Oeuvres et Critiques
oec
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.2357/OeC-2018-0014
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/121
2018
432
"Mais encore écoutons ces Paϊens ... "
121
2018
Odile Dussud
oec4320011
Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0014 « Mais encore écoutons ces Païens … » Odile Dussud Université Waseda « Mais encore écoutons ces Païens, qu’il est si honteux de citer, quand il est question du secret ineffable de l’Épouse avec l’Époux sacré 1 »-: dans une lettre adressée à Bossuet en janvier 1699 et consacrée à la charité, Fénelon reprend une dernière fois, comme à contre-cœur, les témoignages de l’Antiquité profane qu’il avait lui-même proposés pour appuyer son système� Il réplique surtout à la parution du livre 2 que Charles du Plessis d’Argentré venait de publier anonymement contre la notion d’amour pur en s’appuyant aussi sur des penseurs païens, mais d’une toute autre façon que lui� Il voit en effet dans cet ouvrage le développement naïf, par un jeune disciple de Bossuet, de la réponse que Bossuet se refuse à lui envoyer lui-même par écrit-: la marque d’un refus définitif de considérer les apports que les exemples païens auraient pu fournir à une discussion qui s’enlisait 3 � L’amertume du ton contraste avec la confiance des pages consacrées à l’exposition de ces témoignages à peine un an auparavant dans la troisième des lettres 4 adressées en février 1698 à l’archevêque de Paris 5 et surtout dans le traité sur l’amour pur 6 sans doute rédigé peu après, si l’on entend comme une annonce du 1 Fénelon, Œuvres complètes, tome III, Paris, Méquignon Junior et J� Leroux, 1848, « Lettre de M� l’Archevêque de Cambrai à M� l’évêque de Meaux sur la charité », « III� Autorité des Païens dans la question présente », p� 356� Cette édition sera dans la suite désignée par les lettres OC� 2 Plessis d’Argentré, Charles du� Apologie de l’amour, Qui nous fait désirer véritablement de posséder Dieu seul, par le motif de trouver nôtre bonheur dans sa connaissance & son amour� Avec des Remarques fort-importantes sur les Principes & les Maximes que Mr. l’archevêque de Cambrai établit, Sur l’Amour de Dieu, dans son Livre intitule Explication des Maximes des SS� &c� Par ****, Amsterdam, Etienne Roger, [ …], 1698� Cet ouvrage sera désigné par le mot Apologie. 3 Le Brun, Jacques� La spiritualité de Bossuet, Paris, Klincksieck, 1972, p� 669-670� Ce livre sera dans la suite désigné par les lettres SB� 4 OC, II, pp� 494 et suiv� 5 Sur son Instruction pastorale sur la perfection chrétienne et sur la vie intérieure contre les illusions des faux mystiques du 27 octobre 1697 (OC, II, pp� 420 et suiv�)� 6 Fénelon� Œuvres, tome II, éd� Jacques Le Brun, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1997, pp� 656-671� Cette édition sera désignée par Fénelon, Œuvres� 12 Odile Dussud Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0014 projet cette phrase de la lettre à M� de Paris-: « II seroit aisé de montrer plus à fond combien les idées des Païens sur l’amour ont été pures et sublimes 7 �-» Mais pourquoi Fénelon a-t-il soudain introduit ces exemples dans une discussion menée depuis quelques années par la seule confrontation des autorités théologiques, antiques et modernes ? Dans la belle étude qui ouvre Le pur amour de Platon à Lacan-: « L’amour entre-deux-morts 8 », Jacques Le Brun a déjà fourni des éléments de réponse sur lesquels nous nous appuierons pour tenter de comprendre le surgissement de ces exemples dans la querelle, leur fonction dans la défense du système de l’amour pur, et finalement en quoi la réponse de Bossuet et l’usage de l’Antiquité païenne par l’apologiste indignent autant Fénelon� Blocage de la discussion L’année 1697 marque un durcissement dans la position de Bossuet� Dans son Instruction sur les états d’oraison, où il reprend sur un ton plus polémique un projet rédigé en 1695-1696 9 , visant surtout à déclarer hérétique le système du pur amour, il opère des réductions et des abstractions qui l’empêchent de réfléchir aux vrais problèmes posés par les écrits mystiques 10 , dont les propositions extrêmes lui semblent seulement relever d’une rhétorique de l’excès propre à un état extraordinaire 11 � Il refuse toute discussion écrite avec Fénelon sur son Explication des Maximes des saints et publie ensemble en février 1698 divers écrits polémiques et méprisants, qui feront dire à Fénelon que Bossuet ne peut plus rien dire de nouveau� Le refus par l’évêque de Meaux de reconnaître le désintéressement des parfaits amis de Dieu vis-à-vis de la béatitude est principalement fondé sur 7 OC, p� 497� Jacques Le Brun situe le traité entre 1697 et la lettre à Bossuet� 8 Le Brun, Jacques� Le pur amour de Platon à Lacan, Paris, Seuil, 2002, pp� 25-26� Cet ouvrage sera désormais désigné par PA� 9 SB, p� 565 et p� 595� 10 Ibid., pp� 602-603� J� Le Brun remarque de même que le glissement opéré par Bossuet dans les Principes communs, de « vouloir jouir » à « vouloir être heureux », et du désir du bien au désir de la béatitude, puis au désir du bonheur, lui avait interdit de bien comprendre comment saint Thomas pouvait affirmer que « vouloir jouir de Dieu est