Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.2357/OeC-2018-0017
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Le goût de Fénelon
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Emmanuel Bury
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Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0017 Le goût de Fénelon Emmanuel Bury Sorbonne Université / CELLF Poser la question du « goût » de Fénelon soulève immédiatement le problème du choix de ce terme pour définir le sens esthétique de l’écrivain et du prélat- ; dans l’ouvrage qu’il a consacré au Goût de Voltaire, R� Naves expliquait qu’il avait choisi ce mot pour éviter des expressions comme « idées littéraires », « esthétique » ou « doctrine »� Il justifiait le choix de ce mot « souple » qui permettait d’échapper à la rigidité de la doctrine, de ce mot « concret » qui échappait au risque de la spéculation esthétique et du mot « humain » qui évitait une conception banale de la critique littéraire 1 � En désignant le « goût de Voltaire », le mot a aussi le mérite de concerner autant le goût d’une époque que le goût singulier d’un homme� De surcroît, comme l’a montré C� Chantalat, le mot « goût » est un mot clé de l’époque, une métaphore reçue depuis les années 1660 pour désigner à la fois la faculté de discernement qui permet de percevoir les qualités et les défauts d’une chose, et le résultat de l’exercice de cette faculté (le « goût des honnêtes gens », le « goût du siècle ») 2 � Il appartient de plein droit à l’esthétique de la vie mondaine telle qu’on la trouve formulée sous les plumes d’un Méré, d’un Saint-Évremond ou d’un Bouhours 3 - : c’est donc un « mot à la mode » dans les années 1680-1690, parfaitement contemporain de la vie et de l’œuvre de Fénelon� La Querelle des Anciens et des Modernes en voit l’usage de part et d’autre-: l’Abbé du Parallèle de Perrault y voit, au nom des Modernes, un juste équilibre entre l’instinct et la raison, et Anne Dacier déplore, au nom des Anciens, la Corruption du goût dont l’époque serait le témoin� Dans les deux cas, le « goût » apparaît comme le mot clé pour désigner une subtile négociation entre la raison et l’instinct� Il est significatif de voir qu’E� Carcassonne, pour parler du pan esthétique des œuvres et 1 Naves, Raymond� Le Goût de Voltaire, Paris, Garnier Frères, s� d�, pp� 1-2� 2 Chantalat, Claude� À la recherche du goût classique, Paris, Klincksieck, 1991, chap� I, pp� 17-27� 3 Chantalat, op. cit�, chap� II, « Les honnêtes gens et la notion de goût », pp� 29-35� 54 Emmanuel Bury Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0017 de la pensée de Fénelon, utilise l’expression « l’homme de goût » 4 � Enfin, il convient d’ajouter, dans le cas de Fénelon, l’importance du mot « goût » dans le domaine de la spiritualité- : le pur amour n’est-il pas la quête du « goût de Dieu » ? L’image de la nourriture et du goût - au sens le plus concret du mot - est constamment présente sous la plume de Madame Guyon� Dans le Moyen court (1686), la méditation est présentée comme une nourriture qu’il faut digérer et goûter-: « il faut [vous] tenir arrêté à l’endroit que vous lisez tant que vous y trouvez du goût », écrit-elle 5 � Ce terme complexe et nuancé semble donc assez bien convenir à la physionomie intellectuelle, spirituelle et sentimentale de Fénelon� De fait, comme nous allons le voir, le mot « goût » permet d’embrasser la diversité des aspects de sa réflexion sur les effets de l’art, au sens le plus large du terme� Il permet aussi de rendre compte d’une expérience de la sensibilité singulière de l’écrivain� Enfin, ce goût singulier peut être envisagé comme un symptôme du « moment 1700 », dont Fénelon est à la fois un témoin précieux et un acteur de premier plan� Fénelon s’est préoccupé durant toute sa carrière de la question du goût, et on pourrait presque parler d’un corpus « esthétique » qui se dessine au fil de son œuvre� Cela commence dès les Dialogues sur l’éloquence (1679), et se poursuit dans les Dialogues des morts (1692-1695) où l’on trouve aussi bien des jugements sur l’éloquence ( XXXi , Cicéron et Démosthène) que sur les arts plastiques ( lii , Parrhasius et Poussin, liii , Léonard de Vinci et Poussin)-; on cite volontiers, parmi les Opuscules pédagogiques, les « Sentiments sur différents tableaux », et, enfin, la Lettre à l’Académie (1714) témoigne à la fois de l’esthétique littéraire de Fénelon et des affinités que celle-ci entretient avec l’art en général 6 � Dans une étude ancienne sur Fénelon critique d’art, Paul Bastier insistait sur le fait que Fénelon a su ressaisir « le lien intime des arts plastiques avec l’éloquence et la poésie 7 »� Cela s’accorde particulièrement