eJournals Oeuvres et Critiques 43/2

Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.2357/OeC-2018-0028
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Les lettres spirituelles de Fénelon, archevêque de Cambrai

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2018
Volker Kapp
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Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0028 Les lettres spirituelles de Fénelon, archevêque de Cambrai Volker Kapp Université de Kiel Fénelon, épistolier prolifique, a écrit beaucoup de lettres spirituelles, mais comment peut-on les distinguer à l’intérieur du corpus immense de sa correspondance ? Gosselin leur réserve dans le volume VIII une section spécifique qui réunit 522 pièces� Après une trentaine adressée à des ecclésiastiques et des religieuses, on y trouve des « Lettres à diverses personnes du monde qui commencent une vie chrétienne 1 », intitulé curieux d’une section contenant par exemple la correspondance avec M me de Maintenon� La section suivante, « À diverses personnes de piété qui vivoient dans le monde 2 », est focalisée sur quelques thèmes ou des destinataires� Comme les éditeurs du XVIII e siècle, l’Histoire littéraire de Fénelon de Gosselin et l’Histoire de Fénelon de Bausset rapprochent ces lettres des écrits spirituels en s’efforçant de les défendre contre les répercussions de la querelle du quiétisme et de la condamnation de l’Explication des maximes de saints par le Bref Cum alias (1699)� En plus, Gosselin remonte aux sources manuscrites afin de libérer les lettres des remaniements inspirés d’un souci d’orthodoxie� Il adopte un ordre chronologique à l’intérieur des différentes sections, invente toutefois autant que possible un titre pour chaque lettre afin que le lecteur trouve « sans peine les lettres analogues à son état et à ses besoins particuliers 3 »� Jean Orcibal a renoncé à ces intitulés aussi bien qu’aux classements soumis à contestation� Le volume XVIII de la Correspondance réunit 502 « lettres spirituelles » provenant surtout des Œuvres spirituelles publiées au XVIII e siècle� Cette donnée oblige à réfléchir de nouveau sur le genre, dont la structure reste à préciser par la critique littéraire� Les premiers exemples de lettres spirituelles datent de l’époque où Fénelon rencontre M me Guyon, le plus grand nombre de ces lettres provient sans aucun doute de la plume 1 Œuvres complètes de Fénelon, Paris etc�, Leroux et Jouby, 1851-1852, 10 vol�, cit� OC VIII, p� 464� 2 OC VIII, p� 540� 3 OC I, p� 164� 200 Volker Kapp Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0028 de l’archevêque de Cambrai� On a reproché à Ély Carcassonne de préférer cette correspondance aux autres activités, devenues ces dernières années un champ prisé des chercheurs 4 � Nous focalisons l’attention sur le corpus de cette dernière période de l’existence de notre épistolier sans sous-estimer les travaux prometteurs sur son épiscopat et sans subordonner l’analyse de sa correspondance spirituelle aux débats théologiques� Aussi légitime que soit la méthode de confronter les lettres aux œuvres spirituelles ou théologiques, elle marginalise bien des aspects qui méritent notre attention� Il va de soi que la correspondance liée à la Querelle du quiétisme reste en dehors de notre réflexion bien que notre point de départ soit un ensemble de textes appartenant probablement en majorité à la période précédant l’emprisonnement de M me Guyon� Jean Orcibal exclut de son édition le dialogue poétique entre Fénelon et M me Guyon� Quoique ce choix soit justifié, la poésie se situe plus haute dans la hiérarchie des valeurs littéraires de l’Ancien Régime, où on substituait un poème à une lettre, qu’on écrirait de nos jours, dans des circonstances spécifiques, parmi lesquelles peuvent figurer des expériences religieuses� Face à cette donnée, on pourrait inclure ces entretiens poétiques dans le corpus des lettres spirituelles� La quasi-unanimité des jugements négatifs sur ces vers, dont le ton parfois badin choque les critiques, mériterait une révision, d’autant plus justifiée que la poésie religieuse suit ses propres lois et que ceux qu’on appelle les mystiques s’en servent pour mieux traduire leurs visions difficiles à exprimer en prose� Passant de ces poésies à la correspondance en prose, on retrouve ce badinage quand, à une époque tardive, Fénelon s’appelle lui-même « Tonton 5 », et applique le surnom de « fanfan » à son neveu, le marquis Gabriel-Jacques de Fénelon� Ce sobriquet charmant, qui s’accorde avec le cliché maintenant démodé d’un Fénelon débonnaire, indulgent, voire même gai 6 , ne lui est pas reproché par les critiques� 4 Leduc, Christophe� « Fénelon, archevêque de Cambrai », dans Henk Hillenaar (éd�), Nouvel état présent des travaux sur Fénelon, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 2000, p� 114� Voir sur cet argument Deregnaucourt, Gilles / Guignet, Philippe (éd�)� Fénelon. Évêque et pasteur en son temps (1695-17159)-: Actes du Colloque de Cambrai des 15-16 septembre 1995, Lille, Publications du Centre d’histoire de la région du Nord et de l’Europe du Nord-Ouest, 1996� 5 Voici un exemple de cette familiarité-: « Bonjour petit fanfan, tu connais la tendresse de Tonton pour toi� » (Correspondance de Fénelon� Texte établi par Jean Orcibal avec la collaboration de Jacques Le Brun et Irénée Noye, Paris-Genève, Klincksieck-Droz, 1972-2007, 18 vol�, cité CF, ici CF XVI, p� 81)� Il écrit le 1 er décembre 1714 au chevalier Destouches, qui n’est pas un de ses dirigés- : « Vous voyez que votre badinage est contagieux� Vous m’y entraînez » (CF XVI, 421)� 6 Ce cliché est contredit par les aveux de l’épistolier, par exemple CF XVIII, p� 166 et p� 206� 201 Les lettres spirituelles de Fénelon Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0028 Tandis que Gosselin cherche toujours à mettre en relief un thème prétendu prédominant dans chaque lettre, nous voudrions insister sur la diversité des thèmes abordés par laquelle les lettres spirituelles ressemblent au reste de sa correspondance� À moins d’ériger ses nombreuses lettres à la comtesse de Montberon, la femme du gouverneur de Cambrai 7 dirigée par Fénelon, en modèle de ce genre littéraire, il faut reconnaître qu’il s’en tient rarement à un seul argument et parsème ses lettres les plus diverses de propos religieux dont la qualité ne laisse rien à désirer par rapport aux développements spécifiques des opuscules spirituels� Ces lettres, où sont inclus des conseils ou des considérations morales sans qu’elles soient focalisées sur eux, ne peuvent donc être exclues de notre enquête, d’autant moins qu’elles permettent de cerner quelques spécificités de la lettre spirituelle fénelonienne� La concentration sur un seul thème caractérise surtout les lettres où notre archevêque s’occupe des problèmes administratifs de son diocèse, et, dans un moindre degré, les lettres développant un problème théologique� Il faut en excepter celles adressées à Dom François Lamy, qui passent souvent de l’exposé doctrinal à la parénèse spirituelle� Après avoir expliqué à Lamy la doctrine de la prédestination, la lettre de juillet 1701 se termine par une évocation de la paix des saints qui « ne s’acquiert pas par des raisonnements philosophiques » mais par ce que l’épistolier, renvoyant à saint Paul (1 Cor I, 21), qualifie de « folie de la prédication […]� La paix se trouve, non dans les raisonnements abstraits, mais dans l’oraison simple, non dans les recherches spéculatives, mais dans les vertus réelles et journalières 8 »� Fénelon subordonne le « raisonnement abstrait » entre spécialistes de théologie à la pratique des vertus journalières� À ce propos, sa fameuse lettre à l’évêque d’Arras, Guy de Sève de Rochechouart, sur la lecture de l’Écriture sainte par les laïques, évoque les divergences entre les premiers siècles du christianisme et l’époque actuelle-: […] les livres de l’Écriture sont les mêmes aujourd’hui que dans les premiers siècles […]� Mais tout le reste n’est plus au même état� Les hommes qui portent le nom de chrétiens n’ont plus la même simplicité, la même docilité, la même préparation d’esprit et de cœur� Il faut regarder la plupart de nos fidèles comme des gens qui ne sont chrétiens que par leur baptême reçu dans leur enfance sans connaissance ni engagement volontaire� Ils n’osent en rétracter les promesses, de peur que leur impiété ne leur attire l’horreur du public� Ils sont même trop inappliqués et trop indifférents sur la religion, pour vouloir se donner la peine de la contredire� 9 7 Cf. sur François comte de Montberon CF IX, p� 258, sur son épouse CF XI, p� 55� 8 CF XIV, p� 46, des énoncés analogues dans CF XVIII, p� 208 et p� 220� 9 CF XII, p� 283� 202 Volker Kapp Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0028 Évoquer les premiers chrétiens en vue de critiquer les défauts des contemporains n’a rien d’extraordinaire depuis la publication des Mœurs des chrétiens (1682) par Claude Fleury� La condamnation explicite d’un christianisme d’accommodation sociale ne se retrouve dans aucune des lettres spirituelles où elle aurait probablement découragé les fidèles qui voulaient être fortifiés par notre homme d’Église� Elle éclaire cependant l’arrière-fond dont se nourrit son zèle à parsemer sa correspondance d’instructions religieuses très concrètes sans que ces passages prédominent dans le message à transmettre� Une difficulté terminologique, dont ni Gosselin ni Bausset ne s’occupent, se manifeste, quand, dans Fénelon, directeur de conscience (1901), Moïse Cagnac plaide pour la notion de « lettres de direction », à laquelle on reproche de construire arbitrairement « un nouveau genre littéraire 10 » sur les bases des données ecclésiales du XIX e siècle� La dénomination de lettre spirituelle reflète toutefois les pratiques spirituelles aussi bien que l’option terminologique de Cagnac� Commentant la lettre du 17 janvier 1702 au duc de Bourgogne, Orcibal cite Albert Delplanque soutenant que « là où il semblait que le cœur dût parler seul […] sera une lettre de direction et de correction 11 »� L’éditeur de la Correspondance n’aurait pas repris ces deux notions s’il ne les jugeait pertinentes� Selon François Varillon, la première version de De l’éducation des filles est « plutôt une longue lettre de direction 12 », jugement qui nous semble bien caractériser cet écrit difficile à classer� Il faut donc procéder avec prudence en constituant un corpus de lettres spirituelles� Du point de vue de la forme, la première version de De l’éducation des filles 13 ressemble à la Lettre sur la direction dont on ne connaît pas le destinataire� Ces deux textes rappellent plus le genre du traité, du mémoire ou du discours que celui d’une lettre� La Lettre sur la direction ne fournit aucune définition du genre littéraire ni un plaidoyer en faveur d’un terme spécifique� Elle s’occupe de la direction en tant que pratique religieuse en soulignant que le directeur, personne difficile à trouver, doit allier une grande expérience et un jugement net à l’humilité de laisser la préférence à la volonté de Dieu qui guide le dirigé en même temps que le dirigeant� Elle met donc les visées spirituelles au-dessus des paradigmes du genre épistolaire� Le critique littéraire est tenu à admettre 10 Mellinghoff-Bourgerie, Viviane� « L’écrivain au service des âmes-: tradition et avatars de l’épistolarité spirituelle », dans Olivier Millet (éd�), La Spiritualité des écrivains, Genève, Droz, 2008 (Travaux de littérature publiés par l’ADIREL), p� 125� 11 CF XI, p� 198 citant Fénelon et la doctrine de l’amour pur d’après sa correspondance avec ses principaux amis, Lille, Lefebvre-Ducrocq, 1907, p� 52� Voir également CF XVIII, p� 178� 12 Varillon, François� Fénelon et le pur amour, Paris, Seuil, 1957, p� 45� 13 Destiné originairement au duc de Beauvillier� 203 Les lettres spirituelles de Fénelon Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0028 cette prépondérance de la pratique religieuse qui relativise toute systématisation littéraire� La difficulté terminologique se réduit dès qu’on s’en tient aux données historiques� L’Epistolario espiritual de Jean d’Avila traduit par Gabriel Chappuys est publié sous le titre d’Epistres spirituelles (1588) et l’édition princeps des lettres de François de Sales, procurée par Jeanne de Chantal et Louis de Sales, s’intitule Epistres spirituelles (1626) 14 � En substituant le mot démodé d’épître par lettre, on reprend la terminologie du XVII e siècle� Il reste toutefois à préciser le profil spécifique de notre auteur dans le contexte des guides spirituels ainsi que de l’épistolarité qui s’y rattache au XVII e siècle� Pauline Chaduc qualifie sa correspondance de « document historique majeur pour comprendre la pratique de la direction spirituelle, ses ambiguïtés et ses ressources », par laquelle Fénelon a « donné au patrimoine littéraire une œuvre de premier plan 15 »� D’après Chaduc, son épistolarité est centrée sur « la manière dont Dieu agit dans l’histoire individuelle 16 », elle est donc subordonnée à un but extralittéraire, par lequel elle s’émancipe de la réglementation du genre épistolaire, ouvert par principe à bien des déviations individuelles� À sa nièce, Mère Marie-Marthe de Chantérac, entrée vers 1690 au Premier Carmel de Bordeaux 17 , Fénelon inculque d’obéir « à la règle, si vous voulez qu’on vous obéisse, ou, pour mieux dire, faites obéir non à vous, mais à la règle, après que vous lui aurez obéi la première 18 »� Toutes les fois qu’une telle parénèse, typique de sa conception de la vie religieuse, est au premier plan, nous avons affaire à une lettre spirituelle servant à former les destinataires ou à confirmer leur attente� Privées des allusions individuelles, ces lettres se métamorphosent en opuscules spirituels� Bien que l’épistolier affirme au duc de Bourgogne qu’il se garde de se « mêler des affaires qui sont au-dessus de [lui], et principalement de celles de la guerre [qu’il ignore] profondément 19 », il avance des directives spirituelles pour régler la conduite des destinataires dans le camp� Lors du siège de Douai en 1712, il conseille à son neveu de se borner à ses fonctions et passe sans transition au plan religieux-: 14 Mellinghoff-Bourgerie, Viviane� François de Sales un homme de lettres spirituelles, Genève, Droz, 1999, p� 195� 15 Chaduc, Pauline� Fénelon, direction spirituelle et littérature, Paris, Champion, 2015, p� 666� 16 Op� cit�, p� 507� 17 CF XVII, p� 33� 18 CF XVI, p� 66� 19 CF XIV, p� 64� 204 Volker Kapp Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0028 Laissez tomber tout empressement naturel, et écoutez en paix et en silence ce que Dieu demande de vous� Ensuite, faites-le simplement� Vous verrez […] que l’esprit de grâce vous fera tenir sans hésitation le juste milieu� 20 Sans prétendre s’immiscer dans la logique des stratégies de combat, il trouve moyen de faire valoir les principes de la foi qui, déterminant la vie militaire aussi bien que la vie civile, aident à trouver la voie appropriée à toutes les conditions de vie, celle du juste milieu� La correspondance avec son neveu abonde aussi bien en instructions religieuses qu’en conseils pratiques, dont l’analyse permettrait d’évaluer les mécanismes de la vie militaire et de la vie de Cour� Passant au tutoiement, une lettre conseille au neveu blessé à la jambe-: « Ne néglige rien pour ta guérison » en ajoutant la remarque-: « Il faut être paisible, simple, gai, sociable, en portant le royaume de D[ieu] au-dedans de soi 21 »� Les maximes chrétiennes gardent leur valeur dans le camp militaire où l’agressivité guerrière est à bannir de la sociabilité déterminée par un comportement paisible, simple et gai� La lettre intitulée « À un militaire 22 » documente la volonté de dispenser des leçons de morale aux nobles servant dans les armées du Roi Soleil 23 � On pourrait parler de fragments d’une lettre spirituelle et en composer un texte analogue à la « Lettre spirituelle 491 24 », à tort toutefois parce que la manière de présenter la parénèse s’intègre dans les lettres d’amitié, un des modèles de la lettre spirituelle� Un soldat reçoit cependant un autre type de lettre qu’une personne vivant dans un monastère ou disposant d’une certaine indépendance dans la vie privée� Fénelon cherche à respecter les exigences de chaque statut de société tout en s’efforçant de transformer le style de vie dans le monde par un esprit évangélique� La correspondance avec le Vidame d’Amiens, un des fils du duc de Chevreuse et le transmetteur confidentiel de la lettre du 17 septembre 1708 au duc de Bourgogne, commence par un exposé centré sur « la vanité et l’illusion du songe de cette vie� […] La vie qui est si fragile pour tous les hommes, l’est infiniment davantage pour ceux de votre profession 25 »� Le parallélisme avec un opuscule spirituel attaquant le mondain qui, faute de 20 CF XVI, p� 76� 21 CF XVI, p� 89� Les lettres spirituelles abordent souvent ce thème (CF XVIII, p� 135, p� 202)� 22 CF XVIII, pp� 204-206� 23 Claude Fleury élabore alors Le soldat chrétien, ouvrage publié posthume en 1772, qui « avait pour mission d’effacer le souvenir du manuel homonyme d’Érasme » (Preyat, Fabrice� « Le manuel du Soldat chrétien de Claude Fleury-: idéologie nationaliste et pensée sociale catholique », dans Jean Garapon (éd�), Armées, guerre et société dans la France du XVII e siècle, Tübingen, Narr, 2006, p� 107)� 24 CF XVIII, pp� 220-221� 25 CF XII, p� 149� 205 Les lettres spirituelles de Fénelon Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0028 foi, « n’a jamais rien vu et a passé sa vie dans l’illusion d’un songe 26 » n’autorise pas d’en déduire le critère d’une lettre spirituelle� La pratique religieuse, qui se nourrit de la cristallisation des expériences dans une forme écrite, garde une priorité absolue sur le raisonnement théologique� Fénelon recommande à la comtesse de Montberon de lire des lettres et des entretiens de saint François de Sales « remplis de grâce et d’expérience 27 », mais il tient à ce que cette lecture spirituelle soit encadrée dans une vie de prière� Interrogé par Lamy sur un ouvrage de J�-J� Duguet traitant la prière publique 28 , il avoue qu’il ne le connaît pas, mais il partage les réserves du bénédictin-: Je ne suis pas surpris de ce que vous trouvez que l’auteur n’a aucune expérience de la vie intérieure et de l’oraison� En tout art et en toute science où il s’agit de la pratique, ceux qui n’ont qu’une pure spéculation ne sauraient bien écrire� Laissez dire ceux qui raisonnent sur la prière au lieu de prier, et contentez-vous de ce que D[ieu] vous donne� 29 La spéculation théologique présuppose la vie spirituelle� En épistolier autant qu’en théologien, Fénelon met la pratique religieuse au-dessus du raisonnement abstrait� Réconfortant le destinataire contre les attaques acharnées de Malebranche critiqué par celui-ci, il transforme l’interdiction d’écrire imposée par ses supérieurs de la Congrégation de Saint-Maur en instruction spirituelle- : « […] je vous trouve fort heureux de n’avoir qu’à vous taire, en obéissant 30 »� La lettre du 30 septembre 1708 à Marie Christine de Salm s’autorise de saint Paul (1 Cor I, 25) pour soutenir : Tout ce qui s’appelle esprit et critique est dangereux� […] Bienheureux les pauvres d’esprit, et qui n’ont point l’avarice de raisonner, de savoir, et de posséder en propre toutes leurs lumières� La bonne science est celle de J�C� crucifié et la vraie sagesse est la folie de la croix� 31 Les « pauvres d’esprit », dont la science est « la folie de la croix », sont érigés par ces lettres spirituelles en modèles du chrétien en insistant sur les liens entre science théologique, spiritualité et pratique de la vie chrétienne� 26 Fénelon� Œuvres, vol� I, éd� Jacques Le Brun, Paris, Gallimard, 1983, p� 705� 27 CF X, p� 71� Voir également CF X, p� 73 et CF XVIII, p� 157� 28 Duguet, Jacques Joseph� Traitez sur la prière publique et sur les dispositions pour offrir les saints mystères et y participer avec fruit, Paris, 1707� 29 CF XIV, p� 7, thème traité par exemple dans CF XVIII, p� 89, p� 104, p� 179� 30 CF X, p� 112� 31 CF XIV, p� 76� Voir également CF XVIII, p� 122� 206 Volker Kapp Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0028 La princesse Marie-Christine de Salm, dégoûtée des difficultés du gouvernement de l’abbaye de Remiremont, est dissuadée de se retirer dans sa famille par l‘exhortation-: Passez-vous en esprit de foi de tous les secours extérieurs dont la Providence vous prive� Quand Dieu ne les donne pas, il supplée par lui-même […] la croix est notre partage en ce monde� Nous n’y sommes que pour souffrir� Heureux qui aime sa croix� 32 Aimer sa croix n’est pas une maxime réservée à ceux qui ont choisi la vie consacrée, c’est l’exigence déterminant la vie chrétienne dans le monde� Aussi Fénelon conseille-t-il au Vidame d’Amiens de lire, de prier tous les jours à certaines heures réservées, de fréquenter les sacrements, de fuir toutes les occasions de dissipation [qu’il peut] retrancher, sans manquer aux véritables bienséances de [son] état� 33 La lecture spirituelle et la parénèse transmise par une lettre ne porte de fruits qu’à condition d’être flanquée de la prière et de la fréquentation des sacrements� Fénelon invoque un principe anthropologique pour avertir le Vidame d’Amiens d’un défaut qui concerne deux domaines-: son « esprit est en sa manière aussi sensuel que [son] corps » de sorte qu’il risque de « perdre le temps le plus précieux qui est destiné ou aux exercices de religion […] ou aux devoirs du monde 34 »� Le parallélisme des « exercices de religion » et des « devoirs du monde » caractérise bien ce volet de la correspondance de l’archevêque� Ses lettres d’amitié, qui se caractérisent par la diversité de ses propos, sont parsemées de renvois à la croix imposée dans la vie quotidienne� Dès que le marquis de Fénelon est à Paris, son oncle lui demande de « s’accoutumer dans le monde à la fatigue de l’esprit » en expliquant cet effort dans une optique religieuse� Offrez cette contrainte à Dieu-: c’est accomplir sa volonté par les devoirs de votre état-; c’est faire une bonne pénitence de vos péchés-; c’est sacrifier à Dieu votre repos, votre goût, vos commodités� 35 32 CF XII, pp� 199-200� Sur sa fonction cf. CF XI, p� 272� 33 CF XIV, p� 81� Voir également CF XII, p� 239, p� 211� 34 CF XIV, p� 208� Voir également CF XVIII, p� 101� 35 CF XVI, p� 115� Voir également CF XVIII, p� 108� 207 Les lettres spirituelles de Fénelon Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0028 Sa correspondance insiste sur le sacrifice imposé par la vie de société tandis que ses opuscules spirituels mettent en garde contre les illusions du monde� Fénelon avoue-: « Je sais qu’on ne peut pas être toujours si rangé », réserve suivie de l’exhortation : « il faut tâcher d’en trouver quelques-uns qui joignent à un vrai mérite la condition et même quelque rang 36 »� Cependant il préfère une vie chrétienne s’arrangeant des relations sociales à une rupture avec la société 37 � Sa correspondance contrebalance dans ce point le rigorisme de ses écrits spirituels sans jamais le renier� Fénelon sait réconcilier deux exigences à première vue opposées� Quand son neveu est finalement forcé à faire opérer sa jambe, l’oncle plaint ses douleurs en les rattachant en même temps à la foi-: […] il faut s’abandonner à Dieu et aller jusqu’au bout� Le courage humain est faux-; […] Heureux le courage de foi et d’amour ! il est simple, paisible, consolant, vrai et inépuisable, parce qu’il est puisé dans la pure source� 38 Ce propos correspond aux thèmes traités par les lettres spirituelles, mais le reste de cette lettre ne se prête pas à être transformé en opuscule spirituel selon le modèle des instructions dont M me de Maintenon a constitué un recueil� Jacques Le Brun a identifié la provenance d’opuscules spirituels des lettres, aujourd’hui perdues, adressées à M me de Maintenon, sans qu’on puisse vérifier les modifications que ces textes ont subies par des instances indépendantes de l’épistolier 39 � Dès que les « lettres spirituelles » réunies dans le volume XVIII de la Correspondance n’autorisent aucune délimitation nette de la correspondance parsemée de conseils religieux parmi d’autres arguments, il faudra identifier la motivation qui pousse l’archevêque à transmettre de tels messages� Les circonstances de sa vie jouent un rôle plus que marginal dans l’essor de l’épistolarité fénelonienne� Banni par Louis XIV de la Cour, Fénelon est censé restreindre la direction à son diocèse de Cambrai� En effet, il ne 36 CF XVI, p� 115� 37 Il écrit à la comtesse de Gramont : « Versailles ne rajeunit pas de même-; il y faut un visage riant, mais le cœur ne rit guère� […] Il y a une foule de petits soucis voltigeants qui viennent chaque matin à votre réveil […]� Voilà ce qu’on appelle la vie du monde, et l’objet de l’envie des sots� Mais ces sots sont tout le genre humain aveuglé » (CF IV, p� 27)� Il reviendra à l’argument le 12 septembre 1697-: « C’est le pur amour, que d’aimer les gens qui ne sont plus à la mode� L’amour intéressé est celui de la cour » (CF VI, p� 37)� 38 CF XVI, p� 142� Cf. « À une malade » CF XVIII, p� 185� 39 Le Brun, Jacques� « Les Œuvres de piété de Fénelon� Critique textuelle et histoire de la spiritualité », Revue des sciences philologiques et théologiques, 61 (1977), pp�-6-15� 208 Volker Kapp Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0028 cesse d’affirmer qu’il n’écrit « plus à personne hors de ce diocèse sans une absolue nécessité », et il ajoute : « Je crois que le silence que je garde sera de votre goût, et qu’il convient à mon état� Je me borne à mes fonctions 40 »� Cette déclaration de principe est à nuancer par des données qui la contrebalancent� Sans lui imputer une duplicité, il faut noter l’impact de la disgrâce sur l’essor de son écriture épistolaire� Bien que soumis à la volonté du Roi, il aimerait garder ses relations personnelles et poursuivre ses échanges avec les personnes qui l’estiment et qui lui tiennent à cœur� La plupart de ses dirigés ne se laissent pas impressionner par la polémique publique contre sa doctrine et les propos injurieux contre sa personne� L’avis adressé à François Lamy en 1700 est précédé en mai 1699 par l’aveu au duc de Chevreuse qu’il se prive « d’une telle consolation au milieu de tant d’amertumes », donc les lettres de ses amis le soutiennent dans les vicissitudes de son existence� Aussi promet-il de répondre à l’avenir « par les voies particulières, mais point par la poste 41 »� Son jeu de cache-cache s’explique par plusieurs raisons� L’espionnage qui gêne désormais ses échanges épistolaires nécessite la transmission des lettres par des personnes de confiance afin de le préserver des hostilités contre sa personne, discréditée par ses adversaires avec l’intention de condamner plus facilement sa théologie� Toutefois la fameuse lettre à M me de Maintenon sur ses « défauts 42 » exige la confidentialité sans laquelle un tel inventaire des faiblesses d’une dirigée se métamorphoserait en invective scandaleuse� La discrétion, un des présupposés du dialogue entre dirigeant et dirigé, dicte le message au marquis Gabriel-Jacques de Fénelon-: « Quand vous voudrez m’écrire quelque chose de particulier pour moi seul, mettez-le dans un feuillet détaché, afin que nos amis puissent voir le reste, sans ce morceau-là 43 »� À cette époque-là, le secret épistolier n’interdisait pas la circula- 40 CF X, p� 57� Le 16 février 1706, il affirme au cardinal de Bouillon-: « C’est uniquement par discrétion pour vos intérêts que je me suis abstenu depuis tant d’années de vous témoigner par mes lettres combien je vous suis dévoué » (CF XII, p� 220)� 41 CF VIII, p� 563� Il écrit à la maréchale de Noailles le 30 mars 1703 : « […] depuis 4 ou 5 ans […] je n’ai jamais cru pouvoir me dispenser de répondre aux lettres qu’on m’écrivait� Il ne m’est jamais entré dans l’esprit d’exiger d’aucun de mes amis, qu’il ne me donnât plus de ses nouvelles » (CF XII, p� 24)� Il garde le silence ou parce qu’il ne reçoit pas de lettres ou qu’il n’a personne à qui transmettre la lettre, selon l’aveu à la duchesse Douairière de Mortemart du 27 juillet 1711 : « Il y a bien longtemps […] que je ne vous ai point écrit� Mais je n’aime point à vous écrire par la poste, et je n’ai trouvé d’autre voie depuis longtemps » (CF XIV, p� 412)� 42 CF II, p� 141� 43 CF XVI, pp� 75-76� Il précise quelques jours plus tard : « Quand tu m’écris, mets sur une feuille tout ce qui peut être vu, ou sur le siège, ou sur les autres choses générales� Mets dans un autre feuillet séparé ce que tu voudras confier à Tonton des fautes de fanfan, ou de l’état de son intérieur » (CF XVI, p� 81)� 209 Les lettres spirituelles de Fénelon Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0028 tion d’une lettre dans un cercle exclusif� Par ailleurs, la confidentialité est un des présupposés de l’ouverture sans restrictions exigée des dirigés� On a tort de qualifier sa correspondance avec Mme Guyon de « secrète », parce que Fénelon directeur devait rendre inaccessible à la curiosité du public ses échanges épistoliers avec ses dirigés� Il est toutefois documenté que quelques destinataires copiaient ses messages personnels, afin d’en diffuser quelques sentences 44 ou même des alinéas entiers� Cette pratique n’est pas sanctionnée par notre épistolier� À l’opposé de Pétrarque réunissant lui-même ses lettres, en les modifiant, dans des volumes thématiques, notre archevêque « n’eut aucune part » aux publications anonymes de ses œuvres spirituelles, même si, « après coup, lors de rééditions, il cautionna certaines d’entre elles, acceptant des versions de ses écrits différentes des autographes et dues à tel disciple ou à tel libraire 45 »� Cette donnée ne concerne pas seulement l’établissement du texte mais les principes de son écriture épistolaire� Est-ce un pur hasard si l’abbé de Fénelon écrivait bien moins de lettres que l’archevêque de Cambrai ? Nous ne le pensons pas ! N’est-ce pas plutôt l’indice qu’il préférait le dialogue oral aux échanges par lettres ? Nous osons donc soutenir que les obstacles venant de l’extérieur ne sont pas seulement surmontés par notre épistolier et ses destinataires mais, paradoxalement, qu’elles le poussent à pratiquer l’écriture épistolaire beaucoup plus que pendant les années précédentes� Les circonstances soustraites à sa volonté le forcent à élargir ses activités dans un domaine qu’il cultive bon gré mal gré� La mesure, ordonnée par Louis XIV pour punir Fénelon, nous vaut la plus grande partie du corpus de lettres spirituelles, et le patrimoine littéraire du XVII e siècle serait plus pauvre sans cette circonstance douloureuse pour notre épistolier� Bien que ses lettres à la comtesse de Montberon, les plus nombreuses écrites à une dirigée, portent des traits caractéristiques, on ne les peut pas ériger en modèles des lettres spirituelles de Fénelon, parce qu’elles sont marquées par la conscience scrupuleuse de cette dirigée que le directeur doit sans cesse affronter� En revanche, les lettres mêlant la parénèse aux arguments les plus divers importent autant dans ce corpus que celles focalisées sur la spiritualité� 44 Viviane Melllinghoff-Bourgerie cite quelques « énoncés aphoristiques » qu’elle rattache à la forme de « la maxime enchâssée » (« Fénelon épistolier et la tradition moraliste-- dans le sillage de François de Sales ? », Littératures Classiques, 71 (2010), p� 354)� 45 Jacques Le Brun, dans OF I, p� 1415