eJournals Oeuvres et Critiques 43/2

Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.2357/OeC-2018-0026
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Autour de la dissertation 'De Summi Pontificis auctoritate': Église, pouvoir et papauté dans la pensée de Fénelon

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François-Xavier Cuche
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Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0026 Autour de la dissertation De Summi Pontificis auctoritate : Église, pouvoir et papauté dans la pensée de Fénelon François-Xavier Cuche Université de Strasbourg / EA 1337 La condamnation des Maximes des saints en 1699 marqua l’incontestable victoire de Bossuet sur Fénelon dans la célèbre querelle qui les opposa� Et pourtant, dès l’année 1700, à Rome du moins, la situation était complètement renversée� Le 27 septembre, Innocent XII mourait� Le conclave élisait sur son siège le cardinal Albani, partisan décidé de l’archevêque de Cambrai� Dès lors Fénelon devenait l’évêque français le plus apprécié du Saint-Siège 1 � Après 1700, Fénelon allait apparaître comme un défenseur de l’autorité romaine, notamment dans le nouveau conflit qui s’ouvrait avec le courant janséniste� Tout un corpus de textes, rédigé en particulier après 1702 et l’affaire du cas de conscience, et qui se remplit jusqu’à la mort de l’archevêque en 1715, concerne cette querelle, et notamment les polémiques autour de la nature et des limites de l’autorité de l’Église et singulièrement de celle du Pape-: correspondance avec les cardinaux Fabroni et Gabrielli, et avec Chevreuse, M� de Saint-Pons, le P� Lamy, et surtout l’importante Dissertatio de Summi Pontificis auctoritate. Nous étudierons ici la réflexion du prélat sur les pouvoirs temporels et spirituels du Pape, en relation avec ceux des évêques ou des conciles� Cela permettra aussi d’approfondir le portrait du spirituel, du philosophe et du théologien en Fénelon� Sur la question du pouvoir temporel du Pape, Fénelon ne fait pas preuve d’une originalité particulière, et ses conceptions reprennent celles de l’École de Paris� S’il ne remet pas en question le droit du Pape à être le chef temporel des États Pontificaux, il lui refuse en revanche celui d’exercer un pouvoir temporel quelconque sur les souverains étrangers, même catholiques� Il re- 1 Sur tout cela, v� l’article fameux de Orcibal, Jean� « Fénelon à la Cour romaine (1700-1715) », Mélanges d’Archéologie et d’Histoire, vol� 57 (1940), en particulier p� 242 et p� 259� 174 François-Xavier Cuche Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0026 jette clairement l’augustinisme politique du Moyen Âge et la théorie des deux glaives-: la souveraineté temporelle a sa légitimité, ses fondements et ses finalités propres, elle n’est pas une délégation de pouvoir de la part du pouvoir spirituel, pas même pontifical� Aussi éloigné du gallicanisme parlementaire et royal que des positions extrêmes de certains ultramontains, Fénelon nie que les papes aient jamais possédé légitimement le pouvoir de nommer ou de déposer un souverain, mais il considère comme légitime qu’ils aient dénoncé des abus « contre la loi divine et naturelle », répondu à des demandes de consultation, et même excommunié des rois, quand bien même cela déliait leurs sujets de leurs serments de fidélité, car, soutient-il, c’était alors l’autorité séculière et non l’autorité religieuse qui avait stipulé que le roi devrait être catholique 2 � L’archevêque de Cambrai est cependant conscient de l’existence d’une zone de flou à la frontière entre les deux pouvoirs-: l’un et l’autre légifèrent légitimement sur les questions de mœurs, la politique de la famille, le prêt à intérêt, etc� Pour résoudre la difficulté, Fénelon s’installe dans la conscience royale� L’Examen de conscience sur les devoirs de la royauté soumet le Roi très chrétien aux obligations morales tirées de la doctrine de l’Église, non seulement dans sa vie privée, mais dans ses décisions publiques, jusque dans sa politique extérieure 3 � Transposant la distinction de Bossuet entre le pouvoir coactif et le pouvoir directif des lois civiles à l’égard du souverain, on pourrait dire que Fénelon ne reconnaît pas de pouvoir coactif des lois de l’Église sur les décisions du Roi en matière politique, mais qu’il admet leur pouvoir directif� C’est évidemment surtout à la question du pouvoir spirituel du pape que Fénelon s’attache, en particulier dans la Dissertatio de Summi Pontificis Auctoritate. Toute la critique depuis le XIX e siècle au moins s’est plu à comparer les positions de Bossuet et de Fénelon sur ce point� L’on peut dire que les deux prélats s’accorderaient aisément sur quelques principes� Ni l’un ni l’autre ne remet en question le primat de Rome, et tous deux lui reconnaissent la « plénitude du pouvoir ecclésiastique »� Autant que Bossuet, 2 Sur tout cela, v� Dissertatio de Summi Pontificis auctoritate (que nous abrègerons désormais Dissertatio), dans Œuvres (faussement dites) complètes, Paris, 1852, t� II, pp� 31-32 (cette édition est celle de l’abbé Gosselin)� 3 V� l’Examen de conscience sur les devoirs de la royauté dans l’édition des Œuvres de Fénelon procurée par Jacques Le Brun, « Bibliothèque de la Pléiade », t� II, Paris, 1997, pp� 973-1009� Le souverain doit connaître « assez toutes les vérités du christianisme » et « étudier [ses] devoirs dans cette loi divine » (p� 973)� Ensuite l’Examen balaie à peu près toutes les activités du roi, par exemple le choix des conseillers (p� 974) ou des hauts responsables (p� 996), la politique sociale et économique (p� 977), la rémunération des employés de l’État (p� 983) ou des soldats (p� 988), la politique fiscale et les créations d’offices (p� 985), la légitimité des guerres entreprises (pp� 990-992), etc� 175 Église, pouvoir et papauté Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0026 Fénelon distingue le Siège et celui qui l’occupe (le « sedes » et le « sedens » 4 ), distinction déjà établie par Léon le Grand, soutient-il (Dissertatio, p� 19)� L’archevêque de Cambrai admet que le pape en tant que personne privée peut errer, jusqu’à l’hérésie même 5 � On le croirait alors aligné sur les positions de Bossuet� Il n’en est rien cependant� Retournant contre les gallicans d’une façon quasi dialectique la distinction du « sedes » et du « sedens », il va paradoxalement fonder sur elle l’infaillibilité du Siège romain 6 � On le sait, Bossuet refuse l’infaillibilité, mais parle d’ « indéfectibilité »� Pour lui, le pape peut errer, même en tant que pape, mais il est de foi de croire que le Siège apostolique reviendra finalement à l’orthodoxie� À la différence du Siège de Constantinople, le Siège romain ne saurait transmettre l’hérésie ni l’établir durablement� Fénelon accorde beaucoup plus à Rome dans la Dissertatio� Non seulement, il déclare l’indéfectibilité du Siège Apostolique absolue et permanente, mais il refuse la distinction de Bossuet entre l’indéfectibilité de l’enseignement (que l’évêque de Meaux reconnaît) et l’infaillibilité des définitions (théologiques)� Pour lui, une définition est un enseignement, et, si Rome proclamait une définition fausse, elle propagerait une erreur 7 � Il faut donc affirmer l’infaillibilité du Siège Apostolique 8 � 4 Voir, par exemple, Dissertatio, p� 7 ; cf. p� 45 : « sedes apostolica, quae a sedente homine semper distinguitur »� 5 Dissertatio, p� 6� Fénelon dit être en accord sur ce point avec Bellarmin� Cependant Bellarmin considère cette opinion comme seulement « probabilis » et juge l’opinion inverse (celle d’un pape incapable d’hérésie, même comme personne privée) « probabilior »� Fénelon pense le contraire et s’appuie pour donner autorité à son opinion sur celle du… pape Adrien lui-même (ibid., cf. pp� 22-23)� Fénelon dans tous les cas n’admet pas qu’une opinion seulement « plus probable » puisse devenir un dogme (p� 6)� 6 Ainsi, par exemple, ni l’indignité personnelle d‘un pape ni, au contraire, la mort d’un pape saint, ne remettent donc en question l’infaillibilité du Siège (Dissertatio, p� 20)� 7 V� sur ce point la Dissertatio, p� 12 : « Atque indefectibilitas in docenda vera fide et infallibilitas in definienda vera fide, unum et idem sunt » (Et l’indéfectibilité dans l’enseignement de la vraie foi et l’infaillibilité dans la définition de la vraie foi sont une seule et même chose)� Le chapitre VII de la Dissertatio est consacré à la controverse entre Bossuet et Choiseul lors de l’Assemblée du clergé de 1682, et le chapitre VIII à la réfutation des positions de Bossuet par Fénelon� 8 Les termes d’ « indéfectibilité » et d’ « infaillibilité », comme ceux d’ailleurs de « foi », de « révélation », sont liés à toute une histoire complexe de l’Église, et il faut prendre garde d’éviter de projeter sur les débats des siècles passés le sens qu’ils ont aujourd’hui� L’indéfectibilité a désigné tout au long du Moyen Âge et encore aux siècles classiques la certitude que l’Église dans ses prescriptions doctrinales, mais aussi morales, liturgiques, etc�, était assurée de ne jamais risquer de compromettre le salut des fidèles� Cela ne signifiait pas que ces prescriptions étaient les seules justes possibles, ni qu’elles étaient irréformables, ce qu’implique la définition actuelle de l’infaillibilité pontificale� On voit donc que l’indéfectibilité à la fois 176 François-Xavier Cuche Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0026 Pour autant, Fénelon ne rejoint pas les thèses ultramontaines déjà en vogue à Rome et qui triompheront finalement, on le sait, au concile Vatican-I� Il ne défend pas l’idée d’une infaillibilité personnelle du pape, c’est le Siège Apostolique qu’il dit infaillible� Mais qu’est-ce que le Siège apostolique ? La question est difficile� Certes il s’agit de l’Église qui est à Rome, de l’Église de Rome� Mais, concrètement, qui est en droit de parler au nom de cette Église et de mettre en jeu son infaillibilité ? Il est clair que, pour Fénelon, ce n’est pas le pape seul, ni même le pape appuyé de ses cardinaux, et l’opposition du clergé de Rome suffirait pour retirer son infaillibilité à une définition pontificale 9 � La sensibilité ecclésiale de Fénelon est ici perceptible, et peutêtre aussi son peu de goût pour la monarchie absolue, fût-elle celle du Pape ! L’archevêque va du reste ajouter des conditions à l’exercice de l’infaillibilité-: elles ressemblent fort à celles que définira le concile Vatican-I� Pour qu’une définition théologique proclamée par le Pape soit infaillible, il faut d’une part que le pape parle bien en tant que pape, et non pas à titre personnel, ex cathedra, c’est-à-dire au nom de la Chaire de Rome, ce qui pour Fénelon signifie au nom de et avec l’Église de Rome� Et, d’autre part, la définition doit porter sur une chose qui doit être crue par l’Église tout entière (« aliquid a tota Ecclesia credendum »)� Si l’une de ces conditions manque, l’infaillibilité n’est pas en jeu, et c’est ce qui met Fénelon à l’aise pour reconnaître que des papes ont pu au cours de l’histoire professer des opinions inexactes 10 � La position de Fénelon n’en contredit pas moins directement la quatrième proposition de la Déclaration de 1682� Pour l’archevêque de Cambrai, au contraire de Bossuet, le jugement du Pape, quand il l’énonce dans les conditions définies ci-dessus, est irréformable� Et il n‘est pas besoin pour cela du consentement de toute l’Église, mais seulement de celui de l’Église de Rome� couvrait un champ plus large que l’actuelle infaillibilité (qui se limite aux vérités dogmatiques et ne concerne par exemple pas la liturgie) et avait une portée plus modeste� L’on pourrait parler de « l’inerrance » de l’Église� Quand Fénelon parle d’infaillibilité, et quel que soit le rôle décisif qu’il a joué dans l’émergence du sens actuel de cette notion, il n’est pas évident, nous le verrons, qu’il veuille toujours dire ce qu’un théologien d’aujourd’hui entend par là� 9 La Dissertatio l’affirme dès le chapitre I (p� 6)- : aucune définition n’est infaillible sans l’accord du Siège apostolique, c’est-à-dire de l’Église locale qui a la primauté (« nisi accedente ipsius sedis apostolicae, sive primae hujus Ecclesiae consensu »)� 10 L’exemple classique, dans les controverses du temps, est celui du pape Honorius� Un concile avait condamné Honorius, qui aurait favorisé dans une lettre l’hérésie monothéliste, selon laquelle il n’y avait qu’une volonté dans le Christ, et non deux� Mais jamais Honorius, affirme Fénelon, n’a présenté le monothélisme ex cathedra comme une vérité qui devait être crue par tous� V� Dissertatio, p� 23� Son cas ne remet donc pas en question l’infaillibilité du Saint Siège, pas plus que d’autres exemples évoqués dans le chapitre XXVI de la Dissertatio. (p� 30)� V� aussi chapitre XXVIII, p� 33� 177 Église, pouvoir et papauté Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0026 Pour étayer sa position, Fénelon reprend les habituelles citations scripturaires, par exemple le verset de Matthieu XVI, 18 (« Tu es Pierre, et sur cette pierre, je bâtirai mon Église ») ou celui de Luc XXII, 31, où Jésus dit à Pierre-: « J’ai prié pour toi, pour que tu confirmes tes frères » 11 � Dans tout débat théologique, le Saint-Siège décide en dernier ressort� Rome est bien le principe d’unité de l’Église universelle, à la fois dans sa réalité extérieure (la discipline) et dans sa réalité intérieure (la Foi)� Reste une question fondamentale : sur quoi porte l’infaillibilité du Siège Apostolique ? Une première réponse coule de source-: sur les vérités de Foi, les vérités dogmatiques� Mais, au moment de sa polémique contre les jansénistes, Fénelon va étendre davantage le champ de l’infaillibilité, d’une façon qui aujourd’hui encore reste discutée, en créant la notion de « faits dogmatiques »� L’archevêque tient le raisonnement suivant : c’est à partir d’une interprétation de textes, donc de faits, que l’Église aboutit à un jugement dogmatique, d’approbation ou de condamnation d’une proposition� Dès lors, l’infaillibilité du jugement dogmatique est dépourvue de toute réalité si l’Église peut errer dans l’interprétation des faits qui justifient à ses yeux son jugement� Que signifierait une condamnation pour hérésie si elle reposait sur une interprétation inexacte de la doctrine condamnée ? Selon la même logique, Fénelon rejette la fameuse distinction janséniste du fait et du droit- : certains faits conditionnent en réalité le droit� Ces « faits dogmatiques » font partie du champ de l’infaillibilité� Ainsi, l’Église, du fait même de son infaillibilité, ne peut se tromper dans son interprétation de l’Augustinus, et les propositions condamnées expriment bien le sens objectif, « naturel », du livre� Quant à l’intention de Jansenius, à ce qu’il a voulu dire, l’Église ne se prononce pas� C’est dans ses lettres au cardinal Gabrielli du 12 mai et du 25 août 1704 et surtout dans celle au cardinal Fabroni du 6 avril 1707 que Fénelon développe cette doctrine, implicite dans la Dissertatio-: Rome est aussi infaillible quand elle dénonce l’erreur que lorsqu’elle énonce la vérité, et ses décisions sont irréversibles 12 � Admettre l’infaillibilité de l’Église en matière dogmatique, c’est, pour l’archevêque, admettre son infaillibilité sur les mots et les expressions, sur le choix des mots qu’elle utilise, sur la façon dont elle entend 11 D’une façon caractéristique, Fénelon pose l’alternative suivante : ou ces promesses du Christ ne regardent pas le Siège apostolique, ou elles impliquent l’indéfectibilité absolue du Saint Siège� Or la première branche de l’alternative constitue d’évidence aux yeux de l’archevêque une hérésie protestante, et il ne se donne même pas la peine de la réfuter (Dissertatio, p� 8)� Bien entendu, comme tous les exégètes de son temps, il ne s’interroge pas non plus sur l’authenticité de ces paroles du Christ� 12 V� Dissertatio, p� 14� Plus loin Fénelon s’appuie sur l’autorité de Thomas d’Aquin pour soutenir cette proposition (p� 21)� 178 François-Xavier Cuche Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0026 les mots des textes qu’elle utilise ou qu’elle produit 13 � Sans l’infaillibilité sur les faits dogmatiques, soutient l’archevêque, l’infaillibilité de l’Église quand elle définit le vrai et le faux ne serait qu’un fantôme� C’est le lecteur, au contraire, qui deviendrait l’arbitre de la vérité et qui déciderait quel est le sens exact et des propositions condamnées et des textes de l’Église� Or l’infaillibilité n’est pas une simple clairvoyance naturelle, elle est un don surnaturel 14 � De ce point de vue, l’on comprend qu’il n’y a aucune contradiction entre le Fénelon théologien mystique, qui valorise l’expérience personnelle, le rapport direct, quasi immédiat, avec Dieu, et le Fénelon théologien et historien de l’Église, qui cherche dans le jugement de l’Église l’objectivité d’une vérité certaine� C’est au contraire le théologien mystique qui se défie du risque d’illusion, de subjectivisme, et surtout, pour rester dans le vocabulaire mystique fénelonien, de « propriété », qui peut se glisser dans toute expérience spirituelle� Le jugement de l’Église est le garde-fou qui donne la liberté de s’abandonner sans crainte à l’expérience mystique-: s’il y a illusion, l’Église en avertira� En outre, il existe une forme de radicalité fénelonienne� Pour le prélat, tout ce qui n’est pas certain perd toute autorité du fait même� Cette certitude peut être celle de l’évidence, à la manière cartésienne� Il est frappant de voir combien Fénelon use dans la Dissertatio de formules du type-: « Ergo luce clarius est »� Mais l’évidence même ne comble pas son besoin d’une vérité absolue� L’on pourrait presque dire que Fénelon a besoin de l’infaillibilité de l’Église, que toute sa spiritualité en un sens la suppose� La soumission avec laquelle Fénelon reçut sa condamnation est totalement cohérente avec sa spiritualité même� Et l’on notera que, dans le cas du bref Cum alias, c’était bien sur les faits dogmatiques que portait la condamnation� La doctrine que Fénelon voulait exposer ne fut pas condamnée, puisque, en dépit du désir de Bossuet, les explications que Fénelon en donna ne furent jamais censurées, mais seulement certaines expressions dont il se servit dans l’Explication des maximes des saints� C’est toute l’importance de la distinction qu’établit Fénelon entre le « sensus obvius » et le « sensus ab auctore »� L’infaillibilité ne porte pas sur le sens que l’auteur a voulu donner 13 En fait cette conception est plus ancienne chez Fénelon� On la trouve déjà, par exemple, dans une lettre à Chantérac du 3 septembre 1697� V� l’analyse de cette lettre dans Chiron, Jean-François� L’infaillibilité et son objet. L’autorité du magistère de l’Église s’étend-elle aux vérités non révélées ? Paris, Le Cerf, 1999, p� 76� 14 Sur tout cela, voir les lettres concernées dans le tome XII de l’édition de la Correspondance de Fénelon, J� Orcibal, J� Le Brun et I� Noye (éd�), Genève, Droz, 1990, en particulier p� 120 (lettre à Gabrielli du 12 mai 1704, § 9), pp� 140-141 (lettre au même du 25 août 1704, § 2), pp� 294-296 (lettre à Fabroni du 6 avril 1707, § XII)� 179 Église, pouvoir et papauté Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0026 à un texte, mais sur le sens du texte lui-même tel qu’il est écrit, son « sens naturel » 15 � Pourtant l’on peut se demander si Fénelon parle bien d’une même infaillibilité selon qu’il s’agit d’infaillibilité sur les dogmes ou sur les faits dogmatiques� L’archevêque dit expressément lui-même qu’il existe deux sortes d’infaillibilité, l’une sur les sens révélés, l’autre sur ce qui est nécessaire à la conservation du sens 16 , et, très probablement, seule l’infaillibilité sur les vérités, que Fénelon, par un progrès du vocabulaire auquel il a contribué, commence à appeler « révélées » dans le sens actuel du mot, correspond à ce que les théologiens d’aujourd’hui appellent infaillibilité� L’infaillibilité sur les faits dogmatiques est plutôt, selon l’heureuse formule de B� Sesboüé, une « infaillibilité simplement juridique 17 », qui n’implique pas une définition irréformable� Elle signifie que, lorsque Rome a tranché dans un débat théologique en engageant son autorité, il n’est plus de recours possible, plus de distinction du fait et du droit, plus de silence respectueux légitime- : la cause est finie, comme disait saint Augustin, du reste cité par la Dissertatio (p� 19)� Il n’en reste pas moins que non seulement Fénelon accorde beaucoup à l’infaillibilité de l’Église mais que, comme l’écrit encore B� Sesboüé, il « est très en avance sur son temps » et fait franchir une étape décisive à la théologie de l’infaillibilité 18 � Il s’agit bien dans la Dissertatio de l’infaillibilité du Siège Apostolique� Mais l’archevêque rappelle aussi que les évêques ont le droit et le devoir de porter leur propre jugement doctrinal� Même quand le pape a parlé, ils sont en droit pour l’appuyer de mettre en jeu leur propre autorité doctrinale, ce qui ne fait d’ailleurs que souligner l’unanimité de l’Église 19 � 15 On voit ici à quel point le mode de défense de Fénelon s’écarte de celui des Jansénistes� Ceux-ci contestent la condamnation romaine de l’Augustinus parce que, disent-ils, les propositions condamnées (à bon « droit ») ne sont pas de Jansenius (question de « fait », sur laquelle l’Église n’est pas infaillible) et que l’Église se trompe en les lui attribuant� Fénelon ne conteste pas que les propositions condamnées dans Les Maximes des saints ne le soient à juste titre et du point de vue du droit et du point de vue du fait, mais il dit que c’est lui qui s’est trompé quand il a incorrectement exprimé sa doctrine et que la condamnation ne vise pas celle-ci dans le sens où lui l’entendait� 16 V� Fénelon� Deuxième instruction pastorale, dans Œuvres (dites) Complètes, Paris, 1850, Gaume frères, t� IV, p� 74� 17 V� Sesboüé, Bernard� Histoire et Théologie de l’infaillibilité de l’Église, Bruxelles, Lessius, 2013, p� 208-; cf� p� 214� Sur ce point, nous suivons l’interprétation de B� Sesboüé plutôt que celle de J�-F� Chiron (op. cit., p� 98) pour qui Fénelon confond ici infaillibilité et inerrance� 18 Ibid. Cf� p� 218 : « Fénelon a fait franchir à l’Église des pas décisifs sur une route à la fois légitime et périlleuse »� 19 V� lettre au cardinal Gabrielli du 6 avril 1707, § II, éd� cit�, p� 300 suiv� 180 François-Xavier Cuche Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0026 Au demeurant, l’archevêque de Cambrai résiste aux empiètements romains sur les pouvoirs des évêques� Il n’hésite pas à protester par exemple contre des exemptions accordées par Rome par-dessus ses épaules� Même dans la Dissertatio, il souligne que l’Église de Rome est une mère, non un seigneur (« mater, non domina 20 »), que les évêques sont les frères du pape et non ses subordonnés, que leur pouvoir est, comme le sien et autant que le sien, d’institution divine� Il récuse la doctrine d’un pape qui serait l’évêque universel et dont les évêques locaux ne seraient que les délégués (Dissertatio, p� 48)� L’ecclésiologie de Fénelon est hiérarchique, elle n’est pas absolutiste� Le primat de Rome, l’infaillibilité de Rome, sont des garants de l’unité, non des instruments de domination� Cette unité, l’auteur de la Dissertatio la conçoit sous le mode de la communion 21 � On sent en lui une forte propension à considérer l’Église universelle comme une communion d’Églises particulières� Le Saint Siège est un principe d’unité, mais il faut regarder de près comment l’archevêque définit cette unité, qui est en fait le fruit d’une union- : il parle d’Églises unies (entre elles) dans leur communion avec le centre romain (« ecclesiis in hoc centro unitis »), non d’Églises unies par le centre, encore moins d’Églises unies sous la domination du centre 22 � Il faut donc éviter de parler sans restrictions ni nuances de Fénelon comme d’un ultramontain� Cependant, sur un autre sujet qui divise les théologiens catholiques du temps, la position de l’archevêque apparaît encore une fois plus proche de celle des « Transalpins » que de celle des « Cisalpins »-: il s’agit des pouvoirs respectifs du pape et des conciles œcuméniques� Si l’auteur de la Dissertatio admet sans difficulté la supériorité du Concile œcuménique sur la personne privée du Pape, il ne dit pas la même chose quand l’on considère le Siège Apostolique� Et, pour commencer, la question de savoir qui a la prééminence du Concile ou du Saint Siège est pour lui dépourvue de sens� Citant saint Cyprien, l’évêque de Cambrai montre que l’unité ne saurait être rompue entre le pape et les évêques, même réunis en corps, sinon d’une façon schismatique (Dissertatio, p� 17)� De cette unité, Fénelon donne une vision très favorable à l’autorité du Siège Apostolique� Tout d’abord, un concile œcuménique, affirme-t-il, ne peut se considérer comme tel et ne peut être légitime que s’il est convoqué par le pape et présidé par lui (ou par ses légats) 23 � Même dans un concile légitimement réuni, l’absence des représentants du pape suffit à rendre invalide une décision prise pendant 20 Dissertatio, p� 49� L’expression est en fait empruntée par Fénelon à une lettre de saint Bernard au pape Eugène� 21 La Dissertatio parle de la « catholica communio » (p� 9)� 22 Ibid. 23 V� Dissertatio, p� 32� Fénelon reprend l’image paulinienne de la tête et des membres, mais, par un déplacement révélateur, pour faire du Saint Siège (et non du 181 Église, pouvoir et papauté Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0026 cette absence (Dissertatio, p� 42)� Ensuite, les canons du Concile n’ont d’autorité que s’ils sont approuvés par le Saint Siège (p� 40)� Même la présence des légats ne prive pas Rome du droit de refuser des décisions conciliaires 24 � Enfin c’est la communion avec le pape - et non le nombre d’évêques présents - qui fait l’autorité du Concile (Dissertatio, p� 32)� En appeler du pape au Concile - comme le faisaient alors les Jansénistes - n’a donc aucun sens� C’est bien toujours le Siège Apostolique qui décide en dernier ressort� Il ne faudrait d’ailleurs pas conclure de cela que Fénelon juge inutile de réunir les conciles� Loin de partager certaines réticences romaines d’alors, qui redoutaient que la convocation d’un concile n’affaiblisse de quelque façon l’autorité du pape, l’archevêque regrette le temps des conciles œcuméniques et souhaiterait que l’on en réunisse de nouveau- : ils manifesteraient avec éclat l’unité de l’Église, ils rendraient visible la fraternité épiscopale (y compris avec le Souverain Pontife), et ainsi c’est toute l’Église, Siège Apostolique compris, qui renforcerait son autorité 25 � Plus encore que le Concile de Trente, ce sont les conciles de l’Antiquité chrétienne sans doute qui suscitent la nostalgie de l’archevêque� En accord avec le primitivisme chrétien qui caractérise son temps et en particulier le Petit Concile, Fénelon rêve d’une réforme du gouvernement romain qui serait un retour aux sources� Toute la fin de la Dissertatio dans un élan quasi lyrique sollicite une réforme, que Fénelon ne veut pas hostile à Rome, mais au contraire inspirée par son amour du Siège Apostolique� Il énumère les points qui permettraient de se rapprocher de la discipline de l’Antiquité chrétienne� Il n’en est que plus frappant de voir que certaines de ses propositions annoncent les réformes en cours ou actuellement souhaitées du gouvernement de l’Église� Fénelon demande un accès facile des évêques auprès du Saint Siège, des réponses rapides à leurs consultations� Il souhaite que se reprenne l’habitude perdue de consultations entre les évêques et le pape à propos des problèmes qui peuvent se poser dans les diocèses� Il demande une internationalisation renforcée du collège des cardinaux et un choix des membres du sacré Collège uniquement guidé par le souci de l’excellence� Il appelle de ses vœux la réunion à Rome des meilleurs théologiens de l’Église universelle� Mais, comme l’on pouvait s’y attendre, c’est avant tout de réforme spirituelle et morale que rêve Fénelon� En conformité avec sa représentation Christ) la tête du corps de l’Église et des Églises locales ses membres� Le Concile ne représente l’Église que s’il représente et la tête et les membres� 24 Par exemple, si des légats du pape excèdent leur mandat� V� Dissertatio, p� 45-; cf� p� 42� Fénelon note en outre que le Saint Siège a déjà annulé des décisions prises par des conciles, mais que la réciproque n’est jamais arrivée� 25 Sur tout ceci, v� le chapitre XLV de la Dissertatio (pp� 53-54)� Fénelon souhaite même que l’on redonne vie aux conciles régionaux� 182 François-Xavier Cuche Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0026 constante de la vie chrétienne, il postule que le rayonnement de Rome sera maximal si l’on y réunit la science (on vient de voir comment) et « l’intégrité des mœurs » 26 � Cela implique de renoncer radicalement au modèle des pouvoirs temporels� Il faut bannir le faste de Rome, se refuser à y employer les moyens de la politique séculière, la force, la contrainte, abandonner les ressources des hommes pour mettre sa confiance dans les promesses du Christ� Fénelon aspire à retrouver une Église pauvre, sans richesses ni dignités extérieures de ses guides, une Église où nul ne songerait à faire carrière, une Église où le pouvoir de Rome consisterait exclusivement, comme le voulait saint Bernard, à servir et non à dominer, une Église « nue et libre », libre parce que nue� On reconnaît dans ce tableau la nostalgie du modèle de l’Église pré-constantinienne, dépourvue de tout appui et même de toute reconnaissance de la part de la société politique, jusqu’au prix de la persécution� La proximité de Fénelon est ici considérable avec les travaux historiques et la sensibilité de son ami Fleury 27 � Tout ce passage de la Dissertatio culmine (p� 51) dans un émouvant élan d’effusion-: O beatam hanc Ecclesiam, quae tum nuda, inermis et cruci Christi crucifixa omnia ad se traheret ! Tel est l’idéal spirituel de Fénelon-: une Église nue, sans armes et crucifiée� Au terme de cette communication, nous voudrions risquer l’hypothèse que la doctrine de Fénelon sur l’autorité du pape et singulièrement sur l’infaillibilité du Siège Apostolique, outre son exégèse biblique et le développement de son raisonnement proprement théologique, a pour soubassement intellectuel trois conceptions fondamentales de l’archevêque de Cambrai-: sa conception de la langue, sa conception de l’Histoire et sa conception philosophique du temps� 26 Sur cette réforme de l’Église, voir le dernier paragraphe du chapitre XLI de la Dissertatio, p� 49� 27 … et l’on pourrait ajouter sans chercher l’anachronisme- : et avec les réformes du pape François ! Cela prouve la constance d’une tradition anti-constantinienne dans l’Église catholique� Pour tout ce développement, v� en particulier les chapitres XLII et XLIII de la Dissertatio, pp� 49-52� On notera que dans ses Plans de gouvernement, autrement dit les fameuses Tables de Chaulnes, qui exposent un programme politique concret, Fénelon envisage sans crainte une Église de France dépouillée de ses biens et privilèges� Au contraire il pense qu’elle y gagnerait en liberté « pour le seul spirituel » (v� les Plans de gouvernement, dans Œuvres, éd� cit�, t�-II, p� 1096)� Pour Fleury, si proche de lui sur ce point, voir notamment le Mémoire sur l’autorité du prince en matière de religion, dans l’édition des Nouveaux Opuscules, Paris, 1807, et les Mœurs des Chrétiens, édition de Bruxelles, 1741, p� 173� 183 Église, pouvoir et papauté Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0026 Fénelon a une véritable pensée linguistique, dont il tire des conséquences étendues et qu’il expose notamment dans sa correspondance� Son principe de base est de refuser une séparation radicale entre « voces » et « sensus »� Si le mot de « sensus » renvoie clairement au sens, le terme « voces » est plus complexe à analyser� Il désigne non seulement les mots eux-mêmes, mais ce que nous pourrions appeler la forme, les tournures, les expressions� Or, note Fénelon, il n’existe pas d’expression de sens possible en dehors des mots et des tournures� Par conséquent il est vain d‘opposer le sens à la forme qu’il prend ou même seulement de les séparer l’un de l’autre 28 � D’une certaine façon la forme est le message� C’est pourquoi l’infaillibilité doit porter sur les mots en même temps que sur le sens� Fénelon considère que sa position est fondée sur le commandement donné par le Christ à ses apôtres d’aller enseigner toutes les nations� Or qu’est-ce qu’enseigner ? Dans sa lettre à Fabroni, Fénelon commente- : « Docere est loqui, sive taxare voces, atque contextus edere », ou encore- : « Docere est per grammaticae regulas ipsam fidei regulam docere »� L’enseignement infaillible de la foi chrétienne entraîne donc l’exactitude du choix des expressions et des règles de la grammaire, la juste disposition des expressions dans la phrase et leur insertion dans un contexte qui en fait les parties nécessaires d’un texte� En définitive, enseigner, c’est produire des textes et juger des textes� À l’évêque de Saint-Pons, Percin de Montgaillard, Fénelon écrit- : « Allez, enseignez, etc�, c’est à dire faites des textes et jugez des textes par d’autres textes 29 »� Sans trop forcer la note, on pourrait dire que la conception de Fénelon implique l’infaillibilité linguistique et non pas seulement doctrinale de l’Église 30 � La conception linguistique de Fénelon semble immobiliser le temps, refuser une variation possible des expressions à travers le temps� Pourtant l’archevêque, par ailleurs, est extrêmement sensible à l’évolution historique� C’est du reste une caractéristique du XVII e siècle que le rôle grandissant qu’y joue l’histoire dans les débats théologiques� Plus que les déductions philoso- 28 Fénelon compare, dans sa Deuxième instruction pastorale sur le cas de conscience (Œuvres (dites) complètes, éd� cit�, t� IV, p� 9) le rapport du sens et de la « parole » à celui de l’âme et du corps� Comme l’être humain, le dépôt de la tradition est un tout « sensible » et « composé »� 29 V� Œuvres (dites) complètes, éd� cit�, t� IV, p� 420� 30 Fénelon a d’ailleurs été accusé dès le XVII e siècle d’inventer une sorte d’« infaillibilité grammaticale » de l’Église� Il s’en est défendu� Sur ce point, v� Jean-François Chiron, op. cit., pp� 82-83� L’archevêque ne prétend évidemment pas que l’Église soit infaillible dans l’établissement des règles grammaticales, mais qu’elle use nécessairement avec exactitude de celles-ci quand elle produit ou examine des textes engageant la foi, et seulement dans ce cas� Dans son interprétation des textes, l’Église juge alors non pas seulement avec « l’infaillibilité naturelle », née de l’évidence du texte, mais avec « l’infaillibilité surnaturelle », née des promesses du Christ� V� la Seconde instruction pastorale, op. cit., pp� 8-9� 184 François-Xavier Cuche Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0026 phiques, les arguments historiques, les faits, sont censés établir la vérité des positions théologiques� L’argument d’autorité paradoxalement s’appuie sur les progrès considérables de la critique historique-: fait autorité l’opinion ou la pratique qui remonte le plus haut dans le temps, qui se rapproche le plus de ce que croyait et vivait l’Église primitive� Et, bien entendu, les affirmations contredites par les faits perdent toute autorité� Fénelon est bien un homme de son siècle par sa volonté d’argumenter à partir des faits historiques� Un peu comme il le fit lors de la querelle du Pur Amour, Fénelon accumule dans la Dissertatio les témoignages historiques� Comme une litanie, les chapitres X à XXV y commencent par la formule « proferitur testimonium », suivie du nom du témoin cité à l’appui de l’assertion de l’archevêque� Le témoignage fait preuve en montrant l’antiquité et la continuité des thèses et des pratiques romaines, du moins dans ce qu’elles ont de fondamental pour la question de l’autorité du Siège Apostolique� Si, dans certains cas, l’argument historique convainc, il faut convenir que fréquemment la démonstration présente des faiblesses méthodologiques certaines-: citations faites hors de tout contexte qui permettrait d’apprécier clairement quelles étaient la visée et la pointe du texte allégué, interprétation minimaliste des textes gênants, sélection de faits ou de textes qui semble nettement « orientée », discussion historique bien rapide des faits, toutes ces failles retirent à nos yeux de l’autorité à la démonstration fénelonienne� Paradoxalement, ce qui est le plus intéressant et le plus probant chez Fénelon, c’est ce qui l’arrache au primitivisme chrétien qu’il partage avec son temps� L’évêque de Cambrai comprend par exemple que les positions du Moyen Âge sont liées à un état de société, à un moment du développement historique, qu’avant de les condamner il faut chercher à les comprendre et que l’on peut alors s’apercevoir que la fidélité à une même vérité peut conduire à des formules ou à des pratiques différentes dans des contextes historiques et donc culturels différents� Fénelon par moments donne l’impression de pressentir que la vérité chrétienne se développe, ou, au moins, se déploie à travers l’histoire� On retrouve là quelque chose de très profondément inscrit dans son esprit� L’auteur de la Dissertatio est le même homme que celui qui écrivait-: « La religion […] est toute historique 31 »… Cette sensibilité au mouvement de l’histoire est équilibrée par une conception du temps� Fénelon, alors qu’il pense philosophiquement que le temps n’a pas de consistance propre, qu’il n’est qu’une évolution de ce qui seul est vraiment, le place cependant sous le signe d’une sorte particulière de continuité� Le paradoxe n’est qu’apparent-: le temps ne se continue d’instant en instant que par la volonté de Dieu� C’est Dieu qui fait être le temps 31 V� le Traité de l’éducation des filles, dans Fénelon� Œuvres, éd� Jacques Le Brun, « Bibliothèque de la Pléiade », t� I, Paris, 1983, p� 120� 185 Église, pouvoir et papauté Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0026 à tout instant, comme d’ailleurs il fait être tout existant� Nous sommes là devant une conception radicale de la création continue� Pour parler en langage anthropomorphique, si Dieu cessait un instant de vouloir le temps, tout disparaîtrait 32 � De même un seul moment d’erreur de la part du Siège Apostolique suffirait à rompre définitivement la chaîne de la vérité, elle le dépouillerait irrémédiablement de son autorité, elle démentirait absolument les promesses du Christ� Il ne peut exister de solution de continuité dans le temps aussi longtemps que Dieu en veut l’existence� De même il n’est jamais possible, même un seul instant, que Pierre cesse de confirmer ses frères� La promesse du Christ est une promesse pour tous les instants de l’histoire, tant que durera le temps� Il n’est pas d’intermittence de l’infaillibilité, parce qu’il n’est pas d’intermittence de Dieu 33 � Le Concile Vatican I n’a pas promulgué la définition de l’infaillibilité pontificale que Fénelon a défendue� Et pourtant beaucoup d’aspects de la conception que Fénelon se faisait du pouvoir dans l’Église et singulièrement du pouvoir de Rome retrouvent de nos jours une actualité surprenante� Il ne s’agit pas pour autant d’arracher Fénelon à son siècle� Il reste un dévot du XVII e siècle et se situe clairement à l’intérieur des débats de son temps� Mais, dans toute sa pensée, Fénelon paraît perpétuellement tendu entre la nostalgie d’un temps ancien, dont il voudrait sauver ce qu’il a de meilleur, et la vive conscience des évolutions en cours, à partir desquelles il entend raisonner� Il y trouve une forme d’équilibre instable� C’est paradoxalement 32 Sur ce point, v� Cuche, François-Xavier� L’Absolu et le monde […], Paris, Champion, 2017, pp� 236-238� 33 Pour ce développement, v� la Dissertatio, pp� 12, 14, 20, 27, 33, etc� Dans le même sens, on pourrait noter encore les similitudes frappantes qui rapprochent la pensée théologique de Fénelon sur le pouvoir du Pape et sa pensée politique sur le pouvoir du Roi� Non que Fénelon fasse la moindre confusion entre les deux-: il refuse absolument de confondre l’Église avec une société politique, et, lorsqu’il parle du pouvoir temporel du pape, il ne lui apporte pas de justifications bibliques ou théologiques� Mais sa politique et son ecclésiologie révèlent une même structure mentale en lui� On pourrait ainsi comparer la façon dont Fénelon conçoit le rapport entre le pape et le Concile et celui que, dans les Tables de Chaulnes, il souhaite instaurer entre le Roi et les États Généraux� Comment surtout ne pas être frappé par la ressemblance entre la formule célèbre du Télémaque, « [le roi] a une puissance absolue pour faire le bien, et les mains liées dès qu’il veut faire le mal » (Les Aventures de Télémaque, dans Fénelon� Œuvres, éd� de J� Le Brun, éd� cit�, t� II, p� 59) et cette citation de saint Paul recontextualisée par la Dissertatio- : le pape peut tout « ad aedificationem, nihil ad destructionem » (Dissertatio, p� 26-- la citation provient de la Deuxième Épître aux Corinthiens, X, 8�) ? Le Roi comme le pape existent uniquement pour le bien de ceux sur qui s’exerce leur autorité� Dans tous les cas, c’est un gouvernement de l’Amour que désire le chantre du Pur Amour� 186 François-Xavier Cuche Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0026 dans l’existence constante en lui d’une tension qui l’amène à chercher le point de conciliation entre deux pôles opposés, dans tous les domaines de sa pensée, politique, philosophique, théologique, qu’il trouve sa frappante cohérence et son ouverture intellectuelle à tous les possibles� Sa définition de l’autorité du pape n’a pas conduit au consensus qu’il espérait, elle continue en revanche aujourd’hui encore de poser les questions fondamentales qui font avancer la pensée