avec la notion de goût qui favorise la porosité entre les différents domaines 4 Carcassonne, Ély� État présent des travaux sur Fénelon, Paris, Les Belles Lettres, 1939 et Fénelon, Paris, Boivin-Hatier, 1946 (« Connaissance des lettres », 18), respectivement les chapitres « L’Écrivain et l’homme de goût » en 1939 et « L’artiste et l’homme de goût » en 1946-; voir Bury, Emmanuel� « Le Fénelon d’Ély Carcassonne », Lectures et Figures de Fénelon, dans Charles-Olivier Stiker-Métral et François Trémolières (dir�), à paraître� 5 Guyon, Jeanne-Marie� Moyen court et très-facile de faire oraison que tous peuvent pratiquer tres-aisement, Lyon, Briasson, 1686, cité par E� Carcassonne, op. cit., 1946, p� 37� 6 On se reportera à l’édition des Œuvres de Fénelon dans l’édition procurée par Jacques Le Brun, Paris, Gallimard, 1983 (t� 1) et 1997 (t� 2), « Bibliothèque de la Pléiade »-: Dialogues sur l’éloquence, t� 1, pp� 1-87, Dialogues des morts, t� 1, pp� 277- 510, « Sentiment sur différents tableaux », dans les Opuscules pédagogiques, t� 1, pp� 267-268-; Lettre à l’Académie, t� 2, pp� 1134-1197� 7 Bastier, Paul� Fénelon critique d’art, 1903, p� 7� 55 Le goût de Fénelon Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0017 du jugement et de l’émotion esthétique� Bastier ajoute que « toutes les fois que Fénelon écrivit quelque chose de suivi, il y fit place à l’art 8 »� Et dans ces différents domaines, l’attention à l’effet est première, avec le verbe clé de « toucher » ou « touchant » pour désigner la qualité d’une œuvre d’art- : cette prééminence du movere (complémentaire du docere et du delectare dans les fins canoniques de l’art oratoire) dans l’évaluation esthétique explique pourquoi le sentiment, l’imagination et la sensibilité sont promus comme les principales valeurs dans ce domaine� Cela a parfois amené à considérer Fénelon comme un « homme de transition », qui annoncerait le culte de la sensibilité qui va se développer au Xviii e siècle 9 � A propos des textes où il est question de critique d’art, Bastier dresse même un parallèle avec Diderot, dont Fénelon serait un précurseur, notamment dans l’intérêt qu’il montre pour l’étude des passions et de leur expression par les arts plastiques 10 � Face à un tableau attribué à Titien, les critères de Fénelon sont le « noble », le « touchant », et il en loue « l’expression heureuse »� En revanche, il note, à propos d’un tableau de jeunesse de Poussin-: « Cela ne m’a guère touché »� Ces deux pages qui témoignent d’une visite que Fénelon a faite à Chantilly, où il a pu voir la collection de tableaux du prince de Condé, sont exemplaires de sa manière de juger les œuvres d’art-: on perçoit son goût de l’équilibre, quand il juge d’une tête qu’elle n’est pas « assez morte » - de même qu’une Vénus ne lui semble pas « assez Vénus » - ou quand, devant une toile de Van Dyck, il considère que « Mars est trop grossier » et Vénus « trop maniérée »� Il est sensible à la réussite du geste pictural, même face à un ouvrage qu’il juge « médiocre », comme le Christ avec deux apôtres d’Antonio Moro-: « les airs de tête n’ont rien de noble, et sont sans expression, mais cela est bien peint-; c’est une vraie chair 11 »� L’implication du spectateur est soulignée par des notations précises, comme on le voit dans cette remarque qui clôt l’évocation rapide d’un autoportrait du même Moro-: « Il est enveloppé d’une robe de chambre noire, qui est ample, et avec tant de gros plis, qu’on croit le voir suer sous tant d’étoffe� » Cette sensualité de l’évaluation renvoie bien au goût comme à un sens physique, plus sûr qu’une analyse rationnelle et abstraite� Cela est net dans l’analyse d’un paysage de Poussin, où le spectateur se projette insensiblement-: 8 Bastier, op. cit., p� 9� 9 Ce sont les termes qu’emploie Gottfried Landolf, dans son Esthétique de Fénelon, Zürich, Leeman, 1914, p� 13, et conclusion, p� 157-; ce dernier voit en Fénelon un précurseur du romantisme, chez qui, comme chez Chateaubriand ou Lamartine, le « sentiment religieux se transforme souvent en sentiment esthétique » (p� 20)� 10 Bastier, op. cit�, chap� III, « Fénelon critique d’art », pp� 41-42� 11 « Sentiments sur différents tableaux », éd� cit�, pp� 267-268� 56 Emmanuel Bury Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0017 C’est un paysage d’une fraîcheur délicieuse sur le devant, et les lointains s’enfuient avec une variété très agréable� […] Il y a sur le devant une île, dans une eau claire qui fait plusieurs tours et retours dans des prairies et dans des bocages où l’on voudrait être, tant ces lieux paraissent aimables� L’incidence du spectacle sur la volonté du spectateur (« on voudrait [y] être ») est une marque certaine de l’effet agréable produit par l’image qui semble effacer le caractère fictif et artistique de la représentation pour tendre vers une expérience réellement ressentie du locus amoenus 12 � Fénelon donne ici le sentiment d’une lecture « sensible » de la peinture qui serait dénuée de toute distance critique (et savante)� « Je parle en ignorant », ajoute-t-il presque aussitôt, comme si le goût et le plaisir éprouvé face au paysage impliquaient une « immersion » dans l’œuvre dénuée de toute médiation rationnelle� On songe ici aux remarques de R� Naves sur le caractère « spontané » du goût, qui jouit des formes sans se soucier de doctrine- ; Naves cite Burke à cette occasion, qui alléguait la formule de Térence, elegans formarum spectator (« un juge délicat de la beauté des objets »), en soulignant tout ce que cela désigne, en-deçà de toute affirmation proprement culturelle-: « la simplicité de l’acte vivant 13 »� Au demeurant, cela rejoint un paradigme dominant de l’époque, celui de l’honnête homme, qui ne se pique ni d’érudition, ni d’abstraction excessive en matière de jugement de goût, dénonçant l’artifice d’un filtre culturel trop visible-; comme l’a écrit le P� Bouhours, dans la Manière de bien penser, le goût est un « sentiment naturel qui tient à l’âme, indépendamment de toutes les sciences que l’on peut acquérir 14 »� L’ignorance dont se pare Fénelon n’est rien d’autre que cela-: la capacité à émettre un jugement esthétique en-deçà de toute culture acquise� Dès lors, ce qui compte, c’est l’expérience singulière de l’œuvre� En effet, comme l’écrit Saint-Évremond, dans ses Observations sur le goût, l’expérience est capitale dans l’apprentissage du jugement en cette matière-: Le point le plus essentiel est d’acquérir un vrai discernement et de se donner des lumières pures� La nature nous y prépare, l’expérience et le commerce des gens délicats achèvent de nous y former� A ce propos, il est significatif de voir que Fénelon fonde toujours ses réflexions en matière d’arts plastiques sur des artistes bien identifiés (Poussin, Titien, Mignard, Van Dyck) et des œuvres précises (Apollon des Médicis, Hercule 12 Cf� le Dialogue des morts, liii (« Léonard de Vinci et Poussin ») sur un paysage analogue-: « Ce bocage a une fraîcheur délicieuse� On voudrait y être� », éd� cit�, p� 433� 13 Naves, op. cit�, p� 4� 14 Bouhours, Dominique� La Manière de bien penser dans les ouvrages d’esprit, Paris, 1687, cité par Naves, op. cit�, p� 56� 57 Le goût de Fénelon Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0017 de Farnèse)� Dans les Dialogues des morts, par exemple, Poussin décrit les Funérailles de Phocion à Parrhasius et son Cadmus ou le Paysage au serpent à Léonard de Vinci 15 � Loin de se contenter d’une ekphrasis tout oratoire, on voit Poussin-Fénelon sensible au coloris et aux effets de lumière- ; il rend notamment compte de la perspective atmosphérique, dont Léonard a été le premier grand théoricien 16 � Ainsi, Fénelon, même lorsqu’il parle du point de vue de l’artiste qui est censé avoir peint la toile, décrit l’expérience esthétique de l’œuvre que peut éprouver un spectateur non averti, c’est-àdire l’effet qu’elle produit, avant de louer l’art qui produit cet effet� Cette attention à l’effet correspond aux réserves que Fénelon émet contre l’art qui se donne à voir� Analogue et symétrique à l’affirmation de l’ignorance qui favorise une sensibilité directe face à l’œuvre, la mise en garde contre un art qui trahit ses procédés est récurrente sous la plume de Fénelon� Il adresse notamment ce genre de reproche au style « gothique », dont les sculptures raffinées et virtuoses sont comparées à des « sophismes », formule frappante qui indique le parallèle sous-jacent que Fénelon esquisse entre l’éloquence et les arts plastiques 17 � Il existe en effet, aux yeux de notre auteur, un mauvais usage de l’ingéniosité - les concetti - en art comme en littérature� C’est précisément à ce propos que Fénelon emploie l’expression de « mauvais goût »-: Cette architecture qu’on appelle gothique nous est venue des Arabes- ; ces sortes d’esprits étant fort vifs et n’ayant ni règle ni culture, ne pouvaient manquer de se jeter dans de fausses subtilités� De là leur vint ce mauvais goût en toutes choses� Ils ont été sophistes en raisonnements, amateurs de colifichets en architecture, et inventeurs de pointes en poésie et en éloquence� Tout cela est du même génie� 18 On voit bien dans ce jugement ce qui, aux yeux de Fénelon, constitue l’arrière-plan de ce mauvais goût-: il s’agit moins de laideur que de fausseté� De fait, il ne s’agit pas alors exclusivement d’un enjeu esthétique, car ce qui importe, du point de vue de Fénelon, c’est la vérité, que de tels sophismes menacent� On songe ici aux remarques faites par Françoise Berlan à propos de la « naïveté » chez Fénelon- : elle insiste sur le fait que cette qualité expressive, souvent soulignée comme un mérite, correspond à l’appréciation 15 Dialogues des morts, éd� cit�, respectivement pp� 427-432 et pp� 433-436� 16 Dans le dialogue, Poussin formule explicitement ce qu’il doit aux « règles » formulées par Léonard, op. cit�, p� 436� 17 Voir le second Dialogue sur l’éloquence, éd� cit�, p� 55, à propos des ornements gothiques- : « Voilà en architecture ce que les antithèses et les autres jeux de mots sont dans l’éloquence� » 18 Ibid�, pp� 55-56� 58 Emmanuel Bury Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0017 d’une « fidélité au réel » - conforme à la conception de la naïveté que se faisait le premier Xvii e siècle� Cela va de pair, rappelle F� Berlan, avec la défense du naturel que l’on trouve dans le second Dialogue sur l’éloquence, où une critique analogue de l’art « grossier » qui se laisse voir était opposée à l’art du poète-peintre (en l’occurrence Homère et Virgile) qui « met toute sa gloire à ne point paraître »-: comme un peintre songe à vous mettre devant les yeux les forêts, les montagnes, les rivières, les lointains, les bâtiments, les hommes, leurs aventures, leurs actions, leurs passions différentes, sans que vous puissiez remarquer les coups de pinceaux� 19 L’analogie avec la peinture, et l’usage du verbe « peindre » par Fénelon pour désigner la force de l’expression a été mise en lumière par la critique 20 - : le terme en vient même à remplacer, dans le cadre rhétorique, le delectare (plaire) de la triade classique (docere, delectare, movere) à laquelle nous faisions allusion à l’instant, comme l’a suggéré François Trémolières 21 � Cela met en avant la force persuasive de l’imagination- : « Peindre, c’est non seulement décrire les choses, mais en représenter les circonstances d’une manière si vive et si sensible, que l’auditeur s’imagine presque les voir 22 »� On retrouve ici implicitement une référence à l’art de l’hypotypose, qui repose précisément sur l’energeia (la vivacité)� Mais ce qui fait la valeur de ce terme est qu’il comporte à la fois une valeur affective et la connotation de la fidélité au réel-: ce qui plaît est ce qui est vrai� Lorsqu’il loue l’art de Raphaël, dans la Lettre à l’Académie c’est paradoxalement parce que son art vise à tromper parfaitement le spectateur, et lui faire prendre le tableau pour la vérité même 23 � C’est à cette impression profonde que correspond l’expression que nous avons déjà relevée dans les jugements esthétiques 19 Dialogues sur l’éloquence, II, éd� cit�, p� 37- ; cf� Berlan, Françoise� « Fénelon et la “naïveté”-: constantes et évolutions des Dialogues sur l’Éloquence (vers 1687) à la Lettre à l’Académie (1714) en passant par le Télémaque (1699) », L’Information grammaticale, n o 65 (1995), pp� 17-21� 20 À commencer par Françoise Berlan dans l’article cité à l’instant, p� 18� 21 Trémolières, François� « Rhétorique profane, rhétorique sacrée- : les Dialogues sur l’éloquence de Fénelon », Littératures classiques, n o 39 (2000), p� 237-250, notamment pp� 242-243, où l’auteur explique ainsi l’utilité de cette substitution-: « Substituer le peindre au plaire c’est au fond épurer le plaire de tous les éléments de séduction par amour-propre (le désir de plaire) pour n’en retenir que la capacité à “charmer”, c’est-à-dire à transporter par l’imagination », p� 243� 22 Dialogue cité, p� 34� 23 Lettre à l’Académie, éd� cit�, p� 1163-: « Sa peinture n’est bonne qu’autant qu’on y trouve de vérité� L’art est défectueux dès qu’il est outré� Il doit viser à la ressemblance� » 59 Le goût de Fénelon Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0017 de Fénelon-: « on croit y être 24 �-» Le même passage évoque Téniers le jeune, peintre représentatif de l’art flamand dont les évocations pittoresques de la vie rurale étaient aptes à s’accorder avec l’idéal pastoral et rustique si souvent célébré par Fénelon-; le pittoresque rejoint le goût de la vérité et de l’expressivité dont notre auteur fait la pierre de touche de la réussite en matière d’art� Comme il est écrit quelques pages plus loin, à propos de l’écriture de l’histoire, « un peintre, qui ignore ce qu’on nomme il costume, ne peint rien avec vérité 25 »� On constate que l’équilibre est fragile entre l’exigence de vérité et la fonction de l’imagination, qui est la faculté même qui garantit la réussite du signe artistique ou poétique-: De là vient qu’un peintre et un poète ont tant de rapport-; l’un peint pour les yeux, l’autre pour les oreilles- ; l’un et l’autre doivent porter les objets dans l’imagination des hommes� 26 L’imagination doit donc être maintenue dans le cadre de la simplicité et de la fidélité au réel, et ne pas dériver vers les « caprices », que Fénelon reproche notamment au mauvais goût gothique, où ce terme désigne péjorativement l’autonomie excessive des ornements, sorte de libido ornandi, si on peut dire, qui témoigne de l’amour propre excessif de l’artiste 27 � La notion de goût, qui se caractérise par son infaillibilité, permet précisément de saisir ce point d’équilibre délicat� Comme l’écrit La Bruyère (dont on connaît bien les affinités avec Fénelon 28 )-: Il y a dans l’art un point de perfection, comme de bonté ou de maturité dans la nature� Celui qui le sent et qui l’aime a le goût parfait; celui qui ne le sent pas, et qui aime en deçà ou au delà, a le goût défectueux� Il y a donc un bon et un mauvais goût, et l’on dispute des goûts avec fondement� 29 La perfection est donc un point précis que le goût (lorsqu’il est bon) est apte à sentir sans hésitation� Dans cette perspective, que partagent la majorité des 24 Ibid., à propos des descriptions de l’Iliade, analogues aux peintures de Titien ou de Téniers� 25 Lettres à l’Académie, éd� cit�, p� 1181-: Jacques Le Brun commente ce terme en note (p� 1754) en en rappelant l’usage par Félibien, et il renvoie au Dialogue des morts, lii , où le terme est mis dans la bouche de Poussin (éd� citée, I, p� 431)� 26 Dialogues sur l’éloquence, II, éd� cit�, p� 35� 27 Reprenant les griefs déjà cités qui étaient présents dans les Dialogues sur l’éloquence (ci-dessus, n� 17), la Lettre à l’Académie replace ces arguments dans le contexte de l’opposition entre Anciens et Modernes, éd� cit�, pp� 1196-1197� 28 Sur ce point, voir Cuche, François-Xavier� Une pensée sociale catholique. Fleury, La Bruyère, Fénelon, Paris, Cerf, 1991, pp� 18-19� 29 La Bruyère, Jean de� Les Caractères, « Des Ouvrages de l’esprit », 10� 60 Emmanuel Bury Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0017 esprits du temps, la beauté n’est pas quelque chose de contingent-; comme l’écrit Pierre Nicole, dans la fameuse Préface des Poésies chrétiennes et diverses (1671), « il faut la sentir et la comprendre tout d’un coup, et en avoir une idée si vive et si forte qu’elle nous fasse rejeter sans hésiter tout ce qui n’y répond pas 30 -»� Ce caractère immédiat et rapide du jugement de goût semble faire écho à l’aveu d’ignorance que nous relevions déjà sous la plume de Fénelon� Dans le contexte des années 1680-1700, où l’opposition entre Anciens et Modernes a posé de manière forte la question des critères, de la rationalité et de la norme du beau, entre le « goût des géomètres » et la tentation du sublime qui échappe à l’appréhension des règles, ce dénuement affiché de méthode et cette affirmation d’un contact direct avec l’œuvre, poétique ou plastique, peuvent aussi être compris comme un trait d’époque, un caractère propre du « moment 1700 »� A ce propos, il est significatif que Balthasar Gibert, dans ses Jugements de 1719 31 , critique sévèrement les Dialogues de Fénelon, auquel il reproche, entre autres, les réserves qu’il émet à propos d’Isocrate 32 , pour le trop grand soin que ce dernier a mis à composer son Panégyrique, témoignant ainsi d’un plus grand souci de se faire valoir que de défendre la cause d’Athènes efficacement 33 � Plus encore, Gibert reproche à Fénelon d’utiliser le mot « peindre » pour décrire l’éloquence et ses effets-: D’où vient donc qu’au lieu de dire comme Ciceron, que l’Eloquence se réduit à instruire, à plaire, à toucher-; il a mieux aimé dire à instruire, à peindre , à toucher ? On ne peut douter que cela ne vienne de cette passion de dire quelque chose de nouveau� 34 À ses yeux, cela trahit les préceptes de l’art oratoire de manière inutile� Ce jugement donnera lieu à un débat entre Gibert et Rollin, ce dernier défendant le point de vue de Fénelon 35 � Gibert dénonce aussi la prétendue simplicité originaire que Fénelon décrit chez les Pères de l’Église et ses variations à ce sujet, lorsqu’il est contraint de reconnaître que les Pères ont dû s’adapter 30 Nicole, Pierre� Préface du Recueil de poésies chrétiennes et diverses, dans La vraie beauté et son fantôme, et autres textes d’esthétique, éd� Béatrice Guion, Paris, Champion, 1996, p� 144 (nous soulignons)� 31 Gibert, Baltasar� Jugemens des Savans sur les auteurs qui ont traité de la Rhétorique, Paris, P�-A� Martin, 1713-1719 (3 vol� in-12)-: le jugement sur Fénelon se trouve au t� III, pp� 477-504� 32 Gibert, op. cit�, pp� 482-489� 33 Voir Dialogues sur l’éloquence, I, éd� cit�, p� 18� 34 Gibert, op. cit., p� 491� 35 Sur ce débat, voir Chérel, Albert� Fénelon au XVIII e siècle en France (1715-1820), Paris, Hachette, 1917, pp� 270-274� 61 Le goût de Fénelon Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0017 à l’éloquence de leur temps 36 � Cela fait écho au long débat sur l’éloquence sacrée qui avait opposé, à la fin du Xvii e siècle, Arnauld et Goibaud Du Bois 37 � Au-delà de la question de la prédication, qui est un des enjeux majeurs de la réflexion de Fénelon sur l’éloquence, c’est plus généralement une opposition entre les règles (qui peuvent s’apprendre et s’enseigner) et le bon goût de l’esprit (qui est « naturel ») qui se joue dans ces différents débats� L’influence de Fénelon a sans doute joué un rôle dans ce débat, comme le suggérait Albert Chérel, à propos du jugement critique de Boissimon à l’égard du grand style de Bossuet-: il voit en effet dans la dénonciation de l’affectation excessive dont ferait preuve Bossuet « la formule du goût fénelonien 38 »� Poursuivant son combat pour les règles de la rhétorique, Gibert, dans sa Rhétorique, ou les règles de l’éloquence publiée en 1730, affirme qu’il ne faut pas s’en tenir au goût « naturel » pour donner des préceptes de rhétorique, car, explique-t-il, le « goût, destitué des principes, est semblable à un aveugle sans guide 39 »� Peut-on suivre Gibert dans l’idée que le goût, tel qu’il est défini par ceux qu’il dénonce, serait dénué de tout principe ? Il est frappant de voir que Rollin, défenseur de Fénelon face à Gibert, est pourtant un héritier ouvertement proclamé de Quintilien (autant que Gibert, pour le moins), chez qui il trouve précisément l’origine de la notion de goût qu’il défend lui-même, et que le Traité des études vise à former, selon son propre aveu 40 � Ce bon goût combine l’atticisme grec - qui définit un idéal de naturel sans affectation - et l’élégance latine - qui promeut l’usage de mots simples et suggestifs� Cela repose naturellement aussi sur la capacité de discernement de l’auditoire, car l’usage discret des mots suppose une finesse d’esprit à qui les entend pour en saisir toute la portée� Finesse et discrétion ne supposent pas tant l’absence de principes que leur assimilation en profondeur, au contact des livres élégants ou de la conversation, et elles impliquent le refus de faire étalage de son savoir dans le commerce des hommes ou dans la prise de parole éloquente-: on préfère l’allusion à la citation, et le mot simple à la périphrase pompeuse ou au néologisme criard� Cet idéal de decorum, qui est une forme suprême de 36 Gibert, Baltasar� Jugemens, op. cit�, pp� 495-496, p� 502� 37 Sur ce débat et son contexte, voir Kapp, Volker� « L’Apogée de l’atticisme français ou l’éloquence qui se moque de la rhétorique », dans Marc Fumaroli (dir�), Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne, 1450-1950, Paris, PUF, 1999, pp� 707-786, et notamment pp� 737-747� 38 Boissimon, Les Beautés de l’ancienne éloquence opposées aux affectations de la moderne, Paris, Musier, 1698, cité par Chérel, op. cit�, pp� 275-276� 39 Gibert, Baltasar� La Rhétorique, ou les Règles de l’éloquence, Paris, C�-L� Thiboust, 1730, p� 2� 40 Voir Naves, op. cit�, p� 85� 62 Emmanuel Bury Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0017 la politesse de l’esprit, doit sans doute autant, et même plus, à Horace qu’à Quintilien, comme le rappelait déjà Naves dans son étude 41 � Que l’auteur de l’Épître aux Pisons puisse apparaître comme un maître du goût pour Fénelon est sensible, dès les Dialogues des morts� On y voit en effet Horace dialoguer avec Virgile, et louer chez ce dernier « l’essor du génie, la conduite de tout l’ouvrage, la force et la hardiesse des peintures »� Cela ne l’empêche pas, pour autant, de lui préférer Homère, « car il met d’un seul trait la nature toute nue devant les yeux »� On retrouve ici le critère sous-jacent de la naïveté, qui détermine en général le plaisir le plus authentique dans l’esprit de Fénelon� Virgile avoue avoir « dérobé quelque chose à la simple nature », pour mieux s’accommoder « au goût d’un peuple magnifique et délicat sur toutes les choses qui ont rapport à la politesse »-; mieux encore, Virgile lui-même concède qu’« Homère semble avoir oublié le lecteur pour ne songer qu’à peindre en tout la vraie nature 42 »� Virgile n’est d’ailleurs pas en reste lorsqu’il s’agit à son tour de louer Horace� Malgré quelques réserves, à propos des Odes, sur des ornements superflus « qu’un beau transport ne va point chercher », il met l’accent sur l’art de faire « signifier » la parole par un « tour » heureux, « avec brièveté et délicatesse », dont il résume l’effet ainsi-: « Les mots deviennent tout nouveaux par l’usage que vous en faites 43 »� Par le truchement des poètes latins, Fénelon fait l’éloge d’un style « coulant » et harmonieux, dont l’effet est immédiatement sensible-: « Rien n’est si doux et si nombreux que vos vers, leur cadence seule attendrit et fait couler les larmes des yeux 44 »� On retrouve ici l’idée chère au prélat que l’art doit se sentir avant de s’analyser et que l’intuition prévaut sur la méthode 45 � Cela va de pair avec l’idée qu’un art qui serait visible en lui-même avant de produire son effet tient de la faute morale autant que de la faute de goût� On en trouve d’autres formulations saisissantes sous la plume de Fénelon, par exemple à propos de Démosthène, dans la Lettre à l’Académie-: « Il ne cherche point le beau-; il le fait sans y penser� » Contrairement à Cicéron, qui laisse transparaître un souci d’art, Démosthène « saisit » son public avant tout mouvement de l’esprit critique-: « On pense aux choses qu’il dit, et non à ses paroles »� Une nouvelle fois, le contre-exemple est Isocrate, chez qui « l’art se décrédite 41 Naves, op. cit�, pp� 76-77� 42 Dialogues des morts, li , « Horace et Virgile », éd� cit�, I, p� 425� 43 Ibid-; cf� dans la Lettre à l’Académie, une remarque analogue sur Démosthène, op. cit�, p� 1152-: « Il fait des mots ce qu’un autre n’en saurait faire� » 44 Ibid� 45 Cf� les remarques d’Ély Carcassonne, op. cit, p� 103-: « La symétrie est sacrifiée à la souplesse, la logique à l’intuition-; l’inspiration prévaut sur la méthode qui compare, choisit et suit consciemment un modèle� » 63 Le goût de Fénelon Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0017 lui-même-; il se trahit en se montrant 46 � » À la duplicité d’une parole qui fait voir res et verba dissociés (chez Isocrate), Fénelon oppose la simplicité, où les deux, « choses » et « paroles », sont confondues dans l’effet saisissant du discours (chez Démosthène), et c’est bien cette simplicité qui est la garante de la vérité� Ces deux valeurs cardinales sont indissociables de la notion de goût telle qu’elle se formule à l’époque, de La Bruyère à Rollin� Un des ultimes écrits de Fénelon montre bien la permanence de ces convictions dans son esprit et sous sa plume-; il s’agit d’une des lettres qu’il a adressées à Houdar de La Motte, en mai 1714, où il est question de la « dispute des anciens et des modernes 47 »� Ce texte est intéressant en ce qu’il reflète une position nuancée de Fénelon par rapport à la querelle, et notamment dans l’admiration qu’il voue aux Anciens� Il reconnaît que les auteurs antiques sont « inégaux entre eux », et qu’ils ont sans doute fait des fautes que seule notre méconnaissance des mœurs, de la culture et de la langue dans toute sa finesse nous empêchent de voir� Horace lui-même a reconnu de petites imperfections dans Homère-; mais Homère n’a pas tant péché par infidélité au réel, notamment en décrivant les mœurs de son temps — sur lesquelles portaient de nombreuses critiques dans la querelle entre Anne Dacier et Houdar de La Motte —, que par une grande fidélité-: car, précise Fénelon, « un poète est un peintre, qui doit peindre d’après nature et observer tous les caractères� » Comme dans les premiers écrits, le mot de « peinture » et l’art du « peintre » définissent la manière spécifique dont Fénelon envisage le « signe » artistique en général, qu’il s’agisse de peinture ou de poésie� Il s’agit bien de l’art de rendre avec force et netteté la nature même-: Ceux d’entre les anciens qui ont excellé, ont peint avec force et grâce la simple nature� Ils ont gardé les caractères- ; ils ont attrapé l’harmonie- ; ils ont su employer à propos le sentiment et la passion� C’est un mérite bien original� 48 Cette originalité ne se retrouve guère chez les auteurs récents, mais ils ne sont pas pour autant dénués de mérite, et Fénelon note bien l’existence d’un « progrès » contemporain dans ce domaine, d’autant plus méritoire que la langue française n’est, selon lui, « ni harmonieuse, ni variée, ni libre, ni hardie, ni propre à donner de l’essor »� C’est alors qu’il justifie la singularité 46 Lettre à l’Académie, éd� cit�, p� 1152- ; comme le note Jacques Le Brun dans son édition, le parallèle Cicéron-Démosthène qui donne lieu à ces analyses est déjà esquissé dans les Dialogues sur l’éloquence, et surtout dans les Dialogues des morts, éd� cit�, t� I, respectivement p� 48 et pp� 369-376� 47 On la trouve dans l’édition des Œuvres complètes de Fénelon par M� Gosselin, Paris, 1850-1852 (10 vol�), t� vi , pp� 653-654� 48 Éd� cit�, p� 654� 64 Emmanuel Bury Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0017 de son jugement par la notion de « goût », qui donne lieu à un développement assez long, où le caractère personnel des choix est nettement affirmé-: En vous exposant mes pensées avec tant de liberté, je ne prétends ni reprendre ni contredire personne� Je dis historiquement quel est mon goût, comme un homme, dans un repas, dit naïvement qu’il aime mieux un ragoût que l’autre� Je ne blâme le goût d’aucun homme, et je consens qu’on blâme le mien� Si la politesse et la discrétion nécessaires pour le repos de la société, demandent que les hommes se tolèrent mutuellement dans la variété d’opinions où ils se trouvent pour les choses les plus importantes à la vie humaine, à plus forte raison doivent-ils se tolérer sans peine dans la variété d’opinions sur ce qui importe très peu à la sûreté du genre humain� Je vois bien qu’en rendant compte de mon goût, je cours risque de déplaire aux admirateurs passionnés et des anciens et des modernes-; mais, sans vouloir fâcher ni les uns ni les autres, je me livre à la critique des deux côtés� 49 On ne peut qu’être frappé par les affirmations que contient cette déclaration-: en effet, s’il semble acquis que, pour Fénelon, le fondement de la beauté est ferme, et qu’il est solidaire de la vérité, comme nous l’avons vu à l’occasion de nombreux autres passages cités auparavant, nous découvrons ici que, pour le même auteur, l’expérience « naïve » des œuvres laisse une grande latitude aux choix personnels� Le mot « liberté » donne le ton, et il est repris par l’idée d’une tolérance en la matière — le refus de blâmer autrui pour ses jugements de goût —, en fonction d’un impératif supérieur, le « repos de la société »� Cet irénisme est d’autant plus autorisé que les matières en jeu sont explicitement de moindre importance pour la « sûreté du genre humain », alors même qu’on sent poindre l’acceptation d’une tolérance pour des affaires plus fondamentales (la politique ? la religion ? )� Il semble ainsi s’ouvrir un espace « esthétique » où l’expérience individuelle prévaut, où le jugement n’a guère d’autre d’autorité que celle du plaisir éprouvé, loin des arguties théoriques ou des raisonnements réflexifs après-coup-: cela éclaire sans doute le fait que, de son propre aveu, l’homme « esthétique » que Fénelon devient ici prenne largement ses distances avec le champ de la querelle, où dominent ces arguties et ces raisonnements� On peut aussi songer que Fénelon s’adresse à l’un des principaux acteurs de la « querelle d’Homère » 50 , qui pourrait attendre de sa part une prise de parti, ce qu’il refuse clairement 49 Ibid� 50 Voir les textes d’Houdar de La Motte écrits à cette occasion, dans l’édition des Textes critiques. Les raisons du sentiment, par Françoise Gevrey et Béatrice Guion, Paris, Champion, 2002, ainsi que les pages que Noémi Hepp a consacrées à la querelle d’Homère dans sa thèse, Homère en France au XVII e siècle, Paris, Klincksieck, 1968� 65 Le goût de Fénelon Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0017 de faire� Il est vrai que Fénelon, qui avait connu de nombreuses querelles, d’un ordre tout autre et beaucoup plus important à ses yeux, querelles qui avaient été très éprouvantes 51 , pouvait regarder avec recul un débat sans doute plus anecdotique à ses yeux� Il n’en reste pas moins que la comparaison culinaire, qui renvoie aux origines lointaines de la métaphore, indique clairement ce qui est en jeu ici-: un plaisir sensuel et sensible, bien conforme à la manière dont Fénelon semble avoir toujours abordé la question de l’expérience esthétique� La « naïveté » du convive donnant son avis sur un ragoût pourrait sembler ironique et réductrice� On pourrait aussi y voir une figure de l’humilité conforme au tempérament et à la spiritualité de Fénelon� Mais il est aussi fort possible qu’elle veuille réaffirmer le caractère immédiat, simple, et sans réflexion de l’expérience que l’homme « ignorant » fait au contact des œuvres d’art en général, et de la poésie en particulier� La singularité du goût qui est affirmée ici atteste que les effets de l’art se font sentir dans l’expérience particulière de chacun, même si le sentiment du beau, comme reflet de la vérité, n’est pas relatif� La conscience avouée, à la fin de cet extrait, de courir le risque d’être critiqué de part et d’autre montre aussi que l’acte de goût demeure un acte de liberté-: ni Ancien, ni Moderne, Fénelon définit ainsi une esthétique affranchie des préjugés des uns et des autres� Cette autonomie, dont Fénelon esquissait l’affirmation dès ses premières œuvres, a pris naturellement le nom de « goût » au moment où l’esquisse devient une image nette� Il est donc légitime de parler du goût de Fénelon� 51 Voir Carcassonne, Ély� Fénelon, Paris, Boivin,1946, pp� 43-74- : l’auteur montre clairement la place centrale de la querelle du quiétisme dans la biographie de Fénelon�
