Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
10.2357/OeC-2019-0005
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Du fait-divers au roman: à propos des Mémoires d’Anne-Marie de Moras
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2019
Paul Pelckmans
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Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0005 Du fait-divers au roman : à propos des Mémoires d’Anne-Marie de Moras Paul Pelckmans Universiteit Antwerpen Si le fait-divers prend son nom et sa physionomie définitive avec la presse à grand tirage du dernier tiers du XIX e siècle 1 , le type d’intérêt qu’il inspire est évidemment bien plus ancien. Les lecteurs du XVIII e siècle curieux de faits à la fois réellement arrivés et insolites trouvaient notamment leur pâture dans diverses nouvelles à la main, qui circulaient sous forme manuscrite ou sur feuilles volantes. S’y ajoutaient toutes sortes de factums liés à des procès sensationnels, que les parties choisissaient quelquefois de plaider devant le grand public. Rappelons, pour ne plus y revenir, que ce grand public reste incomparablement plus restreint que celui des journaux de la belle Epoque-: ici comme souvent ailleurs (j’allais dire comme partout), le XVIII e siècle expérimente, au niveau d’élites qui peuvent s’en offrir le loisir et la dépense, des conduites et des engouements qui deviendront par la suite la trame de notre quotidien «-moderne-». Ces faits-divers avant-la-lettre n’étaient pas prédestinés a priori à trouver leur chemin vers la littérature de fiction-: un fait-divers est d’abord un fait tout court, qui ne présente d’intérêt que si le consommateur le croit réellement arrivé. Tant qu’à s’y frayer pourtant leur voie, ils rejoindraient plutôt le récit bref, autant dire la nouvelle 2 , plutôt que le roman- : on sait depuis Roland Barthes 3 que le fait tout court est aussi, si l’on peut dire, un fait court, dépourvu d’attaches et réduit à son occurrence ponctuelle. Le récit d’un tel événement semblerait à son tour voué à tourner court et les auteurs qui se sentaient la vocation de mimer plus ou moins ce registre devaient du coup privilégier certaine concision. Ces auteurs étaient même assez nombreux, à tel point qu’on a pu parler, des Modernes du début du siècle à la Révolution, d’un «- âge des romanciers-journalistes- » 4 . Je rappelle seulement 1 Voir entre autres la belle synthèse d’Anne-Claude Ambroise-Rendu, «-Les faits divers de la fin du XIX e siècle-» in Questions de communication, 7-(2005), pp. 233-250. 2 Il va sans dire que j’utilise ce terme dans son acception actuelle, qui ne correspond que de très loin au sens assez flou qu’il avait au XVIII e siècle 3 Cf. Roland Barthes, «-Structure du fait-divers-» in Essais Critiques, Paris Seuil, 1964, pp. 196-206. 4 Jean Sgard, «-Prévost romancier et journaliste» in Vingt études sur Prévost d’Exilles, Grenoble, Ellug, 1995, p. 225. 52 Paul Pelckmans Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0005 le cas, un peu moins oublié que beaucoup d’autres, de Prévost, dont le Pour et Contre propose une sélection de la presse anglaise et y prélève aussi, au fil de ses livraisons successives, une bonne cinquantaine d’anecdotes curieuses. Elles prennent à chaque fois quelques pages, voire seulement quelques paragraphes et prouvent ainsi que l’auteur de Cleveland savait, quand il le fallait, être bref 5 . Le Chevalier de Mouhy (1701-1784) fut lui aussi un romancier-journaliste. Il aura rédigé presque sa vie durant des gazettes à la main dont le contenu n’avait en principe rien de fictif. S’il n’a pas publié, pour autant qu’on voie, des recueils de récits brefs, bon nombre de ses romans, et notamment La Mouche 6 , comportent des épisodes qui n’ont guère à voir avec l’intrigue principale ni avec son personnel et qui expédient rapidement tel événement insolite-; ces pages presque indépendantes de l’ensemble qui les englobe sont à leur façon des nouvelles. Les Mémoires d’Anne-Marie de Moras (1739) s’adossent au contraire de part en part - de façon peut-être unique au XVIII e siècle 7 -- à un fait sensationnel récent-; le nom de sa protagoniste figure en toutes lettres sur la page de titre. Il va sans dire qu’aucun lecteur n’a jamais pu croire, au-delà des toutes premières lignes du texte, qu’il lisait des mémoires authentiques. N’empêche que Mouhy aura toujours choisi de rédiger pour une fois un roman tout entier, et sans changer aucun nom, à partir d’un événement qui avait fait scandale à peine deux ans plus tôt. Les lecteurs de 1739 risquaient peu d’avoir oublié la vraie Anne-Marie de Moras, dont l’enlèvement, qui remontait au 26 octobre 1736, avait abouti, en juillet 1738 puis en mars 1739, à deux jugements successifs. Les procès avaient donné lieu à une avalanche de racontars, de factums et de chansons-: l’événement avait tout pour passionner puisque l’enlevée n’avait que treize ans, et était un très riche héritière. Son ravisseur, le Comte de Courbon, avait vingt-cinq ans de plus qu’elle. La mineure avait en outre fait preuve d’un bel esprit de décision. Elle n’avait pas été à proprement parler enlevée puisqu’elle s’était enfuie du couvent où elle était pensionnaire pour se rendre elle-même, de son plein gré, chez l’homme qu’elle avait choisi. 5 On retrouve l’essentiel du corpus dans Prévost, Contes singuliers tirés du Pour et Contre, Jean Sgard éd., Paris, Garnier, 2010. Voir à ce sujet les études réunies dans Prévost et le récit bref, Jan Herman et Paul Pelckmans éds., Amsterdam, Brill/ Rodopi, 2006. 6 Chevalier de Mouhy, La Mouche ou les Aventures de M. Bigand, René Démoris et Florence Magnot-Ogilvy éds., Paris, Classiques Garnier, 2010. 7 On pourrait penser tout au plus aux Epoux malheureux (1745) de Baculard d’Arnaud, qui se souvient du procès La Bédoyère et garde également les noms des protagonistes. Mais les péripéties comme le style de ce premier roman sont si stéréotypés que même les lecteurs du XVIII e siècle devaient se dire que l’événement réel n’avait guère pu fournir, en l’occurrence, qu’une chiquenaude initiale. 53 Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0005 Du fait-divers au roman Le Comte avait pu se contenter de lui fournir des instructions détaillées et l’avait, bien sûr, épousée dès son arrivée- : son curé de village n’avait pas grand-chose à refuser à son seigneur! Anne-Marie avait, en cours de route, écrit une longue lettre à sa mère, qui copiait sans doute un canevas fourni par le Comte et où elle exprimait l’espoir que les siens accepteraient de bonne grâce de s’incliner devant le fait accompli- ; c’était aussi, d’une certaine façon, prendre déjà le public à témoin puisqu’Anne-Marie semble avoir diffusé quelques copies de sa missive. La principale destinataire avait choisi, au reçu du message, d’obtenir un ordre du roi, qui permettait de faire reprendre la fugitive et d’entamer, contre le Comte et ses complices, un procès pour détournement de mineure 8 . Le roman de Mouhy paraît quelques mois seulement après le verdict définitif et est censé être rédigé par Anne-Marie elle-même, qui se trouve reléguée, après son escapade, dans un couvent sévère ou elle est constamment surveillée. Ce dispositif s’inscrit dans toute une tradition de romans-mémoires, dont René Démoris, dans un livre qui fait toujours autorité 9 , a dressé un tableau impressionnant. Mouhy s’en écarte surtout parce que la plupart des romanciers qui choisissaient à l’époque de céder la parole à leurs protagonistes les faisaient parler au soir de leur vie, où ils retournaient du coup à des épisodes qui avaient largement atteint leur dénouement. Anne-Marie a tout au plus quinze ans et fait une mémorialiste fort jeune. Elle relate en outre une histoire dont le lecteur pouvait se dire qu’elle risquait de comporter encore quelques rebondissements-: le Comte de Courbon était condamné à mort par contumace puisqu’il avait fui en Italie et Anne-Marie pouvait espérer sortir de son couvent à sa majorité ou même, à la rigueur, tenter une seconde évasion. Il est vrai que tout se passe comme si Mouhy ne comptait pas vraiment sur ce