Oeuvres et Critiques
oec
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.2357/OeC-2019-0004
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Un fait divers entre anecdote galante et récit pathétique. L’tinéraire de Marie-Anne de Zolleren selon les 'Historiettes' de Tallemant des Réaux et selon 'La Comtesse d’Isembourg' de Mme de Salvan de Saliès
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Nathalie Grande
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40 Nathalie Grande Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0004 « Une femme quitte son mari » : du fait divers au conte galant L’affaire est connue par différents témoignages historiques. L’authenticité des événements rapportés est en effet attestée par un ensemble de documents officiels-: une lettre du 6 mai 1641 envoyé par l’évêque d’Albi, Gaspar Daillon de Lude, au cardinal de Richelieu, pour accompagner un mémoire expliquant comment et pourquoi l’évêque a été amené à donner asile à la comtesse- ; une lettre, datée du 7 mai 1641, de Marie-Anne de Zolleren à Richelieu pour lui demander sa protection et son secours-; enfin un document notarial daté du 8 juin 1641, où la comtesse abandonne ses biens en faveur de ses serviteurs, et en particulier de Jean-Alexandre de Massauve, l’écuyer qui l’a accompagnée dans sa fuite 3 . Autre témoignage de la réalité des faits, la version qu’en donne Tallemant des Réaux dans ses Historiettes, même si l’interprétation des faits est bien différente. L’historiette où l’on trouve le récit s’intitule «-Massauve et Moriamé-» 4 et rassemble deux textes que Tallemant a visiblement rapprochés parce qu’ils traitent de la même matière-: comment une épouse de haute lignée s’enfuit avec l’aide intéressée d’un cavalier pour mener la belle vie loin d’un époux, barbon déplaisant 5 . Aujourd’hui un tel comportement relèverait de la gazette mondaine, dans une rubrique peu relevée de ragots et autres propos croustillants, plutôt que du fait divers. Mais, au XVII e siècle, il y a clairement transgression sur le plan moral, social, religieux et judiciaire- ; et même si Tallemant s’amuse comme toujours du scandale, il n’en cache pas le caractère transgressif. La fuite de la comtesse est racontée comme l’enlèvement d’une femme par un homme, qui vole son bien à un mari légitime, même si la dame est à l’initiative de son propre enlèvement. Les complices sont traités comme des criminels-; le jeune frère de Massaube qui les aide dans leur fuite en subit les conséquences-: On les chargea [lors de leur fuite]-; mais leur escorte était nombreuse-: il est vrai que le cadet de Massaube y fut pris et bien blessé pour s’être trop hasardé. 3 Tous ces documents figurent dans l’édition de Gérard Gouvernet, op. cit., pp.-325- 331. Sur les événements et les personnages historiques concernés, voir Eggen Van Terlan, Johannès. «-Une princesse allemande en Albigeois-: la princesse Marie-Anne de Hohenzollern-Hechingen et le roman de Mme de Saliès, La Comtesse d’Isembourg-», Revue du Tarn, 1938, pp.-293-308 et 1939, pp.-34-47 et pp.-123-130. 4 Tallemant des Réaux, Gédéon. Historiettes, tome II, éd. Antoine Adam, Paris, Gallimard, «-Bibliothèque de la Pléiade-», 1960, pp.-609-613. 5 L’autre point commun, c’est que ces mésaventures ne concernent pas des maris français, mais un Allemand et un Néerlandais. 41 Un fait divers entre anecdote galante et récit pathétique Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0004 Il fut emporté à Cologne, où on lui fit couper le cou, et sa tête fut exposée sur la porte de la ville 6 . Et le couple est poursuivi par le mari qui demande au roi de France de ne pas protéger ceux qui sont venus chercher asile en France-: L’envoyé du comte d’Isembourg n’avait pas eu grande satisfaction à la Cour-: le Roi avait bien témoigné de la colère et donné ordre qu’on cherchât le ravisseur-; mais le Cardinal l’apaisa en lui faisant comprendre qu’on ne saurait faire trop de mal à ses ennemis 7 . Massaube, en contant cette histoire, disait-: «-J’ai connu à cela que le Cardinal était un méchant homme, d’avoir laissé un si grand crime impuni-» 8 . Le passage est particulièrement intéressant d’une part parce qu’il montre que l’auteur de l’enlèvement (ou complice de la fuite, selon la version qu’on privilégiera) considère lui-même qu’il s’agit d’un «-grand crime-»-; et d’autre part parce que la citation au style direct laisse entendre que Tallemant a lui-même recueilli la confession et les paroles de Massaube, ce qui permet d’identifier la source du récit. Pour autant, Tallemant ne cherche en rien à dramatiser son récit, qui s’apparente plutôt à un conte galant à la manière de Brantôme 9 . Massaube, français d’origine, est devenu lieutenant-colonel du régiment d’infanterie du duc de Lorraine, ce qui lui vaut cinquante mille livres par an. Alors il s’amusa à faire l’amour. Le Duc de Lorraine était souvent chez la comtesse d’Isembourg, parente de l’Empereur, et dont le mari était général des Finances d’Espagne, et gouverneur de Luxembourg. Massaube, accompagnant son maître, fit d’abord quelques galanteries avec les demoiselles de la Comtesse- ; il était libéral, il dansait, il jouait du luth, il savait un peu de peinture et de musique, il avait l’air français, et n’avait pour rivaux que des Allemands. La Comtesse, qui en oyait dire tant de merveilles à ses filles, eut envie de le voir-; il lui plût, et elle lui donna enfin tout ce qu’on peut accorder 6 Tallemant, Gédéon. Op. cit. p. 611. 7 La fuite aurait lieu vers 1636, en pleine Guerre de Trente Ans, et le comte d’Isembourg était un puissant général des armées impériales. Sur ce dernier, voir Eggen Van Terlan, Johannès. «-La princesse Marie-Anne de Hohenzollern-Hechingen et le roman La Comtesse d’Isembourg- », Revue de littérature comparée, octobre-décembre 1937, n°-68, pp.-706-712. 8 Tallemant, Gédéon. Op. cit. p. 611. 9 À ceci près que Brantôme ne donne pas les noms des «-dames galantes-» dont il était contemporain, et que sa compilation n’est pas publiée au moment où Tallemant écrit ses Historiettes, c’est-à-dire vers 1657-1659. Les Dames galantes paraissent seulement en 1666. 42 Nathalie Grande Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0004 à un galant-: elle était admirablement belle, et n’avait que vingt-deux ans-; son mari, qui en avait plus de cinquante et que ses emplois n’occupaient que trop, n’était pas ce qu’il lui fallait. Notre cavalier la posséda assez longtemps avec la plus grande douceur du monde-; mais comme cette amourette commençait à s’ébruiter, et qu’il y avait apparence que le Comte en serait averti, elle pressa Massaube de l’enlever et de l’emmener en France 10 . Ce qu’exécute le galant, et le couple trouve alors refuge en France, séjourne à Paris et est même reçu à la cour, Massaube cherchant à faire croire que la fuite de la comtesse peut ouvrir aux Français les portes d’un fort sur le Rhin. Quand la supercherie est découverte, et que le mari envoie au roi «- demander sa femme et se plaindre de l’injure qu’on lui avait faite- », les amants vont se faire oublier en s’installant en Albigeois, où ils passent quelques années tranquilles, pourvoyant à leurs dépenses grâce aux bijoux de la comtesse. C’est à Toulouse que Massaube se fait reconnaître, manque d’aller en prison, et comme «- l’argent vint à [leur] manquer- » et que «- la princesse était quelquefois réduite à laver les écuelles- » 11 , l’évêque d’Albi intervient pour l’inciter à «- se mettre en religion-», manière de régulariser les choses sans drame. Et Tallemant de conclure en signalant qu’«- on dit qu’elle est fort bonne religieuse-». Le récit ne condamne donc pas vraiment les amants-; et même si les manœuvres fourbes de Massaube sont attestées, le jugement final porté sur lui en fait un homme coupable de plus de légèreté que de malice-: «-Massaube querella la dame et le prélat-; mais il se consola facilement, et se fit capitaine d’une compagnie de chevau-légers. C’est un homme qui ne manquait pas d’esprit-; il était enjoué et aimait assez la débauche-» 12 , c’est-à-dire les repas bien arrosés. Il n’y a donc de condamnation morale d’aucun des deux protagonistes, et l’enlèvement d’une femme à son mari, attentat contre les bonnes mœurs et contre les liens sacrés du mariage, doublé d’une injure à l’honneur d’un grand aristocrate et du scandale de voir une femme de haute naissance se comporter comme une vulgaire aventurière, ne fait pas l’objet d’une réprobation moralisatrice, même si le crime n’est pas édulcoré. Il en va d’ailleurs de même dans la seconde partie de l’historiette, celle consacrée à «-Moriamé-», où ce dernier enlève, toujours à la demande de la dame, «-une belle femme qui n’avait que dix-huit ans, et qui avait pour mari un des principaux conseillers de l’Infante [des Pays-Bas], âgé de soixantehuit ans, ou environ-». Après quelques années de vie galante en Hollande, 10 Tallemant, Gédéon. Op. cit. pp.-609-610. 11 Tallemant, Gédéon. Op. cit. p. 612. 12 Ibid. 43 Un fait divers entre anecdote galante et récit pathétique Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0004 elle se lasse et demande à son amant de la ramener chez elle, ce qu’il fait, en tenant au mari un surprenant discours-: «-Madame a eu dessein de faire un voyage. Elle m’a fait l’honneur de me choisir pour l’accompagner-: je vous puis répondre de sa conduite. Mais, parce que la médisance n’épargne personne et que vous pourriez avoir quelque soupçon, je vous déclare que, si vous la maltraitez, je vous tuerai…-» 13 . Et l’historiette se termine sur ces édifiantes paroles, qui pourraient laisser penser que, là encore, le fait divers (une épouse s’enfuit avec son amant) ne donnera pas lieu à drame. Mais en fait, c’est à une lacune du manuscrit de Tallemant qu’on doit cette fin abrupte 14 , et on ne sait finalement quel a été le dénouement de l’intrigue. On remarque cependant qu’à chaque fois, la dame demande explicitement à être enlevée, et que Tallemant signale la différence d’âge entre la femme et son époux- : vingt-deux/ «- plus de cinquante- » 15 d’une part, dix-huit/ «- soixante-huit ans, ou environ- » d’autre part. C’est clairement cette différence d’âge, et son sous-entendu sur la frustration sexuelle des épouses, qui permet d’expliquer le comportement des dames- : «- son mari […] n’était pas ce qu’il lui fallait- » pour la comtesse d’Isembourg- ; «- je ne saurai plus souffrir mon vieillard- » pour l’amante de Moriamé. L’historiette galante à la manière de Tallemant s’amuse donc sans se scandaliser vraiment, et explique clairement, cyniquement presque, pourquoi les événements se sont produits. Qu’en est-il de la version que propose Mme de Salvan-? Fait divers et nouvelle historique Tout d’abord, La Comtesse d’Isembourg à la manière Salvan relève de la poétique de la nouvelle historique, mode de récit très en vogue dans les années 1670. L’incipit commence ainsi par un tableau généalogique de la maison de Hohenzollern, qui permet de situer les alliances et la haute extraction de «-Marie-Anne, la plus jeune et la plus belle-» 16 des six filles du prince de Hohenzollern. Vient ensuite le récit de son apparition à la cour, et comment le cœur du «-vieux comte d’Isembourg-» est instantanément séduit par les charmes de la jeune fille de quinze ans-: le mariage est vite décidé avec celui 13 Tallemant, Gédéon. Op. cit. p. 613. 14 Voir la note 2 de la page 613 dans Tallemant, Gédéon. Op. cit. p. 1394. 15 En fait, Ernest d’Isembourg est né en 1584 et épouse en 1630, à 46 ans donc, la jeune fille qui a alors 16 ans. 16 Salvan de Saliès, Antoinette de. La Comtesse d’Isembourg, dans Œuvres complètes, éd. Gérard Gouvernet, Paris, Champion, 2004, p. 62. 44 Nathalie Grande Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0004 qui est «- un des plus riches et des plus vaillants seigneurs de l’Empire- » 17 . Le bref récit des années conjugales permet de faire apparaître les noms historiques les plus prestigieux et de faire interférer histoire et vie privée, par exemple quand le comte est appelé par l’empereur à l’occasion de l’offensive suédoise, ce qui donne à sa femme six mois de liberté à Cologne. Dans le mélange entre information historique et destin particulier, faits publics et vie privée, «-affaires-» et «-galanterie-», et dans l’itinéraire même de ces premières pages consacrées au mariage mal assorti d’une jeune princesse pleine de qualités, on trouve le même schéma que dans La Princesse de Montpensier (1662) ou dans La Princesse de Clèves, parue en 1678 chez Claude Barbin, comme La Comtesse d’Isembourg. Autre marque de la nouvelle historique, le caractère funeste des événements racontés. Ici, pas de galanterie frivole entre un séduisant officier français et une jeune femme négligée par son époux-: c’est le tableau d’un mariage devenu rapidement odieux qui est peint. Car «- les chagrins, les soupçons, les dégoûts- » détournent rapidement le vieux soldat amoureux de sa trop jeune femme, et c’est à une véritable terreur organisée que la comtesse doit faire face-: Comme, depuis son mariage, il n’avait point été à l’armée exercer sa valeur, il voulut l’employer à dompter la beauté de sa femme-; il ne songea plus qu’à faire peur à la jeune comtesse […]. Il reprit son air sombre et sauvage que l’amour avait un peu radouci, et tout cela faisait un effet si terrible sur le cœur et sur l’esprit de la comtesse, qui n’avait pas assey de courage pour le regarder sans frayeur. Il ne l’entretenait que d’histoires tragiques, d’événements funestes, et de punitions que de jeunes femmes s’étaient attirées de leurs vieux maris. C’était ordinairement au lit qu’il lui faisait ces galants récits 18 . C’est là qu’intervient le salvateur message de l’empereur qui oblige le comte à s’éloigner de sa femme. Et quand il revient de la guerre, «-comme il avait passé six mois parmi le sang et le carnage, il n’avait point appris à devenir plus traitable-». Enfin, une jalousie maladive amène le comte jusqu’à la «- rage- ». Assuré par un astrologue qu'il n’aurait pas de descendance, et donc que sa femme ne lui servait à rien, le comte « forma dès lors le dessein de faire mourir sa femme. […] Dès le lendemain il ne lui parla plus que de fer et de prison-» 19 . Le mari devient un assassin en puissance, voire en acte, et ne s’en cache pas, puisqu’il pousse le sadisme jusqu'à la torture psychologique par la peur. Un jour sa femme constate que son regard s'est adouci : 17 Ibid., p. 64. 18 Ibid., p. 66. 19 Ibid., p. 73. 45 Un fait divers entre anecdote galante et récit pathétique Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0004 C’est que je vous trouve fort belle aujourd’hui, et que je prends plaisir de m’imaginer en vous regardant que, quand il me plaira, vous ne serez plus qu’un objet d'horreur 20 . Et comme elle ne pénètre pas le sens menaçant de ses paroles, elle l’amène à la menace directe-: […] mais je vous traiterai en femme de qualité. Je ne me servirai que d’une poudre de diamants qui donne une colique toute faite comme celle qui fit mourir dans deux heures Caroline d’Aremberg, ma première femme 21 . La menace du poison par un époux tenté de se débarrasser par jalousie de sa trop jeune femme rattache cette fois La Comtesse d’Isembourg à Dom Carlos, nouvelle historique de Saint-Réal (1672). On retrouve dans les relations du couple le même climat de défiance et de menace larvée que celui qui amène le roi Philippe-II à se débarrasser de l’amant qu’il soupçonne, son propre fils en l’occurrence, et de son épouse. Enfin, dernier trait qui situe La Comtesse d’Isembourg dans la poétique de la nouvelle historique, les quelques lignes de conclusion inscrivent clairement le récit dans la lignée des nouvelles célébrant les destins malheureux de jeunes femmes illustres et innocentes, telles La Princesse de Montpensier 22 ou La Comtesse de Tende-: Ainsi mourut, l’an 1670, cette innocente et belle princesse, que l’humeur trop sévère de son mari, les mauvais conseils de ses domestiques et, peut-être, une grande jeunesse et beaucoup d’enjouement, ont fait passer pour coupable et rendu une des plus malheureuses personnes de son siècle 23 . Plaidoyer pathétique et intention édifiante Cette conclusion qui insiste sur l’innocence de la princesse prend la valeur d’un plaidoyer en faveur de la réhabilitation de sa mémoire. Mme de Salvan, dont le grand-père est cité dans le document notarial conservé et 20 Ibid. 21 Ibid., p. 74. 22 Pour mémoire, voici l’explicit de La Princesse de Montpensier-: «-Elle mourut en peu de jours, dans la fleur de son âge, une des plus belles princesses du monde, et qui aurait été sans doute la plus heureuse, si la vertu et la prudence eussent conduit toutes ses actions-». 23 Salvan de Saliès, Antoinette de. Op. cit. p. 92. 46 Nathalie Grande Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0004 qui semble s’être occupé des affaires de la jeune femme en exil 24 , a tout à fait pu recueillir de source directe le témoignage de la comtesse. En effet, celleci entre à la Visitation d’Albi en 1641, y devient religieuse une fois veuve, c'est-à-dire à partir de 1664, y occupe même quelques années la fonction de Mère Supérieure, avant de s’éteindre en 1670. Mme de Salvan, née en 1639, a donc vraisemblablement recueilli les mémoires de la religieuse. Un tel destin n’a pu que marquer la gazette locale, et sa profession religieuse en 1664, année où Mme de Salvan a 25 ans, a pu remettre sur le devant de la scène de l’actualité locale le destin singulier de cette étonnante religieuse. Sans imaginer une mission de réhabilitation de sa mémoire confiée par l’ancienne comtesse à la jeune Salvan, on peut penser que le récit de ses malheurs, entendus dans les entretiens d’un parloir - un lieu important de sociabilité au XVII e siècle - a pu toucher le cœur de la jeune précieuse, et lui donner envie d’en transmettre le récit, à la fois pour disculper la mémoire de la comtesse d’Isembourg, et en même temps pour donner un exemple édifiant des travers qui pesait sur la destinée féminine. Car, dans la version de Mme de Salvan, la comtesse est d’une constante innocence, et seules les apparences ont joué contre elle. C’est parce que la jeune comtesse vivait dans la peur, persuadée qu’elle allait être la prochaine victime de ce Barbe-bleue à la mode germanique, qu’elle a cherché du secours dans la fuite. Le récit insiste beaucoup sur la terreur dans laquelle vivait la princesse. Son angoisse vitale prend des formes phobiques dont témoignent des manifestations psychosomatiques comme les évanouissements, des cris quand elle entend sonner le glas, une curiosité et une crainte maladives à l’égard des malades et des morts. 25 Ce qui justifie l’abandon du domicile conjugal ne relève donc pas des plaisirs immoraux d’une galanterie adultère, mais d’une peur viscérale et du désir de sauver sa vie. De plus, les deux frères Massauve, auxquels elle s’adresse pour leur demander leur appui, ne sont pas exempts de reproche. L’aîné lui montre un papier contenant «-quelque poudre-», papier qu’un valet «-disait avoir trouvé dans la poche d’un habit que son maître avait quitté-»-: Et cette jeune princesse, en qui la crainte de la mort fit ce qu’elle a coutume de faire dans les âmes les plus timides, ne doutant pas que ce ne fût cette poudre de diamants dont le comte l’avait menacée, déclara dès ce moment, aux deux Massauve, qu’elle voulait absolument quitter le comte et s’en aller dans quelque royaume étranger, s’ils avaient assez d’attachement pour elle 24 Ibid., p. 329. 25 Ibid., pp.-66-72. 47 Un fait divers entre anecdote galante et récit pathétique Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0004 pour l’y vouloir conduire. Ils s’engagèrent à tout ce qu’elle voulut-; ils la fortifièrent même dans un dessein si surprenant et si dangereux […] 26 . Victime d’un mari jaloux et violent, victime de sa jeunesse et d’un manque de courage, victime de serviteurs trop complaisants voire douteux, la jeune femme est intrinsèquement innocente sur le plan moral. Mais elle l’est encore sur le plan religieux- : elle envoie «- consulter l’université de Douai- », c'est-à-dire qu’elle sollicite l’avis d’une faculté de théologie pour résoudre son cas de conscience, qu’on pourrait résumer ainsi-: «-Une femme doit-elle rester attachée à son mari même au péril de sa vie-? -». Et Massauve lui rapporte «- un ample avis de cette faculté pour aller, avec toute sûreté de conscience, éviter la mort en tel endroit du monde qu’elle voudrait-». À partir de là se trouvent donc justifiées la séparation conjugale et la fuite si scandaleuse d’une femme pour échapper à son époux. Et encore, si la suite du récit voit la comtesse quitter l’Allemagne et son mari, cela ne va pas sans remords. Quand le jeune Massauve est tué lors de la fuite, sa mort plonge la comtesse dans la culpabilité, et le désespoir-: Dès que les premiers transports de la douleur furent un peu calmés, elle rêva quelques moments, et puis se tournant vers Massauve [aîné]-: «-Tous mes desseins changent, lui dit-elle, par la mort de votre frère 27 - ; il faut me ramener à Cologne, je ne crains plus la mort, et je me sens assez de courage pour aller soutenir mon innocence et braver le comte d’Isembourg.-» Massauve frémit à ce dessein-; il en avait de secrets qui ne s’accordaient pas avec celui-là. Il était bien fait, il avait de l’esprit, surtout pour tromper et pour nuire 28 . Le lecteur est donc invité à comprendre que la jeune femme a aussi été victime des manœuvres intéressées d’un serviteur indélicat, comptant tirer profit de sa naïveté et de sa fragilité. C’est lui qui la convainc de continuer sa folle équipée, qui l’amène à Paris où elle apprend que l’on raconte qu’elle «-n’avait quitté le comte, son mari, que pour aller, inconnue et vagabonde, aimer sans contrainte le jeune Massauve par tout le monde-» 29 . Et c’est cette calomnie (? ) qui la décide à fuir le monde, à se retirer dans une solitude, ce qui fait à nouveau les affaires de Massauve, devenu amoureux de la com- 26 Ibid., p. 75. 27 On peut penser que, si intrigue amoureuse il y a eu, c’est avec le jeune Massauve-: c’est de lui dont le comte d’Isembourg a d’abord été jaloux-; c’est lui qui va chercher son frère pour organiser la fuite, et qui meurt lors de cette fuite par l’excès de son engagement- ; et sa mort plonge la comtesse dans un désespoir qui rend caduque son désir de fuite. 28 De Salvan de Saliès, Antoinette. Op. cit. p. 78. 29 Ibid., p. 79. 48 Nathalie Grande Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0004 tesse. Car la comtesse se trouve bientôt à nouveau persécutée, non par son mari, mais par celui qui a organisé sa fuite-: Son amour devint si violent qu’il n’eut pas seulement la force de le combattre. Il ne s’amusa point à pousser des soupirs qu’il savait bien qu’ils ne seraient pas écoutés. Les premiers témoignages de sa passion furent les transports d’un insensé. La comtesse fut si épouvantée d’un malheur si peu prévu qui venait troubler le repos dont elle commençait à jouir, qu’elle faillit à mourir de déplaisir 30 . Ce qui amène la trop belle comtesse à chercher refuge (après trois ans…) auprès de l’évêque d’Albi, qui vient l’arracher des mains de l’insolent Massauve. Comme tente de le montrer le récit - au prix de quelque invraisemblance -, la comtesse, si elle n’a pas sauvé les apparences, a donc toujours conservé l’innocence du cœur, et est restée digne de la vertu à laquelle sa haute naissance était censée la destiner. Le pathétique tableau d’une princesse, victime et non coupable, permet de disculper moralement la mémoire d’une grande dame au destin aventureux certes, mais sans que jamais l’éthique de son comportement puisse être mise en doute, comme l’assènent définitivement les mots de l’explicit. Dans cette tonalité moralisante, on retrouve un trait propre au genre de la nouvelle historique-; la nouvelle de Saint-Réal, Dom Carlos, citée plus haut, insiste de la même manière sur la défense de la mémoire du héros éponyme, et plus encore de la princesse française devenue reine d’Espagne, Elisabeth. Mais le destin de la jeune princesse prend ainsi une valeur exemplaire d’un point de vue féminin. En effet, ce qui fait le malheur de la comtesse, ce sont des hommes-: son mari qui la terrorise, son serviteur qui la manipule. Il y a ainsi, derrière le parcours chaotique de l’exilée, la dénonciation des dangers du mariage- : mariage arrangé selon des considérations de rang et de fortune, qui livre une très jeune femme à un homme beaucoup plus âgé qu’elle, devenu incapable d’aimer et qu’elle ne pourra aimer. Le mariage est en effet réglé sans considération des désirs de la jeune femme, de son désir de connaître la douceur d’aimer et d’être aimée 31 . On retrouve là une dénonciation précieuse qui marque aussi les nouvelles de Mme de Lafayette. 30 Ibid., p. 83. 31 Faut-il y voir l’expression d’un désarroi personnel-? Antoinette de Salvan a épousé à l’âge de 22 ans Antoine de Fontvieille, devenu viguier d’Albi après avoir été soldat, son aîné de 16 ans. Le mariage, célébré en 1661, ne dura que quelques années, car l’époux meurt vers 1672-1673, et à cette date, on sait que le viguier est pour affaires à Paris depuis plusieurs années. Mme de Salvan ne s’est jamais remariée, et est restée veuve jusqu’à sa mort en 1730. Voir les données biographiques fournies par Gérard Gouvernet dans les Œuvres complètes, op. cit. pp.-11-31. 49 Un fait divers entre anecdote galante et récit pathétique Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0004 Mais la fin de vie édifiante de la comtesse d’Isembourg rapproche également les deux autrices. En effet, si la retraite religieuse de la comtesse lui est suggérée par l’évêque d’Albi, la novice trouve bientôt dans cet établissement modeste la paix qu’elle n’a jamais connue auparavant-: Elle goûta bientôt la douceur de la retraite, et, regardant sans peine la privation de toute sorte de biens, elle fut assez satisfaite de trouver dans son propre cœur des choses infiniment plus précieuses 32 . Ce bonheur loin du monde et des hommes est un leitmotiv de la nouvelle. Déjà dans sa jeunesse, la jeune femme avait pour amie une carmélite, qui avait fait le choix de fuir l’amour, et qui «-divertissant la comtesse par mille contes agréables, […] lui faisait mieux goûter ce qu’elle lui disait ensuite de solide- » 33 - ; son arrivée en Albigeois lui rappelle «- tout ce que la vertueuse carmélite lui avait dit en faveur de la vie solitaire-» 34 . C’est cette tranquillité de l’âme, trouvée dans la Visitation d’Albi, qui décide la comtesse à refuser les offres de retour à une vie publique prestigieuse qu’on lui fait. Le fait divers débouche ainsi in fine sur la tentation hagiographique, donnant au parcours de la comtesse d’Isembourg une dimension bien différente de celle que lui avait donnée Tallemant des Réaux. Pour conclure, on ne peut qu’être sensible au fossé qui sépare les deux versions du même événement, et forcément, on se demande qui a donné la version des faits la plus proche d’une authenticité historique. Tallemant, très clairement, rend compte de la réalité des faits en leur donnant leur interprétation la plus simple, la plus logique, mais la plus triviale aussi. Mme de Salvan de Saliès, dans sa recherche du pathétique, sa tentative d’explication psychologique, et son parti-pris de disculpation systématique, peut sembler à bon droit user des artifices séduisants qu’autorise la fiction, fûtelle nouvelle historique. Il nous semble cependant que cette dernière version du fait divers «-une femme quitte son mari-» a l’intérêt de révéler des données historiquement structurelles, et hautement significatives d’un tel événement-: révéler la peur dans laquelle pouvaient vivre des épouses que le droit soumettait au bon plaisir de leur seigneur et maître- ; révéler aussi le désir des femmes de relations autres, fondées sur le désir amoureux et le choix réciproque-; révéler encore l’aspiration à une vie religieuse, synonyme d’une liberté paradoxale, la clôture délivrant paradoxalement les femmes des contraintes que les pressions masculines particulières et les structures 32 Salvan de Saliès, Antoinette de. Op. cit. p. 91. 33 Ibid., p. 70. 34 Ibid., p. 82. 50 Nathalie Grande Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0004 sociales patriarcales générales imposaient. Si La Comtesse d’Isembourg, avec et malgré son substrat documenté, rejoint si souvent les nouvelles de Mme de Lafayette, c’est sans doute que, fictions ou pas, elles portent toutes une part de vérité.
