Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.2357/OeC-2018-0023
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Fénelon et le duc de Chevreuse: la genèse d’un discours patrotique
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Lucien Bély
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Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0023 Fénelon et le duc de Chevreuse : la genèse d’un discours patriotique Lucien Bély Sorbonne Université / IRCOM et CRM UMR 8596 Installé à Cambrai, Fénelon continue à être le guide spirituel d’un petit groupe, d’un « petit troupeau », de ministres et de courtisans, autour des deux gendres de Colbert, les ducs de Beauvillier et de Chevreuse, et du petit-fils du roi, son ancien élève� Charles-Honoré d’Albert de Luynes (1646-1712) est le petit-fils du connétable de Luynes, favori de Louis XIII, et de la terrible duchesse de Chevreuse, mêlée à toutes les intrigues de son temps 1 � Il hérite de cette dernière le duché de Chevreuse en 1667 et obtient en 1688 le duché-pairie de Luynes� Il fait une carrière militaire honorable, servant en Hongrie (1664), en Flandres (1667), en Franche-Comté (1668)� Comme capitaine-lieutenant des chevau-légers de la garde à partir de 1670, Chevreuse sert dans la maison militaire du roi et travaille avec ce dernier pour cette compagnie dont le roi est capitaine 2 � Il participe aux sièges de Mons (1691) et de Namur (1692)� Il épouse en 1667 Jeanne-Marie Colbert, fille du contrôleur général, ce qui le rapproche du cercle des ministres� Son beau-frère, le duc de Beauvillier, avec lequel il est très lié, est lui-même ministre d’État, comme ses cousins, Colbert de Torcy et Desmarets� Vers 1694, Chevreuse devient ministre d’État sans le titre� La cour remarque simplement que Louis XIV lui accorde de longues audiences dans son cabinet et qu’il y demeure quand tous les autres courtisans en sortent� Il vient aussi le soir près du roi lorsque celui-ci soupe� Ils se parlent alors tout bas� Le roi discute en fait avec lui des affaires d’État� Les ministres de la Guerre, de la Marine, des Affaires étrangères et des Finances ont ordre de lui transmettre leurs dépêches et de discuter avec lui� Il travaille sur de 1 Vergnes, Sophie� Les Frondeuses. Une révolte au féminin (1643-1661), Seyssel, Champ Vallon, 2013� 2 Abad, Reynald� « Officier militaire », Dictionnaire Louis XIV, sous la direction de Lucien Bély, Paris, Robert Laffont, 2015, pp� 992-994� 136 Lucien Bély Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0023 nombreux dossiers et intervient dans d’innombrables affaires� Louis XIV l’aime parce qu’il est savant et intelligent, mais aussi modeste et réservé� Selon Saint-Simon, le souverain n’ose pas néanmoins affronter Mme de Maintenon et ses amis en faisant entrer Chevreuse au conseil� Lorsque Fénelon doit gagner son diocèse de Cambrai, Chevreuse entretient avec lui une correspondance régulière où il raisonne de politique avec l’archevêque� Faut-il considérer que ces échanges sont secrets et ignorés du roi ? Ou bien le gouvernement a-t-il besoin des avis clairs et nets d’un homme comme Fénelon 3 ? Les échanges semblent s’intensifier au moment où la situation de la France devient très difficile à partir de 1708� Les suites de la polémique d’Audenarde En effet, comme le duc de Bourgogne commande l’armée française lors de la défaite d’Audenarde en 1708, le monde militaire lui en attribue la responsabilité, même si le duc de Vendôme est le véritable général en chef� La rumeur frappe aussi le maître à travers l’élève et Mme de Maintenon s’en fait l’écho : « On ne parle plus que du Télémaque où M� de Cambrai a appris à notre prince à préférer un roi pacifique à un conquérant 4 � » Fénelon revient longuement sur l’attitude que doit avoir le duc de Bourgogne à son retour à la cour 5 � Il souligne l’importance de cette affaire-: « La réputation de ce jeune prince est sans doute plus importante à la France qu’on ne se l’imagine� Rien ne décrédite tant le roi et l’État dans les pays étrangers, que de voir son petit-fils avili à la tête des armées… » Il ajoute- : « Vous connaissez l’épuisement et l’indisposition des peuples� » Le prélat mentionne le témoignage de Chamillart qui assume le secrétariat d’État de la Guerre 6 et est venu sur place en Flandres en 1708 : 3 Cuche, François-Xavier� Un prophète à la cour. Fénelon, introduction à la Lettre à Louis XIV, Rezé, Séquences, 1994� 4 Correspondance de Fénelon, tome XV, Guerre, négociations et théologie 1708-1711, Commentaire par J� Orcibal, avec la collaboration de Jacques Le Brun et Irénée Noye, Genève, Droz, 1992, p� 53, note 7� Cet ouvrage sera cité désormais comme Correspondance, XV, Commentaire� 5 Correspondance de Fénelon, tome XIV, Guerre, négociations et théologie 1708-1711, texte établi par J� Orcibal, avec la collaboration de Jacques Le Brun et Irénée Noye, Genève, Droz, 1992, pp� 101-103, Fénelon au duc de Chevreuse, 3 décembre 1708� Ce livre sera cité comme Correspondance, XIV� 6 Penicaut, Emmanuel� Faveur et pouvoir au tournant du Grand siècle. Michel Chamillart, ministre et secrétaire d’État de la guerre de Louis XIV, Paris, École des Chartes, 2004� 137 Fénelon et le duc de Chevreuse Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0023 M� de Chamillart me dit en passant ici, que tout était désespéré pour soutenir la guerre […] Pour moi, je fus tenté de lui dire : Ou faites mieux la guerre, ou ne la faites plus� Si vous continuez à la faire ainsi, les conditions de paix seront encore plus honteuses dans un an qu’aujourd’hui� Vous ne pouvez que perdre à attendre� 7 Fénelon incrimine donc le gouvernement lui-même� Il excelle à décrire la situation dramatique de la France-: Si le roi venait en personne sur la frontière, il serait cent fois plus embarrassé que le M� le Duc de Bourgogne� Il verrait qu’on manque de tout, et dans les places en cas de siège, et dans les troupes faute d’argent� Il verrait le découragement de l’armée, le dégoût des officiers, le relâchement de la discipline, le mépris du gouvernement, l’ascendant des ennemis, le soulèvement secret des peuples, et l’irrésolution des généraux, dès qu’il s’agit de hasarder quelque grand coup� Comme toujours, il revient en arrière, cherche les origines de la politique belliqueuse de Louis XIV, mais constate surtout son essoufflement et son échec-: « Le branle donné du temps de M� de Louvois est perdu� » Il conclut-: « On ruine et on hasarde la France pour l’Espagne� Il ne s’agit plus que d’un point d’honneur, qui se tourne en déshonneur, dès qu’il est mal soutenu 8 � » Selon Fénelon, ni le roi ni son fils ne peuvent « venir défendre la France »� Seul, Bourgogne le pourrait mais il est « malheureusement décrédité »� Le prélat demande à Chevreuse de montrer à Beauvillier sa lettre qui sera « commune » entre les deux ducs� On perçoit ainsi qu’il s’adresse au gouvernement royal� Le 9 avril 1709, Chevreuse revient sur la polémique née de la bataille d’Audenarde� Le duc de Chevreuse fait un portrait plutôt sévère du duc de Bourgogne, alors âgé de 25 ans 9 : « Pour le prince, sa conduite n’est point telle que nous la souhaiterions »� Il y trouve de l’enfance, des « restes d’enfance »� Il montre peu de souci « sur ce qui a coutume d’intéresser les hommes »� Il signale « un manque de discernement pour les connaître ou pour marquer, par des traitements convenables au mérite de chacun qu’il les connaît bien »� Il constate que tout le monde ne le voit que « trop clairement » alors que cela n’est pas la réalité� 7 Correspondance, XIV, Fénelon au duc de Chevreuse, 3 décembre 1708, p� 102� 8 Ibid., p� 103� 9 Correspondance, XIV, pp� 135-138, le duc de Chevreuse à Fénelon, 9 avril 1709, ici p� 136� 138 Lucien Bély Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0023 Je lui voudrais une certaine vigueur pour entrer dans les affaires et y faire sentir son génie avec prudence, pour marquer au public qu’il n’est ni faible ni insensible, pour paraître en un mot et dans le conseil et à la cour, ce que je suis persuadé qu’il est en effet� Le duc constate que, lorsqu’on l’entretient en particulier, « on y trouve tout ce qu’on souhaite, même les bonnes résolutions jusqu’à un certain point, et d’excellentes qualités pour sa place »� Chevreuse met néanmoins en relief le regard que porte le « public », nous dirions l’opinion publique, sur le prince et, si celui-ci doit faire ses preuves, c’est d’abord aux yeux du conseil et de la cour, et révéler son excellent naturel� Les jugements de Chevreuse Le duc de Chevreuse n’hésite pas à formuler, dans cette même lettre du 9 avril 1709, des jugements terribles sur les membres du conseil 10 � Le chancelier de Pontchartrain et Chamillart sont « inutiles pour les grandes affaires »� Le duc ajoute- : « et plaise à Dieu que le dernier en demeure là, comme je l’espère néanmoins� » On voit bien s’affirmer la méfiance à l’égard de Chamillart qui aboutit à sa disgrâce complète� Torcy, ministre des affaires étrangères, est, selon le duc, « très bon secrétaire, entend même assez bien les intérêts des princes et le nôtre, n’est pas incapable de fournir des expédients, et sait les tours des négociations »� Mais ce n’est pas suffisant-: « Plus de feu et de vivacité pour poursuivre sans relâche ni délai ce qui est entre ses mains, plus de courage et de fermeté pour l’inculquer, sans se rebuter de choses en effet très rebutantes, le rendraient un bon sujet� » Quant à Beauvillier, « il surmonte autant qu’il peut sa timidité naturelle »� Fénelon pourrait citer « des actes de courage et de fermeté qui sont héroïques en lui� » Chevreuse continue à propos de son beau-frère-: Si cela était suivi dans l’ordinaire, et qu’il ne désespérât si aisément de persuader quand on lui paraît prévenu et arrêté dans sa prévention, il prendrait ou plutôt il aurait pris un ascendant que personne ne lui aurait disputé et qui eût été bien utile pour l’État� Seul Desmarets, neveu de Colbert, contrôleur général des finances depuis 1708, est couvert d’éloges mais il ne connaît pas la guerre et les affaires étrangères 11 � Chevreuse n’invite-t-il pas son ami de longue date à pallier tant 10 Ibid� 11 Ibid., p� 137� 139 Fénelon et le duc de Chevreuse Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0023 de défaillances, donc à prendre la plume ? Néanmoins, le fait que Fénelon puisse formuler ses avis ne signifie nullement que le gouvernement cherche à les suivre à tout prix� Un long développement précise la position diplomatique au printemps 1709� Le gouvernement pense obtenir la paix de la Hollande par une barrière plus importante, de l’Angleterre par des avantages commerciaux, de l’empereur par ses conquêtes d’Italie et par la confirmation pour l’archiduc Charles de l’Espagne et des Indes� Philippe V devrait évacuer son royaume et avoir Naples et la Sicile� Il convient pour Chevreuse à la France « de conserver des bornes suffisantes et de se rétablir au-dedans par un long repos, qui sera toujours la vraie et seule source de sa puissance et de son bonheur 12 »� Il donne la position du gouvernement royal-: « Au reste il me paraît qu’on est ici absolument résolu de tout faire pour lui procurer ce repos, et qu’on sent l’absolue impossibilité de soutenir la guerre� » Chevreuse demande de brûler sa lettre-: J’en ai dit plus que je ne voulais, non pour vous pour qui je n’aurai jamais rien de secret, mais pour la voie qui, tout absolument sûre qu’elle est, peut ne l’être pas encore assez pour tout ce que j’ai dit� 13 Cette année-là, Torcy ne parvient pas à obtenir la paix même s’il se rend lui-même à La Haye pour discuter avec Heinsius� Le désespoir du patriote Le prélat fait partie de ceux qui veulent la paix à tout prix, tant il voit de près les difficultés françaises face à l’ennemi� Ses amis à la cour vont sans doute dans le même sens� Lorsqu’il est question de nouveau de négocier à la fin de 1709, Fénelon prie Chevreuse de se charger de cette tâche-: « Je vous condamne à accepter, si on le voulait, l’emploi d’aller négocier pour la paix 14 � » Comme il est question de l’abbé de Polignac pour les négociations en 1709, il donne son avis-: Il est accoutumé aux négociations� Il a de l’esprit avec des manières agréables et insinuantes� Mais je voudrais qu’on choisît un homme d’une droiture et d’une délicatesse de probité qui fût connue de tout le monde, et qui inspirât 12 Ibid., p� 137� 13 Ibid., p� 138� 14 Correspondance, XIV, pp� 166-167, Fénelon au duc de Chevreuse, 18 novembre 1709� 140 Lucien Bély Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0023 la confiance même à nos ennemis� En un mot je ne voudrais point un négociateur de métier, qui mît en usage toutes les règles de l’art� Je voudrais un homme d’une réputation qui dissipât tout ombrage, et qui mît les cœurs en repos� 15 Torcy « ne voudra qu’un homme de métier, et dépendant de lui »� Le dialogue entre les deux hommes concerne surtout les questions religieuses� Le 1 er décembre 1709, le duc de Chevreuse évoque le « système des deux délectations » qu’acceptent des théologiens de bonne foi� À la fin de la lettre, Chevreuse répond aussi aux conseils de Fénelon afin qu’il ne se laisse pas dévorer par le travail-: J’obéirai autant que je le pourrai à l’égard des affaires qu’il faut couper et les choses d’étude qu’il faut retrancher pour se délasser et respirer, surtout pour conserver l’intérieur et suivre de plus en plus la voix divine qui se fait entendre dans le calme de tout empressement et agitation� 16 Cela prouve bien toute cette immense activité de Chevreuse qui nous reste très mystérieuse� Fénelon n’hésite à donner son avis sur les hommes d’Église qu’il juge sévèrement� Il déclare même le 20 mars 1710-: « Je dis du mal de mon prochain, mais c’est en secret, et pour le besoin pressant de l’Église 17 � » Il suit la carrière militaire ou administrative de ses protégés� Le 5 décembre 1709, Fénelon reprend ses descriptions de la situation sur la frontière 18 -: « Les troupes y manquent d’argent, et on est chaque jour au dernier morceau de pain� Ceux qui sont chargés des affaires paraissent euxmêmes rebutés et dans un véritable accablement� » De cette constatation, le prélat passe à la sphère politique en s’excusant-: Vous savez que je n’aime point à me mêler des affaires qui sont au-dessus de moi� Mais celles-ci deviennent si violemment les nôtres qu’il nous est permis, ce me semble, de craindre que les ennemis ne nous envahissent la campagne prochaine� 15 Ibid., p� 167� 16 Correspondance, XIV, pp� 172-175, le duc de Chevreuse à Fénelon, 1 er décembre 1709, ici p� 173� 17 Correspondance, XIV, pp� 220-223, Fénelon au duc de Chevreuse, 20 mars 1710, ici p� 223� 18 Correspondance, XIV, p� 176, Fénelon au duc de Chevreuse, 5 décembre 1709� Sur la conjoncture difficile, voir Marcel Lachiver, Les années de misère. La famine au temps du Grand Roi, Paris, Fayard, 1991� 141 Fénelon et le duc de Chevreuse Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0023 Il déclare n’avoir aucune peur et ne pas considérer son intérêt personnel : « Mais j’aime la France, et je suis attaché, comme je le dois être, au Roi et à la maison royale� » Il ajoute-: « Voyez ce que vous pourrez dire à MM� de Beauvillier, Desmaretz [Desmarets] et Voysin [le nouveau ministre de la Guerre] »� Le prélat est d’autant plus sensible à ces négociations avec les Hollandais qu’il connaît certains des intermédiaires, négociateurs ou agents secrets� Surtout, il tente de faire parler ceux qui partent en 1710 pour Gertruydenberg, le maréchal d’Huxelles et l’abbé de Polignac, mais il obtient aussi des confidences d’Helvétius, ce médecin empirique qui a été chargé de missions secrètes 19 � Ensuite, il dénonce la lenteur de la négociation, affirmant que les ennemis en rient, mais il néglige alors le facteur temporel, cette donnée essentielle de la diplomatie qui est aussi une guerre d’usure� On voit Fénelon envoyer le 3 mai 1710 « un nouveau mémoire sur les affaires générales qui deviennent de plus en plus celles d’un chacun de nous 20 »� Il indique ainsi que la réalité politique n’est plus réservée à la sphère étroite des ministres quand la survie des sujets est en jeu� Néanmoins, il continue son combat contre les idées jansénistes et, dans la même lettre, où il traite de ces questions, il envisage l’hypothèse d’un siège de Cambrai : Si les ennemis prenaient Cambray, je me retirerais au Quesnoy, à Landrecy [Landrecies], et puis à Avesnes� J’irais de place en place jusque dans la dernière de la domination du Roi� Je ne prêterais aucun serment, lorsque le Roi n’aurait plus aucune place dans mon diocèse- ; alors je ne m’en irais jamais volontairement, et je me laisserais mettre en prison plutôt que de quitter mon troupeau� 21 Le théologien reste d’abord un homme d’Église, un pasteur 22 � Le 24 juin 1710, Fénelon reprend l’analyse de Chevreuse quant aux Hollandais : « Ils se croient perdus s’ils ne détrônent pas le roi d’Espagne, et ils se croient presque dans la même extrémité, s’ils achèvent de renverser la France, pour aller détrôner le roi d’Espagne� » Il ajoute- : « A cela près il n’y a rien qu’ils ne voulussent faire pour nous conserver au degré de force 19 Correspondance, XIV, pp� 220-223, Fénelon au duc de Chevreuse, 20 mars 1710, ici p� 221� Sur cette négociation, je me permets de renvoyer à Lucien Bély, « Les larmes de Monsieur de Torcy, essai sur les perspectives de l’histoire diplomatique, à propos des conférences de Gertruydenberg, mars-juillet 1710 », Revue Histoire, économie et société, 3 e trimestre 1983, pp� 429-456� 20 Correspondance, XIV, pp� 233-234, Fénelon au duc de Chevreuse, 3 mai 1710� 21 Correspondance, XIV, pp� 234-235, Fénelon au duc de Chevreuse, 4 mai 1710� 22 Fénelon, évêque et pasteur de son temps 1695-1715, Gilles Deregnaucourt et Philippe Guignet (dir�), Villeneuve d’Ascq, Centre d’histoire du Nord et de l’Europe du Nord-Ouest, 1996� 142 Lucien Bély Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0023 qui convient à l’équilibre tant désiré� » L’archevêque introduit subtilement la notion d’équilibre, notion qui est désormais la référence pour l’Europe pendant des décennies� Il ajoute-: Pour moi je donnerais la dernière goutte de mon sang comme une goutte d’eau pour ma nation, pour ma patrie, pour l’État, pour la maison royale, pour notre prince, et pour la personne du Roi� Mais en souhaitant avec tant de zèle leur conservation, je ne puis désirer des succès qui ne feraient que nous flatter de vaines espérances, et que prolonger notre maladie� Je ne puis souhaiter qu’une paix qui nous sauve avec une humiliation dont je demande à Dieu un saint usage� Il n’y a que l’humilité et l’aveu de l’abus de la prospérité, qui puisse apaiser Dieu� D’un côté, nous retrouvons ce discours patriotique enflammé qui fait passer nation et patrie avant le roi, d’un autre côté, le prélat appelle de ses vœux une humiliation salvatrice en raison des péchés commis par la France de Louis XIV tentée par la démesure et l’injustice 23 � La grande lettre du 4 août 1710 Cette inquiétude est à l’origine de la longue lettre au duc de Chevreuse, le 4 août 1710 24 , alors que les discussions de Gertruydenberg au printemps se sont révélées un échec� Alors, Fénelon envisage le pire : une bataille perdue et le Roi serait contraint de se retirer « de ville en ville » tandis que son royaume serait « ravagé et démembré »� Il pense à juste titre que la dureté des ennemis provoquerait un sursaut populaire, mais que cela ne durerait pas devant les nouvelles exigences de la monarchie� Le « public » recommencera à crier « quand on verra le roi accabler les peuples, rechercher les aisés, ne payer point ce qu’il doit, continuer ses dépenses superflues, hasarder la France sans la consulter, et ruiner le royaume, pour faire mal la guerre 25 »� En filigrane transparaissent les critiques contre le luxe de cour et l’absence de consultation des Français� S’il défend les peuples, Fénelon n’a rien d’un révolutionnaire puisqu’il évoque les aisés que l’on taxe� « La France est comme une place assiégée » écrit Fénelon� 23 Correspondance, XIV, pp� 248-249, Fénelon au duc de Chevreuse, 24 juin 1710� 24 Correspondance, XIV, pp� 260-265, Fénelon au duc de Chevreuse, 4 août 1710� 25 Ibid., p� 261� 143 Fénelon et le duc de Chevreuse Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0023 Notre mal vient de ce que cette guerre n’a été jusqu’ici que l’affaire du roi qui est ruiné et décrédité� Il faudrait en faire l’affaire véritable de tout le corps de la nation� Elle ne l’est que trop devenue-; car la paix étant rompue, le corps de la nation se voit dans un péril prochain d’être subjugué� 26 Il ajoute-: Non seulement il s’agit de finir la guerre au dehors, mais il s’agit encore de rendre au dedans du pain aux peuples moribonds, de rétablir l’agriculture et le commerce, de réformer le luxe qui gangrène toutes les mœurs de la nation, de se ressouvenir de la vraie forme du royaume, et de tempérer le despotisme cause de tous nos maux� 27 L’accusation de despotisme lancée contre Louis XIV dit assez l’exaspération de l’archevêque à l’égard du gouvernement français car cela revient à comparer le roi de France aux souverains de l’Orient dont le pouvoir n’a pas de limite� Pour arrêter ces malheurs, il faut s’adresser aux Français « au moins leur parler » selon Fénelon� C’est ce qu’a tenté le roi en 1709 en envoyant sa lettre aux gouverneurs de province et cet appel a fait une vive impression� Que Fénelon reprenne l’idée signifie que dans son esprit la nation doit, sinon remplacer un roi discrédité-- cette idée serait proche du crime de lèsemajesté -, en tout cas agir à sa place� Une telle audace s’appuie sur l’exemple des puissances maritimes : Il faudrait qu’il se répandît dans toute notre nation une persuasion intime et constante, que c’est la nation entière elle-même qui soutient pour son propre intérêt le poids de cette guerre, comme on persuade aux Anglais et aux Hollandais que c’est par leur choix et par leurs intérêts qu’ils la font� 28 Le prélat pense que les gouvernements des deux puissances maritimes ont réussi à persuader les populations que la guerre se fait pour défendre leurs intérêts et que cela n’est possible que par la force de la propagande 29 � Il envie 26 Ibid� 27 Ibid., p� 264� 28 Ibid., pp� 261-262� 29 Sur l’importance de la propagande dans cette guerre, voir Joseph Klaits, Printed propaganda under Louis XIV, Absolute Monarchy and Public Opinion, Princeton, Princeton U�P�, 1976� Pour l’ensemble du règne, voir Charles-Édouard Levillain, Vaincre Louis XIV. Angleterre, Hollande-France- : histoire d’une relation triangulaire, 1665-1688, Seyssel, Champ Vallon, 2010-; idem, Le Procès de Louis XIV. Une guerre psychologique, Paris, Tallandier, 2015� 144 Lucien Bély Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0023 la précieuse alchimie que ces systèmes politiques ont su réaliser et sa propre situation, au nord de l’Europe, au contact des ennemis, le rend sensible à une dérive absolutiste de la France qui conduit à l’impuissance� Simplement, la nation doit réparer les erreurs du roi, qui est seul à l’origine du conflit et, par là, se sauver de l’invasion� Pour trouver des ressources, il convient de faire appel « aux hommes les plus sages et les plus considérables de la nation »� Est-ce la peine de souligner l’archaïsme de cette proposition ? C’est le retour des assemblées de notables « que le Roi consulterait l’un après l’autre »� Il ajoute-: « C’est la nation qui doit se sauver elle-même 30 � » Fénelon a la prudence de ne pas demander la réunion des États généraux� Il sent qu’« un tel changement pourrait émouvoir trop les esprits, et les faire passer tout à coup d’une absolue dépendance à un dangereux excès de liberté »� Fénelon entre dans le détail-: il faut disposer entre des mains sûres les impôts perçus pour mieux payer ensuite les créanciers de l’État, petits rentiers et gros prêteurs� « Alors ce serait la nation qui chercherait les fonds et qui les paierait volontairement pour son propre salut, afin de soutenir la guerre� » Il propose une taxe sur les aisés, mettant en cause les financiers et les usuriers-- complices du renforcement de l’État-- tout en répétant ses attaques contre un despotisme « obéré et banqueroutier »� Il est surtout sensible au fait que le gouvernement soit méprisé au-dedans de la France et il y voit la cause de la « hauteur » des ennemis� Comme toujours, il n’hésite pas à mettre en cause Louis XIV en faisant parler Chevreuse-: Vous me direz que le roi est incapable de recourir à de tels moyens, que personne n’est à portée de les lui proposer, et qu’il n’est pas même en état de consulter, de questionner, de ménager les divers esprits, de comparer leurs divers projets, et de décider sur les différents avis� 31 Le prélat pense que Louis XIV ne veut pas se résigner à une forme de capitulation, tout en avançant que ses idées correspondent à l’ordre, à la justice et à « la véritable grandeur », celle d’un roi chrétien bien éloigné de la grandeur outrée du Roi-Soleil� Fénelon souhaite donc que le duc de Bourgogne se charge de faire entendre raison au souverain� « Il faudrait qu’il le dît devant Madame de Maintenon� Il faudrait qu’il mît dans sa confidence Madame la duchesse de Bourgogne� » Un changement de conduite doit « mettre tout le corps de la nation dans la persuasion que c’est à elle à soutenir la monarchie penchante à sa ruine, 30 Correspondance, XIV, pp� 260-265, Fénelon au duc de Chevreuse, 4 août 1710, p� 262� 31 Ibid., p� 263� 145 Fénelon et le duc de Chevreuse Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0023 parce que le roi veut agir de concert avec elle 32 »� Le jeune duc pourra ainsi relever sa « réputation » et cela lui attirera « l’amour et le respect de tous les Français »� L’archevêque envisage l’objection de Chevreuse- : « Vous me direz que Dieu soutiendra la France »� Il y répond- : « Avez-vous quelque garant pour des miracles ? » Il met de nouveau en cause Louis XIV comme dévot-: « Dieu se contentera-t-il d’une dévotion qui consiste à dorer une chapelle, à dire un chapelet, à écouter une musique, à se scandaliser facilement, et à chasser quelque Janséniste ? » L’allusion à la chapelle est claire- : c’est celle que Louis- XIV a fait construire à Versailles et dont la beauté suscite bien des critiques discrètes, en particulier, semble-t-il, chez les hommes d’Église euxmêmes, choqués de telles dépenses en pleine guerre� Fénelon redoute même les succès et il compte sur « une humiliation complète et finale » pour permettre ce grand sursaut qu’il appelle de ses vœux� La violente « crise » doit donner la guérison� Il [Dieu] sait avec quelle tendresse j’aime ma patrie, avec quelle reconnaissance et quel attachement respectueux je donnerais ma vie pour la personne du roi, avec quel zèle et quelle affection je suis attaché à la maison royale, et surtout à Mgr le duc de Bourgogne-; mais je ne puis vous cacher mon cœur� Cette analyse et cette critique du gouvernement, avec cet appel au dialogue politique et à la réforme peuvent sembler audacieuses et originales, mais elles reprennent aussi la tradition des revendications nobiliaires, les idées communes lors des conspirations menées au nom du bien public, les thèmes habituels des États généraux ou autres assemblées de notables� Fénelon permet la survie de cette tentation frondeuse, mais sous des couleurs nouvelles-: le bonheur des populations, la paix européenne à n’importe quel prix, des prétentions territoriales justes� Il élabore une vision équilibrée de la monarchie par laquelle la nation se réconcilierait avec le roi, lutterait à ses côtés, au lieu de se soumettre en aveugle aux volontés d’un État finalement bien désemparé dans les temps de malheur� L’amour de la patrie L’amour de la patrie s’intègre dans le discours des hommes d’Église� Bossuet consacre un texte à l’amour de la patrie dans sa Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte, publiée après sa mort� À propos de Jurieu, le théologien protestant réfugié à Rotterdam, Bossuet écrit : « Il ne se souvient 32 Ibid., pp� 263-264� 146 Lucien Bély Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0023 même plus qu’il est français� » Il parle « comme un homme venu des Indes ou de Malabar », car est sorti de son cœur ce qui est imprimé « de tout temps dès l’origine de la nation dans le cœur de tous les Français 33 »� Jean Soanen prêche aussi sur l’amour de la patrie en 1683� Cette liaison naturelle entre la foi chrétienne et l’amour de la patrie justifie aussi l’engagement de l’Église aux côtés du roi dans toutes ses entreprises� Le curé est, avec le seigneur, un pilier de la société française� C’est à lui de guider les âmes mais aussi de conseiller les fidèles� Il fait prier pour le roi et pour le succès de ses armées� La politique belliqueuse de Louis XIV a permis de révéler le patriotisme des Français� Au nom de la défense de la patrie et de la grandeur de la France, le roi fait appel largement à ses peuples, surtout travers l’impôt� Les victoires, célébrées par des Te Deum, permettent d’associer les populations dans une même joie puisque la gloire du roi sert d’abord la réputation de la France et des Français� Les opérations militaires suscitent un discours permanent qui exalte le roi lui-même mais aussi, derrière lui, la patrie qu’il incarne et qu’il défend� La société se militarise et se mobilise pendant des conflits de plus en plus longs� Les hommes de guerre tiennent une place importante dans le monde de leur temps et leur vision ne peut manquer de colorer celle des Français� Comme la noblesse verse son sang pour le souverain, les peuples font des efforts, en acceptant de payer tant d’impôts à la monarchie� Vauban écrit dans la Dîme royale-: « Mais je suis Français très affectionné à ma patrie, et très reconnaissant des grâces et des bontés avec lesquelles il a plu au roi de me distinguer depuis si longtemps� » Cette fois, l’ingénieur n’évoque pas une patrie en général mais se dit Français, et il se dit reconnaissant au roi de France� Le patriotisme est néanmoins mis à l’épreuve lorsque le roi demande à ses peuples de participer eux-mêmes aux combats en établissant les milices provinciales à partir de 1688� Ces jeunes paysans découvrent avec horreur les réalités de la guerre� À l’opposé, des Français réfugiés hors de France se moquent de l’attachement des Français à leur roi� Gueudeville, un moine défroqué devenu pamphlétaire, constate en 1705 que la nation française est contente de son maître parce qu’elle n’aime pas la liberté et préfère la soumission : La beauté de sa chaîne lui tient lieu de tout, et l’on offrirait à mes anciens compatriotes une liberté telle qu’elle est en Angleterre, ou en Hollande, qu’ils diraient-: « Gardez votre trésor et laissez-nous notre Louis� 34 » 33 Bossuet, Avertissements aux protestants sur les lettres de M. Jurieu, Paris, Charpentier, 1845, p� 281� 34 Cité dans Yardeni, Myriam� Enquêtes sur l’identité de la « Nation France ». De la Renaissance aux Lumières, Seyssel, Champ Vallon, 2004, p� 221� 147 Fénelon et le duc de Chevreuse Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0023 Il s’en indigne-: Qu’importe à une nation que son roi soit estimé le plus grand roi du monde, si elle est dans la condition la plus basse et la plus triste où les hommes puissent être réduits ? 35 Le même Gueudeville décrit aussi un patriotisme populaire-: Le peuple a-t-il sujet de se plaindre ? Entendez-moi un paysan français, qui peut à peine fournir à payer sa taille [l’impôt direct], raisonner à sa manière rustique sur une pinte de vin, des conquêtes et des victoires du roi, ou de la conversion des hérétiques- : ce manant triomphe, et je pose en fait qu’il ne voudrait pas changer sa condition contre celle de vos bourgmestres� Si vous aviez vu pendant la dernière guerre nos gueux danser autour d’un feu de joie, vous demeureriez d’accord que la pauvreté sied bien aux Français, et qu’il y ait de la justice à les réduire en cet état� 36 Ce précieux témoignage, plein de mépris social, montre que les succès militaires de Louis XIV suscitent la joie chez les « gueux »� Ainsi, la France « cette mère cruelle et dénaturée » peut déclarer : « Périssent mes enfants pourvu que ces victimes facilitent par leur mort l’accomplissement de mes desseins 37 � » Les grands espoirs La face du monde change quand, à la fin de 1710, le duc de Vendôme, à la tête des forces espagnoles, remporte de grands succès à Brihuega et Villaviciosa, ce qui provoque un découragement en Angleterre� Fénelon passe rapidement en janvier 1711 : 35 Ibid., p� 223� 36 Ibid., p� 226� 37 Ces attaques contre le roi de France soulignent que l’association du pouvoir princier et de la religion contraint les peuples à l’obéissance et fortifie le patriotisme� Nicolas Gueudeville écrit en 1706-: « De tout temps, les princes n’ont employé la religion qu’autant qu’elle a accommodé leurs affaires-: le culte divin leur est trop utile pour négliger de s’en servir- : c’est par là qu’ils contiennent les sujets dans l’obéissance, qu’ils les animent contre l’ennemi, en un mot la religion est un moyen très efficace en la main du prince pour enchaîner la liberté au-dedans, et pour s’agrandir en dehors� » 148 Lucien Bély Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0023 Ce qui arrive en Espagne paraît excellent pour le roi d’Espagne� Mais la suite montrera s’il est bon pour nous� C’était la plus grande et la plus difficile matière de délibération que l’Europe eût eue de nos jours� 38 Cette victoire espagnole installe plus solidement Philippe V à Madrid et contredit tous les abandons préconisés par Fénelon� Le 21 août 1711, Chevreuse peut parler à mots couverts de ces affaires-: On est convenu de l’article principal, ou plutôt du plus difficile jusqu’à présent, qui est de laisser l’un des principaux plaideurs dans sa terre tant deçà que delà la rivière qui la sépare� 39 Londres accepte que Philippe V conserve l’Espagne et l’Amérique, et cette rivière n’est autre que l’Atlantique� Mais, à ce moment-là, le ciel s’est ouvert pour les deux amis- : leur cher prince est devenu dauphin à la mort de son père� Un immense espoir s’empare de Fénelon-: son élève sera appelé à la couronne et il doit préparer son règne, pour être ensuite à ses côtés quand il règnera� Désormais, Fénelon donne son avis sur tout, en particulier sur les nominations� Ainsi, il énumère les candidats possibles pour la charge de premier président du parlement de Paris ou bien il passe en revue les généraux� Il propose, le 9 juin 1711, une méthode de travail à Chaulnes où le duc doit se rendre-: Je me bornerai à Chaulnes de mettre dans une espèce de table, comme un agenda, le résultat de chaque conversation� Cette table vous rappellerait toutes les maximes arrêtées entre nous, et les maximes arrêtées entre nous vous mettraient en état de donner la clé des tables� 40 C’est un travail oral fondé sur des conversations sérieuses, une méthode de retranscription elliptique et codée pour éviter les indiscrétions, un mode mnémotechnique pour prolonger cet échange, mais aussi un puissant programme de réforme, des « plans de gouvernement »� 38 Correspondance, XIV, pp� 308-309, Fénelon au duc de Chevreuse, 5 janvier 1711� 39 Correspondance, XIV, pp� 420-423, le duc de Chevreuse à Fénelon, 21 août 1711, ici pp� 420-421� 40 Correspondance, XIV, p� 392-394, Fénelon au duc de Chevreuse, 9 juin 1711, ici p� 392� 149 Fénelon et le duc de Chevreuse Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0023 Les Tables de Chaulnes : une collaboration politique L’archevêque se concerte donc avec le duc de Chevreuse dans le château de ce dernier à Chaulnes et ils rédigent des plans de gouvernement à proposer au duc de Bourgogne, désignés sous le nom de Tables de Chaulnes� Ce projet prévoit de faire la paix le plus vite possible, au besoin en abandonnant Cambrai et Arras� Il établit un programme d’économies à la cour� Surtout, les États généraux doivent se réunir tous les trois ans-: les différents diocèses du royaume y délégueront leur évêque, un seigneur d’ancienne noblesse et un notable du Tiers état� Cette assemblée pourra délibérer sur tous les sujets et le roi n’aura pas le droit de la renvoyer� Chaque province aura ses propres états, comme ceux du Languedoc, qui décideront du don gratuit à verser au souverain� Ce système prendra la place de la fiscalité que la monarchie a imposée� Des conseils aideront le souverain et remplaceront les ministres� Les évêques, qui ont le pape pour chef, doivent bien participer aux nouvelles institutions envisagées en France� La noblesse sera défendue et contrôlée� Ainsi, le duc et l’archevêque envisagent une monarchie limitée où le pouvoir du roi n’est plus absolu, car il doit tenir compte d’une assemblée dominée par le clergé et la noblesse, et où l’impôt est discuté à l’échelon provincial� La question que doit se poser l’historien n’est pas tant de la légitimité de ce système mais de sa réalisation sans révolution� La lettre de Chevreuse du 4 septembre 1711 montre à quel point il suit dans le détail les procédures mises en place autour du nouveau dauphin pour apaiser les querelles religieuses� Il fait des rapports précis à Fénelon par exemple à propos de l’attitude du cardinal de Noailles à l’égard des jésuites-: Je sais seulement (et cela restera entre nous) que sur la crainte d’une nouvelle exécution du cardinal, plus forte que la première, Sa Majesté lui a fait dire par M� le D� d’Antin venu exprès pour cela, que ce qu’il ferait contre cette compagnie, le Roi le regarderait comme fait à lui-même, et l’ambassadeur a rapporté à Sa Majesté toutes les douces et soumises paroles propres à la satisfaction� Le Roi paraît très mécontent de lui et très résolu à soutenir les Jésuites� Le P� Le T[ellier] n’en est que mieux etc� Cela sous le même secret� 41 En 1712, le duc de Bourgogne meurt brutalement et les grandes espérances de Fénelon s’évanouissent� Il n’en continue pas moins à écrire, en s’inter- 41 Correspondance, XIV, pp� 428-430, le duc de Chevreuse à Fénelon, 4 septembre 1711, ici p� 429� 150 Lucien Bély Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0023 rogeant par exemple sur l’éventualité d’un empoisonnement du prince par son cousin Philippe d’Orléans 42 � Dans ses lettres si personnelles, Fénelon exprime avec force son amour de la France, de sa patrie� Il y associe l’amour de la famille royale, sans doute du roi, mais plus encore de son disciple chéri, le duc de Bourgogne� Nul ne doit suspecter sa loyauté, sa fidélité, son respect de l’ordre établi� Il dessine aussi une nation auprès d’eux, qui serait le rassemblement des sujets, non pas une masse inorganisée, mais une société hiérarchisée, conduite par son clergé et sa noblesse, appelée à exprimer ses espérances et sa volonté à travers des conseils, des États généraux et des États provinciaux� Fénelon meurt le 7 janvier 1715� Après la disparition de Louis XIV la même année, une partie de ses idées politiques inspirent un moment le Régent, ce même Philippe d’Orléans-: il installe des conseils à la place des ministres et il y fait entrer des membres de la haute noblesse et du haut clergé� Le duc de Saint-Simon, proche du duc de Bourgogne et du duc de Beauvillier, ami et conseiller du Régent, peut être considéré comme le lien entre le cercle de Fénelon et le gouvernement de la Régence� Il apparaît comme un passeur d’idées politiques� L’expérience des années 1715-1718 n’a que des résultats médiocres, la monarchie du jeune Louis XV revenant aux règles de Louis XIV 43 , mais elle propose une alternative à la monarchie absolue, où se mêlent l’influence espagnole d’une polysynodie et l’image anglaise d’une assemblée représentative avec des membres des deux premiers ordres et du Tiers état� Cette réforme portée par Philippe d’Orléans inspire aussi plus tard son descendant Louis-Philippe et tout l’orléanisme� 42 Bély, Lucien� La Société des princes, XVI e -XVIII e siècle, Paris, Fayard, 1999, pp� 140- 142� 43 Dupilet, Alexandre� La Régence absolue- : Philippe d’Orléans et la polysynodie- ; suivi d’un Dictionnaire de la polysynodie, Seyssel, Champ Vallon, 2011�
