Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.2357/OeC-2018-0007
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Aimantations d’images
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Fatan Ben Ali
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Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Aimantations d’images-: l’autobiographie visuelle de Colette Fellous Faten Ben Ali (Laboratoire Intersignes-- FSHST/ Université de Tunis) À la phrase inaugurale d’Annie Ernaux dans son récit Les Années, «-Toutes les images disparaîtront-» 20 , pourrait répondre celle de Colette Fellous, «-Le monde m’a été donné, je dois le rendre-» 21 � Cette phrase constitue en effet l’incipit d’Avenue de France, récit publié en 2001� Elle pourrait également introduire Aujourd’hui, paru en 2005 et Plein été, en 2007� Ces œuvres forment en effet une trilogie où l’auteure met en exergue sa vie passée en Tunisie entre 1950 et 1967 mais aussi celle de toute la communauté judéo-tunisienne� Mais par quels types de montages inédits Colette Fellous va-t-elle recomposer cet album, spécifiquement dans cette trilogie qui se distingue de ses autres œuvres par l’insertion d’un éventail d’images qui accompagne le texte-? N’apporte-t-elle pas un souffle nouveau à la littérature en faisant délibérément appel au regard, en stimulant la sensibilité esthétique, nourrie par une composition très soigneuse, voire par une véritable rhétorique du thème iconique-? Nous nous interrogerons ici sur l’aptitude de l’image à expliciter le texte qu’elle accompagne ou à l’inverse, sur sa propension à l’opacifier� Le tissage texte-visuel Au moment de la réception de l’œuvre, le lecteur se transforme en spectateur car il est confronté à une nouvelle combinatoire typographique qui associe le contenu graphique à un support iconique� Car il s’agit bel et bien d’un assemblage de type particulier� Cette nouvelle technique tend en effet à pourvoir le support visuel d’une importance accrue dans la réception de l’œuvre, ne serait-ce que par le fait de chercher à éveiller les sens et à corroborer la dimension scripturale� C’est que le medium photographique oblige à interrompre le flux de la lecture-: il oriente vers ce qui serait une «-citation-» 20 Ernaux, Annie� Les Années� Paris, Gallimard, coll� «-Folio-», 2008, p� 11� 21 Fellous, Colette� Avenue de France� Paris, Gallimard, coll� «-Folio-», 2001, p� 9� DOI 10.2357/ OeC-2018-0007 44 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Faten Ben Ali iconique 22 , sachant que toute citation introduite dans un texte est délimitée par un signe typographique discontinu (les guillemets) et qu’elle entretient un fort lien d’exemplification avec l’idée développée� Dans ce dernier cas de figure, la citation est déléguée à l’image visuelle, comme si la photographie ou la carte postale se faisait elle-même citation� Le cadre remplace alors les guillemets comme moyen démarquant l’énoncé visuel du reste de la surface textuelle� Or, si l’image citée fonctionne bel et bien comme citation, elle donne alors un surplus de relief au texte� Celui-ci est comme mis en saillie, il ressort� Cette forme de mise en évidence est d’ailleurs en lien étroit avec le sens étymologique de «-citation-», du latin citare, qui renvoie au fait de «-mettre en mouvement-», de «-faire venir à soi-» 23 � Tout se passe comme si l’image participait à rendre la réception de l’œuvre dynamique, le lecteur oscillant constamment entre lire et voir� Or cette oscillation réinjecte, à chaque moment de lecture, une vie et un sens nouveaux au texte puisque la citation iconique s’adresse aux sens et qu’elle suscite une reconduction renouvelée du geste interprétatif par la régulière confrontation des deux niveaux sémiotiques-: «-Rendre visible la citation, textuelle ou iconique par un dispositif graphique, c’est exhiber une relation que l’on entend poser entre des textes dans un même espace d’écriture-» 24 � Pour Colette Fellous, la photographie est assurément une in-citation à l’écriture� En amont, elle a contribué à la production du récit et à la remémoration volontaire des moments vécus, non seulement par l’auteure, mais aussi par toute une communauté, afin de pouvoir se rappeler avec justesse ce que la mémoire ne retient qu’imparfaitement� En aval, l’auteure