eJournals Oeuvres et Critiques 43/1

Oeuvres et Critiques
oec
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
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« L’origine comme un secret » : Plein été de Colette Fellous (autoportrait en absence)

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Edwige Tamalet Talbayev
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Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) « L’origine comme un secret » : Plein été de Colette Fellous (autoportrait en absence) Edwige Tamalet Talbayev Tulane University Il n’y a pas d’origine, juste un commencement, et peut-être un secret Colette Fellous (2007-: 101) Le Dormeur éveillé de Jean-Bertrand Pontalis, «- navigation sans but et sans boussole- » (Pontalis 2004- : 98) publiée dans la collection «- Traits et Portraits-» dirigée par Colette Fellous chez Mercure de France, se noue autour de la figure éponyme de la vigie en éveil, fidèle gardien nocturne d’un souverain endormi� Mélange de bienveillance protectrice («-il m’évoque ces mères qui veillent sur leur enfant endormi tout en rêvant à autre chose-», 10) et de mélancolie attentive, la sentinelle guette, parant de sa vigilance tout funeste visiteur nocturne qui aurait pour intention d’attenter au repos du monarque� De la rêverie-talisman du gardien («- le dormeur éveillé, lui […] se tient à l’abri du cauchemar� Sa rêverie l’en préserve-», 97) Pontalis acclame le pouvoir de protection-: celle-ci détournera le danger, la hantise par le cauchemar latent, cet «-abîme-» (97) sans fond menaçant la conscience� Ce court récit onirique de Pontalis, inspiré du tableau «- Le songe de Constantin- » de Piero della Francesca, participe du projet d’autoportrait intermédial (visuel et textuel) mis en œuvre par Colette Fellous dans «-Traits et Portraits-», une entreprise éditoriale se proposant d’ accueill[ir] et réuni[r] écrivains, poètes, cinéastes, peintres ou créateurs de mode� Chacun s’essaie à l’exercice de l’autoportrait� Les textes sont ponctués de dessins, d’images, de tableaux ou de photos qui habitent les livres comme une autre voix en écho, formant presque un récit souterrain (présentation de l’éditeur)� Associant une iconographie personnelle et très souvent intime à des réminiscences tout en fluidité et en souplesse, ces récits empruntent leur forme singulière au premier volume de la trilogie d’inspiration autobiographique DOI 10.2357/ OeC-2018-0006 30 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Edwige Tamalet Talbayev de Fellous, Avenue de France 6 (2001), dont le texte criblé de reproductions de cartes postales, de photographies, de scènes de cinéma ou de publicité de l’époque se déploie tout en lenteur hasardeuse, en contrepoint d’éléments visuels lacés en autant de nœuds de mémoire� La pratique d’autoportrait née de cet enchevêtrement se veut ainsi « souple et intime, profonde, comme un travail d’archéologue pour chacun-» (Ferrato Combe 2009c-: 59)� Elle sourd d’une plongée au plus profond de la mémoire, sondant ses zones d’ombre et mettant au jour ses entrelacements complexes� Si cette pratique hybride de l’écriture est omniprésente dans l’opus fellousien, elle atteint son paroxysme dans son roman Plein été, paru en 2007, où la lettre même du texte est placée sous le signe d’une ekphrasis moderniste, inspirée du tableau paradigmatique de Paul Cézanne, Les Joueurs de cartes 7 � L’intertexte tutélaire de la toile de Cézanne donne forme et structure au récit, introduisant la métaphore filée des cartes blanches, vierges, au travers desquelles le retour mémoriel et critique, sur la famille et l’enfance, s’élabore� Cet «-exercice de l’autoportrait-», fragmentaire, s’inscrit en porte-à-faux avec toute réquisition d’une totalité despotique� À l’inverse, il s’implante plus volontiers dans une discontinuité féconde, suspendue entre texte et image, nichée au cœur-même de leur structure lacunaire� Oscillant entre quête thérapeutique et désir de l’oubli, le récit se gorge du cours sinueux et toujours casuel de l’avancée mnésique vers le point incandescent de non-retour, la réappropriation du cœur dissimulé du traumatisme-- un viol enduré à l’âge de huit ans aux mains d’Amor, un adolescent rencontré dans l’été tunisien-: «-D’un côté il y aurait l’été d’Amor, unique, un été qui a fondé tout ce que je suis devenue, point immobile dans le temps, un été qui m’attire et me magnétise sans cesse, puis de tous les autres côtés, il y aurait cette avalanche de pays, de chambres, de goûts, de visages, disséminés dans le monde� Dans un mouvement aléatoire- » (Fellous 2007- : 117)� Le texte met en œuvre une plongée dans les eaux troubles de la mémoire, dans cette «-mare-» stagnante et empreinte de mystère «-où la pierre du sujet (« moi ») a été jetée- » (Bailly 2004- : 8)� En ce sens, l’autoportrait fellousien esquisse un parcours qui «-tantôt fait la planche et tantôt plonge dans le flux de ses souvenirs-» (11)� Sinuosité, discontinuité, voire lacune-: la réminiscence fellousienne s’incarne comme ponction, étouffement par la dispersion volontaire d’un cœur ardent- - ce «- secret- » irradiant de son pouvoir d’occultation la texture du temps subjectif, aussi lumineux et irrésistible qu’il est dévorant� De cette 6 Les deux autres volumes de la trilogie sont Aujourd’hui et Plein été, qui fera l’objet de cette analyse, publiés chez Gallimard en 2005 et 2007 respectivement� 7 Pour une lecture systématique de la valeur ekphrastique du tableau de Cézanne, voir Watson 2013� DOI 10.2357/ OeC-2018-0006 31 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) « L’origine comme un secret » : Plein été de Colette Fellous aspiration revendiquée au fragmentaire surgit une écriture effilochée, à contre-sens, une poiesis de la dissimulation� Ce vide originel, lacune fondamentale, ancre l’identité interstitielle esquissée par le texte et ses tentatives d’échappée� La technique du collage, voire du montage cinématographique, sous-tend le déploiement d’un texte plus axé sur la feinte et l’équivoque que sur la transparence� Cette opacité se voit revendiquée, magnifiée même au sein d’une chronologie et d’une topographie de l’émiettement� Brigitte Ferrato-Combe a judicieusement mis l’accent sur les capacités de la pratique scripturale de l’autoportrait à «- laisser entrevoir les images fragmentaires et hétérogènes d’un individu en contact avec autrui, avec la diversité du monde, tout en suspendant la totalisation- » (Ferrato-Combe 2009a- : 6)� Ce sursis cèdera finalement le pas au dévoilement, faisant de la confession des secrets entrelacés au cœur des étés de l’enfance le sel de cette mise en texte-: «-Cette fois, il faut raconter-» (Fellous 2007-: 102)� Le récit de Pontalis évoque une percée lumineuse ultime qui vient interrompre la «- traversée d’images, de souvenirs, d’instants… [la] rêverie à laquelle s’abandonne le dormeur éveillé-»� Et le psychanalyste de conclure-: «-il [est] bien temps alors d’affronter le jour-» (Pontalis 2004-: 12)� Faire lumière sur les ténèbres d’un passé refoulé, «-laisser [cette lumière] éclairer chaque grain de sable comme s’il contenait une vie entière, la voir se transformer, devenir implacable et violente-» (Fellous 2007-: 148)-: telle est la visée de ce jeu mémoriel en délié, l’aboutissement de la relation syncopée et magnétique entre fragment et tout� Car la prédilection de la narration pour le fragment ne saurait renoncer au rattachement à une notion de totalité-: chaque éclat de mémoire ne prend en effet sens que dans son rapport à la réalité refoulée 8 � Esquivant la confrontation immédiate avec une totalité accablante, ce mode de représentation fragmentaire préfère une reconstruction «-aimantée-», progressive du passé, calibrant ses avancées mnésiques à l’aune du «-morcellement-» amené par le viol («-Depuis, tout s’est morcelé et je peux bouger sans difficulté dans trois lieux à la fois-», Fellous 1997-: 102)� Le récit «-avance de manière aléatoire, par associations, par glissements, par accidents, attrapant sur son chemin toutes sortes de rencontres fortuites, mais toujours se servant dans des scènes de [l]a mémoire-» («-Entretien avec Colette Fellous-»)� Selon la formule de Gilles Zenou, ce mode narratif se lan- 8 Dans sa lecture approfondie de Roland Barthes par Roland Barthes, Claude Coste relie toute pensée du fragment-à une totalité en contrepoint-: « Pour en rester à une appréhension simple, on dira que tout fragment entre nécessairement en relation avec une forme de totalité, mais que cette totalité est absente (ce qui distingue le fragment de la simple partie) […] De subi, le fragment devient alors le produit d’une volonté créatrice qui construit une sorte de simulacre, sans cesser de penser l’œuvre en relation plus ou moins étroite avec une idée de totalité » (Coste 2009-: 35-36)� DOI 10.2357/ OeC-2018-0006 32 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) cerait ainsi «-à la poursuite de l’ombre des choses plutôt que des choses ellesmêmes-», s’octroyant un «-sursis illusoire et nécessaire-» avant la confession ultime (cité dans Dugas 2017-: 54)� Car si le réel est précautionneusement évacué de l’amorce du récit, le flot discontinu de la poétique fellousienne tend tout entier vers le point magnétique irrésistible de la révélation, ordonnant un feuilletage mémoriel dans son sillage-: «-C’était précisément ça que j’appelais la mémoire aimantée […] un envoûtement du présent qui recevait l’écho d’un passé qu’il n’avait pas connu non plus, mais qui le recevait avec une violence muette-» (Fellous 2007-: 65-66)� L’étoilement du souvenir errant devient ainsi arraisonnement du souvenir par l’aimantation-: les mots, «-autonomes, imprévisibles […] libre[s]-» (98), se coulent, se rangent dans un phrasé désormais tout entier tendu vers la divulgation du secret� Cet article se propose ainsi de révéler la structure en autoportrait du roman de Fellous dans sa résonance post-traumatique en tant que mise en récit de la quête heuristique qu’aiguillonne le secret refoulé dans l’été tunisien� Intertextuel (le viol ordonnateur apparaît déjà dans Amor de 1997) et intermédial (par l’écho tutélaire du chef d’œuvre cézanien), l’autoportrait dans lequel s’engage le récit dévoile une lecture fuguée des deux médiums� Il décèle ainsi le cœur vertigineux de l’écriture fellousienne («-Quel vertige tout à coup, tu, je, nous, vous, ils… je chancelle-», 75)� Il est «-autoportrait en absence-», reposant sur le cœur dévidé de la confidence que l’on tait-- un autoportrait déporté, par associations, dévié par l’usage de l’image et de son contrepoint, mais aussi un portrait «- révélateur- », au sens d’un révélateur photo délinéant de ses sels d’argent les contours de l’image négative� Une esquisse n’existant d’abord que par l’ombre portée du trauma refoulé, son contrecoup-: «-Quand je marche, n’importe où […] je sens […] qu’une forme va apparaître, qu’elle va me rapter, me blesser, me tuer […] Je ne peux pas me défaire de cette ombre- » (102)� «-[À] la fois hors du temps et […] dans une histoire-- une légende-- singulière-» (Pontalis 2004-: 11), l’autoportrait est présence-absence-: celle de la petite fille incluse dans la toile de Cézanne, marquant la non-coïncidence de la narratrice à son environnement familial, son exclusion-inclusion, mais aussi présence-absence au corps pendant le viol, cette intime violence pulvérisant toute antinomie entre douceur et brutalité� Autoportrait au visage absent, selon Jean Clair, il met le lecteur sur la piste de la lacune signifiante� Dans une écriture tendue de blanc, «-cousu[e] au point d’été-» (Fellous 2007-: 150), le refuge dans l’errance consacre ainsi la disparition du moi au sein de plans discontinus et aléatoires� Réagençant le réel, le nomadisme ouvre une brèche dans l’ordre du temps où passé, présent et futur se réarticulent sur la base de la battue des cartes-: «-quelque chose d’ouvert, d’auréolé, sans frontières précises, sans contours, un avenir immense qui se tient debout dans le passé-» (101-102)� Rassembler les éclats épars de la conscience meurtrie exigera une confrontation finale avec le Edwige Tamalet Talbayev DOI 10.2357/ OeC-2018-0006 33 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) passé dans sa résonance plurielle, car sans cela «- je mélange et distribue les cartes, mais je sais que je reste au bord de la scène […] Cette fois, il faut raconter-» (102)� Espace médiumnique Le tableau de Cézanne, les Joueurs de cartes exposés à la place de choix sur le mur de l’appartement familial d’antan, est lui aussi vécu dans sa pluralité fragmentaire� De fait, il ne prend réellement sens que par la saisie d’ensemble de ses multiples variations� L’œuvre, composée entre 1890 et 1896, se décline en effet en une série de peintures et esquisses, toutes résolument centrées sur un groupe de figures paysannes du Jas de Bouffan aixois, bastide de prédilection du peintre provençal� Cette recomposition multiple du sujet, un groupe d’hommes en habit de travail concentrés sur une partie de cartes, suit un réordonnancement progressif de l’œuvre vers une magnification, tant en termes de taille que de complexité 9 � Ainsi, la version originale de dimensions moyennes, conservée au Metropolitan Museum de New York, se voit reprise et amplifiée dans la toile de la Fondation Barnes de Philadelphie� Ce mouvement vers une expansion de la composition se double d’une attention accrue aux détails et finitions (par l’ajout d’éléments du décor tels que le vase sur l’étagère, le miroir à l’encadrement doré, voire même la figure de l’enfant en bordure du cercle des joueurs sur laquelle Fellous revient dans son texte) 10 � L’ordre ayant présidé à la composition de la série demeure à ce jour enveloppé de mystère� Pourtant, le renouvellement du sujet pictural dans ses multiples incarnations suggère une pratique plastique fluide qui réintroduit les motifs pérennes du cycle cézanien en une variété de modèles réitératifs (l’agencement des sujets autour d’une table, leur immobilité magnifiée par la contemplation des cartes, les rustres pardessus de toile épaisse vecteurs de l’identité paysanne, la pipe fumée en silence, etc…)� Leur évolution culminant dans la toile de la Fondation Barnes tend à introduire une réflexion subtile sur la portée du regard- - celui de la petite fille, intruse, dans une position omnisciente lui permettant de prendre connaissance des cartes dérobées à notre vue, ou celui du spectateur, implicitement interpelé 9 Cette lecture repose sur la thèse des critiques d’art Aviva Burnstock, Charlotte Hale, Caroline Campbell et Gabriella Macaro quant au développement de la série (Ireson et Wright 2010-: 35-54)� 10 Cet investissement croissant dans une mimesis toujours plus fine de la réalité se perçoit notamment dans l’évolution du personnage de gauche, dans la partie de cartes à deux joueurs, entre la version acquise par un collectionneur privé et celle du Musée d’Orsay� Voir en particulier Ireson et Wright 2010-: 18, 37� « L’origine comme un secret » : Plein été de Colette Fellous DOI 10.2357/ OeC-2018-0006 34 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) puis frustré dans son désir scopique par l’ajout d’un miroir obscur sur le mur du fond� Floutant les limites entre art et réalité, cette vision sérielle de l’œuvre de Cézanne est rapportée au récit, où la narratrice relate ses multiples visites dans des musées étrangers où les différentes versions du tableau sont exposées (Fellous 2007- : 42-43)� Le texte propose ainsi une cartographie évolutive du tableau de Cézanne, ajustant les errances de la protagoniste à l’écho persistant de son intertexte pictural� Le «-secret-» cristallisant le récit a partie liée avec le trope de la toile de Cézanne� Tous les deux remontent à l’enfance, à la «-disparition- » (35) volontaire devant la blessure violente assénée par une relation traumatisante à la réalité� Fidèle à l’«-après-coup-» 11 esthétique présidant à la marche de la diégèse, c’est l’apparition de la version minimaliste de la composition, «- l’homme au chapeau, le joueur de Cézanne-» (28), retrouvé lors d’une visite à Londres, qui fait d’abord refluer le trop-plein mémoriel des souvenirs calfeutrés de l’été tunisien pour revenir «-là donc, au cœur des choses-» (Fellous 2001-: 11)-: «-J’avais pioché la bonne carte, j’étais revenue a casa… j’ai filé vers le couloir de ma maison, là-bas… pour m’agripper à la scène- » (Fellous 2007- : 28)� L’appartement familial, l’une des sources d’aimantation de la mémoire, devient le premier espace à réinvestir pour pouvoir «-[s]e retrouver, pour recommencer à vivre-» (33)� Point de partance pour son vagabondage déterritorialisé, le foyer parental restitue la dimension familiale à la crise durable de l’été que le récit s’attache à confesser- : «- notre immeuble du 105 avenue de Paris… je reviens presque chaque année rôder par là, mon corps est aimanté, j’obéis toujours à ce qu’il me demande de faire-» (30)� Immeuble rehaussé de deux étages, magnifié comme la toile de la Fondation Barnes («-comme si quelque chose dans la ville me dictait de raconter encore, de transformer ma mémoire, de l’agrandir-», 31), la bâtisse donne corps à la plongée mémorielle, et, tantôt confiante tantôt anxieuse, à l’aspiration à la cultiver� Telle la toile de Cézanne, reprise, intensifiée, renforcée, culminant dans l’addition dialogique de la petite fille et du miroir, l’avancée scripturale retravaille le matériau composite et souple de l’humus mémoriel� Le tableau lui-même est fidèle à l’impératif de réciprocité guidant le mouvement de l’écriture dès Avenue de France- : «- Le monde m’a été donné, je dois le rendre-» (Fellous, 2001-: 9)� La toile, objet mémoriel («-[c]es cousins éloignés qui avaient voulu nous montrer leur vie … il ne fallait pas les oublier- ? - » (Fellous, 2007- : 32), entretisse dans une même étoffe le devoir de fidélité envers sa famille (les Joueurs de cartes comme un «- vieux jeu de sept familles-»,-57), l’exigence de mémoire («-ils se souciaient de mon éducation 11 Il est ici fait référence au concept de Jean Laplanche traduisant et adaptant le nachträglich freudien (Laplanche 2006-: 19)� Edwige Tamalet Talbayev DOI 10.2357/ OeC-2018-0006 35 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) […] de la vitesse de ma mémoire-», 33) et les possibilités infinies que représente l’existence d’une autre famille, là-bas, si loin, de l’autre côté de la mer («-les cartes…n’avaient ni figure ni couleur, elles étaient toutes blanches-», 31)� «- Anges gardiens- » (42) ou présence omnisciente et omnipotente, les figures paysannes se coulent dans un espace suspendu hors du temps, pur de toute infiltration de la mémoire et de ses scories-: «-faire comme eux-: rester immobile et continuer à jouer en silence… [dans un] espace médiumnique pour qu’on puisse y séjourner indéfiniment-»-(37)� Fruit de hasard «- Je savais que le hasard était splendide et qu’il disait presque toujours la vérité-» Fellous 2007-: 140 «-"Il se peut qu’un unique tourment, toujours le même, déplacé, méconnu, soit au cœur de tous nos tourments, que tout ce qui sur nous a de l’effet n’ait qu’une seule cause" […] le monde devient très blanc, bientôt l’orage-? -» Jean-Bertrand Pontalis, cité dans Fellous 2007-: 107-108 Ce «-tiers lieu-» 12 est le domaine du blanc purificateur� Il incarne le sursis sur le chemin accidenté du souvenir� Mettant en scène une quête anamnestique visant à remonter aux origines d’un «-secret-» magnétique, Plein été adopte comme moteur diégétique la battue des cartes suggérée par le tableau-- l’infini des possibilités que la pioche régulière de nouvelles cartes introduit� Faisant de chaque nouvelle main une tabula rasa fertile, ce retour assidu au pictural et à l’incertitude qu’il sécrète bat en brèche toute idée de prédétermination ou de nécessité� Il ouvre la voie à une excursion mémorielle protéiforme qui remanie et réordonne incessamment les pôles magnétiques du souvenir� Vouée à l’introspection, cette démarche achoppe continûment sur le même obstacle, de l’incipit du roman («-J’ai un secret� Je sais qu’il est resté caché dans l’été, mais où, quand, pourquoi, lequel-? Je bute sur lui trop souvent-», Fellous, 2007-: 15) jusqu’à son dénouement («-J’ai plus d’un secret caché dans l’été, je le sais maintenant-», 156)� «-Battre les cartes, couper, distribuer et commencer à jouer […] avec cette unique règle […] courir, me faufiler partout, sans choisir […] Ce qui m’apparaîtra aura forcément sa place et sa vérité-» (15)� De cette avancée diffractée surgit le projet de recomposition d’une vie brisée, substituant l’imaginaire 12 L’expression est de Samia Kassab-Charfi (2008)� « L’origine comme un secret » : Plein été de Colette Fellous DOI 10.2357/ OeC-2018-0006 36 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) à un déterminisme de la violence 13 � L’écriture investit l’espace de veille du guetteur bienveillant de Piero, se drapant dans la rêverie protectrice pour damer le pion au souvenir lancinant� À la fois vecteur de répétition et renouvellement, le hasard du jeu participe de la mise en œuvre du périple, de l’éparpillement du moi dans des espaces parallèles-: «-il fallait vivre au jour le jour et c’était bien suffisant, oublier, ne pas toujours chercher à� […] Envie d’autre chose maintenant, de plus rigolo, de plus mobile, pour chasser tout cela-» (73-74) 14 � «-Terra nulla-» pour Samia Kassab-Charfi, ce dépaysement est un «-no man’s land… sur lequel s’avance la quêteuse, l’enquêteuse… territoire de pure incertitude… sans mur, sans genèse-» (Kassab-Charfi 2008-: 50)� Sans «-genèse-» et sans naissance, il est terre vierge détachée de l’ordre des contingences� Passé au crible du trauma aimantaire, il devient tabula rasa, re-naissance opiniâtre marquée de l’incolore du secret 15 - - «- pas d’origine, juste un commencement-» (Fellous 2007-: 101) voire un re-commencement se déclinant au gré de l’emprise souveraine du secret sur la vie et la mémoire� La couleur blanche, détonant dans hyper-chromatisme de l’œuvre fellousienne, est l’apanage de l’oubli forcé du traumatisme� Cependant, à l’instar du fragment qui ne s’entend qu’en rapport avec une totalité, ce blanc ne saurait se concevoir que dans un contraste chromatique-: il s’agit certes ici de «- repeindre [s]a vie à la chaux, comme après l’hiver- », mais «- pour mieux voir les couleurs-» (15)� Aussi, lorsque l’avion dans lequel la narratrice voyage rencontre de fortes turbulences ou lorsque le gynécologue auquel elle se confie pour interrompre une grossesse se mue en prédateur, le blanc vire-t-il au gris, respectivement au «-blanc-gris-» (12) puis à la lumière «-grise et rose-» (22)� Progressivement, l’écho des traumas concaténés dévie le cours du souvenir, le déporte, muant la brume incolore enserrant la conscience désemparée («-seule, sans protection aucune-», 23) en tourbillon vertigineux-: «-je, nous, vous, ils, tant d’invisible dans l’histoire que nous portons, je veux dire, quel vertige tout à coup, je, nous, vous, ils, voilà que je chancelle, ça y est, j’ai trouvé, c’est là-» (16)-- une séquence précédant l’arrivée chez le gynécologue, répétée quasiment verbatim lors du séjour à Oaxaca puis servant, en dernier lieu, de prélude à la conclusion du livre 16 � 13 «-Si je l’ai oublié, j’ai maintenant le droit de l’inventer-» (Fellous 2007-: 118)� 14 Certains exemples accentuent le potentiel de l’aléatoire du jeu- : «- qu’on refasse tous ensemble une nouvelle partie au lieu de rester enlisés dans ce même jeu depuis tant de jours� Que la chance tourne-» (Fellous 2007-: 39)� 15 Il est intéressant de noter que la démarche artistique de Cézanne-repose elle-même sur l’expression d’un secret-: «-il veut saisir ce secret qu’il n’arrive pas à définir […] il a peur de ne pas arriver à créer exactement ce qu’il sent en lui- » (Fellous 2007-: 43)� 16 «-Je me jette dans le vide, mais j’y reviens sans cesse, c’est plus fort que tout, j’adore y revenir� Je dis je, mais c’est tu, nous, on, ils, vous, eux, qu’il faudrait dire- » (Fellous 2007-: 145)� Edwige Tamalet Talbayev DOI 10.2357/ OeC-2018-0006 37 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) L’aimantation de la mémoire jaillit de la nature même du jeu, de l’ordonnancement apparemment fortuit des cartes qui ne manque néanmoins jamais de trahir «-un ordre secret que je pressens être logique, mais que je déchiffrerai plus tard� Je lance les cartes� Première étape, les accueillir-» (84)� Cette rémanence magnétique sature le présent, qui devient «-complètement électrisé, sans le savoir, par toutes les myriades de secondes d’un passé qu’il n’avait même pas connu […] une gifle assez puissante pour le réveiller et l’illuminer-» (66)� Le «-déchiffrement-» de cette ruée du passé sur le présent participe ainsi d’un double mouvement-: un mouvement «- de se porter en arrière vers ce qui est à traduire- » et l’idée de «- se porter en avant- » de la part de ce qui va s’expliciter dans une autre forme […] le «-se porter en arrière-» […] peut être conçu comme interprétation «- rétro-active- » (rétro-fantasiée […]) c’est toujours pour aller y chercher une richesse supplémentaire, un «-non encore-traduit-» supplémentaire (Laplanche 2006-: 62)� Cette traduction «- rétro-active- » entée d’«- ajouts faits après-coup- » (124) s’accompagne souvent chez Fellous d’un étoilement de la mémoire, de sa mise en relation� De la récurrence du souvenir naît une constellation d’associations, une resémantisation en plusieurs temps� Ainsi l’encerclement dans le brouillard «-gris et blanc-» de l’altitude durant le vol ressuscite-t-il la lumière «-grise et rose-» venue ponctuer la visite chez le gynécologue, tandis que le «-ciel rose et gris-» d’Oaxaca remanie le trope chromatique et apporte une résolution chiasmatique (le ciel est d’abord rose puis gris) au sentiment de vulnérabilité et d’impuissance saturant les deux épisodes antérieurs 17 � Le travail d’anamnèse figure donc «-moins une pierre jetée vers le fond de la mémoire et produisant des ondes concentriques qu’une pierre lancée à la surface du monde-» (Ferrato Combe 2009b-: 75)� Il forme ainsi un parcours mnésique comme «-des séries de ricochets longues et fines-» (Bailly 2004-: 117) tranchant par cette mordante lucidité interprétative la dense texture du souvenir� 17 Au Mexique, le «-ciel rose et gris-» (Fellous 2007-: 77), plus clément, vient défaire l’atteinte à la dignité dans l’un des rares exemples d’une relation amicale dénuée de sous-entendu sexuel- : la longue déambulation dans les rues d’Oaxaca avec Johnny, le guide improvisé, lui-même jamais revenu de «-sa première longue dérive d’été-» (75)� « L’origine comme un secret » : Plein été de Colette Fellous DOI 10.2357/ OeC-2018-0006 38 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Fortuna Le remède contre l’éternel recommencement d’une nouvelle pioche suppose la recherche d’une certaine immuabilité, le déroulement d’une destinée protectrice et sereine mettant au ban l’aléatoire et ses dangers� Le travail d’anamnèse effectue ainsi une stabilisation du temps du trauma vers une continuité délivrée de contingences� Car l’inattendu est en premier chef générateur de brisures dans le fil du temps subjectif-: «-c’est l’été où ma mère a inauguré ses grands cycles de mélancolie� L’été où ma vie s’est cassée-» (Fellous 2007-: 103)� La confession, catharsis ultime, libère enfin le secret et en recentre l’éparpillement dans un mouvement restructurant� Le renouveau promis par l’aléatoire des cartes se mue en réparation, en mise au point- : «-j’ai passé tant d’heures à ramasser les cartes, à compter les points-» (140) ou encore «-il faut se souvenir de chaque carte qui apparaît sur le tapis […] si tu n’as pas de mémoire, ce n’est pas la peine de jouer-» (141)� Il permet la liquidation du passé douloureux, la reconstruction après-coup de son sens par une «-anamnèse psychanalytique [non pas] de réalité, mais de vérité, parce que c’est l’effet d’une parole pleine de réordonner les contingences passées en leur donnant le sens des nécessités à venir, telles que les constitue le peu de liberté par où le sujet les fait présentes-» (Laplanche 2006-: 17)� L’immuabilité devient donc l’indice d’un futur apaisé, libéré de l’incessant ballet des futurs co-possibles� Le passé occupe ainsi le pôle de l’indétermination, de l’existence contingente sujette aux transmutations et aux réécritures tandis que le futur se fait promesse, aiguillonnement vers la stabilité, la résolution du non-dit traumatique-: ainsi se déploie cet «-avenir immense qui se tient debout dans le passé, qui attend-» (Fellous 2007-: 102)� Dans le texte, cette appétence pour une inscription plus pérenne se joue d’abord au niveau de l’onomastique� Ainsi, l’appropriation du surnom «-Lolly-» par la narratrice est motivée par la sensation de perte, de dépossession, qui fait suite au viol� Lolly, une jeune comparse de l’enfant, se voit entourée de nombreuses attentions à la suite d’un accident de circulation relativement bénin- : «- j’ai oublié tous les gestes d’Amor […] C’est à partir de cet oubli que je décide soudain de changer de nom, à huit ans de m’appeler Lolly, de me déplacer vers un autre corps blessé, d’oublier complètement le mien et d’être une autre-» (106), ou encore-: «-Tout ce qui s’est passé sur mon corps, je l’ai effacé, je l’ai barbouillé de silence et à la place, j’ai posé les cris de Lolly- » (105)� À ce subterfuge la narratrice gagne l’oubli délibéré de sa propre expérience traumatique, la réinscription de cette violence fondatrice sur un corps autre, étranger à sa sensibilité intime� L’artifice permet une deuxième renaissance, non pas dans le déplacement, cette fois-ci, mais dans le ré-enracinement au sein de la communauté� Car lorsque Lolly tombe, fauchée, «- tous les voisins étaient là� Et moi, quand ça s’est passé Edwige Tamalet Talbayev DOI 10.2357/ OeC-2018-0006 39 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) avec Amor, il n’y avait donc aucun témoin-? Tous endormis-? -» (108)� Seuls les eucalyptus veillent, «-les grands eucalyptus sur la route, immobiles� Qui guettaient-» (109)� Sentinelles désarmées, ils ne font qu’accentuer l’impuissance de l’enfant à empêcher le drame, à compenser l’incurie des adultes, ces témoins dont l’attention bienveillante aurait dû prévenir le danger, à la manière du guetteur mélancolique de Piero� Par la transsubstantiation de son sang en celui du corps tuméfié de Lolly («-Je reviens inlassablement sur ce terrain pour voir s’il n’y a pas encore de traces de sang par terre, mais je ne sais pas ce que je cherche vraiment- », 106), c’est toute une resémantisation du drame qui s’opère-- un appel désemparé à la protection familiale selon les lois immuables liant les générations-: «-mon père est si beau� Les eucalyptus bougeaient très lentement derrière lui, ils se sont incrustés dans mon secret-» (54), ou plus bas, «-ma mère dort […] il faut que je la délivre, c’est mon rôle, je ne peux pas l’abandonner- » (54)� Persistant dans ce renversement des rôles, ce sera à elle de prendre parti, dans des circonstances «- plus grave[s] encore- » que le viol d’Amor, de devenir témoin du rapt de sa mère par son propre traumatisme, son propre Amor (‘Amr), «-une douleur inconnue qui l’avait raptée, un point fatal, irréversible- » (114)- - le retour d’âge (‘omr), prise de conscience de la contingence de sa féminité� De la tension entre les deux positions, de part et d’autre du cours d’une vie de femme (l’une y entrant de force par un viol prématuré, l’autre contrainte d’en sortir trop jeune encore), une tendre complicité se noue entre les deux femmes� Le témoignage, jamais à charge, préserve la subtilité de la relation mère-fille, devient témoin volontaire, porte-parole d’autres traumatismes les liant toutes deux-: «-j’essaie de ne pas la perdre de mémoire cette famille comme on dirait ne pas la perdre de vue car elle est déjà engloutie […] ma mère a eu trop de deuils dans sa vie c’est ça qui l’a rendue malade-» (61-62)� L’écriture mémorielle transcende le singulier («-laisser son empreinte avec celle de tous ceux qui ont été embarqués dans le même voyage, pour être en paix avec notre histoire-», 147), se veut plurielle dans son attestation de la violence collective infligée à toute une communauté-: «-la destruction dont j’avais été témoin […] [le] cimetière juif qu’on avait démoli après l’indépendance du pays-» (90-91) 18 � Ce «-singulier-pluriel-», riche des échos de la pensée de Jean-Luc Nancy, s’incarne dans l’inscription au sein d’une lignée féminine, menant plus avant le travail onomastique� «- Fortuna- », outre la chance latine, reprend le prénom de la grand-mère, transmis au travers des générations dans les deux langues auxquelles le récit de la vie aura puisé, l’italien et l’arabe (Mes- 18 L’importance de la grande Histoire dans la quête mémorielle post-traumatique mise en œuvre dans Avenue de France a fait l’objet d’une analyse plus approfondie dans Talbayev 2017 (chapitre 2)� « L’origine comme un secret » : Plein été de Colette Fellous DOI 10.2357/ OeC-2018-0006 40 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) saouda), liant les trois femmes dans une même destinée tronquée-: la mort précipitée de la grand-mère lorsque la mère a huit ans puis la maladie de cette dernière aux huit ans de sa fille, l’été de son viol� Des variations de la rota fortunae médiévale (regnabo, regno, regnavi, sum sine regno) transparaît surtout pour la généalogie féminine la dépossession (sum sine regno), une hérédité (Fortuna Messaouda) «-longtemps détesté[e] mais […] habitu[elle] maintenant, je crois même que je l[’] aime beaucoup-» (61)� Comme le secret, cette fortune doit être apprivoisée, lentement adoptée puis revendiquée en partage� Contre la fortuna subjective, hardiment réappropriée dans toute son ambiguïté, sourd un fatum opiniâtre et peu indulgent-: «-Pourquoi 1958 [l’année du viol]- ? Des dieux invisibles étaient peut-être cachés entre les secondes, les lignes et les couleurs- » (82)� En contrepoint de l’injustice de l’inattendu et de ses mauvaises surprises, la maîtrise de soi et de sa fortune, bonne et mauvaise, déloge le nom d’emprunt, Lolly� D’aléatoire, le jeu de cartes se fait alors délibéré, virant à la cartomancie prophétique 19 et clamant à point nommé qu’il n’y a jamais de hasard- : «- je me suis même étonnée de voir […] qu[e l’immeuble] portait le numéro 8- : mais c’est bien l’âge qu’avait ma mère quand elle est morte, n’est-ce pas-? -» (60)� Redoublant par le truchement de l’intermédialité la petite fille intruse, infiltrée dans la toile de Cézanne, la voix narrative gagne ainsi sur les cartes de sa destinée une perspective d’ensemble� C’est dans une temporalité reconnectée et apaisée que cette pérennité s’incarne� La communauté entre les deux femmes s’accomplit lors de la dernière profession d’amour sur le lit de mort de la mère, substituant ce lien perpétuel («-je t’aime pour toujours-» 158) aux convulsions d’un destin capricieux ceint de renouvellements multiples-: «-depuis cette seconde, son visage m’accompagne et ne me quitte plus� Il a la force d’un secret� Qui habite désormais le plein été-»� Nimbée d’un amour talisman, cette concordance anime cette ultime veille� Prenant la place du dormeur éveillé de Piero, l’enfant «-demeure gardien-» (Pontalis 2004-: 10)-- de la mère expirante mais aussi du secret estival partagé, de la meurtrissure vitale que chacune subit à l’été 1956-: Ce n’est plus […] la mémoire aimantée que je retrouve dans ces étés-là, c’est autre chose� Une mémoire qui ressemblerait plutôt à un animal blotti sur nos genoux que la main caresserait avec délice, ses yeux seraient au bord de se fermer mais il guetterait encore (Fellous 2007-: 117)� Mémoire aux aguets contre une mémoire guet-apens-: la métaphore du petit animal blotti fait écho à la photographie du petit chat apeuré placée en 19 Sur ce point, voir aussi Kassab-Charfi 2008-: 49� Edwige Tamalet Talbayev DOI 10.2357/ OeC-2018-0006 41 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) exergue de la narration du premier épisode traumatique (15)� Protectrice vigilante de la vulnérabilité et de l’innocence, la guetteuse, délestée de sa rêverie pérégrinante, est Fortuna fièrement réincarnée� Renonçant au feuilletage chronologique, elle se mue en sentinelle attentive et bienveillante du repos maternel� Porte-parole («- Être dans un point précis du monde, c’est aussi rejoindre tous les absents qui ont un jour posé leur pied au même endroit-», 119), elle devient témoin, gardienne, vigie du destin collectif-: des secrets qui ne m’appartiennent pas mais que je recueille patiemment, chaque jour� Collés les uns aux autres, se ressemblant tous, formant une immense phrase que nous nous partageons, de pays en pays� Ils courent dans la mémoire des passants, je, tu, nous, vous, ils […] La partie de cartes n’est pas encore finie, je le sais aussi, les joueurs restent immobiles, ils réfléchissent (156-157)� Alors qu’une éventuelle stratégie remplace la marche aléatoire du destin, la maîtrise du secret et de sa divulgation immunise contre l’appel du gouffre, l’aimantation vertigineuse� Elle pourfend définitivement «- le cri surgi de la détresse et de l’effroi, ce cri d’un enfant perdu que personne au monde n’entend-» (Pontalis 2004-: 98)� Bibliographie Bailly, Jean-Christophe� Tuiles détachées� Paris, Mercure de France, 2004� Coste, Claude� «-Roland Barthes par Roland Barthes ou Le démon de la totalité-», Recherches & Travaux, 75 (2009)-: 35-54� Dugas, Guy� «-Autour de quelques concepts et de leurs prolongements dans la littérature judéo-maghrébine� Bonheurs de l’errance / trauma de l’exil-», Carnets-: Revue électronique d’études françaises, vol�10 (2017)-: <https: / / carnets�revues�org/ 2178>� “Entretien avec Colette Fellous”, in Les Moments Littéraires- : Revue de littérature, n�- 21- : <http: / / lml-info�pagesperso-orange�fr/ le%2021/ entre tien%20colette%20fellous�htm > � Fellous, Colette� Amor. Paris, Gallimard, 1997� Fellous, Colette� Avenue de France� Paris, Gallimard, 2001� Fellous, Colette� Plein Été. Paris, Gallimard, 2007� Ferrato Combe, Brigitte� «- Présentation- », Recherches & Travaux 75 (2009a) 5-12� Ferrato Combe, Brigitte� «-Tuiles détachées de Jean-Christophe Bailly-: métaphores de l’autoportrait-», Recherches & Travaux 75 (2009b)-: 67-79� Ferrato Combe, Brigitte� «-Entretien avec Colette Fellous au sujet de la collection ‘Traits et Portraits’-», Recherches & Travaux 75 (2009c) 57-66� « L’origine comme un secret » : Plein été de Colette Fellous DOI 10.2357/ OeC-2018-0006 42 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Ireson, Nancy et Barnaby Wright, dirs�� Cézanne’s Card Players� Londres, The Courtauld Gallery, 2010� Kassab-Charfi, Samia� «-"Elles traversent les frontières"-: Périple de la mémoire, déplacement et tracées du récit chez Colette Fellous-», Voix/ voies méditerranéennes, 4 (2008)-: 47-60� Laplanche, Jean� Problématiques IV-: L’après-coup� Paris, Presses Universitaires de France, 2006� Pontalis, Jean-Baptiste� Le Dormeur éveillé� Paris, Mercure de France, 2004� Talbayev, Edwige Tamalet� The Transcontinental Maghreb: Francophone Literature across the Mediterranean� New York, Fordham University Press, 2017� Watson, Robert� «-“I wanted them to breathe between my sentences”: the place of Paul Cézanne’s Cards Players in Colette Fellous’s postcolonial life-writing-»� Word and Image 29�2 (2013)-: 129-138� Edwige Tamalet Talbayev DOI 10.2357/ OeC-2018-0006