eJournals Oeuvres et Critiques 43/1

Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.2357/OeC-2018-0009
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Quand Colette Fellous rencontre Roland Barthes …

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Myriam Zahmoul
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Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Quand Colette Fellous rencontre Roland Barthes … Myriam Zahmoul (Laboratoires Intersignes/ FSHST-Université de Tunis) À la page 60 de La Préparation de la vie (2014), une phrase retient notre attention-: «-En baissant la voix, je dis encore-: j’ai juste besoin d’une présence lointaine�-» Devant la reprise anaphorique de la phrase à la page 174, une interrogation surgit aussitôt-: Que se cache-t-il derrière ce «-juste besoin d’une présence lointaine-»-? La réponse à la question posée, qui a tissé les premiers fils de notre réflexion, se cache peut-être dans L’analyse structurale du récit, étude signée Roland Barthes et parue dans le numéro 8 de la revue Communications en 1966� Barthes semble nous mettre sur la bonne piste en soulignant que-: «-[…] le récit est là, comme la vie�-» Il semble pointer du doigt «-la matière même-» de sa phrase et, par anticipation, celle de Colette Fellous� C’est peut-être donc en partant de cette citation que nous pourrions faire fructifier notre lecture personnelle et subjective de la relation Colette Fellous-Roland Barthes� Au-delà de la phrase … une rencontre Quand Colette Fellous rencontre Roland Barthes, «- dans la pénombre d’un bureau- » (Fellous, 2014- : 60) de la rue de Tournon et qu’elle lui demande de l’inscrire au séminaire qu’il compte tenir à l’ É cole pratique des hautes études, Barthes rejette sa demande en lui expliquant qu’il ne peut vraiment pas dépasser le nombre d’étudiants prévu� La scène racontée décrit, d’abord en peu de mots supportés par le geste, la déception, le silence, le vide, la peur devant cette fin de non-recevoir et puis, en une phrase appuyée par le langage articulé, oral, la révélation soudaine, lumineuse, finale, formulée par pur hasard, par coup de chance, par fortune� Une phrase qui va être décisive-: «-[…] j’ai juste besoin d’une présence lointaine�-» Il nous semble que cette trouvaille subite est la phrase-clé, la phrase centrale, la «-grande phrase-» de La Préparation de la vie-- mais pas seulement� Cette phrase hasardeuse, plus complexe qu’elle ne paraît l’être en surface, dit en une grammaire spontanée la préparation de cette rencontre inédite, la préparation de la vie de Colette Fellous et celle de sa carrière de roman- DOI 10.2357/ OeC-2018-0009 70 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Myriam Zahmoul cière� «-Le récit est [donc] là-»-- récit ou «-livre, roman, vie, aimant, fiction-» (Fellous, 2014- : 37)� Il commence depuis ce point et cette frontière pour former, tisser et composer la structure d’une vie� Pour vivre et écrire, l’écrivaine a souvent révélé dans ses textes son besoin d’être entourée de plusieurs voix� Ce sont elles, cette présence lointaine qu’elle réclame et veut retrouver, convoquer� Ces voix talismaniques se superposent ainsi, se complétant, se rejoignant pour la doubler, l’accompagner, la protéger� Chaque voix lui est singulière et unique� Chaque voix lui est trace et empreinte� Chaque voix lui est citation� Dans ce dernier opus, Colette Fellous fait appel à deux voix majeures� Celle de Jeff qui traverse les années et réapparaît quarante ans plus tard pour tracer les lignes finales d’une histoire «-d’amour-» inachevée, mais surtout celle de Roland Barthes qui resurgit «-brutalement-» sur la terrasse de Sidi Bou Saïd, devant la mer, pour partager en sa compagnie, «-le temps d’un livre, le temps d’une fiction-» (Fellous, 2014-: 37), une escapade amicale voire «-amoureuse-»-: Je cherchais dans de vieux papiers une lettre que m’avait envoyée Roland Barthes, une courte lettre à l’encre bleue, où il parlait de la beauté d’un texte […] Je cherchais cette lettre parce que j’avais envie d’écrire un livre où il apparaîtrait comme personnage, cette idée avait surgi brutalement (Fellous, 2014-: 36) Barthes est devenu mon guide vagabond, il apparaît et disparaît, il n’y a jamais eu aucune contrainte dans notre lien-: c’était notre pacte, il l’est resté� Tant d’années après, sa voix est là, inchangée, elle m’accompagne et je l’aime (Fellous, 2014-: 46)� C’est précisément cette voix particulière qui retient notre attention� Cette même voix qui achève la première rencontre sur une autre phrase-fétiche-: «- Alors, dans ce cas-là, oui, d’accord, j’accepte- » (Fellous, 2014- : 60)� Une voix révélatrice auxiliaire d’un visage éclairé, image fixée pour toujours par l’auteure, suggérant que Barthes saisit, à ce moment précis, qu’au-delà de la phrase dite au hasard se cache l’envie de «-s’exercer un peu à vivre-» (Fellous, 2014-: 21)� Charmé également par sa brièveté, lui qui aime les fragments, les aphorismes, qui considère que «-la concision est une preuve d’art-» (Barthes, 1970-: 93), la retient tel un haïku, forme poétique très particulière d’origine japonaise� Cette phrase spontanée lui a peut-être même rappelé ce qu’il a écrit, à ce propos, deux ans auparavant, en 1970, dans L’Empire des signes-: Vous avez le droit, dit le haïku, d’être futile, court, ordinaire ; enfermez ce que vous voyez, ce que vous sentez dans un mince horizon de mots, et vous intéresserez ; vous avez le droit de fonder vous-même (et à partir DOI 10.2357/ OeC-2018-0009 71 Quand Colette Fellous rencontre Roland Barthes … Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) de vous-même) votre propre notable ; votre phrase, quelle qu’elle soit, énoncera une leçon, libérera un symbole, vous serez profond ; à moindres frais, votre écriture sera pleine (Barthes, 1970-: 94)� Ainsi prend fin la scène de la rencontre, sous le signe de la complicité et de l’affection, tissée à travers les mots� La voix de Roland Barthes, lui offrant l’opportunité de sa vie, résonne encore aujourd’hui dans la tête de Colette Fellous� Elle n’a pas vieilli� Elle est omniprésente� Elle prend même davantage de place, de l’ampleur et s’installe confortablement dans le livre� La préparation de la vie rend hommage à cette voix particulière, «-essentielle-»-: Je ne pouvais pas encore comprendre à ce moment-là combien sa voix à lui m’était surtout devenue essentielle� Elle m’avait aidée depuis le premier jour où je l’avais rencontré dans son bureau, elle m’aidait alors à préparer ma vie (Fellous, 2014-: 106)� Colette Fellous-Roland Barthes : Le double-je Roland Barthes entre donc dans le cercle de la vie de notre auteure en 1972, alors qu’elle n’a que 22 ans� Un bref échange de phrases courtes a suffi pour qu’il devienne son maître et qu’elle soit son élève� À l’époque, l’étudiante qui préparait une thèse sur l’œuvre de Georges Bataille, se cherchait encore et avait grand besoin d’un guide spirituel qui lui apprendrait à écouter son cœur et à «-recueillir toutes les associations qui se présentaient et se bousculaient en [elle]-» (Fellous, 2014-: 39) Aussi trouve-t-elle refuge et réconfort «-une fois par semaine, au 6 rue de Tournon, le jeudi après-midi, […] dans la petite salle, autour de Roland Barthes�-» (Fellous, 2014-: 43) C’est l’écrivain qu’elle admire le plus à ce moment-là (Fellous, 2014- : 60)� Cinq ans passent à se découvrir sous l’aile protectrice du maître pluridisciplinaire� Cinq ans à suivre ses cours, à s’initier aux jeux du langage, à apprendre à être libre dans le texte, à «-[se] séparer délicieusement de [soi-même]-» (Fellous, 2014-: 98), en somme à partager ses goûts, sa mémoire, son enfance, ses couleurs, ses lieux� Tant d’années à se dire que Roland Barthes est son double-je� À prélever et retenir, au fur et à mesure des lectures, les points communs qui les unissent et unifient� En 1975, la voix de Barthes illumine à nouveau pour elle le chemin-- «-[…] nonchalamment-» (Fellous, 2014-: 37), précise-t-elle� Par hasard� Une fois de plus, une seule phrase est capable de basculer ses ambitions, de l’amener à tout laisser tomber et à «-commencer à romancer [sa] vie-» (Fellous, 2014-: 37)-: DOI 10.2357/ OeC-2018-0009 72 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) «- Vous avez le droit de dire je, vous savez� On sent que vous avez besoin d’être tranquille avec votre texte, alors allez-y, dites je, écrivez, lancez-vous�-» (Fellous, 2014-: 37) En 2014, elle reprend les commandes et lui rend son invitation� «-Pour remercier-», elle n’hésite pas à raconter son maître «-à sa façon-», «-à utiliser de vraies sensations […], à dire les frissons, les inquiétudes, les joies soudaines-» (Fellous, 2014-: 98), les douleurs qui meublent sa vie� Rien à voir avec l’écriture de Barthes lui-même, avec sa méthode, qui ne pouvait s’empêcher d’«- éviter pièges et mièvreries, sentimentalisme et babil- » (Fellous, 2014-: 99)� À la page 63 de La Préparation de la vie, nous lisons ce qui suit-: […] et soudain, je me suis souvenue qu’il avait écrit ces mots, […], c’était dans la préface de Sade, Fourier, Loyola-: «-Si j’étais écrivain et mort, comme j’aimerais que ma vie se réduisît, par les soins d’un biographe amical et désinvolte, à quelques détails, à quelques goûts, à quelques inflexions� Disons à des «-biographèmes-» (Fellous, 2014-: 62-63)� Colette Fellous dit qu’elle y a entendu une invitation, qu’il lui fallait répondre à l’appel de Barthes� Accepter son vœu, comme lui a accepté le sien, devient presque un devoir� Cette poétique d’échange et de proximité nous rappelle la phrase leitmotiv d’Avenue de France-: «-le monde m’a été donné, je dois le rendre-» (Fellous, 2001-: 9)� Écrire «-une biographie-» de Barthes devient ainsi pour elle une obligation� Elle sait parfaitement que «-l’évocation d’une vie n’est pas un compte rendu méthodique de la conception à la mort� C’est plutôt une suite de fragments épars�-» (Fellous, 2011-: 171) Dans cette optique, La Préparation de la vie n’est autre qu’une lecture très personnelle de la vie de l’écrivain dans ses textes et à travers ses textes-: […] je me suis dit voilà, c’est exactement ce que je voudrais écrire aujourd’hui, […] Des éclats de sa vie viendraient toucher mon corps, ma mémoire, mes atomes épicuriens et désinvoltes� Je les laisserai entrer librement dans ces pages, ils se placeront là où ils voudront et quand ils le voudront (Fellous, 2014-: 63) Il est clair que dans ce récit, se tisse en filigrane une relation de connivence entre Colette Fellous et Roland Barthes� Citations, photographies ou même simples nominations référentielles créent, au fil des pages, l’image fragmentaire mais dominante d’un alter ego écrivain� Ces références littéraires et iconiques, souvent récurrentes, parfois hétéroclites, représentent les sources d’influence et d’inspiration de Colette Fellous-: «-Combien de livres étaient contenus dans un seul livre-»-? (Fellous, 2014-: 39), se demande l’auteure� Myriam Zahmoul DOI 10.2357/ OeC-2018-0009 73 Quand Colette Fellous rencontre Roland Barthes … Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) On notera l’évocation de plusieurs extraits des Fragments d’un discours amoureux, du Plaisir du texte, de Roland Barthes par Roland Barthes, de S/ Z, de La lumière du sud-ouest, de Sade, Fourier, Loyola, ou encore de fragments de la revue littéraire d’avant-garde Tel Quel etc� Ce savoir barthésien sans cesse interrogé, sans cesse revisité, trouve ici sa consécration, l’auteure établissant une sorte de synthèse et de collecte d’intertextes qui révèlent et livrent, à la fois, les codes et les secrets de la préparation d’un livre et de la préparation de la vie, comme l’indique le titre� Il est clair, après ce bref aperçu de la relation maître-élève qui lie Roland Barthes à Colette Fellous, que cette dernière cherche à rassembler, à réunir les morceaux d’une idée qu’elle cerne peu à peu� Or l’idée en question est que l’intertextualité mobilisée se situe entre quête d’identité et construction d’une référence auctoriale, centrale� Elle est, autrement dit, placée sous le signe d’une quête de soi continue, à la fois personnelle et littéraire-: C’est là […] que j’ai rencontré tant de mots nouveaux qui bougeaient à l’air libre et plus seulement dans les livres� Tourbillon, labyrinthe, cercle, avenir, rêve, plaisir, contemplation, solitude� Des mots que je ne quitterais plus, des mots qui préparaient déjà ma vie, à bas bruit� Ces mêmes mots qui me relient aujourd’hui à Barthes et me font l’aimer de plus en plus� Rêver tout haut sa recherche, disait-il� Rêver tout haut sa vie- ? (Fellous, 2014-: 110) Ce qui est sans doute à mettre en exergue ici, ce serait la réponse à cette question que pose Colette Fellous à la page 39 de son livre-: «-[…] mais qui écrivait au juste […], j’avais demandé� L’auteur ou le lecteur- ? - » (Fellous, 2014-: 39)� Les deux simultanément, pourrait-on dire, en allant jusqu’à suggérer que Colette Fellous et Roland Barthes ont coécrit La Préparation de la vie, bien que cela soit logiquement impossible� Ensemble, ils se sont offert une double chance de dire «-je-»� D’être soi et l’autre en torsade� Nous avons ainsi pris le parti de lier deux extraits dans une lecture «- androgyne- » où les pronoms personnels «- il- » et «- elle- » se dissolvent l’un dans l’autre et où les possessifs «-mon-» et «-son-» se fondent en une matière linguistique homogène-: Il serait mon guide, […] Mon aimant� Je le rendrais ainsi témoin de la construction de ce roman, nous marcherions ensemble, sans nous gêner l’un l’autre (Fellous, 2014-: 37)� Sa préparation du roman sera sa façon de se glisser dans mes mots, de les guider et tout pourra prendre peu à peu la forme d’un jeu� Je l’appellerai La préparation de la vie (Fellous, 2014-: 64)� DOI 10.2357/ OeC-2018-0009 74 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Colette Fellous dédouble ainsi le «-je-» comme bon lui semble� Son écriture cultive le plaisir d’un hiatus entre le sujet qui parle (Barthes) et le sujet qui écrit (elle)-: «-[…] je pouvais désormais-», dit-elle, «-dire je tout en me débarrassant de moi, c’était magique�-» (Fellous, 2014-: 38) Par la même occasion, elle offre à Barthes, en guise de reconnaissance, l’opportunité de dire «-je-» à son tour-: […] lui qui avait pourtant si peur de l’utiliser ou, quand il s’y autorisait, […] ne pouvait s’empêcher de le distancier aussitôt en le métamorphosant en lui, ou encore de le protéger en l’entourant de parenthèses, de crochets, de tirets (Fellous, 2014-: 98-99)� Elle sertit ainsi son texte de ces citations et propos où le «-je-» est, en quelque sorte, déployé sans crainte ni appréhension� Colette Fellous-Roland Barthes : Le double jeu stylistique C’est donc par pure chance que Colette Fellous a suivi les séminaires de Barthes� «- Par chance, [que] ce rendez-vous hebdomadaire de la rue de Tournon était devenu [son] nouveau pays- » (Fellous, 2014- : 59)� Elle qui s’intéresse tant à l’écriture pressent qu’elle trouvera dans ces cours la part manquante qui l’aidera à écrire� Dans La Préparation de la vie, elle ne cesse de ressasser la phrase de Nietzsche, qu’on retrouve également à la page 114 de La chambre claire de Roland Barthes, «-Un homme labyrinthe ne cherche jamais la vérité, mais uniquement son Ariane-» (Fellous, 2014-: 11), manière de dire qu’elle avait déjà en elle tous les outils possibles et nécessaires pour écrire, qu’elle était déjà labyrinthique, mais juste à la recherche d’un signe, d’une présence lointaine-- d’une Ariane-: Je venais d’avoir vingt-six ans, oui, j’avais laissé tomber ma thèse sur Georges Bataille et ne voulais plus faire qu’une seule chose, écrire� La dernière séance du séminaire était le 20 mai 1976� Maintenant, je dois écrire� Ce séminaire, je l’ai vécu comme une préparation au roman, bien avant qu’il en fasse le thème de son cours au Collège de France� Écrire, mais pas uniquement des notes comme je le faisais depuis dix ans, mais un livre, un livre «-entier-»� Ma décision était claire, franche (Fellous, 2014-: 85)� «-Un espace de […] jouissance est alors créé-» (Barthes, 1973-: 10) autour de cette série de séminaires� En paraphrasant Roland Barthes, nous dirions que ce n’est pas la «- personne- » de l’autre qui est nécessaire à Colette Fellous pour écrire, «-c’est l’espace-: la possibilité d’une dialectique du désir, d’une Myriam Zahmoul DOI 10.2357/ OeC-2018-0009 75 Quand Colette Fellous rencontre Roland Barthes … Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) imprévision de la jouissance-: que les jeux ne soient pas faits, qu’il y ait un jeu�- » (Barthes, 1973- : 11)� Dans une démarche rétrospective à la page 60, nous nous arrêtons à cette phrase-: «-Quelque chose d’immense se lève en moi, un feu, une clairière, un désir, une joie, quelque chose de radicalement neuf-» (Fellous, 2014-: 60)� C’est le très baudelairien «-emportement […] vers le Nouveau- » (Barthes, 1973- : 56) qui est, lui aussi, stimulus de l’écriture chez Colette Fellous� Barthes dit dans Le Plaisir du texte que «- […] le Nouveau, c’est la jouissance-» (Barthes, 1973-: 56), «-[…] celle-ci n’a de chance de venir qu’avec le nouveau absolu, car seul le nouveau ébranle (infirme) la conscience-» (Barthes, 1973-: 55)� Outre le besoin de jouissance, de désir et de nouveau, Colette Fellous apprend chez Barthes qu’écrire «-un texte sans ombre, […] c’est vouloir un texte sans fécondité, sans productivité, un texte stérile […] Le texte a besoin de son ombre-: cette ombre, c’est un peu d’idéologie, un peu de représentation, un peu de sujet- »� (Barthes, 1973- : 45-46)� Les écrits de Barthes forment, impérativement, l’ombre qui suit les textes de Fellous� Elle les appelle «-les cartes de Barthes-»-: «-Je bats les cartes de Barthes et à force de regarder vivre ses mots et de les répéter, ils me deviennent si proches, si troublants�- » (Fellous, 2014- : 185)� Les théories de l’analyste créent, donc, un double jeu stylistique dans ses œuvres� On le sait, l’écriture de Colette Fellous tourne autour de la mémoire, cette source d’inspiration intarissable� Elle qui refuse le statique, le clos, s’inscrit en effet dans une perpétuelle reconstitution active de la mémoire� Pour que son lecteur ait droit à une palette mémorielle variée, voire atypique, l’auteure adopte l’écriture fragmentaire qui lui est une stratégie de fuite mue par un désir de ne pas se laisser enfermer dans un seul type de discours ou dans une histoire monologique� «-Dis-cursus-», dit Barthes, «-c’est originellement, l’action de courir ça et là, ce sont des allées et venues, des «-démarches- », des «-intrigues-»-» (Barthes, 1977-: 7)� Le texte de Colette Fellous existe par «- bouffées de langage, qui lui viennent au gré de circonstances infimes, aléatoires- » (Barthes, 1977- : 7)� «- Tout le long [de son écriture], les figures surgissent dans [sa] tête, […] sans aucun ordre, car elles dépendent chaque fois d’un hasard (intérieur ou extérieur)- » (Barthes, 1977- : 10)� Son écriture est ainsi un Sukiyaki, plat japonais neutre, «- revêtu déjà d’une nudité esthétique- » (Barthes, 1970- : 33) Par le biais d’une telle métaphore, Barthes assimile l’écriture fragmentaire à la nourriture japonaise, qu’il nomme «-nourriture décentrée-» (Barthes, 1970-: 33)� Aussi lisons-nous dans L’Empire des signes-: […] aucun plat japonais n’est pourvu d’un centre […] tout y est ornement d’un autre ornement- : d’abord parce que sur la table, sur le plateau, la nourriture n’est jamais qu’une collection de fragments, dont aucun n’ap- DOI 10.2357/ OeC-2018-0009 76 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) paraît privilégié par un ordre d’ingestion- : manger n’est pas respecter un menu (un itinéraire de plats), mais prélever, d’une touche légère de la baguette, tantôt une couleur, tantôt une autre, au gré d’une sorte d’inspiration qui apparaît dans sa lenteur comme l’accompagnement détaché, indirect de la conversation […] le sukiyaki, plat interminable à faire, […] il est dans sa nature de s’épuiser au fur et à mesure qu’on le cuit, et par conséquent de se répéter, […] il devient décentré, comme un texte ininterrompu (Barthes, 1970-: 36-37)� Colette Fellous offre pour sa part au regard du lecteur sa mémoire parfaitement tentaculaire, mémoire qui s’écrit de toutes les manières et matières possibles� L’écriture ici outrepasse les frontières des mots, transgresse les contours des phrases pour se consacrer au figuratif� Elle devient ainsi une écriture imagée� On ressent en effet, au fil des œuvres, l’infini plaisir de l’auteure à travailler une matière qui mêle très librement photos, images et textes� Car elle avance dans le livre en compagnie de documents iconographiques, dont elle dit qu’ils ont leur propre battement et donnent du relief au texte� Barthes n’aurait pas dit le contraire, lui qui a toujours été en admiration, en fascination devant la photographie� Ses écrits étaient souvent illustrés de photographies� Il leur a même consacré un livre- : La chambre claire� Note sur la photographie, dans lequel il précise que Ce que la photographie reproduit à l’infini n’a eu lieu qu’une fois-: elle répète mécaniquement ce qui ne pourra jamais plus se répéter existentiellement� En elle, l’événement ne se dépasse jamais vers autre chose-: elle ramène toujours le corpus dont j’ai besoin au corps que je vois ; elle est le Particulier absolu, la Contingence souveraine […] le Tel (telle photo, et non la Photo), bref, la Tuché, l’Occasion, la Rencontre, le Réel, dans son expérience infatigable� […] Une photographie se trouve toujours au bout de ce geste ; elle dit-: ça, c’est ça, c’est tel-! mais ne dit rien d’autre (Barthes, 1980-: 15-16) À l’image de Roland Barthes, Colette Fellous décrypte les signes� Elle rehausse également son texte de représentations et de symboles mythiques qui renvoient à un imaginaire collectif, comme Barthes dans Mythologies� La photographie, le cinéma ou encore la publicité ont servi de support à la parole mythique� Dans Plein été par exemple, Colette Fellous revient sur une publicité où la parole mythique est composée d’une matière travaillée en deux types de représentations, à la fois en image et en écriture, «-en vue d’une communication appropriée-» (Barthes, 1957-: 182)-: Myriam Zahmoul DOI 10.2357/ OeC-2018-0009 77 Quand Colette Fellous rencontre Roland Barthes … Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Ce grand Coca-Cola qui trônait au Passage, comme un sens interdit, revenait toujours, en toile de fond� Il tapissait le mur entier d’un immeuble […] il battait en secousses régulières, au rythme de mon sang� […] Oui, cette publicité aux couleurs du drapeau tunisien déboulait dans mes nuits et titrait en pleine page le rêve à venir, je ne pouvais m’en défaire, […] elle brûlait de me dire quelque chose (Fellous, 2007-: 89-90) «-Il en va ainsi de la mythologie- », nous révèle Barthes, «- elle fait partie à la fois de la sémiologie comme science formelle et de l’idéologie comme science historique-: elle étudie des idées-en-forme-» (Barthes, 1957-: 185)� Ainsi, parmi les éléments structurels récurrents chez R� Barthes et C�-Fellous, il y a cette palette thématique dont l’épicentre est le retour au pays natal ou au pays d’enfance, celui de la mère essentiellement, si marquant dans leurs autobiographies� À ce propos, Marie Gil montre dans Roland Barthes. Au lieu de la vie 53 , que chez Barthes, l’écriture n’a finalement servi qu’à masquer l’expérience du manque, qu’elle nomme aussi «-la matrice de l’absence-» ou encore «-la matrice du vide-»� Elle note ainsi que toute la vie de ce dernier était fondée sur le comblement d’un vide initial, précisant que c’était sa mère qui permettait le comblement� Celle-ci est le comblement par excellence, elle envahit le champ entier de la vie et de l’écriture� Barthes écrit par la mère et à travers la mère, laquelle permet la conversion permanente du vide en plein� Lorsqu’elle meurt, c’est la vie même qui se retire� Le temps s’arrête� Barthes cesse de vivre� Marie Gil ajoute ainsi que son dernier texte, La chambre claire, est tout simplement l’œuvre de la mère, elle que l’on retrouve enfant dans la photographie du jardin d’hiver� Elle qui restitue en Barthes l’être aimé perdu à jamais, lui permettant d’achever son ouvrage, c’est-à-dire d’achever sa vie� Elle est de fait la présence même de l’absence� Or, la figure de la mère est un lien supplémentaire qui rapproche Colette Fellous de Roland Barthes-: Je longe sa voix et m’arrête sur ce bref moment […] quand il m’avait parlé de sa mère et de son parfum, Cabochard je crois� […] il aimait ses robes et l’odeur de sa chambre� En échange, je lui avais raconté mon adoration pour L’Heure bleue, le parfum de ma mère, qui m’ensorcelait […] Nos mères étaient encore vivantes et nous aimions faire apparaître leur jeunesse dans ce petit café jaune de l’Odéon (Fellous, 2014-: 45)� 53 Voir la vidéo de Marie Gil présentant son ouvrage Roland Barthes-: Au lieu de la vie, paru en 2012 aux Éditions Flammarion� (Source-: Librairie Mollat)� Lien-: https: / / www�youtube�com/ watch? v=p60QpiGZ7HQ DOI 10.2357/ OeC-2018-0009 78 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Le manque a, lui aussi, été source de fuite pour Colette Fellous, vers l’écriture� Le manque de combler des histoires inachevées, le manque d’«- un amour de frère-» mort trop jeune, mais surtout le manque d’un pays natal, pays d’enfance quitté mais jamais oublié� Et sur ce point, R� Barthes et C�- Fellous sont à l’unisson, comme l’illustre la fascination de C� Fellous devant les propos du maître dans La Préparation de la vie-: La lumière d’Urt, la lumière de tout le Sud-Ouest, je la revisite à mon tour et m’étonne, en retrouvant ces phrases, qu’il n’ait pu s’embarquer davantage dans sa mémoire d’enfance-: lire un pays, disait-il dans un texte devenu célèbre, sur la lumière du Sud-ouest, c’est d’abord le percevoir selon le corps et la mémoire, selon la mémoire du corps� L’enfance est la voie royale par laquelle nous connaissons le mieux un pays� Au fond, il n’est pays que de l’enfance (Fellous, 2014-: 174-175)� Conclusion Cette réflexion, elle-même un peu labyrinthique, tournait autour de la scène de la rencontre, sorte de chromosome portant les gènes du duo Roland Barthes-Colette Fellous-: Bien après les jours et les pays, je suis revenue, juste pour voir� Pour essayer de reconnaître, de comparer� […] Le monde avait soudain pris la forme d’une seule conversation, […] j’ai couru pour l’écouter de près, […] sans cesse à courir pour rechercher la forme entière d’un corps, mais lequel-? -» (Fellous, 2011-: 13)� Je rends visite aux disparus, aux balbutiements, aux fissures, aux tremblements, aux éblouissements, je m’arrête pile là où un jour j’ai perdu la voix� Je reviens pour la retrouver cette voix, phrase à phrase, seconde à seconde, […] Revenir, c’est construire son propre labyrinthe, c’est le porter sur soi comme un vêtement et l’offrir ensuite en partage, […] Trouver enfin une terre pour chacun, pour être ensemble (Fellous, 2011-: 112-113)� Quand Colette Fellous rencontre Roland Barthes, elle est érotisée par sa voix, émerveillée par la puissance de la présence, séduite par les mots, les écrits, l’histoire personnelle, amoureuse de tout ce qui se rapporte à sa personne� L’écriture de La Préparation de la vie lui est bien plus qu’un hommage� Au-delà du remerciement sincère d’une élève à son maître, c’est une preuve d’amour offerte à celui qui a dit un jour-: «-J’écris pour être aimé au fond, Myriam Zahmoul DOI 10.2357/ OeC-2018-0009 79 Quand Colette Fellous rencontre Roland Barthes … Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) peut-être même parfois de tel ou tel, et en même temps, je sais que cela ne se produit jamais� On n’est jamais aimé pour son écriture-» 54 � Références bibliographiques : Fellous, Colette� La Préparation de la vie� Paris, Gallimard, 2014� Fellous, Colette� Avenue de France� Paris, Gallimard, 2001� Fellous, Colette� Plein été� Paris, Gallimard, 2007� Fellous, Colette� Un Amour de frère� Paris, Gallimard, 2011� Barthes, Roland� L’Empire des signes� Paris, Seuil, 1970� Barthes, Roland� Le Plaisir du texte� Paris, Seuil, 1973� Barthes, Roland� Fragments d’un discours amoureux� Paris, Seuil, 1977� Barthes, Roland� La chambre claire Note sur la photographie� Paris, Gallimard, Seuil, coll� «-Cahiers du cinéma-», 1980� Barthes, Roland� Mythologies� Paris, Seuil, 1957� 54 Cité par Roland Barthes in «-Roland Barthes (1915-1980)-: Le théâtre du langage-», Chantal et Thierry Thomas, Arte France, Les Films d’Ici 2, 2015� DOI 10.2357/ OeC-2018-0009