juge nécessaire, pour cette entreprise de remémoration, l’insertion du support visuel qui contribuera à l’expli-citation du scriptural et à l’animation de l’énoncé d’une manière synthétique-: Cela a commencé avec Avenue de France� Pour écrire ce livre, j’avais besoin de m’entourer de cartes postales, d’images, d’archives, de photos de films que je glissais à chaque déplacement dans mes cahiers� Lorsque j’écrivais, j’ouvrais mes cahiers et j’installais tout autour cette iconographie, je me faisais un petit rempart circulaire et j’écrivais au milieu� Un jour, j’ai réalisé que ces images n’étaient pas juste nécessaire à mon travail d’écriture, qu’elles ne me servaient pas seulement de point d’appui mais qu’elles faisaient partie du livre� Il s’agissait d’un accompagnement photogra- 22 Nous entendons par «-citation iconique-» l’image visuelle comme citation� 23 Picoche, Jacqueline� Dictionnaire étymologique du français� Paris, Le Robert, coll� «-Les usuels-», 2002, p� 104� 24 Beguin-Verbrugge, Antoinette� Images en textes, images du texte� Dispositifs graphiques et communication écrite� Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2006, p� 261� DOI 10.2357/ OeC-2018-0007 45 Aimantations d’images : l’autobiographie visuelle de Colette Fellous Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) phique, comme la musique d’un film, qui relance, aère, nuance le récit, lui donne un autre horizon 25 � L’écrivaine atteste que «- l’histoire se lit dans la rue- » 26 , qu’elle s’enracine dans la pierre des monuments, surgissant le moment venu pour ceux qui cherchent soit à se documenter, soit à revoir les scènes passées� Pour transmettre un héritage culturel et historique, le visuel inséré dans les plis du scriptural restitue la vérité du monde, celle d’une époque vécue par l’auteure et par ses ascendants� Le support visuel devient dans cette optique un moyen adjuvant permettant d’invoquer le monde disparu avec ses moments d’enchantement et de désenchantement� C’est ainsi qu’à l’intérieur de l’iconographie accompagnant le récit de Colette Fellous, de nombreuses cartes postales ponctuent le texte, en particulier celui d’Avenue de France� Revenons un moment à l’historique de ce genre� La première édition de la carte postale est mise en circulation le 1 er octobre 1869, en Autriche 27 � Elle devient rapidement un ornement par sa vertu d’instantané photographique et constitue, par là même, un avatar de la photographie� L’objectif de cette invention est au départ d’assurer la transmission d’une correspondance, ou encore de conserver le souvenir d’un lieu visité� La photographie illustrant la carte postale n’est de ce fait jamais neutre et le choix du signifiant toujours défini avant l’acte de prise de vue car, comme le souligne Susan Sontag, «-[…] le réalisme constitue l’essence même de la photographie�-» 28 Ce pragmatisme photographique est ainsi «-[…] un moyen de produire des images qui nous informent sur les aspects du monde en les copiant avec fidélité�-» 29 Le titre du premier opus de la trilogie est symbolique-: Avenue de France� Il réfère à l’une des voies de communication du Centre ville de Tunis� Ce topos relie la ville européenne, dite encore ville coloniale, à la ville arabe puisqu’il est limitrophe de la Porte de la mer (Bab bhar) qui délimite les deux espaces� Or c’est via une carte postale que l’auteure nous donne à voir cette avenue animée par les habitants de l’époque� Une autre carte représente une autre artère qui est le prolongement de l’avenue de France-: il s’agit de l’avenue Jules Ferry� Avec l’avènement de l’Indépendance en 1956, les toponymes ne sont plus les mêmes-: 25 Ceccatty, René de� «-Les moments littéraires-», Revue de littérature, n° 21- 1 er semestre 2009, p� 34� 26 Fellous, Colette� Avenue de France, op. cit�, p� 108� 27 Ripet, Alain et Frère, Claude� La Carte postale, son histoire, sa fonction sociale. Lyon, Presses Universitaires de Lyon/ Paris, Éditions du CNRS, 1983, p� 17� 28 Sontag, Susan� La Photographie. Paris, Éditions du Seuil, coll� «- Fiction & Cie- », 1979, p� 135� 29 Ibid�, p� 136� DOI 10.2357/ OeC-2018-0007 46 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) […] l’avenue de France s’appelle toujours Avenue de France, l’avenue Jules Ferry est devenue l’avenue