eJournals Oeuvres et Critiques 43/1

Oeuvres et Critiques
oec
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.2357/OeC-2018-0011
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Dispersion, disparition, appartenance chimérique

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2018
Samia Kassab-Charfi
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Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Dispersion, disparition, appartenance chimérique : Colette Fellous et la poétique de Pièces détachées Samia Kassab-Charfi (Université de Tunis) je sais maintenant que ces disparitions sont tout ce qui m’appartient. […] Il n’y a d’autres paradis que les paradis perdus. Jorge Luis Borges, Les Conjurés, «- Possession de l’hier- », Paris, Gallimard, «-Bibliothèque de la Pléiade-», T� 2, p� 495� Liminaires Les «- grammaires bigarrées- » annoncées dès Aujourd’hui 70 de Colette Fellous trouvent dans Pièces détachées, opus paru en 2017 71 , un nouvel assemblage-- si tant est que l’on puisse employer ce terme pour désigner la superposition de voix, noms, témoignages et mémoires qui affluent à mesure du récit� Auteure prolifique d’une œuvre cohérente, patiemment élaborée, Colette Fellous pose régulièrement les jalons qui consolident une poétique de la remémoration subtile, faite de souvenirs familiaux, d’événements majeurs de l’Histoire tunisienne, d’interpellations du Tunisien musulman demeuré au pays, faite aussi de crises de doute, d’hommages aux littératures appointées aux êtres aimés, écrivains, artistes et penseurs décisifs-- de Maupassant à Barthes� Une poétique dont tout l’art est de hausser l’événement en apparence le plus anodin au rang d’allégorie historique de la communauté pour laquelle elle reconfigure l’échiquier des données traumatiques du Temps-- «-Zemane Zemane-» 72 -… Cette navigatrice de la «- mémoire aimantée- » 73 est inclassable� On ne peut sans déformer son intention poétique la consigner dans la catégorie 70 Fellous, Colette� Aujourd’hui� Paris, Gallimard, 2005, p� 68� 71 Fellous, Colette� Pièces détachées� Paris, Gallimard, 2017� 72 Fellous, Colette� Midi à Babylone� Paris, Gallimard, 1994, p� 124� 73 Fellous, Colette� Plein été� Paris, Gallimard, 2007, p� 59� DOI 10.2357/ OeC-2018-0011 90 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Samia Kassab-Charfi des «- auteurs judéo-tunisiens- »� La raison principale en est qu’elle-même n’inscrit pas, au départ, cette étiquette au linteau de son projet d’écriture, comme l’aura fait Albert Memmi avec sa Statue de sel en 1953� Certes, une vaste anamnèse régit l’élan de l’écriture, qui impose véritablement son envergure en 1989, dans cette émouvante invocation de l’univers maternel qu’est Rosa Gallica 74 , univers dont les synesthésies associées s’articulent sur les atmosphères du pays natal� L’écriture en est moderne, simple, le ton intimiste� Très vite, la syntaxe se laisse aller à drainer des musiques, des bribes de refrains, des accents� Les italiques y marquent l’irruption de langues étrangères, de partitions hétérolingues� On notera une présence récurrente, presque obsessionnelle, du fonds italien-- peintures, surnoms, bouts de chansons, torna torna Ulisse 75 � Les modulations musicales se chargent de réminiscences liées à l’histoire de la branche italienne de la famille, côté maternel, qui s’incarnent en mots, en flashes, en images-- «-c’est le chant des errants qui n’ont pas de frontière-» 76 � Cette contexture singulière dont elle dote l’œuvre fait qu’on la traverse non seulement comme un livre-- contingent-- de mémoire mais aussi comme un musée universel, riche d’opus de tous les temps, appartenant à plusieurs genres- - peinture, photographie, architecture, cinéma-- «-[…] Tunis a bien été une ville-cinéma, avec sa centaine de salles- » 77 � De fait, cette convergence de systèmes signifiants crée une polyphonie qui pourrait faire craindre le trop-plein, la surcharge sémiotique de ce qui serait, en somme, un chœur euphorique� Paradoxalement, et en dépit des allures occasionnelles de déferlante, l’écriture en réalité joue à plein sur les figures de la réticence, car une retenue domine assurément le ton du récit chez cette auteure dont les fins de phrase basculent souvent dans le saisissement d’un murmure� Aussi ces convergences, ces effets de rushs où tous les arts affluent, comme s’ils étaient mis à contribution pour témoigner, pour aider à «-rassembler les générations- » 78 , participent-ils à pointer une absence� Remontant le fleuve de la mémoire, la narratrice s’efforce de reconstituer la teneur exacte de ce goût si singulier de la ruche communautaire dans le Tunis des années 1950- : «- Faire le tour de notre mémoire […], ne jamais oublier cette terre, laisser son empreinte avec celles de tous ceux qui ont été embarqués dans le même voyage, pour être en paix avec notre histoire-» 79 � Mais, au centre des événements rapportés, une incertitude, une faille sont po- 74 Fellous, Colette� Rosa Gallica� Paris, Gallimard, «-L’Arpenteur-», 1989� 75 Fellous, Colette� Avenue de France� Paris, Gallimard, 2001, p� 199� En italiques dans le texte� 76 Fellous, Colette� Plein été� Op. cit�, p� 86� En italiques dans le texte� 77 Fellous, Colette� Pièces détachées� Op. cit�, p� 123� 78 Fellous, Colette� Midi à Babylone� Op. cit�, p� 59� 79 Fellous, Colette� Plein été� Op. cit�, p� 147� DOI 10.2357/ OeC-2018-0011 91 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Dispersion, disparition, appartenance chimérique sées� L’événement est parfois restitué de manière incomplète ou elliptique� Quelque chose fait défaut, qui devra être identifié, comme si cette écriture, pratiquant le suspens qu’impose l’incertitude, était en quête du scénario adéquat, de la bonne pièce-- détachée-- manquante� Dans Aujourd’hui (2005) cette question du manque est clairement soulevée-: «-j’ai besoin d’abord de retrouver ce qui m’a toujours manqué-» 80 ; «-je savais que quelque chose me manquait-» 81 � Le Tunis «-reconstitué-» n’est pas ethnographique ; en vérité, il importe peu que les images soient le déclencheur d’une mémoire tunisienne partagée� Ce qui est recherché n’est pas tant une atmosphère, que la cohérence acceptable, recevable, d’une histoire familiale, personnelle, reposée au bon endroit� À cette fin, l’auteure se confronte à la mort, au tragique des disparitions- : celle des êtres, des langues, des lieux� Celle des mythologies entourant les êtres-- mythologies qui, également, s’effondrent� Il lui faut de plus affronter le risque d’effacement de la partition orale de l’histoire, telle qu’elle était exécutée, sans contrainte� Sur l’arche de Noé qu’elle fabrique, la narratrice court de protagoniste en protagoniste, interrogeant, scrutant, reconstituant des scènes primordiales, des tête-à-tête, des attentes, quelques minutes de confidences� L’adaptation de la modalité stylistique au sujet est assurée dans un objectif primordial, qui est la persistante sollicitation du sens de ce qui fut, pour faire échec aux blancs de la mémoire-: J’ai regardé les dernières photos que j’avais prises sur mon portable� Après celle du lever de soleil, il y avait l’Arche de Noé, la petite peinture sur verre qui était dans la chambre, face à la fenêtre� Je l’ai regardée longtemps, je me suis dit que moi aussi, en écrivant ce livre, j’avais embarqué avec moi tout ce que j’aimais