Oeuvres et Critiques
oec
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.2357/OeC-2018-0020
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/121
2018
432
Fénelon et le rococo
121
2018
Patricia Touboul
oec4320093
Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0020 Fénelon et le rococo Patricia Touboul Université Paul-Valéry Montpellier-III / IRCL (UMR-5186) Dans un article déjà ancien, mais resté célèbre du fait de la réputation de son auteur, André Chastel écrit, au sujet du goût pictural de Fénelon, que le prélat « faisait [sienne] la sévérité de Parrhasius, soucieux d’affirmer la supériorité de l’antique », et conclut que « Fénelon, critique classique, reste fidèle à la doctrine austère de Mentor et de Philoclès 1 »� Mais cette conclusion n’est que provisoire-: C’est pourtant là, écrit Chastel, qu’il s’abuse lui-même� L’influence que l’auteur de Télémaque a pu exercer sur l’art a contribué à l’éloigner de la «-grande manière » […], précipité l’avènement du mol et du faux, au nom de la tendresse et de la simplicité� Fénelon a recueilli et enfermé dans les phrases trop rapides et légères de ses fables et de son roman tout ce qui allait s’imposer à l’art du XVIII e siècle-: la draperie des nymphes et son fade « négligé » […]-; sous le vêtement d’emprunt d’une antiquité de bergerie […], Télémaque sera le manuel de l’art pseudo-classique� […] ce qu’on pourrait nommer un « baroque mineur »� 2 À l’en croire, Fénelon serait responsable de cette décadence du goût, plus tard qualifié de rococo, dont nombre de critiques ou d’historiens de l’art ont fait l’emblème du XVIII e siècle - une affirmation quelque peu déroutante au regard de la critique fénelonienne actuelle, dont il convient par conséquent de comprendre l’origine, en tenant compte du cadre générique dans lequel elle s’inscrit� Chastel, en effet, comme historien de l’art, ne se réfère pas à la littérature, mais essentiellement aux arts plastiques- ; il limite aussi son analyse à la France - sans l’étendre à l’Europe, où pourtant le Télémaque a été abondamment lu, et où le rococo a connu d’importants développements� Aussi bornerons-nous notre enquête à ces mêmes limites, en précisant tout 1 Chastel, André� « Fénelon et l’art classique », Bulletin de la Société historique et archéologique du Périgord, tome LXXVIII, n° spécial du tricentenaire de Fénelon (juillet-septembre 1951), p� 248� 2 Ibidem, p� 248-249� 94 Patricia Touboul Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0020 d’abord le sens de la catégorie artistique qu’emploie Chastel de « baroque mineur »� Cette catégorie, d’emblée évaluative - et en l’occurrence dépréciative -, sera à mettre en parallèle avec la façon dont le Télémaque a pu être lu, mais aussi, et surtout, avec la conception de l’art défendue et mise en pratique par Fénelon� Enfin, nous nous demanderons - comme y invitent plusieurs historiens de l’art - si cette catégorie, à laquelle correspond celle de rococo, plus volontiers employée aujourd’hui mais traditionnellement négative, ne mérite pas une réévaluation� Dans ces conditions, Fénelon, loin d’avoir « précipité l’avènement du mol et du faux », aurait bien davantage accompagné le profond renouvellement des valeurs classiques de l’art qui voit le jour au XVIII e siècle� Quelques précisions, en guise de préambule, afin de déterminer plus exactement la période dont il sera question� Pour attester l’influence remarquable du Télémaque sur les beaux-arts, Chastel se réfère aux livrets des Salons tenus entre 1771 et 1793� Pourtant les catégories qu’il sollicite pour asseoir son jugement sur Fénelon ne coïncident que peu avec celles promues par le style qui émerge à la fin du règne de Louis XV, et qui veut remettre à l’honneur le modèle classique� Il semble donc, compte tenu de la catégorie de « baroque mineur » à laquelle Chastel se réfère et du champ lexical et conceptuel qu’il mobilise - « mol », « draperie des nymphes », « fade négligé », éloignement de la « grande manière », « bacchanales souriantes »--, qu’il vise bien plutôt le courant artistique qui apparaît dans les débuts de la Régence pour se poursuivre durant le règne de Louis XV� C’est, en effet, comme l’a montré Fiske Kimball 3 , par le terme de baroque que cette période a été le plus souvent désignée, les historiens de l’art ayant longtemps répugné à employer le terme « ridicule » de rococo� C’est toutefois ce terme-là qui s’impose, conformément à l’usage actuellement admis-; car le rococo, s’il a des liens évidents avec le baroque qui l’a précédé, n’en est pas moins un style à part entière, spécifiquement lié au XVIII e siècle qui l’a vu naître, et dont les principaux représentants sont, pour la peinture, Watteau, Raoux, de Troy, Le Moyne, Natoire, Nattier, Lagrenée, Fragonard, et Boucher - lequel achève, à un double titre, le mouvement, puisqu’il est nommé premier peintre du roi en 1765, au moment où les prémisses du néoclassique se font jour� Remarquons aussi que baroque ou rococo 4 , comme noms désignant des courants artistiques, ont été forgés et utilisés a posteriori, et que l’un comme 3 Kimball, Fiske� Le Style Louis XV. Origine et évolution du rococo, trad� J� Marie, Paris, A� et J� Picard et C ie , 1949� 4 Voir ce qu’en dit Jean Weisgerber-: « Pour en dresser le tableau, il suffira (c’est une litote) de se reporter à la critique artistique et littéraire, à des revues comme le Mercure de France, mine inépuisable, aux dictionnaires de Furetière (1690) et de Trévoux (1740), sans oublier l’Encyclopédie� Par malheur, tous les termes relevés, bien que recueillis par centaines, sont décevants : ce que l’on appelle aujourd’hui “ro- 95 Fénelon et le rococo Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0020 l’autre sont, partiellement sinon totalement, dotés de connotations négatives 5 puisqu’ils désignent avant tout des contre-modèles du bon goût� Si certains peintres que nous qualifions de baroques, comme Rubens, ont connu une vogue en France dès le milieu du XVII e siècle, et si de nombreuses traces de l’architecture baroque ont marqué la France de leurs empreintes, l’intérêt pour ce style a oscillé entre attirance et rejet - comme en témoigne l’aventure française du Bernin� Avant de mesurer l’éventuelle part de Fénelon dans l’avènement de ce courant, rappelons-en brièvement les principales caractéristiques� Le mot de rococo, on le sait, appartient d’abord au jargon des peintres� Étienne-Jean Delécluze en mentionne l’origine et la date-: « Ces expressions Pompadour, rococo […] ont été employées pour la première fois par Maurice Quaï en 1796-1797� Alors ces locutions […] n’étaient usitées et comprises que dans les ateliers de peintres 6 » et, faut-il le préciser, en un sens péjoratif, comme le rappelle encore un article anonyme de L’Atelier en 1835 7 � C’est en effet au XIX e siècle que fusent les commentaires les plus acides au sujet de ce style associé au mauvais goût, par ses formes maniérées, son caractère anecdotique et sensuel, qualifié de « féminin » - « légèreté » et « lascivité » coco” passait alors tout bonnement pour le style ou goût “nouveau”, “moderne”� Imprécision que viennent à peine corriger quelques vocables communs aux lettres et aux beaux-arts, tels que “singulier”, “bizarre”, “ingénieux”, “caprice”, voire “baroque”, et qui ont généralement trait à la facture plutôt qu’aux sujets� L’indication est précieuse néanmoins- ; elle délimite le domaine à explorer, celui des moyens d’expression� D’autres mots sont plus spécifiques : “pittoresque” et “rocaille” se voient réservés aux Watteau et Meissonnier, “précieux” et “obscur” aux écrivains, à Marivaux par exemple », « Qu’est-ce que le rococo ? Essai de définition comparatiste », dans R� Mortier et H� Hasquin (dir�), Rocaille, rococo, Études sur le XVIII e siècle, volume XVIII, éditions de l’université de Bruxelles, 1991, p� 13� 5 Certes, le mot baroque est utilisé à l’époque en son sens figuré- : on le trouve dans l’édition de 1740 du Dictionnaire de l’Académie française, pour qualifier un style jugé « irrégulier, bizarre, inégal »� En 1694, date de la première édition de ce Dictionnaire, le sens figuré n’apparaît pas : « Se dit seulement des perles qui sont d’une rondeur fort imparfaite� Un collier de perles baroques »� Pour qualifier les excès de l’art du Seicento italien, on choisit d’autres termes-: bizarre, bizarrerie, manière, ou gothique-; quant au style lui-même, ce sont les artistes, chefs d’école, qui servent à le désigner ou bien l’origine géographique - Florence, Venise, Rome, la Lombardie, les Flamands, l’École française, etc� 6 Delécluze, Étienne-Jean� Louis David, son école et son temps. Souvenirs, Paris, 1855, p� 82� 7 « On se rappelle quelle aversion nous avons eue, tous tant que nous sommes de la génération présente, pour ce qui retraçait à nos yeux les mœurs et les usages de la génération qui finit avec la révolution de 89� Ce fut […] l’objet d’inépuisables railleries-; les épithètes les plus ridicules ne nous suffisaient pas, et ce fut à ce propos que nous inventâmes tout exprès dans les ateliers l’expression de rococo », « La Poupée� - Petit, petit� Dessins par Gavarni », L’Atelier, 1835, X, p� 37� 96 Patricia Touboul Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0020 sont aussi, pour les Goncourt, les caractéristiques de la femme de la Régence 8 et du règne de Louis XV� Aussi les femmes qui, davantage qu’au siècle précédent, deviennent commanditaires, collectionneuses ou mécènes, seraient-elles, par leur absence de goût, responsables de la décadence de l’art, comme Rousseau se plaît à le rappeler dans sa Lettre à d’Alembert 9 � Arsène Houssaye est plus sévère encore en décrivant cette peinture comme « gracieuse et coquette […], qui se contente d’être jolie, de sourire », et qui n’est « que le mensonge de l’art 10 »� Le propos n’est pas sans rappeler Fréart de Chambray ou Charles Le Brun quand ce dernier, en 1672, déboutait à l’Académie les partisans de la couleur� Privilégier celle-ci au détriment du dessin, c’est en effet choisir l’accident contre la substance, l’illusion contre le vrai, et ainsi plaire aux ignorants� Que la couleur soit liée à la séduction est aussi une thèse que l’on trouve très développée dans le Cours de peinture par principes, somme des conférences prononcées par Roger de Piles à l’Académie royale de peinture entre 1700 et 1708, qui auront un retentissement profond - mais pas incontesté - à la période ultérieure� De Piles est aussi le promoteur de nouveaux maîtres en peinture-: Rubens et la tradition flamande, ainsi que les Vénitiens� Le rococo trouve en effet son origine dans ces différents courants, qui mettent la grande histoire en concurrence avec les portraits ou les scènes de genre, à l’instar des grands maîtres hollandais 11 � Mais les critiques contemporains sont généralement peu sensibles à l’intérêt de cette nouvelle approche de l’art et préfèrent conjuguer rococo, mièvrerie, érotisme et féminité� Ainsi La Font de Saint-Yenne, qui déplorait au Salon de 1746 les carnations de Natoire, de « la teinte générale de presque toutes nos productions dans les Lettres comme dans la Peinture », où « tout y est de la couleur des roses et en conserve la durée 12 », ou Diderot, dérouté face aux pastorales et paysages de Boucher du Salon de 1761 : 8 Goncourt, Edmond et Jean de� La Femme au XVIII e siècle, Paris, nouvelle éd�, 1882, p� 335� 9 Les femmes « en général, n’aiment aucun art, ne se connaissent à aucun, et n’ont aucun génie� Elles peuvent réussir dans de petits ouvrages qui ne demandent que de la légèreté d’esprit, du goût, de la grâce », Lettre à d’Alembert, dans Discours sur les sciences et les arts, Lettre à d’Alembert, Paris, Gallimard, « Folio », 1987, p� 269, note� 10 Houssaye, Arsène� « Boucher� La peinture sous Louis XV », La Revue des deux mondes, 1843, t� III, p� 70� 11 Particulièrement les fijnschilders, « peintres fins », comme Van Mieris ou Gerrit Dou, dont Boucher s’inspire manifestement pour son Portrait d’une dame, 1743, New York, Frick collection� 12 La Font de Saint-Yenne, Étienne� Réflexions sur quelques causes de l’état présent de la peinture en France, avec un examen des principaux ouvrages exposés au Louvre le mois d’août, 1746, Paris, 1747, pp� 75-76� 97 Fénelon et le rococo Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0020 Quelles couleurs ! quelle variété ! […] cet homme a tout, excepté la vérité� […] [S]on élégance, sa mignardise, sa galanterie romanesque, sa coquetterie, son goût, sa facilité, sa variété, son éclat, ses carnations fardées, sa débauche, doivent captiver les petits-maîtres, les petites femmes, les jeunes gens, les gens du monde, la foule de ceux qui sont étrangers au vrai goût, à la vérité, aux idées justes, à la sévérité de l’art� 13 Mais quel rapport cela aurait-il avec Fénelon ? Si l’on en croit Helmut Hatzfeld 14 , c’est la grotte de Calypso, avec son intérieur de coquilles qui aurait lancé le mouvement rocaille - l’autre nom du rococo 15 � L’attribution est trop généreuse, ou trop accusatrice, puisque ce style emprunte une large part de son vocabulaire aux formes plastiques des grotesques, ces motifs décoratifs imités des villas pompéiennes que l’on retrouve chez les artistes maniéristes de la Renaissance, aussi bien en Italie, en Espagne 16 , que, un peu plus tard, en France, chez Vouet 17 ou Le Brun 18 � Comme le montre Brigitte d’Hainaut-Zveny, « si les éléments syntaxiques sont d’ores et déjà constitués, ce n’est qu’au cours des dernières années du règne de Louis XIV que se mit progressivement en place la grammaire qui devait régir ces éléments 19 »� Quant à la forme ondoyante, caractéristique du rococo, que le milanais Lomazzo, dans le Trattato dell’arte della pittura (1584), avait associée à la grâce 20 -, elle semble à son tour antérieure à l’« invention » fénelonienne� D’autres caractéristiques, il est vrai, s’attachent à ce style, comme la fluidité, la luminosité, le cinétisme des formes, qui tendent à l’associer à la mollesse, et dont il resterait à savoir si Fénelon en est l’inspirateur� Sans dénier que la grotte de Calypso soit par définition rocailleuse, il paraît difficile de soutenir que les principes esthétiques du prélat rejoignent un tel idéal- : la critique des « discours fleuris et efféminés 21 » d’Isocrate - célèbre pour son « style fardé et amolli 22 »- -, « applaudis par les femmes et 13 Diderot, Denis. Salons, éd� M� Delon, Paris, Gallimard, « Folio », 2008, pp� 48-49� 14 Hatzfeld, Helmut� The Rococo. Eroticism, Wit, and Elegance in European Literature, New York, Pegasus, 1972, p� 4� 15 Voir Kimball, Fiske� Le Style Louis XV. Origine et évolution du rococo, op. cit�, p� 10� 16 Dans l’annexe de l’Alcazar édifiée par Charles Quint� 17 Pour l’appartement des bains de la Reine mère au Palais-Royal� 18 Pour le cabinet d’Amour de l’hôtel de Lambert� 19 D’Hainaut-Zveny, Brigitte� « Les décors rocaille� Essai d’analyse stylistique », dans R� Mortier et H� Hasquin (dir�), Rocaille, rococo, Études sur le XVIII e siècle, op. cit�, p� 111� 20 Ces analyses seront reprises en France par Charles-Alphonse Dufresnoy, dans L’Art de peinture (que traduit et commente Roger de Piles), Paris, 1668, p� 90� 21 Dialogues sur l’éloquence, dans Œuvres, 2� vol�, éd� J� Le Brun, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t� I, 1983-1997, pp� 8-9� 22 Ibid., p� 54� 98 Patricia Touboul Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0020 par le gros du monde 23 », celle de l’architecture avec ses « roses » et ses « colifichets 24 », à laquelle Fénelon préfère la « beauté solide », « manière la plus courte et la plus simple d’exprimer les choses 25 », ou encore celle des fredons, suffisent à exclure un tel rapprochement� Les Dialogues sur l’éloquence, la Lettre à l’Académie, le « Voyage dans l’île des plaisirs », ou les dialogues des morts sur la peinture, attestent, eux, une nette exécration à l’égard de tout ce qui ressemblerait à une tendance autotélique dans l’art, laquelle émerge alors, sans être théorisée, à travers ces pratiques décoratives où dominent de pures formes� Mais la théorie défendue par Fénelon, de même que ses écrits ne coïncident pas toujours avec l’usage qu’on en fait, et dont l’interprétation de Chastel est sans doute victime� Dans un article consacré aux représentations de Télémaque dans la peinture sous la Régence 26 , Mary Sheriff souligne le lien entre les premières représentations en 1722 - celles de Nicolas Vleughels 27 et Jean Raoux - et leurs commanditaires- : la comtesse de Verrue pour les deux premières, et le Régent, pour lequel Philippe de Vendôme l’avait fait exécuter� Or la personnalité de ces collectionneurs - qui possèdent parmi les plus importantes collections de peinture, particulièrement néerlandaise, donc « moderne » - est connue pour leur libertinage, pire, leurs mœurs dissolues 28 � De telles personnalités ne pouvaient, par conséquent, qu’être sensibles à un roman que Bossuet, choqué par le « style efféminé et poétique 29 », avait jugé « peu sérieux pour un prêtre 30 », tandis que Gueudeville assurait-: 23 Ibid., p� 29� 24 Ibid., p� 55� 25 Ibid., p� 55� 26 Sheriff, Mary� « Painting Telemachus in the French Regency », dans Chr� Schmitt- Maaß, S� Stockhorst and D� Ahn, Fénelon in the Enlightment. Traditions, Adaptations, and Variations, with a preface by J� Le Brun, New York-Amsterdam, Rodopi, 2014� 27 Vleughels a réalisé un pendant de deux tableaux ayant pour titre Télémaque dans l’île de Calypso-: l’un des deux n’est connu que par la gravure qu’en fit Edme Jeurat en 1724 (British Museum), l’autre appartient à une collection privée� 28 Saint-Simon note, en dépit de l’amitié qu’il porte à Philippe d’Orléans, que « plus on était suivi, ancien, outré en impiété et en débauche, plus [ce dernier] considérait cette sorte de débauchés », et ajoute-: « je l’ai vu sans cesse dans l’admiration poussée jusqu’à la vénération pour le grand prieur, parce qu’il y avait quarante ans qu’il ne s’était couché qu’ivre », La Mort de Louis XIV [Mémoires, III], éd� G� Truc, Paris, Gallimard, « Folio », 2007 [1 re éd� 1952], pp� 41-42� 29 Les Dernières années de Bossuet. Journal de Ledieu, 2� vol�, éd� Ch� Urbain et E� Levesque, Paris, 1928, t� I, janvier 1700, p� 13� 30 « Lettre du 18 mai 1699, à l’abbé Bossuet », Correspondance de Bossuet, éd� Ch� Urbain et E� Levesque, Paris, 1909-1925, tome XII, p� 6 (nous soulignons)� 99 Fénelon et le rococo Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0020 si je voulais gâter un jeune esprit, je lui donnerai Télémaque pour son livre de poche- ; et je ne puis désapprouver la raillerie d’un courtisan, qui disait l’autre jour, que si M� le duc de Bourgogne possédait bien son roman, il était à craindre que la Couronne de France ne tombât en quenouille 31 , - un propos particulièrement insultant pour Fénelon qui, dans le « Voyage dans l’île des plaisirs », faisait des hommes fardés, filant, cousant et brodant, les stigmates les plus aigus du renversement de l’ordre des choses -, avant de conclure : réduisez ces descriptions pompeuses, ces images éclatantes […], aux justes termes du bon sens, c’est de la poudre enflammée qui a passé devant les yeux, il ne vous en reste que la mauvaise odeur� 32 Rien de plus simple, dans ces conditions, que de faire se rejoindre un roman libertin et les valeurs artistiques propres au style de la Régence, tous armés contre le « grand goût »� Mais ces critiques sont-elles dignes de confiance ? De plus, comme le suggère Mary Sheriff 33 , pourquoi s’attarder sur la mollesse morale des tableaux - et par là du roman -, quand la dimension politique et morale de l’ouvrage de Fénelon pouvait être convoquée ? Dans le tableau de Raoux, le Régent serait ainsi Mentor, Télémaque le jeune Louis XV, et Calypso la figure de la France� Une interprétation d’autant plus pertinente que le jeune Louis XV était sensible au roman de Fénelon, dont l’édition officielle lui était dédicacée, ainsi qu’aux maximes qui en étaient issues et qu’il retrouvait dans le Petit Carême de Massillon 34 � Il n’empêche que ces clefs ne sont nulle part attestées� En outre, « les idées politiques de Fénelon, rappelle Albert Chérel […], semblent n’avoir eu qu’une autorité très éphémère 35 »� 31 Gueudeville, Nicolas� Critique générale des Avantures de Télémaque, Cologne, 1700, t� I, p� 10 (orth� modernisée)� 32 Ibid., p� 12� Albert Chérel, qui commente celle de l’abbé Faydit, écrit ainsi-: « [S]i Télémaque était un chef-d’œuvre, c’était aussi un fort malencontreux modèle� […] Faydit reprochant à Télémaque son quiétisme ne doit pas nous tromper-: quiétisme est pour lui synonyme de sensualité, et il ne fait que répéter l’allitération “Molinos, Molina” dont ses amis ont cru accabler Fénelon » (Chérel, Albert� Fénelon au XVIII e siècle en France. 1715-1820. Son prestige, son influence, Paris, 1917, p� 28)� 33 « Painting Telemachus in the French Regency », loc. cit�, pp� 308-309� 34 Chérel, Albert� Fénelon au XVIII e siècle, op. cit�, pp� 300-301� 35 « Les idées politiques de Fénelon, celles que contiennent les Plans de Gouvernement, semblent n’avoir eu qu’une autorité très éphémère� Si elles firent un moment impression sur l’esprit du Régent, quand il créa les Conseils, et quand il songea à convoquer les États-généraux, Dubois se chargea bien vite de détourner son maître des “rêveries de M� de Cambrai”� » Chérel, Albert� Fénelon au XVIII e siècle…, op. cit�, p� 300� 100 Patricia Touboul Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0020 En revanche la composition du tableau est sans doute empruntée à Bacchus et Ariane 36 , qu’Antoine Coypel, peintre favori du Régent 37 , avait peint pour le père de celui-ci - tandis que Bacchus est précisément comparé à l’Amour au livre VI du Télémaque� Aussi le tableau s’adresserait-il moins à l’homme d’État qu’au libertin et à l’amateur d’art, mais aussi à l’ami d’un prélat disgracié que le prince voulait faire revenir à la cour� Plus encore, parce que les artistes 38 qui choisissent Télémaque - Vleughels, Raoux, Cazes, Favannes, Natoire, ou Boucher 39 - se caractérisent presque tous par leur attrait pour la sensualité, le roman serait bel et bien, sous des dehors trompeurs, immoral� Mais cette interprétation reste discutable� Comme l’a montré Françoise Berlan 40 , le style de Fénelon est d’une « relative pauvreté », avec une limitation du vocabulaire et une coloration de celui-ci par le « latin ecclésiastique 41 »� Et surtout, dans les récits la morale prime l’esthétique, tant dans les descriptions des agréments sensibles, face aux paysages par exemple 42 , que dans celles des « sentiments agréables », liés aux « circonstances favorables de la vie », ou à « l’impression favorable que produit autrui », si bien qu’« il n’y a pas de mollesse, il y a au contraire une sorte d’aménité austère 43 »� Fénelon n’aurait-il donc aucun rapport avec le rococo ? Tout au contraire-; mais à condition de revoir le jugement trop partial dont ce style 44 fait encore l’objet� 36 Aujourd’hui au Philadelphia Museum of arts� 37 Nommé premier peintre du roi en 1716� 38 Si nous ne citons pas le tableau de Lagrenée (Télémaque et Termosiris, 1771), c’est parce qu’il est plus tardif et annonce le retour du grand goût� 39 Termosiris enseigne à Télémaque qu’il doit suivre l’exemple d’Apollon� 40 Berlan, Françoise� « Du lexique au style- : Fénelon », Dix-septième siècle, n° 152 (juillet-septembre 1986)� 41 « Du lexique au style-: Fénelon », loc. cit�, p� 232� 42 Voir en particulier la célèbre scène du repas servi par Adoam au livre VII du Télémaque-: « Adoam fit servir un magnifique repas, et, pour témoigner une plus grande joie, il rassembla tous les plaisirs dont on pouvait jouir� […] Le silence de la nuit, le calme de la mer, la lumière tremblante de la lune répandue sur la face des ondes, le sombre azur du ciel semé de brillantes étoiles, servaient à rendre ce spectacle encore plus beau� Télémaque, d’un naturel vif et sensible, goûtait tous ces plaisirs� Mais il n’osait y livrer son cœur� […] Il regardait Mentor� Il cherchait sur son visage et dans ses yeux ce qu’il devait penser de tous ces plaisirs� Mentor […] touché de la modération de Télémaque, lui dit en souriant- : “[…] Personne ne souhaitera jamais plus que moi que vous goûtiez des plaisirs, mais des plaisirs qui ne vous passionnent ni ne vous amollissent point� […] Réjouissez-vous, Télémaque, réjouissez-vous� La sagesse n’a rien d’austère ni d’affecté […]” », VII e livre, dans Œuvres, op. cit�, t� II, pp� 104-105� 43 « Du lexique au style-: Fénelon », loc. cit�, pp� 236-239� 44 La réinterprétation de ce style - en dehors du cas de Watteau, dont le sérieux, la mélancolie, la mort précoce l’ont immédiatement sauvé du purgatoire où allaient tomber les autres - est particulièrement nette pour Boucher- : voir notamment 101 Fénelon et le rococo Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0020 L’article de 1835, cité plus haut, proposait déjà, à partir des tableaux de Watteau, une telle révision, en insistant sur des valeurs comme la délicatesse, la gaieté, « l’art de la conversation 45 » où s’instruire équivaut à s’amuser� Or cette association du plaisir et de l’instruction est au fondement non seulement de la pédagogie de Fénelon 46 , mais de son art poétique, et de sa conception de la peinture et de l’histoire� Le plaisir de sociabilité permet en effet de rompre l’isolement en soi-même, en son ignorance et ses préjugés 47 , et cet idéal se retrouve au fondement de la théorie de l’efficace picturale, celle-là même qu’on retrouve chez Roger de Piles pour qui « la peinture doit appeler [le] spectateur […] comme pour entrer en conversation 48 »� Quant à défendre l’enjouement comme valeur morale, c’est là l’une des principales fins du Télémaque-: à condition que son objet soit digne, on n’a aucun lieu de l’éviter, mais au contraire toutes les raisons de le rechercher� C’est là l’un des motifs de l’intérêt de Fénelon pour les caprices en peinture, pourvu, précise-t-il, qu’ils soient « réglés », autrement dit que, du fait de leur savante construction, ils parviennent à produire des émotions qu’on puisse observer et comprendre� De semblables caprices se trouvent chez Raoux notamment, dans ses portraits en forme d’allégories inspirés du Corrège, ou encore dans certaines de ses scènes de genre où domine le thème de l’amitié - amitié qui, pour Fénelon, au-delà des ses résonances humanistes, est une vertu essentielle en donnant l’idée du pur amour, puisque « [c]hacun veut, dans la société de ses amis, être aimé […] uniquement pour lui-même 49 »� Une autre critique, fréquemment adressée aux maîtres du rococo, porte sur l’importance qu’ils ont donnée au portrait� Ce genre n’a pourtant rien d’indigne ou d’anecdotique, mais exige des qualités comparables à celles que possède le peintre d’histoire pour ce qui est de l’invention et de la convenance� Comme le dit Louis Tocqué dans une célèbre conférence prononcée à l’Académie royale de peinture en 1750 et relue en 1763-: « On ne peut jamais faire d’un mauvais peintre d’histoire qu’un mauvais peintre de portrait 50 »� l’article de Christine Gouzi sur l’« autre » Boucher, « François Boucher (1703-1770), peintre religieux », Chrétiens et sociétés� XVI e -XXI e siècles, n° 9 (2002), pp� 35-57� 45 « La Poupée� - Petit, petit� Dessins par Gavarni », L’Artiste, loc. cit�, p� 38� 46 « [I]l faut que le plaisir fasse tout », De l’éducation des filles, dans Œuvres, op. cit�, t� I, p� 123� 47 Voir Bury, Emmanuel� « Situation du Télémaque-: du projet pédagogique à la forme littéraire », Fénelon. Mystique et Politique (1699-1999), éd� Fr�-X� Cuche et J� Le Brun, Paris, Honoré Champion, 2004, p� 543� 48 Piles, Roger de� Cours de peinture par principes, Paris, Gallimard, TEL, 1989, p� 9� 49 « Sur le pur amour », Œuvres spirituelles, I, Lettres et opuscules spirituels, XXIII, dans Œuvres, op. cit�, t� I, p� 664� 50 Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture, 1747-1752, éd� J� Lichtenstein et Chr� Michel, Paris, éd� Beaux-Arts, t� V, vol� 2, 2012, p� 450� 102 Patricia Touboul Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0020 Les genres privilégiés par ces peintres, en apparence petits, ne doivent donc pas être sous-estimés� Toute chose, pensait Hegel, est digne de l’art « à cause du substantiel qui y est inclus 51 », ajoutant que la peinture, pour être vraie et s’accomplir pleinement comme art, devait « aller jusqu’à l’extrême de la phénoménalité 52 »� De même, les moyens défendus par ces peintres sont loin d’être méprisables : c’est bien par la couleur et la forme ondoyante qu’on parvient au vivant et au vrai� Antoine Coypel invite ainsi, après Dufresnoy 53 et de Piles, à « éviter les figures parfaites de la géométrie […] surtout dans la représentation des figures animées� Car […] c’est une élégance de forme […] ondoyante […], qui leur donne l’esprit qui semble les animer 54 »� Quant à la couleur, il jugeait que « les ouvrages n’étant parfaits que quand ils approchent de leur fin, et que la fin de la peinture étant l’imitation, elle doit sa perfection entière au coloris 55 »� Ces moyens produisent ainsi plaisir et instruction par le parfait rendu des choses 56 et du costume - une catégorie chère à Fénelon 57 � Enfin, ils confèrent une grâce, comprise selon Coypel comme un principe quintessentiel, une émanation de la nature même de la chose-: « Un vieillard a plus de grâce, avec une barbe et des cheveux blancs naturels, qu’avec des cheveux postiches bouclés et poudrés 58 »� La grâce n’est donc pas seulement principe de séduction, mais tout au contraire signe du vrai� Aussi, affirmer que les peintres rococo ne sont que des peintres d’étoffes 59 serait-il faire preuve d’une parfaite incompréhension des enjeux de ce style� Il est temps de revenir à Fénelon pour conclure� S’il est exagéré d’affirmer que l’avènement du mauvais goût lui est imputable, il est finalement moins étrange qu’il n’y paraît de trouver un rapport, même involontaire, entre les principes esthétiques du précepteur des Enfants de France et le rococo - à condition de réévaluer ce style à sa juste valeur� Par ailleurs, certaines des observations du prélat dans les dialogues consacrés à la peinture semblent laisser paraître une préférence pour les principes modernes-: lorsqu’il parle, 51 Hegel, Georg Wilhelm Friedrich� Esthétique, trad� S� Jankélévitch, 4 vol�, Paris, Champs-Flammarion, 1979, t� III, p� 257� 52 Hegel, Esthétique, op. cit�, t� III, p� 234� 53 Dufresnoy, Charles-Alphonse� L’Art de peinture, op. cit�, p� 19� 54 Coypel, Antoine� « Discours sur la peinture (1708-1721)-: Sur l’esthétique du peintre, Sur l’excellence de la peinture », Les Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture au XVII e siècle, éd� A� Mérot, Paris, ENSBA, 1996, p� 428� 55 Ibid., p� 456� 56 Par exemple dans le Pygmalion amoureux de sa statue de Raoux� 57 Lettre à l’Académie, Œuvres, op. cit�, t� II, p� 1181� Le Portrait d’une dame de Boucher (New York, Frick collection) illustre parfaitement ce principe� 58 Coypel, Antoine� « Discours sur la peinture (1708-1721) », loc. cit�, p� 446� 59 Même s’il est vrai que Raoux, en s’inspirant de Godfried Schalken, de Gerrit Dou et de Caspar Netscher, a révélé, dans cette partie-là, une particulière virtuosité� 103 Fénelon et le rococo Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0020 par exemple, au sujet d’un Poussin de « grâce et tendresse 60 » ou quand, à Chantilly, il s’émeut, devant un Moro, du rendu de la chair, ou d’un beau coloris chez Le Brun� Cela ne fait certes pas de Fénelon un coloriste, tant son discours sur l’art est tributaire de la grille interprétative propre aux partisans du dessin, depuis Alberti jusqu’à Félibien et Le Brun� Car ce qu’il cherche toujours - aussi bien dans son apologétique « artistique » -, c’est, sous la « confusion apparente, […] un ordre véritable 61 »� Pour autant, il n’aurait sans doute pas jugé sévèrement ces peintres modernes qui, comme lui-même, ont ouvert une « nouvelle voie » 62 en contribuant pour la peinture à cet enrichissement qu’il recommandait pour le vocabulaire : « Je voudrais autoriser tout terme qui nous manque, qui a un son doux, sans danger d’équivoque 63 »� Car, disait-il encore à Houdar de La Motte, dans une lettre datée du 4 mai 1714 : « Je n’admire pas aveuglément tout ce qui vient des Anciens »� Dans ces conditions, il aurait probablement apprécié cette Jeune Fille faisant voler un oiseau de Raoux 64 , ou cette Jeune fille lisant de Fragonard 65 , toutes deux absorbées dans leurs tâches, un absorbement dont Michael Fried 66 a montré qu’il était l’expression de l’attitude vertueuse-- conforme à l’idéal féminin de Fénelon� Le style iconographique que choisissent Raoux et Fragonard, où domine la couleur sensuelle, n’empêche donc pas la transfiguration d’une image érotique, voire, pour Raoux potentiellement scabreuse, en une image naïve et peut-être même sacrée 67 - : les voies nouvelles n’excluent donc ni l’authenticité ni la vérité morale� Ainsi compris, le rococo pourrait bien, à son tour, devenir « ce son doux, sans danger d’équivoque 68 »� 60 « Léonard de Vinci et Poussin », Dialogues des morts, Œuvres, op. cit�, t� I, p� 436� 61 « Parrhasius et Poussin », Dialogues des morts, loc. cit�, p� 430� 62 Cf. Lettre à l’Académie, loc. cit�, p� 1158� 63 Lettre à l’Académie, loc. cit�, p� 1139� 64 Sarasota, Ringling Museum of Art� 65 Washington, National Gallery of Art� 66 Fried, Michael� La Place du spectateur. Esthétique et origines de la peinture moderne, trad� Cl� Brunet, Paris, Gallimard, NRF Essais, 1990 [1980]� 67 L’oiseau, symbole sexuel, est aussi symbole de l’âme, attaché à une ficelle ou tenu à la main� Voir Hall, James� Dictionnaire des mythes et des symboles, trad� A� Girod, Paris, Gérard Monfort, 1994 [1974]� 68 Lettre à l’Académie, loc. cit., p� 1139