eJournals Oeuvres et Critiques 43/2

Oeuvres et Critiques
oec
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.2357/OeC-2018-0022
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/121
2018
432

Définir l’amour: Leibniz et Fénelon

121
2018
Frédéric de Buzon
oec4320119
Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0022 Définir l’amour : Leibniz et Fénelon Frédéric de Buzon Université de Strasbourg, Faculté de philosophie / Crephac Comme tout le monde intellectuel, Leibniz, qui résidait à Hanovre, a été tenu au courant de la querelle du pur amour- ; il s’est expliqué à diverses reprises avec les thèses quiétistes et a correspondu à ce sujet, notamment avec Bossuet� Qu’a-t-il précisément connu des positions de Fénelon, et notamment de l’Explication des maximes des saints ? Nombre de travaux ont abordé ces thèmes dans la pensée leibnizienne-: dans la critique leibnizienne du XX e siècle, il convient de mentionner les travaux de Gaston Grua 1 , de Jean Baruzi 2 et d’Émilienne Naert 3 - ; des allusions se trouvent également dans des études plus récentes� Mais il ne semble pas que l’on dispose, encore aujourd’hui, de preuves d’une lecture précise et circonstanciée des livres de Fénelon, et notamment de l’Explication� Inversement, il ne semble pas non plus qu’il y ait des indices révélant un intérêt éventuel pour Leibniz pris par Fénelon� Aucun commerce épistolaire direct n’est connu� Et ainsi, s’il est légitime de se poser la question de la place ou de l’influence de Fénelon dans la constitution de la pensée religieuse et métaphysique de Leibniz, cette étude ne peut se faire à partir d’un échange direct entre les deux personnalités� Leibniz avait-il besoin de connaître dans son détail la pensée fénelonienne pour prendre position par rapport à elle ? G� Grua indique, dans le début de Jurisprudence universelle…, à propos des influences subies par Leibniz dans les années mêmes de la querelle que les grands correspondants et contemporains (tels A� Arnauld, B� de Volder ou B� des Bosses) exercent « peu d’action sur une pensée déjà mûre », tandis que « Locke et Bayle fournissent seulement l’occasion d’exposer ses idées personnelles »- ; en effet, les Nouveaux Essais sur l’entendement humain et les Essais de Théodicée sont la preuve, tout à la fois d’une lecture attentive à l’extrême des ouvrages réfutés et de l’exposition autonome par Leibniz de ses idées personnelles� Grua ajoute à ces 1 Grua, Gaston� Jurisprudence universelle et théodicée selon Leibniz, Paris, PUF, 1953� 2 Baruzi, Jean� Leibniz et l’organisation religieuse de la terre, Paris, Alcan, 1907 (réimpression Aalen, 1975)� 3 Naert, Émilienne� Leibniz et la querelle du pur amour, Paris, Vrin, 1959� 120 Frédéric de Buzon Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0022 auteurs « Fénelon aussi, sans même être lu 4 »-: sa réfutation, la substitution aux thèses sur le pur amour de « vues personnelles » émises par Leibniz sans même le lire indique sans doute que Fénelon n’est pas réellement considéré par le philosophe de Hanovre comme un auteur important, ni au point de vue de l’intérêt intrinsèque de sa pensée ni à celui de son poids politique, à la différence de Bossuet-: on montrera qu’il ne le comprend que comme le représentant d’une thèse déjà réfutée� À un détail près, l’examen des textes montre que l’épisode du pur amour ne change rien aux positions de Leibniz relativement aux sujets qui importent ici, à savoir une certaine métaphysique et une certaine conception de l’amour� Il est utile pour commencer d’évoquer quelques lignes d’une présentation contrastée de deux penseurs envisagés globalement, comme l’a fait par exemple Jacqueline Lagrée 5 , qui oppose dans une étude suggestive les deux métaphysiques sur la question du statut de l’infini et du monde, ainsi que sur ce qu’elle nomme, de manière moins paradoxale qu’il n’y paraît, l’inquiétude de la raison, et dont je prolongerai deux remarques� Il va sans dire que jamais Fénelon n’atteint la technique de Leibniz dans la métaphysique, qu’il ne fonde ni sur une logique particulièrement élaborée, ni sur une physique bien déterminée, ni sur une conception solide de la substance- : son objet, lorsqu’il traite de métaphysique, est entièrement déterminé par la question religieuse et par une lecture des dogmes, sujets qui ne sont certes pas du tout étrangers à Leibniz et qui sont déterminants dans la recherche d’une métaphysique, mais qui ne l’épuisent pas� Deux thèmes peuvent décrire l’opposition de fond des doctrines, la théorie de la substance créée puis celle de la perfection� 1/ On peut noter que s’il est vrai que le terme d’infini est le premier nom de Dieu chez Fénelon, cette affirmation fait chez lui corrélativement de la créature un être fini - sans que la nécessité de cette conséquence soit spécialement prouvée -, la créature étant entendue comme un quasi-rien, anéantie devant Dieu, donc à peine un être et en aucun cas un être par soi� De plus, Fénelon pose la synonymie de parfait et d’infini 6 � Leibniz affirme au contraire, au moins à partir de 1686, l’infinité actuelle et la réalité de chaque substance, créée ou non, tant dans son être à proprement parler que dans ses actions-: toute substance perçoit et agit constamment par ses propres forces (ceci s’opposant notamment aux thèses des occasionnalistes)� L’infinité de chaque substance est marquée par le fait que 4 Grua, op. cit� p� 16� 5 Lagrée, Jacqueline� « Quiétude et inquiétude de la raison », Fénelon, Philosophie et spiritualité, D� Leduc-Fayette (éd�), Genève, Droz, 1996, pp� 39-62� 6 « … car parfait et infini ne sont que deux termes synonymes », Lettres sur divers sujets, III bis, dans Fénelon� Œuvres, éd� J� Le Brun, vol� 2, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1997, p� 762� 121 Définir l’amour : Leibniz et Fénelon Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0022 toutes expriment, à leur manière, le même univers, que celui-ci est infini dans le nombre des substances, que chacune des substances et chacun des événements trouve dans tout autre substance une marque ou une trace 7 � Ce que l’on peut entendre comme « finitude » réside alors dans le fait qu’une faible partie de cette expression universelle est saisie distinctement par les entéléchies, âmes (des animaux) et esprits (des hommes) - cette expression étant plus distincte et capable de réflexion dans les seuls esprits� La notion de substance finie (qui intervient et n’intervient que dans le sommaire de l’article 15 du Discours) pourrait laisser croire que Leibniz distingue entre substance finie et substance infinie, mais le corps de l’article rectifie l’interprétation-: Ainsi une substance qui est d’une étendue infinie, en tant qu’elle exprime tout, devient limitée par la manière de son expression plus ou moins parfaite� 8 Dans certains textes, comme par exemple le prolongement que Leibniz ajoute au célèbre fragment de Pascal portant sur les deux infinis 9 , Leibniz pousse la reconnaissance de la réalité universelle de l’infini dans la nature créée au-delà même du cadre pascalien-: Mais l’harmonie préétablie passe encore tout cela et donne cette même infinité universelle dans chaque [presque néant] <premier presque néant (qui est en même temps le dernier presque tout et le seul pourtant qui mérite d’être appelé une substance après Dieu)> c’est-à-dire dans chaque point réel, qui fait une Monade, dont moi j’en suis une, et ne périra non plus que Dieu et l’univers, qu’il doit toujours représenter, étant [un Dieu] [comme Dieu] en même temps moins qu’un Dieu et plus qu’un univers de matière-: un comme- Dieu diminutif, et un comme-univers éminemment, et comme prototype, les mondes intelligibles étant en ectype les sources du monde sensible dans les idées de Dieu� 10 Ainsi, les substances créées sont des êtres, dotés d’une véritable unité, support d’actions et de passions réelles, certes infiniment dépassés en tout par Dieu, mais jamais anéantis ou inertes� De ce fait, pour ne citer qu’un exemple, Leibniz ne cherche pas à prouver l’immortalité de l’âme, mais la 7 Leibniz� Discours de métaphysique, art� 8� 8 Discours…, art� 15� 9 Pascal� Pensées sur la religion et sur quelques autres sujets, Paris, 1670, n° 22, pp� 169- 175 (éd� Lafuma n° 199-; éd� Sellier n° 230)� 10 Leibniz� « Double infinité chez Pascal et Monade� Essai de reconstitution des deux états du texte », dans Frédéric de Buzon (éd�), Les études philosophiques, n°-95 (2010/ 4), pp� 549-556� 122 Frédéric de Buzon Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0022 permanence du corps organique quel qu’il soit, celui-ci conservant quelque chose de corporel dans toutes ses métamorphoses� Et par là, si les hommes se distinguent des animaux, ce n’est pas en tant que les uns seraient pourvus d’une immortalité partielle dont les autres seraient privés, mais dans le fait que les esprits sont capables de réflexion et de connaissance démonstrative, et les autres non, différence aussi remarquable que celle qui oppose « le miroir à celui qui voit 11 » : toutes les substances sont des miroirs de l’univers, mais seuls les esprits sont capables, par cela qu’ils peuvent dire « ce moi qui dit beaucoup 12 » de demeurer non seulement la même substance mais aussi la même personne� Autant dire que l’anéantissement du moi n’est pas à l’horizon des recherches de Leibniz-; ni non plus sa promotion� C’est le sens d’une référence à la mystique de Thérèse d’Avila, que Leibniz évoque dans l’article 32 du Discours « L’âme doit souvent penser comme s’il n’y avait que Dieu et elle au monde� » L’argument est repris dans une lettre à Morell de décembre 1696 qui évoque aussi le P� Spee, A� Bourignon, Poiret, Labadie, W� Penn ou Van Helmont� Leibniz reprend volontiers à son compte des formules de certaines mystiques comme Thérèse d’Avila, Catherine de Gènes, ainsi, outre la proposition de Thérèse d’Avila déjà évoquée-: Je pardonne à ces personnes les crédulités qui se remarquent dans leurs ouvrages et je me contente d’y trouver des choses excellentes sur le principal� 13 Ou encore-: Je sais que Mlle de Bourignon et encore Monsieur Poiret […] croient que le monde fourmille de sorciers� Mais il faut leur pardonner cela en faveur d’autres choses excellentes qu’ils disent� 14 Et, en ce qui concerne certains de ces mystiques, il réprouve leur penchant « sectaire ou condemnatif » 15 � Mais la mystique quiétiste qui supprime de manière contradictoire l’un des termes de la relation ne semble pas capable de la même indulgence-: il n’est pas possible, même en pensée, de transformer un être en néant, même si l’existence du monde, entre la créature et le créateur, peut être mise entre parenthèses par fiction� 2/ Une doctrine constante chez Leibniz, qui court de la Confessio philosophi (1672) au mythe de Sextus dans la fin des Essais de Théodicée (1706), 11 Discours…, art� 35� 12 Discours…, art� 34� 13 Leibniz à Morell, 10 décembre 1696, dans Leibniz� Textes inédits, éd� par G� Grua, Paris 1948 [plus bas, Grua], pp� 102-105� 14 Grua, pp� 104-105� 15 Grua, p� 105� 123 Définir l’amour : Leibniz et Fénelon Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0022 est que le monde présent (ou la série des choses) est une série parmi une infinité de séries possibles, tandis que Dieu, qui choisit librement cette série ou ce monde ne pourrait en choisir une meilleure� Fénelon juge exactement l’opposé� On peut renvoyer à un passage significatif d’une lettre de Fénelon citée par J� Lagrée, en le prolongeant un peu-: Ainsi on se trompe manifestement quand on veut s’imaginer que l’être infiniment parfait se doit à lui-même, pour la conservation de sa perfection et de son ordre, de donner à son ouvrage le plus grand ordre et la plus haute perfection qu’il peut lui donner ; il est certain, tout au contraire, que Dieu ne peut jamais fixer aucun ouvrage à un degré certain de perfection, sans l’avoir pu mettre à un autre degré supérieur d’ordre et de perfection, en remontant toujours vers l’infini, qui est lui-même� Ainsi il est certain que Dieu, loin de vouloir toujours le plus haut degré d’ordre et de perfection, ne peut jamais aller jusqu’au plus haut degré, et qu’il s’arrête toujours à un degré inférieur à d’autres qui remontent sans cesse vers l’infini� […] Il faut donc ou conclure que Dieu ne peut rien faire hors de lui, parce que tout ce qu’il ferait serait infiniment au-dessous de lui, et par conséquent infiniment imparfait ; ou avouer de bonne foi que Dieu, en faisant son ouvrage, ne choisit jamais le plus haut de tous les degrés d’ordre et de perfection� 16 Il est clair que Fénelon se place, comme Malebranche, dans le rang de ceux qui « croient que Dieu aurait pu mieux faire 17 », selon la formule du sommaire de l’article III du Discours de métaphysique (1686)� 16 Fénelon� Lettre sur divers sujets, II, ch� 3, Pléiade II, p� 747� 17 L’imperfection relative du monde est pour Malebranche le résultat de l’universalité et de la simplicité des lois de la nature, qui entraînent comme conséquences nécessaires des injustices et des monstruosités- : la pluie tombe indifféremment sur les terres en friches et les terres cultivées - et il en va de même d’une autre pluie, celle de la grâce� Malebranche pose que si Dieu devait faire des exceptions pour faire correspondre le monde à ce qu’en attend l’homme, alors il dérogerait de sa simplicité- ; voir notamment le Traité de la nature et de la grâce, I, art� 14 et art� 22- : « S’il [Dieu] avait pu par des voies aussi simples faire et conserver un Monde plus parfait, il n’aurait point établi des lois dont un si grand nombre de monstres sont des suites nécessaires » (Malebranche, Œuvres complètes, t� 5, Paris, Vrin, 1976, p� 35)� En ce sens, pour Malebranche, la perfection de l’action divine n’entraîne pas une perfection ou même un maximum de perfection intrinsèque de l’ouvrage� Ceci n’est pas sans raison-: « Le monde présent est un ouvrage négligé� C’est la demeure des pécheurs, il fallait que le désordre s’y rencontrât »� Méditations chrétiennes et métaphysiques, VII, 12, dans Malebranche� Œuvres complètes, t�-X, Paris, Vrin, 1967, p� 73� 124 Frédéric de Buzon Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0022 Je ne saurais non plus approuver l’opinion de quelques modernes qui soutiennent hardiment, que ce que Dieu fait n’est pas dans la dernière perfection, et qu’il aurait pu agir bien mieux� Car il me semble que les suites de ce sentiment sont tout à fait contraires à la gloire de Dieu� Uti minus malum habet rationem boni, ita minus bonum habet rationem mali [de même qu’un moindre mal a un rapport au bien, de même un moindre bien a un rapport au mal]� Et c’est agir imparfaitement, que d’agir avec moins de perfections qu’on n’aurait pu� 18 Ce passage est en général associé à la critique du Traité de la nature et de la grâce de Malebranche (et de la première émergence de la théorie des mondes possibles chez l’Oratorien, présents dans l’infinie sagesse de Dieu 19 ), mais on peut remarquer que dans sa première rédaction Leibniz avait attribué cette thèse à « quelques scolastiques modernes »-; ceux-ci ont été retrouvés par Emanuela Scribano, qui a identifié un passage de Suarez, portant que les perfections sont comme les nombres, et que l’on peut toujours trouver une perfection plus grande que toute autre donnée 20 � C’est d’ailleurs un des arguments que Fénelon reprend dans ces pages- : de même que l’on peut toujours descendre à l’infini dans les imperfections, de même on doit pouvoir augmenter indéfiniment les perfections, celles-ci n’admettant pas de maximum� Or, toute la stratégie de Leibniz dans le Discours dès le premier article consiste à montrer que cette analogie est fausse, parce que si l’on peut descendre dans des imperfections toujours plus grandes, c’est au contraire une marque de perfection (et la seule, en réalité) que d’être capable du « dernier degré » - ce que sont la sagesse ou la puissance -, de même que c’est une marque d’imperfection que de ne pas être capable de ce dernier degré, comme le sont les nombres ou les figures� Cela ne signifie pas que le monde de Leibniz est, absolument, parfait ou exempt de tout mal, mais que parmi l’infinité des mondes possibles celui 18 Discours…, art� 4, début� 19 Malebranche� Traité de la nature et de la grâce, II, 13, dans Œuvres complètes, t� V, p� 28� 20 Scribano, Emanuela� « False Enemies- : Malebranche, Leibniz and the best of all possible worlds », Oxford Studies in Early Modern Philosophy, I (2003), pp� 165-182, qui renvoie aux Disputationes metaphysicæ de Suarez, Disp� XXX sectio 17, art� 20, dans Suarez, Opera omnia, éd� C� Berton, t� XXVI, Paris, 1866 (réédition Hildesheim, Olms, 1998), p� 213� En effet, Suarez pose-: « Dans la collection entière des espèces possibles, que Dieu a parfaitement présente à l’esprit, il n’en connaît pas de plus parfaite que toutes les autres-; ce qui n’est pas un inconvénient, car il n’y en a pas-; de même qu’il ne connaît pas la plus grande partie du continu [id est, la plus grande figure], parce qu’il n’y en a pas� (nous traduisons) » De ce fait, le « processus specierum possibilium » n’a pas de terme intrinsèque, mais seulement un terme extrinsèque, à savoir Dieu lui-même� L’argument de Fénelon évoqué plus haut est fondé sur la même analogie entre perfection et grandeur extensive - analogie que Leibniz combat de la manière la plus vigoureuse� 125 Définir l’amour : Leibniz et Fénelon Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0022 qui est choisi est le meilleur� Donc, Dieu n’aurait pas pu mieux faire- ; s’il l’avait pu, nous aurions raison de le blâmer de ne l’avoir pas fait-; s’il avait choisi sans raison un monde ou un autre sans autre détermination que son bon vouloir et que cette volonté dût le rendre bon par le fait même qu’il est choisi par Dieu (ce qui est une attaque directe contre le « volontarisme cartésien » des Réponses aux Sixièmes Objections 21 et des lettres de 1629 de Descartes à Mersenne 22 ), il n’y aurait aucun motif de louange-: la liberté supposée de Dieu de ne pas suivre la « souveraine raison » serait une absurdité� Leibniz, au moment où il rédigeait le Discours (achevé en 1686), ne pouvait évidemment pas avoir entendu parler de la querelle quiétiste autour de Fénelon, mais il est clair que les opinions qu’il attaque dans cet ouvrage, en particulier à l’article 4 23 , qui s’associeront dans son esprit à la même erreur que celle de Fénelon, viennent de Miguel Molinos et de ses épigones immédiats, comme le cardinal Petrucci� Au demeurant, Leibniz suit de très près le procès romain de Molinos, aux thèses duquel il n’adhère jamais 24 � De plus, Leibniz dissocie, à l’opposé de Fénelon, perfection et infinité- : comme on l’a vu, la perfection relative d’une substance tient à la distinction de son expression-: elle est maximale en Dieu, au sens où la science de Dieu exprime tout distinctement et intuitivement� En ce qui concerne le monde, il y a un maximum de perfection, par rapport auquel tous les autres mondes possibles sont considérés comme moins parfaits, et qui ne dépend d’aucune volonté prise sans motif ou sans raison� On voit donc que, dans la saisie générale des rapports entre Dieu et le monde, Leibniz et Fénelon ont des conceptions totalement opposées, mais qui sont exprimées dans une parfaite indépendance l’une vis-à-vis de l’autre� On dispose depuis quelques années de l’énorme travail de collation des manuscrits et publications de Leibniz depuis 1676 jusque dans le début des années 1690 sans que jamais Monsieur de Cambrai ne soit évoqué� Il est clair alors que, quand Leibniz prend connaissance de la querelle du pur amour, il dispose déjà d’une métaphysique totalement incompatible avec celle de Fénelon� Ainsi, il n’est pas étonnant de voir que le nom de Fénelon 21 Descartes� Méditations métaphysiques, Réponses aux Sixièmes Objections, 8, Œuvres, édition Adam-Tannery, Paris : Vrin, 1996 (réédition) (plus bas, AT), IX, pp� 235-236� 22 Lettres de Descartes à Mersenne, 15 avril, 6 et 27 mai 1630, respectivement AT I, pp� 145-146, 149-150-; 151-152� 23 « Que l’amour de Dieu demande une entière satisfaction et acquiescence touchant ce qu’il fait sans qu’il faille être quiétiste pour cela� » Discours de métaphysique, article 4, sommaire� 24 Voir le dossier relatif au procès romain dans Grua, pp� 76-80-; après la condamnation de Molinos, Leibniz note-: « quand j’étais à Rome, je trouvais que des personnes bien habiles et bien informées parlaient fort problématiquement des infamies attribuées à Molinos… Cependant j’avoue que je n’estime pas fort la mystique de Molinos et que sa Guida spirituale ne me satisfait guère », Grua, p� 80� 126 Frédéric de Buzon Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0022 n’apparaisse pas dans les biographies de Leibniz et de manière occasionnelle dans la correspondance- : c’est, en fait, dans quelques correspondances échangées au moment de la publication de l’Explication et dans les deux années tumultueuses qui la suivent que Leibniz prend enfin connaissance de notre auteur- ; mais, comme on va le voir, il dispose de sa solution au problème avant même qu’il soit de nouveau énoncé� On peut rappeler brièvement les épisodes de la prise de connaissance du dossier dans la correspondance avec l’abbé Claude Nicaise, de Dijon- ; celui-ci est désormais accessible complètement par la publication des lettres de Nicaise à Leibniz en 2013 25 , complétant les lettres de Leibniz déjà connues- ; les lettres de Nicaise indiquent qu’il tente de communiquer à Leibniz les pièces du dossier (par exemple en juin 1697) et qu’il attend les résultats du procès romain, en racontant parfois les aspects comiques de la situation� En mai 1697, Leibniz se demande si l’on ne fait pas un mauvais procès à Fénelon, mais tempère cette interrogation par une remarque sur l’« exactitude » de Bossuet-: Ne fait-on pas un peu de tort à Mons� l’Archevêque de Cambrai ? Je me défie toujours un peu du torrent populaire […] Cependant sachant l’exactitude de Mons� de Meaux que j’entends prendre quelque part dans cette querelle, je veux espérer qu’il tiendra un juste milieu� Le 19 août suivant, Leibniz écrit au même correspondant une lettre où il évoque la querelle et l’accompagne d’une annexe, publiée par V� Cousin sous le titre Sentiment de M. de Leibniz sur le livre de M. de Cambrai et sur l’amour de Dieu désintéressé 26 , mais sans ce titre, en réalité rédigé par Nicaise� Il ressort des lettres de Nicaise et de la réponse de Leibniz qu’il a reçu ce que Nicaise croit être une lettre de Monsieur de la Trappe (Rancé) en réfutation du quiétisme (il s’agit en fait de la Lettre sur l’oraison des quiétistes de Pierre de Villers), une autre de M� de Noyon (Fr� de Clermont-Tonnerre) mais non le texte de Fénelon� Dans la lettre même, Leibniz précise aussi que la réfutation du quiétisme lui donne une publicité excessive, et qu’il vaudrait mieux ne pas continuer à le faire connaître ainsi-: Si on n’avait rien écrit contre le livre de M� de Cambrai, la chose en serait demeurée là, et l’empressement qu’on a de le réfuter réveille la curiosité d’une 25 Leibniz� Sämtliche Schriften und Briefe, herausgegeben von der Berlin-Brandenburgischen Akademie der Wissenschaften, Akademie Verlag, Berlin, 1923-…�, Reihe II, Bd 3� Nous renvoyons par la suite à cette édition par la lettre A suivie du numéro de la série, du volume et de celui de la page� 26 Cousin, Victor� Fragments de philosophie moderne, nouvelle édition, Paris, 1855, pp� 170-175� 127 Définir l’amour : Leibniz et Fénelon Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0022 infinité de gens qui ne se contiendront pas dans les bornes que Mons� de Cambrai leur a marquées, et qui donneront peut-être dans les fausses maximes qu’on réfute, dont ils n’auraient rien su sans [ces] réfutations� Il en est de même des piétistes chez nous qui font pour le moins autant de bruit en Allemagne que les quiétistes en Italie ou en France� Si on avait écouté les conseils de ceux qui voulaient qu’on n’écrivît point contre, il y a longtemps qu’on n’en aurait plus parlé� Il y a dans le voisinage un homme très savant à sa manière et très ingénieux, qui nous menace d’une nouvelle théologie et qui a donné déjà quelques échantillons� Sans moi, il y a longtemps que nous aurions en lui un hérétique de plus-; mais j’ai tâché tant que j’ay pu d’empêcher qu’on ne le réfutât point� 27 Le point plus important est l’annexe� Celle-ci est, dans son ensemble, une analyse de la mystique et de l’union à Dieu à partir d’un corps de définitions-; je reviendrai après sur la définition de l’amour, dont la fonction est de permettre une conciliation de deux vérités opposées, illustrée ensuite par des figures du mysticisme en discussion, Monsieur de la Trappe (Armand de Rancé, ou plutôt de ce que Leibniz tient pour un texte de Rancé sur les indications de Nicaise), Angelus Silesius, le P� Spee, et, enfin Fénelon, sur lequel Leibniz écrit-: Je crois que le dessein de Mons� l’Archevêque de Cambrai a été d’élever les âmes au véritable amour de Dieu, et à cette tranquillité qui en accompagne la jouissance, en détournant en même temps des illusions d’une fausse quiétude� S’il a bien exécuté son dessein, c’est ce que je ne saurais point encore dire� Cependant je présume qu’il ne s’y sera point mal pris, et la relation de ce livre que j’ai vue dans l’Histoire des ouvrages des savants me confirme dans cette pensée, car il me semble que tout ce que j’y ai lu pourrait être interprété favorablement� Cependant comme j’apprends que des personnes d’un jugement exquis trouvent à redire à cet ouvrage, ou demandent plus d’explication, je suspends mon sentiment là-dessus-: et en attendant plus d’éclaircissement, je serai toujours porté à avoir bonne opinion d’un auteur, surtout quand on a d’ailleurs des preuves de son mérite, et je crois qu’il n’y a guère de matière qui mérite mieux d’être pressée que le véritable amour de Dieu� 28 Leibniz ne se rapporte pas à l’Explication elle-même, mais bien au compte rendu paru dans l’Histoire des ouvrages des savants 29 , se réservant pour une lecture postérieure éventuelle un jugement plus précis sur le fond, en raison de 27 Leibniz à Nicaise, 9/ 19 août 1697, A II, 3, p� 364� 28 A II, 3, p� 371� 29 Livraison de mars 1697, tome 13, pp� 321-340� 128 Frédéric de Buzon Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0022 la controverse� Mais il est manifeste que le discours de Fénelon est apprécié du point de vue de l’édification plutôt que de celui de la simple vérité-: dire que les thèses pourraient être interprétées favorablement ne signifie pas du tout les approuver- : il est possible, comme dans le cas des mystiques, de donner un sens favorable aux propos, en faisant le tri et en éliminant les crédulités, c’est-à-dire ce qui n’est au fond pas complètement compris au point de vue rationnel, ce qui n’est pas bien démontré, voire ce qui est bizarre� Il n’est pas évident qu’il en ait lu davantage, bien au contraire� La suite montre très bien la nature du choix de Leibniz� Il écrit en effet à Nicaise, le 23 décembre 1698-: Je n’ay garde de décider dans la controverse qui est entre M� de Meaux et Mons� de Cambrai, n’ayant lu que peu de pièces de ce procès� Cependant je suis prévenu pour deux choses: l’une est l’exactitude de M� de Meaux, l’autre est l’innocence de M� de Cambrai� Et je les croirai jusqu’à ce que je sois forcé par des bonnes preuves de croire que le premier s’est trompé dans la doctrine, ou que le second a manqué du côté de la bonne foi� Comme j’ay de la passion pour la gloire de M� de Meaux, j’ay aussi ce penchant ordinaire à ceux qui sont d’un bon naturel, de souhaiter qu’on épargne les malheureux, autant qu’il est possible� C’est ce qui fait que je n’aime point les satyres qui déchirent un homme dont la méchanceté n’est pas bien avérée, ni même vraisemblable� […] Selon les apparences, Mad� Guyon est une orgueilleuse visionnaire, et on ne doit point confondre sa cause avec celle de M� de Cambrai, quoique ce prélat ait été trompé par son air de spiritualité� 30 L’habileté consiste ici à dissocier Jeanne Guyon de Fénelon, mais le prix à payer par ce dernier est assez lourd-: il est jugé être un homme animé d’une foi sincère, mais dont la seule vertu dans la polémique est l’innocence de l’intention-; Bossuet, au contraire est toujours du côté de l’exactitude� À Nicaise, en décembre 1699, Leibniz indique que le problème est terminé-: Mons� l’Archevêque de Cambrai s’est mieux tiré d’affaire qu’il n’y était entré� Il en est sorti en habile homme, et il y était entré sans penser assez aux suites qu’elle pouvait avoir� Dieu soit loué au moins que les journaux parlent enfin d’autre chose ! 31 En réalité, pour Leibniz, le concept d’un pur amour désintéressé, tel qu’il est conçu dans les termes quiétistes, c’est-à-dire avec une suppression du moi dans l’objet de la pensée et de ses intentions est, depuis longtemps, une im- 30 A II, 3, p� 513� 31 A II, 3, p� 589� 129 Définir l’amour : Leibniz et Fénelon Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0022 possibilité absolue� Leibniz publie, dès 1693, une définition de l’amour dont on peut dire qu’elle est déjà élaborée pour répondre à la difficulté qui fait le cœur du débat quiétiste, à savoir la question de la possibilité d’un amour pur qui soit entièrement indépendant du désir du bonheur, associable à la désappropriation de soi, à l’anéantissement du moi en Dieu, alors même qu’il est connu par ailleurs que la volonté ne peut tendre qu’au bien, et donc ne peut vouloir son opposé� Cette définition de l’amour est insérée dans la préface du Codex juris gentium 32 , et elle forme système avec les définitions de la justice et de la charité� Leibniz revient à plusieurs reprises sur cette définition� Elle est la suivante « Aimer est trouver du plaisir dans les perfections ou avantages et surtout dans le bonheur d’autrui 33 »� Pour l’expliciter, je cite la quasi-traduction que Leibniz en donne dans une lettre à Sophie-Charlotte, lettre non datée mais qui est vraisemblablement strictement contemporaine de la lettre à Nicaise de mai 1697� Leibniz précise au début de cette lettre qu’il n’a lu que deux ou trois pièces du procès, oppose le talent de Madame de Scudéry à Jeanne Guyon, dévote ignorante� On peut remarquer que Leibniz cherche à donner une « notion commune » de l’amour, c’est-à-dire une notion valable pour l’amour divin autant que pour l’amour humain-: Il y a plusieurs années que j’ay voulu approfondir cette matière avant qu’on l’a remuée en France� Et il y a déjà quelque temps que j’en ay parlé dans la préface d’un livre de droit, où reconnaissant que la charité bien entendue est le fondement de la justice, j’en parlai ainsi, et je donnai les définitions suivantes-: La justice est une charité conforme à la sagesse� La sagesse est la science de la félicité� La charité est une bienveillance universelle� La bienveillance est une habitude d’aimer� Aimer est trouver du plaisir dans le bien, la perfection, le bonheur d’autrui� Et par cette définition on peut résoudre (ajoutai-je) une grande difficulté, importante même en Théologie, comment il est possible qu’il y ait un amour non mercenaire, détaché de l’espérance et de la crainte, et de tout égard de l’intérêt propre� 32 Leibniz� Codex juris gentium, Hanovre, 1693� 33 Formulation tirée de la lettre à Sophie-Charlotte citée plus bas� La formule originale de la préface non paginée du Codex est- : « Amare autem sive diligere est felicitate alterius delectari, vel, quod eodem redit, felicitatem alienam asciscere in suam »� Voir aussi les lettres à Nicaise, 28 mai 1697 (A II, 3, p� 315) et 4/ 14 mai 1698 (A II, 3 p� 441)-; à Malebranche, 13/ 23 mai 1699 (A II, 3, p� 541) ; Essais de Théodicée, Préface, GP, VI, 127-: « L’Amour est cette affection qui nous fait trouver du plaisir dans les perfections de ce qu’on aime, et il n’y a rien de plus parfait que Dieu, ni rien de plus charmant� » 130 Frédéric de Buzon Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0022 C’est que la félicité, ou la perfection d’autrui, en nous donnant du plaisir, entre immédiatement dans notre propre félicité, car tout ce qui plaît est désiré par lui-même, et non par intérêt� C’est un bien en soi, et non pas un bien utile� C’est ainsi que la contemplation des belles choses est agréable par elle-même, et qu’un tableau de Raphael touche celui qui le regarde avec des yeux éclairés, quoiqu’il n’en tire aucun profit� Et lorsque l’objet dont la perfection nous plaît est luy même capable de bonheur, alors l’affection qu’on a pour lui devient ce qui mérite proprement d’être appelé Amour� Mais tous les amours sont surpassés par celui qui a Dieu pour objet, et il n’y a que Dieu qui puisse être aimé avec raison sur toutes choses� 34 De même, une lettre à Th� Burnett du même mois de mai 1697 rappelle la dispute quiétiste en précisant que pour la trancher, il suffit de bonnes définitions-: « Ainsi vous voyez, Monsieur, que la définition termine la dispute en peu de mots, et c’est ce que j’aime 35 »� Ainsi en disant qu’aimer est trouver son plaisir dans la félicité d’autrui, on satisfait aux exigences des deux partis en posant la possibilité d’un amour non mercenaire tout en le rapportant à son bien propre� La fonction de cette définition, indépendante dans sa genèse du débat entre Bossuet et Fénelon, est néanmoins de trancher, et évidemment en faveur de Bossuet, puisque Leibniz exclut au fond que l’on puisse être privé volontairement de tout plaisir ou de toute béatitude et aimer celui qui nous damne dans cette damnation même� Ainsi, il précise à Sophie-Charlotte-: On peut donc avoir l’amour divin quand on se croirait privé de tout autre plaisir que de celui de cet amour et qui plus est quand on croirait devoir souffrir de grandes douleurs� Mais supposer qu’on continue à aimer Dieu sur toutes choses, et qu’on soit néanmoins dans les tourments éternels, est faire une supposition qui n’arrivera jamais� Si quelqu’un faisait cette supposition comme véritable, il serait dans l’erreur, et il ferait voir qu’il ne connaît pas assez la bonté de Dieu, et par conséquent qu’il ne l’aime pas encore assez� 36 34 Leibniz à Sophie Charlotte, dans Leibniz� Philosophische Schriften, GP, vol� VII, pp� 548-549 et A I, 14 n° 26� 35 GP III, 207 et A I, 14, n° 132� 36 GP VII, 547� 131 Définir l’amour : Leibniz et Fénelon Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0022 En d’autres termes, comme le dit, à propos du même sujet, une lettre à Pierre Coste de 1706, « […] cette définition fait voir que séparer l’amour d’autrui de son bien propre, c’est forger une chimère 37 »� Un autre aspect du quiétisme peut être abordé par un biais plus propre à Fénelon qu’à la condamnation générale de la doctrine supposée commune à Molinos, Mme Guyon et d’autres, et qui a trait à l’exercice de la raison dans son rapport au mysticisme� Très clairement, Leibniz refuse radicalement, comme une impossibilité logique et ontologique tout état d’indifférence- : il ne peut donc que rejeter la « sainte indifférence », corollaire de la « sainte indignation 38 » proposée par Fénelon� Il refuse également - en luthérien - tout ce qui ressemble de près ou de loin au Purgatoire, que ce soit le purgatoire céleste, mais aussi les « sécheresses et ténèbres divines » conçues, comme l’indique le compte rendu lu par Leibniz, comme un « Purgatoire qui exempte du purgatoire de l’autre vie 39 »� Leibniz exonère comme on l’a vu pour une part Fénelon de la « fausse quiétude » de certains mystiques (d’ailleurs de faux mystiques)� L’état psychologique qui correspond au but du quiétisme, perdant toute distinction dans les expressions, où tout se confond, est pour Leibniz exactement un état de stupidité- : si l’excellence des esprits se marque à leurs capacités de connaissance distincte, rechercher l’état de confusion maximale est aller contre cette excellence et la réduire à une passivité quasi bestiale� Le bonheur ainsi pour l’homme ne saurait constituer un état de quasi-hébétude, mais une action constante, dont le but n’est pas la quiétude, comme le montre l’argumentation de Leibniz relative à l’uneasiness de Locke� La quiétude du quiétiste ne saurait en aucun cas être un but et constitue un nonsens dans la question du bonheur� Ainsi-: […] et bien loin qu’on doive regarder cette inquiétude comme une chose incompatible avec la félicité, je trouve que l’inquiétude est essentielle à la félicité des créatures, laquelle ne consiste jamais dans une parfaite possession, qui les rendrait insensibles et comme stupides, mais dans un progrès continuel et non interrompu à des plus grands biens, qui ne peut manquer d’être accompagné d’un désir ou du moins d’une inquiétude continuelle, mais telle que je viens d’expliquer, qui ne va pas jusqu’à incommoder […]� 40 37 GP III, 384� 38 Compte rendu de l’Explication des maximes, Histoire des ouvrages des savants, vol� cit�, p� 329� 39 Op. cit., p� 331� 40 Leibniz� Nouveaux essais sur l’entendement humain, L� II, ch� 21, § 36 (A VI, 6, p� 189)� 132 Frédéric de Buzon Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0022 Mais cet aspect psychologique est prolongé par un aspect logique et gnoséologique que Fénelon développe en opposant la méditation à la contemplation- : l’Explication des maximes 41 oppose en effet une « composition d’actes discursifs et réfléchis propre à l’amour intéressé », qui constitue la méditation, alors que la contemplation, comme exercice de l’amour parfait, est composée d’actes simples, uniformes et non réflexifs� Selon le compte rendu lu par Leibniz-: La méditation consiste en des actes qui sont faciles à distinguer les uns des autres� Car servant à tirer méthodiquement une conviction d’une vérité connue pour une vérité inconnue, ils se font avec une réflexion qui laisse après elle des traces distinctes dans le cerveau� 42 La contemplation supprime dans le temps de la pensée la discontinuité précédente-: Au contraire [sc� de la méditation] la contemplation est, selon les théologiens les plus célèbres et selon les saints contemplatifs les plus expérimentés, l’exercice de l’amour parfait� Elle consiste dans des actes si simples, si directs, si paisibles, si uniformes qu’ils n’ont rien de marqué par où l’âme puisse les distinguer� C’est l’oraison parfaite de laquelle parlait saint Antoine, et qui n’est pas aperçue par le solitaire même qui la fait� 43 Dans les termes philosophiques classiques, cette manière de penser est radicalement intuitive et s’oppose en cela à la discursivité reconnue au raisonnement� Fénelon écrit qu’elle est « nommée un regard simple et amoureux, pour la distinguer de la méditation qui est pleine d’actes méthodiques et discursifs 44 »� Au passage, on remarque ici que l’on n’avait pas attendu le XX e siècle pour traduire intuitus par « regard », ce qui est exactement fait ici� De façon intéressante, la description du phénomène de la méditation est, à la rigueur du terme, celle d’une inquiétude- : les actes discursifs sont « faciles à distinguer les uns des autres, parce qu’ils sont excités par une espèce de secousse marquée » 45 , ceci étant fonction de la variété des objets, mais aussi « parce qu’ils tirent une conviction sur une vérité de la conviction 41 Fénelon� Explication des maximes des saints, article 21, dans Fénelon� Œuvres, éd� J� Le Brun, vol� 1, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1983, p� 1059� 42 Compte rendu de l’Histoire des ouvrages des savants, volume cité, pp� 335-336� 43 Op. cit� p� 1060- ; la première phrase de ce passage est transcrite p� 336 dans le compte rendu� 44 Op. cit., p� 1060� 45 Op. cit� p� 1059� L’absence de secousse et d’agitation propre à la contemplation est soulignée dans le compte rendu, p� 337� 133 Définir l’amour : Leibniz et Fénelon Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0022 d’une autre vérité déjà connue »- ; par ailleurs, les actes discursifs ou de raisonnement, dans ces cas, embarrassent l’âme et la fatiguent- : bref, le raisonnement même est inquiétude� L’exercice de la raison, même s’il est nécessaire aux yeux de Fénelon (contre les abus des faux mystiques dénoncés dans le « Faux » du même article), doit être alors dépassé dans la vision unifiante que constitue cette saisie intuitive et épurée de tout intérêt, de tout objet et de tout moi� La conception fénelonienne de la méditation peut être confrontée à celle que Leibniz donne de la raison dans le livre IV ch� 17 § 1 des Nouveaux Essais sur l’Entendement humain-: La Raison est la vérité connue dont la liaison avec une autre moins connue fait donner notre assentiment à la dernière� Mais particulièrement et par excellence on l’appelle Raison, si c’est la cause non seulement de notre jugement, mais encore de la vérité même, ce qu’on appelle aussi Raison a priori, et la cause dans les choses répond à la raison dans les vérités� C’est pourquoi la cause même est souvent appelée raison, et particulièrement la cause finale� Enfin la faculté qui s’aperçoit de cette liaison des vérités, ou la faculté de raisonner, est aussi appelée Raison, et c’est le sens que vous employés ici� 46 On remarque une certaine analogie entre la première phrase et la définition de la méditation dans l’article XXI de l’Explication-; même si Leibniz n’a pas lu l’ouvrage lui-même, la distinction entre méditation et oraison est rappelée presque mot à mot dans le résumé publié en mars 1697 par Basnage qu’il a lu, à coup sûr 47 � On voit ainsi un certain accord entre Leibniz et Fénelon sur les aspects psychologiques du raisonnement, succession discrète d’actes de l’esprit s’opposant à la simplicité et à la continuité de l’intuition, mais des différences considérables apparaissent immédiatement-: pour Leibniz, la raison n’est une faculté de l’homme qu’en un sens dérivé, second derrière la vérité et l’enchaînement des propositions, qui n’ont, pour être vraies, aucun besoin d’être formulées ou pensées par un esprit-: elles ne sont en aucun cas constituées par l’esprit qui les associe, mais reconnues par lui� De ce point de vue, la raison en son sens premier échappe à la catégorie de l’inquiétude ou de la quiétude, et elle peut être dite inquiète à peu près autant qu’une vertu peut être verte ou un cercle carré-: l’expression est elle-même un non-sens� Dans la pratique, l’exercice de la pensée ne peut tendre, pour Leibniz, au but que lui assigne Fénelon-: si l’excellence des esprits est marquée par leur capacité à rendre distincte leur expression de l’univers, celle-ci passe, non par cet état d’indistinction et de confusion que veulent Fénelon (après une 46 A VI, 6� 47 À Nicaise, 22 août 1697, A III, 3, p� 371� 134 Frédéric de Buzon Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0022 phase rationnelle) ou Jeanne Guyon (sans passer par l’étape rationnelle), mais au contraire par la volonté de tout définir et de tout démontrer dans ce qu’il est possible de faire-: par la construction d’une théologie rationnelle qui mérite son nom, c’est-à-dire démonstrative, ou tout au moins quasi démonstrative, ce que Leibniz fait à de nombreuses reprises, dans les textes les plus connus comme le Discours de métaphysique et dans les Essais de Théodicée� Le but est de tendre non à rendre intuitif ce qui est démontrable et à s’absorber dans ce simple regard, mais tout au contraire à démontrer ou à tenter de démontrer ce qui peut paraître intuitif-: c’est évidemment le seul moyen pour Leibniz de dépasser l’empirisme des uns et le fanatisme des autres, et cela passe, précisément, par des définitions solides ou des « notions communes »� L’amour en est un bel exemple, la raison aussi-: l’analogie entre la formule de Fénelon et la définition de la raison peut faire penser qu’en lisant ce texte, Leibniz y a trouvé un moyen de mieux formuler son propre concept de raison, tout opposé à celui de Fénelon