eJournals Oeuvres et Critiques 43/2

Oeuvres et Critiques
oec
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.2357/OeC-2018-0025
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Le chanoine Phélipeaux devant l’Explication des Maximes des saints

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Jacques Le Brun
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Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0025 Le chanoine Phélipeaux devant l’Explication des Maximes des saints Jacques Le Brun EPHE Nous nous représentons la querelle du pur amour à la fin du XVII e siècle comme l’opposition entre deux éminentes personnalités intellectuelles, deux théologiens, deux grands écrivains, deux prélats engagés de façon à la fois analogue et différente dans la société de leur temps, en un mot un débat entre Bossuet et Fénelon� Si cette vue peut avoir un fond de vérité elle me paraît doublement inexacte� D’abord parce que d’autres acteurs importants y jouèrent un rôle essentiel, à Rome les théologiens des différents ordres religieux, en France Louis-Antoine de Noailles, Paul Godet des Marais, M� Tronson, le Père Malebranche, pour ne citer que quelques noms� Il y a une autre raison à l’inexactitude de notre première représentation� Nous nous représentons les acteurs principaux, Bossuet, Fénelon, Noailles, etc�, comme isolés dans leur tâche de réflexion, de jugement, de polémique� Or un évêque au XVII e siècle n’était pas seul, autour de lui il y avait ce qu’on appelait une « maison », non seulement membres de sa famille, serviteurs, collaborateurs chargés de tâches matérielles ou administratives, mais aussi des théologiens, des ecclésiastiques que consultait l’évêque, qui participaient à une tâche commune-; un Noailles était entouré de plusieurs théologiens dont l’abbé Boileau est un des plus connus, auprès de Fénelon un François de Langeron, un Pantaléon de Beaumont n’étaient pas seulement des hommes de confiance et d’amitié, autour de Bossuet plusieurs personnages qui, sans être de grands esprits, étaient des hommes actifs qui rendaient à l’évêque des services même dans son travail de réflexion théologique� Si l’abbé François Ledieu est à peu près connu, même si de nombreux documents le concernant restent inexploités, nous voudrions aujourd’hui, sur un point précis, contribuer à faire connaître comme lecteur de Fénelon le rôle et la pensée du chanoine Jean Phélipeaux (1653-1708), docteur de Sorbonne, vicaire général de Bossuet, trésorier du diocèse de Meaux, lors de la querelle du pur amour� Nous nous limiterons à cet aspect, sans vouloir même esquisser à 164 Jacques Le Brun Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0025 son propos la monographie que les nombreux documents publiés ou inédits permettraient de réaliser 1 � Phélipeaux rédigea après son retour de Rome, où il avait accompagné l’abbé Bossuet lors de la campagne contre Fénelon, une Relation de l’origine, du progrès et de la condamnation du quiétisme répandu en France, achevée en 1701 et publiée, selon son désir, longtemps après sa mort en 1732� À l’occasion de la lecture par Bossuet du manuscrit de cette Relation, Ledieu donne des renseignements sur le futur chanoine, qu’il connaissait depuis 1674, et qui était entré en 1686 dans la « maison » de M� de Meaux 2 � Phélipeaux avait accompagné à Rome l’abbé Bossuet et les documents sur le séjour des deux envoyés de Bossuet, bien différents de caractère et de goûts, permettent de comprendre que l’harmonie entre eux ne fut pas parfaite-; en particulier le chanoine avait été témoin de la conduite peu édifiante du neveu de M� de Meaux, aussi la faveur de Phélipeaux auprès de l’évêque céda la place à une demi-disgrâce 3 � Dès la mort de l’évêque en avril 1704, Phélipeaux refusera ainsi tout emploi de la part de l’abbé Bossuet 4 � Avec Ledieu aussi les relations se tendirent si bien que les jugements de l’ancien secrétaire de Bossuet devinrent dans son Journal de moins en moins favorables à l’ancien vicaire général, et en juillet 1708 la mort de ce dernier suscitera des lignes assez aigres-: Il ne s’était point fait beaucoup d’amis parce qu’il ne voulait cultiver personne, et qu’il aimait fort, au contraire, qu’on lui fît la cour, se laissant amuser par des flatteurs et n’ayant point de vrais amis� Tout le monde dit qu’il est mort de chagrin� C’était son tempérament� Je l’ai vu pendant toute sa vie plaintif et mécontent de sa mauvaise fortune-; il se croyait un grand mérite […]� 5 1 Outre le Journal de Ledieu, publié d’abord par l’abbé Guettée puis partiellement par Charles Urbain et Eugène Levesque (Les dernières années de Bossuet, Bruges-Paris, Desclée de Brouwer, 1928, 2 vol�), sans compter les nombreux documents restés inédits, à Melun, à Paris et ailleurs, voir les manuscrits de la B�N�, fr� 11431, f°7-8, fr� 22945-22948, fr� 24991, f°43-46, etc�, et de nombreuses références dans la Correspondance de Bossuet, éd� Urbain et Levesque, et dans celle de Fénelon, éd� J� Orcibal etc� L’article qui lui est consacré dans le Dictionnaire de Moreri est particulièrement favorable à Phélipeaux� 2 Ledieu, François� Les dernières années de Bossuet, op. cit., t� I, pp� 229-230, au 25 septembre 1701� 3 Sur le séjour romain, on se reportera à la Correspondance de Bossuet et aux lettres que nous avons publiées dans la Revue d’histoire ecclésiastique, vol� LXVIII (1973), n°-1, pp� 67-101, et n°-2, pp� 405-428� Sur la disgrâce, voir F� Ledieu, Les dernières années de Bossuet, op. cit., t� II, pp� 358-359� Phélipeaux avoua qu’il ne serait pas d’humeur à faire un second voyage, Revue Bossuet, 1904, p� 224� 4 Ledieu, François� Les dernières années de Bossuet, op. cit., t� II, p� 250 et suiv� 5 Ledieu, François� Mémoires et journal, publiés … par M� l’abbé Guettée, t� IV, Paris, 1857, p� 184, au 4 juillet 1708� 165 Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0025 Le chanoine Phélipeaux devant l’Explication des Maximes des saints Ledieu, il est vrai, reconnaissait qu’il « était homme de bien 6 »� La postérité ne sera pas plus indulgente- : rendant compte de l’Apologie pour Fénelon de Bremond, Pierre-Maurice Masson parlera des « Phélipeaux et autres gens épais, qui prennent leurs impuissances et leurs inintelligences pour les frontières de la morale et du goût 7 » ! Quoi qu’il en soit des intrigues et jugements dans le microcosme épiscopal de Meaux, Phélipeaux nous intéresse par son rôle dans la querelle du pur amour, par sa Relation partiale et injuste que tous les historiens de la querelle ont étudiée et critiquée 8 , mais aussi aujourd’hui par un document que je me propose de présenter rapidement et qui est un témoignage de la façon dont le livre de Fénelon fut lu par ses adversaires en 1697� * Ce document est un exemplaire de l’édition originale de l’Explication des maximes des saints de Fénelon 9 , annoté par Phélipeaux et portant l’ex-libris manuscrit de ce dernier sur une des pages de garde- : « J� Phelipeaux thes� Meld� »� Cet exemplaire, acquis en 2010 auprès d’un libraire parisien, est à proprement parler un exemplaire de travail de celui qui l’a annoté, un moyen de retrouver expressions, citations, références, le support et la trace de successives lectures� Il comporte en effet, outre nombre d’annotations au crayon et à l’encre, de très nombreux soulignements, des traces d’une réaction, parfois très vive, au moment même de la lecture et lors de lectures successives� Il présente aussi des aide-mémoire, listes des propositions condamnées, renvois internes, etc� À première vue, le nombre même des soulignements et des annotations décourage l’interprétation-: trop de marques de lecture rend difficile de dégager les présupposés et les conclusions de ces lectures, les successives interprétations du lecteur� De ce point de vue, la lecture par Bossuet du manuscrit des Justifications de Mme Guyon et les annotations dont il l’avait chargé, que nous avons jadis étudiées, s’étaient révélées moins difficiles à interpréter, encore que fussent nombreux les soulignements et les annotations portés par 6 Ibid., p� 183� 7 Masson, Pierre-Maurice� Œuvres et maîtres, Paris, Perrin, 1923, p� 191� 8 [Mme Guyon], Lettres chrétiennes et spirituelles, Londres, 1768, t� V, pp� CXVI- CXVIII-; Bremond, Henri� Apologie pour Fénelon, Paris, Perrin, 1910, passim-; Cherel, Albert� Fénelon au XVIII e siècle en France, Paris, Hachette, 1917 [Reprint, Genève, Slatkine, 1970], p� 180 et suiv�, et passim� 9 Paris, Aubouin, Emery, Clousier, 1697� Document présenté à l’exposition de Strasbourg, Fénelon et son double, Catalogue réalisé sous la direction de François-Xavier Cuche et Julien Gueslin, Strasbourg, Bibliothèque nationale et universitaire, 2015, p� 69� Ce livre, une fois étudié, sera remis à une grande bibliothèque publique� 166 Jacques Le Brun Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0025 Bossuet sur ce manuscrit conservé à la B�N� 10 � Néanmoins on peut assez vite faire sur notre exemplaire de l’Explication des Maximes des saints quelques observations qui conduisent à des interprétations� Les annotations portées par Phélipeaux sont le résultat de plusieurs lectures� Ainsi il est évident que c’est après mars 1699 que furent notés sur la page blanche précédant la page de titre les numéros des 23 propositions condamnées dans le bref Cum alias avec l’indication des pages où figurent respectivement ces propositions, et avec le titre « propositions cond ées à Rome par le bref du pape »- ; et de fait aux pages indiquées figure en marge à l’encre le numéro de la proposition condamnée� Une rapide observation permet aussi de remarquer que les annotations au crayon sont antérieures à celles qui sont rédigées à l’encre, car ces dernières recopient souvent, mot pour mot, les premières- ; quelques modifications dans cette copie permettent aussi de relever de minces divergences dans ces deux étapes (crayon ou plume à la main) de la lecture� Restons encore à la surface de ce livre� Nous constatons qu’un grand nombre d’annotations marginales constituent des renvois à d’autres parties du livre� Ce mode de lecture suppose une lecture en plusieurs étapes- : ce n’est qu’après coup que la nouvelle référence vient éclairer, confirmer ou contredire la précédente� Un exemple parmi cent autres- : page 33, dans l’article III Vrai, Phélipeaux souligne la proposition selon laquelle il faut « révérer ces motifs [les motifs de l’intérêt propre] qui sont répandus dans tous les livres de l’Écriture Sainte, dans tous les monuments les plus précieux de la tradition, enfin dans toutes les prières de l’Église »-; le chanoine souligne ainsi ce qu’il peut interpréter, sans doute à tort, comme une concession de Fénelon aux motifs intéressés de l’amour� Il inscrit en marge « p� 167 », ce qui nous renvoie à l’article XXI Vrai, qui distingue méditation et contemplation, et, en cette page 167, le lecteur souligne que « l’âme qui n’aime plus Dieu que pour lui seul n’a plus besoin de chercher ni de rassembler des motifs intéressés sur chaque vertu pour son propre intérêt »� Il met en marge, en cette page 167-: « propre Int� Objectif », comme il avait mis en marge et souligné plus haut le mot « motif » (p� 166, 167) ou les mots « motifs intéressés » (p� 165), montrant par là qu’il a remarqué, même pour le critiquer, un des points essentiels du livre et de la pensée de Fénelon, ainsi que ce qui orientera à la fois sa lecture et son implicite réfutation� Mais avant de tenter d’interpréter la lecture faite par Phélipeaux, attachons-nous à ses aspects matériels� La lecture et la réfutation qu’élabore Phélipeaux reposent en effet d’abord sur des critiques matérielles� Ainsi le lecteur complète, précise, ou conteste telle référence de Fénelon- : quand 10 B�N�, ms� Fr� 25092-25094� Voir notre Spiritualité de Bossuet, Paris, Klincksieck, 1972, pp� 522-538� 167 Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0025 ce dernier, à l’article I Faux, écrit que le concile de Trente « déclare que l’amour mélangé, où le motif de la gloire de Dieu domine, n’est point un péché » (p� 21), Phélipeaux souligne et ajoute en marge- : « Il déclare qu’il se trouve dans David », et de fait le chapitre 11 de la session VI du concile citait le Psaume CXVIII, 112, « Inclinavi cor meum ad faciendas justificationes tuas propter retributionem » 11 , dont Fénelon à l’article I Vrai ne donnait que la référence (p� 19) sans donner explicitement la citation du Psaume CXVIII qui, aux yeux de Phélipeaux, conférait un poids quasi-canonique au motif de la récompense� Un point où se manifeste clairement la critique de Phélipeaux concerne les citations de saint François de Sales� Nous savons aujourd’hui que cette querelle soulevée par les bossuétistes peut être facilement écartée par le fait que les uns et les autres avaient des Entretiens du saint des éditions différentes dont le texte n’était pas semblable, d’où l’accusation faite à Fénelon de citer de faux textes de saint François de Sales� Le reproche est insistant sous la plume de Phélipeaux, mais il ne concerne pas seulement les Entretiens du saint- ; page 5, dans une citation du Traité de l’amour de Dieu, II, 17, le chanoine souligne le mot « imparfait » dans la phrase qui dit qu’ « en l’espérance l’amour est imparfait », et il met en marge-: « tronqué », relevant que Fénelon remplace par trois points (…) une phrase du saint qui, sans contredire l’affirmation de l’auteur, notait en une phrase concessive qu’ « il n’y a point de plus excellent motif que celui qui provient de la considération du souverain bien 12 »� Toujours dans la même Exposition des divers amours, à la page 12, Phélipeaux écrit « Faux » en marge d’un passage de François de Sales cité par Fénelon, sans indication de référence, passage où il est dit que la pureté de l’amour serait prête à « préférer les peines éternelles à la gloire »� Les textes du saint cités par Fénelon sont ainsi toujours soit soulignés, soit, comme à la page 40, accompagnés d’un « n » marginal, abréviation de « nota »� C’est aussi avec, en marge, les mots « fausse interprétation » qu’est jugée page 54 la citation de saint François de Sales selon laquelle « s’il y avait un peu plus de bon plaisir de Dieu en Enfer, les saints quitteraient le Paradis pour y aller » (pp� 54-55)- ; et c’est aussi avec la note marginale « fausse interp� » qu’à la page 56 Phélipeaux relève la citation du Traité de l’amour de Dieu (IX, 4) où le saint, parlant de saint Paul et de saint Martin, écrit qu’il leur est indifférent « mille travaux en terre » ou « le Paradis ouvert pour eux », mais le chanoine ne relève pas l’inexactitude de la référence donnée par Fénelon-: « l� 9� c�21 » au lieu de « l� 9, c�4 » ! 11 Denzinger� Enchiridion symbolorum, 31 e éd�, 804, p� 291� 12 Saint François de Sales� Traité de l’amour de Dieu, dans Œuvres, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1969, p� 462� Le chanoine Phélipeaux devant l’Explication des Maximes des saints 168 Jacques Le Brun Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0025 Il y a le même refus chez Phélipeaux de tenir compte d’un passage du 3 e Entretien qui recommandait de se reposer en la Providence pour la vie spirituelle et la perfection-: il note en effet en marge « ce passage ne prouve rien » (p� 56)� Ainsi les citations de saint François de Sales sont presque toujours stigmatisées par des annotations marginales, signe sans doute de leur importance capitale dans l’argumentation de Fénelon et de leur poids décisif à cette époque pour autoriser une doctrine spirituelle� Ainsi en marge d’un passage du 12 e Entretien sur les vertus aimées parce qu’elles sont la volonté de Dieu, Phélipeaux écrit- : « St François ne parle point des vertus� Ce passage est faux » (p� 224), effet de la différence des éditions qui étaient entre les mains respectivement de Fénelon et de Phélipeaux� Toujours est-il que c’est avec une note marginale ironique « belle adoption » qu’est relevée page 242 la citation de saint François de Sales que l’âme ne se lave plus de ses fautes pour être pure mais parce que l’Époux le veut, et ce passage est souligné avec insistance à la fois au crayon et à l’encre� L’ironie transparaît souvent ainsi que l’irritation du lecteur- : page 26 Phélipeaux écrit- : « ce n’est pas la question », page 29 il traite de « sottise » l’affirmation que le pur amour est de « la tradition de tous les siècles », et page 46 c’est avec « ce n’est pas la question » qu’il rejette une citation du Traité de l’amour de Dieu� Il est intéressant de noter que ce que Phélipeaux à maintes reprises reproche aux affirmations de Fénelon c’est d’être « outrées », de passer outre la vérité théologique ou le sens exact des propositions-; un au-delà qui n’est pas tout à fait l’hérésie, mais qui est dépassement d’une vérité par exagération de cette même vérité� Nous devons ici nous demander si cette « outrance », ce caractère « outré », au-delà de la réaction d’humeur d’un adversaire, ne caractériserait pas ce qui est « spirituel » ou « mystique » par rapport à la vérité théologique, ce que Bossuet et Phélipeaux, forts de cette évidence théologique, ne pouvaient pas reconnaître� Au moins dix fois Phélipeaux écrit ce mot « outré » en marge de passages de l’Explication des maximes des saints� C’est dans une majorité de cas en marge d’articles « Faux » de ce livre, comme si Fénelon avait poussé à l’absurde, donc de façon irréelle, la logique qui conduit une thèse vraie à devenir fausse-: que l’amour pur consiste non pas à être indifférent au salut mais à « consentir à haïr Dieu éternellement » (Art� II Faux, p� 31� En marge-: « outré »), que l’indifférence conduise à exclure « tout désir même désintéressé » (Art� V Faux, p� 58� En marge-: « outré »), écarter « le motif de [la] gloire de Dieu » (ibid., p� 59� En marge-: « outré »), que les épreuves conduisent à « une impuissance réelle et absolue » (Art� VIII Faux, p� 78� En marge- : « outré »), que dans ces épreuves soit perdue « l’horreur réfléchie » du péché » (Art� IX Faux, p� 84� En marge- : « outré »), que l’âme aille jusqu’à « consentir à haïr 169 Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0025 Dieu » (Art� X Faux, p� 93� En marge-: « outré »), jusqu’à se haïr « d’une haine absolue comme supposant que l’ouvrage du Créateur n’est pas bon » (Art� XII Faux, p� 112� En marge-: « outré »), que l’on doive perdre « le désir même désintéressé de l’effet des promesses en nous » (Art� XVI Faux, p� 141� En marge- : « outré »), que la transformation soit une déification « réelle et par nature ou une union hypostatique » (Art� XXXV Faux, p� 234� En marge- : « outré »), en tous ces cas Phélipeaux souligne et par son annotation marginale « outré » dénonce un procédé artificiel, comme si Fénelon posait une erreur imaginaire pour mieux l’écraser par l’évidence de sa réfutation� Quelle que soit cette réaction d’humeur du lecteur, c’est peut-être pointer, avec la lucidité qu’ont souvent l’hostilité et la mauvaise foi, un trait de la rhétorique fénelonienne dans les articles « Faux »-: pousser à l’extrême une vérité, jusqu’au point où elle devient erreur, voire absurdité� Il y a plus, le lecteur ne se contente pas de dénoncer ce qu’il juge artifice, il affirme en bien des cas que l’article « Faux » de l’Explication des Maximes des saints n’est que la conséquence logique de ce que pose Fénelon dans l’article « Vrai »� C’est bien souvent le sens de l’annotation mise par Phélipeaux, et cela manifeste une autre stratégie dans la réfutation des thèses de Fénelon-: que Fénelon à l’article III Faux (p� 37) pose qu’il est faux de se hâter de donner aux âmes le dégoût de l’amour intéressé, le lecteur souligne et écrit en marge-: « suit des art� vrais »-; qu’à l’article VI Faux (p� 62) Fénelon pose comme faux que « la sainte indifférence n’admet aucun désir distinct ni aucune demande », Phélipeaux coche et écrit en marge-: « suit des articles vrais »� En marge de l’article VII Faux (p� 70) où Fénelon pose comme faux que les âmes indifférentes « sont agies ou mues de Dieu et instruites par lui sur chaque chose », Phélipeaux écrit-: « suit des principes », comme à l’article IX Faux (p� 83) où il est écrit que l’âme « cesse d’avoir la foi implicite », et comme à l’article XII Faux (p� 113) où cette âme est dite rejeter « toute réflexion comme imparfaite »� À l’article XVII Faux Phélipeaux note (p� 149), en face du texte selon lequel les pratiques de l’amour intéressé remplissent l’homme d’amour-propre- : « Vrai dans ses principes », comme si l’article Faux était en réalité Vrai selon les principes de Fénelon lui-même� Ailleurs, à l’article XXIX Faux (p� 206), Phélipeaux à deux reprises marque « Vrai » en face du texte où Fénelon a exposé l’erreur repoussée� On voit où mène cette forme d’argumentation et de réfutation-: faire en chaque occasion de la doctrine de Fénelon une doctrine proche de celle que Fénelon lui-même réprouve, proche de celle des « Gnostiques », des « Bégards », des « Illuminés », épouvantail brandi depuis longtemps par les adversaires de la mystique� Ces noms sont déjà soulignés dans l’Avertissement du livre (non paginé, [p� 8, 9, 11]) et à la page 196, et on constate à plusieurs reprises que Phélipeaux a ces noms à l’esprit� Dans l’article VII Vrai (p� 67), il souligne la phrase selon laquelle « la grâce prévient pour chaque Le chanoine Phélipeaux devant l’Explication des Maximes des saints 170 Jacques Le Brun Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0025 action délibérée » et il écrit en marge-: « Nota� Motion fanatique »� À l’article VIII Vrai qui recommande la docilité à accepter « choses dures et humiliantes » on lit cette annotation de Phélipeaux-: « La pratique en est dangereuse après Molinos » (p� 76)� Mais ce qui importe aux bossuétistes c’est de mettre en lumière, et cela sans doute dès 1697, avant la Relation sur le quiétisme de Bossuet, la complicité de Fénelon avec Mme Guyon dont l’Explication des Maximes des saints de Fénelon ne serait qu’une apologie déguisée� À l’article XXXII Vrai, lorsque Fénelon écrit que « les âmes simples […] prennent avec simplicité et sans hésitation les soulagements d’esprit et de corps qui leur sont véritablement nécessaires », le lecteur note- : « Portrait de la Guion » (p� 221), et à la page 240, quand Fénelon à l’article XXXVII Faux dénonce « l’erreur des faux Gnostiques », Phélipeaux écrit en marge-: « et de la Guyon »� Un autre ensemble de soulignements et d’annotations sous la forme de « nego », « nota » ou « n », conteste la reconnaissance par Fénelon d’une tradition mystique (p� 140), du pur amour dont les « saints » (p� 92), « tous les bons philosophes » (p� 119, 201), « tous les bons mystiques » (p� 190), « sainte Thérèse même » (p� 209), sont les témoins, et de cette tradition Fénelon écrit qu’il n’y a « rien de plus évident »-; Phélipeaux avec une évidente mauvaise foi note- : « la tradition de la divinité de consubstantialité du Verbe n’est donc pas si évidente » (Art� II Vrai, p� 29) ! Cependant nous devons aller au-delà de ces remarques de détail, même très significatives-; c’est le centre de la doctrine fénelonienne qui est contesté par son lecteur, et là les soulignements et l’annotation « nego » défient, par leur nombre, l’inventaire� Présentons-en quelques occurrences parmi beaucoup� En premier lieu c’est toute l’anthropologie des mystiques et de Fénelon qui est contestée� À l’article XXIX Vrai (p� 201), Fénelon notait que les « Mystiques ont reconnu un fonds de l’âme qui opérait dans cette contemplation sans aucune opération distincte des puissances »-; cette proposition est soulignée et nous lisons en marge- : « fausseté »� Et, lorsqu’à la même page on lit, après saint Augustin, qu’il y a « des idées intellectuelles qui n’ont point passé par les sens », le lecteur note- : « les idées des choses existantes et des objets de religion passent par les sens� fides ex auditu », ce qui est manifester une totale incompréhension de ce dont il est question dans le texte de Fénelon� Dans le même sens, Phélipeaux présente un tableau de la mystique proche de la conception de Bossuet 13 -: les tentations y sont « extraordinaires » (p� 75, 124), « miraculeuses » (p� 200), l’inspiration n’est pas commune à tous les justes (p� 67)� Le désespoir dans les épreuves est-il apparent, comme l’écrit Fénelon, et non véritable, le lecteur note encore une fois et sans vouloir 13 Voir notre Spiritualité de Bossuet, op. cit., pp� 503-510, et passim� 171 Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0025 vraiment comprendre le texte-: « il s’agit de désespoir et non d’une affection naturelle » (p� 120-; cf. p� 130)� C’est aussi comme désespoir que Phélipeaux interprète la perte de l’intérêt propre en l’âme indifférente (p� 138)� Dans le même registre, si Fénelon, qui est ici proche de Jean de la Croix, pose le dépassement de la méditation comme entrée dans la contemplation, Phélipeaux écrit-: « où est l’impuissance à discourir »� Phélipeaux en effet, comme son évêque, pense que les réflexions sont utiles et il en donne comme témoins « les saints dont toute la vie intérieure a été remplie de réflexions très utiles faites par l’impression de la grâce » (p� 111)� Et plus loin il affirme- : « toute pensée est aperçue par elle-même du moins dans l’instant qu’elle existe quoique souvent on l’oublie dans la suite » (p� 119)� Enfin en des dizaines d’endroits, c’est, comme on pouvait s’y attendre, l’intérêt en tant que désir des récompenses éternelles qui est défendu par Phélipeaux� Page 41 la distinction fénelonienne d’importance capitale entre la fin et le motif est contestée par cette note péremptoire qui manifeste l’incompréhension totale du lecteur à l’égard du livre qu’il juge-: « fin, motif, la même chose »� On lit aussi page 78 sous la plume de Phélipeaux-: « âmes parfaites où il y a des restes d’intérêt propre� Intérêt n’est donc pas affection mercenaire », et quelques pages plus loin (p� 81)-: l’espérance « est un désir du salut et de récompense éternelle »� Il est inutile de rapporter tous les passages où Phélipeaux reprend ces idées, contentons-nous de mentionner sur la dernière page blanche de l’Explication des maximes des saints une liste de mots suivis des numéros des pages où ils apparaissent dans le livre-: « inter� propre, intérêt, motif, motif intéressé, amour intéressé au Conc� De Tr�, fin, intérêt objectif, intérêt pr� »-; nous avons là les notions clefs de la doctrine de Fénelon et les points sur lesquels s’est exercée la critique du chanoine Phélipeaux� * Les annotations portées par Phélipeaux sur son exemplaire de l’Explication des maximes des saints sont le témoignage d’une lecture minutieuse effectuée sans doute à plusieurs reprises et ayant abouti à la constitution de sortes d’aide-mémoire, de fichiers, de listes de propositions� Elles témoignent aussi de jugements délibérément hostiles à Fénelon, principe de lecture à charge qui inspirera peu après, après le séjour romain de l’envoyé de Bossuet et après sa participation à la campagne pour faire condamner le livre à Rome, sa Relation de l’origine, du progrès et de la condamnation du quiétisme répandu en France, publiée longtemps après la mort de Phélipeaux, en 1732 14 � Une 14 Une édition et sa reprise sans lieu d’édition� Le chanoine Phélipeaux devant l’Explication des Maximes des saints 172 Jacques Le Brun Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0025 des idées centrales de cette Relation c’est que le livre de Fénelon n’aurait été écrit et publié « que pour justifier Madame Guyon 15 »� Phélipeaux souligne quelle fut sa méthode de lecture et son inspiration- : selon lui « en suivant le livre pied à pied » (lecture dont nous avons aujourd’hui les traces), il voit apparaître « que c’était une apologie adroite de son amie », que tout a été fait par Fénelon pour établir qu’ « en condamnant les opinions affreuses et souvent imaginaires des fanatiques morts ou inconnus, le système de madame Guyon demeurait sans atteinte 16 »-; les nombreuses notes « outré » que nous lisons en marge des articles « Faux » du livre sont les traces de ce jugement� L’auteur de la Relation insistera, comme il l’avait souligné dans son exemplaire, sur « une infinité d’expressions ambiguës », « des tempéraments et des correctifs équivoques 17 »� Dans une « relation » qui ne visait qu’à exposer des « faits » et à raconter jour après jour ce qui s’était passé à Paris et à Rome, Phélipeaux n’avait pas à présenter une discussion du détail du livre de Fénelon- ; cependant en lisant sa Relation on reconnaît que les jugements constamment défavorables à Fénelon et à son livre, jugements certes déjà formés avant 1697 (le livre remonte à l’« origine » du quiétisme), s’appuyaient sur la lecture qu’avait faite crayon puis plume à la main le chanoine de l’Église de Meaux� La « doctrine inouïe » qu’aurait établie Fénelon 18 , exclusion du « motif de l’espérance chrétienne », « sacrifice de son salut 19 », ces généralités affirmées péremptoirement dans la Relation, la lecture du livre avec ses a priori avait persuadé Phélipeaux qu’elle était le fond de l’Explication des Maximes des saints� L’exemplaire annoté que nous pouvons présenter aujourd’hui nous fait pénétrer dans l’atelier d’un adversaire, minutieux mais souvent peu éclairé et de mauvaise foi, de Fénelon� 15 Phélipeaux� Relation …, op. cit., Avertissement n� pag� [p� 4]� 16 Phélipeaux� Relation…, op. cit., t� I, pp� 217-218� 17 Ibid., t� I, p� 197� 18 Ibid., t� I, p� 216� 19 Ibid.