Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.2357/OeC-2018-0015
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"Projet d’un traité sur l’histoire" de la Lettre à l’Académie: I’influence de Plutarque sur la réflexion historiographique de Fénelon
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Sarah Grémy-Deprez
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Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0015 « Projet d’un traité sur l’histoire » de la Lettre à l’Académie : l’influence de Plutarque sur la réflexion historiographique de Fénelon Sarah Grémy-Deprez Université de Rouen / CÉRÉdI, EA 3329 A� Brun, dans un article qu’il consacre aux points de contact existant entre l’Histoire de France du père Daniel et le « Projet d’un traité sur l’histoire » 1 , souligne la singularité de ce chapitre VII de la Lettre à l’Académie, qui, en s’émancipant du dessein initial de l’Académie, confère au genre historique la dignité d’un genre littéraire� L’originalité de ce chapitre de la Lettre à l’Académie tient également, nous semble-t-il, à l’influence de Plutarque et en particulier à l’usage qui est fait du genre de la vie� S’interroger sur la présence du bios dans l’ars historica fénelonien peut paraître a priori surprenant après le rappel répété et confirmé au cours des siècles de la ligne de fracture distinguant radicalement vie et histoire depuis Plutarque lui-même, dans la préface de la Vie d’Alexandre, jusqu’au père Rapin en passant par Chapelain, Sorel ou Gomberville 2 � Pourtant, cette question semble avoir quelque intérêt à propos de Fénelon� En effet, d’abord, ce dernier évoque Plutarque dans son « Projet d’un traité sur l’histoire » comme une autorité en matière de représentation morale et historique� En outre, une lettre destinée au duc de Beauvilliers nous apprend que Fénelon avait rédigé, dans les années 1690-1695, une Vie de Charlemagne après avoir pris ses fonctions de précepteur auprès du duc de Bourgogne 3 � Ainsi, les goûts de Fénelon inclinent vers la biographie historique dont la Vie de Charlemagne, disparue, devait être un exemple et dont le genre du dialogue des morts est largement nourri� En effet, sur les cinquante-trois dialogues mettant en scène des personnages de l’Antiquité gréco-romaine, trente-sept sont inspirés des Vies des hommes illustres de Plutarque, des traits 1 Brun, Alain� « Note sur Fénelon et le père Daniel », Annales de la faculté des lettres d’Aix, tome XXIII (1944), pp� 101-110� 2 Guion, Béatrice� Du bon usage de l’histoire. Histoire, morale et politique, Paris, Honoré Champion, 2008, pp� 248-254� 3 Fénelon� Œuvres complètes, tome X, éd� La Harpe, 1810, pp� 362-363� 28 Sarah Grémy-Deprez Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0015 de caractère de personnages plutarquiens ou des anecdotes relatées par Plutarque� Le XVII e siècle est, plus généralement, marqué par un très fort degré de pénétration des Vies des hommes illustres qui s’explique par l’histoire éditoriale de l’œuvre plutarquienne-: la traduction de l’intégralité des Vies par Amyot en 1559 connaît un succès qui popularise Plutarque au point d’en faire l’un des auteurs antiques les plus lus au XVII e siècle et de le faire apparaître, paradoxalement, comme un monument de la littérature française� Cette traduction est très largement diffusée par le biais de nombreuses rééditions et contrefaçons jusqu’en 1655� Dans la seconde moitié du XVII e siècle et au début du XVIII e siècle, l’abbé Tallemant d’abord, les époux Dacier ensuite - pour les six premières Vies -, Dacier seul enfin en proposent successivement deux nouvelles traductions� L’extraordinaire diffusion des Vies s’explique par plusieurs facteurs-: le succès remporté par la traduction d’Amyot qui l’a fait percevoir comme un monument de la langue française est dû autant à une lecture néo-stoïcienne favorisée par les guerres de religions et la Fronde qu’à la lecture montaignienne qui en a fait un peintre des