cohérents. Ainsi, dans la première étape de notre analyse qui sera consacrée à la Querelle d’Homère dans un sens plutôt étroit du terme, nous mettrons l’accent sur les textes de querelle de premier ordre. Puis, nous élargirons nos questions de recherche et, parallèlement, nous agrandirons également notre base textuelle pour prendre en compte tous les Mercures d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay de 1714 à 1716. 1. Critique de l’Iliade 1.1 Défense de l’œuvre d’Homère Malgré son orientation indiscutablement moderne, le Nouveau Mercure galant propose à ses lecteurs, dans le domaine de la critique du goût, une grande variété d’opinions défendues par les Anciens. En montrant ainsi « une solide connaissance 11 » de son époque et des enjeux de la Querelle d’Homère, Hardouin Le Fèvre de Fontenay suit non seulement l’exemple de Jean Donneau de Visé, son illustre prédécesseur et créateur du périodique, mais il crée également un véritable « forum 12 » qui contribue à la circulation des idées en offrant aux lecteurs du Nouveau Mercure galant la possibilité de se forger leur propre idée - du moins en théorie. Les concepts et les arguments des Anciens peuvent se retrouver dans trois types de textes : premièrement, dans les rares contributions des Anciens eux-mêmes, deuxièmement, dans des textes d’auteurs neutres, qui, par exemple, formulent des positions de compromis tout en questionnant la véhémence du débat, et troisièmement, dans de nombreuses prises de paroles des Modernes qui reproduisent les arguments des Anciens, pour ensuite les réfuter, sans pour autant toujours y arriver. Cette incapacité souligne d’un côté la force des idées des partisans d’Homère et de l’autre la place du Nouveau Mercure galant dans le champ littéraire contemporain. 151 1. Critique de l’Iliade 13 Lors de la deuxième phase de la Querelle des Anciens et des Modernes, personne ne doute plus de l’existence d’Homère. Certes, l’ouvrage de l’abbé d’Aubignac qui paraît en 1714 ne confirme pas ce constat, mais il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’une publication posthume écrite au moins 40 ans avant la Querelle d’Homère, voir Hepp, op. cit., p. 663 et p. 710. 14 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 213. Nous ne donnons la référence exacte concernant ce contributeur que lors de sa première apparition dans cette partie de notre livre. 15 Ibid., p. 214. 16 Ibid., mars 1715, p. 39. 17 Ibid., p. 52-54. 18 Ibid., supplément de décembre 1715, p. 25. À partir de ce corpus restreint, on analysera les différents types de défenses d’Homère et de ses œuvres. L’enquête suivra les deux grands axes du raisonnement déployé par les Anciens : les arguments caractéristiques en faveur d’Homère ainsi que la critique formulée contre l’imitation de l’Iliade d’Houdar de La Motte. L’objectif de ce chapitre consiste donc à établir un inventaire des notions et concepts utilisés pour défendre la version originale de l’Iliade. Ce ne sera que dans une étape ultérieure qu’ils seront analysés plus profondément. Le prestige et les beautés d’Homère Tout d’abord, avant d’évoquer le style homérique ou le relativisme historique, il est important de mentionner le grand respect que les représentants des deux partis témoignent à Homère 13 . Dans la satire « Arrest du conseil d’Apollon », publiée dans le Nouveau Mercure galant d’avril 1715, un Moderne, qui se cache derrière le pseudonyme presque indécodable d’Akakentreke 14 , écrit qu’Homère est « estimé Poëte sans pareil 15 ». L’abbé Jean-François de Pons avoue dans une lettre parue en mars 1715 qu’Homère a été un « grand génie 16 » et qu’il a écrit un très grand poème pour son époque 17 . Certains Modernes ont même trouvé quelques beaux passages dans l’Iliade, comme Hardouin Le Fèvre de Fontenay le rappelle dans son compte rendu de l’Examen pacifique d’Étienne Fourmont : « [Vous] feriez penser icy, que le Critique n’auroit rien trouvé de loüable dans Homere […] est-il possible, Monsieur, que vous n’ayez pas senti en lisant M. de la Motte que sa Critique fait infiniment plus d’honneur à Homere [et à son Iliade], que toutes vos Apologies 18 . » Or, dans les contributions des Modernes, ces éloges sont les rares exceptions qui confirment la règle générale : ils apparaissent comme de simples formules de politesse qui précèdent souvent une critique sévère de l’Iliade homérique. Bien que les Anciens partent d’une position semblable, ils arrivent à une conclusion bien différente. Selon eux, la version originale de l’Iliade est aussi parfaite qu’Homère lui-même. Elle reste un chef-d’œuvre, ses « beautés » dominent 152 Partie II - Dimension esthétique 19 Dacier, Iliade, op. cit., tome I, p. xlvi-xlvii. 20 Ibid., p. lxx. 21 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 70. Nous ne donnons la référence exacte concernant cet homme de lettres que lors de sa première apparition dans cette partie de notre livre. Par la suite, il sera simplement nommé l’abbé de ***. 22 Ibid., p. 54. 23 Ibid., p. 57-58. 24 La dame d’érudition antique, dont nous ne donnons la référence exacte que lors de sa première apparition dans cette partie de notre livre, parle toujours de sa propre traduction de l’Iliade. Or, il s’agit effectivement de celle d’Anne Dacier. Il est cependant improbable que Dacier soit l’autrice de cette contribution. La dame d’érudition antique ne cite que le premier livre de l’Iliade. Vu les grandes connaissances de Madame Dacier, une telle limitation contredit d’emblée la thèse qui pourrait naître de ce parallèle. De plus, rien ne nous amène à penser que la traductrice d’Homère ait écrit pour un périodique non savant, ibid., p. 71-159 et Dacier, Iliade, op. cit., tome I, p. 2-33. En même temps, il faut répondre à la question de savoir s’il s’agit d’une satire. Emmanuel Bury, par exemple, rappelle que « l’excès des citations » est associé aux Anciens, voir Emmanuel Bury, Littérature et politesse. L'invention de l'honnête homme (1580-1750), Paris, PUF, 1996, p. 159, et ce constat décrit bien la lettre de la dame d’érudition antique. Néanmoins, il paraît douteux qu’une telle satire de presque 90 pages aurait amusé un public mondain, voir Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 71-160. De plus, dans la même livraison du périodique, Le Fèvre de Fontenay promet implicitement de prendre « le parti de la neutralité », voir ibid., p. 54, et sans doute veut-il simplement honorer cet engagement en intégrant la lettre de la dame d’érudition antique. 25 Ibid., p. 76. et elle n’a quasiment pas de faiblesses. C’est en tout cas la conviction d’Anne Dacier. Enthousiaste, elle écrit dans la préface de sa traduction de l’Iliade : « [I]l faut aller à ce qu’il y a de plus considerable, & tascher de monstrer ce sublime & ce merveilleux qui regnent par tout dans Homere 19 . » Et plus loin, elle assure qu’elle n’est pas la seule à penser cela : « Je ne m’amuseray pas icy à recüeillir tous les éloges qu’on a donnez à Homere, on en composeroit des volumes 20 . » Ainsi, Dacier résume brièvement la réception glorieuse d’Homère à travers les siècles avant de citer, tout de même, deux exemples concrets : Politien et Dion Chrysostomos. « L’Abbé de *** 21 », un lecteur-auteur anonyme, qui publie une « Comparaison des Discours sur M. de la Motte et de Madame Dacier sur les Ouvrages d’Homere » dans la livraison d’avril 1715 et qui demande à Hardouin Le Fèvre de Fontenay de prendre « le parti de la neutralité 22 », introduit cette idée dans le périodique et il explique que Dacier rappelle le prestige historique d’Homère. Puis, il précise que la savante « ne veut pas qu’on examine [l’Iliade] après que tant de grands hommes ont décidé en faveur d’Homere 23 ». Dans le même numéro de la revue, cette position est également défendue dans un « Extrait de la lettre d’une Dame d’érudition antique, à un Academicien Franҫois moderne touchant l’Iliade d’Homere comparée avec celle de M. de la M. 24 ». L’autrice y estime qu’Homère est un « divin Poëte 25 » et 153 1. Critique de l’Iliade 26 Ibid. 27 Ibid., p. 78. 28 Ibid., p. 161. 29 Ibid., p. 170. 30 Ibid., p. 166. 31 Dacier, Causes, op. cit., p. 515. 32 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 166. que « toute la terre 26 » l’adore. Puis, elle suggère qu’aucun écrivain ne peut plaire sans ses règles, c’est-à-dire, par manque d’œuvre théorique d’Homère, sans imiter son Iliade  27 . Cette argumentation des Anciens est aussi présente dans un autre texte du même numéro du Nouveau Mercure galant : une discussion très probablement fictive entre deux femmes dont l’une défend la cause de Madame Dacier et l’autre celle d’Houdar de La Motte. L’auteur de cette contribution est, selon Hardouin Le Fèvre de Fontenay, un « galant homme qui a certainement beaucoup d’esprit 28 » et qui prétend avoir assisté à la dispute des deux dames. Il fait dire à la défenderesse d’Homère : « [L’] art de la Poësie fut porté tout d’un coup par Homere à un degré de perfection auquel il n’est pas permis de prétendre 29 . » Ce trait de génie du poète grec renvoie certainement à son œuvre majeure, l’Iliade, qui devient ainsi l’incarnation de son talent immense dont personne n’a le droit de douter. Le contributeur anonyme fait énoncer à l’Ancienne un deuxième argument en faveur d’Homère : « [Si] vous avez lû ce qu’en dit le grand… 30 . » Apparemment à l’instar d’Anne Dacier qui évoque, par exemple, « Aristote, Denys d’Halicar‐ nasse, Démétrius, Longin, etc. 31 » dans Des causes de la corruption du goût, la représentante des Anciens veut également citer quelques autorités antiques dont elle considère les opinions et jugements toujours d’actualité et à même d’enseigner quelque chose. Cependant, son amie moderne semble convaincue du contraire et l’interrompt tout de suite : « Je ne sҫay point ce qu’on dit ces grands, Madame, quand je trouve leurs noms dans un Livre, je les saute 32 . » 154 Partie II - Dimension esthétique 33 Notons toutefois qu’il y a également des Anciens qui critique Homère. Théodore A. Litman montre bien dans quelle mesure René Rapin préfère Virgile à Homère dans sa Comparaison d’Homère et de Virgile, publiée en 1668, tout en soulignant pourtant la qualité exceptionnelle de son expression qui dépasse celle de Virgile, voir Théodore A. Litman, Le Sublime en France (1660-1714), Paris, A. G. Nizet, 1971, p. 32-36. Cette prédilection pour l’auteur latin se retrouve aussi dans la troisième édition de ses Réflexions sur la poétique de 1684. Rapin y résume d’abord ce qu’Aristote dit de l’action héroïque et en donne ensuite des exemples. Après avoir critiqué vivement Le Tasse, l’auteur de La Jérusalem délivrée, il se tourne vers Homère et Virgile : « Homère, qui avait le sens plus droit [que Le Tasse], par un esprit tout opposé, fait tout faire à Achille, qui était son héros. Il est vrai qu’il le laisse quelquefois trop à l’écart et qu’il l’oublie. Virgile ne tombe point dans ce défaut. On ne perd presque point Énée de vue dans l’Énéide, comme Achille dans l’Iliade », voir René Rapin, Les Réflexions sur la poétique et sur les ouvrages des poètes anciens et modernes (1684), édition établie par Pascale Thouvenin, Paris, Champion, 2011, p. 486-488. 34 La Motte, « Homère », op. cit., p. 219. 35 Geneviève Cammarge, « De l'avenir des Anciens. La Polémique sur Homère entre Mme Dacier et Houdar de La Motte », Littératures classiques, 2010, n° 72, p. 145-156, ici p. 150. 36 Hepp, op. cit., p. 751 et p. 758. Voir aussi les recherches de Larry F. Norman qui admet que l’autorité d’Homère reste encore un argument valable, mais il souligne surtout que même certains Anciens, tel que Nicolas Boileau, ne s’en servent plus, voir Norman, Shock, op. cit., p. 2 et 63. Sans conteste, le recours aux autorités n’arrive plus à persuader tout le monde, particulièrement le public mondain 33 . Le premier grand argument en faveur du poète grec est donc constitué par le prestige d’Homère. Si tous les partis le respectent en tant que personnage his‐ torique, seuls quelques Anciens en font une défense de son œuvre. Ils se servent soit des grandes autorités de l’Antiquité pour justifier la suprématie d’Homère et de son Iliade, soit de l’équation selon laquelle l’Iliade égale forcément son auteur. Mais ni l’une ni l’autre ne peuvent persuader les Modernes. Pour eux, le fait que Homère soit le « père de la poésie et de l’éloquence 34 » n’implique pas qu’il reste un modèle parfait ou un auteur indépassable 35 . Face au triomphe du cartésianisme, la première stratégie de défense des Anciens tombe ainsi en désuétude et la deuxième mène à un raisonnement circulaire : l’œuvre d’Homère justifierait le prestige de son auteur et vice versa. En conséquence, il n’est guère surprenant qu’au début du XVIII e siècle, cet argument ne rencontre plus beaucoup de succès, même parmi les Anciens, dont seulement une minorité y a recours : par exemple René Le Bossu, Hilaire-Ber‐ nard de Longepierre ou, encore, Anne Dacier qui, selon Noémi Hepp, cherchent en vain à contrer les Modernes avec des arguments dépassés 36 . Tout en étant une défense faible, cet argument soulève pourtant des questions intéressantes, 155 1. Critique de l’Iliade 37 Certes, le biographisme n’est point une invention du XVIII e siècle, mais le lien entre Homère et son Iliade qui est établi par les Anciens pointe néanmoins vers les travaux de Hippolyte Taine ou de Charles-Auguste Sainte-Beuve, voir Stefanie Metzelaers, « Biographismus/ Biographische Textdeutung », dans Ansgar Nünning (dir.), Metzlers Lexikon Literatur- und Kulturtheorie. Ansätze - Personnen - Grundbegriffe, Stuttgart, J. B. Metzler, 2010, p. 79-80, ici p. 79-80. 38 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 62. 39 Ibid., p. 71. 40 L’abbé Régnier-Desmarais a publié en 1700 une traduction du premier chant de l’Iliade, qui selon Noémi Hepp serait très proche de celle d’Houdar de La Motte. La traduction d’Hugues Salel, en revanche, est plus ancienne et date des années 1540 et 1550, voir Hepp, op. cit., p. 33-34. 41 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 88. 42 Ibid., p. 74. 43 Dacier, Iliade, op. cit., tome I, p. xxiii. 44 Ibid., tome I, p. xxvii. comme celles du statut de l’auteur ou du rapport de l’écrivain à son œuvre 37 . Mais, face aux vives critiques des Modernes, les Anciens ont besoin d’arguments plus solides. À part le nom prestigieux de l’auteur de l’Iliade, les Anciens et les auteurs proches de leur parti évoquent également des arguments plus profonds concer‐ nant la critique du goût. Parmi eux se trouve l’abbé de *** de la « Comparaison des Discours de M. de la Motte et de Madame Dacier sur les Ouvrages d’Ho‐ mere » qui rappelle en avril 1715 : « Homere n’est point admirable en tout, Homere n’est pas si méprisable que M. de la Motte semble l’insinuër, & il auroit attaqué avec plus d’avantage s’il l’avoit plus estimé 38 . » On n’apprend cependant pas à quels aspects admirables d’Homère le contributeur anonyme fait référence. Il laisse à d’autres Anciens le souci de préciser son argument. La dame d’érudition antique est plus claire. Dans sa lettre publiée dans le Nouveau Mercure galant du même mois et dont le but est de démontrer « la superiorité invincible des Anciens sur les Modernes 39 », elle compare la traduction de M. de La Motte à celles de l’abbé Régnier-Desmarais et d’Hugues Salel ainsi qu’à la sienne 40 . Son bilan est sans équivoque : la traduction du leader du parti moderne est « bien opposé[e] à la noble simplicité d’Homère 41 ». Et quelques pages plus loin, elle ajoute que les ouvrages du poète grec sont pleins de « beautez […] simples, naïves et dignes de […] [son] siècle 42 ». Il s’agit d’un argument classique des Anciens et Anne Dacier l’utilise également pour s’opposer aux détracteurs d’Homère. Dans la préface de sa traduction de l’Iliade, elle se dit convaincue qu’« Homere peint par tout la Nature telle qu’elle estoit dans sa premiere simplicité 43 ». Si cette « noble simplicité 44 » devient ainsi un 156 Partie II - Dimension esthétique 45 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 147. 46 Ibid., p. 113. 47 Génetiot, Classicisme, op. cit., p. 230-231, et Boileau qui compare dans sa « Satire I » également les bons auteurs aux abeilles : « Mais sans un Mecenas, à quoi sert un Auguste ? / Et fait comme je suis, au siècle d’aujourd’hui,/ Qui voudra s’abaisser à me servir d’appui ? / Et puis, comment percer cette foule effroiable/ De Rimeurs affamez dont le nombre l’accable ? / Qui, dés que sa main s’ouvre, y courent les premiers,/ Et ravissent un bien qu’on devoit aux derniers./ Comme on voit les Frélons, troupe lâche et sterile,/ Aller piller le miel que l’Abeille distille », voir Nicolas Boileau, « Satire I », dans id., Œuvres, op. cit., p. 13-16, ici p. 15. 48 Jonathan Swift, « Bataille entre livres anciens et modernes … », dans Lecoq, Querelle, op. cit., p. 409-431, ici p. 423. 49 Génetiot, Classicisme, op. cit., p. 230. composant intrinsèque de la beauté, elle n’est pas la seule qualité de l’Iliade en prose. Au contraire, en général, elle semble liée à une autre caractéristique : le naturel qui est également introduit par la dame d’érudition antique. Cette défenderesse d’Homère en fait un autre argument en faveur de l’Iliade : « Homere […] [y] peint bien le naturel des hommes 45 . » Et un peu plus loin, la nature revient sous la forme d’une métaphore, quand l’autrice compare les bonnes traductions de l’Iliade de l’abbé Régnier-Desmarais et Salel à un délicieux miel : « [Leur] Poësie […] est plus douce que miel 46 . » Si l’autrice fait ainsi de la douceur une qualité poétique, elle fait en même temps référence à d’autres penseurs humanistes : Jean de La Fontaine, Nicolas Boileau 47 ou encore l’Irlandais Jonathan Swift. Ce dernier compare les auteurs qui s’inspirent de l’Antiquité gréco-latine aux abeilles qui s’enrichissent en recueillant le nectar dans les campagnes et jardins. Tout comme l’érudit irlandais, la dame d’érudition antique met donc les Anciens et les abeilles en parallèle. Elle ne suit pourtant pas complètement Swift, puisqu’elle ne compare pas les Modernes à l’araignée destructrice de la Battle of the Books  48 . Même s’il paraît improbable que la dame d’érudition antique ait lu l’ouvrage de Swift qui ne fut traduit en français qu’en 1721, il reste pourtant difficile d’établir avec certitude sa source d’inspiration, car la métaphore de l’abeille, qui remonte à Platon, était fréquemment utilisée après son introduction dans l’univers culturel français par Michel de Montaigne au XVI e siècle 49 . En dehors de la dame d’érudition antique, il y a également d’autres contribu‐ teurs qui considèrent le style naturel et simple d’Homère comme son principal atout. Dans la discussion fictive entre une défenderesse d’Homère et une opposante au poète grec d’avril 1715, dont on a déjà parlé dans ce chapitre, la représentante des Anciens développe un argument similaire : 157 1. Critique de l’Iliade 50 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 168. 51 Ibid., août 1715, p. 109-110. Notons en passage que le responsable de la revue se trompe sur le titre du livre de Boivin. Selon Le Fèvre de Fontenay, celui-ci s’appellerait Apologie d’Homère, ou Bouclier d’Achille, voir ibid., p. 80. Dans la suite, nous utilisons toujours le titre correct, sauf si nous citons le titre de la critique. En outre, il est intéressant d’analyser la structure de la critique du livre de Jean Boivin. Si Le Fèvre de Fontenay reproche à Boivin de suivre « servilement […] la Preface critique qui est à la tête de l’Iliade de M. de la M. », voir ibid., p. 84, cela ne l’empêche pas de faire la même chose et de calquer son texte sur le plan de l’Apologie d’Homère et Bouclier d’Achille, voir Boivin, op. cit., table des chapitres. Ainsi, il paraphrase des passages entiers de celui-ci, par exemple au sujet des héros, voir Le Fèvre de Fontenay, op. cit., août 1715, p. 101-102 et Boivin, op. cit., p. 48-49, tout en ajoutant de temps en temps des réflexions personnelles, par exemple Le Fèvre de Fontenay, op. cit., août 1715, p. 86-87 ou p. 91, ou des idées tirées de la deuxième partie de la Réflexion sur la critique d’Houdar de La Motte, voir ibid., p. 134. Sa propre contribution à cette réfutation reste, néanmoins, minimale et il se concentre surtout à remettre en valeur les propos de La Motte qui sont critiqués par Boivin. Vous y reconnaissez la simple nature, & j’aime bien mieux voir ces illustres grivois se chanter poüilles, & faire eux-mêmes leur fricassée, que d’entendre nos braves & nos mignons, toûjours guindez dans les plus nobles sentiments de fierté, ou confits dans les plus tendres sentiments de l’amour 50 . L’Ancienne de cette dispute rejoint la dame d’érudition antique. Les deux femmes apprécient l’Iliade homérique pour son style simple et naturel. Ces qualités ne se résument pas seulement à un refus des idéaux sociétaux de son époque, tels que la galanterie ou l’honnêteté. Il s’agit de la tentative de mettre en place une nouvelle règle universelle pour juger les œuvres d’art et les productions littéraires. Mais on y reviendra plus tard. Pour l’instant, constatons que, grâce à son style simple et naturel, Homère continue à séduire certains amis des belles-lettres françaises. D’autres arguments esthétiques sont encore introduits par Hardouin Le Fèvre de Fontenay qui propose en août 1715 un examen critique de l’Apologie d’Homère et Bouclier d’Achille de Jean Boivin, professeur de grec au Collège royal : M. B. prétend que dans ce denombrement qui paroist si sec aux Critiques d’Homere, il y a des beautez qu’ils ne voyent pas, & qu’on ne peut pas leur faire voir, mais sur lesquelles ils doivent s’en rapporter aux plus fameux écrivains de l’antiquité qui les ont vûës 51 . Boivin parle ici des beautés d’Homère et il est essentiel de noter que, d’après lui, on ne peut ni toutes les percevoir, ni les comprendre rationnellement, car elles sont cachées. Par conséquent, il faut parvenir à les détecter ou se fier à quelqu’un qui a déjà été au contact de celles-ci. Cet argument est également 158 Partie II - Dimension esthétique 52 Ibid., juin 1715, p. 161. 53 Génetiot, Classicisme, op. cit., p. 267. 54 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., août 1715, p. 85. 55 Ibid., p. 95. 56 Ibid., p. 108. 57 Nicolas Boileau, « Traité du sublime », dans id., Œuvres, op. cit., p. 331-440, ici p. 338. 58 Cette multitude d’étiquettes souligne, d’ailleurs, un autre problème des Anciens. Ils parlent du « sublime », de la « la grâce » ou du « je ne sais quoi » tout en ayant du mal à bien les définir, voir Becq, op. cit., tome I, p. 70. 59 Dominique Bouhours, Les Entretiens d'Ariste et d'Eugène, édition établie par Bernard Beugnot, Gilles Declercq, Paris, Honoré Champion, 2003, p. 282-283. présent dans un autre dialogue fictif. Cette fois, il s’agit d’une discussion entre un Moderne et deux divinités, déguisées en Anciens, qui fut publiée en juin 1715 par un auteur anonyme. Un des deux Anciens attribue à l’Iliade d’Homère « des beautez surnaturelles 52 ». Ainsi, mais sans le dire explicitement, lui et Jean Boivin font circuler une nouvelle définition de la critique du goût qui ne se base plus sur des règles rationnelles, mais sur la perception subjective. Ensuite, un autre argument de Boivin est discuté. Les extraits cités de son œuvre suggèrent que l’érudit revient sur la question de la finalité de la littérature. Contrairement à la doctrine dominante selon laquelle l’art doit non seulement plaire, mais aussi instruire 53 , Jean Boivin avance l’idée suivante : « Qu’importe aprés tout qu’Homere ait des défauts, si on le lit avec plaisir 54 . » Quelques pages plus loin, le lecteur attentif trouve une confirmation sur le fait que Boivin semble sérieux sur ce changement de paradigme. Selon Le Fèvre de Fontenay, le professeur de grec au Collège royal excuse l’immoralité des dieux homériques par le souci de présenter un travail qui plaît 55 . Ce positionnement est provocateur, voire révolutionnaire, et le directeur du périodique semble avoir du mal à suivre ce raisonnement. Il rappelle simplement que « Homere a eû pour but d’instruire, comme ses admirateurs n’en doutent nullement 56 ». Mais Boivin n’est pas seul. Au contraire, ses idées pointent vers la notion du « sublime » qui, selon Boileau, « fait qu’un ouvrage enleve, ravit, transporte 57 ». Ce concept est également défendu par d’autres Anciens, comme le Père Bou‐ hours ou Fénelon, qui ne parlent pas de sublime, mais de la grâce ou d’un je ne sais quoi touchant les lecteurs 58 . Tout comme Boivin, Bouhours est persuadé que le je ne sais quoi sait faire oublier les imperfections : « Il s’ensuit de là, dit Eugène, que c’est un agrément qui anime la beauté & les autres perfections naturelles ; qui corrige la laideur & les autres défauts naturels 59 . » Malheureusement, ces réflexions ne sont pas développées davantage dans le Nouveau Mercure galant. Mais, l’auteur de l’Apologie d’Homère et Bouclier d’Achille propose encore un 159 1. Critique de l’Iliade 60 Julie Boch parle à la fois de « réalisme » et de « relativisme ». Les deux termes sont étroitement liés. Le mot « réalisme » renvoie à la peinture fidèle du monde homérique, Boch, op. cit., p. 184, et le « relativisme » souligne « la différence des temps et des civilisations », voir ibid., p. 180, c’est-à-dire le fait que quelqu’un puisse accepter que les mœurs et la culture d’une autre époque historique soient différentes de la sienne. Le premier décrit donc une technique et le deuxième l’état d’esprit qui en puisse résulter. Larry F. Norman qualifie celui-ci de « cultural pluralism » (pluralisme culturel, notre traduction), voir Norman, Shock, op. cit., p. 132. Par conséquent, si nous utilisons ici encore le mot « réalisme », nous y préférerons dans la suite le terme « relativisme » puisque la dimension philosophique dominera dans nos analyses sur les questions techniques. 61 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., août 1715, p. 114. 62 Boch, op. cit., p. 184-185. 63 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., août 1715, p. 116. 64 Au XVII e siècle, Moïse fut souvent introduit dans les débats littéraires. Geneviève Cammagre, par exemple, nous rappelle que l’« idée d’un Moïse premier poète avait […] argument philosophique qui dépasse les seules questions esthétiques et qui reprend des idées d’autres Anciens. Le troisième grand argument en faveur d’Homère développé dans le Nouveau Mercure galant est formé par le réalisme historique 60 . Il est présent d’une façon indirecte car Jean Boivin, son porte-parole, ne s’adresse pas personnellement aux lecteurs du périodique, mais c’est à nouveau Hardouin Le Fèvre de Fontenay qui lui prête sa voix. Selon la plume du Nouveau Mercure galant, Boivin défend par exemple la déesse Thétis, qui s’occupe affectueusement du cadavre de Patrocle, l’ami mort d’Achille : « Il [Boivin] se contente d’avancer qu’il falloit que du tems d’Homere on crût que la conversation d’un corps mort fut quelque chose de bien important, puisque les Déesses même les plus délicates ne dedaignoient pas d’y donner toute leur attention 61 . » C’est un argument rare dans les pages du Nouveau Mercure galant. Comme le Père Buffier, Fénelon ou encore Étienne Fourmont, Jean Boivin défend une représentation réaliste des mœurs et des conditions de vie à l’époque homérique. Au lieu de simplement voir dans le comportement des héros un mode de vie plus simple ou naturel, il met l’accent sur la particularité de chaque époque et refuse l’idée d’une continuité historique absolue que l’on puisse soumettre à un seul et unique idéal du bon goût 62 . Et même si les conséquences de cette approche ne sont pas tirées dans le Nouveau Mercure galant, on y en trouve d’autres exemples. Boivin tente de défendre de cette manière quelques répétitions de l’Iliade d’Homère : « Cette sorte de repetition sied si bien à Homere, & et sied qu’à luy seul, caractere convenable au genie & à l’antiquité de ce Poëte 63 . » Puis, le professeur au Collège royal établit même un lien avec les livres de Moïse 64 qui « sont [également] 160 Partie II - Dimension esthétique été soutenue dans les années 1660-1680 par le P. Thomassin et par Pierre-Daniel Huet en particulier », voir Cammarge, op. cit., p. 155. 65 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., août 1715, p. 116-117. 66 Ibid., p. 118. 67 Ibid., avril 1715, p. 167-168. 68 Ibid., août 1715, p. 115. 69 Hepp, op. cit., p. 758. 70 Boch, op. cit., p. 186. Chantal Grell explique cette dimension historiographique de la Querelle d’Homère en étudiant la lecture de l’Iliade proposée par Jean Boivin et Étienne Fourmont, voir Chantal Grell, « La Querelle homérique et ses incidents sur la connaissance historique », dans Louise Godard de Donville, Roger Duchene (dir.), D'un siècle à l'autre. Anciens et modernes, Marseille, éditeur inconnu, 1987, p. 19-29. 71 Boch, op. cit., p. 186. 72 Cammarge, op. cit., p. 150. pleins de repetitions 65 ». Un peu plus loin, l’auteur de l’Apologie d’Homère et Bouclier d’Achille réaffirme que les répétitions ne choquaient personne à l’époque d’Homère car on parlait de cette façon 66 . Le même argument, certes moins explicite, se trouve aussi dans une autre contribution au Nouveau Mercure galant. En avril 1715, les lecteurs du périodique ont profité d’une discussion fictive entre une Ancienne et une Moderne. Malgré une fine ironie sous-jacente qui domine la contribution, une petite phrase, qui vient de se glisser dans une déclaration défendant la simplicité, retient l’attention : « Icy vous voyez peints au naturel tous les deffauts d’un siecle grossier 67 . » L’allusion aux différentes époques est minimale, mais elle est présente et montre ainsi une autre possibilité de défendre l’œuvre d’Homère. Malheureusement, Hardouin Le Fèvre de Fontenay n’entre pas dans les détails. Au contraire. Le responsable du Nouveau Mercure galant semble avoir du mal à réfuter cet argument développé par Jean Boivin : plus les passages cités deviennent complexes, plus ses répliques sont courtes. Le meilleur exemple en reste la première mention du relativisme historique. À une longue description et explication s’ajoute simplement la brève question « Qu’en pense le Lecteur 68 ? ». Est-ce que ce silence signifie que l’argument développé par Jean Boivin pour sauver Homère est donc irréfutable ? Non, certainement pas. D’un côté, le relativisme historique est une approche bien innovatrice 69 , mais de l’autre, il ne constitue nullement un passe-partout. Selon Julie Boch qui se base notamment sur les travaux de Chantal Grell 70 , « c’est […] s’enfermer dans la circularité d’une démonstration 71 ». Geneviève Cammarge est également de cet avis. En 2010, elle écrit à propos de la traductrice d’Homère : « Mme Dacier n’a pas été très sensible au caractère vicieux du cercle argumentatif dans lequel elle s’enfermait 72 . » Toujours est-il que les Anciens proposent également de nouveaux concepts, certes mal définis mais novateurs, dont la présence dans le Nouveau Mercure 161 1. Critique de l’Iliade 73 Norman, Shock, op. cit., p. 131-132. 74 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., février 1715, p. 190. 75 Il ne faut pas se laisser induire en erreur par Hardouin Le Fèvre de Fontenay qui présente le contributeur en tant que « sage & zelé partisan des Anciens ». Or, le contenu de son parallèle en 24 pièces est assez équilibré : « Il ne faut donc ny juger de l’Iliade d’Homere par ce qu’en dit M. de la Motte, ny du discours de M. de la Motte par ce qui en dit Madame Dacier. », ibid., avril 1715, p. 54 et p. 63. galant suggère une large diffusion au-delà des cercles érudits et qui, selon Larry F. Norman, contribueront plus tard à l’autonomie de la littérature 73 . Somme toute, plusieurs arguments en faveur d’Homère et de son Iliade se trouvent dans le Nouveau Mercure galant : son prestige, la noble simplicité, le naturel de son ouvrage ainsi que des idées proches du sublime ou du relativisme historique. De plus, il faut souligner que ces raisonnements apparaissent dans des textes d’une Ancienne et d’un contributeur neutre, mais également dans ceux des Modernes qui les font circuler - parfois d’une manière abrégée - et essaient - souvent avec des difficultés - de les réfuter. Mais les Anciens ne se contentent pas de défendre Homère, ils attaquent également Houdar de La Motte. Refus de l’œuvre de La Motte Après avoir analysé les défenses de l’Iliade homérique au sens strict du terme, nous étudierions le deuxième grand axe stratégique des Anciens pour contrer les Modernes. Ils s’attaquent à L’Iliade, poème, avec un Discours sur Homère d’Houdar de La Motte dont l’introduction forme une véritable dénonciation de l’œuvre originale. Commençons par celui-là, avant d’analyser les jugements des Anciens à propos de son imitation de l’épopée grecque ainsi que des principes sur lesquels il base sa traduction. Premièrement, il paraît essentiel d’évoquer les critiques formulées contre les réflexions théoriques de La Motte, c’est-à-dire son Discours sur Homère. La première Ancienne à qui le Nouveau Mercure galant donne l’occasion de défendre sa conviction est Anne Dacier. Un auteur anonyme, qui réagit en février 1715 aux Causes de la corruption du goût de la traductrice, lui donne la parole. Selon l’érudite, « tout le discours de M. de la Motte, roule sur de faux principes : Que la critique des passages d’Homere qu’il a rapportez, est frivole, & qu’il regne par tout un certain esprit très capable de nuire aux belles lettres 74 ». Anne Dacier n’est pas la seule à penser que les reproches formulés par Houdar de La Motte manquent de bon sens et ignorent les règles des belles-lettres. Deux mois plus tard, dans le numéro d’avril 1715, un contributeur neutre 75 fait évoluer 162 Partie II - Dimension esthétique 76 Perrault, « Siècle », op. cit., p. 257. 77 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 61. 78 Ibid., p. 62. 79 Dacier, Causes, op. cit., p. 32. 80 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 68. 81 Dacier, Causes, op. cit., p. 251. 82 Jean Racine, « Iphigénie », dans id., Œuvres complètes. Tome I, édition établie par Georges Forestier, Paris, Gallimard, 1999, p. 695-763, ici, p. 699. l’argument de l’érudite « sans ployer [pourtant] les genoux 76 » devant elle. Dans son article, il propose une « Comparaison des Discours de Monsieur de la Motte & de Madame Dacier, sur les Ouvrages d’Homère » et suggère que le leader des Modernes ait pris la mauvaise position tout en louant le style de l’homme de lettres : « [La] politesse du discours de M. de la Motte fait souhaiter qu’il eût soûtenu une meilleure cause que celle qu’il a deffenduë 77 . » Puis, il souligne que le public attend d’un membre de l’Académie française de défendre Homère et de proposer un jugement plus nuancé 78 . C’est d’ailleurs aussi un reproche qu’Anne Dacier fait à toute l’institution dans Des causes de la corruption du goût. Elle s’y plaint que « l’Académie se taist […] [et qu’elle] ne s’éleve pas contre cet excés si injurieux pour elle 79 ». Vers la fin de sa contribution au Nouveau Mercure galant, le contributeur d’avril 1715 devient plus catégorique. Selon lui, Houdar de La Motte a commis une grave erreur méthodologique ; le Moderne ne serait pas à même de se prononcer sur l’Iliade puisqu’il n’a pas pu consulter la version originale du poème grec : « M. de la Motte parle de la langue Franҫoise par comparaison à la langue Grecque qu’il n’entend pas, comme si l’on pouvait comparer deux choses dont il y en a une qu’on ne connoist pas 80 . » Un point de vue également partagé par les Anciens. Dans Des causes de la corruption du goût, Anne Dacier constate : « Cela est […] assez plaisant qu’un homme [Houdar de La Motte] qui ne sait pas lire en cette Langue, veuille par un soupҫon critiquer les Commentateurs sur un mot de cette même Langue 81 . » Et avant la savante, Jean Racine reproche déjà aux Modernes en général et à Charles Perrault en particulier une méconnaissance sidérante de l’Antiquité grecque. Dans la préface de son Iphigénie, il constate : Je m’étonne après cela que des Modernes aient témoigné depuis tant de dégout pour ce grand poète [Euripide] […] j’ai trop d’obligation à Euripide pour ne pas prendre quelque soin de sa mémoire, et pour laisser échapper l’occasion de le réconcilier avec ces Messieurs. Je m’assure qu’il n’est si mal dans leur esprit que parce qu’ils n’ont pas bien lu l’ouvrage sur lequel ils l’ont condamné 82 . Enfin, en décembre 1715, c’est de nouveau un Moderne qui fait circuler les arguments des Anciens dans le Nouveau Mercure galant. Le responsable du pé‐ 163 1. Critique de l’Iliade 83 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., supplément de décembre 1715, p. 24. 84 Ibid., février 1715, p. 183. 85 Dacier, Causes, op. cit., p. 32. 86 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., février 1715, p. 184. 87 Ibid. 88 Hepp, op. cit., p. 402. riodique publie une « Critique sur l’examen pacifique de M. l’abbé Fourmont ». Il y cite aussi l’érudit qui reprend l’argument de l’abbé de ***, l’auteur neutre de la « Comparaison des Discours ». Comme celui-ci, Étienne Fourmont reproche à La Motte d’être trop sévère, voire trop radical à l’égard d’Homère dans ses réflexions théoriques : « [Ne] trouver rien de beau dans un Auteur [Homère] à qui elle [Anne Dacier] a crû devoir donner des éloges si excessifs, ne seroit ce pas une autre extrémite 83 ? » À ces doutes au sujet du Discours sur Homère d’Houdar de La Motte, que certains auteurs considèrent être extrême, s’ajoute une critique sévère de son imitation-traduction de l’Iliade qui est la réalisation pratique des principes théoriques annoncés dans sa préface. Les Anciens s’attaquent à son style et à son approche en tant que traducteur. Deuxièmement, regardons la critique stylistique de l’Iliade. En ce qui concerne celle de La Motte, c’est encore une fois un Moderne qui introduit les arguments des Anciens dans le Nouveau Mercure galant de février 1715. Il s’agit toujours de l’auteur anonyme de la « Critique modeste du Livre de Madame Dacier, qui a pour Titre, des Causes de la Corruption du goust ». Avant de parler du livre de l’Ancienne, il résume brièvement toute la Querelle des Anciens et des Modernes. D’après lui, les Anciens considèrent l’imitation-traduction de La Motte comme un « criminel attentat 84 » - terme également utilisé par Anne Dacier qui se passe, pourtant, de l’épithète dépréciateur dans Des causes de la corruption du goût  85 . D’après le critique de février 1715, les Anciens reprochent à La Motte d’être un « homme sans lumiere & sans goût 86 » et, ensuite, ils caractérisent son Iliade de « miserable & pire que le Clovis  87 », le poème épique de Jean Desmarets de Saint-Sorlin de 1657, qui n’a pas rencontré un grand succès 88 . Toujours selon le contributeur anonyme, Anne Dacier partage cette opinion et cherche à prouver 164 Partie II - Dimension esthétique 89 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., février 1715, p. 191. Le contributeur au Nouveau Mercure galant cite ici Des causes de la corruption du goût d’Anne Dacier sans être exact. Dans la suite, les propos de la savante qu’il ne reproduit pas dans sa contribution sans le signaler sont mis en caractères gras et ceux qu’il ajoute soulignés : « J’espère faire voir d’une maniere très-sensible & très intelligible, que tout le discours de M. de la Motte, roule sur de faux principes : Que la critique des passages d’Homere qu’il a rapportez, est frivole, & qu’il regne par tout un certain esprit très capable de nuire aux belles lettres & à la Poësie. Aprés avoir examiné le discours, j’entreray dans l’examen du Poeme. Je me flatte de démontrer que M. de la Motte a esté également malheureux dans ce qu’il a retranché, dans ce qu’il ajoûté, & dans ce qu’il a changé, que son imitation est vicieuse ; qu’il n’a jamais traduit, quoyqu’il dise souvent qu’il est Traducteur ; & que par-tout, sa Poesie est si plate & si prosaïque, qu’en demontant ses vers, on n’y trouvera pas la moindre expression de Poete, & qu’on ne pouvoit y substituer de prose plus familiere & plus commune …. Mais pour ne pas faire de cet Ouvrage un de ces Ouvrages purement polemiques, & que je hais, parce qu’ils me paroissent plus propres à rejoüir divertir les Lecteurs qu’à instruire : Je tâcherai de me tirer de cette voye commune de dispute, & de faire une espece de traité qui sera une recherche des causes de la corruption du goust. », voir ibid., février 1715, p. 190-192 et Dacier, Causes, op. cit., p. 13-15. 90 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 74. 91 Ibid. 92 Ibid., p. 76. 93 Ibid., p. 88. 94 Académie française (dir.), Dictionnaire de l’Académie françoise, Paris, Jean Baptiste Coignard, 1694, 2 volumes, entrée « VERBIAGE », tome II, p. 769. « que sa Poesie [de La Motte] est si platte & si prosaïque, qu’en demontant ses vers, on n’y trouve pas la moindre expression de Poete 89 ». Sans grande surprise, la dame d’érudition antique reprend l’argument de la femme de lettres et traductrice d’Homère. Dans sa « Lettre à un Académicien Franҫois moderne », elle condamne dès le début l’imitation-traduction de La Motte en la traitant de « petite Iliade precieuse & corrigée 90 » et qualifie ses beautés de « pretenduës 91 ». En conséquence, son programme est clair et, tout au long de son texte, elle dénonce le manque de talent de l’auteur ainsi que les passages qu’elle trouve fautifs ou mal traduits. L’autrice commence par critiquer son style. Elle constate qu’Houdar de La Motte n’a aucun respect pour « la source du grand & du beau […] [et qu’] on ne trouveroit dans aucun de […] [ses] livres 3 ou 4 vers qui fussent de poids 92 ». Par conséquent, ce n’est guère surprenant qu’elle se serve du mot péjoratif de « verbiage 93 » pour décrire un passage de l’Iliade en douze chants. Selon le Dictionnaire de l’Académie française de 1718, verbiage signifie une « abondance de paroles qui ne disent presque rien, qui contiennent peu de sens 94 ». Plus loin dans sa lettre, le ton monte encore et - 165 1. Critique de l’Iliade 95 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 105. 96 Françoise Gevrey, Béatrice Guion, « Chronologie », dans La Motte, Textes, op. cit., p. 33-44, ici p. 36. 97 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 147. 98 Ibid., p. 131. 99 Roger Zuber (dir.), Les Émerveillements de la raison. Théories et critique à l'âge classique, Paris, Klincksieck, 1997, p. 146. 100 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 77. 101 Ibid., p. 75. d’une façon polémique - elle insinue que les « vers […] froids & […] durs 95 » d’Houdar de La Motte sont une conséquence de sa mauvaise vue 96 . Mais elle trouve également des raisons plus sérieuses pour justifier sa condamnation de l’Iliade moderne qui fait « bâiller 97 » tous ceux qui la lisent ou à qui elle est lue. Selon la dame d’érudition antique, c’est évident : il manque à Houdar de La Motte « ce sel attique qui doit être l’assaisonnement de la bonne Poësie 98 ». Il s’agit clairement d’une référence à un topos important de la rhétorique du monde gréco-romain et d’un élément central de l’atticisme français. Roger Zuber précise : « Le ‘sel’, le ‘ragoût’, le ‘piquant’, le ‘secret de n’ennuyer point’ sont mentionnés sans cesse, de Balzac et Voiture à La Fontaine et La Bruyère, comme des qualités éminentes non seulement de la conversation, mais également de la prose et de la poésie 99 . » Le « sel attique » forme donc une métaphore en vogue au XVII e et au XVIII e siècle. Et au vu de la bonne formation intellectuelle en général et de la profonde connaissance des belles-lettres de la dame d’érudition antique en particulier - dans sa contribution au Nouveau Mercure galant, elle cite différentes traductions d’Homère -, il est fortement probable qu’elle cherche ainsi à s’inscrire dans cette tradition littéraire qui lie la France du siècle de Louis XIV à l’Antiquité. Or, au-delà du débat sur l’origine de cette figure de style, il semble clair qu’en employant la métaphore du « sel attique », elle suggère qu’un ingrédient important manque à l’Iliade moderne et que sa lecture est ennuyeuse car son auteur a omis de s’inspirer suffisamment des grandes œuvres de l’Anti‐ quité gréco-latine. La raison de cette pénurie paraît évidente aux yeux de la contributrice ancienne : « C’est que les raisons des Romans les plus frivoles vous déterminent toujours 100 . » Selon la dame d’érudition antique, la supposée préférence d’Houdar de La Motte pour les nouveaux genres de son époque limite son horizon intellectuel. Elle lui reproche d’avoir « le Caffé pour Cabinet & pour Parnasse 101 ». Apparemment, cette critique constitue un élément-clé du message de l’Ancienne. Elle n’en parle pas seulement au début de la lettre, mais elle y revient également dans la deuxième partie. À son avis, le membre de l’Académie française n’apprécie pas les héros de la version originale de l’Iliade car il est 166 Partie II - Dimension esthétique 102 Ibid., p. 135-136. 103 Ibid., p. 136. 104 Dacier, Iliade, op. cit., tome I, p. lxiv. 105 Il paraît difficile de classer définitivement Étienne Fourmont. Si Geneviève Cammagre le considère comme un auteur plus ou moins neutre, ses contemporains et les critiques du XVIII e siècle sont assez sévère envers lui. En 1761, Augustin-Simon Irailh résume que Fourmont « était […] trop décidé pour Homère », voir Cammarge, op. cit., p. 146, et Irailh, op. cit., tome II, p. 317. 106 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., supplément de décembre 1715, p. 39. 107 Ibid., p. 44. 108 Ibid., p. 32. 109 Ibid., p. 40-44. 110 Hepp, op. cit., p. 685. « accoutumé à nos Opera & à nos Romans 102 ». La conséquence en est néfaste : La Motte « metamorphos[e] […] les plus fameux Heros de l’antiquité fabuleuse en Bourgeois Damoiseaux 103 ». Cette critique de l’extrême modernité d’Houdar de La Motte ne constitue pas une innovation de la contributrice. Déjà en 1711, Anne Dacier dénonce le goût de la société mondaine : « [L]e Poëme Epique […] est fort different de nos Poëmes Epiques, & encore plus de ces ouvrages frivoles que l’Ignorance & l’Amour ont enfantez ; qui ne semblent faits que pour ériger en vertus des foiblesses ; où le bon sens & la raison sont assez souvent negligez 104 . » Contrairement à cette attaque polémique d’avril 1715, la critique formulée par Étienne Fourmont contre l’Iliade d’Houdar de La Motte et introduite dans le périodique par Hardouin Le Fèvre de Fontenay est plus sérieuse. Le verdict de l’Ancien 105 est clair : « Son style [de La Motte] est obscur, ambigu, scabreux, plein d’hiperbates ; il est affecté, il cherche des jeux de mots, il manque de naïveté & de force 106 . » Et un peu plus loin, il doute de la qualité des vers de La Motte, en les qualifiant de « badin[s] 107 ». À part cette critique de style que l’auteur de l’Examen pacifique décrit comme guère naturel, celui-ci constate également que La Motte semble ne pas voir les beautés de l’épopée homérique 108 et Le Fèvre de Fontenay présente même une liste avec des passages de l’Iliade moderne qui, selon Fourmont, sont mal traduits. Il y montre par exemple que l’Académicien moderne ne respecte pas le bon usage de sa propre époque ou que son ouvrage est contradictoire 109 . En résumé, si la critique de l’imitation-traduction d’Houdar de La Motte est riche et variée, son œuvre est peu appréciée par les Anciens dû à un style faussement naïf et trop banal. Cependant, aujourd’hui, ces attaques paraissent un peu exagérées. Noémi Hepp rappelle justement que si l’Iliade moderne a des défauts évidents, il n’en suit pas automatiquement que d’autres auteurs de l’époque aient mieux rendu les « caractères de la poésie homérique 110 ». Mais au 167 1. Critique de l’Iliade 111 Zuber, Infidèles, op. cit., p. 17-20 et p. 160. 112 Edmond Cary, Les Grands Traducteurs français, Genève, Georg, 1963, p. 29-33. 113 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., février 1715, p. 189. 114 Ibid., p. 191. lieu de remettre tout de suite en question les productions des Anciens, il nous faut d’abord aborder un dernier volet des critiques formulées à l’égard de La Motte. Troisièmement, la critique des Anciens dépasse les simples questions stylistiques. Ils s’interrogent également sur la meilleure façon de traduire une œuvre littéraire. Ce n’est pas pour rien que l’époque du classicisme français est connue pour ses « belles infidèles 111 ». Ce concept refuse la traduction littérale et prône une certaine liberté avec le texte de départ qu’il faut adapter au goût du public contemporain pour qu’il le trouve utile et divertissant. Il n’est donc guère étonnant que ni Anne Dacier ni Houdar de La Motte n’aient produit de traductions de l’Iliade qui puissent satisfaire l’exigence de fidélité d’aujourd’hui. Or, même si les deux auteurs ont altéré l’Iliade d’Homère, les étendues des changements apportés à la version originale diffèrent énormément 112 . Et cela à tel point que les Anciens critiquent ouvertement l’approche de La Motte. Selon l’auteur anonyme de « Critique modeste du Livre de Madame Dacier, qui a pour Titre, des Causes de la Corruption du goust » de février 1715, les Anciens cherchent à démontrer « la fausseté des nouveaux dogmes [de La Motte] 113 ». Quelques pages plus loin, il précise son observation en citant un extrait du livre d’Anne Dacier. L’érudite s’y « flatte de demontrer que M. de la Motte a esté également malheureux dans ce qu’il a retranché, dans ce qu’il a ajoûté, & dans ce qu’il a changé 114 ». En résumé, elle dénonce les modifications importantes faites par l’Académicien moderne qui, selon elle, a complètement défiguré l’épopée grecque. En conséquence, elle appelle à une traduction plus littérale. Une idée qu’elle exprime également en 1711 dans la préface de sa traduction de l’Iliade : Quand je parle d’une traduction en prose, je ne veux point parler d’une traduction servile ; je parle d’une traduction genereuse & noble, qui en s’attachant fortement aux idées de son original, cherche les beautez de sa langue, & rend ses images sans compter les mots. La première, par une fidelité trop scrupuleuse, devient tres infidelle : car pour conserver la lettre, elle ruine l’esprit, ce qui est l’ouvrage d’un froid et sterile genie ; au lieu que l’autre, en ne s’attachant principalement qu’à conserver l’esprit, ne laisse pas, dans ses plus grandes libertez ; de conserver aussi la lettre ; & par ses 168 Partie II - Dimension esthétique 115 Dacier, Iliade, op. cit., tome I, p. xli-xlii. 116 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 82-83. 117 Ibid., p. 109. 118 Ibid., p. 128. 119 Ibid., p. 119. 120 Ibid., p. 125. 121 Hepp, op. cit., p. 668. 122 Jean Lechevallier, « Belles infidèles d'hier et d'aujourd'hui », L'antiquité classique, 1967, n° 36, p. 132-143, ici p. 132. traits hardis, mais tousjours vrays, elle devient non seulement la fidelle copie de son original, mais un second original mesme 115 . La dame d’érudition antique partage de nouveau l’avis de Madame Dacier. Dans le Nouveau Mercure galant d’avril 1715, elle déplore la grande distance entre l’imitation-traduction moderne et l’œuvre originale : [En] vain y cherche-t-on quelque portion, quelque fragment de ce Prince des Poëtes, à peine y apperҫoit-on son ombre. Il me paroist que si vous aviez pû estre fidele en quelque endroit de ce Poëme, au moins vous l’auriez dû estre dans l’exposition & l’invocation, non seulement on n’y reconnoist point Homere, mais ce que vous luy prêtez. Est en misere un champ si fertile, Que de courroux vous échauffez ma bile  116 . Dans la suite de sa « Lettre […] à un Académicien Franҫois moderne », elle continue à traiter la version d’Houdar de La Motte de « fausse monnoye 117 », de « malheureuse 118 » et de « défigurée 119 ». La raison en est évidente. Contrairement à d’autres traducteurs de l’Iliade, comme par exemple Hugues Salel, La Motte « modifie […] toutes choses à […] [sa] fantaisie 120 ». Elle ne lui reproche donc pas son infidélité en soi, mais de prendre trop de libertés. À en croire ses explications, le vrai problème est le fait qu’Houdar de La Motte n’a pas traduit, mais réécrit l’Iliade. N’a-t-il pas lui-même qualifié son œuvre seulement de simple imitation ? Curieusement, la dame d’érudition antique formule ce reproche après avoir analysé le premier livre de son Iliade qui en reste, pourtant, la partie la plus fidèle. On peut supposer qu’elle ait critiqué encore plus vivement les livres V à XII de l’imitation-traduction qui sont fortement modifiés 121 . Néanmoins, il reste révélateur que les Anciens ne réclament pas de traduc‐ tions fidèles au sens moderne du terme. Ils n’abandonnent pas le principe des « belles infidèles » et aucun traité théorique de la traduction ne voit le jour pendant la Querelle d’Homère ou le XVIII e siècle. Il faut attendre le XIX e siècle pour assister à un changement de paradigme dans le domaine de la traduction 122 . Au bout du compte, plusieurs arguments contre la traduction-imitation de La Motte doivent être évoqués. Quelques-uns de ses contemporains lui reprochent 169 1. Critique de l’Iliade 123 Hepp, op. cit., p. 690. 124 Norman explique par exemple de quelle manière Charles Perrault se sert de cette stratégie quelques décennies auparavant, voir Norman, Shock, op. cit., p. 64. 125 Hepp souligne que certaines idées des Anciens viennent trop tard et d’autres trop tôt, Hepp, op. cit., p. 751. 126 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., août 1715, p. 80. de ne pas respecter suffisamment l’épopée originale, de ne pas parler la langue d’Homère et d’avoir changé d’une façon peu inspirée le texte de la traduction d’Anne Dacier. Selon les détracteurs de La Motte, son style est, en outre, défectueux et sa traduction-imitation rappellerait le Clovis de Jean Desmarets de Saint-Sorlin. Ces arguments figurent pourtant dans plusieurs catégories - des contributions d’une Ancienne, d’un auteur neutre et même des Modernes qui prêtent leur plume aux Anciens en citant leurs textes. Afin de conclure ce chapitre, force est de constater - malgré la place accordée aux Anciens - que les défenseurs d’Homère restent minoritaires dans le périodique d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay. Les rares contributions en faveur d’Homère ne sont pourtant pas très novatrices. Elles reflètent les prises de position des leaders du camp ancien, tels qu’Anne Dacier ou Étienne Fourmont. Un parfait exemple qui valide cet argument est aussi la « Lettre à un Académicien Franҫois moderne » de la dame d’érudition antique dont le style rappelle point par point la réfutation de l’Iliade moderne qu’est le livre Des causes de la corruption du goût de Madame Dacier 123 . Néanmoins, au vu de la violence des hostilités, il reste remarquable qu’Hardouin Le Fèvre de Fontenay fait circuler les arguments des défenseurs d’Homère. Si nous faisons donc abstraction des intérêts économiques du périodique, il est évident que le responsable de la revue tient à présenter une image complète de la Querelle d’Homère et à informer ses lecteurs - quasiment en direct - des derniers rebondissements. Or, bien évidemment, il ne s’agit pas d’une couverture objective et équilibrée des idées des Anciens : d’un côté, certains arguments ne sont guère évoqués ou même complètement oubliés. Il faut penser par exemple aux savants grecs, que cite pourtant Anne Dacier, ou au relativisme historique. Cette reproduction biaisée peut s’expliquer par un certain parti-pris 124 , un manque d’intérêt pour une cause que les Modernes estiment perdue ou leur incompréhension d’une nouvelle ligne de défense 125 . De l’autre, les textes du Nouveau Mercure galant sont souvent polémiques. Son directeur, par exemple, n’hésite pas à traiter les Anciens de « Grecs » ou d’« Antiquaires 126 ». Un trait stylistique que nous retrouverons également dans le prochain sous-chapitre. 170 Partie II - Dimension esthétique 127 Ibid., février 1715, p. 170-240. 128 Ibid., août 1715, p. 145-166. 129 Louis Fuzelier (1674-1752) fut un poète et écrivain français. Il a rédigé notamment des pièces de théâtre - selon Chahine, la partie la plus importante « en quantité […] [et] en qualité » de son œuvre -, mais il a aussi contribué à deux reprises au périodique Le Mercure : de 1721 à 1724 ainsi que de 1744 à 1752, voir Chahine, op. cit., p. 28, p. 32 et p. 70. 1.2 Rejet de l’Iliade homérique Après avoir analysé les prises de position des Anciens et leur présence dans le Nouveau Mercure galant, il est essentiel de se pencher également sur les idées des Modernes. À première vue, cela pourrait paraître plus facile, mais cette impression est bien trompeuse. Certes, les partisans d’Houdar de La Motte rédigent la plupart des contributions relatives à la Querelle d’Homère du périodique, mais ces textes constituent un corpus très hétérogène et parfois difficile à élucider. On y trouve des articles savants, comme le compte rendu du livre Des causes de la corruption du goût de Madame Dacier 127 , mais également des contributions badines et enjouées qui témoignent pourtant du grand intérêt du public envers cette dispute entre Anciens et Modernes. Un parfait exemple qui l’illustre est la « Scene d’Arlequin, Deffenseur d’Homère 128 », un extrait d’une pièce de théâtre de Louis Fuzelier 129 , qui fut publié dans la livraison d’août 1715. Un autre défi est toujours la présence des contributions neutres ou même modernes qui font circuler plusieurs points de vue et dont les auteurs peinent occasionnellement à déconstruire d’une façon convaincante les thèses des Anciens. C’est notamment le cas dans le compte rendu de l’Apologie d’Homère et Bouclier d’Achille de Jean Boivin, paru dans le Nouveau Mercure galant d’août 1715. Néanmoins, il est possible d’établir plusieurs catégories qui permettent de bien classifier les différents arguments, indépendamment de la qualité intellec‐ tuelle du texte d’origine, et donc de développer un fil conducteur : des héros brutaux et impolis, des dieux immoraux, l’absence de toute vraisemblance, le rejet des interprétations allégoriques et les faiblesses stylistiques d’Homère. À cela s’ajoutera également un résumé de l’accueil accordé par les Modernes à la traduction-imitation de l’Iliade en douze chants. Ce n’est point un hasard si la structure de ce chapitre rappelle celle de la partie précédente ; au contraire, puisque le but reste le même : faire un inventaire minutieux des principaux arguments, ce qui aboutira, ultérieurement, à une analyse plus approfondie des conceptions du bon goût présentées et discutées dans le Nouveau Mercure galant. 171 1. Critique de l’Iliade 130 Académie française, Dictionnaire [1694], op. cit., entrée « BIENSEANCE » (dans l’entrée « SEOIR »), tome II, p. 463. 131 Voir le chapitre précédent. 132 La Motte, « Homère », op. cit., p. 183. 133 Ibid. 134 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., février 1715, p. 177. 135 Ibid., p. 175. 136 Ibid., p. 176. 137 Ibid. 138 Ibid., p. 177. Non-respect de la bienséance La « [c]onvenance de ce qui se dit, de ce qui se fait par rapport aux personnes, au sexe, aux temps, aux lieux, &c. 130 », ou en clair la bienséance, forme un élément qui, selon les Modernes, manque cruellement à l’Iliade homérique. Dans son Discours sur Homère, Houdar de La Motte, dont on vient de voir la grande influence sur le responsable du Nouveau Mercure galant  131 , qualifie le fait que « Agamemnon s’habille lui-même, et Achille apprête de ses propres mains le repas qu’il donne aux ambassadeurs d’Agamemnon 132 » de « défauts de bienséance 133 ». Cette critique ne se limite pourtant pas aux seuls protagonistes mortels de l’Iliade. Elle concerne également les dieux de l’épopée grecque, même si la critique à leur encontre est souvent moins virulente. Face à l’importance accordée à la bienséance de la part de La Motte, il n’est guère surprenant que ce reproche soit déjà repris dans la première contribution du périodique qui est consacrée à la Querelle d’Homère : un texte d’un auteur anonyme qui résume les enjeux de la querelle avant d’analyser Des causes de la corruption du goût d’Anne Dacier. Sans accuser directement le poète grec, il dénonce pourtant les mœurs de l’époque d’Homère et donc des protagonistes de l’Iliade : « [La] grossiere rusticité des Heros acteurs n’y amene rien qui demande grace pour elle 134 . » Moins sévère est le jugement qu’il prononce à l’encontre des dieux homériques. S’ils « n’agissent pas avec dignité 135 » et sont « méprisables 136 », le critique peut néanmoins excuser ces écarts au bon goût, puisqu’ils sont malgré tout la source d’un merveilleux relativement apprécié au siècle de Louis XIV 137 . Cependant, il paraît peu probable que les Anciens aient approuvé une telle concession qui, en fin de compte, réduit le genre épique à de simples contes de fées. L’auteur anonyme de février 1715 n’est point le seul à s’en prendre aux « Mœurs bâsses & grossieres […] [du] tems [d’Homère] 138 ». Un mois plus tard, l’abbé Jean-François de Pons, un contributeur régulier du périodique, écrit que l’œuvre originale d’Homère « blesse[…] [les] […] mœurs 139 » et qu’elle 172 Partie II - Dimension esthétique 139 Ibid., mars 1715, p. 58. 140 Ibid. 141 Ibid. 142 Ibid., mai 1715, p. 93. 143 Ibid., septembre 1715, p. 143. 144 Ibid., août 1715, p. 95-96. 145 Ibid., p. 101. est « défigurez 140 » ainsi que pleine de « caracteres bizarres 141 ». D’autres articles de Pons confirment cette critique. Dans la livraison de mai 1715, par exemple, il dénonce vivement un ouvrage en faveur des Anciens : l’Homère vengé de Franҫois Gacon. Le poète satirique y défend Achille et suscite ainsi la condamnation ferme et sans équivoque de la part de l’abbé de Pons : « [Gacon] se fait objecter qu’Homere represente son Heros superbe, injuste, cruel & que ces qualitez ne sont pas des moyens fort surs d’enlever l’admiration  142 . » Un jugement pareil est présent dans un poème de l’homme de lettres : l’« Ode. Imitation de l’Ode sur les Conquêrans de Rousseau » dans laquelle le Moderne qualifie Achille de « Heros farouche 143 ». Hardouin Le Fèvre de Fontenay suit ce jugement sévère et, dans sa critique de l’Apologie d’Homère et Bouclier d’Achille, il se moque de Jean Boivin : Les Dieux d’Homere, quoique mal faisants, foibles, bizares, injustes, n’ont rien de choquant pour M. B. Homere étoit Poëte, il vouloit plaire & ne craignoit rient tant que d’ennuyer ; pour cet effet il nous les donnés cruels, rustiques, barbares, jaloux & tout ce merveilleux pour égayer son Poeme aux dépens dela divinité. Qui n’admireroit en verité un tel art 144 ? Irrité par le manque de respect envers la religion et le bon goût, Le Fèvre de Fontenay reproche à Homère et à ses défenseurs d’ignorer les règles de la belle littérature. Il y revient plusieurs fois et se réfère également à Houdar de La Motte pour appuyer son verdict : « M. de la M. taxe les Heros d’Homere, de vanité, d’irreligion, de brutalité, de cruauté, d’injustice, d’avarice & de grossiereté ; quoique ces vices dominent éminemment dans chacun des Acteurs de l’Iliade. M. B. traite ces reproches de calomnie 145 . » La bienséance ne constitue pas seulement un critère important dans les textes savants du périodique, mais également dans les contributions plus badines et enjouées, comme par exemple la conversation fictive entre une Moderne et une Ancienne qui fut publiée dans le Nouveau Mercure galant d’avril 1715. Il est remarquable que son auteur ne se contente pas de critiquer simplement l’Iliade en prose, mais qu’il développe également sa propre définition de la bienséance. C’est à la Moderne de sa contribution qu’il fait dire : « [ Je] voudrois seulement 173 1. Critique de l’Iliade 146 Ibid., avril 1715, p. 165. 147 Ibid., p. 170. 148 Ibid., p. 169. 149 Ibid. 150 Ibid. 151 Ibid., juin 1715, p. 142. 152 Ibid., p. 162. 153 Ibid., p. 177. 154 Ibid., p. 183. qu’ […] elle [Madame Dacier] conservât toute la douceur, toute la modestie qui font nostre partage & qui nous siéent si bien 146 . » Le message implicite est clair : ni Homère ni sa traductrice n’ont su respecter ces idéaux. Quelques pages plus loin, la Moderne du dialogue fictif évoque à nouveau un autre aspect et elle dénonce la simple mimésis, ou comme elle l’appelle la « scrupuleuse imitation des Anciens 147 ». Elle précise : « [L]a peinture de ces tems impolis a quelque chose de curieux 148 . » Mais, selon elle, il aurait été mieux et surtout « quelque chose d’utile 149 » de montrer les hommes « tels qu’ils doivent être 150 ». Il devient clair que la simple question de la critique de l’Iliade homérique cède la place à une réflexion bien plus théorique : celle de la mission de la littérature qui sera approfondie dans un chapitre ultérieur. Il est pour le moment primordial de continuer l’analyse de la critique de la bienséance. Dans le « Dialogue magnifique entre Iris, Mercure & un Moderne 151 », une autre conversation fictive que l’on trouve cette fois-ci dans le numéro de juin 1715 du périodique, le représentant du parti moderne constate que les dieux de l’Iliade n’ont pas de caractères respectables et que les héros ne sont point « superbes, [mais plutôt] insolents, grossiers [et] pleurant comme des enfants 152 ». Mais cela n’est pas tout. Comme Hardouin Le Fèvre de Fontenay dans le Nouveau Mercure galant d’août 1715, le Moderne de cette discussion fictive refuse une image « indecent[e] […] [et] injurieu[se de] […] la divinité 153 » et il pose la question suivante à ces interlocuteurs anciens: « [C]omment peut-on sauver du mépris la Majesté des Dieux 154 [? ] » Avant d’élucider la réponse d’Iris, une partisante des Anciens du dialogue inventé, il faut constater que cette défense ininterrompue de la foi rappelle les travaux d’autres Modernes, tels que Jean Desmarets de Saint-Sorlin ou Charles Perrault. Tous deux ont eu horreur du paganisme de l’Antiquité gréco-latine et ont - pour cette raison, mais finalement, en vain - essayé de rédiger des épopées modernes, françaises et chrétiennes. Mais malgré les échecs du Clovis de Saint-Sorlin ou de Saint Paulin de Perrault, « la création de liens entre les vérités poétiques et théologiques et […] le démasquage des fictions païennes 174 Partie II - Dimension esthétique 155 Dans le texte, il se trouve notre traduction de cette citation originale : the « linking of poetic and theological truth and […] [the] reviling of pagan fictions remained crucial arms in the Modern arsenal », Norman, Shock, op. cit., p. 106. 156 Dans le texte, il se trouve notre traduction de cette citation originale : « Malebranchian Christian rationalism », ibid. Norman se réfère ici aux travaux d’Emmanuel Bury qui le définit comme « l’union de la raison et de la foi » et souligne que ce n’est pas un hasard si le porte-parole de Charles Perrault dans le Parallèle des Anciens et des Modernes est un abbé, voir Bury, Littérature, op. cit., p. 106. La question de la religion évolue cependant et Houdar de La Motte ne se soucie pas du merveilleux chrétien, voir La Motte, « Homère », op. cit., p. 145. 157 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juin 1715, p. 186. 158 Hepp, op. cit., p. 751. 159 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juillet 1715, p. 107-127. Il est impossible de trancher la question de savoir s’il s’agit d’une vraie contributrice ou d’une autrice fictive. 160 Ibid., p. 115. 161 Ibid., p. 116-117. 162 Académie française, Dictionnaire [1694], op. cit., entrée « BIENSEANCE » (dans l’entrée « SEOIR »), tome II, p. 463. sont restés des armes décisives dans l’arsenal des Modernes 155 ». Les prises de position du Nouveau Mercure galant en constituent un bon exemple, bien que la question rhétorique posée à Iris demeure sans vraie réponse. Qu’aurait-elle donc bien pu rétorquer ? À en croire Larry F. Norman et afin de satisfaire le Moderne, elle aurait peut-être mieux fait de développer une sorte de « rationalisme malebranchiste et chrétien 156 ». Au lieu de cela, elle essaie de formuler une réponse sur la base du « merveilleux Allegorique 157 », ce qui ne convainc plus grand monde au début du XVIII e siècle 158 . Moins complexe que le débat dans le « Dialogue magnifique entre Iris, Mercure & un Moderne » est la lettre d’une lectrice du Nouveau Mercure galant à Le Fèvre de Fontenay. Celle-ci est intégrée au numéro de juillet 1715 159 . Selon l’autrice de cette contribution, les auteurs du monde gréco-romain manquent de goût et donc de bienséance car ils « sont venus trop tôt 160 ». En revanche, la faute incombe aux érudits et aux savants du XVII e et du XVIII e siècles qui adorent toujours le lointain passé et qui n’osent ni corriger ni améliorer les textes antiques 161 . Le véritable intérêt de la critique de la lectrice du périodique ne paraît donc pas être la « convenance de ce qui se dit [et] de ce qui se fait 162 », mais la défense de l’idée du progrès des arts. Dans ce dernier exemple, la bienséance est réduite à un simple véhicule qui permet aux contributeurs d’avancer leurs pions sur un autre échiquier. Rappelons-nous, pour souligner ce point, le débat sur la représentation des dieux du « Dialogue magnifique entre Iris, Mercure & un Moderne » de juin 1715 et les textes de l’abbé Jean-François de Pons qui sont tous d’une longueur impressionnante : sa lettre publiée dans la livraison de mars 1715, par exemple, 175 1. Critique de l’Iliade 163 Menant, op. cit., p. 51. 164 Hepp, op. cit., p. 530. 165 La Motte, « Homère », op. cit., p. 143. 166 Ibid., p. 171. compte presque 50 pages et c’est seulement tout à la fin de ses observations qu’il aborde la question des mœurs des dieux et des héros de l’Iliade. Cela vaut aussi pour le Nouveau Mercure galant de février 1715. La question de la bienséance n’est évoquée que dans le petit résumé qui préfigure le compte rendu du livre d’Anne Dacier, mais ne joue aucun rôle dans l’analyse de celui-ci. Force est de constater que la critique du comportement des héros de l’Iliade homérique ne semble plus un enjeu central. Au contraire, aux yeux des Modernes, la supériorité du siècle de Louis XIV est désormais un fait acquis et la dénonciation des mœurs est devenu un lieu commun qui ne doit pas manquer à une bonne critique de l’Iliade en prose. Une impression confirmée par les recherches de Sylvain Menant qui constate que « le débat roule au fond sur la légitimité d’une ‘poétique fondée sur la raison’ 163 ». Pour conclure ce sous-chapitre, nous devons souligner que les Modernes du Nouveau Mercure galant dénoncent souvent le manque de bienséance qu’ils reprochent aux dieux et héros de l’Iliade. Cette critique revient si souvent qu’elle ressemble souvent à un lieu commun qui est cependant liée d’une manière productive au concept du progrès des arts par une contributrice de juillet 1715. Pourtant, la bienséance ne constitue pas l’unique critère cher au classicisme français. Par conséquent, une autre exigence que les hommes de lettres doivent respecter sera étudiée dans le prochain sous-chapitre : la vraisemblance, ou plutôt son contraire. L’invraisemblance L’Iliade contient-elle des passages invraisemblables ? Pour les Modernes, ce n’est qu’une question rhétorique. Déjà, Charles Perrault était persuadé que l’épopée grecque contient un grand nombre d’invraisemblances 164 et Houdar de La Motte ne le contredit jamais 165 . Dans son Discours sur Homère, il écrit : Le point est de sentir au juste jusqu’où l’on peut compter sur la crédulité de ses lecteurs, et de mesurer exactement ses hardiesses à leurs lumières. Serait-il raisonnable de prétendre amuser des hommes faits par les mêmes fictions qui auraient charmé des enfants 166 ? La notion de « crédulité » est essentielle. Selon Alain Génetiot, la vraisemblance classique doit amener le spectateur d’une pièce de théâtre à « croire à la réalité 176 Partie II - Dimension esthétique 167 Génetiot, Classicisme, op. cit., p. 284. 168 Ibid., p. 283. 169 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., mars 1715, p. 58. 170 Ibid., avril 1715, p. 175-176. de ce qu’il voit sur scène 167 ». Ce constat vaut aussi pour les textes écrits et lus ; quelque chose est vraisemblable, s’il est crédible, c’est-à-dire « possible et plausible 168 ». Or, d’après Pons, l’Iliade homérique ne répond pas à cette exigence. Dans sa lettre publiée dans le Nouveau Mercure galant de mars 1715, il affirme qu’Houdar de La Motte a dû « oster à l’Histoire monstrueuse d’Homere tant de traits qui […] revoltent nostre credulité 169 ». Malheureusement, le contributeur du périodique ne précise pas sa critique, mais dans le même paragraphe, Pons dénonce le comportement outrageux des héros homériques. Il existe donc un lien entre la bienséance et la vraisemblance : un prince qui se comporte mal est inimaginable et inversement. La même question est posée par la livraison d’avril 1715. L’auteur de la « Lettre curieuse & tres-amusante », qui a déjà été évoquée dans ce travail, doute de la véracité des événements de l’Iliade. Selon la Moderne de la conversation fictive, le comportement des héros d’Homère est tellement surréaliste et improbable qu’elle ne peut pas croire que l’Iliade traduite par Madame Dacier soit réellement le texte d’Homère. Elle suggère que la version originale de son épopée ait été perdue et que seulement une parodie ait survécu : [Ne] se pourroit-il pas que dans cet incendie ou d’autres semblables, les Ouvrages d’Homere eussent peri, & qu’il ne s’en fut sauvé que quelque imiation, telle que seroit à present le Virgile travesti, ou la Critique de Telemaque, si nous en avions perdu les originaux, qu’en dites-vous, Madame 170 ? Cette remarque souligne un autre problème : la véracité des faits historiques - comment garantir l’authenticité d’un document ancien ou d’un texte vieux de plusieurs milliers d’années ? En résumé, la Moderne semble douter et ainsi faire preuve d’un état d’esprit relativement cartésien, mais nous y reviendrons plus tard. Pour le moment, il faut bien aller au bout de l’analyse entamée et ne pas oublier Hardouin Le Fèvre du Fontenay, le responsable du périodique. Il ne s’en prend pas seulement au jeu défectueux de la bienséance, mais il considère également que l’Iliade homérique n’est pas toujours crédible. Il n’arrive pas, par exemple, à comprendre le comportement d’Hector. À en croire sa critique de l’Apologie d’Homère et Bouclier d’Achille de Jean Boivin, il est perplexe : 177 1. Critique de l’Iliade 171 Ibid., août 1715, p. 105-106. 172 Ibid., p. 126-127. Pour comprendre la grande présence de La Motte dans cette critique de l’Apologie d’Homère et Bouclier d’Achille, voir nos explications dans le chapitre « Le prestige et les beautés d’Homère ». 173 Ibid., p. 128. 174 Ibid., décembre 1715, p. 42-129. 175 Pour plus d’informations voir Anne Kroell, « Les Relations diplomatiques entre la France et la Perse au début du XVIII e siècle », École pratique des hautes études. 4e section, Sciences historiques et philologiques, 1975-1976, p. 1107-1108. En quoy faites-vous consister la sagesse d’Helenus ? dans le conseil de rétablir le combat ? il est en effet fort bon, mais pourquy l’ordre d’aller à Troye dés que le combat sera retabli ? Hector sera-t’il moins necessaire alors pour profiter de l’avantage regagné ; que deviendra vraysemblablement sa victoire s’il ne la poursuit 171 ? Dans le même compte rendu, Le Fèvre de Fontenay s’appuie sur Houdar de La Motte pour douter des récits homériques des batailles. Il ne croit pas que, dans l’Antiquité, les guerriers les plus importants aient interrompu les combats pour insulter leurs ennemis ou pour raconter l’histoire de leur famille 172 . Cependant, il cite amplement le raisonnement de Jean Boivin qui semble persuadé que ce genre de comportement fut bien réaliste à l’époque d’Homère. Il est peu probable qu’en donnant la parole au professeur de grec du Collège royal, Le Fèvre de Fontenay ait voulu satisfaire une exigence - pourtant anachronique - d’objectivité journalistique. Étant donné que le responsable du périodique termine ses réflexions par le constat que « cecy auroit besoin de preuves 173 », il paraît plus plausible qu’il se moque de Boivin. Il semblerait que le responsable du périodique soit convaincu que personne ne veuille adhérer aux idées de l’auteur de l’Apologie d’Homère et Bouclier d’Achille et peut-être est-ce la raison pour laquelle le responsable du périodique n’a pas rédigé de réfutation plus conséquente. Encore plus incroyable est le bouclier d’Achille aux yeux de Le Fèvre de Fontenay. S’il n’en parle pas dans sa critique du livre du professeur de grec du Collège royal, cela ne signifie pour autant pas qu’il soit convaincu par les explications présentées par Boivin dans son ouvrage ou par le dessin de Nicolas Vleughels qui l’accompagne. Rien de tout cela. La preuve en constitue une remarque qui s’est glissée dans son « Histoire galante de l’Ambassadeur Perse » intégrée elle-même dans le Nouveau Mercure galant de décembre 1715 174 . Ce récit de la mission de Mehmet Reza Beg, représentant du chah de Perse, résume non seulement des faits historiques 175 , mais montre également la fascination et parfois l’incompréhension que suscite le voyageur de ce pays lointain et donc exotique. Hardouin Le Fèvre de Fontenay relate principalement l’exorbitante 178 Partie II - Dimension esthétique 176 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., décembre 1715, p. 95-99. 177 Ibid., p. 99. 178 Ibid., p. 100. 179 Ibid., p. 97. 180 La Motte, « Homère », op. cit., p. 195. 181 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., supplément de décembre 1715, p. 28. 182 Ibid., p. 28-29. 183 Ibid., p. 28. cour de l’ambassadeur et le fait miraculeux que Mehmet Reza Beg ait tranché un bélier d’un seul coup de cimeterre 176 . Cet exploit provoque un commentaire ironique : « Je ferois de cette journée, douze tableaux pareils à celuy cy, si je n’avois pas peur qu’on les prit pour le bouclier d’Achille 177 . » Cela ne veut pas dire qu’il ne croit pas à cet exploit de l’ambassadeur perse. Au contraire, il insiste sur la véracité de ces informations 178 et rappelle la présence de nombreux témoins 179 . Mais cette remarque en dit long sur la réception de la Querelle d’Homère en 1715 : elle était un phénomène bien connu auquel on pourrait faire référence sans craindre de déconcerter le public et on pouvait également utiliser le bouclier d’Achille comme une métaphore pour faire référence à des événements incroyables. Moins novateur que ce clin d’œil aux Anciens est un passage d’un supplément au Nouveau Mercure galant qui résume et critique l’Examen pacifique d’Étienne Fourmont. Comme Houdar de La Motte dans son Discours sur Homère  180 , Le Fèvre de Fontenay juge improbable que « les Heros [s’]y adressent à leurs Chevaux 181 » et ajoute qu’il « ne croyoi[t] pas qu’il y eût aujourd’huy un seul homme dont le zele, pour Homere, put aller jusqu’à rompre une lance en faveur de ces Haranges 182 ». Le responsable du Nouveau Mercure galant considère ces épisodes de l’Iliade homérique comme des « bevuës les plus énormes » et des « sottises les plus inexusables 183 ». Donc, voici à nouveau un verdict peu clément qui s’inscrit pourtant bien dans la réception générale de l’épopée grecque par les Modernes. En conclusion, tout comme le manque de bienséance, l’absence de vraisemblance ressemble à un lieu commun. Or, encore une fois, une plume du Nouveau Mercure galant fait preuve d’un certain talent littéraire : elle jette un pont entre un événement historique peu crédible et la nécessité d’en produire des preuves, ce qui montre un état d’esprit dubitatif d’inspiration cartésienne. Pourtant, il existe encore d’autres arguments contre l’Iliade d’Homère qui relèvent de la critique du goût : le style de son auteur. 179 1. Critique de l’Iliade 184 Hepp, op. cit., p. 225. 185 Ibid. 186 Georges Couton, Écritures codées. Essais sur l’allégorie au XVII e siècle, Paris, Aux Amateurs de Livres, 1990, p. 175. 187 Le père spiritual de Charles Perrault n’hésite pas à se servir des allégories. À part des allégories chrétiennes, il a également recours aux allégories géopolitiques dans Europe, une défense de la politique étrangère de son protecteur, Richelieu, voir Fumaroli, « Abeilles », op. cit., p. 122-124. Sur la question de l’allégorie chrétienne chez Desmarets, voir aussi Agnès Guiderdoni-Burslé, « Clavis mystica. De l’exégèse chrétienne à l’allé‐ gorie dans ‘Les Délices de l’esprit’ de Desmarets de Saint-Sorlin (1658) », Littératures classiques, 2004, n° 54, p. 59-75. 188 Norman, Shock, op. cit., p. 180. 189 René Le Bossu, « Traité du poème épique (1675) », dans Giorgetto Giorgi (dir.), Les Poétiques de l'épopée en France au XVII e siècle, Paris, Champion, 2016, p. 445-494, ici p. 452. 190 Ibid., p. 488-489. Les allégories mises en question Le dernier chapitre a montré que l’Iliade est considérée comme immorale. Bien que cette critique date de l’Antiquité, elle est toujours reformulée au siècle de Louis XIV et les Anciens n’ont cessé de défendre l’épopée grecque : pendant longtemps, une de leurs armes les plus puissantes fut l’allégorie. Développée par des membres de l’école pythagoricienne et transmise par des philosophes et savants comme Porphyre de Tyr, Proclus ou Eustathe de Thessalonique, elle figure dans les écrits des humanistes de la Renaissance : citons, en guise d’exemples, la Mythologiae sive explicationis fabularum libri decem de Natalis Comis parue en 1551 et traduite en français par Jacques de Montlyard en 1599 ainsi que par Jean Baudoin en 1627 184 . Au XVII e siècle, au moins à son début, l’allégorie est donc toujours en « vogue 185 » et Georges Couton constate que « les gens du XVII e siècle sont formés à une discipline intellectuelle qui est de ne pas se contenter du sens évident, mais qui les porte à chercher des réalités cachées derrière des apparences 186 ». Par conséquent, il est peu surprenant que Desmarets de Saint-Sorlin essaie de christianiser le merveilleux païen 187 et que René Le Bossu, un habitué de l’académie Lamoignon, y consacre son Traité du poème épique  188 . Ce dernier écrit : « L’épopée est un discours inventé avec art, pour former les mœurs par des instructions déguisées sous les allégories d’une action importante, qui est racontée en vers d’une manière vraisemblable, divertissante et merveilleuse 189 . » Et paraphrasant Pétrone, l’auteur du Satyricon, Le Bossu ajoute : « Enfin, il [Pétrone] veut que l’on distingue un poème d’avec une histoire en toutes ses parties, non par des vers seulement mais par cette fureur poétique qui ne s’exprime que par allégories et qui ne fait rien que par les ministères des dieux 190 . » Le Bossu est, par conséquent, persuadé que les 180 Partie II - Dimension esthétique 191 Ibid., p. 453. 192 Il est ici question des Modernes de la fin du XVII e siècle qui abandonnent l’idée d’un merveilleux chrétien, tel qu’il fut proposé par Desmarets de Saint-Sorlin au milieu du siècle, voir Génetiot, Classicisme, op. cit., p. 443-444. 193 La Motte, « Homère », op. cit., p. 174, et Norman, Shock, op. cit., p. 69. 194 La Motte, « Réflexions », op. cit., p. 305. 195 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., août 1715, p. 98-99. 196 Ibid., p. 99-100. allégories forment un ingrédient essentiel des fables et des épopées, telles que l’Énéide ou l’Iliade  191 . Les Modernes, en revanche, ne semblent pas convaincus par cette argumentation 192 . Probablement inspiré par Fontenelle, Houdar de La Motte refuse toute interprétation allégorique. Dans son Discours sur Homère, il constate : « On essaie encore de se tirer d’embarras à la faveur des allégories ; et l’on va jusqu’à faire un parallèle scandaleux des Livres saints. Je n’ai que deux mots à opposer à ce parallèle : je ferais scrupule de m’y arrêter plus longtems 193 . » Même après l’éclatement de la Querelle d’Homère, il ne change pas d’avis et précise encore qu’un ouvrage dont le but est d’instruire doit avoir un dessein clair, ce qui signifie qu’aucun lecteur ne doit chercher un sens caché 194 . Au vu de l’importance que les hommes de lettres de toutes les époques ont accordé à l’allégorie, il n’est guère surprenant que les contributeurs du Nouveau Mercure galant en discutent également. En revanche, il est étonnant que seules trois contributions des Modernes s’apparentent à ce système de défense des Anciens. S’agit-il d’un sujet trop théorique pour un périodique qui ne vise pas un public savant ou la question a-t-elle été considérée comme définitivement réglée ? La lecture du périodique suggère que la deuxième option est la bonne, mais Hardouin Le Fèvre de Fontenay ne propose aucune réponse définitive à cette question. Ce qui est sûr, en revanche, c’est qu’il suit La Motte et condamne fermement le recours aux allégories. Dans le Nouveau Mercure galant d’août 1715, Le Fèvre de Fontenay résume l’Apologie d’Homère et Bouclier d’Achille de Jean Boivin, professeur de grec au Collège royal. Après avoir jugé sévèrement l’immoralité des dieux homériques, il salue la décision de Boivin de ne pas défendre toutes les allégories : « On doit rendre justice à M. B. touchant l’employ des Allegories, il les abandonne pour la plus grande partie, y en ayant de son propre aveu de confuses, de chymeriques, & s’il l’ose dire d’alambiquées 195 . » Il n’approuve pas les explications des allégories qui trouvent grâce aux yeux de Jean Boivin : « Quand M. B. auroit encore placé […] [celles-là] au nombre des Chymeres Allegoriques, il n’en auroit que fait plus d’honneur à son jugement 196 . » Pour appuyer ses propos, il réfute une allégorie défendue par le professeur de grec du Collège royal. Selon lui, la déesse Minerve incarne la prudence lorsqu’elle dissuade Achille de s’engager 181 1. Critique de l’Iliade 197 Ibid., p. 99. 198 Ibid., p. 100. 199 Ibid., p. 101. 200 Voir ibid., supplément de décembre 1715. Fourment a effectivement recours aux allégories morales et météorologiques, par exemple l’air est incarné par Junon et la lune par Diane, voir Hepp, op. cit., p. 740. 201 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juin 1715, p. 183. 202 Ibid., p. 186. 203 Ibid., p. 163 204 Ibid. 205 Ibid., p. 164. dans un combat d’épée avec Agamemnon 197 . Le Fèvre de Fontenay y oppose un autre passage de l’Iliade homérique. Il ne croit pas que cela soit bien prudent de la part de Minerve d’inciter le Troyen Pandaros à blesser Ménélas, le frère d’Agamemnon. Son verdict est clair : « Qu’elle noire perfidie de faire servir son ministere à rompre l’alliance [un accord de paix] qui avoit été juré si religieusement & si solemnellement entre les deux Camps 198 . » De cette démonstration, le responsable du périodique tire la conclusion que les allégories morales permettent de justifier des épisodes isolés de l’Iliade, mais pas l’œuvre dans son ensemble 199 . Si Le Fèvre de Fontenay a donc clairement de l’aversion pour ce système de défense, il est curieux qu’il critique vivement l’Examen pacifique d’Étienne Fourmont, mais qu’il omette de contester les interprétations allégoriques défendues par l’Ancien 200 . Hardouin Le Fèvre de Fontenay n’est pas le premier à évoquer la question des allégories dans le Nouveau Mercure galant. Déjà en juin 1715, un contribu‐ teur anonyme, l’auteur du « Dialogue magnifique entre Iris, Mercure & un Moderne », qui semble se moquer un peu de la véhémence du débat, met en question la pertinence des défenses allégoriques. À priori, il présente un simple argument récurrent des Anciens : le Moderne de la conversation fictive veut savoir comment on peut « sauver du mépris la Majesté des Dieux [de l’Iliade] 201 » et Iris, une déesse déguisée en Ancienne, lui répond en se servant « de la clef du merveilleux Allegorique 202 ». Ce qui, à première vue, pourrait être une simple illustration d’une position des Anciens, constitue en réalité une parodie sophistiquée de la Querelle d’Homère. Le contributeur a habilement construit son texte et principalement le personnage d’Iris qui paraît incarner une femme érudite ignorant toutes les règles sociétales : « interrompant brusquement 203 » le Moderne, elle l’accuse d’être un « traître 204 » et de « blasphême[r] 205 » contre Homère et son Iliade. Ces emportements rappellent plus Alceste, le personnage principal du Misanthrope 182 Partie II - Dimension esthétique 206 Voir notamment l’exposition du personnage de l’Alceste au premier acte de la pièce de théâtre, voir Molière, « Le Misanthrope », dans id., Œuvres, op. cit., tome I, p. 633-726, ici p. 647-657. 207 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juin 1715, p. 184. 208 Ibid., p. 187-188. 209 Il s’agit, selon toute vraisemblance, du poète grec Anacréon dont Anne Dacier a traduit des poèmes, voir Anne Dacier, Les Poésies d'Anacréon et de Sapho traduites de grec en français, Paris, Denis Thierry, Claude Barbin, 1681. 210 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., février 1715, p. 224-225. 211 Il ne s’agit pas du roman au sens moderne du terme, mais des précurseurs du genre, tels que le Satyricon de Pétrone ou les Métamorphoses d’Apulée, voir Christoph Schöneich, « Roman », dans Dieter Burdorf, Christoph Fasbender, Burkhard Moennighoff (dir.), Metzler Lexikon Literatur, Stuttgart, J. B. Metzler, 2007, p. 658-662, ici p. 658. qu’une femme de la bonne société 206 . Et - sans surprise - face à une question quelque peu provocatrice du Moderne, elle perd de nouveau son sang-froid et reproche aux Modernes d’être « plus grossier que les païsans de la Grece qui respectoient ces sҫavantes tenebres 207 ». Ceci n’est certainement pas la meilleure façon de s’attirer la sympathie et du Moderne du dialogue et des lecteurs du Nouveau Mercure galant qui sont majoritairement du côté de La Motte et donc forcément sceptiques envers une argumentation érudite. De ce fait, l’allégorie météorologique qu’elle donne ensuite en tant qu’exemple 208 , n’a plus la moindre chance de convaincre qui que ce soit. Au contraire, elle contribue à renforcer la méfiance des Modernes vis-à-vis des Anciens. Même sans mentionner explicitement les allégories, l’auteur anonyme qui commente Des causes de la corruption du goût d’Anne Dacier dans le Nouveau Mercure galant de février 1715 accuse l’immoralité du monde antique qu’il ne juge pas excusable. Il écrit : Oüy, la morale de nos Operas est un poison dangereux pour les ames chrestiennes : mais qu’il me soit permis de le dire, la morale du Galant Ancreon 209 dont elle [Madame Dacier] fait des délices, & qu’elle nous a traduit en franҫois, n’est-elle pas beaucoup plus licentieuse, que celle de nos Operas ? elle a jugé que cette Traduction pouvoit aider au progrés du genre lyrique, & à la perfection du goust, mais l’utilité des lettres, selon son principe, devoit ceder au peril des mœurs 210 . Si l’on suit ces lignes, il devient clair, selon le contributeur du périodique, que les épopées, les pièces de théâtre et les romans 211 de l’Antiquité manquent de mo‐ ralité. Ce constat trahit évidemment un refus des interprétations allégoriques. Le Moderne semble lire littéralement ces textes et ne cherche pas de fond caché qui pourrait excuser les héros et les dieux homériques. 183 1. Critique de l’Iliade 212 Silvère Menegaldo, « Compte-rendu de Francine Wild (dir.), Le Sens caché. Usages de l’allégorie du Moyen Âge au XVII e siècle, Arras, Artois Presses Universités, 2013 », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 2013, en ligne : https: / / journals.openedition.org/ crm/ 13327, site consulté le 02/ 09/ 2020. Ce constat est partagé par Jean-François Groulier qui évoque une « crise qui frappe souterrainement toutes les formes de ‘représentations mystérieuses’ [à la fin du XVII e siècle] », voir Jean-François Groulier, « Monde symbolique et crise de la figure hiéroglyphique dans l’œuvre du Père Ménestrier », Dix-septième siècle, 1988, n°158, p. 93-108, ici 93. 213 Vincent, op. cit., p. 391. 214 Boch, op. cit., p. 533. 215 Ibid., p. 529-534. 216 La Motte, « Homère », op. cit., p. 184. 217 Ibid., p. 185. Le refus de toute interprétation allégorique des textes du monde gréco-romain est évident. D’un côté, celui-ci s’inscrit dans le « progressif effacement [de l’allégorie], qui n’est pas disparition, au XVII e siècle 212 » et confirme de cette façon également les recherches de Monique Vincent qui souligne l’appartenance du périodique au camp des Modernes 213 . De l’autre, il illustre bien l’état d’esprit d’une France qui, au début de ce XVIII e siècle, n’est pas encore familière des travaux de Giambattista Vico qui jette les bases d’une nouvelle approche. Elle aboutit au siècle des Lumières dans l’acceptation du fait que « la vérité peut ne pas être la même partout et en tout temps 214 ». Certes, Fontenelle commence à se poser des questions similaires, mais au moment de la Querelle d’Homère, une nouvelle compréhension de la fable fait encore défaut 215 . Il faut attendre les Lumières pour franchir ce cap. Hardouin Le Fèvre de Fontenay et les contributeurs du Nouveau Mercure galant, par contre, restent des enfants du Grand Siècle et du cartésianisme. Une fois de plus, il devient clair que le périodique constitue principalement un moyen de vulgarisation du savoir existant, mais, dans la suite, nous quitterons la méthode géométrique et nous nous intéresserons à une question plus esthétique. Critiques stylistiques Bien que la littérature du classicisme cherche avant tout à répondre à des exigences morales, il n’empêche qu’elle doive aussi plaire pour attirer et entretenir les lecteurs. Dans son Discours sur Homère, Houdar de La Motte s’exprime clairement sur ce point ; étant donné que l’Iliade n’est pas une narration « simple et purement historique [, mais] […] ornée et poétique 216 », le but d’Homère « devait être d’intéresser les lecteurs par l’agrément de sa narration […] [qui, par conséquent,] devait être précise et ingénieuse 217 ». Cette idée abstraite est concrétisée par la suite. L’auteur de l’Iliade en douze chants critique, par exemple, le recours aux répétions, les comparaisons et la conception 184 Partie II - Dimension esthétique 218 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 216. 219 Ibid., p. 214. 220 Ibid., p. 76. 221 Académie française, Dictionnaire [1694], op. cit., entrée « RADOTER », tome II, p. 365-366. 222 Voir le chapitre « Un royaume et un public » pour plus d’informations sur Pierre Cléric, le contributeur toulousain. 223 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., octobre 1715, p. 102. 224 Ibid., p. 105. 225 Ibid., p. 108. globale de l’épopée originale. Et, bien que ces trois points soient moins connus que la critique de la vraisemblance ou de la bienséance, ils n’ont pas échappé aux contributeurs du Nouveau Mercure galant. Bien qu’ils soient moins précis, les textes badins et enjoués ne manquent pas de souligner les faiblesses stylistiques de l’Iliade homérique. Un parfait exemple en est l’écrivain anonyme de l’épigramme satyrique « Arrest du conseil d’Apollon » publiée dans la livraison d’avril 1715. Celui-ci ne mâche pas ses mots et attaque directement Homère. Il accuse l’épopée grecque d’être « fade » et « mal écrite 218 » et le poète lui-même de « radotte[r] 219 », un terme relativement péjoratif qui réduit le « divin Poëte 220 » adoré de la dame d’érudition antique à un vieil homme sénile qui évoque des choses sans raison ni fondement 221 . Au même registre léger, mais lourd de sous-entendus et significations au second degré appartient le « Conte à M. Houdart de la Motte, Auteur de la nouvelle Iliade » rédigé par Pierre Cléric 222 , dont le « Conte » en vers est intégré dans le Nouveau Mercure galant d’octobre 1715. Cléric y fait de l’Iliade l’incarnation du bon style qui, à travers les siècles, s’améliore successivement : tout d’abord, Homère a créé de « Vilains Magots 223 » auxquels manquent des parties entières du corps. Ensuite, [i]l [Virgile] eu pitié de tant d’Estropiats Il leur donna des jambes & des bras Leur fit des yeux, mit des nés à leurs faces 224 . Mais, toujours selon Cléric, Virgile n’a pas pu terminer ces opérations de chirurgie esthétique et la tâche de « leur rend[re] la vie » est finalement revenue à Houdar de La Motte duquel « ils […] [tiennent] leur immortalité 225 ». Le message est clair - l’auteur du « Conte » cherche à détruire le prestige d’Homère. Il célèbre l’Académicien moderne et fait l’éloge de l’idée du progrès qui concerne tous les domaines - une réflexion qui rappelle notamment le 185 1. Critique de l’Iliade 226 Perrault, Parallèle [1688-1697], op. cit., tome III, p. 309 : « Le Chevalier : ‘Je commence à estre persuadé que les Anciens n’ont fait qu’ebaucher la Poësie & qu’il estoit reservé aux Modernes d’y mettre la dernière main.’ » 227 Fontenelle, Bernard Le Bovier de, Digression sur les Anciens et les Modernes et autres textes philosophiques, édition établie par Sophie Audidière, Paris, Classiques Garnier, 2016, p. 99 : « Les meilleures ouvrages de Sophocle, d’Euripide, d’Aristophane, ne tiendront guère devant Cinna, Ariane, le Misanthrope, et un grand nombre d’autres tragédies et comédies du bon temps. » Notons aussi que les notions de « progrès » que développent les Modernes ne sont pas identiques, mais souvent différentes les unes des autres. Un aspect qui sera approfondi dans la Partie III - Dimension épistémologique. 228 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., février 1715, p. 173. 229 Dumouchel, op. cit., p. 27. 230 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., septembre 1715, p. 140. 231 Ibid., p. 141. Les répétions sont souvent reprochées à Homère, non seulement par Pons ; dans son Discours sur Homère, La Motte constate, par exemple, que les « répétitions Parallèle des Anciens et des Modernes de Perrault 226 , la Disgression sur les Anciens et les Modernes de Fontenelle 227 et le Nouveau Mercure galant de février 1715. Hardouin Le Fèvre de Fontenay y présente à ses lecteurs un compte rendu critique des Causes de la corruption du goût d’Anne Dacier précédé par un résumé de la Querelle des Anciens et des Modernes depuis 1687. L’auteur anonyme de cette contribution paraphrase pratiquement le poème discuté précédemment : [La Motte] crut sentir que le père des Poëtes n’avoit donné qu’une ébauche grossiere de son art. il [sic] reconnut à la verité dans ce Poëme tant celebré, tout ce qu’on peut éxiger d’un genie rare & d’une imagination riche, à qui le secours des regles & des exemples à manqué ; mais il y sentit bien des défauts qu’une plus grande connoissance de l’art a fait éviter à Virgile 228 . Le rapprochement de ces deux textes ne signifie certainement pas qu’ils ont été rédigés par le même auteur. Cette hypothèse est possible, mais pas vérifiable. En revanche, il devient évident que le périodique constitue un « forum 229 » facilitant l’échange d’idées. À la catégorie des textes enjoués appartient également une contribution de l’abbé de Pons. Ce Moderne, qui est principalement connu pour ses lettres publiées régulièrement dans le périodique, a inséré un poème dans la livraison de septembre 1715. Il y constate : Mais au moindre examen funeste, Le masque tombe, Homere reste, Et le Divin s’évanoüit 230 . Parmi d’autres points, il attaque les répétions de l’Iliade et soutient qu’elles le choquent autant que les injures ou les éléments invraisemblables 231 . 186 Partie II - Dimension esthétique […] [sont] un défaut de tout le poème », voir La Motte, « Homère », op. cit., p. 186, et, dans sa Comparaison d’Homère et de Virgile, René Rapin en fait un argument en faveur de Virgile et contre Homère : « [Horace] ne répété autre-chose ; mais il a parlé trop-tard à-l’égard d’Homére, qui n’en a pû profiter ; il est dans des tautologies, dans des redites, non-seulement des mesmes paroles, mais aussi des mesmes choses, & dans des battologies perpetuëlles : c’est ce qui fait qu’il ennuye presque toûjours, & que Virgile […] n’ennuye point-du-tout », voir René Rapin, Discours académique sur la comparaison entre Virgile et Homère, Paris, Thomas Iolly, 1668, p. 32. 232 Pour plus d’informations sur l’importance de cette pratique, voir Vincent, op. cit., p. 339-341, et sur l’évolution que les « contributions personnelles » connaîtront au siècle des Lumières, voir Dumouchel, op. cit., p. 241-246. 233 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., septembre 1715, p. 156. 234 Ibid., p. 157. 235 Ibid. 236 Ibid., août 1715, p. 90. 237 Ibid., p. 92. Moins précis que de Pons est un contributeur anonyme qui a rédigé un poème composé de quatre quatrains d’octosyllabes et qui fut publié dans la même livraison du Nouveau Mercure galant. Il l’a rédigé pour répondre à une question posée par le responsable du périodique 232 : « Lequel a plus de raison, ou Madame Dacier, de nous avoir donné la Traduction d’Homère comme celle d’un Original parfait, ou de M. de la Motte d’avoir choisi ce même Homere pour en faire une imitation 233 [ ? ] » Le verdict du poète anonyme est sévère. Il préfère nettement l’Iliade en douze chants à la version en prose, car la traduction-imitation d’Houdar de La Motte est plus divertissante. Dans l’Iliade homérique, « lorsqu’on vient au fait/ on dort [déjà] d’un sommeil Poetique 234 ». Elle est donc beaucoup plus monotone et répétitive que la version de La Motte qui a « fait un bien meilleur Ouvrage 235 ». Moins allusif et bien plus savant est un compte rendu d’août 1715. Il s’agit de la critique de l’Apologie d’Homère et Bouclier d’Achille, un livre en faveur d’Homère de Jean Boivin. Bien que ce texte ait déjà souvent été au centre de notre analyse, il faut y revenir car il contient de nombreux arguments à l’encontre de la version originale de l’épopée grecque. Hardouin Le Fèvre de Fontenay, l’auteur de cette contribution, affirme par exemple qu’Homère ne sait pas bien structurer son épopée qui manque de ligne conductrice : « [Il] faut que le dessein d’Homere soit bien obscur 236 . » Tout de suite après, le responsable du périodique semble se contredire lui-même en balayant ce reproche ; il excuse cette prétendue faiblesse d’Homère en lui faisant un compliment empoisonné : « Homere en recompense a le talent de racheter cette obscurité par la clarté des évenemens en les annonҫant prudemment long tems avant qu’ils arrivent 237 . » L’ironie de la remarque est évidente et Hardouin Le Fèvre de Fontenay ne s’arrête pas 187 1. Critique de l’Iliade 238 Ibid., p. 93. 239 Ibid., p. 95. 240 Voir le chapitre « Défense de l’œuvre d’Homère ». 241 La Motte, « Homère », op. cit., p. 185. là. Il continue l’attaque et, cette fois, il évite toute ambiguïté : Homère prive ses lecteurs « des charmes de la surprise en [leur] […] revellant sans art le denoüment de chaque aventure 238 ». À en croire le responsable du Nouveau Mercure galant, il n’y a pas de vrai suspense dans la version originale de l’Iliade car son auteur a l’habitude d’annoncer la suite de l’intrigue. Cette façon de raconter les événements amène avec elle un deuxième incon‐ vénient. Toujours selon Le Fèvre de Fontenay, elle débouche sur un style répétitif qui peut décourager tout lecteur : Quand Jupiter au milieu de l’Iliade fait à Junon un abregé exact du reste de l’action, n’est on pas tenté necessairement de s’en tenir là sans vouloir passer plus avant ; pourquoy, dira-t-on, revoir deux & 3. fois la même chose. Enfin [on continue] […] & a la patience de revoir paroître les mêmes figures ; de bonne foy que sent-il pour lors, est-ce surprise enchantement, ravissement, comme le prétend M. B. point du tout, [on] […] baille, [on] […] s’étend, s’endort 239 . Voilà le reproche du sommeil qui semble coller à l’Iliade homérique. Si ces critiques sont convaincantes, le responsable du Nouveau Mercure galant ne parvient cependant plus à dénoncer les répétions de l’Iliade homérique alors que Jean Boivin commence à les justifier à l’aide d’arguments historiques, comme par exemple, en utilisant une comparaison avec le style biblique de l’Ancien Testament. Nous avons déjà vu que Le Fèvre de Fontenay cesse, au cours de sa contribution, de discuter les idées de l’Ancien et qu’il est sans aucun doute dépassé par les arguments du savant. En revanche, il est improbable que Boivin ait persuadé beaucoup de lecteurs du Nouveau Mercure galant - rappelons-nous les explications de Chantal Grell, de Julie Boch ou de Noémi Hepp : d’un côté, ce concept est arrivé trop tôt et de l’autre, il a également ses défauts 240 . En revanche, il faut revenir pour l’instant aux questions du bon goût au sens propre du terme et donc aux caractéristiques stylistiques. Si l’Iliade homérique déplaît aux Modernes qui ne la trouvent point « ingénieuse 241 », ce n’est pas seulement à cause des répétitions qui endorment les lecteurs. Les comparaisons d’Homère ne les convainquent pas non plus. Avec un ton ironique, mais sans vraie force argumentative, Hardouin Le Fèvre de Fontenay rappelle ce reproche dans son compte rendu de l’Apologie d’Homère et Bouclier d’Achille : 188 Partie II - Dimension esthétique 242 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., août 1715, p. 140-141. 243 Nadine Le Meur, « Images des enfants dans l'Iliade », Revue des Études Grecques, 2009, n° 122, p. 591-607, ici p. 599. 244 Voir notamment La Motte, « Homère », op. cit., p. 202-205. 245 Pour plus d’informations sur Thémiseul de Saint-Hyacinthe, consultez Élisabeth Ca‐ rayol, Thémiseul de Saint-Hyacinthe (1684-1746), Oxford, SVEC, 1984. 246 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., mars 1715, p. 325. 247 Ibid. 248 Le contraste entre Saint-Hyacinthe et d’autres Modernes, tels que l’abbé de Pons, est saisissant. Pendant que la plupart des Modernes attaquent les érudits et les savants, Saint-Hyacinthe se prononce d’une manière diplomatique et pleine de bonnes intentions à l’égard d’Anne Dacier, voir ibid., p. 325. [Il] y a plus de deux cens comparaisons dans l’Iliade, elles ont neanmoins toutes leurs prix sans aucune abondance vicieuse ; celles entre-autres qu’attaque M. de la M. sont les plus estimées […] La comparaison d’Ajax à un âne que des enfans chassent d’un bled, & non d’un pré, à coups de bâtons, fait un fond de Tableau charmant 242 . Certes, la résistance continue d’Ajax aux troupes de Troie est louable et digne d’un héros puisqu’elle permet aux soldats grecs de se retirer sans subir trop de pertes 243 , mais la comparaison d’un prince de sang royal - d’après la légende son père est le roi de Salamine - à un animal d’élevage et économiquement utile dégoûte les contemporains de La Motte. Ce n’est donc pas une surprise si Le Fèvre de Fontenay n’est pas le seul à critiquer cette mise en parallèle 244 . Thémiseul de Saint-Hyacinthe 245 la dénonce également dans une lettre publiée dans le Nouveau Mercure galant de mars 1715. Tout en commentant la Querelle d’Homère d’une façon très nuancée, il ne peut approuver le rapprochement entre un « Heros combattant & donnant l’exemple & de l’émulation à son parti 246 » et « un si sale animal 247 ». Selon lui, le problème réside dans le fait que « Madame Dacier [est] toujours complaisante pour le bon Homere, & accoûtumée à des comparaisons extraordinairement naïves dont il use quelquefois 248 ». Ainsi, il est devenu évident que les Modernes disposent de nombreuses raisons pour rejeter l’Iliade en prose qui suit de très près la version originale - du moins selon les propos de la traductrice. Ils lui reprochent, par exemple, des répétitions qui enlèvent tout le suspense ou des comparaisons ne respectant pas le bon goût. Dans une dernière étape, il nous faut encore étudier l’accueil que les Modernes réservent à la traduction-imitation d’Houdar de La Motte. Accueil réservé à l’œuvre de La Motte Comme les Anciens, les Modernes ont eux aussi deux axes d’argumentations. D’un côté, ils attaquent les défauts de l’Iliade homérique ; de l’autre, ils défendent 189 1. Critique de l’Iliade 249 Ibid., février 1715, p. 180. 250 Ibid., p. 188. 251 Ibid., p. 187. 252 Évoquer le jugement d’autres instances reconnues constitue une stratégie de commu‐ nication en vogue lors de la Querelle d’Homère. Franҫois Gacon y a aussi recours, voir Hepp, op. cit., p. 692. leur champion : Houdar de La Motte et, encore plus précisément, son Iliade en douze chants. Après avoir analysé tous les reproches qu’ils formulent à l’encontre de la traduction d’Anne Dacier, il est donc temps de se pencher sur le deuxième volet de leur discours qui est composé de trois niveaux : les ouvrages de La Motte, les qualités personnelles de l’Académicien moderne et son rang au sein de la communauté des Modernes. De plus et afin d’éviter des redites, les contributions dont les auteurs ont confondu la critique de l’Iliade en prose et l’éloge de la traduction-imitation d’Houdar de La Motte, tel que le poète anonyme du « Conte à M. Houdart de la Motte, Auteur de la nouvelle Iliade » d’octobre 1715, ne réapparaîtront plus dans ce sous-chapitre puisqu’elles sont déjà intégrées dans nos analyses. La réception de la Querelle d’Homère dans le Nouveau Mercure galant commence en février 1715. L’occasion en est la publication des Causes de la corruption du goût d’Anne Dacier et le contributeur qui critique ce pamphlet ne laisse planer aucun doute sur le fait qu’il est partie prenante dans la dispute qui oppose les deux traducteurs d’Homère : il est un soutien sans faille aux Modernes et, en tant que tel, il met en avant l’accueil très positif qu’a connu l’Iliade de La Motte : [La Motte] composa l’Iliade franҫoise, Poëme distribué en douze Livres : A mesure que cet Ouvrage croissoit, l’auteur le recitoit aux Assemblées publiques de l’Accademie, & l’on ne doit pas craindre d’être démanti, en disant qu’il fut toûjours reҫû avec accueil avec acclamation 249 . À en croire l’auteur moderne, les confrères d’Houdar de La Motte ne sont pas les seuls à se prononcer d’une façon positive sur la nouvelle Iliade. « Les Journalistes de Paris, ceux de Trevoux, & ceux d’Hollande 250 » ainsi que tous les « homme[s] d’honneur […] libre de prévention & de vil interêt 251 » ont confirmé le jugement des membres de l’Académie française. Ainsi, tous les groupes sociaux et professionnels qui comptent aux yeux d’un Moderne du siècle de Louis XIV sont du même avis 252 . Sans surprise, il ne cite pas les milieux érudits et universitaires. Toujours selon le contributeur anonyme, le succès de l’Iliade en douze chants doit être attribué au génie littéraire d’Houdar de La Motte : 190 Partie II - Dimension esthétique 253 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., février 1715, p. 178. 254 Ibid., mai 1715, p. 54-56. 255 Ibid., juillet 1715, p. 121. 256 Ibid., p. 122. 257 Ibid. 258 Ibid., avril 1715, p. 59. 259 Ibid., p. 61. 260 Ibid., p. 64. Il sembla donc à M. de la Motte qu’on pouvait faire de l’Iliade d’Homere un poëme agreable dans nôtre langue, non pas en traduisant servilement […], mais en corrigeant le tissu de l’Histoire, en supprimant certains traits qui revoltent nos mœurs ou qui blessent la vraisemblance 253 . Si l’auteur de la critique des Causes de la corruption du goût reste le seul à louer explicitement l’Iliade de La Motte, les lecteurs du Nouveau Mercure galant apprennent également que la première partie des Réflexions sur la critique de l’Académicien moderne est un bon livre. C’est en tout cas l’opinion d’une contributrice anonyme dont une lettre à Le Fèvre de Fontenay a été introduite dans la livraison de juillet 1715 du périodique. Tout comme le responsable du Nouveau Mercure galant deux mois auparavant 254 , elle salue La Motte et, plus particulièrement, son ouvrage théorique qui contient de nombreux « raisonne‐ ments si solidement agréables, qu’ils pourront servir à jamais de modele à ceux qui auront à soutenir des disputes de Littérature 255 ». De plus, elle estime que les Réflexions de la critique sont également bien écrites : grâce à « la politesse et la moderation [de La Motte] qui conviennent aux honnêtes gens 256 », elle éprouve un vrai « plaisir 257 » à les lire. Deuxièmement, il ne faut pas oublier que beaucoup de contributions au Nouveau Mercure galant font l’éloge d’Houdar de La Motte en tant que personnalité. Contrairement à Anne Dacier qui est présentée d’une manière extrêmement négative, l’auteur de l’Iliade en douze chants est presque érigé en symbole de l’homme de lettres parfait. Cette opposition est très claire dans la « Comparaison des discours de Monsieur de la Motte & de Madame Dacier, sur les Ouvrages d’Homere » d’avril 1715. Malgré sa position équilibrée, son auteur loue non seulement la « moderation 258 » et la « politesse 259 » de La Motte, mais également son savoir-faire littéraire : « [Il] agit avec plus d’art 260 . » L’auteur anonyme est rejoint par l’abbé de Pons qui, dans ses nombreuses contributions au Nouveau Mercure galant, défend régulièrement Houdar de La Motte. En mars 1715, par exemple, il écrit que le membre de l’Académie française peut « sauver [le monde savant] d’insulte [parce que, chez La Motte,] la passion 191 1. Critique de l’Iliade 261 Ibid., mars 1715, p. 20. 262 Gacon, op. cit., p. 45, et ce reproche est cité dans Le Fèvre de Fontenay, op. cit., mai 1715, p. 78. 263 Ibid., p. 78-79. 264 Ibid., septembre 1715, p. 144. 265 Ibid., mars 1715, p. 32-33. ne s’empare jamais des droits du goût & de la raison 261 ». Deux mois plus tard, il défend La Motte contre les critiques de François Gacon, l’auteur du Homère vengé. Le Moderne ne partage pas les reproches de Gacon, qui caractérise La Motte de « petit-homme 262 », et souligne que, au contraire, Houdar de La Motte « n’est rien moins qu’un petit homme, il est de l’aveu de tout le monde litteraire un des premiers hommes de son siecle […] [qui a] sçû allier aux talens les plus éminents, la plus modeste opinion de luy-même 263 ». Et en septembre 1715, Jean-François de Pons précise à nouveau la raison pour laquelle l’auteur de l’Iliade moderne connaît un tel succès : « Chez luy [La Motte] la raison épurée/ Marche dans la route assurée 264 . » Force est donc de constater que les éloges d’Houdar de La Motte reposent sur deux qualités centrales pour les Modernes : ses bonnes mœurs et l’application de la méthode géométrique. Elles font de lui un personnage respectable et le placent parmi les grands hommes de lettres de son époque - idée approfondie davantage dans la dernière partie de ce sous-chapitre. Enfin, le troisième volet des défenses déployées par les Modernes est la mise en avant du rang prestigieux qu’Houdar de La Motte occupe au sein de son propre parti. Il est présenté comme un des penseurs et écrivains les plus importants de tous les temps. Ainsi, en mars 1715, le traducteur de l’Iliade est comparé à René Descartes par l’abbé de Pons qui, de cette façon, inscrit la Querelle d’Homère dans un long processus qui aboutira aux Lumières : Ne voyez vous pas, Monsieur dans l’histoire du long regne d’Aristote, l’image de celuy d’Homere ? La chûte de celuy-là ne vous fait elle pas pressentir la chûte prochaine de celui ci ? La cause de M. de la Motte n’est assurément pas moins victorieuse que celle de Descartes : le prejugé ne parle pas plus haut en faveur de l’un qu’il ne parla autrefois en faveur de l’autre 265 . Si cette comparaison frôle un mélange de genres ou, plus précisément, de disciplines universitaires - un problème qui sera élucidé dans la troisième grande partie de ce livre -, il souligne clairement le prestige dont bénéficie La Motte au début du XVIII e siècle : il est, du moins pour les Modernes, à l’instar de Descartes, un des pères fondateurs d’un nouveau monde basé sur la pensée critique et la mise en doute des certitudes traditionnelles. 192 Partie II - Dimension esthétique 266 Ibid., mai 1715, p. 189. 267 Ibid., p. 192. 268 Ibid. 269 Ibid., juillet 1715, p. 113. De plus, Houdar de La Motte semble constituer l’autorité par excellence aux yeux des contributeurs du Nouveau Mercure galant. Ainsi, le critique anonyme qui résume la Dissertation critique sur l’Iliade de Jean Terrasson - un helléniste, latiniste et professeur au Collège royal, mais, malgré cet arrière-plan de savant, un Moderne - met en question la pertinence de son ouvrage : « On trouvera peu de nouveaux chefs d’accusation qui soient échappez à M. de la Motte, premier dénonciateur 266 . » Et à en croire l’auteur du résumé, « la ressemblance qui se trouve entr’eux [les livres de La Motte et de Terrasson] 267 » a amené plusieurs lecteurs à penser que la Dissertation critique sur l’Iliade n’est qu’une simple copie des œuvres théoriques d’Houdar de La Motte. Mais, bien que le contributeur du Nouveau Mercure galant ne semble pas être de cet avis et qu’il explique que ces ressemblances viennent du fait que l’Iliade homérique est si fautive que tout lecteur critique y trouve les mêmes erreurs 268 , il est indéniable qu’il ne recommande pas le livre de Jean Terrasson aux lecteurs du périodique. Apparemment, il n’accorde que peu de crédibilité à un savant dont l’éducation et la formation rappellent plutôt un partisan des Anciens qu’un détracteur d’Homère. Ce petit texte du Nouveau Mercure galant de juillet 1715 révèle donc encore une fois les malheurs des érudits et les soupçons qui pèsent sur eux tout en soulignant la popularité de La Motte. Celle-ci est également renforcée par les critiques des ouvrages de Jean Boivin et d’Étienne Fourmont par Hardouin Le Fèvre de Fontenay : les analyses du responsable du Nouveau Mercure galant s’appuient exclusivement sur les œuvres d’Houdar de La Motte. Et sans élucider la question de savoir si cette approche est convaincante, il est pourtant essentiel de constater que, pour Le Fèvre de Fontenay, le traducteur de l’Iliade en douze chants reste le grand spécialiste de l’Iliade et de la Querelle d’Homère, au détriment de Fontenelle - qui, d’ailleurs, n’est cité expressément que par une lectrice anonyme dans le Nouveau Mercure galant de juillet 1715 269 - ou encore de Terrasson. Finalement, l’analyse des réactions à l’imitation-traduction et aux œuvres théoriques d’Houdar de La Motte montre bien le rôle central que le Nouveau Mercure galant attribue au Moderne : il est le personnage-clé de la Querelle d’Homère. Cette mise en avant n’est certainement pas fausse, mais elle est tout de même réductrice et rappelle la place marginale du périodique de Le Fèvre de Fontenay dans le paysage littéraire de son époque : le Nouveau Mercure galant 193 1. Critique de l’Iliade 270 Certes, la réconciliation entre Madame Dacier et Monsieur de La Motte n’a lieu qu’en 1716, mais la phase virulente de la Querelle d’Homère était la première moitié de l’an 1715, voir Hepp, op. cit., p. 708. 271 Boch, op. cit., p. 122. 272 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., août 1715, p. 80-144. 273 Nicolas Andry (dir.), Journal des sçavans, Paris, Veuve Cusson (1705-1714), Pierre Witte (1715-1722), 1665-1792, 1797, 16 décembre 1715, p. 662-668. 274 René-Joseph de Tournemine (dir.), Mémoires de Trévoux, Trévoux, Étienne Ganeau (avril 1702-décembre 1719), 1701-1767, mai 1716, tome II, p. 778-799. simplifie un débat très complexe et le rend accessible à des cercles plus vastes et moins érudits. Afin de conclure ce sous-chapitre, force est de constater - malgré la place accordée aux Anciens - que les Modernes dominent largement le périodique et que leurs contributions prolongent la Querelle d’Homère au-delà de l’été 1715 270 . Néanmoins, au niveau du contenu, ils ne proposent guère de nouveaux arguments concernant la critique du goût : selon eux, Homère, qu’ils connaissent grâce à la traduction de Dacier, ne respecte ni la bienséance, ni la vraisemblance. De plus, ils dénoncent son style peu agréable et lui préfèrent Houdar de La Motte qui sait, entre autres, appliquer la méthode géométrique. Mais si l’on fait abstraction du débat et des positions défendues, cette analyse des arguments pour ou contre les deux traductions de l’Iliade a également sou‐ ligné les points forts et les points faibles du Nouveau Mercure galant lui-même. Nous profitons de la fin de ce chapitre pour faire cette petite digression : tout d’abord, il faut mettre en avant la rapidité avec laquelle le responsable du Nouveau Mercure galant sort ses quatre comptes rendus de livres publiés par des Anciens et des Modernes : l’Apologie d’Homère et Bouclier d’Achille de Jean Boivin, l’Homère vengé de François Gacon, la Dissertation critique sur l’Iliade de Jean Terrasson ainsi que de l’Examen pacifique d’Étienne Fourmont. L’œuvre de Boivin, par exemple, sort fin avril 1715 271 et déjà en août 1715, Hardouin Le Fèvre de Fontenay peut proposer son « Chapitre d’érudition de la façon de l’Auteur, au sujet d’un Livre nouveau qui a pour titre : Apologie d’Homere, ou Bouclier d’Achille 272 ». Cela signifie que le directeur du Nouveau Mercure galant a écrit sa critique en un temps record de trois mois. Ainsi, son périodique est le premier à parler de la publication de Boivin : la critique du Journal des sҫavans paraît en décembre 1715 273 et celle des Mémoires de Trévoux en mai 1716 274 . De plus, il est le seul à évoquer l’Homère vengé dans son périodique - ni le Journal des sҫavans, ni les Mémoires de Trévoux n’en parlent - et le premier à annoncer la parution de la Dissertation critique de Terrasson qui a été publiée en juillet 1715 et dont Le Fèvre de Fontenay intègre un bref commentaire dans le Nouveau Mercure 194 Partie II - Dimension esthétique 275 Andry, op. cit., 2 décembre 1715, p. 625-637, il ne s’agit que de la première partie de la critique, et Tournemine, op. cit., mai 1716, tome II, p. 749-777. 276 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., supplément de décembre 1715. 277 Andry, op. cit., 9 mars 1716, p. 150-159. 278 Tournemine, op. cit., décembre 1715, tome III, p. 2414-2415. 279 Du Sauzet, op. cit., 17 août 1715, tome II, p. 105. 280 Ibid., 2 mars 1715, tome I, p. 75. 281 Ibid., 5 janvier 1715, tome I, p. 8. 282 Ibid., 21 décembre 1715, tome II, p. 392-392. 283 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., août 1715, p. 105. galant du même mois. Les lecteurs du Journal des sҫavans et des Mémoires de Trévoux ont dû attendre respectivement six mois ou une année entière avant de pouvoir apprendre la publication du livre de Terrasson 275 . Fin décembre 1715, le responsable du Nouveau Mercure galant réagit à nouveau avec une grande rapidité. Seulement quelques semaines après la parution de l’Examen pacifique, il parvient à publier un compte rendu en tant que supplément de son périodique 276 . Le Journal des sҫavans, en revanche, n’en parle que trois mois plus tard 277 et les Mémoires de Trévoux n’y consacrent pas de compte rendu, mais uniquement une petite notice 278 . Enfin, il ne faut pas oublier les Nouvelles littéraires qui, à l’instar du Nouveau Mercure galant, réagissent rapidement à la parution d’un nouveau livre, voire les annoncent même avant leur publication. Toutefois, il ne s’agit souvent que de simples notices de quelques lignes et non pas de véritables critiques. Ainsi, Henri Du Sauzet ressemble surtout à un chroniqueur qui évoque - nous citons toujours la première mention dans son périodique - le livre de Boivin en août 1715 279 , celui de Gacon en mars 1715 280 , c’est-à-dire même avant sa publication, celui de Terrasson dès le 5 janvier 1715 281 et celui Fourmont - comme Le Fèvre de Fontenay - en décembre 1715 282 . En revanche, nous constatons que la vitesse du Nouveau Mercure galant a un prix fort : la qualité. Prenons l’exemple du « Chapitre d’érudition de la façon de l’Auteur, au sujet d’un Livre nouveau qui a pour titre : Apologie d’Homere, ou Bouclier d’Achille ». Hardouin Le Fèvre de Fontenay se sert du Discours sur l’Iliade de La Motte pour juger l’œuvre de Boivin qui, lui-même, a réagi au livre critique de l’Académicien moderne. Après une petite introduction, le responsable du Nouveau Mercure galant tente de réfuter thèse par thèse les idées du professeur de grec au Collège royal en lui opposant explicitement les positions d’Houdar de La Motte : « Y pensez-vous serieusement M. B. lisez humblement la seconde partie des reflexions de M. de la M. il vous apostrophera ainsi 283 . » Un autre exemple se situe dans le passage consacré au héros de l’Iliade homérique. Après avoir établi une liste des reproches formulés par 195 1. Critique de l’Iliade 284 Ibid., p. 102. 285 Ioana Marasescu-Galleron, « Introduction », dans ead. (dir.), Les Divertissements de Sceaux, Paris, Classiques Garnier, 2011, p. 7-45. 286 Dumouchel, op. cit., p. 27. 287 Kulessa, « Querelle », op. cit., p. 127-129. l’Académicien moderne, Hardouin Le Fèvre de Fontenay déclare brièvement : « M. B. traite ces reproches de calomnie 284 . » Ainsi, il paraît évident qu’Hardouin le Fèvre de Fontenay n’introduit guère de nouveaux arguments dans les débats de la Querelle d’Homère. Au contraire, il suit presque aveuglément Houdar de La Motte. De plus, il est devenu clair que le Nouveau Mercure galant s’inspire d’une tra‐ dition littéraire à laquelle appartiennent également les Divertissements de Sceaux édités et analysés par Iona Marasescu-Galleron 285 . Tout comme les textes enjoués et badins des Divertissements, les contributions au Nouveau Mercure galant visent à dépasser des frontières - en l’occurrence, les limites géographiques et ainsi sociales des salons parisiens. Le périodique instruit ses lecteurs qui se situent partout en France sur les dernières évolutions, publications et tendances à Paris, le centre incontestable du champ littéraire naissant. En outre, le divertissement est une mission centrale du Nouveau Mercure galant. La Querelle d’Homère donne naissance non seulement à des comptes rendus de livres plus ou moins savants, tel que l’Apologie d’Homère et Bouclier d’Achille de Jean Boivin, mais également à des poèmes satyriques, des jeux question-réponse ou des lettres des lecteurs. Ainsi, le comique joue un rôle fédérateur d’une communauté d’esprit qui embrasse tout le royaume de France. La deuxième tradition qu’il faut évoquer ici est celle du périodique lui-même : Rotraud von Kulessa a souligné le rôle important du Mercure galant - c’est-à-dire du précurseur de la revue d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay - dans la Querelle de La Princesse de Clèves. Au début du XVIII e siècle, tout comme au début des années 1680, c’est le périodique qui fait vivre un débat, d’abord parisien, dans tout le pays et qui constitue ainsi un « forum 286 » d’échange et de discussion. Et d’une querelle à l’autre, ni l’orientation ni les moyens de la revue n’ont changé : le périodique reste fidèle aux Modernes et il propose toujours à ses lecteurs un mélange de contributions savantes et de jeux littéraires 287 . Sans aucun doute possible, le Nouveau Mercure galant peut donc être consi‐ déré comme un moyen de vulgarisation et de transfert des savoirs. À l’instar du Journal des sҫavans et des Mémoires de Trévoux, il ignore certains titres et ne couvre pas l’intégralité des publications savantes qui forment la Querelle d’Homère. Le Nouveau Mercure galant a, par exemple, omis de signaler la publication des Conjectures académiques ou Dissertations sur l’Iliade de François 196 Partie II - Dimension esthétique 288 La Motte, « Homère », op. cit., p. 167-168. 289 Ibid., p. 182. 290 Voir le chapitre précédent. d’Aubignac ou l’Homère en arbitrage de Claude Buffier. De plus, en 1716, Hardouin Le Fèvre de Fontenay ne s’intéresse plus à la Querelle d’Homère dont il n’évoque ni la fin en avril 1716, ni la dimension anglaise. Certains détails ne sont pas non plus mentionnés. Bien que les contributeurs du Nouveau Mercure galant s’inspirent largement d’Houdar de La Motte, ils ne discutent guère ses réflexions sur la nature du poème épique 288 ou sur la relation entre l’historiographie et la littérature 289 . Il serait cependant injuste et réducteur de s’arrêter après cette première étape de l’analyse de la dimension esthétique. Après avoir dressé de façon descriptive la liste des arguments révélant les qualités et les défauts des deux traductions en français de l’Iliade, il nous faudra élargir les recherches et prendre également en compte les textes de la querelle dans un sens plus général ; à savoir toutes les contributions au Nouveau Mercure galant d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay dans lesquelles des questions du bon goût sont discutées. Cette focalisation sur les concepts permettra d’ailleurs de mettre en relation les textes de querelle de premier ordre et de deuxième ordre, tout en essayant de passer au-delà du corps-à-corps parfois pénible et souvent mesquin décrit précédemment. 2. Deux conceptions de la belle littérature 2.1 Les Anciens Le Nouveau Mercure galant est considéré comme un périodique des Modernes. La dominance des contributeurs en faveur de la traduction-imitation d’Houdar de La Motte lors de la phase la plus virulente de la Querelle d’Homère en constitue la meilleure preuve 290 . De ce fait, il est d’autant plus surprenant d’observer que cette orientation n’est guère perceptible en 1714 : une grande partie des textes relatifs aux questions esthétiques, publiés dans le périodique, sont soit neutres, soit en faveur des Anciens. En 1716, paradoxalement, l’intérêt d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay pour les réflexions sur la belle littérature ne perdure pas. Après la deuxième apogée de la Querelle des Anciens et des Modernes, les questions esthétiques disparaissent presque complètement du périodique. Malgré l’intensité des débats entre 1714 et 1715, Hardouin Le Fèvre de Fontenay cherche en général à se présenter en tant que commentateur neutre. C’est la raison pour laquelle il écrit en septembre 1714 : 197 2. Deux conceptions de la belle littérature 291 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., septembre 1714, p. 250. 292 Ce poème a été publié de façon anonyme dans le Nouveau Mercure galant, il a été possible de l’associer à Jean-Antoine Du Cerceau grâce au recueil Poésies diverses du Père Du Cerceau, voir Jean-Antoine Du Cerceau, Poésies diverses du Père Du Cerceau, Amsterdam, Compagnie, 1749, p. 160-176. Plus surprenant que cette publication sous anonymat est le fait que le poème « De la Necessité de la Critique » paraît deux fois dans le périodique - en février 1714 et en juin 1714, voir ibid., février 1714, p. 49-94. On ne peut que spéculer sur la raison de cette republication quelques mois plus tard. Peut-être qu’Hardouin Le Fèvre de Fontenay manquait de textes pour remplir le périodique. Vu le manque d’expérience de Le Fèvre de Fontenay dans le domaine des belles-lettres, cela apparaît être une explication plus convaincante que l’adhésion de Le Fèvre de Fontenay à l’idéal esthétique défendu dans le texte. 293 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juin 1714, p. 168-169. 294 Ibid., juillet 1714, p. 118. 295 Adeline Wrona, « Écrire pour informer », dans Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Eve Thérenty, Allain Vaillant (dir.), La Civilisation du journal. Histoire culturelle et littéraire de la presse au XIX e siècle, Paris, Nouveau Monde éditions, 2012, p. 717-743, ici p. 721-722. Sҫavants contre Sҫavants, Lecteurs contre Lecteurs/ combattent à l’envy pour le choix des Autheurs. Et quoyque je ne sois nullement interessé dans leurs querelles, si par hazard j’annonce quelque chose pour ou contre les uns & les autres, on me rend garant de ce que je ne debite tout au plus, que comme de froides nouvelles 291 . Si la question de savoir qui sont les meilleurs écrivains semble centrale, les enjeux sont cependant plus grands que ce commentaire le laisse croire. En formulant cette remarque, Le Fèvre de Fontenay a probablement pensé à trois contributions parues dans les livraisons de juin, juillet et principalement août 1714 de son périodique et dans lesquelles les auteurs posent la question de savoir ce qu’est la bonne littérature. Néanmoins, et contrairement à la déclaration du responsable du Nouveau Mercure galant de considérer ces articles comme de « froides nouvelles », il accorde beaucoup d’importance à ce problème. En juin 1714, il écrit lui-même pour introduire le poème « De la Necessité de la Critique, ou le Grand Prevost du Parnasse » de Jean-Antoine Du Cerceau 292 : « Cependant, je prie ceux qui se meslent de faire des Vers de lire avec beaucoup d’attention la Piece de Poësie que je leur presente & de se souvenir dans leurs compositions, avec quel art, & à quel prix il est permis d’être Poëte 293 . » En quelque sorte, Le Fèvre de Fontenay demande à ses futurs contributeurs de se servir de ce texte comme d’un manuel de bonnes pratiques rédactionnelles. Un sujet qui lui tient apparemment à cœur car, en juillet 1714, il répète ce rappel à l’ordre : il ne publiera que des textes d’une certaine qualité dans son périodique 294 . Par la suite, il sera donc intéressant de voir dans quelle mesure les solutions proposées s’inspirent des positions des Anciens 295 . Afin d’élucider ce problème, 198 Partie II - Dimension esthétique 296 Cette partie de l’étude consacrée au Nouveau Mercure galant s’inspire donc des travaux de Christoph Oliver Mayer qui estime que la formation ainsi que la réformation du canon littéraire constituent la question centrale de la Querelle des Anciens et des Modernes. Mayer analyse notamment la Querelle du Cid, la Querelle d’Alceste et la Querelle du Siècle de Louis XIV. Pourtant, sa problématique touche aussi la Querelle d’Homère, voir Christoph Oliver Mayer, Institutionelle Mechanismen der Kanonbildung in der Académie française. Die Querelle des Anciens et des Modernes im Frankreich des 17. Jahrhunderts, Frankfurt am Main, Peter Lang, 2012. 297 C’est encore une fois grâce au recueil Poésies diverses du Père Du Cerceau que l’associa‐ tion de ce poème au jésuite a été possible, voir Du Cerceau, Poésies, op. cit., p. 152-160. 298 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juillet 1714, p. 137. Du Cerceau ne fait donc aucune différence entre les auteurs grecs et latins. Il se distingue, par conséquent, de René Rapin, Ancien comme lui, voir Litman, op. cit., p. 32-36. 299 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juillet 1714, p. 139-140. 300 Perrault, « Siècle », op. cit., p. 257. l’imitation, en tant que précepte littéraire, sera premièrement placée au centre de cette analyse. Ensuite, il nous faudra voir qui sont les auteurs dont on peut s’inspirer et ceux qui constituent de mauvais exemples 296 . Pour terminer, les réflexions autour du bon goût et du sublime seront présentées. 2.1.1 L’imitation Il faut premièrement se demander quelles sont les méthodes recommandées par les auteurs qui publient des textes dans le Nouveau Mercure galant. Un premier outil est l’imitation. Dans le numéro de juillet 1714, Jean-Antoine Du Cerceau, qui a également rédigé l’« Apologie D.P.D.C. par lui-même 297 » explique qu’il « ose imiter Virgile, Homere, Horace,/ Grecs & Romains 298 ». Or, il ne copie pas aveuglément les auteurs de l’Antiquité gréco-latine. Comme l’abeille qui en voltigeant sur la rose vermeille, [sait] […] [l]aisser l’épine, & du suc de la fleur Tirer pour nous un miel plein de douceur 299 , il ne porte aucune attention aux mauvais passages des textes anciens et ne choisit que leurs meilleurs éléments. Ainsi, à l’instar de Jean de La Fontaine et contrairement à Charles Perrault, Du Cerceau ne ploie pas les genoux 300 devant les auteurs gréco-latins et semble suivre le précepte de l’auteur de l’« Épitre à Huet » : Et, faute d’admirer les Grecs et les Romains, On s’égare en voulant tenir d’autres chemins. Quelques imitateurs, sot bétail, je l’avoue, Suivent en vrais moutons le pasteur de Mantoue : 199 2. Deux conceptions de la belle littérature 301 Jean de La Fontaine, « À Monseigneur l'éveque de Soissons », dans id., Œuvres complètes. 2. Œuvres diverses, édition établie par Pierre Clarac, Paris, Gallimard, 1958, p. 647-649, ici p. 647-648. 302 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juillet 1714, p. 136. 303 Jean-Antoine Du Cerceau ne s’explique pas davantage. Il paraît fort probable qu’il pense aux convictions religieuses de Marot qui fut accusé d’hérésie, mais aussi à son train de vie puisque le protégé de François I er fut un véritable homme à femmes. Du Cerceau n’est d’ailleurs pas le seul qui pense ainsi. Selon Alain Génetiot, Pierre Bayle partage son opinion, voir Alain Génetiot, « ‘L’élégant badinage’ : Marot, Voiture et La Fontaine », Le Fablier, 2016, n° 27, p. 39-46, ici p. 42. Dans son Dictionnaire historique et critique, Bayle loue également le génie poétique de Marot - « le meilleur poëte de son tems », voir Pierre Bayle, Dictionnaire historique et critique, Rotterdam, Reinier Leers, 1702, 3 volumes, tome II, p. 2068, et « [l]’incomparable la [sic] Fontaine, qui s’est (L) reconu son disciple, a contribué beaucoup à remettre en vogue les vers de cet ancien poëte », voir ibid., p. 2072. Il admet cependant aussi que celui-ci ne fut pas un homme sans vices. Par contre, cela ne gêne pas trop Bayle qui constate d’une manière bienveillante : « Il [Marot] suivoit en cela & l’esprit du tems, & celui des meilleurs poëtes de l’antiquité, & qui pis est, ses mœurs, & son train de vie ; car il étoit non seulement un poëte de Cour, mais aussi un homme qui amoit les femmes, & qui ne pouvoit renoncer aux plaisir des sens », voir ibid., p. 2072, nbp M. 304 Blaise Pascal, « Pensées », dans id., Œuvres complètes, édition établie par Michel Le Guern, Paris, Gallimard, 1998-2000, 2 volumes, tome II, p. 541-900, ici p. 784 (Série XXV, Pensée 583). J’en use d’autre sorte ; et, me laissant guider, Souvent à marcher seul j’ose me hasarder 301 . Tout en admettant que les écrivains antiques ne sont pas irréprochables, Jean-Antoine Du Cerceau choisit clairement son camp : il prend parti pour les Anciens. Le recours à l’abeille constitue dans ce contexte un indice clair. Rappelons-nous la lettre de la dame d’érudition antique publiée dans le Nouveau Mercure galant d’avril 1715 dans laquelle cette métaphore est également utilisée. Mais, dans l’« Apologie D.P.D.C. par lui-même », Du Cerceau définit encore davantage sa façon de procéder. Il avoue par exemple qu’il imite Clément Marot, un poète du XVI e siècle. Il n’empêche que, selon lui, Marot n’était pas sans faute et c’est la raison pour laquelle Jean-Antoine Du Cerceau précise qu’il « l’imite,/ dans son stile, oui, mais non dans sa conduite 302 ». À l’instar de Pierre Bayle, il sait donc faire la différence entre l’œuvre de Marot et sa biographie 303 . L’imitation n’est, par conséquent, pas une adoration aveugle, mais une actualisation critique par un tiers. Une pensée qui renvoie, par exemple, à Blaise Pascal qui, tout en empruntant beaucoup d’idées à Michel de Montaigne, affirme que « [c]e n’est pas dans Montaigne mais dans moi que je trouve tout ce que j’y vois 304 ». Un écrivain doit donc s’inspirer de bonnes œuvres existantes pour produire quelque chose de nouveau. L’aspect novateur semble primordial. Du Cerceau, l’auteur 200 Partie II - Dimension esthétique 305 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juillet 1714, p. 133-135. 306 Génetiot, Classicisme, op. cit., p. 246. 307 Voir le chapitre précédent. 308 La présence de Le Fèvre de Fontenay dans ce chapitre reste surprenante. Si les Modernes, par exemple Charles Perrault, considèrent les grands écrivains du XVII e siècle comme des modèles, le recours évident aux auteurs de la Rome antique, que Molière n’a pas su dépasser, place cette contribution dans le camp des Anciens ce qui souligne le fait que la frontière entre les deux camps opposants n’est pas absolue et qu’ils partent du même arrière-plan culturel. Pourtant, il est essentiel de ne pas oublier que Le Fèvre de Fontenay reste en faveur des Modernes. Si ce court texte et la contribution suivante s’inscrivent bien dans une argumentation développée dans le périodique, ils restent cependant une exception par rapport aux autres prises de position bien plus conséquentes de Le Fèvre de Fontenay, voir aussi Mayer, op. cit., p. 158. 309 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., octobre 1714, p. 251. 310 Ibid., p. 253-254. de l’« Apologie D.P.D.C. », refuse de simplement suivre des modes littéraires ce qui signifie en l’occurrence créer des odes : Depuis le temps la Mothe que ta plume Sҫut nous donner d’Odes un beau volume, Combien d’auteurs empietans sur tes droits, Au ton de l’Ode ont ajusté leur voix ? […] Et le Parnasse est d’Odes inondé 305 . L’imitation, telle qu’elle est définie dans cette livraison du Nouveau Mercure galant, s’inscrit parfaitement dans la tradition du classicisme du XVII e siècle. Tout en ayant recours à des modèles gréco-romains ou contemporains, la littérature est l’expression de la personnalité de l’écrivain 306 . Certes, la part accordée à la subjectivité n’a rien à voir avec le culte du génie du romantisme, mais cette vision issue d’un mélange fructueux entre la tradition et l’invention tranche avec l’idée d’une adoration aveugle des auteurs antiques, ce que les Modernes reprocheront aux Anciens quelques mois plus tard 307 . Si l’imitation est rarement aussi explicitement définie que dans l’« Apologie D.P.D.C. », elle est souvent défendue. Dans le Nouveau Mercure galant d’octobre 1714, Hardouin Le Fèvre de Fontenay 308 présente une courte critique d’une pièce de théâtre intitulée la Comédie des Captifs  309 et, dans la plus grande partie de cette contribution, il s’arrête sur le prologue dans lequel « Plaute se plaint de la licence avec laquelle les Modernes pillent dans les ouvrages des Anciens 310 ». Comme dans les Nouveaux dialogues des morts de Fontenelle, l’auteur inconnu de cette pièce de théâtre présente un poète antique afin de mettre en question une approche répandue du classicisme et particulièrement chère aux Anciens. Mais, dans la pièce 201 2. Deux conceptions de la belle littérature 311 Ibid., p. 254-255. 312 Ibid., p. 254. 313 Génetiot, Classicisme, op. cit., p. 242. Cette question fut étudiée davantage par Claude Bourqui. Il rappelle principalement que cette question n’intéresserait guère les con‐ temporains de Molière et qu’il faut attendre les années 1730 et les travaux de Luigi Riccoboni pour qu’un premier répertoire des sources moliéresques soit établi. Pourtant, Bourqui souligne également que les contemporains de l’auteur du Misanthrope savaient que Molière n’a pas tout inventé lui-même : « La recherche des sources de Molière a commencé très tôt par les accusations de plagiat des contemporains », voir Claude Bourqui, Les Sources de Molière. Répertoire critique des sources littéraires et dramatiques, Paris, SEDES, 1999, p. 18. 314 José Manuel Losada Goya, « Molière et la Comedia espagnole : le linceul de Pénélope. L'Exemple de Dom Juan », dans Christophe Couderc (dir.), Le Théâtre espagnol du Siècle d'or en France. De la traduction au transfert culturel, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2012, p. 17-25, ici p. 18-21. Cette question est compliquée et si Goya voit une influence de Cervantes sur Molière, Bourqui est plus prudent et ne considère pas Don Quichotte comme une source moliéresque : « Mais cette relation au roman de Cervantes [établie par C.E.J. Caldicott et défendu par Heinrich Bihler] ne dépasse pas le stade résumée et critiquée par le responsable du Nouveau Mercure galant, Plaute, un poète romain, est opposé à un partisan de l’imitation, Mercure, qui sait défendre le recours aux modèles antiques de façon convaincante. Mercure explique qu’il ne s’agit pas d’une reproduction banale de la pièce romaine, mais que l’auteur moderne s’est particulièrement inspiré de l’idée principale de la pièce latine et qu’il ne cherche pas à défigurer la matière de la comédie de Plaute 311 . En outre, le Mercure fictif rappelle à Plaute, aux spectateurs de la pièce et également aux lecteurs du périodique un autre cas d’imitation littéraire, grâce à Hardouin Le Fèvre de Fontenay. Il se réfère à Molière et à sa comédie Amphitryon. Selon Mercure, l’écrivain français s’est inspiré - avec succès - d’une pièce de l’auteur romain pour rédiger son nouvel Amphitryon et, à en croire Hardouin Le Fèvre de Fontenay, le Plaute fictif ne trouve aucun argument pour critiquer l’imitation de Molière ou désavouer sa pièce 312 . L’exemple de Molière est d’ailleurs fort instructif. Tout en étant très présent dans les pages du Nouveau Mercure galant, il est important de noter que les contributeurs du périodique sont très discrets sur une partie importante de son œuvre : les sources contemporaines, c’est-à-dire italiennes et espagnoles, de ses comédies sont largement ignorées. Comme Dominique Bouhours dans Les Entretiens d’Ariste et d’Eugène, les auteurs des textes publiés dans le périodique ferment les yeux sur la grande influence que la Commedia dell arte italienne a notamment exercée sur Molière 313 . Même aveuglement en ce qui concerne l’influence espagnole : aucun contributeur n’évoque, par exemple, que le Dom Juan de Molière fut influencé par le Don Quichotte de Miguel de Cervantes ou les œuvres de Tirso de Molina 314 . Cette lecture proto-nationaliste de l’œuvre de 202 Partie II - Dimension esthétique d’un lointain arrière-plan culturel et idéologique », voir Bourqui, op. cit., p. 401. Quant à Tirso de Molina, son ouvrage qui a influencé le plus le Dom Juan de Molière serait, selon Bourqui, Marta la piadosa, voir ibid., p. 374. 315 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., décembre 1714, p. 8. 316 Ibid. 317 Térence et Plaute sont certainement des auteurs en vogue. René Rapin, par exemple, les considère également comme des modèles dont un écrivain peut s’inspirer sans crainte. Néanmoins, dans le chapitre consacré aux comédies de ses Refléxions sur la poétique et sur les ouvrages des poètes anciens et modernes, il est plus spécifique et nuancé. Il décrit les points forts ainsi que les faiblesses des deux auteurs, voir Rapin, Réflexions [1684], op. cit., p. 577-579. 318 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., décembre 1714, p. 7-8. 319 Il faut noter pourtant que cet accueil positif accordé à Molière est un sujet complexe. Si, après la mort de Molière, Donneau de Visé, le fondateur du périodique, a publié un prodigieux éloge funèbre du comédien, il était très critique envers Molière pendant la Querelle de L’École des femmes, voir Vincent, op. cit., p. 27. Molière ne se trouve pas seulement dans le Nouveau Mercure galant d’octobre 1714, mais également dans le numéro de décembre 1714. Hardouin Le Fèvre de Fontenay y publie une épigramme d’un certain Godart. Molière y est l’égal de Plaute et de Térence, deux comédiens de la Rome antique : « Sous ce tombeau gissent Plaute & Terence,/ Et cependant le seul Moliere y git 315 . » Selon Godart, le théâtre français n’a pas perdu un seul auteur mais trois. Il écrit effectivement : « Ils sont partis 316 . » Le message est clair : D’un côté, tout comme les deux Romains, Molière fut le premier poète de son époque et, de l’autre, il a ressuscité, c’est-à-dire imité Plaute et Térence 317 . Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Le Fèvre de Fontenay a intégré cette épigramme dans son périodique. Il explique à ses lecteurs : « J’ai enfin été à la Comedie, & je n’ai pû voir ces farces, sans me souvenir de cette epigramme de Godart sur le tombeau de Moliere 318 . » En conséquence, il faut interpréter ce poème comme un rappel qui cherche à inciter les lecteurs du Nouveau Mercure galant à suivre de bons modèles littéraires. Cette mise en garde rejoint donc celle citée au début de ce chapitre et l’imitation redevient ainsi un outil recommandé pour lutter contre la médiocrité de la poésie française dénoncée dans le périodique. La solution en est l’imitation créative d’auteurs antiques et les contributeurs du périodique cherchent à établir un véritable catalogue d’écrivains recommandables tout en en condamnant d’autres. L’influence posi‐ tive que les auteurs des articles du Nouveau Mercure galant prêtent à Molière en est un parfait exemple 319 . Cependant, avant de prolonger les recherches qui vont dans ce sens, il faut prendre en considération une contribution qui échappe à cette règle et qui ne propose pas l’imitation d’un auteur, mais d’un genre. Dans le Nouveau 203 2. Deux conceptions de la belle littérature 320 Ce désamour semble réel si l’on se fie au Parallèle des Anciens et des Modernes de Charles Perrault. L’abbé y déclare : « Au commencement du siecle tout étoit plein de jeux d’esprit & dans les vers & dans la prose. C’étoit une abondance de pointes d’Antitheses, de Rebus, d’Anagrammes, d’Acrostiches, & de cent autres badineries pueriles, Il ne faut que lire les Juliettes, les Nerveses & les Descuteaux, où il y a mille choses qu’on ne pardonneroit pas aujourd’hui à des enfans », voir Perrault, Parallèle [1688-1697], op. cit., tome I, p. 55-56. 321 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., septembre 1714, p. 92-93. Définition légèrement différente de celle que présente Phérotée de La Croix : « L’Acrostiche est une maniere d’exprimer en Vers les qualitez de quelque Personne, en commenҫant chaque Vers par une letre de son nom, qui est couché à la marge suivant la distance que demande chaque ligne », voir Phérotée de La Croix, L’Art de la poésie franҫoise et latine. Avec une idée de la musique sous une nouvelle méthode, Lyon, Thomas Amaulry, 1694, p. 221. 322 Ibid., tables des titres et des matières, section VI. 323 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., septembre 1714, p. 92. 324 Ibid., p. 89-90. Mercure galant de septembre 1714, un poète anonyme publie « L’Acrostiche de Louis Le Grand, où le surnom de Grand se trouve dans chaque vers » - un panégyrique classique de Louis XIV, du moins quant au contenu. La forme, en revanche, est très travaillée et, apparemment, extraordinaire 320 puisque l’auteur du poème juge nécessaire de faire précéder sa contribution d’un « Discours sur l’Acrostiche ». Il y explique les caractéristiques de ce genre : « [L]a premiere lettre de chaque vers étant prise separément, pour être ensuite reunies toutes ensemble par une lecture à part, forme à dessein un ou plusieurs mots qui ont rapport au sujet, & fait le nom même de la personne ou de la chose dont on y parle 321 . » Selon l’auteur inconnu, l’acrostiche semble ainsi correspondre au mode de la littérature enjouée et badine de l’époque - il suffit de penser aux Divertissements de Sceaux, aux vers à compléter du Nouveau Mercure galant ou encore à L’Art de poésie dans lequel Phérotée de La Croix place l’acrostiche à côté des bouts-rimés, des madrigaux, des rondeaux, des sonnets et des odes 322 . L’auteur anonyme paraît convaincu de la beauté des acrostiches et, enthousiaste, il précise que « nous n’avons rien dans toute l’étenduë de la Poësie Franҫoise où ces jeux soient employez plus à propos 323 ». Mais ce n’est pas la seule raison pour laquelle il loue ce genre. Il met également en avant son origine grecque et cela semble la véritable raison d’être de son « Discours sur l’Acrostiche ». Le poète anonyme célèbre l’Antiquité grecque et il avance l’hypothèse selon laquelle toutes les beautés de la poésie contemporaine viendraient de ces poètes : « Les Grecs qui font encore aujourd’hui, comme ils ont été dans les siecles anciens, le modele de la politesse, & la regle du bel esprit, sont des premiers qui nous ont fourni les exemples de cette delicatesse 324 . » Cette ode à la Grèce antique surprend dans une revue proche du parti des Modernes, mais elle 204 Partie II - Dimension esthétique 325 Génetiot, Classicisme, op. cit., p. 241. Hormis Anne Dacier qui est une exception à cette règle, il convient de citer, par exemple, également Nicolas Boileau qui traduit le Traité du sublime attribué au grec Longin, voir Boileau, « Sublime », op. cit., p. 333-335, ou Jean Racine qui s’inspire de l’histoire et de la mythologie grecques - voir La Thébaïde, Andromaque, Iphigénie et Phèdre, Forestier, « Introduction », op. cit., tome I, p. XVII. 326 Génetiot, Classicisme, op. cit., p. 239. 327 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., septembre 1714, p. 91. 328 Génetiot, Classicisme, op. cit., p. 212-213, et Fumaroli, « Abeilles », op. cit., p. 152. 329 Rapin, Réflexions [1684], op. cit., p. 557. montre également qu’à une époque qui préfère généralement les auteurs latins, l’héritage grec séduit toujours 325 . Plus orthodoxe est, en revanche, le recours à la Bible - selon Alain Génetiot, « la première référence commune à tous 326 » dans une société très christianisée. L’auteur du « Discours sur l’Acrostiche » justifie ce genre poétique et toute la littérature enjouée en rappelant que la « majesté même de l’Ecriture sainte n’a pas méprisé ces jeux ; elle s’en est même servie d’ornemens de ses principales pieces 327 ». Force est donc de constater que le poète anonyme tente de réussir un véritable exercice d’équilibriste. D’un côté, il défend un genre qui correspond à certaines attentes du public mondain et proche des Modernes et, de l’autre, il se prononce pour l’Antiquité la plus éloignée de la France de Louis XIV, c’est-à-dire celle de la Grèce au détriment de la Rome d’Auguste et de Virgile. Un parti que défendent également certains partisans d’Homère en 1715 ou encore René Rapin qui fréquentait, comme Boileau ou Bouhours, l’académie Lamoignon, ce haut-lieu de l’humanisme érudit 328 . Dans ses Réflexions sur la Poétique d’Aristote de 1684, Rapin constate : « Mais ce n’est pas seulement dans la composition de la tragédie, que les Grecs ont surpassé les Romains ; c’est aussi dans la magnificence de leur théâtre. Ces peuples tout vaincus qu’ils ont été, ont eu de plus grandes pensées que leurs vainqueurs 329 . » Il n’empêche que, pour le moment, il est primordial de constater que les contri‐ buteurs du Nouveau Mercure galant louent l’imitation des modèles antiques et qu’ils n’hésitent pas à recommander certains écrivains à leurs contemporains. Nous avons déjà vu la haute opinion qu’ils ont de Molière et de Marot. Mais qui sont les autres auteurs ? 2.1.2 Les modèles Après avoir vu le prestige dont jouit l’imitation, il faut désormais se pencher sur la question de savoir quel exemple un bon auteur doit-il imiter et ce qu’il doit éviter. Il serait cependant réducteur de s’arrêter à un simple répertoire de 205 2. Deux conceptions de la belle littérature 330 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juin 1714, p. 169. 331 Ibid., p. 169-170. 332 Pascal Debailly, « Nicolas Boileau et la Querelle des Satires », Littératures classiques, 2009, n° 68, p. 131-144, ici p. 132. 333 Ibid., p. 131. noms d’auteur. Non, il paraît plus fructueux d’aller plus loin et de voir « avec quel art, & à quel prix il est permis d’être Poëte 330 », comme le promet Hardouin Le Fèvre de Fontenay dans le Nouveau Mercure galant de juin 1714. Nicolas Boileau Dans « De la Necessité de la Critique, ou le Grand Prevost du Parnasse », Jean-Antoine Du Cerceau essaie d’esquisser une réponse. Comme dans un parallèle, il oppose des exemples positifs et négatifs qui sont majoritairement issus du siècle de Louis XIV. Déjà dans la première strophe, il ne manque pas d’audace et choisit un cadre pour le moins polémique : On gronde contre la Satire, Et Cotin dit qu’on a raison ; Mais quoique Cotin puisse dire Dans l’étrange demangeaison Qu’en nostre Siecle on a d’écrire Il nous faut ce contre-poison 331 . Du Cerceau renoue avec la Querelle des Satires qui a opposé Nicolas Boileau - selon Pascal Debailly « le satirique français par excellence à côté de Mathurin Régnier 332 » - à de nombreux contemporains parmi lesquels on retrouve, par exemple, Charles Cotin, le poète cité dans la première strophe du poème. Au vu du début de ce poème, on peut donc soupçonner que Du Cerceau s’inspire de Boileau tout en gardant une distance critique et qu’il cherche à remplir la même mission que celui-ci dans ses satyres : faire « le tri entre ceux qu’il juge les bons et les mauvais poètes 333 ». Dans un premier temps, après avoir annoncé son projet, Du Cerceau critique dans une diatribe généralisée la surproduction littéraire de son temps et la corruption du goût qui y règne : Ecrire en Vers, écrire en Prose, Au temps passé, c’estoit un Art, Au temps present, c’est autre chose, Tant bien que mal a tout hazard, Rime qui veut, qui veut compose 206 Partie II - Dimension esthétique 334 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juin 1714, p. 170-175. 335 Debailly, op. cit., p. 133. Dans ses Réflexions sur la poétique et sur les ouvrages des poètes anciens et modernes, René Rapin refuse explicitement d’évoquer d’auteurs modernes. Il n’en fait ni de modèles positifs ni d’exemples négatifs, Rapin, Réflexions [1684], op. cit., p. 528. Dans la version de 1674, il se trouve encore un deuxième commentaire similaire qui manque pourtant dans l’édition de 1684 : « Je pourrais parler plus avantageusement de ceux qui écrivent [des Odes] à present : Si je ne m’estois imposé la loy de ne pas me mêler de juger de ceux qui vivent encore », voir id., Réflexions sur la poétique d'Aristote, Paris, Franҫois Mugnet, 1674, p. 240. Cette modification n’est pourtant pas innocente puisque Rapin termine désormais sa réflexion sur l’ode avec une critique de la plupart des auteurs qui ont écrit après Voiture et Sarrazin, voir id., Réflexions [1684], op. cit., p. 606-607. 336 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juin 1714, p. 177. 337 Ibid., p. 182. 338 Ibid., p. 185-186. Se dit habile, ou le suppose […] Est pour un tiers ou pour un quart Fournit le texte […] Et tout le monde en veut sa part. […] aujourd’huy tout est bon Et tout ouvrage se publie Ce qu’un homme a rêvé la nuit Ce qu’il a dit à sa servante 334 . Si cette première série de reproches dirigés à la fois contre les écrivains, les imprimeurs et les lecteurs est certainement violente, elle respecte néanmoins la vieille tradition de la satire qui ne dénonce que les vices et ne donne pas de noms d’écrivains vivants - un principe cher à Mathurin Régnier ou René Rapin, mais ignoré par Boileau 335 . Et, contrairement à son modèle, Du Cerceau n’est pas prêt à renoncer à cette extrême politesse : il se prend aux contes des fées sans en nommer des auteurs 336 et il compare les « Poëtes […] insolents/ […] miserables 337 » à la Pléiade : Comment Ronsard & sa Pleyade, Dont un temps la regne a duré, Nous […] avoient-ils défiguré [le bon goût] Dans leur grotesque mascarade ? Plus bigarré qu’un Arlequin, Affublé d’un vieux casaquin Fait à peu prés à la Franҫoise Mais d’étoffe antique & gauloise ; Sans goust, sans air, le tout enfin Brodé de grec & de latin 338 . 207 2. Deux conceptions de la belle littérature 339 Académie française, Dictionnaire [1694], op. cit., entrée « BRODER », tome I, p. 132. Ajoutons encore deux observations à cette explication lexicographique. Premièrement - probablement une simple, mais révélatrice coïncidence -, le verbe « broder » est utilisé de la même manière par Charles Perrault dans premier tome du Parallèle des Anciens et des Modernes. Le porte-parole de Perrault, l’abbé, y décrit d’une manière négative les livres des savants humanistes du premier XVII e siècle : « Quand on ouvre un livre de ce temps-là on a de la peine à juger s’il est Latin, Grec, ou Franҫois, & laquelle de ces trois langues est le fond de l’ouvrage, que l’on a brodé des deux autres », voir Perrault, Parallèle [1688-1697], op. cit., tome I, p. 56. Deuxièmement, il ne faut pas oublier que le mélange critiqué par Du Cerceau est, néanmoins, caractéristique au XVII e siècle, voir Bourqui, op. cit., p. 12, ou les explications de Patrick Dandrey qui montre les embellissements auxquels procède Corneille dans son Polyeucte, voir Patrick Dandrey, « Préface », dans Pierre Corneille, Polyeucte, édition établie par Patrick Dandrey, Paris, Gallimard, 1996, p. 7-30, ici p. 14-15. Par conséquent, Du Cerceau n’y critique pas une technique bien établie, mais sa mauvaise exécution. 340 Génetiot, Classicisme, op. cit., p. 313-314. 341 Autre élément qui soutient la thèse que Jean-Antoine Du Cerceau s’inspire de l’auteur de L’Art poétique. Boileau y a aussi célébré Malherbe et le présente comme le premier censeur de son temps, voir ibid., p. 342-343. 342 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juin 1714, p. 187. Comme aujourd’hui, le verbe « broder » possède, à l’époque, un double sens. Il peut signifier ou embellir ou grossir, voire même inventer 339 . Au vu du reste de ce passage, il paraît probable que le contributeur au Nouveau Mercure galant ait pensé à la deuxième signification du mot en rédigeant sa « Necessité de la critique » et qu’il ne considère pas la Pléiade comme un modèle digne d’être imité. Il reproche à ce groupe de poètes de mélanger sans nécessité évidente des époques différentes et de briser ainsi l’illusion mimétique défendue par les théoriciens de l’ère classique 340 . En revanche, Du Cerceau considère François de Malherbe comme un exemple positif qu’on peut suivre sans crainte 341 . Il décrit dans sa contribution qu’Apollon, qui incarne le Parnasse malmené et sali par les poètes de la Pléiade, fut sauvé par Malherbe : Enfin Malherbe en eut pitié, Et l’ayant pris en amitié Lui débarboüilla le visage Et le remit sur un bon pied 342 . Cette référence au réformateur de la langue française rejoint parfaitement l’image dominante de Malherbe aux XVII e et XVIII e siècles : Dominique Bou‐ 208 Partie II - Dimension esthétique 343 Dominique Bouhours, par exemple, préfère également Malherbe à Ronsard. Il est cependant moins catégorique que Du Cerceau. « Desportes, Du Perron, Malherbe, Coëffeteau réformèrent le langage de Ronsard, & d’Amyot, comme Ronsard & Amyot avaient réformé le langage qui les avaient précédés », voir Bouhours, op. cit., p. 159. 344 Boileau, « Poétique », op. cit., p. 160. 345 Même Jean-Antoine Du Cerceau parle de « mode […] unie », Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juin 1714, p. 191. 346 Ibid., p. 196-197. hours et Nicolas Boileau l’érigent également en modèle. Bouhours le considère comme un rénovateur 343 et Boileau écrit avec enthousiasme : Enfin Malherbe vint, et le premier en France Fit sentir dans les vers une juste cadence : D’un mot mis en sa place enseigna le pouvoir, Et reduisit la Muse aux regles du devoir. Par ce sage Ecrivain la Langue réparée N’offrit plus rien de rude à l’oreille épurée 344 . Ainsi, le recours à Malherbe reste un passage fréquent au début du XVIII e siècle et les Modernes ainsi que les Anciens le considèrent comme exemplaire. Sa présence dans le Nouveau Mercure galant peut donc être comprise à la fois comme un lieu commun et comme un hommage à un auteur dont l’œuvre incarne des idées - par exemple, la netteté ou l’unité 345 - auxquelles les deux partis accordent beaucoup d’importance. Toujours selon Du Cerceau, le retour à une bonne littérature dont Malherbe a été le garant, ne fut pas durable : On bannit la simplicité Sous Malherbe tant applaudie Pointes équivoques dans peu Et jeux de mots vinrent en jeu. On vit l’assemblage grotesque Du serieux & du burlesque Le Phœbus, le Galimatias Parurent avec assurance 346 . Selon le contributeur du Nouveau Mercure galant, les hommes de lettres sont ainsi retombés dans un mauvais style mélangeant tout, comparable à celui de la Pléiade. De plus, il leur reproche de ne pas être assez français. « Le Phœbus, le Galimatias » rappellent Les Entretiens d’Ariste et d’Eugène de Dominique 209 2. Deux conceptions de la belle littérature 347 Bouhours, op. cit., p. 120. Il est important de noter que « Phébus », ou « Phœbus », ne désigne pas Apollon, le dieu grec, mais qu’il faut penser au deuxième sens de ce mot qui se montre, par exemple, dans la collocation « parler Phœbus » qui veut dire « exprimer avec des termes trop figurez & trop recherchez », voir Académie française, Dictionnaire [1694], op. cit., entrée « PHEBUS », tome II, p. 229. 348 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juin 1714, p. 199. 349 Ibid., p. 200. 350 Debailly, op. cit., p. 131. 351 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juin 1714, p. 199. 352 Ibid., juillet 1714, p. 133-136. 353 Ibid., juin 1714 p. 199-203. 354 Ibid., p. 209. Bouhours. Le jésuite y écrit que « la plupart des Italiennes & des Espagnoles sont pleines de galimatias, & de Phébus 347 ». Face aux dérives de la littérature baroque, « ce Dieu plein de prudence [Apollon]/ Eut pris Boileau pour son Prevost 348 ». Jean-Antoine Du Cerceau ne se fait cependant pas d’illusion sur l’auteur de L’Art poétique. Il explique que « Boileau plus dur qu’un rocher/ N’eut pitié ni de luy ni d’elle 349 ». Cette description de la censure de Boileau rappelle les recherches de Pascal Debailly qui écrit que « [avec] une rare audace […], [Boileau] s’érige en moraliste brusque et péremptoire […] culbutant sans ménagement nombre d’écrivains 350 ». On pourrait quasiment croire que Du Cerceau veut condamner Boileau, mais il traite les adversaires du censeur encore plus durement : « Tous ces Messieurs de contrebande 351 » ce qui fait penser à son « Apologie D.P.D.C. par lui-même » que nous avons déjà analysée et dans laquelle Du Cerceau reproche à ses contemporains une surproduction d’odes banales et dépourvues de créativité 352 . Ces « Messieurs de contrebande » sont plus exactement Jean Chapelain, l’auteur de la Pucelle, Nicolas Pradon, qui a publié plusieurs tragédies, ainsi que le poète et librettiste Philippe Quinault 353 . Et bien que Du Cerceau considère que Nicolas Boileau était un juge rude et parfois trop sévère, il n’empêche qu’il regrette sa mort : Cette ombre [de Boileau] même, helas ! n’est plus Cependant dans cet interregne Tout degenere & deperit 354 . Et comme toujours dans son poème, le contributeur au Nouveau Mercure galant n’hésite pas à nommer les écrivains qui sont responsables de cette nouvelle dépravation : 210 Partie II - Dimension esthétique 355 Ibid., p. 210. 356 Nicolas Boileau, « Satire VII », dans id., Œuvres, op. cit., p. 39-40, ici p. 39. 357 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juin 1714, p. 213. 358 Hepp, op. cit., p. 77. 359 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juin 1714, p. 184. Les Cotins bravant les lardons […] On voit hardiment reparoître Les Pelletiers, & les Pradons 355 . Le pluriel suggère que Charles Cotin, Jean Le Pelletier et Nicolas Pradon sont devenus des incarnations de mauvais poètes qu’on ne doit pas imiter. En revanche, si leurs noms se retrouvent dans ce poème, ce n’est pas un hasard. Il y a de fortes chances que Du Cerceau se soit inspiré de la « Satire VII » de Boileau : Faut-il d’un froid Rimeur dépeindre la manie ? Mes vers comme un torrent, coulent sur le papier : Je rencontre à la fois Perrin et Pelletier, Bonnecorse, Pradon, Colletet, Titreville 356 . La dernière question posée par Jean-Antoine Du Cerceau reste cependant sans réponse. Le jésuite ne trouve pas de successeur pour Boileau. De façon ironique, il suggère Homère pour remplacer l’auteur de L’Art poétique, avant d’admettre : Il ne voudra jamais le faire […] Et comme le Roy des abeilles Il fut toûjours sans aiguillon 357 . Sans aucun doute une révérence au poète grec qui, en tant que premier poète, jouit toujours d’un grand prestige, bien que l’intérêt pour son œuvre reste minime au XVII e siècle 358 . En guise de conclusion de l’analyse « De la Necessité de la Critique », il faut retenir que Jean-Antoine Du Cerceau a présenté un texte ambigu. Sans proposer de nouveaux concepts et en s’inspirant largement des satires boiléviennes, le jésuite souligne le prestige de plusieurs auteurs - notamment Malherbe, Boileau et Homère, mais également Virgile et Horace 359 - et dénonce de nombreux auteurs souvent proches des Modernes, comme Chapelain. Toujours est-il que l’on doit se demander pourquoi Du Cerceau ne va pas jusqu’au bout de son imitation de Boileau. Il ne critique que des hommes de lettres trépassés. Manque 211 2. Deux conceptions de la belle littérature 360 Ibid., novembre 1714, p. 170-207 et table des matières. Nous ne donnons la référence exacte concernant cette autrice que lors de sa première apparition dans cette partie de notre livre. 361 Vincent, op. cit., p. 58. 362 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., novembre 1714, p. 179. Encore une fois, il est nécessaire de rappeler la porosité de la frontière entre Anciens et Modernes. Par sa critique de certains phénomènes culturels chers aux Modernes, comme des foires ou des opéras, ainsi que le rejet du verdict du public, Mademoiselle de ** se rapproche clairement du camp des Anciens. Par contre, comme il deviendra clair dans la suite, elle ne cite aucun auteur grec ou latin. Ainsi, elle semble se rapprocher de l’abbé du Parallèle des Anciens et des Modernes de Charles Perrault. Emmanuel Bury en décrit la position : « Ce qui demeure toutefois essentiel est que l’on ne remet pas en question la valeur morale et civilisatrice des arts et des lettres : on refuse simplement la culture antique […]. On rejette le modèle, mais on n’exclut pas la nécessité d’un modèle », Bury, Littérature, op. cit., p. 158. Néanmoins, nous ne savons pas pourquoi Mademoiselle de ** ne parle ni de l’Antiquité, ni de ses auteurs. Par conséquent, il se peut que, en connaissant les convictions de son amie, elle choisisse une autre stratégie qu’elle juge plus prometteuse. de courage ? Ou simple expression de la crise de la poésie française ? Plusieurs interprétations semblent possibles, mais, au vu des exemples de Régnier et de Rapin, peut-être s’agit-il d’un simple principe de prudence et de respect qui permet d’éviter des querelles. En revanche, il est devenu évident que Du Cerceau défend une certaine idée du classicisme tout en honorant les modèles gréco-romains. Pourtant, il y a toujours d’autres exemples qui sont à même d’inspirer les hommes de lettres et, dans la suite, nous les découvrirons. Au-delà de Boileau Tout comme Jean-Antoine Du Cerceau, d’autres contributeurs du Nouveau Mercure galant revendiquent un idéal poétique proche des Anciens. Dans ce chapitre, il était déjà question de plusieurs auteurs antiques, tels qu’Homère, Virgile, Horace, Plaute et Térence, mais également d’hommes de lettres français, comme Marot, Malherbe, Molière et principalement Boileau. Afin de compléter ce tour d’horizon et avant de formuler une définition du bon goût, il est primordial d’à nouveau aborder une « Lettre de Mademoiselle de ** à une Dame de ses amies, sur le goust d’apresent 360 » qui fut publiée dans le Nouveau Mercure galant de novembre 1714. Si, par son message, la lettre à son amie est proche des deux poèmes de Jean-Antoine Du Cerceau, principalement celle de juin 1714, sa forme se rapproche du format classique des contributions au Nouveau Mercure galant puisqu’elle souligne « la prééminence donnée au public féminin 361 ». Choquée par une pièce de théâtre qu’elle a vue à la Foire Saint-Laurent, Mademoiselle de ** fait l’éloge de Pierre Corneille, de Molière et de Jean Racine qu’elle considère comme de « grands hommes 362 ». Selon elle, leurs comédies et 212 Partie II - Dimension esthétique 363 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., novembre 1714, p. 180. 364 Ibid., p. 180-181. 365 Jean de La Bruyère, « Les Caractères ou les mœurs de ce siècle », dans id., Les Caractères, édition établie par Robert Garapon, Paris, Garnier, 1962, p. 57-487, ici p. 88. 366 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., novembre 1714, p. 173. 367 Chaline, op. cit., p. 712. 368 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., novembre 1714, p. 184-185. 369 Ibid., p. 187. 370 Ibid., p. 192. 371 Ibid., p. 194. tragédies - par exemple « un Cinna, un Misanthrope, une Andromaque 363 » - sont pleines de beautés intemporelles : Ne me dites pas que ces excellentes Pieces que je viens de citer ont beaucoup perdu de leur prix en vieillissant ; non Madame, il n’en est pas des Comedies & des Tragedies comme des femmes, le nombre des années ne produit pas le même effet sur celles là que sur celles cy, le tems respecte ces premieres beautez 364 . En mettant les trois auteurs au même niveau, la contributrice passe outre la fameuse opposition entre Corneille et Racine que La Bruyère résume si bien : « [C]elui-là [Corneille] peint les hommes comme ils devraient être ; celui-ci [Racine] les peint tels qu’ils sont 365 . » Le dilemme esthétique qui y est esquissé n’intéresse pas Mademoiselle de **. Elle confronte plutôt les hommes de lettres des premières décennies du règne personnel de Louis XIV à ceux de la fin de sa vie. Elle a une nette préférence : « [ J]e ne sҫaurais croire qu’il reste encore quelques traces de ce bon goust qui a tant illustré le Regne de Loüis le Grand 366 . » Ce verdict, en plus d’être incorrect puisque Louis XIV ne mourut qu’au 1 er septembre 1715 367 , est brutal, mais il ouvre également un chemin aux écrivains qui leur permettra de faire de bons ouvrages. Afin d’illustrer cette idée, elle cite le cas de Jean-Franҫois Regnard : « [D]e tous les successeurs de Moliere, Renard [sic] a esté sans contredit celuy dont les pièces ont été le plus suivies. Il auroit merité la gloire qu’il s’est acquise au Theatre, s’il s’en fut tenu à des pieces de caractere telle que son Joüeur 368 . » Malheureusement, selon Mademoiselle de **, Regnard n’a pas continué à imiter Molière, mais il n’a suivi que « le bruit des applaudissemens […] [qui] l’eût empêché d’écouter les conseils de ses amis 369 ». La contributrice défend également un autre écrivain contemporain de Regnard - Antoine de La Fosse, auteur de plusieurs tragédies. Selon elle, La Fosse est « un de ceux qui ont le plus approché de Corneille & de Racine 370 ». En conséquence, elle admire beaucoup ses œuvres - Polixène, Manlius Capitolinus, Thésée ainsi que Corésus et Callhiroé - et constate que c’est par manque de bon goût si le public ne veut plus regarder ses pièces sur scène 371 . Mademoiselle de 213 2. Deux conceptions de la belle littérature 372 Mademoiselle de ** a conscience que Lully est d’origine italienne et c’est pour cela qu’elle ajoute à la fin de sa lettre que Lully « avoit paraitement bien connu la necessité de renoncer au goût de sa Nation, pour s’accommoder au nostre » pour justifier les éloges qu’elle fait de lui, voir ibid., p. 202. Pourtant, il faut noter que Mademoiselle de ** n’est pas la première autrice à franciser Lully. Il est également le seul étranger que Perrault a intégré dans ses Les Hommes illustres qui ont paru en France pendant ce siècle, voir Mayer, op. cit., p. 227. 373 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., novembre 1714, p. 198. 374 Ibid., juin 1714, p. 204. 375 Ibid., novembre 1714, p. 199. 376 Ibid. 377 Ibid., p. 183. 378 Ibid., p. 189-190. ** approfondit encore cette problématique du bon goût, mais cela sera analysé plus tard. Pour le moment, il faut conclure que, tout comme Jean-Antoine Du Cerceau, la contributrice met en valeur le milieu du XVII e siècle comme étant l’apogée de la littérature française et qu’elle recommande les auteurs de cette époque aux jeunes écrivains. Néanmoins, la contributrice du Nouveau Mercure galant de novembre 1714 ne copie pas seulement Du Cerceau. Elle aborde également plus de domaines que lui. Elle s’en prend par exemple aux opéras de son époque. Selon elle, rien n’égale les œuvres de Jean-Baptiste Lully 372 et de Philippe Quinault : « Il est incontestable, que personne n’a mieux réüssi à ce genre de musique que Lully ; il n’est pas moins vray que Quinaut, dans ce genre de Poësie l’a emporté sur tous ceux qui ont travaillé après lui 373 . » Cette évaluation tranche avec le poème de Du Cerceau. Si celui-ci admet, dans son poème, la possibilité que le verdict du censeur Boileau à l’égard de Quinault était trop dur 374 , Mademoiselle de ** fait du collaborateur de Lully un véritable modèle de style. Elle précise : « Thesée & Atys sont les chefs-d’œuvres de Quinaut pour la regularité du Poëme, & pour l’exactitude de la versification, l’un & l’autre sont remplis de sentiments & de pensées 375 . » Elle célèbre encore le Bellérophon de Thomas Corneille 376 - un auteur des Modernes dont elle a pourtant critiqué le Baron d’Albikrac, une comédie 377 . De même, Mademoiselle de ** entame une critique de plusieurs auteurs - mais comme Du Cerceau, elle ne dénonce jamais un homme de lettres encore vivant et ses attaques ad hominem ne visent que des défunts. Elle évoque l’exemple de Pierre Corneille : on lui a donné « pour Juge des personnes qui depuis se sont crû fort honoré d’estre ses Confreres ; Sarasin luy a preferé Scudery, l’Abbé d’Aubignac l’a traité de Poëte du Pont-neuf 378 ». Ainsi, les ennemis de Corneille sont décrits d’un ton très négatif : ils ne critiquent pas l’auteur du Cid pour défendre un idéal esthétique, mais pour se faire un nom en attaquant un 214 Partie II - Dimension esthétique 379 Ibid., p. 190. 380 Ibid., p. 170-171. 381 Ibid., p. 184. 382 Ibid., p. 178. 383 Génetiot, Classicisme, op. cit., p. 232. écrivain célèbre. En outre, Mademoiselle de ** s’en prend - toujours comme Du Cerceau - à Nicolas Pradon qu’elle ne juge pas digne d’être considéré comme un concurrent sérieux de Racine : « [L]a Phedre de Pradon a fait chancelier la sienne [celle de Racine], il [Racine] en soupira en secret & la honte d’avoir esté durant quelques jours aux prises avec un tel adversaire, luy fit payer bien cher une victoire qu’il ne croyoit pas qu’on osâ luy disputer 379 . » Enfin, il ne faut pas oublier un dernier aspect de la lettre de Mademoiselle de ** qui lui donne toute son actualité. Bien que son autrice ne nomme aucun écrivain vivant dans sa contribution, elle attaque des institutions culturelles importantes de son époque. Dès le début de sa lettre, il est clair qu’elle n’aime pas les foires puisque la raison d’être de son texte constitue justement une visite décevante de la Foire Saint-Laurent : « [ J]e garday [du silence] la derniere fois que nous allâmes ensemble à la Foire de saint Laurent. J’avois, ce me semble, souffert avec assez de patience toutes les plaisanteries que vous aviez faites sur le serieux que j’affectois 380 . » Quant à la Foire Saint-Germain, Mademoiselle de ** formule une sentence également sévère : « Mais ne renfermons pas dans des bornes aussi étroites une matiere aussi vaste que celle cy, laissons là les momeries de la Foire Saint-Germain, & passons à des spectacles plus dignes de nostre attention 381 . » Une autre institution du théâtre français entre également dans sa ligne de mire - l’Hôtel de Bourgogne qui a hébergé la Comédie-Italienne avant sa fermeture en 1697 : « [I]ls [les auteurs] ont euë de s’accommoder au mauvais goût, en donnant des Comedies sur le modelle de celles qui avoient enrichi l’Hostel de Bourgogne 382 . » Mademoiselle de ** retire même le qualificatif français à l’Hôtel de Bourgogne puisqu’elle oppose explicitement le théâtre français aux foires qui - tout comme l’Hôtel de Bourgogne - sont influencées par les Italiens. L’opposition, que Mademoiselle de ** cherche à établir, rappelle le proto-nationalisme français agressif qui dévalorise tout ce qui est étranger, en l’occurrence l’italien, et qui est très présent dans le Nouveau Mercure galant d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay - du moins jusqu’au début de la Régence. Tout comme Jean-Antoine Du Cerceau, Mademoiselle de ** défend donc l’imitation en tant que procédure inhérente à tout processus créatif. Mais si le jésuite met indirectement l’accent sur la création artistique « comme […] [une] augmentation de substance 383 » dans le sens décrit par Dominique Bouhours 215 2. Deux conceptions de la belle littérature 384 Selon Bouhours, un écrivain ne doit pas copier aveuglément les auteurs grecs et latins, mais s’en inspirer et enrichir leur héritage : « Je veux bien qu’il imite les grands modèles de l’antiquité, pourvu qu’il tâche de les surpasser en les imitant : […] Je veux bien aussi qu’il se serve dans les rencontres des pensées des bons auteurs, pourvu qu’il y ajoute des beautés nouvelles », voir Bouhours, op. cit., p. 245. 385 Menant, op. cit., p. 6. dans Les Entretiens d’Ariste et d’Eugène  384 , la contributrice du périodique ne pense plus à un dépassement des modèles qu’elle loue. Elle n’a d’ailleurs pas recours à la métaphore très productive de l’abeille. Sans le dire explicitement, sa contribution semble trahir un peu l’époque de sa rédaction : c’est la fin morose du règne de Louis XIV, - une période que Sylvain Menant compare même à la chute légendaire d’Icare 385 . Or, si son pessimisme la distingue de Du Cerceau, leur vision de l’histoire de la littérature est la même - il s’agit d’une suite de hauts et de bas. L’idée d’un progrès infini leur semble étrange. La défense de l’imitation est donc un élément essentiel qui lie le Nouveau Mercure galant de cette première phase de la querelle à celui de la deuxième qui commence avec la critique des Causes de la corruption du goût d’Anne Dacier. Dans la Querelle d’Homère au sens le plus étroit du terme, les Anciens précisent que, à leurs yeux, Homère est le modèle à suivre. Il faut y évoquer la dame d’érudition antique et l’Ancienne fictive d’avril 1715. Or, toutes les deux radicalisent l’idée de l’imitation : contrairement à Jean-Antoine Du Cerceau qui doute de ses modèles, elles estiment qu’Homère est sans faute et que, de plus, ils font abstraction de l’Antiquité romaine dans leurs argumentations. Il ne fait aucun doute qu’en 1715, les Anciens sont sur la défensive et le ton est considérablement monté. Une idée, en revanche, est défendue de la même manière par les Anciens de 1714 et ceux de 1715 : le bon goût. 2.1.3 Parler de la belle littérature La dernière partie de ce sous-chapitre est divisée en deux sections : la première sera consacrée à la discussion des définitions du bon goût et la deuxième évoquera le sublime, l’idéal esthétique par excellence selon les Anciens les plus novateurs. Définir le bon goût Premièrement, il faut revenir à la Mademoiselle de ** parce qu’elle est la première contributrice du Nouveau Mercure galant à essayer de préciser ce qu’est le bon goût. Dans le numéro de novembre 1714, elle écrit : 216 Partie II - Dimension esthétique 386 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., novembre 1714, p. 173-174. 387 Philippe Sellier, « Introduction », dans Marie-Madeleine de Lafayette, La Princesse de Clèves, édition établie par Philippe Sellier, Paris, Le Livre de Poche, 1999, p. 7-36, ici p. 20. 388 Du Plaisir, « Sentiments sur les lettres », dans Esmein-Sarrazin, Poétiques, op. cit., p. 727-745, ici p. 737. 389 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., novembre 1714, p. 174. 390 Ibid., p. 175. Mais pour garder quelque ordre dans cette Dissertation, je vais d’abord en établir le fondement par la définition du bon goût. Je ne parle pas icy, Madame, de ce que l’on appelle goût de sentiment, il n’est pas moins difficile à définir que l’amour, & c’est à propos de cette espece de goût, qu’on dit en commun proverbe, qu’il n’en faut point disputer 386 . Tout en admettant l’existence d’un jugement subjectif, Mademoiselle de ** le limite au royaume d’Éros et ainsi, elle entame ses explications du bon goût en littérature par l’élimination du composant subjectif. En soulignant qu’on ne peut pas discuter de l’amour, elle implique qu’on ne peut ni le discerner ni l’expliquer. L’amour échappe donc à la raison. On peut se poser la question de savoir si Mademoiselle de **, en écrivant sa lettre, a pensé à la conception de l’amour comme un coup de foudre et donc irrationnelle décrite par Madame de Lafayette dans La Princesse de Clèves. Selon Philippe Sellier, « [r]ien ne peut expliquer que l’héroïne demeure étrangère à l’amour du prince de Clèves, dont l’intériorité et la délicatesse sont si proches de sa propre personnalité 387 ». Cette incompatibilité de l’amour et de la raison est également présente dans les réflexions de Du Plaisir sur les lettres tendres dont les lettres passionnées constituent une sous-catégorie : « On ne garde point de règle dans les Lettres passionnées ; la véhémence, l’inégalité, les doutes, les tumultes, tout y a place 388 . » Les parallèles sont évidents et même sans les développer davantage, on remarque que Mademoiselle de ** n’est pas une pionnière. Elle est également loin des idées de Jean Boivin qui ont été présentées dans le chapitre précédent, ou de Jean-Baptiste Du Bos, l’auteur des Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture, qui liera étroitement le sentiment et l’appréhension des beautés d’une œuvre en 1719. Mademoiselle de ** reste fidèle aux idées du siècle de Louis XIV : « Le bon goût est un parfait accord de l’esprit avec la raison 389 . » Et dans sa définition du beau, la contributrice du périodique insiste également sur l’importance du « sens commun 390 ». Ainsi, elle souligne que le jugement esthétique est un processus rationnel de discernement et le beau un rapport du jugement à l’objet étudié. Cette idée est largement admise au XVII e siècle. Jacques-Bénigne Bossuet, 217 2. Deux conceptions de la belle littérature 391 Jacques-Bénigne Bossuet, De la connaissance de Dieu et de soi-même, édition établie par Christiane Frémont, Paris, Fayard, 1990, p. 32. 392 Bouhours, op. cit., p. 239. 393 Becq, op. cit., p. 51. 394 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., novembre 1714, p. 204. 395 Ibid., p. 205. 396 Rapin, Réflexions [1684], op. cit., p. 366. par exemple, écrit dans son traité De la connaissance de Dieu et de soi-même : « [A]ppercevoir [sic] la beauté, et en juger, est un ouvrage de l’esprit […] juger de la beauté, c’est juger de l’ordre, de la proportion et de la justesse, choses que l’esprit seul peut appercevoir [sic] 391 . » Cette idée figure également dans Les Entretiens d’Artiste et d’Eugène de Dominique Bouhours. Le jésuite explique que la véritable beauté de l’esprit consiste dans un discernement juste & délicat […]. Ce discernement fait connaître les choses telles sont en elles-mêmes, sans qu’on demeure court, comme le peuple, qui s’arrête à la superficie : ni aussi sans qu’on aille trop loin, comme ces esprits raffinés, qui à force de subtiliser, s’évaporent en des imaginations vaines & chimériques 392 . Si la formule minimaliste de la contributrice du Nouveau Mercure galant résume bien l’idée générale de la critique du goût au siècle de Louis XIV, elle ne donne cependant pas de détails et beaucoup de questions posées par les philosophes et les théoriciens d’art ne sont même pas abordées. Principalement, le problème de l’existence d’un élément inconscient et inexplicable qui élargit la notion de « raison » n’est pas mentionné 393 . Il est impossible de savoir si Mademoiselle de ** était au courant de cette dimension, mais, au vu de son enthousiasme pour les œuvres de Corneille, Molière et Racine, cela paraît probable. En revanche, il est certain qu’elle est une fille de son siècle quand il est question de la mission de la littérature. En effet, elle se plaint des musiciens qui accompagnent les opéras et qui ne pensent qu’à « leur Musique 394 » : « [L’] interest se perd, l’oreille seule est satisfaite, ou plûtôt elle est étourdie tandis que l’esprit & le cœur ne trouvent rien pour eux 395 . » Pour Mademoiselle de **, il faut du fond pour plaire, la belle forme seule, aussi nécessaire qu’elle est, ne suffit pas à la belle littérature. Ainsi, elle est du même avis que le Père Rapin : Toutefois, la fin principale de la poésie est de profiter, non seulement en délassant l’esprit pour le rendre plus capable de ses fonctions ordinaires, et en charmant les chagrins de l’âme par son harmonie & par toutes les grâces de l’expression, mais bien davantage encore en purifiant les mœurs, par les instructions salutaires qu’elle fait profession de donner à l’homme 396 . 218 Partie II - Dimension esthétique 397 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., novembre 1714, p. 206-207. 398 Ibid., p. 206. 399 Ibid., p. 175. 400 Ibid., février 1715, p. 170-240. 401 Ibid., p. 194. Voir aussi Dacier, Aristophane, op. cit., p. 20. 402 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., novembre 1714, p. 173. Mademoiselle de ** propose même une recette pour améliorer les opéras qu’elle trouve médiocres : elle veut « y mettre quelques Cantates [et] […] y faire entrer du comique 397 ». À première vue, ces ajustements visent principalement à augmenter le plaisir des sens, mais le véritable but est d’en prolonger la durée de la pièce pour que la morale soit mieux comprise : « [O]n ne peut entrer de plein pied dans ces grands sentiments qui jettent le trouble dans l’ame des Spectateurs, il faut les preparer, les amener, & nous y conduire par degrez 398 . » Certes, cette remarque concerne avant tout les opéras, mais au vu de l’argumentation entamée dans sa lettre, il est possible de généraliser ses réflexions : le souci de plaire pour bien instruire domine les réflexions esthétiques de Mademoiselle de **. Et par conséquent, il n’est pas surprenant qu’elle n'ait pas apprécié la visite de la Foire Saint-Laurent avec son amie - des « Farces si depourvuës de sens commun 399 » peuvent à la limite plaire, mais elles n’instruisent pas. La contributrice anonyme de novembre 1714 n’est cependant pas la seule autrice proche des Anciens à définir le bon goût dans les pages du périodique. Les lecteurs du Nouveau Mercure galant apprennent également la version de Madame Dacier grâce à un Moderne qui critique Des causes de la corruption du goût en février 1715 400 . Ce Moderne, dont on ne connaît pas le nom, cite la préface du Plutus et les Nuées d’Aristophane. Comedies grecques traduites en François par Anne Dacier en 1684 : « Le goût est une harmonie, un accord de l’esprit & de la raison 401 . » Celle-ci correspond à l’explication donnée par Mademoiselle de **. Étant donné qu’être cultivé signifie pour Mademoiselle de ** lire les « meilleurs Auteurs tant anciens que modernes 402 », on peut effectivement supposer qu’elle a lu la traduction proposée par Madame Dacier. De même, rien n’est moins sûr car la définition rationnelle du bon goût était largement répandue au XVII e siècle. La suite se révèle être beaucoup plus intéressante. Le contributeur anonyme de février 1715 précise davantage le fonctionnement du jugement esthétique selon Dacier : [S]i l’harmonie exterieure se trouve d’accord avec cette harmonie interieure : l’imagi‐ nation reҫoit & approuve d’abord cet objet, qu’elle ne manque jamais de rejetter quand le contraire arrive. Car comme l’harmonie ou l’accord est la cause de l’amour que l’on 219 2. Deux conceptions de la belle littérature 403 Ibid., février 1715, p. 194-195. 404 Ibid., p. 196. 405 Ibid., p. 195. 406 Ibid. 407 Bossuet, Connaissance, op. cit., p. 34. 408 Annie Becq et Béatrice Guion soulignent toutes les deux la complexité de la pensée de Nicole qui définit « le beau à la fois par rapport à une entité idéale, l’idée de la vraie beauté, et par rapport à la nature humaine », voir Béatrice Guion, « Introduction », dans Pierre Nicole, La Vraie Beauté et son fantôme, et autres textes d'esthétique, édition établie par Béatrice Guion, Paris, Honoré Champion, 1996, p. 9-49, ici p. 44. Ainsi, tout n’en pensant pas à la subjectivité du jugement humain puisqu’il se réfère à un a pour certains objets, par la raison des contraires ; la dissonance est certainement la cause de la haine 403 . Cette citation rappelle de nouveau Jacques-Bénigne Bossuet. En opposant « l’harmonie exterieure » et « l’harmonie interieure », Anne Dacier suggère, tout comme l’aigle de Meaux, que le bel objet doit déjà être beau lui-même pour qu’on puisse le considérer comme tel. Il existe donc un prérequis à tout jugement esthétique. Seulement si cette condition est remplie, le récepteur, c’est-à-dire le lecteur d’un livre ou le spectateur d’une pièce de théâtre, peut juger l’objet et constater qu’il est beau. Or, d’après Madame Dacier, il est primordial que le récepteur ait une idée saine de l’art et de la culture pour qu’il reconnaisse la vraie beauté : « [Q]uand la dissonance vient de nôtre esprit qui juge, alors les meilleures choses nous paroissent mauvaises 404 . » En outre, il ne faut pas omettre le fait qu’Anne Dacier parle d’« imagina‐ tion 405 », mais il paraît improbable qu’elle pense à une imagination créatrice, proche du génie romantique, car son imagination « approuve 406 », c’est-à-dire qu’elle prend une décision rationnelle. Ce problème lexical rappelle un autre passage du traité De la connaissance de Dieu et de soi-même de Bossuet : Les beaux tons, les beaux chants, les belles cadences ont la même proportion avec nôtre oreille. En appercevoir [sic] la justesse aussi promptement que l’on touche l’ouïe, c’est ce qu’on appelle avoir l’oreille bonne, quoique pour parler exactement, il fallût attribuer ce jugement à l’esprit 407 . Afin de conclure, force est de constater que la définition du bon goût intégrée dans le Nouveau Mercure galant de février 1715 est plus conséquente que celle de novembre 1714. Toutes les explications reprennent cependant des idées largement répandues au XVII e siècle. Néanmoins, elle reste incomplète. Les lecteurs du périodique n’apprennent par exemple rien sur la nature de cette harmonie que Pierre Nicole développe davantage dans son Dissertation sur la beauté véritable et son fantôme  408 . De plus, il est intéressant de constater que 220 Partie II - Dimension esthétique homme universel, c’est-à-dire un idéal transcendant, Nicole « laisse […] entrevoir la direction dans laquelle va s’engager l’esthétique au XVIII e siècle », voir ibid., p. 44. Dans ce contexte, il faut aussi évoquer les travaux fondamentaux d’Annie Becq qui oppose les théories de Nicole, par exemple, à celle de Bossuet, voir Becq, op. cit., p. 53-54 et p. 101. 409 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., février 1715, p. 197-199. 410 Cette idée renvoie à Annie Becq qui considère la doctrine classique comme un compromis réconciliant des contradictions inhérentes, voir Becq, op. cit., p. 188. 411 Litman, op. cit., p. 13. 412 Hepp, op. cit., p. 750-751. 413 Becq, op. cit., p. 105. l’auteur anonyme de la critique des Causes de la corruption du goût ne met pas en question la définition du bon goût d’Anne Dacier. Il essaie de polémiquer un peu en comparant la femme savante avec Aristote 409 , mais il ne revient jamais sur sa conception du bon goût. Si l’on s’intéresse à ces questions-là, il est pourtant difficile de se passer d’une notion-clé : le sublime vers lequel nous nous tournerons dans la suite. Le sublime Face aux attaques avec lesquelles les Modernes cherchent à rompre l’équilibre de l’esthétique classique 410 en faveur du discernement rationnel, les Anciens développent de nouveaux arguments qui s’appuient sur le côté négligé de l’esthétique classique : ils accentuent la dimension irrationnelle admise par la doctrine classique, à savoir le je ne sais quoi ou le sublime. Dans cette étude, il a déjà été démontré que Jean Boivin et d’autres Anciens ont introduit l’idée d’un relativisme historique dans le Nouveau Mercure galant en 1715. L’idée n’est pourtant pas inventée pendant la Querelle d’Homère. Théodore A. Litman rappelle qu’elle apparaît au milieu du XVII e siècle et qu’elle commence à s’implanter grâce au Traité du Sublime traduit par Nicolas Boileau 411 . Dans cette analyse du périodique d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay, il n’est cependant pas question de revenir sur toute l’histoire du sublime. Il faut seulement se rappeler quelques notions-clés avant d’approfondir l’étude du sublime dans le Nouveau Mercure galant. Il est néanmoins illusoire d’attendre une définition parfaite. Noémi Hepp : « Il faut noter que les Anciens […] n’ont pas trouvé les moyens d’expression qu’il leur aurait fallu pour s’opposer efficacement à leurs adversaires. […] [Ils sont venus] trop tôt pour être entendus par ‘une génération vouée au règne de la raison 412 . » Annie Becq souligne également l’instabilité de cette notion et parle d’un « caractère indéfinissable d’[un] objet indéfiniment poursuivi 413 ». Selon Becq, le sublime a permis aux contemporains d’Hardouin Le 221 2. Deux conceptions de la belle littérature 414 Ibid. 415 Boileau, « Sublime », op. cit., p. 340. À l’instar de l’imitation, la notion « naturel » est également bien connue au siècle de Louis XIV. Alain Génetiot résume bien l’histoire de ce concept : « [L]e siècle de la Contre-Réforme réaffirme contre les libertins la source divine de toute beauté et de toute vérité, dont il garde la nostalgie, celle de la simplicité d’une nature pure », voir Génetiot, Classicisme, op. cit., p. 382. Nous pouvons y voir l’héritage de l’académie de Lamoignon : « Elle [la définition de la beauté de Claude Fleury] condamnait les ornements factices, les vaines élégances de la poésie moderne. Le poème doit être un, simple et pur. Car disait l’abbé Fleury, ‘ce qui est simple et pur est toujours plus beau que ce qui a de la composition et du mélange’ », Antoine Adam, « Introduction », dans Boileau, Œuvres, op. cit., p. IX-XXVII, ici p. XVI-XVII. 416 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 88. 417 Ibid., p. 168. 418 Ibid., juin 1714, p. 190. 419 Ibid. 420 Ibid., p. 196-197. Fèvre de Fontenay de « sentir la beauté comme valeur 414 » et non comme qualité inhérente d’un objet. Elle creuse cette idée en opposant les réflexions théoriques de Jacques-Bénigne Bossuet et de Dominique Bouhours. Or, de tels débats n’ont pas eu lieu dans le Nouveau Mercure galant. Ce qui est le plus intéressant dans cette étude, c’est le lien entre, d’un côté, le sublime et, de l’autre, « [le] simple et [le] naturel 415 ». Et même si ce concept esthétique n’aboutit pas encore à une nouvelle définition du bon goût, il permet malgré tout aux Anciens du Nouveau Mercure galant de développer une version de la belle littérature qui se distingue de celle des Modernes qui ramènent tout au goût de leur siècle. Ce potentiel du sublime a déjà été souligné dans la livraison d’avril 1715. La dame d’érudition antique et l’Ancienne fictive de la « Lettre curieuse & tres-amusante » louent, par exemple, la « noble simplicité d’Homère 416 » et sa « simple nature 417 ». Avant les prises de position de ces deux Anciennes, Jean-Antoine Du Cerceau défend également cet avis et il constate que la belle littérature doit être à la fois naturelle et simple. Dans « De la Necessité de la Critique, ou le Grand Prevost du Parnasse » de juin 1714, il annonce que « [l]e bon goût & la politesse/ Brilloient dans la simplicité 418 » et, quelques vers plus tard, il ajoute qu’un style naturel est l’élément le plus important, à savoir ce qui permet le plus d’embellir un texte : « On emprunte de la nature/ Ses plus suberbes ornemens 419 . » En outre, il associe la simplicité à Malherbe, un auteur qu’il appelle à imiter 420 . Par conséquent, Jean-Antoine Du Cerceau reproche aux auteurs, qu’il ne considère pas comme de bons modèles, de surcharger leurs œuvres au détriment du naturel : 222 Partie II - Dimension esthétique 421 Ibid., p. 193-194. 422 Bouhours, op. cit., p. 238-239. 423 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juin 1714, p. 193. 424 Ibid., juillet 1714, p. 130. Mais à charger trop le tableau, On vient à gâter la peinture Et voulant le portrait trop beau On fait grimacer la figure […] Nous voulons par tout de l’esprit, Du brillant de l’enluminure. C’est un abus, ne forҫons rien, Laissons travailler la nature 421 . Dans ce passage riche d’allusions et de références, il faut d’abord noter que Du Cerceau critique une certaine forme de « l’esprit ». Auparavant, il était, par exemple, déjà question de « la véritable beauté de l’esprit » selon Dominique Bouhours. Or, ce n’est pas cet esprit qui représente une valeur positive que Jean-Antoine Du Cerceau critique dans le passage en question. Il pense plutôt à une forme négative de l’esprit dont parle aussi Bouhours dans Les Entretiens d’Ariste et d’Eugène : C’est un caractère fort ridicule, que celui de bel esprit, dit Eugène ; & je ne sais si je n’aimerais point mieux être un peu bête, que de passer pour ce qu’on appelle communément un bel esprit. Toutes les personnes raisonnables sont de votre goût, reprit Ariste. Le bel esprit est si fort décrié depuis la profanation qu’on en a faite en le rendant trop commun, que les plus spirituels s’en défendent, & s’en cachent comme d’un crime 422 . Ces réflexions ne concernent pas seulement la littérature, mais également les beaux-arts. Ce n’est pas un hasard que Jean-Antoine Du Cerceau évoque « le tableau […] [et] la peinture 423 » dans son poème. Dans l’« Apologie D.P.D.C. par lui-même », sa deuxième contribution au Nouveau Mercure galant, il confirme ce lien : Sans m’égarer dans des routes sublimes, De ce vernis je colore mes rimes, Et de ce simple & naïf coloris Mes petits vers ont tiré tout leur prix 424 . 223 2. Deux conceptions de la belle littérature 425 Fumaroli, « Abeilles », op. cit., p. 199. 426 Roger de Piles, Dialogue sur le coloris, Paris, Nicolas Langlois, 1673, p. 50-51. 427 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juillet 1714, p. 118. 428 Ibid., p. 132. 429 Ibid., p. 143. 430 Ibid., avril 1715, p. 75. À première vue, ce mélange de deux disciplines peut surprendre, mais c’est en réalité le même combat. Marc Fumaroli : « Ainsi dans le système du monde des Académies royales, la Querelle française des Anciens et des Modernes s’est trouvée à la fin du XVII e siècle pratiquement institutionnalisée. […] L’Académie de peinture et sculpture réfléchit à sa manière la Querelle 425 . » Annie Becq non plus n’hésite pas à également intégrer les réflexions des peintres et des théoriciens de l’art dans sa Genèse de l’esthétique française moderne. Elle rapproche le dessin et ses règles en général de la méthode géométrique des Modernes et, pour en revenir aux vers de Du Cerceau, elle rappelle que Roger de Piles associe le coloris au je ne sais quoi. Dans son Dialogue sur le coloris, celui-ci constate : « [L]e coloris n’a point encore de regles bien connuës, & que l’experience qu’on y fait, estant quasi toûjours differente, à cause des differens sujets que l’on traite, n’a pû encore en établir de bien precises 426 . » Cette citation trahit tout le dilemme des Anciens : bien qu’ils ne se soumettent pas au cartésianisme triomphant, ils peinent à imposer leurs idées théoriques. L’« Apologie D.P.D.C. par lui-même » célèbre également la simplicité d’une façon moins explicite. Jean-Antoine Du Cerceau inscrit son poème dans le monde agricole - incarnation parfaite de la simplicité pure. Au début de son poème, il compare sa manière de composer des vers à un moulin : « Qui fit des vers, des vers encor fera ; / C’est le moulin qui moulut & moudra 427 . » Ensuite, au milieu de sa contribution, il compare les Modernes à des moutons qui copient leurs modèles sans innover 428 et enfin, il fait de nouveau un parallèle entre la nature et sa poésie : « Je fais des vers quand d’autres ne font rien./ Changeant de grain la terre se repose 429 . » Si on ajoute encore à cela la métaphore de l’abeille, qui symbolise son idée de l’imitation-émulation des bons modèles, il paraît évident que le recours fréquent à ce champ lexical n’est pas un hasard. Dans une société encore essentiellement rurale, ces images parlent aux lecteurs et elles expriment à la fois une opposition au monde galant et raffiné des salons qui constitue cependant l’horizon des Modernes. Souvenons-nous du reproche formulé par la dame d’érudition antique à l’encontre de La Motte : dans sa « Lettre à un Académicien Franҫois moderne », elle constate que celui-ci a « le Caffé pour Cabinet & pour Parnasse 430 ». Jean-Antoine Du Cerceau exprime 224 Partie II - Dimension esthétique 431 L’identification d’une société parfaite, donc idéalisée, au monde agricole - incarnation de la simplicité - connaît une grande tradition, voir Virgile et ses Bucoliques. Il faut penser également au 7 e Livre des Aventures de Télémaque, voir François Salignac de La Mothe Fénelon, Les Aventures de Télémaque, édition établie par Jeanne-Lydie Goré, Paris, Garnier, 2009, livre VII, p. 262-271, ou encore à la lettre XII des Lettres persanes, voir Montesquieu, op. cit., lettre XII, p. 165-168. la même critique autrement tout en s’inscrivant dans une tradition littéraire française qui va, au moins, des Aventures de Télémaque de Fénelon aux Lettres persanes de Montesquieu 431 . Le titre de ce sous-chapitre a beaucoup promis, peut-être trop, puisque les contributeurs au Nouveau Mercure galant ne développent pas une histoire du sublime ou n’en proposent pas non plus une définition détaillée. Pourtant, Jean-Antoine Du Cerceau évoque explicitement le sublime et défend régulière‐ ment que la belle littérature est naturelle, simple - il se sert, par exemple, du monde agricole pour illustrer ses propos - et colorée. Ainsi crée-t-il également un lien avec la peinture et les idées de Roger de Piles. Afin de conclure ce chapitre consacré aux conceptions de la belle littérature des Anciens, il faut encore élucider quelques points importants qui résultent de nos études. Les parallèles entre la Querelle d’Homère au sens le plus strict du terme et au sens plus large sont moins prononcés qu’attendus. Certes, les Anciens louent avant et après février 1715 la simplicité et une littérature naturelle tout en défendant la langue et la culture françaises. Cependant, quelques idées manquent et la perspective n’est pas la même. Ni Jean-Antoine Du Cerceau, ni Mademoiselle de ** - pour ne citer que les deux Anciens les plus productifs en 1714 - n’accordent de l’importance au relativisme historique ou à la subjectivité : des idées introduites dans le périodique en 1715 grâce au résumé critique de l’Apologie d’Homère et Bouclier d’Achille de Jean Boivin. La défense acharnée d’Homère, que tente par exemple la dame d’érudition antique dans le Nouveau Mercure galant d’avril 1715, fait également défaut dans les livraisons de l’année précédente. La deuxième phase de la Querelle des Anciens et des Modernes semble donc constituer une vraie césure, du moins en ce qui concerne les idées des Anciens défendues dans le Nouveau Mercure galant. Avant la publication des Causes de la corruption du goût d’Anne Dacier, les contributions des Anciens semblent principalement prolonger le classicisme. Ils développent les mêmes idées que les penseurs du XVII e siècle. Il faut avant tout penser au concept de l’imitation. Comme la majorité des contemporains de Molière, de Racine ou de Corneille, ils citent en général les auteurs romains au détriment des écrivains 225 2. Deux conceptions de la belle littérature 432 Hepp, op. cit., p. 749. Cette affirmation de Noémi Hepp est mise en question par d’autres chercheurs, tels que Joan Dejean, qui estime que le bilan de la Querelle d’Homère est plus équilibré et que les Anciens ont réussi à imposer certains concepts à moyen et à long terme, Dejean, Culture Wars, op. cit., p. xi. 433 Norman, Shock, op. cit., p. 211-212. 