Bourguiba et l’avenue de Paris s’est transformée en avenue de la Liberté à partir du Passage jusqu’au Belvédère� C’est normal, tous les noms de rue ont changé en 1956 quand la Tunisie est devenue indépendante 30 � Les cartes postales sont ainsi une monstration de la cartographie ancienne et moderne de la cité, une sus-citation de la production de l’œuvre, puis en définitive, une in-citation au lecteur à décrypter le sens caché� Sur le plan de l’expression, la carte postale plante la représentation d’une architecture européenne, de culture judéo-chrétienne, incarnée par la cathédrale et les immeubles en vertical� Mais cette expression se concentre aussi sur les passants fréquentant ces espaces urbains� À travers la variation vestimentaire, on peut distinguer la diversité de la population-: le sefsari blanc, les jupes et les chapeaux pour les femmes, la jebba, le costume et les cannes pour les hommes, chacun vaquant à son occupation� Le vestimentaire est donc un détail qui incite le regardeur à scruter la photographie dans le but de passer du signifiant au signifié� Ce détail représente la réalité des faits, il témoigne de la coprésence de différentes nationalités et religions dans une même contrée� Ces dernières constituent les communautés élémentaires du pays� Notons par ailleurs que ces espaces sont des lieux centripètes où se concentrent des activités diverses- : lieux de rassemblement, mais aussi de dispersion, où les gens se côtoient et se méconnaissent en même temps� Sur le plan du contenu, il convient de souligner que cette diversité communautaire d’Avenue de France semble avoir déterminé le destin de la famille maternelle de Colette Fellous� C’est en effet dans ce lieu que la langue française s’est imposée à cette famille juive tunisienne qui avait pour langue maternelle l’arabe� Ce moment-charnière initiateur est rapporté dans une scène mémorable, que la narratrice fait (re)vivre, en une sorte d’autofiction, à son grand-père-: En 1879, mon grand-père vient d’avoir quatorze ans, il se promène sur l’avenue de France, il voit une pomme tombée des bras d’un homme […] Mon grand-père court ramasser la pomme et la tend à l’homme […] Voilà votre pomme monsieur, elle était tombée de votre panier� […] Il tend juste la pomme au monsieur très élégant sans un mot� C’est un enfant� Dans cette scène, il est aphasique� […] Mon grand-père le regarde, ne comprend pas le français� Il entend la voix basse de l’homme, mais un doute soudain entre dans ses yeux-: est-ce que ce mot à peine chuchoté veut dire merci ou voleur-? […] La décision est prise� Dans le regard qu’il 30 Fellous, Colette. Avenue de France, op. cit�, p� 238� Faten Ben Ali DOI 10.2357/ OeC-2018-0007 47 Aimantations d’images : l’autobiographie visuelle de Colette Fellous Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) adresse à cet homme, on peut lire qu’il apprendra le français dès ce soir� Très vite, il apprendra aussi l’allemand et l’anglais, il se tournera vers l’Europe, sa vie sera toujours ailleurs, il deviendra un père et un mari absent 31 � Dans ce passage, Colette Fellous qualifie son grand-père d’aphasique à cause de ce mutisme conjoncturel, brutal, qui va déclencher son appétit pour les langues européennes et engendrera par la suite son assimilation� Le grandpère apprendra le français afin d’intégrer le nouveau monde dont il pressent l’avènement dès 1879, c’est-à-dire deux ans avant l’installation officielle du Protectorat en Tunisie-: celui du colon� À cet événement marquant fait pendant une autre scène, vécue cette fois-ci par le frère de la narratrice, Pierrot, désigné comme «-Pierrot passant-»� Au mois de mars de l’année 1967, Pierrot passant se retrouve dans une situation délicate en pleine Avenue de Paris� Il est arrêté, quasiment raflé par une brigade de police et emmené au commissariat� On lui reproche son ignorance de la langue arabe, langue qui aurait dû, ou pu, être sa langue maternelle, si l’anecdote de la pomme n’avait pas eu lieu presque cent ans avant- : «-Au commissariat, on lui parle en arabe, on lui dit que ce n’est pas normal de ne pas comprendre cette langue quand on est né dans ce pays et qu’on a un passeport tunisien� […] Il obéit à tout, reste silencieux puisqu’il ne comprend pas l’arabe�-» 32 Ces microrécits ou anecdotes à source intime et familiale se surimposent en quelque sorte à ces cartes postales qui sont la représentation visuelle de la diversité sociale propre à cette Tunisie du début du XX e siècle� Or ces cartes foisonnent d’informations selon l’objet de la photographie� Cette dernière constitue un véritable témoignage d’exception, une preuve factuelle transmettant un message authentique, qui permet de conserver la vivacité de l’actualité de la période représentée ou d’un moment exceptionnel de la vie quotidienne� Cette fonction de la carte postale rejoint ainsi la définition donnée par Édouard Glissant de la biographie-: La biographie personnelle, la biographie de l’individu, [de l’écrivain] par exemple, se confond alors ou bien se perd, ou se trouve, dans la biographie à faire d’une telle collectivité dominée- : chacun peut repérer ou insérer une biographie personnelle dans une histoire collective à reconstituer ou à récupérer-: c’est-à-dire dans une histoire qu’il aura fallu rétablir de manière absolument nouvelle par rapport, en premier exemple, à la convention occidentale de l’Histoire, estimée comme genre 33 � 31 Ibid., pp� 108-109� 32 Ibid., pp� 240-241� 33 Glissant, Édouard� Philosophie de la Relation (poésie en étendue)� Paris, Gallimard, 2009, p� 75� DOI 10.2357/ OeC-2018-0007 48 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Le décalage entre texte et image L’image visuelle se suffit à elle-même, elle concourt à aérer le texte afin que le lecteur ne soit pas essoufflé par la longueur des phrases et l’ampleur de l’énumération� Elle peut aussi être décalée par rapport au texte contigu tout en tenant lieu de citation� Cette dernière option est récurrente dans l’écriture de Colette Fellous, où le détour constitue une technique permettant de majorer les significations du récit mémoriel� De fait, le lecteur est appelé à effectuer un va-et-vient incessant, rituel, entre le lisible et le visible car dans certains cas, l’image ne coïncide pas avec la séquence qu’elle accompagne� Dans ce cas de figure, le destinataire se dédouble, il oscille entre le rôle de spectateur et celui de lecteur dans l’attente de jumeler le texte avec une citation iconique� En tant qu’enquêteur, le lecteur se rendra compte que cette enquête ne le mène pas sur les traces d’un seul type de message mais qu’il doit le complexifier pour apparier une image au texte ou un texte à l’image� Ce décalage semble le prétexte d’une invitation indirecte à lire l’intégralité de la trilogie pour pouvoir reconstituer le puzzle historique� D’ailleurs, la trilogie de Colette Fellous ne suit pas une continuité de nature chronologique, elle se caractérise plutôt par des récurrences et des rebondissements sur certains faits, c’est en quelque sorte une écriture par ricochet, un stimulus en entrainant un autre� Dans Plein été (2007), deux portraits de Colette Fellous retracent son enfance� Le premier met sous nos yeux une jeune fille qui se jette à la mer� Voilà comment cette expérience est décrite dans Avenue de France-: Je rassemble tous mes muscles et je me jette dans les visages� Le précipice ne m’effraie pas, j’ai parié un matin avec les fils du maçon que je pouvais plonger de très haut comme eux, même si j’étais une fille, même si je n’avais que treize ans� Ils ne m’ont pas crue, ils sont allés chercher l’ap- Faten Ben Ali DOI 10.2357/ OeC-2018-0007 49 Aimantations d’images : l’autobiographie visuelle de Colette Fellous Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) pareil, la photo est là classée dans un album sous le mot «-été-» et moi je suis de dos, dans le vide, entre le ciel et la mer 34 � Une telle posture permet au lecteur-spectateur de plonger de son côté dans la vie intime et collective de l’auteure, via cette image métaphorique qui traduit le défi de la benjamine de la famille de revivre dans le moindre détail sensoriel ce que ses prédécesseurs ont vécu� Le second représente le portrait de Colette Fellous de face� Le lecteur se retrouve alors face à la description de l’image avant même la possibilité iconique de sa visualisation-: Et là, dans l’après-midi, au centre d’un monde vide, je vois le secret cheminer des lèvres d’une petite fille vers mes yeux stupéfaits et vers ma peau brunie, ma robe à bretelles, mon corps cousu au point d’été� Il s’arrête sur les traces blanches du maillot, sur la bretelle de la robe qui est légèrement tombée 35 � Ce décalage entre le dit et le vu dans ces deux cas de figure suscite une interrogation- : que camouflent ces deux portraits qui paraissent pourtant explicites- ? Le visuel ici n’est sans doute rien d’autre qu’une suscitation à la recherche de l’implicite� Les deux images renvoient dans le contexte à l’enfance de l’auteure, période marquée en l’occurrence par une blessure résultant d’un viol� Mais cet incident, l’auteure ne le raconte pas clairement dans Amor ni dans Plein été, soit parce qu’elle n’en a pas le souhait, soit parce qu’elle veut l’occulter par pudeur� Elle tourne donc autour d’un secret sans l’intention de l’éventer directement� Dans un tel cas de gravitation, la citation-image fonctionne comme un signe d’incitation lancé au lecteur-spectateur pour qu’il participe à la production du sens en aidant la narratrice à dégager les idées enfouies, cachées au fond d’elle-même� De fait, l’observateur n’est plus devant l’image mais dans l’image. Or cette modalité nous renvoie à ce jeu d’esprit qu’est le rébus, l’auteure affirmant en effet que sa «-vie est un rébus-», vie faite d’images et de mots à recomposer afin de déchiffrer l’énigme� 34 Fellous, Colette� Avenue de France, op. cit�, p� 212� 35 Fellous, Colette. Plein été, op. cit�, pp� 150-151� DOI 10.2357/ OeC-2018-0007 50 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) L’ancrage du texte par l’image Par-delà cette fonction cathartique et participative de la citation-image, il faut souligner que le support visuel contribue à rendre «-authentique-» le support scriptural� En effet, le lecteur fait appel au visuel pour citer le texte, dans la mesure où citer, c’est étymologiquement «-invoquer le témoignage de-»� Aussi l’interprétation de la vie se fait-elle par le truchement de l’image visuelle en tant qu’ancrage du texte-: celui-ci «-dirige le lecteur entre les signifiés de l’image, lui en fait éviter certains et en recevoir d’autres ; à travers un dispatching souvent subtil, il le téléguide vers un sens choisi à l’avance-» 36 � Roland Barthes avance ici l’idée que l’image a besoin d’être ancrée par le texte, mais dans le cas de Colette Fellous, c’est l’image qui ancre le texte tout en attestant la présence réelle du passé et en fixant le sens du message visuel� En d’autres termes, l’image réalise le passé en le citant� En réalité, il y a des traces qui ne s’estompent jamais, à moins que nous cherchions délibérément à les oblitérer� L’une des photographies placées dans Avenue de France constitue ainsi une preuve tangible de l’existence de la famille maternelle de Colette Fellous, dans un espace-temps cadré� Il s’agit d’une capture prise en gros plan, focalisée sur la partie centrale du battant 36 Barthes, Roland� L’obvie et l’obtus. Essais critiques III� Paris, Éditions du Seuil, 1992, p� 32� Faten Ben Ali DOI 10.2357/ OeC-2018-0007 51 Aimantations d’images : l’autobiographie visuelle de Colette Fellous Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) gauche de la porte principale de l’immeuble familial donnant sur l’Avenue de la Liberté à Tunis� Le cadrage sélectionné constitue un choix propre au photographe� Sur le plan de l’expression, nous visualisons différentes formes de lignes blanches- : droites, obliques, arrondies composant un ornement de ferronnerie qui couvre le vitrage, sur fond sombre� Cet objet en fer forgé sert généralement à embellir la façade et à protéger le vitrage� Inséré dans le récit, cet élément figuratif semble se limiter à la fonction de protection et d’esthétique� Or au centre de cette reproduction, nous discernons une lettre de l’alphabet français incrustée en majuscule, la lettre «-H-»� Le simple passant peut ne pas accorder d’importance à ce signe, alors que le curieux interrogera certainement la signifiance de l’initiale� Quant au lecteur-spectateur, il est guidé par le con-texte, lequel lui permet d’éviter tout contresens� Au fil des pages, la narratrice vient nous rappeler l’historique de la demeure de son grand-père maternel-: L’autre maison que mon grand-père a fait dessiner un peu plus tard par un architecte italien, sur le modèle d’une villa allemande, c’est la Maison Fleurie, qu’on peut voir encore