eJournals Oeuvres et Critiques 43/1

Oeuvres et Critiques
oec
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.2357/OeC-2018-0003
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2018
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Colette, parmi tous mes amis écrivains …

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2018
René de Ceccatty
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Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Colette, parmi tous mes amis écrivains … René de Ceccatty Parmi tous mes amis écrivains et, a fortiori, parmi tous les écrivains qui publient en ce moment, Colette Fellous occupe une place si particulière que je découvre chacun de ses nouveaux livres avec un mélange d’anxiété et de plaisir, dû à la fois à la familiarité que j’ai avec son monde et sa sensibilité et au caractère très inattendu de l’approche qu’elle choisit pour un nouveau livre� Son œuvre, dominée par la mémoire et par son pays natal, la Tunisie, qui est aussi le mien, n’est pas une autobiographie au sens classique� Elle n’en est pas une, parce qu’aucun de ses livres ne se concentre, à proprement parler sur une période donnée ou sur quelques événements clés, mais chacun d’eux balaie sa vie entière et le plus souvent remonte à la génération précédente ou se projette vers l’avenir� Et, ce qu’elle opère sur le temps, en abattant les frontières du passé et du présent, elle le fait, de façon analogue, sur l’espace, entre Sidi Bou Saïd et Lyons, Paris, Rome et parfois plus loin� Sa célèbre émission radiophonique, son Carnet nomade, ne formulait pas seulement un principe d’errance, de voyage, mais un principe d’identité éclatée et reconstruite, sur tous les plans� Ses dialogues avec les différentes personnalités qu’elle rencontrait, par choix ou par hasard, étaient autant de reflets de sa propre personnalité qu’elle cherchait à comprendre et c’est ce qui donnait à ses entretiens-promenades un caractère très rare-: ses interlocuteurs en étaient conscients et se confiaient à elle d’une autre manière qu’avec un journaliste, ils étaient amenés à se mettre à son diapason, à tenter de ne pas faire de fausse note et à accepter naturellement la douce harmonie, rieuse et curieuse, qu’elle recherchait elle-même, en les interrogeant et en commentant avec eux leur environnement� Bien entendu, il est passé de la radio à l’écriture quelque chose d’essentiel, et inversement de l’écriture à la radio quelque chose d’essentiel� Même si Colette Fellous n’est pas la seule journaliste de radio qui ait été écrivain en même temps, elle a fait de la radio un usage plus littéraire que les autres� Habituellement on reconnaît un journaliste-écrivain à la profondeur de ses analyses, à la justesse de ses questions, à l’intensité de son écoute, à son absence de distraction (autant de qualités absentes d’un journaliste ordinaire), mais à tous ces atouts, Colette en ajoutait un autre, plus capital, qui était sa présence totale, sa subjectivité entière, qu’elle n’opposait pas à celle de ses invités, mais qu’au contraire DOI 10.2357/ OeC-2018-0003 14 René de Ceccatty Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) elle unissait à elle, en l’enrichissant� C’est ce qu’on appelle une complicité, mais une complicité non affectée, non forcée, une vraie complicité amicale� Comme d’autres écrivains, j’ai eu avec elle cette expérience fondamentale, dans son studio, souvent improvisé sur un coin de table de la Maison de la Radio, mais aussi dans les rues de Dublin, de Rome, de Tunis� Nous nous sommes promenés ensemble et, m’interrogeant, m’invitant à décrire ce qui nous entourait, elle m’incitait au fond à prendre des notes orales avec elle sur ce qu’elle voyait avec moi� Les premiers livres de Colette, consacrés à Rome, m’avaient rapproché d’elle, car nous partageons cette passion pour cette ville� Elle m’a laissé choisir les trajets, bien qu’elle ait les siens propres� Elle voulait comprendre ce qui animait ma propre mémoire, ma propre subjectivité pour comprendre les siennes� Et redécouvrir Rome à travers un autre filtre� De Roma, Colette a souligné l’anagramme Amor, devenu le titre d’un de ses livres, et personnage-clé de sa mémoire, l’adolescent des plages, l’adolescent Amor� N’est-ce pas ainsi