434 Hepp, op. cit., p. 751 grecs ; et Homère n’est guère mentionné. Il était moins considéré comme un modèle et plus comme un point de départ. Dans le Nouveau Mercure galant de juin 1714, Jean-Antoine Du Cerceau, par exemple, le considère bien comme le premier poète, mais il ne demande pas de l’imiter. En 1714, les Anciens lui préfèrent clairement Plaute, Horace ou Térence. Par la même occasion, ils évitent un certain aveuglement que les Modernes leur reprocheront massivement en 1715. Contrairement à la dame d’érudition antique et l’Ancienne fictive de la « Lettre curieuse & tres-amusante » d’avril 1715, ils sont effectivement prêts à reconnaître que leurs modèles ne sont pas parfaits. En outre, les contributeurs neutres ou proches des Anciens font preuve d’une véritable culture littéraire. Ils confrontent non seulement les auteurs récemment décédés aux grands auteurs du XVII e siècle, mais ils sont également familiers avec les grands débats de ce temps-là. Il est facile de rattacher leurs textes aux œuvres de Dominique Bouhours, de Nicolas Boileau ou même à la Querelle des Satires. Il semblerait qu’ils aient encore confiance en eux en 1714 et ils se servent aussi bien des modèles de l’Antiquité que de ceux de leurs compatriotes du XVII e siècle pour critiquer les productions littéraires contemporaines. Ainsi, ce résumé comparatif qui étudie les différentes contributions des Anciens souligne plusieurs points. Premièrement, le recul progressif du parti d’Anne Dacier, qui est écarté peu à peu du Nouveau Mercure galant en 1715 et 1716, renvoie à la formulation de Noémi Hepp qui soutient le fait que la Querelle d’Homère a eu un « caractère triomphal pour les Modernes 432 ». Les concepts esthétiques novateurs qui vont reprendre les idées des Anciens et, à en croire Larry F. Norman, vaincre les Modernes 433 , ne sont pas encore prêts et les partisans d’Homère peinent encore à les formuler. Ils n’ont donc rien à opposer au parti d’Houdar de La Motte : « En tout cela, les Anciens de 1715 sont dans une situation comparable à celle de leurs prédécesseurs du temps de Perrault et de Fontenelle 434 . » Or, pour rendre justice aux Anciens, il faut également comprendre que, si cette victoire des Modernes paraît si écrasante dans les pages du Nouveau Mercure galant, c’est également dû au groupe cible du périodique que forme la société mondaine. Certes, cela n’est pas la seule explication à l’évincement des Anciens, mais le caractère moderne du périodique a sans aucun doute possible amplifié 226 Partie II - Dimension esthétique 435 Dumouchel, op. cit., p. 27. le triomphe absolu des Modernes. Les rappels constants d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay qui tenait à présenter son périodique comme impartial et neutre n’y ont rien changé. Ce triomphe du parti géométrique illustre, en même temps, les limites de la revue et de son responsable, Hardouin Le Fèvre de Fontenay. Il suit simplement les débats de son temps et en reproduit les principales idées. Il ne les remet pas en question. Le Nouveau Mercure galant se distingue ainsi d’autres journaux de son époque qui sont plus critiques, comme par exemple The Spectator de Joseph Addison et Richard Steele. En conséquence, il faut désormais s’intéresser aux contributions des Mo‐ dernes qui ont premièrement attaqué le compromis du classicisme français que défendent encore les Anciens en 1714 en publiant dans le Nouveau Mercure galant, et qui l’ont cependant surmonté par la suite pour imposer leur propre version de la belle littérature. Cette analyse ne se limitera pourtant pas aux réflexions théoriques ; les contributeurs modernes sont bien plus novateurs lorsqu’il est question d’avancer leur cause. 2.2 Les Modernes Il est devenu évident que les contributions des Anciens ont été très présentes dans le Nouveau Mercure galant d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay en 1714, c’est-à-dire avant le deuxième apogée de la Querelle des Anciens et des Mo‐ dernes en 1715. Il est facile de trouver des textes qui défendent l’imitation des modèles gréco-romains et qui préfèrent le verdict d’une autorité savante et reconnue au détriment du grand public. Or, même si le Nouveau Mercure galant cherche à se présenter comme un « forum 435 » impartial, le périodique reste une publication proche du parti des Modernes ; le sous-chapitre « Rejet de l’Iliade homérique » vient de confirmer cette thèse. Néanmoins, la circulation des idées des Anciens dans un contexte plus large a été étudiée et il est donc nécessaire d’analyser également la réponse du futur parti d’Houdar de La Motte. Comme dans le sous-chapitre précédent, l’accent sera mis sur tous les textes de la querelle, c’est-à-dire toutes les contributions des Modernes évoquant les enjeux esthétiques de mai 1714 à octobre 1716. Deux différences sont pourtant frappantes et doivent retenir l’attention : premièrement et contrairement aux concepts des Anciens qui brillent par leur absence dans les numéros du Nouveau Mercure galant de 1716, les Modernes continuent à développer leur idée du bon goût après la fin de la phase la 227 2. Deux conceptions de la belle littérature 436 Il faut renvoyer ici encore une fois aux recherches de Christoph Oliver Mayer. Il propose une lecture de la Querelle des Anciens et des Modernes comme une reformulation du canon littéraire. Par conséquent, il est pertinent de s’interroger sur les auteurs qui constituent des modèles à imiter. La propagation du nouveau canon des Modernes par le Nouveau Mercure galant s’intègre bien dans les processus décrits par Mayer et mérite donc un examen plus approfondi, voir Mayer, op. cit. plus virulente de la Querelle d’Homère. Deuxièmement, les Modernes ne se contentent pas de réflexions théoriques. Certes, ils approfondissent également des aspects techniques, mais ils publient principalement un grand nombre de nouvelles, semblables à des romans - genre vivement attaqué par les Anciens -, d’entretiens, de lettres ou de petites pièces de poésie. Par conséquent, l’étude de ces contributions sera au cœur de la grande deuxième partie du présent sous-chapitre dans laquelle il sera aussi question de traiter les réflexions théoriques défendant l’idée du bon goût des Modernes. Avant d’y parvenir, il faut cependant mettre l’accent sur une question essentielle, à savoir, qu’est-ce qu’un bon écrivain. Cette problématique est traitée par bien des contributions des Anciens, notamment celles de Mademoiselle de ** ou de Jean-Antoine Du Cerceau, qui ont participé de cette façon aux discussions autour de la formation d’un canon littéraire 436 . Sans surprise, les Modernes n’ont pas tardé à y répondre et à préciser leur vision. Il est néanmoins important de noter qu’ils présentent moins d’exemples que leurs opposants et qu’ils citent principalement les qualités qui distinguent un bon homme de lettres. 2.2.1 Un parfait écrivain Durant l’été 1714, plusieurs contributions des Anciens ont été consacrées à la recherche de l’auteur parfait. Jean-Antoine Du Cerceau pense, par exemple, à Malherbe et Boileau, mais également à Homère, Horace et Virgile. Sans surprise, les Modernes n’adhèrent pas à ce canon. Ils rejettent les idées des Anciens et définissent leur propre conception de ce qu’est un bon écrivain. 2.2.1.1 Boileau n’est pas un modèle La réplique des Modernes ne se fait pas attendre. Ils ripostent en août 1714 avec la satire « Le Tombeau de Boileau » de Jean-François Regnard que Thémiseul 228 Partie II - Dimension esthétique 437 Dans le Nouveau Mercure galant, Hardouin Le Fèvre de Fontenay ne parle point de l’auteur de cette satire. Il n’affirme qu’un certain M.D.S.H. lui aurait envoyé cette pièce, voir Le Fèvre de Fontenay, op. cit., août 1714, p. 145. Or, derrière les initiales M.D.S.H. se cache probablement Thémiseul de Saint-Hyacinthe qui a publié notamment une lettre en faveur des Modernes dans le périodique d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay, voir sa contribution de mars 1715. Cette interprétation est également soutenue par le décodage des initiales D.P.D.C. qu’on trouve dans le Nouveau Mercure galant de juillet 1714 et qui signifient sans aucun doute possible « Du Père du Cerceau », voir le chapitre précédant. Dans le même temps, il importe de préciser que la satire « Le Tombeau de Boileau » a été écrite par Jean-François Regnard - même s’il s’avère difficile de trouver une version qui date du vivant de Regnard. La première référence trouvée date de 1742 : un recueil qui, selon son titre, regroupe des comédies et d’autres textes de Jean-François Regnard (1655-1709). De plus, Regnard s’est opposé à Nicolas Boileau. Il a notamment critiqué sa fameuse « Satire X » et il a écrit lui-même des textes satyriques, voir Grifford P. Orwen, Jean-François Regnard, Boston, Twayne Publishers, 1982, p. 34-40. Une autre source confirme également la parenté de Regnard : la Biographie universelle ancienne et moderne de Louis-Gabriel Michaud : « Boileau ayant publié sa satire contre les femmes (1694), Regnard composa la ‘Satire contre les maris’ et quelque temps après le Tombeau de M. Boileau Despréaux, autre satire. », voir Michaud, op. cit., tome XXXV, p. 330. 438 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., août 1714, p. 145. 439 Ibid., p. 156. 440 Mayer, op. cit., p. 82. Annie Becq constate le même processus et parle de « l’affirmation progressive de la valeur d’échange dans la marchandise qu’est devenue l’œuvre d’art, tant littéraire que plastique. », voir Becq, op. cit., p. 195. S’il n’y a donc aucun doute sur la réalité évoquée par Jean-François Regnard, il paraît quand même douteux que la de Saint-Hyacinthe 437 aurait envoyé à Hardouin Le Fèvre de Fontenay 438 . Pour Regnard, Nicolas Boileau incarne l’exemple par excellence d’un mauvais auteur. Il en dresse un portrait assez défavorable et critique surtout la dépendance économique par rapport à un riche mécène : Un Poete aisement aidé par la nature Souffre la faim, la soif, le Soleil, la froidure, Porte, sans murmurer, dix ans le même habit, N’a que les quatre murs l’hiver pour tour de lit. D’un Grand qui le nourrit il souffre les saccades, Son dos même endurci se fait aux bastonnades 439 . Ce reproche fait référence à une évolution importante dans le monde de l’art et de la littérature : le XVII e siècle a connu à la fois la naissance d’un premier marché artistique et l’institutionnalisation de l’univers littéraire - la création des académies, dont la plus importante est l’Académie française créée en 1635 par Richelieu -, ce qui a contribué à la formation du champ littéraire autonome. Dans la suite, les peintres, les écrivains et les autres artistes ont pu accéder à une certaine autonomie en sortant d’une dépendance souvent précaire 440 . 229 2. Deux conceptions de la belle littérature description donnée correspond à Nicolas Boileau ; il a été l’historiographe officiel du roi pendant dix ans, de 1677 jusqu’à 1687, et donc certainement un homme de lettres aisé. Il s’agit plutôt d’un stéréotype qui sert à décrédibiliser l’adversaire - c’est-à-dire, dans le contexte de la Querelle des Anciens et des Modernes, les Anciens. Dans le même temps, il est essentiel de rappeler la complexité de l’évolution esquissée. La chute du puissant surintendant Fouquet a certainement signifié la fin d’une forme de mécénat privé à grande échelle, mais il a continué à exister. Il faut, par exemple, penser, à l’engagement du duc de Bavière auprès du Nouveau Mercure galant, qui sera étudié bientôt, ou aux cours des grands nobles français, tels que le duc de Vendôme et la duchesse de Maine qui n’hésitent pas à dépenser de véritables fortunes pour organiser des fêtes somptueuses et soutenir des auteurs, voir Constance Griffejoen-Cavatorta, « Introduction », dans Guillaume Anfrie de Chaulieu, Charles-Auguste de La Fare, Poésies, édition établie par Constance Griffejoen-Cavatorta, Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 7-73, ici p. 16-21 et voir Marasescu-Galleron, op. cit., p. 28. 441 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., août 1714, p. 156-157. 442 Attaque forte et quasiment un lieu commun dans l’argumentation des Modernes, pour plus d’informations voir la Partie III - Dimension épistémologique. 443 Ibid., octobre 1714, p. 98. Jean-François Regnard semble approuver ce développement et il se moque des écrivains qui hésitent à s’émanciper de leurs bienfaiteurs et à participer au nouveau marché : ils vivent selon lui dans le passé. Ce choix personnel n’est pourtant pas innocent et a des conséquences néfastes. À en croire l’auteur de la satire, cette modestie apparente, telle une maladie, peut se révéler fatale : Nicolas Boileau a bien pu supporter sa misère, [m]ais voit-il sur les rangs quelqu’un se presenter, Et cüeillir des lauriers qu’il croit seul meriter. Au bon goust à venir soudain il en appelle, Au siecle perverti sa Muse fait querrelle. […] Le poison cependant augmente ses ardeurs, Et les depits cruels, les noires jalousies, Font à la fin l’effet de vingt apoplexies. Ainsi finit ses jours le Cinique heros 441 . Cette critique de la jalousie des Anciens est renouvelée dans le Nouveau Mercure galant d’octobre 1714. À l’occasion d’une transition entre deux contributions, Hardouin Le Fèvre de Fontenay s’en prend aux Anciens. Il les compare aux savants 442 et les accuse de mauvaise foi : « Prompts à condamner tout ce qui s’offre à leurs yeux, & qui n’est point sorti de leurs mains, ils sont toûjours plus contents de la chûte, que du succés des ouvrages qu’ils n’ont pas faits 443 . » Se croyant supérieur à tous les autres auteurs, les écrivains qui appartiennent au parti des Anciens s’isolent et, comme des ermites, vivent à l’écart du monde. 230 Partie II - Dimension esthétique 444 Il faut noter ici que Nicolas Boileau soupçonne Molière d’avoir calqué la figure du Misanthrope sur lui : « [ J]e joüai le vrai personnage du Misanthrope dans Molière ou plutot j’y joüai mon propre personnage , le chagrin de ce Misanthrope contre les méchans vers ayant esté, comme Molière me l a [sic] confessé plusieurs fois lui mesme, copié sur mon modèle », voir Nicolas Boileau, « Lettre au marquis de Mimeure (4 août 1706) », dans id., Œuvres, op. cit., p. 831-833, ici p. 831. 445 Marcou, op. cit., p. 25. 446 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., mai 1715, p. 55. 447 Ibid., p. 55-56. 448 Ibid., p. 69. 449 Ibid. Il faut se rappeler l’observation de Joan Dejean qui soutient que l’état d’une personne est essentiellement performatif. En citant le dictionnaire d’Antoine Furetière, Dejean montre que les comportements et le respect des coutumes sociales définissent quelqu’un plus que la fortune ou l’ancienneté de sa famille. En évoquant l’Histoire de la marquise-marquis de Banneville, elle avance même que le sexe biologique n’a joué aucun rôle si on a su se comporter en galant homme ou galante femme, voir Dejean, Culture Wars, op. cit., p. 120-123. Ainsi, ils rappellent le personnage d’Alceste de la comédie Le Misanthrope  444 . Loïc Marcou soutient le rapprochement effectué ici ; il écrit qu’Alceste est quelqu’un qui montre sa dissidence et qui ne participe point aux « rituels de la vie sociale 445 ». Hardouin Le Fèvre de Fontenay renouvelle cette affirmation dans la livraison de mai 1715. Dans un petit texte qu’il appelle lui-même « Prélude nouveau », il critique le « stile rustique & pedantesque 446 » des Anciens et définit le devoir des hommes de lettres : « [I]ls doivent se proposer d’éclairer les gens sensez, & d’édifier en même tems les gens de bien, c’est pourquoy ils doivent étudier l’art de se combattre les uns les autres sans blesser la charité, sans manquer aux devoirs de la société 447 . » Cette revendication implique que les hommes de lettres connaissent les règles sociétales et savent les appliquer. La description d’un bon auteur que l’abbé Jean-François de Pons propose dans le même numéro de la revue ne surprend donc plus. Attaquant vivement François Gacon, un Ancien, il rappelle les idéaux qu’il faut honorer : [R]ien de plus utile dans les Lettres que les critiques judicieuses & moderées, où les Auteurs exposent leurs sentimens & combattent ceux d’autruy, sans manquer aux égards que la société civile & les bonnes mœurs exigent. Voila les critiques propres à éclairer le Public & à l’édifier tout ensemble 448 . Par conséquent, l’élément-clé constitue le respect des « bonnes mœurs » de « la société civile 449 ». Une lectrice du Nouveau Mercure galant confirme ce point de vue. Dans une lettre intégrée dans le numéro de juillet 1715, elle loue le style d’Houdar de La Motte qui est un « modele à ceux qui auront à soutenir 231 2. Deux conceptions de la belle littérature 450 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juillet 1715, p. 121-122. 451 Ibid., p. 178. 452 Selon Florence Gauthier, la galanterie est d’abord « une politique de civilisation des rapports entre les sexes, par l’estime réciproque ». Toujours selon Gauthier, « la confiance réciproque [entre homme et femme] offre les conditions de l’estime et de l’amour », mais aussi de la conversation enjouée et cultivée sans être pédante, voir Gauthier, op. cit., p. 510-511. Les mêmes mots-clés figurent dans la définition de Delphine Denis. Au début du Parnasse galant, elle déclare : « [L]a galanterie se laisse aisément définir comme un art d’aimer et de vivre en société, héritage d’un long procès de civilisation », voir Denis, op. cit., p. 9. Or, limiter la galanterie à ces définitions plutôt positives et progressistes est réductrice. Alain Viala constate qu’elle « n’est pas une doctrine, qu’il y a eu foule de variations et d’attitudes mouvantes […]. La galanterie licencieuse n’est pas tant un contre-modèle qu’une autre facette du phénomène. Quoique dans une moindre lumière, elle est bien présente tout au long de la seconde moitié du XVII e siècle et au début du suivant ; il y aura d’autres rebondissements ensuite », voir Viala, France, op. cit., p. 204. Les définitions de Gauthier et de Denis ainsi que la problématisation de Viala montrent bien la complexité de ce modèle de sociabilité. Tout en partant d’un idéal éclairé, il importe d’être vigilant ainsi que de se poser la question de savoir de quelle variante de la galanterie il s’agit dans un cas précis. 453 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., août 1714, p. 160. des disputes de Littérature & qui voudront le faire avec toute la politesse & la moderation qui conviennent aux honnêtes gens 450 ». Dans ce contexte, il est également pertinent de se souvenir de la défense de l’Iliade en vers qui a été analysée précédemment dans cette partie. Dans le Nouveau Mercure galant de février 1715, le critique anonyme des Causes de la corruption du goût d’Anne Dacier souligne plusieurs qualités de l’ouvrage d’Houdar de La Motte parmi lesquelles il évoque surtout le respect de « nos mœurs 451 ». Cette formule est claire : il est question des mœurs de la France de Louis XIV. Le rappel continu des modes de comportement social en vigueur à la fin du XVII e et au début du XVIII e siècle, à savoir l’honnêteté et la galanterie 452 , ramène cette analyse à son point de départ : la critique de Jean-François Regnard envers les auteurs qui ne vivent pas dans leur propre siècle, comme, par exemple, Nicolas Boileau. Toutefois, Regnard ne se contente pas non plus de dénoncer les mauvais auteurs. Bien au contraire, dans la satire « Le Tombeau de Boileau », il nomme également des modèles positifs : François-Séraphin Régnier-Desmarais et lui-même 453 . Afin d’illustrer leurs qualités, il donne la parole au Boileau de sa satire. Mourant et plaintif, celui-ci se plaint que [l]uy [Regnard] qui ne sҫut jamais ny le Grec ny l’Hebreu. Qui joüa jour & nuit, fit grand chere & bon feu ; Est-ce ainsi qu’autrefois dans ma vieille souspente A la sombre lueur d’une lampe puante, 232 Partie II - Dimension esthétique 454 Ibid., p. 161-162. 455 Ibid., p. 163-164. 456 Ibid., septembre 1714, p. 89. On retrouve le problème rencontré déjà dans le sous-cha‐ pitre précédant, c’est-à-dire la fameuse porosité de la frontière entre les Anciens et les Modernes. 457 On aperçoit ici un jeu littéraire qui est en même temps un jeu de sociabilité reprenant le modèle des échanges et discussions des salons littéraires. Pour plus d’informations, voir Rotraud von Kulessa, « Literarische Spieltheorien oder Literatur als Gesellschaftsspiel », dans Günter Butzer, Zapf Hubert (dir.), Theorien der Literatur. Grundlagen und Perspek‐ tiven. Band VI, Tübingen und Basel, A. Francke, 2013, p. 139-157, et ead., « Querelle », op. cit. J’appris pour mes pechez l’art de faire des vers, Feüillant les replis de cent Bouquins divers ? N’est-ce donc qu’en buvant que l’on imite Horace ? Par des sentiers de fleurs, monte-t-on au Parnasse ? Ce Regnard cependant voit éclater ses traits 454 . Le contraste est sidérant. D’un côté, il y a l’Ancien qui s’isole conséquemment : il passe son temps à apprendre de vieilles langues ce qui lui permet d’étudier les versions originales de textes antiques, tels que le Traité du sublime du pseudo-Longin, et à lire d’innombrables livres au lieu de fréquenter les salons littéraires et bals de la capitale. Cet aspect est renforcé un peu plus loin par la description d’un « enfoncement d’une arrière-boutique » dans lequel la veuve du Boileau fictif et défunt est forcée de vendre ses « livres mauvais » - une autre allusion à la précarité déjà évoquée dans la satire 455 . De l’autre côté, Jean-François Regnard lui oppose son exemple, c’est-à-dire celui d’un auteur qui ne fuit pas la société, qui participe aux fêtes et qui sait profiter de la vie - apparemment, il aime bien le vin. De plus, l’homme de lettres modèle est un galant homme qui évite toute pédanterie et toute parole impolie. La galanterie occupe effectivement une place importante dans la poétique de l’époque. Il faut se rappeler le « Discours sur l’Acrostiche » publié dans le Nouveau Mercure galant de septembre 1714. Bien que ce texte théorique d’un auteur anonyme défende l’imitation et qu’il soit proche des Anciens, son auteur reconnaît l’importance du précepte littéraire et social loué par Regnard : « [L]a Poësie natuerellement fertile en constructions galantes, a trouvé l’art de celebrer le merite & la vertu par les tours ingenieux des arrangements figurez, & par les artifices gracieux des expressions faҫonnées 456 . » Enfin, Regnard aborde également le problème de l’imitation. Selon le Boileau fictif, un bon auteur doit s’inspirer de modèles grecs ou latins, en l’occurrence Horace, un des auteurs également recommandés par Jean-Antoine Du Cer‐ ceau 457 . Or, cette affirmation est rejetée deux fois. Premièrement par le statut de 233 2. Deux conceptions de la belle littérature 458 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., août 1714, p. 166. 459 Ibid., p. 166-168. 460 Ibid., p. 168. la personne qui la revendique : le Boileau fictif présenté d’une façon relativement négative et deuxièmement dans la suite du poème. Mourant Boileau aurait eu des remords : « desirant mourir en Poëte chrestien 458 », le protagoniste de la satire a rédigé un testament qui est lu après son trépas. Le défunt y avoue son imposture criminelle : Je declare au Public que je veux que l’on rende, Ce qu’à bon droit sur moy Juvenal redemande, Quand mon Livre seroit réduit à dix feüillets Je veux restituer les larcins que j’ay faits. Si de ces vols honteux l’audace estoit punie, Une rame à la main j’aurois fini ma vie, Las d’estre simple Auteur enté sur du Latin, Pour imposer aux sots je traduisois Longin. Mais j’avoüe en mourant que je l’ay mis en masque, Et que j’entends le Grec, aussi peu que le Basque 459 . Néanmoins, le protagoniste de la satire ne regrette pas seulement d’avoir manqué de créativité et d’avoir trompé ses lecteurs, mais il formule même des excuses : « Sur tout de noirs remords mon esprit agité,/ Fait amande honorable au beau Sexe irrité 460 . » Si l’interprétation suggérant que le Boileau fictif se convertit en Moderne est peut-être légèrement poussée, il est cependant primordial de noter qu’il demande pardon à son public, dont l’importance a déjà été soulignée au début de l’analyse de la satire. Certes, Jean-François Regnard n’approfondit plus cette idée dans le Nouveau Mercure galant d’août 1714, mais la réflexion sur le rôle essentiel du public et les rapports qu’un bon auteur doit entretenir avec lui se retrouvent également dans d’autres textes du périodique. Force est de constater que les Modernes de la revue ne considèrent pas Boileau comme un modèle. En réagissant aux éloges de l’auteur de l’Art poétique prononcés par Du Cerceau, Le Fèvre de Fontenay publie en août 1714 « Le Tombeau de Boileau » de Jean-François Regnard qui caricature Boileau en particulier et les Anciens en général : selon lui, ils ne seraient que des esclaves de leurs mécènes et extrêmement jaloux. Aux yeux de Regnard et également d’autres contributeurs, un bon écrivain doit respecter les mœurs de la société mondaine et vivre dans son siècle. Il résulte de cette réflexion que les hommes 234 Partie II - Dimension esthétique 461 « A new public had been created for literature, invented by the gesture that made readers of literature literary critics. Readers, not scholarly or specialist readers, but average readers », version originale en anglais, notre traduction dans le texte, Dejean, Culture Wars, op. cit., p. 57. 462 La Motte, « Homère », op. cit., p. 222. 463 Ibid., p. 237. 464 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., septembre 1714, p. 250-252. 465 À l’époque moderne, le mot « Israëlite » a deux significations. Il peut faire référence à un Juif ou - et c’est le cas ici - à « un homme bon, franc & sincere, craignant Dieu, & aimant la justice », voir Furetière, op. cit., entrée « ISRAELITE’ », tome II, p. 317. de lettres doivent se tourner vers leur public qui sera également au cœur du prochain sous-chapitre. 2.2.1.2 Écrire pour le public Par la suite, nous suivrons deux pistes. Dans un premier temps, nous définirons le public tel qu’il se présente dans le Nouveau Mercure galant. Et dans un deuxième temps, nous étudierons en détail les attentes des lecteurs de la revue. Le public Plaire au public constitue une des grandes préoccupations des Modernes au XVII e siècle. Joan Dejean résume cette évolution : « Un nouveau public pour la littérature vient d’être créé par le processus qui a transformé les lecteurs de la littérature en des critiques littéraires. Des lecteurs, mais non pas des lecteurs érudits ou spécialisés, mais des lecteurs moyens 461 . » Une observation soutenue par de nombreuses préfaces de l’époque, comme le Discours sur Homère d’Houdar de La Motte qui oppose le jugement des doctes à celui du public. À plusieurs reprises, La Motte affirme qu’il cherche à plaire à ce dernier. Il écrit, par exemple, qu’il doit « rendre compte au public de […] [son] ouvrage 462 » ou qu’il « abandonne l’ouvrage au jugement du public [ne se souciant guère de l’opinion de] […] certains savants 463 ». Hardouin Le Fèvre de Fontenay s’inscrit dans cette tradition. Dans la livraison de septembre 1714 du Nouveau Mercure galant en réagissant à la polémique créée par la satire « Le Tombeau de Boileau 464 », il précise son public ciblé : [ J]e soutiens qu’il n’y a presque personne dans aucune Académie du Royaume qui ne se crût deshonoré , si on l’accusoit de l’avoir lû. Que cette aversion […] soit bien ou mal fondée, c’est de quoy […] je ne me soucie guere encore. Il y aura toûjours parmi les esprits les plus subtils & les plus délicats, de sages Israëlites 465 qui s’amuseront de la lecture de mes contes & de mes chansons ; & je mettray, si je peux tant 235 2. Deux conceptions de la belle littérature 466 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., septembre 1714, p. 253-254. 467 Cette citation confirme, d’ailleurs, que le Nouveau Mercure galant d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay s’inscrit pleinement dans la tradition de ses prédécesseurs qui étaient également proche du parti des Modernes et essaient d’attirer une clientèle mondaine, voir Vincent, op. cit., p. 58. De plus, la différence entre ce public et les doctes savants rappelle également les recherches de Patrick Dandrey et Roger Chartier. Ils divisent le public littéraire en deux groupes : les doctes et les lecteurs mondains, voir Roger Chartier, Lectures et lecteurs dans la France de l'ancien régime, Paris, Seuil, 1987, p. 120, et Patrick Dandrey, « Stratégie de lecture et ‘annexion’ du lecteur : la préface des Amours de Psyche de La Fontaine », PFSCL, 1987, n° 27, p. 830-839. En outre, Antoine Adam rappelle que, déjà, Desmarets de Saint-Sorlin présente les femmes comme le premier public et les meilleurs juges des belles-lettres, voir Adam, op. cit., p. IX-XXVII. Ajoutons enfin que l’examen des éditeurs du Nouveau Mercure galant confirme cette classification du périodique. La revue d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay paraît - entre autres - chez Pierre Ribou, voir par exemple Le Fèvre de Fontenay, op. cit., février 1715, p. 2. Selon Delphine Denis, un éditeur spécialisé dans la littérature galante, voir Denis, op. cit., p. 10. 468 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., décembre 1714, p. 217. 469 Ibid., p. 227. d’enjoüement dans mon Livre, uniquement pour plaire aux Dames, que leur suffrage me dedommagent de l’indifference des hommes 466 . Les propos de Le Fèvre de Fontenay sont sans équivoque. Tout en affirmant que tout le monde se plaît à lire son périodique, il avoue que seules les dames comptent vraiment. Elles occupent une place centrale dans la vie culturelle de l’époque ; on pense notamment aux salons mondains, ce qui justifie d’ailleurs fortement l’intérêt porté à celles-ci par le responsable du périodique 467 . Par la suite, Hardouin Le Fèvre de Fontenay confirme cette première prise de position. En décembre 1714, il écrit une critique de l’Opéra de Télémaque. Il y distingue la musique du poème et il tente de « rendre au Poëte & au Musicien, ce qui leur appartient 468 ». Étant donné l’intérêt particulier que notre étude porte sur la littérature galante, l’accent est mis sur la réception du poème dans le Nouveau Mercure galant. Le Fèvre de Fontenay : « Il y a plus d’un an que la réputation du Poëme de Telemaque est établie : plusieurs lectures qui en avoient esté faites devant des personnes de goût avoient si rapidement emporté les suffrages, que la critique n’a osé luter contre le torrent 469 . » Ainsi, le responsable du périodique souligne clairement le succès que le poème de l’Opéra de Télémaque a rencontré dans les salons et, selon lui, cela suffit pour se positionner en faveur de celui-ci. La valorisation du verdict d’un public galant et mondain n’est cependant pas un choix purement esthétique animé par une conviction profonde. Dans le Nouveau Mercure galant de janvier 1715, Le Fèvre de Fontenay souligne, d’un 236 Partie II - Dimension esthétique 470 Ibid., janvier 1715, p. 11. 471 Christophe Schuwey, « Jean Donneau de Visé, 'fripier du Parnasse'. Pra‐ tiques et stratégies d'un entrepreneur des lettres au XVII e siècle », en ligne : https: / / www.fabula.org/ actualites/ soutenance-de-these-de-c-schuwey-jean-don neau-de-vise-fripier-du-parnasse-pratiques-et-strategies-d_74906.php, site consulté le 07/ 04/ 19. 472 Sokalski, op. cit. Voir également les tentatives peu élaborées de Le Fèvre de Fontenay qui, partant d’un intérêt supposé de ses lecteurs pour la Querelle d’Homère, essaie de prolonger celle-ci en octobre 1715, voir Le Fèvre de Fontenay, op. cit., octobre 1715, p. 240-242. 473 Ibid., mars 1715, p. 319. Une subvention qui fut renouvelée en 1716, voir ibid., janvier 1716, p. 3-5. 474 Ibid., juillet 1715, p. 253. 475 Ibid., p. 254. côté, le rôle positif du suffrage public qui force les auteurs à améliorer sans cesse leurs ouvrages. D’après le responsable du périodique, le public constitue un critique bien plus exigeant qu’un mécène noble : « Si nous lui [au public] plaisons, ses suffrages nous encouragent, & s’il ne nous épargne pas sur nos défauts, il nous ouvre du moins les yeux, & ses sifflets nous aident souvent à nous en corriger 470 . » De l’autre, Le Fèvre de Fontenay est obligé de reconnaître qu’il n’a pas encore lui-même trouvé de mécène et que c’est la raison pour laquelle il doit encore plus plaire à ses possibles acheteurs. Nécessité économique oblige. C’est également cet arrière-plan qui amène Christoph Schuwey à qualifier les éditeurs des Mercures d’« entrepreneur[s] des lettres 471 » : ils doivent réunir, d’un côté, un talent littéraire et de l’autre, un sens particulier des affaires. Et l’article consacré à Hardouin Le Fèvre de Fontenay dans le Dictionnaire des journalistes ainsi que nos recherches suggèrent que, dans le cas du successeur de Dufresny, le deuxième l’emporte largement sur le premier 472 . La situation financière du périodique s’est néanmoins améliorée par la suite. En mars 1715, Hardouin Le Fèvre de Fontenay peut annoncer qu’il a trouvé un mécène qui verse une pension de 200 écus au périodique 473 . Ce soutien ne change pourtant pas l’orientation du Nouveau Mercure galant et, en juillet 1715, Le Fèvre de Fontenay se défend contre les reproches d’un lecteur « à qui je n’ai pas l’honneur de plaire 474 ». Malheureusement, le responsable du périodique ne reproduit pas la lettre de son critique. Mais il s’agit apparemment d’accusations relativement généralisées qui remettent en question le style global du périodique. Voici la réplique de Le Fèvre de Fontenay : « Ma legereté, mes vivacitez & ma critique vous fatiguent, vous n’êtes peut être pas le seul qui s’en dégoute, mais le plus grand nombre est de mon costé 475 . » Le message est clair 237 2. Deux conceptions de la belle littérature 476 Ibid., p. 256. 477 La Motte, « Homère », op. cit., p. 222. 478 Paul Pellisson, « Discours sur les œuvres de Monsieur Sarasin », dans Alain Viala (dir.), L'Esthétique galante, Toulouse, Société de Littératures classiques, 1989, p. 51-74, ici p. 65. 479 Génetiot, Classicisme, op. cit., p. 126. 480 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., janvier 1715, p. 12. et quelques lignes plus loin, il affirme à nouveau que le goût du public constitue son fil conducteur 476 . Il résulte de cette étude qu’Hardouin Le Fèvre de Fontenay cherche à plaire au public, et plus spécifiquement aux femmes de la société mondaine. C’est une position typiquement moderne, par exemple, La Motte se prononce d’une manière similaire dans le Discours sur Homère  477 . Selon Le Fèvre de Fontenay, le public a le mérite de contribuer à une amélioration continue des ouvrages. Or, à part cet argument esthétique, l’orientation vers lui s’explique également par la nécessité économique de vendre des exemplaires du périodique. Après avoir décrit l’importance du public, nous devrons nous tourner, par la suite, vers ses souhaits et ses demandes. Les préférences du public Sans aucun doute, Le Fèvre de Fontenay a bien tiré les conséquences de la maxime qu’un bon écrivain doit vivre dans son siècle et non pas dans le passé. Le fait qu’il érige le public en juge de la qualité de ses ouvrages souligne cette orientation : les autorités érudites doivent, en conséquence, être bannies du domaine de la belle littérature. Ce choix en faveur du public mondain rappelle les réflexions de Paul Pellisson : « [ J]e ne puis croire qu’on travaille inutilement quand on travaille agréablement pour la plus grande partie du monde et que, sans corrompre les esprits, on vient à bout de les divertir et de leur plaire 478 . » Le Nouveau Mercure galant s’inscrit ainsi dans une évolution qui a commencé au XVII e siècle et qu’Alain Génetiot résume de la façon suivante : la « mondanisation de la res literaria qui fait des honnêtes gens le public, le juge, voire le créateur des œuvres littéraires 479 ». Hardouin Le Fèvre de Fontenay ne cherche pas à échapper à cette maxime. Dans la livraison de janvier 1715 de son périodique, il écrit en effet : « [ J]e lui [au public] promets de sacrifier mon livre & ma personne à son amusement 480 . » Satisfaire son public implique donc, pour Le Fèvre de Fontenay, de l’amuser et de répondre à ses attentes. Ainsi, en juin 1714, c’est-à-dire dans le deuxième numéro qui apparaît sous son égide, il explique qu’on lui a déconseillé de vouloir instruire ses lecteurs mondains : « [L]e public aime aussi peu les détails que les repliques, & si vous voulez être de 238 Partie II - Dimension esthétique 481 Ibid., juin 1714, p. 8-9. 482 Ibid., août 1714, p. 85. 483 Ibid., juin 1715, p. 309. 484 Ibid., p. 107. 485 Ibid., août 1715, p. 61. 486 Ibid., p. 62. 487 Ibid., avril 1715, p. 167. ses amis, ne songez qu’à lui donner souvent de bonnes pieces, un grand nombre de faits, & peu de reflexions 481 . » Ces « bonnes pieces », c’est-à-dire les nouvelles, aventures ou histoires galantes, sont donc étroitement liées au souci de plaire aux lecteurs. En août 1714, dans la suite d’une histoire d’un marin digne d’un Robinson Crusoé, Le Fèvre de Fontenay explique, par exemple, que son public lit le Nouveau Mercure galant dans l’attente d’y trouver de telles histoires. Le seul point de désaccord constitue la nature de ces textes : « On me demande de longues histoires, on m’en demande de courtes 482 . » De telles réflexions se trouvent également dans d’autres livraisons du périodique. Par exemple, dans le prélude d’une « Histoire originale 483 » de juin 1715, Hardouin Le Fèvre de Fontenay fait également allusion aux différentes attentes du public et il rappelle à la dame fictive, à qui il adresse cette livraison du périodique en forme de lettres, qu’il tient ses promesses en intégrant une nouvelle galante dans chaque numéro du Nouveau Mercure galant  484 . Le même message se trouve dans le numéro d’août 1715, sauf que le respon‐ sable du périodique insiste encore plus sur l’importance de l’amusement : « Je les [des Nouvelles du monde] continuërois même à present si je croyois que cette lecture vous fit plus de plaisir que la petite diversion que je vais vous faire faite 485 . » Puis, il ajoute que c’est « un galant homme qui eû la bonté de m’envoyer l’Histoire 486 ». Il s’agit d’une remarque instructive : Hardouin Le Fèvre de Fontenay rattache les textes inspirés des romans à la socialité mondaine et non pas aux érudits, ni aux savants. Le court commentaire du responsable du périodique rappelle donc aux lecteurs un des clivages les plus importants de la Querelle des Anciens et des Modernes - les Modernes défendent les nouveaux genres, comme l’opéra ou le roman. Les Anciens, en revanche, les critiquent. Cette opposition est, d’ailleurs, bien illustrée par la conversation probablement fictive entre une partisane des Anciens et une des Modernes dans le Nouveau Mercure galant d’avril 1715 487 . Pareille présentation dans le numéro d’octobre 1715. À la fin d’une histoire, Le Fèvre de Fontenay la rapproche du genre romanesque : « [L]es évenemens n’en paroîtroient pas nouveaux dans un Roman fait à plaisir, mais il est 239 2. Deux conceptions de la belle littérature 488 Ibid., octobre 1715, p. 81. 489 Ibid., mai 1716, p. 218. 490 Ibid. 491 Kulessa, « Querelle », op. cit., p. 126. 492 Ibid. 493 Qu’est-ce que c’est un roman ? Selon Camille Esmein-Sarrazin, il n’y a pas encore eu de définitions stables ou définitives au XVII e et au début du XVIII e siècle : « La difficulté à définir le roman comme genre, à lui conférer unités et caractéristiques, tient au constant renouvellement des formes narratives au cours du siècle », voir Esmein-Sarrazin, « Introduction Poétiques », op. cit., p. 16. Et une petite étude des sources de l’époque confirme cette analyse : à la fin du XVII e siècle, le terme a déjà trouvé place dans les dictionnaires ; mais dans celui de l’Académie franҫaise de 1694, par exemple, un roman est décrit simplement et sans autre précision comme un « [o]uvrage en prose, contenant des adavantures fabuleuses, d’amour, ou de guerre », Académie française, Dictionnaire [1694], op. cit., entrée « ROMAN », tome II, p. 415. Furetière est plus exact, mais aussi plus sévère : « [Autrefois] les Histoires les plus serieuses étoient certainement agréable de trouver de veritables avantures de Roman, dans un [tel] récit 488 . » Le lien entre la satisfaction de ses lecteurs et la nouvelle galante est également renforcé au printemps 1716. Dans la livraison de mai de cette année-là, le responsable du Nouveau Mercure galant qualifie ses nouvelles de « jolies historietes 489 » et il soutient que leur raison d’être reste « la satisfaction du Public 490 ». Force est de constater qu’un fil conducteur marque la revue d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay : de mai 1714 à octobre 1716, il publie régulièrement des nouvelles ou des histoires galantes et il les associe toujours au plaisir de son public. Dans le même temps, Le Fèvre de Fontenay raconte qu’on lui a conseillé de ne pas instruire trop doctement son public. L’importance des nouvelles galantes se manifeste particulièrement pendant la première moitié de l’an 1715, c’est-à-dire la phase virulente de la Querelle d’Homère : malgré la violence des débats, Le Fèvre de Fontenay reste toujours fidèle à sa ligne directrice et continue à divertir ses lecteurs en intégrant des histoires galantes dans le Nouveau Mercure galant. Cette présence remarquable nous intrigue et, par la suite, nous étudierons davantage ce genre si populaire. 2.2.2 Le genre romanesque « La réception du roman par les contemporains suscite des polémiques, et oscille entre une lecture de l’ouvrage comme un roman historique ou comme une nouvelle galante 491 . » Certes, Rotraud von Kulessa a pensé à La Princesse de Clèves, le « premier roman d’amour moderne 492 », publié par Marie-Madeleine de Lafayette en 1678, en tirant ce bilan, mais son commentaire résume bien les difficultés à définir pendant l’Ancien Régime le roman en tant que genre 493 tout 240 Partie II - Dimension esthétique appellées Romans […]. Maintenant il ne signifie que les Livres fabuleux qui contiennent des Histoires d’amour & de Chevaleries, inventées pour divertir & occuper des faineants. […] Nos Modernes ont fait des Romans polis & instructifs, comme l’Astrée de d’Urfé », voir Furetière, op. cit., entrée « ROMAN », tome III, p. 346. Sans surprise, les réflexions de Du Plaisir sont plus neutres puisqu’il a publié lui-même un roman en 1682, La Duchesse d’Estramène. Dans son essai Sentiment sur l’histoire de 1683, Du Plaisir cherche surtout à distinguer « l’Histoire galante » ou les « petites Histoires » des « grands Romans », Du Plaisir, Sentiments sur les lettres, et sur l'histoire, avec des scrupules sur le stile, Paris, C. Blageart, G. Quinet, 1683, p. 87, ainsi que de l’historiographie officielle, ibid., p. 97, tout en donnant des conseils de rédaction. Malgré certaines faiblesses, comme une « intertextualité diffuse », Esmein-Sarrazin affirme que « les Sentiments sur l’histoire sont le texte le plus exhaustif sur la question de la composition du roman », Esmein-Sarrazin, « Introduction Poétiques », op. cit., p. 50. Dans la suite, les réflexions de Du Plaisir constitueront donc un fil rouge pour l’étude du Nouveau Mercure galant. 494 Une exception se trouve dans le Nouveau Mercure galant d’octobre 1715. Le Fèvre de Fontenay y qualifie l’histoire de la Comtesse de Savoye, parue dans la livraison de septembre 1715 du périodique, de roman, voir Le Fèvre de Fontenay, op. cit., octobre 1715, p. 83. On est amené à penser qu’il s’agit d’un lapsus ou d’une erreur d’irréflexion qui montre, pourtant, que, pour Hardouin Le Fèvre de Fontenay, « le roman » constitue le terme générique, mais qu’il n’est pas nommé explicitement à cause de sa mauvaise réputation. en esquissant un horizon d’attente des lecteurs de l’époque. Les nombreuses nouvelles et histoires du Nouveau Mercure galant se situent effectivement dans le cadre décrit ci-dessus. Par conséquent, l’analyse portera dans la suite sur les caractéristiques du genre romanesque, tel qu’il se présente dans le Nouveau Mercure galant d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay. 2.2.2.1 Les éléments classiques Avant d’aborder dans un deuxième temps quelques exemples inhabituels, nous établirons tout d’abord les aspects typiques qui caractérisent la majorité des nouvelles de la revue. Nous pensons notamment à un certain degré de véracité et à la transmission d’une morale. Un autre aspect que nous aborderons également par la suite sera la structure classique des nouvelles galantes. Des histoires vraies Si on parle par la suite du genre romanesque, il est important de noter qu’Har‐ douin Le Fèvre de Fontenay lui-même ne parle guère d’un roman, mais d’une histoire, d’une nouvelle ou encore d’une aventure pour nommer ces textes. À quelques rares exceptions près, il évite conséquemment le terme de « roman 494 ». Cette attitude est bien répandue à l’époque. Camille Esmein-Sarrazin constate : 241 2. Deux conceptions de la belle littérature 495 Esmein-Sarrazin, « Introduction Poétiques », op. cit., p. 20. 496 Marie-Madeleine de Lafayette, « La Princesse de Clèves », dans ead., Œuvres complètes, édition établie par Camille Esmein-Sarrazin, Paris, Gallimard, 2014, p. 327-478, ici p. 332. 497 Du Plaisir, Sentiments [1683], op. cit., p. 93. 498 Ibid., p. 96. Dans les nombreuses réactions à La Princesse de Clèves, ces deux questions avaient été également discutées, notamment dans la critique de Jean-Baptiste Henry du Trousset de Valincour et la réponse de l’abbé de Charnes. Ainsi, ils défendent tous les deux l’importance de la vraisemblance : Valincour, qui en fait le pilier central de ses dénonciations, soutient que « le vraisemblable me touche plus que tout » et qu’il faut éviter tout ce qui « choquerait le vraisemblable ». Charnes ne le contredit guère, mais, en faisant référence à la description précise du contexte historique, soutient que les « traits d’histoire […] appuient la vrai-semblance ». Pourtant, Valincour ne semble pas acquis à la mise en scène de l’intrigue. Dans ses réflexions, il donne - tout en modérant ses propos - raison à un érudit qui dénonce les inventions de Lafayette. Charnes, par contre, défend ces libertés : « Je suis mesme persuadé que l’éloignement des tems qu’on a trouvé nécessaire à l’égard des Poëmes Epiques, ne seroit pas propre à une Histoire galante. Le Merveilleux outré, qui faisoit la plus grande beauté de ces sortes d’ouvrages, se montroit avec plus de pompe dans ces actions qu’on alloit prendre dans des siècles éloignez […]. Mais ce qui estoit bon pour eux ne le seroit point pour les Auteurs des petites Histoires. Ils ne pourroient point accorder nos manières modernes, avec les manières des Anciens. […] Les dernières siècles ne manquent pas de grandes actions et grands personnages, capables de bien remplir notre Scene », cité d’après Maurice Laugaa, Lectures de Madame de Lafayette, Paris, Armand Collin, 1971, p. 70-78 et p. 81-82. Le refus du terme « roman » et le recours à des dénominations qui soulignent la dimension véridique du propos (histoire, nouvelle historique, annales, mémoires, histoire de ce temps) sont le corollaire d’un refus du romanesque, conçu comme ensemble de procédés mis au service d’un récit fictif dont la nature fictionnelle est explicite ou évidente 495 . Les premiers romanciers insistent sur la véracité de leur narration et ils se ré‐ vèlent relativement inventifs pour satisfaire les attentes de leurs contemporains. La Princesse de Clèves en est un parfait exemple. Dès le début, Marie-Madeleine de Lafayette explique le contexte historique et ramène le lecteur dans la France des « dernières années du règne de Henri second 496 ». Comparée aux œuvres des poètes gréco-latins, l’histoire d’amour de Lafayette a donc lieu dans un passé proche. Une approche saluée par Du Plaisir qui soutient que les lecteurs n’aiment point les « événemens trop anciens 497 » et, un peu plus loin, que l’action d’une histoire galante doit être croyable, c’est-à-dire vraisemblable 498 . Hardouin Le Fèvre de Fontenay se plie à cette exigence : à part la désignation de ces textes en tant qu’« histoire », il développe plusieurs techniques afin de souligner la véracité de ses nouvelles. Tout d’abord, il imite l’approche de 242 Partie II - Dimension esthétique 499 Le mot « cadre » est primordial puisque « la partie historique représente […] la toile de fond de la fiction. Elle n’occupe jamais le devant de la scène et ne constitue pas l’objet essentiel de l’intérêt romanesque », voir Didier Masseau, « Histoire et roman au XVII e siècle : La querelle des théoriciens. Polémiques stériles ou débat fécond ? », Dix-septième siècle, 2010, n° 246, p. 163-176, ici p. 174. 500 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., mai 1714, p. 12-13. Pour une première approche à l’histoire tourmentée de la Pologne au début du XVIII e siècle, voir Daniel Beauvois, La Pologne. Des origines à nos jours, Paris, Seuil, 2010. 501 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., novembre 1714, p. 20. 502 Ibid., août 1715, p. 63. 503 Ibid., octobre 1716, p. 262. Lafayette et choisit un cadre historique précis 499 , comme la peste dévastatrice qui a touché la Pologne au début du XVIII e siècle : La peste qui exerce souvent de furieux ravages dans les Païs du Nord, avoit déjà détruit près d’un tiers de la belle ville de Varsovie, ceux de ses habitans qui avoient quelque azile dans les campagnes, l’abandonnoient tous les jours ; plusieurs alloient à cent lieuës & plus loin encore, chercher à se preserver des perils de la contagion, lorsque la Palatine de … arrive à Dantzic avec plusieurs Dames de consideration qui n’avoient pas voulu quitter Varsovie sans elle 500 . Hormis la peste, d’autres évènements historiques constituent le contexte des nouvelles galantes du périodique : ce sont surtout différentes campagnes de la guerre de succession d’Espagne. Ainsi, les histoires de juin et de septembre 1714 ont lieu en Italie et celle de novembre 1714 se passe à Augsbourg, en Bavière. Et Hardouin Le Fèvre de Fontenay est toujours soucieux d’introduire des détails qui augmentent la crédibilité de ses affirmations : Il connaît bien la géographie de l’Allemagne du Sud : il est, par exemple, à même de nommer plusieurs villes - « à Augsbourg, à Ulm, & à Donavvert » - dans lesquelles des bataillons français ont stationné 501 . Le responsable du Nouveau Mercure galant et ses contributeurs mettent également leur autorité personnelle dans la balance. De temps en temps, ils insistent simplement sur la véracité de leurs histoires galantes. Par exemple, en août 1715, un contributeur anonyme entame son histoire en confirmant qu’il « garanti[t] la verité de l’évenement 502 ». Ou, en octobre 1716, un autre écrivain anonyme avance que « [c]ecy n’est point Conte tiré des Dames Illustres de Brantome, C’est un fait veritable & nouveau » et, frôlant le fait divers, il ajoute que ceci est « avenu le 20. du mois passé à Londres 503 ». Hardouin Le Fèvre de Fontenay constitue un cas un peu plus extrême ; il présente parfois des nouvelles dont il fait lui-même partie. En septembre 1714, il est un des personnages secondaires d’une histoire qui a lieu pendant la guerre 243 2. Deux conceptions de la belle littérature 504 Ibid., septembre 1714, p. 11. Il faut croire Hardouin Le Fèvre de Fontenay sur parole. Selon l’entrée correspondant à son nom dans le Dictionnaire des journalistes, il a bien participé à ces campagnes. La source de cet article est pourtant le Nouveau Mercure galant lui-même, on ne peut donc pas s’appuyer là-dessus sans danger, voir Sokalski, op. cit. 505 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., août 1714, p. 10-84. 506 « C’est un mot Espagnol qui est connu depuis quelque temps en France pour signifier un Sergent ou Exempt. Il est venu des Arabes, chez lesquels il signifie un Officier de Justice qui execute les ordres du Magistrat. On a mis à ce criminel des Alguazils en queuë pour le prendre. », voir Furetière, op. cit., entrée « ALGUAZIL », tome I, p. 72. 507 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juin 1716, p. 38-39. de succession d’Espagne 504 et, en août 1714, il s’inscrit dans un récit-cadre qui renferme les différentes aventures d’un capitaine, dont une histoire d’amour. Le rôle de Le Fèvre de Fontenay se résume à un simple passant à qui le marin raconte sa vie 505 . Le responsable du périodique maintient de cette manière la différence entre le narrateur et l’auteur de l’histoire tout en augmentant la crédibilité de l’histoire elle-même. En juin 1716, en revanche, cette différence disparaît presque complètement et le récit se transforme en véritable fait divers, si ce n’est en journal intime de Le Fèvre de Fontenay. Elle commence d’une façon dramatique : Deux fiers Algouazils 506 revétus de toutes les marques de leur dignité, allerent il y a quelques jours relancer Mercure jusques dans le sanctuaire de sa cabane. Ne vous trompez à ce nom : Je n’offre point icy à vos yeux Mercure tout brillant de gloire, cheri de tout l’Olympe, & tel qu’il étoit lorsque’il faisoit si galamment les Ambassades amoureuses de Jupiter son père. Ce n’est point tout cela, c’est en un mot, Mercure tel qu’il paroît en moy tous les jours […]. Ces deux Barons d’Algouazils allerent, dis je, trouver Mercure, ([…].) Là avec force termes de leur art insigne, ils luy presenterent humblement double et triple assignation de Capitation 507 . Dans la suite, Hardouin Le Fèvre de Fontenay raconte les efforts de Mercure, c’est-à-dire les siens, afin de trouver l’argent nécessaire pour payer ses dettes fiscales. Ces démarches lui donnent l’occasion d’apprendre l’aventure galante d’un ami trahi par la servante corrompue de son amante. Les deux récits se mêlent et cela en complique le dénouement ce qui est, entre parenthèse, une transgression des règles fixées par Du Plaisir - on y reviendra. Pour le moment, il importe pourtant de noter que l’analyse de cette première caractéristique des histoires galantes, c’est-à-dire le souci permanent de soutenir le caractère véridique des récits, souligne à la fois leur appartenance au genre romanesque et la productivité de ce dernier dont nous analyserons un autre 244 Partie II - Dimension esthétique 508 Esmein-Sarrazin, « Introduction Poétiques », op. cit., p. 17. 509 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., octobre 1715, p. 24-25. 510 Ibid., p. 28. élément-clé dans la suite. Comme annoncé ci-dessus, ce sera la composition des récits. Des récits simples et galants Un deuxième élément essentiel du genre romanesque est la structure des nou‐ velles galantes. Nous venons de voir que celle de juin 1716, évoquée ci-dessus, mélange deux histoires différentes et qu’elle contrevient, de cette manière, à un précepte-clé de la théorie de Du Plaisir qui est également reconnu par Camille Esmein-Sarrazin : une simplification des structures et des constructions narratives. La chercheuse y ajoute encore l’abandon des aventures héroïques 508 ce qui implique, dans la pratique, que ni les héros des épopées ni les grands romans du début du XVII e siècle ne constituent plus aucune source d’inspiration. Hardouin Le Fèvre de Fontenay partage cette approche et, dans la livraison d’octobre 1715 du Nouveau Mercure galant, il se distancie clairement des histoires chevaleresques : Ces admirables Heroïnes dont les Romans nous font de si brillants portraits, étoient autrefois dans l’usage commode de courir le monde dans des chars, ou sous des palefrois. Un Chevalier amoureux, un Ecuyer fidele, une aimable Compagne, ou du moins, une Suivante discrete, les accompagnoient dans tous les hazards où les exposoit à chaque instant leur excellente beauté. Un monstre, un barbare, un geant, un lâche ravisseur, & souvent un rival infortuné, les rencontroient dans un defilé, au fonds d’une forêt, au pied d’une montagne, ou au passage d’un fleuve. Là, il étoit sans doute question de faire preuve de valeur. Le sang couloit de toutes parts 509 . Au lieu de telles histoires, le goût du temps préfère des narrations dans lesquelles « les belles courent le monde sans tant de ceremonies 510 ». Le Fèvre de Fontenay n’est pas le seul à s’exprimer d’une façon aussi dogmatique dans les pages du Nouveau Mercure galant. Un auteur anonyme introduit un commentaire similaire dans son « Histoire singulière » publiée dans le numéro de septembre 1715. Avant d’en parler, il faut cependant résumer brièvement la situation : Mendoce, un prince vertueux, retrouve la Comtesse de Savoye, la princesse dont il est amoureux et qui dort paisiblement au bord d’une fontaine. L’auteur inconnu de la contribution y arrête le fil de la narration et se permet la remarque suivante : 245 2. Deux conceptions de la belle littérature 511 Ibid., septembre 1715, p. 214-215. Ce passage - et surtout la noble endormie qui se réveille à l’arrivé du prince - semble d’ailleurs un emprunt à La Belle au bois dormant de Charles Perrault. À ce premier parallèle s’ajoute encore un détail intéressant puisque la Comtesse de Savoie n’est pas seule dans la forêt : « Le murmure de l’eau, la fraîcheur de cette grotte l’inviterent au sommeil, aussi n’en fit-elle pas à deux fois, elle s’endormit. Sa femme de chambre de son côté en fit autant », voir ibid., p. 210-211. Ainsi, la mise en scène ressemble au château maudit du conte de Perrault, voir Charles Perrault, « La Belle au bois dormant », dans id., Contes, édition établie par Nathalie Froloff, Jean-Pierre Collinet, Paris, Gallimard, 1999, p. 58-69, ici p. 63-64. 512 « La figure de Don Juan est l’antithèse des relations galantes fondées sur la confiance. », Gauthier, op. cit., p. 511. 513 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., mai 1716, p. 220. 514 Ibid. 515 Ibid., p. 226. 516 Ibid., p. 234. 517 Ibid., p. 238. 518 Ibid., p. 247. 519 Ibid., p. 219. 520 Ibid. Un loup monstrueux, un horrible Sanglier, ou quelque Our sauvage viendroient icy à merveille pour éveiller la Princesse, & pour exercer la valeur de Mendoce ; mais je ne veux pas ensanglanter la Scêne, j’aime mieux vous dire simplement qu’il y avoit si longtemps qu’elle dormoit d’un doux & profond sommeil, qu’elle se reveilla toute seule 511 . Triompher d’un monstre redoutable ne constitue donc plus une étape obligée dans la carrière d’un héros qui cherche à plaire à une dame. Pour conquérir son cœur, il doit se comporter comme un amant tendre et non pas comme le Don Juan de Molière, l’incarnation parfaite du libertin 512 . Ainsi, on assiste à une transposition du combat héroïque vers le domaine des sentiments et de l’intériorité. La contribution d’un certain M. Gabriël publiée dans la livraison de mai 1716 du Nouveau Mercure galant en est un bon exemple. Tout en employant un vocabulaire plutôt militaire - la « défaite 513 », la « victoire 514 », « courir des risques 515 », la « violence 516 », la « grande avanture 517 » ou encore « l’amour après avoir triomphé 518 » -, le narrateur raconte une histoire galante, qui a lieu dans un pays fictif et donc étranger, mais culturellement proche de la France 519 . Un jeune noble français arrive à la cour de ce royaume et, grâce à ses manières tendres et précieuses, il plaît rapidement à la plupart des dames, y compris « une jeune veuve qui par sa qualité, ses richesses, sa beauté, & son esprit surpassoit en tout les autres Dames de la Cour 520 ». Or, soucieuse de sa réputation, la veuve résiste aux avances du marquis français et une véritable joute amoureuse se met 246 Partie II - Dimension esthétique 521 L’égalité des deux sexes est un trait essentiel de la société mondaine idéale du XVII e siècle. Florence Gauthier : « La préciosité, avec Mlle de Scudéry, a valorisé le droit des femmes à disposer d’elles-mêmes et affirmé la propriété de leur corps, ce qui constitue une immense conquête qui a contribué à construire non seulement l’égalité entre les deux sexes, mais aussi leur désaliénation réciproque. », Gauthier, op. cit., p. 511. L’égalité des sexes mise en avant dans ces textes du Nouveau Mercure galant est donc considérée comme indispensable à la galanterie et, ainsi, elle rappelle l’évolution significative du rôle de la femme depuis le Moyen Âge. De plus, elle tranche également avec un concept plus traditionnel et conservateur de la femme qu’on retrouve encore au XX e siècle, par exemple, dans les textes de Charles Maurras. Fritz Nies décrit ce modèle de la façon suivante : « stéréotype selon lequel c’est le propre de l’homme de partir à l’aventure, de quitter sa compagne tandis que celle-ci, ‘casanière’ et sédentaire, aurait la vocation d’attendre le retour du partenaire, du vague à l’âme, et de s’appliquer à maintenir le contact affectif », Fritz Nies, « Un genre féminin », Revue d’Histoire littéraire de la France, 1978, n° 6, p. 994-1003, ici p. 998. Certes, dans la présente histoire, l’égalité des sexes ne s’expriment pas par un déplacement, mais il en sera encore question dans ce chapitre, plus exactement dans des nouvelles galantes de juillet et novembre 1715. Dans chaque une des deux nouvelles, la protagoniste féminine prend l’initiative et part vers Paris, voir Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juillet 1715, p. 201-237, et novembre 1715, p. 64-90. 522 « On peut estre diffus dans le commencement d’une Histoire […] ; mais la course doit toûjours estre de plus en plus précipitée, parce que les Lecteurs deviennent toûjours de plus en plus curieux. », Du Plaisir, Sentiments [1683], op. cit., p. 156. 523 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., mai 1716, p. 220-221 et p. 227. ainsi en place opposant deux rivaux plus ou moins égaux 521 . Désespérément, la belle veuve cherche à la fois à sauver sa réputation et à satisfaire sa passion amoureuse, ce qui mène à un duel opposant un membre de sa famille au noble français et dont l’issue faillit être fatale à son amant. Face aux blessures de celui-ci, elle admet, enfin, ses sentiments, reconnaît les qualités du marquis et accepte de l’épouser. Pendant toute cette histoire, M. Gabriël met le focus sur les deux protago‐ nistes, c’est-à-dire le noble français et la veuve. Fidèle aux enseignements de Du Plaisir 522 , il ne perd pas le fil principal de sa narration et n’entre point dans des explications superflues : après avoir bien décrit la scène et les protagonistes, la narration se concentre sur leur relation et monte inexorablement vers l’apogée dramatique : le duel. Les autres personnages ne sont guère présents et l’auteur n’en parle que quand ils font avancer l’histoire. Ainsi, afin de mieux illustrer le caractère de la belle veuve, il décrit les autres dames qui rendent « leurs hommages, au pouvoir de l’amour » et qui observent les entretiens de la protagoniste avec le marquis « avec une maligne attention 523 », mais le lecteur n’apprend rien de plus sur elles. Identique est le destin du parent de la veuve qui provoque le marquis en duel croyant que le noble français a insulté cette dernière. L’unique fonction de ce combat, pendant lequel les duellistes se 247 2. Deux conceptions de la belle littérature 524 Ibid., p. 243-251. 525 Ibid., octobre 1715, p. 28. 526 Ibid., p. 32. 527 Ibid., p. 72-73. 528 Ibid., p. 43-44. blessent grièvement, est d’émouvoir la veuve et de lui faire admettre son amour. De ce fait, bien que le narrateur informe le lecteur de la mort du parent fidèle et courageux, personne ne s’en soucie et tout ce qui compte à la fin de l’histoire est le mariage des deux protagonistes 524 . Une fixation similaire sur deux amants vertueux caractérise également l’histoire de la livraison d’octobre 1715 du Nouveau Mercure galant. Après les réflexions théoriques que l’on vient d’étudier, elles sont mises en œuvre. L’his‐ toire commence par un récit-cadre qui, d’un côté, introduit Julie - protagoniste ainsi que narratrice de l’aventure galante à la première personne du singulier - et qui, de l’autre, illustre la justesse de l’affirmation selon laquelle « les belles courent le monde sans tant de ceremonies, & se rencontrent heureusement sur les grandes routes 525 ». Effectivement, Julie se promène seule à travers les terres de M. de H**, Monseigneur de Morfontaine, et face à un garde-chasse du prince, elle ne demande aucune aide, mais revendique d’abord son droit de continuer librement son chemin : « [ J]e me promene, vous dis-je & n’ay rien davantage à vous dire 526 . » Certes, le paradis n’est pas parfait puisqu’il y a toujours des bandits et des voleurs dans les forêts. Or, vu que les archers risquent de bientôt s’attaquer aux malfaiteurs, ils ne constituent pas une réelle menace pour Julie. Bien au contraire, dans le récit, ce sont eux qui délivrent Julie des mains d’un ami infidèle qui la tient prisonnière 527 . Les vrais dangers auxquels Julie et Cléante, son amant, doivent faire face ne sont donc ni des monstres, ni des dragons, mais les méandres de l’amour. Bien que Cléante prenne l’initiative au sens propre du terme, Julie doit également camper sur ses positions et résister à deux prétendants indignes et peu précieux. Tout d’abord, elle refuse d’épouser le noble que son père lui a choisi : [O]n [me] […] retira [du couvent] pour me donner en mariage à un jeune Gentil‐ homme dont le père étoit ami du mien. Avant de nous marier on voulut examiner si nos inclinations sympathisoient ensemble, & s’il y avoit lieu d’esperer de nôtre union, toutes les suites d’un bon ménage. Mon prétendu s’y prit apparemment fort mal, ou je ne me trouvay point de disposition à l’aimer, aussi ne l’aimay-je jamais. Enfin il m’ennuya, me rebuta, & me dégoûta tellement de sa personne pendant une année entière, je suppliay mon pere de me remener au Convent 528 . 248 Partie II - Dimension esthétique 529 Ibid., p. 65-73. 530 Le retrait dans le couvent peut être compris comme une fuite d’un monde matériel en général et des passions charnelles en particulier. À l’instar de la Princesse de Clèves qui se retire de la cour royale pour échapper à l’amour qu’elle éprouve pour le duc de Nemours, Cléante rejoint Julie derrière les murs du couvent ce qui leur donne la possibilité de bâtir une relation sur la confiance réciproque et non pas sur la passion, voir Lafayette, « Clèves, édition Esmein-Sarrazin », op. cit., p. 416-419 et p. 475-476 ainsi que Rotraud von Kulessa, « Amour », dans Krief, op. cit., p. 61-64, ici p. 62. 531 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., octobre 1715, p. 50-51. 532 Ibid., p. 55. 533 Ibid., p. 52-53. 534 Ibid., p. 51-52. 535 Du Plaisir, Sentiments [1683], op. cit., p. 110. Et puis, Julie est forcée de repousser Alcaste qui trahit son ami Cléante, avant d’être libérée par des bandits 529 . Pour être proche de sa bien-aimée, Cléante, en revanche, est prêt à renoncer à la vie séculaire et, déguisé en femme, il consent de vivre dans un couvent 530 - voici la lettre dans laquelle il se confie à Julie : J’ay le Carnaval dernier essayé plusieurs fois vos habits, ils m’alloient si bien (vous les sҫavez) qu’au Bal, tout le monde me prit pour vous. J’ay esté en poste à Paris où j’en ay fait faire qui me vont à merveille ; avec le secours & par le moyen de Dorinne, je vais me mettre en pension dans vostre Convent 531 . Cette ruse permet aux deux amants de profiter pendant deux mois des « plaisirs de la plus charmante union du monde 532 ». La narratrice n’entre pas dans les détails, mais il paraît évident que Cléante n’est point un libertin, ni un coureur de jupons. Leur amour est basé sur les menaces qu’ils affrontent ensemble. Julie : « [ J]e me fis une gloire inconsidérée de partager avec luy les dangers presque évidents ausquels l’exposoit mon amour 533 . » Cette aventure galante racontée par la narratrice Julia, à la première personne du singulier, illustre donc les obstacles qui se dressent entre les deux amants et la concrétisation de leur amour. Ainsi, Julie dévoile à son public ses sentiments en commençant tout d’abord par son horreur, puis par son enthousiasme face au projet de Cléante de s’introduire dans le couvent 534 . Les lecteurs connaissent donc parfaitement la protagoniste. Ainsi est respectée une autre sentence de Du Plaisir : Mais sur tout on ne manque point de donner aux principaux Acteurs un caractère précis, & sensiblement marqué. On voit parfaitement & toûjours quelle qualité regne en eux avec leur amour, & on n’ignore pas à la fin de leur Histoire quels ont été leurs principaux mouvements 535 . 249 2. Deux conceptions de la belle littérature 536 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., octobre 1715, p. 42-48 et p. 80. 537 Kulessa, « Amour », op. cit., p. 62. Myriam Dufour-Maître approfondit ce constant : « Les rêveries féminines concernent plutôt une réforme du mariage, que les précieuses souhaitent séparer des intérêts pour lui rendre son caractère de raison et de sainteté. » La question est pourtant assez complexe : « On trouvera cependant chez les précieuses toutes les nuances individuelles, depuis l’idéal du mariage d’amour jusqu’au refus de toute chaîne, en passant par la résignation paulienne à l’état matrimonial, concession faite à la faiblesse humaine », voir Myriam Dufour-Maître, Les Précieuses. Naissance des femmes de lettres en France au XVII e siècle, Paris, Honoré Champion, 2008, p. 576 et p. 578. 538 Génetiot, Classicisme, op. cit., p. 276. Contrairement aux protagonistes, les autres personnages évoqués n’ont guère de profondeur et on ignore tout de leurs destins : les parents de Julie, par exemple, qui déclenchent en quelque sorte l’action en voulant donner la main de leur fille au fils d’un ami, disparaissent complètement du récit après le retour au couvent de Julie. Ils ne refont surface qu’à la toute fin pour donner leur bénédiction au mariage de leur fille. Or, les lecteurs n’apprennent rien sur leurs sentiments quant à cette union 536 . Force est de constater qu’il s’agit d’une nouvelle bien construite - selon les exigences de la théorie romanesque de l’époque - qui ne se perd pas dans des intrigues secondaires. Les deux histoires galantes analysées ici sont donc celles d’amants vertueux qui, malgré des circonstances défavorables, voir le cas de Julie et de Cléante ou des maximes personnelles comme l’exemple de la belle veuve, parviennent à surmonter des obstacles et tout particulièrement à s’épouser. À l’époque du Nouveau Mercure galant, le mariage constitue quasiment le dénouement obligatoire d’une histoire d’amour. Les écrivains ne sont cependant pas des défenseurs enthousiastes du mariage et, selon Rotraud von Kulessa, ils ne considèrent pas non plus le mariage comme le cadre idéal pour la réalisation d’un amour vertueux 537 . Au contraire, les histoires galantes mettent les lecteurs et particulièrement les lectrices en garde et les avertissent des dangers liés au mariage. Problématique qui sera approfondie par la suite. La morale cachée Il était déjà question du poète parfait qui, selon les Modernes, doit plaire à son public. Or, au XVII e et au XVIII e siècle, le plaire est inséparable de l’instruire ou, pour reprendre la formulation d’Alain Génetiot, « le plaire peut à son tour retrouver toute sa légitimé comme le véhicule indispensable de l’enseignement 538 ». Ainsi, il n’est point surprenant que Charles Perrault inclue un message pédagogique dans ses contes de fées, comme, par exemple, Peau d’Âne. Alain Viala explique l’approche de Perrault : « Le plaisir littéraire devenait 250 Partie II - Dimension esthétique 539 Alain Viala, « ‘Si Peau d’Âne m’était conté…’ Ou les frontières de la galanterie », Littératures classiques, 2009, n° 69, p. 79-88, ici p. 86. 540 Du Plaisir, Sentiments [1683], op. cit., p. 153-155. 541 Kulessa, « Amour », op. cit., p. 62. 542 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., novembre 1715, p. 65. donc, en se substituant aux conseils des professionnels religieux de l’éthique, le moyen de donner à penser plutôt que d’inculquer une morale toute faite 539 . » Du Plaisir développe une idée semblable dans ses Sentiments sur les lettres et sur l’histoire, avec des scrupules sur le stile de 1683 : [L]es Nouvelles ne montrent l’utile que par l’agreable, elles ne soufriroient pas un beau sentiment aux dépens d’expression froide ; & si elles contiennent une instruction generale, c’est par les peintures qu’elles la donnent, & non pas par les médiations, ou par les préceptes. Je croy cependant qu’il est une occasion, où un trait de cette sorte est tres-agreable, c’est lors qu’au lieu d’avoir cet air de maxime pour instruire, il a celuy d’une autorité pour servir de preuve, […] [s’il ressemble] bien moins à une maxime ou une sentence, qu’à une citation ou une preuve 540 . Cette manière implicite d’instruire met souvent en garde contre le mariage en tant qu’institution sociale ; ce qui forme, à en croire Rotraud von Kulessa, un des grands thèmes de la littérature française au féminin à l’époque moderne 541 . Certes, les amants des histoires galantes du Nouveau Mercure galant s’épousent régulièrement à la fin des récits, mais le mariage n’y est pas idéalisé. Au contraire, il semble s’agir d’une convention sociale respectant les attentes des lecteurs plutôt que d’une conviction profonde des contributeurs. Et effective‐ ment, il existe de nombreuses nouvelles dans lesquelles celui-ci est avant tout une source de malheur. La nouvelle envoyée au Nouveau Mercure galant par une autrice inconnue et publiée dans la livraison de novembre 1715 illustre, par exemple, les dangers liés au mariage. Julie, la protagoniste, tombe amoureuse d’un noble et, se laissant emporter par ses passions, elle n’hésite pas à l’épouser rapidement et sans réellement faire sa connaissance : [U]ne jeune Demoiselle de qualité, belle à l’avenant, nommé Julie, épousa, il y a quelques temps, par inclination un homme de condition qui luy donna bientost après sujet de se repentir du choix imprudent de son cœur. Il devient si extraordinairement jaloux, qu’il fit toues les extravagances du plus bouru de tous les hommes 542 . Et cette erreur causée par un excès de passion de la part de Julie ne peut plus être corrigée. Bien qu’elle réussisse à inspirer un peu plus de confiance à son mari et à le rendre moins jaloux, celui-ci est bien trop inconstant. Mis à part sa jalousie 251 2. Deux conceptions de la belle littérature 543 Une femme déguisée en homme ou un homme déguisé en femme, voir le cas déjà évoqué de Cléante qui devient religieuse, rappellent l’importance de la question de l’identité dans la littérature de l’époque. Se déguiser ou s’approprier - justement - une nouvelle identité constitue un topos récurrent. Le grand succès des bals masqués en constitue un autre exemple, voir Dejean, Culture Wars, op. cit., p. 120-123. 544 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., novembre 1715, p. 64-90. À part le fait que le déguisement fut un passe-temps en vogue, cette fuite de Julie rappelle également celle de Madame de Chevreuse de 1637 que La Rochefoucauld raconte en détail dans ses Mémoires. À l’instar de notre héroïne, la noble du premier XVII e siècle se déguise en homme et fuit quelqu’un qu’elle considère comme un tyran, en l’occurrence Richelieu. Comme Julie, la duchesse de Chevreuse rencontre des difficultés, mais, en fin de compte, elle réussit à échapper à tous les dangers, voir François de La Rochefoucauld, « Mémoires », dans id., Œuvres complètes, édition établie par Louis Martin-Chauffier, Jean Marchand, Paris, Gallimard, 1964, p. 11-267, ici p. 51-54. 545 Kulessa, « Amour », op. cit., p. 61. 546 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juillet 1715, p. 204-205. extrême, il entretient lui-même une relation avec une maîtresse et pense même à accuser sa femme légitime d’adultère. Face à cette menace, elle se déguise en homme 543 et entame une fuite vers Paris avant d’être miraculeusement délivrée de son mari funeste qui tombe grièvement malade et meurt. Mais la jeune veuve ne reste pas seule longtemps. Après un an de deuil, elle épouse un jeune homme qui l’a accompagnée lors de son voyage à Paris et qu’elle a appris à estimer 544 . Ainsi, l’écrivaine anonyme met les lecteurs du Nouveau Mercure galant en garde contre les abîmes de la passion : le mariage heureux n’est pas celui qui se base sur un coup de foudre, mais celui qui repose sur la sincérité et une confiance réciproque 545 . Les prétendants qu’il faut éviter sont également au cœur de l’histoire galante du numéro de juillet 1715 du Nouveau Mercure galant. Une collaboratrice inconnue y raconte l’histoire de Rose. Aveuglée par son amour, Rose ferme les yeux sur l’inconstance de son fiancé et en paie le prix - elle est humiliée publiquement : La belle Rose est aimée, elle en est sûre, elle aime à son tour, cela est dans la regle ; mais cette passion se nourrit pendant six mois dans son cœur, elle se repaît des plus douces esperances du monde, elle sent même avec plaisir approcher le jour heureux où son Hymen doit couronner son amour. Il n’y a plus qu’une nuit à passer : le lendemain au pied des Autels, un serment solemnel doit l’unir à son amant. Mais pendant cette même nuit, l’infidele qui s’est fait sans doute, une peinture affeuse du nœud où il va s’engager, prend des chevaux de poste, & se rend à Paris 546 . 252 Partie II - Dimension esthétique 547 Cette thèse est soutenue par la suite du récit. Le fiancé de Rose n’a pas de noms et il ne joue plus aucun rôle dans la narration, voir ibid., p. 198-237. 548 Ibid., p. 215. 549 Kulessa, « Amour », op. cit., p. 61. 550 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juillet 1715, p. 217-218. 551 Ibid., p. 225. 552 Ibid., p. 224-225 Or, cette première leçon ne constitue que le moment déclencheur de la vraie histoire que l’autrice anonyme écrit 547 . Désespérée, elle suit son amant à Paris pour le confronter à ses responsabilités. Sa recherche sera sans succès. Elle ne le retrouve pas, mais, dans la capitale, elle fait la connaissance de Medor qui est tout le contraire de son ancien fiancé : L’infidele qui l’a trahie, est à ses yeux un scelerat indigne de la moindre des bontez qu’elle euës pour luy : c’est un monstre rempli de tous les vices du monde, & Medor a toutes les belles qualités imaginables. Voilà de quoi la raison la fait convenir, & le cœur est en même temps d’accord avec la raison 548 . L’harmonie de la raison et de la passion : on y retrouve donc l’amour parfait, c’est-à-dire précieux, tel qu’il est défini par Scudéry 549 . Malheureusement pour Rose, Medor est le fils de parents particulièrement avares et, par conséquent, il ne dispose pas de moyens financiers pour épouser sa bien-aimée qui, à son tour, manque également d’argent. Pour trouver une solution à cette situation fâcheuse, Medor consulte Sganarelle, une connaissance et un riche usurier, qui « est à peu près comme le sot Personnage de l’Inconnu, grosset, grasset, hebeté, [et] il a la jambe séche, & porte au vent  550 ». À l’instar de Medor, celui-ci tombe immédiatement amoureux de Rose et lui propose par la suite de l’épouser en lui promettant une vie luxueuse. Au vu de leur pauvreté rendant tout projet matrimonial impossible, Medor, qui est prêt à « sacrifier son amour aux interests de sa Maistresse 551 », et Rose acceptent la proposition de Sganarelle. Or, cette union basée uniquement sur une logique rationnelle et matérialiste - les lecteurs de l’époque l’ont certainement soupçonné - n’est pas heureuse : « Mais loin de s’appercevoir [sic] des effets de ses belles promesses [celles de Sganarelle], elle [Rose] vit tous les jours augmenter sa captivité 552 . » Par conséquent, elle implore Medor de l’aider et, sans surprise, son amant tendre parvient à l’extirper des griffes de Sganarelle. Si l’histoire de Rose est la seule de celles analysées ici qui ne se termine pas par un mariage heureux, elle illustre malgré tout les pièges à éviter - se marier exclusivement par passion ou par nécessité matérielle est voué à l’échec. Le vrai amour, selon la contributrice anonyme, constitue celui de Medor et de Rose qui 253 2. Deux conceptions de la belle littérature 553 Pour plus d’informations sur les bals masqués, voir Semmens, op. cit. 554 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., janvier 1716, p. 188. 555 Ibid., p. 193-194. 556 Ibid., p. 195. 557 Ibid., p. 200. font ensemble face aux défis, qui peuvent donc se faire mutuellement confiance et qui rappellent ainsi l’histoire de Julie et de Cléante du Nouveau Mercure galant d’octobre 1715 qui se retirent dans un couvent suite à l’impossibilité de vivre leur amour. L’amour tendre, vertueux et précieux n’est pas le seul sujet que traitent les romanciers du Nouveau Mercure galant. Au début de l’an 1716, ils s’intéressent également aux bals masqués et plus particulièrement au bal de l’Opéra créé par une ordonnance de Philippe d’Orléans tout au début de la Régence 553 . Selon Hardouin Le Fèvre de Fontenay, il s’agit du « spectacle de Paris, le plus suivi à present & le plus agréable 554 ». Plusieurs histoires courtes et comiques, qui rappellent sous bien des aspects des faits divers, illustrent bien ce qui peut arriver pendant un bal masqué. Ainsi, les contributeurs du périodique et le responsable de la revue amusent les lecteurs, mais ils donnent également des conseils de comportement : par exemple, dans une nouvelle publiée dans la livraison de janvier 1716 du Nouveau Mercure galant, Hardouin Le Fèvre de Fontenay avertit ses lecteurs sur le danger de se faire berner par l’illusion qu’un beau masque est à même de provoquer. Le protagoniste de cette histoire est [u]n jeune homme de condition […] aux pieds de sa grande Reine, il étala de son mieux tous les sentiments de son cœur. Il luy dit entre autres choses, qu’il ne voyoit rien de si beau que l’énorme grosseur de son poitrail, qu’elle avoit un embonpoint dont il estoit enchanté, & qu’il s’estimeroit trop favorisé de l’armour et de la fortune, s’il pouvoit parvenir un jour à la gloire de se voir l’heureux nourrisson d’une si belle Nourisse 555 . Si le compliment a tout d’une satire des mœurs de l’époque, le jeune homme parvient pourtant à séduire la « belle Avanturiere 556 ». Content de son succès, il en parle à tous ses amis. Or, son bonheur ne perdure pas puisqu’un confident, qui est en même temps le voisin de sa maîtresse, le détrompe : il lui apprend que sa bien-aimée n’est point une galante femme, mais « une des plus grasses Tripieres de Paris 557 ». La dissimulation constitue effectivement un aspect central des bals et, dans le Nouveau Mercure galant de février 1716, Hardouin Le Fèvre de Fontenay insère plusieurs histoires qui dénoncent l’absurdité de vouloir à tout prix identifier une personne masquée et de ne pas pouvoir admettre une défaite dans ce jeu mondain. Un parfait exemple - l’auteur de l’histoire reste anonyme - en est le cas 254 Partie II - Dimension esthétique 558 Ibid., février 1716, p. 229. 559 Ibid., p. 230. 560 Ibid. 561 Ibid., p. 201. 562 Ibid., p. 213. d’un « masque tres accort, des plus spirituels, & des mieux instruits des affaires du monde 558 ». « [C]harmé de l’esprit & du bon raisonnement de celui [un autre masque] qui venoit de l’entretenir 559 », le masque courtois révèle beaucoup de sa personnalité et, par la suite, il « fit [également] plusieurs efforts obligeants pour […] engager [son interlocuteur] à se faire connoistre 560 ». Pourtant, il n’y arrive pas et, vexé par cette résistance acharnée, il fait suivre l’autre masque lorsque celui-ci quitte le bal. Ces efforts sont pourtant vains car le masque qui a su cacher son identité monte à cheval et échappe ainsi facilement à ses persécuteurs. Une histoire similaire, mais légèrement plus compliquée est racontée par un ami de Le Fèvre de Fontenay et publiée dans la même livraison du Nouveau Mercure galant. Elle met en scène un marquis s’ennuyant à un bal et entamant alors une conversation avec une dame masquée. Contrairement au protagoniste, elle reconnaît facilement son interlocuteur et réussit à le démasquer rapidement : « Vous mentez, reprit-elle brusquement, vous estes le Marquis de ** & vous estes homme d’épée, de robe & de Finance 561 . » Avantagée par ses connaissances et insinuant que l’épouse du protagoniste est en ce moment même en train de se faire séduire par un autre masque, elle réussit à distraire le marquis et à garder l’anonymat. Pourtant, elle lui propose de retenter sa chance au prochain bal et, aveuglé par le désir de démasquer enfin la belle, le marquis se ridiculise totalement : Je fus des premiers à m’y rendre sous un déguisement qui ne put pas me cacher long temps aux yeux de la personne à qui j’avois affaire ; mais je fus encore la dupe de cette précaution, & la facilité qu’on eût à me reconnaistre, m’exposa à me faire chagriner, harceler pendant deux heures par tous les masques qui me reconnurent 562 . Enfin, le marquis de ** retrouve la dame, mais les choses vont de mal en pis : la dame qu’il n’a pas su démasquer se révèle être la jeune femme à laquelle il fait désespérément la cour. Son humiliation est complète lorsqu’elle lui avoue qu’elle lui préfère l’amant de sa femme. Certes, ce dénouement ajoute une nouvelle perspective à l’histoire du marquis et peut amener à des réflexions sur le mariage en général. La partie importante de cette nouvelle qui nous aide à éclaircir la problématique de ce sous-chapitre reste l’aveuglement du marquis. Obsédé par la dame masquée, il en oublie totalement de se plier aux conventions d’un bal masqué et se retrouve pratiquement exclu du jeu mondain. 255 2. Deux conceptions de la belle littérature 563 Voir Alain Montandon, « Le Nouveau Savoir-vivre. En guise d'introduction », Roman‐ tisme, 1997, n° 96, p. 7-15, ici p. 7. 564 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., février 1716, p. 187. 565 Ibid., p. 188-193. 566 Ibid., p. 194. Les histoires à propos du bal de l’Opéra confirment donc le constat d’Alain Viala selon lequel les nouvelles font réfléchir les lecteurs qui parviennent eux-mêmes à y discerner une morale ou un conseil pratique. Mais, exception‐ nellement, Hardouin Le Fèvre de Fontenay intègre également quelques conseils concrets dans sa revue qui rappellent les manuels de savoir-vivre ; un genre qui fera fortune au XIX e siècle 563 . Le Fèvre de Fontenay constate d’abord un problème : Qu’on se tourne d’un ou d’autre costé au Bal, il y a toûjours & partout des gens qui cherchent noise, & des Masques qui ne demandent pas mieux que d’agacer les autres, ou d’estre agacez eux-mêmes. Les timides ou les imbecilles s’y ennuyent à la mort. Les uns n’ont pas le courage de tenter une avanture, les autres n’ont pas l’esprit de la soûtenir 564 . À en croire le responsable du Nouveau Mercure galant, il existe toujours des gens qui ne savent pas respecter les règles explicites et implicites des bals masqués ce qui a des conséquences graves : soit ils ne s’amusent pas eux-mêmes, soit ils gâchent le plaisir des autres. Afin d’y remédier, Le Fèvre de Fontenay explique par la suite comment se masquer, comment entamer une conversation avec un autre masque et comment déclarer son amour à une inconnue masquée 565 . Ultérieurement, il soutient que le respect de ces conseils permettra à ses lecteurs de faire bonne figure à tous les bals masqués. Et au cas où ils ne se sentiraient pas encore assez préparés, il leur recommande la lecture des histoires dont nous venons d’analyser quelques-unes 566 . En guise de conclusion, nous tenons à souligner la mise en scène très élaborée de la morale des nouvelles galantes. Il ne s’agit point de règles annoncées doctement, mais de conseils et mises en gardes incarnés par les protagonistes de ces histoires. De cette manière, les auteurs des nouvelles galantes peuvent divertir leur public et transmettre un enseignement. Ainsi s’achève également l’étude des éléments classiques du genre romanesques qui sont propagés par les histoires galantes du Nouveau Mercure galant. Le périodique d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay a, par conséquent, contribué à la vulgarisation d’un nouveau modèle littéraire et des pratiques de lecture qui l’accompagnent. De même, la revue a participé au changement de l’horizon 256 Partie II - Dimension esthétique 567 « Mit dem sich im bürgerlichen Zeitalter durchsetzenden Arbeitsethos wird die Lektüre zu einem Privatvergnügen », version originale en allemand, notre traduction dans le texte, voir Kulessa, « Spieltheorien », op. cit., p. 139. 568 Hardouin Le Fèvre de Fontenay affirme non seulement qu’il a écrit cette histoire, mais qu’il a participé lui-même à ses événements, Le Fèvre de Fontenay, op. cit., septembre 1714, p. 8 et p. 11. Dans le Dictionnaire des journalistes, Alexandre Sokalski ne met pas en doute les propos du responsable du périodique puisqu’il répète cela dans deux numéros d’attente des lecteurs contemporains. Certes, au début du XVIII e siècle, cette évolution vient juste de commencer, mais le Nouveau Mercure galant s’y inscrit pleinement et perdure ainsi l’engagement de Jean Donneau de Visé lors de la Querelle de La Princesse de Clèves : le roman reste le genre de prédilection des Modernes, mais il ne forme pas encore un genre parfaitement unifié. 2.2.2.2 Les éléments atypiques Après avoir décrit les éléments classiques des nouvelles galantes du Nouveau Mercure galant, nous changerons de perspective et étudierons, par la suite, quelques cas qui échappent à ce cadre. La nouvelle comme jeu littéraire Il n’y a aucun doute sur l’essor du roman au XVII e siècle. Même si les critiques de l’époque hésitent encore à reconnaître le genre, les lecteurs, en revanche, raffolent des romans, comme La Princesse de Clèves. Toutefois, les romans viennent juste d’entamer leur ascension jusqu’au sommet du Parnasse littéraire et c’est principalement le XIX e siècle que les historiens de la littérature consi‐ dèrent comme son âge d’or. Cette évolution, également liée à la montée de la bourgeoisie, a pourtant des conséquences énormes : « Avec l‘éthique de travail qui s’impose à l’ère bourgeoise, la lecture devient un divertissement privé 567 . » La conception de la littérature comme jeu de société est, par exemple, en perte de vitesse, mais la bataille n’est pas perdue d’avance. Au contraire : on peut observer dans le Nouveau Mercure galant quelques tentatives afin de doter les nouvelles et les histoires galantes d’une dimension ludique ce qui contribue également à la circulation d’un certain modèle de sociabilité et ce qui représente, en outre, une stratégie narrative bien établie. Une première approche consiste à faire du jeu littéraire le récit-cadre d’un re‐ cueil de nouvelles et d’histoires galantes ce qui rappelle fortement le Décaméron de Boccace, le Trattenimenti de Scipione Bargali, l’Heptaméron de Marguerite de Navarre ou encore La maison des jeux de Charles Sorel. Un bon exemple se trouve dans la livraison de septembre 1714. Il s’agit d’une histoire écrite par Hardouin Le Fèvre de Fontenay 568 et précédée d’une introduction en vers. Celle-ci annonce 257 2. Deux conceptions de la belle littérature différents du Nouveau Mercure galant, ceux de juin 1714 et de septembre 1714, voir Sokalski, op. cit. Tout invite donc à prêter foi à cette déclaration de Le Fèvre de Fontenay. 569 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., septembre 1714, p. 9-10. 570 Ibid., p. 10. Pour plus d’informations sur la guerre de succession d’Espagne, voir John A. Lynn, Les Guerres de Louis XIV (1667-1714), Paris, Perrin, 2010. 571 Si l’on se fie, par exemple, à la biographie d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay fournie dans le Dictionnaire des journalistes, il s’agit de sa première campagne militaire, Sokalski, op. cit. 572 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., septembre 1714, p. 11-12. le fil conducteur qui lie les trois courtes histoires de ce petit recueil. Selon le poème introductif, leur thème d’ensemble constitue la galanterie : « Et qui lui [au Franҫois qui croit tout charmer] montrent mieux que dans le meilleur livre/ Comme on guerit chez eux de la rage d’aimer 569 . » Suivant les exemples italiens et français, l’histoire commence par une brève description du personnage principal et du contexte hostile que les protagonistes fuient : « Sainte Colombe, Lieutenant de dragons dans Fimarcon, étoit un jeune Gentilhomme des plus braves, & des mieux faits que le Roy eût dans son armée d’Italie la premiere année de cette guerre 570 . » Certes, la fonction militaire constituait la raison d’être de la noblesse non seulement française, mais européenne depuis le Moyen Âge, mais il n’empêche que le quotidien d’une campagne militaire représentait tout de même des dangers et impliquait des privations pour les officiers ; surtout au début de la guerre de succession d’Espagne pendant laquelle la France a connu plusieurs revers dans le nord de l’Italie. Il est ainsi possible de considérer cette mise en scène comme une situation exceptionnelle et menaçante, comparable au siège de Sienne qui constitue le récit-cadre du Trattenimenti de Bargali. Par conséquent, l’ordre social est toujours en danger, voire inexistant : même si on fait abstraction des besoins matériels, il reste toujours les maladies, la captivité, les blessures ou la mort. Face à cette réalité inhospitalière et peu habituelle 571 , Sainte Colombe propose à deux camarades de se retrouver dans sa tente : J’ai bien des choses à vous conter, mes amis, leur dit-il, entrons dans ma tente. Fontenay […] sera des nôtres, & Severac fera nôtre cinquiéme. J’ai un bon alloyeau à la braize, des sallames, des langues de France, d’excellent vin de Vienne, & le plus beau fruit du monde à vous donner. J’ai fait faire dans la terre un trou qui a prés de cinq pieds de profondeur, deux douzaines de bouteilles de vin y sont enterrées sur un lit de paille, que j’ai fait couvrir de quinze ou vingt livres de glace, sur lesquelles reposent & se rafraîchissent à present les melons, le fruit & les anchois, que nous allons manger 572 . Sainte Colombe organise donc un vrai festin pour ses hôtes ce qui tranche nettement avec le quotidien d’une campagne militaire difficile et ce qui rappelle 258 Partie II - Dimension esthétique 573 Kulessa, « Spieltheorien », op. cit., p. 149. 574 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., septembre 1714, p. 11. Plus tard, on apprend plus sur Thuis ou Thuy - l’orthographie du nom varie, mais on en garde la première variante. Il se qualifie lui-même de « vieux Rêtre », voir ibid., p. 34. Selon le Dictionnaire universel d’Antoine Furetière, il s’agit d’un mercenaire : « Cavalier Alleman. Il n’est en usage qu’en cette phrase. C’est un vieux Reistre, pour dire, C’est un homme fin, rusé & experimenté au fait de la guerre », voir Furetière, op. cit., entrée « REISTRE » ; tome III, p. 283. Ce petit mot rappelle aux lecteurs la réalité militaires sous l’Ancien Régime - il y a des professionnels de la guerre qui servent un prince étranger. Il faut penser également au destin de Conrad de Rosen, dont la notice nécrologique paraît dans la revue, voir Le Fèvre de Fontenay, op. cit., août 1715, p. 315-327, ou Eugène de Savoie qui grandit en France et qui fait carrière dans l’armée des Habsbourg, voir Fumaroli, Europe, op. cit., p. 83-96. 575 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., septembre 1714, p. 15. plutôt l’idée d’une fête organisée dans un château en temps de paix. Il n’y a que la musique qui fait défaut à la brigata onesta du Nouveau Mercure galant. D’ailleurs, il est primordial de noter que malgré l’absence d’invités féminins, ce qui est expliqué par la mise en scène d’un monde militaire, il y a des tendances de démocratisation 573 : les titres militaires qui sont encore évoqués au début du récit-cadre ne jouent plus aucun rôle. Étant donné que Sainte Colombe et ses deux amis, « Messieurs de Thuis & de Ramboüillet », à qui il s’est adressé ci-dessus, sont des lieutenants 574 , on peut supposer que Fontenay et Severac ont le même grade militaire, mais cette question n’est jamais abordée et les invités de Sainte Colombe ne s’en soucient point. Le groupe qui se retrouve dans la tente du personnage principal semble donc s’éloigner, ou mieux se réfugier chez leur camarade cherchant à échapper à une dure réalité, en l’occurrence celle de la guerre. Pourtant, il manque encore l’aspect central de la littérature à caractère ludique - la mise en place du jeu lui-même. Après quelques échanges conviviaux, Ramboüillet propose : Messieurs, […] si vous voulez que nous ayons ici le plaisir de nous entendre, parlons chacun à nôtre tour, & contons-nous de bonne foy toutes les affaires galantes que nous avons euës depuis que nous sommes en Italie. Tirons au billet à qui parlera le premier ; nous recommencerons à tirer jusqu’à ce que nous ayons plus rien à dire, & à chaque pose que fera le raconteur, nous boirons une razade : mais il faut qu’il mesure son discours de façon que nous poussions tous cinq faire nôtre ronde, pendant qu’il nous contera son histoire 575 . La brigata onesta vient donc d’établir des règles fixant l’ordre des narrateurs et structurant ainsi le quotidien dans un environnement extraordinaire : chaque membre du groupe doit raconter une aventure galante qu’il a lui-même vécue ; 259 2. Deux conceptions de la belle littérature 576 Ibid., p. 34-35. 577 Ibid., p. 36. 578 Après la défection de Thuis, ils restent quatre narrateurs potentiels, mais Hardouin Le Fèvre de Fontenay ne tient pas à reproduire la sienne sous prétexte qu’il ne veut pas se vanter et qu’il est trop modeste. Simple excuse ou véritable raison - malheureusement, on ne peut plus reconstituer sa motivation, ibid., p. 33-34. 579 Gauthier, op. cit., p. 511. 580 Le nom du narrateur de la première histoire semble être un clin d’œil. Il rappelle le salon de Madame de Rambouillet. Il est donc peu surprenant que ce protagoniste-là sait bien respecter la galanterie, voir Génetiot, Classicisme, op. cit., p. 131-135. 581 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., septembre 1714, p. 16-33. les protagonistes deviennent donc les narrateurs des petites histoires intégrées dans le récit-cadre. La référence à la galanterie est également importante ; elle reprend le sujet annoncé dans l’introduction en vers et elle exclut toutes les histoires de guerre et de ses débordements, comme les pillages ou le viol. Par conséquent, Thuis s’excuse : « [Il] nous dit […] que depuis plus de vingt ans il n’avoit eu de bonnes fortunes que dans le camp, ou aux environs 576 . » Or, il ne peut pas se dérober lui-même à l’obligation du jeu. Ses compagnons doivent en décider et le narrateur, c’est-à-dire Hardouin Le Fèvre de Fontenay, insiste sur le fait que cette question est traitée « serieusement dans nôtre petit conseil 577 » avant que Thuis fût libéré de sa tâche. Les règles du groupe sont donc prises au sérieux et cette approche renforce le caractère structurant du jeu. Contrairement à Thuis, les autres protagonistes de l’histoire 578 savent honorer le contrat établi au début et ils parlent de la galanterie. Or, leurs narrations regroupent surtout des contre-exemples masculins qui, pour reprendre la définition de Florence Gauthier, ne font pas « confiance aux femmes » et qui n’ont pas « encore appris à parler de tout devant et avec elles 579 » - on retrouve donc dans cette contribution au Nouveau Mercure galant le souci d’instruire et d’intégrer des morales dans les histoires galantes, thème dont il était déjà question précédemment. La première histoire est racontée par Ramboüillet qui est le seul galant homme parfait 580 . Il présente l’aventure qu’il a vécue avec un certain « M. de C** Brigadier des armées du Roy ». Ce dernier est amoureux d’une belle fille, Olympe. Or, à cause de deux défauts, M. de C** n’arrive pas à séduire sa bien-aimée : premièrement, il ne sait pas lui parler parce qu’il ne maîtrise guère l’italien. Et deuxièmement, il est trop timide, il confie même son entière correspondance avec Olympe à un serviteur et la femme de celui-ci qui abusent de la crédulité de M. de C** 581 . Par la suite, dans l’histoire de Sainte Colombe, le problème résulte à nouveau d’un manque de confiance. Néanmoins, cette fois-ci, c’est la méfiance d’un mari envers son épouse et sa fille qui cause le malheur. 260 Partie II - Dimension esthétique 582 Ibid., p. 47. 583 Ibid., p. 40-62. 584 Ibid., p. 70. 585 Ibid., p. 69-72. 586 Le destin de Severac rappelle le constat de Joan Dejean selon laquelle les romans français présentent une image négative du mariage qui serait incapable de régler les rapports homme-femme, voir Kulessa, « Amour », op. cit., p. 62. 587 Gauthier, op. cit., p. 511. 588 Kulessa, « Amour », op. cit., p. 61. 589 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., septembre 1714, p. 64-69. 590 Ibid., p. 47. L’époux jaloux les détient comme des prisonnières : « [C]es deux infortunées creatures sont enfermées jour & nuit dans un petit trou, où la lumière n’entre qu’avec peine, elles restent là seules à s’affliger 582 . » Toutefois, Sainte Colombe parvient à gagner l’estime du mari et celui-ci le présente à sa famille. Utilisant tous les recettes de la galante conversation, Sainte Colombe réussit à plaire aux deux femmes, et notamment à l’épouse 583 . Le troisième récit, fait dans la tente de Sainte Colombe et intégré dans cette histoire du Nouveau Mercure galant, traite du même sujet ; Severac, en même temps narrateur et protagoniste, manque de confiance : il ne cherche pas à faire la connaissance de la jeune femme dont il est tombé « aussitôt éperdûment amoureux 584 », mais il contacte son oncle et lui demande la main de sa nièce sans jamais lui avoir parlé auparavant. Une entreprise vouée à l’échec 585 qui conteste la pratique des mariages arrangés 586 . L’histoire de Severac illustre à nouveau un autre manquement à la galanterie. Selon Florence Gauthier, la galanterie idéale peut être rapprochée de la précio‐ sité 587 qui implique un équilibre entre la passion et la raison 588 . Une passion incontrôlée, en revanche, peut se révéler dangereuse et nocive. Severac en fait l’expérience. Il aspire à être l’ami et confident de sa sœur désespérée qu’il aide à arranger un mariage très avantageux. Malheureusement, une fois allée au bout de sa passion et devenue l’épouse d’un « homme de grande naissance », la sœur de Severac devient arrogante et elle ignore désormais son frère 589 . La force destructrice, que la passion peut exercer, se révèle également dans le destin de Sainte Colombe qui séduit et libère la mère et la fille enfermées 590 . L’épouse secourue devient, par la suite, l’unique objet des désirs de Sainte Colombe et elle lui fait oublier même sa fiancée. Voici le résumé des sentiments du lieutenant français : Je n’étois point dans l’usage de voir des attraits si simples & si naturels. Les objets qui m’avoient même piqué davantage avant ceux-ci, me parurent difformes ; & en comparant ma maîtresse de Montpellier à ces belles inconnuës, je me sentis forcé 261 2. Deux conceptions de la belle littérature 591 Ibid., p. 53-54. 592 Ibid., p. 29-30. 593 Ibid., p. 72-73. 594 Ibid., p. 75-82. 595 Voir Viala, « Peau d'Âne », op. cit., p. 86. d’avoüer en moy-même qu’elle avoit presque toûjours emprunté de l’étude & de l’art les graces que celles-ci devoient uniquement à la nature. En un mot elle fut oubliée dans un instant, & rien depuis ne l’a défenduë dans mon cœur 591 . La liste des manquements à la galanterie est donc longue et les fautifs doivent expier leurs erreurs : le timide brigadier de l’histoire de Ramboüillet, qui ne parvient pas à plaire à la belle Olympe, s’en sort malgré tout relativement bien puisqu’il survit à l’aventure. Il doit simplement surmonter son échec 592 . Severac, Sainte Colombe et le mari jaloux, en revanche, meurent : après avoir raconté l’échec de sa tentative d’épouser une belle dame, Severac tombe raide mort 593 . C’est d’ailleurs le retour au récit-cadre : la mort de Severac brise l’illusion de la brigata onesta et ramène le lecteur ainsi que le groupe à la réalité. Très violentes sont, par la suite, les fins respectives des personnages de Sainte Colombe et de l’époux tyrannique. Ce dernier abat l’ami précieux et amant de sa femme avec un fusil avant d’être blessé mortellement par les camarades furieux de Sainte Colombe 594 . Les différents destins de ceux qui ne remplissent pas les exigences de la galanterie doivent être considérés comme une mise en garde et un rappel aux lecteurs afin de bien satisfaire les attentes sociales. Force est de constater que tout en reproduisant les principales caractéristiques du jeu littéraire à la Boccace ou à la Bargali, cette histoire du Nouveau Mercure galant s’inscrit dans la tradition romanesque décrite par Du Plaisir dans ses Sentiments sur l’histoire ou encore étudiée par Alain Viala dans son essai sur Peau d’âne de Charles Perrault 595 . De plus, face à l’exigence de produire de véritables histoires, Hardouin Le Fèvre de Fontenay brise les frontières entre les différentes histoires et le récit-cadre - les niveaux de fiction, qui sont d’ordinaire bien séparés, se mélangent et montrent bien toute la productivité de la littérature au début du XVIII e siècle. Aspect dont un exemple particulier sera étudié dans le prochain sous-chapitre. Une histoire participative L’histoire de septembre 1714 illustre donc bien de quelle façon un jeu littéraire peut former un récit-cadre et, en même temps, recommander une forme de sociabilité. Un an plus tard, Hardouin Le Fèvre de Fontenay va plus loin et demande à ses lecteurs de participer activement à une telle entreprise. À priori, 262 Partie II - Dimension esthétique 596 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., septembre 1715, p. 204, et Vincent, op. cit., p. 337-346. La notion du jeu qui peut prendre des formes très variées et demande la participation active du public est indissociable de la littérature galante puisqu’elle arrache le lecteur « à l’isolement du cabinet », voir Denis, op. cit., p. 286. Cette proposition ludique de Le Fèvre de Fontenay souligne donc surtout le caractère mondain de son périodique. Dans le même temps, elle reprend des procédures de la Querelle de La Princesse de Clèves : les questions aux lecteurs que Donneau de Visé pose à son public après la parution du roman de Lafayette en 1678 ainsi que les Lettres à Madame la Marquise de *** sur la Princesse de Clèves de Valincour. Si ce dernier montre différentes possibilités de construire l’histoire, le premier incite les lecteurs de sa revue à les exploiter et à développer des alternatives plausibles. En invitant les lecteurs du Nouveau Mercure galant à écrire une lettre à la place de la Comtesse de Savoye, Le Fèvre de Fontenay incite son public à se poser des questions similaires sur les possibilités d’agir de l’héroïne, voir Kulessa, « Querelle », op. cit., p. 127-129, et Christine Montalbetti, « Présentation », dans Valincour, Jean-Baptiste Henry du Trousset de, Lettres à Madame la Marquise de *** sur la Princesse de Clèves, édition établie par Christine Montalbetti, Paris, Flammarion, 2001, p. 15-30, ici p. 20. 597 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., septembre 1715, p. 204. 598 Ibid., p. 223-224. 599 Voir ibid., octobre 1715, p. 83. Dans le numéro de septembre 1715, Hardouin Le Fèvre de Fontenay n’aborde pas la question de l’identité de l’auteur. 600 Ibid., septembre 1715, p. 205-206. cela n’a rien de nouveau. Le public du Nouveau Mercure galant est familier « des Questions, des bouts rimez à remplir, & des Enigmes à deviner 596 » ; il connaît donc le principe. Le caractère novateur de ce jeu en particulier vient du fait qu’il est basé sur une nouvelle : l’« Histoire singulière » de la Comtesse de Savoye, une « belle Princesse calomnieusement soupҫonnée, & presque convaincuë du crime d’adultere 597 ». Le but est de sauver cette dame en rédigeant une lettre, ou plutôt un cri de secours destiné à un prince qui « veüille prendre sa deffense & soutenir en champ clos qu’elle est la plus vertueuse Princesse du monde 598 ». Or, il ne suffit guère de recruter un bon mercenaire ou de promettre une récompense matérielle. Au contraire, l’auteur anonyme de l’histoire 599 formule une tâche précise ; il faut s’adresser à un prince en particulier, Mendoce : « [E]n un mot il faut luy [à Mendoce] écrire une Lettre si toûchante, si persuasive, si tendre en même temps, qu’elle l’oblige à se mettre en campagne aussitost la presente reҫûë 600 . » Afin de faciliter la rédaction de la lettre et d’amuser les lecteurs du périodique, l’écrivain inconnu fournit encore plus d’informations à son public et raconte l’histoire de la Comtesse de Savoye et de Mendoce précédant l’accusation et le procès de la princesse. Tout en présentant les deux comme des protagonistes nobles et vertueux, les détracteurs de la Comtesse de Savoye sont décrits d’une façon très négative : leur comportement est caractérisé par la jalousie, les 263 2. Deux conceptions de la belle littérature 601 Ibid., p. 206-225. 602 Ibid., p. 225. 603 À l’époque de l’Ancien Régime, différentes pratiques de lecture collective se développent, comme, par exemple, des sociétés de lecture ou des cabinets littéraires, voir Feyel, Presse, op. cit., p. 32. 604 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., septembre 1715, p. 223-224. mensonges ou une naïveté condamnable 601 - en résumé, ils ne correspondent point aux idéaux caractérisant un honnête homme, tels que la galanterie ou la préciosité. Par conséquent, l’identification des lecteurs à la Comtesse et à Mendoce est plus que probable. Procédé qui devait les motiver à prendre la plume pour défendre la victime innocente d’une intrigue répugnante. À la fin, en tant que bon pédagogue, Hardouin Le Fèvre de Fontenay présente trois lettres types et il insiste principalement sur l’urgence de la situation : « On m’en a déjà envoyé trois sur ce sujet ; mais on en demande d’autres parce que celles qu’on a écrites n’ont encore pû déterminer Mendoce 602 . » Le responsable du Nouveau Mercure galant semble donc anticiper le résultat souhaité et il entame lui-même la construction de la société virtuelle des défenseurs de la Comtesse de Savoye à laquelle chaque lecteur peut adhérer en écrivant une lettre à Mendoce. De plus, on peut imaginer que des lecteurs se retrouvent pour discuter de l’histoire et pour rédiger ensemble un message convainquant ou qu’ils organisent un petit concours pour savoir qui, parmi eux, a répondu le mieux à la tâche 603 . Le jeu littéraire inventé par un auteur anonyme et lancé par Hardouin Le Fèvre de Fontenay possède donc un grand potentiel qui permet de créer de la sociabilité. La brigata onesta est constituée, en l’occurrence, par tous les lecteurs du Nouveau Mercure galant qui peuvent ainsi échapper brièvement à leur quotidien, changer d’identité et prendre la place de la Comtesse de Savoye. Contrairement à l’histoire de septembre 1714 analysée ci-dessus, le sérieux de ce jeu littéraire ne doit pas être souligné par Hardouin Le Fèvre de Fontenay. La situation plus que précaire de la Comtesse de Savoye l’illustre suffisamment : Elle proteste en vain de son innocence, son procès est tout fait, enfin il ne luy reste plus que la voye des épreuves pour se laver du crime dont on l’accuse. L’épreuve du feu & celle de l’eau ne luy paroissent gueres seures, celle de trouver un champion qui veüille prendre sa deffense & soutenir en champ clos qu’elle est la plus vertueuse Princesse du monde, est l’unique ressource qui luy reste ; & il n’a que Mendoce qui puisse estre son deffenseur ; mais il est bien éloigné d’elle 604 . Si cette histoire rappelle donc effectivement d’autres genres participatifs, tels que les questions aux lecteurs, elle a sans aucun doute surpris les lecteurs du Nouveau Mercure galant. Premièrement, le XVII e siècle a certainement connu 264 Partie II - Dimension esthétique 605 Voir Volker Schröder, « Créer à plusieurs ? Collaborations littéraires, artistiques et scientifiques au Grand Siècle », en ligne : https: / / www.fabula.org/ actualites/ creer-plus ieurs-xve-colloque-du-cir-17_79935.php, site consulté le 26/ 08/ 19. 606 Camille Esmein-Sarrazin, « Introduction », dans Lafayette, Œuvres, op. cit., p. IX-XXXV, ici p. XVI. 607 Dans son introduction aux œuvres de Lafayette, Camille Esmein-Sarrazin décrit le processus de création des romans de la femme de lettres et montre que, malgré des soutiens nombreux, tels que La Rochefoucauld, Huet ou Ménage, la participation reste l’affaire d’un cercle restreint, tout comme dans les salons mondains, voir ibid., p. XV-XIX. Il est donc possible de décrire la démarche d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay dans la logique de l’écriture salonnière : si le Nouveau Mercure galant constitue, depuis sa création le recueil d’un immense « salon de papier », voir Schuwey, « Mercure », op. cit., p. 60, son responsable semble proposer une nouvelle forme de coopération en automne 1714. Cependant, il faut aussi prendre en compte le fait que l’écriture - et donc la publication d’une histoire complète - constitue une possibilité d’affirmation de soi des autrices, voir Constant Venesoen, Études sur la littérature féminine au XVII e siècle, Birmingham (Alabama), Summa Publications, 1990, p. 125. Par conséquent, malgré des genèses différentes et des pratiques diverses, force est de constater que la nouvelle galante participative du Nouveau Mercure galant ne correspond guère aux pratiques de l’époque et a certainement surpris ses lecteurs. 608 Du Plaisir, Sentiments [1683], op. cit., p. 180. un grand nombre d’ouvrages collectifs 605 - le Nouveau Mercure galant en reste un excellent exemple - et de nombreux « laboratoires 606 » littéraires, mais, en général, un seul homme de lettres - ou même un collectif d’auteurs - a écrit un texte achevé par une publication imprimée, comme par exemple un recueil ou un dictionnaire. D’ailleurs, à part les recueils, la collaboration de plusieurs plumes n’est guère annoncée au grand public, comme l’illustre le cas de Lafayette 607 . Et deuxièmement, afin d’engager les lecteurs à soutenir la Comtesse de Savoye, l’auteur anonyme les prive du dénouement de l’histoire : la narration s’arrête à l’apogée et le destin de la Comtesse de Savoye reste un mystère. Cela constitue une violation des théories du roman développées, par exemple, par Du Plaisir. Dans ses Sentiments sur les lettres et sur l’histoire, avec des scrupules sur le stile de 1683, il écrit : L’Histoire doit toujours avoir une Conclusion ; & quand elle n’en a pas, elle n’est pas moins imparfaite que le seroit une Tragédie recitée sans son dernier Acte ; & le plus grand plaisir que puisse goûter l’esprit apres toutes les impatiences que donne une longue suite d’intrigues & d’évenements, est de voir enfin les Héros, ou entrer au Port, ou faire naufrage 608 . Le message de Du Plaisir est clair : tout est bien qui finit bien, mais ce qui ne finit pas, n’est pas bien non plus. Par conséquent, le dénouement de l’histoire 265 2. Deux conceptions de la belle littérature 609 Dandrey, « Strategie », op. cit., p. 838. 610 Du Plaisir, Sentiments [1683], op. cit., p. 183. 611 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., octobre 1715, p. 83. 612 Ibid., p. 89. 613 Pour plus d’informations sur le travail pédagogique réalisé par les périodiques et ses responsables, voir la partie « Relecture et réécriture : le journal comme atelier littéraire » de l’étude de Suzanne Dumouchel. Elle y explique de quelle manière les périodiques contribuent à l’éducation des lecteurs, Dumouchel, op. cit., p. 99-195. reste central et l’issue n’est donc pas connue d’avance. C’est le suspense qui fait que les lecteurs continuent la lecture. Ce constat rappelle les travaux de Patrick Dandrey. Analysant la préface des Amours de Psyché et Cupidon de Jean de La Fontaine, Dandrey arrive à la conclusion qu’il existe un clivage entre les littératures classiques et modernes : Pour le premier [le roman classique], c'est la virtuosité dans l’art d’adapter une trame déjà tissée qui détermine l’agréable suspension du lecteur intrigué par la manière de nouer et de dénouer une crise dont l’issue est déjà connue et identifiable dès le titre : plaisir de suspension ; pour l’autre [le roman moderne], ce sera celui du « supense », plaisir de découvrir des trames toujours nouvelles, et de se laisser surprendre 609 . Or, l’inventeur inconnu du jeu littéraire de la livraison du Nouveau Mercure galant de septembre 1715 ôte cet amusement aux lecteurs et, à en croire Du Plaisir, il les prive par la même occasion de la morale de l’histoire : « [L]eur conclusion doit toûjours enfermer une Morale 610 . » Ainsi, l’auteur anonyme ne répond pas aux attentes du public contemporain. Mais le public, que pense-t-il de ces jeux littéraires ? Il est impossible de se forger une opinion sur le recueil des nouvelles galantes de septembre 1714. En revanche, la réaction des lecteurs à l’« Histoire singulière » de septembre 1715 est connue et elle est très claire : ils n’ont pas apprécié l’expérimentation. Hardouin Le Fèvre de Fontenay constate : « Mais à propos du Romans, je ne sҫay pourquoy on m’a si prodigieusement chicanné le mois passé, sur celuy de la Comtesse de Savoye 611 . » Par la suite, il se défend lui-même et il défend également l’auteur de l’histoire dénoncée, mais, malgré tout, il se plie au verdict et, probablement pour clore ce jeu littéraire, ne publie que la réponse de Mendoce à la Comtesse de Savoye. Cependant, à la fin de cette contribution, Le Fèvre de Fontenay est contraint d’admettre qu’elle n’était pas à la hauteur : « On me dira peut être cette Lettre ne revient que mediocrement à l’histoire de la Comtesse de Savoye : je soutiens moy qu’elle n’y revient point du tout 612 . » Mais, fidèle au concept des périodiques de l’époque moderne 613 , il profite de l’occasion 266 Partie II - Dimension esthétique 614 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., octobre 1715, p. 89. 615 Ibid., juin 1716, p. 38-83. 616 Ibid., octobre 1715, p. 24-81. 617 Ibid., septembre 1714, p. 10-83. 618 Dans le Dictionnaire de l’Académie française de 1694, il n’y a aucune entrée qui correspond à l’adjectif « exotique », voir Académie française, Dictionnaire [1694], op. cit., tome II, p. 417, et Furetière écrit : « Il ne se dit que dans le dogmatique, & signifie, Estranger. Il se faut pas servir de termes exotiques & barbares », Furetière, op. cit., entrée « EXOTIQUE », tome II, p. 22. 619 Jean Chapelain, « Lettre à M. Carrel de Sainte-Garde », dans id., Lettres, édition établie par Philippe Tamizey de Larroque, Paris, Imprimerie nationale, 1880-1883, 3 volumes, tome II, p. 339-341, ici p. 340-341. pour expliquer à ses lecteurs comment rédiger une meilleure lettre : il faut bien respecter son sujet et ne pas s’en écarter 614 . Somme toute, cet exemple d’une histoire participative et sans fin - ou plutôt son échec - souligne l’importance du dénouement pour une nouvelle galante. Ainsi, il met également en évidence les limites de l’innovation littéraire : elle ne peut pas aller à l’encontre des principes-clés d’un genre. Néanmoins, les écrivains peuvent avoir recours à une autre recette pour divertir leurs lecteurs. Les traces exotiques La plupart des histoires qui ont été analysées dans le cadre de la présente étude ont lieu à Paris, en France ou, au mieux, dans un cadre très français. Souvenons-nous de l’histoire de Le Fèvre de Fontenay à qui on demande de régler ses dettes fiscales 615 , celle des deux amants qui se réfugient dans un couvent 616 ou enfin celle dont l’action se déroule dans un camp militaire en Italie pendant la guerre de succession d’Espagne 617 . De plus, ces histoires suivent en général le modèle des grands romans à succès, tels que La Princesse de Clèves ou encore l’Histoire de la Marquise-Marquis de Banneville, qui rappellent clairement la vie sociale de l’époque. Cette proximité avec le monde des lecteurs doit être interprétée comme une possible réalisation de la sentence de Du Plaisir qui souligne l’importance de l’attachement du lecteur aux protagonistes du récit. Or, il y a également des histoires et des aventures qui se déroulent dans des pays lointains et étrangers, voire exotiques. Si le terme d’« exotique » n’est que rarement utilisé au XVII e et au XVIII e siècle 618 , la littérature qui parle des terres et des côtes inconnues est bien aimée par les lecteurs. Dans sa lettre à Monsieur Carrel de Sainte-Garde, Jean Chapelain soutient déjà en 1663 que « les [récits de] voyages sont venus en crédit et tiennent le Haut bout dans la Cour et dans la Ville 619 ». Il faut penser, par exemple, à l’Histoire des Sevarambes de Denis Vairasse, mais également à 267 2. Deux conceptions de la belle littérature 620 Denis Varaisse, L'Histoire de Sevarambes, Paris, Claude Barbin, 1677-1679, 4 volumes et Antoine Galland (dir.), Les Mille et Une Nuits. Contes arabes traduits en franҫois, Paris, Barbin, 1704-1717, 12 volumes, pour plus d’informations sur la réception et la qualité de la traduction d’Antoine Galland en France, voir René R. Khawam (dir.), Les Milles et Une Nuits, Paris, Libella, 2011, 3 volumes, tome I, p. 14-17. 621 Roger Mathé, L'Exotisme, Paris, Bordas, 1985, p. 20. 622 Lise Leibacher-Ouvrard, « Sauvages et Utopies (1676-1715) : l'exotisme-alibi », French Literature Series, n° 13, p. 1-12, ici titre de sa contribution. 623 Mathé, op. cit. p. 19. L’exotisme de parure désigne un exotisme illustratif. Il faut en distinguer les histoires qui se passent à l’étranger sans que les spécificités de ce pays ou cette région jouent un rôle, comme les nouvelles galantes qui se déroulent lors de la guerre de succession d’Espagne, voir, par exemple, Le Fèvre de Fontenay, op. cit., novembre 1714, p. 19-65, ou l’histoire galante participative appelant les lecteurs à aider la Comtesse de Savoye, ibid., septembre 1715, p. 204-230. Dans cette contribution, il est question du duché du prince Mendoce, un pays que « de vastes Royaumes […] séparent » de la Savoie. L’étrangeté du pays natal de Mendoce n’a aucune importance dans l’histoire, à la limite, il accentue la détresse da la comtesse, voir notre analyse précédente. 624 Ibid., août 1714, p. 10. 625 Ibid., p. 29-30. 626 Ibid., p. 34 et p. 39. la traduction de Les Mille et Une Nuits par Antoine Galland 620 . Ainsi, il n’est point étonnant de trouver dans le Nouveau Mercure galant des histoires qui évoquent des contrées exotiques. La question de savoir de quelle nature est l’exotisme - terme anachronique, à l’époque qui nous intéresse seul l’adjectif existait - du Nouveau Mercure galant se pose. Étant donné la position de dépendance du périodique d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay dans le champ littéraire de l’époque, on peut aisément exclure un exotisme « de paravent » - pour reprendre l’expression de Roger Mathé 621 - ou « d’alibi » - selon les mots de Lise Leibacher-Ouvrard 622 . L’analyse suivante portera par conséquent uniquement sur les différents degrés d’un exotisme « de parure 623 » qui enrichit certaines histoires galantes du Nouveau Mercure galant. La nouvelle galante de la livraison d’août 1714 dont l’auteur est Hardouin Le Fèvre de Fontenay lui-même constitue un cas intéressant et riche. Le titre de cette histoire, « Le naufrage au port 624 », place d’emblée le récit dans le contexte de la marine et des voyages en mer. Et en effet, elle forme un recueil de diverses aventures qui ont conduit quatre personnes - seules ou accompagnées - sur une île que les lecteurs peinent à localiser. Le protagoniste et narrateur de ce deuxième récit-cadre, Loüis-Alexandre de Nerval, n’est point précis. Il n’évoque qu’une « mauvaise plage, qui est entre le Cap Noir et & Tiribiri 625 » et, à plusieurs reprises, mais d’une façon très vague, la Norvège 626 . Ce qui semble essentiel, en revanche, c’est le fait que cette île mystérieuse se situe dans la « partie 268 Partie II - Dimension esthétique 627 Ibid., p. 40. 628 Cette histoire constitue donc aussi un recueil de nouvelles comme celle d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay de septembre 1714 qui met en scène Sainte Colombe et ses camarades. Cette fois-ci, par contre, la règle n’exige pas des protagonistes qu’ils racontent des histoires galantes, mais qu’ils expliquent comment ils sont arrivés sur l’île isolée et sauvage, voir ibid., p. 46-47. 629 Dans l’univers féerique, la forêt occupe une place centrale. Voir, par exemple, La Belle au bois dormant. Dans ce conte de Charles Perrault, la forêt protège la princesse dormante et elle forme le lieu où le prince trouve l’amour, voir Perrault, « Belle », op. cit., p. 58-69. 630 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., août 1714, p. 31-32. 631 Ibid., p. 40. 632 Ibid., p. 34-36. septentrionale de l’Europe 627 », c’est-à-dire dans un univers éloigné de Paris et donc potentiellement sauvage. Dans la suite de la nouvelle, l’arrivée de Nerval amène tous les voyageurs, qui ont trouvé refuge sur cette île, à raconter leur histoire 628 . Le décor nordique y est également mis en scène et, ainsi, l’histoire propose un double divertissement aux lecteurs du Nouveau Mercure galant : d’un côté les récits des différents voyageurs qui reprennent souvent des sujets classiques des nouvelles galantes, tels que la critique du mariage, et de l’autre, la description très travaillée de ce monde nouveau et exotique. Après avoir posé le pied sur l’île, Loüis-Alexandre de Nerval, le narrateur et protagoniste, découvre tout d’abord un environnement sauvage. Il évoque, par exemple, une chasse à travers une véritable forêt vierge 629 : « Un jour m’étant emporté à la suite d’un jeune ours avec trois de mes camarades dans cette noire forêt, dont nous habitions une des extremitez 630 . » Scène pleine de suspense, mais avant tout moment central de la narration puisque la chasse permet au groupe de Nerval de rencontrer d’autres naufragés qui les invitent dans leur refuge, un « superbe Palais 631 », selon le narrateur. Par la suite, les lecteurs n’apprennent pas seulement les différentes histoires des hôtes de Nerval, mais ils découvrent également leur cadre de vie qui rappelle moins la France du siècle classique que le monde des Indiens d’Amérique ou des sociétés africaines. Il n’y a, par exemple, pas de tissus à l’européenne et, par conséquent, les vêtements sont plutôt simples : Je [Loüis-Alexandre de Nerval] vis […] une grande femme étenduë sur un lit, dressé à la hauteur d’un demi pied de terre, couvert des plus belles peaux qui soient dans toute la Norvege. Ses vêtements étoient de la même étoffe ; […] je vis un homme, habillé de la tête aux pieds d’une riche fourrure de marthe zibeline 632 . 269 2. Deux conceptions de la belle littérature 633 Ibid., p. 40. 634 Ibid., p. 47. 635 Ibid., p. 47-48. 636 Ibid., p. 38-39. 637 Voltaire, Essai sur les moeurs, édition établie par René Pomeau, Paris, Garnier, 1963, 2 volumes, tome II, chapitre CXIX, p. 140 : « Laponie […] [c]e vaste pays, voisin du pôle, avait été désigné par Strabon sous le nom de la contrée des Troglodytes et des Pygmées septentrionaux : nous apprîmes que la race des Pygmées n’est point une fable. […] Les Lapons ne paraissent point tenir de leurs voisins. Les hommes, par exemple, sont grands et bien faits en Norvège ; et la Laponie ne produit que des hommes de trois coudées de haut. […] La nature, qui n’a mis les rennes ou les rangifères que dans ces contrées, semble y avoir produit des Lapons ; […] on ne peut […] [s’y] nourrir que de lait de rennes et de poissons. » De plus, les autres naufragés qui, selon toute apparence, vivent depuis longtemps sur l’île, ne disposent plus d’armes modernes, mais seulement « d’arcs & de fleches 633 ». Pareil constat en ce qui concerne leur nourriture. Le repas semble être plus simple qu’extravagant : « Ce repas fut composé de laitages, de fruits, de legumes & de viandes, sans pain 634 . » Et la consommation d’un liquide qui n’est pas nommé explicitement, mais qui rappelle le sirop d’érable constitue une autre référence aux Indiens de l’Amérique : « [U]n outre plein du jus d’un certain arbre dont la liqueur est merveilleuse 635 . » À ce train de vie rustique et stéréotypé s’ajoutent encore d’autres éléments extraordinaires et même merveilleux. Contrairement aux attentes de Loüis-Ale‐ xandre de Nerval et ses compagnons, l’île n’héberge pas que des naufragés, mais elle est également la contrée natale d’une population indigène : [N]ous vîmes sortir de plusieurs huttes presque ensevelies dans la terre, & que nous n’aurions jamais songé à prendre pour des retraites d’hommes, au moins un bataillon de pygmées. Ces marmousets étoient si petits, que chacun de nous en auroit pû mettre une demi-douzaine à califourchon sur le canon de son fusil, & les emporter sur l’épaule sans être trop chargez. Ce sont là precisément les peuples qu’on appelle des Lapons de Norvege 636 . Description intéressante puisque la dernière phrase semble annoncer l’Essai sur les mœurs de Voltaire. Environ 40 ans après la publication de cette livraison du Nouveau Mercure galant, le philosophe associe les pygmées à un peuple de petite taille que l’on peut trouver, par exemple, en Laponie 637 . À l’époque d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay, d’autres définitions ont également circulé. Le terme de « pygmée » figure, par exemple, dans le dictionnaire d’Antoine Furetière et sa définition rappelle le caractère légendaire de ces gens : « Personne de petite taille qui n’a qu’une coudée de haut. On l’appelle ainsi du nom d’un peuple fabuleux 270 Partie II - Dimension esthétique 638 Furetière, op. cit., entrée « PIGME’E », tome III, p. 101. 639 « La bonne Fée qui lui avait sauvé la vie, en la condamnant à dormir cent ans, était dans le Royaume de Mataquin, à douze mille lieues de là, lorsque l’accident arriva à la Princesse ; mais elle fut avertie en un instant par un petit Nain, qui avait des bottes de sept lieues (c’était des bottes avec lesquelles on faisait sept lieues d’une seule enjambée) », Perrault, « Belle », op. cit., p. 61. 640 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., août 1714, p. 75. 641 Ibid., p. 77-78. 642 Ibid., mai 1715, p. 220-221. qu’on disoit être en Thrace 638 . » Il y a donc existé un certain intérêt pour ce peuple étrange et exotique. De plus, il est sûr que la présence des « Lapons de Norvege » dans le recueil « Le naufrage au port » contribue au dépaysement et au divertissement des lecteurs. L’origine d’un autre élément hors-norme paraît plus claire. Dans l’histoire racontée par une certaine Barnaga, il est question d’un renne appartenant justement à un « Lapon ». Ce renne est doté d’une capacité surnaturelle qui rappelle les bottes de sept lieues des contes de Charles Perrault 639 : « Quoy qu’il y ait un chemin infini d’ici à Astracan, il [le renne] l’amena en trois jours dans ce desert, où son amant se rendit aussitôt qu’elle 640 . » Comme dans les contes de fées, personne n’est choqué par cette aptitude pratiquement magique du renne. Loüis-Alexandre de Nerval songe même à utiliser ces animaux pour rentrer en France avant d’apprendre par Barnaga qu’elle n’a pas vu un seul renne depuis son arrivée sur île 641 . L’Europe du Nord ne constitue cependant pas la seule contrée géographique dont les contributeurs se servent pour surprendre et divertir le public de la revue. Un autre exemple est la Perse. Dans le Nouveau Mercure galant de mai 1715, par exemple, Hardouin Le Fèvre de Fontenay, qui est encore une fois l’auteur de l’histoire, emmène ses lecteurs au Moyen-Orient. Avant de se plonger dans cette contribution, il importe de prendre en considération une note du responsable de la revue précédant la nouvelle : « [ J]’ay mis, […] sous des noms supposez, & tres étrangers à nôtre égard, des noms qui nous sont tres-familiers. La Perse est la Scene de mes Acteurs ; ils auroient esté aussi à leur aise sur les bords de la Seine 642 . » Par conséquent, le but du dépaysement qui suit n’est point la représentation objective d’une culture étrangère, mais il forme plutôt un outil 271 2. Deux conceptions de la belle littérature 643 Il était déjà question dans ce chapitre de la traduction des Mille et Une Nuits d’Antoine Galland qui a été publiée à la même époque. D’autres exemples sont le Journal du voyage de l’ambassadeur perse présenté au grand public par Hardouin Le Fèvre de Fontenay au début de 1715 ou encore les fables de Jean de La Fontaine qui sont influencées par la traduction en français du Roman de Renart par Gilbert Gaulmin. Au niveau des publications savantes, il faut évoquer Barthélemy d’Herbelot et sa Bibliothèque orientale de 1697. Force est de constater - même sans avoir parler des événements politiques - que l’Orient était très présent en France au XVII e et au XVIII e siècle. Il est donc sûr de supposer que Le Fèvre de Fontenay répond à une certaine attente de ses lecteurs en intégrant de telles histoires dans sa revue et que le public connaissait bien cette région ainsi que ses mœurs. La nouvelle de mai 1715 n’en constitue d’ailleurs pas le seul exemple. On trouve d’autres histoires dans les livraisons de juin 1714 ou de décembre 1714. Pour plus d’information concernant la réception du monde perse dans la France de l’Ancien Régime, il faut consulter Dominique Carnoy, Représentations de l'islam dans la France du XVII e siècle. La Ville des tentations, Paris, L'Harmattan, 1998, ou Olivier H. Bonnerot, La Perse dans la littérature et la pensée françaises au XVIII e siècle, Paris, Champion, 1988. 644 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., mai 1715, p. 222. 645 Ibid., p. 224. 646 Ibid., p. 226. 647 Ibid., p. 230-231. afin de plaire aux lecteurs qui, au début du XVIII e siècle, se sont énormément intéressés à cette région 643 . Les premières lignes de la nouvelle expliquent le contexte : « Fenaket, fils de Timur Melic, Citoyen de Chamakée, Capitale de la Province de Chrivan en Perse, ayant atteint l’âge de vingt ans, résolut d’abandonner sa Patrie à l’insҫû de ses parents, & de voyager dans tous les Royaumes de l’Orient 644 . » Dans la suite, Hardouin Le Fèvre de Fontenay illustre son histoire par de petits détails qui mettent ce monde exotique en couleur et qui rendent le décor perceptible et réaliste. Ainsi, il se sert du titre du roi persan - « le Grand Cha, seul Roy des Rois, Posseusseur de Throsne & de la Couronne 645 » -, il préfère le terme de « Caravensaraï 646 » à celui d’auberge ou de relais de chevaux et, enfin, il rappelle les mœurs du pays à ses lecteurs : Quelque soif qui nous presse dit alors Fenaket, à son amy, attendons, mon cher Hulacou, qu’une eau moins dangereuse en modere l’ardeur, l’avis nous est venu fort à propos, allons en remercier nostre bienfaictrice. A quoy voulez-vous vous exposer encore, luy dit Hulacou, cette maison n’est pas un Caravansaraï, vous sҫavez que c’est un crime irremissible en ce Pays-cy que de parler à des femmes 647 . Les règles de la vie sociale française qui permettent justement à un honnête homme de s’adresser à une femme inconnue, même si celle-ci est mariée, ne sont donc pas en vigueur au Moyen-Orient ; fait habilement exploité par Hardouin 272 Partie II - Dimension esthétique 648 Ibid., p. 236. 649 Ibid., p. 238. 650 Fénelon, Télémaque, op. cit., livre I, p. 119-134 et p. 575. 651 Auparavant, ce motif est aussi présent dans La Jérusalem délivrée de Le Tasse et dans le Roland furieux de l’Arioste. Chez Le Tasse, Armide - une belle sorcière musulmane - veut se venger de Renaud et le tient un piège. Or, après avoir réussi à le faire prisonnier, elle tombe amoureuse du chevalier chrétien et essaie de le retenir avec des enchantements. En vain, puisque Charles et Ubalde, deux autres chevaliers et compagnons de Renaud, parviennent à le libérer des sorts d’Armide, voir Le Tasse, La Jérusalem délivrée, édition établie par Jean-Michel Gardair, Paris, Classiques Garnier, 1990, chant 14, strophe 51, p. 789 - chant 16, strophe 63, p. 881. Auparavant, l’Arioste inclut un épisode similaire dans son Roland furieux. Grâce à des sortilèges, la vieille sorcière, Alcine, se transforme en une belle femme qui séduit Roger et l’ensorcèle. Ainsi, il oublie tous ses engagements et surtout Bradamante, son amante. Néanmoins, celle-ci ne renonce pas à son amour et elle obtient l’aide d’une autre magicienne, Mélisse, qui retrouve Roger et lui ouvre les yeux sur la véritable identité d’Alcine. Ainsi débarrassé des enchantements de la sorcière, Roger peut entamer sa fuite périlleuse et retrouver Bradamante, voir l'Arioste, Orlando furioso. Roland furieux, édition établie par Yves Hersant, Nuccio Ordine, Paris, Les Belles Lettres, 1998-2002, 4 volumes, chant VII, strophe 9, p. 125 - chant VII, strophe 80, p. 142. Le Fèvre de Fontenay : en évoquant cette interdiction, il fait allusion au monde des harems, un stéréotype bien connu par les lecteurs de sa revue. Sans surprise, cette règle est transgressée par les protagonistes, ce qui les met dans une situation très délicate : certes, ils rencontrent deux jeunes femmes dont ils tombent tout de suite amoureux, mais ils doivent également affronter le « Tyran 648 » qui a enfermé les dames comme des esclaves. Bien que Fenaket et Hulacou le vainquent, ils sont grièvement blessés. Malheureusement pour les protagonistes, le tyran n’est pas arrivé seul, mais accompagné par un « bataillon d’Eumenides 649 », dont la commandante, Zucara, tombe amoureuse de Fenaket et Hulacou. C’est la raison pour laquelle celle-ci, à l’instar du tyran défunt, fait enfermer les deux esclaves et cherche à retenir les deux héros. Ainsi, Hardouin Le Fèvre de Fontenay crée une situation à la Calypso et réécrit une partie des Aventures de Télémaque et donc de l’Odyssée  650 . Tout comme la belle sorcière issue de la mythologie grecque 651 , l’Érinye sauve les deux hommes et, ensuite, fait tout pour les garder auprès d’elle : Zucara […] envoya aussitost chercher tous les remedes qu’elle crût les plus promts pour rendre la vie à ces deux étrangers ; en même-temps elle ordonna à six de ses compagnes de prendre & d’enfermer dans un lieu sûr les deux belles esclaves qui avoient été surprises avec eux. Le secours arrivé, elle prit soin de leurs playes, arresta leur sang, & les guerit en trois jours […]. Ce terme expité, Zucara leur proposa des amusemens, des plaisirs & même des hymens, dans ce magnifique Palais dont elle 273 2. Deux conceptions de la belle littérature 652 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., mai 1715, p. 242-243. 653 Ibid., p. 238-271. 654 Ibid., p. 220-221. 655 Kulessa, « Amour », op. cit., p. 62-63. 656 Mathé, op. cit., p. 19. estoit devenuë la Dame, par leur valeur, par la mort du Tyran, & par la soumission de ses compagnes 652 . Tout comme dans l’œuvre de Fénelon, Fenaket et Hulacou parviennent à résister à la tentation et cherchent un moyen de s’échapper tout en sauvant leurs bien-aimées. Ici s’arrête cependant la réécriture et, à la fin, Zucara qui a été introduite dans l’histoire comme une Érinye se révèle comme étant la sœur d’un ami de Fenaket et Hulacou 653 . L’illusion d’un monde fantastique issu de la mythologie gréco-romaine dans lequel même les rôles sexuels traditionnels sont inversés est donc brisée, mais on peut supposer, cependant, que ce dépaysement extrême a bien diverti le public en jouant habilement avec sa culture générale. Après avoir sauvé ses héros, Le Fèvre de Fontenay revient sur sa réflexion précédant l’histoire de Fenaket et Hulacou « qui auroient esté aussi à leur aise sur les bords de la Seine 654 ». Cette affirmation est confirmée par un pacte que scellent les protagonistes et les deux belles esclaves qu’ils ont libérées et épousées : ils se fixent des principes qui doivent empêcher le mariage de nuire à l’amour vertueux - un des grands problèmes de la littérature féminine de l’époque 655 . En guise de conclusion, il s’avère donc que le responsable du Nouveau Mercure galant ainsi que ses contributeurs ont profité du grand intérêt de leurs contem‐ porains pour les pays lointains. Ainsi proposent-ils des nouvelles galantes qui n’ont pas lieu dans un cadre français, mais sur une île septentrionale ou en Perse. Toutefois, il s’agit toujours d’un exotisme « de parure 656 », c’est-à-dire illustratif. De plus, ces histoires exotiques montrent qu’il est impossible de réduire les nouvelles galantes à un simple modèle unique. En ayant recours à des tendances littéraires bien différentes - de la conception de la littérature comme jeu jusqu’à l’exotisme -, les plumes du Nouveau Mercure galant proposent une grande variété d’histoires qui soulignent bien toute la richesse du genre romanesque. Toujours est-il que les nouvelles galantes ne voient pas le jour dans un vide culturel ou littéraire. Ainsi, un parallèle intéressant entre les histoires galantes et les contes de fées peut effectivement être constaté - observation qui permet de comprendre encore mieux les textes narratifs du périodique. Exception faite de Charles Perrault, les contes ont été écrits avant tout par des autrices, telles que Madame d’Aulnoy, Madame de Murat ou Mademoiselle Lhéritier, et elles 274 Partie II - Dimension esthétique 657 Marie Catherine Aulnoy, « L'Oiseau bleu », dans ead., Contes des fées, édition établie par Nadine Jasmin, Paris, Champion, 2008, p. 157-198. 658 Ead., « La Biche au bois », dans ead., Les Contes nouveaux ou les fées à la mode, Paris, Veuve de Théodore Girard, 1698, 2 volumes, tome I, p. 228-343. 659 Esther Benureau, « Le Conte de fées littéraire féminin de la fin du XVII e siècle », mémoire présenté comme exigence partielle de la maîtrise en études littéraires de l'Université du Québec à Montréal, 2009, p. 99. 660 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., octobre 1715, p. 29-33 et p. 72-73. mettent souvent en question l’autorité masculine. Il suffit de penser à L’Oiseau bleu de Marie Catherine d’Aulnoy. Elle y dénonce la faiblesse d’un roi résultant de la mort de sa femme et de son nouveau mariage ; la vraie victime de la passivité du monarque est cependant sa fille Florine 657 . Tout comme elle, les protagonistes féminins des histoires galantes du Nouveau Mercure galant souffrent souvent de l’autorité masculine : il faut penser, par exemple, à l’histoire de Sainte Colombe de la livraison de septembre 1714 de la revue qui présente un homme tellement jaloux qu’il enferme son épouse et sa fille ou à la nouvelle d’octobre 1715. Dans celle-ci, Julie, une jeune femme, doit se retirer dans un couvent pour échapper à un mariage dont le principal but est de solidifier l’amitié qu’entretient son père avec un autre noble. Une autre Julie, celle de l’histoire de novembre 1715, faillit également devenir la victime de la violence masculine puisque son mari l’accuse d’adultère et l’humilie par conséquent publiquement - une petite référence à La biche au bois de Marie Catherine d’Aulnoy 658 ? Peut-être, mais la question doit être étudiée dans un cadre plus vaste : sans aucun doute possible, les contes de fées et les histoires galantes traitent une même problématique et ils dénoncent tous les deux l’insuffisance des hommes et leur hégémonie, particulièrement celle des pères et des maris. D’autres parallèles sont également à relever : comme les contes, les histoires galantes ont lieu dans le monde des nobles et, du moins, dans la haute société bourgeoise naissante 659 . La majeure partie du Tiers État n’y joue aucun rôle. Encore une fois, l’histoire de Julie d’octobre 1715 peut illustrer ce parallèle. Fatiguée après sa promenade et échappée à des bandits, Julie refuse l’aide et la compagnie d’un paysan avant d’accepter celle d’un garde-chasse qui la conduit au château du seigneur local 660 . En ce qui concerne l’attitude envers la vaste population, il n’y a aucun doute sur le fait que le Nouveau Mercure galant s’adapte à ses lecteurs et que ses auteurs se réfèrent aux expériences et aux valeurs de son public-cible. Ce rejet du monde agricole et paysan de la part des Modernes implique également le refus de la simplicité telle qu’elle est prônée par les Anciens. Il ne constitue point un idéal, mais son exact contraire - il 275 2. Deux conceptions de la belle littérature 661 Benureau, op. cit., p. 67. 662 La recherche sur les contes tente à rapprocher le roi de la figure paternelle. À en croire Anne Defrance, il y a un « glissement du domaine public vers le domaine privé », voir Anne Defrance, « La Politique du conte aux XVII e et XVIII e siècles. Pour une lecture oblique », Féeries. Études sur le conte merveilleux, XVII e -XIX e siècle, 2006, n° 3, p. 13-41, ici p. 8. Jacques-Bénigne Bossuet soutient cette thèse, il écrit par exemple que « [l]’autorité royale […] est paternelle. », voir Jacques-Bénigne Bossuet, Politique tirée des propres paroles de l'Écriture sainte, Bruxelles, Jean Leonard, 1721, 2 volumes, en ligne : http: / / gallica.bnf.fr/ ark: / 12148/ bpt6k97638426/ f9.image, site consulté le 03/ 10/ 17, tome I, p. 82. 663 Sgard, op. cit., p. 938-939. 664 Vincent, op. cit., p. 337. faut évoquer ici l’Histoire comique de Francion de Charles Sorel dans laquelle vie paysanne rime avec grossièreté et barbarie 661 . Au-delà de ces points communs que partagent les contes et les histoires galantes, il ne faut pourtant pas oublier qu’il s’agit de deux genres différents. Ainsi, hormis quelques rares exceptions, le merveilleux et l’humanisation des animaux font défaut aux histoires galantes du Nouveau Mercure galant. En outre, la critique du roi n’a quasiment pas lieu, elle se trouve au plus dans celle des pères et des personnages paternels, mais, globalement, elle reste très discrète et pratiquement inaudible 662 . La différence la plus fondamentale, cependant, concerne les auteurs. Alors que les contes de fées sont majoritairement écrits par des écrivaines, les contributeurs à la revue d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay sont principalement des hommes, ce qui rappelle la grande faiblesse de la presse féminine de l’Ancien Régime qui peine à s’imposer. Par conséquent, les grands périodiques restent les affaires des hommes 663 . Or, c’est une autre histoire. Pour cette étude de la Querelle d’Homère, en revanche, il est plus important de noter que le Nouveau Mercure galant fait indubitablement partie du camp d’Houdar de La Motte et des Modernes. 2.2.3 L’empire de la galanterie Après avoir constaté la grande importance qu’Hardouin Le Fèvre de Fontenay accorde aux nouvelles galantes, il faut également tourner notre regard vers les provinces centrales de l’« empire de la galanterie 664 » - pour reprendre les mots de Monique Vincent. Certes, la décision d’Anne Dacier de traduire l’Iliade en français était avant tout un défi philologique. Cependant, à la suite de la publication de la traduction-imitation d’Houdar de La Motte et face à la réaction de Madame Dacier, cette aventure intellectuelle a également suscité de l’intérêt dans la société mondaine. La grande curiosité que le Nouveau Mercure galant a manifestée à l’égard de celle-ci en témoigne et nous incite à répondre également 276 Partie II - Dimension esthétique 665 Viala, France, op. cit., p. 49 - voir la note de bas de page. 666 Ibid., p. 52. Delphine Denis, dont les travaux sont à l’origine de cette courte phrase précise de Viala, présente toute l’hétérogénéité de la littérature galante dans son livre Le Parnasse galant : « [L]es ‘ouvrages de galanterie’, écrits pour un public de gens du monde, et parfois par celui-ci, ne recoupent que très imparfaitement nos classements traditionnels, soit qu’ils les débordent, soit qu’ils ne puissent entrer dans un aucun cadré pré-établi : brèves poésies, mais aussi longs romans, ou ‘nouvelles’, énigmes, dialogues allégoriques, ‘métamorphoses’ ou prosopopées, Songes et Pompes funèbres, sans compter les Almanachs, Edits d’Amour et autres Gazettes », voir Denis, op. cit., p. 10. 667 Voir, par exemple, Kulessa, « Querelle », op. cit. 668 Marc Fumaroli, La République des Lettres, Paris, Gallimard, 2015, p. 196. à la question de savoir dans quelle mesure les genres galants sont au cœur de la réception de la Querelle d’Homère dans la revue. Au vu de la grande variété des textes galants, nous suivons la définition d’Alain Viala qui, de son propre aveu, résume brièvement les recherches de Delphine Denis 665 : « À côté de la lettre et de la poésie mondaines, un troisième genre galant en vogue est celui de l’entretien ou du dialogue 666 . » Cette différenciation structurera nos analyses, ce qui implique que nous ne pourrons guère accorder d’attention aux « questions galantes » qui constituent une rubrique récurrente du Nouveau Mercure galant. Pourtant, contrairement à la Querelle de La Princesse de Clèves  667 , celles-ci jouent à peine un rôle dans cette dernière phase de la Querelle des Anciens et des Modernes et c’est la raison pour laquelle nous pourrons nous concentrer exclusivement sur les genres évoqués par Viala. Dans la suite, il sera donc question des dialogues, des lettres et des petites pièces de poésie qui évoquent la Querelle d’Homère. Cette étude nous permettra principalement de montrer la grande productivité de la galanterie à la fin du règne du roi-soleil et de souligner encore davantage l’appartenance du Nouveau Mercure galant au parti des Modernes et à la société mondaine. 2.2.3.1 Les conversations mondaines Le royaume de France du XVII e et du XVIII e siècle et sa société ne peuvent pas se passer de la conversation. D’après Marc Fumaroli, elle constitue un lieu de mémoire et la « forme de communication la plus souhaitable 668 ». Un coup d’œil dans le Dictionnaire universel d’Antoine Furetière montre l’importance de la conversation pour la société mondaine, donc galante : CONVERSATION. s.f. Entretien familier qu’on a avec ses amis dans les visites, dans les promenades. Les gens les plus doctes ne sont pas les plus propres pour la conversation, n’ont pas les agréements de la conversation. Il ne faut pas prendre pied sur tout ce qu’on dit par manière de conversation. On appelle un petit jeu, un jeu de conversation. 277 2. Deux conceptions de la belle littérature 669 Furetière, op. cit., entrée « CONVERSATION », tome I, p. 481. 670 Claire Cazanave, Le Dialogue à l'âge classique. Étude de la littérature dialogique en France au XVII e siècle, Paris, Honoré Champion, 2007, p. 60-66. 671 Ibid., p. 497-498. 672 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juin 1715, p. 142. 673 Fumaroli, République, op. cit., p. 234. 674 Id., Institutions, op. cit., p. 147. Dans ce texte, Fumaroli décrit non seulement ce lieu de mémoire, mais raconte aussi son histoire à travers les siècles. Pour plus d’informations, nous recommandons aussi les études de Benedetta Craveri qui propose une vue d’ensemble enrichissante : « Cependant, si l’on examine les deux siècles sous l’angle de la civilisation mondaine, force est d’admettre combien toute césure est incongrue. La première chose qui frappe au fil des générations qui se succèdent sur la scène de la vie de CONVERSATION, se dit dans le même sens des assemblées de plusieurs personnes sҫavantes & polies. Les conversations des Sҫavants instruisent beaucoup : celles des Dames polissent la jeunesse. Mademoiselle de Scuderi, le Chevalier de Meré, ont fait imprimer de belles conversations 669 . Ces deux définitions illustrent la complexité du terme tout en désignant ses limites. Claire Cazanave qui a analysé le dialogue à l’âge classique a davantage approfondi ce travail en confrontant diverses explications qui ont circulé dans les dictionnaires de l’époque 670 : elle en distingue plusieurs modèles - le dialogue en forme de catéchisme, le dialogue lettré, la conversation et l’entretien 671 - et décrit leurs caractéristiques. C’est la raison pour laquelle ses travaux forment la base de nos analyses. Par la suite, nous confronterons les deux grandes conversations du Nouveau Mercure galant, dans lesquelles la Querelle d’Homère est discutée, aux critères théoriques que Cazanave a pu établir après avoir réuni un corpus composé de conversations datant de 1600 à 1699. Notre but est bien évidemment de savoir jusqu’à quel degré les conversations de la revue - notamment la discussion d’une Ancienne et d’une Moderne qui fut insérée dans le Nouveau Mercure galant d’avril 1715 et le « Dialogue magnifique entre Iris, Mercure & un Moderne 672 » de juin 1715 - s’inscrivent dans cette tradition et en soulignent la productivité à la fin du siècle de Louis XIV. Par conséquent, nous analyserons successivement différents aspects caractéristiques du genre, comme, par exemple, la forme des conversations et leur déroulement ainsi que leur mise en scène. La construction et l’issue des échanges « [D]’une invention et d’une vitalité déconcertantes 673 . » Et comme « un exercice de la parole qui retient quelque chose des sports favoris du gentilhomme : la chasse, l’escrime. Vivacité, brièveté, variété, surprise caractérisent le style de ces jeux mâles 674 ». Ainsi, Marc Fumaroli décrit la conversation française et ses 278 Partie II - Dimension esthétique société, c’est en effet la force de la tradition et la permanence du style », voir Benedetta Craveri, L'Âge de la conversation, traduit de l'italien par Éliane Deschamps-Pria, Paris, Gallimard, 2002, p. 10. 675 Cazanave, Dialogue, op. cit., p. 77. 676 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 161. 677 Ibid., p. 161-162. Ainsi, sans surprise, le contributeur du Nouveau Mercure galant donne la parole à deux femmes pour trancher cette question qui relève du bon goût. Ce détail n’est guère fortuit : d’un côté, n’oublions pas que la revue s’adresse aux femmes et, de l’autre, il traduit surtout la « place privilégiée » accordée aux dames de la société mondaine, voir Viala, France, op. cit., p. 127-130. 678 Cazanave, Dialogue, op. cit., p. 78. 679 Jean Barbier d'Aucour, Les Sentimens de Cleante sur les entretiens d'Ariste et d'Eugene, Paris, Pierre Le Monnier, 1671-1672, 2 volumes, tome II, lettre VI, p. 126 : « Mais quand on fait comme nôtre Cavalier des dialogues ou une troisième personne raporte ce que deux autres se sont dit dans une conversation particuliere, il faut alors faire connoître qui est cette personne & comment elle a sҫû tout ce qu’elle raconte, autrement la chose ne passera que pour une fiction ridicule sans esprit, sans jugement, & contre toute vray-semblance. » hauts lieux. Claire Cazanave confirme cette première impression en soulignant l’absence de codification du genre. Tout en le distinguant de l’éloquence, elle note que le manque d’unité est constitutif du dialogue de l’époque de la Renaissance jusqu’à celle des Lumières 675 . Par conséquent, il n’est guère surprenant que les deux conversations du Nouveau Mercure galant qui traitent de la Querelle d’Homère montrent la grande diversité des formes possibles. Le premier texte date d’avril 1715. En l’occurrence, il s’agit d’une conversation et d’une lettre envoyée à Hardouin Le Fèvre de Fontenay dans laquelle un « galant homme qui a certainement beaucoup d’esprit 676 » explique où il a entendu cette même discussion et pourquoi il la transcrit : « Je ne puis, Monsieur, répondre mieux à la curiosité que vous me paroissez avoir de ce qu’on pense dans le monde pour & contre les Auteurs anciens, qu’en vous racontant une conversation qui se passa hier aux Thuilleries assez près de moy entre deux Dames 677 . » Le contributeur de la revue et son directeur insistent donc sur l’authenticité du débat. De cette façon, ils soulignent la grande importance du sujet discuté qui est d’autant plus augmentée par la topographie et le choix des participants au débat - nous reviendrons sur cet aspect. En outre, toute cette structure inscrit l’échange dans la tradition du « dialogue narratif ». Selon Claire Cazanave, ce sont Platon et Cicéron qui ont « contribué au développement de cette forme 678 » et un des exemples les plus connus sont Les Entretiens d’Ariste et d’Eugène de Dominique Bouhours. Cependant, contrairement au jésuite qui fut vivement critiqué par Jean Barbier d’Aucour à cause de l’anonymat dans lequel il cache le rapporteur de la discussion 679 , le contributeur au Nouveau Mercure galant précise 279 2. Deux conceptions de la belle littérature 680 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 161. 681 Notons en passage, sans approfondir la question, que les répliques dans le dialogue de la Brune et de la Blonde sont également bien plus courtes que dans Les Entretiens d’Ariste et d’Eugène, ce qui est certainement dû au contexte de la publication, voir : Ibid., p. 163-178 et Bouhours, op. cit. 682 Cazanave, Dialogue, op. cit., p. 376 : « Chez Bouhours, Ariste et Eugène s’instruisent à tour de rôle. Dans les dialogues sur la mer, la langue française, le secret, c’est Eugène qui mène la conversation. Sur les questions du bel esprit et du je ne sais quoi, Ariste prend le relais. » 683 Ibid., p. 432. 684 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 167-168. 685 Cazanave, Dialogue, op. cit., p. 256. 686 Craveri, op. cit., p. 360. du moins d’une manière minimale sa qualité personnelle ; il prétend qu’il s’agit d’un « galant homme 680 ». Après l’introduction, l’auteur anonyme continue à se distinguer du modèle des Entretiens  681 . Alors que Dominique Bouhours préfère un modèle didactique dans les conversations d’Artiste et d’Eugène, ce qui lui permet de transmettre un savoir 682 , le « galant homme qui a certainement beaucoup d’esprit » favorise un mode agonal que nous retrouvons, par exemple, dans La Manière de bien penser du même Bouhours 683 : le contributeur au Nouveau Mercure galant met donc en scène deux galantes femmes - une « Blonde » et une « Brune » - qui discutent Des causes de la corruption du goût d’Anne Dacier et qui incarnent deux points de vue différents ; celui des Anciens et celui des Modernes. Ainsi, leur échange devient un débat féroce dans lequel ni la Blonde ni la Brune ne sont prêtes à céder du terrain de manière décisive. Certes, elles font de temps en temps de petites concessions, mais n’hésitent pas non plus à relancer la conversation par des attaques bien travaillées : La Blonde : Roman si vous voulez, mais au moins ce n’est pas de ceux dont les Heros toûjours polis, toûjours genereux, sont insupportables à force de merite. Icy vous voyez peints au naturel tous les deffauts d’un siècle grossier, vous y reconnaissez la simple nature, & j’aime bien mieux voir ces illustres grivois se chanter poüilles, & faire eux-mêmes leur fricassée, que d’entendre nos braves & nos mignons, toûjours guindez dans les plus nobles sentiments de fierté, ou confits dans les plus tendres sentiments d’amour 684 . Cet exemple montre parfaitement la nature stratégique de la concession qui n’est cependant pas synonyme d’adhésion complète vis-à-vis de la position de son interlocutrice. Au contraire, elle semble tactique et garantit le « flux de la discussion 685 » en amoindrissant la rigueur de leur échange. Si cette réplique illustre bien la politesse des conversations mondaines 686 , la structure agonale 280 Partie II - Dimension esthétique 687 Cazanave, Dialogue, op. cit., p. 81. 688 À la fin, les deux interlocutrices « commenҫoient à faire les Déesses », mais, apparem‐ ment, c’est la Blonde, qui représente le parti d’Anne Dacier, qui est d’abord au court des arguments : « La grande Blonde rougit à ce mot de Dragon ». Ainsi, le rapporteur du dialogue insinue que l’Ancienne doit admettre la faiblesse de son argument, voir Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 178. 689 Cazanave, Dialogue, op. cit., p. 82. 690 Ibid., p. 78. 691 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juin 1715, p. 158. 692 Il faut cependant évoquer ici l’observation de Noémi Hepp qui soutient que Mercure part de « prémisses fausses », voir Hepp, op. cit., p. 697. Elle pense, par exemple, à l’« Axiome I. Les Anciens ont inventé & dit tout ce qu’il y avoit à dire sur toutes sortes de matière », voir Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juin 1715, p. 171-172. Si on suit cette logique, on voit que l’auteur semble se moquer un peu des deux parties : de l’Ancien qui suit un Moderne pour défendre Homère et du Moderne qui ne s’intéresse qu’à la simple forme d’un raisonnement. Or, nous sommes persuadé qu’il n’y faut pas voir une faiblesse de la revue, mais l’importance du plaire : le Nouveau Mercure galant n’est pas rappelle un exercice rhétorique scolaire ou universitaire 687 qui vise à illustrer deux argumentations différentes. Par conséquent, tout en préférant les positions de la Moderne 688 , le contributeur à la revue ne présente ni de conclusion, ni de compromis final et laisse aux lecteurs « le soin de trancher 689 ». Le « Dialogue [magnifique] entre Iris, Mercure & un Moderne » : la deuxième grande discussion qui problématise la Querelle d’Homère dans les pages du Nouveau Mercure galant se distingue dans plusieurs aspects de la première conversation étudiée ici. Notre nouvel objet d’intérêt est publié dans le numéro de juin 1715 et favorise davantage la fiction et le divertissement. Cela se manifeste dans le mode dialogique. Comme dans une pièce de théâtre, le suspense est maintenu et, même si les lecteurs peuvent formuler des hypothèses à partir des noms des protagonistes, ils ne connaissent ni le dénouement ni la pointe de cette pièce « de théâtre » - Claire Cazanave rapproche effectivement ce genre de discussion de l’art dramatique 690 . Par conséquent, le « Dialogue magnifique » n’a pas non plus de récit-cadre. La catégorie d’interlocution constitue un autre élément qui différencie les deux contributions. Tout comme dans la discussion de la Blonde et de la Brune d’avril 1715, il y a deux camps antagonistes que l’on peut de nouveau rapprocher des partis ancien et moderne. Cette fois-ci, les différents acteurs de l’échange ne campent cependant pas sur leur position - du moins la majorité des protagonistes - et les lecteurs de la revue peuvent observer une progression qui mène à un compromis : le Moderne semble prêt à accepter le prestige, c’est-à-dire la supériorité, d’Homère et Mercure, déguisé en « Academicien de l’ancienne Ecole 691 », est prêt à fonder son argumentation sur la raison 692 et non pas sur 281 2. Deux conceptions de la belle littérature une revue savante et il paraît donc peu étonnant que la rigueur philosophique ne soit pas sa priorité. 693 Ibid., p. 170. 694 Ibid. 695 Ibid., p. 171. 696 Cazanave, Dialogue, op. cit., p. 82. des autorités antiques. Voici la réaction du Moderne après un premier exposé du Mercure : « Voila ce que l’on appelle raisonner in formâ, & remettre en honneur la reputation du bon Homere 693 . » On pourrait donc être amené à assigner cet échange au modèle collaboratif puisque les positions initiales évoluent et que Mercure et le Moderne paraissent construire ensemble un nouveau savoir. Pourtant, cette discussion est plus complexe et son auteur joue avec les différentes catégories des conversations puisque le Moderne mène l’échange. Revenons-en à sa prise de parole que nous avons citée dans le paragraphe pré‐ cédent. Il poursuit sa réponse à Mercure de la manière suivante : « [N]eanmoins je ne suis pas encore tout-à-fait rendu, touchant la prééminence des Anciens, & particulièrement touchant celle d’Homere sur les Modernes 694 . » Le Moderne semble guider Mercure vers la « methode des Geometres 695 ». Ainsi, il devient en quelque sorte son professeur, ce qui rapproche leur dialogue du modèle didactique semblable à celui de la dialectique socratique. Or, celui-ci implique une « hiérarchisation des positions énonciatives 696 » qui fait ici du Moderne l’enseignant de l’Ancien. Tout en esquissant le terrain d’un compromis entre les deux partis, le contributeur anonyme au Nouveau Mercure galant montre ainsi sa préférence pour les partisans de La Motte et leurs idées. Cependant, il devient également clair - et nous reviendrons à cette question dans la dernière partie de ce livre - que l’enjeu central pour les Modernes du périodique relève moins de la critique du goût, mais constitue avant tout la bonne façon de raisonner, à savoir la méthode géométrique. Après cette étude de la construction des échanges qui nous a montré la diversité des formes et des structures, il faut désormais se concentrer sur la mise en scène des deux conversations, ce qui nous permettra également de les assigner à un des quatre modèles du dialogue définis par Claire Cazanave. En outre, ce changement de perspective nous donnera également l’occasion de préciser le rôle que joue Iris dans ce « Dialogue magnifique ». La topographie et les participants aux conversations Les Entretiens d’Ariste et d’Eugène de Dominique Bouhours - du moins selon Jean Barbier d’Aucour - souffrent d’un déficit de construction puisque Bouhours n’explique pas « comment […] [son rapporteur anonyme] a sҫû tout ce qu’[…] 282 Partie II - Dimension esthétique 697 Barbier d'Aucour, op. cit., p. 126. 698 Voir également le frontispice original des Entretiens d’Ariste et d’Eugène, Bouhours, op. cit., p. 9. 699 Fumaroli, République, op. cit., p. 181. 700 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 162. 701 Ibid., p. 178. 702 Cette mise en scène paraît essentielle puisqu’il n’est guère recommandable de suivre une conversation à l’insu des interlocuteurs. Claire Cazanave explique, par exemple, que Mademoiselle de Scudéry se plaint de ne pas pouvoir avoir un entretien privé dans un jardin public à cause des gens qui s’assoient trop près et entendent toute la discussion : Cazanave, Dialogue, op. cit., p. 39-40. [il] raconte 697 ». Ce paradoxe est principalement lié au lieu où les deux amis discutent de la qualité de la langue française et d’autres sujets : ils se trouvent en bord de la mer et il semble difficile à une tierce personne d’y suivre une conversation pendant plusieurs jours sans être vue 698 . Il est donc primordial d’étudier la mise en scène, c’est-à-dire notamment les endroits dans lesquels les dialogues du Nouveau Mercure galant ont lieu. De plus, nous devons profiter de cette occasion afin d’également analyser les personnages participant aux différents échanges. Cet intérêt vient avant tout des travaux de Marc Fumaroli qui soutient que la conversation mondaine réunit des personnages d’horizons divers 699 . Dans le Nouveau Mercure galant d’avril 1715, le contributeur anonyme présente non seulement la qualité de son rapporteur - nous venons de le voir -, mais il est également précis lorsqu’il s’agit du lieu où cet échange entre la Blonde et la Brune a lieu : « [U]ne conversation qui se passa hier aux Thuilleries assez prés de moy entre deux Dames 700 . » À la fin de la contribution, les lecteurs du périodique apprennent également la raison pour laquelle ce « galant homme » et contributeur à la revue était à même d’écouter secrètement toute la discussion. Dans sa lettre à Le Fèvre de Fontenay, il écrit : « [N]os deux dames commenҫoient à faire les Déesses, quand un de mes amis qui me vint embrasser, me fit perdre la suite de leurs discours 701 . » Il est, par conséquent, plausible que le rapporteur ait attendu son ami dans les jardins des Tuileries. Ainsi, il a pu écouter - certainement par pur hasard - la conversation des deux dames 702 . Ce souci de décrire un récit-cadre réaliste - mais également romanesque - nous rappelle le besoin de véracité qui marque d’une manière semblable les nouvelles galantes du Nouveau Mercure galant. De même, cette topographie inscrit la conversation dans le domaine de l’otium ou du loisir mondain. Selon Claire Cazanave, la promenade dans un jardin qui se voit interrompue pour un autre divertissement, à savoir la conversation, constitue un topos classique du genre à cette époque. Elle évoque notamment « De l’espérance », une conversation de Mademoiselle 283 2. Deux conceptions de la belle littérature 703 Ibid. 704 Ibid., p. 71. 705 Vincent, op. cit., p. 59. 706 Cazanave, Dialogue, op. cit., p. 34. 707 Ibid., p. 75. 708 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 163. de Scudéry 703 . Certes, dans la livraison d’avril 1715 de la revue, la promenade des deux amies n’est pas évoquée, mais la mise en scène laisse supposer qu’elles se sont également promenées dans les jardins avant de s’asseoir et d’échanger un plaisir par un autre. En outre, même l’attente d’un ami n’est pas un élément innocent. D’après Cazanave, il s’agit également d’un lieu typique de l’oisiveté mondaine, où cette forme d’attente est considérée comme du temps gratuit : « [L]a conversation s’installe donc toujours dans un temps construit comme gratuit, dont la forme la plus absolue est l’attente 704 ». Bien que ce ne soit pas les deux amies qui sont en train d’attendre l’arrivée d’une personne, ce détail reste néanmoins inhérent au genre dialogique. Un autre élément classique est la classe sociale mise en scène. Elle rappelle un des buts déclarés du Nouveau Mercure galant : renseigner le reste du royaume des modes parisiens. En illustrant les loisirs des membres de la société mondaine 705 , l’auteur anonyme de cette lettre y parvient parfaitement. Il faut également noter que la conversation est un loisir de la haute société. Cazanave : « L’espace naturel du jardin constitue, de fait, un autre lieu d’élection de la conversation propre à garantir une intimité. La promenade au XVII e siècle fait partie intégrante des pratiques sociales de l’aristocratie et des honnêtes gens 706 . » Ainsi, la Blonde et la Brune illustrent un otium bien établi. De plus, leur lieu de rencontre, de promenade et de conversation est particulièrement prestigieux. Le dialogue rapporté par le « galant homme » se déroule aux Tuileries, le « lieu par excellence de la sociabilité mondaine 707 ». En s’appuyant sur Mademoiselle de Scudéry, Cazanave souligne qu’il fallait posséder une autorisation spéciale afin de pouvoir se promener dans les jardins royaux. Par conséquent, le « galant homme » et les deux femmes, dont il épiait les échanges, font partie de la meilleure catégorie de la population parisienne. Cette position sociale avantageuse est à nouveau soulignée pendant la discussion. Ainsi, la Brune, qui représente les Modernes, décrit sa lecture des Causes de la corruption du goût de la manière suivante : « J’en ay parcouru quelques Feuillets, Madame, pendant qu’on me coëffoit, & hier au soir que j’avois la tête encore échauffée d’une reprise de Beran ; & que je ne pouvois m’endormir je me le fis lire, & j’en fus tres-satisfaite 708 . » Étant donné la présence d’au moins un serviteur, il n’y a aucun doute possible sur sa fortune ainsi que sur son statut social et nous pouvons supposer, sans prendre trop de 284 Partie II - Dimension esthétique 709 Ibid., p. 165-167. 710 Sans contredire Marc Fumaroli, mais en nuançant ses propos, Claire Cazanave rappelle qu’il s’agit seulement d’une égalité au sein d’une élite, voir Cazanave, Dialogue, op. cit., p. 501. 711 Ibid., p. 497-498. 712 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juin 1715, p. 154. 713 Ibid., p. 142-144. 714 Ibid., p. 155. 715 Cazanave, Dialogue, op. cit., p. 35. 716 Ibid., p. 40. risques, que son amie est issue du même milieu. À cela s’ajoute également le fait que les deux protagonistes semblent avoir une excellente culture générale puisqu’elles échangent au sujet de définitions de différents genres et lisent bien des livres, outre celui d’Anne Dacier dont elles parlent 709 . En revanche, la hiérarchie au sein de la haute société n’est pas évoquée et, à travers ce loisir mondain, tous ses membres paraissent égaux 710 . Ainsi, nous pourrions associer cet échange au modèle de la conversation mondaine 711 : sa topographie ainsi que le choix de ses protagonistes reproduisent des stéréotypes de ce sous-genre. Sans surprise, cette discussion se distingue de l’autre grand débat que les lecteurs du Nouveau Mercure galant peuvent découvrir pendant la Querelle d’Homère. En effet, le « Dialogue magnifique », qui fut publié dans le numéro de juin 1715, est plus fictionnel et son contributeur inconnu ne cherche pas à l’inscrire dans un contexte réaliste ou probable. Dès le début, il met en scène deux protagonistes issus de la mythologie grecque - Iris et Mercure - qui se rencontrent à Paris, si on prête foi à l’interrogation d’Iris : « Se peut il Mercure que tu ignores des circonstances aussi importantes [la Querelle d’Homère], puisque tu te trouves porté dans la Capitale où s’est tramée cette étrange conjuration 712 . » Or, l’auteur de ce dialogue n’est pas plus exact : il ne précise pas où Iris a retrouvé Mercure 713 et celui-ci admet seulement qu’il est à la recherche d’une nymphe 714 . Iris vient-elle d’entrer dans un salon ? Nous ne le savons pas et la solution la plus évidente reste donc qu’ils se soient simplement croisés dans un jardin public ou dans un « des espaces ouverts plus ‘naturels’ 715 ». Cette thèse est soutenue par la rencontre avec un Moderne en train de chercher son édition perdue de l’Iliade d’Anne Dacier et avec qui Iris et Mercure peuvent discuter tranquillement sans être interrompus. S’il est donc possible que la scène ait, par exemple, lieu dans un coin écarté, c’est-à-dire dans un cabinet tranquille d’un parc 716 , ce ne sont que des spéculations et le contributeur à la revue laisse aux lecteurs la liberté de s’imaginer le lieu de leur discussion. 285 2. Deux conceptions de la belle littérature 717 Ibid., p. 498. 718 Ibid. 719 Ibid., p. 306. 720 Ibid., p. 306 et p. 315. 721 Itti, op. cit., p. 265. 722 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juin 1715, p. 163. Cependant, alors que son lieu reste incertain, le « Dialogue magnifique » présente aux lecteurs une composition bien travaillée des personnages. Si l’échange entre Mercure et le Moderne fut déjà analysé dans les paragraphes consacrés aux modes dialogiques et aux catégories d’interlocution et si la conversation d’Iris avec Mercure sert principalement à la mise en place de l’intrigue, il nous faut encore élucider le rôle qu’Iris joue dans la deuxième partie du « Dialogue magnifique ». Dans la première partie de ce livre, nous avons expliqué qu’elle semble incarner Anne Dacier car elle reprend des arguments chers à la traductrice d’Homère. À priori, la présence d’une femme semble in‐ scrire le « Dialogue magnifique » dans la tradition de la conversation mondaine qui se distingue du « dialogue lettré 717 ». Après avoir résumé l’évolution de cette forme du dialogue au XVII e siècle, Cazanave écrit : « Plus frappante encore est l’ouverture vers d’autres réseaux de discours qu’offre l’échange entre mondains beaux esprits dans la ‘conversation’. Celle-ci réalise un degré supérieur dans la mondanisation des formes du dialogue et se fait accueillante aux femmes 718 . » Il faut se rappeler que l’introduction des femmes dans les dialogues fut une innovation française du XVII e siècle et se distingue des modèles gréco-latins, bien que les Françaises ne puissent pas encore aspirer à une égalité parfaite. Selon Cazanave, elles sont soumises aux « impératifs de la bienséance 719 » et elle présente des exemples issus des textes de Mademoiselle de Scudéry et de François Poullain de La Barre pour illustrer cette règle : dans l’entretien « De la magnificence et de la magnanimité », Scudéry présente Parthénie comme un personnage modeste et, dans De l’éducation des Dames, Poullain de La Barre fait de Sophie et d’Eulalie, qui participent parfaitement à des conversations mondaines sur des sujets savants, des incarnations de l’honnêteté des dames 720 . Le clivage entre Iris-Anne Dacier et cette idée de la galante femme parfaite devient intéressant si on se souvient que les Modernes cherchent à tout prix à donner à Dacier l’« étiquette 721 » d’une femme grossière et insultante. Cette stigmatisation est renforcée par le personnage d’Iris et la forme de ses prises de parole. Déjà, sa première intervention frappe les lecteurs. Dans le paratexte, il est écrit : « IRIS interrompant brusquement [le Moderne] 722 . » De ce fait, elle ne reprend pas les paroles de son adversaire dans cette joute verbale - comme l’a montré l’exemple de la Blonde et de la Brune d’avril 1715 -, mais elle l’agresse 286 Partie II - Dimension esthétique 723 Ibid. 724 Ibid., p. 158. 725 Ibid., p. 183-189. 726 Ibid., avril 1715, p. 69. 727 L’exclusion et la présentation négative d’Iris rappellent la définition de la satire de Marc Angenot : le satirique illustre une « divergence idéologique » et le contributeur du Nouveau Mercure galant s’efforce de montrer Iris, l’incarnation d’Anne Dacier, d’une manière défavorable tandis que le Moderne et Mercure peuvent discuter puisqu’ils partagent un terrain en commun. Ainsi, cette brève réflexion indique dans quelle mesure une étude de la polémique - et de ses genres voisins, le pamphlet et le satirique - peut se révéler féconde et ouvrir de nouvelles pistes de recherche, voir Marc Angenot, La Parole pamphlétaire. Contribution à la typologie des discours modernes, Paris, Payot, 1982, p. 36-37. 728 Cazanave, Dialogue, op. cit., p. 498. en le désignant de « traître 723 ». Sa deuxième prise de parole ne se distingue guère de la première : bien que le Moderne s’adresse directement à Mercure qui est déguisé en « Academicien de l’ancienne Ecole 724 », Iris intervient à nouveau et produit une argumentation qui ignore tout ce qui fut dit précédemment 725 . Ainsi, on peut s’interroger sur la place d’Iris dans ce dialogue. Seulement, Mercure et le Moderne sont capables de traiter convenablement le thème de leur échange et de faire avancer la conversation. Iris, en revanche, n’est pas à sa place dans cet échange. Elle interrompt ses interlocuteurs et ne fait pas progresser la discussion. Mais, malgré ce comportement indécent d’Iris qui rappelle celui d’Alceste du Misanthrope, le Moderne, le porte-parole de l’auteur, reste poli et n’oublie pas les règles de la galanterie qui sont précisées, par exemple, par cet autre contributeur anonyme d’avril 1715 : « Madame Dacier par ses expressions trop fortes semble avoir donné droit à M. de la Motte de luy dire des choses desobligeantes, s’il pouvoit estre permis de manquer de respect aux Dames, quelques choses qu’elles fassent 726 . » Par conséquent, Iris ne paraît pas vraiment participer à l’entretien et, à cause de sa quasi-absence 727 , le « Dialogue magnifique » semble même se rapprocher du modèle du dialogue lettré vu qu’il permet « de confronter des points de vue pour faire apparaître des opinions plus vraies, pour élaborer une doxa, non plus pour la réciter comme dans le catéchisme 728 ». Cependant, il ne faut pas oublier la légère dominance du Moderne qui dote ce dialogue d’une dimension pédagogique. Et, il s’agit enfin d’une conversation mondaine, mais ex negativo, car elle contribue également à la circulation des règles de comportement. Afin de conclure ces réflexions sur les entretiens et les dialogues, il faut souligner les résultats des recherches de Claire Cazanave. Les deux exemples étudiés ici confirment qu’il est presque impossible de parler du genre des 287 2. Deux conceptions de la belle littérature 729 Ibid., p. 74. 730 Vincent, op. cit., p. 337. 731 Viala, France, op. cit., p. 49. 732 Ibid. 733 Fumaroli, République, op. cit., p. 196. 734 Alain Génetiot, Poétique du loisir mondain, de Voiture à La Fontaine, Paris, Honoré Champion, 1997, p. 379. 735 Schuwey, « Mercure », op. cit., p. 60. conversations ou du dialogue du fait de la grande diversité des textes qui le composent. De même, nous avons pu retrouver plusieurs éléments classiques de ce genre divers et ainsi démontrer sa grande productivité, ou pour reprendre les paroles de Cazanave, « [c]e phénomène de translatio de l’imaginaire lettré dans l’imaginaire mondain 729 » semble avoir bien fonctionné. Or, pour valider d’une façon définitive cette hypothèse, il est nécessaire d’analyser les autres textes qui appartiennent à l’« empire de la galanterie 730 ». 2.2.3.2 Le plaisir épistolaire Nous ne pouvons pas nous passer d’étudier - du moins brièvement - les lettres publiées dans le Nouveau Mercure galant. Étant donné que nous avons déjà abordé dans l’introduction la fiction constitutive de la revue, c’est-à-dire celle d’une lettre envoyée à une dame en province, l’accent sera mis, par la suite, sur les lettres écrites par les lecteurs - fictifs ou réels - et les réponses d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay. Cela constitue une étape essentielle de notre recherche : tout d’abord, il faut se souvenir d’Alain Viala pour qui la lettre reste un des « genres privilégiés 731 » de « la galanterie littéraire 732 ». Et puis, en citant Érasme de Rotterdam, Marc Fumaroli écrit à propos de la conversation savante, que la correspondance est un « échange entre amis absents 733 », mais ce constat vaut également pour sa sœur mondaine 734 . De plus, si on considère, comme Christophe Schuwey, que le Mercure galant forme « un immense salon de papier 735 », qu’Hardouin Le Fèvre de Fontenay essaie de faire perdurer l’exemple de Jean Donneau de Visé et qu’un salon est caractérisé par la conversation mondaine, il est évident que les échanges épistolaires sont d’une importance primordiale pour le Nouveau Mercure galant. Au vu de ces liens avec le terme « conversation », il n’est guère surprenant qu’une définition concise et précise du mot « lettre » soit compliquée. Dans son dictionnaire, Antoine Furetière réunit, par exemple, treize explications différentes pour « lettre » ou « lettres » dont la plus pertinente pour notre analyse est la suivante : 288 Partie II - Dimension esthétique 736 Furetière, op. cit., entrée « LETTRE », tome II, p. 360. 737 Gérard Ferreyrolles, « L'Épistolaire, à la lettre », Littératures classiques, 2010, n° 71, p. 5-27, ici p. 18. Pour plus d’information voir Madeleine de Scudéry, « De l’air galant » et autres conversations (1653-1684). Pour une étude de l'archive galante, édition établie par Delphine Denis, Paris, Honoré Champion, 1998. 738 Voir les textes discutés dans le sous-chapitre « Un passage obligé » dans la Partie III - Dimension épistémologique. 739 Viala, France, op. cit., p. 50. LETTRE, si dit aussi d’un escrit qu’on envoye à un absent pour luy faire entendre la pensée avec ces caractères. Les amis s’escrivent des lettres de compliments, de nouvelles, de sciences, de curiosités, de consolation ; les amans des lettres de galanterie, de tendresse ; les Procureurs, les Agens des lettres d’affaires, de faveur, de recommandation ; les Banquiers, des lettres de change, de creance, d’advis, des ordres de payer la lettre veuë, auxquels si on ne satisfait, on proteste la lettre 736 . Une énumération similaire est fournie par Mademoiselle de Scudéry : dans la conversation « De la manière d’écrire des lettres », elle évoque dix types de lettres allant des lettres d’affaires aux billets courts que Gérard Ferreyrolles regroupe dans trois grandes catégories : « celles des lettres dites sérieuses, c’est-à-dire à sujet savant ou élevé, […] les lettres de nouvelles, dont on peut rapprocher les lettres d’affaires […] [et] les lettres ressortissant au savoir-vivre, à la civilité, au jeu mondain 737 ». Si l’on trouve quelques contributions à l’air savant dans le Nouveau Mercure galant  738 , il y a régulièrement des envois qui appartiennent à la deuxième ou à la troisième catégories proposées par Ferreyrolles. Or, les lettres de nouvelles n’appartiennent pas au genre du sermo : leurs auteurs renseignent simplement Le Fèvre de Fontenay sur une évolution politique ou sur un événement militaire sans engager un dialogue. Par conséquent, ces lettres ne sont guère d’intérêt ici ; contrairement aux lettres du savoir-vivre dont il convient de souligner encore deux caractéristiques : dans un premier temps, il faut se souvenir que leurs auteurs savaient certainement que leurs envois seraient publiés ou avaient de fortes chances d’être imprimés. À en croire Alain Viala, ils pouvaient s’attendre à ne pas échapper aux coutumes de son époque : C’étaient d’abord de vraies correspondances, mais écrites avec soin, avec art, parce que les destinataires les liraient peut-être à haute voix devant une compagnie, ou les montreraient, que peut-être même on en prendrait des copies ; il y avait bien là, quoique restreinte, une première forme de publication. On y mettait donc de l’esprit et du style, quel que soit le sujet 739 . 289 2. Deux conceptions de la belle littérature 740 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., septembre 1715, p. 224-225. 741 Ibid., octobre 1715, p. 83-90. Notons que Le Fèvre de Fontenay a déjà publié trois lettres types dans la livraison de septembre, voir ibid., septembre 1715, p. 225-230. Par conséquent, la présentation de la réponse de Mendoce reste plausible. 742 Voir Dumouchel, op. cit., p. 195. 743 Génetiot, Poétique, op. cit., p. 379. 744 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 54. 745 Ibid. De ce fait, nous pouvons supposer qu’il s’agit toujours de lettres bien travaillées. Et dans un deuxième temps, il ne faut pas oublier que les périodiques éduquent également leur lecteur. Dans cette perspective, le Nouveau Mercure galant peut être considéré comme un manuel qui enseigne la bonne rédaction d’une lettre. Souvenons-nous de l’histoire de la Comtesse de Savoie de septembre 1715. À la fin de cette nouvelle galante, le directeur du périodique demande aux lecteurs de continuer l’histoire en écrivant une lettre à Mendoce, le héros, qui doit sauver la comtesse 740 . Un mois plus tard, en octobre 1715, Le Fèvre de Fontenay n’en publie aucune, mais insère la réponse de Mendoce à la comtesse et explique comment elle peut être améliorée 741 . S’il est plutôt rare que Le Fèvre de Fontenay prononce des critiques aussi directes à propos d’une contribution publiée dans la revue, cet exemple illustre pourtant bien l’idée du périodique-manuel 742 . Ainsi, par la suite, nous étudierons dans quelle mesure les lettres mondaines de la revue correspondent aux critères classiques de leur genre. Avant d’approfondir les dimensions monologiques et dialogiques des lettres galantes traitant de la Querelle d’Homère, nous allons d’abord présenter quelques observations générales afin de mieux comprendre leur nature. Un genre divers Dans sa Poétique du plaisir mondain, Alain Génetiot résume quatre fonctions du genre épistolaire : « répondre, remercier, donner ou solliciter 743 . » Certes, nous trouvons des exemples de chaque type dans le Nouveau Mercure galant, ce qui illustre que celui-ci fait effectivement partie de la société mondaine, mais certaines fonctions sont mieux représentées que d’autres. La contribution de l’Abbé de **, « un sage & zelé partisan des Anciens 744 », qui écrit en avril 1715, c’est-à-dire au beau milieu de la Querelle d’Homère à Hardouin Le Fèvre de Fontenay constitue un exemple extraordinaire. Il lui demande d’être impartial : « On se plaignoit, Monsieur, l’autre jour dans une maison, de ce que dans la dispute d’Homere vous n’aviez point pris le parti de la neutralité 745 ». Il s’agit donc d’un lecteur-auteur anonyme qui sollicite un changement d’orientation du responsable de la revue et lui demande de publier le court texte qu’il a joint à sa lettre. Le Fèvre de Fontenay répond favorablement 290 Partie II - Dimension esthétique 746 Ibid., p. 55-56. 747 Schuwey, « Mercure », op. cit., p. 60. 748 Dumouchel, op. cit., p. 27. 749 Sami Khouzeimi, « L'Interaction épistolaire au XVIII e siècle. Étude réalisée à partir de trois dialogues épistolaires : Voltaire & Mme du Deffand, Jean-Jacques Rousseau & Malesherbes, Benjamin Constant & Isabelle de Charrière. Théorie et pratique de l'épistolaire au XVIII e siècle », thèse de doctorat de l'Université d'Orléans, 8 avril 2013, p. 6. 750 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juillet 1715, p. 254. 751 Ibid., p. 257. à cette quête et il publie aussi la « Comparaison des discours de Monsieur de la Motte & de Madame Dacier, sur les ouvrages d’Homère » dans le même numéro de sa revue. De plus, Le Fèvre de Fontenay profite de cette occasion pour demander à ses autres lecteurs de lui envoyer des textes et de répondre à cette contribution 746 . Ainsi, nous pouvons voir les contours du « salon de papier 747 » que constitue le périodique et le rôle de « forum 748 » que Le Fèvre de Fontenay veut jouer dans ce commerce épistolaire 749 . Malheureusement, nous devons nous contenter d’une partie de ces échanges et des lettres que le responsable du Nouveau Mercure galant reҫoit et écrit. Cela devient clair quelques mois plus tard. Dans la livraison de juillet 1715, Le Fèvre de Fontenay réplique à un lecteur qui lui reproche « [s]a legereté, […] [s]es vivacitez & […] [s]a critique 750 » : Vous êtes vif, violent même, & je ne suis fort trompé, si ce n’est pas de vous que j’ay receu un Mémoire fort étendu sur la querelle des Anciens & des Modernes, dans lequel vous maltraitez fort Madame Dacier qui est une Dame tres respectable : vous ne l’avez pas vû imprimé, & c’est là justement ce qui vous tient au coeur 751 . Cette réponse éloquente du responsable de la revue nous donne une vague idée de l’histoire de cet échange épistolaire qui ne fut pas publié. Apparemment, le critique du Nouveau Mercure galant a envoyé un texte à Le Fèvre de Fontenay et en a sollicité la publication. Or, contrairement au cas d’avril 1715, le responsable a refusé d’exécuter cette demande et il explique également pourquoi : le non-respect des règles de la société galante. Cet exemple illustre à nouveau la dimension pédagogique du périodique. Le Fèvre de Fontenay justifie ses choix et apprend de cette manière à son public comment écrire. Ce lecteur fâché n’est pas le seul qui donne un texte au Nouveau Mercure galant. Thémiseul de Saint-Hyacinthe - certainement un des contributeurs les plus prestigieux - en fait de même et écrit une lettre au responsable de la revue qui la publie dans le numéro de mars 1715. Ses lecteurs découvrent rapidement la raison d’être de cette contribution puisque Saint-Hyacinthe s’adresse à Le 291 2. Deux conceptions de la belle littérature 752 Ibid., mars 1715, p. 323. 753 Apparemment, les rapports entre les deux hommes de lettres sont compliqués : Hardouin Le Fèvre de Fontenay évoque le Chef-d’œuvre d’un inconnu dans le Nouveau Mercure galant d’octobre 1714. Il y admet que sa lecture est agréable. Pourtant, tout en approuvant le livre, il rappelle à ses lecteurs de ne pas le louer aveuglément, mais de se montrer critique à son égard : « Ce n’est pas à force de le loüer, Messieurs, que vous meriterez ce titre [de savant] ; mais à force de le critiquer », voir ibid., octobre 1714, p. 268-269. En outre, il se dit étonné de la réception du périodique dans le livre de Saint-Hyacinthe. Le Fèvre de Fontenay écrit : « Je ne suis point vindicatif ; & quand je le serois, contre quel écuëil irois-je me briser ? cependant je ne peux pas m’imaginer en vertu de quoy, Mathanasisus traite le Mercure Galant comme il fait. Il luy donne une qualité qu’à trente ans, on ne merite pas encore », voir ibid., p. 269-270. Afin de comprendre cette déclaration un peu obscure du responsable de la revue, il faut consulter le Chef-d’œuvre d’un inconnu. Saint-Hyacinthe y écrit : « Si l’on m’objecte que je fais ici garder les manteaux à notre Poëte, Que j’en fais un Mercure galant, & que c’est lui faire joüer un très vilain personage », voir Thémiseul de Saint-Hyacinthe, Le Chef-d'œuvre d'un inconnu, La Haye, Compagnie, 1714, p. 137. Pour Saint-Hyacinthe, la revue ne rime donc pas avec qualité ou excellence. Par conséquent, force est de constater que Le Fèvre de Fontenay, tout en approuvant l’orientation globale du livre, garde ses distances avec le Moderne ce qui influence certainement aussi sa réaction à la lettre de l’auteur d’un Chef-d’œuvre d’un inconnu de mars 1715. 754 Génetiot, Poétique, op. cit., p. 384. Selon Jacques Charpentreau, le madrigal est étroite‐ ment lié à l’art de la séduction et l’amour, voir Jacques Charpentreau, Dictionnaire de la poésie, Paris, Fayard, 2006, p. 522-525. 755 Élisabeth Carayol souligne dans le Dictionnaire des journalistes les soucis financiers de Saint-Hyacinthe. Selon elle, l’homme de lettres a un certain talent pour trouver des Fèvre de Fontenay avec les mots suivants : « La liaison où vous estes à Paris avec beaucoup de gens de Lettres, M. m’engage à vous entretenir du bruit que fait ici le procés de Madame Dacier contre M. de la Motte 752 . » Nous pouvons seulement spéculer sur l’origine de cette correspondance entre Le Fèvre de Fontenay et l’auteur de Le Chef-d’œuvre d’un inconnu, mais il est évident que le responsable du périodique n’a pas demandé à Saint-Hyacinthe de se renseigner sur les échos de la Querelle d’Homère dans l’Europe du Nord 753 . Ainsi, il ne s’agit pas d’une réponse, mais d’un don littéraire qui, si l’on fait abstraction de la dimension amoureuse, correspond à la définition d’Alain Génetiot : « Le moteur de la joute littéraire que constitue la journée des madrigaux […] est bien un système d’échanges, de dons et de contre-dons 754 . » Cependant, la lettre de Saint-Hyacinthe ne constitue pas une contribution à un jeu littéraire et mondain. Contrairement aux autres contributeurs qui cherchent surtout à participer aux loisirs mondains - l’abbé de Pons et Jean-Antoine Du Cerceau qui ont également des ambitions littéraires forment une exception -, il paraît très probable que Saint-Hyacinthe en tant qu’écrivain doué, mais vivant aux Pays-Bas et appauvri 755 attend un contre-don concret du Nouveau Mercure 292 Partie II - Dimension esthétique ressources pécuniaires, mais qu’il réussit également à dépenser rapidement son argent, voir Élisabeth Carayol, « Thémiseul de Saint-Hyacinthe (1684-1746) », dans Reynaud, Mercier-Faivre, Journalistes, op. cit. 756 Voir nos réflexions dans la Partie I - Dimension politique. 757 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juillet 1715, p. 107-108. 758 Schuwey, « Mercure », op. cit., p. 60. 759 Voir à ce sujet la Partie I - Dimension politique. 760 Génetiot, Poétique, op. cit., p. 379. 761 Ibid. 762 Certes, sans perfectionner ce jeu, les nombreux exemples, que nous venons de voir, montrent bien que Le Fèvre de Fontenay semble faire des efforts pour satisfaire les exigences de ce pacte : « Le premier article de ce pacte pose naturellement qu’à toute lettre envoyée il soit répondu », voir Ferreyrolles, op. cit., p. 14. galant : Offre-t-il sa voix à la revue afin d’être présent dans la société galante française et notamment parisienne ? Veut-il être associé au projet littéraire qu’est le Nouveau Mercure galant ? Si c’est le cas, il a échoué puisque Le Fèvre de Fontenay n’a depuis publié aucun autre texte de lui dans le périodique. Si le contexte des correspondances et des lettres discutées ci-dessus reste donc souvent obscur, la « Copie de la lettre d’une dame, à l’auteur du Mercure » de juillet 1715 pose moins de problèmes. Selon toute vraisemblance, la contributrice est une lectrice assidue du périodique 756 et sa lettre nous permet d’illustrer plusieurs des caractéristiques réunies par Alain Génetiot et Gérard Ferreyrolles. Elle entame, par exemple, ses réflexions par une véritable captatio benevolentiae : « [ J]e suis un de ces Astres réels à qui vous adressez vostre Mercure, & qu’il ne vous faudra point d’autre preuve que la réponse que je vous fais. Cela supposé aprés vous en avoir fait mes remerciemens pour ma part & portion 757 . » Elle prétend donc lire régulièrement la revue et en félicite son responsable avant de commenter plusieurs contributions qui sont parues dans les différentes livraisons du Nouveau Mercure galant en 1715. Si nous pouvons donc trouver des exemples des fonctions « solliciter », « donner » et « remercier » dans le périodique, il faut pourtant admettre que ces contributions sont marginales. La plupart des lettres galantes dont les auteurs s’intéressent à la Querelle d’Homère sont des réponses et transforment de cette manière le périodique en véritable « salon de papier 758 » qui héberge une conversation mondaine à laquelle participe tout le royaume 759 ou - pour reprendre les termes d’Alain Génetiot -, grâce à cet « échange épistolaire 760 », le Nouveau Mercure galant peut proposer à ses lecteurs « un véritable dialogue à distance 761 ». Par conséquent, les différents participants - réels ou fictifs - à cette discussion n’hésitent pas à inscrire leurs textes dans le contexte d’une véritable conversation. Ce jeu de réponses-questions rappelle également le pacte épistolaire 762 , ce qui distingue les prises de positions des contributeurs à la revue 293 2. Deux conceptions de la belle littérature 763 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., mars 1715, p. 14. 764 Ibid., novembre 1714, p. 172. 765 Ferreyrolles, op. cit., p. 15. Voir à ce sujet aussi Marc Fumaroli, « Genèse de l'épistolo‐ graphie classique : rhétorique humaniste de la lettre, de Pétrarque à Juste Lipse », Revue d’Histoire littéraire de la France, 1978, n° 6, p. 886-905, ici p. 894. 766 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., novembre 1714, p. 174. 767 Dacier, Aristophane, op. cit., p. 20, ou aussi Le Fèvre de Fontenay, op. cit., février 1715, p. 194. des tribunes qui paraissent dans la presse d’aujourd’hui. Un excellent exemple en reste la « Lettre à Monsieur *** sur l’Iliade de M. de la Motte » de l’abbé Jean-François de Pons qui apparaît, d’abord, comme petit essai en 1714, puis, dans la revue d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay en mars 1715. Certes, il se peut que ce texte soit issu d’une correspondance réelle, mais c’est un fait difficile à vérifier. En revanche, il est évident que même une fois sortie de son contexte original - s’il y en a un - cette lettre garde sa forme initiale sans que cela ne choque personne. Les premiers mots sont toujours les suivants : « Vous exigez de moy, Monsieur, un compte exact des divers jugements que les Gens de Lettres ont portez de la nouvelle Iliade [sic] ; je vais tâcher de vous satisfaire 763 . » Il s’agit donc clairement d’une réponse à un interlocuteur absent. Une structure similaire peut être observée dans une autre lettre d’une contributrice anonyme qui fut publiée dans le Nouveau Mercure galant de novembre 1714. Elle est adressée à une amie de l’autrice qui écrit : « [ J]e ne fus pas plûtôt arrivée chez moy, que je mis la main à la plume, pour me justifier, ou plûtôt pour soûtenir ce que j’avois avancé 764 . » Cette écrivaine inconnue répond donc aux critiques d’une amie et prolonge de cette manière la conversation après leur séparation. De plus, elle crée la fiction d’une réponse spontanée ce qui constitue, d’après Gérard Ferreyrolles, un autre trait caractéristique des lettres mondaines. Il parle même d’une « certaine mythologie de la spontanéité 765 » qui est pourtant et toujours, selon Ferreyrolles, contredite par la grande littérarité de nombreux textes épistolaires. Cet aveu n’est cependant pas le seul indice qui pointe vers une rédaction sous l’emprise d’un vrai dialogue et par conséquent peu travaillée. La contributrice anonyme développe ses arguments sur un ton enjoué. Elle se passe, par exemple, des notes de bas de page lorsqu’elle définit le bon goût : « Le bon goût est un parfait accord de l’esprit avec la raison 766 . » Or, elle aurait également pu citer Anne Dacier qui a écrit dans sa préface sur Aristophane : « Le goût est une harmonie, un accord de l’esprit & de la raison 767 . » Par la suite, elle continue dans le même esprit : elle évoque de nombreux auteurs, mais elle évite des formulations pédantes ou trop savantes. Ainsi, elle se passe dans toute sa lettre de références précises et ne s’attarde pas non plus à annoncer les années exactes lorsqu’elle évoque la parution d’une œuvre. Comme 294 Partie II - Dimension esthétique 768 Ibid., avril 1715, p. 84, p. 87, p. 93, p. 96, p. 99, p. 104, p. 108, p. 111, p. 126, p. 132, p. 138 et p. 153. 769 Ibid., p. 113. 770 Génetiot, Poétique, op. cit., p. 380. 771 Vincent, op. cit., p. 337. le suggère Gérard Ferreyrolles, la spontanéité ne constitue cependant pas une condition sine qua non du genre épistolaire, l’« Extrait d’une lettre d’une Dame d’érudition antique » le prouve. Tout en respectant certains critères classiques des lettres galantes auxquels nous allons revenir, cette contribution au Nouveau Mercure galant a également une dimension savante. Sa présumée autrice n’a pas hésité à indiquer les origines de ses nombreuses citations et, ainsi, elle renvoie régulièrement les lecteurs à un passage précis de l’Iliade d’Houdar de La Motte 768 et également à une reprise à la traduction d’Homère de l’abbé Regnier 769 . Avant de terminer ce premier tour d’horizon des lettres galantes du Nouveau Mercure galant, il faut encore discuter d’un autre aspect. Alain Génetiot souligne que « la fonction épistolaire n’est pas circonscrite à la seule épître en vers ou en prose, mais elle peut concerner tous les petits genres mondains échangés dans la conversation 770 ». Certes, les courts textes poétiques seront abordés dans la prochaine sous-partie, mais il faut souligner ici que les contributions épistolaires ne sont pas toutes en prose et que quelques exemples en vers brisent ce prototype. Si on se contente d’étudier les lettres liées à la Querelle d’Homère dans un sens vaste, il faut nommer trois contributions : des envois de juillet 1714, de juillet 1715 et de septembre 1715. Les deux derniers exemples sont assez proches. Il s’agit de contributions mixtes qui réunissent les deux formes. Leurs auteurs font suivre des réflexions en prose de poèmes ou d’odes en vers. Plus remarquable sont sans aucun doute l’« Apologie D.P.D.C. par lui-même » qui est entièrement en vers. Son auteur, Jean-Antoine Du Cerceau, y développe une vraie réflexion autour de la critique du goût ce qui distingue sa contribution des petites pièces en vers, mais également des lettres discutées ici. Les exemples évoqués soulignent, d’un côté, la grande productivité de l’« empire de la galanterie 771 » que la revue d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay fait perdurer. De l’autre, ils témoignent aussi d’une certaine perte de vitesse dont témoigne la quasi-absence de certaines formes épistolaires. Par la suite, nous allons pourtant revenir à la conversation et à la question de savoir dans quelle mesure les lettres galantes constituent des prolongations de dialogues ou tout simplement des monologues bien déguisés. 