Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.2357/OeC-2018-0004
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Colette Fellous, ou la voie du harraga
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2018
Boualem Sansal
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Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Colette Fellous, ou la voie du harraga Boualem Sansal Nous avons une vision linéaire de la vie� Les jours passent, se suivent, les uns après les autres, ils viennent de la naissance et vont vers la mort, et là, tout est dit, la partie est finie� Un train sur ses rails ne serait pas plus fidèle à son terminus� Heureux l’animal, il vit un éternel présent, tout le temps de sa brève vie-; la naissance et la mort ne sont pas dans son regard, il ne s’émerveille de l’une, ni ne s’effraie de l’autre, il va imperturbable dans l’intangibilité des choses� Parce que nous avons la conscience d’un avant et d’un après, nous ressentons à chaque instant ce que la vie nous enlève et ce qu’elle nous octroie ou nous impose� Tel un yoyo, nous balançons d’heur en malheur, avec la sensation douloureuse et humiliante de vivre une malédiction� De qui, pourquoi, est une histoire dont il ne nous est pas donné de connaître le premier mot� L’ordre du monde le veut, nous lui sommes soumis, tout nous est inconnu, hostile, les choses et le sens des choses� Ne pas savoir qui nous sommes, d’où nous venons et où nous allons, est un handicap sérieux pour affronter le monde� Le miracle est que l’humanité ait réussi à se maintenir dans ce monde qui très clairement n’est pas fait pour elle, ne veut pas d’elle, la voue à la déchéance et à la mort� Dans ce jeu rébarbatif, le harraga a trouvé une voie� «- Si le monde ne vient pas à toi, va vers lui, et s’il te repousse, invente-toi un monde où tu peux vivre sans lui-», telle est la philosophie qui le construit et l’anime� Et ça marche-: dans le déséquilibre qu’il crée, le harraga trouve la force d’avancer sans se désintégrer� Mais n’est pas harraga qui veut, il ne suffit pas de réciter la formule pour le devenir� Cette liberté est l’histoire de sa vie, elle est une alchimie improbable, elle ne se réalise qu’en des circonstances très rares� Il faut vite le comprendre, le harraga dont nous parlons n’a rien à voir avec les harragas que les télévisions du monde entier montrent à leur public, qu’on appelle les émigrés clandestins, avec souvent, toujours, un jugement négatif sur ces personnes que des circonstances dramatiques, les guerres, les DOI 10.2357/ OeC-2018-0004 20 Boualem Sansal Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) persécutions, la misère, ont jeté sur les routes de l’exil et de la clandestinité-… et de la déception� Notre harraga est un philosophe qui sait transformer des déchirements en liens, des malheurs en leçons de vie et avec des bouts de ficelles arranger un monde d’une vraie douceur� C’est cette qualité qui m’avait frappée chez Colette Fellous, l’extraordinaire douceur qui émanait de sa personne, de sa voix, de ses gestes, de son regard, de sa pensée� On est autant mis en confiance et séduit que décontenancé, les rapports humains dans nos sociétés modernes sont rarement exempts de tension, voire de brutalité� La bienveillance et la modestie qui toujours l’accompagnent désarment, face à elles on peut se croire supérieur et se laisser aller à l’arrogance, il faut mobiliser ce qu’il y a de bon en soi pour répondre au bien par le bien� De ce point de vue, notre harraga est un éducateur, il nous aide à révéler ce qu’il y a de bonté en nous, de civilité du moins� J’ai rencontré Colette Fellous comme se rencontrent les écrivains, dans des festivals littéraires, à Paris, en province, au cours de débats dans lesquels elle tenait le rôle de journaliste littéraire et d’animatrice d’une célèbre émission culturelle sur France Culture, Carnet nomade� D’emblée, s’établirent entre nous des relations cordiales� J’aimais bien sa façon de poser les questions, de vraies questions simples et honnêtes, loin de ce jeu auquel se livrent beaucoup d’intervieweurs professionnels qui consiste à se mettre au centre de la scène et à faire tourner les débatteurs comme au cirque le dompteur fait tourner les fauves� Il y avait autre chose-: tous les deux étions de là-bas, l’Afrique du nord, elle de Tunisie, Tounés el khadra, Tunis la verte, moi d’Algérie, Dzaïr el baïda, Alger la blanche� C’est un lien spécial, il dit le fracas de l’Histoire, les peuples chahutés, blessés, des pays amputés d’une partie des leurs ; il dit ce que les déchirements révèlent, des choses enfouies, des amitiés tues, des voisinages pleins de bienveillante connivence, des contes de grand-mère et des histoires à dormir debout, des trocs salutaires en période de disette ; il dit la Méditerranée, son alchimie bizarre et ses inépuisables nostalgies, qui depuis des millénaires s’échine à brasser ses eaux et ses peuples pour en tirer dieu sait quoi, un nouvel homo sapiens, une nouvelle race de conquérants, de nouveaux génies, de nouveaux prophètes� Il dit enfin les menaces à venir et les solidarités qu’il faut vite installer en digues intelligentes� Puis j’ai lu Colette Fellous pour trouver dans ses livres ce qu’elle ne livre pas d’emblée et qui de toutes façons n’est pas facile à exprimer� Chez Gallimard, notre éditeur commun, où on la tient en grande sympathie, on m’a donné quelques-uns de ses livres� Sur un ton d’un calme olympien, ses livres racontent le cheminement et les étapes d’une libération, les douleurs des séparations, les bonheurs des retrouvailles, les questionnements et les doutes quant à la vérité profonde des choses� Dans sa démarche il y avait DOI 10.2357/ OeC-2018-0004 21 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Colette Fellous, ou la voie du harraga une intention en marche, ou une volonté dictée par l’histoire� Quand on quitte son pays natal pour un autre, dans le contexte de la décolonisation, on ne fait pas qu’emballer des affaires et partir, on ne fait pas que les déballer en arrivant dans le nouveau port pour endosser une nouvelle identité et repartir du bon pied, le processus est long et périlleux� Les cours se mêlent, l’avant et l’après se télescopent, les vies et les identités se chahutent, se repoussent, s’affrontent, pactisent parfois, on est constamment au bord du précipice� Dans son remarquable et émouvant «- Pièces détachées- », publié en 2016 chez Gallimard, elle dit tout� C’est un peu l’inventaire, c’est aussi le délestage car au bout, la liberté, c’est partir, c’est dire adieu y compris à ceux qu’on aime, sans rien renier, sans rien oublier, sans boulet au pied� C’est laisser les choses aller leur chemin� La Tunisie et la France vont leurs chemins respectifs, différents sans doute de ceux qui étaient les leurs jadis, quand le vin et le thé à la menthe sentaient bon le vin et le thé à la menthe� De nouveaux liens sont à inventer, c’est sûr� Colette Fellous nous a donné là un guide que tous les déracinés peuvent suivre pour se chercher, se retrouver, et possiblement, voir la liberté poindre au bout� DOI 10.2357/ OeC-2018-0004
