eJournals Oeuvres et Critiques 43/2

Oeuvres et Critiques
oec
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.2357/OeC-2018-0016
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/121
2018
432

Centre, cercle, embrassement: de l’amitié des hommes dans la correspondance de Fénelon

121
2018
Jean-Philippe Grosperrin
oec4320039
Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0016 Centre, cercle, embrassement : de l’amitié des hommes dans la correspondance de Fénelon Jean-Philippe Grosperrin Université de Toulouse - Jean-Jaurès / Équipe « Littérature et Herméneutique » Hélas ! Madame, qu’attendiez-vous des hommes ? […] La créature est un roseau cassé- : si on veut s’appuyer dessus, le roseau plie, ne peut vous soutenir, et vous perce la main� 1 Ce pessimisme augustinien 2 , fertile en images, ne laisse pas indemnes les relations d’amitié, et d’autant moins qu’un « sentiment du piège 3 » traverse la pensée de Fénelon� Sa correspondance l’atteste, parallèlement aux opuscules spirituels� Outre la suspicion ordinaire des directeurs de conscience à l’égard de « l’amitié folle » que favorisent dans les communautés les « amitiés particulières », vulnérables à des « attendrissements indécents 4 », l’ascétisme propre à une spiritualité du pur amour scrute chez le destinataire un moi impérieux et prédateur, et s’attaque à l’illusion qu’alimentent les vertus mondaines� « C’est vous-même que vous cherchez en cherchant l’amitié des créatures� Vos délicatesses d’amitié ne sont que des raffinements d’amourpropre » (XVI, 43)- ; « je ne veux plus qu’on m’aime […]� Il faut que tout meure, douceurs, consolations, repos, tendres amitiés, honneur, réputation 1 Fénelon, « Lettre à la comtesse de Gramont », novembre 1690, Correspondance de Fénelon, éd� Jean Orcibal, Irénée Noye et Jacques Le Brun, Paris, Klincksieck [t� I-V] puis Genève, Droz [t� VI-XVIII], 1972-2007, t� II, p� 202� Les références à la Correspondance seront désormais désignées simplement par le numéro de tome en chiffres romains et le numéro de page en chiffres arabes� 2 Voir Bossuet, Jacques-Bénigne� Œuvres oratoires, éd� Joseph Lebarq, Paris, Hachette, 1914-1926, t� V, p� 646- : « Maudit l’homme qui met sa confiance en l’homme ! [Jér� XVII, 5] Aimez vos amis dans l’ordre de la charité, mais n’y établissez pas votre confiance »� 3 Hepp, Noémi� Homère en France au XVII e siècle, Paris, Klincksieck, 1968, p� 619� 4 Fénelon� Œuvres, éd� Jacques Le Brun, Paris, Gallimard, « Bibl� de la Pléiade », 1983- 1997, t� I, pp� 728-732� Cf. Bossuet� Correspondance, éd� Charles Urbain et Eugène Levesque, Paris, Hachette, 1909-1925, t� XIII, p� 77 et p� 81� 40 Jean-Philippe Grosperrin Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0016 […], il faut que tout meure, que tout soit sacrifié 5 »- ; car un Dieu jaloux « arrache tout, et le goût des amitiés comme tout le reste » et « tout chrétien […] doit même renoncer aux personnes qu’il aime le plus, et qu’il est obligé d’aimer » puisque « la chasteté de l’amitié chrétienne ne cherche que l’époux sacré dans l’ami mortel et terrestre 6 »� Et cependant l’actualisation d’une relation d’amitié par le discours est constante dans les lettres de Fénelon, sous deux aspects au moins� D’abord-- et malgré les difficultés qu’a bien désignées l’enquête de Pauline Chaduc -- l’amitié demeure « le schème par lequel est appréhendée la direction spirituelle 7 »� Ou plutôt l’amitié des créatures (avec ce que le mot amitié peut offrir à cette époque d’élasticité sémantique) est subordonnée à la foi partagée et à l’amour divin� D’où des formulations comme celles adressées en 1712 et 1713 au marquis de Fénelon, neveu du prélat : Ô combien le Père céleste est-il plus père, plus compatissant, plus bienfaisant, plus aimant que moi� Toute mon amitié pour vous n’est qu’un faible écoulement de la sienne� (XVI, 145) Point d’autre lien, point d’autre amitié entre toi et moi, que Dieu seul� C’est son amour qui doit être à jamais toute notre amitié� (XVI, 227) Cependant le directeur se trouve dans une position ambivalente lorsqu’il revendique l’amitié, à la fois parce que celle-ci suppose en principe une relation d’égalité et parce que l’affectivité entre en jeu en effet dans le développement épistolaire� Voici par exemple ce qu’en 1708 Fénelon écrit, à propos de l’oraison, au vidame d’Amiens, futur duc de Chaulnes-: Parlez-y à Dieu comme au meilleur de vos amis […]� Vous souffrez plus que vous ne souffririez si vous vous jetiez dans le sein de Dieu� […] Quoique vous me craigniez comme un loup-garou, je meurs d’envie de vous embrasser à votre passage� Aimez, s’il vous plaît, Monsieur, celui qui vous honore et aime sans mesure� (XIV, 25-26) Justement, les lettres de Fénelon respirent une sensibilité notablement