Oeuvres et Critiques
oec
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.2357/OeC-2018-0005
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/1201
2018
431
Une France si proche, si lointaine …
1201
2018
Benjamin Stora
oec4310023
Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Une France si proche, si lointaine … Benjamin Stora J’étais un enfant solitaire et silencieux� Autour de moi s’élevaient les cris des disputes de mes cousins, les clameurs venant des ruelles ou les chants des synagogues et des mosquées� La France, lointaine, m’apparaissait comme le monde du silence, de la verdure et de la fraîcheur� Je voyais l’Algérie en jaune et la France en vert pâturage… Dans les années de mon enfance, l’entité nationale définie aujourd’hui sous le nom d’Algérie n’avait pas d’existence à mes yeux� Je n’ai découvert le mot «-Algérien-» qu’en 1960, en voyant des manifestants dans les rues de Constantine qui agitaient des drapeaux vert et blanc en scandant «-Algérie musulmane-»� À ce moment, et je m’en souviens très bien, j’avais dix ans, un monde sortait de l’ombre� Chez nous, à Constantine, les Juifs se disaient Français juifs, comme d’autres pouvaient être Français musulmans� L’idée de définir l’Algérie comme française ne venait à l’esprit de personne� L’Algérie française était une évidence� Ce n’était plus vraiment le cas lorsque les «-Européens-» ont commencé à manifester aux cris de «-l’Algérie française-», d’abord à partir de mai 1958 puis après 1960 contre la politique du général de Gaulle, en agitant des drapeaux tricolores� Je suis donc né en France dans un département français d’Algérie, comme je croyais que d’autres étaient nés dans le Cantal� Apparemment, la seule chose qui nous séparait, c’était la mer� Nous n’avions pas le sentiment de faire partie des colonies, d’appartenir à l’empire colonial français, nous étions la France� Cette appartenance procurait une assurance formidable� La France était en nous, mais elle était aussi un idéal de perfection difficile à atteindre, et cette double nature de la France était source de contradictions infinies� Je dis nous parce que l’individu en Algérie tenait peu de place dans les trois communautés, juive, musulmane et européenne� Enfant, la France, c’était l’école et mon institutrice� Elle était blonde aux yeux bleus, pâle, distinguée� Elle venait de métropole et nous en étions tous amoureux� C’était une très belle jeune femme, et forcément mystérieuse� L’image même de l’aisance, de la sérénité� Mais aussi de l’étrangeté� Une image qui contrastait fortement avec celle plutôt agitée, bruyante et noiraude de nos familles� Les cris, les rires, la bousculade et les engueulades, pour tout et n’importe quoi, c’était chez nous; tandis qu’à «- l’école fran- DOI 10.2357/ OeC-2018-0005 24 Benjamin Stora Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) çaise-», à peine avait-on franchi le portail, qu’on était saisi de ravissement devant tant de blondeur, d’élégance et… de silence dans la classe� À Constantine, deux écoles cohabitaient-: l’école française et l’école talmudique, l’Alliance 4 comme on disait� Tous les garçons juifs allaient aux deux� Une façon sans équivoque de marquer notre appartenance communautaire� Nous allions à l’Alliance le jeudi toute la journée et le dimanche matin� On y apprenait l’hébreu, les prières, l’histoire de la Bible et du judaïsme� Les rabbins enseignants étaient passablement «- en retard- » dans le registre de la pédagogie, par rapport à l’école française� Il fallait tout apprendre par cœur, d’autres méthodes d’enseignement ne pouvaient pas exister� Et en cas de manquement, l’élève avait droit aux punitions et aux châtiments corporels� On avait donc intérêt à apprendre nos leçons si on ne voulait pas recevoir une claque ou des coups de règles sur les mains et la plante des pieds (la terrible tcharmela)� Comme la plupart des petits juifs de Constantine, j’ai commencé par les deux écoles en même temps� Il faut dire que, pour les mères de famille débordées qui s’occupaient du ménage, de la cuisine, des courses, des enfants (elles en avaient quatre ou cinq), l’Alliance était une garderie idéale, une vraie bénédiction� Il n’était donc pas question de louper l’école talmudique du jeudi ou du dimanche matin, nos mères y veillaient� Dans mes souvenirs, l’école de l’Alliance était installée dans une maison où les appartements avaient été transformés en salles de classe, avec des paliers, des couloirs et des recoins plus ou moins éclairés� On y était entassés à quarante ou cinquante par classe, assis sur des bancs en bois, dans une atmosphère confinée et bruyante� La semaine était coupée par ces deux jours consacrés à l’apprentissage de l’hébreu et, le reste du temps, nous changions de continent� Parce qu’à l’école française tout était différent-: on baignait tout à coup dans une atmosphère de rationalité et d’ouverture à un monde autre, nouveau, non communautaire, même si la plupart des élèves avaient pour nom Taïeb, Nakache, Aouizerate, Samack, Sacksick, Allouch ou Attali (ce sont les noms juifs de ma classe de CM 2 de Constantine qui me viennent immédiatement à l’esprit)� L’élève pouvait dire ce qu’il voulait sans risque pour ses mains ou… la plante de ses pieds� Cette école devenait synonyme de permissivité� Le lycée d’Aumale de Constantine était l’un des 4 Le 17 mai 1860 est fondée l’association Alliance Israélite Universelle (AIU)� Son objectif est d’organiser le judaïsme sur une base universelle dans la lignée de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789� Les premiers organisateurs n’entendent pas lier la spécificité juive au respect des commandements religieux, mais aux principes de liberté et d’égalité� La langue française est enseignée mais elle ne l’est plus en Algérie dans les années 1950 (alors qu’elle continue de l’être dans des pays comme le Maroc et la Tunisie)-: à Constantine, on y enseigne l’hébreu et l’histoire juive� DOI 10.2357/ OeC-2018-0005 25 Une France si proche, si lointaine … Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) plus grands d’Algérie� Il y avait une section qu’on appelait le Petit lycée pour les classes des cours élémentaires� J’ai d’abord fait deux ans au lycée d’Aumale puis, pour des raisons que j’ai oubliées, je suis allé à l’école communale Diderot, avant de revenir au lycée, dans la section des grands� Le lycée d’Aumale m’apparaissait comme un bâtiment à l’architecture imposante, avec des salles de classe spacieuses et claires, une cour de récréation gigantesque� Rien de comparable avec l’école de l’Alliance étriquée et biscornue� Il n’y avait donc pas de doute possible pour moi-: si l’Alliance était un espace familial où je retrouvais tous mes nombreux cousins, le lycée, c’était la France, le mélange ethnique et social� Et la France, c’était les maîtres, les profs, les instituteurs laïcs dont certains d’ailleurs venaient de la communauté juive et qui entretenaient la tradition laïque à laquelle ils étaient fortement attachés� Tous ces enseignants étaient très engagés, motivés� Ils transmettaient un savoir, les valeurs de la République, les idées des Lumières� Ils en étaient les piliers 5 � 5 Extrait de Les Clés retrouvées. Une enfance juive à Constantine (pp� 61-64, Éditions Stock, 2015) et publié avec l’aimable autorisation de cette maison� DOI 10.2357/ OeC-2018-0005