caractères humains sans visée édifiante� Perçu comme un moraliste au double sens du terme, comme un vivier d’exempla et comme un portraitiste de la nature humaine, il est également le théoricien du bios dans des préfaces qui, sans constituer véritablement une poétique ou une théorie du bios, dessinent les contours génériques de la Vie� Ces préfaces, relativement nombreuses et rédigées sur une longue période de la vie de Plutarque durant lesquelles les enjeux du bios évoluent 4 , lui confèrent une plasticité théorique très féconde au XVII e siècle 5 - : il est autant le théoricien de la vie, dans son opposition intrinsèque à l’histoire, que celui d’une histoire exemplaire ou moraliste� Ainsi, c’est au prisme des réflexions plutarquiennes fondatrices du bios et de leur réception que j’aimerais observer l’originalité du « Projet d’un traité sur l’histoire » de Fénelon� Nous n’emploierons pas le terme de « biographie » mais celui de « bios » ou de « Vie » dans la mesure où, ainsi que le précise M� Fumaroli 6 , la biographie, en tant que genre affranchi de l’éloquence et du panégyrique, apparaît sous la plume de Bayle dans le Dictionnaire Historique et Critique� Cette communication a pour but de poursuivre 4 Sirinelli, Jean� Plutarque de Chéronée. Un philosophe dans le siècle, Paris, Fayard, 2000, p� 285� 5 La préface de la Vie d’Alexandre pose, avec celle de la Vie de Cimon, les fondements singuliers du bios défini par opposition à l’historia, la préface de la Vie de Périclès et celle de la Vie de Paul-Émile ceux d’une histoire maîtresse de vie, la préface de la Vie de Phocion affirme la relativité des vertus examinées à l’aune des circonstances particulières où elles se manifestent� 6 Fumaroli, Marc� « Des “ Vies ” à la biographie-: le crépuscule du Parnasse », Diogène, 139 (1987), pp� 3-30� 29 Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0015 « Projet d’un traité sur l’histoire » de la Lettre à l’Académie le travail d’A� Brun et d’observer dans quelle mesure les Vies de Plutarque et en particulier ses préfaces théoriques innervent l’ars historica fénelonien� Quels sont les points de contact entre « Le Projet d’un traité sur l’histoire » et le bios plutarquien ? Nous verrons que les principes de la Vie retenus par Fénelon participent d’une réflexion morale et esthétique� Nous examinerons ainsi comment la porosité de la frontière entre Vie et histoire contribue à intégrer cette dernière au domaine des belles-lettres et permet à Fénelon de proposer un travail de synthèse des grandes traditions historiographiques de la fin du XVII e siècle� La primauté du portrait articulée à une visée exemplaire L’histoire que propose Fénelon n’est pas biographique mais elle est centrée sur les hommes� En ouverture à son « Projet d’un traité sur l’histoire », Fénelon évoque les fonctions de l’histoire dont la première est de « montre[r] les grands exemples », ces exempla étant incarnés par des figures historiques� Lorsqu’il s’agit, dans le § 2, de parler de l’objet de l’histoire, Fénelon évoque la France et l’Angleterre puis quatre personnages historiques (Talbot, Du Guesclin, le prince de Galles et Charles V)-; puis il reprend au § 3 l’idée que l’histoire doit être subordonnée à la peinture des « hommes principaux »� À ce titre, son ars historica rappelle la nécessité de préciser les causes des événements, de « connaître la forme du gouvernement et le détail des mœurs de la nation » mais le plus souvent à travers le prisme d’un personnage emblématique-: la frugalité romaine est représentée par Curius et Fabricius et opposée au luxe et à la licence des festins de Lucullus ou d’Apicius� Enfin, quand il insiste sur « l’ordre » et « l’arrangement » qui doivent présider à un ouvrage historiographique, c’est-à-dire sur la qualité de la narration, il invoque ces petits faits propres à chaque personnage historique qui, écrit-il à ses destinataires, « vous met[tent] devant les yeux cet homme tout entier »� Il souligne, à cet égard, l’excellence de Plutarque et de Suétone dans ce type d’ouvrages� « C’est ce que Plutarque et Suétone ont fait parfaitement 7 »� Un bon ouvrage d’histoire, aux yeux de Fénelon, doit faire la part belle aux portraits des acteurs de l’histoire� La mention dans une lettre au duc de Beauvilliers de l’abrégé de la Vie de Charlemagne confirme cet intérêt pour les Vies� Fénelon semble, à ce titre, vouloir escamoter la distinction et la hiérarchie entre vie et histoire dont témoigne par exemple le père Rapin, pour qui les auteurs de Vie « ont dégénéré du caractère d’historien »- : Fénelon emploie 7 Fénelon� Œuvres, tome II, éd� Jacques Le Brun, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1997, p� 1180� 30 Sarah Grémy-Deprez Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0015 indistinctement les termes « histoires » et « vie » pour qualifier son propre « abrégé de la vie de Charlemagne » et, lorsqu’il évoque les précédents biographes de Charlemagne, il parle d’eux comme des « historiens originaux de cette vie »� Cette indistinction est confortée par le « Projet d’un traité sur l’histoire » où Suétone et Plutarque sont présentés comme des historiens alors même que Plutarque se défendait de l’être au début de la Vie d’Alexandre� Dans cette lettre que Fénelon présente lui-même, en prenant « le vrai ton d’auteur », comme une « préface » 8 , il explique que le choix du personnage est étroitement lié à la fonction édifiante qu’il assigne à l’histoire� Chez Fénelon comme chez Plutarque, l’histoire maîtresse de vie dépend de l’ethos du personnage dont est fait le portrait� Il s’agit d’un modèle édifiant, qui présente « l’avantage » d’une part d’être un modèle chrétien et d’autre part celui « d’avoir toujours été heureux dans ses entreprises »� Si Charlemagne a été choisi, c’est qu’il est un exemplum� Les « beautés » de l’histoire résident, aux yeux de Fénelon, « dans le merveilleux caractère du prince »� À ce titre, Fénelon ajoute qu’ « on n’en saurait trouver un, ni plus aimable, ni plus propre à servir de modèle dans tous les siècles »-; quelques lignes plus bas, Fénelon surenchérit sur son usage idéal dans le cadre d’une histoire ad usum delphini-: « Je ne crois pas même qu’on puisse trouver un roi plus digne d’être étudié en tout, ni d’une autorité plus grande pour donner des leçons à ceux qui doivent régner 9 »� Dans le « Projet d’un traité sur l’histoire », l’exemplarité est également la première qualité de l’histoire qui justifie que l’on s’y intéresse-: « L’histoire est […] très importante� C’est elle qui nous montre les grands exemples »� En cela, il rejoint Plutarque, qui dans la Vie de Paul-Émile, disait écrire d’abord pour s’amender lui-même� Quand je me mis à écrire ces vies, ce fut au commencement pour profiter aux autres- ; mais depuis j’y ai persévéré et continué pour profiter à moi-même, regardant en cette histoire comme dans un miroir, et tâchant à racoutrer aucunement ma vie, et la former au moule des vertus de ces grands personnages 10 � La métaphore du miroir qui décrit ici chez Plutarque un triple mouvement d’observation, de confrontation et d’imitation est devenue depuis l’Humanisme l’image paradigmatique de l’historia magistra vitae� 8 Fénelon� Œuvres complètes, tome X, éd� La Harpe, 1810, pp� 362-363� 9 Op. cit., p� 362� 10 Plutarque� Vies des hommes illustres, tome I, éd� Gérard Walter, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1937, pp� 566-567� 31 Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0015 Dans la Vie de Périclès également, Plutarque estime qu’il faut consacrer son entendement à ce qui est le meilleur, afin que non seulement il le contemple, mais aussi qu’il s’en repaisse et nourrisse en le contemplant� Car tout ainsi que la couleur la plus propre pour l’œil est celle qui de sa vivacité jointe avec une gaieté réjouit et conforte la vue, aussi doit-on appliquer son entendement à contemplations, qui en délectant le tirent quant à ce qui est son propre bien, comme sont les effets de la vertu, lesquels en les oyant ou les lisant impriment dans les cœurs une affection et un zèle de les ensuivre� 11 Ainsi, les hommes choisis par Plutarque, dans la majeure partie des cas, le sont, ainsi que l’écrit Plutarque parce qu’ils ont « laissé plusieurs beaux exemples de vertu tant en fait de guerre qu’en matière de gouvernement », en somme parce qu’ils incarnent l’arétè chez les Grecs ou la virtus chez les Romains� Cette lecture d’un Plutarque édifiant prévaut depuis la traduction qu’en donna Amyot-; c’est ce que laisse transparaître, d’abord, le titre choisi par les différents traducteurs de Plutarque- : Tallemant, comme Dacier reprendront le titre d’Amyot Les Vies des hommes illustres de Plutarque alors que le titre choisi par Plutarque mettait l’accent sur le parallélisme� En outre, cet aspect est révélé dans la dédicace de Dacier au roi dans la traduction des Vies des hommes illustres, à laquelle il travaille au moment même où Fénelon écrit « Le Projet d’un traité sur l’histoire », qui reprend à son compte la métaphore spéculaire-: Plutarque présente donc ici à V� M� un miroir fidèle� Vous le consulterez, SIRE, non pour satisfaire une vaine curiosité, mais pour conformer vos mœurs et vos actions à tout ce qu’il y a de plus beau, de plus louable et de plus digne du roi� Par ce moyen, SIRE, vous aurez toutes les grandes qualités de ces héros, sans avoir aucun de leurs défauts- ; et en les perfectionnant par une piété solide, vous réjouirez la terre par vos vertus� 12 En outre, chez Plutarque comme chez Fénelon, l’histoire est conçue comme une propédeutique jusque dans la place accordée aux mauvais exemples� L’histoire, écrit Fénelon dans le « Projet d’un traité sur l’histoire », « fait servir les vices mêmes des méchants à l’instruction des bons »� À ce titre, il s’inscrit dans le sillage non seulement de Polybe, Tacite, Diodore de Sicile mais aussi de Plutarque, qui a théorisé, au début de la Vie de Démétrius, l’utilité de 11 Plutarque� Vies des hommes illustres, tome I, éd� cit�, p� 333� 12 Dacier, André� « Au roi », Les Vies des hommes illustres de Plutarque, tome I, 1721, f�â2 v°� « Projet d’un traité sur l’histoire » de la Lettre à l’Académie 32 Sarah Grémy-Deprez Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0015 l’histoire des vices-: « Nous serons plus encouragés et de lire et d’imiter les vies des hommes vertueux, quand nous saurons l’histoire de ceux qui par leurs fautes et vices sont à bon droit blâmés 13 »� Dacier, dans son édition des Vies, s’en fait l’écho dans la dédicace au roi dont il préfère anticiper les objections 14 � Qui plus est, Fénelon développe, dans les Dialogues des Morts, genre qui n’est pas proprement historique mais qui utilise l’histoire à des fins éducatives, cet usage de figures vicieuses, en particulier celles d’Alcibiade, d’Alexandre ou encore de Thésée auxquels Plutarque consacre des Vies� Ceux-ci apparaissent comme des projections des dérives morales qui menacent le duc de Bourgogne-: confrontés à leur pédagogue - Alexandre à Aristote et Alcibiade à Socrate -, ils sont le miroir inversé du couple que forment Fénelon et le duc de Bourgogne-: l’excessif Alexandre aux ambitions, à l’orgueil outranciers et à la colère démesurée et le dépravé Alcibiade ont tous les deux corrompu leur beau naturel et les préceptes philosophiques que leur avait prodigués leur mentor� Cette conjonction d’une contre-exemplarité et du portrait de « héros scélérats » dont nombre des traits sont empruntés à Plutarque confirme l’idée que, pour les Dialogues des Morts qui sont antérieurs à la Lettre à l’Académie, Plutarque a été une source historique de prédilection� En somme, la primauté du portrait et la réversibilité de l’exemplarité apparaissent comme des points de contact entre la Vie et l’histoire fénelonienne� L’impératif de concision L’autre principe qui me semble constituer un point de convergence entre Plutarque et Fénelon est l’impératif de concision� Plutarque érige cette concision en principe générique des Vies lorsqu’au début de la Vie d’Alexandre il en propose une définition� Ayant proposé d’écrire en ce livre les vies du roi Alexandre-le-Grand, et de Jules César qui défit Pompée, pour le nombre infini des choses qui se présentent devant moi, je n’userai d’autre prologue que de prier les lecteurs qu’ils ne me reprennent point, si je n’expose pas le tout amplement et par le menu, mais sommairement en abrégeant beaucoup de choses, mêmement en leurs principaux actes et faits plus mémorables-; car il faut qu’ils se souviennent que je n’ai pas appris à écrire des histoires, mais des vies seulement� 15 13 Plutarque� Vies des hommes illustres, tome II, éd� cit�, pp� 800-801� 14 Dacier, André� « Préface », Les Vies des hommes illustres, tome I, 1721� 15 Plutarque� Vie des hommes illustres, tome II, éd� cit., p� 323� 33 Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0015 Il s’y défend d’avoir écourté un écrit dont on aurait pu attendre qu’il soit beaucoup plus long tant la bibliographie portant sur Alexandre devait être importante� La formule redondante « sommairement en abrégeant beaucoup de choses » apparaît comme une revendication théorique autant qu’une justification� Or, chez Fénelon, la concision apparaît comme un souci constant ainsi qu’en témoigne le projet exposé au duc de Beauvilliers d’écrire une vie ou un abrégé de la vie de Charlemagne� Dans « Le Projet d’un traité sur l’histoire », le rôle de l’historien semble être de savoir supprimer ce qui relève de l’érudition� À ce titre, il s’oppose au « savant » qui « n’épargne » rien à son lecteur, ni date, ni événement décontextualisé, ni minutie superflue� Son refus de la curiosité érudite lui fait préférer un historien inexact mais qui « peindrait naïvement tout le détail »� Derrière cette critique de l’érudit transparaissent l’idéal de l’honnête homme, dont le savoir est à la fois universel et caché, ainsi que le refus de la libido sciendi� Cependant, chez Fénelon, la perspective est éthique autant qu’esthétique ou poétique-; il s’agit d’énoncer les critères de composition d’un ouvrage d’histoire� Ainsi, au savant curieux, avide de savoir correspond une forme de copia à l’opposé de laquelle se définit le style de l’historien� Or, ce dernier doit « retrancher » - le verbe est utilisé à trois reprises -, « laisse[r] tomber » afin de ne pas « allonger », de ne pas « interrompre » le fil de la narration� Dans le paragraphe suivant, il s’agit de supprimer les noms et les dates inutiles, puis de faire prévaloir une composition qui évite les « redites », qui ne laisse pas « languir » le lecteur� Pour éviter ces répétitions, Fénelon conseille même d’éviter une composition d’ordre chronologique, contrevenant aux prescriptions cicéroniennes sur l’histoire reprises par le père Rapin 16 � Enfin, en ce qui concerne le style, l’historien « doit retrancher beaucoup d’épithètes superflues et d’autres ornements du discours� Par ce retranchement, il rendra son histoire plus courte, plus vive, plus simple, plus gracieuse »� Si Fénelon concède la possibilité d’« orner » son histoire, celle-ci est tempérée par l’impératif d’« une diction claire, pure, courte et noble »� Il finit par faire l’éloge du style « nu » corrélé à celui de l’atticisme dont Cicéron, admirateur de César, et César surtout apparaissent comme les représentants� Ces remarques, qui font du plaisir du spectateur un impératif, confirment l’inscription de l’histoire dans le domaine des belles lettres dans la mesure où l’un de ses buts est, comme celui de la rhétorique cicéronienne, de plaire� En somme, l’apologie de la brièveté trouve son origine d’abord dans le goût du public qui ne partage pas l’insatiable curiosité du savant� Elle s’enracine, en outre, dans une exigence de vérité et de clarté, caractérisée par le lucidus ordo horatien évoqué au début de la Lettre à l’Académie� 16 Rapin, René� Instruction pour l’histoire, Traités sur l’histoire. La Mothe Le Vayer, Le Moyne, Saint-Réal, Rapin, dir� G� Ferreyrolles, Paris, Champion, 2013, p� 622� « Projet d’un traité sur l’histoire » de la Lettre à l’Académie 34 Sarah Grémy-Deprez Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0015 Seule une organisation signifiante, débarrassée de tous les éléments superflus qui opacifient le sens général, peut faire émerger le lucidus ordo dont dépend la perfection du discours, aux yeux de Fénelon� Au nom de la vérité lumineuse qui doit surgir de la composition d’un bon ouvrage d’histoire, il faut faire prévaloir la nudité, la simplicité de l’histoire dépouillée de tout commentaire superflu sur les ornements, la naïveté sur l’érudition, la composition lumineuse qui donne à voir l’intégralité d’une histoire sur la chronologie érudite et absconse� Des points de convergence apparaissent chez Plutarque et Fénelon- : l’histoire telle que la théorise Fénelon et le bios tel que l’expose Plutarque reposent tous deux sur un principe d’éviction et de concision� Le refus des notations érudites, des répétitions et des ornements du discours chez Fénelon répond au refus plutarquien de l’évocation des faits militaires les plus illustres, exploits, défaites, victoires ou sièges� Leur concision a donc en commun d’évincer tout ce qui peut entraver une vision d’ensemble d’une période ou d’un homme� En revanche, si leurs critères de sélection diffèrent, il s’agit pour tous les deux non seulement de supprimer ce qui pourrait nuire à une telle perspective mais aussi de préciser tout ce qui peut y contribuer� Ainsi, le retranchement chez Plutarque comme chez Fénelon est corrélé à la mise en valeur de faits qui ne sont pas nécessairement consubstantiels au genre historique� De même, dans la préface de la Vie d’Alexandre, Plutarque justifie le principe d’abrègement du bios de la manière suivante- : Plutarque estime qu’il faut préférer aux glorieux exploits auxquels il réduit l’histoire militaire « une légère chose, une parole ou un jeu »-; le genre de la vie, fondé sur la fragmentation et le rétrécissement du matériau historique à la sphère privée, est une forme de portrait comme le suggère la métaphore filée de la peinture-: l’auteur de bios y est comparé à un peintre qui cherche dans les traits du visage « une image empreinte des mœurs et du naturel des hommes »� Il s’agit de « mettre en évidence le naturel des personnes », de « rechercher les signes de l’âme » et de former « un portrait au naturel de la vie et des mœurs d’un chacun »� Le dessein assigné au genre de la Vie est qualifié, par Plutarque, dans la préface de la Vie d’Alexandre, d’ ἔμφασις ἤθους -; selon Françoise Frazier, il s’agit de la mise en lumière du caractère� Elle explique, en confrontant la préface de la Vie d’Alexandre au début de la Vie de Cimon, que le paradigme du peintre associé à l’ἔμφασις ἤθους -correspond à la construction du bios comme genre différent de l’éloge et du blâme en ce qu’il recherche la vérité 17 � Or, cette vérité qui est celle des qualités et des défauts de ces grands hommes ne peut être restituée que par des détails, des petits faits qui les révéleront� 17 Frazier, Françoise� Histoire et morale dans les Vies Parallèles de Plutarque, Paris, Les Belles Lettres, 1996� 35 Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0015 La préface de la Vie d’Alexandre trouve un écho tout particulier dans le traité de Saint-Réal, qui en fait une lecture moraliste héritière de la réception montaignienne� Dans De l’usage de l’histoire, on observe un resserrement et une fragmentation du matériau historique dans les détails de la vie secrète, domestique et psychologique des acteurs de l’histoire 18 � Ainsi ceux-ci sont appréhendés non à travers le prisme de leurs exploits mais dans ce qu’ils partagent avec l’humanité commune, c’est-à-dire leurs passions et leurs faiblesses� L’utilité d’une telle histoire, qu’il qualifie d’« anatomie spirituelle des actions humaines », réside dans la révélation de la complexité et des profondeurs de la psuchè humaine 19 � Fénelon s’inscrit dans la continuité d’une histoire moraliste même s’il ne lui dénie pas, comme nous l’avons vu, une perspective édifiante� La métaphore picturale est largement employée par Fénelon-: l’historien doit « peindre les hommes principaux », Fénelon préfère un historien inexact mais « qui peint naïvement tout le détail »- ; un bon historien est celui qui voit son histoire « tout entière comme d’une seule vue », qui « met devant les yeux [de son lecteur] un système des affaires de chaque temps », qui « met devant les yeux cet homme tout entier »� Cette métaphore est filée également pour montrer l’importance de la couleur historique� Elle révèle une orientation commune à l’histoire fénelonienne et au bios-: leur rattachement à la morale, entendue dans une acception dénuée d’intention normative, c’est-à-dire au sens de science morale, ou d’« anatomie spirituelle » pour reprendre les termes de Saint-Réal� Il s’agit de révéler le naturel, de peindre naïvement l’homme tout entier� Fénelon précise dès le début de son « Projet d’un traité sur l’histoire » que l’historien « n’omet aucun fait qui puisse servir à peindre les hommes principaux, et à découvrir les causes des événements »� En outre, il affirme l’utilité du détail, réhabilité dans l’histoire moraliste théorisée par Saint-Réal et préféré chez Fénelon à l’exactitude sourcilleuse du savant érudit� Ainsi, Fénelon préfère un historien inexact qui escamote des noms et des dates mais « qui peint naïvement tout le détail »� Par la suite, il confirme et accentue l’orientation moraliste de sa conception de l’histoire� Une circonstance bien choisie, un mot bien rapporté, un geste qui a rapport au génie, ou à l’humeur d’un homme, est un trait original et précieux dans l’histoire� Il vous met devant les yeux cet homme tout entier� 18 Saint-Réal, César Vichard� De l’usage de l’histoire, in Traités sur l’histoire (1638- 1677). La Mothe Le Vayer, Le Moyne, Rapin, op. cit., pp� 553-554� 19 Op. cit., p� 529� « Projet d’un traité sur l’histoire » de la Lettre à l’Académie 36 Sarah Grémy-Deprez Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0015 La référence à Plutarque est à peine voilée-: une même structure ternaire - la chose, la parole ou le jeu chez l’un, la circonstance, un mot et un geste chez l’autre - et une même finalité moraliste au sens montaignien du terme-: au portrait de l’homme, à la révélation des signes de l’âme, à l’image empreinte du naturel répond l’ambition moraliste totalisante d’une telle histoire-: « il vous met devant les yeux cet homme tout entier »� Cependant, Fénelon s’en démarque également- ; Plutarque insiste, en effet, sur le caractère anecdotique de ces détails- : la teneur du terme πρᾶγμα est éclairée par l’adjectif βραχὺ et ῥῆμα καὶ παιδιά soulignent le caractère anhistorique du propos du bios au sens où le matériau historique est d’essence guerrière, publique et officielle� Les termes choisis par l’auteur de la Lettre à l’Académie sont différents-: une « circonstance », un « mot », « un geste » font bien référence à cette histoire anecdotique� Il s’inscrît, ainsi, dans ce mouvement de réhabilitation de l’anecdote qui suit la publication du traité de Saint-Réal� Cependant, les expressions qui les accompagnent « bien choisie », « bien rapporté », « qui a rapport au génie, ou à l’humeur d’un homme » confèrent à ces détails qui appartiennent autant à la sphère privée que publique une légitimité historique� S’ils sont judicieusement choisis - la répétition de l’adverbe « bien » fait écho au judicium cicéronien qui préside au travail de l’historien -, leur nature anecdotique n’est plus un obstacle à leur inclusion dans le genre historique� Surtout, Fénelon, à l’inverse de Saint-Réal, ne réduit pas l’histoire aux scènes d’alcôve, aux coulisses domestiques de l’histoire officielle, publique et militaire� Ainsi, ces propos confirment la perméabilité de la frontière entre vie et histoire dont Fénelon a parfaitement conscience qu’elle est un « trait original », c’est-à-dire qu’elle va à l’encontre de la doxa qui distingue radicalement histoire et bios� Est-il besoin de rappeler les critiques du père Rapin, qui voit dans l’auteur de Vies une sorte de gazetier 20 ? Quand, pour Plutarque, le recours aux détails, aux anecdotes exclut le bios du genre historique, pour Fénelon, à l’inverse, celui-ci présente un intérêt précieux pour le genre historique sans pour autant devoir le constituer totalement� Par l’intermédiaire des petits faits constitutifs du bios, la perspective exemplaire de l’histoire fénelonienne s’élargit à une perspective moraliste-: l’histoire est instructive non pas parce qu’elle exalte les vertus des héros mais parce qu’elle sait les peindre avec naïveté dans leur vérité psychologique� Montrer l’homme dans son entier, c’est récuser sa glorification, c’est mettre en valeur ce qu’il fut, c’est-à-dire ses vices et ses défauts� Ainsi, faire le portrait d’Alexandre le Grand, modèle du Grand Condé et du jeune Louis XIV, dans les Dialogues des Morts est l’occasion de mettre en lumière son orgueil, son ivrognerie et son irascibilité, en somme montrer, par le biais de nota- 20 Rapin, René� Instructions pour l’histoire, dans Traités sur l’histoire (1638-1677)- : La Mothe Le Vayer, Le Moyne, Rapin, op. cit., pp� 631-632� 37 Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0015 tions domestiques, « l’homme dans son entier » et non le héros à imiter, afin de détourner le jeune prince de son exemple� Ainsi, l’effacement de la frontière entre histoire et bios réconcilie historia magistra vitae et historia morum� Ce « Projet d’un traité sur l’histoire » dessine une voie originale et révèle plus généralement un esprit de synthèse et de conciliation de domaines qui semblaient pourtant séparés par une frontière infrangible-: un peu comme Fénelon avait aboli la distinction entre douceur et épopée, il fait œuvre de synthèse-; synthèse entre la vie et l’histoire opérée par le bon historien qui sait choisir judicieusement parmi les événements publics et les faits privés-; synthèse également entre l’observation anatomique des mœurs humaines et l’édification, dans la mesure où la description de l’homme tel qu’il est peut être convertie en propédeutique-; synthèse entre une histoire des bons et des mauvais exemples à l’intérieur d’une exemplarité réversible- ; enfin synthèse entre l’art et la vérité, car le souci d’une composition organisée, concise et lumineuse et d’un style simple et nu, retranchant le superflu et garant de la vérité, fait de l’histoire un ars, c’est-à-dire pense l’histoire au sein de catégories littéraires� La réhabilitation historique de Plutarque et, plus généralement, du bios, dont Fénelon apparaît comme l’un des représentants s’inscrit dans un mouvement plus vaste dont témoignent et témoigneront par exemple Lenglet- Dufresnoy 21 , André Dacier, qui voit en Plutarque le plus utile des historiens, et Rollin� Pour eux comme pour Fénelon, l’exemplarité réversible et extensive léguée par Plutarque, associée à une forme moraliste de l’histoire, sert la pédagogie� Cependant, la réfraction du bios dans l’ars historica fénelonien, dans la mesure où elle associe ethos et vérité et où sa concision intrinsèque fonde l’émergence d’une certaine vérité morale, prépare, sans doute, d’une certaine manière, la scission entre vie et biographie, c’est-à-dire entre un genre hagiographique et un genre utilisé à des fins critiques dont Bayle fera l’usage que l’on sait dans le Dictionnaire historique et critique� 21 Volpilhac-Auger, Catherine� « D’Histoire en Vie », Usages des vies Le biographique hier et aujourd’hui (XVII e - XXI e siècle), Sarah Mombert et Michèle Rosellini (dir�), Presses Universitaires du Mirail, 2012, pp� 40-41� « Projet d’un traité sur l’histoire » de la Lettre à l’Académie