vive à l’amitié, dans le cadre de l’échange spirituel ou en dehors de ce cadre 8 � 5 Fénelon, « Œuvres spirituelles », ibid., pp� 954-955� 6 Ibid., p� 606 et p� 618� 7 Chaduc, Pauline� Fénelon-: direction spirituelle et littérature, Paris, Honoré Champion, 2015, p� 358-368� 8 L’amitié spirituelle de Fénelon avec Mme Guyon et son expression posent des problèmes spécifiques que je laisse de côté� 41 Centre, cercle, embrassement : de l’amitié des hommes Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0016 Henk Hillenaar 9 avait attiré l’attention sur des lettres d’un Fénelon trentenaire, où se dit, nonobstant cette « humeur sèche et hautaine » dont s’accuse l’abbé (II, 164), l’intensité vécue d’un sentiment fusionnel, non pas avec la « pieuse amie » qu’est Mme Guyon, mais avec (on le suppose) La Marvalière, secrétaire du duc de Beauvilliers-: « Je sens un très grand goût à me taire et à causer avec M� Il me semble que son âme entre dans la mienne et que nous ne sommes tous deux qu’un avec vous en Dieu� » (à Mme Guyon, mai 1690, II, 164)� Plus caractéristique encore, cette lettre de fin 1688 écrite à un des fils de Colbert-: Je porte au fond du cœur quelque chose qui me parle toujours de vous […]-; c’est ce que j’ai senti particulièrement pendant les périls de votre campagne� […] Vous m’avez témoigné autrefois une sorte d’amitié dont l’impression ne s’efface jamais et qui m’attendrit presque jusqu’aux larmes quand je me rappelle nos conversations-: j’espère que vous vous souviendrez combien elles étaient douces et cordiales� (II, 82) Or une expression insistante de l’amitié masculine, effusive aussi bien que méditative, ressort particulièrement de la correspondance de 1711 et 1714, dans les dernières années de la guerre de Succession d’Espagne� La parole d’amitié y prend des formes tout à fait singulières, parfois paradoxales, souvent poétiques, dans un cercle d’amis choisis, réunis par la relation épistolaire autour de Fénelon pendant son exil à Cambrai� Il s’agira alors d’envisager comment, entre Fénelon et ce petit nombre d’« amis particuliers », lesquels n’ont pas forcément un statut équivalent, le discours épistolaire de l’amitié manifeste une combinaison, ou une tension, entre la conception spirituelle d’une amitié dont Dieu est le centre, et une autre modalité de la relation amicale, fondée cette fois sur la complicité entretenue dans des jeux littéraires de réécriture� Les lettres de Fénelon peuvent alors susciter un imaginaire de l’espace entre fantasme et ironie� L’ami et la mort, ou Dieu comme centre « L’œuvre de Dieu est une œuvre de mort et non pas de vie� Il faut être brisé et mis en poudre » (II, 75)� Ainsi s’énonce une doctrine de la mortification qui doit tout purifier, et dont l’expérience de la mort d’autrui constitue la pierre de touche� La correspondance de Fénelon porte précisément la mémoire de la disparition de personnes bien chères, parmi lesquelles le 9 Hillenaar, Henk� « Madame Guyon et Fénelon », dans Madame Guyon, Grenoble, Jérôme Millon, 1997, pp� 158-159� 42 Jean-Philippe Grosperrin Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0016 duc de Bourgogne certes, mais non moins l’abbé de Langeron ou le duc de Chevreuse, mort deux ans plus tard� Dans ces deux derniers cas, les lettres montrent l’intrication d’une douleur qui s’avoue et d’une méditation qui célèbre la mort à soi-même� Ami de longue date, l’abbé de Langeron est mort dans les bras de Fénelon à Cambrai le 10 novembre 1710, laissant une trace durable dans les lettres de l’archevêque, qui confie son accablement à plusieurs destinataires� À une de ses anciennes dirigées (Charlotte de Saint-Cyprien), il montre l’étendue d’un deuil auquel pourtant s’applique, réflexivement, l’acuité sévère du directeur-: J’ai ressenti la perte irréparable que j’ai faite avec un abattement qui montre un cœur très faible� Maintenant mon imagination est un peu apaisée, et il ne me reste qu’une amertume et une espèce de langueur intérieure� Mais l’adoucissement de ma peine ne m’humilie pas moins que ma douleur� Tout ce que j’ai éprouvé dans ces deux états n’est qu’imagination, et qu’amour-propre� J’avoue que je me suis pleuré en pleurant un ami qui faisait la douceur de ma vie, et dont la privation se fait sentir à tout moment� […] Hélas ! tout est vain en nous, excepté la mort à nous-mêmes que la grâce y opère� (17 janvier 1711, XIV, 318) La méditation saisit l’expérience d’une séparation irrémédiable pour célébrer un détachement salutaire-: ainsi fera Fénelon dans la lettre de consolation qu’il écrit à la duchesse de Chevreuse à la mort de son époux (XVI, 299) 10 � Quand il s’adresse à des confidents masculins, l’archevêque met cependant l’accent sur la valeur existentielle de l’amitié, en