eJournals Oeuvres et Critiques 43/2

Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.2357/OeC-2018-0019
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Le monde comme féérie chez Fénelon dans 'L’Art de la nature': une ontologie de la toile peinte

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Françoise Berlan
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Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0019 Le monde comme féérie chez Fénelon dans L’Art de la nature : une ontologie de la toile peinte Françoise Berlan Université Paris-Sorbonne Je ne puis ouvrir les yeux sans admirer l’art qui éclate dans toute la nature� Le moindre coup d’œil suffit pour apercevoir la main qui fait tout� 1 Que vois-je dans toute la nature ? Dieu, Dieu partout, et encore Dieu seul� […] Seigneur, […] tout l’être est en vous, tout ce qui n’est point vous disparaît. 2 Telles sont l’ouverture et la clôture de la première partie de la Démonstration de l’existence de Dieu par Fénelon, intitulée L’Art de la nature� La vue, dans une utilisation paradoxale du vocabulaire de la perception, y discerne le créateur à travers l’écran labile d’une création réduite à un reflet� Tous les éléments sont en place pour présenter un univers dépendant, simple image de Dieu� L’idéalisme de Fénelon, si évident dans la deuxième partie de l’ouvrage, lecture personnelle du cheminement cartésien, est ici, dans ce tableau des merveilles de l’univers comme dévoilement de son artisan divin, ressenti plus qu’argumenté� Il oriente le travail de l’imagination, recours traditionnel de l’apologétique à l’usage des « esprits incapables des opérations purement intellectuelles », comme le rappelle l’incipit, mais aussi dominante de la sensibilité de notre auteur� On mènera l’analyse en repérant les infléchissements que Fénelon fait subir à la source antique principale de l’Art de la nature qu’est le De natura Deorum de Cicéron� Dans un deuxième temps, on tentera de faire apparaître chez Fénelon narrateur et poète, l’unité d’un univers tout personnel en rapprochant l’Art de la nature, de ses Fables, proches des contes de fées. 1 Fénelon (François de Salignac de la Mothe)� Démonstration de l’existence de Dieu, Première partie, L’Art de la nature in Œuvres, tome II, édition de Jacques Le Brun, Paris, Gallimard, «-Bibliothèque de la Pléiade-», 1997, chapitre premier, 1, p� 509� 2 Ibid., III, 92, p� 594� 78 Françoise Berlan Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0019 I. L’Art de la nature de Fénelon et le De natura Deorum de Cicéron Nous allons donc partir d’une confrontation du texte avec sa source principale, le De natura Deorum, d’inspiration stoïcienne� Fénelon lui-même nous y engage par des renvois fréquents et des citations de ce modèle d’autant plus sollicité qu’il fait l’objet de constants détournements� Car tout l’apport de la tradition judéo-chrétienne ainsi que les fréquents échos des écrits philosophiques ou apologétiques contemporains travaillent cette réécriture du texte antique et le subvertissent� I. 1. Les similitudines chez Cicéron et les comparaisons chez Fénelon. Un jeu de détournements Un bon angle d’attaque paraît être la manière dont Fénelon reprend à son compte les similitudines, outils argumentatifs de la tradition stoïcienne, fondés sur le principe de l’analogie à quatre termes- : A est à B ce que C est à-D� Les dieux artisans (A) sont au monde (B) ce que l’homme (C) est à ses œuvres (D)� Le terme d’artifex est ainsi commun, ce qui ne préjuge nullement d’une identité de l’ars divin et de l’ars humain� Se maintient conjointement l’altérité radicale entre le monde et les réalisations humaines� B ne saurait se confondre avec D� Or, chez Fénelon, ce brouillage s’installe dès le chapitre I� Il infléchit le tissu argumentatif du texte dans sa totalité� C’est le paragraphe 3 de ce même chapitre introductif qui paraît crucial dans ce gauchissement� Sans aucune préparation du lecteur à ce déplacement, Fénelon, non sans bizarrerie, nous y transporte du « grand spectacle » du monde au confinement d’une scène d’intérieur� Il y introduit une similitudo toute personnelle, non désignée comme telle et en quelque sorte cryptée, sans équivalent dans le texte antique� Voici ce passage déterminant-: Un homme passionné pour une grande affaire, qui emporterait toute l’application de son esprit, passerait plusieurs jours dans une chambre en négociation pour ses intérêts, sans regarder ni les proportions de la chambre, ni les ornements de la cheminée, ni les tableaux qui seraient tout autour de lui� […] Ainsi vivent les hommes� Tout leur présente Dieu, et ils ne le voient nulle part� In mundum erat, et mundum per ipsum factus est, et mundus eum non cognovit. Ils passent leur vie sans avoir aperçu cette représentation si sensible de la divinité-: tant la fascination du monde obscurcit leur yeux� 3 3 Ibid., I, 3, p� 510� 79 Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0019 Le monde comme féérie chez Fénelon dans L’Art de la nature Ainsi, pour expliquer que l’homme ne trouve pas Dieu dans la contemplation de l’univers, Fénelon n’hésite pas à cantonner l’un d’entre eux dans un décor humain qu’il cesse de percevoir, absorbé par d’autres intérêts� Ce transfert est dû en partie à la présence de monde et du latin mundus dans ces quelques lignes déterminantes et à leur polysémie� Dans la terminologie judéo-chrétienne en effet, ces mots qui désignent l’univers créé peuvent prendre un sens particulier, celui des intérêts humains, opposés à la transcendance� Être du monde, c’est se couper du lien au créateur� Cette valeur se lit à la fin de l’extrait reproduit-: « tant la fascination du monde obscurcit leurs yeux », commentaire de la citation scripturaire mundus eum non cognovit qui le précède. Le monde pour désigner la nature, la création, sens majoritaire dans le texte, réapparaît dans la périphrase synonyme conclusive- : « cette représentation si sensible de la divinité »� Est-ce une maladresse ? L’argumentation s’en trouve brouillée puisque le monde est à la fois ce qui fait apercevoir Dieu et ce qui lui fait écran� Mais la suite de ce paragraphe fait apparaître plus clairement encore cette distorsion� Fénelon y cite un extrait de Cicéron, mais en le tronquant� Le voici en entier, suivi de sa traduction� La partie reproduite par notre auteur est laissée en italiques-: Nos autem tenebras cogitemus tantas quantae quondam eruptione aethnaeorum ignium finitimas regiones obcuravisse dicuntur ut per biduum nemo hominem homo agnosceret, cum autem tertio die sol inluxisset tum ut revixisse sibi viderentur� [ … ] Sed adsiduitate cotidiana et consuetudine oculorum adsuescunt animi neque admirantur neque requirunt rationes earum rerum quas semper vident, proinde quasi novitas nos magis quam magnitudo rerum debeat ad exquirendas causas excitare. 4 Ce qui provoque la rupture de l’accoutumance dans le modèle antique, c’est un fait historique et une perception sensorielle- : une éruption de l’Etna privant de la lumière du soleil et de la vue des objets� Point n’est besoin du repli sur l’intériorité de l’homme et ses passions� Dans le De natura Deorum, 4 Cicéron, De natura Deorum, édition de Martin Van den Bruwaene, texte et traduction, Bruxelles, Latomus, volume II, 1978, II, XXXVIII, 96, pp� 122-123� « Quant à nous, imaginons des ténèbres aussi épaisses que celles dont on dit que récemment à la suite d’une éruption de l’Etna elles ont plongé les régions voisines dans l’obscurité au point que pendant deux jours personne ne reconnaissait personne, mais qu’au troisième jour quand le soleil se montra chacun crut revivre� […] Mais l’habitude quotidienne et l’entraînement des yeux accoutument l’esprit et on se s’étonne plus et on ne cherche pas le pourquoi de choses que l’on voit tout le temps, comme si le caractère insolite plutôt que la grandeur des choses devait nous inciter à rechercher les causes� » 80 Françoise Berlan Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0019 cet épisode suit immédiatement une brève fiction que Cicéron attribue à Aristote et qui rappelle le mythe de la caverne de Platon : Aristote a donc dit-: « S’il y avait des gens qui avaient toujours habité sous terre dans des demeures bien faites et claires, ornées de statues et de tableaux, équipées de toutes les commodités dont sont comblés ceux qu’on estime heureux, […] si ensuite à un moment donné, les accès de la terre leur étant ouverts, ils avaient pu s’échapper et sortir (evadere atque exire) dans les lieux où nous habitons, en voyant brusquement (si repente vidissent) la terre, les mers, le ciel, […] , certes à la vue de tout cela ils croiraient (arbitrarentur) qu’il y a des dieux et que ces si grandes merveilles sont l’œuvre des dieux »� 5 Comme on le voit, les quatre termes de la comparaison sont préservés chez Cicéron comme chez Aristote et l’on n’assiste nulle part à un brouillage ou à un estompement� Sont clairement opposés, et avec quel relief, les pôles antithétiques de l’extériorité et de l’intériorité� Aussi bien dans le récit de l’éruption de L’Etna que dans le mythe de ces habitants de demeures souterraines qui découvrent « la terre, les mers, le ciel », c’est de la perception et d’elle seule qu’il est question� Le nuage de cendres, le souterrain, chacun à sa manière, lui faisaient obstacle� A deux reprises, à côté de videre, c’est aspicere, plus spécifique, qui est employé� Cette jouissance de la vue s’accompagne d’une impression de bien-être-: « ils crurent revivre »� Le décor humain dont ils se contentaient n’est plus rien face à la splendeur de l’univers dans sa radicale altérité� Au contraire Fénelon enferme son témoin dans une chambre aux implications cartésiennes, image d’un espace mental éloigné de l’appréhension directe d’une extériorité irréductible� L’image de la maison, fruit du savoir-faire de l’homme va se voir ainsi dévoyée au fil de l’argumentation dans les trois chapitres� Au contraire, la tradition stoïcienne reprise par Cicéron insiste sur la spécificité de l’univers comme domicile (domicilium) des dieux, que les hommes ne sauraient s’attribuer� Le raisonnement par analogie forme ainsi une chaîne de relations-: les dieux et l’univers, les hommes et leurs maisons, les animaux et leurs habitats sans confusion possible� C’est ce que confirme cet autre extrait, non repris par Fénelon-: Si l’on voit une maison grande et belle, même si l’on n’en voit pas le propriétaire (dominum), on ne peut arriver à penser (non possis adduci ut) qu’elle a été construite par des rats et des belettes (muribus illam et mustelis aedificatam)� Donc, cet important équipement (ornatum) du monde, cette beauté si multiple des choses célestes, [ … ] si tu imaginais que c’est là ton domicile (domicilium) 5 Ibid., II, XXXVII, 95, pp� 119-120� 81 Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0019 et non pas celui des dieux immortels, ne semblerais-tu pas avoir tout à fait perdu le sens ? 6 Dans cette unité de tout ce qui est, chacun est à sa place, dieux, hommes, animaux� Les traces humaines sont et restent des traces humaines, seulement humaines� Pas de rats ni de belettes dans L’Art de la nature, mais un tête-à-tête de l’homme avec Dieu imagé par un environnement humain envahissant� Un dernier contraste entre le texte source et sa reprise par Fénelon va dans ce même sens d’une subjectivation au sein d’une conscience� Dans les passages précédemment cités du De natura Deorum, la jouissance de la vue et la sensation de bien-être sont premières avant qu’intervienne l’opération intellectuelle (arbitrarentur) du jugement selon lequel il y a des dieux, tout entière fondée sur le témoignage de la perception� Au contraire, chez Fénelon, l’incipit-: « Je ne puis ouvrir les yeux sans admirer l’art qui éclate dans toute la nature », travaillait déjà en amont à réactiver un sens perceptuel pour la locution ouvrir les yeux sans y parvenir vraiment, tant elle est fixée par l’usage pour désigner la lucidité et la prise de conscience� Le contexte paradoxal de ces premières lignes veut affirmer cet accès à Dieu dont on aperçoit la main qui fait tout� Mais la locution antonyme fermer les yeux intervient peu après avec sa valeur figée d’opération de l’esprit et de la volonté� Apparaît ainsi une dominante textuelle de tout L’Art de la nature� Le propos s’édifie dans l’indistinction des sens propre et figuré� Par cette polysémie d’ouvrir les yeux-, Fénelon veut imposer la simultanéité de trois opérations-: voir, juger et admirer� Et cette union vaut preuve pour lui� I. 2. Contre l’argument du hasard : les stoïciens et la preuve par l’évidence, Fénelon et l’impasse du raisonnement par l’absurde Au paragraphe suivant, Fénelon se met dans les pas des Anciens en rappelant leurs « célèbres comparaisons 7 »� Pour la première fois dans son texte apparaît la mention du hasard que le rapport d’analogie à quatre termes est censé combattre� Il accumule alors à plaisir, jusqu’à la fin de ce chapitre, divers exemples dont certains sont bien issus du De natura Deorum, alors que d’autres ont des provenances diverses� Cette pente à la répétition, conçue comme procédé pédagogique est bien dans sa manière- : « Ne nous lassons 6 Ibid., II, VI, 17, pp� 42-44� 7 Fénelon, L’Art de la nature, op. cit�, I, 4, p� 510� Le monde comme féérie chez Fénelon dans L’Art de la nature 82 Françoise Berlan Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0019 pas, écrit-il, de faire sentir la vérité par des raisons palpables »� Cicéron voisine alors avec saint Grégoire de Naziance et Valère Maxime� Une première différence avec le texte antique réside dans le traitement identique de toutes ces comparaisons, alors que la première citée, celle du jet aléatoire de lettres formant toute une épopée a un statut à part chez Cicéron et ses modèles stoïciens� En revanche, l’argumentation numérique la concernant repose sur une combinatoire d’unités, de type statistique, sans rapport direct avec les scénarios descriptifs utilisés pour les autres� Fénelon tentera de traiter cette similitudo d’une manière plus abstraite au chapitre-III� Sa reprise du texte de Cicéron est ici proche de la traduction 8 � Un début d’inflation descriptive, caractéristique de notre auteur, l’affecte cependant� Comment le hasard aurait-il pu décrire dans des vers pleins d’harmonie et de variété tant de grands événements, […] les placer et les lier si bien tous ensemble, […], peindre chaque objet avec ce qu’il a de plus gracieux, de plus noble et de plus touchant, enfin […] faire parler chaque personne selon son caractère, d’une manière si naïve et si passionnée ? 9 Par ailleurs, c’est à l’aide de qualificatifs concrets relevant de la faisabilité que Cicéron étayait son argumentation-: Que si le concours des atomes (concursus atomorum) peut faire le monde, pourquoi ne peut-il faire un portique, ou un temple, ou une maison, ou une ville, choses qui sont moins lourdes (minusoperosa) et en tout cas plus faciles (faciliora) ? 10 Fénelon au contraire se contente d’exprimer le degré supérieur d’admiration ressenti par « un homme sensé » devant le monde, et pour une fois, il est plus bref que son modèle-: Pourquoi donc cet homme sensé croirait-il de l’univers, sans doute encore plus merveilleux que l’Iliade, ce que son bon sens ne lui permettra jamais de croire de ce poème ? 11 Le caractère à la fois vague et unifiant de l’adjectif merveilleux s’accommode bien du climat de féérie qui va s’installer dans tout L’Art de la nature. 8 Cicéron, op. cit�, II, XXXVII, 93-94, pp� 118-119 et Fénelon, op. cit�, I, 5, pp� 510- 511� 9 Fénelon, Ibid., I, pp� 510-511� 10 Cicéron, op. cit., II, XXXVII, 94, p� 119� 11 Fénelon, op. cit�, I, p� 511� 83 Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0019 Le procédé s’accompagne d’une transformation argumentative lourde de conséquences- : à la mise à distance d’une contre-vérité chez Cicéron se substitue chez Fénelon un déni de l’évidence qu’on pourrait qualifier de raisonnement par l’absurde� Accompagnés de la force des affirmations paradoxales, ces détails installent une impression d’irréalité qui se substitue à la présence positive des objets� Là encore, comparons le texte source et sa reprise-: Comment justifier que, lorsqu’on voit une statue ou un tableau, on sache (scire) que l’art est intervenu, que, lorsque de loin on voit la marche d’un navire on ne doute pas (non dubitare quin) que cela bouge grâce à la raison et à l’expérience (ratione atque arte) […] et qu’on puisse penser que le monde, qui comporte (conplectatur) ces mêmes sciences (artes) et leurs praticiens (earum artifices) et tout le reste, est privé de jugement et de raison ? 12 Que répondrait cet homme, si quelqu’un s’avisait de lui dire-: Non un sculpteur ne fit jamais cette statue ? […]-; c’est le hasard tout seul qui l’a faite� 13 La confrontation du non dubitare quin du texte antique avec le Non un sculpteur ne fit jamais cette statue, de Fénelon est déterminante� Cette immersion dans un ressenti fabuleux, loin de forcer la conviction et d’amener le constat d’absurdité, établit les nouveaux repères du monde de fiction dont on est environné� Le lecteur s’installe dans cette convention de l’enchantement� Les objets semblent alors s’agencer d’eux-mêmes� Cette marque de déréalisation apparaît aussi bien dans la reprise des comparaisons cicéroniennes que dans les emprunts à Grégoire de Naziance et à Valère Maxime-: Dirions-nous que les cordes d’un violon seraient venues d’elles-mêmes se ranger et se tendre sur un bois [ … ] que l’archet, formé sans art, serait poussé par le vent ? 14 Fénelon affectionne le scénario de l’île déserte, ou plutôt désertée de ses habitants, qui prive l’observateur d’informations autres que celle que lui fournit l’objet, trop élaboré pour être dû au hasard 15 � Mais le déni de l’existence du statuaire absent, dans son absurdité, n’impose pas, sous une absence 12 Cicéron, op. cit�, II, XXXI, 87, p� 113 et pp� 111-112� 13 Fénelon, op. cit�, I, 7, p� 511� 14 Ibid., I, 6, p� 511� Cf. I, 7, p� 512- : « En vérité, où serait l’homme qui osât dire qu’une servante barbouillant cette toile avec un balai, les couleurs se seraient rangées d’elles-mêmes pour former ce vif coloris ? » 15 Ibid., I, p� 512-: « Parmi tant de morceaux de marbre, il y en a eu un qui s’est formé ainsi de lui-même »� Le monde comme féérie chez Fénelon dans L’Art de la nature 84 Françoise Berlan Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0019 comparable, l’évidence d’un Dieu créateur� C’est donc par une sorte de pétition de principe que Fénelon traite les thèses épicuriennes de contes de fées-: Faudra-t-il supposer encore qu’ils (les atomes) ont par eux-mêmes le mouvement ? Le supposera-t-on à plaisir, pour réaliser un système plus chimérique que les contes de fées ? 16 Ne nous lassons point de suivre les épicuriens dans leurs suppositions les plus fabuleuses� Poussons la fiction jusqu’au dernier degré de complaisance 17 � Ces lignes peuvent se lire comme un étrange aveu involontaire� I. 3. L’homme, l’œil, le cerveau, l’image mentale Un deuxième point de cette enquête comparative portera sur le chapitre II de l’œuvre qui s’emploie à guider le lecteur dans « la considération des principales merveilles de la nature »� La grille cartésienne y apparaît partout au nom du dualisme, dans les passages concernant les animaux, l’idée d’infini, la liberté� C’est dans cette perspective que les alinéas concernant l’homme y requièrent l’attention 18 � Le plan binaire de cet ensemble comme l’inégalité de longueur de chaque partie sont éclairants� Une articulation stricte est annoncée par Fénelon- : « Commençons l’étude de l’homme écrit-il, par la considération de son corps »� La revue des organes et fonctions corporels occupent les alinéas 31 à 42� La transition avec le deuxième volet apparaît au début de 43-: « Mais ce corps de l’homme qui paraît le chef-d’œuvre de la nature n’est point comparable à sa pensée� 19 » Le terme d’âme y est introduit� Suit un développement plus abondant que le premier occupant les alinéas 43 à 69� Une telle séparation n’est évidemment pas représentée chez Cicéron qui se contente, après une anatomie et une physiologie très détaillées, de ménager une transition rapide en invoquant l’inventivité technologique de l’homme� Il insiste alors sur les découvertes de l’esprit fondées sur l’expérience des sens (inventa animo percepta sensibus adhibitis LX, 150) et conclut rapidement sur la raison humaine, dont il attribue l’existence à une attention divine (divina cura, LIX, 147)� Fénelon fait des emprunts notables à l’évocation par l’auteur antique des fonctions corporelles, mais ce qui relève de l’âme dans son texte appartient évidemment à une toute autre tradition� Le grand enjeu du dualisme est de répondre à la question qui le fonde-: com- 16 Ibid., III, 78, p� 582� 17 Ibid., III, 83, p� 585� 18 Ibid., II, 30-69, pp� 537-574� 19 Ibid., II, 43, p� 547� 85 Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0019 ment s’effectue l’union de l’esprit (ou plutôt de l’âme) avec le corps ? Dans cette problématique apparaissent chez notre auteur deux développements hypertrophiés, celui qui concerne l’œil et celui de l’évocation du cerveau� Et de manière assez prévisible, ces passages matérialisent leur rôle de lien par des empiètements� Si l’œil trouve sa place naturelle dans la partie consacrée au corps et à ses organes, il est d’emblée, à ce même lieu du texte, associé au cerveau� Cicéron accordait lui aussi à l’œil un développement important mais surtout d’ordre anatomique sur les membranes, les paupières, les cils� Fénelon reprend ces éléments, mais s’intéresse avant tout à la perception et à l’image visuelle, avec une attention à la rétine qui fait apparaître, sans doute, des notions d’optique� A contrario, la description du cerveau, absente chez Cicéron, faute sans doute de connaissances, déjà entreprise par Fénelon en tant qu’organe corporel, est orchestrée avec ampleur sous un autre aspect-: l’action de l’âme sur le cerveau réceptacle d’images mentales qu’elle convoque ou renvoie à son gré (48-49)� Il y a là, au passage, des moments d’une grande beauté, où transparaît aussi une affinité avec les Confessions de saint Augustin et ses notations sensibles sur la mémoire� La modernité de l’analyse a quelque chose de proustien, comme en témoignent ces lignes-: Je conserve un je ne sais quoi qui est tour à tour toutes les choses que j’ai connues depuis que je suis au monde� De ce trésor inconnu sortent tous les parfums, toutes les harmonies, tous les goûts, tous les degrés de lumière, toutes les couleurs et toutes les nuances, enfin toutes les figures qui ont passé par mes sens et qu’ils ont confiées à mon cerveau� 20 Dans cet intérêt prioritaire, cependant, se fait jour une tendance qui répondrait aux choix esthétiques de Fénelon, comme à sa personnalité spéculative- : l’image mentale du monde tend faire écran au monde dans cette intériorité où l’âme rejoint le corps� Fénelon écrit ainsi-: Qui est-ce qui grave dans mon œil, en un instant, le ciel, la mer, la terre situés dans une distance presque infinie ? Comment peuvent se ranger et se démêler dans un si petit organe les images fidèles de tous les objets de l’univers depuis le soleil jusqu’à des atomes? 21 Des comparaisons qui donnent à ces images perceptuelles et mentales la consistance d’objets extérieurs contribuent à un effet de réification� La première file la métaphore du cerveau comme livre : 20 Ibid., II, 48, p� 554� 21 Ibid., II, 41, p� 546� Le monde comme féérie chez Fénelon dans L’Art de la nature 86 Françoise Berlan Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0019 La substance du cerveau qui conserve avec ordre des représentations si naïves de tant d’objets dont nous avons été frappés depuis que nous sommes au monde, n’est-elle pas le prodige le plus étonnant ? On admire avec raison l’invention des livres, où l’on conserve la mémoire de tant de faits, et le recueil de tant de pensées� Mais quelle comparaison peut-on faire entre les plus beaux livres et le cerveau d’un homme savant ? […] � C’est dans ce petit réservoir qu’on trouve à point nommé toutes les images dont on a besoin� 22 L’abondance des détails concrets s’emploie à donner un statut d’objets aux traces mémorielles� Elles sont autant de feuilles d’un livre dont on tourne les pages et dont on identifie les caractères� L’effet troublant de réel par confusion entre les données de la perception et leur empreinte dans le cerveau est évoqué par une autre métaphore, plus centrale encore dans l’Art de la nature, celle du tableau-: Je connais tous les corps de l’univers qui ont frappé mes sens depuis un grand nombre d’années� J’en ai des images distinctes qui me les représentent en sorte que je crois les voir, lors même qu’ils ne sont plus. Mon cerveau est comme un cabinet de peintures, dont tous les tableaux se remueraient et se rangeraient au gré du maître de la maison. 23 Dans cette conception du monde comme représentation, l’image, autre mot essentiel, qui se forme dans l’esprit est un centre et un pivot� Plus concret que celui de représentation 24 , le mot miroir et son utilisation métaphorique sont attestés à quatre reprises dans le texte� L’homme n’a accès qu’à des reflets qui en acquièrent toute leur importance, à la fois évanescents et solides� Le terme est au cœur de la description de la fonction de l’œil, reflet du monde 25 � Il apparaît aussi de manière plus paradoxale dans la preuve par l’idée d’infini� Le processus du reflet, qui en soi est concret, est appliqué à l’idée abstraite par excellence 26 � Cet emploi du terme fait écho à son usage en ouverture et en clôture du texte� Par une inversion hardie, Fénelon ne nous livre la création, la seule pourtant accessible, que pour en faire un reflet de Dieu 27 � Ce déficit d’être qui affecte le monde est exprimé par le terme d’ombre qui renchérit sur les précédents par ses connotations néga- 22 Ibid., II, 41, p� 546� 23 Ibid., II, 48, p� 553� 24 Cf. Berlan, Françoise� « Représenter, représentation chez Fénelon », Le clair-obscur du visible, Fénelon et l’image, éd� Olivier Leplâtre, Genève, Droz, Cahiers du GAD- GES , n° 14, 2016, pp� 323-351� 25 Fénelon, L’Art de la nature, op. cit., II, 38, p� 544� 26 Ibid., II, 53, p� 558� 27 Ibid., I, 2, p� 509 et III, 91, p� 592� 87 Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0019 tives-: « Mais l’image n’est qu’une image� Elle ne peut être qu’une ombre du véritable être parfait 28 � » I. 4. Le spectacle du monde : tableaux, décors d’opéra Cette conception du monde comme miroir de la divinité explique sans doute la prédilection de Fénelon pour l’œuvre d’art aux dépens des réalisations de la technologie� Chez Cicéron, le mouvement des astres ou le cycle des saisons relèvent de ce savoir-faire de la Nature que l’homme poursuit avec ses propres réalisations� Certes, des mots comme ars, artifex sont ambigus, et le texte antique célèbre aussi la beauté� Cette ambiguïté est la même pour le mot art en français classique et Fénelon nous parle d’une main artificieuse ou de l’ouvrier que l’on voit à travers son ouvrage� Pourtant, dans son changement de perspective, l’œuvre d’art est le modèle le plus adapté pour étayer son argumentation� Contrairement aux produits de la technologie, l’œuvre d’art présente une spécificité-: sa gratuité� Elle n’a pas en vue la vie pratique et ses réalisations� Sa seule raison d’être, selon les conceptions de l’époque, est dans l’imitation et la fidélité� Son statut de reflet se traduit dans la polysémie des termes que nous avons déjà évoqués-: représenter, peindre, image, auquel on peut ajouter avec précaution, spectacle, ce qui est donné à voir� Le verbe peindre, au sens d’imprimer ou graver, désigne la trace, l’empreinte, et l’on est invité à « découvrir d’un seul regard celui qui se peint dans tous ses ouvrages 29 »� À ce sens dominant, puisque c’est le cœur du propos, s’associent ailleurs plus spécifiquement peinture et peintre, termes des arts plastiques, et la mémoire elle-même est un cabinet de peinture� Représenter et représentation, de même, que l’on a vus désignant le statut de l’image mentale sont aussi des termes clés du vocabulaire de la peinture� Fénelon évoque ainsi « un beau tableau représentant le passage de la mer Rouge » où le peintre s’efforce en vain de « représenter l’écume à la bouche d’un cheval 30 »� Quant au mot de spectacle, il a la même polysémie que celle du latin spectaculum, attesté chez Cicéron, et que nous gardons toujours� Au sens général, le spectacle, c’est ce qui est donné à voir, mais il est aussi synonyme de représentation théâtrale� Dans L’Art de la nature, quelques occurrences du mot sont situées dans l’évocation des astres� Il y est attendu, le terme requérant une ampleur de la vision� Pourtant, une métaphorisation diffuse suggère, comme au théâtre, la richesse des costumes et la variation des décors� Un 28 Ibid., II, 30, p� 538� 29 Ibid., II, 2, p� 509� 30 Ibid., I, 8, p� 512� Le monde comme féérie chez Fénelon dans L’Art de la nature 88 Françoise Berlan Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0019 metteur en scène divin est là pour « donner un beau spectacle 31 », au public que nous sommes-: Tantôt nous voyons un azur sombre, où les feux les plus purs étincellent� Tantôt nous voyons des nuages de toutes les figures et de toutes les couleurs les plus vives, qui changent à chaque moment cette décoration par les plus beaux accidents de lumière� 32 Les étoiles resplendissent sur la toile de scène-: Il [Dieu] en a semé les cieux, comme un prince magnifique répand l’argent à pleines mains, ou comme il met des pierreries sur un habit� […] Quelle profusion, pour donner à l’homme, dans ce petit coin de l’univers, un spectacle si étonnant ! 33 Peut-être aussi Fénelon a-t-il insisté sur ce statut des astres comme éléments de décor et sur la toute-puissance d’un deus ex machina réglant leurs mouvements pour mieux se démarquer des stoïciens qui les présentent comme animés et divins� Toute la portée du terme justifie sa reprise à la fin du livre III dans la prière conclusive : Ô mon Dieu ! Si tant d’hommes ne vous découvrent point dans ce beau spectacle que vous leur donnez de la nature entière, ce n’est pas que vous soyez loin de chacun de nous� 34 II. Entre poésie et théologie : l’unité de l’imaginaire fénelonien Les transformations que Fénelon fait subir au texte antique vont toutes dans le même sens� Dans L’Art de la nature, le monde a la réalité médiate d’un reflet� Un mouvement vers l’intériorité caractérise le texte, du monde vers l’image mentale du monde, du monde miroir de Dieu à Dieu lui-même que les hommes découvrent « au-dedans d’eux »� Le centre d’une conscience cautionne l’extériorité� Revenons à la formule de l’analogie : A est à B ce que C est à D� Ce qui est mis en commun, c’est le rapport exprimé par est à. Son contenu, dans l’argumentation du texte, c’est la notion de dessein, terme 31 Ibid., II, 16, p� 520� 32 Ibid., II, 16, p� 521� 33 Ibid., II, 18, p� 523� 34 Ibid., III, 92, p� 593� 89 Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0019 clé� Dans L’Art de la nature, cette œuvre si bien nommée, ce qui est constant, c’est une interprétation intentionnelle de l’univers, que le projet paraisse interne aux êtres du monde eux-mêmes ou qu’il soit dû à un artisan divin� Un passage du texte est au cœur de la personnalité intellectuelle comme artistique de notre auteur� Son évocation d’une nature animée à l’image des croyances antiques, bien que ramenée par lui à la puérilité de la fable ou de la féérie, y bénéficie d’une forme d’indulgence� Cette conception lui paraît bien préférable, moins éloignée du chemin qui mène à Dieu que celle d’« un hasard aveugle », le grand adversaire à ses yeux� La place même de ce développement situé à la fin du chapitre III et précédant de peu l’oraison finale en signale l’importance-: Qu’on observe attentivement les précautions avec lesquelles un bouton de rose s’épanouit au soleil, et se referme la nuit, on y trouvera plus de dessein, de conduite et d’industrie, que dans tous les ouvrages de l’art� Ce qu’on appelle même l’art des hommes n’est qu’une faible imitation du grand art qu’on nomme les lois de la nature, et que les impies n’ont pas eu honte d’appeler le hasard aveugle� Faut-il donc s’étonner si les poètes ont animé tout l’univers, s’ils ont donné des ailes aux vents, et des flèches au soleil […] ? Ces figures ont passé même dans le langage vulgaire� Tant il est naturel aux hommes de sentir l’art dont toute la nature est pleine� La poésie n’a fait qu’attribuer aux créatures inanimées le dessein du Créateur, qui fait tout en elles� Du langage figuré de poètes, ces idées ont passé dans la théologie des païens, dont les théologiens furent les poètes. […] Plus on contemple sans prévention toute la nature, plus on y découvre partout un fonds inépuisable de sagesse, qui est comme l’âme de l’univers. 35 Voilà ce qui confirmerait cette parenté de sujets et d’écriture entre ce traité d’apologétique et les fictions mythologiques des Fables ou du Télémaque qu’on penserait éloignées par le genre et le sujet� La notion de figure y a toute son importance� Ces récits ne disent pas le vrai mais sont une propédeutique à son approche par la métaphore� On connaît leur rôle pédagogique attribué à leur agrément narratif et à leurs détails concrets� Ce sont une conviction et un ressenti communs qui favorisent échos et reprises� Sous l’apparence des choses se meuvent une présence et un dessein et le merveilleux de la fable dont notre auteur souligne à plaisir le caractère de fantaisie n’est peut-être qu’une première approche du mystère d’un Dieu présent dans son absence même� C’est là sans doute que réside la profonde unité de l’œuvre, si uniforme sous la diversité� L’unité d’un imaginaire y fait apparaître un Fénelon tel qu’en lui-même, qui pare de beauté l’évanescence 35 Ibid., III, 89, pp� 591-592� Le monde comme féérie chez Fénelon dans L’Art de la nature 90 Françoise Berlan Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0019 d’une création dépendante� Et l’argumentation par l’absurde rejoint ainsi la logique du rêve� Les plus troublants de ces rapprochements concernent le Voyage de l’île inconnue et L’Anneau de Gygès� Dans le premier de ces récits, la thématique du tableau, reflet solidifié dans la glace, rejoint les évocations de l’œil miroir et du cerveau cabinet de peintures 36 � Cette consistance du reflet s’associe à sa mobilité, comme les images mentales viennent et disparaissent au gré des sollicitations et sont à la fois fidèles et immatérielles� La solidité n’exclut pas une forme d’évanescence dans cette logique de l’onirisme 37 � De même, dans L’Anneau de Gygès, ce sont des aménagements de jardins qui paraissent et disparaissent à la vue tels des décors de théâtre 38 � Après les notations visuelles, plus essentielles sans doute pour Fénelon, car c’est par elles qu’il se représente l’univers mental, viennent les sollicitations auditives et la musique� Là encore, sans doute, rien de très original en apparence dans ces ruisseaux et ces arbres musiciens, si fréquents dans les récits merveilleux� Pourtant, le scénario de la mélodie entendue derrière un rideau et de l’archet poussé par le vent emprunté par Fénelon à Grégoire de Naziance évoque l’étrange instrument à cordes décrit dans « l’île inconnue »� On retrouve dans les deux contextes l’expression « d’elles-mêmes » dont on ne saurait assez souligner l’importance, pour évoquer cet effet sans cause apparente-: Cette écorce a de longs filaments durs et fermes, comme des cordes qui vont d’un bout à l’autre� Ces espèces de cordes, dès qu’on les touche un peu, rendent d’elles-mêmes tous les sons qu’on veut. 39 C’est alors qu’intervient cette thématique centrale et commune aux deux genres si éloignés- : l’invisibilité� Sauf erreur, l’adjectif invisible n’apparaît qu’une fois dans L’Art de la Nature, à propos de l’air : « Mais quelle puissance invisible excite et apaise si soudainement les tempêtes de ce grand corps fluide ? 40 » Cet attribut de Dieu n’est pas régulièrement sollicité sans doute parce que le texte s’emploie à orchestrer l’affirmation paradoxale selon laquelle on ne peut ouvrir les yeux sans l’apercevoir dans ses œuvres� Au contraire, la main industrieuse 41 , volontiers accompagnée d’une interrogation rhétorique, est fortement récurrente dans tout le texte� Il en est de même des « Qui est-ce qui ? », scandant la démonstration du chapitre II� Ce scénario 36 Fénelon, Fables et Opuscules pédagogiques, dans Œuvres, op. cit�, tome I, XXXIX, Voyage de l’île inconnue, p� 263� 37 Cf� ce « marbre plus solide que le nôtre, mais si tendre et si léger qu’on le coupait comme du beurre », ibid., p� 263� 38 Ibid., VII, L’Anneau de Gygès, p� 196� 39 Ibid., Voyage de l’île inconnue, p� 265� 40 Fénelon, L’Art de la nature, op. cit�, II, 14, p� 520� 41 Ibid., II, 13, p� 517� 91 Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0019 n’en impose pas moins une figure de la présence / absence assez proche de celle de Gygès, invisible grâce à son anneau, mais guidant son char avec tout son savoir-faire� Et l’on constate dans ce conte la même problématique du hasard et de l’art-: Callimaque se met dans le char du roi� Il demeure invisible-: il pousse ses lions, le char vole� […] D’abord on crut que les lions s’étant échappés, s’enfuyaient au hasard-: mais bientôt on reconnut qu’ils étaient guidés avec beaucoup d’art […]� Cependant le char paraissait vide et tout le monde demeurait immobile d’étonnement 42 � Le vide, l’immatérialité, les rêves de vol, l’aisance dans la rapidité, tout chez Fénelon évoque un imaginaire sinon de l’air au moins de la fluidité et de l’inconsistance� L’Art de la nature, comme ses autres écrits, le suggère� Une fois encore, c’est l’unité qui frappe dans les écrits de Fénelon, partout reconnaissable� Cette parenté, si elle nous place en pays de connaissance, n’empêche pas de ressentir l’étrangeté de ces pages d’apologétique à l’usage des indoctes� Ce premier coup d’œil jeté sur le monde paraît en fait loin d’une immédiateté initiale, la réflexion accompagnant ou précédant même la perception, comme l’homme soumis aux passions nous apparaît dans l’introduction dans le décor clos d’une chambre et non dans le plein air du monde extérieur� Les efforts réitérés de la persuasion qui joue sur l’accumulation de détails controuvés conjurent un vertige que seule l’évidence divine peut dissiper� Les décors d’illusion s’enchaînent ad libitum comme si l’on n’achevait jamais dans cette voie d’étayer les preuves� Le traitement détourné des analogies altère la problématique stoïcienne, car cette dernière repose sur des yeux ouverts et un monde présent� Fénelon n’est sans doute pas ici philosophe comme dans la deuxième partie de la Démonstration où il se met dans les pas de Descartes et de Malebranche� C’est toute une pente de sa personnalité de penseur et d’artiste qui l’amène à ce recours aux images� Il en résulte d’admirables pages descriptives qui cependant ne nous livrent pas le monde dans son altérité radicale, faite aussi de caprices et de diversité mais lui interposent une toile peinte toute d’harmonie concertée où l’on reconnaît l’imaginaire humain� Tout se passe comme si l’apesanteur de ce décor d’apparences était à la fois inconfort et refuge� Le voisinage avec l’univers de la fable et des contes traduit un penchant pour la liberté du rêve� Fénelon gagnerait à être lu comme un poète de l’onirisme et L’Art de la nature trouverait une place éminente dans cette exploration de contrées mentales que nous fait aborder ce découvreur inventif de paysages intérieurs� 42 Fénelon, Fables et Opuscules pédagogiques, VII, L’Anneau de Gygès, pp� 197-198� Le monde comme féérie chez Fénelon dans L’Art de la nature