et que je voulais sauver� […] À la place des animaux et des oiseaux, j’ai emporté le visage éclatant de mes parents et la petite ville de l’Ariana, elle avait été le fil de mon labyrinthe […] 82 � Disparition de l’homme à la langue cassée : « comme au balcon d’un monde disparu » 83 Le projet littéraire de Colette Fellous compose avec le «-vrac-» des événements, cette «-pensée bric-à-brac-» 84 qui dynamise l’écriture et les disparitions des êtres aimés� La syntaxe des phrases, souvent cumulative, témoigne de cette soif d’absorption des éléments constitutifs d’un profil en voie d’extinc- 80 Fellous, Colette� Aujourd’hui� Op. cit�, p� 56� 81 Ibid�, p� 107� 82 Fellous, Colette� Pièces détachées� Op. cit�, p� 164� 83 Ibid., p� 10� 84 Fellous, Colette� Midi à Babylone� Op. cit�, p� 98� DOI 10.2357/ OeC-2018-0011 92 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) tion, s’il n’est déjà disparu- : celui du Juif tunisien du siècle dernier� Écrire pour Colette Fellous, c’est remonter à contre-courant de l’oubli� Certains récits relatifs à la vie en France de la narratrice semblent presque correspondre à des temps morts, à une durée suspendue hors du Temps de la mémoire, tant ce qui surplombe est le retour, rituellement reconduit, dans la chair du pays natal, parmi ceux qui y demeurent, comme en atteste cet aveu dans Avenue de France-: «- Je m’engouffre avec les autres dans la vitesse, la précipitation, le halètement, le plaisir et l’inquiétude, mais je me sens tellement mieux avec vous, je reconnais le dessin de mes lèvres sur vos bouches- »� Cependant, fait nouveau, la vie en Normandie, avec les personnages qui y sont mis en scène, intervient de façon directe dans Pièces détachées� Si le lien à la Tunisie se manifeste majoritairement en termes de manque, le déroulé des récits contourne la plupart du temps l’écueil d’une franche confrontation� Seule l’expression du désir, malheureux, entêtant, inassouvi, presque impossible, d’une vraie rencontre avec l’Autre tunisien, est régulièrement formulée-- «-cette terre étrange et étrangère à laquelle je croyais appartenir, cette terre où en vérité nous n’étions que des invités, mais nous ne le savions que confusément-» 85 � Le reproche n’est jamais lourd-- «-Je n’aime pas le mot rancœur, je ne connais que le mot cœur-» 86 -, c’est un murmure, nimbé de la même appréhension inquiète que celle qui recevait, incrédule, le mot de l’officier français dans Avenue de France� Le lecteur y était ramené aux années 1879, lorsque le grand-père de la narratrice, alors âgé de quatorze ans et ne comprenant pas encore le français, est incapable de discerner si le mot que l’officier prononce à son endroit est «-merci ou voleur-» 87 � C’est aussi dans ce récit de 2001 où, pour la première fois, Colette Fellous reconnaît ce sentiment de honte autrefois éprouvé relativement au français bancal parlé par le père, davantage à l’aise dans le judéo-arabe, cette «-langue infirme-», comme la nomme Albert Memmi dans son Portrait du colonisé 88 , langue qui est un marqueur identitaire de minorité et l’indicateur d’une appartenance sociale modeste� Pour Colette Fellous, c’est assurément dans Avenue de France qu’elle s’affranchit d’un rigorisme proche d’être une forme d’aliénation, rigorisme qui l’a longtemps assujettie à la tyrannie d’une performance scrupuleusement correcte du français� C’est là où elle prend conscience que parler un français approximatif n’était peut-être pas aussi insécure, aussi déshonorant qu’elle l’avait pensé-: 85 Fellous, Colette� Pièces détachées� Op. cit�, p� 38� 86 Ibid., p� 108� 87 Fellous, Colette� Avenue de France� Op. cit�, p� 109� 88 Memmi, Albert� Portrait du colonisé précédé du Portrait du colonisateur� Paris, Gallimard, coll� «-Folio actuel-», 2006, Préface de Jean-Paul Sartre [1 ère édition-: Éditions Correa Buchet/ Chastel, 1957/ Gallimard, 1985], p� 125� Samia Kassab-Charfi DOI 10.2357/ OeC-2018-0011 93 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Aujourd’hui, […], je vois plus large� […] Aujourd’hui, je comprends que je n’ai été qu’un bon petit soldat� J’ai obéi à tout� En croyant suivre la vérité� Je me suis engagée dans la langue française sans réserve� J’ai méprisé tous ceux qui l’écorchaient� J’ai regardé d’un œil dégoûté tous ceux qui portaient encore sur eux la trace de leur langue maternelle et qui n’arrivaient que péniblement à s’accrocher à cette nouvelle grammaire, même s’ils savaient qu’elle était leur salut� À tous, aujourd’hui, je présente mes excuses 89 � Vraisemblablement, la première expérience de non-cohésion semble ainsi rattachée à ces épreuves d’audition «- malheureuse- », à ce complexe de la langue cassée 90 du père dont l’effet collatéral a probablement été d’aiguillonner le désir d’écrire dans un pur français de France� Pourtant, celui-ci demeure pétri d’accents propres à l’oralité de la communauté judéo-tunisienne, dans ses singularités syntaxiques, telles que l’ellipse du «-que-» dans les complétives- : «- je me disais peut-être elle a déménagé peut-être elle a changé de vie- » 91 � Aussi, l’atmosphère d’«- ariettes oubliées- » qui imprègne la plupart des réminiscences d’enfance semble-t-elle le contrepoint enthousiaste de cette boiterie de la parole dont la narratrice enfant a souffert comme d’une infamie, non parce qu’elle est parlée par sa mère, ni encore moins par son père, mais parce que ce dénivellement discriminant des parlers est tout simplement le signe désespérant d’une impossibilité de faire coïncider tout ce monde dans une phrase unique, homogène, respectueuse des registres de chacun, et en phase avec le lieu de vie� Le rêve d’un équinoxe linguistique, en plein cœur de cette Babel de «-grammaires bigarrées-», le Tunis des années 1940 et 1950, ce rêve d’un Midi à Babylone est impossible, ne serait-ce d’abord qu’en raison de l’hétérogénéité d’origine du père et de la mère, de leur trop grande disparité sociale et culturelle, de cette dramatique césure entre l’univers italien de la famille maternelle-- cristallisé dans la ritournelle maternelle, «-Carpe diem-»-- et la consternante-- quoique «-désarmante-»-- simplicité des références paternelles, incarnée dans la régulière réplique du père-- «-la vie, c’est comme une cigarette-» …-Cette disparité caractéristique du couple parental, on le saura en lisant Pièces détachées, est aggravée par une mésentente sexuelle� Le couple, la famille sont ainsi à l’image de ce pays «- multiculturel- »- : en souffrance� Dès Midi à Babylone, roman publié en 1994, la narratrice manifeste son désir de «-réveiller les petits morceaux d’inquiétude, d’installer la musique […] et de [s]e fondre enfin dans la dispa- 89 Fellous, Colette� Avenue de France� Op. cit�, pp� 199-200� 90 En Tunisie, on appelle «-français cassé-» toute pratique maladroite et fautive de la langue française� 91 Fellous, Colette� Midi à Babylone� Op. cit�, p� 126� Dispersion, disparition, appartenance chimérique DOI 10.2357/ OeC-2018-0011 94 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) rition-» 92 � L’entreprise est de taille, elle semble même démesurée� L’écriture choisit alors de cultiver une grammaire alternative, où l’ellipse succède à l’aveu, le non-dit amplifiant la confession� Dans cette quête d’une résilience intérieure, comme en contrepoint au bruit de fond hétéroclite qui constitue le tapis sonore natif de la mémoire, le chant profond des écrivains, des musiciens, des peintres, de ce chœur animant la sentimenthèque de Colette Fellous, va prendre en charge le travail compensatoire� L’invention d’une partition littéraire collant au plus près des choses demeure le projet capital de cette poétique d’une juive Tunisienne qui n’a jamais fait le deuil de sa terre natale� Partition où les notes afflueraient «-en vrac-», puis reflueraient au seuil d’une révélation, comme dans les compositions postmodernes où c’est le collage des fragments- - citations, adages, réminiscences de mots typiques prononcés par le père- - qui impose la cohérence d’un ensemble par ailleurs fragile et susceptible d’effondrement� Car n’est-on pas là, en effet, face à un texte «-hybride-» au sens où le définit magistralement Sherry Simon, à savoir un «- texte qui interroge les imaginaires de l'appartenance […], qui manifeste des "effets de traduction" par un vocabulaire disparate, une syntaxe inhabituelle, un dénuement déterritorialisant, des interférences linguistiques ou culturelles […]- » 93 - ? Colette Fellous, qui est une «- déplacée- » 94 , n’exécute pas seulement le seul vrai programme de la littérature selon Deleuze, à savoir écrire pour «- inventer un peuple qui manque- »- : elle revient sur les lieux même de la mémoire pour recueillir les traces où le passé est assignable, ces «- kchouchs- » patiemment collectés par l’Alma Alba de Michel Valensi dans L’Empreinte, roman publié à Tunis aux Éditions Salammbô en 1986 95 , et pour faire désapparaître 96 les plus infimes détails en signalant leur intelligibilité spectaculaire-- comme pour une psychanalyse� C’est à la faveur de cette entreprise urgente de «-désapparition-» que les personnages de la scène primitive, autant dire celle des parents en tant que Joueurs de cartes dans une partie que l’un d’eux-- lequel-? -- perdra forcément, regagnent des couleurs� L’œuvre s’apparente alors à de la science-fiction, bien plus qu’à une mise en scène théâtrale� Les revenants, reterritorialisés par la fiction après l’épreuve de leur déterritorialisation effective, y apparaissent 92 Ibid�, p� 59� 93 Simon, Sherry� «- Hybridités culturelles, hybridités textuelles- » in Laplantine, François et al� (dirs)� Récit et connaissance� Lyon, Presses de l'Université de Lyon, 1998, pp� 233-234� 94 Fellous, Colette� Avenue de France� Op. cit�, p� 62� 95 Valensi, Michel� L’Empreinte, Tunis, Éditions Salammbô, 1983� Voir Scharfman, Ronnie� «-Les abîmes de la mémoire, le récit de l’exil-: L’Empreinte de Michel Valensi-», dans Bouraoui, Hédi (dir�)� Tunisie plurielle� Actes du colloque de l’Université York-; Toronto, Canada, Éditions L’Or du Temps, 1997, pp� 209-217� 96 Le terme est d’Édouard Glissant, dans Tout-monde� Paris, Gallimard [1993], «-Folio-», 2002, p� 588� Samia Kassab-Charfi DOI 10.2357/ OeC-2018-0011 95 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) comme autant de pièces détachées de la Comédie humaine tunisienne, dans ces années de multiculturalité dont on peut par ailleurs trouver d’autres modulations chez des auteurs italiens de Tunisie, comme Adrien Salmieri 97 , ou, dans un genre plus léger, vers les années 1930, chez les Français Arthur Pellegrin dans Les Aventures de Ragabouche 98 ou Kaddour Ben Nitram dans ses Sabirs 99 � Chez Colette Fellous, l’ombre du père est déjà présente, évoquée à travers le deuil dans Aujourd’hui, œuvre qu’il est possible de lire comme le préambule de cet hommage qui prendra une forme pleinement accomplie dans Pièces détachées� Aujourd’hui, le récit de 2005, est tremblant d’émotion-: le père vient de mourir, et le monde est littéralement assombri par cet événement qui ébranle l’ordre des souvenirs et ravive la matière de l’exil, en ses différents lieux� Le dépaysement propre à la poétique de l’écrivaine est d’ailleurs dans ces constants décrochages d’un site à l’autre, lorsque celle-ci nous fait basculer depuis l’atmosphère parisienne où les choses s’absentent désormais, dans le théâtre entêtant du Tunis de l’enfance-: Toute la nuit, j’ai marché dans Paris, je l’ai appelé� Les phares des voitures, les fenêtres qui s’éclairaient s’éteignaient changeaient sans cesse de place, je marchais si vite, les ponts qui brillaient de leurs masses dans le noir, les mirages des cafés, la fierté de la Seine, ça battait partout comme un cœur et mon père ne vivait plus, et toutes ces choses de pierre qui me regardaient pleurer tandis que peu à peu je devenais invisible, morte, démunie, non, tu ne le verras plus et cette fois ce n’est pas un rêve� Tout tremblait dans le monde� Tout me manquait� J’ai marché encore� Saint-Michel, Hôtel de Ville, place des Vosges, Bastille, Faidherbe-Chaligny� Somnambule� Les mots étaient cassés, je n’avais plus de forces� Me restait pourtant la grâce de la mémoire, cette magicienne, cette toupie sans domicile, infatigable, sans contours fixes, toujours prête à faire battre le sang, toujours disponible� Cette voyageuse qui savait si bien doubler le présent, point par point, seconde par seconde, en le renforçant, en lui donnant des reliefs si cruels, en m’enchaînant à lui ces phares dans les larmes par exemple, je les reconnaissais� Ils étaient l’écho de ceux qui passaient sous mon balcon, à Tunis� Je l’avais si souvent attendu le soir en ce point précis du monde, les mains agrippées au fer forgé […], non, aucune voiture ne comptait, ce n’était jamais la sienne ; il fallait toujours recommencer et espérer à chaque nouvelle apparition� […] J’avais sept 97 Salmieri, Adrien� Chronique des morts� Paris, Julliard, 1974� 98 Pellegrin, Arthur� Les Aventures de Ragabouche� Tunis, Éditions de la Kahena, 1932� 99 Les Sabirs de Kaddour Ben Nitram� Tunis, Bonici, 1931, 117 p�- ; 2 e édition, Tunis, Saliba, 1952� Dispersion, disparition, appartenance chimérique DOI 10.2357/ OeC-2018-0011 96 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) ans, dix ans, treize ans, quinze ans� Je l’attendais toujours ici, à la même place, sur ce balcon de fer forgé 100 � Pièces détachées des « langues minuscules » 101 Toute l’œuvre de Colette Fellous est une traversée des archipels de la mémoire� Elle est aussi, et de façon capitale, le témoignage d’une épreuve-: celle de l’exil de- - et dans- - la langue� Face à l’ancrage que signale, ou ne signale pas, l’utilisation d’un idiome, relativement à l’élection d’un habitat langagier, l’écrivaine a adopté des postures variées� Dans les premiers récits, la langue française constitue un objet de désir-: le français est revendiqué à l’instar d’un territoire de naturalisation, comme dans l’épisode du grandpère dans Avenue de France, lorsque celui-ci prend conscience en 1879 qu’il lui faut absolument apprendre le français, langue d’avenir en Tunisie� C’est la matière même de son substrat intellectuel� Mais il est aussi évoqué dans ses variantes sociolectales et idiolectales-: ce sera ainsi la langue du père et ses «- r- » roulés, son «- drôle d’accent- » 102 , les tressages avec d’autres codes, les «- d’accourdou mademoiselle- » et toutes ces pratiques populaires dans lesquelles l’auteure découvre une «- langue française adorablement travestie- » 103 � Plus tard, un seuil est franchi- : l’arabe fait irruption comme corps étranger-familier, surgissant sous la forme d’un mot important chez Colette Fellous, «-merci-», qu’elle déclare savoir