même temps que sur un danger de l’attachement à l’ami qui se trouve désormais mesuré à l’effroi de la perte-: Mon Dieu que les bons amis coûtent cher ! La vie n’a d’adoucissement que dans l’amitié, qui se tourne en peine inconsolable� Cherchons l’ami qui ne meurt point, et en qui nous retrouverons tous les autres� 11 Pareille expérience de la mort se résout en paradoxes-: « Les bons amis sont une ressource dangereuse dans la vie� En les perdant on perd trop� Je crains la douceur de l’amitié� » (XVI, 162)� S’impose alors la permanence de « l’ami qui ne meurt point », Dieu, que la tradition biblique désigne comme « l’ami 10 Cf. Fénelon� « Discours sur les croix », Œuvres, éd� cit�, t� I, p� 651� 11 Au vidame d’Amiens, XIV, 294� Cf. XVI, 23- : « Ô mon Dieu ! que la vraie amitié cause de douleur ! » (conclusion d’une lettre à Chevreuse, après la mort du duc de Bourgogne)� 43 Centre, cercle, embrassement : de l’amitié des hommes Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0016 fidèle » (XII, 245)� Ou plutôt, cet ami éternel régit une figuration suivant laquelle l’amour de Dieu constitue dans l’au-delà le point de fuite d’une amitié « de pure foi »-: Ô que nous serons heureux, si nous sommes un jour tous ensemble au ciel devant Dieu, ne nous aimant plus que de son seul amour, ne nous réjouissant plus que de sa seule joie, et ne pouvant plus nous séparer les uns des autres� (XVI, 162) Cette communion des amis, ou sa promesse, régit dès lors une scénographie de la réunion que Fénelon fait valoir en consolant la duchesse de Chevreuse de la mort de son époux, c’est-à-dire en adoptant « la double posture de l’ami compatissant et de l’interprète du “dessein secret […]” de Dieu 12 »-: Unissons-nous de cœur à celui que nous regrettons� Il nous voit, il nous aime […] Loin de l’avoir perdu, vous le trouverez plus présent, plus uni à vous […] si vous voulez bien changer en société de pure foi la société visible où vous étiez à toute heure avec lui� […] On retombe toujours dans son centre par l’acquiescement à tout ce qui nous dépossède de notre propre cœur� (XVI, 104) Retomber dans son centre, retourner au centre, cette image est fréquente dans la littérature spirituelle du temps 13 et elle reformule en la géométrisant l’idée évangélique que « le Royaume de Dieu est au-dedans de vous » (Luc XVII, 21)� Dieu est alors donné comme le centre commun dans lequel doivent converger les amitiés humaines� En mai 1714, s’adressant à son neveu le marquis, Fénelon transpose l’éloignement qui conditionne la communication épistolaire en désir d’union par la prière-: « Soyons souvent ensemble malgré la distance des lieux par le centre qui rapproche et qui unit toutes les lignes� » (XVI, 348)� Pareille représentation spirituelle et spatiale de l’amitié modelait jusqu’aux formules affectives de congé dans les lettres échangées par Fénelon et Chevreuse-: Dieu sait jusqu’où va mon zèle, mon respect, mon dévouement, ma tendresse et mon union de cœur en celui qui fait un de tout ce qui paraît le plus divisé par la distance des lieux� (XIV, 223) Je finis ceci aussi brusquement que j’ai écrit et vous embrasse de toute l’étendue de mon cœur qui se joint sans réserve au vôtre en notre unique tout� (XIV, 292) 12 Chaduc, Pauline� Op. cit., p� 453� 13 Voir Fénelon, Œuvres, éd� cit�, n o 1 de la p� 965� 44 Jean-Philippe Grosperrin Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0016 En toute logique, cette convergence spirituelle des amis dans leur centre commun - scénographie discursive fondée sur une mystique de l’unité- - aboutit à l’absorption des amitiés particulières dans le seul amour de Dieu-: Demeurons tous dans notre unique centre, où nous nous trouvons sans cesse, et où nous ne sommes tous qu’une même chose� Ô qu’il est vilain d’être deux, trois, quatre, etc� ! Il ne faut être qu’un� Je ne veux connaître que l’unité� Tout ce que l’on compte au-delà vient de la division et de la propriété de chacun� Fi des amis ! Ils sont plusieurs, et par conséquent ils ne s’aiment guère, ou s’aiment fort mal. Le moi s’aime trop pour pouvoir aimer ce qu’on appelle lui ou elle� […] chaque homme possédé de l’amour propre n’aime son prochain qu’en soi et pour soi-même� Soyons donc unis, par n’être rien que dans notre centre commun, où tout est confondu sans ombre de distinction. C’est là que je vous donne rendez-vous, et que nous habiterons ensemble� C’est dans ce point indivisible, que la Chine et le Canada se viennent joindre- ; c’est ce qui anéantit toutes les distances. (à la duchesse de Mortemart, XVIII, 154) 14 � Cependant, cette amitié sans distinction, absorbée dans la charité, efface-telle l’amitié que font fleurir des affinités électives dans un cercle choisi ? Les dernières années de la correspondance