eJournals Oeuvres et Critiques 43/2

Oeuvres et Critiques
oec
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.2357/OeC-2018-0018
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La conception de l’épopée dans les écrits poétologiques de Fénelon

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2018
Giorgetto Giorgi
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Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0018 La conception de l’épopée dans les écrits poétologiques de Fénelon Giorgetto Giorgi Université de Pavie Même si Fénelon n’a pas consacré un ouvrage spécifique à l’épopée, l’on trouve des observations qui concernent ce genre littéraire (ou qui peuvent être reconduites à ce genre littéraire) dans une œuvre de jeunesse comme les Dialogues sur l’éloquence, dans les Dialogues des morts composés pour l’éducation d’un prince, élaborés à l’époque où il était précepteur du duc de Bourgogne, dans le Discours prononcé dans l’Académie française au cours de sa réception en 1693, dans les lettres qu’il a écrites au partisan des Modernes Houdar de La Motte en 1713 et 1714, dans la Lettre à l’Académie, et pour finir dans les observations faites par Ramsay (qui les tenait probablement de Fénelon) dans son Discours sur la poésie épique et l’excellence du poème de « Télémaque » 1 . Deux remarques préliminaires, nous semble-t-il, s’imposent� Nous noterons tout d’abord que si Homère est fort souvent cité dans les ouvrages que nous venons de mentionner, Fénelon a été sans aucun doute un lecteur plus assidu de l’Odyssée que de l’Iliade, peut-être parce que le sujet de l’Iliade est presque exclusivement guerrier et que notre auteur n’a cessé au cours de son existence de fustiger les conflits armés� Fénelon a en effet composé en 1693 (c’est-à-dire durant son préceptorat) un précis de l’Odyssée, qui est un résumé détaillé de l’œuvre du chant I au chant IV, ainsi que du chant XI au chant XXIV, et une libre traduction du chant V au chant X� C’est donc l’Odyssée qui a exercé une influence déterminante sur la conception fénelonienne de l’épopée, et l’Odyssée se démarque nettement de l’Iliade non seulement du point de vue thématique (puisque, comme nous l’avons dit, elle ne décrit pas une guerre), mais aussi du point de vue structurel, étant donné que contrairement à l’Iliade, qui suit généralement l’ordre chronologique, elle bouleverse de façon radicale l’ordre naturel, dans la mesure où elle contient, du chant IX au chant XII, une fort longue analepse, au cours 1 Le Discours de Ramsay précédait l’édition des Aventures de Télémaque publiée à Paris par Florentin Delaulne, en 1717� 68 Giorgetto Giorgi Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0018 de laquelle Ulysse raconte son passé aux Phéaciens à partir du moment où il a quitté Troie� En second lieu, il est important de souligner que Fénelon, dans les lettres qu’il a écrites à Houdar de La Motte et dans la Lettre à l’Académie (qui reprend souvent des idées développées dans les lettres à La Motte), a une position très nuancée en ce qui concerne la querelle des Anciens et des Modernes en général, et la querelle d’Homère en particulier, puisqu’il loue les Modernes tout en admirant vivement les Anciens� Par conséquent, même si Fénelon a critiqué avec force les héros et les héroïnes des romans héroïques de l’âge baroque, qui sont à son avis « faux, doucereux et fades 2 », le roman héroïque (qui s’inspire visiblement de l’épopée gréco-latine, tout en en modifiant sensiblement les thèmes et la structure, puisqu’il donne, contrairement à l’épopée de l’antiquité classique, une grande place au sentiment de l’amour, et contient un plus grand nombre d’épisodes par rapport à cette dernière) a certainement exercé, comme l’a mis en lumière Noémi Hepp, une influence non négligeable sur la conception fénelonienne de l’épopée, et le Télémaque, où les histoires sentimentales jouent un rôle important et les épisodes foisonnent, le prouve d’ailleurs abondamment 3 � Ces deux remarques préliminaires fournissent, nous semble-t-il, une clé de lecture pour interpréter les observations (le plus souvent fragmentaires) de Fénelon sur l’épopée� Et nous