eJournals Oeuvres et Critiques 44/1

Oeuvres et Critiques
oec
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.2357/OeC-2019-0001
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/61
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Préface

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Frank Greiner
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Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0001 Préface Frank Greiner Université Lille / EA 1061-ALITHILA Aujourd’hui le fait divers est partout. Une enquête de l’Ina parue il y a quelque temps montrait dans son «-baromètre thématique des JT-» qu’entre 2003 et 2013 leur part dans les journaux télévisés des grandes chaînes avait connu une croissance de 73 % et qu’ils représentaient désormais 6,1 % de l’offre globale d’information. Des chiffres à revoir sans doute à la hausse pour les trois dernières années. Mais les chiffres, il est vrai, ne sont pas les seuls témoins intéressants du rôle du fait divers dans notre société. Tout aussi révélateur de l’importance qui lui est prêtée est le nombre d’écrivains contemporains, de Frédéric Beigbeder à Laurent Mauvignier en passant par François Bon, Emmanuel Carrère, Didier Daeninckx, Régis Jauffret ou Le Clézio, qui ont parfois trouvé en lui leur matière première. Et à cela il faudrait ajouter la cohorte innombrable des cinéastes revenant sur une actualité brûlante pour en ressusciter les images chocs, de Roschdy Zem (Omar m’a tuer) à Abel Ferrara évoquant l’affaire DSK dans Welcome to New York. Phénomène de société et phénomène culturel, le fait divers incite évidemment à penser, d’autant plus que son succès grandissant a beaucoup à nous dire sur notre époque. De fait, comme le notait, non sans humour, Didier Decoin, il a maintenant «-ses enseignants, ses exégètes, ses aristarques, ses apologistes, ses boulimiques, ses collectionneurs, ses pédagogues 1 .- » Mais la liste amusante est incomplète. Il lui manque au moins un terme- : celui d’historien. C’est là un paradoxe assez remarquable pour mériter d’être souligné-: le fait divers, sujet omniprésent de notre actualité, sujet de nombreux débats, de multiples réflexions et intarissable source d’inspiration, est pour ainsi dire bloqué dans un éternel présent, comme si son appartenance au fond de l’humanité devait le condamner à l’amnésie. Certes, de nombreux universitaires ont déjà éclairé quelques pans de son passé, particulièrement au temps où il fleurissait dans les colonnes des grands quotidiens parisiens du XIX e siècle comme Le Petit Journal. Mais il faut reconnaître aussi que ces éclairages successifs forment autant d’épisodes insulaires, déconnectés du fait divers d’aujourd’hui alors que l’on aurait beaucoup à gagner en l’inscrivant dans une histoire longue. C’est, pour notre part, ma collègue Fiona McIntosh-Varjabedian et moi, sous l’angle particulier de sa fortune culturelle et littéraire que nous avons voulu envisager cette histoire longue du 1 Dictionnaire amoureux du fait divers, Paris, Plon, 2014, p. 316. 6 Frank Greiner Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0001 fait divers dans le cadre d’une journée d’étude organisée le 6 juin 2017 à la Maison de la recherche de l’Université de Lille. Le point de départ de la réflexion proposée aux participants, spécialistes de la littérature française ou comparée ou encore de l’histoire du journalisme, se trouvait dans le simple constat que de nombreux écrivains de toutes les époques, particulièrement dans le domaine des fictions narratives, des auteurs d’histoires tragiques aux romanciers, de François de Belleforest à Ivan Jablonka en passant par Stendhal et Flaubert, avaient trouvé leur miel dans le riche vivier de l’actualité fait-diversière. Le constat, évidemment, se doublait dans notre esprit de nombreuses interrogations sur les modalités de cette influence d’un genre sur un autre, d’une veine paralittéraire et journalistique sur des œuvres narratives. Pourquoi mettre en récit ce qui est énoncé déjà dans un périodique-? Suivant quels chemins, au prix de quelles distorsions et transformations le fait colporté dans un canard ou un journal se trouve-t-il repris dans les pages d’un roman- ? Dans quelle mesure une œuvre dite de fiction peut-elle prendre en charge un fait d’actualité- ? Du fait divers dont il s’inspire le romancier propose-t-il à ses lecteurs une vision alternative-? La relation du roman aux faits divers ne trouve-t-elle pas à se définir par imitation, opposition ou réaction de la littérature fictionnelle aux textes explicitement investis d’une mission d’information- ? En fin de compte, en dépit ou en raison même de ses liens assumés avec la fiction, le roman ne serait-il pas plus vrai que le fait divers journalistique-? Telles furent quelques unes des questions importantes abordées lors des communications et des échanges. Par souci de cohérence et de pertinence, la réflexion collective s’est concentrée sur la culture française, bien que nous ne nous soyons pas interdit de considérer aussi, pour un cas, celui de Walter Scott, la question intéressante des traductions. Le cadre chronologique, largement défini, devait conduire du début des temps modernes à l’époque contemporaine. L’ampleur de ce champ de recherche peut surprendre d’autant que l’expression «-fait divers-» a été formée au début du XIX e siècle, «-très exactement - selon Gilles Feyel - au quatrième trimestre 1833 dans Le Constitutionnel 2 .-» Mais il est vrai aussi que l’apparition du mot n’est nullement contemporaine de celle de la chose, comme le montrent les travaux de Jean-Pierre Seguin 3 et de Maurice Lever 4 . Ce dernier situe la publication des premiers faits divers «- à l’aube de la galaxie Gutenberg- » et dans le sillage des premiers développements d’une littérature pré-journalistique prenant la forme encore 2 La Presse en France des origines à 1944-: histoire politique et matérielle, Paris, Ellipses- Marketing, 1999, p. 109 3 Seguin, Jean-Pierre. L’Information en France avant le périodique, Paris, Maisonneuve et Larose, 1964. 4 Canards sanglants, Paris, Fayard, 1993. 7 Préface Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0001 fruste de feuilles grand format imprimées seulement au recto et publiées de manière ponctuelle à «-l’occasion d’un fait d’actualité-» politique, militaire ou religieux 5 . Les faits divers proprement dits apparaissent un peu après ces premiers occasionnels, à partir de 1529 6 . Les historiens de la presse, comme Seguin ou Louis Trenard 7 , leur donnent le nom de canards, dénomination issue d’une expression d’origine inconnue «- bailler un canard à moitié- : ‘tromper’ (1584)- » qui, par extension, a fini par désigner un «- journal de peu de valeur 8 .-» Les canards relatent généralement des événements extraordinaires, sources d’étonnement, de fascination ou de terreur- : diableries, punitions divines, miracles, désordres naturels, crimes sordides, dysfonctionnements sociaux ou familiaux et aberrations en tous genres. Leur texte est généralement court-: en moyenne une douzaine de pages et parfois une seule dont la partie supérieure peut être occupée par une gravure. Leur présentation négligée - on y trouve de nombreuses coquilles, des erreurs de pagination et des illustrations grossièrement gravées sur bois et souvent réutilisées d’un texte à l’autre - montre qu’ils étaient fabriqués rapidement, avec des moyens modestes et pour viser un large public 9 . Ces récits rapportant des «- événements présumés advenus et présumés inédits-» pourraient évoquer une esquisse lointaine, archaïque et sommaire, de la forme littéraire de la nouvelle. Tout bien examiné, c’est plutôt leur hétérogénéité à la littérature qui semble les caractériser. Jean-Claude Arnould dans son approche définitoire les définit par leur «-déconnexion […] d’avec les formes brèves de la fiction narrative-», du fait de «-leurs modes de production et de consommation respectifs- », mais aussi en raison de leur morphologie, de leur fonction, de leur destination. En effet leur «-brièveté radicale- […] et singulièrement de [leur] partie narrative- », leur construction obéissant aux règles d’une composition rigide ou à «-une visée idéologique- immédiate- » conduisent à les rapprocher, «- non pas de la nouvelle, mais de l’exemplum.-» Cette différence - qui n’est pas seulement générique - retentit profondément sur le statut de ces textes précaires-: une infralittérature située en-deçà même du livre et principalement diffusée auprès d’un lectorat populaire. Comme l’observe encore Jean-Claude Arnould, leur position subalterne explique sans doute que, jusqu’à une date relativement tardive, les canards aient été négligés par les auteurs soucieux d’écrire des œuvres littéraires. 5 Ibid., p. 9. 6 Op. cit., p. 7, n. 2. 7 Trenard, Louis, «-la presse française des origines à 1788-», dans Histoire générale de la presse française, tome 1, des origines à 1814, Paris, PUF, 1969, pp.-41-62. 8 Dictionnaire historique de la langue française. Paris, Dictionnaires le Robert, 1998. 9 «-Ils ne valaient guère plus d’un ou deux sols-», in Lever, Maurice. Op. cit., p. 16. 8 Frank Greiner Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0001 Ainsi les premiers auteurs d’histoires tragiques, Poissenot ou Belleforest, trouvent essentiellement leurs sources d’inspiration dans «-des ouvrages de lettrés-». Cette relation de mutuelle extériorité entre textes littéraires et paralittérature fait-diversière va en s’amenuisant au tournant des XVI e et XVII e siècles, pour de multiples raisons qui semblent avoir joué ensemble et sur lesquelles on peut seulement, dans l’état actuel de nos connaissances, avancer des hypothèses probables-: développement d’une doctrine littéraire soulignant les mérites du vrai et du vraisemblable, climat de militantisme de la Contre-Réforme utilisant les faits (supposés vrais) à des fins édifiantes, prise de conscience de l’importance médiatique des occasionnels, sensibilité croissante des écrivains et de leurs lecteurs à l’actualité désormais fixée dans une presse d’information - le premier volume du Mercure françois est publié en 1611, La Gazette de Théophraste Renaudot est créée en 1631 avec l’appui de Richelieu. On voit alors les deux auteurs d’histoires tragiques les plus célèbres- : Jean-Pierre Camus et François de Rosset s’inspirer d’événements réels, arrivés en leur temps, et même trouver leur matière dans ces canards autrefois méprisés par leurs aînés. Il n’est peut-être pas indifférent que ces deux auteurs mettent leur talent d’écrivain au service de leur religion. Le dessein d’édifier, de moraliser et de participer, plume à la main, à cette «-pastorale de la peur- » par laquelle Jean Delumeau caractérise le prosélytisme de la Contre-Réforme les a peut-être logiquement conduits à franchir les murs étanches séparant les belles lettres de l’actualité. Pour mieux toucher leur public, ils évoquent des événements connus de tous survenus dans une histoire récente ou des crimes épouvantables frappant le quotidien d’une humanité ordinaire. Ainsi François de Rosset consacre l’une de ses Histoires tragiques (1613) à l’affaire Ravalet, un cas d’inceste ayant défrayé la chronique judiciaire du début du siècle. L’étude que nous avons consacrée à son récit montre que celui-ci transforme, sur le mode romanesque, des données d’abord fixées dans un canard anonyme-: le Supplice d’un frère et d’une sœur décapités en Grève pour adultère et inceste. Ce transfert d’un même sujet d’un genre vers un autre s’explique par le dessein de renforcer le pouvoir exemplaire (ou contre-exemplaire) de la relation sèche que fait l’auteur du canard du forfait et du châtiment des deux coupables. En amplifiant l’histoire de Marguerite et de Julien Ravalet, Rosset espère lui donner une puissance suggestive accrue. Il dote les deux personnages d’une subjectivité et fait vivre leur passion mutuelle sous nos yeux, pour mieux la condamner. Mais en transposant leurs tribulations dans un scénario captivant, il est conduit plus loin qu’il ne voudrait-: il dénonce, mais il héroïse, il montre le crime en le nimbant d’une aura sulfureuse. La mise en histoire romanesque conduit à la mise en crise de l’histoire exemplaire donnée par le canard. 9 Préface Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0001 Face aux auteurs qui, avec les moyens d’une écriture littéraire, s’efforcent de relayer ou d’accompagner la chronique judiciaire de leur époque, il ne faudrait pas négliger les quelques romanciers qui, au lieu de servir la morale dominante, entrent en résistance contre elle. La fiction entre leur main interroge et remanie les faits divers, les place sous un nouvel éclairage pour remettre en question la légitimité de la Justice qui sur eux a rendu son verdict. Béroalde de Verville mettant en scène son Infante déterminée dans Les Avantures de Floride prend une position féministe dans l’affaire de la belle du Luc qui, sous le coup de l’exaspération, assassina un amant indélicat, ayant par sa médisance sali son honneur 10 -; Onésime-Somain de Claireville dans son Gascon extravagant 11 tourne en dérision les exorcismes de Loudun en s’inspirant pour mieux les détourner des nombreuses relations édifiantes célébrant leurs effets salutaires. Il faut reconnaître que les cas de ces romanciers peu conformistes sont relativement rares à la fin du XVI e et au début du XVII e siècle. Ils témoignent en tout cas de manière précoce du caractère problématique du dialogue noué entre les faits divers relayés par les occasionnels et le récit littéraire, les premiers fixant une norme autorisée par les institutions, le second s’ouvrant à une contestation, mieux tolérée du fait de son statut fictionnel. À partir de la fin du XVII e siècle, la mode des recueils d’anecdotes et des romans mémoires entraîna quelques auteurs à cultiver une littérature jouant sur la proximité de la réalité et de la fiction, voire sur leur possible confusion. Sans doute s’agissait-il pour eux d’appâter leurs lecteurs en leur offrant des histoires d’autant plus croustillantes ou horrifiantes qu’elles étaient données pour véridiques, mais il apparaît aussi que leurs présentations des faits sont souvent marquées par une certaine défiance à l’égard des jugements normatifs. Leur transposition de l’histoire judiciaire dans le cadre du récit ne s’opère jamais sans décalage qui conduit celle-ci vers des significations nouvelles, pouvant remettre en question sa logique habituelle. Nathalie Grande s’intéressant à un cas d’adultère, l’affaire Marie-Anne de Zolleren le décrypte en se servant de deux textes très différents dans leurs options idéologique et esthétique. L’un se tient au plus près du fait divers dans sa version mondaine 10 Voir sur ce point Bokdam, S. «-Du fait divers au personnage romanesque-: L’histoire de Mademoiselle du Luc et l’Infante déterminée des Avantures de Floride de Béroalde de Verville- », dans Devis d’Amitié - Mélanges en l’honneur de Nicole Cazauran, Paris, Champion, 2002, p. 295-325, et Greiner, Frank. «-Des canards aux romans. La mise en fiction du fait divers dans la littérature française des XVI e et XVII e siècle- », in Publif@rum (Université de Gênes) n° 26, 2016- - Du labyrinthe à-la-toile-/ -Dal-labirinto-alla-rete-: www.publifarum.farum. it/ ezine_articles.php? publifarum=847b806dc4ca40dad05c5db9c4505c30&art_id=383. 11 Claireville, Onésime-Somain de. Le Gascon extravagant, éd. Greiner, Frank en collaboration avec Louvion, Ludovic, à paraître aux éditions Classiques Garnier. 10 Frank Greiner Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0001 et cancanière- : il s’agit d’un extrait d’une des Historiettes de Tallemant des Réaux, «-Massauve et Moriamé-» qui conte les faits (le rapt consenti d’une femme par son amant) à la manière galante d’un Brantôme et sans s’en offusquer. L’autre, une nouvelle historique d’Antoinette de Salvan de Saliès, La Comtesse d’Isembourg, éditée à Paris en 1678, pose sur ce même enlèvement un regard attentif à ses motifs psychologiques, pour plaider en faveur d’une reconnaissance du désir féminin et dénoncer le droit des maris sur leurs conjointes. Paul Pelckmans évoque une affaire similaire relatée par le chevalier de Mouhy dans un roman adossé «-de part en part - de façon peutêtre unique au XVIII e siècle - à un fait sensationnel récent.-» Les Mémoires d’Anne-Marie de Moras donnent la parole à la victime consentante, une riche héritière de treize ans enlevée par le Comte de Courbon, de vingt-cinq ans son aîné. «-L’inquiétante étrangeté-» de cette histoire étonnante est comme déconstruite par les aveux et les confidences de la jeune fille. Celle-ci insiste moins sur sa faute - expédiée en quelques pages - que sur les causes nombreuses et banales du rapt-: l’influence de l’entourage, particulièrement de sa mère, le rôle des mauvaises lectures, la vanité, etc. Autant de circonstances atténuantes qui relativisent le scandale du fait divers pour le ramener aux proportions d’un drame de l’humanité ordinaire. Certes, l’exploitation littéraire du fait divers n’est pas toujours hétérodoxe et il existe au XVIII e siècle des auteurs poursuivant le combat moral de Rosset, par exemple Gayot de Pitaval dans ses Causes célèbres et intéressantes (1739)-; mais il apparaît nettement à la lumière de ces analyses, que malgré leurs positions très diverses, parfois face aux mêmes événements, plusieurs romanciers et nouvellistes s’accordent pour contourner l’interprétation officielle des erreurs et des crimes, afin d’en proposer leur vision personnelle. La conquête progressive d’une plus grande liberté intellectuelle ne fera qu’amplifier ce mouvement vers la fin du XVIII e siècle, d’abord grâce aux affaires Sirven, Calas et du chevalier de La Barre, puis en raison de cet événement majeur que fut la révolution française. Après la chute de la monarchie, le fait divers, repris et romancé, devient souvent un support privilégié pour les critiques et les revendications de toutes sortes. Les affaires Berthet et Lafargue conduisent Stendhal à créer Julien Sorel pour dénoncer une société conservatrice et hypocrite dans Le Rouge et le Noir (1830)- ; peignant la grande fresque de ses Crimes célèbres (1839-1840) Alexandre Dumas y fait de la délinquance un produit de l’injustice sociale-; après avoir publié Le Dernier jour d’un condamné (1832), Victor Hugo trouve dans un compte rendu de procès la matière de Claude Gueux (1834) qui prolonge et illustre, sur le mode romanesque, son plaidoyer contre la peine de mort. Mais le siècle romantique n’est pas seulement celui de Claude Gueux et de Jean Valjean. Entre la Restauration et la Belle époque se développe un roman populaire (Émile Gaboriau, Paul Féval, Eugène Sue, 11 Préface Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0001 Pierre Zaccone, etc.) qui représente les forfaits pour mieux les moraliser et en faire des instruments de propagande. En analysant les mises en récit et les mises en scène de deux affaires d’assassinat (Desrues et Mingrat) Sylvain Ledda ouvre des perspectives éclairantes sur l’imaginaire, l’idéologie et l’esthétique de cette littérature de grande consommation offrant à ses lecteurs une image abjecte et fascinante du criminel dont la conception doit beaucoup à l’esthétique du mélodrame. Au temps où la presse connaît son âge d’or, les faits extraordinaires et les légendes noires de la criminalité sont toujours relayés par des canards présentés, comme sous l’Ancien Régime, sous la forme de feuilles volantes ou de recueils de formats divers accompagnés d’illustrations souvent très crues. Mais bientôt le fait divers est mis aussi en vedette dans les colonnes des périodiques, comme Le Petit journal de Polydore Millaud qui tire à 500 000 exemplaires dès 1870. En parallèle des grands quotidiens généralistes, il trouve également une place privilégiée dans une presse spécialisée-: La Gazette des tribunaux fondée en 1825, un journal intitulé Les faits divers, à partir de 1862, L’Œil de la police, à partir de 1908, puis Détective, lancé en 1928 par les frères Kessel. L’invasion des faits divers dans des journaux à grand tirage ne fut pas sans effet sur l’imaginaire social. On peut même aller plus loin que ce simple constat en parlant d’une structuration de l’imaginaire collectif par le fait divers. Celui-ci colle désormais nettement à une esthétique, conditionnant la représentation du réel. C’est la construction de cette esthétique particulière que Matthieu Letourneux met en lumière dans ses analyses. Comme il le montre, il est difficile, à la Belle Époque, puis durant l’entre deux guerres, de tracer une ligne de démarcation bien nette entre les deux domaines du roman et de l’actualité journalistique. Les pages des grands quotidiens mêlent alors feuilletons et faits divers tant et si bien «- qu’il existe une contamination entre formes fictives et non fictives qui se traduit par une colonisation des discours journalistiques empruntés à la fiction.-» Le fait divers, sans perdre pour autant sa validité comme compte rendu d’événements réellement survenus, apparaît dès lors comme un type d’écriture, voire comme un genre littéraire visant le sensationnel et marqué par l’empreinte d’un romanesque empruntant d’abord aux romans policiers et à la culture visuelle du mélodrame théâtral, puis de plus en plus souvent au cinéma. Cette reconfiguration, via la grande presse écrite, des relations tissées entre textes d’information et fiction, a conduit inévitablement les romanciers à redéfinir sur de nouvelles bases leur utilisation du fait divers. Quelques uns - surtout les romanciers populaires, grands pourvoyeurs de feuilletons - ont joué sur la proximité des deux domaines en pratiquant une littérature sensationnelle prolongeant sur un mode pleinement romanesque (histoires longues, multiplication de péripéties avec nombreux personnages 12 Frank Greiner Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0001 et dénouement surprenant) telle ou telle anecdote ayant un temps nourri la chronique judiciaire. Ainsi l’affaire Troppman trouve des rebondissements inattendus dans Le Secret de Tropman [sic] (1883), «-roman de révélations-» de Jules Fréval qui accorde à l’assassin mort sous la guillotine le 19 janvier 1870 une survie d’une décennie le conduisant vers le dénouement de son destin fatal «- au fond du Texas- » 12 - ! Ainsi le docteur Petiot a-t-il repris du service dans son rôle de tueur en série dans une intrigue policière imaginée par Jean-Pierre de Lucovich et parue récemment sous un titre sulfureux- : Satan habite au 21 13 . D’autres auteurs ont été conduits à réactiver dans un contexte nouveau la partition aristotélicienne de l’Histoire réservée au chroniqueur attaché à la peinture des faits concrets et singuliers et de la littérature visant, pardelà les circonstances particulières, à l’universel et à l’intemporel. Quand ils s’inspirent de faits divers, ils s’efforcent d’estomper leur contexte historique pour les tirer vers l’exemplarité, le cas typique, voire l’allégorie. Ce travail d’acclimatation du réel dans une littérature idéalisante marque aussi les traductions, comme Fiona McIntosh-Varjabédian le met en évidence à propos des versions françaises d’une œuvre de Walter Scott, The Hearth of Midlothian (La Prisonnière d’Édimbourg) inspirée d’une histoire vraie d’infanticide. Le romancier écossais plaçait un accent d’insistance sur la teneur historique de l’événement qui s’atténue chez les traducteurs et les commentateurs français surtout sensibles à la dimension épique d’une œuvre où ils voient l’illustration d’un cas moral. À plus d’un siècle de distance, la position de Paul Morand - étudiée par Catherine Douzou - est presque semblable. On aurait pu attendre de la part de cet auteur, sensible à une esthétique de la modernité et pratiquant volontiers le journalisme, qu’il restitue les faits dans leur brutalité et leur rapidité. Pourtant il définit l’écrivain par opposition au journaliste captant les événements sur le vif, comme «-un être qui doit s’abstraire du présent- », soumettre les faits au travail de décantation de la mémoire qui permet de dégager leur vérité profonde s’affirmant sur le terrain du mythe. D’autres auteurs, enfin, ont adopté face aux faits divers une attitude critique en usant de plusieurs procédés. Zola dans La Bête humaine rompt l’immanence du fait criminel pour le replacer dans son cadre sociologique et lui restituer son sens plein- ; Gide dans La Séquestrée de Poitiers cultive une approche objective de l’affaire Blanche Monnier en refusant d’emblée la mythologie romanesque (un drame d’amour bourgeois) attachée au fait divers-; Mauriac, s’inspirant du procès d’Henriette-Blanche Canaby pour écrire 12 Sur ce roman, voir Grivel, Charles. «-Troppmann ou de la défiguration-»,-Fabula / Les colloques, Séminaire «-Signe, déchiffrement, et-interprétation-»,-URL-: -http: / / www.fabula.org/ colloques/ document938.php, page consultée le 04 décembre 2018. 13 Satan habite au 21, coll. «-Grands détectives-», Paris, 10/ 18, 2017. 13 Préface Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0001 Thérèse Desqueyroux, colle au point de vue de l’accusée pour nous livrer une vision des faits autre que celle de l’institution judiciaire ou de l’opinion publique- ; Emmanuel Carrère menant l’enquête dans L’Adversaire marche dans les traces d’un journaliste, mais en travaillant dans la durée longue et en recomposant fictivement certains pans de l’histoire intérieure de Jean- Claude Romand… Toutes ces positions, d’ailleurs non exclusives les unes des autres, ont pour dénominateur commun d’interroger les limites de la fiction et du journalisme. Où commence l’une ou finit l’autre-? La question n’est pas toujours facile à régler en une époque où le romancier et le journaliste échangent volontiers leurs procédés d’écriture - il n’est que de penser aux positions symétriquement inverses du Nouveau journalisme et des auteurs se réclamant de la non fiction à la suite de Truman Capote. Le jeu des ressemblances n’aboutit pas cependant à la confusion. Ainsi Marc Lits, après avoir confronté les deux rôles du journaliste et de l’écrivain et rappelé rapidement qu’un net partage peut être établi à partir de la prise en compte de la production, de la diffusion et de la consommation de leurs textes, met en évidence les différents traits par lesquels se distinguent le fait divers et la nouvelle littéraire sur le triple plan de l’organisation narrative, du style et du degré d’indécidabilité. Le fait divers est soumis à une structuration extrêmement contraignante, il est nourri d’images convenues et vise une communication facile alors que le texte littéraire, beaucoup plus libre dans sa construction narrative et son style, appelle souvent un effort d’interprétation en raison des ambiguïtés et des incertitudes marquant ses significations. Replacées dans une perspective historique, les réflexions de Marc Lits confirment ce postulat, admis depuis la genèse de la presse en occident, que les œuvres littéraires ne sauraient être mises sur le même plan que les textes d’information. Il n’en demeure pas moins, si l’on abandonne le point de vue du poéticien pour celui du lecteur, que le fait divers coïncide aussi avec une zone floue de la littérature menaçant la logique des classifications. Il se réfère à des événements réellement survenus ou supposés tels, mais par son contenu sensationnel, il appelle aussi un intense investissement affectif ou pulsionnel, si bien qu’il glisse facilement vers le romanesque. Il suscite donc à la fois la fascination et la méfiance, la complaisance et la distance critique, les dérives imaginaires et l’examen rationnel. À travers lui s’interroge sans cesse la validité et la légitimité des frontières définissant les deux territoires de la réalité vraie et du mensonge fictionnel. Le dialogue du roman avec les histoires épouvantables ou (plus rarement) merveilleuses de la chronique fait-diversière peut aussi se lire à la lumière de cette question.