eJournals Oeuvres et Critiques 43/2

Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.2357/OeC-2018-0029
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Conclusion

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Yves-Marie Bercé
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Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0029 Conclusion Yves-Marie Bercé Université Paris-Sorbonne / Académie des Inscriptions et Belles-Lettres Les singularités de l’œuvre et de la personne de Fénelon sont de nos jours plus accessibles à l’étude qu’elles ne l’ont jamais été� Entraîné de son vivant dans les disputes et les cabales, déguisé aux yeux de la postérité ou, pour mieux dire, victime de la réussite littéraire du Télémaque, il a pâti longtemps d’une fortune posthume mitigée� Ses commentateurs ne savaient pas s’évader des querelles du XVII e siècle ou, plutôt, les adaptaient aux partis pris analogues de leurs propres époques� Aujourd’hui des travaux savants inlassables ont exhumé des textes qui étaient demeurés manuscrits ou qui avaient été très peu diffusés� La publication monumentale par Jean Orcibal, Jacques Le Brun et Irénée Noyé des dix-huit volumes de sa correspondance et puis, de surcroît, une continuité de colloques et de rencontres internationales ont renouvelé l’histoire des rôles et des mérites de Fénelon dans les annales de la littérature, de la pensée et de la spiritualité� Sa réputation de générosité et ses critiques du pouvoir lui ont même valu d’échapper un peu aux politiques récentes de mépris des humanités et d’effacement de l’histoire des Temps modernes� On doit noter que peu d’écrivains ont eu comme lui la chance de bénéficier périodiquement de recueils mémoriels qui posent des jalons dans la carrière d’un auteur, comme le fit en 1939 l’état des travaux dressé par Ely Carcassonne et comme le relaya le nouvel état organisé en 1999 par Hink Hillenaar� Peu d’auteurs encore ont comme lui provoqué dans le lectorat de la postérité des élans fervents non pas seulement de curiosité érudite mais de familiarité intellectuelle ou même de sympathie sentimentale� On ne peut manquer de citer ici la remarque chaleureuse de Saint-Simon-: « il fallait faire effort pour cesser de le regarder »� Le colloque a étudié successivement plusieurs aspects de la personnalité de Fénelon- ; je suivrai son plan, envisageant, à la suite des intervenants, l’humaniste, l’écrivain, l’homme de goût, le politique et le controversiste� Une communication annoncée puis oubliée devait traiter de l’influence d’Érasme sur Fénelon� Qu’il me soit permis d’y jeter un regard préliminaire� 212 Yves-Marie Bercé Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0029 D’Érasme à Fénelon En dépit d’un écart de deux siècles, les destins d’Érasme 1 et de Fénelon offrent dans une sorte d’empyrée littéraire des similitudes éloquentes� Tous deux, humanistes très savants épris de culture classique, avaient pu être séduits par le lieu commun de leur temps qui accordait aux grands esprits de l’Antiquité un simulacre de sainteté chrétienne� « J’aimerais mieux, écrivait Érasme dans les Colloques, voir périr les œuvres complète de Scot et consorts (c’est-à-dire la scolastique médiévale) plutôt que les livres du seul Cicéron ou Plutarque », et encore-: « je découvre dans Plutarque tant de sainteté que c’est pour moi quasiment un miracle que surviennent dans le cœur d’un païen des pensées aussi évangéliques »� Dans les écrits des illustres Anciens les deux humanistes découvraient non seulement des leçons de sagesse et de bonnes lettres mais aussi des prémonitions évangéliques� Fénelon savait certes quelle prudence était nécessaire pour tenter d’intégrer ces auteurs dans une perspective chrétienne� Aveugle à la révélation, privée de la Grâce divine, ignorant le secours de la Foi, l’Antiquité devait être radicalement séparée de l’ère de la Chrétienté� Les moments décelés de pieuse illumination ne pouvaient donc résulter que d’une analogie, elle ne supposait aucune vraie rencontre et encore moins une éventuelle antériorité� Leur évocation ne pouvait servir qu’à l’éveil d’une honte rétrospective en face de leurs vertus et à la reconnaissance d’une loi naturelle� Un appel implicite de la Providence aurait ainsi pu dicter à Cicéron ou Plutarque des gestes de charité et d’amour désintéressé� Tous deux, Érasme et Fénelon, avaient à la fin de leur vie voué leur plume à la cause de l’orthodoxie et de l’unité de l’Église, Érasme polémiquant contre le luthéranisme et Fénelon contre le jansénisme� Leur engagement dans la défense du Saint-Siège aurait pu les faire élever au cardinalat, promis par Paul IV à l’un et par Clément VIII à l’autre� Le sort avait voulu en même temps que l’un et l’autre puissent passer pour schismatiques et encourir des condamnations romaines� Après sa mort, Érasme, éminent contradicteur des thèses de Luther, se trouva confondu avec les réformateurs, stigmatisé dans les Index de la Sorbonne dès 1542, dans ceux de Milan, de Venise et enfin de Rome en 1559� Il est vrai que quatre ans plus tard, l’Index de Trente limitait sa condamnation à quelques traités, mais la réputation d’hérésie demeurait attachée à son nom, contre les fortes convictions qu’Érasme avait professées de son vivant� On sait que Fénelon quant à lui devait s’armer d’humilité pour recevoir sereinement des avertissements venus de Rome 1 Ce texte doit beaucoup à l’étude de Marie Barral-Baron sur les conceptions de l’histoire chez Érasme dans L’Enfer d’Érasme. L’humaniste chrétien face à l’histoire, Genève, Droz, 2014, 752 p� 213 Conclusion Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0029 en 1699 et puis se retrancher derrière la référence aux saints mystiques du siècle précédent� La comparaison de leurs vicissitudes de carrière ne s’arrête pas là, elle se présentait sans doute comme une évidence aux yeux de l’archevêque de Cambrai� Tous deux se mettant à l’école de Plutarque en avaient retenu ses réflexions sur les manières d’écrire l’histoire et également ses expériences de pédagogie� Preuve de la circulation intense des Vies de Plutarque et de leur familiarité pour tout lettré du XVII e siècle, sur 53 personnages cités dans les Dialogues des morts, Fénelon en empruntait 37 à Plutarque� Quelle est l’originalité de Fénelon dans le genre des Vies, quel est son sentiment sur les manières d’écrire l’histoire ? Il n’entendait pas se séparer des tâches du savant, mais écartait avec dédain la curiosité insignifiante de l’érudition gratuite, des tristes faiseurs d’annales qui ne connaissent que la chronologie� Il rejetait la trop sage récitation du passé et lui préférait le talent des vies moralisées- ; à tout le moins, il voulait apprécier l’élévation de ce genre� Selon l’abbé de Saint-Réal, à l’unisson de Fénelon, les hommes illustres doivent comparaître devant la postérité pour les petits gestes qui les rapprochent du commun des hommes et non pas pour leurs exploits qui relèvent des laborieuses compilations des historiens recueillant les chroniques des règnes et des faits de guerre� Dans une longue perspective historiographique la conception de Fénelon semblerait ainsi rejoindre les ambitions globalisantes que revendiquent les historiens de nos jours� Les grands hommes devaient à son avis être décrits « tout entiers », c’est-à-dire jusqu’aux petits détails édifiants de leur caractère, jusqu’aux vices des méchants eux-mêmes� Ces minuties morales participent, même négativement, à l’exemplarité que le savant, selon Plutarque et Fénelon à sa suite, a le devoir de faire retentir� Comme vous le savez sans doute, l’utilitarisme moral professé par Rollin au XVIII e siècle redevient ironiquement aujourd’hui la thèse dominante de la pédagogie officielle� Théologien et écrivain Le siècle semblait inventer des attitudes de la prière, des façons de dévotion qui n’avaient pas été imaginées par les Pères de l’Église, ni par saint Augustin, ni par Grégoire le grand, ni par Bernard de Clairvaux� Les « nouveaux mystiques », comme les appelle Bossuet lors de la controverse du quiétisme, étaient a priori suspects parce qu’ils employaient un langage bien éloigné du discours ordinaire de l’Église� C’est de ce silence patristique établi par l’érudition gallicane que prenaient argument les adversaires de l’oraison de pur amour� Comme l’écrivait Antoine Arnauld en 1687, « l’Église de France est maintenant la plus savante de toutes les Églises catholiques et la mieux 214 Yves-Marie Bercé Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0029 instruite de la doctrine des conciles et des canons »� En fait, la patristique faisait figure de magasin dont les citations ou bien les preuves négatives servaient à toutes mains-; « suivant le sentiment des Pères » pouvait-on écrire sans qu’on fût tenu d’en fournir des références plus précises� Fénelon, luimême, n’échappait pas à ces postulats d’unanimité des Pères� Bossuet voulait arrêter la référence et la révérence traditionnelle à saint Bernard et saint Thomas- : « l’Écriture et la tradition seront ma seule règle »� Fénelon aurait voulu étendre et faire admettre l’autorité théologique jusqu’aux spirituels modernes, Thérèse d’Avila, Jean de la Croix, François de Sales� On sait que Bossuet n’accordait à ces saints personnages qu’une sorte de salut de courtoisie « comme il convient à des auteurs sans exactitude »� Si Fénelon ne possédait pas la faculté constructive des métaphysiciens, il révélait dans ses écrits de controverse une logique continue, non pas rectiligne mais attentive à ses expressions successives, depuis la Réfutation de Malebranche, où domine l’idée de transcendance divine, jusqu’au Traité de l’existence de Dieu, où Dieu est présenté comme immanent, présent dans l’intimité de chacun� À vrai dire, ce sont seulement et très précisément ses recherches de contemplation que Bossuet estimait totalement inexactes� Leibniz, quant à lui, y restait simplement indifférent, parce qu’il ne croyait pas que le mysticisme puisse apporter une expérience plus rare et que l’épreuve mystique, comme toutes les connaissances intuitives, demeure gratuite, inapte à la démonstration-; ce n’est pas, écrivait-il, par la démarche contemplative que Dieu accorde l’accès à un plus haut degré de perfection� La plupart des communications ont illustré les immenses ressources de la correspondance de Fénelon� Sa fortune est due à l’extrême diversité des correspondants et puis à la variété de ses tons épistoliers� Ces tons contrastés demeuraient toujours débordants de sympathie et empreints du plaisir d’écrire que Fénelon a ressenti constamment et plus fortement, bien sûr, dans l’exil et l’isolement de l’archevêché de Cambrai� Il était prompt à établir des liens d’amitié, avide d’entrer dans une telle relation- ; c’était un ressort majeur de son caractère, un besoin personnel avec la hantise d’un refus de réciprocité qui le lançait dans des effusions chaleureuses, dans des élans poétiques dont la ferveur étonne quand la norme de son temps aurait suggéré une simple amitié virile� Un autre trait bien connu de sa personnalité est sa sensibilité toujours prête à resurgir� Soit dans la fonction ecclésiastique du sermon, dont il avait théorisé la composition, le devoir qu’il imposait au prédicateur de tendre moins à la conviction de l’auditoire par une argumentation logique que, très longuement et très répétitivement, d’orienter les fidèles vers la méditation et peut-être la contemplation� Pareillement, en tant qu’écrivain des faits de dévotion il lui arrivait de dénoncer la figure du paradoxe comme une extravagance rhétorique� Ayant 215 Conclusion Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0029 rejeté cette tromperie du discours, il y revenait pourtant constamment luimême, en raison de la vertu de ce procédé à mieux approcher de l’inexprimable� La ruse du paradoxe serait alors résolue, expliquée, annulée par le contexte-; ainsi désarmée cette irritante figure de style garderait sa capacité à avancer jusqu’au seuil de l’indicible, de l’incommunicable� Amateur d’art Homme de goût, et du goût classique de l’honnête homme comme l’entendait son époque, Fénelon était ami personnel de plusieurs artistes, il s’intéressait à leur métier et à leur travail sur l’objet� Amateur avoué de peinture, il avait même confié au papier des opinions et des recommandations� Il se trouve, hélas, que la critique moderne à trois siècles de distance a cru pouvoir lui imputer une certaine évolution décadente du goût� Il n’est en effet que trop vrai que dans leur postérité involontaire les Aventures de Télémaque ont échappé aux intentions premières de leur auteur� Les inventaires de bibliothèques, les citations des Aventures dans tant de mémoires et souvenirs des XVIII e et XIX e siècles sont les témoins du prodigieux succès du livre� Les personnages et les scènes du roman d’initiation s’ancraient dans l’imagerie mentale intime de milliers de jeunes collégiens et dans les lieux communs romanesques de leurs nombreuses générations� C’est ainsi qu’André Chastel a pu compter une trentaine de tableaux tirés du Télémaque dans les catalogues des salons de 1771 à 1793� Généralisant cette observation, l’historien d’art attribuait à cette mode littéraire et iconographique la mièvrerie et la fadeur du courant pictural de la fin du XVIII e siècle, qualifié péjorativement de « rococo »� D’autres interprétations cependant sont possibles, soit, par exemple, l’hypothèse d’un rapport - même involontaire - entre les préceptes esthétiques de Fénelon et la manière des peintres qui parvenaient à la célébrité au cours des années mille sept cent dix et suivantes, comme Watteau, Jean Raoux, Coypel, Natoire, Lancret etc� Dans ses principes abstraits Fénelon avait fait appel à une beauté intelligente- ; elle rejetterait le goût amolli, efféminé qui serait à la peinture ce que sont les fredons à la musique-; elle ferait passer sur la toile la douceur de la poésie� Ces bonnes intentions recevaient sans doute une application indirecte pendant le temps de la Régence et de la jeunesse de Louis XV où les peintres cités composaient des scènes inspirées du monde fabuleux du Télémaque, parant de couleurs vives ses épisodes d’amours pastorales et leur inventant des détails de décors à la fois sages et bizarres� Une telle réévaluation sereine du goût Régence pourrait rendre justice à cette mode picturale qui prenait alors son élan et se plaçait en tête de la généalogie culturelle du Télémaque� 216 Yves-Marie Bercé Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0029 La querelle du quiétisme Le récit historique ne peut exposer sans étonnement l’extraordinaire écho dans l’opinion des querelles du quiétisme� Des débats religieux plus graves comme le protestantisme ou le jansénisme étaient certes ancrés dans les passions du temps, mais ils ne suscitaient pas la même attention bruyante, le retentissement scandaleux à la cour, l’intérêt particulier qu’y portait le roi lui-même� L’ampleur et la durée des enquêtes à l’encontre d’une simple visionnaire comme Madame Guyon et la conviction du péril qu’elle ferait peser sur les pouvoirs tant politiques que religieux sont pour le moins surprenantes� Au premier abord, on serait tenté de dénoncer la futilité d’un milieu et d’une époque trop crédules� Ce serait, bien sûr, sous-estimer ces événements-; la méthode historique commande au contraire de comprendre le retentissement de cette crise singulière, alors que le pays traversait des années de disette et subissait une guerre indécise et meurtrière� Il est admis en tout temps que les problèmes de religion puissent affecter l’exercice du pouvoir et l’ordre social� En la circonstance, il s’agissait du passage de ces disputes dans l’environnement du souverain absolu et de sa famille et puis du bouleversement qu’elles pouvaient alors apporter jusque dans le gouvernement du royaume� L‘apparente disproportion de ces faits divers et des crises matérielles contemporaines enseigne à l’historien la gravité de l’implication personnelle du prince, l’imbrication en ces temps et lieux de l’ecclésiologie catholique et des pratiques du gouvernement temporel� Que poussée à d’extrêmes conséquences théoriques la doctrine du quiétisme ait promu un anarchisme aristocratique qui aurait menacé les hiérarchies mondaines, telle a pu être l’opinion des adversaires de cette sensibilité� En fait, on pourrait avancer que l’éclat de la crise morale des années 1690 résultait simplement d’une conjoncture politicienne assez brève où il se trouvait que le souverain absolu paraissait impliqué en personne� Pourquoi la condamnation d’un courant de piété somme toute marginal a-t-elle suscité l’alliance étrange des théologiens, des philosophes et des hommes d’État ? Le temps court des vicissitudes de la famille royale et la personnalisation autoritaire du gouvernement louis-quatorzien, causes médiocres et circonstancielles, auraient donc pu à elles seules retentir dans la Catholicité et puis contribuer à un appauvrissement de la théologie et même au bannissement pour bien longtemps du mot même de spiritualité� 217 Conclusion Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0029 Fénelon politique Les essais politiques de Fénelon ont reçu jusqu’à aujourd’hui des appréciations apparemment contrastées mais s’accordant en définitive pour y voir une utopie passéiste� Ceux des historiens qui se plaisent à condamner le gouvernement absolu regrettent sa prétendue nostalgie féodale mais lui accordent le mérite d’une anticipation (maladroite) du réformisme des Lumières� À l’inverse, les laudateurs du Grand Siècle en dénoncent la naïveté subversive, périlleuse pour leurs idéaux de l’État et de la nation� Si son projet avait été mis en œuvre par le duc de Bourgogne devenu roi, il aurait, à les entendre, sapé l’exercice du pouvoir, ébranlé la légitimité monarchique et entraîné le pays dans des reculs et des désastres� Ces diverses accusations d’archaïsme ne tiennent en fait pas compte des liens du projet fénelonien avec des événements et des débats tout au contraire relativement récents, ne remontant qu’à la génération précédente� Le trait majeur du système proposé dans les Tables de Chaulnes était la gestion des provinces par les élites locales, représentées dans les assemblées des trois ordres de la société-; il excluait l’envoi de commissaires du pouvoir central-; il imposait la périodicité de réunion des États-Généraux du royaume qui auraient dû être les dépositaires des libertés du pays, c’est-à-dire, avant tout, les maîtres du droit de lever des taxes� Or, ce programme précis avait été bel et bien annoncé d’abord dans les déclarations royales de l’été 1648, puis développé dans les cahiers de doléances pour les États-Généraux qui avaient été huit fois convoqués de 1649 à 1653 et chaque fois repoussés 2 � Ces revendications n’étaient pas irréalistes-; elles correspondaient à une évolution des institutions françaises amorcée dans les années 1560-1590-; elles ressemblaient aux modes de gouvernement de la plupart des monarchies européennes, par exemple, scandinaves, espagnole, anglaise, où le souverain avait à s’accommoder des rôles concurrents traditionnels d’assemblées d’États, parlements ou diètes� Reconnaître une représentation régulière des instances sociales, leur donner une part du pouvoir de décision, c’était une option alternative bien vivante parmi les conceptions politiques de l’époque� Elle était, certes, antagoniste des choix de Louis XIV mais nullement chimérique, puisqu’elle avait été proche du succès en 1651, qu’elle était regrettée par des Protestants en exil comme le pasteur Jurieu et qu’elle serait partiellement esquissée lors de l’expérience de la polysynodie pendant la Régence� Dans cette perspective Fénelon avec son plan n’est plus un unicum historique, il prend place dans la lignée pluriséculaire des opposants aux centra- 2 Cf. Bercé, Yves-Marie� « Le rôle des États-Généraux dans le gouvernement du royaume, XVI e- -XVII e siècles », Comptes rendus de l’Académie des inscriptions et belles lettres, 2000, pp� 1221-1240� 218 Yves-Marie Bercé Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0029 lisations étatiques� Légistes plaidant pour les droits des assemblées d’ordres, syndics et orateurs des corps de noblesse, ces auteurs avaient effectivement tiré leurs arguments de conceptions chrétiennes comme le respect de la tradition, le souci du bien public, la dénonciation du machiavélisme d’État� Ce modèle institutionnel, clairement identifié alors, avait été consciemment rejeté par le jeune Louis XIV et, peut-on dire, par la plupart des Français de sa cohorte d’âge� En ce sens, assurément, l’opinion de Fénelon était isolée, mais il n’est pas impossible d’imaginer que l’accès au trône du duc de Bourgogne aurait pu permettre un tel changement dont la Régence a donné ensuite une idée affaiblie� Dans sa réflexion politique Fénelon n’était pas un rêveur mais l’avocat d’un mode de gouvernement réalisé plus ou moins en Suède, en Pologne, en Grande-Bretagne, fondé sur l’idéal de libertés aristocratiques, monarchie limitée, tempérée, ou plutôt « monarchie mixte », selon le terme effectivement utilisé en ce siècle� Il est remarquable que cette version restreinte du pouvoir royal ait été professée par les ducs d’Orléans successifs, Gaston, frère de Louis XIII, le Régent, oncle de Louis XV, et plus tard Louis-Philippe, cousin de Charles X, c’est-à-dire par des princes cadets, structurellement proches du trône, mais aussi écartés de la succession régulière� Situés aux marges des institutions, ils étaient en quelque sorte voués à l’invention d’autres formes de gouvernement� Ce modèle « orléaniste » ou fénelonien se révèlerait donc bien différent de l’image d’utopie irresponsable qu’on lui attribue le plus souvent� La partie la plus vraiment chimérique du projet de Fénelon serait plutôt sa confiance tranquille dans la richesse des campagnes de la France, qui n’avait ni or ni épices, mais qui grâce à sa fortune de moissons et troupeaux pouvait défier les autres puissances de l’Europe� L’abondance merveilleuse de cette civilisation terrienne semblait s’allier nécessairement à l’exercice de la vertu� Pareillement, la fable des Troglodytes composée par Montesquieu, voire encore les Réductions du Paraguay, réalisées pour de bon par les Jésuites, étaient l’une et l’autre fondées sur un isolat rural qui aurait dû pouvoir vivre du sien, solitairement, sans compromettre sa sérénité vertueuse dans les courants troubles du commerce� Au bout du compte, les projets féneloniens pourraient donc recevoir deux interprétations contraires et également plausibles, soit y reconnaître le concept réalisable de monarchie mixte, soit les réduire ou les exalter dans la fiction d’une société prophétique� Ces deux virtualités étaient présentes sous sa plume-; à chacun d’entre vous d’y trouver sa préférence� 219 Conclusion Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0029 Modernité ? Louer chez un auteur ancien sa supposée modernité relève souvent d’une écriture orientée de l’histoire avide de se reconnaître des pionniers, de la naïve arrogance du temps présent, de la constante tentation de l’anachronisme� Il faut, dit-on, que Fénelon fût précurseur parce qu’en art il dépassait la lecture immédiate du sujet, parce qu’en politique il aurait été un ancêtre du libéralisme et parce que dans la fonction de directeur de conscience il aurait annoncé les lointaines avancées de l’analyse psychique� Ce discours ardent de la modernité n’est pas réservé à un style désuet du commentaire littéraire, vous le retrouverez plus vivace que jamais dans l’introduction officielle dont un ministre a honoré le catalogue de cette exposition� Convenons, avouons de lui accorder quelque vraisemblance� Si son programme politique reprenait des traits de légistes antérieurs et de politiciens de la Fronde, il est vrai aussi que ce type de discours allait connaître dans l’avenir de très nombreuses imitations et paraphrases� Dans le champ de la description des émotions et des états subconscients de la pensée, il est certain que son examen des rêveries de Madame Guyon pourrait très exactement se traduire dans les termes de la psychanalyse banalisée à laquelle nous sommes soumis et habitués� Leur rapport suggère un transfert médiumnique où le confesseur est le directeur, le bénéficiaire- ; il en devient ensuite l’interprète, le passeur, le contrebandier sur les frontières de la théologie� À vrai dire, je crois que Fénelon rendait compte dans le langage de son époque d’expériences qui ne sont d’aucun temps particulier, qui se retrouvent d’âge en âge sous des dénominations diverses et qu’avaient décrites avant lui d’autres savants intuitifs comme Cardan ou Scipion Dupleix� Il est vrai que le couple psychique du confesseur et du medium et les codes de leur relation prennent plus de sens lorsqu’on les compare à des situations et des études très postérieures, plus proches de nous, plus accessibles à nos modes d’analyse� À mon avis, l’image trop simple de modernité serait réductrice de l’intelligence de Fénelon, qui aurait été doté, pour mieux dire, d’une lucidité intemporelle� De même, on a professé que Fénelon serait moderne dans la connaissance des arts parce qu’il savait déceler le talent et la manière d’artistes de son époque et surtout parce qu’il ne s’arrêtait pas à l’identification du sujet d’une peinture et poursuivait au-delà sa compréhension de l’œuvre et son plaisir visuel� Par ce type de regard il paraît plus proche de Vasari, cent ans avant, que du didactisme de Diderot et des platitudes de tant de commentateurs oiseux des salons du courant du XIX e siècle� Il se range dans la famille privilégiée des véritables amateurs qui s’attachent à la valeur picturale d’un tableau, savent interroger sa technique et puis au-delà perçoivent les divers 220 Yves-Marie Bercé Œuvres & Critiques, XLIII, 2 (2018) DOI 10.2357/ OeC-2018-0029 types d’intérêts esthétique et intellectuel que l’image peut ou non inspirer à son spectateur� Je laisse là encore le verdict de modernité à votre jugement� À la date de sa mort, à l’instant politique de l’année 1715, Fénelon apparaît bien éloigné de projets de rupture ou de subversion, ou, du moins, sa biographie semble le figer dans une attitude apaisée� Ses puissants détracteurs viennent alors à le regretter� « Je suis fâchée de la mort de Monsieur de Cambrai, aurait avoué Madame de Maintenon� On prétend qu’il aurait pu faire du bien dans le concile, si on pousse les choses jusque là »� « Il nous manque bien au besoin », aurait dit Louis XIV� En effet, dans ses dernières années, dans son diocèse au cœur des espaces de guerre, Fénelon avait employé tous ses revenus au service du bien du royaume� Dans le cadre du territoire frontalier du Cambrésis, il correspondait régulièrement avec le chancelier Voysin, secrétaire d’État à la Guerre� On ne trouva point chez lui d’argent comptant- ; les pertes et les grandes dépenses que lui avait causées le voisinage des armées pendant les trois dernières campagnes, sans qu’il eût rien retranché des aumônes qu’il faisait aux couvents de cette ville, aux pauvres ordinands de son séminaire, aux Filles de la Charité, aux pauvres malades qu’il visitait, aux étudiants qu’il entretenait dans les universités et à une multitude d’autres personnes, avaient absolument épuisé ses revenus� Il finissait sa vie en pasteur, se sacrifiant entièrement aux devoirs spirituels et temporels de sa charge épiscopale� Sa légende dorée allait commencer