commencerons notre analyse en soulevant une question qui concerne l’agencement du poème épique, celle de l’ordre qu’il est préférable de suivre dans la narration� Dans la Lettre à l’Académie, notre auteur cite un célèbre passage du De arte poetica d’Horace dans lequel ce dernier se réclame de l’Iliade d’Homère, et affirme que le poète épique, afin d’éviter une concentration excessive d’événements dans la même œuvre, doit commencer son ouvrage in medias res, c’est-à-dire non loin du point où aboutit l’intrigue-: […] nec gemino bellum Troianum orditur ab ovo-; semper ad eventum festinat et in medias res non secus ac notas auditorem rapit […]� 4 2 Voir la lettre de Fénelon à Houdar de La Motte du 22 novembre 1714 (Correspondance de Fénelon. Les dernières années, 1712-1715, éd� Jean Orcibal avec la collaboration de Jacques Le Brun et Irénée Noye, Genève, Droz, 1999, p� 415)� 3 Hepp, Noémi� Homère en France au XVII e siècle, Paris, Klincksieck, 1968, p� 617� Ramsay, dans son Discours sur la poésie épique et l’excellence du poème de « Télémaque », observe- : « Il en est de la poésie comme de la peinture- ; l’unité de l’action principale n’empêche pas qu’on y insère plusieurs incidens particuliers » (Fénelon, Œuvres, t� VIII, Paris, L� Tenré-Boiste fils aîné, 1822, p� 4)� 4 « […] on ne le voit point [Homère] remonter, pour raconter la guerre de Troie, aux deux œufs de Léda� Il se hâte toujours vers le dénouement, il emporte l’auditeur au milieu des faits, comme s’ils étaient connus» (Horace� De arte poetica, dans 69 La conception de l’épopée dans les écrits Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0018 En outre, quelques lignes plus loin, Fénelon cite encore un passage du De arte poetica où l’écrivain latin déclare que le poète héroïque doit éviter de suivre l’ordre naturel, chronologique-: Ordinis haec virtus erit et venus, aut ego fallor, ut iam nunc dicat iam nunc debentia dici, pleraque differat et praesens in tempus omittat […]. 5 Ce que Fénelon commente en disant- : « Un triste et sec faiseur d’annales ne connaît point d’autre ordre que celui de la chronologie 6 -»� Or, dans ces observations d’Horace reprises par notre auteur on peut lire en filigrane la structure de l’Odyssée, puisque ce poème s’ouvre in medias res, c’est-à-dire non loin de la conclusion, en décrivant les phases ultimes du voyage de retour d’Ulysse à Ithaque, poursuit avec une histoire rétrospective au cours de laquelle Ulysse narre aux Phéaciens les nombreuses aventures qu’il a vécues à partir de la chute de Troie jusqu’au moment où il a abordé dans leur île, et suit nouvellement, au terme de ce récit, l’ordre chronologique jusqu’à la conclusion 7 � Une deuxième question d’importance capitale, toujours dans le domaine structurel, concerne l’unité d’action� Fénelon, dans la Lettre à l’Académie, exige que tout ouvrage, et donc également le poème épique, respecte scrupuleusement cette unité, et il cite à ce propos un vers bien connu du De arte poetica d’Horace- : « Denique sit quod vis, simplex dumtaxat et unum 8 »� D’ailleurs, dans les Dialogues sur l’éloquence, en s’inspirant sans le citer d’un passage du Traité du poème épique de René Le Bossu, publié en 1675, Fénelon avait affirmé que l’Iliade fournit un exemple de parfaite réalisation de l’uni- Épîtres, éd� François Villeneuve, Paris, Les Belles Lettres, 1989, p� 210, vv� 147- 149 [1 re édition 1934])� Ces vers sont partiellement cités à la p� 1179 de la Lettre à l’Académie, dans Fénelon� Œuvres, t� II, éd� Jacques Le Brun, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1997� 5 « L’ordre aura cette vertu et cet agrément, ou je me trompe fort, qu’on dira tout de suite ce qui doit tout de suite être dit, qu’on réservera et laissera pour l’instant de côté maint détail » (Horace� De arte poetica, éd� cit�, p� 204, vv� 42-44)� Ces vers sont cités à la p� 1180 de la Lettre à l’Académie, éd� cit� 6 Fénelon� Lettre à l’Académie, éd� cit�, p� 1180� 7 La structure de l’Odyssée a comme on sait inspiré Virgile, puisque l’Énéide débute in medias res en décrivant les aventures d’Énée seulement à partir de son arrivée à Carthage, poursuit avec l’histoire rétrospective au