eJournals Oeuvres et Critiques 43/2

Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.2357/OeC-2018-0024
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Fénelon, Montesquieu et l’abondance frugale

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Letizia Norci Cagiano
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Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0024 Fénelon, Montesquieu et l’abondance frugale Letizia Norci Cagiano Université de Rome III Le rapprochement des noms de Fénelon et de Montesquieu dans le titre de cet article n’implique pas que j’y aborde le sujet, longuement débattu et jamais épuisé, du rapport entre ces deux géants� Je me bornerai, très simplement, à proposer quelques exemples et à avancer quelques considérations concernant en général le thème de la frugalité dans ses différentes déclinaisons-: frugalité, sobriété, modération, conformité à la simple nature etc� Quand nous parlons des avantages d’un régime d’abondance frugale --une question aujourd’hui très actuelle (pensons par exemple aux réflexions de Serge Latouche, de Jean-Baptiste Foucault et de bien d’autres auteurs 1 )- - nous ne faisons que prolonger un débat qui remonte à l’Antiquité et qui n’est pas encore achevé� Il s’agit en effet de trouver un point d’équilibre entre les deux termes de cet oxymore apparent, mais - comme nous le verrons à travers quelques exemples tirés de Fénelon et de Montesquieu - ce point d’équilibre demeure relatif, flou, voire arbitraire� Pietro Verri écrit dans ses Méditations sur le bonheur (mais il ne fut ni le premier ni le dernier à l’affirmer) que le bonheur consiste à proportionner ses désirs au pouvoir qu’on a de les réaliser, ajoutant que dans cette opération, il est plus facile de réduire ses désirs que d’accroître son pouvoir 2 � De son côté, Usbek, dans les Lettres persanes, remarque qu’il est dans l’ordre naturel des choses que les besoins augmentent avec les moyens de les satisfaire 3 � 1 Je me borne à citer ici trois titres : Foucault, Jean-Baptiste� L’Abondance frugale. Pour une nouvelle solidarité, Paris, Odile Jacob, 2010 ; Latouche, Serge� Vers une société d’abondance frugale, Paris, Éditions Mille et une nuits, 2011, avec une bibliographie en annexe- ; Bartolini, Stefano� Manifesto per la felicità. Come passare dalla società del ben-avere a quella del ben-essere, Milano, Feltrinelli- - Roma, Donzelli, 2012 ; mais aussi, plus récemment (juin 2015), l’encyclique Laudato si’. Sulla cura della casa comune du pape François� 2 Verri, Pietro� Meditazioni sulla felicità, Londres [en réalité Livourne], s�e�, s� d� [1763], p� 6� 3 Montesquieu� Lettres persanes, lettre CV� Pour des raisons de commodité je tirerai mes citations (sauf indication contraire) de l’édition des Œuvres complètes de Mon- 152 Letizia Norci Cagiano Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0024 Si l’on considère les progrès de la société contemporaine, on serait tenté d’ajouter qu’à des désirs toujours croissants correspondent des possibilités de les satisfaire qui augmentent en proportion� Ces possibilités ne mènent cependant pas nécessairement au bonheur, bien au contraire� La société de croissance mondialisée - observe Serge Latouche - est malade de sa richesse et de la destruction de son environnement 4 � Fénelon et Montesquieu se sont eux aussi demandé s’il existe une mesure pour les désirs (les désirs matériels) ; une mesure qui détermine un point d’équilibre idéal qu’il faudrait atteindre en progressant ou en régressant à partir d’une situation donnée� Cet équilibre concerne les sociétés au niveau de la vision politique, laquelle peut être plus significative et plus forte lorsqu’elle est soutenue par une éthique individuelle qui suit la même orientation, du moins selon la vision des deux auteurs en question� Quand Fénelon dénonce le luxe avec sévérité (pensons par exemple aux tons si durs de la Lettre à Louis XIV) ou quand il exhorte les Grands à l’humilité (« Descendez - dit-il à l’Électeur de Cologne - jusqu’à la dernière brebis de votre troupeau […] descendez donc, descendez ») 5 , il propose aux puissants et aux riches de la terre de revenir en arrière, de brider leur convoitise et leurs désirs de possession et de puissance� Ce qui ne veut pas dire qu’il envisage un nivellement, d’ailleurs irréalisable, des richesses ou des situations sociales� Les hommes veulent tout avoir, et ils se rendent malheureux par le désir du superflu- ; s’ils voulaient vivre simplement et se contenter de satisfaire aux vrais besoins, on verrait partout l’abondance, la joie, la paix et l’union� 6 La cité de Salente, qui s’inspire de ces principes de sobriété (énoncés par Mentor dans son discours sur la Crète), se présente comme une expérience achevée et destinée à durer dans sa perfection, mais elle est le résultat d’un processus dynamique, d’efforts, de renoncements, d’exercices de la volonté� C’est ce même processus que Fénelon propose à la société française de son temps� tesquieu par Roger Caillois, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2 vol�, 1949 et 1951, abrégé dorénavant en O. C. 4 Latouche, Serge. Op. cit., pp� 10-11� 5 « Discours prononcé au sacre de l’Électeur de Cologne », dans Fénelon, Œuvres, éd� Jacques Le Brun, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2 vol�, 1983 et 1997 (abrégé dorénavant en O. C.), II, p� 960� 6 Les Aventures de Télémaque, ibid., II, p� 58� 153 Fénelon, Montesquieu et l’abondance frugale Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0024 L’ensemble des écrits politiques de Fénelon 7 , tout en tenant compte de situations concrètes et apparemment irréversibles, suggère donc un retour en arrière vers un modèle de vie plus simple, voire plus archaïque, et, en tout cas, plus conforme à la simple nature 8 et aux principes de l’Évangile 9 � C’est par ce dernier biais que les préoccupations matérielles de Fénelon et ses considérations sur le salut se rejoignent� La frugalité en tant que choix de valeurs est un élément incontournable de ce parcours� Dans Télémaque, les exemples d’Aristodème, des habitants de la Bétique, des Manduriens et de Salente représentent des points d’équilibre parfaits entre désirs et satisfaction, serait-ce dans des situations différentes 10 � Mais on trouve les mêmes exhortations à la frugalité un peu partout dans l’œuvre de Fénelon- : dans les Dialogues sur l’éloquence, le bon orateur, qui doit être un exemple pour ses auditeurs, « mènera une vie simple, modeste, frugale, laborieuse-; il lui faudra peu, ce peu ne lui manquera point […] 11 »-; dans les Sermons Fénelon regrette « la simplicité, la modestie, la frugalité, la probité exacte de nos pères 12 »-; dans l’Examen de conscience sur les devoirs de la royauté, il exhorte le prince-: « apprenez-leur [à vos courtisans] à vivre avec frugalité 13 »- ; dans la Lettre à l’Académie, il loue la vie simple des Anciens, représentée par Homère et par Virgile-; sans oublier toutes les incitations à la sobriété que l’on trouve dans les Fables, dans De l’éducation des filles, dans les Dialogues des morts et ainsi de suite� Si la direction suggérée par Fénelon est parfaitement claire, le problème du point d’équilibre reste cependant entier : où est-il souhaitable de s’arrêter dans un parcours de renoncements dont le but idéal serait une société inspirée par l’Évangile ? Nous connaissons bien la sévérité de la Lettre à Louis XIV, l’intransigeance de l’Examen de conscience sur les devoirs de la royauté, l’ardeur missionnaire des Sermons� Cependant, certains parcours restent bloqués (la hiérarchie 7 Sur la pensée politique de Fénelon et la façon dont il s’inscrit dans les courants réformistes du temps, voir en particulier Le Brun, Jacques� « Fénelon et la politique », dans Nouvel État présent des travaux sur Fénelon, éd� Henk Hillenaar, Amsterdam, Rodopi, 2000, pp� 45-57 (bilan des études des dernières décennies sur le sujet, parmi lesquelles il faut mettre en relief l’importante thèse de François-Xavier Cuche, Une pensée sociale catholique. Fleury, La Bruyère, Fénelon, Paris, Cerf, 1991)� 8 Voir, entre autres, Chérel, Albert� « L’Idée de “naturel” et le sentiment de la nature chez Fénelon », RHLF, oct�-déc� 1911, pp� 810-826� 9 Voir, sur ce sujet spécifique, Cuche, François-Xavier� « Fénelon� Une politique tirée de l’Évangile ? », XVII e siècle, LII, 206 (1-2000), pp� 73-95� 10 Voir par exemple Les Aventures de Télémaque, dans O.C., II, pp� 74, 129, 161� 11 « Dialogues sur l’éloquence, I », ibid., I, p� 20� 12 « Sermon pour la fête de l’Épiphanie », ibid., I, p� 841� 13 Ibid., II, p� 986� 154 Letizia Norci Cagiano Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0024 des classes sociales, par exemple, reste intouchable, ainsi que certaines conquêtes de la civilisation, mais nous y reviendrons), alors que d’autres demeurent trop flous� Je pense par exemple à la question du commerce, très débattue à l’époque, non seulement par les économistes (songeons aux positions antagonistes de Mandeville et de Boisguibert), mais aussi dans les milieux fréquentés par Fénelon, notamment le Petit Concile, et par Fénelon lui-même- : jusqu’où faut-il encourager la pratique du commerce et donc l’enrichissement qui en découle ? Il serait trop long d’aborder ici ce sujet sur lequel Fénelon revient à plusieurs reprises, et auquel il consacre quelques pages des Tables de Chaulnes 14 . En général, sa position paraît assez modérée et favorable à un commerce libre et honnête, qui n’ait pas pour fin l’accumulation de l’argent, mais l’abondance du nécessaire� Les Hollandais, sobres et travailleurs, sont présentés comme des exemples de cette pratique� Dans une perspective économique plus large, Fénelon se rapproche aussi de Boiguibert, lequel dénonce vigoureusement la perversion d’un système économique et social basé sur un faux culte de l’argent, ennemi de la nature bienfaisante et du bonheur des États et des hommes 15 � Montesquieu, de son côté, condamne la pratique et les effets des spéculations, ainsi que le culte de l’argent, tout en encourageant l’exercice du commerce et les manufactures 16 � Dans De l’Esprit des lois, il fait l’éloge d’un juste esprit de commerce qui « entraîne avec soi celui de frugalité, d’économie, de modération, de travail, de sagesse, de tranquillité, d’ordre et de règle […]� Le mal arrive, lorsque l’excès des richesses détruit cet esprit de commerce-; on voit tout à coup naître les désordres de l’inégalité qui ne s’était pas encore fait sentir 17 »� Fénelon montre en général qu’il recherche un équilibre fondé sur un compromis entre une cohérence morale compatible avec les principes chrétiens, et un acquis de civilisation et de bien-être auquel il paraît difficile, voire impossible, de renoncer� 14 Mémoires politiques. X. Plans de Gouvernement, « Commerce », ibid., II, pp� 1104- 1105� 15 Voir Boisguibert, Pierre de� « Dissertation de la nature des richesses, de l’argent et des tributs […] », dans Pierre de Boiguibert ou la Naissance de l’économie politique, Paris, Institut National d’Études Démographiques, 1966, 2 vol�, vol� II, pp�-973-1012-; en particulier les pp� 999-1000� 16 La question, traitée dans les Lettres persanes, dans le Spicilège, dans les Considérations sur les richesses de l’Espagne, dans De l’Esprit des lois, etc�, est très bien résumée par Jean Ehrard, L’Idée de nature en France dans la première moitié du XVIII e siècle, Paris, Albin Michel, 1994, pp� 589-591. 17 De l’Esprit des lois, V� 6, dans O. C., II, p� 280� 155 Fénelon, Montesquieu et l’abondance frugale Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0024 Dans cette perspective, il n’est pas aisé de déterminer le degré de frugalité auquel aspire réellement Fénelon� On retrouve la même incertitude chez Montesquieu, dans son Apologue des Troglodytes si fortement inspiré par Télémaque, aussi bien du point de vue des contenus que pour ses tons bucoliques 18 � Mais si l’exemple de Salente propose une utopie achevée, se présentant comme la conclusion d’un parcours difficile vers la sobriété (une sobriété pourtant relativement modérée), l’apologue de Montesquieu prend en considération non seulement la conquête, d’ailleurs assez facile, mais aussi l’abandon d’un état idéal d’abondance frugale� Les Lettres persanes XI-XIV sont consacrées à la description de l’ascension des Troglodytes vers cet état heureux où « la nature ne fournissait pas moins à leurs désirs qu’à leurs besoins »� Leurs désirs correspondaient en effet à leurs nécessités, car « dans ce pays heureux, la cupidité était étrangère 19 »� Mais le bonheur des Troglodytes, qui ne reposait que sur le libre exercice de la vertu, commença à leur peser et ils « crurent qu’il était à propos de se choisir un roi 20 »� Cette décision, qui comporte une perte relative de la liberté avec l’institution des lois et du progrès dans la société des Troglodytes, fut-elle prudente, ou aurait-il mieux valu l’éviter ? En effet la décision des Troglodytes comporte une série de problèmes que nous examinerons plus loin� Nous remarquerons pour l’instant que les représentations utopiques de Fénelon et de Montesquieu se veulent des points de départ pour une réforme de la société-; il ne s’agit pas d’exemples abstraits, mais pas non plus de modèles à imiter sans tenir compte des difficultés et des compromis innombrables que comporte une telle application-: il s’agit de ce que Serge Latouche appelle des « fictions performatives » ou des « utopies concrètes », qui inspirent son projet de construction d’une société d’abondance frugale pour sortir des apories de la société de consommation 21 � À propos d’applications de modèles de société idéale dans une réalité concrète, on trouve à l’époque une tentative intéressante qui est prise en 18 Pour un examen rapide des sources de l’Apologue des Troglodytes voir Montesquieu, Lettres persanes, Paris, Librairie Générale Française, « Le Livre de Poche - Bibliothèque classique », 2005, édition de Paul Vernière mise à jour par Catherine Volpilhac-Auger, les notes aux lettres XI-XIV� 19 Lettres persanes, XII, dans O. C., I, p� 90� Ce stade de l’évolution des Troglodytes rappelle la Bétique de Fénelon� 20 Ibid., lettre XIV, p� 93� 21 Latouche, Serge� Op. cit�, p� 7� 156 Letizia Norci Cagiano Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0024 considération par Fénelon et par Montesquieu-: il s’agit des « républiques » des jésuites au Paraguay 22 � Fénelon considère positivement les exploits missionnaires de la Compagnie de Jésus (je pense, par exemple, à son Sermon pour la fête de l’Épiphanie sur la vocation des gentils, où l’orateur examine la possibilité de redonner son lustre au christianisme grâce à la conversion des peuples barbares et exotiques - idée que l’on trouve aussi, entre autres, chez Fleury et chez saint Vincent de Paul -, et où il fait l’éloge des jésuites 23 ), tandis que Montesquieu consacre une partie du deuxième volume des Geografica à la lecture des Lettres édifiantes des missionnaires jésuites, en réfléchissant longuement, lorsqu’il est question des reducciones du Paraguay, aux possibilités de concrétiser un modèle de société fondée non pas sur l’égoïsme et les richesses, mais sur des principes de justice 24 � Ces « républiques » sobres et bien réglées, qui ont fait l’objet de l’intérêt et de la curiosité, plus ou moins critiques, des philosophes de l’époque 25 , ont certainement des traits en commun avec les modèles de sobriété proposés par Fénelon et par Montesquieu, à une réserve près- : contrairement aux bons Troglodytes et aux habitants de la Crète ou de Salente, les Indiens du Paraguay ne formaient pas de sociétés libres en régime d’autogestion� Les jésuites veillaient à maintenir ces communautés isolées et dans un état d’innocence fondé sur leur complète ignorance du monde extérieur� Eux-mêmes s’occupaient de vendre le surplus des produits de la terre et des contacts avec les Espagnols� En posant des bornes aux connaissances, ils arrivaient à limiter les exigences de leurs néophytes et donc à réaliser un parfait équilibre entre les désirs et la possibilité de les satisfaire� 22 Sur ce sujet je renvoie à mes articles « Élèves en France et néophytes au Paraguay� L’éducation des jésuites à travers les “Lettres édifiantes” envoyées d’Amérique du sud (1700-1740) », dans Les Amériques des écrivains français, Paris, Publications de l’ADIREL, 2011, pp� 117-128 et « Trogloditi e Guaranì� Dall’apologo di Montesquieu agli esperimenti dei gesuiti in Paraguay », dans Par les siècles et par les genres. Mélanges en l’honneur de Giorgetto Giorgi, éd� Élisabeh Schulze-Busacker et Vittorio Fortunati, Paris, Classiques Garnier, 2014, pp� 511-524� 23 Cf. Fénelon, O. C., I, p� 831� 24 Ses remarques sur le VIII e recueil des Lettres édifiantes fournissent un tableau assez significatif des sociétés singulières fondées par les jésuites au Paraguay-; voir Œuvres complètes de Montesquieu, vol� XVI, Extraits et notes de lectures I Geographica, éd� Catherine Volpilhac-Auger, Oxford, Voltaire Foundation et Naples, Istituto Italiano per gli Studi Filosofici, 2007, pp� 365-366� La question des reducciones du Paraguay est reprise plusieurs fois dans Geographica et dans De l’Esprit des lois� 25 Sur ce sujet voir Paschoud, Adrien� Le Monde amérindien au miroir des Lettres édifiantes et curieuses, Oxford, Voltaire Foundation, 2008, en particulier le chap� 6, « Les philosophes et les missions jésuites dans les Amériques »� 157 Fénelon, Montesquieu et l’abondance frugale Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0024 On peut se demander si les Indiens, une fois initiés à une pratique de la vertu imposée de l’extérieur, n’auraient pas commencé à s’approprier cette vertu et à la transmettre délibérément à leurs enfants comme un don spontané� La question reste entière, car les expériences des jésuites furent interrompues brusquement-: en 1767, la Compagnie fut expulsée des Amériques et les reducciones abandonnées et détruites� L’apologue des Troglodytes s’interrompt tout aussi abruptement, juste au moment où l’équilibre entre désirs et satisfaction semble atteint et où le bonheur est à son comble� Nous avons donc pris en considération deux modèles littéraires (proposés respectivement dans Télémaque et dans l’Apologue des Troglodytes) et une expérience concrète (les reducciones des jésuites), tous caractérisés par des choix de sobriété, voire de frugalité-: des choix nécessaires ou volontaires, qui n’empêchent pas, mais favorisent au contraire une vie heureuse et paisible� Il s’agit d’ailleurs d’une attitude commune au Xviii e siècle où l’on pense qu’il n’est pas de bonheur concevable qui néglige ou déforme les besoins de la « simple nature »- ; des besoins qu’il est par ailleurs très difficile de déterminer, tout comme il est difficile, dans certains contextes, d’établir des distinctions nettes entre frugalité, sobriété, simplicité, conformité à la nature et esprit de l’Évangile� Les trois exemples que nous avons pris en considération proposent des systèmes dont l’équilibre se base sur un niveau des désirs extrêmement modéré� Si, suivant les principes de l’économie classique, le point d’équilibre correspond au point de rencontre d’une courbe de la demande avec une courbe de l’offre, il faut reconnaître que dans les utopies de Fénelon et de Montesquieu, comme dans la politique des jésuites au Paraguay, la demande est très raisonnable- : bornée à des exigences simples et naturelles, selon des principes inspirés à la fois par l’Évangile et par la réflexion sur l’état de nature� Cependant, cet équilibre n’est pas durable, car il est très difficile de résister aux sirènes du progrès� Dans l’apologue des Lettres persanes, le récit s’arrête au moment où les Troglodytes sont confrontés à des choix qui vont compromettre une situation apparemment parfaite� Montesquieu avait pourtant développé l’histoire des Troglodytes dans une suite restée longtemps manuscrite 26 où il pose le dilemme de la difficile coexistence de la vertu et de la richesse� 26 De nombreux fragments relatifs aux Lettres persanes se trouvent dans les Pensées, qui ne furent publiées partiellement qu’en 1899-; ils ont été repris dans quelques éditions récentes des Lettres persanes, dont naturellement celle des Œuvres complètes de Montesquieu publiée par la Voltaire Foundation (Oxford) et par l’Istituto italiano per gli Studi Filosofici (Naples)� 158 Letizia Norci Cagiano Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0024 Si vous élevez dans les emplois ou que vous approchiez de votre confiance un homme par cela seul qu’il est riche - proclame le roi des Troglodytes - comptez que ce sera un coup mortel que vous apporterez à sa vertu, et que vous ferez insensiblement autant de malhonnêtes gens qu’il y aura d’hommes qui auront remarqué cette cruelle distinction� […] Vous connaissez, seigneur, la base sur quoi est fondée la vertu de votre peuple : c’est sur l’éducation� Changez cette éducation, et celui qui n’était pas assez hardi pour être criminel rougira bientôt d’être vertueux� 27 La dernière partie de la réponse concerne plus directement la matière qui nous intéresse ici : la modération des exigences et le juste équilibre dans l’administration des richesses� Nous avons deux choses à faire-: c’est de flétrir également l’avarice et la prodigalité� Il faut que chacun soit comptable à l’État de l’administration de ses biens, et que le lâche qui s’abaissera jusqu’à dérober une honnête subsistance ne soit pas jugé moins sévèrement que celui qui dissipera le patrimoine de ses enfants� Il faut que chaque citoyen soit équitable dispensateur de son propre bien, comme il le serait de celui d’un autre� 28 Fénelon condamne à plusieurs reprises les excès de prodigalité ou d’avarice-: dans De l’éducation des filles (« un esprit raisonnable ne doit chercher, dans une vie frugale et laborieuse, qu’à éviter la honte et l’injustice attachées à une conduite prodigue et ruineuse 29 »)-; dans les Œuvres spirituelles (« On est avide de son bien, et avide de celui d’autrui 30 »-; « Quelle pauvreté effective dans une abondance apparente ! 31 »)-; dans la Lettre à l’Académie (« Ceux qui cultivent leur raison, et qui aiment la vertu, peuvent-ils comparer le luxe vain et ruineux, qui est en notre temps la peste des mœurs, et l’opprobre de la nation, avec l’heureuse et élégante simplicité, que les Anciens nous mettent devant les yeux ? 32 »)-; etc�, sans parler du Télémaque� En revanche, dans le Dialogue de Socrate et Alcibiade, Socrate déplore les excès de frugalité de Lycurgue 33 � 27 Montesquieu� Lettres persanes, éd� cit� (Poche, 2005), p� 536� 28 Ibid. 29 Fénelon, O. C., I, p� 156� 30 « Sermon pour la fête de l’Épiphanie », ibid., I, p� 841� 31 « Discours sur les principaux devoirs et les avantages de la vie religieuse », ibid., I, p� 895� 32 Ibid., II, p� 1193� 33 « Lycurgue est donc louable d’avoir banni de sa république tous les arts qui ne servent qu’au faste et à la volupté, mais il est inexcusable d’en avoir ôté l’agriculture et les autres arts nécessaires pour une vie simple et frugale� » (« Dialogues des morts� Socrate et Alcibiade », ibid., I, pp� 330-331)� 159 Fénelon, Montesquieu et l’abondance frugale Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0024 Fénelon condamne également l’avarice prodigue, cette avarice qui se cache derrière des apparences de faste et s’en dédommage en pillant les plus pauvres 34 � De son côté, Montesquieu associe explicitement la frugalité à la vertu : dans les républiques où la vertu cesse « [c]’est la frugalité qui y est l’avarice, et non pas le désir d’avoir 35 »� Reste à savoir quelle est exactement la mesure de la frugalité, c’est-à-dire la situation où le nécessaire devient superflu et vice-versa� Le point d’équilibre peut changer selon les époques, les occasions, les formes de gouvernement, les conditions générales d’un État, d’un ensemble d’États ou de la planète� C’est donc ici qu’entrent en jeu deux facteurs d’une importance fondamentale : le discernement et le courage� Le discernement pour comprendre quel est le juste degré de frugalité dans un certain contexte, le courage afin de régresser (ou d’avancer vertueusement) pour l’atteindre 36 � Avancer est certainement plus facile� Les Troglodytes, de concert, semblent ne pas pouvoir renoncer à un progrès lié au commerce et donc aux richesses, tout en étant bien conscients des risques que cette démarche peut comporter� Leur roi se montre préoccupé-: Si vous ne cherchez à vous distinguer que par des richesses, qui ne sont rien en elles-mêmes, il faudra bien que je me distingue par les mêmes moyens, et que je ne reste pas dans une pauvreté que vous méprisez� Il faudra donc que je vous accable d’impôts, et que vous employiez une grande partie de votre subsistance à soutenir la pompe et l’éclat qui serviront à me rendre respectable� 37 C’est la leçon du Télémaque et de l’Examen de conscience, écrit probablement une dizaine d’années avant les Lettres persanes, mais publié beaucoup plus tard-: N’avez-vous point mis sur le peuple de nouvelles charges pour soutenir vos dépenses superflues, le luxe de vos tables, de vos équipages et de vos meubles, l’embellissement de vos jardins et de vos maisons, les grâces excessives que vous avez prodiguées à vos favoris ? 38 34 Voir « Dialogues des morts� Lucullus et Crassus », ibid., p� 400� 35 Montesquieu� De l’Esprit des lois, III� 3, dans O. C., II, p� 252� 36 « On ne met pas seulement ici [en Crète] le courage à mépriser la mort et les dangers de la guerre, mais encore à fouler aux pieds les trop grandes richesses et les plaisirs honteux » (Télémaque, dans O. C., II, p� 58)� 37 Montesquieu� Lettres persanes, éd� cit� (Poche, 2005), p� 536� 38 « Examen de conscience sur les devoirs de la royauté », dans O. C., II, p� 985� Sur les dates de rédaction et de publication de cet écrit, voir ibid., la notice aux pp� 1664- 160 Letizia Norci Cagiano Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0024 Selon Montesquieu, les risques d’un gouvernement fondé sur le pouvoir de l’argent ne pourront être évités qu’à travers l’exercice de la vertu, ainsi que le proclame le roi des Troglodytes 39 � Ici entre en jeu la question, chère à Fénelon et à Montesquieu, d’un progrès déterminé par des choix vertueux et par des lois justes� Tout l’Esprit des lois est consacré à cette matière� Selon Montesquieu, les hommes vertueux seraient portés à choisir librement une vie frugale-; mais là où il n’y a pas de vertu 40 , il faudra des lois pour contenir la tendance des peuples vers un bien-être excessif� Dans le chapitre III de l’Esprit des lois, Montesquieu examine les difficultés qu’auront les gouvernants à obéir aux lois qu’ils imposeront à leurs sujets, et donc la tendance, de la part de ces derniers, à suivre leur mauvais exemple� Mais là où il y aura de bons exemples, on pourra vivre heureux dans un régime de frugalité- : « L’amour de l’égalité et celui de la frugalité sont extrêmement excités par l’égalité et la frugalité même, quand on vit dans une société où les lois ont établi l’une et l’autre 41 » ; « [la frugalité] pour l’aimer il faut en jouir […] ce ne seront pas […] ceux qui envient ou qui admirent le luxe des autres qui aimeront la frugalité 42 »-; « Comme l’égalité des fortunes entretient la frugalité, la frugalité maintient l’égalité des fortunes� 43 » Fénelon est bien conscient de la difficulté d’établir un régime de vie simple et équitable dans un temps où « la misère et le luxe augmentent comme de concert » et où « la simplicité, la modestie, la frugalité, la probité exacte de nos pères, leur ingénuité, leur pudeur, passent pour des vertus rigides et austères d’un temps trop grossier 44 »� À côté des modèles de vie présentés dans ses œuvres de fiction, Fénelon ne cesse, dans ses œuvres politiques et spirituelles, d’attaquer la corruption et la décadence morale de la France et d’exhorter les grands et le peuple chrétien à un retour aux principes de l’Évangile� Bien évidemment, ni Fénelon ni ses contemporains ne proposent à leurs concitoyens la simplicité barbare des premiers hommes, mais ils défendent 1666� L’Examen présente de nombreux points communs avec la Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte de Bossuet, destinée au Grand Dauphin� 39 Voir Montesquieu� Lettres persanes, éd� cit� (Poche, 2005), pp� 536-537� 40 « Dans une démocratie où il n’y a plus de vertu, c’est la frugalité, et non le désir d’avoir, qui passe pour avarice »-; « Lorsque cette vertu cesse, l’ambition entre dans les cœurs qui peuvent la recevoir, et l’avarice entre dans tous » (De l’Esprit des lois, III, 3, dans O. C., II, p� 252)� 41 Montesquieu� De l’Esprit des lois, V� 4, dans O. C�, II, p� 252� 42 Ibid., p� 276� 43 Ibid., V� 6, p� 279� 44 « Sermon pour la fête de l’Épiphanie », dans Fénelon, O. C�, I, p� 841� 161 Fénelon, Montesquieu et l’abondance frugale Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0024 un idéal équilibré où l’essentiel n’est pas étouffé par l’accessoire� Ce qui pose de nouveau le problème d’une définition de l’essentiel 45 � Jean Ehrard, à propos de Fénelon, parle d’une frugalité « honnête », adaptée à la condition de chacun, et de degrés dans la simplicité, qui sont les signes extérieurs de la hiérarchie sociale 46 � Régresser d’un état de bien-être excessif ou injuste vers une condition de frugalité équitable est en effet particulièrement ardu� Et c’est un des problèmes sensibles de nos sociétés plus développées-: qu’est-ce que le nécessaire ? Si nous parlons du nécessaire physique qu’il est scandaleux de ne pas fournir à tous avant de satisfaire aux besoins moins immédiats, il faut bien constater qu’il s’agit d’un concept variable dans le temps et dans l’espace ; le « reddito di cittadinanza » dont parle Beppe Grillo en Italie, ou le minimum social garanti dont on parle en Europe (une question que Montesquieu avait d’ailleurs déjà envisagée 47 ), sont bien différents de ce que représente l’essentiel pour certaines populations de l’Afrique� Ou encore, il faut considérer qu’aujourd’hui il ne suffit plus de renoncer à des biens qui sont l’apanage d’une élite, mais à des biens d’usage commun dans les pays riches du monde, lesquels deviennent, eux-mêmes, une élite dans une dimension globale- ; il faut aussi comprendre où un bien indispensable pour certains et dans certaines occasions peut devenir superflu dans d’autres (par exemple, dans quelles situations un portable peut-il être considéré comme superflu ? )� Les sacrifices que demandent les partisans de la décroissance (ou objecteurs de croissance)- : renoncer au nucléaire, réduire les transports, etc�, sont bien différents des renoncements qu’envisageaient Fénelon ou Montesquieu� La civilisation ayant progressé de façon exponentielle, malgré les recommandations de nos aïeux d’il y a trois siècles, les privations nécessaires sont peut-être aujourd’hui plus graves et, d’autre part, l’enjeu apparaît plus urgent et incontournable, car il s’agit non seulement d’une question d’équité sociale (ce qui est déjà énorme), mais de la sauvegarde de la planète� Ni Fénelon ni Montesquieu n’expriment la préoccupation, si forte aujourd’hui, que les ressources de la terre puissent s’épuiser, ou que ses habi- 45 Voir Ehrard, Jean� Op. cit. p� 579� 46 Ibid., p� 582� 47 « Quelques aumônes que l’on fait à un homme nu dans les rues, ne remplissent point les obligations de l’État, qui doit à tous les citoyens une subsistance assurée, la nourriture, un vêtement convenable, et un genre de vie qui ne soit pas contraire à la santé� » (De l’Esprit des lois, XXIII, 29, dans O.C., II, p� 712)� Montesquieu ne prend pas en compte la question de l’instruction (considérée, aujourd’hui, comme un besoin fondamental)-; chez lui, d’ailleurs, les devoirs de l’État sont très nuancés et varient selon les circonstances� 162 Letizia Norci Cagiano Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0024 tants soient trop nombreux- : ils envisagent cependant le problème d’une distribution disproportionnée des richesses et des habitants 48 � Fénelon voit clairement les dangers de l’urbanisme, dans un contexte où il évoque toutefois des ressources naturelles inépuisables et où il encourage l’immigration-: Une grande ville fort peuplée d’artisans occupés à amollir les mœurs par les délices de la vie, quand elle est entourée d’un royaume pauvre et mal cultivé, ressemble à un monstre dont la tête est d’une grosseur énorme et dont tout le corps exténué et privé de nourriture n’a aucune proportion avec cette tête� 49 Nous avons transporté de la ville dans la campagne les hommes qui manquaient à la campagne et qui étaient superflus dans la ville� De plus nous avons attiré dans ce pays beaucoup de peuples étrangers� Plus ces peuples se multiplient, plus ils multiplient les fruits de la terre par leur travail-; cette multiplication si douce et si paisible augmente plus un royaume qu’une conquête� 50 Ce passage donne la mesure du chemin que nous avons accompli, depuis trois siècles, en fait d’épuisement des ressources de la nature et de migrations de populations-; les mouvements écologistes et les études démographiques ne cessent de nous donner de bons conseils, qui ne sont pas si éloignés des suggestions de Fénelon ou de Montesquieu� Cependant, l’histoire nous enseigne aussi que les hommes n’essaient de se raviser qu’au moment du danger-: par force, plutôt que par amour� Aujourd’hui plus que jamais, nous sommes en danger à cause de nos abus contre l’équité et la sobriété- ; il reste à espérer que nos réactions puissent être inspirées par la liberté et la conscience� 48 Voir par exemple les lettres sur la dépopulation de Montesquieu (Lettres persanes, CXII-CXXII) et la Lettre à Louis XIV de Fénelon, dans O. C�, I, p� 547 et note 2, pp� 1412-1413� 49 Les Aventures de Télémaque, XVII e livre, dans O. C., II, p� 289� Fleury aussi prend en considération le contraste entre ville et campagne (voir par exemple Mœurs des Israélites, chap� VI, IX, XIII)� 50 Les Aventures de Télémaque, ibid., pp� 289-290� Voir aussi Bossuet-: « On doit conclure des passages que nous avons rapportés que les véritables richesses sont celles que nous avons appelées naturelles, à cause qu’elles fournissent à la nature ses vrais besoins� La fécondité de la terre et celle des animaux est une source inépuisable de vrais biens-; l’or et l’argent ne sont venus qu’après, pour faciliter les échanges […] »� (Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte, livre X, art� I, proposition X)