295 2. Deux conceptions de la belle littérature 772 Voir aussi Denis, op. cit., p. 340 : « Mes ces instantanés [les pièces galantes] dès lors qu’ils furent archivés, en appellent à l’évidence à une mémoire, et de ce fait paraissent œuvrer pour le long terme - on n’ose dire pour la postérité. » Il faut souligner que le Nouveau Mercure galant en tant que publication éphémère et recueil semble bien confirmer ses mots de Denis. 773 Ferreyrolles, op. cit., p. 5. 774 Nous avons choisi ces deux lettres puisque Mademoiselle de ** peut être considérée comme une Ancienne et l’abbé de Pons est un Moderne. De plus, leurs textes sont assez complexes et bien travaillés. Du coup, nous pouvons expliquer plusieurs aspects du genre en les étudiants. Ainsi, tout en restant en fin de compte un choix arbitraire, le recours à ces deux lettres paraît plus intéressant que l’emploi d’autres textes, comme, par exemple, le court message d’un Ancien d’avril 1715, voir Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 54-55. 775 Ferreyrolles, op. cit., p. 7. La dimension dialogique Le rôle central que joue la conversation au siècle de Louis XIV est bien établi et il est évident que le Nouveau Mercure galant constitue un prolongement de la société mondaine : au sens géographique du terme - il est le salon de tout le royaume - et temporel puisqu’il nous en présente encore aujourd’hui une certaine image 772 . Les échanges épistolaires sont considérés comme des conversations entre gens absents, principalement dans le contexte de cette société mondaine. Or, il faut nuancer cette observation. Gérard Ferreyrolles qualifie la lettre de paradoxale : elle « est un dialogue écrit au lieu d’être oral, et un dialogue monologal, c’est-à-dire un soliloque. En bref, la moitié d’un dialogue écrit 773 ». Par conséquent, il faut, par la suite, déterrer ces deux dimensions différentes des lettres galantes, c’est-à-dire les éléments qui les rapprochent des dialogues et les aspects plus monologiques. Dans le sous-chapitre précédent, il fut déjà question de deux lettres publiées dans le Nouveau Mercure galant par lesquelles leurs auteurs, l’abbé Jean-François de Pons et une Mademoiselle de ** 774 , répondent à des amis. En présentant ainsi leurs interlocuteurs, ils reproduisent la fiction d’égalité - un autre élément-clé de la conversation mondaine, selon Marc Fumaroli - et installent dès le début une « relation de personne je : tu 775 » ou plutôt de « je : vous ». Dès les premières lignes de sa lettre, Mademoiselle de ** s’adresse donc à une amie et, de plus, elle précise qu’elle veut prolonger une discussion que les deux femmes ont eu auparavant, lors de leur visite commune de la foire de St. Laurent. Par conséquent, elle se tourne régulièrement vers son interlocutrice et met en scène une conversation agonale. Pour les lecteurs du périodique, il devient rapidement clair que les deux amies ont des idées différentes de ce qu’est le bon goût : « [V]ous me fîtes mon procés, comme à une revoltée […]. Oüy, Madame, le bon goût est tout-à-fait perdu ; vous en estes vous-mêmes une 296 Partie II - Dimension esthétique 776 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., novembre 1714, p. 172-173. 777 Ibid., p. 174. 778 Ibid., p. 192. 779 Ibid., p. 175-176. 780 Ibid., p. 180. conviction vivante 776 . » Ainsi, le but de cette prise de parole est clair. L’écrivaine de la lettre veut convaincre son amie de la justesse de sa cause et, ainsi, elle s’adresse souvent à elle : « Je ne parle pas icy, Madame 777 » ou « Pardonnez moy, Madame, cette petite digression 778 ». Le fait que sa lettre soit plus qu’un simple plaidoyer pour sa conception du bon goût est souligné par les discours rapportés, ce qui permet à Mademoiselle de ** d’introduire des questions ou des objections dans sa lettre qui devient ainsi - du moins partiellement - presque un véritable dialogue. Voici un bel exemple d’une question-réponse qui rappelle une vraie conversation : [L]e bon goût est tout-à fait perdu ? Vous me répondrez, sans doute, que c’est la nouveauté qui attire à ces sortes de spectacles ; qu’ils rappellent au public, le plaisir que la Comedie Italienne luy a fait autrefois, & qu’on aime à voir encore quelques restes de ces divertissantes pieces, où l’on alloit souvent se dissiper ; que d’ailleurs il y a des ouvrages dont le mauvais fait tout le prix 779 . Un peu plus loin, la contributrice au Nouveau Mercure galant s’imagine à nouveau une réplique de son amie : « Ne me dites pas que ces excellentes Pieces que je viens de citer ont beaucoup perdu de leur prix en vieillisant 780 . » Cette opposition féroce entre les deux interlocutrices rappelle le dialogue entre la Blonde et la Brune que nous venons d’étudier dans la sous-partie consacrée aux conversations mondaines. Un autre parallèle qui souligne surtout que les deux conversations - l’une orale, l’autre écrite - appartiennent au mode agonal est l’absence d’une solution. Certes, le dialogue en forme de lettres trahit clairement la conviction de son autrice et essaie donc d’influencer le public du périodique, mais il n’y a pas d’accord sur une position finale. En principe, les lecteurs de la revue peuvent choisir un camp. La lettre de l’abbé Jean-François de Pons publiée dans la livraison de mars 1715 de la revue représente un autre dialogue écrit. Tout comme dans la contribution étudiée ci-dessus, une relation de « je : vous » est mise en scène, mais, cette fois-ci, l’échange ne suit pas un mode agonal, mais un modèle didactique. Pons se présente comme l’interlocuteur à qui l’on demande son avis et aux jugements de qui l’on peut se fier. Cependant, le contributeur régulier au Nouveau Mercure galant n’abuse pas de son autorité et encourage son ami de la manière suivante : « Mais pourquoi me faites-vous mystere du jugement que vous en portez 297 2. Deux conceptions de la belle littérature 781 Ibid., mars 1715, p. 14-15. 782 Ibid., p. 19. 783 Ibid., p. 32. 784 Ibid., p. 14. 785 Ibid., p. 17-18. 786 Ibid., p. 18-19. 787 Cazanave, Dialogue, op. cit., p. 83. vous-même ? N’osez-vous hasarder vôtre suffrage sur la foy de vos propres lumières 781 ? » Ainsi, Pons fixe également le grand thème de cette lettre : la défense de la méthode géométrique et la mise en question des autorités érudites et antiques. Et malgré la complexité du sujet, il n’oublie pas de s’adresser régulièrement à son interlocuteur. Des expressions comme « vous voyez 782 » ou « ne voyez vous pas, Monsieur 783 » sont présentes dans toute la lettre et, à l’instar de Mademoiselle de **, Pons donne aussi la parole à son interlocuteur. Au début, il rapporte ses mots en écrivant « [v]ous exigez de moy, Monsieur, un compte exact 784 » et, un peu plus loin - tel un enseignant qui devine l’opinion de son élève - il semble exprimer à haute voix les convictions que son interlocuteur n’ose pas exprimer : « Je n’ay pas de peine à deviner comment vous aurez été affecté de l’Iliade [sic] de Monsieur de la Motte & de sa Dissertation critique sur le Poëme Original ; le goût que je vous connois, m’est garant que vous les aurez lûs avec grand plaisir 785 . » Après une objection qu’aurait pu formuler son ami, Pons devient très clair et les lecteurs peuvent facilement s’imaginer que cette réplique puisse être sortie de la vraie vie : Non, Monsieur, non, ne soyez pas indfidele à vos lumieres, osez penser par vous-même, & ne prenez point l’ordre de ces stupides Erudits qui ont prêté serment de fidelité à Homere, de ces gens sans talens & sans goût, qui ne sҫavent pas suivre le progrés des Arts & des Talens dans la succession des siecles ; de ces Scoliastes qui entrent dans une espece d’extase à la lecture de l’Iliade Originale 786 . Il n’y a pas de doutes. Ici, Pons lui-même « entre dans une espece d’extase » : l’emploi de l’impératif ainsi que de quelques expressions fortes rappelle plus le dialogue oral que la conversation écrite. Cependant, cette contribution est très travaillée et il est difficile d’établir qui pose les questions. Suite au début de la lettre, on pourrait supposer que c’est l’ami du contributeur ou autrement dit : l’élève interroge son enseignant. Selon Claire Cazanave, ce modèle remonte à Cicéron et se distingue du dialogue socratique 787 . Certes, ce n’est qu’une suggestion, mais elle aurait probablement plu à Pons qui défend l’idée d’un 298 Partie II - Dimension esthétique 788 Sans le dire explicitement, Pons esquisse, néanmoins, cette idée dans le Nouveau Mercure galant de septembre 1715 : « Les peres ont inventé, les enfants ont perfectionné », voir Le Fèvre de Fontenay, op. cit., septembre 1715, p. 129. 789 Furetière, op. cit., entrée « LETTRE », tome II, p. 360. 790 Fumaroli, République, op. cit., p. 225. 791 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., novembre 1714, p. 171. 792 Ibid., p. 172. progrès à travers les siècles et qui, par conséquent, préfère également l’Antiquité latine au monde grec 788 . Cette analyse exemplaire de deux lettres présentes dans le Nouveau Mercure galant et relatives à sa réception de la Querelle d’Homère illustre la dimension dialogique des conversations écrites. Tout en n’étant pas des reproductions parfaites des dialogues oraux, elles sont certainement plus que la simple moitié d’une conversation puisque la réciprocité est bien visible. Elle inscrit les lettres en question dans le contexte d’un échange réunissant plusieurs personnes. Par conséquent, afin de ne pas surestimer ce résultat, nous devrons étudier l’autre piste évoquée par Ferreyrolles, c’est-à-dire la dimension monologique des lettres galantes. La dimension monologique Gérard Ferreyrolles n’est pas le seul à souligner le caractère monologique des dialogues écrits. Antoine Furetière évoque également le déséquilibre inhérent au genre. D’après lui, la raison pour laquelle on écrit des lettres est la suivante : « [P]our luy [l’absent] faire entendre sa pensée avec ses caractères 789 . » Les lettres sont donc plus qu’une partie d’un dialogue et, par conséquent, nous allons nous concentrer désormais sur le « je » et le « nous ». Commençons par la première personne du singulier, le « je », dont Marc Fumaroli met en avant l’importance. Selon lui, une vraie conversation est impensable sans « un être et […] un connaître authentiques 790 ». Cela vaut également pour le dialogue écrit et notamment pour Mademoiselle de ** qui répond à son amie. Or, elle ne réplique pas seulement à celle-ci. L’autrice s’adresse également à elle-même, ou plutôt à ses propres doutes nés de la dispute avec son amie qui vient de froisser sa susceptibilité et même de la perturber. Ainsi, la rédaction de sa lettre lui permet tout d’abord de s’assurer elle-même du bien-fondé de ses idées avant de les exposer à d’autres personnes. Elle écrit : « Je m’étois d’abord moy-même accusée de mauvais goust, n’osant par discretion en accuser le siecle 791 . » Ensuite, elle affirme que « [o]üy, Madame, le bon goût est tout-à-fait perdu 792 » et, puis, elle le définit : « Mais pour garder quelque ordre dans cette Dissertation, je vais d’abord établir le fondement par la définition 299 2. Deux conceptions de la belle littérature 793 Ibid., p. 173. 794 Ibid., p. 184. 795 Voir par exemple ibid., novembre 1714, p. 192, p. 196, p. 197 ou p. 200. 796 Fumaroli, « Genèse », op. cit., p. 894-895. 797 La transition d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay vers ce texte laisse supposer que Mademoiselle de ** ne tenait pas trop à voir sa lettre publiée. Mais il se peut aussi qu’il s’agisse simplement du topos de modestie vu que les femmes n’ont pas l’habitude de publier leurs textes à cette époque : « Mademoiselle […] ** qui a faite celle-cy [la lettre], & qui n’a pas une bonne raison pour ne vouloir pas estre nommée, s’est contentée de ne pas s’opposer à l’impression de son Ouvrage », voir Le Fèvre de Fontenay, op. cit., novembre 1714, p. 169. du bon goût 793 . » Sans aucun doute, ce rappel ainsi que cette définition ont une double fonction : d’un côté, ils formeront la base de l’argumentation de Mademoiselle de ** et, de l’autre, ils la rendent plus calme et sereine. Elle est dorénavant sûre d’elle-même, ce qui lui permet de répondre efficacement aux questions et objections de son interlocutrice à qui elle donne la parole dans sa lettre. Puis, après ses hésitations et les questions-réponses, elle se lance même dans un véritable monologue afin de réfuter - un par un - les points avancés par son amie et d’évoquer ces « spectacles plus dignes de nostre attention 794 ». Si Mademoiselle de ** s’adresse toujours à son amie, elle ne rapporte plus ses discours dans la deuxième partie de sa lettre et monopolise la parole tout en incluant de temps à temps un « Madame 795 ». Cette évolution de l’autrice de la timidité à la confiance en elle-même rappelle l’exemple de Lipse et de sa première Centurie de lettres. Dans la préface, Lipse s’adresse à ses lecteurs et avoue modestement qu’il ne s’agit pas d’ouvrage parfait. Marc Fumaroli résume cette préface de la manière suivante : La « figure d’humilité » qui ouvrait cet avis au Lecteur se retourne insensiblement en affirmation de soi, et en éloge du genre épistolaire comme expression par excellence de l’individu d’exception. […]. Et cette expression de soi suppose à la fois ingénuité […], sincérité […], naturel du style […] mais aussi du courage, celui d’être soi-même, en dépit de l’envie et des soupçons 796 . Souvenons-nous également du fait que Mademoiselle de ** ne surmonte pas seulement ses propres scrupules, mais qu’elle n’adhère pas aux idées des Modernes et qu’elle défend le prestige des auteurs morts. Il est donc évident que nous puissions la qualifier de courageuse. De même, cette reprise d’un modèle bien défini et connu sème également le trouble chez le lecteur d’aujourd’hui. S’agit-il vraiment d’une lettre spontanée et écrite sous l’emprise du choc émotionnel que son autrice ne voulait pas publier 797 ? 300 Partie II - Dimension esthétique 798 Ibid., p. 179. 799 Néanmoins, il faut admettre que la différence entre un auteur épistolaire et un épistolier paraît très « floue […] parce que nous ignorons l’intention de celui qui écrit la lettre », voir Ferreyrolles, op. cit., p. 12. Ainsi, Bernard Bray soutient, par exemple, que Madame de Sévigné se soit adressée d’emblée à un public plus large ce que Roger Duchêne refuse catégoriquement, voir Roger Duchêne, Madame de Sévigné et la lettre d'amour, Paris, Klincksieck, 1992, p. 321-328. Au vu du contexte historique et des pratiques sociales de l’époque, il semble que Mademoiselle de ** ait pensé à une possible publication de son texte pendant sa rédaction. Donc, même si elle ne l’a pas écrite avec l’intention de la faire imprimer dans le Nouveau Mercure galant, il est manifeste qu’elle s’attendait à ce que son texte soit connu d’un public plus large. Et, cela se voit également dans la lettre elle-même ou, plus exactement, dans le choix des pronoms. Tout d’abord, elle s’adresse à elle-même - le « je » - et à son amie - le « vous ». Néanmoins, au fur et à mesure qu’elle se rassure elle-même et qu’elle arrive à répondre à son interlocutrice dont elle s’imagine les questions et objections, elle introduit un « nous » : « [C]ombien ces grands hommes abattroient ils de la bonne opinion qu’ils avoient coneuë d’eux-mêmes sur la foy de nos applaudissements, puisque nous les prodiguons 798 . » Étant donné que les grands auteurs dont il est question sont Corneille, Molière et Racine, il paraît évident que le « nous » ne correspond pas à Mademoiselle de ** et à son amie, mais au public du théâtre en général. Cette ouverture signifie qu’elle s’adresse désormais à tous les lecteurs possibles de sa lettre. Notre thèse, selon laquelle la contributrice a envisagé cette possibilité dès la première ligne de sa rédaction, élucide également le début explicatif de la lettre : elle reprend la fiction d’une réponse immédiate et spontanée et décrit largement les détails de la dispute. Or, son amie sait déjà tout cela. De ce fait, force est constater que cette lettre de Mademoiselle de ** est à la fois un dialogue et un monologue qu’elle adresse à elle-même - pour se rassurer et justifier ses opinions - ainsi qu’à un public plus large qu’elle essaie de convaincre. Par conséquent, Mademoiselle de ** semble être plutôt une autrice épistolaire 799 . Une question similaire s’impose après la lecture de la lettre de l’abbé Jean-Franҫois de Pons qui fut publiée dans le Nouveau Mercure galant de mars 1715 : Pons s’adresse à un ami, le « vous », il introduit également un « nous » et, sans surprise, il y a en outre un « je ». S’agit-il donc de la même mise en scène que dans la contribution de Mademoiselle de ** ? Dans un premier temps, nous devons nous rappeler que ce dialogue reproduit le modèle didactique et non pas le mode agonal. Cette différence est fondamen‐ tale puisque le « je » - l’abbé de Pons - ne doute pas de lui-même. En tant 301 2. Deux conceptions de la belle littérature 800 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., mars 1715, p. 15. 801 Ibid., p. 17. 802 Ibid., p. 20. 803 Ibid., p. 22-32. 804 Ibid., p. 47. 805 Ibid., p. 48-49. 806 Ferreyrolles, op. cit., p. 12. qu’enseignant, il paraît sûr et développe sans hésiter ses arguments. Cela se montre également dans le choix des mots : « Je connois bien des gens 800 », « [j]e n’ay pas de peine à deviner 801 », « [j]’en sҫay 802 » ou encore d’autres verbes qui vont tous dans le même sens. À l’instar du « je », le « vous » est très présent dans la première partie qui se termine par le plaidoyer enthousiaste et fervent en faveur de la méthode géométrique. C’est la partie qui correspond le plus à un dialogue écrit. Ensuite, la fréquence des pronoms personnels - « je » et « vous » - baisse considérablement et le « nous » fait son apparition, mais modestement. Dans la partie suivante qui couvre environ dix pages et qui est consacrée à l’absence du talent parmi les Anciens, aux erreurs d’Aristote et au génie de René Descartes, le « nous » n’est utilisé que quatre fois ; le « je » et le « vous » sont encore plus absents 803 . Ce style ne change pas dans la suite et Pons met l’accent sur le « nous » qui - de nouveau - ne désigne pas exclusivement son interlocuteur et lui-même, mais un public plus large. Ainsi, il parle de « nostre Lanuge 804 » et sous-entend la langue de tous les lecteurs de la revue, si ce n’est de tous les sujets du royaume de France. Et un peu plus loin, il écrit : « Quand nous lisons nos bons Ouvrages, soit de Prose, soit de Poësie, n’éprouvons nous pas un sentiment confus de plaisir, que nous nous attribuons au son pretendu harmonieux des expressions 805 ? » Cette question rhétorique est censée toucher non seulement son interlocuteur, mais également tous ses lecteurs. Par conséquent, l’abbé Jean-François de Pons s’adresse à un public plus nombreux et le début plus personnel doit être considéré comme une concession au genre épistolaire ainsi qu’à la conversation mondaine. Ainsi, il devient évident qu’il s’agit certes d’un dialogue, mais, tout comme Mademoiselle de **, Pons écrit également un monologue. Or, celui-ci n’est jamais un monologue interne d’un moi qui médite et réfléchit, mais un discours qui défend vigoureusement la méthode géométrique et le prestige du couple Descartes/ La Motte. Ce constat nous ramène enfin à la thèse du sous-chapitre précédent. Là, nous nous sommes interrogé sur la possibilité qu’il s’agisse d’une simple fiction épistolaire écrite de la part de Pons. Effectivement, en rédigeant sa lettre, il pense principalement aux « autres 806 » et seulement dans une moindre mesure 302 Partie II - Dimension esthétique 807 Ibid., p. 12. 808 Ibid., p. 10-11. 809 Ibid., p. 12. 810 Jean de La Fontaine, « Paté d'Anguille », dans id., Œuvres complètes. 1. Fables, contes et nouvelles, édition établie par René Groos, Paris, Gallimard, 1954, p. 594-597, ici p. 863. 811 Id., « Discours à Madame de La Sablière », dans id., Œuvres II, op. cit., p. 644-646, ici p. 645. 812 Génetiot, Poétique, op. cit., p. 280. 813 Ibid. 814 Ibid., p. 508. à l’« autre 807 ». Le « je », en revanche, est certes présent, mais moins hésitant que dans la contribution de Mademoiselle de ** : il a confiance en lui-même et, persuadé d’avoir raison, le « je » sûr de lui développe ses idées. Clairement, l’opinion de ses contemporains ou de quelques autorités n’a aucune importance pour lui : comme Mademoiselle de **, Pons semble donc davantage un auteur épistolaire qu’un épistolier 808 . Afin de résumer, l’analyse approfondie des lettres de Mademoiselle de ** et de l’abbé de Pons nous a montré que les deux partis connaissent bien les codes de la société mondaine et savent s’en servir. En ce qui concerne le genre épistolaire, cela veut dire qu’ils savent jouer habilement avec la « frontière entre épistolier et auteur épistolaire 809 » décrite par Gérard Ferreyrolles. 2.2.3.3 Les petites pièces de poésie Le pluriel de ce sous-titre est plus que justifié. Tout comme la conversation et le genre épistolaire, la poésie mondaine semble diverse et variée. Jean de La Fontaine fait notamment de la « diversité […] [sa] devise 810 » et, dans son second « Discours à Madame de La Sablière », il écrit d’une manière pittoresque : Je m’avoue, il est vrai, s’il faut parler ainsi, Papillon du Parnasse, et semblable aux abeilles À qui le bon Platon compare nos merveilles. Je suis chose légère, et vole à tout sujet ; Je vais de fleur en fleur, et d’objet en objet 811 . Les fleurs sont bien évidemment les différents genres poétiques qui forment ce « pot-pourri 812 » qui attire « un public mondain porté au galant et aux poésies légères, qui sera [aussi] celui du Mercure galant  813 ». Selon Alain Génetiot, il faut y compter, par exemple, les « rondeaux, madrigaux, énigmes, épîtres, épigrammes, etc. 814 ». Par conséquent, il paraît évident qu’il s’agit d’un pré fleuri relativement riche. Par la suite, il ne sera donc pas question de nommer toutes 303 2. Deux conceptions de la belle littérature 815 Vincent, op. cit., p. 337. 816 Viala, France, op. cit., p. 51. 817 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 214. 818 Alain Génetiot, Les Genres lyriques mondains (1630-1660). Étude des poésies de Voiture, Vion d'Alibray, Sarasin et Scarron, Genève, Droz, 1990, p. 56-59. 819 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juin 1715, p. 250. les fleurs sur lesquelles vont se déposer les papillons du Nouveau Mercure galant, mais de souligner quelques traits caractéristiques de ces plantes poétiques afin d’illustrer le degré de mondanisation de la Querelle d’Homère. Dans un premier temps, la forme des poèmes sera abordée. Le but en est de découvrir dans quelle mesure la revue d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay s’inscrit dans cette province de l’« empire de la galanterie 815 ». Ensuite, nous nous pencherons sur le contenu, c’est-à-dire le fond de ces petites pièces de poésie. La forme La première contribution au Nouveau Mercure galant qui est une petite pièce de poésie et qui traite en même temps de la Querelle d’Homère est l’« Arrest du conseil d’Apollon » publié dans la livraison d’avril 1715. Il s’agit en fait de deux textes d’un auteur anonyme, un certain Akakentreke : l’arrêt qui est en vers et une lettre en prose qui est censée expliquer la providence merveilleuse du poème. D’un côté, il faut noter que les vers sont très travaillés et témoignent du « plaisir de jongler avec les contraintes formelles 816 ». Le contributeur inconnu a composé des alexandrins parfaits. Voici le début de l’arrêt : Veu par le blond Phœbus / / étant en son Conseil, L’Iliade d’Homer/ / (e) & celle de de la Motte ; Le premier estimé / / Poëte sans pareil, Quoy’à n’en point mentir, / / fort souvent il radotte 817 . Notons également les rimes croisées - ABAB - ainsi que leur alternance qui caractérisent non seulement cet extrait, mais tout le texte. De l’autre côté, il manque les strophes et les 32 vers de l’arrêt ne forment qu’un ensemble. Par conséquent, au vu de l’expression d’un esprit vif, de la longueur, d’un langage familier ainsi que de l’absence d’une structure bien définie, il paraît raisonnable de qualifier ce poème d’épigramme 818 . Moins difficile à classer est une autre pièce de poésie qui a retenu notre attention : le « Sonnet moderne » de juin 1715. Il figure dans la rubrique populaire des « bouts-rimez 819 ». Si toutes les contributions qui y apparaissent sont en général d’une certaine qualité, il faut souligner le cas du « Sonnet 304 Partie II - Dimension esthétique 820 Ibid., p. 250-251. 821 Ibid., juillet 1715, p. 133. Nous ne donnons la référence exacte concernant ce contribu‐ teur que lors de sa première apparition dans cette partie de notre livre. Par la suite, il sera simplement nommé l’auteur désintéressé des bords de la Marne. 822 Ibid., p. 130. 823 Ibid., p. 133. moderne » dont l’auteur réussit à respecter parfaitement les règles du genre et à parler de la Querelle d’Homère : L’un pasme sur Homer / / (e), & l’autre veut qu’il cloche, L’autre dit qu’il raisonne / / ainsi qu’un vieux sapin, Cessons tous ces débats, / / n’est pas fort vilain Qu’à son sujet ainsi / / l’on se peigne, on se coche 820 . Si la construction des alexandrins exemplaires est l’œuvre du contributeur à la revue qui a rempli les rimes, celles-ci sont proposées par l’auteur de ce jeu poétique qui a bien respecté les règles du sonnet. Le schéma des rimes est le suivant : ABBA ABBA CCD EED. Deux quatrains sont donc suivis de deux tercets. En outre, le lecteur qui relève le défi surpasse encore ce grand respect de la forme puisque deux voix différentes sont clairement présentes dans ce poème ; un aspect qui sera discuté plus amplement dans le prochain sous-chapitre. Les contraintes formelles auxquelles un rondeau doit satisfaire sont, certes, différentes de celles d’un sonnet, mais sans aucun doute tout aussi contrai‐ gnantes. S’il s’agit notamment d’un rondeau redoublé comme celui qui se trouve dans le Nouveau Mercure galant de juillet 1715 : le « Rondeau redoublé, & decisif, sur le sujet des Anciens & des Modernes » d’un « Auteur desinteressé des bords de la Marne 821 ». Apparemment, la codification importante propre à ce genre poétique ne lui faisait pas peur et il propose aux lecteurs de la revue un poème composé de six quatrains et 24 décasyllabes parfaits : Qu’un tournebroche ait sceu nous étonner Quand son Auteur luy donna la lumiere ; Je le crois bien sans trop l’examiner, Sur tout jadis qu’on n’examinoit guere 822 . Conformément aux préceptes de Clément Marot, les vers de cette première strophe sont repris un par un dans la suite et ils forment toujours le dernier vers des quatre quatrains suivants. De plus, les derniers mots du poème - « [q]u’un tournebroche 823 » - sont une reprise du début du premier vers. Cependant - selon les exemples de Marot, de Voiture ou de La Fontaine -, ils n’appartiennent plus au dernier vers. Tout en closant le rondeau, ils ne constituent qu’un ajout 305 2. Deux conceptions de la belle littérature 824 Ce rondeau du Nouveau Mercure galant appartient aux « schémas de rimes très complexes » qu’on trouve notamment dans les poèmes de Scarron, voir Génetiot, Genres, op. cit., p. 44. 825 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., septembre 1715, table des matières. 826 Ibid., p. 137-138. au dernier quatrain. Sans surprise, l’alternance des rimes est également parfaite et les rimes croisées se terminent soit sur le son [e] soit sur un [ɛʀ]. La dernière syllabe d’un quatrain est d’ailleurs reprise au premier vers de la strophe suivante. Par conséquent, nous en arrivons à cette structure-là : ABAB - BABA - ABAB - BABA - ABAB - BABA. Une fois encore, cela n’est ni étonnant, ni une innovation de l’auteur désintéressé des bords de la Marne, mais une fidèle reproduction d’un modèle bien établi 824 . Contrairement au rondeau qui était déjà à son zénith au XVII e siècle, l’ode continue à rayonner au siècle des Lumières et - au vu de cette popularité - il n’est pas surprenant d’en retrouver une dans le périodique d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay. Dans la livraison de septembre 1715, ses lecteurs découvrent l’« Ode. Imitation de l’Ode sur les Conquêrans de Rousseau » qui fut écrite par un certain « M. P. 825 », c’est-à-dire fort probablement par l’abbé Jean-François de Pons. Ce contributeur assidu et ambitieux du Nouveau Mercure galant a composé une ode parfaite qui respecte les critères du genre - elle compte dix strophes dont chacune possède dix vers octosyllabiques. Voici sa première partie : Homere, que le temps couronne ; De la gloire dont tu joüis, Et de l’éclat qui t’environne, Seront nous toûjours ébloüis. Tes Traducteurs te font l’Idole, Du Culte honteux & frivole, Dont ils honorent tes Autels ; Verrons-nous toûjours leurs Caprices, Te prophaner les sacrifices, Qui ne sont dûs qu’aux Immortels 826 ? C’est encore une fois le respect parfait des règles et des traditions qu’il faut souligner. Non seulement dans la macrostructure du poème - le nombre des strophes etc. -, mais également au sein de ses dix parties, Pons reste rigoureux et produit ici la disposition classique des rimes : ABAB - CCD - EED. Au-delà de cette succession de rimes croisées, plates et embrassées, que nous retrouvons d’ailleurs dans chaque strophe, les césures attirent notre attention. Ils coupent la première strophe en trois parties - la première va jusqu’au quatrième vers, 306 Partie II - Dimension esthétique 827 Griffejoen-Cavatorta, op. cit., p. 34-41. 828 Marasescu-Galleron, op. cit., p. 38-39. 829 Paul Pellisson, « Discours sur les œuvres de M. Sarasin », dans Sarasin, Les Œuvres de Monsieur Sarasin, édition établie par Gilles Menage, Paris, Augustin Courbe, 1656, p. 1-72, ici p. 30. la deuxième jusqu’au septième vers et les dernières lignes en constituent la troisième partie. Cette division tripartite est accompagnée d’une progression de l’argumentation : après avoir constaté que le nom d’Homère rime toujours avec gloire, Pons met en question ce culte avant de suggérer - voir la question rhétorique - que cette adoration est déplacée. Mais, pour le moment, contentons-nous de souligner la perfection formelle de cette ode et des autres petites pièces de poésie, ce qui signifie que le Nouveau Mercure galant s’inscrit dans un univers littéraire mondain qui rappelle les pièces en vers de l’abbé de Chaulieu et du marquis de La Fare 827 ainsi que Les Divertissements de Sceaux. Néanmoins, il faut souligner que ces derniers paraissent plus informels que les vers du périodique : Ioana Marasescu-Galleron explique cela par le goût pour le naturel qui règne à Sceaux et qui dédaigne les « construction[s] rigoureuse[s]   828 », tels que les sonnets ou les rondeaux. Pourtant, après avoir décrit ces beaux vers de la revue, il ne faut pas s’arrêter là, mais bien au contraire se concentrer sur leurs contenus. Le contenu Le dédain des mondains pour la pédanterie et l’érudition savante fut déjà évoqué à plusieurs reprises. Ainsi, il n’est guère étonnant que les poètes galants n’admettent que difficilement le travail qu’ils ont investi dans la rédaction de leurs vers. Dans sa préface de l’édition des œuvres de Jean-François Sarasin, Paul Pellisson évoque, par exemple, ouvertement ce côté invisible de la poésie : Ainsi on peut dire, que deux choses rendent sur tout la Poësie admirable ; l’inuention d’où elle a aussi pris son nom, & la facilité qui luy est tres-necessaire. Ie n'entens pas la facilité de composer, elle peut quelquesfois estre heureuse, mais elle doit estre toujours suspecte ; i’entends la facilité que les lecteurs trouuent dans les compositions dejia faites, qui a esté souuent pour l’Autheur une des plus difficiles choses du Monde ; de sorte qu’on la pourrait comparer à ses Iardins en Terrasse, dont la despense est cachée, & qui, apres avoir cousté des millions, semblent n’être que le pur ouurage du hazard & de la Nature 829 . Bien que ces lignes soient écrites plus de 50 ans avant la Querelle d’Homère, elles restent d’actualité et les contributeurs du Nouveau Mercure galant sont en 307 2. Deux conceptions de la belle littérature 830 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 209-210. 831 Ibid., p. 211. 832 Ibid., juillet 1715, p. 129. 833 Voir, par exemple, la critique exprimée à l’occasion de l’histoire de la « Comtesse de Savoye » dans la livraison suivante de la revue : ibid., octobre 1715, p. 89. 834 Furetière, op. cit., entrée « RAILLERIE », tome III, p. 235. 835 Génetiot, Poétique, op. cit., p. 288. général très discrets concernant l’effort que la rédaction des vers leur a demandé. Cette spontanéité se manifeste d’une façon pittoresque dans la livraison d’avril 1715 dans laquelle l’« Arrest du conseil d’Apollon » est publiée. Hardouin Le Fèvre de Fontenay décrit premièrement que l’impression de cette contribution dans le périodique ne serait qu’un pur hasard : « [ J]e mis indifferemment la main sur une Lettre dont je lûs l’adresse en pensant à autre chose 830 . » Et l’auteur de cet envoi, le mystérieux Akakentreke, prétend qu’il n’en est pas l’auteur. Dans sa lettre qui accompagne le poème, il déclare qu’il l’a volé au « Greffier de la Cour des Muses 831 ». Cette fiction, que l’on pourrait qualifier de récit-cadre, renforce encore son message satirique et en cache parfaitement la pénible élaboration. Quelques mois plus tard, dans le numéro de juillet 1715, lorsqu’Hardouin Le Fèvre de Fontenay fait la transition vers le « Rondeau redoublé, & decisif, sur le sujet des Anciens & des Modernes », nous retrouvons presque la même mise en scène. Certes, l’auteur désintéressé des bords de la Marne n’a pas écrit une lettre pour commenter ses vers, mais le responsable de la revue n’attire pas non plus l’attention des lecteurs sur la difficulté à rédiger un tel poème. Au contraire, Le Fèvre de Fontenay écrit d’une manière décontractée : « [A]llons nôtre chemin ; mais que vois je ? ce sont des Vers encore ; qu’importe ? ils me plaisent, & vous plairont peut estre aussi 832 . » Il ne songe même pas à remercier l’auteur de ces vers, mais y souligne le « plaire » qui constitue la qualité centrale de la poésie mondaine. Par conséquent, le comportement de Le Fèvre de Fontenay paraît paradoxal : tout en se plaignant de la mauvaise qualité de certaines contributions 833 , il n’est guère enclin à rappeler à ses lecteurs, et donc à ses contributeurs potentiels, qu’il faut du temps pour rédiger un bon texte ou, en l’occurrence, de bons vers. Un autre élément constitutif du loisir mondain est, selon Alain Génetiot, la raillerie qu’Antoine Furetière définit ainsi : « Trait plaisant qui divertit, qui fait rire, qu’on ne dit point serieusement. Il y a des railleries obligeantes & qui plaisent ; d’autres qui coquent, qui sont trop fortes 834 . » D’après Furetière, il faut donc éviter les excès et trouver un juste milieu : employée de cette sorte, la raillerie amuse et fait partie de la bonne compagnie 835 . L’abbé Jean-François de Pons, par exemple, montre son talent littéraire en introduisant sur un ton badin 308 Partie II - Dimension esthétique 836 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., septembre 1715, p. 138-139. 837 Vincent, op. cit., p. 337. 838 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 214. 839 Ibid., p. 215 et p. 217. 840 Voir Furetière, op. cit., entrées « FEMME » et « FEMELLE », tome II, p. 25-26. une critique sévère dans son ode de septembre 1715 dans laquelle il défend la méthode géométrique et la raison des Modernes. Au début, il s’adresse pourtant encore à Homère et décrit d’une manière hyperbolique ses défenseurs : Le Pedant de ta Poësie, est charmé, ravy, transporté ; A chaque page il se recrie, Quelle force, quelle beauté ! Ces images sont agreables, Ces comparaisons admirables, Quels sons, quelle sublimité ! C’est ainsi qu’un faux Sҫavant prouve Que dans Homere seul on trouve, Tout ce qui doit estre imité 836 . Cette hyperbole à laquelle l’on peut ajouter le recours à, du moins, une gradation - « charmé, ravy, transporté » - peint une image caricaturale d’un Ancien qui fait certainement rire les lecteurs mondains du périodique. Et, de même, cette dénonciation reste inoffensive. Elle ne blesse personne et correspond donc bien aux exigences de l’« empire de la galanterie 837 ». La critique de l’érudition, en revanche, constitue un lieu commun qui est également typique, mais ce trait sera abordé plus amplement par la suite. Concentrons-nous tout d’abord sur un deuxième exemple de la raillerie qui est malgré tout plus forte ; son auteur peine à garder le juste milieu décrit par Furetière. Il s’agit de l’« Arrest du conseil d’Apollon » d’avril 1715 dont l’auteur - Akakentreke - reproche à Homère, par exemple, de « radotte[r] 838 », donc d’être sénile. De plus, il caractérise à deux reprises Anne Dacier de « femelle 839 » ce qui la rapproche du monde des animaux et l’éloigne de la société galante 840 . Néanmoins, Akakentreke termine son épigramme d’une façon moins choquante. Il annonce premièrement le verdict avec lequel Apollon tranche la dispute en faveur d’Houdar de La Motte. Puis, sur un ton désinvolte et badin, il déclare comment Apollon punit Anne Dacier : Ledit Seigneur Phœbus […] Dés ce jour l’a condamne à perpetuité 309 2. Deux conceptions de la belle littérature 841 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 217-218. 842 Génetiot, Poétique, op. cit., p. 303. 843 Ibid., p. 304. 844 S’il est difficile d’attribuer ces vers à un auteur, il paraît plausible qu’ils sont de Pierre Cléric, un homme de lettres toulousain, pour plus d’informations, voir nos réflexions dans le sous-chapitre « Un royaume et un public ». 845 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., octobre 1715, p. 100. 846 Ibid., p. 102. De ne parler que GREC, même à sa Chambriere 841 . En d’autres termes, Dacier est désormais exclue de la société mondaine. Pour‐ tant, cela n’est guère exprimé d’une manière brutale - il n’est pas question d’exil ou de prison -, mais par le biais d’une litote. À ces derniers vers divertissants s’ajoute en outre la construction générale de l’épigramme : le jugement d’Apollon, un dieu de la mythologie gréco-latine qui prend le parti des Modernes a certainement agréablement surpris les lecteurs du Nouveau Mercure galant et, ainsi, il y a de fortes chances que ce poème ait plu aux lecteurs de la revue. Cette dernière réflexion autour du caractère badin ou railleur des petites pièces de poésie nous ramène aux travaux d’Alain Génetiot. Dans la Poétique du loisir mondain, il constate : « Dès lors fleurissent sonnets, épigrammes et autres rondeaux n’ayant d’autre but que de mettre en valeur une idée ingénieuse, ou plutôt, le plus souvent, la formulation ingénieuse d’un topos, selon une esthétique maniériste au sens large, qui préfère la manière à la matière 842 ». Certes, notre étude ne s’intéresse pas à des topoï, tels que l’amour sérieux, mais à ceux de la Querelle des Anciens et des Modernes dans un sens plus vaste. En outre, étant donné le contexte mondain, il est peu étonnant que les papillons du Nouveau Mercure galant ne se soucient guère de trouver de nouveaux arguments, mais de les présenter « par des voies détournées et surprenantes 843 ». Cette approche des plumes de la revue touche non seulement la critique des érudits, mais également la méthode géométrique. Hardouin Le Fèvre de Fontenay en présente un bon exemple 844 : un conte en vers dédié à Houdar de La Motte par Pierre Cléric, un « Professeur d’Eloquence 845 ». Celui-ci combine dans son conte deux lieux communs de l’argumentation des Modernes : les héros et dieux défectueux de l’épopée homérienne ainsi que l’idée d’un progrès des mœurs et des arts depuis l’Antiquité grecque. L’innovation est ailleurs : « Vilains Magots. L’un [un héros ou dieu] étoit Cu-de-jatte ; / L’autre manquoit d’un tiers d’une omoplatte 846 . » Dans ces décasyllabes, des défauts, tels que la lâcheté ou le manque de respect vers le roi, sont externalisés. L’absence des qualités classiques 310 Partie II - Dimension esthétique 847 Cazanave, Dialogue, op. cit., p. 498. 848 Ibid., p. 81. 849 Charpentreau, op. cit., p. 971. 850 Génetiot, Poétique, op. cit., p. 280. 851 Voir Le Fèvre de Fontenay, op. cit., août 1714, p. 149-174. d’un héros, selon les critères des contemporains de Louis XIV, est transformée en handicap physique. Une contribution du Nouveau Mercure galant à la Querelle d’Homère con‐ stitue donc cette forte mondanisation des débats et des arguments. De même, il ne faut pas oublier que celle-ci respecte les règles de la poésie de l’époque. Au-delà de la composition parfaite des vers et des rimes que nous venons d’ob‐ server, ce respect des contraintes formelles va encore plus loin. La contribution d’Akakentreke, par exemple, témoigne du grand prestige dont jouissent toujours les vers : sa lettre qui annonce le poème et que nous avons qualifiée de récit-cadre est en prose et l’« Arrest du conseil d’Apollon », qui contient son véritable message, en vers. Un autre cas classique forme le « Sonnet moderne » publié dans la livraison de juin 1715 : deux voix y discutent de la Querelle d’Homère - l’une s’exprime d’une façon modérée et l’autre attaque agressivement le poète grec. Cette opposition structure le sonnet qui ressemble à un échange vif entre deux amis - il s’agit quasiment d’une « interlocution duelle 847 », pour reprendre les mots de Claire Cazanave, donc un entretien où les « interlocuteurs occupent […] des positions antagoniques 848 ». Par conséquent, ce sonnet nous présente des perspectives différentes sur la Querelle d’Homère ce qui correspond bien à la tradition du genre 849 . Les petites pièces de poésie publiées dans le Nouveau Mercure galant montrent bien que le périodique fait partie de la société mondaine et qu’il en respecte les règles. Ainsi, le responsable de la revue n’a de préférence pour aucun genre poétique, mais présente un véritable « pot-pourri 850 » à son public tout en dotant la Querelle d’Homère d’une dimension mondaine. La productivité du Nouveau Mercure galant ne consiste donc clairement pas à trouver de nouveaux arguments, mais à réécrire les débats en respectant les codes très formels du plaisir mondain du XVII e siècle. Afin de résumer la conception de la belle littérature développée par les Mo‐ dernes, nous constatons qu’elle se distingue énormément de celle des Anciens. Contrairement à ceux-ci qui considèrent Boileau comme un modèle, les Mo‐ dernes se méfient de lui, ce qui inscrit le Nouveau Mercure galant également dans la Querelle des Satires puisque les Modernes opposent Boileau à Charles Cotin ou, plus tard, à Jean-François Regnard 851 . De plus, ils se font une idée très 311 2. Deux conceptions de la belle littérature 852 Voir, par exemple, ibid., septembre 1714, p. 293-294. 853 Voir, par exemple, ibid., mai 1714, p. 12-13. 854 Voir, par exemple, ibid., mai 1716, p. 219-251. 855 Voir, par exemple, ibid., octobre 1715, p. 24-82. 856 Voir, par exemple, ibid., p. 24-25. 857 Voir ibid., p. 24-82. 858 Voir ibid., mai 1716, p. 219-251. différente d’un écrivain parfait : premièrement, l’analyse effectuée montre qu’un bon homme de lettres est supposé respecter les mœurs de son époque, telles que la bienséance ou la galanterie, et participer à la vie sociale. Et deuxièmement, à l’instar d’Houdar de La Motte, l’auteur-modèle cherche à satisfaire son public, notamment la partie féminine, et non pas à imiter des écrivains grecs ou latins 852 . Ensuite, nous avons remarqué qu’il ne s’agit point d’une simple réflexion théorique de la part des Modernes, mais d’un concept très productif - fait souligné par de nombreuses nouvelles, aventures ou histoires galantes, mais également par les chansons, bouts-rimés ou énigmes que l’on retrouve dans le Nouveau Mercure galant. Au vu de l’ardeur avec laquelle les Anciens attaquent le genre romanesque, nous nous sommes intéressé davantage à celui-ci. Bien que le terme de « roman » n’apparaisse quasiment jamais dans les pages du périodique, ces textes narratifs rappellent sous bien des aspects le genre romanesque en plein essor depuis la fin du XVII e siècle. Une confrontation des histoires galantes de la revue et des réflexions théoriques de Du Plaisir a montré que les contributeurs du Nouveau Mercure galant respectent les principes fondamentaux du roman moderne : elles ont lieu dans un passé proche ou dans un monde familier des lecteurs du périodique 853 , elles se concentrent sur une seule intrigue 854 et elles mettent en scène un nombre limité de protagonistes 855 . Les héros chevaleresques ainsi que les monstres, que le protagoniste doit vaincre afin de gagner les bonnes grâces d’une belle demoiselle, en revanche, sont bannis des aventures galantes 856 et il se pose la question de savoir si les contributeurs à la revue défendent l’amour vertueux. À en croire les contributeurs du Nouveau Mercure galant, il semble certain que les relations qui sont construites exclusivement sur la raison ou la passion portent malheur. Une entente réciproque constitue cependant une bonne base pour une relation heureuse et durable. Ainsi, Hardouin Le Fèvre de Fontenay montre l’amour tendre d’un couple de jeunes gens qui préfèrent se cacher dans un couvent plutôt que d’être séparés 857 ou les efforts d’une belle veuve qui met son amant et sa constance à l’épreuve avant d’accepter et d’admettre ses sentiments pour lui 858 . Or, la présente étude a également montré qu’il serait réducteur de limiter le jeune genre romanesque aux histoires d’amour. Ce thème 312 Partie II - Dimension esthétique 859 Voir, par exemple, ibid., août 1714, p. 10-80. 860 Voir, par exemple, ibid., septembre 1714, p. 9-83. 861 Vincent, op. cit., p. 337. 862 Voir, par exemple, le « Sonnet moderne » dans Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juin 1715, p. 250-252. 863 Voir, par exemple, l’« Ode. Imitation de l’Ode sur les Conquêrans de Rousseau » dans ibid., septembre 1715, p. 137-144. 864 Voir, par exemple, le « Rondeau redoublé, & decisif sur le sujet des Anciens & des Modernes » dans ibid., juillet 1715, p. 130-133. 865 Voir, par exemple, la « Lettre curieuse & tres-amusante » qui contient la discussion d’une Blonde et d’une Brune dans ibid., avril 1715, p. 161-178, ou le « Dialogue magnifique entre Iris, Mercure & un Moderne » dans ibid., juin 1715, p. 142-188. 866 Génetiot, Poétique, op. cit., p. 303. est certainement dominant et l’influence de La Princesse de Clèves de Madame de Lafayette n’est point négligeable, mais les lecteurs du Nouveau Mercure galant profitent également d’une variété d’autres histoires, ce qui souligne la productivité du genre. Le Fèvre de Fontenay intègre dans sa revue à la fois des textes qui présentent un monde exotique 859 ainsi que des recueils de nouvelles qui mettent en scène un jeu littéraire rappelant le Décaméron de Boccace et l’Heptaméron de Marguerite de Navarre 860 . À l’instar des nouvelles galantes, les textes appartenant à l’« empire de la galanterie 861 » sont très présents dans le Nouveau Mercure galant et ils jouent un rôle important dans la réception de la Querelle d’Homère : les conversations, les lettres et les petites pièces de poésie reprennent des thèmes centraux des débats entre les Anciens et les Modernes. Ainsi, le responsable de la revue et ses contributeurs inscrivent le Nouveau Mercure galant à la fois dans la société galante, mais également dans la Querelle des Anciens et des Modernes. Trois observations en résultent : Premièrement, nous devons souligner la grande diversité des contributions parues dans la revue qui constitue clairement un fil conducteur de ce chapitre. Sans exagérer, nous pouvons constater que les plumes du Nouveau Mercure galant ne se copient pas les unes les autres, mais qu’elles choisissent des formes très différentes, comme par exemple un sonnet 862 , une ode 863 , un rondeau 864 ou différentes formes de dialogues 865 . Par conséquent, force est de constater qu’ils cherchent des voies créatives pour défendre d’une façon divertissante leurs idées qui sont dans la majeure partie des cas celles des Modernes. À l’instar de leurs arguments contre l’Iliade d’Homère et la traduction qu’en propose Anne Dacier, ces thèmes ressemblent néanmoins à des lieux communs qui sont souvent visités, comme l’idée du progrès ou la critique des érudits. Ils préfèrent donc clairement - pour citer de nouveau Alain Génetiot - « la manière à la matière 866 ». 313 2. Deux conceptions de la belle littérature 867 Voir Le Fèvre de Fontenay, op. cit., novembre 1714, p. 172. 868 Voir ibid., avril 1715, p. 161-162. 869 Voir ci-dessus les explications dans le sous-chapitre « La forme ». 870 Voir ci-dessus les explications dans le sous-chapitre « Le contenu ». 871 Hepp, op. cit., p. 697. Deuxièmement, les contributeurs au Nouveau Mercure galant insistent parti‐ culièrement sur la spontanéité de leur rédaction en prose ou en vers. Un bon exemple en est Mademoiselle de ** qui prétend écrire sa longue lettre bien travaillée juste après être rentrée de la Foire de St. Laurent 867 . L’équivalent de la rédaction spontanée et sans effort forme l’authenticité des dialogues. La discussion d’une Blonde et d’une Brune d’avril 1715 en constitue un modèle parfait 868 . Or, ni le souci du naturel, ni la fiction de la spontanéité n’empêchent les plumes de la revue de respecter les contraintes formelles des différents genres galants. Ainsi, nous trouvons, par exemple, une ode et un sonnet irréprochables dans les livraisons de juin et de septembre 1715 869 . Enfin, troisièmement, il est devenu évident que les plumes galantes du Nouveau Mercure galant montrent un certain talent littéraire en s’exprimant sur la Querelle d’Homère : sur un ton badin ou railleur, elles expliquent leur point de vue et ont recours à différentes figures de style, comme une litote ou une hyperbole, pour illustrer leur réflexion 870 . C’est cependant ce côté léger du Nouveau Mercure galant qui est à l’origine de la critique de Noémi Hepp qui voit le périodique d’un mauvais œil. Ainsi, elle constate dans Homère en France : En même temps qu’elle se jouait à coup de gros ouvrages, ou du moins d’ouvrages à prétentions sérieuses, la Querelle d’Homère avait un autre visage, léger et facile celui-là, et l’on peut dire qu’elle s’est jouée aussi à coups de confetti. Parallèlement aux livres […], on écrivait des facéties, on badinait, on s’amusait. Le terrain d’élection du badinage fut le Mercure  871 . Ce constat n’est certainement pas faux, mais quelque peu déséquilibré. Si Hepp a raison de souligner le côté divertissant de la réception de la Querelle dans les pages de la revue, il faut tout de même davantage nuancer : se prononcer pour ou contre Homère constitue - du moins pour certains auteurs, notamment l’abbé Jean-François de Pons - également une question de conviction. Certes, les contributeurs au Nouveau Mercure galant ne brillent pas par des arguments novateurs, mais ils participent d’une manière créative et divertissante à la mondanisation des principales idées de la Querelle d’Homère. De plus, il ne faut pas oublier que ce travail de divulgation contribue à sa propagation au-delà des cercles littéraires. Dans ce sens, Delphine Denis considère la galanterie 314 Partie II - Dimension esthétique 872 Denis, op. cit., p. 342. 873 Claire Cazanave, « Une publication invente son public », dans Christian Jouhaud, Alain Viala (dir.), De la publication. Entre Renaissance et Lumières, Paris, Fayard, 2002, p. 267-280, ici p. 280 874 Voir Itti, op. cit., p. 259, ou Dacier, Iliade, op. cit., tome I, p. xxxv-xxxvi. 875 Voir, par exemple, Le Fèvre de Fontenay, op. cit., septembre 1715, p. 156. comme une certaine pratique de l’activité littéraire, en concurrence ou en parallèle avec d’autres, plus « sérieuse » ou plus stables, au sein de laquelle les modes de production, de circulation et de consommation des textes possèdent leur propre économie, et imposent des modes d’appropriation spécifiques 872 . Claire Cazanave développe une réflexion similaire : selon elle, les Entretiens sur la pluralité des mondes de Fontenelle, en transmettant un savoir à priori érudit à un public mondain, satisfait ce « désir mondain de science 873 ». Une approche qui est également celle du Nouveau Mercure galant. Bilan de la Partie II - Dimension esthétique [ J]e n’escris pas pour les sҫavants qui lisent Homere en sa langue ; ils le connoissent mieux que moy : j’escris pour ceux qui ne le connoissent point, c’est-à-dire, pour le plus grand nombre, à l’égard desquels ce poëte est comme mort ; & j’escris, encore pour ceux qui commencent à le lire, & qui doivent travailler à l’entendre, avant qu’ils puissent estre en estat d’en sentir les beautez 874 . Ce sont les termes qu’Anne Dacier choisit pour décrire les buts de sa traduction de l’Iliade. Tout en restant extrêmement modeste, elle ne tourne pas autour du pot. Elle veut que ses lecteurs puissent apprécier les beautés de l’épopée homérique. Elle met donc l’esthétique au centre de son projet littéraire et la critique du goût constitue certainement un élément-clé pour la compréhension de la Querelle d’Homère. Par conséquent, dans cette deuxième partie, nous avons essayé de découvrir et de déchiffrer les concepts esthétiques des Anciens et des Modernes dans le Nouveau Mercure galant. Tout d’abord, nous avons abordé les textes de querelle de premier ordre afin de découvrir les différents types de critiques formulées à l’égard d’Homère, de son Iliade qui n’est guère distinguée de la traduction qu’en propose Anne Dacier 875 , d’Houdar de La Motte ainsi que de sa version de l’épopée. D’un côté, force est de constater qu’une dualité des Anciens et des Modernes semble exister dans les pages du Nouveau Mercure galant. Au moins au premier coup d’œil car quelques contributeurs rappellent le grand prestige dont l’Iliade a 315 Bilan de la Partie II - Dimension esthétique 876 Voir ibid., avril 1715, p. 57-58. 877 Ibid., p. 147. 878 Voir ibid., août 1715, p. 114. 879 Hepp, op. cit., p. 751. 880 Voir Le Fèvre de Fontenay, op. cit., août 1715, p. 105-106. 881 Ibid., juin 1715, p. 162. 882 Ibid., septembre 1715, p. 141. 883 Ibid., mars 1715, p. 32-33. 884 Ibid., avril 1715, p. 62. 885 Ibid., août 1715, p. 99-100. profité pendant des siècles 876 ou défendent la beauté de l’épopée homérique ; une contributrice anonyme souligne ainsi en avril 1715, pleine d’admiration, qu’« Homere […] [y] peint bien le naturel des hommes 877 ». D’un autre côté, les voix des Anciens restent néanmoins minoritaires dans le périodique et, en général, ce sont même les Modernes qui introduisent des arguments des Anciens dans la revue, au moins d’une manière biaisée. C’est notamment le cas du relativisme historique 878 , une idée pourtant novatrice et approfondie par d’autres hommes de lettres après la querelle 879 . Par conséquent, malgré la présence des Anciens dans le Nouveau Mercure galant, les Modernes y dominent largement. Ils dénoncent principalement l’invraisemblance de l’Iliade homérique 880 , qu’ils - à part l’abbé Terrasson - ne connaissent que grâce à la traduction de Dacier, et le non-respect de la bienséance de la part d’Homère. Ce dernier aspect n’est autre que la fameuse critique des dieux et héros homériques à qui les Modernes du Nouveau Mercure galant reprochent de ne pas être « superbes, [mais plutôt] insolents, grossiers [et] pleurant comme des enfants 881 ». En outre, les Modernes critiquent violemment certains défauts stylistiques d’Homère, comme ses nombreuses répétions 882 , tout en faisant des éloges d’Houdar de La Motte qui a su corriger ces faux pas 883 . Cette dualité n’est pourtant pas absolue car un auteur que nous qualifions de neutre se prononce également sur la Querelle d’Homère : en avril 1715, l’abbé de *** écrit dans sa contribution que l’Iliade d’Homère n’est ni parfaite, ni entièrement « méprisable 884 ». Or, cette voix modérée, mais isolée ne change pas le rapport de forces favorables aux Modernes. Ce résumé des arguments les plus importants, évoqués dans le Nouveau Mercure galant met toutefois au jour deux faiblesses du périodique : des arguments novateurs, tel que le relativisme historique développé notamment par Jean Boivin dans son Apologie d’Homère et Bouclier d’Achille, sont certes mentionnées, mais non pas discutés véritablement. Ainsi Le Fèvre de Fontenay reproche-t-il à Boivin de ne pas abandonner complètement le recours aux allégories en tant qu’outil d’interprétation de l’Iliade  885 tout en se taisant presque 316 Partie II - Dimension esthétique 886 Ibid., p. 115. 887 Voir par exemple ibid., p. 101. 888 Boch, op. cit.p. 122. 889 Ibid., août 1715, p. 80-144. 890 Andry, op. cit., 16 décembre 1715, p. 662-668. 891 Tournemine, op. cit., mai 1716, tome II, p. 778. 892 Du Sauzet, op. cit., 17 août 1715, tome II, p. 105. 893 Génetiot, « Compte rendu de The Shock of the Ancient », op. cit., p. 715. 894 Voir par exemple Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juillet 1714, p. 136. 895 Voir par exemple ibid., juin 1714, p. 190. totalement sur son idée qui soutient la différence des époques historiques 886 . Ensuite, il ne faut pas oublier qu’Hardouin Le Fèvre de Fontenay qui s’exprime le plus sur la critique du goût dans la revue peine à innover. Il suit principalement La Motte dont il reprend parfois aveuglément des arguments 887 . Néanmoins, nous devons également noter que le Nouveau Mercure galant réussit toujours à publier rapidement un compte-rendu d’un livre parlant de la Querelle d’Homère. Reprenons l’exemple de l’Apologie d’Homère et Bouclier d’Achille. Ce livre sort fin avril 1715 888 et, déjà en août 1715, Hardouin Le Fèvre de Fontenay parvient à proposer son « Chapitre d’érudition de la façon de l’Auteur, au sujet d’un Livre nouveau qui a pour titre : Apologie d’Homere, ou Bouclier d’Achille 889 ». C’est-à-dire que le directeur du Nouveau Mercure galant a rédigé sa critique en trois mois. Ainsi son périodique est-il le premier à parler de la publication de Boivin : la critique du Journal des sҫavans date de décembre 1715 890 et celle des Mémoires de Trévoux de mai 1716 891 . Les Nouvelles littéraires, en revanche, évoquent également l’œuvre de Boivin en août 1715, mais cette contribution n’est guère comparable aux comptes-rendus des trois autres revues, car il s’agit d’une simple annonce 892 . Étant donné que la Querelle des Anciens et des Modernes s’inscrit dans l’histoire des idées 893 , nous voulions, dans la suite, approfondir ces premiers résultats et découvrir dans quelle mesure des concepts-clés de la Querelle des Anciens et des Modernes sont présents dans les autres textes du Nouveau Mercure galant. Par conséquent, nous avons élargi notre corpus et entamé une étude de toutes les contributions au Nouveau Mercure galant de 1714 à 1716. Ce changement de perspective fut révélateur puisque l’éclatement de la Querelle d’Homère au sens propre du terme peut être considéré comme une vraie césure. Avant la publication des Causes de la corruption du goût d’Anne Dacier, les contributions des Anciens ou des auteurs neutres semblent principalement prolonger le classicisme et être redevable aux mêmes idées que les hommes de lettres du XVII e siècle : il faut avant tout penser au concept de l’imitation 894 ou à l’importance accordée à la simplicité 895 . De plus, 317 Bilan de la Partie II - Dimension esthétique 896 Voir par exemple ibid., p. 184, et décembre 1714, p. 8. 897 Ibid., novembre 1714, p. 187. 898 Voir par exemple ibid., juin 1714, p. 200. 899 Vincent, op. cit., p. 391. 900 Norman, Shock, op. cit., p. 211-212. 901 Hepp, op. cit., p. 751. comme la majorité des contemporains de Molière, de Racine ou de Corneille, ils citent en général les auteurs romains au détriment des écrivains grecs ; Homère n’est guère mentionné. Il était moins considéré comme un modèle et plus comme un point de départ. Dans le Nouveau Mercure galant de juin 1714, Jean-Antoine Du Cerceau, par exemple, le tient pour le premier poète, mais il ne demande pas de l’imiter. En 1714, les Anciens lui préfèrent Plaute, Horace ou Térence 896 . Ainsi les Anciens évitent-ils un certain aveuglement que les Modernes leur reprocheront massivement en 1715 et partent même à l’offensive en dénonçant les productions littéraires contemporaines, adorées par les Modernes. Dans la livraison de novembre 1714, Mademoiselle de **, une autrice proche des Anciens, leur reproche, par exemple, de suivre trop « le bruit des applaudissemens 897 », c’est-à-dire le goût du public contemporain. Néanmoins, Du Cerceau et Mademoiselle de ** restent diplomates et renoncent aux attaques ad hominem qui sont caractéristiques des satires de Nicolas Boileau. Malgré ce différend, celui-ci est particulièrement apprécié par Du Cerceau qui l’érige en modèle 898 . Pourtant, cette phase pendant laquelle nous rencontrons des Anciens pleins de confiance et prêts à relever le défi des Modernes prend fin en 1715. Une première explication en est l’orientation du Mercure qui, depuis sa création en 1672, est plus proche des Modernes que des Anciens 899 , ce qui se manifeste naturellement plus dans une période de confrontation, telle que la Querelle d’Homère, que pendant le calme qui précède cette même tempête. Un autre argument nous est fourni par Noémi Hepp. Selon elle, les concepts esthétiques novateurs qui survivront à la querelle et, à en croire Larry F. Norman, évinceront les idées des Modernes 900 , ne sont pas encore prêts. De plus, toujours selon Hepp, les partisans d’Homère peinent à les formuler clairement puisqu’ils sont encore trop tournés vers le passé. Ils n’ont donc rien à opposer au parti d’Houdar de La Motte : « En tout cela, les Anciens de 1715 sont dans une situation comparable à celle de leurs prédécesseurs du temps de Perrault et de Fontenelle 901 . » Ce sont les Modernes qui imposent les thèmes de discussion et qui mettent les Anciens sur la défensive. Ensuite, la réponse des Modernes aux Anciens nous a intéressé et, sans surprise, le parti d’Houdar de La Motte ne partage pas les idées exprimées par Du Cerceau et Mademoiselle de **. C’est surtout Hardouin Le Fèvre de Fontenay 318 Partie II - Dimension esthétique 902 Voir la conclusion du sous-chapitre « Un parfait écrivain ». 903 Génetiot, Classicisme, op. cit., p. 126. 904 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., août 1714, p. 149-174. 905 Voir par exemple ibid., mai 1714, p. 12-13. 906 Voir par exemple ibid., août 1715, p. 63. qui se charge de leur répondre. Une analyse de ses nombreuses prises de paroles montre une conception différente d’un bon auteur : celui-ci est censé respecter les mœurs de son temps, participer à la vie sociale et plaire au public mondain 902 . Alain Génetiot résume cette évolution incarnée par le Nouveau Mercure galant de la façon suivante : la « mondanisation de la res literaria qui fait des honnêtes gens le public, le juge, voire le créateur des œuvres littéraires 903 ». De même, les Modernes ne considèrent pas Boileau comme un homme de lettres parfait et ne tardent pas à répondre aux vers élogieux de Du Cerceau : seulement un mois après la publication de l’« Apologie D.P.D.C. par lui-même », les lecteurs du Nouveau Mercure galant découvrent une satire polémique - « Le Tombeau de Boileau » de Jean-François Regnard 904 - dont le but est de détruire le prestige de l’auteur de la « Satire X ». Contrairement à Boileau, Regnard suggère qu’il vaut mieux s’inspirer de sa propre époque, et non pas des auteurs gréco-latins, et se libérer de la tutelle d’un mécène. Curieusement, les reproches faits à Boileau rappellent ceux contre Homère lors de la deuxième phase de la Querelle des Anciens et des Modernes : les contributeurs au périodique exigent avant tout qu’un bon écrivain respecte les mœurs de la fin du XVII e et du début du XVIII e siècle, telles que la bienséance ou la galanterie. En outre, il ne doit pas chercher à plaire à un érudit ou à un savant, mais au grand public, notamment aux femmes. Cette dernière revendication est souvent reprise et elle explique également le choix de Le Fèvre de Fontenay d’intégrer régulièrement des nouvelles galantes dans sa revue. Presque dans chaque livraison du périodique, le responsable du Mercure en publie une et contribue de cette façon au succès du jeune genre romanesque. Toutefois, Hardouin Le Fèvre de Fontenay évite le terme de « roman ». Il préfère parler d’une histoire, d’une nouvelle ou d’une aventure afin de souligner le caractère véridique de ces narrations. Par conséquent, Le Fèvre de Fontenay et ses collaborateurs développent plusieurs stratégies afin de maintenir cette fiction : ils choisissent un cadre historique exact 905 ou engagent leur autorité personnelle 906 . Ce souci de véracité n’est pas la seule règle du genre romanesque, défini par Du Plaisir, à laquelle les plumes du Mercure se plient : elles évitent également des narrations trop compliquées, c’est-à-dire qu’elles renoncent aux actions secondaires. La conséquence en est que, dans la livraison de mai 1716, même la mort d’un parent proche n’empêche pas une belle veuve 319 Bilan de la Partie II - Dimension esthétique 907 Voir ibid., mai 1716, p. 219-251. 908 Génetiot, Classicisme, op. cit., p. 276. 909 Kulessa, « Amour », op. cit., p. 62. 910 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., janvier 1716, p. 188. 911 Voir par exemple ibid., février 1716, p. 195-229. 912 Voir par exemple ibid., septembre 1714, p. 9-83. 913 Voir par exemple ibid., mai 1715, p. 9-83. 914 Viala, France, op. cit., p. 52. de déclarer son amour à un jeune noble. Et cela malgré le fait que son membre de famille fut blessé mortellement lors d’un duel par son amant 907 . De plus, nous assistons à l’abandon progressif des histoires chevaleresques en faveur des récits galants ce qui change le rapport entre les sexes. Désormais, dans les pages du Nouveau Mercure galant, il est rare qu’un héros doive sauver une belle fille d’un monstre. Toutefois, le plaisir ne constitue pas l’unique but de ces aventures galantes qui accordent aussi une place importante à l’instruction. Alain Génetiot précise que « le plaire peut à son tour retrouver toute sa légitimé comme le véhicule indispensable de l’enseignement 908 ». Ainsi les nouvelles galantes transmettent-elles un des grands thèmes de la littérature française au féminin à l’époque moderne : la critique du mariage 909 . Si celui-ci est fondé uniquement sur la passion ou la raison, il n’est pas placé sous une bonne étoile. Seule une entente cordiale basée sur une confiance mutuelle en constitue un fondement solide. Un autre exemple de cette dimension instructive sont les histoires galantes qui traitent du bal de l’Opéra qui voit le jour au mois de janvier 1716. Tout en renseignant ses lecteurs dans les différentes régions du royaume sur un « spectacle de Paris, le plus suivi à present & le plus agréable 910 », Hardouin Le Fèvre de Fontenay les amuse et les instruit en racontant d’une manière divertissante comment il ne faut pas se comporter lors d’un bal masqué 911 . Si ces nouvelles galantes qui mettent en scène le bal de l’Opéra suivent toujours le modèle décrit par Du Plaisir, il y a aussi des exemples qui y échappent et qui nous rappellent que les nouvelles galantes sont encore un jeune genre. Par exemple nous avons rencontré quelques histoires galantes qui forment de véritables jeux de société en suivant l’exemple de l’Heptaméron de Marguerite de Navarre ou de La maison des jeux de Charles Sorel 912 ou qui contiennent des traces exotiques en se situant, par exemple, en Perse 913 . À côté des nouvelles galantes, les conversations, les lettres et les petites pièces de poésie mondaines, c’est-à dire les genres galants - pour reprendre les termes d’Alain Viala 914 -, sont également présentes dans toutes les livraisons du Nouveau Mercure galant. Par conséquent, dans le dernier chapitre de cette partie, nous nous sommes intéressé au lien entre ces contributions et la Querelle d’Homère. Ainsi, nous avons étudié un genre après l’autre en commençant par 320 Partie II - Dimension esthétique 915 Voir Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 160-179. 916 Voir ibid., juin 1715, p. 142-189. 917 Cazanave, Dialogue, op. cit., p. 77. 918 En l’occurrence, il s’agit de sa contribution à la livraison de mars 1715, voir Le Fèvre de Fontenay, op. cit., mars 1715, p. 14-60. 919 Ferreyrolles, op. cit., p. 5. 920 Voir Viala, France, op. cit., p. 50 ou prenons en considération l’emploi des pronoms, par exemple Le Fèvre de Fontenay, op. cit., novembre 14, p. 179, ou mars 1715, p. 48-49. 921 Itti, op. cit., p. 279-300. 922 Grell, Histoire, op. cit., p. 267. 923 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 214-218. 924 Ibid., juin 1715, p. 250-252. 925 Ibid., juillet 1715, p. 130-133. 926 Ibid., septembre 1715, p. 137-144. les conversations. Deux entretiens ont principalement attiré notre attention car elles constituent des textes-clés de la querelle : celle entre une Blonde et une Brune qui est relatée par un auteur anonyme et publiée dans la livraison d’avril 1715 de la revue 915 ainsi que le « Dialogue magnifique entre Iris, Mercure & un Moderne » de juin 1715 916 . Si ces deux conversations appartiennent au même genre, il faut cependant admettre qu’elles ont peu de choses en commun. Elles illustrent donc parfaitement la grande diversité de ce genre qui, selon Claire Cazanave, en est une marque de fabrique 917 . À l’instar des entretiens, les lettres mondaines constituent également un genre divers, mais, contrairement aux conversations, presque un nombre infini d’exemples s’en trouve dans la revue. Étant donné notre intérêt pour la Querelle d’Homère, nous avons mis l’accent sur deux lettres en particulier : celle de Mademoiselle de **, dont il fut déjà question dans ce résumé, et une de l’abbé Jean-François de Pons, un Moderne 918 . Malgré bien des différences au niveau du contenu, ces deux exemples ont montré que l’échange épistolaire constitue une conversation écrite qui implique toujours une dimension monologique et une dimension dialogique 919 . Et même si Mademoiselle de ** et Pons font semblant d’écrire une lettre privée, il est devenu évident que tous les deux savaient que leur lettre était susceptible d’être publiée ou, au moins, lue par de tierces personnes 920 . Tout comme Anne Dacier 921 , Mademoiselle de ** et Pons connaissent donc parfaitement les mœurs et coutumes de la société galante et, ainsi, cette étude approfondie des deux lettres confirme un aspect important, souligné par Chantal Grell : les Anciens et les Modernes appartiennent aux mêmes milieux sociaux 922 . Mais revenons aux genres galants, et plus particulièrement aux petites pièces de poésie. À nouveau, nous pouvons évoquer la grande diversité des contributions en vers qui traitent de la Querelle d’Homère. Parmi ces textes de querelle de premier ordre, il y a une épigramme 923 , un sonnet 924 , un rondeau redoublé 925 ou encore une ode 926 . 321 Bilan de la Partie II - Dimension esthétique 927 Voir l’ode de Pons publiée dans ibid., p. 137-145. 928 Voir notamment le « Dialogue magnifique entre Iris, Mercure & un Moderne », voir ibid., juin 1715, p. 142-189. 929 Génetiot, Poétique, op. cit., p. 303. 930 Hepp, op. cit., p. 697. 931 Ibid. 932 Voir Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juillet 1715, p. 130-133. 933 Denis, op. cit., p. 342. Tout en respectant les contraintes formelles des différents genres poétiques, leurs auteurs discutent la querelle d’une manière créative et divertissante. Néanmoins, ce sont surtout des Modernes, tel l’abbé de Pons 927 , qui participent à ces jeux littéraires galants. La dualité des Anciens et des Modernes est donc loin d’être parfaite, mais il y a aussi un aspect qui est commun aux deux partis : tout en faisant preuve de créativité et en respectant scrupuleusement les contraintes des genres choisis, les idées exprimées par les Anciens et les Modernes ne sont pas novatrices, mais plutôt des lieux communs. Il faut, par exemple, penser à leur défense constante de la méthode géométrique 928 . Ainsi, des dons littéraires indéniables côtoient une certaine paresse intellectuelle ou, pour reprendre les mots d’Alain Génetiot, il n’y a aucun doute que la manière prime sur la matière 929 . C’est cette facette de la réception de la Querelle d’Homère que dénonce Noémi Hepp : elle réduit la revue à du pur « badinage 930 » et aux « coups de confetti 931 ». Cette observation n’est certainement pas fausse si l’on compare, par exemple, le « Rondeau redoublé, & decisif, sur le sujet des Anciens & des Modernes » de l’auteur désintéressé des bords de la Marne de juillet 1715 932 aux ouvrages plus sérieux de La Motte ou de l’abbé Terrasson. Néanmoins, cette comparaison ignore une autre dimension des Mercures en particulier et de la galanterie en général. Delphine Denis nous rappelle que les textes galants ont « leur propre économie 933 » et doivent être interprétés différemment. Dans cette perspective, nous tenons le Nouveau Mercure galant pour un organe de vulgarisation - parfois même de combat - qui participe à la mondanisation et à la circulation des grandes idées de la querelle. Cette revalorisation du périodique se fonde également sur l’engagement avec lequel certains auteurs, notamment l’abbé Jean-François de Pons, s’engagent. Leur but est sans aucun doute - et tout d’abord - de plaire, mais aussi d’instruire. 322 Partie II - Dimension esthétique 1 Molière, « Le Malade imaginaire », dans id., Œuvres, op. cit., tome II, p. 631-724, ici p. 683. 2 La Bruyère, « Caractères », op. cit., p. 12. 3 Dacier, Iliade, op. cit., tome I, p. xxv. 4 Joan Dejean illustre cela en se référant à l’Histoire de la marquise-marquis de Banneville : celui ou celle qui connaît les règles en vigueur peut jouer n’importe quel rôle au sein de la société, voir Dejean, Culture Wars, op. cit., p. 122. 5 Norman, Shock, op. cit., p. 183-184. Partie III - Dimension épistémologique « Les Anciens, Monsieur, sont les Anciens, et nous sommes les gens de mainte‐ nant 1 . » C’est ainsi qu’Angélique, une des protagonistes du Malade imaginaire défend sa conception de l’amour et du mariage face à son père qui cherche désespérément et contre son gré à la marier au fils de son médecin, qu’elle n’aime pas. Dans le même temps, Angélique avance que l’Antiquité forme le passé et une époque achevée, donc séparée de l’ère contemporaine qui a ses propres règles et principes. C’est là un sentiment largement partagé par les hommes de lettres au milieu du XVII e siècle et lors des décennies suivantes. Jean de La Bruyère, par exemple, constate que « rien n’est plus opposé à nos mœurs que toutes ces choses ; mais l’éloignement des temps nous les fait goûter 2 ». Et même Anne Dacier reconnaît que le monde gréco-romain est fondamentalement différent de la France contemporaine 3 . Les traits caractéristiques de l’époque « de maintenant » - pour reprendre l’expression de Molière - sont d’un côté une sociabilité raffinée et codifiée 4 et de l’autre un raisonnement progressiste qui remonte à la philosophie de René Descartes 5 . Les premiers défenseurs en sont certes les Modernes, mais même les Anciens y adhèrent et admettent que le progrès, par exemple en médecine ou dans les sciences naturelles, constitue une réalité incontestable. Or, l’étendue du triomphe de la méthode cartésienne est soumise à débats et ces derniers se retrouvent au cœur de la Querelle des Anciens et des Modernes : peut-on encore se fier à certaines autorités érudites ou faut-il douter de tout ? Le progrès concerne-t-il également les arts et, en particulier, la littérature ? Les auteurs grecs et latins sont-ils dépourvus de tout intérêt ou, plus généralement, quelles sont les sources du savoir ? Ces questions sont également abordées dans le Nouveau Mercure galant qui s’intéresse - on vient de le voir - largement à la dimension esthétique de la Querelle d’Homère. Pour analyser l’importance qu’Hardouin Le Fèvre de Fontenay et ses collaborateurs accordent à la dimension épistémologique et méthodologique de la querelle, trois axes de recherche seront étudiés. Tout d’abord, il faut analyser la place qui est encore accordée à l’Antiquité, à ses philosophes et à ses hommes de lettres. Ici, nous aborderons toute la gamme des appréciations possibles : de la mise en valeur à la marginalisation du monde ancien. Dans un deuxième temps, nous nous intéresserons à la vulgarisation de la méthode géométrique et de la notion de « raison » ainsi qu’aux différents sens qui lui sont attribués - cette étude qui mettra également en avant le rapport entre les nouvelles manières de penser et l’héritage de la rhétorique gréco-latine. Dans ce contexte, il faut également aborder la question de savoir dans quelle mesure l’idée du progrès s’applique au domaine des belles-lettres et de quelle manière la raison cartésienne contribue à la formulation de règles immuables. Enfin, dans la dernière sous-partie, les limites de la méthode géométrique attireront notre attention. Comme dans les parties précédentes, nous soulignerons le caractère spéci‐ fique du Nouveau Mercure galant et sa tentative de créer une plateforme donnant la parole aux Anciens et aux Modernes - sans, pourtant, réussir à rester neutre. En même temps, les idées défendues et développées dans la revue d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay seront remises dans leur contexte et confrontées, entre autres, aux idées de Charles Perrault, Bernard Le Bovier de Fontenelle ou Baruch Spinoza. 1. L’Antiquité mise en question 1.1 Une source d’inspiration Dans la partie consacrée à la dimension esthétique de la Querelle d’Homère, il est apparu que l’imitation de l’Antiquité et des grands auteurs défunts reste une méthode recommandée par les Anciens et qu’elle peut encore inspirer des chefs-d’œuvre aux artistes et aux hommes de lettres. De plus, il a été démontré que, pour ses défenseurs, Homère constitue toujours la base de toute littérature et ce, étant donné son immense prestige. Par conséquent, dans le chapitre suivant, l’accent sera davantage mis sur les connaissances et les prises de positions générales au détriment de l’imitation. De là naissent deux questions : tout d’abord, dans quelle mesure un savant a-t-il encore besoin de connaître le monde gréco-romain et, dans un deuxième temps, à quel point peut-on s’appuyer sur celui-ci pour développer un argument convaincant ? 324 Partie III - Dimension épistémologique 6 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 57-70. 7 Ibid., avril 1715, p. 60-61. 8 Ibid., avril 1715, p. 61-62. 9 Fumaroli, « Abeilles », op. cit., p. 199. 10 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 71. Nous ne donnons la référence concernant cette autrice que lors de sa première apparition dans cette partie de notre livre. 11 Ibid., p. 110-111. Les savants et le monde ancien En avril 1715, Hardouin Le Fèvre de Fontenay publie dans sa revue la « Com‐ paraison des Discours de Monsieur de la Motte & de Madame Dacier, sur les Ouvrages d’Homere » de l’« Abbé de *** 6 ». En 21 paragraphes, celui-ci compare les deux traducteurs de l’Iliade et leurs textes. Il insiste beaucoup, par exemple, sur les devoirs d’un homme de lettres : « 8. Madame Dacier gagne moins en deffendant Homere que M. de la Motte ne perd en l’attaquant, […] la politesse du discours de M. de la Motte fait souhaiter qu’il eût soûtenu une meilleure cause que celle qu’il a deffenduë 7 . » Le message semble évident : en tant qu’Immortel de l’Académie française et membre renommé de la République des Lettres, La Motte ne devait pas s’en prendre à Homère d’une manière si radicale. Selon l’auteur, il risque même de se disqualifier complètement : « 9. […] M. de la Motte en attaquant Homere a fait tort à la réputation qu’il a d’estre un des grands hommes de Lettres du Royaume 8 . » Il y a donc des attentes claires à l’égard des écrivains les plus illustres : ils doivent s’inspirer ou, au moins, respecter leurs prédécesseurs antiques. Le contributeur se positionne ainsi clairement en faveur des Anciens. En outre, sa prise de parole montre également qu’il semble bien informé de la situation délicate de l’Académie française. En effet, celle-ci fut transformée en véritable champ de bataille des Anciens et des Modernes, ou pour citer Marc Fumaroli : « [L]’Académie française reste le champ clos principal du duel entre Anciens et Modernes : chacune, ou presque, de ses élections permet de faire le point sur les forces respectives des deux partis 9 . » L’importance de l’héritage est aussi mise en avant par la « dame d’érudition antique 10 » dont une lettre fut intégrée dans le Nouveau Mercure galant d’avril 1715. Elle y compare différentes traductions de l’Iliade, dénonce les insuffisances de celle de La Motte et défend le monde antique en général : Vous [son correspondant moderne] […] [n’] avez pas senties [les injures d’Achille à Agamemnon], elles m’ont cependant toûjours paruës bien dignes de ces temps heroïques : à mon oreille & à celles de tous les Grecs, elles forment un concert qui m’enleve à moy-même : ce sont en verité de tres-aimables brutalitez preferables à toute l’hypocrisie de nos discours 11 . 325 1. L’Antiquité mise en question 12 Ibid., p. 146. 13 Ibid., p. 78. 14 Ibid., p. 161. 15 Ibid., p. 172-173. 16 Ibid., mai 1715, p. 78. Pons défend donc La Motte contre les attaques polémiques et de mauvais goût de Gacon. Un peu plus loin, le Moderne se plaint : « Ses amis [de La Motte] ressentent une douleur profonde de le voir à la veille d’estre entierement aveugle, sa vûë qui s’éteint par degrez insensibles le rappelle sans cesse à la prochaine infortune & le sollicite au découragement ; tandis que nous travaillons à le consoler, & à le distraire de ce triste objet, il s’imprime dans Paris des Livres cruels où l’on insulte lâchement à son malheur. Les uns ont la bassesse de luy conseiller ironiquement, de faire amende honorable aux Muses & qu’elles luy rendront la vûë. Gacon plus insolent l’apostrophe pag. 24. par ces mots. Aveugle de l’ame & du corps », ibid., p. 80-81. Or, cette consternation face aux attaques d’un Ancien n’incite point les Modernes à se montrer moins brutaux et plus civilisés. Au contraire, ils appliquent la loi du talion et reprochent aux Anciens - on va le voir dans la suite de ce chapitre - massivement d’être aveugles, voir handicapés. La dame d’érudition antique valorise donc le monde présenté dans l’Iliade et indirectement toute l’Antiquité ainsi que ses mœurs. C’est pourquoi elle ne tarde pas non plus à citer des savants grecs pour étayer ses arguments : « Eustathe va répondre pour moi 12 » ou encore « vous prétendez que l’on peut plaire en s’écartant des regles enseignées par Aristote 13 ». Dans une autre contribution à la livraison d’avril 1715, on retrouve le même discours. Il s’agit de la « Lettre curieuse & tres-amusant » d’un « galant homme qui a certainement beaucoup d’esprit 14 », mais dont on ne connaît pas le nom. Il est certainement proche des Modernes, mais la structure de son texte qui rapporte un dialogue fictif entre une Moderne et une Ancienne fait également ressortir les arguments des défenseurs d’Homère. La représentante des Anciens avoue se fier aux autorités gréco-latines. Elle ne comprend pas l’attitude des Modernes : « Osent-ils se revolter contre des approbations si anciennes, si authentiques ? quelle audace ! quel orguëil 15 ! » Certes, cet argument de l’Ancienne fictive n’est pas irréfutable, mais il montre bien l’état d’esprit du parti d’Homère : il ne faut pas ignorer la sagesse des premiers savants - du moins, dans le domaine culturel. Un autre Moderne qui contribue à la circulation des idées des Anciens est l’abbé Jean-François de Pons. Dans le numéro de mai 1715, il dénonce l’Homère vengé de François Gacon dont il cite quelques extraits, comme, par exemple : « Gacon applique ces paroles à M. de la Motte. Cherchons un autre monde à l’abry d’un petit-homme qui pretend s’élever sur des Geans, & d’un Moucheron qui veut s’élever sur des Aigles [mise en italique dans l’original] 16 . » Ce topos bien connu figure aussi dans le « Dialogue magnifique entre Iris, Mercure & un Moderne » d’un 326 Partie III - Dimension épistémologique 17 Ibid., juin 1715, p. 141. 18 Pierre Grimal, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Paris, PUF, 1991, p. 238. 19 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juin 1715, p. 147-148. L’auteur anonyme place ici les anciens, qui sont éloignés par le temps, au même niveau que les indigènes d’Amérique qui sont géographiquement loin de la France. Cette approche est bien décrite par Hartog, voir François Hartog, Anciens, Modernes, Sauvages, Paris, Galaade, 2005. 20 Jean-Robert Armogathe, « Une ancienne querelle », dans Lecoq, Querelle, op. cit., p. 801-849, ici p. 829. 21 Édouard Jeauneau, « ‘Nani gigantum humeris insidentes’. Essai d'interprétations de Bernard de Chartres », Vivarium, 1967, n° 2, p. 79-99, ici p. 80. 22 Armogathe, op. cit., p. 830. « ami 17 » d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay. Dans une première partie de sa contribution, l’auteur anonyme donne la parole à Iris, une des protagonistes de son histoire et, selon la mythologie grecque, une messagère de l’Olympe 18 . Elle explique brièvement les enjeux de la Querelle d’Homère à Mercure : [E]lle interesse plus que tu ne peux te l’imaginer, tout le Consistoire des Dieux ; nos Confreres avoient d’abord regardé les preliminaires de l’insulte faite à leur Poëte, comme un jeu fait pour les amuser. Momus, mauvais railleur, les comparoit à des Pigmées qui voudroient entreprendre d’escalader le Ciel, en s’élevant sur des échasses pour y atteindre. Comus le Farceur a d’autres Nains, qui plantez sur les épaules d’un Geant, se persuadent follement qu’ils sont greffez sur sa teste, comme sur un grand Sauvageon, s’en estimant la partie principale, tandis qu’ils ne paroissent pas plus qu’une fourmi sur le bonnet d’un Ancien 19 . L’identification des Modernes à des nains qui voient plus loin qu’un géant parce qu’ils ont escaladé sa tête est une image récurrente et déjà utilisée au Moyen Âge. Dans « Une ancienne querelle », Jean-Robert Armogathe renvoie à Jean de Salisbury qui a transmis un texte de Bernard de Chartres aux futures générations : Bernard de Chartres disait que nous sommes comme des nains assis sur les épaules de géants, pour que nous puissions y voir davantage et plus loin qu’eux, non pas grâce à l’acuité de notre vue ni la taille de notre corps, mais parce que nous sommes soulevés et élevés à hauteur de géant 20 . Ces paroles sorties de leur contexte peuvent être interprétées de différentes manières, comme l’a remarqué Édouard Jeauneau 21 . À l’en croire, la seule comparaison des Modernes à des nains qui peuvent se mettre au-dessus des Anciens et, de cette manière, voir plus loin, peut être comprise comme « une mise en valeur du modernisme 22 ». Cependant, il est difficile d’attribuer aux mouches ou aux pygmées marchant sur des échasses une valeur positive. Le sens 327 1. L’Antiquité mise en question 23 Furetière, op. cit., entrée « AIGLE », tome I, p. 61-62, ici p. 61. 24 Académie française (dir.), Nouveau dictionnaire de l'Académie françoise, Paris, Jean-Bap‐ tiste Coignard, 1718, 2 volumes, en ligne : https: / / archive.org/ details/ fre_b1886001, site consulté le 21/ 01/ 18, entrée « AIGLE », tome I, p. 38. 25 Furetière, op. cit., entrée « AIGLE », tome I, p. 61-62, ici p. 61. 26 Dans son essai « Le Mythe de Babel », James Dauphiné souligne le peu d’intérêt que suscite cette légende biblique : « La peinture des XV e et XVI e siècles donne à la tour une place de choix : elle est au premier plan du tableau ; vers 1650, la tour est en revanche située dans le lointain, se fond dans le paysage. Ce que la peinture nous apprend est confirmé par le fait que dans la production littéraire de la même époque le sujet ‘Babel’ disparaît ou peu s’en faut. Ni l’interprétation nemrodienne ni l’interprétation herméneutique ne provoquent d’engouement, et de ce seul point de vue la parution en 1679 de Turris Babel du Père Kircher est une exception », voir James Dauphiné, « Le mythe de Babel », Babel, 1996, n° 1, p. 163-173, ici p. 166. des deux contributions au Nouveau Mercure galant est clair, notamment à cause des deux autres métaphores qui les accompagnent : les aigles auxquels veulent monter les moucherons et le ciel que cherchent à atteindre les pygmées. Ainsi, depuis toujours les aigles sont considérés comme des animaux majestueux - les définitions que les dictionnaires d’Antoine Furetière et de l’Académie française en proposent sont pleines d’admiration et très proches l’une de l’autre. Furetière écrit qu’un aigle est « [l]e plus grand & le plus fort, & le plus viste des oiseaux qui vivent de proye 23 » et l’auteur de l’Académie française définit le mot de la manière suivante : « [C’est le] plus grand & le plus fort de tous les oiseaux de proye 24 . » Si les deux ouvrages de référence abordent dans la suite la valeur symbolique de cet animal, Furetière est plus concis et certainement plus clair : « AIGLE, en termes de Blason, est le symbole de la Royauté 25 . » Concernant l’autre métaphore employée pour souligner la supériorité des Anciens, il s’avère qu’il n’y a pas d’ambiguïté non plus : les pygmées - ici sans aucun doute possible une incarnation des Modernes - qui veulent toucher le ciel pourraient rappeler la Tour de Babel. Pourtant, cette interprétation reste hasardeuse étant donné la faible réception de ce passage biblique dans la deuxième moitié du XVII e siècle 26 . Par conséquent, il est plus sûr de prendre la comparaison au sens littéral, c’est-à-dire une tâche quasiment impossible. Cette mise en valeur de l’héritage antique est accompagnée dans la livraison de juin 1715 du Nouveau Mercure galant d’une critique de l’approche des Modernes. Toujours dans le « Dialogue magnifique entre Iris, Mercure & un Moderne », les lecteurs de la revue ne découvrent pas seulement le rappel de l’importance du savoir ancien, mais aussi une attaque assez polémique dirigée contre les Modernes. Le contributeur anonyme fait dire à Iris : « [C]’est ce que j’avois de plus essentiel à te communiquer, pardonne mon trouble ; il n’est que trop certain qu’ils ont actuellement à leur tête une maîtresse Deese, 328 Partie III - Dimension épistémologique 27 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juin 1715, p. 153-154. 28 Voir la Partie I - Dimension politique. 29 Ibid., mai 1716, p. 8. Ce passage risque d’être mal compromis. Sésostris n’était pas un roi de Babylone, mais ce nom, qui signifie littéralement « l’homme de la déesse Ousret », fut porté par « trois rois de la XII e dynastie » égyptienne, voir Guy Rachet, Dictionnaire de la civilisation égyptienne, Paris, Larousse, 1998, p. 242. 30 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., mai 1716, p. 12. 31 Ibid., juin 1716, p. 6. 32 Ibid., p. 7. les Modernes la nomment la Raison, ils l’ont proclamée Reine, & se croyent invincibles sous ses étendarts 27 . » Les Anciens - le personnage fictif d’Iris représente le parti d’Anne Dacier ou plutôt un certain stéréotype de ce parti - reprochent ainsi aux Modernes d’être aveugles et de ne pas être critiques, c’est-à-dire, de considérer la méthode géométrique comme une religion. C’est là un argument que les Modernes eux-mêmes utilisent pour attaquer les Anciens et que nous aborderons encore dans cette partie du présent livre. Enfin, il faut encore évoquer deux courts textes de 1716. Dans les numéros de mai et de juin de cette année, Hardouin Le Fèvre de Fontenay insère dans ses préfaces des histoires culturelles qui, d’un côté, soulignent le progrès et, de l’autre, revalorisent l’Antiquité au détriment du Moyen Âge. Cependant, il ne faut pas oublier le contexte politique particulier de leur genèse : la Régence. Mais même sans revenir sur toutes ces questions 28 , il reste primordial de souligner la revalorisation non seulement du monde gréco-romain, mais aussi des cultures babyloniennes ou égyptiennes : « Voyez, Messieurs, les Babyloniens du tems du fameux Sesostris, & plusieurs siecles après luy les Egyptiens qui passoient avec justice pour les Peuples du monde les plus polis & les plus éclairez 29 . » Il est clair que, dans ce passage, l’Antiquité est vue par Le Fèvre de Fontenay sous un bon jour. Il insiste d’ailleurs sur ce point en mai 1716, lorsqu’il écrit : « [C]es sages spectacles, quoyque fondez, & en réputation, plusieurs siecles avant le changement de Culte, tomberent par le desordes des Guerres 30 . » Ensuite, en juin 1716, le responsable de la revue surprend, au vu de ce qu’il avançait dans des écrits antérieurs, en défendant les pièces de théâtre grecques et latines : « D’ingenieuses representations des actions des Dieux, & des Heros, & de sages critiques des mœurs s’établirent à leur place, sous le nom de Tragedies & de Comedies 31 . » Et, dans la suite, il les considère même comme de « fecondes sources 32 ». Des Anciens - ou du moins des auteurs proches d’eux -, à qui certains Modernes prêtent leur voix, et, en 1716, même Hardouin Le Fèvre de Fontenay considèrent le monde gréco-romain comme une mine de savoir et de sagesse. 329 1. L’Antiquité mise en question 33 Cette idée de Fontenelle et d’autres Modernes sera développée davantage dans le sous-chapitre « Les jeunes prodiges du Nouveau Mercure galant - défenseurs du progrès ». 34 Il faut voir les répercussions de la Querelle d’Homère en Angleterre et en Italie. Marc Fumaroli évoque ainsi plusieurs fois l’exemple de Giambattista Vico ou encore des écrivains anglais comme Alexander Pope ou Edmund Burke, voir Fumaroli, « Abeilles », op. cit., p. 202 et p. 213-214. 35 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., août 1714, p. 97-98. 36 Ibid., p. 99. Nous ne donnons la référence exacte concernant ce contributeur inconnu que lors de sa première apparition dans cette partie de notre livre. 37 Ibid., p. 97. Il est par exemple souligné qu’un homme de lettres est censé respecter les au‐ teurs et savants de l’Antiquité. Face à cet intérêt, nous nous posons la question suivante : S’agit-il déjà du retour du monde ancien qui s’imposera de nouveau au néoclassicisme ? Non, ce serait pousser un peu loin l’interprétation, mais il est évident que la domination écrasante des Modernes qui, à l’apogée de la Querelle d’Homère, aspirent à surpasser l’Antiquité et à la réduire à une succession d’erreurs 33 , ne perdure pas et que l’Antiquité reste une source d’inspiration 34 . Un passage obligé L’Antiquité reste une valeur sûre qui peut - et même doit - inspirer les hommes de lettres. C’est du moins la conviction de quelques contributeurs au Nouveau Mercure galant. Après les défenses plus ou moins générales que nous venons d’étudier, il sera, dans la suite, question d’analyser quelques exemples plus précis afin de répondre à la question de savoir à quel point le monde gréco-romain influence toujours les érudits et les savants ou, du moins, dans quelle mesure ils s’en servent pour développer leurs arguments. Un premier exemple fort instructif se trouve dans le Nouveau Mercure galant d’août 1714. Il s’agit d’un « extrait […] où il [le lecteur] verra un tableau assez exact des qualitez & des proprietez [du feu] 35 » tiré d’un Traité du feu, dans lequel on établit les vrais fondemens de la Physique. Malheureusement, le responsable de la revue ne donne pas le nom de l’auteur de ce livre - un certain « P.C. 36 » - mais il rappelle à son public l’importance du sujet : « Les effets du feu sont si admirables & si terribles, si utiles & si dangereux […] que je croy ne pouvoir mieux faire pour instruire & pour amuser le lecteur 37 . » Ensuite, Le Fèvre de Fontenay résume un passage de ce livre dans lequel P.C. oppose d’abord le feu à l’eau : celui-ci cherche ainsi à déterminer lequel des deux éléments est supérieur à l’autre. Afin de trancher ce problème, P.C. se tourne vers des auteurs antiques. Le Fèvre de Fontenay résume : « On […] produit le celebre passage de 330 Partie III - Dimension épistémologique 38 Ibid., p. 103-104. 39 Ibid., p. 110. 40 Ibid., p. 112. 41 Ibid. 42 Toutes les mises en italiques dans cette citation se trouvent également dans l’original. 43 Ibid., p. 134-135. 44 Voir surtout Fontenelle et sa critique violente des auteurs anciens qui, selon lui, sont tous fautifs, voir Fontenelle, « Digression [2001] », op. cit., p. 296. Pindare, qui dés le commencement de ses Odes dit qu’il n’y a rien de meilleur que l’eau [mise en italique dans l’original]. Et on lui oppose Plutarque, qui ayant traité la même question qu’on agite ici, l’a decidée en faveur du feu 38 . » Puis, selon l’abrégé de Le Fèvre de Fontenay, l’auteur du Traité du feu continue sa démonstration en résumant un mythe chaldéen avant de se prononcer en faveur de la suprématie du feu. Or, pour conclure cette première réflexion, P.C. ne développe guère « tous les avantages qu’on tire des sciences & des arts 39 » dans son temps, mais, d’après Le Fèvre de Fontenay, il insiste davantage sur le fait que le feu constitue le « symbole de la puissance […] [et] de la Divinité 40 » : « [D]’où vient qu’on le portoit autrefois devant les Rois de l’Asie, & devant les Empereurs Romains 41 . » Ainsi, P.C. s’attaque à des questions plus scientifiques et moins philoso‐ phiques, mais il continue à appuyer son argumentation avec des références au monde antique comme le montre le sommaire d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay : [I]l ne peut pas dire que le feu  42 , qui en embrasant une matiere combustible, ne fait qu’en disoudre & en separer les parties, produise une nouvelle substance. Il pose donc ici en fait que tout ce que l’embrasement peut faire, ne peut être tout au plus que de produire de nouvelles qualitez. Et pour faire voir qu’en cela il ne fait que suivre le sentiment des anciens, il allegue là-dessus un passage d’Aristote qui ne sҫauroit être plus exprés pour lui 43 . Il n’y a aucun doute possible : P.C. accorde toujours de la valeur aux autorités antiques et, contrairement aux Modernes 44 , il estime qu’ils peuvent toujours enseigner quelque chose à ses contemporains. Or, si l’auteur anonyme semble bien connaître et consulter les livres et textes anciens, cela ne l’empêche pas de se méfier de certaines idées. Le Fèvre de Fontenay rapporte que P.C. se méfie d’Épicure et de sa conception des atomes : « Bien qu’il rejette tout à fait les atomes d’Epicure, il ne laisse pas de croire que ces corpuscules, dont nous avons 331 1. L’Antiquité mise en question 45 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., août 1714, p. 136-137. Si on accorde aujourd’hui plus de mérites aux idées d’Épicure, à l’époque moderne, les savants et philosophes étaient plus sceptiques. Pierre Bayle, par exemple, écrit : « On se moqua d’Epicure lors qu’il inventa le mouvement de déclinaison (144) ; il le suposa gratuitement pour tâcher de se tirer du labyrinthe de la fatale nécessité de toutes choses, & il ne pouvoit donner aucune raison de cette nouvelle partie de son Hypothese. Elle choquoit les notions les plus évidentes de nostre esprit », voir Pierre Bayle, Dictionnaire historique et critique, Amsterdam, Compagnie des Libraires, 1734, 5 volumes, tome IV, p. 919. 46 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., octobre 1714, p. 77. Nous ne donnons la référence exacte que lors de la première apparition de ce contributeur dans cette partie du présent livre. 47 Ibid., p. 76-77. 48 Ibid., p. 76. 49 Ibid., p. 80-81. 50 Ibid., p. 78-79. 51 Ibid., p. 84. vû qu’il compose tous les corps sensibles, sont si minces, qu’on n’en peut assez concevoir la petitesse 45 . » D’ailleurs, l’auteur du Traité de feu ne semble pas être le seul qui doute d’Épicure : apparemment, une partie importante du public contemporain voit le philosophe grec d’un mauvais œil, puisqu’un certain « M. Des C** 46 » a vu la nécessité de consacrer tout un livre à la « Morale d’Epicure 47 » afin de rétablir le prestige du penseur grec. Selon le contributeur anonyme 48 , qui en publie une critique dans la livraison d’octobre 1714 de la revue, la raison d’être de ce livre est évidente : les travaux de Pierre Gassendi, qui, au milieu du XVII e siècle, a tenté de rétablir Épicure, ne suscitent plus l’unanimité : « [C]’est à present une chose trop commune d’être Gassendiste à cet égard. De sorte que ceux qui aiment à ne suivre pas le torrent, commencent à retourner aux vieux préjugez 49 . » Face à ces adversaires, le critique défend Épicure contre le reproche d’être un libertin : « Sa vie & ses écrits prêchoient pourtant le contraire, & c’était de là qu’il faloit prendre le jugement qu’on portoit de lui 50 . » Si ce n’est soutenir le philosophe, cette déclaration montre aussi un parallèle intéressant entre les deux camps qui s’opposent dans la Querelle des Anciens et des Modernes : il faut aller à la source textuelle et juger les faits sans se faire abuser par un faux raisonnement. On verra dans la suite du chapitre que c’est une approche qui est revendiquée notamment par le parti de La Motte. Pourtant, dans cet abrégé, elle permet aux Anciens de défendre un philosophe antique au détriment des préjugés modernes. L’idée directrice du livre de M. Des C** et de cette contribution sont donc claires. Après une petite description de sa structure, le contributeur anonyme loue, d’abord, les « judicieuses reflexions 51 » de son auteur puis la philosophie épicurienne : « Les idées d’Epicure sont beaucoup plus proportionnées à nôtre 332 Partie III - Dimension épistémologique 52 Ibid., p. 85. 53 Ibid., p. 88-89. 54 Ibid., p. 89. 55 Ibid., p. 92-93. 56 Ibid., p. 94. 57 Ibid. 58 Ibid. état ; & de là vient qu’on juge qu’il agissoit de bonne foy, & que les autres [ses critiques] n’étoient que francs comediens 52 . » Dans la suite, il précise qu’Épicure n’était pas stoïcien et il défend l’idée épicurienne de la douleur et du plaisir : [L]e plaisir est un bien, mais un bien de telle nature, qu’il faut le fuir, lors qu’il est capable de nous attirer un plus grand mal. Sur le même principe il dit aussi, qu’encore que la douleur soit un mal, il faut la preferer au plaisir, lors qu’elle peut être cause d’un plus grand bien. Ces maximes ne sont nullement contraires à la veritable Religion 53 . Sans évaluer le bien-fondé de cette tentative de moderniser et de rétablir Épicure au goût de son temps, notamment à travers une tentative de le réconcilier avec le christianisme 54 , il est essentiel de noter que l’Antiquité continue à inspirer des hommes de lettres qui, pourtant, ne tombent pas dans le piège d’une érudition aveugle, ce que pourtant les Modernes leur reprochent de façon polémique. Cela se voit bien dans cette critique. Son auteur souligne qu’il n’adhère pas à toutes les thèses du philosophe grec : [I]l est plus aisé de faire l’apologie de ce Philosophe du côté du cœur, que du côté de l’esprit ; car quand on considere d’une part qu’il avoit beaucoup de genie, & que l’on se souvient de l’autre qu’il a pû croire que le monde s’étoit produit un concours hazardeux d’atomes ; que nos raisonnemens & nos idées ne sont que l’agitation de quelques petits corpuscules 55 . Ce passage montre que le critique anonyme n’est point convaincu par les réflexions épicuriennes sur la physique. Après avoir décrit le paradoxe supposé entre la matérialité du corps et la liberté des hommes postulées par Épicure, il constate qu’« on ne sҫauroit rien comprendre dans un tour d’esprit comme celui-là 56 ». Il s’oppose aussi au conseil d’Épicure de ne pas participer à la vie publique. Selon le contributeur au Nouveau Mercure galant, ce n’est pas « une preuve de son grand genie 57 » de recommander aux auteurs de ne pas « composer des panegyriques 58 ». Le commentateur du livre de M. Des C** conseille une approche plus pragmatique aux hommes de lettres contemporains pour être à même de nourrir leurs familles : « [C]ar un auteur chargé d’enfans & de dettes seroit en quelque façon traité tyranniquement, & pour sa personne, & pour ceux 333 1. L’Antiquité mise en question 59 Ibid., p. 95. 60 Ibid., p. 95-97. Voilà la citation en question : « Cet homme, dit-il [Paul Pellisson], que vous blâmez a trouvé peut-être que pour rétablir sa santé qui est ruinée, pour se défendre de la mauvaise fortune, pour le bien de la famille dont il est l’appui, il lui est plus utile de travailler à des chansons qu’à des traitez de Morale & de Politique. Si cela est, je le dirai hardiment, la Morale & la Politique lui ordonnent elles-mêmes de faire des chansons. » Voir aussi le passage dans Pellisson, « Sarasin », op. cit., p. 39. 61 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., janvier 1715, p. 208. 62 Apparemment, cette contribution savante n’a pas trop plu à son public mondain - malgré le fait que l’astronomie est un thème récurrent dans la revue. Dans le Nouveau Mercure galant de février 1715, Hardouin Le Fèvre de Fontenay explique qu’il a reçu de nombreuses lettres dans lesquelles des lecteurs ont exprimé leur mécontentement. Et c’est la raison pour laquelle il renonce à publier la deuxième partie de ce traité, voir ibid., février 1715, p. 34-36. 63 Ibid., janvier 1715, p. 210-211. 64 Ibid., p. 231. 65 Ibid., p. 212. Une des autres sources évoquées est René Descartes : « [I]l faut penser que le Soleil reҫoit continuellement un nouvel aliment par ses deux Pôles, à peu prés comme M. Descartes l’a dit dans ses Principes », voir ibid., p. 243. qui lui appartiennent, si on lui interdisoit l’usage du panegyrique, d’où il lui revient quelquefois de beaux loüis d’or 59 . » Et, en guise de conclusion et afin de persuader ses lecteurs qu’il n’est pas le seul à penser ainsi, le contributeur anonyme cite encore Paul Pellisson qui développe un point de vue similaire dans sa préface des œuvres de Jean-François Sarasin 60 . Néanmoins, malgré ces deux points de désaccord avec Épicure, il est clair que ce contributeur au Nouveau Mercure galant accorde encore un grand intérêt à l’Antiquité. La même idée est soutenue par un autre auteur anonyme dont Hardouin Le Fèvre de Fontenay publie dans la livraison de janvier 1715 une « Explication des Taches & Facules du Soleil ». Le responsable de la revue précise bien qu’il s’agit d’un « ouvrage de Phisique 61 » qu’il a inséré dans le périodique afin de satisfaire des lecteurs savants et érudits 62 . Le contributeur inconnu commence par développer son sujet d’une manière assez scientifique - « Ce qu’on appelle une Tache du Soleil, est ordinairement composé de deux parties generales ; sҫavoir de quelques corps noirs de figure irregulierement arrondie, & d’une espece de nuage obscur qui les environne de costez 63 » -, c’est-à-dire qu’il se fonde presque exclusivement sur des observations faites depuis 1680 64 et tirées des Memoires de l’Académie des Sciences  65 . Néanmoins, dans la dernière partie de sa démonstration, il finit par comparer ses propres résultats et conclusions aux autorités de tous les temps : « [A]u reste l’opinion que le Soleil soit un volcan, ou fournaise enflammée est presque généralement receuë des anciens Philosophes, 334 Partie III - Dimension épistémologique 66 Ibid., p. 252. 67 Ibid., p. 251-252. 68 Ibid., p. 252. 69 Ibid., p. 254-255. 70 Ibid., p. 258. 71 Ibid., p. 255-258. Cette contribution est l’occasion pour souligner la quasi-absence de Pierre Bayle qui, tout comme Spinoza, n’apparaît guère dans le Nouveau Mercure galant ; certes, la revue d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay n’est pas un périodique savant, mais il y a encore une autre explication : c’est le protestantisme de l’homme de lettres qui a justement quitté la France après le tournant religieux de Louis XIV. Or, Bayle n’est non seulement un protestant exilé, mais aussi un érudit et tant que tel, il est doublement suspect. Voyons les explications de Béatrice Guion : « Le lien entre protestantisme et érudition constitue au XVII e siècle un lieu commun de la polémique entre catholiques et protestants », voir Béatrice Guion, « Le Savoir et le goût. Être philologue dans la France classique », Littératures classiques, 2010, n°72, p. 63-84, ici p. 66, et un peu plus loin, elle donne un bon exemple de cette mauvaise réputation de Bayle et aussi, notons-le en passant, de Jean Le Clerc. Ici, Guion renvoie à Ignace de Laubrussel, un jésuite, qui, selon elle, incarne l’orthodoxie religieuse du siècle de Louis XIV : « De la méfiance des & des modernes 66 . » Ensuite, il cite sur dix pages plus de 30 savants qui se sont exprimés sur la question de la nature du soleil. Il entame ce tour d’horizon par une source biblique : L’Ecclesiastique dans le chap. 43. traite le Soleil de feu en disant [[entre crochets dans l’original] qu’il brûle la terre lors qu’il arrive au milieu du Ciel, & qu’il n’est pas pas possible alors d’en soutenir l’ardeur, parce qu’il est semblable à une fournaise embrasée, bruslant les montagnes de trois côtez & aveuglant les yeux des hommes par ses rayons enflammez] Le Soleil est nommé en Hébreu Chammaik, c’est-à-dire chaud 67 . Dans le même style bref et concis, l’auteur anonyme résume dans la suite les opinions d’autres autorités ainsi que des peuples antiques en général. Par exemple, il souligne que, pour Aristote, « les Astres sont de nature de feu » et que les Romains « nommoient le Soleil une fournaise inextinguible de chaleur et de vie 68 ». De la sorte, le savant semble synthétiser toute l’érudition antique en privilégiant, pourtant, la quantité des exemples à une étude plus approfondie des auteurs cités. Puis, c’est-à-dire après une liste d’environ quatre pages, il arrive à l’époque moderne : « A l’égard des modernes le P. Kircher, Képler, & Boüillant appellent le Soleil une boule de feu formée du plus subtil de la matiere éthérée, semblable aux fournaises des fondeurs, ou même à de l’arrain fondu & boüillant, couvert de fuliginositez noires 69 . » Ensuite, il précise encore - toujours d’une façon encyclopédique, même s’il développe un peu plus leurs observations - ce que Riccioli, Taquet, Scheiner, Blancan, Descartes et « ses Sectateurs Regis, Roault, & Gradois 70 », Bayle, Le Clerc et Newton en ont dit 71 , avant de conclure 335 1. L’Antiquité mise en question jésuites envers l’érudition témoigne emblématiquement le Traité des abus de la critique en matière de religion que le P. de Laubrussel fait paraître en 1710-1711, où il s’en prend autant au Dictionnaire de Bayle et à l’Ars critica de Le Clerc qu’au travaux historiques de Port-Royal », voir ibid., p. 68. 72 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., janvier 1715, p. 261. 73 Furetière, op. cit., entrée « SOLEIL », tome III, p. 439-440, ici p. 440. 74 Ibid. 75 Jean-Pierre Verdet, Une histoire de l'astronomie, Paris, Seuil, 1990, p. 165. 76 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., janvier 1715, p. 258-259. Selon Jean-Pierre Verdet, qui publie Une histoire de l’astronomie en 1990, « les taches solaires avaient été découvertes indépendamment et presque en même temps non seulement par C. Scheiner et Galilée, mais aussi par Johann Fabricius à Wittenberg et Thomas Harriot à Oxford […] Il semble que la priorité observationnelle revienne de peu à T. Harriot, mais le premier à publier et à donner une interprétation correcte du phénomène est J. Fabricius. » Et Verdet précise aussi que Galilée, tout en n’ayant pas de preuves, insiste sur le fait que les taches solaires sont sa découverte. Une affirmation qui aboutit à une petite querelle entre Galilée et Scheiner, voir Verdet, op. cit., p. 165-167. 77 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., janvier 1715, p. 253. diplomatiquement : « Voila donc nôtre sentiment sur le Soleil & ses tâches confirmé par l’autorité des plus grands Astronomes & Philosophes tant anciens que modernes, tant sacrez, que profanes 72 . » Cette tentative de réconcilier les temps anciens et modernes paraît réussie et convaincante, surtout que l’entrée « soleil » dans le Dictionnaire universel d’An‐ toine Furetière est prise en considération : « Le Soleil est un globe de feu, comme ont soustenu chez les Anciens Democrite, Platon, Zenon, Metrodore ; chez les Modernes, Quepler, Kirker, Rheita, Scheiner, Ricciolus, &c. 73 . » À part le Père Rheita, toutes ces autorités sont également évoquées dans le Nouveau Mercure galant. Mais, contrairement à Furetière qui considère Christoph Scheiner comme l’astronome qui a découvert les tâches du soleil 74 , l’auteur de l’« Explication des Taches & Facules du Soleil » ne se mêle pas de cette dispute qui a opposé, entre autres, Scheiner à Galilée. Il n’évoque même pas cette « querelle sur les taches solaires 75 » et emploie des formules vagues, comme « Galilée entre autres 76 ». Un autre passage de cette contribution est aussi très intéressant. En effet parmi les sources anciennes abordées dans le texte, on trouve les « Atlantiens [qui] […] croyoient [le soleil] un feu sacré dans le Ciel 77 ». C’est sans aucun doute possible une référence à l’Atlantide mythique, ce qui illustre bien l’importance et la popularité de ce thème beaucoup étudié à l’époque - il faut penser notamment à La Nouvelle Atlantide de Francis Bacon dont une traduction française paraît 336 Partie III - Dimension épistémologique 78 Francis Bacon, La Nouvelle Atlantide, Paris, Jean Musier, 1702. 79 Athanasius Kircher, Mundus subterraneus, Amsterdam, Joannes Janssonius, Elizeus Weyerstraten, 1664, p. 82. 80 Pierre Longepierre, Discours sur les Anciens, Paris, Pierre Aubouin, Pierre Emery et Charles Clousier, 1687, p. 43-44. 81 Les œuvres de Jacques de Tourreil (1656-1714) qui consacra sa vie principalement à traduire Démosthène, le grand orateur attique, sont presque oubliés aujourd’hui. Selon le sudoc.fr et la Bibliothèque nationale de France, la dernière réédition de ses écrits date de 1745, voir Jacques de Tourreil (dir.), Œuvres, Paris, Brunet, 1745, 4 volumes, et la monographie la plus récente, qui étudie Tourreil, fut publiée par Georges Duhain en 1910, voir Georges Duhain, Un traducteur de la fin du XVII e siècle et du commencement du XVIII e siècle. Jacques de Tourreil, traducteur de Démosthène (1656-1714), Paris, Honoré Champion, 1910. Pour plus d’information, on peut également consulter Michaud, op. cit., tome XXXXII, p. 59-61. 82 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., janvier 1715, p. 288. en 1702 78 ou encore à la carte de l’Atlantide qu’Athanasius Kircher a dessiné en 1664 79 . À l’aune de tout cela, nous pouvons donc dire qu’il est évident que le monde ancien continue à susciter l’intérêt de certains savants et cela même dans des domaines dans lesquels la supériorité des Modernes semble bien établie. On est loin du constat de Hilaire-Bernard de Longepierre qui, tout en étant un Ancien, écrit dans son Discours sur les Anciens en 1687 : L’Antiquité n’a point de partisans raisonnables qui y veulent comprendre la Physique, l’Astronomie & de pareilles sciences, dont la perfection dépend du grand nombre d’expériences & de découvertes qu’on fait tous les jours par le secours des arts ; & qui doivent ainsi se perfectionner par le nombre des années, puisque la vérité est la fille du temps 80 . Comme Antoine Furetière, le contributeur anonyme au Nouveau Mercure galant n’adhère pas à ce constat de Longepierre. Non seulement, il place les auteurs anciens à la fin de son texte, ce qui fait d’eux, en quelque sorte, les juges qui valident la démonstration précédente, mais il les met sur le même pied que les savants de l’époque moderne. Toujours dans la livraison de janvier 1715 du périodique, il y a une autre dé‐ fense des Anciens. Il s’agit d’un extrait du discours de réception de Jean-Roland Mallet à l’Académie française fait le 29 décembre 1714. Dans cette harangue, Mallet fait l’éloge de son prédécesseur, Jacques de Tourreil 81 , et de l’Antiquité : « C’est […] le privilege des grands genies de lier commerce avec tous les siecles. M. de Tourreil trouvant dans Demosthene la force, la fecondité, la vehemence, en un mot tous les caracteres du sublime, & frappé par la conformité qui estoit entre-eux, en fit son favori d’étude 82 . » Sans aucun doute, Tourreil fut un Ancien 337 1. L’Antiquité mise en question 83 Ibid., p. 289-290. 84 Boch, op. cit., p. 184. et Mallet lie le prestige de son devancier du fauteuil 40 à celui du monde ancien en général. Selon Mallet, la grande qualité d’un homme de lettres exceptionnel consiste dans sa capacité à comprendre les spécificités de toutes les époques. Certes, c’est une harangue et la coutume exige de Mallet qu’il loue Tourreil, mais il ne s’arrête pas là. Il profite de l’occasion et dénonce - au moins indirectement - la fixation des Modernes sur leur temps : Permettez-moy, Messieurs, de marquer icy la cause qui m’a toûjours paru nourrir la fameuse querelle entre les anciens & les modernes. Tout le monde convient que pour la décider, il faut se transporter dans les temps & dans les pays des anciens, prendre leurs mœurs, se familiariser même avec eux, avant que de porter un jugement sur leur merite : mais le moyen de percer tant de siecles, de se despoüiller de ses propres habitudes pour en adopter d’autres, que l’éloignement a obscurcies, & a rendu bizarres ou sauvages ? Si quelqu’un ne prend soin de nous rendre present ce que l’on admiroit autrefois & ce que l’on admirera toûjours, quand il sera montré tel qu’il estoit aux yeux d’Athene & de Rome ? C’est, Messieurs, ce qu’a fait M. de Tourreil à l’égard de Demosthene 83 . Contrairement aux Modernes qui considèrent un tel intérêt comme une adora‐ tion aveugle ou un manque de talent - on verra cela dans la suite -, Mallet estime que pouvoir « se familiariser » avec les valeurs d’un autre temps et les apprécier constitue l’expression par excellence du génie et de la largesse d’esprit d’un grand homme de lettres. En outre, toujours selon lui, comprendre les mœurs et les traditions de l’Antiquité constitue un vrai exploit étant donné la grande différence entre cette époque et l’ère moderne - une attitude proche du relativisme historique, une notion que Mallet n’utilise cependant pas. Pourtant, il défend cette approche en soulignant qu’il faut respecter les mœurs et les moyens d’expression d’un temps fondamentalement différent du sien. Ainsi, il recommande de ne pas essayer de soumettre l’Antiquité aux idées du siècle de Louis XIV. Julie Boch résume cette méthode de la façon suivante : « La stratégie adoptée par les partisans d’Homère consiste donc non seulement à souligner l’altérité des époques, mais à la célébrer 84 . » Ensuite, elle continue par démontrer comment cette approche fut appliquée aux débats esthétiques, mais Mallet n’approfondit point cette réflexion et les Modernes 338 Partie III - Dimension épistémologique 85 C’est Franҫois Hartog qui a développé la notion du présentisme dans son ouvrage Régime d’historicité. En se fondant sur le linguiste Émile Benveniste, Hartog explique : « Le présent est l’imminent. » Et il précise que, dans une époque caractérisée par le présentisme, le présent prend « de plus en plus de place, jusqu’à sembler depuis peu l’occuper tout entière », voir François Hartog, Régimes d'historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2012, p. 150-151. On peut soutenir la thèse que Charles Perrault et ses disciples font preuve d’un présentisme avant la lettre, puisqu’ils considèrent leur temps, c’est-à-dire celui de Louis XIV, comme l’apogée de l’histoire et refusent de s’intéresser à l’histoire, contrairement à un Montaigne, par exemple. En revanche, Fontenelle et La Motte qui croient à un progrès sans fin sont davantage tourné vers l’avenir que vers le passé ou le présent. Hartog qualifie une telle approche de « futuriste », voir ibid., p. 149. Et même si ces notions sont anachroniques, ils peuvent aider à mieux distinguer les positions des participants à la Querelle d’Homère. 86 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 16. Il s’agit certainement de Pierre Pothonnier qui était « Docteur en Droit de la Faculté de Paris ». Avec Jean Pellicier, il était « clerc […] de Chapelle & Oratoire du Roy » Louis XIV de janvier à mars 1712, voir Louis Trabouillet (dir.), L'État de la France, Paris, Michel David, 1712, p. 31. Il ne faut donc pas confronter Pierre Pothonnier avec le Grand Aumônier de cette époque qui fut, de 1706 à 1713, Toussaint de Forbin-Janson et, ensuite, Armand-Gaston de Rohan, voir Michaud, op. cit., tome XX, p. 553 et ibid., tome XXXVI, p. 336-337. 87 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 20. 88 Fontenelle, « Digression [2001] », op. cit., p. 300 et p. 308, ainsi que Norman, Shock, op. cit., p. 108. Ces idées seront encore évoquées plus amplement dans la suite. vont s’opposer vigoureusement à ce concept en développant un présentisme 85 , voire un futurisme, agressif auquel on reviendra. Dans la livraison d’avril 1715, donc au beau milieu de la Querelle d’Homère, « M. l’Abbé de Pothonnier, Aumônier du Roy 86 » publie une « Dissertation sur la Lune qui doit régler la Pasques ». Dans une société aussi chrétienne que la France de l’Ancien Régime, il s’agit d’une question de la plus haute importance. Et même si le but de la contribution n’est que d’établir la date de Pâques, Pierre Pothonnier explique bien le fonctionnement du calendrier en général, en illustrant, par exemple, la différence entre une « année […] Solaire ou Lunaire 87 ». La raison pour laquelle ce texte figure dans ce chapitre n’est cependant pas liée à sa nature religieuse, ni à la précision scientifique de son auteur. La contribution de Pothonnier est remarquable parce qu’elle contredit plusieurs thèses de Fontenelle qui réduit le savoir antique à une suite d’erreurs et qui estime, entre autres, que le christianisme primitif était trop proche des païens, c’est-à-dire qu’il était sujet aux mêmes erreurs 88 . Pothonnier montre, en revanche, toute l’utilité du savoir hérité des anciens : sans eux, il est impossible de définir la bonne date de Pâques. Le texte renvoie les lecteurs du Nouveau Mercure galant 339 1. L’Antiquité mise en question 89 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 19. 90 Ibid., p. 41-42. 91 Ibid., p. 43. 92 Ibid., p. 28-29. 93 Ibid., p. 29. 94 Ibid., p. 52. au « Concile de Nicée » de 325 89 , aux discussions des premiers chrétiens ainsi qu’à leur façon de trancher cette dispute : Dés le second siecle il y eût de grandes contestations au sujet du jour de Pâques entre les Asiatiques & les Occidentaux, les Grecs & les Latins ; chaque party s’appuyoit sur la tradition de son Eglise. Pour arrêter ces disputes, & rétablir la paix, il fut resolu dans la suite de faire plusieurs Cycles qui regleroient la Pâques : dans plusieurs Conciles on y decida cette fameuse question 90 . À en croire Pothonnier, la bonne réponse au problème de 1715 peut donc être trouvée dans l’Antiquité. Puis, il continue à souligner l’actualité des découvertes des grands hommes de l’Église : « On peut consulter le Cycle de S. Hippolythe […], celui de S. Denis d’Alexandrie, de Theophile d’Alexandrie, de Victorius d’Aquilée, & enfin celuy de Denis le Petit 91 . » En outre, le chapelain de Louis XIV rappelle l’importance des découvertes des savants grecs. Il nomme surtout Méton d’Athènes, un astronome du cinquième siècle avant Jésus-Christ : Ce point ou ce cycle se nomme nombre d’or. Methon sҫavant Astronome […] en est l’Auteur. Il fut approuvé par les Atheniens & écrit en lettres d’or. Aussi est-il d’une grande utilité pour les équations […]. Ce cycle nous est encore plus précieux par l’usage qu’en fit autrefois l’Eglise pour fixer le jour de la celebration de la Pâques 92 . Et pour prouver la véracité de ses propos, Pothonnier cite encore « S. Ambroise […] [et] S Jerôme 93 » - il a donc recours à deux autorités chrétiennes pour souligner son point de vue. Pourtant, le contributeur au Nouveau Mercure galant ne s’arrête pas là. Avant de conclure, il établit un parallèle entre son temps et les pratiques païennes de la Grèce antique. Toujours en parlant de la bonne définition de la date de Pâques, il constate que « [c]’estoit à peu près ainsi que les Grecs faisoient l’intercalation de leur mois embolismique. Tous les 4. ans à chaque Olympiade 94 ». Force est de constater que Pothonnier illustre bien l’importance du savoir ancien dans sa contribution. Son argumentation montre que Fontenelle a tort et qu’on ne peut pas se passer de l’Antiquité : celle-ci a toujours quelques leçons à transmettre. 340 Partie III - Dimension épistémologique 95 Dans le Nouveau Mercure galant, on ne trouve pas le nom de l’auteur de la Sphère historique : Lartigaut. On a pu découvrir cela grâce à Louis-Franҫois-André Gaudefroy, Catalogue des livres. Composant la bibliothèque de feu M. le Chevalier Delambre, Membre de l'Institut, Paris, L.F.A. Gaudefroy, Báchelier, 1824, p. 29. Selon la Biographie universelle ancienne et moderne, Lartigaut fut un grammairien du XVII e siècle qui « n’est guère connu que par ses vaines tentatives pour réformer l’orthographe de notre langue ». Cependant, la Sphère historique semble être un vrai succès et le contributeur à la Biographie universelle estime qu’elle est le recueil le plus détaillé […] en français de toutes les anciennes fables ou histoires », voir Michaud, op. cit., tome XXIII, p. 286. 96 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., janvier 1716, p. 159. 97 Ibid. 98 Ibid., p. 160-161. 99 Ibid., p. 167. Apparemment, Hardouin Le Fèvre de Fontenay fait également de la publi‐ cité pour des livres historiques en insérant des critiques positives dans son périodique. Il s’agit surtout d’une source de revenu supplémentaire. Mais il n’empêche qu’une telle attitude illustre bien l’intérêt constant d’une partie importante du public pour les temps anciens et leurs savoirs. Un très bon exemple en est le court résumé de la Sphere historique d’un certain Lartigaut 95 dans le Nouveau Mercure galant de janvier 1716 : tout d’abord, Le Fèvre de Fontenay essaie d’attirer l’attention de ses lecteurs en exprimant sa surprise face à un tel titre. Puis, il ne se contente pas de mettre en avant l’expertise de Lartigaut qui connait bien « l’Histoire ancienne 96 » et qui est « profond dans ses réflexions 97 », puisqu’il le met quasiment sur un piédestal : Peu d’Ecrivains ont expliqué jusqu’à present les plus beaux endroits de la Mythologie à la lettre, & dévelopé les Enigmes des Poëtes si à fond : il éclaircit même les plus grandes difficultez de la Chronologie, en distinguant les personnes de même nom ; […] Il donne aussi un abrégé de l’Histoire des Dieux qui ont donné commencement à l’Idolatrie, plus clairement & plus ouvertement que Vossius ; car il nomme ces faux Dieux par les noms propres 98 . Peut-être que ses éloges paraissaient même aux yeux de Le Fèvre de Fontenay un peu exagérés ; en tout cas, il se montre lui aussi critique et dénonce certaines répétitions de Lartigaut qui sont, pourtant, défendables d’un point de vue péda‐ gogique - du moins selon l’avis du responsable de la revue. Dans la suite, celui-ci explique encore les tentatives de l’auteur de la Sphère historique de réformer l’orthographe français avant de conclure - comme bon vendeur - d’une manière élogieuse : « Le corps du Livre est agreable par ses Histoires curieuses ; par les maximes de morale, & par ses anciens principes d’Astronomie 99 . » Deux mois plus tard, dans la livraison de mars 1716, Hardouin Le Fèvre de Fontenay revient à Lartigaut et souligne la qualité de ses travaux qui 341 1. L’Antiquité mise en question 100 Ibid., mars 1716, p. 246. 101 Ibid., p. 246-247. 102 Perrault, « Siècle », op. cit., p. 257. 103 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., octobre 1716, p. 103-104. Il ne s’agit certainement pas d’André Dacier qui a pourtant choisi Horace, Aristote et Platon comme ses « domaines de prédilection », voir Christine Dousset-Seiden, Jean-Philippe Grosperrin, « Monsieur et Madame Dacier. Un couple de philologues entre absolutisme et Lumières », Littéra‐ tures classiques, 2010, n° 72, p. 5-19, ici p. 11, parce que Hardouin Le Fèvre de Fontenay précise que M. D** est professeur de rhétorique à l’Université de Paris, voir Le Fèvre de Fontenay, op. cit., octobre 1716, p. 103, une activité qu’André Dacier n’a jamais exercée, voir Dousset-Seiden, Grosperrin, op. cit., p. 14-16. 104 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juillet 1716, p. 26-39. est due à « son assiduité infatiguable [sic] au grand ouvrage de l’Antiquité Heroïque 100 ». Et le responsable du périodique continue en louant les écrits récents de Lartigaut : C’est de cette source féconde qu’il a puisé les principes de sa Sphere universelle, avec trois ou quatre autres petits ouvrages d’Antiquité à peu près de même force, tels que sont : […] Un traité serieux des Amazones, […] un nouveau Plan de toute l’Asie, […] [et] un Traité des trois fameuses Colonies des Grecs, aprés la rüine de Troye 101 . Cette fois-ci, Le Fèvre de Fontenay indique également où l’on peut acheter la Sphère historique, ce qu’il n’a pas fait en janvier 1716. Il enchaîne en annonçant d’autres nouvelles parutions qu’on peut acquérir chez le même libraire. Il est donc évident que ces deux contributions à propos des œuvres de Lartigaut sont motivées par des intérêts commerciaux bien qu’elles illustrent la grande productivité de cette littérature mettant en scène le monde ancien et l’actuali‐ sant. Ainsi, ces deux textes sur Lartigaut, tout comme les autres contributions analysées ici, soulignent bien l’importance de l’héritage antique qui continue à fasciner les contemporains d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay. Certes, comme nous le verrons plus tard, ils ne veulent plus plier les genoux 102 devant les anciens, mais ils les respectent et s’intéressent toujours à eux. En attestent également les nombreux exemples qui n’ont pas pu être étudiés davantage, comme, par exemple, une courte annonce d’un nouveau Commentaire sur Horace d’un certain M. D*** 103 ou le récit d’une Regate à Venise à l’occasion de laquelle beaucoup de bateaux montrent des motifs et des décorations historiques, voire antiques 104 . La mise en parallèle des savoirs ancien et moderne rappelle les réflexions de Francis Bacon : 342 Partie III - Dimension épistémologique 105 Francis Bacon, Novum Organum, édition établie par Michel Malherbe, Jean-Marie Pousseur, Paris, PUF, 1986, livre I, p. 156-157. Le vrai travail de la philosophie est à cette image. Il ne cherche pas son seul ou principal appui dans les forces de l’esprit ; et la matière que lui offre l’histoire naturelle et les expériences mécaniques, il ne la dépose pas telle quelle dans la mémoire, mais modifiée et transformée dans l’entendement 105 . Il est cependant important de noter le grand intérêt pour l’astronomie - trois textes étudiés ici en parlent - et l’actualité du savoir ancien dans ce domaine. En revanche, il n’est point question du génie civil ou militaire, par exemple. Ceci peut être dû à l’orientation générale du Nouveau Mercure galant, mais il est quand même remarquable. Sans approfondir cette observation, il faut donc retenir que le monde ancien reste d’actualité et qu’on s’appuie sur celui-ci pour développer des arguments persuasifs. Face à cette persistance, les Modernes l’attaquent, pourtant, violemment et essaient de détruire durablement son prestige. En définitive et tout en sachant que les Modernes se méfient énormément des érudits anciens, il nous paraît remarquable que de nombreux contributeurs du Nouveau Mercure galant ne tournent pas le dos au monde d’Aristote et de Sénèque. Dans un premier temps, nous avons constaté qu’ils considèrent ce passé comme une source d’inspiration qu’aucun homme de lettres digne de ce nom ne doit ignorer. Et, deuxièmement, de nombreux exemples illustrent l’importance que les auteurs de la revue accordent à l’Antiquité chrétienne et païenne. Cette évolution est illustrée par plusieurs exemples concrets ; le cas de Pierre Ponthonnier en constitue probablement le plus important : dans le Nouveau Mercure galant d’avril 1715, celui-ci démontre l’importance du savoir des premiers chrétiens pour l’établissement de la bonne date de Pâques. Or, en ayant recours au « Concile de Nicée » de 325, il contredit également Fontenelle qui décrit le christianisme primitif comme une série d’erreurs et par conséquent, comme dénué d’intérêt. Ce retour du monde gréco-latin suscite pourtant des réactions assez violentes des Modernes que nous étudierons dans la suite. 1.2 Critique de la soumission des savants et des érudits aux autorités anciennes C’est un homme de lettres qui « fait un mauvais usage des sciences, qui les corrompe [sic] & altere, qui les tourne mal, qui fait de méchantes critiques 343 1. L’Antiquité mise en question 106 Furetière, op. cit., entrée « PEDANT », tome III, p. 65-66, ici p. 65. 107 Ibid., p. 65-66. 108 Fumaroli, « Abeilles », op. cit., p. 11. 109 Ibid., p. 12. À la fin du siècle de Louis XIV, la figure du « pédant » n’est plus à son apogée et suscite moins de rires. Au siècle des Lumières, elle sera remplacée par celle du « philosophe » qui est cependant « moins sujet au ridicule ». En revanche, dans le Nouveau Mercure galant, nous retrouvons une fois encore l’image plutôt traditionnel du « pédant » tel qu’il est décrit par exemple par Molière. Contrairement à Boileau, aucun Ancien du Mercure n’inverse ce personnage et l’emploie contre les partisans de La Motte, voir Jocelyn Royé, La Figure du pédant de Montaigne à Molière, Genève, Droz, 2008, p. 193-198. 110 Sans entamer des études de linguistique ou de pragmatique, nous suivons la définition de Catherine Kerbrat-Orecchioni qui décrit « le discours polémique […] [comme] un discours disqualifiant […] saturé […] [d’]axiologiques négatifs », voir Catherine Kerbrat-Orecchioni, « La polémique et ses définitions », dans ead.., Discours, op. cit., p. 3-40, ici p. 12. & observations 106 » ; ainsi, Antoine Furetière définit le mot « pédant » dans son dictionnaire de 1690 tout en précisant que l’on peut trouver des pédants partout : principalement dans les universités, mais aussi parmi la bourgeoisie naissante ou au sein de la noblesse 107 . À la fin du XVII e siècle, le pédantisme ne constitue point un phénomène récent. D’après Marc Fumaroli, toute l’histoire de la République des Lettres depuis la Renaissance en fut marquée. Il renvoie surtout à Michel de Montaigne qu’il qualifie d’« archétype et […] [d’]entraîneur des grands ‘Anciens’ de la Querelle 108 » et qui, au XVI e siècle, a combattu deux sortes d’adversaires : il s’est opposé autant aux prédécesseurs de Charles Perrault et d’Houdar de La Motte, ces proto-Modernes qui n’ont pas accordé d’importance à l’héritage antique, qu’aux simples et stériles imitateurs des auteurs gréco-mondains que les Modernes qualifieront également de pédants. Le problème des pédants dont témoigne déjà Montaigne occupe donc la République des Lettres pendant tout l’Ancien Régime 109 et, sans surprise, on le retrouve également dans le Nouveau Mercure galant. Cette fois-ci, ce sont surtout les Modernes qui s’en servent pour critiquer et les Anciens et l’Antiquité. Dans un premier temps, nous étudierons en détail leurs attaques polémiques 110 avant d’analyser la remise en question de l’Antiquité en tant que base du savoir pour finir par aborder la redéfinition de la mission des érudits qui se voient marginalisés au sein du champ des hommes de lettres. La polémique - l’arme des Modernes Si les attaques contre les Anciens se multiplient en 1715, après la parution des Causes de la corruption du goût d’Anne Dacier, les contributeurs au Nouveau Mercure galant s’en prennent dès 1714 aux défenseurs d’Homère. Un très bon 344 Partie III - Dimension épistémologique 111 Voir la partie précédente. 112 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., août 1715, p. 151. 113 Ibid., p. 167-168. 114 Ibid., mars 1715, p. 20. 115 Ibid., p. 22-23. exemple en est la satire « Le Tombeau de Boileau » de Jean-François Regnard qui fut publiée par Hardouin Le Fèvre de Fontenay en août 1714 111 . À part une mise en question de l’utilité des connaissances historiques qui sera analysée ultérieurement, les lecteurs y découvrent une attaque violente contre Boileau et les Anciens qui sont qualifiés de « Pedans mal peignez 112 ». Regnard reproche surtout à l’auteur de l’Art poétique d’avoir menti et de ne pas comprendre le grec. Ainsi, il fait déclarer à son Boileau fictif : Pour imposer aux sots je traduisois Longin. Mais j’avoüe en mourant que je l’ay mis en masque Et que j’entends le Grec aussi peu que le Basque 113 . Regnard doute donc de l’érudition des Anciens en général, mais en particulier de celle de Boileau. Et même si le reproche formulé ainsi contre les Anciens semble d’abord une provocation gratuite, au vu du prestige de Nicolas Boileau, le ton adopté annonce déjà la violence des débats de la Querelle d’Homère et souligne le positionnement du Nouveau Mercure galant. L’abbé Jean-François de Pons prolonge cette ligne d’attaque et, dans une lettre intégrée dans la livraison de mars 1715, il met en question le jugement des Anciens : « ces stupides Erudits qui ont prêté serment de fidelité à Homere 114 ». Quelques pages plus loin, Pons renouvelle ce reproche, mais il se montre moins dur à leur égard. Il feint même d’avoir de la compassion pour eux : [C]es Partisans outrez d’Homere, ce sont de bonnes gens qui nés sans genie, & se sentans incapables de créer en aucun genre, se sont retranchez dans la plus profonde étude de la Langue Grecque ; ils ont devoré avec fatigue les Ouvrages d’Homere, ils ont vû ce Poëte celebré d’âge en âge par des Auteurs illustres jusqu’à nos jours : A la vûe de tant d’hommages prodiguez à Homere avec continuité durant trois mille ans, ils ont esté saisis d’un saint respect pour ce grand homme, ils luy ont voué une espece de culte, ils lisent tous les jours son divin Poëme, ils le lisent avec delices, parce qu’ils le lisent avec une foy vive 115 . Cette fixation, amplement décrite par Pons, empêchait donc les Anciens de voir les beautés des œuvres littéraires contemporaines ; elle les aveuglait et ce n’est certainement pas une coïncidence que la description de Pons évoque un véritable culte. 345 1. L’Antiquité mise en question 116 Pour plus d’information, voir François Moureau, « Claude Fraguier (1666-1728) », dans Reynaud, Mercier-Faivre, Journalistes, op. cit. Et en ce qui concerne l’abbé Jean-Baptiste Couture, il faut consulter Michaud, op. cit., tome IX, p. 404. 117 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., mai 1715, p. 70. 118 Ibid., septembre 1715, p. 138-139. 119 Ibid., juillet 1715, p. 116. 120 Ibid., p. 120-121. 121 Ibid., p. 197. Le Moderne continue ses attaques polémiques dans la « Denonciaton faite à M. le Chancelier d’un Libelle injurieux qui […] paroist […] sous le titre d’Homere vangé » qui fut publiée dans le Nouveau Mercure galant de mai 1715. Le Moderne s’en prend non seulement à François Gacon, l’auteur de ce livre, mais aussi aux abbés Jean-Baptiste Couture et Claude François Fraguier 116 , les censeurs qui ont approuvé le livre de Gacon. Pons écrit, entre autres, sur Fraguier « qui par son approbation souscrit lâchement au traitement infâme qu’on y fait à son Confrere 117 », c’est-à-dire à Houdar de La Motte. Et, en septembre 1715, dans sa dernière grande contribution à la Querelle d’Homère, Pons ne change pas de registre et dénonce l’enthousiasme excessif des Anciens : C’est ainsi qu’un faux Sҫavant prouve Que dans Homère seul on trouve Tout ce qui doit être imité 118 . Face aux Anciens, d’autres Modernes se laissent également emporter. Dans le Nouveau Mercure galant de juillet 1715, par exemple, les lecteurs découvrent une lettre envoyée par une lectrice au responsable du périodique. Elle ne parle point d’Homère et signale que « bornez à la stérile admiration des Anciens qu’ils [les défenseurs de la traduction d’Anne Dacier] ont pris pour des modeles de perfection, ils ne sont point cru permis de porter leur vûë plus loin 119 ». Ensuite, elle compare les Anciens à la population indigène de l’Amérique et en arrive à la conclusion suivante : « [L]es deffenseurs des ouvrages anciens, leur erreur vient du même principe, ils ressemblent trop à ceux qu’ils admirent, pour cesser jamais de les admirer 120 . » Ainsi, les Anciens du XVII e et du XVIII e siècle seraient incapables de se plier aux exigences de leur temps - un aspect pourtant central pour les Modernes qui a déjà été relevé dans la partie consacrée à la dimension esthétique de la Querelle d’Homère. Dans un autre texte de la livraison de juillet 1715, on retrouve l’image de l’aveuglement. Dans son « Discours curieux sur le grand ouvrage de M. Ter‐ rasson », Hardouin Le Fèvre de Fontenay se plaint des pédants et il dénonce « l’aveugle prévention […] [des] Scoliastes 121 ». Cette expression est souvent utilisée par les Modernes. Houdar de La Motte écrit, par exemple, dans son 346 Partie III - Dimension épistémologique 122 La Motte, « Homère », op. cit., p. 162. 123 Hepp, op. cit., p. 705. 124 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., octobre 1715, p. 206. 125 Ibid., août 1715, p. 151. 126 Perrault, « Siècle », op. cit., p. 257. 127 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., août 1715, p. 156-157. Cette image sera reprise par Marivaux. Le frontispice de L’Homère travesti - une gravure de F. Dubercelle - montre Anne Dacier à genoux devant Homère, voir Gevrey, Guion, « Réflexions », op. cit., p. 252. 128 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., août 1715, p. 157. 129 Ibid., p. 157-158. Discours sur Homère : « C’est profaner le sacrifice de son jugement [de la raison] que de céder aveuglement à des decisions humaines 122 . » Des propos polémiques de La Motte apparaissent également dans le Nouveau Mercure galant d’avril 1715. Le Fèvre de Fontenay y inclut une fable du fameux Moderne que celui-ci a présentée à l’Académie française  123 et où il compare les Anciens à des écrevisses : à l’instar des crustacés, ceux-ci préféreraient avancer en reculant pour respecter « un ancien usage 124 ». Quelques mois plus tard, en août 1715, les lecteurs du Nouveau Mercure galant découvrent un extrait de la comédie Arlequin défenseur d’Homère dans le périodique et Louis Fuzelier, son auteur, se moque des Anciens qu’il présente assez péjorativement. Arlequin et ses amis, qui se sont déguisés en savants, tentent de distraire Grognardin en lui présentant des livres d’auteurs grecs et latins afin de permettre à sa fille Angélique de s’entretenir tranquillement avec son amant. Or, au lieu de décrire Arlequin et ses amis simplement comme des Anciens, Fuzelier précise qu’ils sont déguisés en « Pedans 125 » et qu’ils plient littéralement les genoux 126 devant leurs modèles : Arlequin fait repeter vers à vers ce Couplet au Bailly avec mille jeux de Théâtre, toûjours à genoux, ainsi que les quatre faux Sҫavans. Il jette le chapeau du Bailly, en lui disant : Comment, Coquin, vous n’ôterez pas vôtre chapeau quand on parle des Anciens 127 . L’aveuglement dénoncé dans la livraison de juillet 1715 est donc remplacé dans cette comédie par une vénération pseudo-religieuse qui surpasse encore celle que l’abbé Jean-François de Pons reproche aux Anciens dans le numéro de mars 1715. Fuzelier les rapproche ainsi des faux dévots ridiculisés dans le Tartuffe de Molière. Vers la fin de la scène, la caricature des Anciens est poussée à l’extrême et « un Homere couvert d’un vieux parchemin dechiré & gras 128 » devient une relique qu’Arlequin toujours feignant d’être un Ancien « embrasse tendrement en s’écriant cent fois. Quel plaisir d’embrasser Homere 129 ! » Si, dans la comédie, 347 1. L’Antiquité mise en question 130 Ibid., p. 143. 131 Ibid., février 1715, p. 171-172. 132 Menant, op. cit., p. 51. 133 Gelas, Kerbrat-Orecchioni, op. cit., p. 1 le zèle d’Arlequin devient si absurde que Grognardin s’aperçoit du tour qu’on lui joue, Fuzelier arrive pourtant à divertir son public et Le Fèvre de Fontenay écrit que l’auteur « a regalé son public 130 » qui s’est amusé aux dépens des Anciens. Ce qui est particulièrement intéressant dans ce sous-chapitre, à part les reproches polémiques faits aux Anciens, est de voir comment les contributeurs au Nouveau Mercure galant parlent de l’Antiquité : souvent et surtout dans la dernière contribution étudiée, Homère devient une synecdoque qui désigne tous les auteurs de l’Antiquité - un emploi qui confirme l’interprétation de la Querelle d’Homère faite dans le Nouveau Mercure galant de février 1715 : « [C]e qui sera decidé en faveur du plus grand des Poëtes & du plus reculé de nous, servira de regle pour nos autres ayeuls 131 . » Cette idée est également défendue par des chercheurs du XX e et du XXI e siècle. Dans La Chute d’Icare, Sylvain Menant signale que le véritable enjeu des débats n’est pas le sort d’Homère, mais la définition des fondements de la poésie en général 132 . Par conséquent, le message central des Modernes en soi ne varie guère, même si quelques auteurs parlent d’Homère en particulier et d’autres des auteurs gréco-romains en général. Le ton ne diffère pas non plus : les Modernes lancent volontairement des polémiques et reprochent à leurs contemporains une vénération pseudo-religieuse de l’Antiquité. De plus, les propos de ces Modernes sont marqués d’une violence verbale remarquable qui est censée « disqualifier […] [complètement leurs] adversaire[s] discursif[s] 133 ». Une Antiquité sans intérêt Au-delà de ces attaques polémiques qui réduisent les Anciens à des menteurs, des aveugles ou des idolâtres, on trouve aussi dans la revue d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay des critiques mieux fondées, souvent dans les mêmes contributions. Un très bon exemple en reste Jean-François Regnard qui doute du fort intérêt que son temps peut porter à l’Antiquité. Dans sa satire « Le Tombeau de Boileau », il décrit le cortège funéraire de Nicolas Boileau : Descendoit à pas lents de l’Université […] Et chacun à la main avoit pris pour flambeau Un laurier jadis vert pour orner un tombeau. […] 348 Partie III - Dimension épistémologique 134 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., août 1714, p. 151-153. 135 Ibid., p. 153. 136 Montaigne, Essais, édition établie par André Tournon, Paris, Imprimerie nationale, 1998, 3 volumes, livre II, chapitre 17, p. 488. 137 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., septembre 1714, p. 171. Nous ne donnons la référence concernant cet homme de lettres que lors de sa première apparition dans cette partie de notre livre. 138 Ibid., p. 171-172. 139 Ibid., p. 173. Deux Grecs & deux Latins escortoient le cerüeil 134 . Les Anciens qui accompagnent le traducteur du Traité du sublime sur son dernier chemin terrestre portent, selon Regnard, un « laurier jadis vert ». Il s’agit certainement d’une allusion à la corona triumphalis - un signe distinctif et prestigieux dans l’Antiquité. Or, justement, ce prestige n’a pas perduré puisque les lauriers sont fanés. Par conséquent, le monde gréco-romain ne peut plus former une source d’inspiration. Bien au contraire, il est mort. En outre, le narrateur s’en prend à l’université d’où le cortège funèbre vient de partir, université que Regnard range du côté d’Anne Dacier et qu’il fait « pleure[r] 135 » la mort de Boileau. Au vu de l’importance de l’événement et du deuil, il devient clair que, selon Regnard, Boileau ne fut pas seulement un simple pédant, mais leur chef de file. Saint-Hyacinthe, qui a probablement envoyé la satire à la revue, et Le Fèvre de Fontenay, qui l’a intégrée au périodique, ne visent pas uniquement Boileau, mais tous les Anciens qui, comme Montaigne, peuvent clamer : « J’argumente par-là que les productions de ces riches et grandes âmes du temps passé sont bien loin au-delà de l’extrême étendue de mon imagination et souhait 136 . » L’idée traduite par l’expression du « laurier jadis vert » est reprise par un lecteur du périodique, un certain « M.D.L.Ҫ. 137 », dont une lettre fut intégrée dans la livraison de septembre 1714. Le contributeur anonyme y « deffend la mémoire de feu M. Devizé contre le fiel de M. de la Bruyere 138 » et, après avoir loué le Mercure galant, souligne l’inutilité du travail des universitaires : « [O]n vit dans le monde, il est bon de sҫavoir ce qui s’y passe ; cela vaut mieux que de rétablir une lacune d’un Auteur Grec, ou un passage corrompu 139 . » Certes, ce passage est moins poétique que la satire de Regnard, mais il est d’autant plus clair ; l’auteur inconnu y rappelle le Siècle de Louis le Grand de Charles Perrault, la fameuse exclamation de Angélique du Malade Imaginaire qui figure au début de cette partie, ou, justement, la satire de Regnard : l’Antiquité est désormais sans intérêt. 349 1. L’Antiquité mise en question 140 Ibid., octobre 1714, p. 16-19. 141 Ibid., p. 20. 142 Ibid. 143 Il s’agit d’une rubrique récurrente qu’on trouve dans toutes les livraisons de la revue de mai 1714 jusqu’au avril 1715. Dans son premier « discours sur l’origine du mois », Le Fèvre de Fontenay précise l’intérêt de cette série : « Puisque chaque Mercure porte le nom du mois par où il commence, je crois que ce sera une varieté, d’instruire ceux qui ne veulent pas feüilleter de grands Dictionnaires, de l’Etimologie, du signe & des proprietez, du mois dont il se datte », voir ibid., mai 1714, p. 145. Cette croisade contre les savants, notamment contre ceux qui s’intéressent à l’histoire antique, continue en octobre 1714. Dans les « Reflexions, plaintes et verbiages de l’Auteur », Hardouin Le Fèvre de Fontenay montre qu’il n’a guère de conscience historique et que, tout comme M.D.L.Ҫ, il préfère s’occuper des questions et des textes de sa propre époque : [T]outes les histoires anciennes sont suspectes […]. Pour moy, malgré le respect que mille sҫavans par entêtement, ont pour les antiquailles, je me soucie autant des Colonnes d’Hercule, du Temple de Jupiter Ammon, & de la Diane d’Ephese, que la plus belle Medaille d’Othon, dont je ne donnerois pas un petit sesterce, à moins qu’elle fût d’or ou d’argent. […] Le monde est si plein de belles & bonnes nations, qui n’ont rien à démêler avec les anciens, que je croy que la meilleure methode que je puisse suivre à present, est celle de ne pas abandonner pour un souvenir chimerique l’histoire du temps 140 . Le Fèvre de Fontenay définit donc clairement l’orientation de son périodique et avertit les contributeurs possibles qu’il mettra « indifferement au rebut tous les vieux memoires qu’on […] [lui] enverra 141 ». Cependant, il est assez pragmatique pour ne pas être trop catégorique et il garde une porte ouverte pour des textes d’une qualité exceptionnelle : « [À] moins qu’ils ne contiennent des choses si éclatantes, si vraisemblables & si bien écrites qu’elles puissent passer pour des morceaux perdus des plus respectables auteurs de l’antiquité 142 . » Néanmoins, étant donné les prises de parole d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay déjà analysées, il paraît peu probable qu’une contribution puisse répondre à ces exigences. Par conséquent, les débats savants et érudits sont bannis de la revue et le recours à l’histoire ancienne n’est permis que pour divertir le public mondain, comme, par exemple, dans le « Dialogue magnifique entre Iris, Mercure & un Moderne » de juin 1715 ou dans les nombreux « discours sur l’origine du mois 143 ». Après avoir dénoncé l’intérêt pour l’Antiquité qui, à son avis, est dénuée de toute utilité, le responsable du périodique s’en prend à ceux qui, comme dans la définition d’Antoine Furetière, répètent les propos d’autrui sans réfléchir. Dans un petit texte consacré au Chef-d’œuvre d’un inconnu de Thémiseul de Saint-Hyacinthe, 350 Partie III - Dimension épistémologique 144 Ibid., octobre 1714, p. 268-269. 145 Ibid., février 1715, p. 209. Le mot « Commentateurs » n’est pas innocent ici. Dans la Digression sur les Anciens et les Modernes, Fontenelle traite les commentateurs de « peuple le plus superstitieux de tous ceux qui sont dans le culte de l’Antiquité », Fontenelle, « Digression [2001] », op. cit., p. 303. Cette méfiance est également présente dans le Dictionnaire universel d’Antoine Furetière. On y trouve une explication ambiguë de ce terme. Tout d’abord, selon Furetière, un commentateur est quelqu’un qui « écrit pour expliquer un livre ancien ou obscur, ou pour y faire quelques additions ou supplements de ce qui y manque ». Or, après cette première définition qui reste encore assez neutre, Furetière s’en prend à cette profession : « Presque tous les Commentateurs expliquent les legeres difficultez de leur texte, & passent par-dessus les grandes », voir Furetière, op. cit., entrée « COMMENTATEUR », tome I, p. 440. 146 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., février 1715, p. 209-210. 147 Ibid., p. 209. 148 Manuel Maria Carrilho, « Les Racines de la rhétorique : l'Antiquité grecque et romaine », dans Michel Meyer (dir.), Histoire de la rhétorique des Grecs à nos jours, Paris, Librairie Générale Franҫaise, 1999, p. 17-82, ici p. 43. il met ses lecteurs en garde et dénonce leur soumission précipitée, lorsqu’il s’agit d’un auteur contemporain : « Ce n’est pas à forcer de loüer, Messieurs, que vous meriterez ce titre [de savant] ; mais à force de le critiquer 144 . » Dans sa critique des Causes de la corruption des goûts d’Anne Dacier de février 1715, un contributeur anonyme constate également que les hommes de lettres n’ont aucune raison de s’intéresser à l’Antiquité et il rappelle aux « Messieurs les Commentateurs 145 » : On pretend donc Messieurs, que quand tous les anciens Philosophes, les Aristotes, les Platons, les Socrates nous manqueroient, nous ne laisserions pas de faire de grands Philosophes avec les Descartes, les Malebranches & autres hommes qui ne sont pas distants de nous d’un demi siecle 146 . De toute façon, toujours selon le Moderne inconnu, la méthode des pédants ne correspond plus aux standards scientifiques. Par conséquent, il exige d’eux qu’ils ne fassent « plus reparoître […] [leur] vieux sophisme 147 ». Le terme « sophisme » pointe clairement vers la rhétorique antique. D’après les écrits d’Aristote et l’analyse de Maria Carrilho, les détracteurs de ce concept philosophique lui reprochent qu’il se caractérise par des prémisses qui, au début, paraissent probables, mais qui, dans la suite, se révèlent illogiques 148 . Sans surprise, les Modernes voués à la méthode géométrique d’inspiration cartésienne ne peuvent qu’avoir horreur d’une telle approche. Puis, le contributeur anonyme continue sa critique des Anciens et il constate : Il est étonnant que nos Scoliastes soient devenus si passionnez citoyens de Rome & d’Athenes, qu’ils ne puissent les perdre un moment de vûë, pour s’attacher à la 351 1. L’Antiquité mise en question 149 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., février 1715, p. 210-211. 150 Dans les Réflexions sur la critique, Houdar de La Motte écrit que « Le Bossu et M. Dacier […] [sont] comme naturalisés grecs ou latins », voir La Motte, « Réflexions », op. cit., p. 289. 151 Montaigne, op. cit., livre III, chapitre 9, p. 329. Il faut cependant se rappeler que Montaigne ne fut pas le premier à adorer Rome et son histoire. Dans ses Régimes d’historicité, Franҫois Hartog résume la fascination qu’exerce la ville éternelle à l’époque moderne : de Pétrarque en passant par Lorenzo Valla ou Poggio Bracciolini jusqu’à Montaigne ou, bien plus tard, à Johann Winckelmann, voir Hartog, Régimes, op. cit., p. 219-229. 152 Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions. Livre I-VIII, édition établie par Raymond Trousson, Frédéric S. Eigeldinger, Paris, Genève, Champion, Slatkine, 2012, livre I, p. 74-75. 153 Norman, Shock, op. cit., p. 89. consideration des merveilles de tout genre nouvellement écloses dans leur veritable Patrie 149 . C’est de nouveau l’argument contre les Anciens qu’a déjà formulé Hardouin Le Fèvre de Fontenay dans la livraison d’octobre 1714 ou encore M.D.L.Ҫ. dans celle de septembre de la même année : les Anciens préféraient le monde gréco-romain à leur propre époque. Il faut, pourtant, s’y arrêter un instant puisque l’expression de « citoyens de Rome & d’Athenes » retient l’attention et relie le Nouveau Mercure galant et toute la Querelle d’Homère, puisque Houdar de La Motte s’en sert aussi 150 , à d’autres textes-clés de l’Ancien Régime. Marc Fumaroli remarque que Montaigne se réjouissait déjà de ce titre qui souligne son érudition et son admiration pour l’Antiquité. Dans ses Essais, Montaigne écrit en effet : Parmi ses faveurs vaines, je n’en ai point qui plaise tant à cette niaise humeur qui s’en paît chez moi, qu’une bulle authentique de bourgeoisie Romaine, qui me fut octroyée dernièrement que j’y étais - pompeuse en sceaux et lettres dorées - et octroyée avec toute gracieuse liberalité 151 . Et plus de cent ans après cette exclamation, on retrouve la même idée dans les Confessions de Jean-Jacques Rousseau : « [S]ans cesse occupé de Rome et d’Athènes, vivant, pour ainsi dire, avec leurs grands hommes, […] je me croyais Grec ou Romain, je devenais le personnage dont je lisais la vie 152 . » Or, le sens attribué à ses mots a évolué. À la suite de Rousseau, l’historiographie du XIX e siècle, par exemple François-René de Chateaubriand suivi par Karl Marx ou Benjamin Constant, a surtout vu le côté politique et, à long terme, révolutionnaire de cette fidélité aux républiques antiques 153 . Or, dans le contexte du Nouveau Mercure galant et encore plus dans le cas de Michel de Montaigne, 352 Partie III - Dimension épistémologique 154 Hartog, Régimes, op. cit., p. 227. 155 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., décembre 1715, p. 290. Nous ne donnons la référence concernant cet auteur que lors de sa première apparition dans cette partie de notre livre. 156 Ibid., p. 294-295. Ce n’est certainement pas un hasard si le précepteur du prince est présenté comme un Ancien. Voilà l’explication de Marc Fumaroli : « Le personnel pédagogique de la famille royale, d’Huet à Malézieu, de Longepierre à Fénelon, a dû présenter des lettres de créances d’Ancien », voir Fumaroli, « Abeilles », op. cit., p. 180. 157 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., février 1715, p. 210. 158 Ibid., décembre 1715, p. 295. fidèle serviteur du roi de France pendant les guerres de religion du XVI e siècle, une telle interprétation semble aberrante. La métaphore du « citoyen de Rome et d’Athènes » semble indiquer une mentalité humaniste qui ne saurait être réduite à la seule dimension politique. François Hartog résume : « Le passé antique est passé et son exemple fait autorité. On va donc du passé vers le présent 154 . » La reprise de cette formulation dans le Nouveau Mercure galant par les Modernes trahit donc surtout leur incompréhension face aux Anciens qui n’adhèrent pas complètement à la méthode géométrique et qui continuent à valoriser l’héritage gréco-romain au lieu de célébrer sans retenue les acquis de leur siècle - des inventions techniques à la sociabilité codifiée en passant par une littérature mondaine et christianisée. Pour les Modernes, une telle attitude est simplement synonyme de folie : de leur point de vue, les Anciens étaient éblouis par le passé et incapables d’apprécier les acquis de leur temps - cette critique revient souvent, même si la formulation empruntée à Montaigne n’est utilisée qu’une fois pour attaquer les Anciens. Cette admiration extrême de l’Antiquité est également dénoncée dans l’his‐ toire d’un prince fictif qui s’appelle Jean. Elle est publiée dans le Nouveau Mercure galant de décembre 1715. Si le destin du prince fait d’abord penser à un texte politique ou à une critique de la famille royale, son auteur, un certain « M. de M *** 155 », ne peut pas se passer d’une pique contre les Anciens. Le jeune prince se dispute avec son précepteur à cause du nom qu’il veut donner à son chien : « [C]e Maistre qui étoit un Grec le voulu nommer Quines ; mais Jean lui donna le nom de Rencontre  156 . » D’un côté, on voit que le mot « Grec » constitue ici un synonyme d’érudits ou de pédants ; de surcroît, au vu de la proposition du précepteur de donner au chien un nom latin, celui-ci paraît adorer l’Antiquité, voir y vivre - rappelons-nous le Nouveau Mercure galant de février 1715 et le constat que les Anciens étaient des « passionnez citoyens de Rome & d’Athenes 157 ». De l’autre, le jeune prince lui oppose le nom « Rencontres 158 » - certainement un clin d’œil à la sociabilité mondaine défendue par les Modernes et notamment par le Nouveau Mercure galant. 353 1. L’Antiquité mise en question 159 Ibid., août 1716, p. 69. 160 Ibid., p. 71. 161 Ibid., p. 77-78. 162 Fontenelle, « Digression [2001] », op. cit., p. 296. 163 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., août 1716, p. 79. Ces attaques baissent à la fin de l’année 1715 et, en 1716, disparaissent presque entièrement. Mais il y a une exception qui confirme la règle - en août 1716, dans un texte intitulé « Allarme aux Poëtes », Hardouin Le Fèvre de Fontenay, tout en dénonçant les interprétations allégoriques, ne considère plus le monde gréco-romain comme une source d‘inspiration. Selon lui, « la mine est eventée 159 » et « toute l’eau d’Hipocrene […] [n’] auroit vertu de me faire rimer 160 ». En se prenant à l’Hélicon et au Parnasse, Le Fèvre de Fontenay tente de démontrer que la littérature inspirée des neuf muses, autrement dit, celle des grands auteurs antiques tel Homère, ne se distingue pas des autres œuvres littéraires : « [L’] eau d’Hipocrene dont ils [les Anciens] ont fait l’économe, étoit de l’eau pure & claire sortant du Mont Parnasse comme sortent des autres Montagnes toutes les fontaines du monde 161 . » C’est un argument habituel des Modernes qui refusent l’idée que les auteurs antiques eussent fait davantage preuve de génie que les écrivains contemporains. Fontenelle, entre autres, développe ce point d’une façon assez convaincante dans sa Digression des Anciens et des Modernes : La nature a entre les mains une certaine pâte qui est toujours la même, qu’elle tourne et retourne sans cesse en mille façons, et dont elle forme les hommes, les animaux, les plantes ; et certainement elle n’a point formé Platon, Démosthène ni Homère d’une argile plus fine, ni mieux préparée que nos philosophes, nos orateurs et nos poètes d’aujourd’hui 162 . Quelques pages plus loin, Le Fèvre de Fontenay réaffirme cette idée. Partant de la mythologie gréco-romaine selon laquelle « Mercure étoit […] le Dieu de l’Eloquence, & […] Venus […] peut inspirer […] [l’amour et donc] le desir de faire des Vers 163 », le responsable du périodique rapproche cette vision des deux divinités de la conception que les astrologues du XVII e et XVIII e siècle ont des planètes. Or, par conséquent, ce n’est plus une minorité qui profite de ces dons célestes, mais tout le monde : Par ce moyen chacun joüira de ces Privileges, & le Soleil éclairera simplement la terre, & luy communiquera ses benignes influences sans avoir à dépendre souvent d’un 354 Partie III - Dimension épistémologique 164 Ibid., p. 81. L’emploi métaphorique du soleil est courant pendant la Querelle d’Homère. Madame Dacier écrit par exemple : « Il y a des nations si heureusement situées, et que le soleil regarde si favorablement, qu’elles ont été capables d’imaginer et d’inventer elles-mêmes, et d’arriver à la perfection », voir Dacier, Causes, op. cit., p. 18. Houdar de La Motte répond à cette affirmation dans les Réflexions sur la Critique et, en se fondant sur les découvertes scientifiques de l’époque moderne, il tente de ridiculiser Dacier : « Voilà donc, selon cette idée, les poèmes d’Homère qui sont l’effet d’un coup de soleil. Encore n’ont-ils dû naître que dans la Grèce, comme s’il y avait un Orient fixe aussi bien que les pôles, et que tous les climats que le soleil parcourt ne fussent pas Orient et Occident tout à la fois les uns par rapport aux autres », voir La Motte, « Réflexions », op. cit., p. 271-272. Pour plus d’informations concernant la théorie du climat, il faut consulter notre sous-chapitre « Le Français - une langue défectueuse ? ». 165 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., janvier 1715, p. 6. 166 Guion, « Savoir », op. cit., p. 66. 167 Françoise Gevrey, Béatrice Guion, « Discours sur la poésie en général et sur l’ode en particuler. Notice », dans La Motte, Textes, op. cit., p. 59-75, ici p. 66. cerveau dereglé qui l’invoque à tort & à travers, & se prend à luy du peu de ressource qu’il trouve dans son foible genie 164 . Ainsi, les Modernes, ici dans la personne de Le Fèvre de Fontenay, défendent l’idée qu’ils ont les mêmes capacités intellectuelles que les auteurs gréco-ro‐ mains et qu’ils sont donc également à même de produire de beaux ouvrages. Cette question est éminemment centrale. Déjà en janvier 1715, le responsable de la revue constate : « Les hommes aujourd’hui ont au moins autant de goût & d’esprit que nos anciens : mais les succés de leur étude ne se ressemblent pas 165 . » Il n’y a pas de doute possible sur le camp qui, aux yeux d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay, réussit le mieux : les Modernes. Par conséquent, s’inspirer du passé est désormais superflu et les hommes de lettres du siècle de Louis XIV peuvent se passer de l’Antiquité : elle ne constitue plus la base du savoir - du moins selon les Modernes. En outre, ces prises de position ont des conséquences sur le rang et la mission des érudits ; l’érudition est marginalisée et réduite à un simple soutien de la critique du goût. C’est là une problématique qui sera approfondie par la suite. L’érudition - un simple auxiliaire de la critique du goût Ce désintérêt manifeste pour l’érudition et l’Antiquité ainsi que le dédain pour les universités et les savants confirment les recherches de Béatrice Guion. Dans son article « Le Savoir et le goût », elle constate que « [l]e statut de la philologie dans la France classique apparaît comme marginal 166 ». À en croire Guion, une cause en est le « lien entre philologie et protestantisme 167 ». Si les contributeurs au Nouveau Mercure galant n’approfondissent point cette problématique, ils 355 1. L’Antiquité mise en question 168 Guion, « Savoir », op. cit., p. 82. Certes, Guion admet aussi qu’à cette époque, l’érudition est reconnue et valorisée grâce à certaines décisions de Louis XIV, mais le Nouveau Mercure galant n’en tient pas compte. Son orientation moderne domine largement. 169 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., décembre 1714, p. 225. 170 Ibid., mars 1715, p. 12-13. Cette réflexion marque les esprits et contribue à la mauvaise réputation d’Anne Dacier. Même plusieurs décennies plus tard, Voltaire est persuadé qu’Anne Dacier ait méconnu son rôle : « [Q]uand [Madame Dacier] se fit homme, elle se fit commentateur ; elle outra tant ce rôle, qu’elle donna envie de trouver Homère mauvais. Elle s’opiniâtra au point d’avoir tort avec M. de La Motte. Elle écrivit contre lui en régent du collège ; et La Motte répondit comme aurait fait une femme polie et de beaucoup d’esprit », voir Voltaire, Questions sur l'Encyclopédie, par des amateurs. (V) Église - Fraude, édition établie par Nicolas Cronk, Mervaud Christiane, Voltaire Foundation, Oxford, 2010, p. 158-159. 171 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., mars 1715, p. 11-12. confirment une autre observation de Guion : « Dans la France classique comme dans le premier XVIII e siècle, l’érudition et l’esprit sont souvent perçus comme des qualités antithétiques 168 . » À plusieurs reprises, l’écartement de l’érudition n’est pas seulement mis en avant, mais est même théorisé et expliqué dans la revue d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay. Déjà en décembre 1714, le responsable du périodique signale à ses lecteurs que, d’habitude, il faut se méfier des érudits : « [A]prés quoy je feray le commentateur. Ce sera à vous à me faire connoistre si je dois continuer un metier si décrié dans Mathanasius 169 . » Si Le Fèvre de Fontenay est persuadé de gagner son pari, du fait qu’il juge un opéra contemporain, cette pique contre les savants semble annoncer la violence des joutes de l’année suivante. Dans la livraison de mars 1715, par exemple, Hardouin Le Fèvre de Fontenay précise la différence entre un érudit et un bon critique : Voilà à peu prés comment nous excusons les mauvais raisonnemens des Scoliastes. Aprés tout on ne doit pas leur faire un grand crime de raisonner mal ; il n’est pas leur métier de juger des Ouvrages soit d’Eloquence, soit de Poësie, leur métier est de traduire les Auteurs originaux 170 . Ainsi, Le Fèvre de Fontenay peut également déclarer que la traduction ne demande guère de jugement critique. Il explique : Les Langues ne sont des sciences, elles ne portent par elles-mêmes aucunes lumières à l’esprit. Un homme pourroit sҫavoir vingt Langues differentes & être une grosse bête un ignorant, un stupide personnage. On excuseroit même son ignorance & sa stupidité par le sterile étude qui l’auroit derobé aux veritables sciences 171 . 356 Partie III - Dimension épistémologique 172 Ibid., supplément de décembre 1715, p. 10-11. 173 Ibid., p. 11. 174 Ibid., p. 12. Position typique des Modernes - nous verrons cela encore plus amplement dans le chapitre suivant ; mais pour l’instant contentons-nous d’en donner un seul exemple : Perrault défend une idée similaire dans son Parallèle des Anciens et des Modernes. Il y constate que la raison est supérieure aux sens et aux émotions et que seul l’esprit permet à l’homme de comprendre une œuvre littéraire et d’en profiter pleinement, voire de trancher des questions qui y sont liées, voir Perrault, Parallèle [1688-1697], op. cit., tome I, p. 213-214. 175 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., supplément de décembre 1715, p. 46. La citation suivante se trouve à la même page. Tout en restant un travail important, la traduction d’œuvres littéraires doit être différenciée de leur critique. Par conséquent, transposer un texte en une autre langue est réduit à une tâche auxiliaire. La même argumentation est développée par le responsable de la revue dans le supplément de décembre 1715 qu’il consacre à l’Examen pacifique d’Étienne Fourmont. Après quelques remarques initiales, Le Fèvre de Fontenay rappelle à ses lecteurs ce qui constitue la qualité nécessaire à toute personne voulant juger la qualité d’une œuvre littéraire. D’une manière polémique, il écrit : « [I]l n’y a personne qui ne demande quelles sont donc les rares connoissances, les hauts talens du Pedagogue 172 ? » Bien évidemment, il s’agit d’une question rhétorique de Le Fèvre de Fontenay qui cherche à ridiculiser les Anciens en général et Fourmont en particulier. Pour souligner leur étroitesse d’esprit, il prétend qu’ils répètent toujours naïvement la même réponse : [S]es amis [de Fourmont] répondent, qu’il a la clef des Langues sҫavantes, qu’il sҫait éminemment la Langue Grecque, même l’Arabique. On insiste, a-t-il donné des preuves de goust & de genie par d’excellens Ouvrages soit d’éloquence, soit de Poësie ? on répond qu’il sҫait éminemment la Langue Grecque, même l’Arabique 173 . Ensuite, tout comme un bon parent patient qui explique un problème particu‐ lièrement difficile à un enfant, Le Fèvre de Fontenay démontre pourquoi le fait de savoir le Grec n’a aucune importance : « [P]our juger la controverse litteraire dont il est question, il faut qu’on connoisse la marche de la droite raison 174 . » Nous reviendrons sur la notion de « raison », mais à ce stade, il nous faut nous arrêter sur cette marginalisation de l’érudition et des philologies. Apparemment, Le Fèvre de Fontenay y tient beaucoup parce qu’il y revient à la fin de sa critique. Il y soutient qu’Anne Dacier n’est pas une écrivaine, qu’elle « s’est frayée une autre route 175 » et qu’elle « a atteint la plus haute réputation dans son genre ». Implicitement, Le Fèvre de Fontenay renvoie ses lecteurs à la différenciation entre traduction et critique du goût. Il reprend clairement l’idée du critique 357 1. L’Antiquité mise en question 176 Ibid., février 1715, p. 178. Le contributeur anonyme pense probablement à cette réflexion du Discours sur Homère de La Motte : « Il y a deux sortes de traductions, les unes littérales, […] les autres plus hardies, et doivent plutôt passer pour des imitations élégantes, qui tiennent le milieu entre la traduction simple et la paraphrase. », voir La Motte, « Homère », op. cit., p. 224. Vu les prises de positions de La Motte, il va de soi que le traducteur de l’Iliade se place dans la deuxième catégorie décrite par lui-même. 177 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., septembre 1715, p. 129-131. Le reproche que les Anciens sont restés des enfants est souvent formulé par les Modernes. Charles Perrault attaque déjà ses adversaires de cette façon en juillet 1674. Dans sa « Lettre à Monsieur Charpentier », il déclare : « Il est bien vrai que ceux qui enseignent la jeunesse, ne sont pas les seuls qui font profession d’adorer les écrits des Anciens, je dis adorer, puisque renonçant à toutes les lumières de leur esprit, ils traittent de divin tout ce qu’ils y lisent, lors mesme qu’ils ne l’entendent pas ; mais il est bon d’en sҫavoir les raisons. Les uns […]. Les autres conservent un amour pour les Autheurs, comme pour les lieux où ils ont passé les premieres années de leur vie parce que ces lieux et ces autheurs leur remettent dans l’esprit les idées agreables de leur jeunesse », voir Charles Perrault, « Lettre à Monsieur Charpentier », dans Philippe Quinault, Alceste suivi de La Querelle d'Alceste. Anciens et Modernes avant 1680, édition établie par William Brooks, Buford Norman, Jeanne Morgan Zarucchi, Genève, Droz, 1994, p. 111-122, ici p. 120-121. inconnu des Causes de la corruption du goût de février 1715 qui a déjà insisté sur le fait que, contrairement à Anne Dacier, Houdar de La Motte n’a jamais cherché à traduire « servilement 176 » l’Iliade. En outre, nous voyons clairement que l’éloge fait de Dacier par Le Fèvre de Fontenay n’est qu’illusion. En mettant l’accent sur la perfection qu’Anne Dacier avait atteinte dans son domaine, il lui conseille de ne pas s’impliquer davantage : la critique du goût ne concerne point une érudite dont l’unique mission est de bien traduire. Malgré la polémique que l’on peut trouver dans les textes de Le Fèvre de Fontenay, il est toutefois important de remarquer qu’il essaie, du moins, de faire la distinction entre la traduction comme activité et la personnalité des traducteurs. L’abbé Jean-François de Pons est bien moins diplomate et il pousse plus loin les hostilités. Dans la livraison du Nouveau Mercure galant de septembre 1715, il écrit : [ J]e conviens donc que les Anciens sont les Peres de la Littérature, mais comme les enfans ne sont pas toûjours semblables à leurs peres, & que les uns ont plus d’esprit, & les autres moins, la nature prudente produisant les differents genies pour les differens usages ausquels elle les destine, ceux qui n’ont pas été avantagez d’un esprit superieur, incapables de produire eux-mêmes, & ne comprenans pas que leurs peres pussent estre surpassez, les ont pris pour modeles […] Voilà l’origine du Peuple Commentateur & Traducteur 177 . La différence entre les stratégies d’argumentation est frappante. En soutenant que le fait de parler plusieurs langues ne distingue point la personne en question, 358 Partie III - Dimension épistémologique 178 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., septembre 1715, p. 132. 179 Académie française, Dictionnaire [1986], op. cit., entrée « CONTAGION ». 180 Furetière, op. cit., entrée « CONTAGION », tome I, p. 479. 181 Ibid. 182 Ibid. 183 Académie française, Dictionnaire [1718], op. cit., entrée « CONTAGION », tome I, p. 333. 184 Il faut prendre l’hérésie au sens étroit - selon Antoine Furetière, ce sont « [t]outes les doctrines qu’on avance contre les decisions de l’Eglise Catholique & des Conciles, » voir Furetière, op. cit., entrée « HERESIE », tome II, p. 204. Hardouin Le Fèvre de Fontenay n’exclut pas qu’un érudit ait aussi de l’esprit, dans le sens que les Modernes donnent à ce terme - du moins, en théorie. Pons, en revanche, est plus catégorique. Seuls les gens qui sont incapables de rédiger une bonne œuvre littéraire eux-mêmes s’intéresseraient, selon lui, aux auteurs grecs et latins. Certes, cette différenciation peut paraître extrêmement subtile, mais il est primordial de la soulever pour souligner le degré de la polémique dont font preuve certains Modernes et la violence que suscite la Querelle d’Homère. Pons ne s’arrête point là. Il continue sa croisade verbale et va de surenchère en surenchère. Il écrit : « Mais ceux qui se sont trouvez plus favorablement traitez de la nature, s’étant preservez de la contagion, se sont mis au-dessus des prejugez 178 . » Ainsi, l’intérêt pour l’érudition est comparé à une maladie. Pour les lecteurs de l’époque, le sens du mot « contagion » est sans équivoque. Si aujourd’hui, le terme peut aussi être employé dans des contextes neutres ou plus sains, comme, par exemple, pour décrire « la facilité avec laquelle un comporte‐ ment est imité. La contagion […] du rire, de la bonne humeur  179 », à l’époque de la Querelle d’Homère, il a une connotation purement négative. Il fait d’abord partie du champ lexical de la « maladie » : Antoine Furetière, par exemple, explique qu’il s’agit d’un « [m]al qui se gagne par communication 180 ». Ensuite, il donne des exemples parlants. Il évoque le « pourpre, les fievres malignes […] [et] la peste 181 ». Et même au sens figuré, le terme « contagion » ne se dote pas d’une connotation méliorative : « [Contagion] se dit figurément en choses morales, des vices, des heresies, qui se gagnent par la communication avec les personnes qui en sont infectées 182 . » Un bref regard dans le dictionnaire de l’Académie française de 1718 confirme les définitions de Furetière : « Communication d’une maladie maligne […], de l’heresie, & autres choses pernicieuses […] [et] de Toutes les mauvaises choses 183 ». En lisant entre les lignes, on retrouve donc le rapprochement effectué entre érudition et protestantisme, tel que l’a analysé Béatrice Guion 184 . Loin d’être une activité digne d’un galant homme, l’érudition est donc consi‐ dérée comme un fléau par certains Modernes. Cette aggravation n’est pas du 359 1. L’Antiquité mise en question 185 Perrault, Parallèle [1688-1697], op. cit., tome III, p. 2-3. 186 Cette méfiance envers les érudits explique probablement l’accueil mitigé réservé à l’abbé Terrasson dans le Nouveau Mercure galant. Il faut se rappeler du peu d’enthou‐ siasme d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay face à l’ouvrage de Terrasson, voir Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juillet 1715, p. 188-198. 187 Ibid., février 1715, p. 210. seul constat des contributeurs au Nouveau Mercure galant. En effet, déjà dans le Parallèle des Anciens et des Modernes, Charles Perrault diminue le prestige des savants : Ne sҫavez-vous pas que les sҫavans qu’on appelle Critiques, composent la derniere classe des gens de lettres ; qu’ils ne marchent qu’après les Orateurs, les Poëtes, les Historiens, les Philosophes, & generalement qu’après tous ceux qui ont le don d’inventer & de composer des ouvrages purement de leur chef ; & enfin, que la plûpart des Critiques ne se sont rabatus à ce genre de littérature, que pour s’être trouvés incapables de rien produire de leurs fonds 185 . Il est évident que Perrault n’apprécie guère les savants qui maîtrisent les langues anciennes, telles que le grec ou l’hébreu. Cette marginalisation, voire dévalorisation, qui confirme le verdict de Pons, rappelle en même temps le présentisme des Modernes qui défendent une approche bien plus jeune - la méthode géométrique fondée sur la raison cartésienne 186 . Afin de conclure le deuxième sous-chapitre de la dernière partie du présent livre, nous pouvons confirmer qu’une dualité des Anciens et des Modernes existe dans le Nouveau Mercure galant. Après avoir souligné de quelle manière le monde ancien constitue toujours une source d’inspiration pour certains contributeurs du périodique, nous nous sommes tourné vers les Modernes : ceux-ci attaquent d’une manière extrêmement polémique les érudits dont ils dénoncent l’aveuglement - incompréhensible à leurs yeux - à l’égard des auteurs gréco-latins. En outre, le parti d’Houdar de La Motte déclare d’une façon poétique que l’Antiquité est une fleur fanée et par conséquent sans intérêt. Dans le Nouveau Mercure galant qu’ils transforment en véritable organe de combat, les Modernes reprochent également aux Anciens d’être des « citoyens de Rome et d’Athenes 187 », c’est-à-dire qu’ils ne vivent pas dans leur siècle et par conséquent, qu’ils n’en savent pas respecter les mœurs. Toutes ces attaques culminent pourtant dans une charge plus sophistiquée : à l’instar de Charles Perrault, les Modernes du Nouveau Mercure galant tentent de réduire l’érudition qu’ils semblent considérer comme un synonyme de traduction à un simple auxiliaire de la critique du goût. Selon eux, l’érudition, que Le Fèvre de Fontenay réduit aux connaissances des langues étrangères, ne demande guère de talents 360 Partie III - Dimension épistémologique 188 Fumaroli, « Abeilles », op. cit., p. 197. littéraires et précède uniquement la critique du goût sans pour autant en faire partie : c’est la raison d’inspiration cartésienne qui en constitue la base et celle-ci se trouvera au cœur de notre chapitre. 2. Le cartésianisme 2.1 Le triomphe de la méthode géométrique Dans les toutes premières pages de cette partie, la suprématie des Modernes dans de nombreux domaines a été esquissée. Selon Marc Fumaroli, ils ont su répondre à certains besoins centraux de l’époque et surtout aux attentes de Louis XIV. Selon l’Académicien, le XVII e siècle peut donc être considéré comme un temps de progrès : Le goût personnel du roi avait penché du côté des Anciens, mais ses obligations de chef de guerre, faisant usage d’ingénieurs et d’officiers du génie, et de chef d’une administration qui a de plus en plus recours aux statistiques et à la méthode rationnelle de décision, le poussaient à ne pas décourager ni décevoir les compétences techniques des Modernes 188 . Cette forme d’adoubement royal souligne l’importance grandissante des Mo‐ dernes et peut expliquer leur confiance grandissante dont témoignent également les pages du Nouveau Mercure galant. Dans ce qui va suivre sera analysé en plusieurs étapes ce triomphe de la méthode géométrique auquel les Modernes veulent croire. Il faudra nous concentrer sur l’omniprésence du mot « raison » et les sens que les contributeurs au Nouveau Mercure galant lui attribuent. Ensuite, il faudra nous arrêter sur la question du doute, au vu de son importance grandissante depuis les travaux de Descartes. Pour cela, nous préférerons employer une nouvelle approche. Au lieu de structurer notre analyse en regroupant les différentes idées comme précédemment, nous tenterons de définir avec exactitude les réflexions globales de certains contributeurs. Cela nous sera justement ici permis du fait du grand nombre de textes publiés dans la revue par certains hommes de lettres, notamment Le Fèvre de Fontenay ou Pons. 361 2. Le cartésianisme 189 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., mars 1715, p. 4. 190 Perrault, Parallèle [1688-1697], op. cit., tome I, p. 92. 191 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., mars 1715, p. 10. 192 Ibid., juillet 1715, p. 192. 193 Il est très intéressant de comparer cette défense de l’abbé Terrasson à la critique de l’Examen pacifique d’Étienne Fourmont. D’un côté, Le Fèvre de Fontenay défend un Moderne auquel on reproche de simplement reproduire des idées et des découvertes d’un autre homme de lettres et, de l’autre, le responsable de la revue attaque violemment Fourmont : « [I]l n’étoit pas nécessaire de faire deux gros volumes, si vous [Fourmont] n’aviez rien de nouveau à nous apprendre. », voir ibid., supplément de décembre 1715, p. 35. 194 Ibid., août 1715, p. 87. 195 Ibid., p. 89. 196 Ibid., p. 97. La raison selon Hardouin Le Fèvre de Fontenay Le mot-clé présent dans de nombreuses contributions des Modernes est le substantif « raison », surtout après la reprise de la Querelle des Anciens et des Modernes en 1715. Le parti d’Houdar de La Motte l’érige en pilier central d’une argumentation raisonnée. Ainsi, le responsable de la revue avertit ses lecteurs dans la livraison de mars 1715 que la raison est « la monnoye de cours d’aujourd’hui 189 » - une formulation qui rappelle presque mot à mot le Parallèle des Anciens et des Modernes de Charles Perrault. Ce dernier écrit que la raison forme « la seule monnoye qui ait cours dans le commerce des Arts et des Sciences 190 ». Mais revenons à Le Fèvre de Fontenay qui définit le savant digne de ce nom de la façon suivante : « [C]eluy qui a acquis un grand nombre de connaissance, & qui a cultivé & formé son jugement, de manière qu’il sҫait faire usage des connaissances acquises au gré de la droite raison 191 . » Ce sont les mêmes termes qu’Hardouin Le Fèvre de Fontenay reprend pour défendre l’ouvrage de l’abbé Terrasson contre une accusation de plagiat en juillet 1715. Le Fèvre de Fontenay soutient que « vingt critiques dévoüez […] à la droite raison 192 » eussent formulé les mêmes critiques à l’égard de l’Iliade que La Motte et Terrasson. C’est pourquoi il n’est pas possible de dire, selon lui, que l’un, Terrasson, ait copié l’autre, La Motte 193 . Un mois plus tard, le responsable de la revue renouvelle son plaidoyer en faveur de la raison. Dans sa critique de l’Apologie d’Homère et Bouclier d’Achille de Jean Boivin, il insiste sur l’importance de se munir « d’une raison épurée de tout préjugé 194 » et de reprendre toujours « le flambeau de la raison 195 » afin d’être à même de prononcer un jugement. Toujours selon Le Fèvre de Fontenay, la seule raison constitue le trait caractéristique d’un « homme de reflexion […] [qui sait se servir du] sens commun 196 ». Et fin décembre 1715, il profite de sa critique de l’Examen pacifique d’Étienne Fourmont pour résumer les qualités nécessaires à 362 Partie III - Dimension épistémologique 197 Ibid., supplément de décembre 1715, p. 12. 198 Effectivement, « la droite raison » dont Le Fèvre de Fontenay parle souvent est un passe-partout à l’époque de la Querelle des Anciens et des Modernes. Selon Carine Barbafieri, elle apparaît notamment dans les œuvres de Dominique Bouhours ou de l’abbé Gédoyn, voir Carine Barbafieri, « Anatomie du 'mauvais goût' (1628-1730) », Mémoire présenté en vue de l'habilitation à diriger des recherches à l'Université Paris-Sorbonne, 2017, p. 61, p. 146, p. 404 et p. 121. 199 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., août 1715, p. 87. 200 Ibid., p. 89. 201 Ibid., supplément de décembre 1715, p. 9. l’homme de lettres qui se proposerait comme arbitre dans la Querelle d’Homère. Il écrit que « pour juger la controverse […] il faut qu’il [l’arbitre] connaisse la marche de la droite raison 197 ». Malgré ces recours fréquents à la raison, Hardouin Le Fèvre de Fontenay ne la définit pas d’une manière conséquente. Sous sa plume, la raison paraît plus comme un lieu commun et moins comme un concept philosophique bien défini 198 . La seule précision qu’il en donne reste l’exclusion des préjugés, comme nous l’avons analysé dans le sous-chapitre précédent. Dans le numéro d’août 1715, il oppose, par exemple, les Modernes qui se servent de la raison aux érudits qui défendent les convictions des Anciens et qui se fient majoritairement aux autorités gréco-latines. Toujours selon lui, les défenseurs de l’Antiquité font uniquement confiance aux « prejugé[s] 199 » : « [I]ls ferment les yeux de toute leur puissance, de crainte d’être éclairez ; ils […] [préfèrent] leur aveugle prevention 200 . » Sans innover, Le Fèvre de Fontenay reprend cette définition de la raison dans sa critique de l’ouvrage d’Étienne Fourmont. Il y constate qu’il « faudroit à l’Arbitre [dans la Querelle d’Homère] une raison ferme, à l’épreuve des prejugez les plus imperieux 201 ». En définitive, la raison, selon le responsable du périodique, relève donc d’une at‐ titude critique qui met en question les idées reçues. Si cette défense constante et claire de la raison jointe au rejet des préjugés confirme l’hypothèse selon laquelle Le Fèvre de Fontenay fait partie des Modernes, elle n’est guère satisfaisante : elle ne permet point de déterminer la signification exacte qu’il faut attribuer à la notion de « raison ». Afin d’élucider cette question, il sera primordial de se tourner vers un autre Moderne qui publie régulièrement des contributions dans la revue : l’abbé Jean-François de Pons. Jean-François de Pons ou une définition moins vague de la raison Selon le Dictionnaire des journalistes, Jean-François de Pons, fils d’un noble de Champagne, fut, « Marivaux mis à part, […] le plus doué des ‘Modernes’ du 363 2. Le cartésianisme 202 Gilot, « Pons », op. cit. Et selon le Journal des sҫavans, Jean-Franҫois de Pons est un des grands hommes de lettres de la Querelle d’Homère, littérairement il est considéré comme l’égal d’Anne Dacier et d’Houdar de La Motte : « des différens antagonistes, qui ont pris parti dans la querelle dont il est question, & qui sont d’une part Madame Dacier, M. Gâcon, & M. Boivin ; de l’autre, M. de la Motte, M. l’Abbé de P** M. S ** & M. l’Abbé Terrasson », voir Andry, op. cit., 9 mai 1716, p. 151. 203 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., mars 1715, p. 14. 204 Ibid., mars 1715, p. 14-15. 205 Ibid., p. 18. 206 Ibid., juin 1715, p. 94-95. On voit comment la notion du « goût » gagne en importance au XVII e siècle. Carine Barbaferi constate, par exemple, que les « auteurs de traités de temps de la Régence 202 ». Dans ses contributions à la Querelle d’Homère, Pons aborde moins les questions esthétiques et davantage la méthode géométrique. Dans une lettre anonyme consacrée à « L’Iliade de M. de la Motte 203 », Pons entame son texte par un vif plaidoyer en faveur du jugement subjectif fondé sur la raison : Mais pourquoi me faites-vous mystere du jugement que vous en portez vous-même ? N’osez vous hazarder vôtre suffrage sur la foy de vos propres lumieres ? Que je plains les Auteurs ! & quel peril ne court pas aujourd’huy le meilleur Livre ? Je connois bien des gens qui allient comme vous, Monsieur, à un goût sûr, une raison libre de tout esprit de parti 204 . L’abbé Jean-François de Pons considère donc la raison comme le fondement d’une décision individuelle qui fait fi de toute autre opinion. Plus audacieux que Le Fèvre de Fontenay, il va plus loin que ce dernier, qui opposait la raison principalement aux préjugés des Anciens et non aux opinions de différents partis. Cette prise de position radicalement progressiste se retrouve à d’autres endroits du même texte. Quelques pages plus loin, Pons s’adresse en effet au destinataire fictif de sa lettre et l’implore d’une manière presque kantienne avant l’heure : « Non, Monsieur, non, ne soyez pas infidèle à vos lumières, osez penser par vous-mêmes 205 . » Pons défend aussi le jugement critique individuel dans une lettre publiée dans la livraison de juin 1715 de la revue. Même s’il n’y parle point de la Querelle d’Homère, le message vaut également pour la dispute entre Anne Dacier et Houdar de La Motte. Jean-François de Pons y soutient qu’il est important de se fier à son jugement même si cette opinion personnelle n’est pas partagée : « Quand il me seroit arrivé de trouver bon un ouvrage que le public auroit jugé mauvais, il n’y auroit pas grand mal à cela, & j’ose asseurer, que je serois en ce cas moins mécontent de moi, que, si dissimulant lâchement mon estime, je m’étois épargné cette espece d’humiliation 206 . » Clairement, Pons propose qu’il faille 364 Partie III - Dimension épistémologique savoir-vivre ‘civilisent’ […] en effet la théologie, en faisant du goût le fondement d’une société harmonieuse dont les membres choisis vivent heureusement entre eux. Au goût de Dieu répond désormais le goût des aristocrates policés qui savourent la compagnie les uns des autres, en cherchant à plaire au souverain. », voir Barbafieri, op. cit., p. 44. Clairement, le bon goût devient un enjeu central et Pons souligne cela dans son texte en démontrant les risques sociaux d’une déviation de cette norme. 207 Jean-Baptiste Du Bos, « Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture », dans Lecoq, Querelle, op. cit., p. 646-719, ici p. 674. 208 Ibid., p. 674-675. 209 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juin 1715, p. 105. Voir également ibid., septembre 1715, p. 127-128. 210 Ibid., p. 121. 211 Ibid., p. 136. 212 Ibid., p. 138-140. 213 Ibid., p. 144. privilégier ses propres jugements au détriment des opinions du grand public, qui, à l’instar des sentences des érudits, peuvent se transformer en préjugés. Cette prise de position de Pons fait penser aux Réflexions sur la poésie et la peinture de Jean-Baptiste Du Bos qui écrit : « Chacun porte un suffrage qu’il a formé sur sa propre expérience 207 . » Or, Du Bos n’associe pas seulement le jugement individuel à la raison, mais aussi au sentiment subjectif 208 qui, en revanche, ne joue aucun rôle dans les réflexions de l’abbé de Jean-François de Pons. En effet, ce dernier ne développe pas cette idée. Au contraire, dans le Nouveau Mercure galant de juin 1715, par exemple, il utilise les arguments habituels du parti des Modernes : il recommande aux écrivains de respecter le public et de lui plaire, puisque c’est « l’opinion du plus grand nombre [qui] a prévalu 209 ». Dans la livraison de septembre 1715, Pons accorde, en outre, beaucoup d’intérêt à la raison. Dans la « Copie d’une lettre de M. P. à l’Auteur », il explique qu’il « cherche seulement de justes idées qui […] [le] fassent distinguer le vray d’avec le faux 210 ». Quelques pages plus loin, Pons réutilise presque la même formulation pour donner plus de poids à ses propos : « [ J]e me contente du bon sens qui fait distinguer simplement le vray d’avec le faux 211 . » Comme Le Fèvre de Fontenay qui fait du « sens commun » un synonyme de la raison, Pons se montre également inventif et parle du « bon sens » ou des « justes idées » pour promouvoir la droite raison. Une ode qui est jointe à cette lettre traite de la même question et Jean-François de Pons y rappelle que, dans la Querelle d’Homère, il faut prendre « la raison pour arbitre » afin de pouvoir examiner des textes 212 . Ensuite, et comme Hardouin Le Fèvre de Fontenay avant lui, Pons loue l’approche d’Houdar de La Motte : « Chez luy la raison épurée/ Marche dans la route assurée 213 . » 365 2. Le cartésianisme 214 Ibid., mars 1715, p. 15-16. 215 Ibid., septembre 1715, p. 123. 216 Ibid., p. 141. 217 Selon Marc Fumaroli, le Parnasse, un lieu imaginaire, est « une allégorie de la République des Lettres », voir Fumaroli, « Abeilles », op. cit., p. 47. 218 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 213. Nous ne donnons la référence concernant cet auteur que lors de sa première apparition dans cette partie. La défense de la raison n’est pas le seul parallèle entre les textes d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay et de Jean-François de Pons. Tout comme le responsable du Nouveau Mercure galant, Pons dénonce les préjugés et ceux qui s’y assujettissent. Dans le numéro de mars 1715, il annonce : Tel dans son Cabinet a jugé un Livre excellent, qui venant à apprendre que ce Livre est meprisé par des Hommes celebres, se soumet servilement à leur autorité, sans se défier du fol esprit de parti, & de certaine émulation jalouse, qui de tout temps ont fait commettre tant d’injustices aux plus grands Critiques 214 . Or, une fois encore, Pons approfondit les réflexions de Le Fèvre de Fontenay. Il n’oppose pas seulement les préjugés à la raison, mais il explique qu’ils nuisent aux véritables hommes de lettres. La promotion de la raison y est complétée par la critique des savants aveuglés par leur amour pour le monde antique. Dans le Nouveau Mercure galant de septembre 1715, le contributeur précise son attaque et constate que l’adoration exagérée des ouvrages des défunts, c’est-à-dire surtout des auteurs gréco-romains, est une « honte à la raison 215 ». Selon lui, il vaut mieux rendre « justice au vray mérite,/ sans égard aux temps, aux Auteurs 216 ». Cette brève citation est issue d’une ode de Jean-François-Pons, qui fut aussi publiée en septembre 1715. Mais, malgré la forme poétique de cette sentence, elle reste claire : Pons exige qu’on juge un ouvrage sans prendre en considération la personnalité de l’écrivain, le prestige de son auteur ou les circonstances de sa création. Ainsi, il est bien plus clair que Le Fèvre de Fontenay et il soutient de façon encore plus radicale que lui l’idée que seule la raison - au sens que lui attribuent les Modernes - compte. Cette idée se retrouve aussi dans un poème intégré dans le Nouveau Mercure galant d’avril 1715 : l’« Arrest du Conseil d’Apollon rendu au sujet du Procés d’entre M. de la Motte Houdart, & Madame Dacier 217 » d’un poète inconnu qui se cache derrière le pseudonyme indéchiffrable d’Akakentreke 218 . Il y raconte l’histoire d’un procès fictif lors duquel Apollon, le dieu de la musique et de la poésie, doit décider de la meilleure traduction de l’Iliade entre la version d’Anne Dacier ou celle de La Motte. Akakentreke explique comment Apollon prend sa décision : 366 Partie III - Dimension épistémologique 219 Ibid., p. 215-216. 220 Ibid., p. 174-175. 221 Dans le Dictionnaire universel, Furetière, par exemple, écrit à propos des dragons : « [C]’est un animal chimerique », voir Furetière, op. cit., entrée « DRAGON », tome I, p. 672. 222 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 175-176. Entendu le rapport, le tout consideré, Et voulant decider cette importante affaire, Sans attendre qu’Houdart à ce fade narré Ait fait une réponse, en cas qu’il daigne en faire ; Phœbus en son Conseil jugeant les deux Auteurs, A dit que l’Iliade [de Dacier] étoit tres-mal écrite 219 . Comme le suggérera Pons quelques mois plus tard, l’Apollon d’Akakentreke ne veut pas entendre les arguments des partis engagés dans la dispute, mais il fonde son jugement uniquement sur la preuve matérielle et non pas sur les beaux discours faisant l’éloge de l’un ou de l’autre texte, ni sur le prestige de l’auteur d’un texte. Les deux contributeurs à la revue d’Hardouin le Fèvre de Fontenay, le poète anonyme et Pons, demandent donc qu’on fasse abstraction de tout ce qui peut influencer le jugement sans pouvoir être vérifié. De ce fait, un doute substantiel envers la tradition historique et littéraire devient visible. À part les exemples évoqués ci-dessus, ce questionnement est encore plus net dans la discussion probablement fictive d’une Blonde représentant les Anciens et d’une Brune incarnant une Moderne qui fut le sujet de la « Lettre curieuse & tres-amusante », publiée dans le Nouveau Mercure galant d’avril 1715. Afin de défendre l’Iliade homérique, la Blonde avance « qu’ils avoient fait écrire les Ouvrages d’Homere en Lettres d’or sur la peau d’un Dragon, […] il [l’ouvrage] perit dans cet incendie qui arriva à Constantinople, lorsque Leon l’Isaurien fit condamner les briseurs d’Images 220 ». Face à cette légende improbable 221 , la Brune frappe la Blonde avec ses propres armes. Elle admet qu’elle n’a pas encore entendu parler de ces copies luxueuses de l’Iliade et de l’Odyssée avant d’émettre une autre hypothèse : [N]e se pourroit-il pas que dans cet incendie ou d’autres semblables, les Ouvrages d’Homere eussent peri, & qu’il ne s’en fut sauvé que quelque imitation, telle que seroit à present le Virgile travesti, ou la Critique de Telemaque, si nous en avions perdu les originaux, qu’en dites-vous, Madame 222 ? Tout en n’attaquant pas directement Homère, la Moderne du dialogue fictif doute de l’originalité d’un document historique. Au-delà du côté humoristique et hautement polémique de cette dispute, l’auteur anonyme remet donc en 367 2. Le cartésianisme 223 Boch, op. cit., p. 166. 224 Hepp, op. cit., p. 67 : « Si Homère restait, pour les nombreux lecteurs que nous avons cités, un inconnu, du moins était-il un illustre inconnu. Et l’on aurait envie de retourner, pour parler de lui, la belle formule d’Agrippine regrettant l’époque où elle était, ‘invisible et présente’, l’âme toute-puissante de Rome : dans le XVII e siècle français, Homère est pour beaucoup de gens de plume ‘visible et absent’. » 225 Perrault, Parallèle [1688-1697], op. cit., tome III, p. 44. 226 Norman, Shock, op. cit., p. 69. 227 Perrault, Parallèle [1688-1697], op. cit., tome III, p. 31. question l’authenticité de l’Iliade - un ouvrage qui compte parmi les textes les plus prestigieux de l’histoire littéraire. Il faut se rappeler qu’Anne Dacier établit un parallèle entre la Bible et l’Iliade d’Homère 223 et que, pendant tout le XVII e siècle, Homère a joui d’une grande renommée 224 : certes, quelques hommes de lettres ont douté de l’existence du poète grec 225 , mais, en France, aucun n’a supposé que seulement une version déformée de l’Iliade homérique ait survécu. Le reproche formulé par la Moderne fictive à l’encontre de l’épopée grecque est donc très fort et presque dangereux pour l’époque, puisqu’il risque d’être également fait aux textes sacrés, surtout à ceux de l’Ancien Testament, qui datent plus ou moins de la même époque que l’Iliade. Or, une telle réflexion, qui rappelle les travaux de Baruch Spinoza 226 , n’est pas engagée dans le Nouveau Mercure galant. Nous en verrons les raisons ultérieurement. Pour l’instant, concluons que l’abbé Jean-François de Pons lie la raison au jugement critique et individuel. Afin d’arriver à celui-ci, il propose d’étudier les documents en question sans se fier à d’autres opinions, ni aux merveilles de l’éloquence, ni aux opinions préconçues. Par conséquent, Pons fait partie des Modernes et, de ce fait, il n’hésite pas à monter au créneau pour défendre la méthode géométrique d’inspiration cartésienne. Un défenseur anonyme de la raison et de Descartes Au vu des idées défendues dans la « Lettre curieuse & tres-amusante » d’avril 1715, mais aussi dans les textes de Jean-François de Pons ou d’Akakentreke, il est, pour l’instant, plus important de mettre l’accent sur une autre dimension du passage cité ci-dessus : la nécessité d’une preuve matérielle pour tout jugement et le rejet des opinions érudites. Cela rappelle le Parallèle des Anciens et des Modernes de Charles Perrault. L’Abbé qui incarne les Modernes propose l’approche suivante : « Mais puisque ses ouvrages sont entre nos mains, pourquoy nous tourmenter tant sur ce que les autres en ont jugé ? Voyons-les nous-mesmes & disons ce qui nous en semble 227 . » Perrault y recommande non seulement de se méfier des autorités anciennes et de leurs opinions, mais 368 Partie III - Dimension épistémologique 228 La Motte, « Homère », op. cit., p. 162. 229 Les Modernes insistent bien plus sur ce point que les Anciens. Seul un contributeur proche du parti d’Anne Dacier formule une position pareille. Il s’agit de l’auteur d’une critique d’un livre sur Épicure. Celui-ci écrit dans la livraison d’octobre 1714 : « Sa vie & ses écrits prêchoient pourtant le contraire, & c’étoit de là qu’il faloit prendre le jugement qu’on portait sur lui », voir Le Fèvre de Fontenay, op. cit., octobre 1714, p. 78-79 ou le sous-chapitre « Une source d’inspiration ». 230 Paul Hazard, La Crise de la conscience européenne. 1680-1715, Paris, Fayard, 1961, p. 35. 231 Claude Labrosse, « Fonctions culturelles du périodique littéraire », dans Claude La‐ brosse, Pierre Retat (dir.), L'instrument périodique. La fonction de la presse au XVIII e siècle, Presses Universitaires de Lyon, 1985, p. 11-127, ici p. 16. de fonder son jugement uniquement sur le texte en question. Houdar de La Motte partage cet avis. Dans son Discours sur Homère, il écrit : « C’est à nous de chercher dans les choses mêmes [c’est-à-dire dans les ouvrages] […] Ne craignons point d’user de notre raison 228 . » Donc, spécialement pour les Modernes, la consultation du document original constitue l’étape essentielle et incontournable de la critique littéraire 229 . Cette exigence est centrale à l’époque que nous étudions : elle vaut pour tous les domaines, non seulement pour les belles-lettres, mais également et surtout pour l’historiographie. Paul Hazard décrit ce problème de la façon suivante : Ce dont on s’aperçoit, c’est que non seulement on ne tient pas la vérité en matière d’histoire ancienne, mais qu’on ne possède même pas les instruments nécessaires pour la saisir. […] Ces préoccupations apparaissent dans des assemblées savantes comme l’Académie Royale des Inscriptions et Belles-Lettres. […] [O]n acquiert cette triste sagesse, qui consiste à savoir qu’on ne sait rien 230 . Le doute, qui gagne donc et les historiographes et les experts de la littérature, se généralise, et, par conséquent, il devient plus aisé de définir la revendication des contributeurs au Nouveau Mercure galant : selon eux, chaque réflexion a besoin d’une base inébranlable et stable. Cela rappelle, d’abord, le doute cartésien, qui réclame un fondement solide, mais aussi la méthode géométrique. Dans ce contexte, il est intéressant de noter que Claude Labrosse entame en 1985 son essai « Fonctions culturelles du périodique littéraire » par une description des « techniques fiables et […] [des] instruments nouveaux (horloges perfec‐ tionnées, instruments à clavier adaptées à la gamme tempérée) qui permettent l’organisation du temps, de la mémoire et de l’expérience sensible 231 ». Ainsi, Labrosse rapproche clairement les revues littéraires des innovations techniques et mathématiques de l’époque moderne - une approche qui caractérise aussi les Modernes de la Querelle d’Homère. 369 2. Le cartésianisme 232 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juin 1715, p. 176. 233 Ibid., p. 166. 234 Voir ibid., p. 169. Manuel Carrihlo met en évidence que les syllogismes constituent une partie intégrale de la rhétorique d’Aristote, voir Carrilho, op. cit., p. 42-44 et p. 46. 235 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juin 1715, p. 170. 236 Ibid., p. 171. 237 Ibid., p. 163-164. 238 Ibid., p. 165. Cette adhésion à la philosophie des Modernes se manifeste également dans le « Dialogue magnifique entre Iris, Mercure & un Moderne » rédigé par un ami de Le Fèvre de Fontenay et publié dans la livraison de juin 1715 de la revue. Pendant qu’Iris et Mercure qui représentent le parti des Anciens essaient de persuader le Moderne de la beauté de l’Iliade d’Homère, celui-ci défend moins la version d’Houdar de La Motte qu’il ne vante la suprématie d’une approche méthodologique spécifique : « Qui peut tenir contre des raisonnements purement Geometriques, sur tout lorsqu’ils sont de la force & de l’évidence de ceux que vous venez d’employer 232 . » Cela fut le commentaire du Moderne après une démonstration assez curieuse de Mercure. Tout d’abord, celui-ci se sert de la « Logique de l’incomparable Aristote 233 » pour justifier son adoration pour Homère et ses ouvrages. Ainsi, il formule plusieurs syllogismes 234 qui sont supposés étayer la supériorité d’Homère. Cependant, le Moderne n’est pas complètement convaincu et il demande à Mercure encore un autre raisonnement : « Voila ce que l’on appelle raisonner in formâ, & sҫavoir remettre en honneur la reputation du bon Homere ; neanmoins je ne suis pas encore tout-à-fait rendu, touchant la préeminence des Anciens 235 . » Face à la persistance des doutes du Moderne, Mercure n’hésite point et il commence tout de suite à développer une deuxième défense de « la reputation du bon Homere » qu’il base sur la « methode des Geometres 236 ». En même temps, le représentant des Modernes n’approuve aucune défense d’Homère qui s’appuie sur le verdict des philosophes et hommes de lettres gréco-latins. Après qu’Iris a cité Aristote, Cicéron, Denys d’Halicarnasse, Longin, Plutarque ou encore Eustathe 237 , le Moderne n’est guère impressionné et il réplique froidement : « Par ce petit essay d’emportement, je juge que, si pour rendre une cause victorieuse, il ne falloit que des injures & des noms anciens, tout l’avantage de la dispute vous resteroit, Madame 238 . » Reprochant à Iris un excès de passion, il reprend également la critique qu’ont déjà prononcée Hardouin Le Fèvre de Fontenay et l’abbé Jean-François de Pons : le recours aux préjugés - ici, la foi en des autorités érudites - ne constitue plus un bon argument. 370 Partie III - Dimension épistémologique 239 Ibid., p. 170. 240 Ibid., p. 171. 241 Michel Meyer, « Introduction. Pourquoi une histoire raisonnée de la rhétorique », dans Meyer, op. cit., p. 5-16, ici p. 13. 242 Benoît Timmermans, « Renaissance et modernité de la rhétorique », dans ibid., p. 83-244, ici p. 182. De surcroît, l’auteur anonyme soulève deux autres points importants. Pre‐ mièrement, il fait appliquer à Mercure la méthode géométrique aux lettres et aux arts - problématique qui sera analysée en détail plus tard. Deuxièmement, il la définit davantage. La structure de la contribution suggère qu’il existe un lien entre Aristote et Descartes : dans le texte qu’on vient d’étudier, le philosophe français suit chronologiquement l’érudit grec et le perfectionne - un raisonnement selon Aristote persuade un peu et une argumentation fondée sur la philosophie cartésienne fait disparaître le dernier doute. En outre, les deux systèmes de raisonnement sont qualifiés comme « in formâ  239 » par le Moderne et Mercure ajoute que « toute seche qu’elle peut estre, […] [la méthode géométrique] convainc mieux l’esprit que les discours les plus recherchez 240 ». Ainsi, Descartes se dresse comme le digne successeur d’Aristote et sa méthode se rattache à la rhétorique antique. Cette thèse est également soutenue par la recherche moderne. Dans l’Histoire de la rhétorique des Grecs à nos jours, Michael Meyer écrit en effet : « Les quatre moments de la rhétorique que sont l’invention, la disposition, l’élocution et la mémorisation vont ainsi se transformer et donner naissance aux célèbres règles de la méthode chez Descartes, elles aussi au nombre de quatre 241 . » Et dans le même ouvrage, Benoît Timmermans décrit la réception de la pensée cartésienne à l’époque de Louis XIV de la manière suivante : En tout cas, des jésuites comme Jean Voellus et Pierre Le Moyne, plus ou moins liés au cercle de l’ami de Descartes Marin Mersenne, n’hésitent pas à franchir le pas à l’époque même où paraît le Discours sur la méthode, puisqu’ils reconnaissent explicitement dans la dispositio oratoire les principes généraux de la méthode d’analyse des Anciens 242 . La filiation d’Aristote à Descartes, qui est construite par l’ami de Le Fèvre de Fontenay et l’auteur du « Dialogue magnifique entre Iris, Mercure & un Moderne », ne constitue donc pas un commentaire hasardeux, mais elle s’inscrit bien dans l’histoire des idées. En outre, le contributeur anonyme suggère également qu’il y a un progrès philosophique d’Aristote à Descartes : sans entrer dans une analyse approfondie des deux systèmes, il est pourtant essentiel de noter que l’ami de Le Fèvre de Fontenay avance l’idée d’un progrès, donc d’un dépassement de l’Antiquité par les Modernes, sans préciser le lien spécifique 371 2. Le cartésianisme 243 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juin 1715, p. 170. 244 Norman, Shock, op. cit., p. 213-222. entre les deux époques et sans prétendre que le savoir ancien constitue la base du savoir au siècle de Louis XIV. Somme toute, l’auteur anonyme qui a proposé le « Dialogue magnifique entre Iris, Mercure & un Moderne » présente trois défenses différentes de l’Iliade d’Homère. Alors que le recours aux autorités gréco-latines de la part d’Iris ne convainc pas le Moderne, les syllogismes que développe Mercure plaisent déjà davantage à celui-ci car il s’agit d’un raisonnement « in formâ  243 ». Pourtant, seule une argumentation fondée sur la méthode géométrique parvient à dis‐ perser ses derniers doutes concernant l’épopée grecque. De plus, le contributeur inconnu établit un lien entre Aristote et Descartes faisant de ce dernier un successeur du philosophe grec. Après avoir étudié la raison selon Le Fèvre de Fontenay, Pons et un auteur anonyme, force est de constater qu’un parallèle entre les dimensions esthétique et épistémologique de la Querelle d’Homère existe : c’est le même argument - pour les Modernes, seule la réalité de leur époque compte. Autrement dit, soit il s’agit de preuves matérielles que l’on peut toujours examiner, soit du goût du public mondain qu’un bon écrivain est censé respecter. C’est le triomphe d’un présentisme pur, en l’occurrence cela veut dire, le triomphe d’une raison cartésienne soutenu par une méfiance envers le monde ancien, éloigné et donc discrédité sur plusieurs plans. Il nous faudra voir par la suite dans quelle mesure ce concept du progrès lié à la notion de « raison » telle que l’entendent les Modernes, peut être appliqué au domaine des belles-lettres. Cela nous conduira à étudier l’importance des règles immuables défendues par les Modernes. 2.2 Le progrès de l’art À en croire les recherches de Larry F. Norman, à la fin du XVII e et au début du XVIII e siècle, les arts en général et la littérature en particulier forment la dernière forteresse qui résiste encore à l’avancée de la raison, dans le sens de la philosophie cartésienne. Dans cette perspective, la Querelle d’Homère peut être considérée comme l’ultime tentative des Modernes à élargir leur empire avant la montée de nouvelles idées esthétiques promues, par exemple, en France par Jean-Baptiste Du Bos ou en Grande-Bretagne par Alexander Pope 244 . Dans cette campagne en faveur de la méthode géométrique, qui fut la deuxième phase de la Querelle des Anciens et des Modernes, le Nouveau Mercure galant joue un rôle 372 Partie III - Dimension épistémologique 245 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., février 1715, p. 182. 246 Cammarge, op. cit., p. 150. 247 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., février 1715, p. 181. 248 Ibid. 249 Ibid., p. 173. important - cela est illustré par de nombreuses contributions, notamment celles de l’abbé Jean-François de Pons, de Thémiseul de Saint-Hyacinthe et de plusieurs auteurs anonymes qui approfondissent l’idée du progrès de l’art en proposant de véritables histoires culturelles ou en défendant des règles immuables. Les jeunes prodiges du Nouveau Mercure galant - défenseurs du progrès Dès le début de la Querelle d’Homère au sens strict du terme, c’est-à-dire la publication des Causes de la corruption du goût d’Anne Dacier, la revue d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay s’intéresse à la question du progrès. Dans la livraison de février 1715, un ami du responsable du périodique publie un résumé critique du livre de Dacier. Dans la première partie de sa contribution, il explique les enjeux de la dispute, les clivages et les principaux opposants tout en exprimant clairement son point de vue : « [I]l est impossible qu’on invente, & qu’on perfectionne d’un coup un Art qui demande tant de vûes, tant de lumières, tant de médiations 245 . » Au vu du contexte, il est clair que le contributeur au Nouveau Mercure galant parle des belles-lettres ou, plus précisément, de l’épopée. S’il n’y a aucun doute sur le fait qu’Homère est le père, voire l’inventeur du genre 246 , les Anciens et les Modernes n’arrivent pas à se mettre d’accord sur la qualité de ses œuvres. Et, face à ces débats, l’ami de Le Fèvre de Fontenay soutient la position des Modernes. Il n’attaque pas directement Homère lui-même, mais soutient qu’une épopée réussie est un ouvrage tellement complexe que c’est impossible de le créer et de le perfectionner en même temps. Toujours selon lui, il y aurait donc forcément un progrès depuis l’époque d’Homère. Dans son texte, le commentateur anonyme développe davantage cette idée. Il avance notamment qu’Homère a vécu « avant que l’Art fut né 247 », c’est-à-dire dans un siècle « où les règles de l’Art 248 » n’ont pas encore existé. Par conséquent, l’Iliade d’Homère ne peut pas être parfaite et, d’après le contributeur inconnu, sa lecture ne constitue guère un plaisir. En outre, il soutient que Houdar de La Motte « y [dans l’Iliade d’Homère] sentit bien des défauts qu’une plus grande connoissance de l’art a fait éviter à Virgile, & depuis à quelques autres 249 ». De nouveau, l’idée générale est celle du progrès - plus le temps avance, plus la qualité des œuvres littéraires s’améliore. Cependant, il est également primordial de noter que le contributeur établit une filiation : au commencement était Homère qui fut la base et la source d’inspiration des auteurs ultérieurs. Tout 373 2. Le cartésianisme 250 Perrault, Parallèle [1688-1697], op. cit., tome III, p. 32. 251 Norman, Shock, op. cit., p. 53 (dans l’original : « near, though imperfect tandem », dans le texte, c’est notre traduction). 252 Ibid., p. 53-54. 253 Fontenelle, « Digression [2001] », op. cit., p. 307. en perfectionnant donc les ouvrages défectueux des auteurs gréco-latins, les Modernes ont, malgré tout, une dette envers l’ancien monde. C’est là une idée proche de la philosophie de Charles Perrault qui, dans son Parallèle des Anciens et des Modernes, défend la supériorité des ouvrages contemporains. L’Abbé qui représente les Modernes développe le concept du progrès : Comme rien ne peut arriver d’abord à sa perfection dernière ; qu’Homére à notre égard, a vécu dans l’enfance du monde, ainsi que nous l’avons déjà remarqué ; & qu’il est un des premiers qui s’est mêlé de Poësie, je n’auray pas de peine à faire voir que quelque grand génie qu’il ait recû de la Nature, car c’est peut-être le plus vaste & le plus bel esprit qui ait jamais été, il a néanmoins commis un très-grand nombre de fautes, dont les Poëtes qui l’ont suivi, quoyqu’inférieurs en force de génie, se sont corrigés dans la suite des temps 250 . En outre, Perrault rapproche les arts des sciences naturelles qui sont tous les deux sujets au progrès et qui avancent tous les deux à travers les temps - avec, à peu près, la même vitesse ou, pour reprendre les mots de Larry F. Norman, comme un tandem presque parfait 251 . Cependant, Fontenelle les différencie davantage. S’il partage le point de vue de Perrault en ce qui concerne la notion du progrès, il estime que, en théorie, les arts et la littérature peuvent progresser beaucoup plus vite 252 . Cependant, il reste un défenseur de la suprématie de son temps et, par conséquent, il est très sévère envers les œuvres des auteurs gréco-romains. Dans sa Digression sur les Anciens et les Modernes de 1688, il les réduit à un simple raccourci. Sur un ton très polémique, il déclare en effet : La lecture des Anciens a dissipé l’ignorance et la barbarie des siècles précédents. Je le crois bien. Elle nous rendit tout d’un coup des idées du vrai et du beau que nous aurions été longtemps à rattraper, mais que nous eussions rattrapées à la fin sans le secours des Grecs et les Latins, si nous les avions bien cherchées. Et où les eussions-nous prises ? Où les avaient prises les Anciens. Les Anciens même, avant que de les prendre, tâtonnèrent bien longtemps 253 . Tout en remerciant les Anciens pour leurs contributions, Fontenelle les réduit à presque rien en supposant que les Modernes auraient pu arriver d’eux-mêmes à des résultats similaires : « Nous avons l’obligation aux Anciens de nous avoir 374 Partie III - Dimension épistémologique 254 Ibid., p. 300. 255 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., mars 1715, p. 19. 256 Ibid. 257 Ibid., p. 32-33. 258 Ibid., p. 30. 259 Ibid., p. 31. épuisé la plus grande partie des idées fausses qu’on se pouvait faire ; il fallait absolument payer à l’erreur et à l’ignorance le tribut qu’ils ont payé 254 . » Sans surprise, il paraît que les argumentations de Fontenelle et de Perrault sont plus détaillées que celle du contributeur inconnu du Nouveau Mercure ga‐ lant de février 1715. Contrairement à lui, Fontenelle, par exemple, ne développe pas seulement l’idée d’un progrès, mais il évalue aussi les contributions des différentes époques. Une telle profondeur de réflexion n’existe point dans les analyses du périodique. Les contributeurs au Nouveau Mercure galant se contentent simplement de vulgariser l’idée du progrès. Un très bon exemple en est toujours l’abbé Jean-François de Pons. Dans la livraison de mars 1715 de la revue, les lecteurs trouvent une lettre anonyme de sa part dans laquelle il fait preuve d’une grande proximité intellectuelle avec les chefs de file des Modernes. Tout d’abord, il reproche aux Anciens de ne « pas suivre le progrés des Arts & des Talens dans la succession des siecles 255 » et de ne pas apercevoir « dans les travaux de nostre âge le merveilleux accroissment de ce même art 256 ». Puis, Pons essaie de montrer qu’il n’y a aucune différence entre les belles-lettres et les découvertes des scientifiques en établissant un parallèle entre Aristote et Descartes d’un côté et Homère et La Motte de l’autre. Par une suite de questions rhétoriques, Pons cherche à persuader ses lecteurs : Ne voyez vous pas, Monsieur dans l’histoire du long regne d’Aristote, l’image de celuy d’Homere ? La chûte de celuy-là ne vous fait elle pas pressentir la chûte prochaine de celui-ci ? La cause de M. de la Motte n’est assurément pas moins victorieuse que celle de Descartes : le prejugé ne parle pas plus haut en faveur de l’un qu’il ne parla autrefois en faveur de l’autre 257 . Ce plaidoyer est préparé par une petite digression qui résume la façon dont Descartes a détrôné Aristote. Pons met l’accent sur la méthode employée par le philosophe français : sans se soucier du prestige de l’auteur grec, Descartes avait analysé « ses Ouvrages mêmes 258 » et, ainsi, il avait découvert « un nouvel art, ou plûtôt le seul art de raisonner 259 ». Des façons de réfléchir sont également recommandées dans d’autres contributions au Nouveau Mercure galant, comme, par exemple, dans « L’Arrest du Conseil d’Apollon » d’un certain 375 2. Le cartésianisme 260 Ibid., p. 39-40. 261 La Motte, « Homère », op. cit., p. 216. 262 Voir le sous-chapitre « Un passage obligé ». 263 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., mars 1715, p. 324. Akakentreke, que nous avons déjà vu. Il n’y a donc aucun doute sur l’orientation cartésienne, c’est-à-dire moderne, de Pons. Plus loin dans la même lettre, il affirme qu’Homère aurait écrit un meilleur poème épique s’il était né plus tard : « Homere auroit peut être atteint la perfection, s’il fût né dans le siecle d’Auguste ou dans le nostre 260 . » La Motte utilise presque les mêmes mots dans son Discours sur Homère : « [L’] ouvrage me paraît aussi éloigné de la perfection que l’auteur était propre à l’atteindre s’il eût été placé dans les bons siècles 261 . » Il s’agit donc d’un constat très moderne de la part de Pons - premièrement, il oppose une période historique à une autre et, deuxièmement, il octroie les valeurs de son époque à un autre temps. De cette façon, il signale qu’il n’adhère pas à l’idée du relativisme historique que quelques Anciens tentent de développer - comme nous venons de le voir avec le discours de réception de Jean-Rolland Mallet à l’Académie française dont des extraits furent publiés dans le Nouveau Mercure galant de janvier 1715 262 . La même argumentation en faveur du progrès se retrouve dans une con‐ tribution de Chrysostomus Mathanasius, le pseudonyme de Thémiseul de Saint-Hyacinthe, qui fut également publiée dans le Nouveau Mercure galant de mars 1715. Nous pouvons supposer qu’il s’agit là d’une simple coïncidence, mais même si l’on ne saurait en être absolument sûr, cela montre le grand intérêt que suscite cette problématique. Pour en revenir à la lettre de Saint-Hyacinthe, ce dernier prétend modestement résumer l’opinion et les sentiments des savants et des hommes de lettres de son pays d’accueil. Cependant, étant donné les idées exprimées dans le Chef-d’œuvre d’un inconnu, son livre à grand succès, il est plus que probable qu’il soit du même avis que ses confrères et qu’il s’agisse, par conséquent, de la conviction personnelle de Saint-Hyacinthe. Tout comme Perrault ou Pons, il admet qu’Homère est le père du genre épique qui, au début, n’était ni parfait ni sans erreurs. Il écrit à ce sujet : « Ils conviennent tous que l’invention du Poëme Epique est dûë aux Anciens ; mais non sa perfection 263 . » Selon lui, ce progrès est similaire à celui du domaine technique. Plus loin, Saint-Hyacinthe illustre cette idée par une comparaison réduisant la version originale de l’Iliade à un appareil mécanique très simple : [L]a comparaison qu’ils font des Anciens et des Modernes, les premiers comparez à des tournebroches & les derniers à des horloges, paroist juste & tres-censée ; mais avant que d’en faire l’application il est necessaire de supposer que les tournebroches 376 Partie III - Dimension épistémologique 264 Ibid., p. 324-325. 265 Selon l’entrée consacrée à Saint-Hyacinthe dans la Bibliographie universelle de Louis-Gabriel Michaud, l’auteur d’un Chef-d’œuvre d’un inconnu a excellé dans la galanterie et fut un honnête homme quasiment parfait : « Le récit de ses malheurs, l’agrément de sa conversation et son air romanesque intéressèrent vivement la du‐ chesse ; elle lui fit présent d’une écritoire dont le tiroir contenait cinquante louis. Il crut qu’on les avait oublié par mégarde et les reporta ; la duchesse doubla la somme et obtint à son protégé la table et un logement dans l’hôtel de l’ambassadeur. Le duc d’Ossone conçut bientôt des soupçons sur la nature de la liaison de St-Hyacinthe avec son épouse et lui fit signifier de quitter la Hollande. Il revint à Troyes voir sa mère, se chargera de donner des leçon d’italien à la nièce d’une abbesse, et fut pour son écolière ce qu’Abailard avait été pour Héloïse », voir Michaud, op. cit., tome XXXVII, p. 333. 266 C’est un argument central des Modernes. Fontenelle insiste aussi sur ce point : « Nous voilà donc tous parfaitement égaux, Anciens et Modernes, Grecs, Latins et Français », voir Fontenelle, « Digression [2001] », op. cit., p. 298. 267 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., septembre 1715, p. 126-127. sont inventez par un Anciens dont les successeurs imitant, mais perfectionnant la Mecanique, sont enfin parvenus à nous faire de bonnes horloges & de tres bonnes montres qui sont à peu près de la même espece & figure que les tournebroches 264 . Ce parallèle exclut toute interprétation erronée. À en croire Saint-Hyacinthe, le siècle de Louis XIV est largement supérieur à l’Antiquité et tout progresse - les sciences et les belles-lettres. Si la comparaison de l’Iliade à un tournebroche parle certainement à un très grand nombre, elle traduit, en même temps, le dédain du Moderne, accoutumé au plaisir mondain, pour la simplicité du monde antique 265 . L’intérêt pour la question du progrès ne s’estompe point. Elle reste particu‐ lièrement chère à l’abbé Jean-François de Pons qui revient sur cette question dans le Nouveau Mercure galant de septembre 1715. Après avoir constaté que les hommes de toutes les époques sont égaux 266 , il défend de nouveau le concept du progrès et son élargissement à la littérature : Est-il possible que l’on puisse se persuader que les chefs d’œuvres ayent été produits du premier coup ; n’est-il pas plus raisonnable de penser, supposant capacité égale, que plus une piece est ancienne, & moins elle doit être parfaite, quoyqu’en dise Madame D. qui veut excepter Homere de la Loy generale. Son genie, quelque grand qu’il fut, n’a pû imaginer & perfectionner l’Art en même temps ; on n’y est parvenu que par degrez, ce n’a été que aprés les reflexions faites sur les premiers Ouvrages que les corrections y ont donné un [sic] meilleure forme, la critique y a sans doute beaucoup contribué 267 . Le contributeur à la revue reconnaît donc toujours aux auteurs antiques le mérite d’avoir inventé certains genres, mais il ne croit pas qu’un seul écrivain puisse avoir assez de génie pour créer une œuvre parfaite à partir de rien. C’est donc 377 2. Le cartésianisme 268 Ibid., p. 129. 269 Ibid., p. 132-133. Le mot « typ » est difficile à déchiffrer. 270 Fontenelle, « Digression [2001] », op. cit., p. 300. 271 Norman, Shock, op. cit., p. 66. 272 Fontenelle, « Digression [2001] », op. cit., p. 308. Déjà dans les Entretiens sur la pluralité des mondes publiés en 1686, Fontenelle fait répondre le philosophe à la marquise qui considère son propre temps comme parfait et insurpassable : « Prétendons-nous avoir découvert toutes choses, ou les avoir mises à un point qu’on n’y puisse rien ajouter ? Eh ! de grâce, consentons qu’il y ait encore quelque chose à faire pour les siècles à venir », voir id., Entretiens sur la pluralité des mondes, augmentés des dialogues des morts, Lyon, Lery, 1800, p. 55. 273 Gevrey, Guion, « Homère », op. cit., p. 146. Il faut se rappeler les réflexions introductives que Marc Fumaroli a mises en tête de son livre Quand l’Europe parlait français. Selon l’académicien, cette foi dans un progrès éternel sera le propre des Lumières et survivra notamment aux États-Unis d’Amérique jusqu’à aujourd’hui : « [C]e siècle français l’un des plus optimistes que l’histoire du monde ait connus […] les États-Unis d’Amérique, fils du XVIII e siècle […] en portent encore aujourd’hui la marque euphorique, naïve et ‘jeune’ », voir Fumaroli, Europe, op. cit., p. 9. la manifestation claire de l’héritage classique de Pons pour lequel les règles priment toujours sur l’esprit génial, créatif et inventif qui sera célébré plus tard par le romantisme. Puis, sur un ton faussement conciliateur, qui tranche nettement avec ses attaques polémiques étudiées précédemment, Pons essaie d’apaiser le débat : « Les peres ont inventé, les enfants ont perfectionné 268 . » Cette remarque équilibrée ne doit point induire le lecteur en erreur. Un peu plus loin, après avoir exposé ce qu’il pense des érudits, Pons explique plus en détail la nature des inventions des auteurs antiques et critique les Anciens : « [S]ans se soustraire à la reconnaissance deuë à leurs predecesseurs, qui leur ont épargné l’inconvenient des premieres fautes inseparables des typs d’essay, leur avoient ainsi donné le moyen de parvenir plus facilement au but proposé 269 . » Ce passage rappelle bien Fontenelle, qui a déjà développé une idée similaire dans sa Digression sur les Anciens et les Modernes. Tout en partant d’un constat d’égalité, Fontenelle exagère l’importance des contributions grecques et latines. Et, de cette manière, il les dévalorise 270 . D’ailleurs, tout comme le chef de file des Modernes, Pons évite de nommer un point culminant de la perfection ou du progrès. Si Charles Perrault, par exemple, considère encore l’époque de Louis XIV comme un apogée historique et doit, un peu plus loin, admettre la réalité d’une certaine décadence 271 , Pons semble plus proche d’Houdar de La Motte qui, tout comme Fontenelle 272 , développe l’idée d’une « progression indéfinie de l’esprit humain 273 ». Force est de constater qu’en suivant les grandes idées de Charles Perrault et de Bernard Le Bovier de Fontenelle, les Modernes les plus talentueux et les 378 Partie III - Dimension épistémologique 274 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 161. 275 Ibid., p. 169-170. Dans le Parallèle des Anciens et des Modernes, Perrault met également en garde contre une imitation trop fidèle des œuvres de l’Antiquité. Il raconte comment on a exposé des copies des reliefs de la colonne Trajane au Palais Royal et comment ces œuvres ont déçu le public qui n’y voyait pas « d’Art dans la composition », parce que les imitations étaient trop proches des originaux, voir Perrault, Parallèle [1688-1697], op. cit., tome I, p. 193-194 et Larry F. Norman, « La Pensée esthétique de Charles Perrault », Dix-septième siècle, 2014, n° 264, p. 481-492, ici p. 489. Pour plus d’information sur la relation Perrault-colonne Trajane, on peut consulter Jacqueline Lichtenstein, La Tache aveugle : essai sur les relations de la peinture et de la sculpture à l'âge moderne, Paris, Gallimard, 2003. plus travailleurs du Nouveau Mercure galant - particulièrement Pons - essaient d’appliquer la méthode géométrique et l’idée du progrès aux belles-lettres. D’autres contributeurs qui valorisent l’idée du progrès L’abbé Jean-François de Pons et Thémiseul de Saint-Hyacinthe sont certaine‐ ment les Modernes les plus illustres à défendre l’application de la notion du « progrès » au domaine des arts et des lettres dans le Nouveau Mercure galant, mais d’autres contributeurs au périodique revendiquent la même idée. Dans la livraison d’avril 1715, la « Lettre curieuse & tres-amusante » d’un « galant homme 274 » relate une discussion probablement fictive entre une Moderne et une Ancienne. Selon la représentante du parti d’Houdar de La Motte, les ouvrages littéraires contemporains sont supérieurs aux textes antiques parce qu’ils reflètent le progrès moral croissant depuis l’époque gréco-romain : [M]ais je ne sҫay si nos Modernes ont eu tort de tracer quelque chose d’utile dans des peintures qui ne sont pas faites seulement pour le plaisir des yeux, & si […] leur siecle plus heureux que les premiers, a fourni des exemples, ou du moins des idées de dignité & de délicatesse, c’eût esté trahir sa gloire & l’utilité des tems à venir, que de les supprimer par une scrupuleuse imitation des Anciens 275 . Dans ce constat, les arguments dénonçant l’immoralité des dieux de l’Iliade homérique, que nous avons déjà étudiés dans la deuxième partie, reviennent et montrent que, selon les Modernes, le progrès est absolu et concerne tous les domaines. Ainsi, la réplique de la Moderne fictive pourrait être d’Houdar de La Motte lui-même : Le plus grand vice d’Homère dans le fond des choses est donc d’être né dans un siècle grossier. Il a fait à peu près comme un paysan qui, doué naturellement de l’organe le plus poétique, ne serait jamais sorti de son village […] Il a peint ce qu’il voyait, c’est tout ce qu’il pouvait faire ; mais ce qu’il a peint est devenu choquant, non pas seulement 379 2. Le cartésianisme 276 La Motte, « Réflexions », op. cit., p. 358. 277 Hepp, op. cit., p. 746. 278 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 170. 279 Ibid., juin 1715, p. 90-106. 280 Ibid., juillet 1715, p. 109. 281 Ibid., p. 114-115. par caprice et par une révolution d’idées arbitraires, mais par une connaissance réelle de ce qui fait la véritable dignité de l’homme 276 . C’est Noémi Hepp qui résume cette observation d’une manière élégante. Selon elle, il s’agit d’une « conséquence de l’assimilation du goût à la raison, c’est l’exigence morale introduite dans l’art littéraire. La raison veut que l’homme soit bon ; le goût veut donc que la littérature incite l’homme au bien 277 ». Et la réplique de l’interlocutrice de la Moderne, qui défend la position des Anciens, confirme notre interprétation, même si elle tente de rejeter l’opinion de son amie : « [L]es sentiments ont pû se perfectionner, […] mais l’art de la Poësie fut porté tout d’un coup par Homère à un degré de perfection auquel il n’est pas permis de prétendre 278 . » Sans surprise, les deux amies ne peuvent pas trouver un terrain d’entente, mais, étant donné la fin de la contribution et l’embarras évident de l’Ancienne, il est clair que l’auteur de la contribution se sent plus proche des Modernes que des Anciens. Si la discussion relatée dans la « Lettre curieuse & tres-amusante » illustre les idées des deux partis, la « Copie de la lettre d’une Dame », qui fut intégrée dans le numéro de juillet 1715 du périodique, développe surtout la philosophie des Modernes. L’autrice anonyme de cette contribution loue d’abord l’abbé Jean-François de Pons ou plus exactement une lettre de sa part, publiée dans le Nouveau Mercure galant de juin 1715 279 : « La Lettre de M. l’Abbé de Pons […] m’a infiniment satisfaite, je me la suis adoptée en la lisant 280 . » Et quelques pages loin, elle dit qu’elle a lu un très bon discours de Fontenelle qui, selon elle, devait terminer tous les débats de la Querelle d’Homère. Il n’y a donc aucun doute possible, l’autrice est une Moderne. Comme les autres contributeurs au périodique qui sont plus proches d’Houdar de La Motte que d’Anne Dacier, elle est persuadée de la perfectibilité des genres littéraires : Il est certain que les Anciens, quelque esprit qu’ils eussent, n’ont pu arriver à cette perfection du goût qui regne dans les Ouvrages de nos illustres Modernes ; mais ce n’est que parce que les Anciens sont venus trop tôt, car vray semblablement les Modernes n’auroient pas été plus loin que ceux qui les ont precedé, sans l’avantage qu’ils ont eu de trouver une partie du chemin déjà fait 281 . 380 Partie III - Dimension épistémologique 282 Fontenelle, « Digression [2001] », op. cit., p. 307. 283 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juillet 1715, p. 116. 284 Ibid., p. 117. 285 Dumouchel, op. cit., p. 251-255. 286 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juillet 1715, p. 130-133. Nous ne donnons la référence exacte concernant ce contributeur que lors de sa première apparition dans cette partie. Par la suite, il sera nommé l’auteur désintéressé des bords de la Marne. 287 Ibid., p. 132-133. Cette citation contient un emprunt évident à Fontenelle qui sera également repris par Pons dans sa contribution de septembre 1715 : il est question de l’idée du raccourci que forment les auteurs grecs et latins pour les hommes de lettres contemporains 282 . Pourtant, la dame inconnue ne développe pas cette idée, mais reproche aux Anciens de méconnaître « les progrès qu’on a faits dans les belles Lettres, & le bon goût qu’on y a acquis 283 » et de ne pas « penser eux-mêmes 284 » Comme ses confrères du parti des Modernes, l’autrice anonyme lie donc la raison au progrès littéraire. En outre, cette contribution met en scène la communauté virtuelle 285 des lecteurs de la revue. La circulation des idées introduites par un contributeur et reprises par d’autres témoigne de leur propagation et de leur productivité. Un autre exemple de la perfectibilité des arts et des belles-lettres, qu’on trouve dans le même numéro du Nouveau Mercure galant, est le « Rondeau redoublé, & decisif, sur le sujet des Anciens & des Modernes » d’un « Auteur desinteressé des bords de la Marne 286 ». Celui-ci ne cite pas seulement Pons, mais réécrit également la lettre de Thémiseul de Saint-Hyacinthe de la livraison de mars 1715. Les lecteurs du périodique y retrouvent effectivement le tournebroche dont la mécanique simpliste permet l’invention de l’horloge ainsi que les idées d’Aristote qui furent réfutées par Descartes. Après avoir illustré de cette façon le concept du progrès, le poète anonyme aborde le cas d’Homère : Si les derniers sҫavent tout détrôner, Ces faits posez, que conclure d’Homere, Qu’à l’admirer on a pû s’obstiner Sur tout jadis qu’on n’examinois guere ⁎ Mais de peser comme vérité claire Que sur ces Vers on n’ait sceu rafiner, Que rien de mieux ne se peut jamais faire A dire vray c’est plus mal raisonner Qu’un tournebroche 287 . 381 2. Le cartésianisme 288 Voir aussi le thème de l’aveuglement qu’on trouve dans la critique des érudits qui portent un intérêt démesuré aux auteurs grecs et latins, voir le chapitre « Critique de la soumission des savants et des érudits aux autorités anciennes ». Mais aussi les Anciens, par exemple François Gacon, se servent de ces attaques polémiques, voir le chapitre « Une source d’inspiration ». 289 Ibid., octobre 1715, p. 101. Cette stratégie qui mélange critiques et éloges n’est pas une innovation du Nouveau Mercure galant ou de ce contributeur inconnu. Dans son Discours sur Homère, Houdar de La Motte qui s’en prend violemment au poète grec et à son Iliade n’hésite pas à louer de temps en temps Homère. Par exemple, à propos du caractère d’Achille, il écrit : « C’est ici qu’Homère me semble véritablement un grand maître », voir La Motte, « Homère », op. cit., p. 179. Jean-François de Pons a également recours à cette stratégie. Dans le Nouveau Mercure galant de mars 1715, il admet que Homère fut « un grand genie » tout en ne renonçant pas à le critiquer dans la suite, voir Le Fèvre de Fontenay, op. cit., mars 1715, p. 39. 290 Ibid., octobre 1715, p. 103. Le message est clair ; celui qui se sert de sa raison pour réfléchir et pour évaluer l’Iliade préférera la version de La Motte à celle d’Anne Dacier. La raison cartésienne constitue, par conséquent, le moyen idéal pour juger de la qualité d’une œuvre d’art ; cette idée - indissociable de celle du progrès des arts et des belles-lettres - réunit bien des contributeurs au Nouveau Mercure galant : les auteurs anonymes et ceux dont nous connaissons l’identité, tels que Jean-François de Pons et Thémiseul de Saint-Hyacinthe. Des histoires culturelles avant la lettre qui illustrent l’idée du progrès des arts L’idée d’un progrès littéraire se retrouve aussi dans la livraison d’octobre 1715 du Nouveau Mercure galant, et ce, dans un « Conte » dédié à Houdar de La Motte. Son auteur anonyme s’y sert de la métaphore de la maladie et des infirmités physiques pour décrire les défauts de l’Iliade  288 . Fidèle à l’approche des Modernes, le contributeur anonyme loue d’abord Homère qu’il qualifie de « Statuaire/ de grand renom 289 ». Dans la suite du poème, il retrace l’histoire de la perfection des héros de l’Iliade de l’Antiquité grecque à l’époque contemporaine ; il les compare notamment à des statues d’abord imparfaites, mais perfectionnées au cours des siècles. Ainsi, les protagonistes de la version originale lui rappellent encore « l’Hostel des Invalides 290 ». Puis, il évoque Virgile qui aurait amélioré l’épopée : Même dit-on, que Virgile les vit, […] Il eût pitié de tant d’Estropiats. Il leur donna des jambes & des bras, 382 Partie III - Dimension épistémologique 291 Ibid., p. 105-106. Si la supériorité des auteurs latins aux écrivains grecs est un topos classique de la rhétorique des Modernes - prenons l’exemple de Fontenelle qui dit « [s]elon mon goût particulier, Cicéron l’emporte sur Démosthène, Virgile sur Théocrite et sur Homère », voir Fontenelle, « Digression [2001] », op. cit., p. 304 - il faut cependant constater que le contributeur au Nouveau Mercure galant prend certaines libertés et simplifie énormément : certes, Virgile s’est tourné vers Homère et il a lu ses ouvrages, mais, contrairement à La Motte qui, à la suite de la traduction d’Anne Dacier, réécrit l’Iliade, l’auteur latin ne copie pas les œuvres d’Homère. Au contraire, en s’inspirant de son prédécesseur, Virgile écrit sa propre épopée. Il n’imite point l’ouvrage d’Homère, mais rédige son propre chef-d’œuvre, l’Énéide, voir T. R. Glover, « The Literature of the Augustan Age », dans S. A. Cook, F. E. Adock, M. P. Charlesworth (dir.), The Augustan Empire (44 B.C. - A.D. 70), Cambridge, 1989, p. 512-544, ici p. 539-544. 292 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., octobre 1715, p. 107. 293 Ibid., p. 108. 294 Ibid. 295 Gevrey, Guion, « Réflexions », op. cit., p. 257. Leur fit des yeux, mit des nés à leurs faces ; Il rétablit leurs membres en leurs places, Et sans la mort, qui luy ravit le jour, Ils s’en alloient, tous etres faits au tour 291 . Étant donné l’incapacité des hommes de lettres qui succèdent à l’auteur romain de continuer son œuvre, il fallait attendre le XVIII e siècle et Houdar de La Motte qui « rend la vie [aux héros de l’Iliade] avec leurs traits 292 ». De surcroît, le poète anonyme est impressionné par le travail de La Motte à qui il s’adresse directement : « C’est de toy seul, qu’ils tiennent leur beauté 293 . » Ainsi, selon lui, ce n’est point Homère, mais le membre de l’Académie française qui a porté le poème épique à son apogée 294 . En même temps, le contributeur de la revue rejette le concept de l’imitation des modèles antiques et inscrit de cette manière son texte dans un contexte plus vaste - le refus de considérer le monde gréco-romain comme un modèle parfait, concept cher aux Modernes, comme Houdar de La Motte qui « oppose la politesse des temps modernes [à la grossièreté du temps d’Homère] 295 ». À l’instar de La Motte, l’écrivain anonyme estime qu’un homme de lettres doit chercher à atteindre la perfection au lieu de retrouver un âge d’or perdu. À la rigueur, l’Antiquité peut servir d’inspiration, mais un auteur doit absolument modifier et corriger les textes des hommes de lettres grecs et romains - le poème est assez clair là-dessus. Sans exagération, on peut donc considérer cette contribution au Nouveau Mercure galant d’octobre 1715 comme une petite histoire culturelle avant la lettre qui valorise le progrès ainsi que la perfectibilité et qui prend ses distances avec la translatio studii. Des versions qui divulguent le même message sans être aussi polémiques se retrouvent dans deux autres textes qui paraissent dans les livraisons de mai et 383 2. Le cartésianisme 296 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., mai 1716, p. 12-13. 297 Ibid., p. 11. 298 Norman, Shock, op. cit., p. 68-69 et p. 108. 299 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juin 1716, p. 6-7. de juin 1716. Dans les deux cas, il s’agit d’une petite contribution insérée dans la préface d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay qui valorise l’époque contemporaine tout en accordant une place importante à l’Antiquité. Dans le numéro de mai 1716, les lecteurs de la revue peuvent apprendre la leçon d’histoire suivante : Neanmoins ces sages spectacles, quoyque fondez, & en réputation, plusieurs siècles avant le changement de Culte, tomberent par le desorde des Guerres, par les révolu‐ tions des Empires, & par l’ignorance des Peuples, dans un oubli presque universel, ou tout au plus degenererent en d’obsences & miserables farces, sans que le retour de la politesse & le rétablissement des Arts parmi les hommes, ayent pû au bout de mil ou douze cens ans aneantir le déreglement & la grossiereté de ces divertissements 296 . Certes, l’auteur de ces lignes prête toujours des défauts à l’époque gréco-ro‐ maine. Le responsable du périodique invoque, par exemple, les « Feries tant bonnes que mauvaises, ausquelles souvent outre le sang des Victimes, étoit merveilleusement répandu de sang humain 297 ». Selon lui, c’est grâce au chris‐ tianisme que ce genre de spectacles fut abandonné. Ainsi, malgré le chaos créé par la grande invasion des peuples germaniques qui ont mis fin à l’empire romain, et la persistance de farces primitives, Le Fèvre de Fontenay constate qu’il y a eu un progrès culturel depuis l’Antiquité. En outre, il faut noter le lien établi entre la religion chrétienne et la perfection des arts et des lettres. Contrairement à Fontenelle qui juge que la théologie des premiers chrétiens était trop naïve et à Spinoza qui, au nom de la philosophie cartésienne attaque aussi la tradition religieuse fondée sur la Bible 298 , Le Fèvre de Fontenay la considère comme un facteur positif et il lie le progrès au christianisme - question qui sera encore analysée de façon plus conséquente. Dans sa préface de juin 1716, le responsable de la revue renouvelle sa version de l’histoire culturelle. D’un côté, il valorise la contribution des auteurs gréco-latins et, de l’autre, il souligne la primauté des hommes de lettres du siècle de Louis XIV : Les Italiens & les Espagnols en heriterent des Grecs & des Latins. Enfin les Franҫois, quoyque les derniers venus sur la Scene, puiserent si adroitement dans ces fecondes sources, ajoûterent tant d’industrie à ces heureux larcins, & donnerent un tour si noble à leurs expressions, qu’ils en meriterent peut être les honneurs du Triomphe 299 . 384 Partie III - Dimension épistémologique 300 Ibid., p. 7. 301 Voir la Partie I - Dimension politique et le retour en grâce des comédiens italiens sous la Régence. 302 Pons parle, par exemple, du « seul art de raisonner » ce qui semble impliquer que toute autre manière de réfléchir ne sert à rien. Pourtant, Pons se contente d’esquisser l’idée d’une règle immuable sans aller au bout de ce concept, voir ibid., mars 1715, p. 31. 303 Ibid., juillet 1715, p. 192. 304 Ibid. Sans surprise, selon Le Fèvre de Fontenay, ses compatriotes ont perfectionné les productions littéraires d’autres peuples et d’époques précédentes. Certes, le responsable du périodique modalise son propos dans son résumé, avec le « peut être 300 », mais nous pouvons supposer qu’il s’agit là d’une preuve de modestie plutôt que d’un véritable doute quant au génie français 301 . Ainsi, il est devenu évident que la raison joue un rôle central dans les contribu‐ tions des Modernes au Nouveau Mercure galant et qu’ils sont persuadés de la perfectibilité de la littérature et des arts au détriment de la translatio studii. Les traits caractéristiques du parti de Charles Perrault et d’Houdar de La Motte sont donc un présentisme, voire un futurisme, et une confiance sans borne dans la primauté de leur propre époque. Un état d’esprit qui se manifeste parfaitement dans ces trois histoires culturelles avant la lettre. Les défenseurs des règles intemporelles À côté du progrès continue, un autre signe distinctif du présentisme-futurisme des Modernes est l’application des règles immuables à toutes les œuvres d’arts et littéraires sans se soucier des caractéristiques de l’époque de leur création. Si l’on vient d’analyser la mise en pratique de cette maxime dans la partie consacrée à la dimension esthétique, il convient d’en souligner la revendication théorique. En exceptant l’abbé Jean-François de Pons qui frôle cette idée dans sa contribution au Nouveau Mercure galant de mars 1715 302 , trois autres textes doivent être analysés sous cet angle. Dans la livraison de juillet 1715, Hardouin Le Fèvre de Fontenay annonce la parution de la Dissertation critique sur l’Iliade de Jean Terrasson, un Moderne. Si le responsable du périodique semble préférer les ouvrages de La Motte à ceux de Terrasson, cela ne l’empêche pas de défendre celui-ci et de profiter de l’occasion pour attaquer Homère. Il décrit notamment comment des « critiques dévoüez, non au prejugé, mais à la droite raison 303 » développent leur argumentation contre le poète grec. Selon Le Fèvre de Fontenay, ils indiquent « les principes fixes, les regles immuables contre lesquelles l’Auteur a failli 304 ». Il va de soi qu’il s’agit des préceptes établis selon le goût mondain des Modernes. 385 2. Le cartésianisme 305 Ibid., novembre 1715, p. 154. 306 Ibid. 307 Ibid., p. 155. 308 Ibid., supplément de décembre 1715, p. 9-10. La même idée est évoquée d’une manière plus poétique dans le Nouveau Mercure galant de novembre 1715. Comme d’habitude, le responsable de la revue publie les meilleures réponses aux questions du numéro précédent ; il voulait par exemple savoir de quelle couleur étaient les cheveux d’Hélène de Troie. Un lecteur qui reste anonyme propose la réponse suivante - selon lui, un « [a]rgument incontestable 305 » : Helene fut jadis la plus belle du monde, Climene l’est dans ce tems-cy, Chacun sҫait que Climene est blonde, Donc Helene l’étoit aussi 306 . Cette démonstration - que nous pouvons qualifier de « naïve » dans la mesure qu’elle rappelle les sophismes dénoncés par d’autres contributeurs - illustre bien la réflexion des Modernes : ils généralisent leurs propres prédilections et, ainsi, leur goût devient universel. Ils refusent de se demander si, à une autre époque et dans une autre région du monde, on aurait pu avoir un goût différent du leur. À cela s’ajoute la réponse en vers du même auteur inconnu à une autre question dans laquelle il affirme qu’Homère est le père des poètes, mais seulement « par le temps & non par la raison 307 ». Cela souligne de nouveau l’attachement de la plupart des contributeurs à la cause des Modernes et à l’idée de la perfectibilité. Dans ces poèmes, la conviction de la supériorité incontestable de leur temps peut encore paraître naïve et inoffensive, mais elle est également promue d’une façon bien plus radicale et doctrinale, par exemple dans la critique de l’Examen pacifique d’Étienne Fourmont proposée par Le Fèvre de Fontenay dans un supplément à la revue en décembre 1715. Au début, il y exprime ses doutes sur la capacité de Fourmont de juger d’une manière neutre et objective l’Iliade. Afin d’ébranler l’autorité du savant, il propose quatre critères que tout arbitre dans la Querelle d’Homère doit satisfaire. Étant donné notre problématique, le troisième en est particulièrement intéressant. Le Fèvre de Fontenay y écrit : 3°. Il seroit à propos qu’il se fut familiarisé avec les ouvrages de genie, tant de nôtre siecle que des siecles anterieures, qu’il sceut les sentir, & rendre compte de son goust en attestant les regles immuables que la raison seule à droit de prescrire à toutes les productions de l’esprit 308 . 386 Partie III - Dimension épistémologique 309 Ibid., p. 7. 310 Becq, op. cit., p. 207. 311 François-Hédelin abbé d'Aubignac, La Pratique du théâtre, Paris, Antoine de Sommaville, 1657, p. 19. 312 Ibid., p. 20. 313 Boch, op. cit., p. 179-185. Le Père Claude Buffier est un nouvel exemple pour la porosité de la frontière entre Anciens et Modernes. Dans le Dictionnaire des journalistes, Kay S. Wilkins estime que Buffier « prend une position moyenne, plutôt moderne. », voir Kay S. Wilkins, « Claude Buffier (1661-1737) », dans Reynaud, Mercier-Faivre, Journalistes, op. cit. Mais Julie Boch, en revanche, le classe parmi les disciples d’Anne Dacier : « Prenant le parti des Anciens, Buffier affirme », voir Boch, op. cit., p. 180. Étant donné l’opinion de Noémi Hepp qui le considère comme un Ancien, voir Hepp, op. cit., p. 725, et l’orientation générale de ses lettres à Madame Lambert, il convient de ranger, dans le cadre de notre étude, Claude Buffier dans le parti d’Anne Dacier. Tout en admettant que la lecture des auteurs défunts n’est pas une perte de temps, Le Fèvre de Fontenay met l’accent sur la méthode géométrique et les règles intemporelles que l’on peut déduire de la raison et qu’il appelle des « Loix invariables 309 ». Aussi, nous aurions tort de surinterpréter le terme de « sentir » dans ce passage. Il ne s’agit certainement pas de la promotion du jugement subjectif. Dans le texte de Le Fèvre de Fonentany, le « sentir » est bien encadré par la lecture de livres recommandés et par les règles invariables de la raison, ce qui rappelle le verdict d’Annie Becq : « Le sentiment est une raison apte à saisir les valeurs esthétiques et morales 310 . » La courte réflexion du responsable de la revue illustre bien, par conséquent, le solide ancrage du Nouveau Mercure galant dans la pensée du XVII e siècle, plus proche d’un abbé d’Aubignac que de Du Bos. Dans La pratique du théâtre, celui-là lie le sentiment et la raison « [c]ar on goûte auec plus de satisfaction les belles choses, quand on peut découurir les raisons qui les rendent agreables 311 ». À la page suivante, d’Aubignac explique que les grands hommes de lettres sont distingués par des « sentiments […] raisonnables 312 ». La promotion de la méthode géométrique se traduit donc par une défense du progrès ainsi que par un présentisme qui amène les Modernes à rejeter tout ce qui ne correspond pas au goût de leur siècle ou aux règles immuables qui en découlent. Dans les débats de la Querelle d’Homère, les Anciens savent pourtant répondre à cette maxime des Modernes : ils invoquent le relativisme historique. Julie Boch renvoie notamment aux ouvrages de Jean Boivin, d’Étienne Fourmont et du Père Claude Buffier 313 . Si l’Homère en arbitrage, la contribution de Buffier aux disputes culturelles, n’est pas évoqué dans le Nouveau Mercure galant, Hardouin Le Fèvre de Fontenay lui-même - nous venons de le voir - s’exprime sur l’Apologie d’Homère et Bouclier d’Achille de Boivin et l’Examen pacifique 387 2. Le cartésianisme 314 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., août 1715, p. 80-144. Voir aussi la Partie II - Dimension esthétique. 315 Ibid., supplément du décembre 1715, p. 1-48. 316 Ibid., janvier 1715, p. 285-297 ou voir les réflexions dans la sous-partie « Un passage obligé ». 317 L’auteur de la critique du livre de l’Examen pacifique d’Étienne Fourmont qui paraît dans le Journal des sҫavans du 9 mars 1716 écrit par exemple : « [E]n faisant une serieuse attention aux mœurs des anciens & aux ceremonies de leur Religion, l’on ne doit point être blessé de voir Achille dans les fonctions de la cuisine, & Thétis chassant les mouches du corps de Patrocle. Pour ce qui est des Dieux de l’Iliade, Homere ne les a point faits ; il nous les a donnez (dit on) tels qu’on les imaginoit de son temps », voir Andry, op. cit., 9 mai 1716, p. 157. 318 La Motte, « Homère », op. cit., p. 188. de Fourmont. Pourtant, il n’accorde pas beaucoup d’intérêt, dans le cas de Boivin 314 , voire aucun, dans le cas de Fourmont 315 , à cette nouvelle ligne de défense des Anciens. Il est vain de spéculer sur les raisons de ce mépris, mais force est de constater qu’une évolution importante de la Querelle d’Homère ne figure quasiment pas dans la revue d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay. Le seul contributeur qui développe un relativisme historique reste donc Jean-Roland Mallet 316 . Cela distingue d’ailleurs le Nouveau Mercure galant du Journal des sҫavans qui s’y intéresse davantage 317 . Or, cette absence regrettable renforce le caractère moderne du Nouveau Mercure galant. Houdar de La Motte, par exemple, soutient aussi l’idée des règles intemporelles. Dans le Discours sur Homère, celui-ci précise : Qu’un homme ose blâmer Homère de ses répétitions, croira-t-on lui fermer la bouche en disant que c’était le goût du temps ? Il ne faut que connaître la nature de notre esprit pour juger que ces répétitions n’ont jamais pu être une source de plaisir ; et quand on aurait prouvé que c’était la manière des écrivains, on n’aurait pas fait voir, pour cela, que ce fût un agrément pour les lecteurs 318 . En outre, ce refus de discuter le relativisme historique montre que la mission du Nouveau Mercure galant reste la propagation du savoir existant ainsi que le divertissement du public mondain, et non pas la participation aux débats intellectuels : le Nouveau Mercure galant n’est point un périodique savant, ni érudit. En guise de conclusion, nous devons donc souligner le fait que la promotion des règles intemporelles ne se heurte à aucun obstacle dans le Nouveau Mercure galant. Cela résulte de la quasi-absence de la notion du relativisme historique, dont les défenseurs font preuve en distinguant véritablement plusieurs époques historiques, contrairement aux Modernes. 388 Partie III - Dimension épistémologique 319 Gevrey, Guion, « Homère », op. cit., p. 146. 320 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juillet 1715, p. 130-133. 321 Hartog, Régimes, op. cit., p. 149-151. 322 Perrault, « Siècle », op. cit., p. 257. À la fin de ce sous-chapitre consacré au progrès de l’art, nous sommes à même de résumer la pensée des Modernes : ils n’hésitent pas à inclure les belles-lettres dans l’empire de la méthode géométrique ce qui implique que la littérature est également sujet au progrès. Toutefois, il faut noter que les Modernes du Nouveau Mercure galant ne partagent pas l’idée du progrès proposé par Perrault qui considère le règne du roi-soleil comme l’apogée de l’histoire. Ils suivent plutôt Fontenelle et La Motte, son disciple, qui développe la vision d’une « progression indéfinie de l’esprit humain 319 ». Alors que l’idée du progrès est moins approfondie chez les contributeurs du Nouveau Mercure galant que chez Fontenelle, qui évalue davantage les différentes époques, les Modernes de la revue en parlent non seulement dans des textes théoriques, mais également dans de petites pièces en vers. Le « Rondeau redoublé, & decisif, sur le sujet des Anciens & des Modernes 320 » de l’auteur désintéressé des bords de la Marne, ou les petites histoires culturelles qui rompent avec l’idée de la translatio studii en sont de bons exemples. Par conséquent, les Modernes du Nouveau Mercure galant ne regardent pas en arrière. Au contraire, ils développent une forme de présentisme, voire de futurisme - pour reprendre les termes de François Hartog 321 . Ainsi n’hésitent-ils pas à appliquer les idéaux esthétiques de leur temps à toutes les époques historiques. 2.3 Les limites du cartésianisme La supériorité de la raison critique constitue un message central du Nouveau Mercure galant. Or, les Anciens qui, selon Charles Perrault, ne peuvent pas voir « les Anciens [grecs et latins] sans ployer les genoux 322 » ne sont pas les seuls que les Modernes aspirent à persuader de la justesse de leur cause. À la fin du XVII e siècle, des préjugés populaires sont encore bien répandus et après avoir étudié dans quelle mesure le respect du monde ancien peut se révéler un obstacle au triomphe du cartésianisme, il faudra se concentrer sur les autres limites de la méthode critique : la superstition ou l’ignorance ainsi que le christianisme et les dangers d’une raison froide qui ignore les valeurs du cœur. 389 2. Le cartésianisme 323 Pour en savoir plus sur la France du XVIII e siècle, voir le livre de référence : Roche, op. cit. 324 Furetière, op. cit., entrée « SUPERSTITION », tome III, p. 483. 325 Académie française, Dictionnaire [1718], op. cit., entrée « SUPERSTITION », tome II, p. 643. 326 Larousse, op. cit., entrée « SUPERSTITION ». 327 Furetière, op. cit., entrée « IGNORANCE », tome II, p. 253. 328 Académie française, Dictionnaire [1718], op. cit., entrée « IGNORANCE », tome I, p. 804. 329 Le titre original est Agnoïa amplissima magnificentissimaque oligomathum, seu Igno‐ rantia illiteratorum Regina Panegiricus. Dans la table des matières de cette livraison du Nouveau Mercure galant, il est traduit simplement par Apologie de l’ignorance ce qui n’est pas exact. La solution suivante est meilleure : le terme de « panégyrique » De la superstition et de l’ignorance Le XVIII e siècle est aujourd’hui considéré comme le siècle des Lumières et de nombreux chercheurs ont mis l’accent sur la philosophie progressiste et critique qui caractérise ce temps 323 . Mais ce n’est là qu’un seul côté de la médaille. Cette époque est également marquée par la persistance de la superstition et de l’ignorance. Si Antoine Furetière définit la superstition comme une « [d]evotion, ou crainte de Dieu mal ordonnée 324 » et que l’Académie française comme une « [f]ausse idée que l’on a de certaines pratiques de la Religion, & ausquelles on s’attache avec trop de crainte ou trop de confiance 325 », la définition qui forme la base de ce chapitre est aussi celle d’aujourd’hui : selon le dictionnaire Larousse, il s’agit d’un « [a]ttachement exclusif, exagéré ou non justifié, à quelque chose 326 ». L’explication du XXI e siècle se rapproche ainsi de celle que Furetière donne de l’ignorance. Il écrit que celle-ci est un « [m]anque de science, mepris des Lettres 327 ». Cette définition rejoint presque celle de l’Académie franҫaise : « Defaut de connoissance, manque de sҫavoir 328 . » Cependant, il ne sera pas question de dresser un inventaire exhaustif de la superstition en France ou même en Europe à la fin du règne de Louis XIV, ni de la juger, mais plutôt de retrouver les traces des préjugés populaires présents dans le Nouveau Mercure galant. Un premier exemple en était déjà l’Atlantide dont l’existence et la disparition restent une évidence pour les gens de l’époque. À l’instar de ce premier cas, nous n’essaierons pas de déconstruire rigoureusement les formes du savoir populaire, mais de mettre en évidence la simultanéité du progrès scientifique, de la superstition et de l’ignorance. Tout d’abord, il faut se pencher sur un texte dédié à l’ignorance : en juillet 1715, Hardouin Le Fèvre de Fontenay annonce brièvement la parution d’un nouveau livre, une Apologie de l’ignorance  329 . Sans définir le terme-clé du titre, le 390 Partie III - Dimension épistémologique devrait remplacer le terme d’« apologie », au moins selon Andry, op. cit., 29 avril 1715, p. 269 ou l’Auteur inconnu, Catalogue des livres rares et singuliers de l'abbé de Sepher, Paris, Fournier, 1786, section Belles Lettres, p. 54. Dans tous les cas, ce livre est une critique des Anciens, mais aussi des Modernes : l’auteur s’en prend explicitement aux cartésiens. Mais, il faut faire attention, selon la critique publiée dans le Journal des sҫavans, l’auteur semble sincère, du moins, dans sa critique des disputes des savants et des philosophes et dans son éloge de l’ignorance. Le résumé dans la revue se termine de la façon suivante : « De ces reflexions l’Auteur conclut que nous devons abandonner la science avec autant de plaisir, que nous trouverons d’agrément dans le parti de l’ignorance , voir Andry, op. cit., 29 avril 1715, p. 271. Cette Panégyrique de l’ignorance de 1715 se distingue par conséquent du Temple de l’Ignorance de Pietro Verri qui - Paul Hazard le compare à Diderot - défend un examen rationnel, voir Hazard, Pensée, op. cit., tome I, p. 38. 330 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juillet 1715, p. 185. 331 Ibid. 332 Selon Patrick Dandrey, la grande éloquence héritée de l’Antiquité gréco-romaine périt au XVII e siècle et, perdant de cette manière ses références culturelles, le pseudo-encomion commence aussi à sombrer dans l’oubli, même si « l’empire esthétique de l’honnêteté élégante a pu un temps héberger dans le sein de la belle conversation et des jeux de salon l’esprit pseudo-encomiastique, acclimater à son règne naissant cette tradition éloquente », voir Patrick Dandrey, L'Éloge paradoxal de Gorgias à Molière, Paris, PUF, 1997, p. 312. Et l’Apologie de l’ignorance - aujourd’hui inconnue - semble parfaitement incarner cette lente agonie, mais aussi la dernière popularité de ce genre dont l’Éloge de la folie d’Érasme de Rotterdam est justement - encore aujourd’hui - l’exemple le plus connu, voir ibid., p. 47-48. 333 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juillet 1715, p. 187. 334 Ibid. 335 Voir le chapitre « Une source d’inspiration ». responsable du périodique souligne qu’à en croire l’auteur du livre, l’ignorance peut être « tres-avantageuse & même tres-glorieuse à ceux qui vivent sous son empire 330 ». Puis, il explique la nature du livre tout en amplifiant l’effet d’attente pour son public : il qualifie l’éloge de l’ignorance de « vray paradoxe 331 » avant d’inscrire expressément ce titre dans la tradition humaniste de l’éloge paradoxal : « Ce Livre est dans le goût du fameux Panegyrique de la Folie composé par le sҫavant Erasme 332 . » Ensuite, il en recommande vivement la lecture - selon lui, les « plus illustres Censeurs nommé par Monseigneur le Chancelier 333 » et tous ceux qui l’ont déjà lu assurent qu’il s’agit d’un ouvrage « tres beau, soit pour la pureté du stile, soit pour la délicatesse des pensées, ou enfin pour la rareté de l’invention 334 ». Certes, il ne faut pas oublier que c’est avant tout une publicité, mais il y a également des critiques plus équilibrées dans le Nouveau Mercure galant, comme, par exemple, celle de la Sphère historique de Lartigaut de janvier 1716 335 . Un mois avant cette annonce, donc dans la livraison de juin 1715, nous pouvons trouver un bon exemple de superstition populaire. Il s’agit de la 391 2. Le cartésianisme 336 Ibid., juin 1715, p. 226. 337 Voir le chapitre « Une source d’inspiration ». 338 Ibid., juin 1716, p. 135. « Relation de la Ceremonie du Mariage de la Princesse hereditaire de Suede Ulrique Eleonore, avec Frederick Prince hereditaire de Hesse Cassel » d’un auteur inconnu qui commence son récit par l’observation suivante : « Cette Ceremonie devoit se faire le Dimanche 31. Mars mais à cause d’une ancienne remarque qui faoit croire en Suede, que les maraiges consommez au déclin de la Lune ne sont pas heureux, l’on remit la chose au Jeudy 4. Avril premier jour de la nouvelle Lune 336 . » Sans aucun doute, le rapporteur de Le Fèvre de Fontenay est amusé par cette forme de superstition et il semble indiquer à ses lecteurs qu’il ne partage pas cette conviction. Sans prendre ses distances d’une manière plus évidente, il insiste simplement sur l’ancienneté de cette coutume. Dans le même temps, il est devenu clair avec ce que nous avons vu dans les chapitres précédents que les astres constituent un centre d’intérêt du responsable de la revue et de ses lecteurs 337 . Ainsi, cet emprunt à la superstition populaire suédoise forme une phrase d’accroche parfaite et il paraît suggérer que les Français - à défaut d’y croire - ne rejettent pas complétement ce genre de conviction. Enfin, une nouvelle de juin 1716 rappelle - tout comme le mythe de l’Atlantide - que la mer reste mystérieuse. Dans la rubrique « Nouvelles », les lecteurs de la revue apprennent qu’il y a eu une éruption du Vésuve, qui est décrite de la façon suivante : Depuis quatre jours le Vesuve avoit vomi une prodigieuse quantité de flames, avec des bruits si épouventables qu’elles avoient données de la terreur : qu’on avoit eu avis de Reggio que pendant 3. jours on avoit vû le long de la côte plusieurs Monstres Marins, entr’autres un qui ressembloit à un Satir 338 . La catastrophe naturelle serait liée à l’apparition d’un satyre et d’autres mons‐ tres. La frontière entre le réel et la superstition populaire, qui rappelle ici le fameux mythe du Monstre du Loch Ness, est donc franchie et les deux domaines ne font plus qu’un. La crédibilité de cette histoire est encore augmentée par son évocation dans la rubrique consacrée aux nouvelles - une partie sérieuse de la revue dont la fiction est normalement bannie. Il est donc aisé de supposer que Le Fèvre de Fontenay et la plupart de ses lecteurs n’ont pas remis en question ce récit. En guise de conclusion, il paraît essentiel de noter que Le Fèvre de Fontenay et les contributeurs au Nouveau Mercure galant évitent dans les trois exemples 392 Partie III - Dimension épistémologique 339 Roche, op. cit. p. 320. 340 Génetiot, Classicisme, op. cit., p. 119-121. 341 Les idées de Spinoza sont tellement novatrices qu’il réussit à se situer même en dehors de la fameuse tolérance religieuse des Pays-Bas. Spinoza en était conscient et c’est la raison pour laquelle il publie son Traite théologico-politique en 1670 sous anonymat, voir Jonathan I. Israel, Les Lumières radicales. La philosophie, Spinoza et la naissance de la modernité (1650-1750), Paris, Éditions Amsterdam, 2005, p. 321-331. Thémiseul de Saint-Hyacinthe a aussi trouvé refuge en Hollande. Pourtant, il se distingue de Bayle ou de Descartes. Selon Elisabeth Carayol, son exil est surtout causé par son train de vie personnelle et non pas par ses convictions : « Intellectuellement, […] [Thémiseul de Saint-Hyacinthe] n’est pas un réfugié et son apport, enrichi, certes, de ses expériences étrangères, s’inscrit nettement dans l’évolution française de la première moitié du XVIII e siècle. », voir Carayol, « Saint-Hyacinthe, en ligne », op. cit. 342 Génetiot, Classicisme, op. cit., p. 256-259, et Norman, Shock, op. cit., p. 68-69. Norman y reproche à Fontenelle même de se comporter « cowardly », c’est-à-dire lâchement, et Isabelle Mullet décrit Fontenelle comme un spinoziste carriériste qui se plie « aux exigences encomiastiques de l’ ‘intellectuel d’état’ », voir Isabelle Mullet, Fontenelle ou la machine perspectiviste, Paris, Honoré Champion, 2011, p. 160. Elle constate également en analysant les Entretiens sur la pluralité des mondes de Fontenelle que celui-ci sait bien dissimuler sa critique de la Bible : par exemple, en ce qui concerne l’existence du déluge, Fontenelle donne des explications issues de la mythologie païenne et n’évoque cités de parler de préjugés. De plus, contrairement aux Anciens, ni les Suédois, ni les Italiens ne sont traités d’aveugles. Certes, les auteurs de ces textes restent prudents et n’adhèrent pas complètement aux idées présentées, mais, malgré tout, ils ne les traitent pas non plus de folies et osent les présenter. Ainsi, en lisant le Nouveau Mercure galant, il n’y a aucun doute que les superstitions populaires et l’ignorance persistent et que le triomphe du cartésianisme n’est pas encore complet. L’omniprésence du christianisme Depuis l’édit de Fontainebleau et le tournant religieux du monarque, il est évident que la France de Louis XIV est non seulement chrétienne, mais très catholique. En se référant au manuel de Tournely, les Praelectiones Theologicus de Ecclesia Christi, Daniel Roche observe que les « rois tiennent leur autorité directement de Dieu, après lequel ils sont immédiatement placés 339 ». Sans surprise, gallicanisme 340 ne rime donc pas avec libéralisme et il n’y a aucun doute sur le fait que le royaume de France est, à cette époque, moins tolérant que les Pays-Bas, par exemple, où des philosophes audacieux, tels que René Descartes ou Pierre Bayle, trouvent refuge 341 . Certes, certains chefs de file des Modernes, comme Fontenelle, sont prêts à adhérer partiellement aux idées radicales de Baruch Spinoza qui ose soumettre même la Bible à une lecture critique dont bénéficie Homère 342 . Mais, à part quelques rares exceptions, les 393 2. Le cartésianisme pas le récit biblique. Une absence qui a certainement interpelé les lecteurs de l’époque, mais il ne s’agit pas de revaloriser les mythes païens en les mettant sur un pied d’égalité avec la Bible. Bien au contraire, Mullet écrit : « En présentant les mythes, qui incluent implicitement le récit chrétien, comme des fictions plaisantes et des spectacles amusantes par leur naïveté, Fontenelle poursuit une stratégie discursive qui relève de la captation. Ce dispositif […] implique une position d’extériorité et de supériorité qui permet à Fontenelle d’attirer en quelque sorte les rieurs de son côté », voir ibid., p. 149-150. 343 Voir notamment les tentatives des Modernes d’écrire une épopée chrétienne en se servant d’un merveilleux chrétien ce qui fut néanmoins voué à l’échec : par exemple Jean Desmarets de Saint-Sorlin et son Clovis ou la France chrétienne ou Charles Perrault et son Saint Paulin ainsi que son Triomphe de Sainte-Geneviève. En même temps, les Modernes attaquent les Anciens en prétendant qu’il est impossible d’être un bon chrétien et de défendre un paganisme scandaleux et choquant tel qu’il se manifeste dans l’Iliade, voir Boch, op. cit., p. 110-119 et p. 163. Modernes français sont bien plus que chrétiens et, par conséquent, ils évitent tout malentendu afin de ne pas déplaire aux autorités politiques et religieuses 343 . Ce respect du christianisme se retrouve également dans le Nouveau Mercure galant. Mais, avant que l’on puisse aborder le débat philosophique que nous venons d’esquisser ici, il faut se tourner vers quelques exemples d’une foi populaire, proche de la superstition. Cette approche se justifie par notre volonté d’ouvrir, dans une dernière étape, l’étude des limites du cartésianisme à d’autres horizons que le christianisme, comme par exemple les problèmes endogènes de la notion de « raison ». Par conséquent, nous partirons du plus général et du plus compréhensible - la foi populaire -, ce qui nous permettra de mieux appréhender les questions les plus philosophiques posées par le respect du christianisme. Il s’agit de plusieurs cas dans lesquels Dieu est considéré comme le seul sauveur étant à même de résoudre tous les problèmes, même des fléaux bien terrestres. Un premier exemple de cette foi populaire est décrit dans le Nouveau Mercure galant de juin 1714. Hardouin Le Fèvre de Fontenay intègre un « Extrait d’une lettre d’Angers » dans cette livraison de la revue. Il y est question des loups agressifs et menaçants dans l’ouest du royaume : Je ne sҫai si vous avez oüi parler de la foreur des loups enragez qui sont entrez dans nôtre ville d’Angers, & ont mordu plus de cinquante personnes, qui ont été obligées d’aller à la mer. On regarde ce desastre, comme un veritable fleau […]. J’ai vû plusieurs 394 Partie III - Dimension épistémologique 344 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juin 1714, p. 119-121. Jean-Marc Moriceau, auteur d’une Histoire du méchant loup. La Question des attaques sur l’homme en France, doute de la véracité de ces témoignages publiés dans la presse de l’époque : « Destinées à un public populaire, vendues chez les libraires et les marchands de papier ou véhiculées dans les campagnes par d’innombrables colporteurs, ces images contribuèrent à alimenter l’image négative du loup. Attachées à médiatiser le sensationnel, elles donnaient aux faits divers une résonance dans le temps et dans l’espace qui doit être relativisée aujourd’hui », voir Jean-Marc Moriceau, Histoire du méchant loup. La Question des attaques sur l'homme en France (XVe-XXe siècle), Paris, Pluriel, 2016, p. 49. Ainsi, les périodiques ne constituent pas le type de source le plus utilisé dans son étude, mais ce sont les actes de décès qui y occupe le premier rang. Néanmoins, on peut prêter foi au récit du Nouveau Mercure galant. Selon Moriceau, les dernières années du règne de Louis XIV ont connu une « recrudescence […] générale » des attaques des loups. On peut donc douter de l’ampleur des assauts dont parle le Nouveau Mercure galant, mais l’événement décrit ne suscite guère de doutes et paraît bien réaliste, voir ibid. p. 98-99 et p. 150-151. 345 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juin 1714, p. 120. 346 Ibid. 347 Jean-Marc Moriceau souligne que, malgré des efforts importants, la lutte contre les loups reste inefficace avant le XIX e siècle. À part la grande religiosité de l’époque, ce problème constitue certainement une deuxième explication du fait que les contemporains du Nouveau Mercure galant se tournent directement vers Dieu pour apaiser ce fléau, voir Jean-Marc Moriceau, L'Homme contre le loup. Une guerre de deux mille ans, Paris, Fayard, 2011, p. 410. 348 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juin 1714, p. 120. de ces pauvres blessez qui faisoient compassion. Les loups les ont mordus au visage & à la tête 344 . La situation est donc grave et le contributeur anonyme au Nouveau Mercure galant souligne qu’aux yeux des Angevins, l’invasion des loups est causée par « la colère du Seigneur 345 ». La solution paraît donc évidente : on organise une « procession generale pour appaiser [Dieu] 346 ». À part un prélat qui a quitté sa demeure au beau milieu de la forêt, le correspondant d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay n’évoque aucune réelle mesure contre les prédateurs. Ainsi, cette contribution montre, d’un côté, l’inhospitalité forestière qui caractérise encore l’Europe de l’Ancien Régime et, de l’autre, la religiosité populaire du temps qui se manifeste dans le refus de chercher des causes rationnelles à cette soudaine agressivité des loups - il s’agit, apparemment, d’un événement exceptionnel 347 . Toujours selon le contributeur inconnu, la dernière fois que l’on aurait vu de telles attaques dans la région d’Angers remonterait à « cent ans 348 », c’est-à-dire au début du XVII e siècle. Un rapport d’Italie rédigé par un contributeur inconnu qui fut publié dans le numéro de novembre 1714 relève de cette même catégorie de foi populaire. Il 395 2. Le cartésianisme 349 Ibid., novembre 1714, p. 159-160. 350 Ibid., p. 159. 351 Selon Michael Ferber, le nombre « trois » fait partie des chiffres mythiques dotés d’une signification culturelle propre, voir Ferber, op. cit., p. 141-142. 352 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., novembre 1714, p. 163. 353 Ibid., p. 163-164. 354 Ibid., p. 166. s’agit d’une « Relation que le Pape a reҫûë d’un miracle averé, & qui est arrivé à Icernie, ville du Royaume de Naples, pendant le mois d’Octobre dernier ». Selon l’auteur de ce texte, tout a commencé avec des pluies diluviennes qui ont été considérées comme une punition divine par les gens de la région. Ainsi, « le Clergé de la ville […] avoit ordonné des prieres publiques pour fléchir la colere du Ciel, & pour lui demander la fin des pluies continuelles qui avoient inondé toute la campagne, & des maladies contagieuses qui ravageoient tout le pays 349 ». Cette forme de piété populaire en soi n’est pas encore surprenante et rejoint celle des Angevins, mais lors d’un culte, des religieuses auraient observé qu’une « petite image de la Vierge, faite de cire 350 » aurait commencé à pleurer. L’auteur de cette « Relation » rapporte qu’ensuite, ce phénomène se serait reproduit trois fois 351 et que « l’Evêque & tout le Clergé 352 » du royaume se sont rendus ensuite sur place pour voir et confirmer ce miracle : Alors l’Evêque fit un discours au peuple & aux Religieuses ; il leur recommanda de ne pas interrompre leurs jeûnes, leur larmes & leur penitence : il leur dit que ce miracle étrange les menaҫoit de quelque grand malheur. Il ordonna des processions solemnelles pour les jours suivants : mais le lendemain Mercredi, sur les huit heures du matin, toutes la ville & tous les lieux d’alentour sentirent un tremblement de terre épouvantable 353 . Une fois le tremblement de terre passé, la vénération pour la statue qui pleure n’a pas cessé et, d’après la « Relation », le monastère où elle est exposée est devenu un véritable lieu de pèlerinage « pour satisfaire à la piété des fideles, qui vont de toutes parts offrir leurs vœux à Dieu 354 ». Encore une fois, on peut donc constater que les contemporains du Nouveau Mercure galant ne tardent pas à créer un lien entre des événements naturels et la volonté de Dieu qui sert à expliquer, et même à justifier, des catastrophes naturelles comme un tremblement de terre, ou, pour reprendre la lettre d’Angers, des loups particulièrement agressifs. Ces exemples ne sont pas en soi surprenants, mais il est intéressant de noter qu’Hardouin Le Fèvre de Fontenay, ses collaborateurs ainsi que ses lecteurs qui, dans leur majorité, sont proches des Modernes et promeuvent la méthode géométrique, ne questionnent pas ces formes de superstition populaire. Or, la 396 Partie III - Dimension épistémologique 355 Ibid., p. 157. 356 Ibid. 357 Il faut penser à l’Esther et l’Athalie de Racine. Dans la première tragédie, par exemple, la protagoniste déclare à Aman, ancien favori du roi et traître démasqué : « Les Juifs n’attendent rien d’un méchant tel que toi./ Misérable, le Dieu vengeur de l’innocence,/ Tout prêt à te juger, tient déjà sa balance./ Bientôt son juste arrêt te sera prononcé./ Tremble. Son jour approche, et ton règne est passé », voir Jean Racine, « Esther », dans id., Œuvres complètes, édition établie par Raymond Picard, Paris, Gallimard, 1950-1952, 2 volumes, tome I, p. 805-862, ici p. 857. Dans Athalie, une image similaire de Dieu est esquissée. À la fin de la pièce, le grand-prêtre Joad en résume la morale : « Par cette fin terrible [d’Athalie, la régente, qui a converti son royaume à un culte païen], et due à ses forfaits,/ Apprenez, roi des Juifs, et n’oubliez jamais/ Que les rois dans le ciel ont un juge sévère,/ L’innocence un vengeur, et l’orphelin un père », voir id., « Athalie », dans ibid., p. 863-954, ici p. 943. 358 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juin 1714, p. 120. 359 Ibid., novembre 1714, p. 159. 360 Ibid., février 1715, p. 175. 361 Ibid., p. 176. 362 Charles Sorel, De la connaissance des bons livres ou examen de plusieurs autheurs, Paris, André Pralard, 1671, p. 87. « Relation » italienne de novembre 1714 est présentée de sorte que les lecteurs la prennent très au sérieux. Elle suit directement les nouvelles, on va même jusqu’à prétendre que le pape en personne y adhère et, dans la transition qui précède ce rapport d’Icernie, le responsable de la revue engage même sa propre autorité. Il précise qu’il ne l’aurait pas intégrée dans son périodique « s’il y avoit quelqu’un à Rome & dans tout le Royaume de Naples qui osât en douter 355 ». Et, dans la suite, il ajoute que, de son point de vue, il n’y a pas d’« idées superstitieuses 356 » dans cette « Relation ». Notons enfin - sans entrer toutefois dans une analyse de la théologie de ce temps - la propagation d’une image de Dieu tirée de l’Antiquité juive et de l’Ancien Testament et qui fut popularisée par les tragédies bibliques de Racine : celle d’une figure divine jalouse et vengeresse 357 . Dans deux récits intégrés dans le périodique, il est question de « la colere du Seigneur 358 » ou de la « colere du Ciel 359 » pour expliquer l’apparition des loups agressifs ou l’inondation terrible. Or, ces raisonnements rappellent les attaques contre les dieux de l’Iliade ; par exemple le critique anonyme des Causes de la corruption du goût d’Anne Dacier constate que les dieux d’Homère « n’agissent pas avec dignité 360 » et qu’ils sont simplement « méprisables 361 ». C’est là une critique caractéristique du monde gréco-romain. Charles Sorel avait déjà dénoncé ces comportements ; il est, par exemple, horrifié d’une « Junon vaine orgueilleuse, colere et vindicative [ou d’] un Mars furieux 362 ». Ainsi, il est manifeste qu’on reproche aux divinités antiques des qualités typiquement humaines ; cependant lorsqu’il s’agit du Dieu 397 2. Le cartésianisme 363 Voir le sous-chapitre « Des histoires culturelles avant la lettre ». 364 Dans le livre qui porte le même titre, François-René Chateaubriand explique, selon Jean-Claude Berchet, que le christianisme a su « relancer une histoire [romaine et occidentale] à bout de souffle et […] rendre espoir à une humanité sans avenir », voir Jean-Claude Berchet, Chateaubriand, Paris, Gallimard, 2012, p. 347. 365 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., mai 1716, p. 11. chrétien, on les accepte et les propage. Même s’il est question d’une foi populaire et non pas d’un débat érudit, cette distinction est tout autant révélatrice : dans le Nouveau Mercure galant, le christianisme n’est point sujet à l’examen critique. Ces exemples d’Angers et d’Icernie dessinent donc une image assez sombre du Dieu chrétien ; tout en étant certainement un peu naïve, cette foi populaire forme un véritable bastion contre la méthode critique que même les philosophes des Lumières auront du mal à prendre. Pourtant, le christianisme présente encore un deuxième obstacle d’une nature bien différente au triomphe absolu de la philosophie moderne. Contrairement à Spinoza, les philosophes et hommes de lettres français ont du mal à questionner la foi et à soumettre la tradition religieuse à un examen critique. L’une des causes en est le rapprochement effectué entre le christianisme et le progrès moral. Ainsi est créé un lien de causalité dont on trouve aussi des exemples dans le Nouveau Mercure galant. Il s’agit des préludes des livraions de mai et de juin 1716 qui forment de véritables histoires culturelles avant la lettre. Nous les avons déjà étudiées dans cette partie puisqu’elles permettent de revaloriser l’Antiquité tout en mettant l’accent sur l’idée du progrès 363 . En outre, leur auteur, Hardouin Le Fèvre de Fontenay lui-même, souligne que la naissance et l’expansion du christianisme ont amélioré les mœurs du monde gréco-romain - cette réflexion est reprise presque un siècle plus tard par François-René de Chateaubriand qui qualifiera cette même influence bienfaisante de « génie du christianisme 364 ». Dans sa revue de mai 1716, le responsable du Nouveau Mercure galant écrit : [L]es Romains celebroient superstitieusement Orgies, Saturnales, Lupercales, Bacca‐ nales, les Mysteres de la bonne Déesse, & 3973. autres Feries tant bonnes que mauvaises, ausquelles souvent outre le sang des Victimes, étoit merveilleusement répandu de sang humain. L’aneantissement du Paganisme détruisit ensuite peu à peu l’établissement de ces Fêtes, pour la plûpart impudentes, ridicules & sanglantes 365 . Face à la violence des débats de la Querelle d’Homère, cette différenciation surprend. Le responsable du périodique montre bien dans ce bref passage que le progrès introduit par le christianisme, tout en étant révolutionnaire, a pris du temps pour se développer et produire ses effets. Or, à long terme, selon Le Fèvre de Fontenay, les résultats étaient ceux attendus : « On se contenta […] des 398 Partie III - Dimension épistémologique 366 Ibid., p. 11-12. 367 Ibid., juin 1716, p. 5. 368 Ibid., p. 5-6. 369 Ibid., mai 1716, p. 11. 370 La Motte, « Homère », op. cit., p. 234. 371 Ibid., p. 237. 372 Ibid. 373 Gevrey, Guion, « Homère », op. cit., p. 145. representations en Prose ou en Vers, des plus belles actions des Dieux ou des Heros, & de la censure des sottises des hommes 366 . » On abandonne les spectacles sanglants, tels que les combats des gladiateurs, tandis que d’autres éléments jugés plus sains et plus moraux de la culture antique ont survécu. Un mois plus tard, cette idée est reprise par Le Fèvre de Fontenay dans un « Prélude impayable ». Certes, il n’évoque pas explicitement le christianisme, mais les différents cultes de l’Antiquité sont bien mentionnés - « [p]lusieurs Peuples […] ont même regardé [les spectacles] anciennement comme des articles essentiels de leurs Religions 367 » - et, après l’étude d’autres textes, il paraît évident que le responsable de la revue a également pensé à la religion chrétienne en écrivant les lignes suivantes : « Enfin après une infinité de changemens dans les coûtumes, & de revolutions dans les Monarchies, presque tous les habitans de l’Europe devenus plus civilisez & plus humains, ont banni de leurs spectacles l’usage barbare d’ensanglanter leurs Fêtes 368 . » C’est principalement la référence au sang, qui a massivement coulé, qui doit être interprétée comme une référence intertextuelle renvoyant au prélude de la livraison de mai 1716 du Nouveau Mercure galant et donc à l’« aneantissement du Paganisme 369 ». Ces deux extraits du périodique ramènent l’analyse au problème des mœurs et de la morale de l’Antiquité. Selon Larry F. Norman, ce sont les aspects jugés immoraux de l’Iliade qui ont particulièrement choqué les Modernes du siècle de Louis XIV et ont incité Houdar de La Motte à réécrire l’épopée. Dans son Discours sur Homère, celui-ci avance modestement : « Je me suis donc contenté de remédier, autant qu’il m’a été possible, aux défauts qui choquent ou qui ennuient ; ceux-là ne se pardonnent point 370 . » Néanmoins, quelques pages plus loin, il admet qu’il a modifié l’original « sans scrupule 371 » pour rendre sa beauté à l’Iliade et leur « gloire 372 » à ses héros. La Motte, tout comme Le Fèvre de Fontenay, est donc persuadé du progrès effectué depuis l’Antiquité, mais, en ce qui concerne l’origine de cette évolution, les deux Modernes ne sont guère d’accord. Selon Françoise Gevrey et Beatrice Guion, le rival d’Anne Dacier « refuse […] [toute] christianisation de l’Iliade  373 ». Ainsi, La Motte corrige les passages médiocres de l’épopée au nom de la raison et non pas de la religion. Les chercheuses y voient une importante différence entre les deux parties de la 399 2. Le cartésianisme 374 Ibid. 375 Fontenelle, Bernard Le Bovier de, Histoire des oracles, Paris, G. de Luyne, 1687, p. 4-5. Querelle des Anciens et des Modernes. Contrairement à l’imitateur de l’Iliade, Charles Perrault souligne effectivement la contribution du christianisme dans ses propres œuvres, notamment le Parallèle des Anciens et des Modernes. Gevrey et Guion : C’est encore au nom de son christianisme que Perrault défendait la thèse de la supériorité des Modernes dans la connaissance du cœur humain, supériorité qui fondait à son tour celle de la littérature moderne : c’est à la raison chrétienne que les Modernes sont redevables de la « connaissance plus profonde et plus exacte […] du cœur de l’homme et de ses sentiments les plus délicats et les plus fins » 374 . Force est de constater qu’Hardouin Le Fèvre de Fontenay développe ici une position différente de celle de La Motte et qu’il adhère plus aux idées de Charles Perrault. Cela ne peut qu’être souligné au vu de notre sujet, puisqu’il est relativement rare que Le Fèvre de Fontenay se démarque autant de La Motte. Pourtant, on ne saurait limiter les prises de position à une bienveillance ou à une simple neutralité à l’égard du christianisme. Au contraire, il y a aussi des Modernes plus critiques. À en croire ses deux histoires culturelles de 1716, le responsable du périodique semble considérer le christianisme primitif comme un facteur positif qui a accéléré la progression de l’humanité. Hardouin Le Fèvre de Fontenay attribue donc clairement un rôle primordial à la religion chrétienne qui, dès le premier siècle de notre ère, aurait contribué à une amélioration des mœurs. Cette conviction distingue Le Fèvre de Fontenay et ses textes non seulement des idées de La Motte, mais encore plus de celles de Bernard Le Bovier de Fontenelle. Celui-ci écrit dans son Histoire des oracles : [L]es préjugez ne sont pas commun d’eux-mesmes à la vraye & aux fausses Religions. Ils regnent necessairement dans les fausses Religions, […] mais dans la vraye, qui est un ouvrage de Dieu seul, il ne s’y en trouveroit jamais aucun, si ce mesme esprit humain pouvoit s’empêcher d’y toucher, & d’y mesler quelque chose du sien 375 . Fontenelle ajoute qu’une fois les erreurs devenues part intégrale de la religion chrétienne, personne n’a plus osé les remettre en question. Par conséquent, toujours d’après Fontenelle, le christianisme primitif serait fautif, conviction dont il déduit la supériorité du culte de son temps. Il précise : Le Christianisme a toûjours esté par luy-mesme en estat de se passer de fausses preuves, mais il y est encore presentement plus que jamais, par les soins que de grands 400 Partie III - Dimension épistémologique 376 Ibid., p. 6. 377 Spinoza, Tractatus theologico-politicus - Traité théologique-politique, édition établie par Pierre-Franҫois Moreau, Paris, PUF, 1999, chapitre VII, paragraphe 3, p. 281. 378 Norman, Shock, op. cit., p. 108. 379 « [L]es relations ambiguës que les Lumières entretiennent avec les valeurs chrétiennes » sont illustrées par le recueil suivant : Christiane Mervaud, Jean-Marie Seillan (dir.), Philosophie des Lumières et valeurs chrétiennes. Hommage à Marie-Hélène Cotoni, Paris, L'Harmattan, 2008, selon l’avis de Jacques Cormier, « Compte rendu de Christiane Mervaud et Jean-Marie Seillan (dir.), Philosophie des Lumières et valeurs chrétiennes. Hommage à Marie-Hélène Cotoni, Paris, L'Harmattan, 2008 », en ligne : http: / / srhlf.free.fr / PDF/ Philosophie_des_Lumieres_et_valeurs_chretiennes.pdf, site consulté le 08/ 06/ 18. Hommes de ce Siecle ont pris de l’établir sur ses veritables fondements, avec plus de force que les Anciens n’avoient jamais fait 376 . Par conséquent, il faut constater qu’un clivage important existe dans le camp des Modernes. D’un côté, il y a ceux pour lesquelles la foi chrétienne est également sujette au progrès, c’est-à-dire inférieure à la philosophe critique et à la méthode géométrique. C’est l’approche également choisie par Baruch Spinoza. Dans son Traité théologico-politique, il écrit dans la première partie, c’est-à-dire celle consacrée aux préjugés des théologiens : C’est pourquoi la connaissance de toutes ces choses [les révélations et les opinions des prophètes], c’est-à-dire de presque tout le contenu de l’Écriture, doit se tirer de l’Écriture seule, tout comme la connaissance de la nature doit se tirer de la nature même 377 . De l’autre, il y a des Modernes, que Larry F. Norman décrit comme des orthodoxes 378 , qui refusent de soumettre la religion à la philosophie et qui estiment, en revanche, que le christianisme était même un moteur essentiel du progrès moral et philosophique. D’une certaine façon, c’est la question des Lumières chrétiennes 379 qui se pose ici. Si on peut aisément classer Hardouin Le Fèvre de Fontenay dans la deuxième catégorie énoncée, il ne faut pourtant pas oublier que le responsable de la revue développe ces idées seulement dans des livraisons de 1716, donc après l’apogée de la Querelle d’Homère en 1715. Nous pouvons donc dire que ce conservatisme du Nouveau Mercure galant correspond bien à celui d’un périodique qui est en perte de vitesse au début du XVIII e siècle et qui ne parvient pas à rester le fer de lance du proto-journalisme qu’il était au XVII e siècle. Cette analyse de quatre textes du Nouveau Mercure galant nous a permis de montrer la diversité des approches concernant la question de la religion. Au total, on peut distinguer trois positions différentes dont deux - les moins novatrices 401 2. Le cartésianisme 380 Bossuet, Connaissance, op. cit., p. 32 381 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., novembre 1714, p. 174. 382 Génetiot, Classicisme, op. cit., p. 351. - sont présentes dans la revue. Celles-ci constituent un obstacle à la victoire absolue de la méthode géométrique : il s’agit de la foi populaire et de la foi comme moteur du progrès philosophique, puisqu’elles rendent impossible n’importe quel examen critique du christianisme. Une raison froide et sans cœur Le mot d’ordre des Modernes est la raison. Selon eux, c’est elle qui permettrait de déconstruire les préjugés, comme l’adoration aveugle des auteurs gréco-latins, et c’est toujours elle qui garantirait le progrès scientifique. Ainsi, au début du XVIII e siècle, la méthode critique semble s’imposer presque partout. En effet, même dans le domaine des belles-lettres, la notion de « raison » est omniprésente : seule une littérature bien ordonnée et harmonieuse peut plaire et même les Anciens y souscrivent. Jacques-Bénigne Bossuet, par exemple, constate que « juger de la beauté, c’est juger l’ordre 380 ». Une contributrice anonyme du Nouveau Mercure galant lie le bon goût à la raison tout en critiquant le goût du public contemporain. Dans la livraison de novembre 1714, elle s’exprime de la façon suivante : « Je ne parle pas icy, Madame, de ce que l’on appelle goût du sentiment […]. C’est du goût du discernement & de raison, que je veux parler, & voicy comment je le définis. Le bon goût est un parfait accord de l’esprit avec la raison 381 . » Face à ces déclarations, on voit bien toute la souplesse du terme raison à l’âge classique. En effet, la raison décrit plus une approche générale qu’une méthode très précise et Alain Génetiot distingue au moins deux applications possibles : Le classicisme est donc une esthétique de la lumière, de la clarté et la clarification porteuse d’illumination. Cette dimension néoplatonicienne de la raison classique, qui consiste dans un accès à la connaissance par un passage à la limite, l’oppose à la raison mathématique des modernes « géomètres », héritiers de la méthode cartésienne more geometrico obtenue par déduction logique minutieuse à partir d’axiomes 382 . Par conséquent, il ne faut pas oublier que les Anciens et les Modernes respectent une certaine idée de la raison qui a permis de dépasser le désordre de la littérature baroque. Et même si les Anciens frôlent de temps en temps les limites de la raison, ils restent à l’intérieur de ce champ bien défini - rappelons-nous qu’Anne Dacier a elle aussi modifié certains passages de l’Iliade. Or, il est primordial de se souvenir de cette importance accordée à la raison puisque nous aborderons et analyserons un peu plus tard quelques textes du 402 Partie III - Dimension épistémologique 383 Nous pensons surtout aux débats sur l’intelligence artificielle, ses avantages et ses dangers, notamment au progrès des algorithmes qui apprennent d’une manière auto‐ nome, voir, par exemple, les questions discutées dans Julian Nida-Rümelin, Nathalie Weidenfeld, Digitaler Humanismus. Eine Ethik für das Zeitalter der Künstlichen Intelli‐ genz, München, Piper, 2018. 384 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., décembre 1715, p. 241. 385 Ibid., p. 242. 386 Ibid., p. 243. 387 Barbafieri, op. cit., p. 49. 388 Ibid., p. 56. périodique qui mettent en doute la prédominance de la raison dans le sens le plus vaste. Il ne s’agit cependant pas d’un ensemble cohérent de textes, mais de compositions très diverses : un discours d’un avocat qui met en garde contre les dangers d’une raison froide, ce qui lui donne une étrange actualité à travers les siècles 383 , ou des contributions qui valorisent un plaisir pur qui se passe de toute dimension rationnelle. Premièrement, il sera question de la dernière catégorie évoquée ci-dessus : le plaisir passionnel ou, pour reprendre l’expression de la contributrice de novembre 1714, le « goût du sentiment ». Dans le Nouveau Mercure galant de décembre 1715, un auteur anonyme entreprend une défense de ce qu’il appelle le « mauvais goust  384 ». Or, il ne semble point apprécier - ou, du moins, pas tenir à - cette dénomination puisqu’il ne réutilise jamais cette expression dans son texte. Il préfère parler d’une « dépravation de goût 385 » ou d’« extravagances 386 » tout en évitant, si possible, ces termes qui ont une connotation négative évidente. La mise en italique du thème « mauvais goust » indique, en revanche, que le contributeur inconnu sait très bien qu’il parle d’une notion bien établie et qu’il veut participer à des débats en cours. Dans son Anatomie du « mauvais goust », Carine Barbafieri souligne que ce sujet est effectivement à la mode depuis la deuxième moitié du XVII e siècle « sans que le sens de l’expression soit toujours précisément défini 387 ». Effectivement, les réflexions sur le bon goût sont souvent accompagnées d’interrogations sur son contraire et inversement. Ainsi, Barbafieri revient sur plusieurs auteurs qui ont marqué l’évolution de cette notion complexe, comme, par exemple, François de La Rochefoucauld ou encore Morvan de Bellegrade. Sans reprendre en détails les recherches de Barbafieri, il est pourtant intéressant de voir qu’« à partir de la querelle d’Homère […], bon/ mauvais goût [mise en italique dans l’original] deviennent des expressions très courantes de la critique littéraire, très souvent employées 388 ». Barbafieri désigne surtout Thémiseul de Saint-Hyacinthe qui définit le « mauvais goust » de la façon suivante : « Il [le goût] est mauvais, 403 2. Le cartésianisme 389 Thémiseul de Saint-Hyacinthe, « Seconde lettre à Madame Dacier », dans Lecoq, Querelle, op. cit., p. 532-555, ici p. 533. 390 Les rapports entre la peinture et la poésie, qui sont évoqués ici, se trouvent au centre de nombreux projets de recherche depuis la parution du livre de Rensselaer : Rensselaer W. Lee, Ut pictura poesis: The Humanistic Theory of Painting, New York, Norton, 1967 qui souligne la convergence entre les deux arts à l’époque moderne. Selon Alain Génetiot, Lee a, cependant, sorti la célèbre formule d’Horace de son contexte en ignorant la rivalité entre la poésie et la peinture que n’excluent pas à proprement parler les mots horaciens, voir Alain Génetiot, « Présentation : ut pictura poesis: poésie et peinture au XVII e siècle », Littératures classiques, 2009, n° 245, p. 581-583, ici p. 582-583. Entre la poésie et la peinture existe donc une riche zone de tensions et il n’est guère étonnant que celle-ci a été étudiée par bien des chercheurs, comme Annie Becq, qui, dans son étude majeure, s’intéresse à l’art dans son sens le plus vaste, voir, par exemple, Becq, op. cit., p. 81. Plus récemment, le numéro 245 de la revue Dix-septième siècle qui est consacré au concept de l’ut pictura poesis illustre « les croisements constants […] entre topique picturale et ‘lieux’ poétiques » pour répondre les mots d’Emmanuel Bury, voir Emmanuel Bury, « Conclusions : ut pictura poesis, un paragone révélateur de l'imaginaire », Littératures classiques, 2009, n° 245, p. 699-701, ici p. 701. 391 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., décembre 1715, p. 245-246. lorsqu’on trouve du plaisir dans une chose qui devait causer une impression désagréable 389 . » Saint-Hyacinthe développe ici une explication rationnelle du goût qui confirme les remarques initiales de ce sous-chapitre : le jugement prime sur l’imagination. Contrairement à l’auteur du Chef-d’œuvre d’un inconnu qui publie au moins un texte dans le Nouveau Mercure galant, le contributeur inconnu de décembre 1715 propose une définition bien différente du goût tout en s’inscrivant dans une autre tradition - celle qui rapproche les belles-lettres de la peinture 390 : Le goût que je deffends est un effet d’une imagination qui se peint & quelquefois même se caracterise une chose sans précaution. Cette peinture s’attache insensiblement aux idées & fait bien tôt après sur l’esprit, ce que fait de l’huile répanduë sur une piece d’étoffe ; elle l’assiege, s’en empare, & le cœur se trouve en même temps envelopé dans l’esprit. L’objet de nôtre goût occupe alors un si grand terrain dans nostre ame, qu’on ne s’avise pas même de songer à l’en arracher 391 . Tout d’abord, ces réflexions paraissent révolutionnaires - selon l’auteur de ces lignes, le goût dépendrait de l’imagination. Ainsi, son concept du bon goût tranche nettement avec les idées dominantes de l’époque et il semble préfigurer les textes de Jean-Baptiste Du Bos ou, plus tard, d’Alexander Baumgarten. En même temps, le contributeur au Nouveau Mercure galant n’échappe pas à son temps : il explique d’une manière poétique que, même une fois ressentis, les effets de l’imagination doivent encore pénétrer dans l’esprit, ce qui reste un vrai défi. Les termes choisis sont clairs : l’auteur anonyme parle d’un siège et 404 Partie III - Dimension épistémologique 392 Pour savoir plus sur l’importance que l’abbé Jean-François de Pons accorde à la raison mathématique des Modernes, peu importe de quel domaine il est question, voir le sous-chapitre « Jean-François de Pons ou une définition moins vague de la raison ». 393 Voir aussi les conseils qu’on a donné à Hardouin Le Fèvre de Fontenay et que celui-ci résume dans la livraison de juin 1714, voir le sous-chapitre « Écrire pour le public » ou ibid., juin 1714, p. 8. 394 Ibid., décembre 1715, p. 241. 395 Ibid. 396 Ibid., p. 241-242. Les gladiateurs se trouvaient en marge de la société romaine de l’Antiquité. En général, ils étaient des esclaves criminels ou des prisonniers de guerre, c’est-à-dire d’origine étrangère. Et même si certains citoyens romains ont décidé librement d’embrasser la carrière de gladiateur, cela impliquait toujours une relégation sociale. Pour plus d’informations, voir Thomas Wiedemann, Kaiser und Gladiatoren. Die Macht der Spiele im antiken Rom, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2001, p. 109-116. évoque l’image d’un château fort qu’il faut prendre. En revanche, il ne faut pas oublier de souligner que le contributeur anonyme va bien plus loin que Pons qui n’évoque que brièvement le jugement individuel dans la livraison de juin 1715 de la revue, mais qui lie la critique du goût toujours à la raison 392 . Le contributeur anonyme et défenseur du « mauvais goust » du numéro de décembre 1715 semble bien connaître la nature du périodique et il ne se perd pas dans des réflexions trop théoriques qui pourraient ennuyer les lecteurs 393 . En tant que bon pédagogue, il se sert plutôt de nombreux exemples pour illustrer et appuyer ses pensées. Il s’agit de véritables faits divers qui sont avant tout destinés à amuser les lecteurs, mais qui, dans le même temps, montrent que la passion ne se soumet pas toujours aux raisons d’un bon jugement. En outre, l’auteur inconnu semble suggérer que le « mauvais goust » constitue un phénomène millénaire puisque le premier exemple qu’il évoque est « la femme d’un illustre Senateur Romain 394 ». Celle-ci fait partie de la haute noblesse romaine et est « élevée dans le sein de la molesse, & nourrie dans tout le luxe de Rome 395 ». En théorie, ce membre de l’élite sociale et politique de Rome devrait tout faire pour respecter les bonnes mœurs et éviter tout scandale. Or, elle ne se comporte pas d’une façon exemplaire et s’enfuit avec son amant qui est issu de la couche sociale la plus basse : « [La femme du sénateur brave] mille affreux perils pour traverser les Mers avec un miserable Gladiateur qu’elle aime, ne sacrifie ainsi son repos, ses plaisirs, & sa santé qu’à son goût, quel reproche a-t-on à luy faire 396 ? » Si cette question est censée inciter les lecteurs du Nouveau Mercure galant à prendre position, c’est-à-dire approuver ou condamner l’exemple décrit, l’auteur ne laisse pas de temps à son public pour réfléchir. Il continue tout de suite en présentant un deuxième exemple : « Qu’a-t-on à dire aux femmes de Joconde & 405 2. Le cartésianisme 397 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., décembre 1715, p. 242. 398 Cacher et donc protéger l’identité d’un contributeur ou d’une personne dont on parle, constitue une pratique courante à l’époque du Nouveau Mercure galant - il suffit de se souvenir des nombreux exemples déjà rencontrés dans le périodique ou bien la tradition de ne pas nommer des personnes concrètes dans les satires, voir Debailly, op. cit., p. 133. En outre, Alain Génetiot parle d’un « goût de pseudonymie » qui permet non seulement de protéger l’honneur des personnes concernées, voir également ibid., p. 132-133, mais aussi de créer une « fiction égalitaire » caractéristique de la société mondaine de l’époque, voir Génetiot, Classicisme, op. cit., p. 150. 399 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., décembre 1715, p. 242-243. 400 Ibid., p. 243-244. 401 Ibid., p. 244. 402 Ibid., p. 245. d’Astolphe de preferer, l’une un sale Phalfrenier, & l’autre un Nain hideux à leurs aimables Epoux 397 ? » Encore une fois, le contributeur au périodique choisit deux femmes illustres - les épouses de deux héros de la Chanson de Roland - pour donner des exemples de liaisons amoureuses choquantes. Et à l’auteur anonyme de terminer cette parade de femmes de « mauvais goust » en décrivant le cas d’une « Madame de *** » qui tombe amoureuse d’un esclave musulman. Sans aucun doute possible, la « Madame de *** » désigne une femme qui appartient à la société mondaine du temps de Louis XIV 398 . Ainsi, l’auteur présente trois exemples différents et il insiste sur la longue tradition du « goût du sentiment » : à l’en croire, ce dernier date de l’Antiquité et n’a disparu ni au Moyen Âge, ni à l’époque contemporaine. Un autre lien qui relie les trois cas évoqués repose sur la question qui conclut cette partie de sa démonstration : « [P]ourquoy vouloir qu’il y ait de dépravation de goût dans ces amours 399 ? » À cette petite trilogie du « mauvais goust » s’ajoute encore un quatrième exemple qui est plus développé et plus littéraire. Encore une fois, l’auteur présente deux jeunes femmes issues d’un milieu aisé : « Emilie & Faustine sont jeunes, charmantes, riches, de bonne maison, & ont beaucoup d’esprit. Une éducation parfaite est jointe à ces avantages, & quelque part qu’on les voye, tous les souffrages paraoissent dûs à leur merite 400 . » Elles sont apparemment si parfaites que personne ne croirait qu’« Emilie aime Arlequin à la fureur, & que Faustine adore Pierrot 401 ». Si cette mise en scène n’est jusqu’ici qu’une réécriture des trois exemples précédents, le contributeur ajoute une nouvelle dimension au scandale. Contrairement à la noble romaine, Faustine et Emilie ne s’enfuient pas avec leurs amants, mais elles les imposent à la société mondaine : « [Personne] ne sera bien receu chez ces deux aimables personnes, s’il ne leur promet de leur faire faire au moins une partie de souper avec leurs Amants 402 . » L’exemple de ces deux jeunes femmes « de bonne maison » peut être considéré comme une règle générale puisque les quatre noms - Faustine, Emilie, Arlequin 406 Partie III - Dimension épistémologique 403 Gilles Castagnès, Les Femmes et l'esthétique de la féminité dans l'œuvre d'Alfred de Musset, Bern, Berlin, Bruxelles, Peter Lang, 2004, p. 87-88. 404 François Moureau, « Marivaux et le jeu italien », dans Pierre Frantz (dir.), Marivaux : jeu et surprises de l'amour, Presses de l'Université de Paris-Sorbonne, 2009, p. 15-32, ici p. 23-25. 405 Pierre Carlet de Marivaux, « Arlequin poli par l'amour », dans id., Théâtre complet, édition établie par Marcel Arland, Paris, Gallimard, 1949, p. 55-82, ici p. 57. 406 Id., « La Surprise de l’amour », dans ibid., p. 137-192, ici p. 139. 407 Id., « La Double Inconstance », dans ibid., p. 193-260, ici p. 196. 408 Moureau, « Marivaux », op. cit., p. 25. et Pierrot - sont tous des personnages caractéristiques de la commedia dell’arte. Gilles Castagnès en résume l’importante influence sur les écrivains français : Qu’il faille en chercher la source dans des réminiscences de romans du XVIII e siècle, […] il semble […] que les prénoms féminins comportant les phonèmes [il], [in] ou simplement le phonème final [i] constitué de la graphie « ie » soient associés aux jeunes amoureuses ou aux jeunes filles passionnées qui se consument d’amour : Lucie, Lydie, Julie, Emilie, Rosalie, Eveline, (Faustine) [mise entre parenthèse dans l’original], Carmosine, Bettine, Barberine, Emmeline, Cécile, et même Camille 403 . Cette tradition se retrouve également chez Marivaux qui écrit beaucoup de pièces pour le Théâtre-Italien tout en francisant les rôles-types 404 : néanmoins, quelques-unes de ses héroïnes s’appellent toujours « Silvia 405 », « Colombine 406 » ou « Flamina 407 ». À l’instar de leurs amantes, Arlequin et Pierrot sont issus de la commedia dell’arte. Ils y incarnent des personnages secondaires, tel que celui du servant un peu naïf, voire bête. De plus, ils entrent aussi dans les comédies françaises, par exemple dans celles de Molière : il faut penser notamment à son Dom Juan  408 . Ainsi, par le choix de noms qui appartiennent à un code familier aux lecteurs du temps, le contributeur anonyme au Nouveau Mercure galant semble établir un cas type qui paraît si général qu’il peut être considéré comme une véritable règle à laquelle s’ajoutent encore les réflexions théoriques étudiées au début de l’analyse de cette contribution. Force est de constater que ce court texte d’environ sept pages contient une véritable remise en question du goût rationnel et une vraie promotion du « goût du sentiment » - à condition d’exclure toute lecture ironique, voire satirique de cette contribution. Or, face à l’inscription du texte dans les débats de son temps - la mise en italique des mots-clés - et au vu du lien entre les cas exemplaires et les réflexions théoriques, une telle interprétation paraît erronée. Au contraire, il faut prendre cette prise de position au sérieux. Tout comme les nouvelles galantes, elle met en question non seulement le mariage en tant qu’institution 407 2. Le cartésianisme 409 Kulessa, « Amour », op. cit., p. 64. 410 Ibid., p. 62. La citation précédente provient de la même source. 411 Hepp, op. cit., p. 754. 412 Ibid., p. 753. 413 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., août 1715, p. 85-86. 414 Ibid., p. 87. sociale, mais aussi les « règles de conduite qui fondent la société de l’époque 409 ». En outre, elle désigne une alternative à la raison mathématique des géomètres tout en réduisant l’empire de la passion aux femmes. Pourtant, cela est typique à l’époque du Nouveau Mercure galant. Dans le Dictionnaire des femmes des Lumières, Rotraud von Kulessa rappelle que l’amour au féminin semble alors « naturel », et qu’« en même temps, il constitue un danger permanent qui menace l’honneur de la femme, synonyme de chasteté, à savoir la domestication des passions et du corps 410 ». Par conséquent, au lieu de voir ce texte comme une satire, il semble plus convaincant de le considérer comme une provocation qui se place dans l’esquisse d’un amour libertin et érotique au féminin. Sur le plan philosophique, cette mise en valeur de l’amour passionnel se traduit par une promotion des sens au détriment du jugement critique. Après avoir étudié exhaustivement ce premier exemple dont l’auteur revendique une limitation de l’empire de la raison, il faut se poser la question de savoir si ce message novateur se retrouve aussi dans d’autres textes du Nouveau Mercure galant. Noémi Hepp compte, par exemple, Jean Boivin parmi les hommes de lettres qui ont analysé Homère « avec un esprit neuf 411 ». Elle souligne que « Boivin ouvre […] la voie aux thèses plus précises et plus profondes de Du Bos 412 ». Certes, il ne sera pas question d’examiner ici l’intégralité de l’œuvre de Boivin, mais il est primordial de se tourner vers la critique de son Apologie d’Homère et Bouclier d’Achille qui fut publié dans le Nouveau Mercure galant d’août 1715. C’est le responsable du périodique lui-même qui analyse cet ouvrage et il cite amplement le professeur du Collège royal. Le Fèvre de Fontenay écrit notamment : Après quoy il [Boivin] met en avant les reflexions suivantes. Qu’importe aprés tout qu’Homere ait des défauts, si on le lit avec plaisir, si on ne se lasse jamais de le relire ; il faut qu’il soit d’ailleurs un grand enchanteur, si avec tout ces défauts vrais ou pretendus il en laisse pas de plaire & de se faire admirer  413 . Sans surprise, Hardouin Le Fèvre de Fontenay n’adhère point à cet avis et il explique que les lecteurs de l’Iliade en français « sentent […] que les défauts en couvrent tellement les mediocres beautés, qu’on ne peut plus les y aperce‐ voir 414 ». Cependant, le responsable de la revue ne réfute guère le système 408 Partie III - Dimension épistémologique 415 Ibid., p. 88-89. 416 Du Bos, op. cit., p. 680. 417 Viala, France, op. cit., p. 52-55. 418 Même s’il y a une évolution du théâtre cornélien vers un plus grand respect des règles, l’auteur explique encore en 1660 que « la poésie dramatique a pour but le seul plaisir des spectateurs », voir Pierre Corneille, « Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique », dans id., Œuvres complètes, édition établie par Georges Couton, Paris, Gallimard, 1980-1987, 3 volumes, tome III, p. 117-141, ici p. 117, et Pascal Thiercy écrit sur le même sujet : « [P]our lui l’utilité demeure au second rang et n’est qu’un corollaire du plaisir », dans Pascal Thiercy, « La réception d’Aristote en France à l’époque de Corneille », dans Bernhard Zimmermann (dir.), Antike Dramentheorien und ihre Rezeption, Stuttgart, M. und P. Verlag für Wissenschaft und Forschung, 1992, p. 169-190, ici p. 181. 419 Molière, « Malade », op. cit., p. 683. 420 Ibid. Voir aussi Delphine Denis qui définit l’honnêteté comme une qualité intérieure, Denis, op. cit., p. 109. de défense esquissé dans la citation de Boivin, mais il estime seulement que l’on ne peut pas l’appliquer à l’Iliade en français. Et, face à ceux qui, comme l’Ancien, y voient quand même des beautés, Le Fèvre de Fontenay déclare assez sévèrement : « L’Iliade à leur égard est une enchanteresse, une Circé qui semble les avoir privé de toute lumiere d’esprit, les sotises les plus pueriles leur paroissent autant de merveilles de l’art 415 . » Malgré sa brutalité, cette dernière remarque est précieuse puisqu’elle rend le clivage plus clair : d’un côté, il y a ceux qui soumettent l’Iliade à un jugement critique et, de l’autre, il y a des lecteurs qui se laissent surprendre et émouvoir par l’Iliade sans entamer une analyse méthodique du texte. Cette deuxième position se dirige également vers Du Bos. Celui-ci estimera en effet un peu plus tard dans ses Réflexions critiques que « [l]’esprit philosophique qui n’est autre chose que la raison fortifiée par la réflexion et par l’expérience […] apprend mal à juger d’un poème en général. Les beautés qui en font le plus grand mérite, se sentent mieux qu’elles ne se connaissent par la règle et le compas 416 ». Dans le même temps, la défense des émotions et du plaisir n’annonce pas seulement le siècle à venir, mais elle renvoie également aux hommes de lettres du XVII e siècle : les auteurs galants, pour lesquels l’humour constitue un critère majeur 417 , Pierre Corneille 418 ou encore Molière. En expliquant sa conception de l’amour, Angélique, l’héroïne du Malade imaginaire et une femme « de maintenant 419 », justifie son attitude de la manière suivante : « Si j’[…] avais [quelque inclination en tête], Madame, elle serait telle que la raison et l’honnêteté pourraient me la permettre 420 . » Ainsi, grâce à cette critique de l’Apologie d’Homère et Bouclier d’Achille, les lecteurs du périodique peuvent découvrir une position différente de celle des Modernes. Certes, cette contribution est moins claire et moins explicite que la 409 2. Le cartésianisme 421 Furetière, op. cit., entrée « ENCHANTEMENT », tome I, p. 709. 422 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., décembre 1714, p. 289. 423 Ibid. 424 Ibid., p. 291-292. défense du mauvais goût de la livraison de décembre 1715, mais en commentant le livre de Boivin, Hardouin Le Fèvre de Fontenay montre à ses lecteurs qu’il y a plusieurs moyens de juger une œuvre littéraire, même s’il essaie de convaincre ses lecteurs de la justesse de la cause qu’il défend lui-même. Ainsi, il devient évident que la raison mathématique chère aux Modernes n’en est qu’une parmi plusieurs. En outre, l’écart entre la position de Le Fèvre de Fontenay et le point de vue de Boivin est particulièrement bien illustré par les termes « enchanteur » et « enchanteresse », incompatibles avec la méthode géométrique. Selon le Dictionnaire universel d’Antoine Furetiere, la notion d’enchantement a deux significations : il s’agit d’un « Charme, effet merveilleux procedant d’une puissance magique, d’un art diabolique » et « aussi [d’] un effet surprenant dont on ne connoist point la cause 421 ». Ces deux définitions montrent bien l’irrationalité innée en l’enchantement et elles le placent donc en opposition avec la méthode géométrique. La raison - ou plutôt un respect de la méthode géométrique - n’arrive donc pas à toucher : c’est le dénominateur commun entre les deux textes étudiés jusqu’à présent. C'est aussi une voie empruntée par une contribution de décembre 1714. Cette fois-ci, il ne s’agit pourtant pas d’une réflexion sur la critique du goût, mais d’un discours prononcé par René Hérault, avocat du roi, à la « rentrée du Chastelet 422 ». Le contexte est donc bien différent des deux autres contributions analysées dans cette sous-partie. Selon Hardouin Le Fèvre de Fontenay qui abrège et commente quelque peu la conférence, l’objectif d’Hérault est clair : « Le but […] a été de leur faire persuader que les qualitez du cœur sont preferables à celles de l’esprit 423 . » Or, d’une manière plus générale, il explique donc ce qui constitue le bon équilibre entre l’esprit, c’est-à-dire la raison, et le cœur. Premièrement, il faut constater que René Hérault se méfie de l’enthousiasme avec lequel les Modernes adhèrent à la méthode géométrique et la ferveur avec laquelle ils veulent l’imposer dans d’autres domaines. À ses yeux, un avocat qui se laisse guider uniquement par la raison ne constitue point un modèle : [A]veuglé par l’interest, ou séduit par la presomption, [il] entreprendra la deffense des causes les plus injustes, se fiant trop à luy-même, il aura trop peu d’application pour les autres, plus il sera éloquent, plus il sera dangereux ; aux lumières pures qui éclairent, il mélera un faux brillant qui ébloüit 424 . 410 Partie III - Dimension épistémologique 425 Ibid., p. 291. 426 Ibid., p. 298. 427 Ibid., p. 294. 428 Ibid., p. 296. 429 Ibid., p. 304. Aux yeux d’Hérault, un tel avocat est carrément dangereux puisqu’il est à même de faire passer la vérité pour des mensonges, de déguiser la cupidité en vertu et de faire primer ses propres intérêts sur ceux de ses clients : il profite de sa position au détriment d’autres et on pourrait même le qualifier de machiavélique au vu de la perfidie dont il est capable. Deuxièmement, Hérault oppose au premier avocat un autre type d’avocat - « l’Avocat honneste homme 425 » : « S’il manque de brillant pour surprendre, il ne manque point de force pour convaincre… En un mot la verité sur les lévres de l’honneste homme, fait aimer, fait triompher la justice ; & jamais la justice ne se trouve par luy la victime de l’interest 426 . » La différence entre les types d’avocats est sidérante. Contrairement à un « Avocat sans probité », le bon avocat, selon les propos d’Hérault, serait motivé par des valeurs supérieures et refuserait d’abuser d’autrui pour satisfaire ses intérêts matériels. À en croire Hérault, les causes de cet état d’esprit sont évidentes : Il a la Justice pour fin, & la sagesse pour conseil, comme c’est la droiture de son cœur qui fait celle de son esprit, son esprit ne porte jamais de fausses lumières dans son cœur, scrupuleux surtout, il cherche plustost à assurer le repos de la conscience, qu’à se preparer l’honneur d’une victoire 427 . Ainsi, la hiérarchie du cœur et de la raison est bien établie : le cœur prime sur la raison et il faut surtout satisfaire les besoins de celui-là - gagner par une ruse ne vaut pas la peine si ce triomphe est obtenu par des moyens immoraux. Au contraire, un « Avocat honneste homme » peut se passer de telles astuces : « Si l’on est conduit par la droiture de son cœur, on est toûjours habile à conduire les autres par les routes de la sagesse, on sҫait tout dans une science où le cœur est le Maistre qui instruit 428 . » Enfin, René Hérault insiste bien sur un point important : suivre davantage son cœur que son esprit ne signifie pas que l’on doive céder simplement à toutes ses passions. Par conséquent, il donne le conseil suivant à son public : « Perfectionnez vostre cœur, il est le centre des passions quand on le neglige ; il est le principe de toutes les vertus, quand on le cultive 429 . » Ainsi, bien que ce soit le cœur qui doive guider un avocat, celui-là est, à son tour, sujet au perfectionnement. Logiquement, Hérault invite ses lecteurs donc à mieux former leur cœur parce que le cœur en soi n’est ni parfait, ni utile. 411 2. Le cartésianisme 430 Becq, op. cit., p. 44 et 188. 431 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., décembre 1714, p. 294. 432 Certes, Hérault n’évoque pas l’Antiquité, mais, étant donné le contexte de l’époque, nous pouvons aisément partir du principe qu’il y a pensé en préparant son discours. Cette hypothèse est soutenue par les recherches de Béatrice Guion : « Le statut de la philologie dans la France classique apparaît comme marginal, non seulement à cause de ce lien entre philologie et protestantisme, mais aussi, et peut-être surtout, à cause du soupçon que nourrissent envers l’érudition tant les Modernes que des voix autorisées parmi les Anciens », voir Guion, « Savoir », op. cit., p. 66. 433 Nous renvoyons sur ce point à l’analyse politique du discours dans la Partie I - Dimension politique de la Querelle d’Homère. Cette dernière mise en garde rappelle bien les recherches d’Annie Becq. Dans sa Genèse de l’esthétique française moderne, elle qualifie le classicisme de « compromis 430 » et, dans la Querelle des Anciens et des Modernes, les Modernes cherchent à rompre cet équilibre en misant sur la méthode géométrique. Certes, Becq s’intéresse surtout à la critique du goût, mais elle précise que cette caractérisation vaut pour de nombreux domaines, comme, par exemple la philosophie, mais aussi la politique, le social ou l’économie. Le propos équilibré d’Hérault est donc plus conservateur que novateur, même si sa prise de position en faveur du cœur et ses atouts surprend. Aussi, sa contribution montre bien la fluidité des frontières entre les différentes positions philosophiques et la complexité des débats qui ne peuvent guère être réduits à une dualité stricte des Anciens et des Modernes. La recherche du juste milieu qui marque le texte de René Hérault se montre aussi dans un autre passage de son discours - indirectement, il critique l’érudi‐ tion et donc les pédants. Selon lui, un « Avocat honneste homme » peut s’en passer, « comme il n’a pas un grand fonds d’érudition 431 ». À première vue, cette simple proposition subordonnée n’attire guère l’attention du lecteur, mais elle est révélatrice. En effet, d’un côté, Hérault constate simplement qu’un avocat n’est pas un expert du monde gréco-romain 432 et, de l’autre, il n’exprime aucun regret face à cette ignorance. Cela signifie que l’Antiquité n’est plus, pour lui, partie intégrante de la culture générale et que la connaître ne constitue même pas un atout. Ainsi, cette disgression confirme l’impression générale - le discours d’Hérault illustre parfaitement l’état d’esprit du siècle classique par son discours très équilibré et par une défense constante du système socio-politique en place 433 . Afin de résumer brièvement l’analyse de ces trois textes, il faut préciser que, pour certains contemporains du Nouveau Mercure galant, la méthode géométrique, en valorisant la raison mathématique, ne l’emporte pas face aux vertus du cœur. Or, malgré leur côté novateur, les trois contributions analysées ici reposent toujours sur les compromis fondateurs du siècle de Louis XIV. 412 Partie III - Dimension épistémologique 434 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juin 1716, p. 135. 435 Norman, Shock, op. cit., p. 68-69 et p. 108. 436 Gevrey, Guion, « Homère », op. cit., p. 145. 437 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., mai 1716, p. 8-14 et juin 1716, p. 4-11. 438 Ibid., p. 119-121. 439 Ibid., décembre 1714, p. 289. 440 Ibid., p. 296. 441 Becq, op. cit., p. 44 et 188. En conclusion, il faut constater que la raison ne règne pas d’une façon incon‐ testée sur le Nouveau Mercure galant d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay. Dans la première partie de ce chapitre, nous avons vu qu’il est défendu par de nombreux contributeurs de la revue, mais il existe toujours des auteurs du périodique qui doutent de la méthode géométrique ou des domaines qui y échappent. Une première limite du triomphe de la raison fut la superstition ou l’ignorance : dans la livraison de juin 1716, il fut par exemple question de monstres maritimes qui rappellent le fameux Monstre du Loch Ness et qui sont présentés comme des faits véritables dans les « Nouvelles 434 ». Un autre obstacle à la victoire du doute reste le christianisme. Alors que Baruch Spinoza soumet également la religion chrétienne à la raison 435 et que La Motte ne veut pas christianiser l’Iliade  436 , les contributeurs et le responsable du Nouveau Mercure galant défendent toujours leur religion et la décrivent comme une des sources du progrès 437 . Hormis cette question des Lumières chrétiennes, une foi plus traditionnelle est également présente dans la revue : ainsi la solution à une invasion de loups dans la région d’Angers est-elle double ; un ermite doit abandonner sa demeure dans la forêt et les habitants de la ville organisent une procession pour calmer la colère de Dieu 438 . Enfin, certains contributeurs du Nouveau Mercure galant remettent en question les mérites de la raison : elle n’est pas un remède universel. Un avocat, René Hérault, prononce un discours lors de la « rentrée du Chastelet 439 » qui est publié dans le Nouveau Mercure galant de décembre 1714. Il y met en garde contre des juristes qui ne suivent que leurs intérêts matériels et négligent les vertus du cœur 440 . Cependant, Hérault n’est pas un révolutionnaire qui joue la raison contre le sentiment. Tout comme les autres contributeurs évoqués ci-dessus, Hérault essaie plutôt de préserver l’équilibre souvent précaire qui caractère le classicisme et qu’Annie Becq qualifie de « compromis 441 ». Bilan de la Partie III - Dimension épistémologique Au début de ce chapitre, nous voulions savoir quelles étaient les sources du savoir. La réponse est aussi compliquée que fascinante et, ainsi, illustre 413 Bilan de la Partie III - Dimension épistémologique 442 Voir Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 61-62. 443 Ibid., juin 1715, p. 147-148 : voir la contextualisation de cette métaphore dans le sous-chapitre « Les savants et le monde ancien » ou l’essai d’Armogathe, op. cit. 444 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., janvier 1715, p. 261. 445 Voir, par exemple, ibid., juillet 1715, p. 197. 446 Voir, par exemple, ibid., août 1715, p. 151. 447 Voir, par exemple, ibid., mars 1715, p. 11. parfaitement la fertilité de la perspective adoptée dans ce livre : grâce aux différentes contributions, le Nouveau Mercure galant nous propose un véritable tour d’horizon - qui est, certes, un peu déséquilibré du fait de l’orientation moderne du périodique, mais qui n’en reste pas moins instructif - de la France de la fin du règne de Louis XIV. En outre, comme les chapitres précédents, cette troisième partie de notre étude souligne le caractère particulier de la revue d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay. Tout d’abord, nous avons constaté que l’Antiquité reste une source d’inspira‐ tion. En premier lieu, il est question de lecteurs-auteurs et d’écrivains accordant toujours une certaine importance aux auteurs du monde gréco-romain. Un contributeur de la revue estime, par exemple, qu’un homme de lettres digne de ce nom doit respecter ses prédécesseurs grecs et latins 442 . Un autre rappelle dans une contribution particulièrement ironique que les Modernes ne sont que des nains qui ont escaladé la tête d’un géant - une métaphore courante et bien connue à l’époque moderne 443 . Ensuite, nous retrouvons également dans le périodique des textes plus sérieux qui traitent de problèmes scientifiques, surtout astronomiques, et qui prennent en considération des auteurs anciens ; notamment, une contribution parue dans la revue de janvier 1715, consacrée aux taches de soleil et écrite par un contributeur inconnu. Cet auteur présente une analyse sérieuse et érudite qu’il conclut par une comparaison entre des opinions de savants anciens et modernes : « Voila donc nôtre sentiment sur le Soleil & ses tâches confirmé par l’autorité des plus grands Astronomes & Philosophes tant anciens que modernes 444 . » Cette défense du monde gréco-romain reste, cependant, minoritaire. Dans de nombreuses contributions, les Modernes attaquent d’une manière extrêmement polémique leurs adversaires. Ils leur reprochent souvent d’admirer aveuglément le monde ancien 445 et d’être « Pedans 446 » ou « stupide 447 » ; un lecteur non-averti pourrait croire que seuls les Modernes ont le secret de telles déclarations violentes. Pourtant, il ne faut pas oublier que le Nouveau Mercure galant est un périodique proche du parti d’Houdar de La Motte et que les Anciens n’y sont guère présents. Si on lit, par exemple, l’Homère vangé de Francois Gacon, on s’aperçoit rapidement que les Anciens rendent la monnaie de leur pièce aux 414 Partie III - Dimension épistémologique 448 Ibid., mai 1715, p. 80-81. 449 Ibid., août 1714, p. 152. 450 Voir, par exemple, ibid., avril 1715, p. 175-176. 451 Ibid., p. 214-218. 452 Voir le chapitre « Le progrès de l’art ». 453 Ibid., mai 1716, p. 8-14 et juin 1716, p. 4-11. 454 Ibid., juin 1714, p. 120 et novembre 1714, p. 159-160. 455 Voir le chapitre « Les limites du cartésianisme ». Modernes qu’ils traitent à leur tour de malvoyants - fait qui choque, d’ailleurs, les Modernes et particulièrement l’abbé Jean-François de Pons 448 . De surcroît, les partisans de La Motte déclarent que l’Antiquité et ses cultures sont, tels des lauriers fanés 449 , sans intérêt, ce qui les amène à réduire la connaissance des langues anciennes à une discipline auxiliaire. Au lieu d’étudier les auteurs défunts, les Modernes défendent la méthode géométrique. Or, souvent, le terme « raison » n’est qu’un lieu commun - particulièrement dans les contributions d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay. L’abbé Jean-François de Pons, en revanche, est plus précis et il explique qu’il faut se fier à son jugement individuel, pourvu que celui-ci soit fondé sur une analyse critique. Nous pouvons donc dire qu’il s’agit d’une approche qui valorise le doute et qui demande des preuves matérielles 450 . Ainsi, dans l’« Arrest du Conseil d’Apollon » d’avril 1715, un Apollon fictif se prononce en faveur de l’Iliade de La Motte en analysant les deux traductions de l’épopée sans écouter les arguments des deux opposants venus défendre leur ouvrage devant ce juge 451 . Du côté des Modernes, cette critique de l’érudition et la défense de la raison mathématique est accompagnée d’une mise en avant de l’idée du progrès. Tout comme les chefs de file des Modernes, les contributeurs au périodique cherchent à étendre cette notion aux domaines des belles-lettres 452 . Comme exemples parlants, nous avons pu voir les courtes histoires culturelles avant la lettre d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay de mai et de juin 1716. Le responsable de la revue y soutient que les mœurs se sont améliorées au fil des siècles et il souligne surtout la contribution du christianisme à cette évolution 453 . Néanmoins, il faut préciser que la religion chrétienne constitue aussi un frein à l’expansion de la raison et du jugement critique. Il faut se rappeler les nouvelles d’Angers et du royaume de Naples : deux récits dans lesquels une foi populaire se manifeste. Selon les deux contributions, certains évènements terribles, voire des catastrophes naturelles - des attaques de loups et des inondations - auraient pour cause la colère divine 454 . D’autres obstacles au triomphe de la méthode géomé‐ trique se trouvent dans la superstition populaire ainsi que dans la conviction que la raison mathématique ne forme pas un remède universel efficace dans tous les cas 455 . 415 Bilan de la Partie III - Dimension épistémologique 456 Norman, Shock, op. cit., p. 68-69. 457 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., septembre 1715, p. 119-137 : dans cette contribution, Pons développe l’idée du progrès sans lui donner une limite. Au-delà de la domination des Modernes, cette partie a également montré que la principale contribution du Nouveau Mercure galant à la Querelle d’Homère est la vulgarisation du savoir. Le périodique ne constitue pas le fer de lance des débats philosophiques de l’époque, mais il transporte les discussions et les idées à travers le royaume de Louis XIV et contribue de cette manière à la propagation des connaissances. Dans le même temps, la revue reste toujours conservatrice, ce qui n’est pas surprenant si l’on se rappelle la mission politique du Nouveau Mercure galant évoquée dans la première partie. Par conséquent, les idées les plus novatrices ne figurent pas dans ses pages. Ainsi, ni les réflexions théologiques audacieuses d’un Baruch Spinoza ni celles moins virulentes, mais toujours provocatrices d’un Bernard Le Bovier de Fontenelle 456 ne sont évoquées dans le Nouveau Mercure galant qui attribue un rôle extrêmement positif au christianisme. En revanche, en ce qui concerne la promotion de la méthode géométrique, Hardouin Le Fèvre de Fontenay et ses contributeurs suivent bien Fontenelle et, évidemment, Houdar de La Motte. Nous l’avons vu à travers la défense faite de la notion de « progrès indéfini ». Contrairement à Charles Perrault, mais à l’instar de Fontenelle et La Motte, l’abbé Jean-François de Pons croit qu’il n’y a aucune limite à la perfectibilité et au progrès 457 . De cette manière, les Modernes développent un présentisme agressif et ils prétendent pouvoir se passer du monde ancien ; par conséquent, la translatio studii est dorénavant démodée et sans intérêt. Une autre idée novatrice ne ressort pas à la lecture de la revue : le relativisme historique - un des rares arguments développés par les Anciens capables de freiner la progression de la raison d’inspiration cartésienne. Le seul texte qui évoque et développe un peu cette idée n’est ni le résumé de l’Apologie d’Homère et Bouclier d’Achille de Jean Boivin, ni celui de l’ouvrage d’Étienne Fourmont, l’Examen pacifique, mais le discours de réception de Jean-Roland Mallet à l’Aca‐ démie française dont paraît un extrait dans le Nouveau Mercure galant de janvier 1715. Cette quasi-absence est, cependant, éloquente. Elle est caractéristique, premièrement, du périodique de Le Fèvre de Fontenay et, deuxièmement, de la nouveauté de cette idée : quant à la revue, ce silence souligne le fait qu’elle reste surtout une publication destinée à un public mondain et qu’elle ne saurait être désignée comme un périodique érudit, contrairement au Journal des sҫavans qui, lui, s’intéresse davantage à cette notion. D’une manière plus générale, on peut y voir la confirmation d’une thèse de Noémi Hepp qui écrit à propos du relativisme historique : « Trop tôt vient l’idée qu’une œuvre doit être jugée 416 Partie III - Dimension épistémologique 458 Hepp, op. cit., p. 751. 459 François Bluche, Au temps de Louis XIV. Le Roi-Soleil et son siècle, Paris, Hachette, 1994, p. 141. 460 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juin 1714, p. 120. 461 Ibid., juin 1716, p. 135. 462 Ibid., novembre 1714, p. 158. 463 Ibid., juin 1715, p. 226. 464 Hartog, Régimes, op. cit., p. 149-151. dans son contexte historique 458 . » Ce constat rappelle de nouveau le caractère conservateur du périodique. En effet, le traditionalisme est bien présent dans la revue. Dans le dernier sous-chapitre de cette partie, nous avons vu quelques exemples de ce que François Bluche appelle « le grand âge dévot 459 », c’est-à-dire des manifestations d’un christianisme usuel et de superstitions populaires. Sans revenir en détail sur ces faits divers, il faut pourtant en voir un aspect spécifique. Il s’agit de nouvelles envoyées de la périphérie : Angers 460 , la côte de la Méditerranée dans la région du Vésuve 461 , Icernie, une ville quelque part dans le royaume de Naples 462 ou encore la Suède 463 , un pays au bord de l’Europe et éloigné du centre de gravité politique, économique et culturel. Ce contraste entre le centre parisien et les contrées périphériques, entre la philosophie progressiste et les formes de superstitions populaires souligne bien un clivage que nous avons déjà rencontré : d’un côté, il y a les Modernes présentistes, voire futuristes et, de l’autre, leurs contemporains qui sont tournés vers le passé. Or, cette inertie des mentalités depuis le Moyen Âge est un traditionalisme qui se distingue également de la conception des Anciens qui s’inspirent surtout de l’Antiquité gréco-romaine et qui revendiquent consciemment cet héritage. Ainsi, cette partie nous révèle plus qu’une simple dualité des idées des Anciens et des Modernes : une simultanéité plus vaste de différents régimes d’historicité - pour utiliser de nouveau la terminologie de François Hartog 464 . 417 Bilan de la Partie III - Dimension épistémologique 1 Hepp, op. cit., p. 757. Tout comme Noémi Hepp, Larry F. Norman souligne que ce triomphe ne dure pas ; à moyen terme, au plus tard à partir de 1719, les Anciens s’imposent en dissociant la poésie de la philosophie, c’est-à-dire également de ces implications morales, et en déconstruisant la raison hypertrophiée des Modernes, voir Norman, Shock, op. cit., p. 218-220. 2 Schuwey, « Mercure », op. cit., p. 60. 3 Dumouchel, op. cit., p. 282-283. Conclusion La révocation de l’édit de Nantes, la guerre de succession d’Espagne, puis l’année des quatre dauphins. La deuxième partie du règne de Louis XIV est marquée par de nombreux conflits et drames politiques ainsi que militaires. Mais, pendant ces trois décennies, la République des Lettres fut également secouée par une tempête qui l’a profondément divisée : la Querelle des Anciens et des Modernes. Sa deuxième phase, la Querelle d’Homère qui se solde par une victoire éphémère du parti de la régularité arrivant à élargir brièvement l’empire de la raison aux belles-lettres 1 , est au cœur du Nouveau Mercure galant, dont la réception de la dispute est définie par la concurrence des idées anciennes et modernes. Néanmoins, il faut bien parler des idées au pluriel parce qu’il n’est pas question de deux blocs monolithiques. Cela est causé par le fait que le périodique d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay forme un recueil qui réunit de nombreuses plumes : des contributeurs officieux qui semblent associés au projet littéraire qu’est la revue, des lecteurs-auteurs réguliers et des contributeurs occasionnels, dont nous avons pu identifier quelques-uns, comme l’abbé Jean-François de Pons ou Jean-Antoine Du Cerceau. Cette forme de coopération est une des raisons pour lesquelles Christoph Schuwey qualifie les Mercures de « salon de papier 2 » ; ce qui fait de Le Fèvre de Fontenay une nouvelle marquise de Rambouillet ou une nouvelle Madeleine de Scudéry. Le responsable de la revue ne fait pas qu’écrire lui-même des textes, mais il accepte ou refuse aussi des contributions de tiers. En outre, il est le garant de la bonne conduite du périodique face au pouvoir politique qui a doté le Nouveau Mercure galant d’un privilège royal. Par conséquent, nous avons compris le périodique comme une manifestation de la culture mondaine et politique de la France de Louis XIV et comme un puissant outil au service de celle-ci 3 . À des degrés divers, cela a été vu dans nos trois parties qui sont consacrées aux dimensions politique, esthétique et épistémologique de la réception de la Querelle d’Homère dans le périodique. 4 Valincour, Jean-Baptiste Henry du Trousset de, Lettres à Madame la Marquise de *** sur la Princesse de Clèves, édition établie par Christine Montalbetti, Paris, Flammarion, 2001. 5 La Motte, Iliade, op. cit. Tout d’abord, nous avons étudié les aspects politiques de la Querelle d’Ho‐ mère. Au vu du choc vécu par les Modernes à cause du comportement imperti‐ nent d’Achille face à Agamemnon ou de la lâcheté d’Hector qui évite à plusieurs reprises le combat, ce sujet s’impose naturellement à une telle enquête : les auteurs de la revue dénoncent, presque unanimement, les défauts majeurs des héros homériques, mais sans proposer une véritable alternative. Les Modernes du Nouveau Mercure galant se distinguent donc de Jean-Baptiste Henry de Valincour et de ses propositions de réécriture de La Princesse de Clèves  4 ou d’Houdar de La Motte qui ne s’arrête pas à une critique théorique de l’épopée, mais en rédige également une nouvelle version que les Modernes considèrent comme une nette amélioration par rapport au texte original 5 . Des modèles positifs se retrouvent pourtant dans la revue : dans les « Articles des morts » et dans les « Articles des mariages » ainsi que dans la rubrique « Dons du roi », le généalogiste de Le Fèvre de Fontenay présente une noblesse française idéalisée qui voue toute sa vie au service de sa majesté. Ainsi, le Nouveau Mercure galant est - en partie - un outil de communication du pouvoir royal puisqu’il promeut plus l’image mythifiée du deuxième ordre que son état réel et contribue de cette manière à la stabilité de la monarchie. En outre, la revue de Le Fèvre de Fontenay participe aussi à l’unification du royaume - elle crée un public qui réunit tout le pays - et à la défense du français qu’Anne Dacier juge incapable de reproduire les beautés de la versification grecque. Cette soumission à la politique royale est particulièrement évidente dans les contributions de l’année 1716. D’un régime à l’autre, du règne du roi-soleil à la Régence, la politique culturelle change fondamentalement et, soudainement, Hardouin Le Fèvre de Fontenay s’inscrit dans un autre discours : il ne se dit plus passionné de la langue française, mais de l’idiome et du théâtre italiens. Cependant, même dans la première partie de notre étude, qui montre un périodique conservateur et proche du pouvoir en place, il y a des voix discordantes : premièrement, nous avons cru que le périodique aurait suivi davantage les préceptes des Modernes, comme Charles Perrault ou Houdar de La Motte, qui expliquent comment il faut glorifier le roi en se passant des références à l’Antiquité. Pourtant, il arrive que les contributeurs au Nouveau Mercure galant mélangent souvent les motifs des différentes périodes du règne personnel de Louis XIV en le présentant comme Hercule, Alexandre, Saint Louis et même Achille ou Nestor - les héros tant critiqués de l’Iliade. Deuxièmement, une lecture plus approfondie de ces louanges montre que le 420 Conclusion 6 Fumaroli, « Abeilles », op. cit., p. 185. 7 Ibid., p. 192. 8 Dumouchel, op. cit., p. 27, pour plus d’informations voir p. 27-36 et p. 62-74. 9 Bock, Zimmerman, op. cit., p. 23. 10 C’est la critique des odes de Du Cerceau, voir Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juillet 1714, p. 133-136. 11 C’est une des thèses de Mademoiselle de **, voir ibid., novembre 1714, p. 187. 12 Ibid., p. 170-207 et table des matières. Nouveau Mercure galant est à la fois un simple outil de la communication royale ainsi que la manifestation d’une dégradation des conditions de vie puisque bien des textes qui paraissent, au premier regard, assez élogieux d’un roi victorieux, se révèlent critiques et dénoncent une politique belliqueuse désastreuse. Tout en étant « résolument favorable […] aux Modernes 6 », la revue illustre donc bien les observations de Marc Fumaroli : « [L]a question de la louange royale […] [perd] son caractère central 7 » pour le parti de La Motte. Troisièmement, l’étude de la place de la femme dans le champ littéraire naissant surprend. Certes, les voix qui condamnent Anne Dacier et qui la qualifient d’injurieuse forment la majorité, mais certains contributeurs louent aussi l’érudite, qui brille dans un domaine presque exclusivement masculin. Les discussions s’intensifient dans la deuxième partie consacrée à la dimen‐ sion esthétique. Malgré une nette dominance des Modernes, les points de vue des Anciens sont également exprimés et le périodique remplit cette fonction de « forum 8 » que décrit Suzanne Dumouchel. Dans nos analyses, nous sommes parti du noyau dur de la Querelle d’Homère pour étudier les textes de querelle de deuxième ordre 9 , c’est-à-dire qu’en partant des textes qui - à l’instar de Dacier et La Motte - discutent de questions théoriques, nous nous sommes tourné vers la pratique et les genres en vogue dans la société mondaine. Les résultats de cette approche sont clairs : les contributeurs au Nouveau Mercure galant ne cherchent guère de nouveaux arguments de fond, mais ils se montrent créatifs et trouvent de nouvelles manières pour faire circuler les idées. Dans le même temps, notre approche a permis de montrer que les attitudes évoluent et s’ouvre sur une possible restructuration du propos plus centrée sur ses évolutions d’attitude. Avant la publication des Causes de la corruption du goût, le responsable du périodique accepte de nombreuses contributions qui dénoncent certains excès de la vie culturelle de l’époque, comme une uniformisation des genres poétiques 10 ou l’importance grandissante accordée au public 11 . Ces auteurs - notamment Jean-Antoine Du Cerceau, un jésuite, et « Mademoiselle de ** 12 » - insistent sur l’importance de l’imitation des écrivains gréco-latins ou des grands hommes de lettres du milieu du XVII e siècle et tentent d’attirer l’attention de leurs confrères sur les auteurs du passé. Ce régime d’historicité - 421 Conclusion 13 Ibid., août 1714, p. 145-148. 14 Ibid., avril 1715, p. 57-70. 15 Ibid., juillet 1715, p. 188-198. 16 Viala, France, op. cit., p. 52. 17 Hepp, p. 697. 18 Denis, op. cit., p. 342. pour reprendre la terminologie de François Hartog - ne plaît pas aux Modernes et, en août 1714, Le Fèvre de Fontenay se voit même contraint de s’excuser et de promettre d’accorder plus de place aux Modernes 13 , qui considèrent justement le public mondain comme le meilleur juge d’une œuvre littéraire. Après une première phase assez équilibrée, le Nouveau Mercure galant d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay change donc et, dans la Querelle d’Homère, il se révèle un soutien sans faille aux Modernes. Néanmoins, il est toujours vrai que le périodique fonctionne plus comme un recueil que comme un journal avec une ligne éditoriale bien définie. Par conséquent, face aux Anciens et Modernes, il y a également des contributeurs qui cherchent à développer une position plus équilibrée et qui osent, par exemple, douter de la validité de la méthode de La Motte sans adorer aveuglément Anne Dacier 14 . Pourtant, il ne s’agit que d’une minorité. Pendant la Querelle d’Homère, les Modernes dénoncent les défauts du poète grec et de son chef-d’œuvre dans le périodique, tout en suivant principalement les idées d’Houdar de La Motte et en ignorant d’autres Modernes, comme l’abbé Jean Terrasson ; son livre La Dissertation critique sur l’Iliade d’Homère est d’ailleurs accueilli assez froidement dans la revue 15 . Les Modernes adorent, en revanche, le public mondain et l’érigent en juge absolu des productions culturelles, au détriment des érudits et du jugement individuel qui n’est évoqué que brièvement dans une lettre de l’abbé Jean-François de Pons. Cette concentration sur le public nous a amené à nous intéresser aux genres mondains, tels que « la lettre et […] la poésie mondaines, […] l’entretien ou […] [le] dialogue 16 », pour reprendre la classification d’Alain Viala. Pendant que ces contributions illustrent parfaitement la productivité des genres galants, ils révèlent, en même temps, l’apport particulier du Nouveau Mercure galant à la Querelle d’Homère. D’un côté, cette mondanisation fut, certes, vivement dé‐ noncée par Noémi Hepp qui n’y voit que du badinage 17 . Cependant, il ne faut pas, de l’autre, la sous-estimer. En effet, suivant les travaux de Delphine Denis, nous considérons ces contributions mondaines comme « des modes d’appropriation spécifique 18 » qui favorisent la circulation des idées dans une partie importante de la société qui ne lit pas le Journal des sҫavans, mais qui se passionne malgré tout pour la philosophie et les belles-lettres. Ainsi, la revue d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay est à la fois un outil de vulgarisation scientifique, à l’instar des 422 Conclusion 19 Perrault, « Siècle », op. cit., p. 257. 20 Ibid., janvier 1715, p. 261. 21 C’est l’excellence de la « voie moyenne », voir Génetiot, Classicisme, op. cit., p. 468. 22 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juin 1715, p. 153-154. Dialogues des morts de Bernard Le Bovier de Fontenelle, et une manifestation du grand intérêt que suscitent ces questions auprès d’un public plus large, mais non-érudit. Un troisième aspect central et une question essentielle à nos analyses a été la dimension épistémologique de la Querelle d’Homère. Afin de rester fidèle à notre problématique d’une concurrence entre les idées anciennes et modernes, nous sommes parti de l’idée d’étudier d’abord dans quelle mesure les auteurs grecs et latins bénéficient toujours d’une certaine autorité, puis à quel point la méthode géométrique - et notamment l’idée du progrès - réussit à s’implanter. Sans surprise, les thèmes évoqués ne concernent pas des thèmes exclusivement scientifiques - comme le génie militaire ou la médecine, domaines dans lesquels les Modernes dépassent, d’ailleurs, incontestablement le monde ancien -, mais se concentrent autour de l’astronomie, la philosophie ou les qualités d’un homme de lettres, c’est-à-dire des thèmes dont on pourrait discuter agréablement avec des galantes dames. D’une manière régulière, les savants grecs et romains sont évoqués dans ces textes, sans que leurs auteurs ploient les genoux devant eux 19 , et un contributeur extérieur se félicite même d’être « confirmé par l’autorité des plus grands Astronomes & Philosophes tant anciens que modernes 20 ». Certainement dans le souci si typique du siècle de Louis XIV d’éviter les extrêmes 21 , l’auteur d’un dialogue fictif met les lecteurs en garde sur un potentiel aveuglement à l’égard de la méthode cartésienne 22 . D’autres contributeurs - notamment dans le contexte de la Querelle d’Homère - sont pourtant moins conciliants et s’attaquent violemment à l’érudition, qu’ils réduisent à un simple auxiliaire de la critique du goût et une occupation pour des gens sans talents, ou au monde ancien qui serait, selon eux, sans intérêt. Dans le même temps, les Modernes défendent la raison comme un critère essentiel, surtout Hardouin Le Fèvre de Fontenay et l’abbé Jean-François de Pons qui, en tant que responsable de la revue et contributeur officieux, s’expriment le plus souvent sur le sujet. Le Fèvre de Fontenay oppose surtout la raison à l’érudition des Anciens qui rime, à ses yeux, avec pédanterie. Pons, en revanche, ne contredit pas Le Fèvre de Fontenay, mais il va plus loin. Selon lui, la raison doit constituer la base de chaque décision individuelle et, indépendamment de la Querelle d’Homère, il en souligne l’importance. Face à la définition ex negativo du responsable de la revue, Pons arrive donc à sa propre explication du concept qui culmine dans son appel presque kantien : « Non, Monsieur, 423 Conclusion 23 Ibid., mars 1715, p. 18. 24 Ibid., juin 1715, p. 142-189. 25 Hepp, op. cit., p. 746. non, ne soyez pas infidèle à vos lumières, osez penser par vous-mêmes 23 . » Contrairement au philosophe de Königsberg, Pons ne va pas au bout de sa réflexion et ne se pose pas de questions plus fondamentales sur la relation entre l’individu et la société. Les Modernes n’y pensent pas encore et ils cherchent surtout à s’émanciper de l’Antiquité gréco-romaine. De là émerge, selon nous, un texte-clé, à savoir le « Dialogue magnifique entre Iris, Mercure & un Moderne » d’un contributeur anonyme dont le porte-parole dans le texte semble être le Moderne. Celui-ci est prêt à accepter qu’Homère reste le plus grand poète de tous les temps si sa défense suit la méthode géométrique et ne se sert pas de stratégies discursives traditionnelles des Anciens, comme l’allégorie 24 . Au vu de cet enga‐ gement véhément pour la méthode géométrique et la simple reproduction de raisonnements esthétiques, la priorité des Modernes du Nouveau Mercure galant se veut être sans aucun doute la vulgarisation des arguments épistémologiques, donc de la méthode géométrique. Cette impression est renforcée par la mise en avant presque constante - du printemps 1714 à l’automne 1716 - de l’idée du progrès. Encore une fois, il faut nommer l’exemple de Pons, mais aussi celui de Thémiseul de Saint-Hyacinthe, un contributeur occasionnel. Contrairement à Charles Perrault et à l’instar de Fontenelle, ils développent le concept d’un progrès sans fin et ne considèrent plus l’époque de Louis XIV comme l’apogée de l’Histoire. Ils appliquent également cette idée aux arts et à la littérature, ce qui confirme le verdict éloquent de Noémi Hepp : « [C’est la] conséquence de l’assimilation du goût à la raison 25 . » Pourtant, comme dans la première partie, nous avons constaté que notre approche, qui part de la concurrence des Anciens et des Modernes, rencontre un autre problème. Il y a en effet d’autres traditions et convictions qui s’imposent aussi dans le périodique, notamment dans la mesure où ces discours s’opposent : ils vont du respect exagéré de l’Antiquité à la propagation des idées des Modernes. Si la superstition populaire qui persiste en Europe et en France échappe encore au royaume du doute et de la raison, les contributeurs au Nouveau Mercure galant refusent également de soumettre le christianisme au progrès. À l’instar de François-René de Chateaubriand et des Lumières chrétiennes, mais contrairement à Fontenelle qui estime que le christianisme des premiers siècles est aussi fautif que le paganisme, Hardouin Le Fèvre de Fontenay présente la religion chrétienne comme une force positive qui a, en outre, contribué au progrès en améliorant la morale et les mœurs de l’Antiquité tardive. Il ressort de ces analyses que le recueil forme un outil au 424 Conclusion 26 Schuwey, « Mercure », op. cit., p. 60. 27 Voir Boch, op. cit. 28 Schuwey, « Mercure », op. cit., p. 60. 29 Viala, France, op. cit., p. 120. 30 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., août 1715, p. 80-144. service de la pensée des Modernes tout en constituant un miroir de la France de l’Ancien Régime. Notre recherche souligne donc qu’il y a bel et bien une concurrence des idées anciennes et modernes dans le Nouveau Mercure galant dont le caractère spécifique - un « salon de papier 26 » ou recueil - facilite la coexistence. Par conséquent, malgré une proximité évidente, il est réducteur de ne considérer le périodique d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay que comme un outil au service des Modernes ; d’autant plus que le responsable de la revue n’hésite pas à y intégrer des textes qui illustrent les superstitions et traditionalismes du XVII e siècle et qui auraient certainement choqué un précurseur des Lumières comme Fontenelle. Au vu de cette diversité des discours présents dans la revue, il devient évident que les contributeurs y peignent une image de la France nuancée et riche en détails. Ainsi convient-il de considérer le Nouveau Mercure galant de deux manières : d’un côté, il est un organe de combat et illustre la violence de la Querelle d’Homère, de l’autre, il constitue un miroir et nous propose une microhistoire de la culture et des mentalités de la France galante à la fin du règne de Louis XIV. L’adjectif qualificatif « galant », qui implique - comme nous l’avons vu - un refus des pédants, explique d’ailleurs aussi une caractéristique de notre analyse. Contrairement à d’autres chercheurs - Julie Boch, par exemple, qui approfondit la problématique du fabuleux 27 -, nous nous sommes concentré sur les 29 livraisons du Nouveau Mercure galant afin de décrire et de classer les idées développées par ses contributeurs. Cette étude minutieuse d’un « salon de papier 28 » qui suit les règles de la société mondaine fait justement resurgir une qualité innée de la galanterie qui sera vivement dénoncée au XVIII e siècle : une certaine superficialité. Alain Viala explique, par exemple, dans La France galante, que Mademoiselle de Scudéry condamne les conversations sur les sciences comme ennuyeuses et qu’elle y préfère des conversations variées, c’est-à-dire une suite de sujets différents et divertissants 29 . Or, cela exclut une présentation poussée de concepts philosophiques qui sont pourtant évoqués dans la revue. Il suffit de penser au relativisme historique que Le Fèvre de Fontenay frôle dans sa critique de l’Apologie d’Homère et Bouclier d’Achille de Jean Boivin 30 , aux 425 Conclusion 31 Voir la critique des explications allégoriques dans la Partie II - Dimension esthétique, le sous-chapitre « Les allégories mises en question ». 32 Ibid., mars 1715, p. 32-33. 33 Andreas Kemmerling, Ideen des Ichs, Frankfurt am Main, Klostermann, 2005, p. 15-19. 34 Fumaroli, « Abeilles », op. cit., p. 196-218. 35 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., mars 1715, p. 323-328. 36 Pour plus d’informations voir Joseph M. Levine, The Battle of the Books, Ithaca, NY et autres, Cornell Univ. Press, 1991, p. 181-241. 37 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., février 1715, p. 169-240 et Andry, op. cit., 25 février 1715, p. 113-127 et 4 mars, p. 129-142. discussions autour du genre fabuleux 31 ou à la philosophie cartésienne qui est la base théorique de la méthode géométrique et dont le père - René Descartes - est comparé à Houdar de La Motte 32 . Néanmoins, aucun contributeur, ni le responsable de la revue lui-même n’en est gêné. Ainsi, pour un lecteur du Nouveau Mercure galant, le cartésianisme ne rime qu’avec raison et progrès. Descartes lui-même est réduit à un nouvel Aristote. En revanche, il n’est pas question d’aspects centraux de sa philosophie, comme sa conception du « je » ou sa métaphysique 33 . Il y a encore d’autres questions que nous relions aujourd’hui à la Querelle d’Homère, mais qui ne sont guère - ou pas du tout - traitées dans la revue d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay : notamment la dimension européenne de la dispute culturelle que Marc Fumaroli résume dans son essai « Les Abeilles et les Araignées 34 ». Le seul texte de querelle qui dépasse le cadre français reste la courte lettre de Thémiseul de Saint-Hyacinthe qui y écrit que les hommes de lettres en Irlande et en Écosse préfèrent l’Iliade de Dacier à celle de La Motte et qu’aux Pays-Bas, c’est l’inverse 35 . En revanche, la traduction de l’Iliade d’Alexander Pope qui parut le 6 juin 1715 est autant ignorée par Le Fèvre de Fontenay que toute la dimension anglaise de la Querelle d’Homère qui suit pourtant de près les discussions françaises 36 . Par conséquent, le Nouveau Mercure galant se présente comme un périodique focalisé sur le royaume de France et qui se distingue d’autres revues de l’époque. Afin d’accentuer encore davantage le profil spécifique du Nouveau Mercure galant et d’esquisser de nouvelles pistes de recherche, nous avons tenu à entamer une brève étude comparatiste en confrontant la revue d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay au Journal des sҫavans, qui est une revue érudite parisienne, aux Nouvelles Littéraires et à l’Histoire critique de la République des Lettres, qui paraissent toutes les deux aux Pays-Bas. Dans ces quatre titres, la Querelle d’Homère commence au même moment : en début de l’année 1715 avec la publication des Causes de la corruption du goût d’Anne Dacier. Le Nouveau Mercure galant et le Journal des sҫavans en publient une critique en février 1715 37 , 426 Conclusion 38 Du Sauzet, op. cit., tome I, 5 janvier 1715, p. 8. 39 Samuel Masson (dir.), Histoire critique de la République des Lettres, tant Ancienne que Moderne, Amsterdam, Jacques Debordes (tome III-XIV), 1712-1718, tome VIII, 1715, p. 411. 40 Ibid., tome XII, 1716, p. 381. 41 La polémique peut se retrouver également au cœur d’un nouveau projet de re‐ cherche. En étudiant les « caractéristiques sémantico-pragmatico-rhétoriques », voir Kerbrat-Orecchioni, « Définitions », op. cit., p. 29, ou en différant plus précisément entre pamphlet, satire et polémique, voir Angenot, op. cit., p. 36-37, il est possible d’aborder la presse des Lumières et sa réception de la Querelle d’Homère d’une autre manière et de compléter ainsi nos résultats. 42 Voir Andry, op. cit., pour La Motte, 3 juin 1715, p. 337-347, 26 août 1715, p. 529-539 et 11 mai 1716, p. 289-294, pour Boivin, 16 décembre 1715, p. 662-668, pour Terrasson, 2 décembre 1715, p. 625-637 et 27 janvier 1716, p. 49-57, ainsi que pour Fourmont, 9 mars 1716, p. 150-159. Pour les Nouvelles littéraires, nous n’évoquons que la première parution de chaque livre, voir Du Sauzet, op. cit., pour La Motte, 4 mai 1715, tome I, p. 220, Boivin, 17 août 1715, tome II, p. 105, Terrasson, 5 janvier 1715, tome I p. 8 et Fourmont, 21 décembre 1715, tome II, p. 392. Voir Masson, op. cit., pour La Motte, tome IX, 1715, p. 327-328, Boivin, tome X, 1715, p. 379, Terrasson, tome X, 1715, p. 379-380 et Fourmont, tome X, 1715, p. 380. 43 Ibid., tome IX, p. 327. les Nouvelles Littéraires l’annoncent même en janvier 1715 38 et l’Histoire critique de la République des Lettres, qui est alors un périodique trimestriel, l’évoque dans le premier tome de cette année 39 . La réconciliation de Dacier et de La Motte au printemps 1716 ne se trouve, en revanche, que dans une seule revue : l’Histoire critique de la République des Lettres  40 . Si un tel événement n’a pas sa place dans une publication savante consacrée aux nouveaux livres, tels que le Journal des sҫavans, son absence dans le Nouveau Mercure galant et les Nouvelles Littéraires peut être expliquée par le côté polémique 41 des deux revues qui s’intéressent davantage aux conflits. Entre le déclenchement des hostilités et l’armistice, de nombreux ouvrages pour ou contre Homère sont imprimés et nous pouvons établir un socle commun des auteurs qui sont évoqués dans les quatre périodiques : à part Anne Dacier, il s’agit d’Houdar de La Motte, de Jean Boivin, de l’abbé Jean Terrasson et d’Étienne Fourmont 42 . Si les ouvrages de La Motte sont toujours accueillis avec bienveillance, les appréciations envers Dacier ou Terrasson varient d’une revue à l’autre. Nous avons pu observer que la majorité des lecteurs du Nouveau Mercure galant s’en prend régulièrement à Dacier qui, d’après les Modernes, serait trop injurieuse. C’est aussi l’opinion que propage l’Histoire critique de la République des Lettres  43 . Le Journal des sҫavans et les Nouvelles Littéraires, dont le responsable, Henri Du Sauzet, reprend une partie de la critique de 427 Conclusion 44 Andry, op. cit., 25 février 1715, p. 113 et Du Sauzet, op. cit., tome I, 16 mars 1715, p. 102-103. 45 Ibid., 2 mars 1715, tome I, p. 75 ou Andry, op. cit., 3 juin 1715, p. 339. 46 Du Sauzet, op. cit., 4 mai 1715, tome I, p. 220 et Andry, op. cit., 3 juin 1715, p. 337-347. 47 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., juillet 1715, p. 188-198. 48 Lecoq, « Terrasson », op. cit., p. 600. 49 Masson, op. cit., tome IX, 1715, p. 328. 50 Voir la Partie II - Dimension esthétique. 51 Par exemple voir Du Sauzet, op. cit., 16 mars 1715, tome I, p. 101. 52 Ibid., 15 juin 1715, tome I, p. 306-314. la revue savante parisienne, en revanche, se montrent plus ouverts et louent également le livre d’Anne Dacier 44 . Or, ces deux titres n’adhèrent pas aux positions des Anciens puisqu’ils reprochent aussi à Dacier ses critiques à l’égard de La Motte 45 . En comparaison avec les reproches violents du Nouveau Mercure galant, ils restent, cependant, assez neutres ou la critiquent d’une façon moins violente 46 . Une spécificité du Nouveau Mercure galant repose sur l’accueil froid qu’Hardouin Le Fèvre de Fontenay accorde au livre de Jean Terrasson 47 . Sans le critiquer durement - l’adhésion commune aux partis des Modernes l’empêche d’aller plus loin -, le responsable du Nouveau Mercure galant semble quand même se méfier d’un érudit et savant qui enseigne la philosophie grecque et latine au Collège royal 48 . Nos trois autres périodiques sont moins défiants. L’Histoire critique de la République des Lettres écrit par exemple : « Mr. L’Abbé Terrasson est habile Geométre : mais on ne s’en appercevra dans son Livre, que par la justesse de ses Critiques 49 . » Par conséquent, si les quatre revues se distinguent les unes des autres, il faut, pourtant, noter qu’aucun titre ne défend uniquement les Anciens. Il ne faut pas oublier que le Nouveau Mercure galant publie aussi de nom‐ breuses contributions galantes qui sont toujours l’expression d’un esprit vif et qui dénoncent souvent d’une manière satirique les défauts des Anciens 50 . Cette manière de traiter la Querelle d’Homère distingue la revue d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay du Journal des sҫavans, dont la spécificité est la critique de livres récemment parus, et de l’Histoire critique de la République des Lettres qui propose notamment dans les « Lettre[s] de Paris » une chronique de la Querelle d’Homère sans lui accorder la même attention que le Nouveau Mercure galant ou les Nouvelles Littéraires. Ces dernières constituent un cas assez particulier - d’un côté, Henri Du Sauzet, son responsable, lit régulièrement le Journal des sҫavans et en résume des extraits 51 . De l’autre, il introduit aussi dans sa revue des textes plus enjoués et plus badins qui rappellent le modèle du Nouveau Mercure galant. Par exemple, dans la livraison du 15 juin 1715, ses lecteurs peuvent découvrir une « Description du pais des Anciens & des Modernes 52 » qui s’inspire de la Battle 428 Conclusion 53 Ibid., 29 juin 1715, tome I, p. 342-343. 54 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 214-218. 55 Du Sauzet, op. cit., 29 juin 1715, tome I, p. 343-345. 56 Le Fèvre de Fontenay, op. cit., avril 1715, p. 57-70. 57 Nous pourrions encore évoquer le cas du Père Pierre Cléric dont un conte est publié d’abord dans le Nouveau Mercure galant, voir ibid., octobre 1715, p. 101-110, puis dans les Nouvelles Littéraires, voir Du Sauzet, op. cit., 7 décembre 1715, tome II, p. 356-359. 58 Dumouchel, op. cit., p. 73. 59 Andry, op. cit., janvier-février 1715, p. 3-128. 60 Casanova, op. cit. , p. 104-106 et p. 258. 61 Jean-Pierre Vittu, « Journal des savants (1665-1792, 1797) », dans Reynaud, Mer‐ cier-Faivre, Journaux, op. cit. of the Books de Jonathan Swift ou de la Guerre des auteurs de Gabriel Guéret. Du Sauzet semble également disposer des mêmes contributeurs que le Nouveau Mercure galant - ou il n’hésite pas à en faire des copies - puisque, dans le numéro du 29 juin 1715, il publie dans sa revue « L’Arrêt du Conseil d’Apollon 53 », déjà paru dans le Nouveau Mercure galant d’avril 1715 54 . Après ces vers satiriques, Du Sauzet publie un « Parallele de ce que Madame Dacier & Monsieur de la Motte ont écrit sur Homere 55 ». Certes, cette comparaison n’est pas une copie d’un texte du Nouveau Mercure galant, mais elle s’en inspire sans aucun doute puisque la structure du « Parallele » rappelle fortement un article de la revue parisienne d’avril 1715 : la « Comparaison des Discours de Monsieur de La Motte & de Madame Dacier, sur les ouvrages d’Homere 56 ». Sans analyser davantage cette proximité des deux périodiques 57 , elle n’est guère surprenante. Suzanne Dumouchel explique en effet que les journaux contribuaient à la création d’un espace public dont le but était justement de lier les lecteurs et les auteurs les uns aux autres et d’encourager les échanges 58 . Enfin, il faut encore évoquer la dimension européenne qui est quasiment absente dans le Nouveau Mercure galant. C’est aussi le cas du Journal des sҫavans qui discute certes aussi des livres parus ailleurs, comme à Londres, Leyde, Hambourg ou Amsterdam 59 , mais qui ignore tout de la réception de la querelle en dehors des frontières du royaume de Louis XIV. La thèse de l’assimilation culturelle que propose Pascale Casanova pour décrire la fixation sur le centre du champ culturel 60 ne vaut donc que pour la revue d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay. L’explication de cette absence de l’Europe dans le Journal des sҫavans est plus compliquée, mais elle peut être liée à une réorientation de cette revue sous la direction de Nicolas Andry qui favorise clairement des livres sur la médecine au détriment d’autres sujets 61 . Sans surprise, les deux périodiques qui apparaissent aux Pays-Bas sont plus tournés vers l’Europe ainsi que vers sa République des Lettres et ils parlent de la traduction de l’Iliade en anglais 429 Conclusion 62 Du Sauzet, op. cit., 9 mars 1715, tome I, p. 87. 63 Masson, op. cit., tome X, 1715, p. 332-337. 64 Du Sauzet, op. cit., 8 juin 1715, tome I, p. 293-300. 65 Ibid., 2 mai 1716, tome III, p. 273. 66 Masson, op. cit., tome XI, 1716, p. 267-278. 67 Dumouchel, op. cit., p. 27. 68 Schuwey, « Mercure », op. cit., p. 60. 69 Jochen Schlobach, « Frédéric Grimm (1723-1807) », dans Reynaud-Mercier-Faivre, Journalistes, op. cit. d’Alexander Pope. Les Nouvelles Littéraires, par exemple, annoncent déjà en mars 1715, c’est-à-dire deux mois avant sa parution, que le premier tome en est train d’être imprimé 62 et l’Histoire critique de la République des Lettres lui consacre une critique détaillée et bienveillante, mais se heurte au fait que Pope soit proche des Anciens 63 . De surcroît, les deux périodiques publient aussi des contributions d’auteurs qui ne résident pas en France, mais qui se prononcent sur la Querelle d’Homère : dans les Nouvelles Littéraires, nous découvrons ainsi une proposition de réconciliation d’un auteur anonyme d’Amsterdam qui devrait mettre terme aux disputes 64 ou une table de matière des Acta Editorium du mars 1716 de Leipzig selon laquelle il y a un article entier sur l’Iliade de La Motte 65 . Aussi, dans l’Histoire critique de la République des Lettres, les lecteurs peuvent découvrir les sentiments d’un lecteur berlinois sur le livre de Terrasson 66 . Force est donc de constater que la Querelle d’Homère est, certes, une querelle qui oppose deux membres de la République des Lettres, Anne Dacier et Houdar de La Motte, mais aussi un phénomène européen, ce qui peut être expliqué par le rang de Paris, capitale incontestée de la République des Lettres. Un autre argument repose sur l’importance accordée au monde antique partout en Europe. Si ce bref tour d’horizon n’est pas à même de remplacer une étude plus approfondie du Journal des sҫavans, de l’Histoire critique de la République des Lettres et des Nouvelles Littéraires, il montre pourtant la place unique qu’occupe le Nouveau Mercure galant. Tout en étant un « forum 67 » qui donne la parole à des contributeurs anciens, modernes ou neutres, il est avant tout un « salon de papier 68 » qui illustre parfaitement la société mondaine parisienne et qui s’est voué à faire circuler les valeurs et les conventions de celle-ci dans le royaume et dans toute l’Europe, à la manière de ce que seront les périodiques du XVIII e siècle, comme la Correspondance littéraire, philosophique et critique de Frédéric Melchior Grimm 69 . 430 Conclusion Chronologie Cette chronologie de la Querelle d’Homère présente un aperçu des contributions au Nouveau Mercure galant. Elle réunit des textes de querelle de premier ordre auquel nous ajoutons quelques textes de deuxième ordre qui nous paraissent particulièrement importants. Afin de faciliter la lecture de ce livre, nous com‐ plétons la chronologie par les principaux ouvrages des Anciens et des Modernes évoqués dans la thèse ainsi que par quelques événements politiques majeurs des années 1710. années histoire politique et intellectuelle Nouveau Mercure galant (1714-1716) 1711 14 avril - mort de Louis de France, le Grand Dauphin • L’Iliade d’Homère traduite en fran‐ çais, avec des remarques d’Anne Dacier 1712 18 février - mort de Louis de France, duc de Bourgogne, le Petit Dauphin 1712 8 mars - mort de Louis de France, duc de Bretagne 1713 11 avril - Paix d’Utrecht 1714 6 mars - Traité de Rastatt • L’Iliade, poème, avec un Discours sur Homère d’Houdar de La Motte Juin - « De la Necessité de la Cri‐ tique, ou le Grand Prevost du Par‐ nasse » de Jean-Antoine Du Cerceau Juillet - « Apologie D.P.D.C. par lui-même » de Jean-Antoine Du Cer‐ ceau Août - « Le Tombeau de Boileau, Satyre » de Jean-François Regnard, envoyé probablement au périodique par Thémiseul de Saint-Hyacinthe 1 Selon Lecoq, le livre d‘Anne Dacier paraît en 1714, voir Lecoq, « Chronologie », op. cit., p. 859, mais nous suivons ici Boch, op. cit., p. 122. années histoire politique et intellectuelle Nouveau Mercure galant (1714-1716) 12 septembre - fin du siège de Barce‐ lone • Lettre à Monsieur *** sur l’Iliade de La Motte de l’abbé Jean-François de Pons Septembre - « Discours sur l’Acros‐ tiche » d’un auteur anonyme, « Trés-beau raisonnement de l’Au‐ teur » d’Hardouin Le Fèvre de Fon‐ tenay • Lettre sur les occupations de l’Aca‐ démie française de Fénelon Octobre - « Reflexions, plaintes & verbiage de l’Auteur » d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay, « Morale d’Epi‐ cure » d’un auteur anonyme, « Quart de critique » et « Courte réflexion sur les remarques de Mathanasius sur le chef-d’œuvre d’un inconnu » d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay Novembre - « Aux Muses, Sur la Paix de Nimègue » de Mademoiselle Deshoulières, « Lettre curieuse » de Mademoiselle de ** Décembre - « Epigramme » de Go‐ dart, « Examen de l’Opera de Tele‐ maque » d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay, « Extrait d’un Discours éloquent que M. Herault, Avocat du Roy du Chastelet, a prononcé dans la Grande Chambre de cette Cour le 22. Octobre dernier » 1715 Janvier - « Prélude » d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay, « Ode presentée au Roy sur la paix » du fils de M. Chappe, « Explication des Taches & Facules du Soleil » d’un auteur anonyme, harangue de M. Mallet 19 février - réception de l’ambassadeur du chah de Perse à Versailles • Des causes de la corruption du goût d’Anne Dacier (février) 1 Février - « Critique modeste du Livre de Madame Dacier, qui a pour Titre, des Causes de la Corruption du goust » d’un auteur anonyme 432 Chronologie 2 Selon Hepp, le privilège date de 1713, mais les trois parties de cet ouvrage paraissent pendant l’année 1715, Hepp, op. cit., p. 690. Pour plus d’informations, voir le chapitre « Rôle des femmes ». 3 Selon Boch, ce livre est évoqué dès avril 1715, même si son privilège ne date que de juin 1715, voir Boch, op. cit., p. 122. années histoire politique et intellectuelle Nouveau Mercure galant (1714-1716) • Réflexions sur la critique d’Houdar de La Motte 2 Mars - « Prelude où l’Auteur montre assez d’esprit » d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay, « Lettre à Monsieur …… [Monsieur ***] sur l’Iliade de M. de la Motte » de l’abbé Jean-François de Pons, « Epitre de Mathanasius à l’Au‐ teur » de Thémiseul de Saint-Hya‐ cinthe • Homère vengé, ou Réponse à M. de la Motte sur l’Iliade de François Gacon (avril) • Apologie d’Homère et Bouclier d’Achille de Jean Boivin (fin avril) 3 Avril - « Lettre d’un Ancien à l’Au‐ teur, qui declare aujourd’huy publi‐ quement qu’il n’est ni Ancien ni Moderne », « Comparaison des Dis‐ cours de M. de la Motte & de Madame Dacier sur les Ouvrages d’Homere » de l‘« Abbé de *** », « Extrait de la Lettre d’une Dame d’érudition antique, à un Academicien François moderne touchant l’Iliade d’Homere comparée avec celle de M. de La M. », « Lettre curieuse & tres-amusante » d’un « galant homme », « Apo‐ logue de l’Ecrevisse » d’Houdar de La Motte, « Arrest du Conseil d’Apollon » d’Akakentreke • Homère en arbitrage du Père Claude Buffier (mai) Mai - « Prélude nouveau » d’Har‐ douin Le Fèvre de Fontenay, « De‐ nonciation […] d’un Libelle inju‐ rieux, qui […] paroît […] sous le titre d’Homere vangé » de l’abbé Jean-François de Pons 14-30 juin - Reprise de Minorque par les Franco-Espagnols • The Iliad of Homer d’Alexander Pope (début de la publication qui se termine en 1721) Juin - « Dialogue magnifique entre Iris, Mercure & un Moderne » d’un auteur anonyme, « Sonnet mo‐ derne » d’un auteur anonyme 433 Chronologie années histoire politique et intellectuelle Nouveau Mercure galant (1714-1716) 2 juillet - Capitulation de Majorque face aux troupes franco-espagnoles • Dissertation critique sur l’Iliade d’Homère de l’abbé Jean Terrasson (juillet) Juillet - « Copie de la lettre d’une Dame » d’une autrice anonyme, « Rondeau redoublé, & decisif, sur le sujet des Anciens & des Modernes » d’un « Auteur desinteressé des bords de la Marne », « L’Apologie de l’ignorance, Livre nouveau », « Dis‐ cours curieux sur le grand ouvrage de M. l’Abbé Terrasson contre Ho‐ mere » et « Lettre Apologetique » d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay 13 août - signature d’un traité de com‐ merce et d’amitié entre la France et la Perse Août - « Prelude nouveau qui a son merite » et « Chapitre d’éru‐ dition de la façon de l’Auteur, au sujet d’un Livre nouveau qui a pour titre : Apologie d’Homère, ou Bouclier d’Achille » d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay, « Scène d’Arlequin, Def‐ fenseur d’Homère » de Louis Fuze‐ lier, « Questions proposées » d’Har‐ douin Le Fèvre de Fontenay 1 er septembre - mort de Louis XIV 2 septembre - ouverture du testament de Louis XIV, début de la Régence de Philippe d’Orléans Septembre - « Copie d’une Lettre de M. P. à l’Auteur » et « Ode. Imi‐ tation de l’Ode sur les Conquêrans de Rousseau » de l’abbé Jean-Fran‐ çois de Pons, « Autres Réponses aux mêmes Questions d’un des Partisans du Mercure » Octobre - « A M. Houdart de la Motte, Auteur de la nouvelle Iliade. Conte » de Pierre Cléric, « Questions dignes de l’attention, & des Réponses de tous les beaux esprits » d’un au‐ teur anonyme • Conjectures académiques, ou Disser‐ tation sur l’Iliade de François Hé‐ delin, abbé d’Aubignac (novembre) Novembre - « Réponse aux Ques‐ tions » d’auteurs anonymes 30 décembre - permission d’organiser des bals publics à l’Opéra du Pa‐ lais-Royal à Paris • Examen pacifique de la querelle de Mme Dacier et de Monsieur de La Décembre - « Histoire galante de l’Ambassadeur de Perse » d’Har‐ douin Le Fèvre de Fontenay, « Il ne faut pas disputer des goûts » d’un auteur anonyme, « Historique & bur‐ lesque origine du Tric trac » de « M. de M *** » 434 Chronologie 4 Boch, op. cit., p. 122. Voir la note de bas de page. 5 Le supplément est daté de décembre 1715, mais sa version numérisée est jointe à la livraison de janvier 1716 du Mercure. 6 Heike Klees, Das Spiel in der Comédie-Italienne (1662-1729). Strukturen und Funktionen im Wandel, Würzburg, Königshausen & Neumann, 2011, p. 193-194. années histoire politique et intellectuelle Nouveau Mercure galant (1714-1716) Motte sur Homère d’Étienne Four‐ mont 4 Critique sur l’Examen pacifique de M. L’Abbé de Fourmont. Supplément du Mercure de Decembre 1715 d’Har‐ douin Le Fèvre de Fontenay 5 1716 2 janvier - premier bal public à l’Opéra du Palais-Royal à Paris Janvier - « Prélude » d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay • Apologie d’Homère de l’abbé Jean Hardouin (février/ mars) 5 avril - réconciliation d’Anne Dacier et d’Houdar de La Motte 18 mai - L’Heureuse surprise, première pièce présentée par les comédiens ita‐ liens après leur retour à Paris 6 Mai - « Prélude ébloüissant » d’Har‐ douin Le Fèvre de Fontenay Juin - « Prélude impayable » d’Har‐ douin Le Fèvre de Fontenay Août - « Allarme aux Poëtes » d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay, « Devise à Monsieur le Regent » d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay • Homère défendu contre l’Apologie du Père Hardouin, ou Suite des Causes de la corruption du goût d’Anne Dacier Octobre - « Epitre à son Altesse Royale Monseigneur Petit Fils de France, Regent du Royaume, Duc d’Orleans » de « M. le Baron de S. Martin » 1717 • Homère travesti ou l’Iliade en vers burlesques de Marivaux 1719 • Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture de l’abbé Jean-Bap‐ tiste Du Bos 1720 Échec du système de Law 435 Chronologie Bibliographie Sources premières Académie française (dir.), Dictionnaire de l’Académie françoise, Paris, Jean Baptiste Coignard, 1694, 2 volumes. Académie française (dir.), Nouveau dictionnaire de l’Académie françoise, Paris, Jean-Bap‐ tiste Coignard, 1718, 2 volumes, en ligne : https: / / archive.org/ details/ fre_b1886001, site consulté le 21/ 01/ 18. Académie française (dir.), Dictionnaire de l’Académie franҫaise. Troisième Édition, Paris, Jean-Baptiste Coignard, 1740, 2 volumes. Thomas Amaulry (dir.), Le Nouveau Mercure galant, Lyon, Thomas Amaulry, 1677. Nicolas Andry (dir.), Journal des sçavans, Paris, Veuve Cusson (1705-1714), Pierre Witte (1715-1722), 1665-1792, 1797. François-Hédelin abbé d’Aubignac, La Pratique du théâtre, Paris, Antoine de Sommaville, 1657. 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Norman de l’Université de Chicago qui a répondu patiemment à mes questions concernant la Querelle des Anciens et des Modernes. Je remercie également Edouard Hutmacher pour les pré-corrections et Malvina Jourdain ainsi que Gaëtan Morel pour la relecture attentive et patiente du texte final. En outre, de nombreux remerciements vont à mes chères co-doctorantes et amies : Vera Atanasova, Solène Bregeon, Ivana Lohrey, Eva Rothenberger et Sandra Walz qui m’ont également accompagné et encouragé à continuer mon projet de recherche durant les dernières années. Je tiens particulièrement à remercier mes parents et mon frère pour leur soutien psychologique. De chaleureux remerciements vont également à mes collègues de l’Université Toulouse 2 - Jean Jaurès qui m’ont aidé à préparer la soutenance : Alexa Craїs, Mechthild Coustillac, Hilda Inderwildi, Hélène Leclerc et Jean-Philippe Grosperrin. De plus, je remercie également tous ceux que j’ai oubliés de nommer ci-dessus et qui m’ont néanmoins soutenu d’une façon ou d’une autre. Je les prie de me pardonner cette négligence. Septembre 2020 Résumé Ce livre s’intéresse à la réception de la Querelle d’Homère dans la presse des Lumières et met l’accent sur l’accueil que lui accorde le Nouveau Mercure galant d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay. Cet homme de lettres succède à Claude Dufresny et à Jean Donneau de Visé à la tête du Mercure dont il a la responsabilité du printemps 1714 jusqu’à l’automne 1716. Par conséquent, la Querelle d’Homère qui éclate en 1715, après la publication de la traduction de l’Iliade d’Houdar de La Motte ainsi que des Causes de la corruption du goût d’Anne Dacier, se trouve au cœur des 29 éditions du périodique. Pendant que Dacier, qui a également traduit l’Iliade et qui est convaincue du génie d’Homère, cherche à persuader ses contemporains de la beauté de l’épopée grecque, La Motte en propose une réécriture en respectant le goût de son siècle. Cette querelle ne dure seulement qu’un peu plus d’une année, mais elle suscite de nombreuses prises de position en faveur ou contre Homère et touche à des domaines très divers, comme la critique du goût, les idéaux socio-politiques ou la philosophie du progrès. Cette étude ne s’inspire pourtant pas de la théorie de la réception selon l’école de Constance, mais plutôt de l’analyse des discours. En répondant à la question de savoir dans quelle mesure les prises de position du Nouveau Mercure galant témoignent de la concurrence des idées anciennes et modernes lors de la Querelle d’Homère, les discours dans lesquels les contributeurs officiels, réguliers et occasionnels s’inscrivent sont analysés. Les trois parties du présent livre correspondent, en même temps, aux trois axes thématiques esquissées ci-dessus et soulignent la complexité de la Querelle d’Homère. En prenant également en compte des textes de querelle de deuxième ordre, il devient évident à quel point il est réducteur de parler d’une simple dualité des Anciens et Modernes. D’un côté, il existe de nombreuses positions différentes au sein des deux partis et, de l’autre, des contributions échappent à cette opposition. Elles montrent une réalité bien plus complexe ce qui fait de cette livre une microhistoire de la culture et des mentalités de la France galante à la fin du règne de Louis XIV. Abstract The book is concerned with the reception of the “Querelle d’Homère” in the press of the Enlightenment and focuses on the treatment accorded to it by the Nouveau Mercure galant of Hardouin Le Fèvre de Fontenay. This man of letters succeeded Claude Dufresny and Jean Donneau de Visé as the director of the Mercure for which he was responsible from spring 1714 to autumn 1716. Consequently the “Querelle d’Homère”, which broke out in 1715 after the publication of Houdar de La Motte’s translation of The Iliad and Anne Dacier’s Des causes de la corruption du goût, is at the heart of the 29 editions of the periodical. While Dacier, who also had translated The Iliad and who was convinced of Homer’s genius, tried to persuade her contemporaries of the beauty of the Greek epic; La Motte proposed a rewritten version of The Iliad that respected the taste of his century. This quarrel only lasted for a little more than a year, but many positions for and against Homer were taken and many different fields were concerned, such as the criticism of taste, social and political ideas and the concept of progress. This study however is not inspired by the reader-response criticism of the Constance school, but by discourse analysis. To answer the question to what extent the positions of the Nouveau Mercure galant reflect the opposition of ancient and modern ideas, the discourses in which official, regular and occasional contributors embed themselves are analyzed. Thus, the three parts of the book correspond to the three thematic axes outlined above and under‐ line the complexity of the “Querelle d’Homère”. By also taking into account second-order sources about the Quarrel, it becomes evident that it is naive to speak of a simple duality of ancient and modern ideas. On the one hand, many different positions coexist within the two parties and, on the other, many contributions do not fit into this binary opposition. They present a much more complicated situation which means that this book also is a microhistory of the culture and mentalities of “La France galante” at the end of the reign of Louis XIV. Index Achille 14, 17, 43-47, 49, 51, 60p., 89p., 94, 97, 143p., 155, 160, 172p., 178p., 181, 325, 382, 388, 420 Acigné, Marie-Anne d’ 58 Addison, Joseph 22, 227 Agamemnon 14, 43-47, 60, 143, 172, 182, 325, 420 Ajax 48p., 189 Alcide voir Hercule Alcmène 88p., 97 Alexandre le Grand 81, 88, 91-96, 99, 101, 103p., 145, 420 Andry, Nicolas 429 Apollon 97, 99, 105, 132, 208, 210, 304, 309, 366p., 415 Ariane 9 Aristote 12p., 17, 67, 76, 154p., 192, 221, 302, 326, 335, 342p., 351, 370pp., 375, 381, 426 Aubignac, Franҫois Hedelin d’ 13, 15, 152, 197, 214, 387 Auchy, Charlotte des Ursins, vicomtesse d’ 137 Auguste 38, 81p., 88, 93p., 100p., 129, 157, 205, 376 Aulnoy, Marie Catherine d’ 274p. Bacon, Francis 336, 342 Balzac, Jean-Louis Guez de 38, 117, 166 Barbier d’Aucour, Jean 279, 282 Bargali, Scipione 257p., 262 Baudoin, Jean 180 Baumgarten, Alexander 32, 150, 404 Bayle, Pierre 200, 332, 335p., 393 Bellegrade, Morvan de 68, 403 Benserade, Isaac 94 Boccace, Jean 257, 262, 313 Boileau, Nicolas 65p., 80, 114p., 122, 140, 145, 149, 155, 157, 159, 205-212, 214, 221, 226, 228-234, 311, 318p., 344p., 348p. Boivin, Jean [M. B.] 14-18, 20p., 49p., 73, 158-161, 171, 173, 177p., 181, 187p., 193-196, 217, 221, 225, 316p., 362, 364, 387p., 408pp., 416, 425, 427 Bosse, Abraham 98 Bossuet, Jacques-Bénigne 47, 59, 61, 217, 220pp., 276, 402 Bouhours, Dominique 68, 159, 202, 205, 208p., 215p., 218, 222p., 226, 279p., 282, 363 Briséide 45 Brumoy, Pierre 87, 92 Buchet, François 23 Buffier, Claude 15, 18, 116, 160, 197, 387 Burke, Edmund 150, 330 Casaubon, Méric 10 Catulle 93 Caumartin, Louis François 59 Cervantes, Miguel de 202 César, Jules [Cesar] 88, 92p., 96, 98, 100p. Chamony, Bernard 12 Chapelain, Jean 210p., 267 Chartres, Bernard de 327 Chateaubriand, François-René de 352, 398, 424 Chaulieu, Guillaume Anfrie de 307 Chevreau, Urbain 11 Christine de Suède 11 Cléric, Pierre 75p., 185, 310, 429 Cochin, Charles 17 Coignard, Jean-Baptiste 85 Colbert, Jean-Baptiste 37, 39, 80, 91 Comis, Natalis 180 Commode 88 Condé, Henri II de Bourbon 74 Condé, Louis II de Bourbon 47, 74, 94 Constant, Benjamin 352 Corneille, Pierre 65p., 69, 78, 100, 208, 213p., 218, 225, 301, 318, 409 Corneille, Thomas 24, 137, 212, 214 Cotin, Charles 206, 211, 311 Couture, Jean-Baptiste 346 David, roi biblique 95 Démosthène [Demosthene] 337p. Denys d’Halicarnasse 154, 370 Descartes, René 76p., 192, 302, 323, 334p., 351, 361, 371p., 375, 381, 393, 426 Deshoulières, Antoinette, Madame 83, 136, 145 Deshoulières, Antoinette-Thérèse, Mademoiselle 83-87, 96, 101 Desmarets de Saint-Sorlin, Jean 164, 170, 174, 180p., 236, 394 Despréaux [Despreaux] voir Boileau, Ni‐ colas Diderot, Denis 150, 391 Dion Chrysostomos 153 Donneau de Visé [Devizé], Jean 21-24, 35, 38, 72, 93, 115, 137, 142, 151, 203, 257, 263, 288, 349 Du Bos, Jean-Baptiste 18, 20, 32, 217, 365, 372, 387, 404, 408p. Du Cerceau, Jean-Antoine 44, 46, 74pp., 198pp., 206-212, 214pp., 222-226, 228p., 233p., 292, 295, 318p., 419, 421 Dufresny, Charles 21pp., 35, 74, 119, 237 Du Plaisir 217, 241p., 244p., 247, 249, 251, 262, 265pp., 312, 319p. Du Sauzet, Henri 75, 80, 142p., 195, 427pp. Épicure 331-334, 369 Érasme de Rotterdam 288, 391 Euripide 163, 186 Eustathe de Thessalonique 180, 326, 370 Fénelon, François Salignac de La Mothe 15, 18, 46, 60p., 117, 159p., 225, 274, 353 Fontenelle, Bernard Le Bovier de 20, 67, 82, 111, 144, 181, 184, 186, 193, 201, 226, 315, 318, 324, 330p., 339p., 343, 351, 354, 374p., 377p., 380p., 383p., 389, 393p., 400, 416, 423pp. Fourmont, Étienne 15, 17p., 20p., 72, 127p., 152, 160p., 164, 167, 170, 179, 182, 193pp., 357, 362p., 386pp., 416, 427 Fraguier, Claude François 126p., 346 François I er 137, 200 Furetière, Antoine 31p., 49, 52, 88, 90, 120, 130p., 231, 240, 259, 267, 270, 277, 288, 299, 308p., 328, 336p., 344, 350p., 359, 367, 390 Fuzelier, Louis 73, 119p., 171, 347p. Gacon, Franҫois 15-18, 44, 46pp., 126p., 137, 173, 190, 192, 194p., 231, 326, 346, 382, 414 Galilée 336 Galland, Antoine 268, 272 Gassendi, Pierre 332 Georges, saint 53 Goujet, Claude Pierre 75 Grand Condé voir Condé, Louis II de Bourbon Grimm, Frédéric Melchior 430 Guéret, Gabriel 429 Guyon, Madame de 61 Hardouin, Jean 15, 140 Hector 49pp., 58, 89, 143, 177p., 420 Hélène [Helen] [Helene] de Troie 77, 386 Hélios 104, 106 Henri IV 88 Hérault, René 410-413 Hercule 88-92, 94, 97pp., 101, 104p., 350, 420 467 Index Hérodote 12 Hobbes, Thomas 43, 102 Horace 82, 93, 187, 199, 211p., 226, 228, 233, 318, 342, 404 Ingoult, Nicolas-Louis 87, 89 Ingrat, Nicolas-Louis 90 Irailh, Simon-Augustin 9, 124p., 141, 167 Iris 131p., 174p., 182, 282, 285pp., 327pp., 370, 372 Junon 123, 131, 182, 188, 397 Jupiter 50, 97, 123, 188, 244, 350 Kant, Emmanuel 150 Kircher, Athanasius 328, 335, 337 La Bruyère, Jean de 166, 213, 323 La Croix, Phérotée de 204 La Fare, Charles Auguste de 307 La Fontaine, Jean de 65p., 157, 166, 199, 266, 272, 303, 305 La Fosse, Antoine de 213 Lambert, Madame de 28, 116, 137, 139, 387 La Rochefoucauld, François de 252, 265, 403 Lartigaut 341p., 391 La Sablière, Madame de 139 Lawätz, Heinrich Wilhelm 75 Le Bossu, René 12, 155, 180, 352 Le Clerc, Jean 335p. Le Fèvre, Tanneguy 65, 118 Le Moyne, Pierre 371 Le Pelletier, Jean 211 Lhéritier de Villandon, Marie-Jeanne 274 Lipse, Juste 300 Longepierre, Hilaire-Bernard de 155, 337, 353 Longin 149, 154, 205, 233p., 345, 370 Longüeil, Adam de 57 Longüeil, Claude de 55p., 144 Louis, saint [S. Loüis] voir Louis IX Louis d’Orléans 96 Louis IX 81, 84pp., 95, 101, 144p., 420 Louis XIII 88, 97p., 137 Louis XIV 11, 14, 31, 37, 39-43, 45pp., 51, 58, 60p., 64p., 69, 74, 80-109, 111, 114p., 121, 134, 137p., 144p., 166, 172, 176, 180, 190, 199, 204pp., 213, 216pp., 222, 232, 278, 296, 311, 335, 338pp., 344, 355p., 361, 371p., 377p., 384, 390, 393, 395, 399, 406, 412, 414, 416, 419p., 423pp., 429 Louis XV 40, 96 Louvois 37 Lully, Jean-Baptiste 214 Malebranche, Nicolas 351 Malherbe, François de 88p., 208p., 211p., 222, 228 Mallet, Jean-Roland 337p., 376, 388 Mancini, Marie 101 Margat de Tilly, Jean-Baptiste 87 Marie-Thérèse 101 Marivaux 15, 22, 347, 363, 407 Marot, Clément 111, 200, 205, 212, 305 Mars 85, 90p., 97, 397 Marx, Karl 352 Masson, Samuel 95 Mathanasius, Chrysostomus voir Saint-Hyacinthe, Thémiseul de Melun, Anne-Julie de 61 Ménélas 50, 182 Menocchio voir Scandella, Domenico Mercure 131p., 202, 244, 281p., 285pp., 327, 354, 370pp. Mersenne, Marin 371 Michel, saint 53 Mignard, Pierre 51 Minerve 49, 99, 181p. Molière [Moliere] 65p., 69, 78, 120, 126, 139, 201pp., 205, 212p., 218, 225, 231, 246, 301, 318, 323, 344, 347, 407, 409 Molina, Tirso de 202p. 468 Index Montaigne, Michel de 157, 200, 339, 344, 349, 352p. Montesquieu, Charles Louis de Secondat de 9p., 225 Montlyard, Jacques de 180 Murat, Henriette-Julie de Castelnau de 274 Navarre, Marguerite de 257, 313, 320 Nestor 45, 90, 94, 97, 144, 420 Newton, Isaac 335 Nicole, Pierre 220p. Orange, Guillaume III d’ 60 Ovide 87, 104, 106 Pandaros 182 Pascal, Blaise 200 Patrocle 51, 160, 388 Pelegrin 86, 91 Pellisson, Paul 238, 307, 334 Perrault, Charles 13, 43-46, 48, 50, 59, 74, 80p., 84, 86, 101, 103, 106, 114p., 130, 143, 145, 163, 170, 174pp., 180, 186, 199, 201, 204, 208, 212, 214, 226, 246, 250, 262, 269, 271, 274, 318, 324, 339, 344, 349, 357p., 360, 362, 368, 374pp., 378p., 385, 389, 394, 400, 416, 420, 424 Pétrone 180, 183 Phaéton [Phaëton] 104pp. Philippe d’Orléans, le Régent 39, 80, 95- 99, 101p., 105, 107, 109, 114, 145, 254 Philippe V d’Espagne 105 Phœbus voir Apollon Piganiol de la Force, Jean-Aymar 100 Piles, Roger de 150, 224p. Pindare 82, 93, 330 Platon 129, 157, 279, 303, 336, 342, 351, 354 Plaute 201pp., 212, 226, 318 Politien 153 Pompée, Cnaeus 92p. Pons, Jean-François de [M. P.] 15, 18pp., 30, 44, 46, 48, 66-69, 76, 78, 99p., 106, 126p., 135, 137, 144, 146, 152, 172p., 175, 177, 186p., 189, 191p., 231, 292, 294, 296-299, 301pp., 306pp., 314, 321p., 326, 345pp., 358-361, 363-368, 370, 372p., 375-382, 385, 405, 415p., 419, 422pp. Pope, Alexander 140, 330, 372, 426, 430 Porphyre de Tyr 180 Pothonnier, Pierre 339p. Poullain de La Barre, François 116p., 134, 286 Pradon, Nicolas 210p., 215 Priam 49p. Proclus 180 Puget de la Serre, Jean 94 Quinault, Philippe 65, 210, 214 Quintilien 130 Rabelais, François 111 Racine, Jean 65p., 69, 78, 91, 100p., 163, 205, 212p., 215, 218, 225, 301, 318, 397 Rambouillet, Catherine de Vivonne, marquise de 260, 419 Rapin, René 155, 187, 199, 203, 205, 207, 212, 218 Regnard, Jean-François 213, 228pp., 232pp., 311, 319, 345, 348p. Régnier, Mathurin 206p., 212 Régnier-Desmarais, François-Séraphin 12, 45, 156p., 232 Reza Beg, Mehmet 178p. Rheita, Anton de 336 Riccioli, Giovanni Battista [Ricciolus] 335p. Richelieu 81, 98, 180, 229, 252 Rohan-Guémené, Louis de 43, 61 Rohan-Soubise, Jules-François-Louis 61 Rollin, Charles 87 Ronsard, Pierre de 207, 209 469 Index Rosen, Conrad de 58pp., 259 Rousseau, Jean-Baptiste 16, 86 Rousseau, Jean-Jacques 352 Roy, Pierre-Charles 84-88, 90, 94-97, 144p. Saint-Hyacinthe, Thémiseul de 48p., 76, 125p., 140, 146, 189, 229, 291p., 349p., 356, 373, 376p., 379, 381p., 393, 403p., 424, 426 Saint-Pierre, Charles-Irénée Castel de 107p. Salel, Hugues 156p., 169 Salisbury, Jean de 327 Salomon, roi biblique 95, 145 Sarasin, Jean-François 214, 307, 334 Savoie, Marie-Adélaïde de 74 Scandella, Domenico 29 Scaron, Paul 111 Scheiner, Christoph 335p. Scudéry, Madelaine de 117, 136, 247, 253, 283p., 286, 289, 419, 425 Sénèque 343 Sorel, Charles 257, 276, 320, 397 Spinoza, Baruch 324, 335, 368, 384, 393, 398, 401, 413, 416 Steele, Richard 22, 227 Strabon 12, 270 Stuart, Jacques 60 Swift, Jonathan 157, 429 Térence [Terence] 12, 203, 212, 226, 318 Terrasson, Jean 15, 20, 72, 149p., 193pp., 316, 322, 360, 362, 385, 422, 427p., 430 Thésée 9 Thétis 47, 160, 388 Thucydide 12 Tibulle 93 Titus 98-101 Tourreil, Jacques de 337p. Turenne 47 Turgot, Anne Robert Jacques 42 Vairasse, Denis 267 Valincour, Jean-Baptiste Henry du Trousset de 15, 242, 263, 420 Venus 354 Vespasien 98, 100 Vico, Giambattista 184, 330 Vignon, Claude 98 Virgile 11, 82, 92, 155, 185pp., 199, 205, 211p., 225, 228, 373, 382p. Vleughels, Nicolas 17, 178 Voellus, Jean 371 Voiture 166, 207, 305 Vossius, Gérard Jean 341 Zeus 88p., 97, 104 470 Index Biblio 17 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature herausgegeben von Rainer Zaiser Aktuelle Bände: Frühere Bände finden Sie unter: www.narr-shop.de/ reihen/ b/ biblio-17.html Band 195 Benoît Bolduc / Henriette Goldwyn (éds.) Concordia Discors II Choix de communications présentées lors du 41 e congrès annuel de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature New York University, 20-23 May 2009 2011, 245 Seiten €[D] 64,- ISBN 978-3-8233-6651-5 Band 196 Jean Garapon / Christian Zonza (éds.) Nouveaux regards sur les Mémoires du Cardinal de Retz Actes du colloque organisé par l’Université de Nantes, Château des Ducs de Bretagne, 17 et 18 janvier 2008 2011, 213 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6659-1 Band 197 Charlotte Trinquet Le conte de fées français (1690-1700) Traditions italiennes et origines aristocratiques 2012, 244 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6692-8 Band 198 Francis Assaf (éd.) Antoine Houdar de La Motte: Les Originaux, ou L’Italien 2012, 76 Seiten €[D] 39,- ISBN 978-3-8233-6717-8 Band 199 Francis Mathieu L’Art d’esthétiser le précepte: L’Exemplarité rhétorique dans le roman d’Ancien Régime 2012, 233 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6718-5 Band 200 François Lasserre Nicolas Gougenot, dramaturge, à l’aube du théâtre classique Etude biographique et littéraire, nouvel examen de l’attribution du ‹‹Discours à Cliton›› 2012, 200 Seiten €[D] 52,- ISBN 978-3-8233-6719-2 Band 201 Bernard J. Bourque (éd.) Abbé d’Aubignac: Pièces en prose Edition critique 2012, 333 Seiten €[D] 78,- ISBN 978-3-8233-6748-2 Band 202 Constant Venesoen Madame de Maintenon, sans retouches 2012, 122 Seiten €[D] 49,00 ISBN 978-3-8233-6749-9 Band 203 J.H. Mazaheri Lecture socio-politique de l’épicurisme chez Molière et La Fontaine 2012, 178 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6766-6 Band 204 Stephanie Bung Spiele und Ziele Französische Salonkulturen des 17. Jahrhunderts zwischen Elitendistinktion und belles lettres 2013, 419 Seiten €[D] 88,- ISBN 978-3-8233-6723-9 Band 205 Florence Boulerie (éd.) La médiatisation du littéraire dans l’Europe des XVII e et XVIII e siècles 2013, 305 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6794-9 Band 206 Eric Turcat La Rochefoucauld par quatre chemins Les Maximes et leurs ambivalences 2013, 221 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6803-8 Band 207 Raymond Baustert (éd.) Un Roi à Luxembourg Édition commentée du Journal du Voyage de sa Majesté à Luxembourg, Mercure Galant , Juin 1687, II (Seconde partie) 2015, 522 Seiten €[D] 98,- ISBN 978-3-8233-6874-8 Band 208 Bernard J. Bourque (éd.) Jean Donneau de Visé et la querelle de Sophonisbe. Écrits contre l’abbé d’Aubignac Édition critique 2014, 188 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6894-6 Band 209 Bernard J. Bourque All the Abbé’s Women Power and Misogyny in Seventeenth-Century France, through the Writings of Abbé d’Aubignac 2015, 224 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-6974-5 Band 210 Ellen R. Welch / Michèle Longino (eds.) Networks, Interconnection, Connectivity Selected Essays from the 44th North American Society for Seventeenth-Century French Literature Conference University of North Carolina at Chapel Hill & Duke University, May 15-17, 2014 2015, 214 Seiten €[D] 64,- ISBN 978-3-8233-6970-7 Band 211 Sylvie Requemora-Gros Voyages, rencontres, échanges au XVII e siècle Marseille carrefour 2017, 578 Seiten €[D] 98,- ISBN 978-3-8233-6966-0 Band 212 Marie-Christine Pioffet / Anne-Élisabeth Spica (éd.) S’exprimer autrement : poétique et enjeux de l’allégorie à l’âge classique 2016, XIX, 301 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-6935-6 Band 213 Stephen Fleck L‘ultime Molière Vers un théâtre éclaté 2016, 141 Seiten €[D] 48,- ISBN 978-3-8233-8006-1 Band 214 Richard Maber (éd.) La France et l’Europe du Nord au XVII e siècle Actes du 12e colloque du CIR 17 (Durham Castle, Université de Durham, 27 - 29 mars 2012) 2017, 242 Seiten €[D] 64,- ISBN 978-3-8233-8054-2 Band 215 Stefan Wasserbäch Machtästhetik in Molières Ballettkomödien 2017, 332 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-8115-0 Band 216 Lucie Desjardins, Professor Marie-Christine Pioffet, Roxanne Roy (éd.) L’errance au XVIIe siècle 45e Congrès de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature, Québec, 4 au 6 juin 2015 2017, 472 Seiten €[D] 78,- ISBN 978-3-8233-8044-3 Band 217 Francis B. Assaf Quand les rois meurent Les journaux de Jacques Antoine et de Jean et François Antoine et autres documents sur la maladie et la mort de Louis XIII et de Louis XIV 2018, XII, 310 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-8253-9 Band 218 Ioana Manea Politics and Scepticism in La Mothe Le Vayer The Two-Faced Philosopher? 2019, 203 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-8283-6 Band 219 Benjamin Balak / Charlotte Trinquet du Lys Creation, Re-creation, and Entertainment: Early Modernity and Postmodernity Selected Essays from the 46th Annual Conference of the North American Society for Seventeenth-Century French Literature, Rollins College & The University of Central Florida, June 1-3, 2016 2019, 401 Seiten €[D] 78,- ISBN 978-3-8233-8297-3 Band 220 Bernard J. Bourque Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle Textes choisis et édités par Bernard J. Bourque 2019, 296 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-8370-3 Band 221 Marcella Leopizzi L’honnêteté au Grand Siècle : belles manières et Belles Lettres Articles sélectionnés du 48e Congrès de la North American Society for Seventeenth Century French Literature. Università del Salento, Lecce, du 27 au 30 juin 2018. Études éditées et présentées par Marcella Leopizzi, en collaboration avec Giovanni Dotoli, Christine McCall Probes, Rainer Zaiser 2020, 476 Seiten €[D] 78,- ISBN 978-3-8233-8380-2 Band 222 Mathilde Bombart / Sylvain Cornic / Edwige Keller-Rahbé / Michèle Rosellini (éd.) « A qui lira »: Littérature, livre et librairie en France au XVIIe siècle Actes du 47e congrès de la NASSCFL (Lyon, 21-24 juin 2017) 2020, ca. 650 Seiten €[D] 98,- ISBN 978-3-8233-8423-6 Band 223 Bernard J. Bourque Jean Magnon. Théâtre complet 2020, 644 Seiten €[D] 128,- ISBN 978-3-8233-8463-2 Band 224 Michael Taormina Amphion Orator How the Royal Odes of François de Malherbe Reimagine the French Nation 2021, 315 Seiten €[D] 78,- ISBN 978-3-8233-8464-9 Band 225 David D. Reitsam La Querelle d’Homère dans la presse des Lumières L’exemple du Nouveau Mercure galant 2021, 472 Seiten €[D] 88,- ISBN 978-3-8233-8479-3 Comment traduire l’Iliade d’Homère ? Cette question oppose Houdar de La Motte à Anne Dacier au début du XVIII e siècle. Leur dispute divise la République des Lettres et la société mondaine. En étudiant les différentes dimensions de la Querelle d’Homère, telle qu’elle est présentée par le Nouveau Mercure galant, David D. Reitsam propose un kaléidoscope de la France sous l’Ancien Régime. BIBLIO 17 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Directeur de la publication: Rainer Zaiser www.narr.de ISBN 978-3-8233-8479-3