cours de laquelle Énée fait à Didon le récit des derniers jours de la guerre de Troie et de ses pérégrinations terrestres et maritimes jusqu’à son arrivée dans la ville tyrienne, et poursuit en suivant nouvellement l’ordre chronologique jusqu’à la conclusion� 8 « Bref, l’œuvre sera ce qu’on voudra, il faut tout au moins qu’elle soit simple et une » (Horace� De arte poetica, éd� cit�, p� 203, v� 23)� 70 Giorgetto Giorgi Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0018 té d’action, dans la mesure où Homère y montre avant tout que la colère d’Achille contre Agamemnon a causé plus de malheurs à la Grèce que les armes des Troyens� « Il s’agit dans cet ouvrage - observe Fénelon dans les Dialogues sur l’éloquence - d’inspirer aux Grecs […] la crainte de la désunion, comme de l’obstacle à tous les grands succès 9 »� Mais cette unité d’action est-elle compatible avec la présence, dans le récit, d’épisodes, d’histoires secondaires ? Dans son Discours prononcé dans l’Académie française, Fénelon, qui établit souvent des parallèles entre la littérature et les arts dans ses écrits poétologiques, déclare : On a reconnu […] que les beautés du discours ressemblent à celles de l’architecture […]� Il ne faut admettre dans un édifice aucune partie destinée au seul ornement, mais visant toujours aux belles proportions, on doit tourner en ornement toutes les parties nécessaires à soutenir un édifice� 10 L’auteur veut évidemment dire que les épisodes ou histoires secondaires (que Pierre-Daniel Huet appelle - il est intéressant de le noter ici - « ornements » dans son Traité de l’origine des romans, de 1670) 11 peuvent occuper une place non négligeable à l’intérieur d’un récit, mais qu’ils doivent être étroitement rattachés et subordonnés à l’histoire principale, faire pour ainsi dire corps avec cette dernière� Fénelon fait de la sorte une affirmation aux antipodes de l’esprit baroque et reprend une des plus importantes règles de la Poétique d’Aristote, qui souligne dans le chapitre XXIV de ce traité que le poète épique est libre de développer des épisodes, pourvu qu’ils soient appropriés au sujet qu’il traite 12 � 9 Fénelon� Dialogues sur l’éloquence, dans Œuvres, t� I, éd� Jacques Le Brun, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1983, p� 19� René Le Bossu, dans le chapitre VIII du livre premier de son Traité du poème épique, affirme en effet : « Homère a donc pris pour le fond de sa fable cette grande vérité que la mésintelligence des princes ruine leurs propres États� Je chante, dit-il, la colère d’Achille, si pernicieuse aux Grecs, et qui a fait périr tant de héros, le roi Agamemnon et ce prince s’étant séparés en se querellant » (Le Bossu, René� Traité du poème épique [1675], La Haye, Henri Scheuleer, 1714, p� 34� Nous avons modernisé l’orthographe)� 10 Fénelon� Discours prononcé dans l’Académie française, dans Œuvres, t� I, éd� cit�, p� 536� Voir un intéressant commentaire de ce passage dans l’ouvrage d’Arnaldo Pizzorusso, La poetica di Fénelon, Milan, Feltrinelli, 1959, p� 53� 11 Huet, Pierre-Daniel� Traité de l’origine des romans [1670], dans Poétiques du roman. Scudéry, Huet, Du Plaisir et autres textes théoriques et critiques du XVII e siècle sur le genre romanesque, éd� Camille Esmein, Paris, Champion, 2004, p� 482� 12 Aristote� Poétique, éd� Michel Magnien, Paris, Le Livre de poche classique, 2005, p� 125� 71 La conception de l’épopée dans les écrits Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0018 Fénelon soulève une autre importante question de technique narrative lorsqu’il s’interroge sur l’opportunité, pour un auteur, de manifester ou de ne pas manifester sa présence à l’intérieur d’un récit� Des Dialogues sur l’éloquence jusqu’à la Lettre à l’Académie, Fénelon n’a cessé d’affirmer que l’auteur doit s’effacer, se faire oublier, afin d’assurer à son texte (par exemple grâce à l’emploi fréquent d’une figure de rhétorique comme l’hypotypose) une plus grande transparence, un haut degré de mimétisme, et il le déclare d’une façon extrêmement efficace en parlant justement des poèmes héroïques d’Homère et de Virgile� Un poète comme Homère ou comme Virgile, souligne-t-il en effet, Met toute sa gloire à ne point paraître, pour vous occuper des choses qu’il peint, comme un peintre songe à vous mettre devant les yeux les forêts, les montagnes, les rivières, les lointains, les bâtiments, les hommes, leurs aventures, leurs actions, leurs passions différentes, sans que vous puissiez remarquer les coups de pinceau ; l’art est grossier et méprisable dès qu’il paraît� Platon […] assure qu’en écrivant on doit toujours se cacher, se faire oublier, et ne produire que les choses et les personnes qu’on veut mettre devant les yeux du lecteur� 13 Ce principe esthétique est évidemment une traduction dans le domaine littéraire d’un thème qui anime la spiritualité fénelonienne, celui de la nécessité de contrecarrer l’amour propre, à l’origine de bien des maux, et d’arriver à ce que notre auteur appelle, dans ses œuvres spirituelles, la désappropriation, c’est-à-dire le renoncement à soi-même 14 � Quoi qu’il en soit, cette critique de la présence du moi de l’auteur à l’intérieur d’un récit, nous permet d’affirmer que Fénelon a certainement peu apprécié (évidemment pour un ensemble d’autres raisons que nous n’avons pas à analyser ici) le Roland furieux de l’Arioste, au cours duquel le poète intervient à chaque instant à la première personne pour faire des observations métanarratives, qui attirent l’attention du lecteur sur la modalité de fabrication du texte et atténuent par conséquent de façon remarquable sa dimension mimétique� Par contre, Fénelon a certainement jugé de manière favorable (du moins 13 Fénelon� Dialogues sur l’éloquence, dans Œuvres, t� I, éd� cit�, p� 37� Platon soulève la question du mimétisme du texte littéraire dans le livre III de La République, 392-d-394 b� 14 Jacques Le Brun, dans sa « Notice » de la Lettre à l’Académie (Fénelon� Œuvres, t� II, éd� cit�, p� 1726) a mis justement en lumière que les principes fondamentaux de l’esthétique fénelonienne sont aussi ceux qui caractérisent ses textes spirituels� Sur le concept de « désappropriation », voir l’article de Jean-Michel Le Lannou, « Fénelon- : appropriation et détachement », dans Denise Leduc-Fayette (dir�), Fénelon. Philosophie et spiritualité, Genève, Droz, 1996, pp� 111-136� 72 Giorgetto Giorgi Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0018 en ce qui concerne la question que nous soulevons ici) une épopée comme la Jérusalem libérée du Tasse, dans laquelle le poète n’intervient jamais à la première personne� Nous pouvons donc nous interroger à présent sur les thèmes qui, selon Fénelon, doivent être traités dans une épopée, et nous demander tout d’abord quels doivent être, à son avis, les traits distinctifs du protagoniste d’un tel ouvrage� Notre auteur reprend, à ce propos, une critique adressée par Platon, dans La République, à Homère, qu’il accuse d’avoir créé des héros qui ne sont en rien meilleurs que les hommes, comme c’est le cas, souligne-t-il, d’Achille, qui est caractérisé par une basse cupidité et un orgueilleux mépris des dieux et de ses semblables 15 � Dans la Lettre à l’Académie (et on trouve une affirmation semblable dans les lettres à La Motte) 16 , Fénelon déclare en effet d’un ton tranchant qui lui est inhabituel : « Les héros d’Homère ne ressemblent point à d’honnêtes gens 17 »� On peut en déduire que notre auteur, comme la plupart des poètes épiques du Grand Siècle, estime que le protagoniste d’un poème héroïque (contrairement au héros d’une tragédie) doit posséder les plus hautes vertus, c’est-à-dire susciter l’admiration, ce qui n’exclut pas la présence dans l’ouvrage de personnages négatifs qui peuvent lui servir de repoussoir� Mais le sentiment de l’amour peut-il avoir une place dans l’épopée- ? Fénelon, dans son traité De l’éducation des filles, a vivement critiqué la représentation de ce sentiment dans les romans héroïques et précieux, dans la mesure où elle lui semble excessivement romanesque, c’est-à-dire éloignée de la réalité et de la vérité� On peut lire en effet dans le traité : […] les filles mal instruites et inappliquées ont une imagination toujours errante� Faute d’aliment solide, leur curiosité se tourne toute avec ardeur vers les objets vains et dangereux� Celles qui ont de l’esprit s’érigent souvent en précieuses, et lisent tous les livres qui peuvent nourrir leur vanité ; elles se passionnent pour des romans, pour des comédies, pour des récits d’aventures chimériques où l’amour profane est mêlé ; elle se rendent l’esprit visionnaire en s’accoutumant au langage magnifique des héros de roman ; elles se gâtent même par là pour le monde : car tous ces beaux sentiments en l’air, toutes ces passions généreuses, toutes ces aventures que l’auteur du roman a inventées pour le plaisir, n’ont aucun rapport avec les vrais motifs qui font agir dans le monde, et qui décident des affaires, ni avec les mécomptes qu’on trouve dans tout ce qu’on entreprend� 18 15 Platon� La République, livre III, 391 c� 16 Voir la lettre de Fénelon à Houdar de La Motte du 4 mai 1714 (Correspondance de Fénelon. Les dernières années, 1712-1715, t� XVI, éd� cit�, p� 336)� 17 Fénelon� Lettre à l’Académie, éd� cit�, p� 1191� 18 Fénelon� De l’éducation des filles, dans Œuvres, t� I, éd� cit�, p� 95� 73 La conception de l’épopée dans les écrits Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0018 En outre, dans les quelques pages qu’il réserve au théâtre dans la Lettre à l’Académie, notre auteur a critiqué avec force les grands dramaturges de son époque, qui ont le plus souvent - affirme-t-il - éveillé les passions au lieu de s’attacher à les modérer� Mais laissons encore une fois la parole à Fénelon-: Pour la tragédie, je dois commencer en déclarant que je ne souhaite point qu’on perfectionne les spectacles, où l’on ne représente les passions corrompues, que pour les allumer […]� On n’y parle que de feux, de chaînes, de tourments� On y veut mourir en se portant bien� Une personne très imparfaite est nommée un soleil, ou tout au moins une aurore� Ses yeux sont deux astres� Tous les termes sont outrés, et rien ne montre une vraie passion� Tant mieux-; la faiblesse du poison diminue le mal� Mais il me semble qu’on pourrait donner aux tragédies une merveilleuse force, suivant les idées très philosophiques de l’Antiquité, sans y mêler cet amour volage et déréglé qui fait tant de ravages 19 � Cet ensemble de critiques est en somme pleinement compatible (même dans un poème héroïque) avec une description des dérèglements que peut provoquer la passion amoureuse, mais aussi avec l’éloge de l’amour sage et réfléchi� C’est précisément ce qui a lieu dans le Télémaque� En ce qui concerne la question du merveilleux (le surnaturel, on le sait bien, est une dimension essentielle de l’épopée), Fénelon se réclame une nouvelle fois de Platon, qui reproche sévèrement à Homère, dans La République, d’avoir représenté les dieux avec tous les défauts qu’ont les hommes 20 � Comme de nombreux auteurs de poèmes héroïques et/ ou théoriciens de ce type d’ouvrages au XVII e siècle (dont le plus célèbre est Desmarets de Saint-Sorlin, rigide censeur de l’immoralité des divinités païennes), Fénelon déclare, à la fois avec humour et gravité, dans la Lettre à l’Académie : Personne ne voudrait avoir un père aussi vicieux que Jupiter, ni une femme aussi insupportable que Junon, encore moins aussi infâme que Vénus� Qui voudrait avoir un ami aussi brutal que Mars ou un domestique aussi larron que Mercure ? Ces dieux semblent inventés exprès par l’ennemi du genre humain, pour autoriser tous les crimes, et pour tourner en dérision la divinité� 21 Notre auteur n’a toutefois nullement renié le merveilleux païen (dont Boileau avait fait l’éloge dans L’Art poétique, mettant ainsi quasiment fin au 19 Fénelon� Lettre à l’Académie, éd� cit�, p� 1169� 20 Platon� La République, livre III, 391 d� 21 Fénelon� Lettre à l’Académie, éd� cit�, p� 1191� 74 Giorgetto Giorgi Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0018 remarquable succès qu’avait connu le merveilleux chrétien en littérature) 22 , et il est fort probable qu’il ait adhéré à l’interprétation qu’en a donnée Le Bossu, lorsqu’il déclare dans son Traité du poème héroïque que les différents dieux du panthéon gréco-latin ne sont en dernière analyse que des allégories-: […] toutes [les] personnes divines - écrit en effet Le Bossu - sont allégoriques� Nous en avons trouvé de trois sortes� Les unes sont théologiques et ont été inventées pour expliquer la nature de Dieu ; les autres sont physiques et elles représentent les choses naturelles, les dernières sont morales et elles sont les figures des vertus et des vices� Ces trois espèces de divinités et d’allégories se trouvent quelquefois dans la même personne […]� 23 Une interprétation de ce genre présente évidemment le grand avantage de rendre compatible la mythologie gréco-latine avec l’Écriture Sainte et de permettre par conséquent d’interpréter cette mythologie dans une perspective chrétienne� C’est ce qu’il est aisé de faire avec le Télémaque� Dans la Lettre à l’Académie Fénelon insiste en outre tout particulièrement sur la nécessité, pour un auteur, d’éviter les anachronismes, et même s’il ne cite pas le reproche que l’on adressait habituellement à Virgile d’avoir fait, dans l’Énéide, d’Énée et de Didon des contemporains, alors que cette princesse vécut (selon la légende) des siècles après Énée, les exemples qu’il donne de non-observance de ce qu’il appelle, avec un terme italien, il costume, n’en sont pas moins significatifs-: Un peintre qui ignore ce qu’on nomme il costume - observe en effet Fénelon - ne peint rien avec vérité […]� Il n’y aurait […] rien de plus faux et de plus choquant que de peindre les Français du temps de Henri II avec des perruques et des cravates ou de peindre les Français de notre temps avec des barbes et des fraises� Chaque nation a ses mœurs très différentes de celles des peuples voisins� Chaque peuple change souvent pour ses propres mœurs� 24 22 Après la publication de L’Art poétique de Boileau, il n’y a que Charles Perrault qui ait écrit, durant le Grand Siècle, des poèmes épiques basés sur le merveilleux chrétien : en 1686 Saint Paulin, évêque de Nole et en 1697 Adam ou la création de l’homme, sa chute et sa réparation. 23 Le Bossu, René� Traité du poème épique, éd� cit�, p� 407� Nous avons modernisé l’orthographe� Voir, à ce sujet, l’article de Volker Kapp� « Le Bossu et l’explication allégorique de la mythologie », dans La Mythologie au XVII e siècle, colloque du C�M�R� 17 (Marseille, 1982), pp� 67-72� 24 Fénelon� Lettre à l’Académie, éd� cit�, p� 1181� Il y a effectivement fort peu d’anachronismes dans Les Aventures de Télémaque, et Albert Cahen dans sa célèbre édition de ce texte (Paris, Hachette, 1920) les signale de façon systématique� 75 La conception de l’épopée dans les écrits Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0018 Mais quel but l’auteur d’un poème épique doit-il se proposer d’atteindre ? Fénelon se démarque de façon non négligeable d’Horace qui affirme, dans le De arte poetica, que le poète doit mêler l’agréable à l’utile, c’est-à-dire à la fois charmer et instruire 25 , étant donné qu’il déclare dans ses différents écrits poétologiques, dont c’est un des leitmotiv, que le plaisir doit être pour l’auteur un moyen d’insinuer la sagesse� On peut lire, par exemple, dans la Lettre à l’Académie : La parole animée par les vives images, par les grandes figures, par le transport des passions, et par le charme de l’harmonie fut nommée le langage des dieux� Les peuples les plus barbares même n’y ont pas été insensibles� Autant qu’on doit mépriser les mauvais poètes, autant doit-on admirer et chérir un grand poète, qui ne fait point de la poésie un jeu d’esprit, pour s’attirer une vaine gloire, mais qui l’emploie à transporter les hommes en faveur de la sagesse, de la vertu, et de la religion� 26 Nous conclurons par quelques remarques sur l’écriture et la versification� Parmi les nombreuses observations faites par Fénelon sur le style dans les Dialogues sur l’éloquence, le Discours prononcé dans l’Académie française, et la Lettre à l’Académie, quelques-unes peuvent fort bien s’appliquer au poème héroïque� Notre auteur reprend évidemment la distinction entre style bas, médiocre et sublime (et c’est naturellement ce dernier qui doit prévaloir dans l’épopée), mais comme l’a opportunément observé Jacques Le Brun, « il fait de la “simplicité” l’indice suprême de l’accomplissement de chaque style 27 »� Ce culte de la simplicité explique la répugnance de Fénelon pour le style fleuri, excessivement métaphorique, et la recommandation qu’il adresse aux écrivains, comme nous l’avons déjà souligné, d’exploiter les ressources d’une figure de rhétorique comme l’hypotypose, c’est-à-dire de décrire les réalités du monde extérieur, mais aussi celles du monde intérieur, en les mettant pour ainsi dire sous les yeux, de façon animée et vivante� En ce qui concerne la structure de la phrase, Fénelon se lamente sur le 25 « Omne tulit punctum qui miscuit utile dulci, / lectorem delectando pariterque monendo », c’est-à-dire « Il enlève tous les suffrages celui qui mêle l’agréable à l’utile, sachant à la fois charmer le lecteur et l’instruire » (Horace� De arte poetica, éd� cit�, p� 220, vv�-343-344)� 26 Fénelon� Lettre à l’Académie, éd� cit�, p� 1155� 27 Voir la « Notice » de Jacques Le Brun à la Lettre à l’Académie, éd� cit�, p� 1727� Sur cette question, voir également le livre de François Trémolières, Fénelon et le sublime. Littérature, anthropologie, spiritualité, Paris, Champion, 2009, et en particulier le chapitre intitulé « Un sublime si familier, si doux, si simple », pp� 453-536, où est analysé le concept de « simplicité » dans les œuvres spirituelles de Fénelon, évidemment à l’origine de la façon qu’a notre auteur de concevoir cette notion du point de vue stylistique� 76 Giorgetto Giorgi Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0018 fait qu’elle procède, en français, trop méthodiquement, qu’elle manque en somme de souplesse, dans la mesure où elle commence la plupart des fois par un nominatif, suivi d’un verbe, suivi à son tour d’un régime, « ce qui exclut - dit-il dans la Lettre à l’Académie - toute suspension de l’esprit, toute attente, toute surprise, toute variété, et souvent toute magnifique cadence 28 » (ce qui est particulièrement regrettable dans un poème héroïque), tandis que les Anciens les facilitaient au contraire par des inversions fréquentes, des hyperbates� En ce qui concerne la versification, Fénelon souligne avec fermeté qu’elle ne s’identifie pas avec la poésie, et il l’affirme dès les Dialogues sur l’éloquence, où l’on peut lire : « […] bien des gens font des vers sans poésie, et beaucoup d’autres sont pleins de poésie sans faire de vers 29 »� En outre, poursuit notre auteur, la rime finit souvent par lasser, car elle provoque l’uniformité et donc la monotonie, surtout dans les poèmes héroïques où, observe Fénelon dans la Lettre à l’Académie, deux rimes masculines sont toujours suivies par deux rimes féminines 30 � Nous ne nous étonnerons donc pas si le Télémaque est écrit en prose, et si cette prose poétique a été vivement louée par un partisan des Modernes comme Houdar de La Motte 31 � Malgré le caractère fragmentaire des observations de Fénelon sur le poème héroïque, un modèle d’épopée (en rapport de conformité avec le long ouvrage narratif que notre auteur a composé pour l’instruction du duc de Bourgogne) se dégage nettement de ces différentes remarques� Mais l’intérêt de ce modèle ne consiste pas uniquement dans le fait qu’il nous offre la théorie d’une pratique narrative, il consiste aussi, croyons-nous, dans la confirmation qu’il fournit du caractère générique volontairement ambigu, plurivoque, du Télémaque 32 , qui oscille continuellement entre l’épopée, le roman, le poème en prose, et un ouvrage de spiritualité� 28 Fénelon� Lettre à l’Académie, éd� cit�, p� 1159� 29 Fénelon� Dialogues sur l’éloquence, éd� cit�, pp� 35-36� 30 Fénelon� Lettre à l’Académie, éd� cit�, p� 1156� Cette critique se trouve également dans une lettre de Fénelon à La Motte du 26 janvier 1714 (Correspondance de Fénelon. Les dernières années, 1712-1715, t� XVI, éd, cit�, p� 290)� 31 La Motte écrit en effet : « […] Notre âge retrouve un Homère / Dans ce poème salutaire, / Par la vertu même inventé ; / Les Nymphes de la double cime, / Ne l’affranchirent de la rime / Qu’en faveur de la vérité » (Houdar de La Motte, Antoine� Ode- à Messieurs de l’Académie française, dans Œuvres complètes [1754], Genève, Slatkine Reprints, 1970, p� 24)� 32 Voir, à ce propos, l’ouvrage de François-Xavier Cuche, « Télémaque » entre père et mer, Paris, Champion, 1994, p� 265