que devrait fonctionner toute remémoration et toute résurgence involontaire du passé- ? Comme un jeu de miroirs dans le labyrinthe du temps� Son ouverture d’esprit est allée jusqu’à solliciter, dans son émission, l’intervention régulière de chroniqueurs� Et ainsi, Colette m’a demandé de tenir un journal radiophonique où elle me laissait entièrement libre de mes textes qu’elle découvrait en les enregistrant� Qu’une voix s’ajoute à la sienne lui paraissait tout à fait naturel� La liberté qu’elle me donnait m’incitait à en user avec conscience, mais aussi hardiesse� J’ai, ainsi, osé prolonger certains de mes livres cryptés en livrant des clés à l’antenne� Certaines révélations m’ont mis en contact avec des lecteurs privilégiés qui m’ont amené à approfondir ce que j’avais publié sous forme limitée et codée� Si bien que j’attache à ce journal, qui s’est étendu sur plusieurs années dans son émission, une sorte de fonction d’accompagnement magique de mes propres livres� De même que j’attache aux promenades enregistrées que j’ai faites avec Colette une forme de révélation aussi intense que les révélations de mon enfance, d’autant plus que «-Colette-» est un prénom lié à mon enfance et à ma jeunesse� C’est, comme je l’ai écrit dans mon livre Enfance, dernier chapitre, le prénom de la sœur aînée de ma mère, à laquelle j’ai consacré plusieurs pages, également dans un autre livre, Raphaël et Raphaël, et c’est le prénom d’une amie avec qui j’ai joué ma première pièce de théâtre, à Avignon� Je ne préciserais pas cela si cela n’expliquait la particularité de ma relation avec Colette Fellous, qui d’ailleurs ressemble physiquement à mon amie comédienne� Colette, étant, de plus, très familière du théâtre, à travers ses propres expériences de jeunesse et à travers son mari Jean-Baptiste Malartre, l’illusion est encore plus troublante� Quant à ma tante, je lui fais incarner toute DOI 10.2357/ OeC-2018-0003 15 Colette, parmi tous mes amis écrivains … Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) la Méditerranée, car c’est souvent avec elle que j’allais à la plage, de part et d’autre de cette mer, qui sépare sans les séparer la France de la Tunisie� La Tunisie, donc� C’est avant tout elle qui nous réunit, Colette et moi� Et c’est ensemble, avec deux autres écrivains nés comme nous dans ce pays, qu’en 1999 nous avons été invités par l’Ambassade de France et des établissements d’enseignement supérieur, à Sousse et à Tunis� J’ai quitté la Tunisie en 1958, Colette en 1967� Elle a donc un souvenir plus précis, plus complet de ce pays où elle a fait toute sa scolarité primaire et secondaire, alors que j’y ai seulement appris à lire, écrire et compter� Mais Colette m’a accompagné dans l’école primaire de Mégrine-Coteaux dont j’ai retrouvé sans la moindre hésitation l’emplacement� Elle avait branché son petit Nagra qui l’accompagnait toujours (depuis, les avancées technologiques permettent de moins s’encombrer)� Elle ne souhaitait aucune mise en scène, mais une prise sur le vif� Elle voulait mes commentaires spontanés tandis que nous surgissions dans la classe où j’avais appris à lire et à écrire et dont le maître avait laissé la porte ouverte� L’instituteur n’était ni surpris ni agacé de notre intrusion et il a demandé immédiatement aux enfants de nous accueillir joyeusement en chantant en français, «-Sur le pont d’Avignon…-»� Avignon, justement� Colette m’a également accompagné devant la maison de mon enfance et a pu vérifier que je me souvenais très bien de la topographie du village� C’est la dernière fois que j’ai vu cette maison, maintenant détruite� Colette aura capté mon dernier regard sur ma maison d’enfance� Ensemble aussi, nous sommes allés dans les trois maisons de mes grands-parents et arrière-grands-parents� Deux autres à Mégrine, une quatrième à La Cagna� La dernière fois aussi� Cela pouvait parfaitement faire partie d’un livre de Colette, elle-même� Mais elle a un rapport plus fréquent, plus continu avec la Tunisie où elle retourne plusieurs fois par an et pour des séjours souvent assez longs, et où elle a maintenu des liens amicaux� Elle a décrit à travers tous ses livres des événements majeurs de son passé familial, mais aussi du passé politique jusqu’aux attentats du Bardo et de Sousse� Elle entremêle son destin individuel et l’histoire complexe des rapports entre la Tunisie et la France, entre les cultures juive et arabe� Elle ne fait pas de sa famille un creuset idyllique-: elle dit toutes les brisures, les failles, les tragédies, les morts précoces, les silences, les artifices, les maladies, les frustrations qui ont réuni et scindé la fratrie et qui ont rendu suspect l’amour maternel, inaccompli l’amour paternel� À sa mère qui pourrait évoquer une image durassienne (et de Duras, Colette a la liberté de style, de narration, et l’authenticité parfois violente, mais jamais aussi cruelle), elle a dédié des pages douloureuses, comme à la mort de son père ou de son frère� Duras, et aussi Roland Barthes� Colette s’est glissée élégamment dans le monde de la mémoire qu’a incarné l’auteur des Mythologies� Elle a raconté les DOI 10.2357/ OeC-2018-0003 16 René de Ceccatty Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) années du séminaire (La Préparation de la vie), moins comme un témoignage que comme une traversée de ces années 1970 qui ont été si déterminantes pour des sensibilités comme la sienne, comme la nôtre� Comme Duras, Barthes convoquait une subjectivité aiguë pour dessiner une conscience politique ou du moins collective� Tous deux attentifs moins aux effets de mode, qu’aux flux du temps� Sans doute, un jour, faudra-t-il relire à la suite la totalité des livres de Colette du Petit casino à ceux qui ne manqueront pas de venir, en passant par Avenue de France, Aujourd’hui, Plein été, Pièces détachées� Et l’on verra qu’elle n’a pas seulement raconté une histoire intérieure et familiale, mais qu’elle a dressé un tableau historique de la Tunisie, un tableau historique du Paris de l’après mai 68, chaque fois en décrivant le plus profondément possible ce qu’elle connaît le mieux, dans une subjectivité pointue et assumée, partant de ses proches (Un amour de frère) pour étendre le portrait à toute une génération� Un jour, Alfredo Arias m’a demandé de l’aider à constituer une équipe d’écrivains amis pour écrire une suite de saynètes sur la mère, le personnage de la mère, nous avons ensemble conçu deux spectacles, Aimer sa mère et Mère et fils� Il y avait Catherine Lépront, Olivier Charneux, Ying Chen, Guyette Lyr, Chantal Thomas, Gilles Leroy, entre autres, Colette et moi� C’est avec son amie Chantal Thomas que Colette avait suivi le séminaire de Barthes� Pour la scène, Colette a écrit une première esquisse de ce qu’elle a développé plus tard dans plusieurs de ses livres, et notamment dans son portrait très original de Dalida� Dans ce livre, il est certes question de la chanteuse italienne d’Égypte, mais aussi de la mère de Colette, selon le système qui est le sien, d’allée et venue entre la culture d’une génération et la perception singulière� Les livres les plus intimes, les plus strictement liés à une expérience individuelle, sont les sources les plus sûres de description de l’âme et du monde, et donc des documents irremplaçables pour les psychologues, mais aussi les historiens� Dante n’aurait pas donné à la Divine Comédie son ampleur visionnaire et son rôle d’information sur la culture et l’histoire de Rome, de l’Église, de l’Antiquité et des guerres médiévales s’il ne s’était pas centré sur sa propre expérience florentine� La Florence du XIII e et du XIV e siècle devient le monde et l’au-delà du monde� Sans regard subjectif, il n’y a aucune connaissance objective� Mais pour ajuster l’objectif de ce regard subjectif, pour «-faire le point-» de cette caméra intérieure, il est nécessaire de respecter la complexité d’un destin, avec ses silences, ses errements, ses malentendus, ses erreurs, ses mensonges et ses vérités retrouvées, ses oublis et ses réminiscences inattendues, dans un semblant d’arbitraire de la mémoire, qui suit, en réalité, une implacable logique� Colette Fellous suit ainsi le cheminement de Thésée DOI 10.2357/ OeC-2018-0003 17 Colette, parmi tous mes amis écrivains … Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) dans le labyrinthe, car elle a dans la main la pelote rouge d’Ariane, qui lui permet d’atteindre le Minotaure, jusqu’au cœur du dédale, et d’en ressortir sauve pour partager le récit de son voyage� DOI 10.2357/ OeC-2018-0003