dire en arabe-: «- Je sais dire merci en arabe-» 104 � Mais le trouble face à la langue «-d’origine-», celle des ancêtres judéo-berbères, perdure� Il n’est pas explicitement verbalisé, sauf de façon métonymique, lorsque dans Aujourd’hui, Colette Fellous commente- - sans le nommer-- son second prénom, arabe, Messaouda-: Ce premier roman, Roma, était pour moi une fantaisie autour du nom de Fortuna, ce deuxième prénom que vous m’avez donné et que j’ai toujours détesté� J’avais honte de le trimballer aux examens et sur mon passeport, mais je me taisais parce que je savais que c’était le nom de grand-mère, tu peux comprendre que je ne voulais vexer personne� Je ne sais pas exactement ce que contient cette honte, elle m’embarrasse encore aujourd’hui� J’avais besoin de me dépouiller, d’être nue, sans origine, sans pays, sans vêtements, sans famille, sans rien, ni morale ni carcan, je voulais jouer 100 Fellous, Colette� Aujourd’hui� Op. cit�, pp� 103-105� 101 Fellous, Colette� Pièces détachées� Op. cit�, p� 96� 102 Ibid., p� 67� 103 Fellous, Colette� Aujourd’hui� Op. cit�, p� 110� 104 Fellous, Colette� Avenue de France� Op. cit�, p� 61� Samia Kassab-Charfi DOI 10.2357/ OeC-2018-0011 97 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) solo, comme à la roulette, alors j’ai raconté l’étrangère qui habitait en moi […] 105 � Progressivement, la question est dissociée des événements, anecdotes, souvenirs évoqués� Au détour d’une phrase, monte l’aveu encore incertain, malaisé, de ce sentiment d’insécurité linguistique-- comme un regret de n’avoir pas une seule et unique langue, idéal qui paraît étrange au regard de l’œuvre littéraire de Colette Fellous, habitée par un multilinguisme consubstantiel, naturel� Cette écrivaine de la Méditerranée, qui récuse la notion de frontières et dénonce implicitement une politique coloniale-- et post-coloniale-- ségrégative en matière de territoires et de lieux, ne cesse de broder et de croiser avec une saine frénésie les noms de villes, de quartiers, se posant aux sécantes des frontières� En ouvrant l’écriture aux battements polyphoniques de «-langues minuscules-» 106 , elle fait échec au fixisme de la langue, laquelle s’emplit du souffle de l’oralité dialectale tunisienne� Les récits sont ainsi de formidables caisses de résonance, où se font écho la langue de la musique, qui dessine le maillage rythmique de l’œuvre, les langues accueillies, signalées par des termes en italiques pour ce qui concerne les xénismes, ou par des emprunts adoubés en bonne et due forme (c’est-à-dire typographiés, dans la collection Blanche de l’édition Gallimard, en caractères romains), tel ce «-vert mloukhia-» de La Préparation de la vie en 2014, les langues de culture enfin, au sens large, celle de la peinture italienne, des affiches de cinéma et de publicité� Au cœur de cette esthétique trans-sémiotique, une scène laisse imaginer un scénario entier, synecdoque des infinités de récits enchâssés à l’intérieur même des anecdotes mémorielles qui alluvionnent l’autobiographie collective de Colette Fellous� Lorsque dans Pièces détachées, apparaît l’image de la «-nonna-» paternelle, incarnée dans cette narratrice-porteuse des siens, qui prend ainsi la place de la grand-mère de son propre père, elle est représentée «-fredonn[ant]-» des airs, «-un peu en arabe, un peu en italien-» 107 � Dans Aujourd’hui, l’hétérogénéité du substrat linguistique se cristallise dans le constat d’une différence père-fille, dûment pointée-: Nous ne sommes pas du même milieu, petit père, nous ne comprenons pas les mots de la même façon, et pourtant c’est toi qui m’a poussée à lire, à travailler, à écrire, à m’engager dans tout ce que je devais faire 108 � 105 Fellous, Colette� Aujourd’hui� Op. cit�, pp� 96-97� 106 Fellous, Colette� Pièces détachées� Op. cit�, p� 95� 107 Ibid�, p� 57� 108 Fellous, Colette� Aujourd’hui. Op. cit�, p� 96� Dispersion, disparition, appartenance chimérique DOI 10.2357/ OeC-2018-0011 98 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) En avançant dans le temps, l’œuvre se laisse aller à devenir le théâtre de «-l’intime infiltration des langues-», selon l’expression d’Ernest Renan, indulgence nouvelle, concession qui favorise d’heureuses équivoques paronymiques, d’étonnants transferts, comme lorsque lisant, dans Pièces détachées, la «-petite ville de l’Ariana-» 109 , où le père, Henry Fellous, passa son enfance, on peut s’amuser à lire aussi «-la petite fille de l’Ariana-», la sourde se substituant à la sonore et laissant libre cours à une analepse générationnelle où la narratrice devient la contemporaine de son père, sa voisine-- éventuellement sa femme-… Le monde multilingue est reproduit dans toute la richesse de ses percussions, conformément à cette hybridité du tissu culturel et générationnel qui lui est constitutive-- curieusement, on appelle en biologie «-chimères-» ces corps génétiquement différenciés� C’est dire s’il n’y a pas ici de judéité claire, tout comme il n’y a pas de «-tunisianité-» répondant à quelque formule alchimique distincte� Le creuset est opaque, transméditerranéen 110 � Même si elle prend appui sur les contingences historiques, cette poétique s’en détache toutefois inéluctablement� Elle se construit de plus en plus sur la conscience que la capacité de tolérance multilingue n’est pas restreinte à la période historique où prend source l’écriture mémorielle, et qu’elle est désormais un indicateur de modernité dont l’intensité est proportionnelle à l’aptitude à vivre une contemporanéité mondialisée� Cette posture de plus en plus réflexive par rapport à sa pratique d’écriture, indicielle d’une vigilance redoublée quant à la latence vivace de ces «-langues minuscules-»-- pour reprendre en le modifiant le si beau titre de Pierre Michon, Vies minuscules 111 -- est clairement assumée dans Pièces détachées� L’insécurité linguistique attisée par le bourdonnement quasi cacophonique d’un hétérolinguisme traumatisant du fait qu’il est tout de même un marqueur de minorité, vécu comme un handicap et non encore fécondant, a laissé place à une vraie méditation sur l’un des enjeux les plus brûlants de la politique actuelle au Maghreb� Dans cette aire géographique où le plurilinguisme constitue un état de fait millénaire, la confrontation avec la langue de l’Autre s’est toujours posée avec une acuité plus ou moins intense, déjà depuis Apulée (II e siècle), auteur berbère écrivant en latin africain, et dont l’écrivain tunisien Majid El Houssi (1941-2008) se revendique, en lui rendant honneur d’avoir «-posé dans la langue de l’Autre, le latin, en termes étrangers à la littérature, toutes les questions qui sont les plus essentielles pour sa définition-» 112 � Aussi est-il tout naturel de découvrir dans Pièces dé- 109 Fellous, Colette� Pièces détachées. Op. cit�, p� 164� 110 Cf� Tamalet-Talbayev, Edwige� The Transcontinental Maghreb. Francophone Literature across the Mediterranean� NY, Fordham Press, 2017� 111 Michon, Pierre� Vies minuscules� Paris, Gallimard, 1984� 112 El Houssi, Majid� «-Apulée ou la création aventureuse-», in Bouraoui, Hédi (dir�)� Tunisie plurielle� Actes du colloque de l’Université York� Toronto, Canada, Éditions Samia Kassab-Charfi DOI 10.2357/ OeC-2018-0011 99 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) tachées, en phase avec cette réflexion méditative sur la langue, une référence au livre du psychanalyste juif égyptien Jacques Hassoun-: Son livre, L’Exil de la langue, était un de mes livres préférés, je le relisais régulièrement pour comprendre ma propre histoire, il essayait de retrouver la matière de cette langue clandestine qu’on avait emportée dans le seul bagage à main qu’on ne pouvait jamais perdre, notre cœur� Une langue dans laquelle on avait baigné dans l’enfance mais qui ne nous avait pas été enseignée 113 � L’Exil de la langue-: sans doute, ce positionnement, encore pensé de manière édifiante par Régine Robin dans Le Deuil de l’origine. Une langue en trop, la langue en moins (2003), est-il le plus emblématique, en termes de trope de déplacement-- métonymique -, de cette expérience de décentrement chez Colette Fellous� Expérience qui se solde par le décompte de pertes qui sont autant de profits, comme l’affirme la narratrice de Pièces détachées en reprenant le splendide paradoxe de Borges- : «- J’ai perdu tant de choses que je serais incapable d’en faire le compte, et je sais maintenant que ces disparitions sont tout ce qui m’appartient-» 114 � Aussi la disparition du père est-elle comme compensée par ce processus de réinsertion du multilingue au sein de la mémoire verbale, par cette accréditation nouvellement incorporée à l’écriture� Ce père qui, inhibé lui-même par une aliénation caractéristique du sujet colonisé, veilla jadis à donner une éducation assise sur une langue «- bien solide- »- : «- Il dit qu’il faut étudier, lire, connaître, découvrir, avoir du plaisir, il veut que nous ayons une langue bien solide pour pouvoir être libres partout et profiter de tout, pas comme lui� Lui, il n’a jamais eu de langue entière-» 115 � Comment ne pas lire ici, dans l’attitude du père face à la langue, le diagnostic tragique posé par Albert Memmi en 1957 dans son Portrait du colonisé-? […] la langue maternelle du colonisé, celle qui est nourrie de ses sensations, ses passions et ses rêves, celle dans laquelle se libèrent sa tendresse et ses étonnements, celle enfin qui recèle la plus grande charge affective, celle-là précisément est la moins valorisée� Elle n’a aucune dignité dans le pays ou dans le concert des peuples� S’il veut obtenir un métier, construire sa place, exister dans la cité et dans le monde, il doit d’abord se plier à la langue des autres, celle des colonisateurs, ses maîtres� Dans le conflit L’Or du Temps, 1997, p� 64� 113 Fellous, Colette� Pièces détachées� Op. cit�, p� 118� 114 Ibid�, p� 77� 115 Ibid�, pp� 66-67� Dispersion, disparition, appartenance chimérique DOI 10.2357/ OeC-2018-0011 100 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) linguistique qui habite le colonisé, sa langue maternelle est l’humiliée, l’écrasée� Et ce mépris, objectivement fondé, il finit par le faire sien� De lui-même, il se met à écarter cette langue infirme, à la cacher aux yeux des étrangers, à ne paraître à l’aise que dans la langue du colonisateur 116 � Poétique du Yizkor : le lieu fracassé, la part manquante. Pièces détachées apporte ainsi une visibilité nouvelle à ce qui, dans les écrits précédents, était simplement escamoté ou formulé de manière détournée-- à l’instar de «-l’invisible-», de «-l’imprononçable-» 117 propre aux choses du sacré� L’enroulement multilingue de la phrase, où viennent se lover des bribes d’intonèmes du dialecte natif, se nourrit d’abord d’épiphanies vécues comme des bonheurs furtifs� Colette Fellous, pour la première fois, prête l’oreille à cette chimère merveilleuse des parlers d’autrefois� Certes, l’étrangeté du malentendu prévaut encore, comme lorsqu’elle avoue que sa langue et celle de sa grand-mère paternelle ne pouvaient coïncider-: «-[…] nous ne parlions pas la même langue, on l’appelait nonna, c’est tout ce qui lui restait de ses ancêtres, un seul mot, peut-être aussi quelques recettes de cuisine-»� Plus étonnant encore, il y a ces «-expressions incongrues comme "perdi zemane", mélange d’italien et d’hébreu qu’elle avait dû apprendre à mon père� Il mâchouillait ces mots dans la bouche tout seul, quand il voulait dire qu’il perdait son temps avec nous ou quand il se disputait avec ma mère-» 118 � Pourtant, par-delà ce «-fracas de la disparition-» 119 , il lui faut recomposer la partition, déchirée� Le sauvetage des mots, incarnés dans la très baudelairienne image des «-phares-», s’accomplit comme un devoir éthique, à l’instar de celui qui nous concerne pour les réfugiés-- ce mot est d’ailleurs présent dans l’extrait exemplaire� C’est une dette symbolique, et en ce sens, la disparition du père est ramenée dans l’espace plus vaste d’une entreprise de sauvetage d’«-otages-»-: Les mots circulent de visage en visage, […], ils sont des phares […]� Je les regarde tous, visage par visage, et quelque chose de poignant soudain les recouvre, comme s’ils étaient déjà des réfugiés, des otages ou des prisonniers que je devrais sauver un jour, je ne sais pas quand, c’est très confus […] je dis dans très longtemps je les sauverai ceux-là� Je dis encore- : nous tous peut-être, sans le savoir, les Français, les Italiens, les 116 Memmi, Albert� Portrait du colonisé précédé du Portrait du colonisateur� Op. cit�, p� 125� 117 Fellous, Colette� Pièces détachées� Op. cit�, p� 58� 118 Ibid., pp� 58-59� 119 Ibid., p� 35� Samia Kassab-Charfi DOI 10.2357/ OeC-2018-0011 101 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Maltais, les juifs, les Grecs, les musulmans de ce pays, nous qui veillons et jouons tous ensemble au café, dans cette petite ville de rien du tout, oui, nous tous, peut-être déjà des réfugiés des otages des prisonniers, et même des disparus-? 120 Cette question du sauvetage est l’occasion de souligner que Pièces détachées est structuré par un double événement, deux drames auxquels vient se superposer, par intermittences régulières, la remémoration émue du père- : d’abord la mort d’Alain Nadaud, écrivain français vivant en Tunisie, ami de l’auteure et de son compagnon Jean-Baptiste, foudroyé par une crise cardiaque alors qu’il est au gouvernail de son voilier au large de la mer Egée, ensuite l’attentat «- sur la plage de l’hôtel Riu Imperial Marhaba- » à Sousse, en 2015, «- année terrifiante- » 121 où un extrémiste tire froidement sur des touristes� Le mot «-blessé-» traverse cette partie liminale comme un leitmotiv de déploration, s’élevant sur le site d’un lieu fracassé par l’annonce de la mort- : «- mon roman est blessé, le monde est blessé, moi aussi bien blessée, il s’est passé quelque chose ici-» 122 -- fracassé aussi par l’image de la dévastation-: «-pays tout à coup abandonné, dévasté, moi aussi dévastée-» 123 � Deux tragédies qui en apparence n’ont pas de lien, mais qui sont indicielles, chacune à sa manière, de l’ébranlement de ce monde où «-la violence a pris toute la place-» 124 � La narratrice est bouleversée par la vague de terrorisme qui secoue alors la Tunisie, dont elle ressent viscéralement l’atteinte-: «-On a tué des invités� Des morts à la frontière libyenne, depuis des mois, d’autres au mont Chaambi, des soldats, des policiers, des militaires� […] On a tué des Tunisiens� La stupeur est partout dans les rues, dans les yeux, […], on a touché au corps du pays-» 125 � La souffrance court d’un personnage et d’un lieu à l’autre, d’Alain Nadaud, «-mort en héros grec, dans un cri silencieux-» 126 , à «-l’horreur de