de Fénelon donnent un autre visage à l’amitié en suscitant des scénographies tout autres� Le cercle de Cambrai Les familiers de l’archevêque de Cambrai sont d’abord issus de sa famille 15 , ou de ce qu’il appelle lui-même plaisamment « mon népotisme » (XVI, 105), également uni par l’emploi de pseudonymes hypocoristiques� D’abord l’abbé Pantaléon de Beaumont (1660-1744), surnommé Panta ou « le grand abbé », fils d’une sœur de Fénelon et son « héritier universel » pour autant que sa « singulière amitié » faisait de lui « comme le meilleur fils pour son père 16 »� Le prélat témoigne une « amitié de pure foi » et une sollicitude affectueuse (incluant des conseils de stratégie mondaine) à un neveu plus jeune, Fanfan, alias le marquis Gabriel-Jacques de Fénelon (1688-1746), à qui le métier des 14 Je souligne� Cf. une lettre voisine au marquis de Blainville, frère de la duchesse-: « Nous sommes bien près les uns des autres, sans nous voir, au lieu que les gens qui se voient à toute heure sont bien éloignés dans la même chambre� Dieu réunit tout, et anéantit les plus grandes distances� C’est dans ce centre que se touchent les hommes de la Chine avec ceux du Pérou� » (XVIII, 149)� 15 Voir Correspondance de Fénelon, t� XI, p� 297 suiv� 16 Testament de Fénelon, dans Beausset, Louis-François de� Histoire de Fénelon, Paris, Louis Vivès, 1854, t� II, p� 413� 45 Centre, cercle, embrassement : de l’amitié des hommes Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0016 armes impose déplacements et blessures, propices à la relation épistolaire� À ce groupe, qui compte un abbé, frère aîné de Fanfan, s’agrège un autre militaire, qui fit carrière dans l’artillerie, Louis Camus Destouches 17 , né en 1667, donc plus jeune d’une quinzaine d’années que Fénelon, qui le rencontra en mai 1710 lors des manœuvres de l’armée des Flandres� C’est à sa mobilité entre le théâtre des opérations, quelques séjours à Cambrai et un congé annuel de maladie pour aller prendre les eaux qu’on doit le riche corpus des lettres que lui adressa Fénelon� Or la vie mondaine peu quiète de Destouches, un tempérament qu’on devine jouisseur, conduisent Fénelon à un essai discret de « direction », par insinuation à partir de remarques sur sa gloutonnerie par exemple-: Bonjour, cher bonhomme, aimez-moi comme je vous aime, vous vous aimeriez mieux que vous ne faites, car je vous aime pour votre véritable bien� Pardonnez-moi ce mot, et pensez-y si vous en avez le courage� Petit Maro, le gros Gifflard 18 et tous les miens me ressemblent par une sincère tendresse pour vous� (XVI, 213) Inscrite dans un cercle restreint de familiers, la relation d’amitié fait plus que mitiger l’ethos d’autorité ecclésiastique, non exclusif de rudesse, si fortement attesté chez Fénelon dans le cadre strict de la direction� C’est ce que confirme telle lettre à Fanfan-: Pour notre chevalier blessé, embrassez-le tendrement de ma part, en attendant que je puisse l’embrasser moi-même� […] Je ne prêche point� Mais plus j’aime quelqu’un, plus je lui désire le bien qui me paraît unique à désirer� (XVI, 79) Dans ce cercle amical représenté par la somme des lettres, la figure de Destouches, peu enclin à la dévotion, manifeste une éminence affective, libidinale même, qui le met à part� Cette amitié entre l’archevêque et le militaire est exemplaire aussi en ce qu’elle se situe à un autre niveau que la relation affective avec le marquis, et à plus forte raison que l’échange plus protocolaire de 1714 entre Fénelon et un ami de Destouches, Houdar de La Motte� « Je vous aime� Je vous désire� Si vous ne voulez pas le croire, venez le voir� » (XIV, 419)-: dans cette formule conclusive le 19 août 1711, l’ostentation énergique, au bord de l’érotisation, est l’indice de la profondeur d’un attachement, avouée d’ailleurs à Fanfan-: 17 Sur ce Destouches, ou chevalier des Touches, voir la documentation donnée dans XV, 316-319� 18 « Si petit Maro est l’abbé de Beaumont, gros Gifflard ne peut guère être que l’abbé de Fénelon, frère aîné du marquis » (Correspondance de Fénelon, XVII, 174)� 46 Jean-Philippe Grosperrin Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0016 Je croyais aimer fort tendrement M� le chevalier des Touches, et comme j’aime très peu de gens� Mais sa blessure me fait sentir que je l’aime encore bien plus que je ne le croyais� (XVI, 78) Une lettre à Destouches quelques mois avant la mort de Fénelon scrute les motifs de cette tendresse-: Si vous alliez montrer ma lettre à quelque grave et sévère censeur, il ne manquerait pas de dire-: pourquoi ce vieil évêque aime-t-il tant un homme si profane ? Voilà un grand scandale� Je l’avoue� Mais quel moyen de me corriger ? La vérité est que je trouve deux hommes en vous� Vous êtes double comme Sosie, sans