genre de spéculations. Les Mémoires sont écrits dans une langue limpide, mais aussi bien parfaitement neutre, qui ne mime aucun registre infantile ni même adolescent. La mémorialiste semble estimer aussi, tout au long de son récit, que son esclandre l’a plongée dans un malheur définitif-; même s’il peut y avoir là un effet de vraisemblance - on n’annonce pas un projet d’évasion -, il reste toujours qu’Anne-Marie est censée adresser son récit à la seule amie qui lui avait écrit dans sa quasi prison et qu’elle pouvait donc compter sur certaine connivence-: elle aurait donc pu parler de sa lointaine majorité ou s’inquiéter un instant du sort du Comte exilé. 8 Les principaux documents sur cette affaire ont été rassemblés, au XIX e siècle, par l’historien Jules Claretie, Un enlèvement au XVIII e siècle, documents tirés des archives nationales, Paris, Dentu, 1882. 9 René Démoris, Le roman à la première personne, du Classicisme aux Lumières, Paris, Colin, 1975, rééd. Genèvre, Droz, 2002. 54 Paul Pelckmans Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0005 Mouhy, dans ce sens, est loin d’exploiter toutes les virtualités de sa mise en scène, dont on imagine qu’elle a dû s’imposer sans être forcément très ‘pensée’. Tant qu’à faire parler la protagoniste d’un fait sensationnel récent, il fallait bien lui donner l’âge que tout le monde lui connaissait. Comme le ton de la narration le fait oublier quelque peu, la mémorialiste souligne à plusieurs reprises que ses entours la trouvaient fort précoce et très formée pour son âge-: c’est, d’un seul et même mouvement, rappeler son extrême jeunesse, qui fait largement le prix de l’anecdote, et justifier le timbre ’adulte’ de son texte. Le Comte de Courbon, pour sa part, est présenté comme un «- homme de cinquante ans- » (p. 100) 10 , ce qui le vieillit de douze ans par rapport à son modèle réel et en fait au XVIII e siècle une manière de vieillard-; le lecteur risque d’autant moins d’oublier que l’aventure singulière qui lui est relatée réunit deux conjoints que tout aurait dû séparer. Les Mémoires s’interrompent sur le mariage contracté «-le lendemain de (l’) arrivée-» (p. 203) d’Anne-Marie chez le Comte et ne détaillent donc pas les conséquences fâcheuses qui ont suivi. Le présent de la mémorialiste est décrit seulement dans ses premiers paragraphes, où elle explique comment, puisque «-l’usage du papier, de l’encre et des plumes [lui] est interdit-» (p. 13), elle écrit son texte, à l’insu de ses surveillantes, dans les marges d’une grosse Vie des Saints qui est le seul livre qu’on lui a donné. Le détail devait faire sourire et ne cherche pas à se faire prendre au sérieux-: Mouhy s’amuse ailleurs aussi à parodier le topos usé jusqu’à la corde du manuscrit trouvé rédigé dans les circonstances les plus invraisemblables 11 . Que le récit qui suit ne rejoigne pas le présent de la narratrice n’a rien de surprenant. La Vie de Marianne ou Le Paysan parvenu sont pareillement inachevés. Mouhy a pu sacrifier en outre à des raisons de prudence. Après la mort de Mme de Moras mère, survenue en janvier 1738, le procès est repris par les oncles d’Anne-Marie, qui s’étaient déjà chargés de venir la reprendre au château de Courbon-; ces puissants financiers n’auraient sans doute pas apprécié de se voir mettre trop directement en scène. Le récit tout entier est d’ailleurs remarquablement discret sur la parentèle d’Anne-Marie- : s’il est beaucoup question de sa mère, qui ne risquait plus de se protester, ses deux frères comme ses oncles font l’objet de quelques rares allusions si incidentes 12 qu’un lecteur hâtif aurait presque l’impression qu’elle est fille 10 Références, dans le texte, à Mouhy, Mémoires d’Anne-Marie de Moras, René Démoris éd., Paris, Desjonquères, 2006. 11 Voir à ce sujet, Mathieu Brunet, «-Un manuscrit peut en cacher un autre… Autour de deux romans de Mouhy (Lamekis, 1735-38, La Mouche, 1736-42) » in Le topos du manuscrit trouvé. Hommages à Christian Angelet, Jan Herman et Fernand Hallyn éds., Louvain-Paris, Peeters, 1999, pp. 139-148. 12 Cf. surtout p. 90. 55 Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0005 Du fait-divers au roman unique. Ce qui renforce d’autant son profil de riche héritière et donc aussi le caractère sensationnel de son enlèvement. Mouhy tient à raconter un événement aussi croustillant que possible. On pourrait même être tenté de croire qu’à effacer tout ce qui s’en est suivi, Mouhy cherche à accuser l’allure abrupte de son dénouement, qui n’en figure que mieux un authentique fait-divers. Ce serait oublier, tout d’abord, que pareil calcul pouvait être tout au plus instinctif-: le concept ni le terme, ni du coup son format coutumier n’existaient à l’époque. A quoi j’ajouterais que ces conséquences, pour n’être pas racontées, étaient de toute manière supposées connues et que la narratrice, qui n’est pas admise à les raconter de manière suivie, répète au moins, tout au long de son texte, qu’elles feront à jamais le malheur de sa vie: elle se retrouve désormais dans un «-précipice affreux, d’où rien au monde ne sera capable de [la] retirer-» (p. 180). Un récit plus circonstancié aurait sans doute nuancé quelque peu cette impression de débâche absolue 13 : il aurait dû évoquer la fuite réussie du Comte et les atténuations que le verdict définitif apportait au jugement premier. Mouhy tenait apparemment aussi à terminer sur une note uniment sombre. Dans la dernière phrase des Mémoires, Anne-Marie conclut que «-les cruels chagrins que [s]on imprudente conduite- » lui a causés prouvent «- que les fruits recueillis par le vice sont toujours des fruits d’amertume et de douleur-» (p. 204). Il ne faut pas être grand connaisseur du roman du XVIII e pour douter qu’une leçon si bien-pensante soit vraiment l’ultime suggestion de nos Mémoires. On pourrait imaginer évidemment, la mauvaise réputation de Mouhy aidant, qu’il lui suffisait de surfer sur un scandale récent et qu’il ne tenait pas à y inscrire un quelconque message. Je croirais pourtant plus volontiers que son roman cherche à sa façon à faire réfléchir et que le lecteur ne devait pas forcément se contenter de la conclusion pour une fois puérile et honnête de la très jeune mémorialiste. Elle contraste d’ailleurs, sur cette dernière page, avec la toute dernière précision du récit proprement dit, où Anne-Marie, quelques instants après la bénédiction nuptiale et les quelques «- compliments-» (p. 204) que la circonstance comportait, explique à son mari qu’elle tient à faire chambre à part «-jusqu’à ce que [s]on mariage soit ratifié par [s] a famille-» (p. 204). Le mariage ne sera pas consommé. 13 Ces nuances s’esquissent au demeurant dans les premières pages. Anne-Marie dit d’abord qu’elle est «- gard[ée] » à vue par «- quatre religieuses qui se relèvent de jour en jour» (p. 13). Il s’avère quelques lignes plus tard qu’elle peut rédiger son texte en cachette parce que son «-appartement-» est composé de «-trois pièces»; les surveillantes restent dans l’«-antichambre-» et la prisonnière peut se réfugier dans son «-cabinet-» qui lui vaut ainsi un «-asile » (p. 14). 56 Paul Pelckmans Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0005 Il y a là un curieux détail, que rien ne préparait vraiment et qui, en cette fin de roman, ne saurait plus rien préparer. Comme Mouhy, pour autant qu’on voie, l’ajoute de son cru aux faits connus et que ce scrupule précède immédiatement, à une dizaine de lignes de distance, le mot de la fin moralisateur que nous venons de citer, l’idée s’impose que cette dernière page cherche à indiquer, fût-ce sans le relever explicitement, certain contraste entre la faute d’une fugitive qui aura toujours fait preuve, autant qu’il était en elle, «-de prudence et de retenue-» (p. 204) et le châtiment impitoyable qui sanctionne son escapade. La disproportion entre les causes et les effets est, à en croire l’article classique de Roland Barthes, au cœur des rhétoriques du fait divers-; Mouhy prélude à ce registre dans la mesure où il explore à sa façon - ou, si l’on veut, «-déjà-» - une foncière démesure. Il se distingue des faits-divers de facture courante du fait qu’il explore précisément cette démesure. Le fait-divers idéaltypique se profile depuis les journaux de la Belle Epoque comme un événement singularisé par quelque circonstance bizarre, qu’on expédie, sans trop de gloses, en quelques lignes. Mouhy aurait pu évoquer, dans une nouvelle à la main (ou dans une nouvelle tout court), l’aventure d’une jeune première qui se serait efforcée d’imposer à sa famille récalcitrante un mariage impossible en rejoignant toute seule un soupirant nettement plus âgé. L’histoire serait piquante dans la mesure où d’habitude ce sont plutôt les familles qui imposent, le cas échéant, des barbons. Mouhy préfère le roman au récit bref et se donne ainsi le loisir de creuser les choses. En résulte un ouvrage qui paraît lui aussi, au niveau de sa structure globale, fort disproportionné. À afficher sur sa page de titre un nom réel contemporain que tout le monde connaissait, Mouhy promet à ses lecteurs le récit circonstancié d’un enlèvement qui avait fait sensation. Ce récit n’occupe toujours que ses vingt dernières pages, soit tout au plus quelque dix pourcent des Mémoires. Les neuf dixièmes qui précèdent racontent d’abord le mariage de la mère d’Anne-Marie, puis son enfance conventuelle et ses premiers émois-; nous lisons aussi comment sa mère lui a proposé très tôt un prétendant d’un âge assez bien apparié, qu‘Anne-Marie choisit d’éconduire. Ce n’est qu’après que ses sentiments s’orientent, sans qu’elle s’en rende d’abord clairement compte, vers le Comte. Les Mémoires s’arrêtent tout net après le récit somme toute rapide du grand événement promis par le titre, mais détaillent longuement sa préhistoire. Ses conséquences étaient a priori mieux connues du public que tout ce qui avait précédé- ; le lecteur pouvait imaginer à la rigueur que les Mémoires valaient une version amplifiée de la lettre à sa mère dont la fugitive avait circulé quelques exemplaires au moment même de sa fuite et qu’elle cite longuement dans son texte-; Mouhy ajoute pas mal de fioritures, mais 57 Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0005 Du fait-divers au roman reprend aussi tels quels les paragraphes les plus frappants de l’original, que ses lecteurs pouvaient donc reconnaître… Ces lecteurs ne croyaient bien sûr pas vraiment qu’ils lisaient un document authentique et Mouhy ne prétend pas non plus révéler les motifs précis qui avaient amené la vraie Anne-Marie à sa démarche téméraire. Les Mémoires, disions-nous, mettent en scène des personnages réels désignés par leur vrai nom. Ils ajoutent au moins un personnage imaginé de toutes pièces-: Julie, qui n’a - pour cause - pas de nom de famille, est une amie de couvent d’Anne-Marie et la pousse d’autant plus hardiment à des démarches inconsidérées qu’elle espère, comme une manière de parente pauvre, en tirer quelque profit. Le Comte de La Motte, qu’Anne-Marie éconduit avant de s’éprendre de son cousin Courbon, correspond à un personnage réel. Il s’agissait, dans l’anecdote vraie, d’un enfant mort jeune que les deux familles avaient plus ou moins destiné à Anne-Marie- ; Mouhy lui donne quinze bonnes années de plus et le fait mourir de chagrin parce qu’Anne-Marie le refuse. Il est difficile de préciser à quel point les premiers lecteurs, qui devaient connaître par ouï-dire quelques factums des deux procès, s’apercevaient ou non de ces coups de pouce. J’imaginerais plutôt qu’ils ne s’en avisaient pas trop. Les faits et gestes de ces personnages ajoutés n’ont rien de très surprenant et il en va foncièrement de même pour les personnages qui ont des modèles réels-: eux aussi rejoignent, dans nos Mémoires, des profils familiers, qu’on retrouve presque invariablement dans tous les ‘romans de la jeune fille’ 14 du siècle. Mouhy dévide ainsi à son tour un canevas fort topique, qui, à quelques épisodes de curiosité sexuelle près 15 , n’a rien de trop surprenant. La différence est que ce canevas débouche cette fois sur une conclusion qui est, elle, nettement moins courante -et que le lecteur, averti par le nom propre sur la page de titre, connaît dès le début. L’enlèvement consenti est, comme tout fait-divers, une énormité, qui figure aussi, aux yeux de la mémorialiste, une faute presque inconcevable, dont elle-même ne comprend pas très bien comment elle a jamais pu s’y laisser aller. L’enjeu secret du roman est peutêtre de relativiser ce scandale en indiquant qu’il peut se trouver au bout de 14 On aura reconnu un concept essentiel de Pierre Fauchery, La destinée féminine dans le roman européen du dix-huitième siècle. 1713-1807, Paris, Colin, 1972. 15 Voir à ce sujet un beau commentaire de René Démoris dans la ‘Postface’ de notre édition de référence, pp. 213-216. 58 Paul Pelckmans Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0005 bien des aléas qui n’ont rien d’exceptionnel. Le crime prétendument inouï est en réalité une éventualité toujours proche. Mouhy ne propose pas exactement une interprétation vraiment suivie du «-pas hardi-» (p. 59) d’Anne-Marie. Il juxtapose plutôt plusieurs explications, dont aucune ne s’impose vraiment à l’ensemble de l’intrigue. Ces explications retrouvent les risques coutumiers-du «-roman de la jeune fille-»-: il est question d’un mauvais exemple familial, de lectures dangereuses, d’amies intéressées et des chimères de l’amour-propre. Tout cela intervient un peu en vrac 16 et à tour de rôle et ne laisse d’ailleurs pas d’interférer quelquefois-; le lecteur, qui n’oublie pas un instant le dénouement trop connu, l’appréhende à chaque fois comme imminent et finit par se dire que chacun de ces motifs plus que familiers aurait pu suffire, la malchance aidant, à amener le drame. La mémorialiste consacre toute sa «-Première partie-» à une «-Histoire de Mme de Moras- » (p. 13) où il semble que- «- bien longtemps avant qu[’elle fût] née, l’espèce de [s]es dernières aventures avait été tracé par celle qui [lui] donné la jour-» (p. 15). Mme de Moras, quand elle n’était encore que Mlle de Farges, s’était éprise d’un commis de son père et avait imposé cette union inégale en s’enfuyant pour aller se marier «-hors du royaume-» (p. 50). Ce récit occupe près d’un quart du roman et le lecteur devait y reconnaître bien des circonstances qui faisaient écho à ce qu’on avait pu lire dans divers factums-: M. de Moras avait bénéficié de l’estime particulière de M. de Farges, le Comte de Courbon est de même un ami proche et très estimé de Mme de Moras. Ces deux hommes de confiance se trouvent chargés de plaider, auprès de la jeune fille, la cause d’un prétendant choisi par les parents, que ceux-ci, devant le refus obstiné de l’intéressée, finissent dans les deux cas par écarter d’assez bon gré-; les amours partagées et inattendues du commis et du Comte de Courbon naissent l’un et l’autre à la faveur de ces entremises obligeantes. Après quoi les fuites et les mariages secrets sont précipités, là encore dans les deux cas, par l’arrivée d’un autre soupirant, que M. de Farges ni Mme de Moras ne permettraient plus d’éconduire. Ne diffèrent, si l’on peut dire, que les résultats- : M. de Farges s’incline devant le coup de tête de sa fille, Mme de Moras oublie apparemment son passé passionné et se montre inflexible. Anne-Marie répète donc les errements de sa mère, qui lui a raconté ellemême son histoire. La confidence n’était peut-être pas sans inconvénient-: 16 Jean-Paul Sermain parle pour sa part d’une allure foncièrement «-fantaisiste-» du roman de Mouhy; cf. son essai «- Mouhy, amateur et victime du burlesque- ? A propos des Mémoires d’Anne-Marie de Moras-» in Le Chevalier de Mouhy. Bagarre et bigarrure, Jan Herman, Kris Peeters et Paul Pelckmans éds., Amsterdam, Rodopi, 2010, pp.-111-122. 59 Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0005 Du fait-divers au roman la mémorialiste note «-Si cet aveu de sa part était prudent, c’est ce que je ne déciderai point: ce sera à vous d’en juger.-» (p. 15) La destinataire et le lecteur «-jugeront-», s’ils le veulent, que l’histoire s’est répétée au fil de deux générations successives. Mouhy se contente d’indiquer cette perspective et le fait même très parcimonieusement-: les ressemblances entre les deux histoires sont plus que frappantes, mais les trois Parties qui suivent ne reviennent jamais, ne fût-ce que d’un seul mot, sur ce précédent. Y jouent donc d’autres causalités, dont il semble ainsi qu’elles auraient pu suffire pareillement à entraîner le drame. Il est souvent question, tant dans l’«-Histoire de Mme de Moras-» que dans celle de sa fille, de mauvaises lectures, dont les effets semblent au demeurant assez disparates-; disons, pour faire vite 17 , qu’Anne-Marie dévore, de cas en cas, des récits romanesques qui, en faisant réussir les expédients les plus hasardeux, font oublier qu’il est dangereux d’y recourir dans la vie réelle-ou, plus singulièrement, des ouvrages presque pornographiques, qu’elle réussit de faire acheter en cachette et qui lui valent, tant soit peu avant l’âge, d’étranges éréthismes. Même si le dernier paragraphe du récit montre de reste qu’Anne-Marie n’a pas dû céder à son seul tempérament, le lecteur a dû se dire en cours de route, et toujours parce qu’il connaît la suite, que des livres mal choisis peuvent inspirer de fort dangereuses tentations. Les tentations viennent pareillement de deux tentatrices en chair et en os, la femme de chambre Gaury et l’amie de couvent Julie, qui prodiguent des conseils où elles semblent bien poursuivre surtout leur propre intérêt. La première - qui, au moment de la parution du roman vient de subir sa punition 18 - est plus ou moins soudoyée par le Comte de Courbon- ; Julie semble espérer de son côté qu’Anne-Marie mariée la retirera du couvent et lui trouvera peut-être un parti. L’une et l’autre lui recommandent à l’envi de répondre aux lettres du Comte, de le recevoir dans son parloir à l’insu de sa mère, puis, quand il est question d’un autre mariage, de partir l’épouser chez lui. Autant de démarches qu’Anne-Marie, à l’en croire, n’aurait jamais risquées à elle seule, mais auxquelles ses conseillères auraient su la pousser-: elles saisissaient adroitement les bons moments, minimalisaient les risques et le scandale et répétaient inlassablement qu’elle ne serait «-ni la première ni la dernière- » (p. 173) à se laisser enlever pour imposer un mariage aux siens. Ces coups d’audace seraient le plus souvent, voire presque toujours couronnés de succès- : - « De cent mariages hasardés de cette manière à peine 17 On pourra se reporter pour un inventaire plus complet à Florence Dujour, «-Lectrice de mère en fille ou des inconvénients d’avoir une mère et une grand-mère lectrices-: les Mémoires d’Anne-Marie de Moras-» in Lectrices d’Ancien Régime, Isabelle Brouard-Arends éd, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, pp. 481-490. 18 Les Mémoires y font rapidement allusion p. 153-; c’est, sauf erreur, la seule référence plus ou moins précise des Mémoires au détail du procès… 60 Paul Pelckmans Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0005 en échoue-t-il un seul-: c’est la chute ordinaire, et on doit toujours la prévoir.-» (p. 190) Anne-Marie ne cède que très lentement à ces arguments captieux et reste longtemps convaincue qu’une démarche si «- hasardée- » serait un «-crime-» et «-le comble de l’infamie et du déshonneur-» (p. 191). Le lecteur sait forcément qu’elle avait raison de craindre le pire. Ce n’est pas à dire pour autant que ces tentatrices, qui ne sont pas exactement des complices et ne s’entendent même pas toujours entre elles, seraient décidément les vraies responsables du drame. Il y aurait pareillement beaucoup à dire 19 sur le rôle de la mère d’Anne-Marie, qui pouvait bien ne pas se douter du penchant de la fille pour un vieil ami de la famille de trente ans son aîné, mais qui semble au moins très portée aux expériences imprudentes et aux plans inutilement compliqués. On sait de reste que la mère mal avisée est elle aussi un emploi hautement traditionnel du «-roman de la jeune fille-». Quand Anne-Marie, de guerre lasse, se décide enfin à son «- pas hardi- » (p. 59), elle est fragilisée aussi par une lettre de la mère du Comte de Courbon, qui lui apprend que son fils est gravement malade et risque de mourir de chagrin- ; Anne-Marie est d’autant plus sensible à un tel risque qu’elle craint que ses dédains aient déjà causé la mort du Comte de la Motte. Scrupule fort ambigu 20 , qui la montre de toute façon très sûre du pouvoir de ses charmes-; on se demande aussi si Mme de Courbon mère n’exagérerait pas, sincèrement ou à dessein, la maladie de son fils, qu’elle pourrait même, de concert avec lui, inventer purement et simplement. Toujours est-il que Comte lui-même écrit quelques jours plus tard qu’il était guéri tout aussitôt qu’il apprenait qu’Anne-Marie pensait venir le rejoindre. Cette «- guérison prodigieuse-» (p. 193) a raison de ses dernières hésitations. Ce consentement arraché par un élan de pitié aurait pu être émouvant-; la mémorialiste s’en explique dans un tout autre registre-: Ma vanité n’avait-elle pas lieu de s’applaudir d’avoir la vertu d’opérer de tels miracles, Hélas-! Je m’en applaudis, et cette lettre et ces nouvelles achevèrent de tourner mon esprit accablé. (p. 193) Elle serait ainsi devenue la victime d’un amour-propre trop enclin aux illusions flatteuses pour savoir y flairer un mensonge ou une exagération. Ce n’est d’ailleurs pas la seule fois qu’Anne-Marie se montre sensible à des 19 Voir là encore quelques beaux commentaires de René Démoris dans sa «- Postface-», op.cit., pp. 223-226. 20 Rappelons qu’il s’agit d’un détail inventé par Mouhy-: le vrai Comte de la Motte était mort de la petite vérole à l’âge de dix ans, ce qui serait de toute manière un peu jeune pour un chagrin d’amour aussi néfaste. 61 Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0005 Du fait-divers au roman compliments hyperboliques-; son esclandre catastrophique pourrait s’enraciner aussi dans une vanité irrépressible. Le fait-divers sensationnel que Mouhy raconte enfin aux dernières pages d’un roman, qui l’annonçait dès la toute première, paraît ainsi susceptible de bien des explications. Mouhy ne choisit ni ne les articule pas vraiment entre elles et se contente en somme, tout au long de son roman, d’en déployer l’éventail. On admettra que ses Mémoires ne pouvaient du coup que déborder la concision habituelle de la nouvelle. Mouhy propose ainsi toute une batterie d’explications possibles d’un événement hautement insolite- ; il n’en imagine aucune qui paraît vraiment hors du commun. Il ne fallait donc que des aléas foncièrement quelconques pour amener le «-pas terrible-» dont Anne-Marie est sûre qu’elle le «-regrettera toute [s]a vie-» (p. 59). L’effet le plus clair d’un tel argumentaire est de relativiser secrètement ce qui apparaît au premier regard comme un scandale inconcevable et, du point de la vue de la mémorialiste, comme un crime irrémissible. L’événement spectaculaire avait surpris tout le monde et soulevé un tollé universel- ; le roman de Mouhy indique qu’il relève d’une humanité fort commune et pourrait arriver presque n’importe comment- : mille chemins ouverts, et des plus balisés de la Romancie, y conduisent toujours 21 . Un moraliste sévère conclurait sans doute que le pire est toujours imminent et qu’il faut donc faire preuve, pour l’éviter, d’une prudence scrupuleuse de tous les instants. Un esprit plus décontracté - ou, pour employer un vocable du XVIII e , plus libertin - estimerait plutôt que ce qui arrive si facilement ne saurait être très grave et qu’il est donc plus simple et plus sage de laisser les choses suivre leur cours. Mouhy ne conclut ni dans l’un ni dans l’autre sens-: il devait lui suffire que son roman, en s’arrimant pour une fois à un événement réellement arrivé et qui était dans toutes les mémoires, y découvre certaine banalité insoupçonnée. Ce qui revient finalement, si l’on me permet un instant de multiplier les termes anachroniques, à déconstruire l’inquiétante étrangeté d’un fait-divers. 21 On aura reconnu un vers célèbre d’Œnone (Phèdre, v.- 231) qui assure ainsi à sa maîtresse mourante, qui s’obstine à garder son secret, qu’elle saura mourir avant elle.