Sousse-» et aux «-trente-huit personnes abattues-» 127 , souffrance qui, outre qu’elle ravive encore plus intensément «-l’amour pour ce pays, inscrit pour toujours à même la peau- » 128 , réveille la détresse d’une intranquillité immémoriale, transmise de génération en génération dans la communauté judéo-tunisienne� Si bien que l’attentat de Sousse devient le vecteur d’un transfert historique-: «-Cette menace indéfinie que je pressens 120 Idem� 121 Fellous, Colette� Pièces détachées� Op. cit�, p� 51� 122 Ibid., p� 10� 123 Ibid., p� 114� 124 Ibid., p� 46� 125 Ibid., p� 15� 126 Ibid., p� 19� 127 Ibid., p� 27� 128 Ibid., p� 39� Dispersion, disparition, appartenance chimérique DOI 10.2357/ OeC-2018-0011 102 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) depuis la toute petite enfance a pris hier la forme de ces quarante minutes de terreur sur la plage de Sousse, vers El-Kantaoui� C’est arrivé, c’est arrivé aussi ici, on a tué des invités parce qu’ils étaient des invités- » 129 � Au-delà des mots, une émotion grandit que seule la musique- - en l’occurrence ici Donizetti chanté par Pavarotti-- est en mesure de contenir-: «-"Una furtiva lacrima" glisse de l’ordinateur vers la table, la voix de Pavarotti nappe toute la pièce, elle se pose sur les tissus, les tableaux, les plantes, les tapis-» 130 � De nouveau, l’art-- la musique, mais aussi la littérature-- apporte son appoint à la mémoire intime, par l’entremise d’un romancier, d’un chroniqueur, d’un poète� Dans la tourmente des événements, pour la narratrice confrontée aux «-géographies disparues-» 131 , Proust, Flaubert, Balzac, Maupassant, Rimbaud représentent des cités inébranlables, «-splendides villes-» dressées au cœur de cette Saison en enfer tunisienne, présents parmi les repères autobiographiques évoqués� Maupassant à qui la narratrice emprunte ses mots dans Le Horla pour dire l’amour du pays-: J’aime ce pays et j’aime y vivre parce que j’y ai mes racines, ces profondes et délicates racines qui attachent un homme à la terre où sont nés et morts ses aïeux, qui l’attachent à ce qu’on pense et à ce qu’on mange, aux usages comme aux nourritures, aux locutions locales […] 132 � Le lecteur de Pièces détachées y découvre aussi que «- Proust commence la rédaction de la Recherche- » à l’été 1909, lorsque Henry Fellous est seulement âgé de sept mois� Cette mise en parallèle des jalons chronologiques de l’histoire personnelle et littéraire donne une épaisseur nouvelle au récit de filiation, la littérature venant assurer l’arrière-plan substantiel qui permet d’implanter le souvenir familial dans un tableau cohérent, où la citation de grands événements d’écriture le rehausse encore, en le dotant d’un surcroît de vérité biographique tel qu’il en acquiert presque le statut- - ô combien gratifiant-- de fiction familiale-… Cependant, si l’anamnèse de la vie familiale constitue une partie importante de cet opus singulièrement centré sur le souvenir d’un père qui «-prend le monde en vrac-» 133 , d’un père qui n’a pas souffert, en apparence, d’avoir été séparé du pays- - dans un «- arrachement qu’il a voulu minimiser- » 134 , c’est surtout l’aveu du sentiment de fragmentation qui l’emporte sur toutes les autres émotions manifestées par la narratrice� Pour celle qui 129 Ibid., p� 141� 130 Ibid., p� 40� 131 Ibid., p� 45� 132 Ibid., p� 129� 133 Ibid., p� 54� 134 Ibid., p� 139� Samia Kassab-Charfi DOI 10.2357/ OeC-2018-0011 103 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) ne cesse d’éprouver le désarroi de la séparation, de cette solitude à laquelle seul remédie l’élan d’écriture, la fragmentation devient la modalité majeure de l’être-au-monde� Une fois de plus, le rappel de la langue séparatrice, au sein même de la famille, est là- : «- […] les parents sont nés avec cette langue [l’arabe], pour nous c’est la langue française qui est notre langue maternelle-» 135 � L’ombre de Derrida plane sur ces mots, car comment ne pas se rappeler ici le constat du Monolinguisme de l’Autre, lorsque le philosophe soulevant la question de la langue dans l’Algérie des années 1940 souligne le statut d’une «- "communauté" désintégrée, tranchée ou retranchée- » 136 , communauté frappée par une «-triple dissociation-» 137 , «-coupée, d’abord, et de la langue et de la culture arabe ou berbère (plus proprement maghrébine)� […] coupée, aussi, et de la langue et de la culture française, voire européenne […] coupée, enfin, ou pour commencer, de la mémoire juive- » 138 - ? Chez Colette Fellous, le «-nous-» communautaire se trouve altéré par ce ressentiment d’un confinement irrémédiable, auquel même la mémoire enjolivée et recomposée ne peut surseoir-: «-On croyait vivre sans histoire mais c’est l’Histoire qui nous a fabriqués, on ne s’est rendu compte de rien� Je dis nous pour aller vite, mais ce n’est pas tout à fait juste, ma famille s’est toujours tenue à l’écart de ce nous, malgré elle-» 139 � De fait, ces épreuves de différenciation, discriminantes, induisent un sentiment de dislocation qui, même s’il est souvent contrebalancé par la réaffirmation de l’attachement atavique au pays, est néanmoins affirmé à plusieurs reprises dans le récit-: «-ma vie est en pièces détachées-» 140 ; «-je ne suis qu’un fragment, qu’une pièce détachée d’une histoire collective-» 141 � Ce diagnostic ouvre de fait sur le chaos déroutant d’un chantier, celui de la «-mémoire en morceaux, pièces détachées à rassembler patiemment, pour essayer de comprendre-» 142 , en une entreprise où la reconstruction, l’acte de «-raccommoder son histoire si lourde-» 143 est un exercice capital� Ce dernier n’est pas seulement signifiant parce qu’il renvoie au métier du père, qui avait un garage et travaillait notamment au rassemblement opérationnel des pièces mécaniques manquantes de véhicules agricoles- - anticipation métaphorique du métier de rassembleuse de morceaux de mémoire -, mais parce qu’il concerne aussi un autre type de «- détachement- », en lien avec la décision à prendre- : «- se détacher- » défi- 135 Ibid., p� 33� 136 Derrida, Jacques� Le Monolinguisme de l’autre� Paris, Éditions Galilée, 1996, p� 92� 137 Ibid�, p� 95� 138 Ibid�, pp� 93-94� 139 Fellous, Colette� Pièces détachées� Op. cit�, p� 33� 140 Ibid�, p� 55� 141 Ibid�, p� 140� 142 Ibid�, p� 126� 143 Ibid�, p� 60� Dispersion, disparition, appartenance chimérique DOI 10.2357/ OeC-2018-0011 104 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) nitivement de la Tunisie, ou non� À la fin du récit, il y a l’évocation de ces «-quelques pièces détachées de tracteurs et de moissonneuses-batteuses qui auraient été trop lourdes pour le voyage-: sans elles jamais je n’aurais pu rien reconstruire- » 144 , comme si ces pièces de rechange, loin d’être accessoires, étaient l’exacte figure de substitution convenant aux pièces détachées de la mémoire� Le plus frappant, dans la réserve d’objets symboliques de Colette Fellous, est encore ce vase offert par son amie Mathilde, ce vase «-qui date d’avant le Christ […] Il y a un secret dedans, vous l’entendez bouger-? On ne peut pas l’enlever, ou alors si vraiment vous voulez savoir, il faut casser le vase et vous n’aurez que des pièces détachées, ce serait dommage- » 145 � Colette Fellous, mécano de la mémoire, cultive une poétique des objets particulièrement saisissante, où l’allégorie est plus explicite que tous les discours� Ici l’image du vase préchrétien, parabole de la composante judéoberbère de l’identité tunisienne, cristallise à la fois la nécessité et le drame que constitue l’acte de fracasser le vase-- sacrifice dont la seule rédemption est assurée par la promesse d’intelligibilité inhérente à sa restauration� Cette boîte de Pandore d’un genre particulier ne retient pas seulement les secrets de famille, elle bruisse des langues anciennes, perdues, tramées dans l’heureux vacarme d’une formule d’entremêlement inédite, non ségrégative� Un « rossignol du Japon » : l’apprentissage de la parole fluide La quête d’un langage qui puisse claveter et prendre en lui les traces et morceaux de langues détachés du passé entendu, les pulsations échouées de sa toile sonore, comme lorsque l’on recueille, dans le rite judaïque orthodoxe, jusqu’au dernier débris les restes d’un être décédé de mort violente, travaille en profondeur Pièces détachées� Pour rétablir la cohésion de cette mémoire auditive si essentielle à la recomposition d’une cohérence existentielle, il convient de passer par des figures de transfert, qui articulent une scène indicible directement, à l’instar de cette tapisserie surplombant le lit dans la villa d’enfance du père, à l’Ariana-: «-On reconnaît la forêt et le cerf sur la gauche, ses yeux ont peur, il vient d’entendre un bruit dans les feuilles, il sait qu’il va mourir, la meute il la devine derrière les arbres-» 146 � La scène de vénerie fonctionne ici comme la projection tropologique de ce grand mouvement de panique qui poussa vers le dehors, en un «-grand dérangement-» 147 , la communauté judéo-tunisienne à la fin des années 1960-- 144 Ibid�, p� 165� 145 Ibid�, p� 85� 146 Ibid�, p� 70� 147 Cette formule renvoie à la déportation par les autorités britanniques des Acadiens depuis le Canada vers l’Europe et les États-Unis, au XVIII e siècle� Samia Kassab-Charfi DOI 10.2357/ OeC-2018-0011 105 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) «- comment ont-ils supporté de quitter tout, pour toujours- ? - » 148 � Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, quelques lignes plus loin, l’un des épisodes les plus douloureux de la partialité des tribunaux tunisiens pendant la période coloniale est évoqué, l’exécution du cocher Batou Sfez, condamné en 1857 pour blasphème contre l’Islam- - «- l’histoire est restée dans les murs de la ville et dans les chambres des enfants-» 149 � La respiration du récit fait ainsi alterner les moments de terreur ancestrale-- «-quelque chose de terrible va nous arriver, c’est sûr, sans prévenir- » 150 -, et les réminiscences de scènes d’enfance, faites d’images extrêmement précises d’objets transitionnels dont la vibration ondoie longtemps dans la tablature de l’écrit� Cette vibration est notamment celle des morceaux de langue� Dans cet opus où peu d’images sont insérées, l’auteure a semblé privilégier, cette fois-ci, de glisser des notations musicales 151 , comme si celles-ci étaient non des supplétifs aux mots, mais de véritables catalyseurs de cet imaginaire de langues tressées-- «-prendre des notes-» 152 est sans doute aussi, dans le système polysémique et polysémiotique de l’écriture de C� Fellous, à comprendre en ce sens� C’est ainsi que, conjointement aux constats de disparition de certains parlers, figurent des scènes presque tendres de langues entortillées l’une dans l’autre� Aussi, de retour sur les lieux de l’enfance du père, la narratrice note-t-elle-: […] je vois bien qu’il y a encore très peu de mots français installés dans cette maison de l’Ariana� Je reconnais surtout la langue arabe, avec quelques rares mots hébreux blottis en elle, qui se sont échappés des livres de prières� […] je reconnais quelques mots d’italien enroulés à la vavite dans la langue arabe et c’est déjà, dans cette maison, un merveilleux entrelacement de langues qui raconte le voyage sinueux de sa famille 153 � 148 Fellous, Colette� Pièces détachées� Op. cit�, p� 137� 149 Ibid�, p� 71� 150 Ibid�, p� 125� 151 Il faut se remémorer le lien établi par Deleuze et Guattari entre cette notion de «-notation musicale-» et les «-langues secrètes-»-: «-C’est […] une caractéristique des langues secrètes, argots, jargons, langages professionnels, comptines, cris de marchands, de valoir moins par leurs inventions lexicales ou leurs figures de rhétorique que par la manière dont elles opèrent, des variations continues sur les éléments communs de la langue� Ce sont des langues chromatiques, proches d’une notation musicale� Une langue secrète n’a pas seulement un chiffre ou un code caché qui procède encore par constante et forme un sous-système- ; elle met en état de variation le système des variables de la langue publique--»� Deleuze, Gilles et Guattari, Félix� Capitalisme et schizophrénie. Mille plateaux, Paris, Éditions de Minuit (Nous soulignons)� 152 Fellous, Colette� Pièces détachées� Op. cit�, p� 94� 153 Ibid�, p� 67� Dispersion, disparition, appartenance chimérique DOI 10.2357/ OeC-2018-0011 106 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Le «-merveilleux entrelacement de langues-», lisible comme une résilience ou en tout cas une résolution de la déroutante disparité des milieux, origines, manières d’être, est appuyé, dans Pièces détachées, par la médiation de séquences fonctionnant comme des vecteurs d’équilibre identitaire� Cet équilibre, entre France et Tunisie, est réalisé dans la plénitude d’une synergie des lieux, alchimiquement fondus-: «-Les deux pays se superposent, se fortifient, s’aimantent et s’éclairent l’un l’autre, ils sont inscrits dans mon corps-» 154 � Demeure le déchiffrement du passé, dont il faut se faire l’herméneute, au regard de ce que le présent accomplit� La narratrice assure cette élucidation à l’exemple de ce que Glissant nomme une «-vision prophétique du passé-» 155 , c’est-à-dire en réévaluant les scènes de l’enfance dans leur dimension prédictive� C’est ainsi que la vision des «-machines agricoles-» en lien avec la profession du père, de ces «- grands corps de fer, rouges, verts, jaunes-», apparaît comme une variation sur le thème de la langue, la variété chromatique reflétant ici la diversité des idiomes, dans la mesure aussi où les «-gros pneus triés qui écrivaient sur la terre-» figurent une stylisation agreste du geste auguste de l’écrivain, rapprochement que l’auteure ne manque d’ailleurs pas de ratifier- : «- ces machines étaient mon écriture ancienne, presque oubliée, qui réapparaissait alors dans ces paysages que j’avais découverts bien tard [la Normandie] et qui pourtant m’avaient forgée en me donnant le goût de la langue et de la France-» 156 � Outre qu’il représente une absorption homogénéisante des images de l’enfance, l’exercice de l’écriture apparaît aussi comme propice à la liquidation d’une angoisse, celle de l’apatridie linguistique, matérialisée par l’incapacité à maîtriser tous les parlers, à y entrer sans vertige, et des troubles qui en découlent� À défaut, l’auteure a incorporé le risque du déchirement-: «-J’ai appris très tôt à être déchirée, à ne pas m’étonner de ce sentiment, à respirer avec� À aimer partir puis revenir, à être toujours entre deux ou trois villes, à jongler en équilibre sur plusieurs langues-» 157 � Pourtant, «-il aurait peut-être été possible de continuer à vivre ensemble, malgré tout- » 158 , l’exemplarité presque douloureuse de cette convivialité manquante-- manquée-? -- ne cessant de surgir telle une preuve paradoxale-: comment imaginer encore que, dans un pays musulman, toutes ces familles juives arrivaient à refaire tranquillement, de saison en saison, leurs gestes très anciens […] Comment expliquer que c’était juste ce mélange de cultures qui avait donné à ce pays sa matière unique-? 154 Ibid�, p� 94� 155 Glissant, Édouard� Le Quatrième Siècle� Paris, Gallimard, 1964, p� 66� 156 Fellous, Colette� Pièces détachées� Op. cit�, p� 95� 157 Idem� 158 Fellous, Colette� Pièces détachées� Op. cit�, p� 117� Samia Kassab-Charfi DOI 10.2357/ OeC-2018-0011 107 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) Cette ambivalence, ce balancement entre des épisodes d’euphorie, de ferveur patriotique, d’attachement déclaré, puis de submersion dans la mélancolie d’une appartenance écornée sont incarnés dans Pièces détachées par deux figures essentielles� Une figure réelle, celle de la mère, dépressive, abîmée dans une incertitude existentielle, cyclothymique «-en équilibre entre deux humeurs, l’éclatante et la funeste-» 159 , et une figure littéraire, fictionnelle, celle du Horla, dont le «-double malveillant-» 160 est peut-être une transposition de la condition de minoré dans un pays à majorité musulmane, lui-même un double de l’image maternelle-- «-ma mère avait aussi plusieurs visages-» 161 � L’ambivalence s’étend au rêve- - utopique- ? - - d’un retour possible- : «- leur dire qu’il y avait encore de la place pour eux- » 162 , rêve qui croise le doux reproche adressé au père, lequel, comme d’autres qui «-se sont tus, croyant protéger leurs enfants- » 163 , a nourri ce manque insondable du pays� Seuls l’emmurement aphasique ou la littérature- - «- comme santé- » (Deleuze)- - pouvaient endosser, réactivement, cette absorption du manque� Dès lors, la thérapie consiste à s’engager dans la voie d’une réparation du préjudice� Outre la prise en charge exaltée du devoir de mémoire, l’auteure fait le point sur cette nécessité de «-réparer-»-- non pas «-les vivants-» 164 , mais les morts, la mémoire des disparus-: «-J’avais de toute façon un grand travail qui m’attendait, je devais avant tout réparer mes parents, les raccommoder-» 165 � Réparer la mémoire, ravauder les déchirures du tissu familial, atténuer le tourment, combler la désertion pathogène des lieux partagés, mais surtout pallier la perte de la Voix des aimés, aphonie spectaculaire lorsqu’elle affecte, de retour en Égypte dans la synagogue de son enfance, l’ami Jacques Hassoun, soudain frappé de mutisme- : «- il avait essayé de faire la prière dans cet immense espace désert, la prière du vendredi� Mais au moment de chanter, il avait perdu sa voix […]� Il était aussi étonné que nous de ce phénomène mais il continuait, il a chanté jusqu’au bout-» 166 � Le thème de la réparation-- «-réparer la mémoire oubliée de l’amitié qui existait ici entre plusieurs communautés-» 167 -- constitue sans doute, et enfin, la note de cœur de ce récit de filiation gorgé d’émotion, dont l’acmé se cristallise dans une anecdote étonnante, celle de la narratrice qui, comme Noé, emmène avec elle un «-rossignol du Japon-»� Celui-ci se voit, dans un pre- 159 Ibid�, p� 131� 160 Ibid�, p� 132� 161 Idem. 162 Fellous, Colette� Pièces détachées� Op. cit�, p� 140� 163 Ibid�, p� 144� 164 De Kerangal, Maylis� Réparer les vivants� Paris, Éditions Verticales, 2014� 165 Fellous, Colette� Pièces détachées� Op. cit�, p� 153� 166 Ibid�, p� 119� 167 Ibid�, p� 156� Dispersion, disparition, appartenance chimérique DOI 10.2357/ OeC-2018-0011 108 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) mier temps, à l’instar de Jacques Hassoun retournant au pays natal, frappé d’une aphasie provisoire, atteint dans une organicité vocale symptomatique du trouble de l’arrachement� Au cœur de cette étiologie de la fragmentation, des facteurs cicatrisants apparaissent alors-: onguents de musique, voix remontant des abysses familiales, bruits familiers de ces «-pièces détachées de tracteurs et de moissonneuses-batteuses- » dont la narratrice nous avoue- : «- sans elles jamais je n’aurais pu rien reconstruire- » 168 � Mais tout comme pour la reconstruction patiemment entamée de cette histoire de rescapés de l’oubli, le rossignol du Japon trouve l’ajustement adéquat, la configuration collective idéale libérant en lui le trille qui le sauve de la sidération, en un «-chant qui se compliqu[e] à chaque variation-» 169 , comme à chaque performance de ce «-chef d’orchestre qui avait à lui seul tous les instruments dans sa voix-» et qui a pour nom Colette Messaouda Fellous-: Un jour, j’avais apporté de Paris un rossignol du Japon qui était, m’avait assuré le vendeur, un chanteur virtuose, il avait même dit «- exceptionnel-»� J’avais fait le voyage en train, la cage sur mes genoux […]� Je l’avais depuis trois jours mais aucun son n’était encore sorti de son bec orange� […] Pendant tout le trajet, il s’affolait dans la cage, me regardait, l’air très inquiet, je levais de temps en temps la cage vers la fenêtre pour qu’il découvre le paysage, mais pas une seule note� […] Et le matin, en ouvrant la fenêtre qui donne sur le verger, les premiers balbutiements des mésanges et des merles sont entrés dans la maison, il a tendu son corps vers l’avant et s’est alors lancé dans un enchaînement extraordinaire, on aurait dit un chef d’orchestre qui avait à lui seul tous les instruments dans sa voix� La campagne lui répondait et le chant se compliquait à chaque variation, entraînant avec lui tous les oiseaux du jardin� […] c’était un bonheur de recueillir en soi ces langues minuscules 170 � Pour finir La composante personnelle fortement assumée de la poétique mémorielle de Colette Fellous n’exclut pas, loin s’en faut, le caractère engagé de cette littérature� Si la boussole de la mémoire est orientée vers les aimés disparus, si l’auteure fait office ici de hevra kaddisha 171 , il n’en demeure pas moins qu’elle s’adresse peut-être surtout aux Tunisiens restés au pays� Les mots 168 Ibid�, p� 165� 169 Ibid�, p� 95� 170 Idem� 171 Le terme désigne une «-assemblée sainte-» dont les membres veillent, selon le rite judaïque, au bon déroulement de la toilette mortuaire et de l’enterrement� Samia Kassab-Charfi DOI 10.2357/ OeC-2018-0011 109 Œuvres & Critiques, XLIII, 1 (2018) de Sartre dans Qu’est-ce que la littérature-? résonnent alors ici avec une force particulière, définissant ce qu’est une écriture engagée� Plus encore, ils nomment le devoir de témoigner et, pour celui qui reçoit le témoignage, le devoir d’en prendre acte comme d’une connaissance décisive de son être propre-: […] dès à présent nous pouvons conclure que l’écrivain a choisi de dévoiler le monde et singulièrement l’homme aux autres hommes pour que ceux-ci prennent en face de l’objet ainsi mis à nu leur entière responsabilité� Nul n’est censé ignorer la loi parce qu’il y a un code et que la loi est chose écrite-: après cela, libre à vous de l’enfreindre, mais vous savez les risques que vous courez� Pareillement la fonction de l’écrivain est de faire en sorte que nul ne puisse ignorer le monde et que nul ne s’en puisse dire innocent 172 � 172 Sartre, Jean-Paul� Qu’est-ce que la littérature-? � Paris, Gallimard, 1948, p� 31� Dispersion, disparition, appartenance chimérique DOI 10.2357/ OeC-2018-0011