aucune duplicité pour la finesse� D’un côté vous êtes mauvais pour vous-même� De l’autre, vous êtes vrai, droit, noble, tout à vos amis� (XVI, 322) Ce faisant, le phénomène le plus remarquable dans ces lettres est l’appui constant du discours d’amitié sur la citation des poètes latins-: Il me tarde de vous embrasser� […] Je ne dirai jamais comme Horace-: Tamen illic vivere mallem-; Oblitusque meorum, obliviscendus et illis, Neptunum procul e terra spectare furentem. J’aime mieux la conversation douce d’un ami, que Neptune en courroux� Ô vous que j’aime sans savoir pourquoi, soyez sage, si vous le pouvez, et alors je serai sage de vous aimer tant� (XVI, 86) Si, en l’occurrence un je ne sais quoi de la dilection fait mine de récuser Horace (Épîtres, I, 11, v� 8-10), les lettres de Fénelon réactivent pourtant, et résolument, une scénographie de la « conversation douce » sans instance féminine, où se retrouvent Horace, Virgile et leurs familiers des années 1710, eux-mêmes enclos dans un cercle à l’écart de la cour et de la ville� En cela l’échange des lettres construit bel et bien un lieu sui generis de l’union amicale, à la fois hyperlittéraire et ancré dans la réalité� Le 10 mars 1714, le traité de Rastatt tout juste signé, Fénelon écrit à Destouches-: La paix me fait espérer la joie que vous me promettez-; o qui complexus ! Mais à propos de cet endroit d’Horace que vous citez, d’où vient que vous avez fait connaissance avec lui ? Virgile, votre ancien favori, en sera jaloux� […] Il me semble que je vous vois amicum tempus agens� Ces mots sont faits pour vous, et vous peignent au naturel� Mes trois neveux-: Petit Maro, Gifflard et Boiteux 19 19 Boiteux désigne Fanfan blessé, mais le surnom Petit Maro pour l’abbé de Beaumont procède probablement d’un jeu de mots entre maraud et l’autre nom de Virgile� 47 Centre, cercle, embrassement : de l’amitié des hommes Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0016 sont charmés de votre souvenir� […] Quoique je proteste contre vos goûts frivoles, je ne puis me corriger de vous aimer tendrement� Tecum vivere amem, tecum obeam libens� (XVI, 309) Ces fragments d’Horace assemblés dans le texte 20 médiatisent et autorisent l’expression insistante de l’attachement, opérant ainsi « une complicité simultanément culturelle et affective 21 » comparable à ce qu’illustreront les lettres du jeune Voltaire� Or cette économie de mise à distance et de communion suppose des glissements-: ce qui chez Horace était personnification du soir 22 s’applique ici au destinataire, tandis que l’épistolier s’approprie la conclusion amoureuse, par une voix de femme, d’une ode où le poète aurait « trouvé le secret de mêler avec la galanterie fine et aisée de la Cour, la simplicité naturelle et naïve des Dialogues rustiques 23 »� Où s’affirme, à l’abri du cercle amical et cultivé, un reflux du discours ascétique au profit de la poésie profane, ou plutôt de sa plasticité parodique dans l’esprit de la galanterie, distinct de l’usage des citations latines dans la lettre humaniste 24 � Comme en marge de la gravité doctrinale, le discours épistolaire répond alors à une fonction expresse de « badinage » qui prend le relais des conversations de vive voix 25 -; non pas de ce « badinage » qui module la spiritualité d’enfance dans la correspondance avec Mme Guyon, mais d’une autre forme de travestissement littéraire, propre à ménager un espace « particulier 26 » où affect partagé et plaisir du jeu s’entrelacent sous l’égide de l’imaginaire antique� 20 Dans l’ordre-: Satires, I, 5, v� 43-; Odes, III, 6, v� 43-44-; Odes, III, 9, v� 24� 21 Haroche-Bouzinac, Geneviève� Voltaire dans ses lettres de jeunesse (1711-1733), Paris, Klincksieck, 1992, p� 160� 22 Voir la remarque d’André Dacier sur « amicum tempus agens »- : « Il appelle le soir ami des Laboureurs, parce qu’il fait cesser leur travail » (Œuvres d’Horace, Paris, Ballard, 1709, t� III, p� 181)� 23 Ibid., p� 222� 24 Pour une précédente approche de cet aspect dans les lettres de Fénelon, voir Grosperrin, Jean-Philippe� « Enjouement, élégie, énigme� Remarques sur l’écart parodique dans Fénelon », Littératures classiques, n° 74 (2011), pp� 178-188� 25 « M� des Touches a demeuré ici plus de quinze jours� Le badinage et la bonne amitié ont été en perfection » (12 juillet 1714, à Fanfan, XVI, 364)� 26 « Particulier, […] qui n’appartient qu’à certaines choses, ou à certaines personnes-; […] signifie aussi quelquefois, Singulier, extraordinaire […]� Il se dit aussi de ce qui est séparé, de ce qui est à part » (Dictionnaire de l’Académie, 1694)� 48 Jean-Philippe Grosperrin Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0016 Petits jeux épistolaires entre amis On examinera ici le « badinage » à base de citations