chose appartenant à l’amour qu’on appelle concupiscence »� (ibid., pp�-576-577)� 11 Notamment les suppositions de renoncer à la béatitude pour aimer Dieu plus purement, qualifiées de « pieux excès », « amoureuses folies », « qui ne conviennent qu’à de grandes âmes » et « partent d’une charité si grande, et pour ainsi dire si excessive, qu’elle ne peut être expliquée que par ses excès »� Bossuet, Jacques- Bénigne� Œuvres complètes, tome XIX, éd� Lachat, Paris, 1864, Réponse à quatre lettres, pp� 545-546� Cette édition sera désignée par les lettres LT� 13 « Mais encore écoutons ces Païens … » Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0014 l’idée que, par nature, l’homme, créé à l’image de Dieu, ne peut pas ne pas s’aimer soi-même ni cesser de désirer le bonheur� Un bonheur que seul Dieu peut véritablement donner à ceux qui le connaissent-: « Il y a un fond dans la nature qui sent qu’elle a besoin de posséder Dieu 12 », mais « le chrétien, par l’effet de la grâce, associe la réflexion à cet instinct de béatitude, auquel il s’abandonne volontairement et par un consentement exprès 13 »� L’argumentation de Bossuet ne varie pas-: l’amour de Dieu béatifiant est la parfaite charité� Fénelon, au contraire, a profité des questions que lui ont adressées les prélats chargés d’examiner son livre pour préciser certains points de son système, en particulier, la notion d’« intérêt propre » ou « cupidité soumise », dont le sacrifice fait selon lui accéder les justes au plus haut degré de perfection� Cet amour naturel et délibéré de nous-mêmes, par lequel on se désire la béatitude en Dieu, n’influe pas positivement dans la substance des actes surnaturels des vertus mais il en diminue la perfection parce qu’il affaiblit la volonté qui les produit ; il n’est pas vicieux parce qu’il est réglé et soumis par la charité, mais il n’est pas transformé par elle� C’est donc un amour de soi innocent, qui distingue les justes moins parfaits, dont l’amour pour Dieu est encore mélangé à cet amour naturel d’eux-mêmes, d’avec les parfaits, dans lesquels agit uniquement l’amour surnaturel de Dieu, par lequel « on désire en même temps plus que jamais de recevoir en soi et pour soi avec un amour surnaturel pour soi l’effet de toutes les promesses 14 »� Fénelon réclame ardemment l’avis de ses aînés sur la possibilité d’un « milieu entre la charité et la cupidité vicieuse 15 » : « c’est là le fond de mon système 16 », affirme-t-il à M� de Paris� Fénelon n’avait envisagé jusqu’ici que les justes qui ont la charité� L’instruction pastorale de M� de Paris sur la vie intérieure, toute pauvre et limitée qu’elle soit, lui fournit l’occasion d’élargir sa réflexion à l’Antiquité profane, en une nouvelle argumentation 17 � En effet, au lieu d’une distinction parmi les justes selon le motif d’amour, jugée trop subtile, y sont proposées deux idées de la béatitude, selon leur objet- : l’une générale, « désirer d’être toujours bien, et de n’être jamais mal », commune à tous les hommes, et l’autre, 12 LT, VI, p� 509, cité par J� Le Brun, SB, p� 337� 13 Principes communs, p� 73, cité par J� Le Brun, SB, p� 574� 14 OC, II, p� 326, Instruction pastorale de Monseigneur l’Archevêque duc de Cambrai sur le livre intitulé-: Explication des Maximes des Saints� 15 OC, II, p� 279� Quatre nouvelles questions proposées par M. de Cambrai à M. de Meaux� 16 OC, II, p� 468� Première lettre à M. l’archevêque de Paris� 17 OC, I-II, p� 41� « Fénelon publia contre cette Instruction pastorale quatre Lettres, dans lesquelles il présente sous un nouveau jour les réponses déjà exposées dans ses écrits précédents� » 14 Odile Dussud Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0014 particulière aux chrétiens et aux justes : désirer Dieu pour sa béatitude, vouloir être heureux en lui seul et par lui seul 18 -: Un stoïcien orgueilleux, un épicurien sensuel, mettaient leur fin, l’un dans la contemplation de sa vertu, et l’autre dans la jouissance de ses voluptés� Ainsi ils se faisoient eux-mêmes l’objet de leur misérable bonheur� Un Chrétien asservi à ses passions est encore plus criminel et plus déraisonnable� Qu’on lui fasse craindre la colère d’un Dieu jaloux ; il la mérite� Mais le juste ; quel mal fait-il pour chercher en Dieu sa béatitude ? On le condamne pourtant, au moins comme imparfait� 19 La supposition impossible envisagée dans un « pieux excès de charité » par « quelques bonnes âmes » qui établissent une séparation entre désir de Dieu et désir de sa béatitude ne concernerait d’ailleurs pas la perte de la béatitude chrétienne, trop impossible 20 , mais celle du paradis comme « un lieu délicieux d’où tout mal est banni, où toute sorte de biens abondent 21 », idée véritable mais imparfaite des chrétiens encore grossiers� Dévouements païens dans l’Antiquité Dans sa première lettre à M� de Paris, qui concerne l’amour désintéressé des parfaits, Fénelon réfute avec force cette dernière idée� Ce que tant de saints ont offert à Dieu de lui sacrifier, ce n’est pas « un lieu délicieux, où l’on transporte tous les sentimens agréables de la terre sans penser à Dieu »-: un paradis que M� de Paris a peint comme « une béatitude païenne telle que les Champs Elysées », qui semble « le paradis de Mahomet, ou plutôt d’Epicure, s’il en avoit imaginé un 22 », et « dont la raison et la foi nous montrent la fausseté 23 »� Ce n’est pas non plus la simple « délectation ou spontanéité de la volonté dans les actes d’amour de l’objet qu’on aime », « contentement actuel et passager » inséparable de l’amour et impossible à supprimer dans la créature destinée à aimer la perfection infinie de son Créateur , mais bien la béatitude surnaturelle gratuitement promise par Dieu-: véritable, parfaite, éternelle et céleste, « une pure grâce, que Dieu auroit pu ne vouloir point nous donner, et que les hommes pleins de son amour n’auroient point en ce 18 OC, II, pp� 461-462� 19 OC, II, p� 462� 20 Ibid. 21 OC, II, p� 447� 22 OC, II, p� 472� 23 OC, p� 479� 15 « Mais encore écoutons ces Païens … » Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0014 cas désiré contre son ordre 24 »� Résolution terrible par laquelle « ils sacrifient en termes absolus leur attachement naturel à un si grand bien 25 »� Dans cette première lettre, pour réfuter l’interprétation réductrice que donnait M� de Paris de la supposition impossible, Fénelon commence ainsi à lier béatitude païenne et sacrifice d’amour� Dans la troisième lettre, consacrée à la béatitude, Fénelon examine en particulier les exemples antiques et païens de renoncement au bonheur, ce qui lui permet de garantir la liberté humaine face au désir d’être heureux que Bossuet et M� de Paris affirment invinciblement inscrit par Dieu dans le cœur des hommes, et d’assurer ainsi la possibilité du pur amour� Il précise d’abord la définition de la béatitude naturelle, l’identifiant à la délectation inséparable de l’amour qu’il avait évoquée dans sa première lettre : la béatitude naturelle consiste à « être heureux » et c’est une simple « manière d’être », elle ne peut être « qu’une paix intérieure et passagère, qu’un contentement présent de la volonté dans ce qu’elle aime » et nous la « cherchons toujours invinciblement »� Cependant, poursuit Fénelon, le « penchant » - et non désir ou volonté - « qui nous y porte est nécessaire et invincible » en ce « qu’il ne dépend pas de nous de nous l’ôter-: mais nous ne laissons pas d’être libres de le suivre ou de ne le suivre point� » Il le prouve par une analogie avec le penchant que les hommes ont pour la vie, dont dépend la possibilité d’être heureux, et qui peut être surmonté-: « L’exemple, écrit-il, de tant de Païens qui se sont donné la mort très-librement et de sang-froid, sans être véritablement persuadés d’une autre vie après celle-ci, est décisif en cette matière 26 �-» Il continue de s’appuyer sur l’Antiquité profane pour démontrer que la volonté de l’homme n’est pas faite par nature pour chercher « toujours invinciblement une béatitude future »-: en effet, d’après Homère et les poètes, il ne restait dans les Champs-Elysées qu’un regret de « cette vie misérable », « qu’un triste souvenir de la lumière, et une passion pénible de la revoir »� Les philosophes n’étaient pas plus éclairés-: sommeil ou passage dans une autre demeure, Socrate avouait son ignorance de ce qui se trouve après la mort� Et pourtant ce même Socrate a choisi de mourir, « parce qu’il préférait à sa vie le respect des lois� » De la même façon, Alceste a sacrifié sa vie pour faire revivre son époux� Fénelon s’attarde sur ces deux morts admirées de Platon, l’une mythique et l’autre historique, dont il fait l’emblème d’une attitude commune à l’Antiquité païenne : 24 OC, II, pp� 470-471� 25 Voir OC, II, p� 473� 26 OC, II, p� 495� 16 Odile Dussud Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0014 Enfin un très-grand nombre de Païens, sans songer sérieusement à aucune félicité future, ont sacrifié leur vie et ont souffert une douleur présente� Ils se sont dévoués délibérément à la mort, qu’ils regardoient comme une extinction entière, et comme un anéantissement éternel, pour servir leur patrie et pour pratiquer la vertu� Quelle béatitude pouvoient-ils espérer dans ce dernier moment, où ils se procuraient une douleur sensible, et où ils croyoient se priver volontairement de l’être même, qui est le fondement essentiel de toute béatitude ? 27 Par ces exemples, Fénelon pose, écrit Jacques Le Brun, « comme un fait historique la possibilité de vaincre par la volonté “une inclination violente du fond de la nature” 28 »� Il prouve aussi, comme l’écrit Henri Gouhier, que « la possibilité du pur amour est psychologiquement concevable puisqu’en fait elle a été conçue 29 �-» Idée claire Mais ces témoignages permettent aussi à Fénelon de démontrer la vérité de l’amour pur en présentant l’amour désintéressé comme une idée si claire qu’elle était perceptible et admirée même par des hommes d’avant la révélation, aveuglés par la concupiscence au point de ne pouvoir la suivre dans la pratique ni même de la concevoir par eux-mêmes-: On répondra, Monseigneur, écrit Fénelon à propos des païens suicidés pour servir leur patrie ou pour pratiquer la vertu, qu’ils contentaient au moins leur orgueil et leurs passions dans ce dernier moment� J’en conviens : mais c’est ce qui est décisif pour moi ; car ils étoient contens dans une douleur présente en renonçant volontairement à toute espérance de béatitude future� 30 En effet, si le renoncement à la vie et à tout espoir de bonheur par amour « pour la justice, pour la vérité, pour la patrie, pour ses parens, pour ses amis » pouvait à ce point satisfaire leur orgueil, c’est justement qu’ils estimaient très haut le désintérêt de soi, qu’ils s’en faisaient l’idée d’une vertu capitale� De fait, si, depuis la Chute, la volonté humaine est enchaînée dans les liens de l’amour-propre, « il est resté dans l’homme malgré le péché, dit saint Augustin, quelque connoissance et quelque amour de la justice 31 », 27 OC, II, p� 496� 28 PA, p� 24� 29 Gouhier, Henri� Fénelon philosophe, Paris, Vrin, 1977, p� 113� 30 OC, II, p� 496� 31 OC, II, p� 536� 17 « Mais encore écoutons ces Païens … » Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0014 ainsi que le concèdera M� de Paris dans sa réponse aux lettres de Fénelon� L’admiration générale de l’Antiquité profane pour le dévouement désintéressé, la formule aussi des Stoïciens 32 sur le devoir d’aimer la vertu pour la vertu, impossible pour eux à appliquer, ne peuvent provenir que de ces bribes de connaissance qui subsistent depuis la Création� Ce point est ici seulement suggéré au détour d’une phrase- : « De plus, il n’est pas question de leur pratique, qui étoit corrompue par la concupiscence, mais de leurs idées de vertu qui viennent de la pure raison, et qui sont une impression divine », mais il est développé dans l’opuscule sur le pur amour� Cette idée du « parfait désintéressement » qui régnait dans la pensée et la politique des anciens païens ne peut être, explique alors Fénelon, qu’une impression « donnée à l’homme dès son origine 33 »� En effet, remarque-t-il, rien n’est moins naturel à l’homme injuste, vain, enivré d’orgueil, que de penser ainsi contre son amour-propre� Non seulement la pratique de cette pensée est un prodige de vertu au-dessus de l’homme, mais encore cette seule pensée est une merveille que nous devons être étonnés de trouver en nous� Ce ne peut être qu’un principe infiniment supérieur à nous qui ait pu nous enseigner à nous élever ainsi entièrement au-dessus de nous-mêmes� 34 Cette idée qui dépassait les hommes de l’Antiquité, « ils la portaient audedans d’eux-mêmes, et ils ne pouvaient ni l’effacer ni l’obscurcir- ; ils ne pouvaient ni la suivre, ni la contredire 35 », et cela en montre avec d’autant plus d’évidence la clarté et l’immuabilité� Or « nos idées, affirme Fénelon dans la Démonstration de l’existence de Dieu, sont « la raison infinie de Dieu et sa vérité immuable qui se présente à nous à divers degrés, selon notre nature bornée 36 »� Elles sont donc « vraies et immuables »� En les suivant nous ne connaîtrions jamais toute la vérité-; mais nous ne croirions jamais rien que de véritable� Nous en avons de claires-; nous en avons 32 OC, II, p� 496� « Les Stoïciens, tels que Épictète et Marc-Aurèle, sont pleins de cette maxime : qu’il faut aimer la vertu pour la vertu même� Il est vrai qu’ils croyoient qu’on trouvoit une sorte de bonheur dans la vertu� Mais ils ne disoient pas qu’il faille aimer la vertu par le motif de ce bonheur qu’on y rencontre [sic]� » 33 Ainsi qu’il l’écrit dans son opuscule Sur l’amour pur à propos de « l’amour qui préfère le parfait infini à soi » évoqué par Platon dans le Banquet. 34 Fénelon, Œuvres, II, p� 670� 35 Ibid� 36 Fénelon, Œuvres, I, p� 670� 18 Odile Dussud Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0014 de confuses� […] À l’égard des claires, il faut, ou renoncer à toute raison, ou décider comme elle sans crainte de se tromper� 37 Ainsi, alors que le désir d’être heureux mis en avant par Bossuet n’est, selon Fénelon, qu’une « inclination naturelle et indélibérée de l’homme pour la béatitude 38 », l’amour pur fait partie de ces vérités s’imposant à la raison pour quiconque raisonne sans prévention� Nous retrouvons dans cette conception la « conviction du pouvoir de la raison, "don de Dieu" », que Jacques Le Brun a décelé au fondement de l’Explication des Maximes des saints, au-delà de « l’écho de [l]a lecture de Descartes ou Malebranche 39 »� Et cette conviction a sans doute incité Fénelon à tenter une nouvelle approche de la discussion- : les témoignages païens montrant clairement, selon lui, que, loin d’être chimérique, l’amour pur s’inscrit dans l’ordre divin de la Création� Il le déclare explicitement dans les deux premiers paragraphes de son opuscule sur le pur amour- : Dieu « veut que la créature intelligente se rapporte […] toute entière et sans réserve à lui seul », il faut donc « ne vouloir plus notre béatitude que pour sa gloire » et non par intérêt propre� Pratique effective, quoique dévoyée La philosophie antique fournit encore à Fénelon une preuve d’une autre sorte, tellement importante qu’elle sera au centre de son argumentation dans le texte sur l’amour pur� Dans la lettre que nous étudions, elle est ajoutée à la suite du développement sur le dévouement désintéressé dans l’Antiquité païenne, et c’est un passage de Cicéron qui la lui apporte-: Cicéron 40 , écrit-il, veut que l’honnête homme aime son ami, sans songer au bien qu’il en peut recevoir, et que l’amour dont il s’aime