aujourd’hui si on lève la tête en se promenant sur l’avenue de Paris, à la hauteur du Passage, juste en face de la pâtisserie Nathan� Le nom est inscrit dans la pierre, au troisième étage, sur toute la largeur de la façade� Celui de l’architecte est creusé près de la porte, Giuseppe Riela, 1924� La lettre H est inscrite dans le dessin du fer forgé sur les deux battants de la porte� La maison a son double à Baden-Baden, mais je ne l’ai jamais cherchée 37 � Cette lettre n’est autre que l’initiale du patronyme désignatif de sa famille maternelle- : Hagège, nom fameux d’une grande famille judéo-tunisienne, incrusté au seuil de l’immeuble en tant que signe intime et esthétique� La narratrice rassemble ainsi tous les membres de la famille autour d’elle, elle qui devient le concentrateur, son nouvel épicentre aimanté� Cette inscription nous renvoie aussi au geste spontané effectué par les amoureux, celui de graver sur le tronc d’un arbre leurs initiales entrelacées afin de marquer leur passage en ce lieu et de témoigner d’une émotion qui fut, fixée dans l’instant mais aussi projetée dans une pérennité gravée, dûment transmise à la postérité� Ici, cette trace perdure dans le présent du lecteur, témoignant de la présence effective de cette famille dans cette demeure pendant une période bien déterminée� Cette photographie pourrait avoir été prise par l’auteure elle-même dans la mesure où elle déclare, dans La Préparation de la vie, qu’elle a procédé à de nombreuses prises de vue dans son pays natal-: 37 Fellous, Colette� Avenue de France, op. cit., p� 145� DOI 10.2357/ OeC-2018-0007 52 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Et je suis revenue à Paris, soulagée� J’avais l’impression d’avoir réappris à parler� Comme si ma langue avait été contenue dans tout ce que j’avais photographié� Ma vie ancienne était devenue un objet et j’allais pouvoir m’en servir� Ma langue, objet parmi les objets� Ma voix, pareil, objet parmi les voix� J’avais fait des provisions pour la vie, […]� Tout était devenu ineffaçable […]� J’ai rangé les pellicules dans une boîte en carton, au milieu des photos d’enfance� La fiction viendra quand elle le désirera, je le sais, elle prendra forme lorsque je me mettrai à construire un livre à partir de cette matière 38 � La trace qui existe encore et la photographie comme possession sont des preuves de l’attachement de l’auteure à l’histoire de sa famille et de son désir de se réapproprier les lieux afin de retrouver psychiquement une place dans la société tunisienne� Cette attitude semble en l’occurrence résulter du «-fantasme dépressif-» [qui] est une réalité psychique résultant de la première séparation d’avec le premier objet d’amour, la mère� [Ce fantasme] est réactivé dans toutes les situations intenses de séparation, qu’il s’agisse de la séparation d’un être cher ou de la séparation d’avec un lieu ou même d’un état psychique exaltant 39 � 38 Fellous, Colette� La Préparation de la vie� Paris, Gallimard, 2014, pp� 94-95� 39 Tisseron, Serge� Le Mystère de la chambre claire, photographie et inconscient� Paris, Flammarion, coll�-«-Champs arts-», 2008, p� 45� Faten Ben Ali DOI 10.2357/ OeC-2018-0007 53 Aimantations d’images : l’autobiographie visuelle de Colette Fellous Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Conclusion À travers le pointage de ces différentes fonctions du visuel au sein même du textuel, c’est tout l’intérêt accordé par l’auteure à cet art dans la production de ses œuvres qui est mis en valeur� Colette Fellous fait valoir conjointement dans l’espace textuel l’écriture et la photographie� Cette dernière est un enregistrement de ce qui a existé, mais un enregistrement argumentatif corroborant ce qui est dit, dans l’objectif d’accréditer le passé d’une manière synthétique� Colette Fellous nous propose, en toute logique, une littérature qui répond au gré des exigences de la modernité, laquelle participe volontiers d’une littérature appuyée par le visuel� Cette conception artistique hybride sous-tend une trilogie autobiographique originale ponctuée d’images permettant de reconfigurer le caractère composite, si complexe, des itinéraires existentiels axés sur l’intime et l’extime, et ainsi peut-être d’apprivoiser la douleur et d’adoucir l’effroi� DOI 10.2357/ OeC-2018-0007