poétiques recontextualisées quand il trace des scénarios de fantaisie, où l’imaginaire bucolique se combine à la topique horatienne de l’amitié, pour caractériser ce cercle restreint� L’horizon des lettres à Destouches est un otium à l’antique, celui qu’on retrouverait dans Les Aventures d’Aristonoüs 27 , mais avec pour ombres tutélaires Horace et Virgile, poètes amis� C’est déjà un vers des Géorgiques qui fournit l’expression « ignobilis oti » (« retraite obscure 28 » ou sans gloire) pour désigner par plaisanterie la « cellule » de Destouches au palais archiépiscopal, dans « une honnête fainéantise » (XIV, 425-426)� L’épistolier appelle surtout des retrouvailles calquées sur ces vers fameux d’Horace-: nous trouvâmes à la dînée […] Plotius, Varius et Virgile, trois des plus honnestes gens qu’il y ait au monde, & pour qui personne ne sauroit avoir plus d’attachement & plus d’amitié que moi� Quels embrassemens ! Quels transports de joye ! [O qui complexus, et gaudia quanta fuerunt ! ] Pendant que les Dieux me conserveront la raison, je ne trouverai rien de comparable à un bon ami� 29 Fénelon se plaît à citer, quasi rituellement, la seule exclamation « O qui complexus ! 30 »- : la parole d’amitié est ici désir d’embrassement, que l’emprunt latin esthétise et solennise tout ensemble� Or ce même vers se combine à d’autres emprunts poétiques, et notamment à la satire d’Horace (II, 6) faisant miroiter un otium idéal dans une heureuse retraite à la campagne, afin que la lettre déploie, in angustiis, une scénographie pastorale� Ainsi le 7-avrie 1712, quelques semaines après la mort du duc de Bourgogne-: Il faut que je vous aime bien pour désirer avec impatience de vous voir-: O qui complexus, et gaudia quanta ! Il me coûtera néanmoins bien cher de vous revoir-; car vous ramènerez avec vous les horreurs de la guerre� Je regardais cette reine Anne comme Minerve qui tient le rameau d’olive� Mais si elle tarde encore un peu, notre pays sera ravagé pour dix ans� Mais quoi ? avez-vous cru que je puisse vous oublier, Dum memor ipse mei, dum spiritus hos reget artus ? J’envie à l’abbé de B[eaumont] les heures où vous soupez ensemble-: O noctes cœnæque Deum ! … (XVI, 39) 27 Fénelon, Œuvres, éd� cit�, t� I, p� 254� 28 Géorgiques, IV, v� 365- : « Et moi je jouissais d’une retraite obscure » (trad� Jacques Delille, Paris, Claude Bleuet, 1770, p� 303)� 29 Satires, I, 5, v� 40-44, trad� André Dacier, Œuvres d’Horace, op. cit., t� VI, p� 341� 30 « Quand vous reviendrez, O qui complexus ! […] Cherchez qui vous aime plus que je ne fais » (XVI, 91)� Cf. XVI, 350 (à l’abbé de Beaumont cette fois)� 49 Centre, cercle, embrassement : de l’amitié des hommes Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0016 La dernière citation (Satires, II, 6, v� 65) exprime la nostalgie des repas et des nuits passés en amitié et fait pendant à la première-; entre les deux surgit un vers que Virgile met dans la bouche d’Énée quittant Didon 31 , et qui vient ici colorer autrement l’affectivité du discours, s’il est vrai que le jeu d’emprunt paraît ici sérieux, ou du moins ambigu dans la mesure où il fait consonner l’amitié horatienne avec une illustre frustration érotique� Nouveau jeu de mosaïque entre Horace et Virgile le 11 mai 1714-: Je veux être avec vous, et vous avoir studiis florentem ignobilis oti� Je suis prêt à m’écrier-: Quando te aspiciam ? quandoque licebit ? etc� Nous parlerons à cœur ouvert sur mille choses-; mais donnez-moi un temps libre, puisque vous voulez venir� Tempus inane peto etc� Ce n’est point un compliment que je vous fais-: c’est un arrangement que je fais pour jouir à ma mode de votre amitié� Elle m’attendrit au-delà de toute expression� Fr� Ar� D� de C� (XVI, 341) « Quand te reverrai-je ? … »- : Horace à l’origine s’adressait à sa chère campagne (« O rus 32 … »), et voilà un nouveau glissement, confirmé par la citation suivante, qui fait intervenir cette fois Didon suppliant le héros de prolonger son séjour 33 � En l’occurrence, le second degré du propos est inséparable d’un « art de jouir » de l’ami - « artemque fruendi », comme dit encore une formule horatienne qu’affectionne Fénelon dans ses lettres à Destouches, mais ici moins rapportée à une « douce philosophie qui sache user des biens » (XVI, 117) qu’à l’expression assumée d’une tendresse dont les harmoniques font songer au désir élégiaque d’Idoménée de « posséder » Télémaque à Salente et à l’arrangement qu’il imagine (Télémaque, livre XVII)� Cette tendresse s’enveloppe ailleurs dans des parodies nettement badines, elles, jusque dans leurs équivoques-: Je le vois bien, berger inconstant et volage, vous cherchez des prétextes pour rompre avec moi� Ah, Corydon, Corydon, quæ te dementia cepit ! 34 Les amusements de Paris vous dégoûtent de tout le reste� Vous avez oublié nos plaisirs rustiques� Quem fugis, ah, demens ! habiratunt Di quoque silvas 35 . Je suis honteux de ce que vos appétits gloutons vous attachent à ces jolis repas où vous 31 Énéide, IV, v� 336-: « Tant que je me souviendrai de moi-même, tant qu’un souffle animera ce corps » (trad� Jacques Perret, Paris, Les Belles Lettres, 1980)� 32 Satires, II, 6, v� 60-62� Le passage est cité dans la Lettre à l’Académie, assorti de ce commentaire-: « Je suis attendri […] pour la solitude d’Horace » (éd� Ernesta Caldarini, Genève, Droz, 1970, p� 80)� 33 Énéide, IV, v� 433� 34 Bucoliques, II, v� 69-: « Ah, Corydon, Corydon, quelle démence t’a pris ! »� 35 Ibid., v� 60-: « Ah, qui fuis-tu, fou que tu es ! Les dieux aussi ont habité ces forêts »� 50 Jean-Philippe Grosperrin Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0016 joignez l’enjouement à la friandise� Mais je serai bientôt vengé, et vous vous empoisonnerez de bonne chère� Omnibus ombra locis adero- ; dabis, improbe, pœnas 36 . C’est à Cambrai qu’on est sobre, sain, léger, content, et gai avec règle� O tantum libeat mecum tibi sordida rura Atque humiles habitare casas 37 . Raccommodons-nous� Je vous passe la folie de votre lettre� La folie ne vous sied pas mal� […] Votre badinage a son élégance� Vous le sentez, et vous en êtes un peu vain� Mais n’importe, je veux bien vous prendre avec vos défauts� […] Tecum vivere amem… Vous voyez que votre badinage est contagieux� (XVI, 421) Texte étonnant, et rien n’est moins simple� Même l’éloge virgilien des humbles campagnes - figure assez douteuse du train de l’archevêché- - est recouvert par l’esprit mondain, « moderne », pour ne pas dire néo-précieux, d’une parodie de pastorale où le prélat épistolier emprunterait à la fois le masque du berger amoureux d’Alexis, les accents d’une Didon héroïcomique et, unifiant le tout, un ethos assez féminin d’ironie aristocratique - Gustave Lanson, avec ses préventions, aurait dit de « coquetterie 38 »� La dominante bucolique des vers cités n’est pas destinée ici à construire un lieu idéal, nostalgique et philosophique, de l’amitié, mais à érotiser la représentation, sa gaieté galante� Comme dans le billet affectueux en latin (« amor in te meus ») que Fénelon adresse à Destouches le 29 avril 1712, tissu de formules horatiennes (« dulcissime rerum » y relaie « dimidium animae meae ») et de mots tardifs, l’artifice ostentatoire de la composition, son accent ironique, contiennent à la fois « de grandes vérités » et « de la tendresse qui vous paraîtrait bien précieuse » (XVI, 44)� En somme, la vérité de ces « petits jeux épistolaires » (XVI, 416) est qu’un tel « badinage » n’est jamais innocent� Comme la fable dans le Télémaque, cette mosaïque d’échos et de détournements permet d’exprimer « ce qui ne pouvait se dire autrement 39 »� Car ces jeux de la correspondance sont d’autant plus précieux, c’est-à-dire nécessaires, qu’ils se détachent sur un fond de tristesse et de deuil-: la guerre en Europe, la disparition des dauphins en 1712, un climat diffus « fin de siècle »� « Heureux d’ignorer ce qui trouble le repos du monde » (XVI, 322)-: le 12 avril 1714, cette référence souriante à 36 Énéide, IV, v� 386 (imprécations de Didon)� 37 Bucoliques, II, v� 28 (Corydon)-: « Ô si seulement il te plaisait d’habiter avec moi ces campagnes misérables et ces humbles cabanes ! » 38 « Les hommes qui ont écrit les lettres les plus charmantes, Cicéron, Fénelon, Voltaire, sont précisément ceux qui ont eu des nerfs et une coquetterie de femmes » (cité dans Haroche-Bouzinac, Geneviève� L’Épistolaire, Paris, Hachette, 1995, p� 11)� 39 Le Brun, Jacques� « Les Aventures de Télémaque-: destins d’un best-seller », Littératures classiques, n° 70 (2009), p� 146� 51 Centre, cercle, embrassement : de l’amitié des hommes Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0016 la Querelle d’Homère, juste après un passage où Fénelon rejoue avec Destouches la rencontre d’Énée et d’Andromaque 40 , est comme l’avers d’un sentiment désabusé, qui donne sa pleine valeur au commerce épistolaire� Aussi bien, l’horizon de ces lettres reste la mort, en particulier le fantasme de mourir avec l’ami, en germe lui aussi dans l’ode dialoguée d’Horace (« Tecum vivere amem, tecum obeam libens »), concordant d’ailleurs avec les amitiés qui fleurissaient alors dans le théâtre des jésuites� Se dessine alors une autre scénographie de l’insularité, où la réunion dans l’au-delà ne coïncide plus avec les représentations de la tradition spirituelle, mais avec une île des morts qui réinterprète les îles fortunées d’Horace 41 � Là peut-être se boucle un circuit profond des lettres de Fénelon� La duchesse de Bourgogne vient de périr quand il écrit à Destouches-: Autre malheur pire que la fragilité de la vie-; c’est cette humeur ombrageuse et cette âpreté sur l’intérêt, qui rend presque tous les hommes incompatibles entre eux� Allons-nous-en, vous et moi avec une demi-douzaine de bonnes gens francs et paisibles dans quelque île déserte, où nous renouvellerons l’âge d’or 42 � Mais il faudrait nous y enterrer tous à la fois, car que deviendraient les survivants ? (XVI, 22) Et pour la Toussaint 1713, après la mort d’un des cousins de Destouches-: On serait tenté de désirer que tous les bons amis s’entendissent pour mourir ensemble le même jour- ; ou pour mieux faire, à l’exemple de Philémon et Baucis, l’un devrait devenir chêne au moment où il verrait l’autre auprès de lui devenir tilleul� Ceux qui n’aiment rien voudraient enterrer tout le genre humain, les yeux secs et le cœur content� Ils ne sont pas dignes de vivre� Il en coûte beaucoup d’être sensible à l’amitié� Mais ceux qui ont cette sensibilité seraient honteux de ne l’avoir pas, et ils aiment mieux souffrir que d’être insensibles� (XVI, 255) Cette sensibilité particulière, amie des fables (songeons à la fin des Aventures d’Aristonoüs), neutralise en Fénelon le directeur, le « conducteur des âmes » par vertu de « condescendance 43 », pour laisser place à ce conducteur vers un pays amène et rêvé dont la lettre d’amitié imagine les frontières, loin de la parure codifiée et de l’euphorie conventionnelle qu’affichait l’« Ode à Germigny » en 1687 (II, 70-71)� 40 Cf. Énéide, III, v� 310-316 et 493-495� 41 Cf. la fameuse lettre de Fénelon à Bossuet, II, 49� 42 Cf. XVI, 321- : « J’ai vu le fond de votre cœur, mon cher bonhomme […]� C’est renouveler les amitiés de l’âge d’or au milieu d’un siècle de fer »� 43 Chaduc, Pauline� Op. cit., pp� 173-174� 52 Jean-Philippe Grosperrin Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0016 Marquée par une spiritualité ascétique de l’amitié, la correspondance de Fénelon offre aussi, pour transposer sa propre formule, un « arrangement à sa mode » qui permet d’accorder l’authenticité d’une sensibilité personnelle, exprimée comme vitale, avec les plaisirs de l’enjouement et (osons employer un terme toujours suspect dans Fénelon) du brillant� Repensé, redéfini dans son decorum, embrassant les figures d’une mémoire littéraire pour dire le présent et la vulnérabilité affective, le discours épistolaire organise un lieu discursif propre à une amitié particulière, ou propre à « un excès d’amitié » (XVI, 117)� Le commerce avec Destouches, nourri des poètes anciens qui, sur le sujet de l’amitié, « connaissaient des délicatesses que nous ignorons 44 », témoigne aussi d’une surenchère dans la complicité qui semble devoir conjurer l’absence angoissante de réciprocité qui définit « l’amour pur et désintéressé 45 »� La correspondance de Fénelon réverbère ainsi, concurremment au Télémaque, « une nostalgie de la possession des choses, compensée par un rêve d’indistinction 46 »� Dans les lettres à Destouches, il ne s’agit pas tant de dissiper une « ombre de distinction » que de répéter la mise en scène d’embrassements figurés - mise en scène qui distingue l’épistolier autant que son destinataire� S’il est vrai que cette époque a pu penser l’amitié aristocratique « comme une relation érotique d’essence mâle 47 », ce serait peut-être fausser l’économie du jeu épistolaire que d’appliquer strictement un tel constat aux fabulations épistolaires de Cambrai� La distance, l’absence, le sentiment mélancolique de l’évanescence des choses et des êtres, l’incorporation d’Horace et de Virgile enfantent une scénographie qui autorise celui qui signe « Fr� Ar� D� de C� » à mitiger sa dignité de prince de l’Église par les tours savamment galants d’une « plaisanterie » non exclusive, bien au contraire, d’un sentiment élégiaque� Car qui embrasse sait avec l’Ecclésiaste (III, 5) qu’« il y a toujours temps d’embrasser et temps de s’éloigner des embrassements »� O qui complexus ! Complexus, ce qui est tissé ensemble, pris dans le même tissu-: le jeu et le deuil, le « fond du cœur 48 » et les masques, la lettre et l’esprit� 44 Les Poésies d’Horace, trad� du P� Sanadon, Paris, Chaubert, 1728, t� II, p� 195� 45 Je reprends ici une remarque de Jacques Le Brun lors du colloque de Strasbourg� Qu’il en soit remercié� 46 Berlan, Françoise� « Lexique et affects dans le Télémaque-: la distance et l’effusion », Littératures classiques, n° 70 (2009), p� 22� 47 Daumas, Maurice� Des trésors d’amitié-: de la Renaissance aux Lumières, Paris, Armand Colin, 2011, p� 209� 48 « J’ai vu le fond de votre cœur, mon cher bonhomme » (à Destouches, 12 avril 1714, XVI, 321)� Voir Papàsogli, Benedetta� Le « Fond du cœur »-: figures de l’espace intérieur au XVII e siècle, Paris, Honoré Champion, 2000