lui-même soit le 37 Fénelon, Œuvres, II, p� 637� 38 Fénelon, Œuvres, p� 658� 39 PA, p� 193� 40 Cicéron, De amicitia, XXI, 79-80� Goibaud Du Bois traduit ce passage ainsi-: « Mais la plûpart des hommes ne connoissent rien de bon, que ce qui peut leur être de quelque utilité� Ils se choisissent des amis, comme ils choisiroient des chevaux-: & celuy dont ils esperent le plus de service, est toûjours celuy qu’ils aiment le plus� Mais des-là ils sont incapables de cette amitié si pure & si noble, à quoy la nature même nous porte- ; & c’est un bien dont ils ne connoissent ni la beauté, ni le prix, quoiqu’ils n’eussent qu’à rentrer en eux-mêmes pour l’apercevoir� Car chacun ne s’aime-t-il pas soy-même, & sans attendre de cet amour aucune sorte de récompense ? Voilà le sentiment qu’il faut porter dans l’amitié-: sans cela on ne doit pas s’attendre de trouver jamais un veritable ami-; puisqu’UN VERITABLE ami est proprement un autre soy-même� » Il le résume ainsi dans les marges-: « Amitiés 19 « Mais encore écoutons ces Païens … » Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0014 modèle de l’amitié qu’il doit à son ami� Comment est-ce qu’on s’aime ? c’est sans prétention� Per se quisque sibi charus est 41 � On ne prétend rien de soi en s’aimant� On ne s’aime point pour parvenir au bonheur� Ce n’est point parce qu’on est un objet béatifiant qu’on se détermine à s’aimer soi-même� La béatitude n’est point alors la raison d’aimer� 42 Ainsi, l’amour-propre n’est-il méprisé de tous les hommes que parce qu’il est dirigé vers soi-: appliqué à un autre objet que soi-même, il révèle la perfection de sa modalité� C’est si clair qu’un païen, un penseur médiocre, de surcroît, tout juste capable de profiter de sa lecture de Platon 43 , a pu le voir� Cicéron, au moins tel que l’a traduit Goibaut Du Bois, faisait de ce modèle une intention de la nature-: « cette amitié si pure & si noble, à quoy la nature même nous porte »� Fénelon y voit une disposition du Créateur pour être aimé purement : « D’où nous vient cet amour pour nous-mêmes ? De celui qui nous a donné l’être 44 �» Dans son Instruction pastorale, il avait déjà employé, à travers saint Augustin 45 , la comparaison entre amitié et amour pour Dieu, mais c’est dans la lettre à M� de Paris qu’il établit pour la première fois l’amour-propre comme modèle de l’amour pur-: intéressées� Qui mesure l’amitié par l’intérêt ne l’a [sic] connoît point� Amour de nous-mêmes, modele de celuy que nous devons avoir pour nos amis� » Les Livres de Cicéron de la vieillesse et de l’amitié avec les paradoxes du même autheur-: traduit en françois sur l’édition latine de Graevius� Avec des notes et des sommaires des chapitres par M� Du Bois de l’Académie Française� Seconde édition avec le latin à côté� A Paris, chez Jean Baptiste Coignard, 1698, pp� 228, 229� La première édition date de 1691� On reconnaît une partie de ces formulations dans les différents passages où Fénelon utilise cet argument� Ce devait être une traduction de référence-: Plessis d’Argentré l’utilise lui aussi� 41 Per se sibi quisque carus est - : Fénelon francise l’ordre des mots : citation de mémoire ? 42 OC, II, p� 496� 43 OC, III, p� 357� 44 OC, II, pp� 496-497� 45 OC, II, p� 305� « Enfin ce Père veut que nous n’aimions en l’homme que Dieu : Non amabit in homine nisi Deum. » Cette règle n’est pas moins pour nous-mêmes que pour les autres, puisque nous ne sommes pas moins hommes qu’eux� Nous ne devons donc pour la perfection, selon ce Père, aimer que Dieu seul en nous� « Voyez, dit-il, comment l’amour d’amitié doit être gratuit ; car vous ne devez pas aimer votre ami pour en tirer quelque utilité� Si vous l’aimez pour en tirer de l’argent ou quelque autre bien temporel, vous aimez ce qui vient de lui, et non pas lui-même� L’ami doit être donc aimé sans intérêt, pour lui-même, et non pour autre chose� Si la règle de l’amitié vous invite à aimer un homme sans intérêt, combien Dieu doit-il être aimé sans intérêt, lui qui vous commande d’aimer l’homme-? » 20 Odile Dussud Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0014 Mais cet amour qu’il nous a donné pour nous, pourquoi ne peut-il pas nous le donner pour lui ? Selon la règle de Cicéron, il faut aimer son ami comme soi-même, sans prétention, sans désir pour nous, et tournant tout notre désir pour le bien de celui que nous aimons� Dieu n’est-il pas le vrai, le parfait, l’unique ami ? Voilà l’amour de bienveillance et celui de complaisance, où le motif de la béatitude future n’a aucune part� 46 Si l’amour pur n’a été réalisé que dans quelques rares âmes parfaites, l’amour désintéressé est donc si essentiellement la fin des créatures intelligentes, que chaque homme, même depuis la Chute, le pratique à chaque instant, mais vis-à-vis de lui-même, quand il devrait « aimer Dieu plus que soi-même, et ne s’aimer plus soi-même que pour lui� 47 » Ces preuves sont tellement évidentes que des païens les ont remarquées, cependant seuls les chrétiens ont la chance de pouvoir obéir à la volonté que Dieu manifeste ainsi d’être aimé sans réserve� Les efforts des païens pour obéir à l’admirable idée de l’amour qu’ils découvrent imprimée dans leur raison apparaissent donc à leur tour comme un modèle, un exemple efficace utilisé par Dieu pour inciter les chrétiens à entendre et comprendre la vérité de l’amour pur, « cette règle si claire, si juste, si essentielle à la créature 48 », un peu comme, dans le Télémaque, les fautes et la réforme d’Idoménée ont été voulues par les dieux pour servir d’exemple au fils d’Ulysse� En outre, même si Fénelon emploie plus loin un autre raisonnement pour en convaincre M� de Paris, il semble que soit aussi prouvée par ces exemples l’existence d’un amour naturel innocent, « milieu entre les actes surnaturels et la cupidité vicieuse 49 », puisqu’en admirant le dévouement gratuit à l’être aimé et en voulant délibérément, même en vain, aimer sans intérêt propre, les païens suivaient les idées de la raison « qui est l’ordre de Dieu »-: leurs actes étaient alors, comme ceux des pécheurs évoqués dans une réponse à M� de Chartres, « raisonnables et humainement vertueux 50 », donc non vicieux� 46 OC, II, p� 497� 47 Fénelon, Œuvres, p� 657� 48 Ibid., p� 657� 49 OC, II, p� 499� 50 OC, II, p� 263� 21 « Mais encore écoutons ces Païens … » Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0014 Analogies Fénelon tente de convaincre ses interlocuteurs par le raisonnement, et les témoignages de l’Antiquité profane sont suivis, ici comme dans tous les écrits qui les reprennent par la suite 51 , d’exhortations en forme d’analogie de proportionnalité a fortiori adressées aux adversaires de l’amour pur, comme celle-ci-: Les Païens croient devoir se dévouer à une mort présente et douloureuse pour la patrie, sans aucun motif de béatitude future ; les Chrétiens diront-ils que Dieu ne nous est la raison d’aimer, qu’autant qu’il nous communique gratuitement la béatitude […] ? 52 Des rapports de supériorité sont établis entre les sujets de l’action-: chrétiens (bénéficiant de la grâce et de l’espérance de vie éternelle) / païens (sans Dieu et sans espérance d’une survie après la mort) et les objets d’amour- : Dieu (Créateur et parfait) / patrie (ou encore être humain, lois, justice), ce qui rend logiquement plus choquant le rapport inverse concernant le verbe mettant en relation ces sujets et ces objets- : « dire n’aimer qu’autant qu’il nous communique la béatitude gratuite » / « croire devoir se dévouer sans motif de béatitude future » (ou encore obscurcir, rabaisser, voire refuser l’idée de l’amour pur / percevoir clairement, admirer et s’efforcer de suivre l’idée d’un amour désintéressé)� Une telle forme argumentative était loin d’être nouvelle dans les discours chrétiens- : la reprise du De amicitia par saint Augustin se terminait ainsi, nous l’avons vu 53 � Bossuet lui-même avait utilisé une telle exhortation à propos des plaisirs en citant des paroles de saint Augustin 54 -: « Rougissons en entendant les discours impies si conformes à la vérité, nous qui avons appris 51 Notamment dans sa dissertation sur l’amour pur (LB I, p� 665, p� 668, p� 670) et sa lettre à Bossuet « Sur la charité », OC, III, pp� 356 et suiv� 52 OC, II, p� 497� 53 « Si la règle de l’amitié vous invite à aimer un homme sans intérêt, combien Dieu doit-il être aimé sans intérêt, lui qui vous commande d’aimer l’homme ? » (voir plus haut, n� 45)� 54 « Voilà, dit saint Augustin, ce qu’a dit celui [Cicéron, In Hortens.] qui n’a rien su de la première institution, ni de la dépravation de notre nature, ni de la félicité du paradis, ni des joies éternelles qui nous sont promises-; qui n’a point appris que la chair convoite contre l’esprit� Erubescamus interim veris disputationibus impiorum, qui didicimus in verâ verae pietatis sanctâque philosophiâ, et contra spiritum carnem, et contra carnem concuspicere spiritum. - « Je vous conjure, mes frères, que la philosophie chrétienne qui est la seule véritable philosophie, ne soit pas moins grave, ni moins honnête, ni moins chaste, ni moins sérieuse, ni moins tempérée que la philosophie des païens�» (« Abrégé d’un sermon pour le III e dimanche après Pâques », sur les plaisirs, datant des années 1663-1666, dans Lachat, X, 1863, p� 241)� 22 Odile Dussud Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0014 dans la véritable et sainte philosophie de la vraie piété que la chair convoite contre l’esprit, et l’esprit contre la chair� » Goibaud Du Bois établit ce genre d’analogies dans deux notes à sa traduction du De amicitia, si étonnamment proches de l’argumentation de Fénelon qu’on peut se demander si cette traduction n’aurait pas incité elle aussi Fénelon à faire de l’amour-propre le modèle de l’amour pur : Les Payens, qui n’avoient ni les lumieres ni les secours qui nous rappellent au dedans de nous-mêmes, & qui nous inspirent le mépris de toutes les choses sensibles, auroient été en quelque sorte excusables de s’y attacher, & de les mettre au dessus de tout� Cependant, par la seule force de la raison, ils ont si bien connu le prix de la vertu & de la sagesse, & en ont été si touchez, qu’ils ont mis l’une & l’autre, non seulement au dessus de ce qui flatte les sens, mais au-dessus de l’amitié même� Cela nous devroit faire grand honte� 55 Et surtout cette remarque, qui semble viser les adversaires du pur amour 56 -: Des Payens ont eu assez de lumière pour voir qu’il n’y a de véritable amour que celui qui ne cherche dans l’objet aimé que lui-même-; et il se trouve des Chrétiens qui voudraient faire passer pour un véritable amour de Dieu un amour de pur intérêt, qui n’a pour fin que nous-mêmes� 57 L’efficacité de ces analogies qui doivent faire honte aux chrétiens, repose sur la distance séparant les termes mis en rapport� Fénelon se garde d’établir à travers elles aucun rapport de descendance historique entre le monde d’avant et d’après la Révélation� 55 Les livres de Cicéron de la Vieillesse et de l’Amitié, […], p� 150� 56 Goibaud Du Bois était de tendance janséniste et c’est aussi un janséniste, Gabriel Gerberon, augustinien, janséniste, qui soutiendra Fénelon contre l’Apologie de l’amour sous le pseudonyme de René ANGEVIN, dans sa Lettre d’un théologien à monseigneur l’évêque de Meaux où l’on réfute la fausse apologie du véritable Amour de Dieu. Avec deux livres de saint Augustin, et un dialogue de saint Anselme, traduits nouvellement en François par le sieur De Longbois, P� Marteau, 1699� Voir Orcibal, Jean� « La spiritualité de Dom Gabriel Gerberon, champion de Jansénius et de Fénelon », Revue d’histoire de l’Église de France, tome 43, nº 140 (1957), p� 220� 57 Ibid., p� 257� 23 « Mais encore écoutons ces Païens … » Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0014 Échec Les exemples antiques auraient pu intéresser, sinon M� de Paris, au moins Bossuet qui connaissait bien les philosophes anciens pour les avoir lus et annotés 58 � L’Antiquité avait sans nul doute été l’objet de conversations amicales au temps où la troupe du Petit Concile se rencontrait dans le parc de Versailles, et les nouveaux arguments de Fénelon pouvaient lui rappeler la douceur d’une amitié forte� Sa conception des vérités éternelles semble même assez proche de celle que Fénelon a des idées- : à l’instar de « toutes celles que j’en déduis par un raisonnement certain », explique-t-il à propos de ces vérités, elles « subsistent indépendamment de tous les temps », « tout entendement aperçoit toujours les mêmes », elles « sont quelque chose de Dieu, ou plutôt Dieu même� 59 » Fénelon pouvait sans doute espérer au moins un examen sérieux de ses arguments par ses interlocuteurs� Or le résultat de sa tentative est désastreux-: l’archevêque de Paris l’accuse d’« admiration pour les héros du paganisme »-: « peu s’en est fallu que vous n’y ayez trouvé le pur amour que vous ne trouvez presque dans aucun chrétien 60 » et s’il reconnaît un amour naturel non vicieux, et même bon chez les chrétiens, il le récuse chez les infidèles, à part dans les relations de famille, ou dans quelques actions moralement bonnes, mais très rares� Quant à Bossuet, il y voit une stratégie d’évitement des questions importantes, voire une méconnaissance des textes : Vous objectez que les philosophes, comme Socrate, ou les vertueux païens qui mouraient pour la vertu ou pour la patrie, ne songeaient pas à être heureux quand ils mouraient� Je ne vous reprocherai pas que vous avez oublié les sentiments de Socrate car je ne veux pas me jeter dans les questions écartées, où vous tâchez vainement de nous détourner� 61 Plus cruellement encore, il applique les exemples anciens à la supposition impossible telle que la présente Fénelon, de manière à la faire paraître hérétique-: si l’on suit cette supposition, écrit-il, 58 Thérèse Goyet conclut son introduction par ces mots-: « Bossuet prend la lecture des philosophes comme l’occasion d’une “élévation” sur la nature humaine� » Goyet, Thérèse� J.-B. Bossuet, Platon et Aristote. Notes de lecture, Paris, Klincksieck, 1964, p� XLIV� 59 Bossuet, Jacques-Bénigne� Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même par Bossuet, […], J� Delalain, Paris, 1850, p� 149� 60 OC, II, p� 537� 61 LT, XIX, p� 558� 24 Odile Dussud Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0014 [Dieu] aurait pu nous créer comme les païens, comme un Socrate, comme un Epictète, comme un Epicure, comme cent autres qui sont morts ou pour la vertu ou pour la patrie, ou même pour se dérober à une douleur insupportable, sans se proposer une éternelle béatitude� 62 Il va jusqu’à prétendre que les partisans de l’amour pur révèrent Dieu comme les épicuriens servaient les leurs, un Dieu même « au-dessous du dieu d’Epicure » à cause de sa cruauté envers ceux qui l’aiment-: confondant ainsi malignement les deux mondes, chrétien et païen, que Fénelon avait maintenus complètement séparés� L’Apologie de l’amour, ouvrage que Fénelon suppose inspiré par l’évêque de Meaux, met le comble à cette confusion� Du Plessis d’Argentré, en effet, prétend que rechercher la vertu pour la vertu signifie pour les stoïciens la rechercher non pour un avantage qui serait distingué d’elle mais pour le plaisir qu’elle nous donne� Toute la doctrine chrétienne, d’après lui, descend de là-: saint Augustin « suit à la lettre le noble sentiment des Stoïciens sur la vertu 63 »� Clément d’Alexandrie aussi-: Or plus j’examine attentivement les choses admirables qu’il dit de son Gnostique, plus je reconnois qu’il n’a fait qu’imiter ce que les Stoïciens disoient de leurs Sages qui mettoient leur fin derniére dans la vertu, & qu’il attribuë à son Gnostique le mesme amour desintéressé pour Dieu, que les Stoïciens attribuoient à leurs Sages pour la vertu� 64 En outre, bien qu’il dise utiliser la traduction de Philippe Goibaud Du Bois 65 pour les citations en français, ce fervent partisan du désir d’être heureux parvient à tordre dans ce sens la phrase où Cicéron demande qu’on aime un ami comme on s’aime soi-même : Un chacun, écrit-il, s’aime nécessairement pour être heureux et n’attend aucune récompense distinguée de son bonheur pour l’amour qu’il se porte� Ainsi on aime son ami d’une manière aussi désintéressée qu’on s’aime soimême, quand on l’aime uniquement pour trouver son bonheur, sa joie et son contentement dans son amour, et qu’on ne l’aime pas pour une autre récompense qui soit distinguée de cet objet aimé� 66 62 LT, XIX, p� 550� 63 Apologie, p� 160� 64 Ibid., p� 189� 65 Traduction de Philipe Goibaud Du Bois-: « Car chacun ne s’aime-t-il pas soi-même pour soi-même et sans attendre de cet amour aucune sorte de récompense ? » (op. cit., p� 228)� 66 Apologie, p� 71� 25 « Mais encore écoutons ces Païens … » Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0014 Dernière tentative Ainsi, l’Apologiste étend-il son postulat à toute l’Antiquité et toute la chrétienté, qu’il unifie sous une même formule� Fénelon, lui, pense au contraire la question à partir de la Révélation- : dans ses textes présentant les témoignages antiques en faveur de l’amour pur, Cicéron parle comme l’Écriture - il parlait déjà comme Augustin dans L’Art de la Nature -, et non l’inverse� C’est ce qu’il explique calmement à M� de Paris-: Mais enfin c’est pour nous faire connoître Celui qui est, que le Médiateur nous a été donné� Non, Monseigneur, les anciens philosophes n’ont jamais connu Celui qui est par lui-même, et par qui sont toutes les choses qui subsistent : ni Socrate, ni Platon, ni Aristote n’ont jamais connu Dieu sous l’idée de Créateur� Si cette connaissance peut être commencée par les efforts de la raison, elle ne peut être perfectionnée et purifiée que par le secours de la foi� D’ailleurs, il n’est pas question d’une connaissance spéculative, nue, sèche et stérile� Il s’agit d’une connaissance amoureuse� 67 Violente et passionnée en revanche est sa lettre à Bossuet qu’il accuse d’avoir fondé son idée d’instinct de bonheur sur la pensée païenne et d’avoir dévoyé le jeune apologiste-: il n’a commencé à penser comme vous, que depuis qu’il a abandonné toutes les écoles de théologie, pour s’attacher aux notions qu’il prétend trouver dans les philosophes païens� Caton, Torquatus, Velleïus, Cotta et Cicéron, sont les témoins de la tradition, où il puise les principes fondamentaux de sa théologie� Autorités qu’il récuse avec force, concernant des concepts théologiques : Est-ce une autorité qu’il soit permis d’alléguer entre des Chrétiens, pour décider sur la nature de l’espérance et de la charité ? Songez-vous, Monseigneur, que c’est au milieu de l’Eglise de Jésus-Christ, et jusques dans son sanctuaire, que vous parlez ainsi ? 68 avant d’expliquer à nouveau, école par école, la pureté des idées de la philosophie païenne sur l’amour des dieux, de la vertu ou de la justice, et de recourir encore à des analogies choquantes-: 67 OC, II, p� 505� Voir aussi II, p� 654 à Bossuet, p� 670, III, p� 356� 68 OC, III, p� 356� 26 Odile Dussud Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0014 Faut-il qu’un savant prélat travaille si ardemment pour arracher à la véritable divinité, ce que les Epicuriens, sectateurs de la volupté, auroient eu honte de refuser à leurs dieux inutiles et impuissans ? 69 Comme dans la lettre à M� de Paris, il garde pour la fin l’exemple de Cicéron sur lequel il clôt définitivement le chapitre des témoignages antiques : Mais puisque vous avez voulu avoir recours à la philosophie païenne pour soutenir la nouveauté de votre opinion, du moins, Monseigneur, écoutez Cicéron� […] Ici, Monseigneur, Cicéron parle comme l’Ecole entière et comme tous les saints mystiques : ici la philosophie païenne même vous abandonne� 70 Si Fénelon développe et reprend une dernière fois ses explications, c’est davantage, semble-t-il, avec le sentiment cruel d’avoir, sans être entendu, établi une argumentation décisive, soutenue par la raison et les faits, que par espoir de convaincre un adversaire qui l’avait anéantie sans l’examiner, en la travestissant ou la développant à contre-sens� Aussi ne pouvons-nous nous empêcher de lire comme une projection amère de lui-même ce portrait christianisé du juste platonicien, réminiscence condensée de deux passages de La République-: « le parfait juste, selon Platon, est celui qui meurt sur une croix, abandonné, détesté, puni comme un scélérat, et ne tirant aucune consolation de sa justice� 71 » Ici, Platon parle comme Fénelon� 69 OC, III, p� 356� 70 OC, III, pp� 366-367� 71 OC, III, p� 357- ; cf. Platon, République, II, 361e-362a (supposition de Glaucon- : le sort d’un juste selon un partisan de la supériorité de l’injustice)- ; République, VI, 496c-d (sort d’un philosophe qui se mêlerait des affaires publiques)� Sur les lectures de Platon par Fénelon, voir les analyses magistrales de J� Le Brun (PA, pp�-35-44)�
