eJournals Oeuvres et Critiques 43/1

Oeuvres et Critiques
oec
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.2357/OeC-2018-0002
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2018
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Tous les étés de ma vie

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2018
Hubert Haddad
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Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Tous les étés de ma vie Hubert Haddad Que saisir sinon qui s´échappe, Que voir sinon ce qui s´obscurcit, Que désirer sinon qui meurt, Sinon qui parle et se déchire-? Yves Bonnefoy Nous sommes tous au bord d’une révélation, dans l’inquiétude ou l’effroi, parfois dans l’émerveillement, mais ce vacillement d’équilibriste, il faut croire, est la vérité de notre rapport au temps, de la manière idiosyncrasique dont nous expérimentons le tourbillon profilé de cette étrangeté qui nous traverse et nous porte comme un fétu-: la durée, cette vacuité têtue, interrogative, entre ce qui fut et ce qui hésite à s’incarner� L’écriture de Colette Fellous se dispose et s'envide sur cette brèche, cette aporie de la sensibilité irréductible aux concepts, pour dire et ne pas dire d’une même voix ce que l’Histoire-- notre histoire, les tranchants idéologiques qui nous amputent et nous faussent, tout le drame résultant des conquêtes et des exils dont nous sommes pétris-- ne saurait à aucun moment mesurer, juger ou proscrire-: le bonheur inexpiable d’être né en tel lieu dans l’enfance idolâtre, la païenne jeunesse et l’éternelle jouvence� La beauté est la coïncidence harmonique du désir et du monde, à tel instant vite évanoui� Quand le désir manque ou se voile de deuil, on ne s’étonne pas que rien n’ait changé-- de la mer, du soleil et de cette lumière qui tremble ; mais quelque chose-- est-ce d’avoir perdu la grâce ou manqué une marche du destin- ? - - ne laisse plus voir qu’un décor en cette permanence� Il fut un temps où tout allait de soi, où l’attente s’assouvissait d’ellemême� Le bonheur est sans témoin� La plénitude, par nature sans recul, ne demande pas qu’on l’écrive� Aussi faudra-t-il endurer le bannissement, surprendre en soi la disparition et n’être plus qu’expectative inquiète-: épier la disparition, c’est d’une certaine façon la créer par mille huis, mille clartés béantes, autant d’impressions en suspens� Mais ce bonheur perdu n’estil pas une forme sublimée du bonheur, par l’écriture qui s’en trouve tout empreinte-? DOI 10.2357/ OeC-2018-0002 10 Hubert Haddad Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) «- J'aurais pu, en me mentant à moi-même, garder cette terre confortablement installée dans ma mémoire et venir y puiser de temps en temps des éclats que j'aurais appelés moments de vérité ou moments de bonheur- », nous dit Colette Fellous sans trop y croire� Aussi n’est-elle pas partie vraiment� La Tunisie la tient au corps comme le corps tient à l’âme ; vraisemblablement plus qu’aucune terre promise� À tel point qu’elle s’y trouve aujourd’hui presque réconciliée, délivrée des conflits endémiques d’appartenance� Le petit casino de la Goulette, le lycée Carnot, les plages de la Marsa, Carthage, tous ces hauts lieux et paysages sont aujourd’hui dépouillés d’une part humaine irremplaçable, celle, roulée comme les galets par les siècles, des mémoires mêlées de peuples échoués là, en terre berbère, depuis les Garamantes et la reine Didon� Car il y eut aussi une Nakba des juifs de Tunisie, comme de bien d’autres minorités ancestrales dans le monde� Très jeune, du fond même du ravissement et de l'émoi, Colette Fellous avait le pressentiment du péril, constatant la fragilité du principe sensible, la vulnérabilité de cette cohésion apparente où s’enlacent les jours� Soudain la peur s’infiltra sans raison dans l’éclatante lumière et l’enfant se laissa envahir par cette nuée d’impressions ignorées des adultes qui pourtant les propagent inconsciemment, du père et de la mère dont l’irréprochable tendresse trahit, par un étrange retour d'appréhension, les lézardes et craquelures du Royaume, mais aussi des proches et des voisins, des inconnus, du peuple mêlé des rues-: ce qui doit advenir, dans un jour ou vingt ans, marque déjà les visages� Il n’y a pas de bonheur innocent� Le Petit casino, Avenue de France, Plein été, Un amour de frère, Pièces détachées- - le temps retrouvé de l’écriture témoigne de l’impossible divorce entre la présence charnelle et les clairvoyances du souvenir� En refusant la rupture, en n’étant jamais partie vraiment, malgré la pression intégriste et les attentats, Colette Fellous expérimentera une forme orphique et comme dédoublée de l’exil, propice aux descriptions quasi picturales, aux éclats puissants de nostalgie trempés de soleil, à cette résilience du proscrit qui, revenu sur ses pas, retrouve des liens intimes par-delà ses appartenances, découvrant le visage multiple de l’identité, l’altérité composite qui façonne la singularité la plus apparemment exclusive� En Tunisie même, il faudrait encore longtemps rester dans l’exil avec notre pauvre, fabuleuse nostalgie, et combattre malgré tout obstinément pour la liberté des femmes et des enfants, de la jeunesse, pour la souveraineté réelle du peuple� C’est la jeunesse qui décide de l’avenir, loin des désastres du népotisme néocolonial, dans la démocratie recouvrée, c’est grâce aux femmes et à la jeunesse essentiellement, quand toutes leurs revendications seront fondées dans le droit, que l’homme arabe ou berbère oubliera ses blessures� C’est grâce aux femmes et à la jeunesse qu’on viendra à bout des idéologies mortifères partout dans le monde� DOI 10.2357/ OeC-2018-0002 11 Tous les étés de ma vie Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Un jour peut-être, l’exclusion et le déni disparaîtront des mœurs, en Méditerranée comme ailleurs� On accueillera si bien l’étranger, le relégué, l’hétérogène, le juif de personne d’où qu’il vienne, que cette notion disparaîtra des mentalités au seul profit du partage de l’altérité� Au fond, c’est ce que je ne cesse de lire au fil torsadé de cette prose lumineuse, extraordinairement alerte, attentive au moindre événement, et comme approfondie des ocre rutilances des soirs rompus de soleil du grand naguère, dans l’extase du couchant sur la mer où baignent encore les nuques des enfants à l’instant de s’endormir� Pareille à cette machine aimantée qui mesure l'activité des différentes zones du cerveau, le livre redimensionne la corrélation des mondes disparus et de ceux qui adviennent sans rien ôter au prodige des destinées singulières� «- En revenant sans cesse, même brièvement à chaque voyage, en aimant ce qu'était devenu aujourd'hui ce pays, en guettant ses combats et ses espoirs- », Colette Fellous montre de quelle force d’abnégation, quel appel à la réconciliation est constitué l’exil, cette démiurgie de la fidélité� Il s’agit presque de résistance pacifique, telle Antigone déclarant «-Je suis faite pour partager l'amour et non la haine�-» Il faudrait décrire les figures du secret, ses épisodes enchantés, obscurs ou dramatiques, comme ce jour à Tunis où, sa sandale prise dans les rails, elle vit surgir l’avalanche d’acier d’un train� Par miracle sauve, Colette Fellous gardera au fond de l’âme, empreinte ou signe, l’instant de l’ange, le flamboiement de son glaive à double tranchant, grand tourbillon de la mémoire qui se déroule par manière d’ultime récapitulation à jamais reconduite, pour que rien ne soit oublié des images et des heures� Mais qu’est-elle vraiment cette révélation au sens littéral qui, à tout instant, serait-ce le plus anodin, alarme le cœur et ses raisons-? Dans un extrait emblématique de Plein été, Colette Fellous dessine en mots feutrés la clé perdue des hantises-: J'ai un secret� Je sais qu'il est resté caché dans l'été, mais où, quand, pourquoi, lequel- ? Je bute sur lui trop souvent, je voudrais comprendre, retrouver, revenir, tout est passé trop vite� Le ciel est absolument blanc dans ma tête, et je crois que je dois repeindre ma vie à la chaux, comme après l'hiver, pour mieux voir les couleurs� Battre les cartes, couper, distribuer et commencer à jouer� Regarder dans les coins, derrière les choses, entre les feuilles, avec cette unique règle que je voudrais maintenant me donner-: courir dans tous les étés de ma vie, jusqu'à retrouver ce que j'ai caché� DOI 10.2357/ OeC-2018-0002