Oeuvres et Critiques
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0338-1900
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Narr Verlag Tübingen
10.2357/OeC-2018-0027
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Fénelon et les nouvelles frontières du discernement spirituel
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Benedetta Papasogli
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Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0027 Fénelon et les nouvelles frontières du discernement spirituel Benedetta Papasogli Libera Università Maria Ss. Assunta, Rome Le sujet que nous proposons ici est loin d’être inexploré� L’ouvrage de Pauline Chaduc sur la rhétorique de la direction spirituelle chez Fénelon 1 , ainsi que l’article où François Trémolières a éclairé certaines positions de Fénelon concernant l’examen de Mme Guyon et la querelle du pur amour 2 , nous permettent de passer rapidement sur les aspects de notre sujet qui seraient - sans ces précieuses contributions - les plus urgents et incontournables� Pour annoncer la perspective qui sera la nôtre nous emprunterons le chemin d’une digression-: le dernier livre du Télémaque nous offre, à propos du discernement, une parabole exemplaire dont notre propos suivra, en fait, le mouvement� Ce livre commence dans la lumière� Au cours d’une dernière navigation, Télémaque avoue à Mentor qu’il conçoit désormais de façon claire les enseignements qu’il a reçus� La similitude des objets qui sortent peu à peu du chaos d’une connaissance confuse 3 est là pour nous rappeler à quel point dans la pensée de Fénelon - nous y reviendrons - intelligence claire et libre élection ne font qu’un même acte ou s’accordent harmonieusement� Mais dans l’île déserte où le vaisseau doit aborder à cause d’une soudaine accalmie des vents, Télémaque manque de reconnaître un homme, son père, Ulysse, déguisé sous le nom fictif de Cléomène� En même temps, les « motions » affectives qui accompagnent, dans la tradition spirituelle, le discernement des esprits, agissent avec violence� Télémaque est plongé dans la désolation et dégoûté de ces mêmes maximes qui lui étaient apparues en pleine lumière, notamment de cet idéal de pur amour qui resplendit dans une conception sacrificielle de la royauté� Après avoir vu clair, il passe donc par la nuit du non-voir, pour 1 Chaduc, Pauline� Fénelon, direction spirituelle et littérature, Paris, Champion, 2015, voir en particulier le chap� « Le discernement des esprits, un instrument de connaissance d’autrui »� 2 Trémolières, François� « Le discernement fénelonien », dans Simon Icard (dir�), Le discernement spirituel au dix-septième siècle, Paris, Nolin, 2011, pp� 81-92� 3 Fénelon, Les Aventures de Télémaque, dans Œuvres, éd� par Jacques Le Brun, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1983-1997, t� II, p� 311� 188 Benedetta Papasogli Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0027 arriver enfin à cette expérience de la divinité - l’épiphanie de Minerve - qui le confirme dans sa vocation d’homme-: « Je vous ai montré par des expériences sensibles les vraies et les fausses maximes par lesquelles on peut régner 4 »� Cette page du roman pédagogique nous fournira l’articulation de notre réflexion� Dans un premier moment, l’examen de quelques occurrences de la notion de discernement chez Fénelon nous amènera à reconsidérer la ligne de crête qui sépare l’acte intellectuel, distinguant entre le vrai du faux, et le don spirituel du discernement-; mais c’est dans la nuit, ou plutôt dans le crépuscule de l’homme intérieur, que se font jour ces nouvelles frontières du discernement dont Fénelon est, me semble-t-il, l’explorateur incomparable-; et c’est dans un dépassement de l’idée de discernement, vers une plus complexe déclinaison de l’idée d’épreuve et de purification, que les apories du discernement fénelonien trouvent, enfin, leur solution� * Les mots discerner et discernement sont souvent utilisés par Fénelon comme synonyme de vision claire et de distinction sûre, dans des domaines variés dont nous proposons ici quelques exemples� Le duc de Bourgogne, dans l’Examen de conscience sur les devoirs de la royauté, est invité à « discerner entre [ses] conseillers ceux qui le flattent de ceux qui ne le flattent pas 5 », et à ne pas manquer de discernement à l’égard des mérites véritables 6 � D’autres occurrences concernent la relation entre l’homme et Dieu-: dans la Réfutation du système du père Malebranche, où Fénelon affronte la question de la liberté de Dieu et de ses « volontés particulières 7 » (objet typique, et suprême, du discernement dans l’expérience spirituelle), il s’attarde à s’interroger sur les « règles » pour discerner les expressions figurées de l’Écriture d’avec celles qu’il faut « prendre religieusement dans toute la rigueur de la lettre 8 »� Par ailleurs, la plus obscure des « volontés particulières » de Dieu, le mystère de la prédestination, s’exprime également en termes de discernement, qui devient alors le synonyme de la préférence de Dieu pour les élus 9 � Il est remarquable que dans des lieux aussi divers de son œuvre l’archevêque assigne au discernement une fonction objective et synthétique-: pour l’homme à la recherche de Dieu, choisir entre Dieu et ses « figures »-; pour Dieu (et pour le roi), distinguer et choisir les hommes� L’unité des deux aspects s’opère à l’intérieur 4 Ibid�, p� 325� 5 Œuvres, t� II, p� 976� 6 Ibid�, p� 1002� 7 Voir notamment Réfutation du système du Père Malebranche, dans Œuvres, t� II, pp� 376-383� 8 Ibid�, p� 416� 9 Ibid�, p� 466� 189 Fénelon et les nouvelles frontières Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0027 de l’homme spirituel qui cherche à se connaître en Dieu- ; au-delà de tout effort de raison dans l’examen de soi, c’est la sagesse de l’amour qui éclaire le regard jusqu’à produire des vues nettes et distinctes-: « Dès que vous serez véritablement touché […] vous verrez, par les yeux pénétrants de l’amour, tout ce que les autres yeux ne discernent jamais 10 »� Dans ces usages d’un mot ou d’une idée, nous relèverons, pour commencer, la valorisation de la clarté� Jacques Le Brun dans les toutes dernières lignes de ses conclusions sur Le discernement spirituel au XVII e siècle - le beau volume d’actes dirigé par Simon Icard - annonçait l’aube d’un « autre » discernement, celui dont Descartes pose les règles dans le Discours de la méthode-: « […] la puissance de bien juger, et de distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement ce qu’on nomme le bon sens ou la raison […] 11 »� Dans de nombreuses pages de Fénelon, ce cartésien, l’« autre » discernement, que Jacques Le Brun définit comme « anthropologiquement plus fondamental 12 », impose ses lumières, qui - loin d’être achetées chèrement par un exercice subtil - sont douces et universelles comme le soleil de la Création� N’oublions pas que Fénelon cartésien est aussi le spirituel volontariste qui a souligné, plus que tout autre auteur spirituel du XVII e siècle, l’unité de « penser » et de « vouloir », le « vouloir » étant lui-même une manière d’être de la pensée 13 � Or la Démonstration de l’existence de Dieu, dans son hymne à l’homme, transpose sur la liberté de la volonté cette gloire quelque peu cornélienne - outre que cartésienne - qui nimbe les actes de la connaissance claire et distincte-: Quand je veux une chose, je suis maître de ne la vouloir pas-; quand je ne la veux pas, je suis maître de la vouloir� […] Je sens que j’ai un vouloir, pour ainsi dire à deux tranchants, qui peut se retourner à son choix vers le oui et vers le non, vers un objet, ou vers un autre� 14 On ne peut ne pas noter que Fénelon utilise ici, la référant à la volonté de l’homme, cette image de l’épée à double tranchant que l’Écriture réserve à la Parole de Dieu précisément dans son action de juger, de distinguer, de disjoindre les fibres obscures et enchevêtrées de l’âme humaine 15 � 10 Lettres sur divers sujets concernant la religion et la métaphysique, lettre VII, dans Œuvres, t� II, p� 827� 11 Le Brun, Jacques� « Discernement des esprits, discernement spirituel, discernement intérieur », dans Le discernement spirituel au dix-septième siècle, op. cit., pp� 95-103-: p� 103 (voir Descartes, Le discours de la méthode, I ère partie, éd� Adam Tannery, Paris, Vrin, 1966, t� VI, p� 2)� 12 Ibid�, p� 103� 13 « […] la volonté n’est qu’une modification de la pensée », La nature de l’homme expliquée par les simples notions de l’être en général, dans Œuvres, t� II, p� 854� 14 Dans Œuvres, t� II, p� 571� 15 Voir Hébreux 4, 12-13� 190 Benedetta Papasogli Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0027 À ce niveau du discours, la spiritualité épouse donc sans effort, sous un ciel raréfié, la forme abstraite d’une métaphysique� « Élection n’est qu’un jugement » déclarent de façon elliptique les Esquisses concernant l’apologétique 16 � Et l’Avertissement aux Explications des maximes des saints, là où Fénelon présente les enjeux de son œuvre, nous confronte à une sorte de paradoxe-: après avoir découragé le « public » de l’examen des ouvrages des saints, « car l’homme animal ne peut ni discerner ni goûter les choses de Dieu telles que sont les voies intérieures 17 », l’auteur annonce son intention qui est précisément la divulgation du « secret », la rupture du « silence en cette matière 18 » et l’acte d’ « éclaircir », de « démêler le vrai d’avec le faux », au moyen de continuelles bifurcations où le choix de « parler » d’une manière ou de l’autre (« parler ainsi… 19 ») équivaut à marcher dans le droit chemin ou à s’égarer� La métaphore du « dictionnaire par définitions 20 » s’entrelaçant avec celle des « voies », la distinction du vrai d’avec le faux vient envelopper et, d’un certaine manière, contenir le discernement de ces « choses de Dieu » que sont les voies intérieures� « Quiconque passe cette borne est déjà égaré 21 » lisons-nous dans une phrase ambiguë où, d’après le contexte, la borne peut être soit la tradition de l’Église, soit l’amour pur-: la doctrine ou l’expérience, l’ensemble des définitions ou « le terme de toutes les voies que les saints ont connu »� Si, comme le remarque Jacques Le Brun, un nouveau discernement est en train de se faire jour, l’œuvre du théoricien de l’amour pur est sans doute le lieu où un ancien « secret » et une nouvelle « clarté » se rencontrent, parfois au prix d’un involontaire défaut du texte 22 qui entremêle des plans différents par des glissements inaperçus� * Mais tout un courant d’études, qui a dans un livre bien connu de Geneviève Rodis-Lewis son œuvre fondatrice 23 , a montré que la clarté cartésienne - 16 Dans Œuvres, t� II, p� 880� 17 Dans Œuvres, t� I, p� 1002� 18 Ibid�, p� 1001 et suiv�, également pour les citations qui suivent� 19 Voir p� 2014, 2017, etc� 20 Ibid�, p� 1006� 21 Ibid�, p� 1004-: « Cet amour pur est le plus haut degré de la perfection chrétienne� Il est le terme de toutes les voies que les saints ont connu� Quiconque n’admet rien au-delà est dans les bornes de la tradition� Quiconque passe cette borne est déjà égaré »� 22 Nous utilisons ici le titre d’un article de Jacques Le Brun qui porte, comme l’on sait, sur tout autre sujet- : « Fénelon: l’involontaire défaut du texte », Cahiers de lectures freudiennes, n° 15-16 (1988), pp� 59-68� 23 Rodis-Lewis, Geneviève� Le problème de l’inconscient et le cartésianisme, Paris, PUF, 1985 [1950]� 191 Fénelon et les nouvelles frontières Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0027 lorsqu’elle rencontre la profondeur augustinienne - se traduit en découverte de terres inconnues- : le pressentiment d’une nouvelle psychologie, amorçant ce qu’on appellera plus tard l’inconscient, est l’ombre qui redessine les nouvelles frontières de la clarté� Fénelon n’est pas parmi les moralistes qui ont exploré, tels Nicole ou Lamy, l’action des « pensées qu’on ne pense point » ou des idées « accessoires et furtives 24 » aux marges de la conscience-; mais il est le maître spirituel qui a renouvelé le plus radicalement l’appréhension psychologique des « voies intérieures », avec des conséquences aussi bien dans l’expérience que dans la pédagogie du « discernement des esprits » - pour utiliser l’ancien syntagme que Fénelon lui-même préfère à la formule de plus en plus commune à son époque, et non anodine, de « discernement spirituel »� La formule ignacienne « sentir et discerner les divers mouvements qui se produisent dans l’âme 25 » avait élu l’affectivité spirituelle, avec ses « motions » de consolation et désolation, comme le lieu où rechercher la volonté actuelle de Dieu� On se souviendra que Fénelon a été longtemps dirigé par un jésuite, Jacques Le Valois, expert dans la prédication des retraites, bien que Fénelon lui-même n’ait sans doute pas fait l’expérience directe des exercices ignaciens 26 -; et que, d’autre part, le cardinal feuillant Giovanni Bona avait résumé les règles du discernement dans son célèbre traité De discretione spirituum, traduit en français dès 1675 27 (Fénelon, grand estimateur de la Via compendii ad Deum du même Bona, peut-il ne pas avoir connu ce texte capital ? )� Quelques mots-clés d’une tradition si riche nous serviront de repoussoir dans notre lecture, pour mieux apprécier la « nouveauté » fénelonienne : « Le Verbe est très vif et très efficace - lisons-nous chez Bona qui cite ici saint Bernard - […] ç’a esté par les mouvements de mon cœur que j’ai connu sa presence 28 »-; le domaine entier de la vie personnelle est, alors, le champ où reconnaître, par des effets et des signes, « tout de même que l’on connaît un arbre par ses fruits 29 », la vérité des inspirations qu’on a reçues-: « C’est par le renouvellement et la réformation de l’esprit de mon âme […] - Bona donne encore la parole à Bernard- - que j’ai découvert en 24 Lamy, François� Traité de la connaissance de soi-même, t� IV (De l’estre moral de l’homme, ou de la science du cœur), Paris, Pralard, 1697, p� 242� 25 Voir Exercices spirituels, Règles pour le discernement des esprits, pp� 313-336� 26 Voir à ce propos Hillenaar, Henk� Fénelon et les Jésuites, La Haye, Martinus Nijhoff, 1967 (voir, p� 207, des considérations remarquables sur le discernement fénelonien par rapport à la pratique ignacienne)� 27 À propos de ce texte voir, entre autres, Icard, Simon� «La tradition du discernement dans le traité De Discretio [sic] spirituum de Jean Bona », dans Le discernement spirituel au dix-septième siècle, op. cit., pp� 71-79� 28 Traité du discernement des esprits, Paris, chez Jean de Nully, 1701, p� 100� 29 Ibid�, p� 87� 192 Benedetta Papasogli Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0027 quelque sorte sa grande beauté 30 »� Remarquons que le traité de Bona ne déclare aucune incompatibilité entre la ferveur des anciennes maximes du discernement et la méfiance, propre à son époque, envers « la malignité de l’inclination naturelle dans la recherche de soi-même 31 »� Or l’œuvre spirituelle de Fénelon nous introduit de plain-pied dans cet espace intérieur dépaysant et ravagé qu’une nouvelle anthropologie a fait sourdre� Trois éléments concourent à le définir- : premièrement, l’emprise universelle de l’amour-propre, voire l’identité entre le moi et l’amourpropre, que Fénelon déclare dans des formules particulièrement sombres-; d’où le soupçon radical jeté sur tout acte de réflexion sur soi� En deuxième lieu, cet espace est un théâtre d’ombres, où le moi humain se perçoit étranger à lui-même, et éprouve sa propre inconsistance� Et pour finir, l’expérience individuelle fait face à un phénomène nouveau par ses proportions-: l’exténuation de l’affectivité spirituelle, avec un réel bouleversement des signes du vécu, qui semblent n’attester la présence de Dieu que par le ressentiment de son absence� C’est de la correspondance la plus privée de Fénelon et de son « cas » personnel que ressort, à propos de ce dernier thème, le récit le plus neuf et dramatique� Dans les lettres écrites par Fénelon à Mme Guyon entre 1689 et 1690, des aveux troublants, loin d’être la confidence pathétique d’un être souffrant, exposent avec exactitude une matière inouïe aux dons de discernement de l’amie- : « Il me semble que c’est un songe, ou que je me moque, quand je cherche mon état, tant je me trouve hors de tout état spirituel […] 32 »� Plus tard les choses n’auront pas changé, à en croire une lettre à la duchesse de Mortemart qu’on peut dater des dernières années de la vie de Fénelon-: Mon état ne se peut expliquer, car je le comprends moins que personne� Dès que je veux dire quelque chose de moi en bien ou en mal, en épreuve ou en consolation, je le trouve faux en le disant, parce que je n’ai aucune consistance en aucun sens� 33 Le brouillage des signes n’est pas seulement l’effet de l’impossibilité d’ « expliquer » son propre fonds, il dérive aussi du paradoxe d’un « état » ou un « degré » spirituel qui s’exprime par des contre-signes, voire des faiblesses et des chutes où la discrimination entre le volontaire et l’involontaire devient 30 Ibid�, p� 100� 31 Ibid., pp� 258-259 (cité par Icard, « La tradition du discernement… », p� 78)� 32 Correspondance de Fénelon, t� I-V, éd� Jean Orcibal Paris, Klincksieck, 1972-76- ; t� VI-XVIII, éd� Jean Orcibal avec la collaboration de Jacques Le Brun et Irénée Noye, Genève, Droz, 1987-2007, t� II, p� 102 (à Mme Guyon, 9 juin 1689)� 33 Correspondance, t� XVIII, p� 207� 193 Fénelon et les nouvelles frontières Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0027 de plus en plus subtile 34 � La sécheresse envers les amis se traduit par des mouvements dédaigneux, sans que le cœur en soit troublé� La sécheresse envers Dieu passe de la répugnance à la négligence pour l’oraison, sans que la conscience s’en inquiète� Le fonds inexplicable contredit non seulement les messages de l’affectivité mais aussi les évidences du comportement 35 � Une description psychologique où, par exemple, « indolence 36 » pourrait remplacer la noire « acédie » tout comme la pure « indifférence », laisse entrevoir la révolution qu’opère, dès le début de sa correspondance spirituelle, le lexique de la conscience de soi chez Fénelon 37 � Dans ce creuset, le langage du discernement spirituel se revêt, à la fois, de tours négatifs et de métaphores saisissantes� Avant de devenir une maxime du pur amour, l’attitude non-réflexive naît d’une impuissance- : l’âme que Dieu veut « cacher à elle-même » acquiert un toucher d’aveugle pour avancer dans le non-voir� La règle est alors « de marcher comme un aveugle jusqu’à ce que la muraille arrête 38 », en se tournant « d’abord du côté où [l’on] trouve l’espace libre » (non sans que des incertitudes resurgissent- : « […] dois-je espérer que Dieu me fermera aussi tous les côtés, où je ne dois pas aller ? Et dois-je marcher hardiment, tandis qu’il ne mettra point le mur devant moi pour m’arrêter ? 39 »)-; ou bien de suivre le courant qui entraîne, en mesurant la certitude du chemin à l’aune de son propre abandon-: Il me semble que je suis embarqué sur un fleuve rapide, qui descend vers le lieu où je dois aller-; je n’ai qu’à ne me laisser pas accrocher, ni aux branches 34 Voir, entre autres, Correspondance, t� II, p� 95- : « Il me semble que mon discernement, pour distinguer dans mes fautes ce qui est volontaire d’avec ce qui ne l’est pas, augmente beaucoup » (à Mme Guyon, vers le 15 mai 1689)� 35 Voir, entre autres, Correspondance, t� II, p� 137 (à Mme Guyon, 10 octobre 1689)� 36 Sur l’ambivalence de l’ « indolence » (cette indolence qui deviendra un chef d’imputation contre la direction spirituelle de Fénelon, au moment de la crise entre Mme de Maintenon et Mme de la Maisonfort et de l’intervention de l’évêque de Chartres), voir une lettre de Fénelon avec des avis concernant la fille de Mme Guyon (Correspondance, t� II, p� 103, 14 juin 1689)- ; et surtout, cet aveu plus personnel-: «Je ne vois en moi qu’une langueur toute naturelle, un relâchement sensible et une indolence même sur ma tiédeur qui devrait me confondre et m’alarmer� Cependant je suis dans une paix sèche et obscure qui va, comme je vous dis, jusqu’à me paraître une indolence » (ibid�, p� 155, à Mme Guyon, 14 mars 