Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
10.2357/OeC-2019-0003
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Une histoire d’inceste au temps de la Contre-Réforme: François de Rosset et l’affaire Ravalet
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Frank Greiner
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Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0003 Une histoire d’inceste au temps de la Contre- Réforme : François de Rosset et l’affaire Ravalet Frank Greiner Univerité Lille / EA1061-ALITHILA «-Ces histoires, Lecteur, sont advenues de notre temps et ne doivent rien à celles de l’Antiquité en matière d’admiration [comprendre- : en motifs d’étonnement]. La France en a été le théâtre où l’Amour et l’Ambition, principaux acteurs de la scène, ont représenté divers personnages 1 -». C’est ainsi que François de Rosset présente ses histoires tragiques dans leur préface en nous dévoilant ce qui fut, à coup sûr, l’une des clés de leur succès-: loin de retracer des événements survenus il y a plusieurs siècles ou de broder à nouveau sur la trame d’histoires mythiques ou fabuleuses léguées par une longue tradition littéraire, il veut évoquer pour ses lecteurs les épisodes épouvantables d’une chronique judiciaire appartenant encore à un passé proche. Il est peut-être à cet égard l’un des premiers, sinon le premier écrivain européen à puiser systématiquement dans le vivier des faits divers pour en faire des sujets de nouvelles. Reste, évidemment, que sa représentation du fait divers - l’expression, comme on le sait, n’existe pas encore - n’est pas exactement la nôtre. Il s’agira dans ces quelques aperçus d’essayer de comprendre pourquoi (dans quel contexte- ? avec quelle idéologie- ? quel dessein- ? ) et comment (avec quelle conception du témoignage réaliste- ? dans quel type de récit-? en sacrifiant à quel registre et à quelles règles esthétiques-? ) Rosset s’est efforcé de renouveler le genre des histoires tragiques en resserrant leurs liens avec la réalité contemporaine des XVI e et XVII e siècles. Afin de mieux répondre à ces questions de manière large et sans me perdre d’emblée dans la multitude des détails qui accompagnent inévitablement les grandes affaires judiciaires je m’intéresserai d’abord au recueil pris dans son ensemble. J’illustrerai ensuite cette première approche par un exemple particulier en centrant mon attention sur l’une des plus célèbres histoires du recueil, la septième dans l’édition de 1619-: Des amours incestueuses d’un frère et d’une sœur, et de leur fin malheureuse et tragique. 1 François de Rosset, Histoires tragiques, éd. Anne de Vaucher Gravili, Paris, Le Livre de poche, «-Bibliothèque classique-», 1994, p. 35. 28 Frank Greiner Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0003 Le « fait divers » selon Rosset La logique exemplaire et morale Impossible de comprendre, sans anachronisme, quelle idée se fait Rosset du «-fait divers-», sans s’attacher d’abord à sa biographie et aux circonstances de son œuvre. François de Rosset naît vers 1570, en Provence, à Uzès ou en Avignon. On dispose de très peu d’indications sur sa famille, mais l’on sait au moins qu’il était de famille noble et avait ses entrées dans le monde des grands seigneurs qui fréquentaient la Cour. Au temps de saint François de Sales, de Jeanne de Chantal, de Jean-Pierre Camus ou de saint Vincent de Paul, où le catholicisme français se réorganise autour du credo tridentin pour réaffirmer sa foi et mieux lutter contre l’hérésie protestante, Rosset se range parmi les chrétiens militants et considère son travail d’écrivain comme une entreprise de prosélytisme. Ses traductions du latin, de l’espagnol ou de l’italien le conduisent ainsi à faire passer dans notre langue plusieurs textes d’inspiration religieuse. En 1615 il publie notamment Le Saint, l’œcumenique et le general Concile de Trente, première traduction en français de la doctrine et des décrets de la célèbre assemblée conciliaire dont on sait l’importance dans l’histoire du catholicisme moderne. Son épître dédicatoire l’offre aux «-Prélats tenant l’Assemblée générale du Clergé de France-». Si Rosset avoue au détour d’une phrase avoir autrefois été «-nourri- » dans une religion «-contraire-» à celle de sa foi actuelle, son ton n’est nullement à l’apaisement et à l’œcuménisme. Il parle en soldat engagé sous les bannières de l’Église romaine-: L’Eglise qui porte le nom de militante, est une Cité en Terre, que l’Ennemy du genre humain environne de tous costez, pour tascher à la surprendre. 2 Ses histoires tragiques doivent donc d’abord se comprendre à la lumière de son militantisme religieux. Il suffit de se reporter à leurs premières pages pour saisir son dessein. Les deux dédicataires de son livre pour les éditions parues de son vivant 3 sont d’une part le Chevalier de Guise, ennemi juré des protestants et d’Henri IV et ancien chef de la Ligue- et, de l’autre, le marquis de Rouillac dont l’auteur dans son épître loue l’épée qui «-s’exerce 2 Le Sainct, l’Œcumenique et le General Concile de Trente. Legitimement celebré soubs les Pontificats de nos SS. Peres les Papes Paul III, Jules III et Pie IV. Mis fidellement en nostre langue par F. de Rosset, Paris, Nivelle et Sébastien Cramoisy, 1615, Épître «-À très-illustres et très-révérends Prélats…-», f. - iij. 3 Dans son édition posthume de 1620, l’éditeur parisien François Huby a placé une épître dédicatoire au prince de Condé-: Henri II de Bourbon, troisième prince de Condé. 29 Une histoire d’inceste au temps de la Contre-Réforme Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0003 ordinairement à combattre les ennemis de l’Église 4 - ». La Préface au Lecteur se réfère à un lieu commun souvent condensé par une formule célèbre- : Historia magistra vitae que Rosset, pétri de culture chrétienne, interprète sur un mode moral-; car il veut avant tout découvrir dans les leçons de l’historien un rappel funèbre de la fragilité inévitablement attachée à la condition humaine. «- Il faut avouer - nous confie-t-il - que les accidents tragiques et lamentables sont d’excellentes leçons à l’instruction de la vie 5 .- » Aussi contera-t-il le crime pour mettre en garde contre la folie passionnelle, la sorcellerie, l’hérésie, le libertinage contre lesquels il appelle à la guerre sainte. Chaque histoire de son recueil, exactement conforme à un modèle déjà utilisé par plusieurs de ses prédécesseurs dans la même veine narrative, fonctionne suivant une logique répressive naguère mise en évidence par A. de Vaucher Gravili 6 -: après un préambule édifiant le crime y est dépeint comme un mouvement de transgression de la loi morale avant d’être inévitablement châtié. Dans ses derniers moments le coupable, quand il est livré à la Justice des hommes, doit se soumettre à un rituel imperturbable-: avouer ses crimes, se confesser et demander pardon à Dieu pour ses péchés avant de s’en remettre au bourreau. Ce traitement punitif et spectaculaire révèle avec netteté la logique informant la représentation archaïque du fait divers- : un intolérable accroc dans l’ordre naturel des choses et qu’il convient donc de réparer par la mise en œuvre d’un rituel indissociablement judiciaire et religieux, seul capable de ramener l’harmonie cosmique, sociale, politique mise un moment en péril. Ainsi dans les récits criminels colportés par les canards ou les histoires tragiques des XVI e et XVII e siècles, on passe du forfait vers l’élimination du fauteur de trouble. C’est ce processus conduisant de la faute vers la punition qui retient toute l’attention des auteurs. Il suffit d’ouvrir les romans policiers ou les romans noirs qui fleuriront dans les siècles suivants pour se rendre compte que les choses aujourd’hui ont bien changé-: on s’intéresse davantage à l’enquête, par exemple, qu’au châtiment et à son mode opératoire. Dans le fait divers d’Ancien Régime, on ne se soucie nullement de créer du suspense autour de l’identité du coupable. Celui-ci est généralement connu. La seule incertitude planant sur le récit concerne la manière dont le crime sera découvert et puni. Tout l’intérêt réside donc dans la représentation d’une Justice en marche du moment de l’irruption du scandale dans un univers jusque là bien ordonné jusque vers son éradication. 4 Nous citons l’édition de 1619 rééditée par Anne de Vaucher Gravili sous le titre Histoires tragiques, Livre de Poche, 1994, p. 34. 5 Ibid., p. 35. 6 Voir la préface de son édition ainsi que Loi et transgression. Les histoires tragiques au XVII e siècle, Lecce, Milella, 1982. 30 Frank Greiner Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0003 L’actualité des histoires tragiques Le parfum de nouveauté que le lecteur pouvait découvrir dans les histoires de Rosset tient à son intérêt pour les faits d’actualité. Certes, bien avant lui, plusieurs auteurs tentèrent de s’engager dans la même voie avec plus ou moins de succès. Dans les nouvelles de Marguerite de Navarre et chez les auteurs d’histoires tragiques-comme Yver, Habanc, Poissenot, Boaistuau et Belleforest se tissent de nombreux liens entre la fable et le récit de faits authentiques ou présumés tels. Belleforest va ainsi jusqu’à se présenter dans le rôle d’un enquêteur de terrain quand dans son cinquième tome des Histoires tragiques il revient sur les crimes du sieur Saint-Jean de Ligoure, une affaire sordide bien connue de ses contemporains 7 . Mais il s’agit là seulement de premiers essais, de tentatives ponctuelles et il reviendra à Rosset de les accomplir vraiment par la mise en œuvre systématique d’une narration continuellement nourrie de faits divers. Ainsi est-il possible de retrouver la plupart des sources des vingt-trois histoires entrant dans le recueil de 1619, le dernier revu, corrigé et augmenté du vivant de l’auteur-: chacune d’entre elles puise dans le vivier des faits historiquement avérés ou dans celui des canards colportant des anecdotes et des rumeurs, parfois douteuses, mais données à leurs lecteurs pour les fidèles reflets d’événements authentiques. L’attention portée au réel se conjugue avec un certain nombre de traits caractéristiques-: insistance d’abord de l’auteur sur la véridicité de son propos, proximité temporelle et géographique de ses histoires, identification transparente ou oblique des protagonistes souvent connus de ses lecteurs, goût affirmé pour les scènes chocs n’épargnant aucun détail jusqu’aux plus crus. On n’est pas loin sur ces différents points d’une esthétique propre aux faits divers modernes jouant sur la mise en scène d’un quotidien dont l’ordonnancement régulier est brusquement troublé par l’irruption d’un événement extraordinaire, généralement sinistre. Il s’agit de raconter quelque chose d’incroyablement terrible et qui cependant est bien «- arrivé près de chez vous- » selon la formule consacrée par le célèbre faux documentaire belge. Au regard du dessein pédagogique de Rosset, on entrevoit le risque attaché à la promotion de ce réalisme noir. Dès lors que l’on s’attache à la peinture de l’actualité, il n’est pas toujours facile de la transformer en support d’un message bien défini, même sur le terrain du contre-exemple. Aussi les faits ne font-ils pas l’objet d’une transcription fidèle. Comme ils doivent servir une cause morale et religieuse, Rosset ne cesse de les remanier pour mieux les ajuster à ses convictions. Mais, de son point de vue, ces remaniements n’impliquent pas une trahison car son concept de la réalité est informé par une vision théologique de la vérité. Ce qui est vrai théologiquement parlant 7 Cinquiesme tome des Histoires tragiques contenant un discours memorable, Paris, J.-Hulpeau, 1572, Histoire VIII, f.-277-298. 31 Une histoire d’inceste au temps de la Contre-Réforme Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0003 l’emporte sur la perception de la réalité qui fonctionne ou doit fonctionner comme l’illustration du message chrétien, au prix parfois de nombreuses infidélités. Le réalisme de Rosset est un réalisme moral, au sens où il est constamment orienté par une axiologie extrêmement contraignante. L’inspiration romanesque Le livre de Rosset, rapidement devenu l’un des best sellers du Grand Siècle, est parvenu à distiller sa morale et son venin dans une durée longue. Nous connaissons déjà la première formule de son succès- : dépeindre des faits arrivés réellement ou supposés tels. Mais il faut ajouter encore à la recette-: les histoires tragiques à la façon de Rosset content le crime pour le moraliser, mais en pactisant avec une logique romanesque, car leur auteur n’est pas seulement un moraliste dévot, mais aussi un grand amateur de romans. Il a traduit la deuxième partie de Don Quichotte 8 , les Nouvelles exemplaires 9 , Roland amoureux 10 , Roland furieux 11 . Se faisant romancier à son tour, il a inventé une suite au texte de l’Arioste 12 et on lui doit aussi d’avoir composé un recueil de nouvelles, Histoires des amants volages de ce temps 13 , où l’inspiration morale et tragique se conjugue avec l’érotisme et la passion amoureuse. Ce même goût littéraire marque de son empreinte l’écriture de ses Histoires tragiques où se manifeste presque partout sa prédilection pour les histoires d’amours fatales, son habileté à tisser des intrigues efficaces en sachant entretenir un suspense, à développer de petites scènes d’action, à brosser des tableaux ou à tracer le portrait de ses personnages. Mais il faut s’empresser d’ajouter que le conteur, hanté par de belles aventures héroïques, est parfois conduit loin à l’écart des leçons de morale chrétienne. Il y a en effet jusque dans l’horreur de certains de ses récits une fascination pour la grandeur menant dans des régions nietzschéennes, par-delà le bien et le mal. On pense à une maxime de La Rochefoucauld pour qui «-il y a des héros en mal comme en bien 14 .-» Ainsi de nombreux scélérats se haussent sous sa plume au niveau d’une grandeur inquiétante s’accomplissant dans la violence et 8 Première traduction française de la Seconde Partie de l’Histoire de l’ingénieux et redoutable chevalier Don Quichotte de la Manche…, Paris, Vve Ja. du Clou et D. Moreau, 1618. 9 Première traduction française en collaboration avec Vital d’Audiguier-: Les Nouvelles de Miguel de Cervantès Saavedra…, Paris, J. Richer et Mauger, 1615. 10 Roland l’Amoureux. Composé en italien par Mre Matheo Maria Bayardo Comte de Scandian et traduit fidelement de nouveau par F. de Rosset…, Paris, R. Foüet, 1613. 11 Le Divin Arioste, ou Roland le furieux, traduict nouvellement en françois par Fr. De Rosset, ensemble la suitte de cette histoire continuée à la mort du Paladin Roland conforme à l’intention de l’autheur…[par Fr. de Rosset], Paris, R. Foüet, 1614. 12 Voir note ci-dessus. 13 Histoires des Amans volages de ce temps…, Paris, Vve, J. du Clou, 1617. 14 Maximes, éd. J. Lafond, Paris, Folio Gallimard, 1976, p. 73, maxime 185. 32 Frank Greiner Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0003 la révolte-: Alexandre (le Chevalier de Guise), assassin en duel de Clarimont et de Lucidor (les barons de Luz, père et fils) (histoire II), Doralice et Lizaran (Marguerite et Julien Ravalet) unis par une passion incestueuse (histoire VII), Amarille et Valéran (Valérian Mussard et Jeanne Presto), deux amants forcenés qui pour échapper à la Justice royale se donnent mutuellement la mort (histoire VIII), le «-valeureux Mélidor et […] la belle Clymène-», deux amants adultères que punit de mort le non moins «-généreux Polydor-» (histoire XI), ou Lysis séducteur prestigieux et malheureux (Louis de Bussy d’Amboise) tombé sous les coups du mari trompé, autant de figures tragiques illustrant cette idée que la transgression des lois sociales et religieuses n’annule pas la sympathie et peut même susciter l’admiration. Si le mal et la méchanceté ne prennent pas toujours un visage déplaisant chez Rosset, c’est sans doute parce que ses histoires tragiques tendent alors à la noblesse un miroir complaisant de son propre univers-: leurs protagonistes y prennent souvent des figures de gentilshommes. Ils cultivent les valeurs de la noblesse d’épée-: ils sont braves, courageux, magnanimes et leur magnanimité est telle qu’elle peut s’émanciper des règles quand elles s’avèrent trop contraignantes. Bien sûr, l’amour et les jeux de la séduction occupent une grande part de leur temps. Voilà en quelques mots les valeurs qui mènent Rosset à donner un supplément d’âme à certains de ses personnages- : duellistes, adultères, incestueux, mais issus d’un noble lignage, soucieux de leur gloire, abandonnés à de grandes passions et, d’une certaine manière, méchants sans le vouloir, et peut-être même pour une bonne cause. Ses héros maudits, produits par l’idéologie de sa propre caste, amènent évidemment le chrétien militant à se contredire - est-il possible d’être à la fois courtisan, romancier et moraliste dévot-? -, mais ils représentent la part la plus originale de son œuvre-: ils ouvrent la voie du roman noir où la beauté se fait convulsive et où la grandeur s’émancipe décidément de la morale. D’une certaine manière, en voulant la dénoncer, Rosset a inventé la beauté du diable. L’affaire Ravalet Une affaire qui défraya la chronique judiciaire à l’orée du XVII e siècle nous permettra à présent de voir comment, dans ses Histoires mémorables et tragiques, s’opère la transfiguration du fait divers sulfureux, épouvantable ou sordide en aventure morale et romanesque. Ses deux protagonistes, Julien et Marguerite de Ravalet, deux jeunes nobles, âgés respectivement de 21 et de 17 ans sont exécutés le 2 décembre 1603 après avoir été longtemps traqués par un mari jaloux. Quel crime énorme les a conduits de leur Normandie natale sur l’échafaud dressé place de Grève où leur jeunesse et leur beauté leur vaut le soutien de la foule- ? Ils sont amants, mais également frère et 33 Une histoire d’inceste au temps de la Contre-Réforme Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0003 sœur et au crime d’inceste s’ajoute celui de l’adultère, car Marguerite a fui le domicile conjugal pour vivre maritalement avec Julien. Trois témoignages contemporains Sur le déroulement du drame qui conduisit les deux amants vers cette fin sinistre on dispose, outre les actes du procès conservés aux Archives nationales, de plusieurs témoignages intéressants-: celui de Pierre de L’Estoile 15 , qui dans son mémoire journal se contente de mentionner rapidement l’exécution des deux condamnés à la date du 2 décembre ainsi que le refus d’Henri IV de leur accorder sa grâce, et ceux, un peu plus tardifs, d’Isaac de Laffemas et d’un canard anonyme, Supplice d’un frère et d’une sœur décapités en Grève pour adultère et inceste 16 (1604). Ce dernier texte, le plus circonstancié, donne de l’affaire une vision précise bien qu’explicitement empreinte de partialité. Il s’agit en effet, comme le suggère son titre, d’une œuvre de dénonciation appelant à la défense d’un ordre moral menacé. Le témoignage d’Isaac de Laffemas, beaucoup moins détaillé, forme l’une des histoires insérées d’un petit roman qu’il publie en 1607 sous le titre d’Histoire des Amours tragiques de ce temps 17 . Il revient à une certaine Floris, jouant le rôle de conteuse, d’y rapporter l’histoire de deux jeunes Vénitiens sous les traits desquels il est facile de discerner Julien et Marguerite. Les deux jeunes gens fuient leur patrie vers une lointaine colonie vénitienne, la ville de Malvasie située aux portes de l’empire turc. Là, ils cèdent à leur désir, en cherchant à se persuader, avec une mauvaise foi brocardée par l’auteur, qu’ils ne seraient pas réellement frère et sœur. À la condamnation morale se mêle cependant la compassion du romancier qui idéalise les héros de son histoire amoureuse. Certes, les deux coupables sont rattrapés par la Justice, mais Laffemas n’oublie pas de mentionner les réactions du public assistant au «- supplice- »- : «- une presse de peuple qui déplorait leur désastre 18 .-» Il n’oublie pas non plus de nous informer sur les réactions de l’auditoire de Floris saisi par la compassion et laissant couler quelques larmes. 15 Journal pour le règne de Henri IV (1601-1609), éd. L.-R. Lefèvre et A. Martin, Paris, Gallimard, 1948, p. 121. 16 Supplice d’un frere et sœur decapitez en greve pour adultere et inceste, Paris, Philippes Du Pré, 1604. 17 L’Histoire des Amours tragiques de ce temps, par le sieur de L. Paris, Toussaint du Bray, 1607. 18 Ibid., p. 132. 34 Frank Greiner Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0003 La version de François de Rosset François de Rosset, évidemment, est sensible au parfum de scandale de cette affaire et il tient à le faire savoir. Mieux, son dessein est bien d’édifier le lecteur en faisant jouer à l’histoire des Ravalet la fonction d’une mise en garde contre le danger des passions désordonnées. Sans ce projet nettement affirmé, il ne serait pas un auteur d’histoires tragiques. Les tribulations amoureuses de Julien et de Marguerite sont donc placées, comme toujours pour ce genre de textes, dans un cadre moral nettement dessiné. Sur leur seuil, il ne manque pas, d’abord, de récriminer contre les mœurs dissolues de ses contemporains-: Il ne faut pas aller en Afrique pour y voir quelque nouveau monstre. Notre Europe n’en produit que trop aujourd’hui 19 . On croirait entendre à nouveau la voix de l’auteur anonyme du Supplice d’un frère et d'une sœur… ou celle d’un prêtre. L’histoire se referme également sur quelques phrases que l’on dirait sorties d’un sermon. Rosset, de manière explicite, extrait une leçon des agissements et du châtiment des deux protagonistes-: «-Leurs exécrables amours avancèrent la fin de leurs jeunes ans.-» Il joint la menace au constat-: «-Exemple mémorable qui doit faire trembler de peur les incestueux et les adultères. Dieu ne laisse rien impuni.-» Il conclut par une formule optative- : «- Dieu veuille si bien défendre son peuple des aguets de Satan que jamais un tel scandale n’arrive parmi nous 20 .-» C’est là exactement la manière de composer la péroraison d’une homélie si l’on se fonde sur les conseils de l’Italien François Panigarole dans L’art de prêcher et bien faire un sermon. 21 Il est facile de penser que les histoires de Rosset poursuivent l’œuvre de reconquête pastorale menée par le clergé, avec des moyens similaires, mais avec des sujets profanes, scandaleux, paradoxaux, car il s’agit ici de faire du mauvais exemple une planche de salut. L’histoire encadrée par une introduction et une conclusion moralisante est elle-même émaillée de nombreux commentaires de l’auteur nous rappelant clairement son objectif («- Mon dessein et de dépeindre et de faire paraître la saleté du vice et non de le défendre 22 -»), manifestant volontiers ses sentiments pour bien marquer sa position morale face à la conduite des personnages, émettant à leur propos des hypothèses, des jugements, voire 19 Ibid., p. 207. 20 Ibid., p. 221. 21 L’art de prêcher et bien faire un sermon, avec la mémoire locale et artificielle, Paris, Regnauld Chaudière, [1601] 1624, f. 34. 22 Op. cit., p. 211. 35 Une histoire d’inceste au temps de la Contre-Réforme Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0003 de sinistres prophéties. Ainsi nous sommes guidés pas à pas à travers un scénario dont aucun épisode ne reste abandonné à notre libre interprétation. Le déroulement de l’histoire, conçu sur le même modèle que celui du canard anonyme, va également dans un sens édifiant et illustre parfaitement la structure tripartite par laquelle Anne de Vaucher Gravili a caractérisé les histoires tragiques du XVII e siècle- : il y a d’abord le temps de la tentation coïncidant avec une situation initiale en équilibre fragile (les deux jeunes gens glissent insensiblement de leur amitié fraternelle vers une liaison interdite), puis l’on bascule du temps de la tentation vers celui de la transgression après la conclusion du mariage arrangé entre le père et un riche et vieux barbon. La rupture avec la loi s’effectue d’abord discrètement sur le double terrain de l’inceste et de l’adultère, puis de manière éclatante lors de la fuite conjointe des deux amants. Enfin vient le temps du châtiment conduisant de l’épisode de l’arrestation des Ravalet vers ceux de leur jugement puis de leur exécution. L’histoire tragique, réduite à son squelette, fonctionne comme un récit judiciaire enchaînant le crime à sa répression comme la cause à son effet inévitable- : on ne saurait mieux suggérer que «- Dieu ne laisse rien impuni.-» Mais ce résumé sommaire ne peut nous offrir qu’un pâle reflet des manipulations opérées par l’écrivain sur l’histoire véridique. Quand on compare en détail les données fournies par l’historiographie et ce qu’écrit Rosset, il apparaît qu’il ne s’attache pas toujours à reproduire fidèlement les faits. Ici il enlève, là il ajoute, là il transforme. L’actualité du fait divers est pour lui une matière malléable à souhait, un sujet d’inspiration dont certains détails méritent d’être estompés ou gommés s’ils ne cadrent pas avec ses desseins. D’abord eu égard au rang de ses deux protagonistes et afin de ne pas salir l’honneur de leur famille, il choisit de ne pas donner leurs noms. C’est, chez lui, une pratique régulière dès lors qu’il doit évoquer une figure appartenant à la noblesse. Julien et Marguerite sont donc rebaptisés Lizaran et Doralice. Lefebvre, le mari trompé, est lui-même renommé Timandre. Ces transformations onomastiques entraînent le lecteur du terrain de la chronique judiciaire sur celui du roman, car ce sont là des noms de héros de roman. Laffemas, on l’a vu, procédait déjà de la sorte et il déplaçait le lieu de l’action de la France vers Venise, puis vers la Grèce. Il écrivait en auteur de fiction. Rosset fait de même, toujours avec le dessein, il est vrai, de voiler l’identité de ses personnages, mais avec pour résultat de créer autour d’eux cette atmosphère romanesque qui se conjugue souvent avec le dépaysement. La Normandie devient donc la Neustrie qui recouvrait les régions situées au Nord-Ouest du royaume de France entre le VI e et le XI e siècles. Déplacé dans ce nouveau cadre historique le drame des amants incestueux prend une tournure nouvelle, parce que Rosset redéfinit aussi leurs figures et leurs rôles en les calquant sur ceux de ces personnages types que l’on pouvait découvrir à la 36 Frank Greiner Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0003 même époque dans les romans de Nervèze, de Des Escuteaux ou d’Intras de Bazas cultivant aussi le genre des histoires amoureuses et tragiques. Lizaran et Doralice sont donc nobles, jeunes, beaux, dotés de multiples talents et leur prodigieuse ressemblance permet même à l’auteur de les rapprocher de deux jumeaux mythiques familiers aux lecteurs, alors nombreux, du Roland furieux-: Bradamante et Richardet 23 . Notons au passage que la représentation idéalisante des deux jouvenceaux va de pair avec une première entorse, manifeste, à la biographie de leurs modèles historiques, puisque Lizaran devient le cadet de Doralice, quand Julien comptait quatre ans de plus que sa sœur. Pour quelle raison- ? Sans doute pour épargner à Lizaran l’accusation faite à Julien, reprise par l’auteur du canard de 1604, d’avoir profité de la jeunesse de sa cadette pour exercer sur elle une mauvaise influence.- Sont oubliées aussi les frasques de Julien lors de sa vie parisienne. Il avait en effet avoué devant ses juges une liaison avec une jeune femme, séduite, puis abandonnée après avoir été mise enceinte. Pour redessiner ses personnages, Rosset leur donne aussi une épaisseur psychologique. Les pâles figures du Supplice, de simples silhouettes hâtivement tracées, sont chez lui dotées d’une intériorité et d’une voix. Il nous rend ainsi témoin du débat intérieur de Doralice partagée entre ses scrupules et la passion qu’elle voue à son frère-ou rapporte les ultima verba de Lizaran qui s’avance devant son bourreau en regrettant de n’avoir pu éviter à sa sœur une fin aussi déplorable. L’histoire vraie de leurs tribulations est grandement simplifiée dans l’histoire tragique qui, on l’a vu, se plie aux exigences d’un scénario moral. Encore faudrait-il ajouter que ce même scénario intègre des séquences typiquement romanesques. C’est ici, comme souvent dans les romans d’amour de cette époque, la volonté abusive du père, imposant à sa fille une union contraire à ses vœux, qui donne son impulsion à l’intrigue. L’héroïne se trouve donc livrée en pâture à un «- grison- » jaloux tandis que son amant se languit d’elle. Situation pathétique qui fait des deux amants les victimes d’un sort injuste. Lizaran fait parvenir discrètement à sa sœur une lettre pleine de sa violente passion. Rosset ne manque pas d’insérer cette déclaration épistolaire dans son récit en sachant bien qu’il s’agit là d’un ornement apprécié des lecteurs de romans. Ceux de son époque les multiplient. Suit un épisode de rapt. Doralice monte en croupe sur le cheval de son frère et ils s’enfuient nuitamment loin de la demeure du sieur Timandre. Scène aventureuse et romantique avant l’heure, et qui n’a jamais existé, puisque Marguerite s’est enfuie dans la réalité de chez ses parents où elle était venue 23 Op. cit., p. 207. Dans Roland furieux, Richardet est le cadet des frères de Renaud et le jumeau de Bradamante. Sa ressemblance avec Bradamante est évoquée à plusieurs reprises par l’Arioste-: cf. XXXVI, 13-; XXXVIII, 8 et 21-; XLIV, 7. 37 Une histoire d’inceste au temps de la Contre-Réforme Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0003 se réfugier pour échapper aux vexations de son mari. Julien la rejoindra plus tard à Fougères où elle s’était cachée. La suite est à l’avenant. Nouvelle entorse à la réalité-: les deux amants sont surpris ensemble dans l’auberge parisienne où ils étaient descendus, elle «- dans le lit, et lui à demi habillé 24 - ». Ce qui est bon pour la morale, puisque la preuve est faite ainsi de leur intimité scandaleuse, mais bon aussi pour leur légende amoureuse qui nous conte le martyre d’un couple uni dans le bonheur comme dans l’adversité. Mais c’est au bout du drame, dans son dénouement, que se dévoile le mieux, sur un mode sinistre, sa logique sentimentale, car c’est seulement au moment de leur exécution que Lizaran et Doralice dévoilent pleinement leur stature de héros par leur courage, leur dignité, leurs remords, mais aussi par leur attachement et leurs égards mutuels. Triomphe funèbre de leur amour - d’autres ont montré la voie, et non des moindres-: Tristan et Yseult, Roméo et Juliette - que vient entériner l’épitaphe placée sur leur tombeau - nouveau lieu commun du roman d’amour, il n’est que de penser encore aux deux héros de la tragédie shakespearienne-! L’histoire des Ravalet revue et corrigée par Rosset a-t-elle sa morale- ? Oui, sans doute, si l’on s’en tient au plus superficiel, on pourra y voir un «-Exemple mémorable qui doit faire trembler de peur les incestueux et les adultères.-» Mais s’en tenir à une telle approche revient aussi à ne pas tenir compte de la manière dont les choses sont dites et à ignorer le «-contre-discours- » romanesque qui vient doubler constamment le discours moral, comme pour en saper les fondements. Lizaran et Doralice ne sont-ils pas, plus que des délinquants, deux monstres admirables-? Rosset ne laisse percevoir nulle part dans ses déclarations qu’il a eu une claire conscience de ces contradictions. Et cela n’est peut-être pas si mal, car il aurait pu éprouver dès lors le besoin de s’amender, de corriger pour nous livrer de son histoire une version plus policée. Au lieu de cela sa réécriture du fait divers produit les ferments d’une mise en crise de sa moralisation dans l’histoire tragique et opère son transfert vers un nouveau régime de représentation-: celui de la fiction romanesque où le réel se plie toujours aux lois de la rêverie et du fantasme. Après lui d’autres artistes sont venus qui, avec plus de lucidité et moins de scrupules, ont su conjuguer la beauté, la grandeur et les désordres passionnels. Ainsi Théophile Gautier 25 et Barbey d’Aurévilly 26 ont rêvé sur les spectres des deux amants maudits hantant les ruines de Tourlaville, et 24 Ibid., p. 216. 25 T. Gautier évoque sa visite du château des Ravalet-Tourlaville dans un article d’abord écrit pour Le Moniteur, puis repris dans le premier chapitre d’un recueil de récits-: Quand on voyage, Paris, Lévy, 1865, p. 48-54. 26 Point de vue développé par Barbey d’Aurévilly dans Une page d’histoire (1603), Paris, A. Lemerre, 1886. 38 Frank Greiner Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0003 après eux une kyrielle de romanciers comme Juliette Benzoni 27 ou Yves Jacob 28 . À noter aussi que Valérie Donzelli, reprenant un scénario autrefois proposé à François Truffaut, en a fait un film, Marguerite et Julien, sorti sur les écrans à la date anniversaire de leur exécution, le 2 décembre 2015. Ces multiples approches du même drame se rejoignent au moins sur un point-: elles font toutes entendre, avec des modulations variées, les échos d’une histoire qui échappe à l’actualité fait-diversière du XVII e siècle pour rejoindre l’éternité d’un mythe où l’amour, via l’inceste, nous montre le visage d’une puissance définitivement étrangère aux lois des hommes. 27 La Florentine, Paris, Plon, 1988-1990. Les parents de l’héroïne du roman, Fiora, ont apparemment été imaginés sur les modèles de Marguerite et de Julien. 28 Les Anges maudits de Tourlaville, Paris, Presses de la Cité, 2004.