1690), redoublé dans la lettre du 11 avril 1690 (p� 159) et dans celle du 25 avril 1690 (p� 160)� 37 Pour une comparaison entre l’ « indifférence » ignacienne et celle de Fénelon, voir Hillenaar, Henk� Fénelon et les Jésuites, op. cit., p� 207� 38 Voir Correspondance, t� II, p� 89 (lettre à Mme Guyon, 16 avril 1689)� 39 Ibid� 194 Benedetta Papasogli Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0027 des arbres, ni au sable, ni aux rochers qui bordent le rivage� Le cours du fleuve fait le mien […]� 40 Contrairement aux apparences, la marche dans le non-voir est l’exercice le plus fin du discernement, celui qui exige - nous paraphrasons ici Fénelon - le plus de « simplicité » et de « souplesse 41 »� Un débat passionnant entre Fénelon et Mme Guyon tente de définir cet usage d’une vue seconde, une vue d’aveugle, dans laquelle la foi exprime sa double nature « obscure et lumineuse 42 »� Car Fénelon se refuse à souscrire aux outrances de son amie qui ne « se soucie pas de [se] tromper et de ne [se] tromper pas 43 »- : « À la vérité - dit-il - je vois bien le bons sens de ces paroles qui est que, quand Dieu vous met dans la nuit impénétrable, qui est sa volonté inconnue, on ne peut plus voir la main de Dieu qui nous mène 44 », mais la ligne ultime, la « fine pointe » du discernement consiste alors dans une « lumière simple et sans retour de l’âme sur elle 45 », dans une « droiture d’intention » et dans un « mouvement intérieur et délicat à ce qui peut lui plaire [à Dieu] 46 »� À la fois maître et disciple, dirigé et directeur, Fénelon élabore ainsi dans le dialogue avec son amie les conditions d’un discernement qu’on dirait « pur », comme l’amour- ; un discernement qui ne se passe pas de « raison 47 », mais qui se passe de réflexion 48 tout comme d’activité, et qui, d’autre part, s’exerce sur une matière partiellement nouvelle-: l’épreuve de l’absence lorsqu’elle coïncide avec l’état ordinaire de l’âme� On ne sera pas surpris, alors, de constater l’ambivalence entretenue par Fénelon directeur et maître spirituel à l’égard de la pratique du discernement-: d’un côté, la conscience vive d’une tradition à laquelle il fait appel, notamment au plus fort des débats concernant le magistère de Mme Guyon, 40 Correspondance, t� II, p� 139 (à Mme Guyon, vers Noël 1689)� 41 « Pour les répugnances du fond, auxquelles vous dites qu’il faut céder, j’avoue que je ne suis pas assez simple et assez souple pour les discerner » écrit Fénelon à Mme Guyon le 16 avril 1689 (Correspondance, t� II, p� 89)- : le discernement est donc affaire de simplicité et de souplesse� 42 Voir Correspondance, t� II, p� 124 (à Mme Guyon, 11 août 1689)� 43 Correspondance, t� II, p� 113 (18 juillet 1689)� 44 Ibid�, aussi pour les citations qui suivent� 45 Correspondance, t� II, p� 126 (à Mme Guyon, 11 août 1689)� 46 Voir aussi Correspondance, t� II, p� 112 (à Mme Guyon, 17 juillet 1689)-: « L’état de pure foi demande bien qu’on ne cherche à rien voir, pour le chemin par où Dieu me conduit, mais il ne demande pas qu’on marche sans savoir si c’est Dieu qui nous fait marcher-: autrement ce ne serait plus foi en Dieu, mais foi en son propre égarement »� 47 Correspondance, t� II, p� 126 (à Mme Guyon, 11 août 1689)� 48 « Il n’y a donc jamais de foi qui n’ait effectivement sa certitude, mais c’est une certitude sur laquelle on ne peut pas toujours réfléchir » (ibid�, p� 125)� 195 Fénelon et les nouvelles frontières Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0027 avec un accent vigoureux sur la primauté que l’examen de la personne et de son esprit doit avoir sur les définitions de la doctrine-; de l’autre, au cœur même de ce débat, une préférence pour les formules négatives où le discernement épouse la ligne du non-voir 49 � Si le traité de Bona accordait un grand espace à la phénoménologie des faveurs extraordinaires, en établissant une nomenclature qui valait comme un principe de discernement- ; si l’Explication des maximes des saints, en tant que « dictionnaire par définitions », élargit l’entreprise jusqu’à une recodification totale du langage mystique- ; il reste que la litote, la sourdine, la négation inscrite dans les constructions restrictives (« la contemplation n’est que… la sainte indifférence n’est que… 50 ») sont la règle de cette nouvelle clarté- ; il reste, surtout, que dans la pratique vivante de la conduite spirituelle, l’oubli de soi, l’absence d’examens fréquents, le renoncement à « sonder le fond de son cœur 51 » sont les conditions pour apercevoir la voix - délicate entre toutes - de la volonté de Dieu� Un écrit confidentiel comme De l’autorité de Cassien arrive à envisager la possibilité d’un retour sur soi, d’un regard sur les opérations de Dieu, qui, loin d’interrompre l’état de passivité dont le système spirituel de Fénelon a essayé d’établir la permanence, en serait « un exercice très pur 52 »� Les « volontés particulières » de Dieu, nous dit une lettre de 1689, « s’impriment 53 »-: l’âme les suit sans, pour autant, sortir de cette « involonté » qui est son « état très parfait 54 »� Après tout, si Fénelon préfère le syntagme traditionnel « discernement des esprits » à celui de « discernement spirituel » qui valorise de plus en plus le creuset intérieur de la conscience, c’est aussi parce qu’un seul, le saint Esprit, ailleurs il dit le pur amour, scrute et discerne 55 -; et le conseil suprême, dans lequel le thème du discernement reçoit sa configuration la plus proprement fénelonienne, est de « se laisser » - « se délaisser 56 » - à cet 49 Cf� Correspondance, t� II, p� 91- : « Allons toujours par le non-voir, comme le dit le bienheureux Jean de la Croix » (à Mme Guyon, 30 avril 1689)� 50 Voir la « Conclusion » de l’Explication des maximes des saints (Œuvres, t� I, pp� 1094- 1095)� 51 Cf� Hillenaar, op. cit., p� 207� 52 Publié, avec le Mémoire sur l’état passif, en appendice à Goré, Jeanne-Lydie� La notion d’indifférence chez Fénelon et ses sources, Paris, PUF, 1956 (p� 267)� 53 Lettre à Mme Guyon, 26 juin [1689], Correspondance, t� II, p� 106� 54 Ibid, p� 105� Voir aussi-: « Quand Dieu me cachera sa volonté, je veux bien cesser de la voir et me laisser conduire au travers des plus épaisses ténèbres par l’impression intérieure, comme un homme que la nuit surprend et qui se trouve hors de toute route » (p� 150, lettre à Mme Guyon, début février 1690)� 55 Voire le pur amour lui-même qui devient, à la fois, objet et principe de connaissance-: « Je suis très persuadé que le pur amour, quand il a détruit toute propriété, fait éprouver des choses que le seul pur amour est capable d’entendre » (à Mme Guyon, 11 mai 1689, Correspondance, t� II, p� 93)� 56 Voir Correspondance, t� II, p� 105 (à Mme Guyon, 26 juin 1689)� 196 Benedetta Papasogli Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0027 Esprit qui imprime le mouvement nécessaire pour marcher, au moment de l’épreuve, dans « l’abîme impénétrable 57 » d’une « volonté inconnue »� * C’est ici que se greffe un développement ultérieur où, me semble-t-il, les traits les plus opposés de la démarche intellectuelle et spirituelle de Fénelon - l’exigence de la clarté et la préférence pour la nuit, l’éthique de la distinction et la mystique de l’unité, l’acuité tranchante et la souplesse désarmée - se réconcilient dans un dépassement mystérieux� Une lettre de 1689 à Mme Guyon introduit, pour expliquer l’identité qui subsiste entre abandon et liberté, une image destinée à devenir un topos de la direction spirituelle de Fénelon-: L’abandon bien entendu est un exercice continuel de notre liberté, pour la délaisser à tous les mouvements du Saint-Esprit-: ainsi, ce qu’on appelle passiveté, n’est jamais une absolue cessation d’action, mais c’est un usage très libre de notre volonté, pour la laisser conduire par celle de Dieu� Un homme qui se laisse faire par un chirurgien une incision profonde et douloureuse, fait sans doute une action très libre et courageuse, en ne se remuant pas, pour laisser faire le chirurgien� 58 L’aveugle devant la muraille, l’homme qui s’abandonne au courant étaient des images guyoniennes, reçues et réélaborées par Fénelon� Le fantasme du Dieu médecin qui incise et cautérise les gangrènes profondes 59 , du Dieu guerrier qui attaque, « le glaive en main », les « derniers replis de notre cœur 60 », du Dieu tailleur qui coupe dans le drap qu’il faut savoir lui présenter hardiment 61 , est parmi ceux qui caractérisent de façon éminemment personnelle la leçon spirituelle de Fénelon� De cette constellation symbolique, il nous importe de souligner ici qu’elle surgit du terrain d’un discours sur le discernement, implicite parfois, mais toujours central dans la correspondance entre Fénelon et Mme Guyon, pour devenir ensuite un topos du directeur-; et, d’autre part, qu’elle prolonge et renverse nettement la représentation de la maîtrise du vouloir humain - « Je sens que j’ai un vouloir, pour ainsi dire, à deux tranchants… »-- telle que Fénelon la propose dans la Démonstration de l’existence de Dieu. 57 Correspondance, t� II, p� 159 (à Mme Guyon, 11 avril 1690)� 58 Correspondance, t� II, p� 86 (à Mme Guyon, mars 1689)� 59 Lettres et opuscules spirituels, XXI (Discours sur les croix), dans Œuvres, t� I, p� 651� 60 Lettres et opuscules spirituels, X (De la parole intérieure), dans Œuvres, t� I, p� 592� 61 Voir Œuvres, t� II, p� 602� 197 Fénelon et les nouvelles frontières Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0027 Sa vie durant, Fénelon entonnera le chant, sourd comme une plainte, de l’indicible « circoncision du cœur »� On lit, dans une lettre de direction de 1706-: Ô le beau partage que de quitter tout, et de se livrer à la jalousie de Dieu qui est le couteau de la circoncision ! […] Les endroits où notre main frappe ne sont jamais ceux où Dieu veut couper� […] mais quand la main de Dieu vient […] elle sait choisir précisément les jointures, pour diviser l’âme d’avec elle-même-; elle ne laisse rien d’intime qu’elle ne pénètre� […]� Les âmes sont merveilleusement purifiées dans le purgatoire, par leur simple non-résistance à la main de Dieu qui les fait souffrir� 62 Les mystiques tant cités par Fénelon ont toujours su que la purification est une forme de connaissance� La lame qui discerne entre le pur et l’impur reconfigure la conscience de soi, fait pressentir les abîmes de l’être, redessine la ligne, toujours reculée, du contact entre le monde de l’homme et le monde de Dieu� Qu’est-ce que la lancette de l’anatomiste, si ce n’est le prolongement des pouvoirs de l’œil et des propriétés de la lumière 63 -? Mais puisque la lancette pénétrante ou le glaive séparateur sont dans la main de Dieu, cette distinction, ce jugement, cette élection amère et salutaire qui discerne les fibres des volontés de l’homme pour libérer en lui l’ « involonté 64 » du pur amour, ne se fait pas dans la clarté de ce matin où l’homme est « dans la main de son conseil 65 »- - selon une expression fréquente, et fort ambivalente, chez Fénelon� Le processus du discernement coïncide, finalement, avec l’épreuve elle-même, et en épouse - sans cesser d’être un exercice de liberté - la substantielle passivité� Si dans l’Explication des maximes des saints Fénelon tente une opération méthodique et radicale de discernement sur les catégories de l’expérience mystique, c’est ici, dans le secret de la communication spirituelle, qu’il explore le plus profondément la métamorphose que le thème du discernement lui-même peut subir au contact avec les nouvelles frontières de la mystique-: frontières enfouies dans ce chemin indifférencié, dépourvu d’étapes et de degrés, de révélations ou de méthodes, auquel mène - qu’on nous pardonne le jeu de mots - l’idéal fénelonien de l’indifférence� 62 Œuvres complètes, t� VIII, p� 672 (4 janvier 1706)� 63 Voir à ce propos Havelange, Carl� De l’œil et du monde. Une histoire du regard au seuil de la modernité, Paris, Fayard, 1998� 64 Le terme d’ « involonté », cher à Fénelon, naît lui aussi du dialogue avec Mme Guyon (voir Correspondance, t� II, p� 90)� 65 Cf� Œuvres, t� I, p� 592-593 (Lettres et opuscules spirituels, X, De la parole intérieure)�
