eJournals Oeuvres et Critiques 44/1

Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.2357/OeC-2019-0007
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La circulation du fait-divers au tournant de 1830: Mingrat et Desrues

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Sylvain Ledda
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Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0007 La circulation du fait-divers au tournant de 1830 : Mingrat et Desrues Sylvain Ledda Université de Rouen / CEREdI Un phénomène romantique La prise en compte de la criminalité en tant que phénomène social et collectif ne naît pas avec Vidocq et ses fameux Mémoires parus en 1828 1 . Au XVIII e siècle, la police royale s’intéresse déjà aux crimes et délits-; Louis-Sébastien Mercier ou Restif se font l’écho de la dangerosité de certains quartiers de Paris. Toutefois le premier tiers du XIX e enregistre un fait sans précédent-: l’intérêt marqué pour le fait divers sanglant, objet de débats et d’études sous la Restauration et la monarchie de Juillet. Véritable manne pour la librairie, ce fait social, qui constate, entre autres, la montée de la criminalité dans la capitale, s’accompagne du développement de nouvelles thématiques littéraires, dans le roman comme au théâtre. À cet égard, l’exemple de Robert Macaire, héros du mélodrame L’Auberge des Adrets (1823) est symptomatique. Il témoigne de la très vive curiosité qui se tisse autour du crime et des criminels. Macaire fait en effet scandale en 1823, tout en fascinant les contemporains. Ce criminel en haillons, dont l’ironie le dispute à l’insolence, est un baromètre du temps présent. Il reflète de nombreuses inquiétudes cristallisées autour de la criminalité et des mauvais lieux où se produisent les forfaits. À la même date, l’affaire Castaing passionne les foules. Le médecin empoisonneur est exécuté au moment même ou Frédérick Lemaître incarne le crime sur le Boulevard 2 . Cette impression de proximité entre les faits et la fiction est bientôt renforcée par la presse avec la création de la fameuse Gazette des tribunaux, principale source judiciaire durant toute la période romantique. Fondée en 1825, La Gazette des tribunaux, dont le sous-titre est «- journal de la jurisprudence et des débats judiciaires- », est le premier vrai journal spécialisé dans le domaine de la justice. Dans le «-Prospectus-», 1 Eugène-François Vidocq, Mémoires, éd. Francis Lacassin, Paris, Robert Laffont, «-Bouquins-», 1998, p. 3. 2 Voir Marion Lemaire, Robert Macaire- : la construction d’un mythe. Du personnage théâtral au type social (1823-1848), Paris, Honoré Champion, 2018, passim. 78 Sylvain Ledda Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0007 les fondateurs appellent une conception postrévolutionnaire de la justice-: à l’arbitraire des procédures secrètes, il s’agit de substituer le dévoilement démocratique de la justice grâce à l’exposition médiatique. Alors que depuis la Révolution le tribunal est une scène majeure de la vie publique, l’ambition de la Gazette des tribunaux croise la curiosité grandissante du «-public-» pour le crime et ses horreurs. La fascination pour le fait divers sidérant contribue à l’immense succès du périodique, dont l’influence sur la création littéraire est de première importance. La Gazette des tribunaux se constitue en creuset de l’histoire criminelle des temps-: la critique a ainsi constaté que, de Hugo à Maupassant, en passant par Dumas et Flaubert, la Gazette participait à la construction d’un imaginaire du crime. Les faits divers décrits dans la presse fournissent des images et des structures narratives ou actantielles. Témoin de l’impact du journal sur les consciences, l’une des premières scènes de Quatre heures, ou le jour du supplice, montre, non sans humour, des personnages s’adonnant à la lecture de la gazette. VICTORINE Qu’avez-vous donc-? vous paraissez sérieuse-? MAD. BERTRAND Oh-! ce n’est rien, c’est que nous nous amusons… ViCtorine, l’interrompant. On ne s’en douterait guère à vous voir… DUBROCARD Oui, nous nous amusons à lire la Gazette des Tribunaux… 3 La transformation du périodique en accessoire de mélodrame correspond à une réalité sociologique. Les crimes, les assassins et le sang des victimes font la une des journaux et tiennent en même temps le haut de l’affiche. La Gazette renouvelle ainsi les formes traditionnelles de médiatisation de la justice et, plus précisément, de la littérature judiciaire héritée du siècle précédent. C’est en ce sens que Michelle Perrot constate que la Gazette est «- un fonds inépuisable où les romanciers et chroniqueurs n’ont cessé de s’alimenter- : le tableau de mœurs y est médiatisé par une mise en scène qui en fait véritablement un genre littéraire 4 - ». Dans ce contexte, la pro- 3 Saint-Amand et Alexandre, Quatre heures, ou le jour du supplice, I, 6, mélodrame en trois actes, [Gaîté, 23 février 1828], Paris, Quoy, 1828, p. 8. 4 Michelle Perrot, Les Ombres de l’Histoire. Crime et châtiment au XIX e siècle, Paris, Flammarion, 2001, p. 275. 79 La circulation du fait-divers au tournant de 1830 Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0007 duction romanesque et dramatique s’empare de sujets dont le succès ne se dément pas de Vidocq à Maupassant. Où puiser l’inspiration sinon dans la réalité elle-même, supérieure ou égale à la fiction-? Les criminels qui ont défrayé la chronique par la monstruosité de leurs crimes sont l’objet de toutes les attentions. Sous la Restauration et la monarchie de Juillet, les noms de Desrues, Mingrat, Contrafalto, bien connus pour leurs forfaits, tiennent le haut de l’affiche ou deviennent les principaux protagonistes d’intrigues effrayantes. D’autres criminels inspirent aussi la fiction, a fortiori s’ils entretiennent des liens avec l’Histoire et les hautes sphères du pouvoir-: la Voisin, la Brinvilliers, Damiens ont marqué l’Ancien Régime par leurs crimes-; leur exécution publique est restée dans les mémoires. Ces célébrités du mal inspirent romanciers et dramaturges, qui leur redonnent vie et adaptent leur destin aux besoins de la scène ou du roman romantiques. Les années 1825-1835 marquent une fascination duelle pour les monstres du crime mais aussi et ceux qui sont chargés de les traquer et de les mettre hors d’état de nuire. Les affaires qui défraient la chronique - Lacenaire, Fieschi, Lhuissier, Bancal, La Roncière - intéressent autant que les pratiques des enquêteurs des bas-fonds, Vidocq ou Canler. La proximité de la police et de la pègre devient même un thème majeur du récit inquiétant, dont le point culminant est peut-être atteint par Hugo avec Javert dans Les Misérables. Ainsi, la réalité assimilée par la fiction envahit les feuilletons et les scènes. C’est au cœur du régime dialectique complexe qui unit réalité et fiction que s’inscrit la vague de criminalité qui déferle dans la production romantique, qu’il s’agisse d’œuvres majeures ou mineures. Sur ce plan, le théâtre est le lieu privilégié de représentation des zones d’ombre de la société. Comment, par exemple, ne pas établir de liens entre l’Antony de Dumas et les articles que le Courrier des théâtres consacre à l’affaire Bancal-? Comment rendre tangibles, crédibles, les gestes meurtriers-? Quelle signification symbolique ou anthropologique recèle ce phénomène-? Deux exemples de faits divers peuvent permettre de répondre en partie à ces questions, qui ont fait l’objet de nombreux commentaires dans la presse mais aussi d’adaptations au théâtre et dans le récit en prose. Principes du fait divers en littérature Il faut distinguer le crime politique, dont les conséquences se mesurent à l’échelle d’une nation, des assassinats anonymes qui se produisent dans un cadre privé. De nombreux faits divers restent méconnus. En revanche, les assassinats politiques sont largement médiatisés, transmis par les travaux historiques. Aussi le traitement fictionnel de l’attentat de Damiens contre Louis XV ou de l’assassinat d’Henri IV par Ravaillac ne saurait-il être mis sur 80 Sylvain Ledda Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0007 le même plan que les crimes de Desrues, Castaing, Contrafalto ou de Mingrat. D’une part, parce que le régicide ou le meurtre d’un potentat politique est un acte qui touche au sacré et à la nation tout entière-; d’autre part, parce que de tels forfaits sont commis au grand jour, en général en présence de témoins, et qu’il faut peu de temps aux autorités pour intercepter l’assassin - que l’on songe, par exemple, à l’attentat de Louvel contre le duc d’Angoulême en 1821, immédiatement arrêté. À l’inverse, les crimes anonymes appartiennent au fait divers car ils se trament dans tous les milieux sociaux, le plus souvent de manière dissimulée, et sont commis par des individus d’abord insoupçonnables. Quels sont les éléments référentiels du fait divers que retiennent les créateurs-? Une classification peut être établie à partir de la fiction- : la motivation des forfaits, l’organisation du geste criminel, les raisons psychologiques font l’objet de descriptions et d’analyse. Le tempérament du criminel, sa personnalité, doivent être suffisamment saillants pour susciter l’intérêt du lecteur ou du spectateur. Si extraordinaire soit le crime en soi, son auteur intéresse d’autant plus qu’il est atypique ou apparemment irréprochable. Le contexte social dans lequel il évolue est également un facteur de dramatisation. Le milieu surdétermine un cadre diégétique, un décor, voire «-une couleur locale-». Les milieux urbains ou périurbains, réputés favorables aux crimes, offrent ainsi de nombreux tableaux inquiétants. Dans la version dramatique de L’Âne mort et la femme guillotinée, adaptée du célèbre roman de Janin paru en 1829, le décor représente des sites urbains, auberge de banlieue, jardins, appartements d’un hôtel particulier. Les lieux du crime peuvent, le cas échéant, nourrir l’imaginaire des créateurs. La nature du crime est également un élément nodal dans le régime de dramatisation fictionnelle. Le raffinement ou la cruauté dans l’horreur font partie intégrante des ingrédients repris dans les romans ou au théâtre - ils nourrissent fantasmes et fascination. Il s’agit en outre de susciter des émotions fortes en décrivant des forfaits abjects. Mais avec le développement de l’intérêt pour la «-psychologie-», on s’ingénie aussi à sonder l’existence des criminels pour expliquer leurs actes. Ainsi, pour analyser le crime d’Edme Castaing (1796-1823), le rédacteur des Causes criminelles du XIXe siècle insiste sur l’enfance et l’éducation du futur meurtrier-; son geste est d’autant plus abominable que son environnement ne le prédestinait en rien au crime. Lorsque le crime n’entraîne à leur perte que des individus obscurs et auxquels n’a pas-été-donné, pour arrêter l’essor des dispositions vicieuses qui avaient pu naître avec eux, le frein salutaire de l’éducation, la société ne s’en émeut que faiblement et les plaint même en les punissant ; mais lorsque le coupable a eu dès ses premiers ans, pour le guider dans le sentier de la vertu, les exemples et les préceptes de ses proches ; lorsque plus tard il a pu puiser dans les sciences dont on s’est plu à lui ouvrir les trésors de nouvelles forces pour se prémunir 81 La circulation du fait-divers au tournant de 1830 Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0007 contre les écueils trop nombreux du vice ; lorsqu’enfin la sphère dans laquelle il vivait, les amis dont il était entouré, la nature de ses occupations, et plus que tout cela, la douceur et l’aménité de ses mœurs, semblaient devoir le mettre pour jamais à l’abri du soupçon même, alors chacun frémit, chacun s’indigne, et l’impression que produit une aussi affligeante anomalie devient générale. 5 - De telles généralités ne s’appliquent pas à tous les cas, le crime étant par nature extraordinaire aux yeux des contemporains de Dumas. Ainsi les exemples de Desrues et de Mingrat sont très différents mais présentent tous les deux des caractéristiques idoines pour passer de la réalité à la fiction. Les deux hommes sont socialement intégrés, occupent des responsabilités autour d’une petite collectivité où ils tiennent une place a priori respectable. Le premier, Antoine-François Desrues (1744-1777) est un épicier parisien. Son crime constitue l’un des plus célèbres faits divers des dernières années du règne de Louis XV. Enrichi grâce aux sphères du négoce et à de nombreux trafics, il achète à un écuyer du roi une terre vendue 130 000 francs. Pour obtenir ce bien gratis, il décide d’empoisonner toute la famille de M. de La Motte-: sa femme, son fils. Il est arrêté avant d’éliminer son créancier, dernière étape avant la fortune. Le fait n’aurait pu être que «-banal-» si son histoire n’avait pris un tour singulier au moment de son exécution. Jugé, torturé et brûlé vif, il fascine le peuple, comme c’est souvent le cas avec les empoisonneurs-; il est considéré avec horreur comme un criminel mais passe aux yeux de certains comme le martyr de la justice royale. Desrues incarne en effet toute une classe populaire et parisienne, et tout un chacun peut s’identifier à lui. Sa mort suscite des réactions collectives étranges - son bûcher à peine éteint, la foule se précipite pour glaner des reliques jugées faire des miracles à la loterie. Le second, Antoine Mingrat, occupe une place centrale dans la petite communauté de Saint-Quentin en Isère, puisqu’il en est le curé. Dans la nuit du 8 au 9 mai 1822, le prêtre viole et assassine Marie Gérin, épouse Charnalet. La carrière de Mingrat, marquée par une enfance difficile, est ponctuée de délits. Après avoir reçu les sacrements, les témoignages se recoupent qui font de lui un homme malhonnête, peu enclin à respecter les vœux de l’Église 6 . En mettant en scène ces criminels, les écrivains romantiques jouent avec les ressorts de l’effroi et du réalisme. L’authenticité avérée de leurs crimes, leur retentissement médiatique et la dimension sensationnelle des gestes perpétrés, façonnent de véritables contre-modèles. Il ne s’agit donc 5 Causes criminelles célèbres du XIX e siècle, IV, Paris, H. Langlois, 1828, p. 3. 6 De nombreux ouvrages et opuscules consacrés à l’affaire Mingrat paraissent de la Restauration à la Troisième République. Voir en particulier Causes criminelles célèbres du XIX e siècle, III, Paris, H. Langlois, 1827, p. 301 et suiv. 82 Sylvain Ledda Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0007 pas seulement pour la fiction de reconstituer leurs exactions, mais de faire du public-lecteur le juge de leurs délits sanglants. Ces deux aspects conjoints produisent ainsi un «- spectaculaire du crime- », dans lequel le public et le lecteur sont fortement impliqués. Les pièces consacrées à ces criminels présentent donc des similitudes d’ordre esthétique-: un grand souci apporté aux décors (lieux du crime) et une place significative réservée aux monologues, qui permettent de sonder les âmes de ces êtres hors norme. Au théâtre, cette forme du dialogue permet de révéler voire d’imaginer quelles ont été leurs motivations. Deux cas exemplaires : Desrues et Mingrat Au moment de la création du mélodrame Desrues, en décembre 1828, Charles Maurice du Courrier des Théâtres explique pourquoi un tel sujet peut réussir sur les planches-: Le nom de Desrues est un de ceux qui jouissent d’une certaine célébrité dans les annales du crime, et que le peuple ne répète qu’avec un frisson de bon augure pour les émotions qu’on va chercher au mélodrame. La mémoire de ce fameux empoisonneur est déjà un argument en faveur de l’ouvrage dont il est le héros. On se rappelle quelques-uns de ses crimes les plus noirs, et ils deviennent autant de tentations de courir à la pièce dont il a fourni le sujet. 7 C’est parce que les forfaits de Desrues sont bien connus du public que les auteurs peuvent remporter un succès. Comment toutefois restituer sur scène la duplicité d’un empoisonneur qui a tout d’un Tartuffe-? L’exemple de ce mélodrame témoigne du phénomène d’attraction que suscite le fait divers. Il montre aussi comment deux plumes secondaires puisent dans les colonnes journalistiques la trame de leur intrigue. L’expression «- à spectacle- », qui sert de sous-titre au drame est, en ce sens, un précieux indicateur- : il faut frapper fort et sidérer le public. Divers détails scénographiques marquent en effet la volonté des dramaturges de faire de Desrues un personnage romantique, qui excède le type traditionnel du traître de mélodrame. L’intérêt de l’œuvre réside autant dans le discours qui est véhiculé sur le crime que dans le soin apporté aux actions scéniques. Dès la première scène en effet, Desrues est représenté à l’œuvre-: il commet un crime sous les yeux du public. L’exposition dessine d’emblée le portrait de l’épicier en empoisonneur. Sa forfaiture est d’autant plus grande que dans la scène suivante, Desrues se 7 Courrier des théâtres, 20 décembre 1828. 83 La circulation du fait-divers au tournant de 1830 Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0007 présente comme un parangon de vertu, qui sermonne son filleul qu’il juge trop noceur-: Ne mentez pas-; Dieu qui vous entend vous punirait-! Faut-il que je le dise-? De société avec un certain Léopold, vous vous absentez toutes les nuits-! jeunesse imprudente-! qui ruine son honneur et sa santé dans les plaisirs dont elle ne retire qu’amertume et regrets- ! Malheureux- ! savez-vous à quoi vous expose votre imprudente conduite-? 8 La fiction théâtrale modifie le schéma actantiel de la réalité- : pour les besoins du mélodrame, les auteurs inventent une amourette au criminel. Adoptant en cela un schéma mélodramatique assez traditionnel, Desrues s’est épris de la fille de ses victimes. Prêter au criminel une histoire d’amour peut sembler cocasse, mais cela dévoile une nécessité d’ajuster la réalité du fait divers aux codes du genre. Tout traître digne de ce nom doit persécuter une victime, de manière directe ou indirecte. Bien que Desrues n’ait jamais cessé de clamer son innocence au cours de son procès, la pièce, elle, multiplie les raisons qui lui allèguent des crimes. En cela, le mélodrame est composé à charge contre le prévenu. Le processus de dramatisation que nous évoquions plus haut dépend étroitement de l’espace scénique où se déploient maints effets visuels et sonores. Les auteurs ont ainsi recours à l’esthétique du clou. Pour se débarrasser de son premier cadavre, Desrues a loué une petite maison à madame Masson, en changeant d’identité. Il y enterre le corps de sa victime dans la cave. L’horreur du criminel est montrée de manière spectaculaire au deuxième acte, quand Desrues fait des mondanités autour du lieu du crime-: DESRUES Pour la fête de madame Masson, que ne ferait-on pas-? Ne vous gênez pas, de grâce-; cueillez toutes les fleurs de ce jardin… et moi-même le premier (à part). Ici des jeux, des danses, et là (montrant le caveau avec une intention infernale, et cueillant une rose). Permettez-moi, Madame de vous offrir cette fleur. Puisset-elle conserver aussi longtemps son éclat que je garderai le souvenir de vos aimables attentions pour moi. 9 Le public, qui a parfaitement compris qui se trouve dans le caveau, est complice de l’horreur qui se déroule sous ses yeux. Un second clou se produit quand le filleul sermonné découvre le cadavre de madame de Saint- 8 Armand Lacoste et Jules Dulong, Desrues, I, 15, mélodrame en 3 actes, à spectacle, [Gaîté, 20 décembre 1828], Paris, Bezou, 1828. 9 Desrues, II, 3, p. 33. 84 Sylvain Ledda Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0007 Faust, assisté de son ami Léonard. La scène de l’exhumation constitue le véritable sommet du drame, moment d’horreur et d’épouvante. La découverte macabre est traitée sur le mode réaliste, ce qui accentue l’effet produit sur le public, qui n’en a cependant pas fini avec les monstruosités de Desrues. Au troisième acte, changement de décor-: le laboratoire de Desrues - autrement dit l’origine du mal - occupe toute la scène et le protagoniste s’y adonne à ses préparatifs-: Le théâtre représente le laboratoire de Desrues, situé au rez-de-chaussée […] Au fond, entre les deux croisées, un fourreau chimique surmonté de son manteau et garni de creusets, terrines, matras etc. À droite, une petite table avec deux sièges. Ça et là, des mortiers, des coupelles, des bassins etc. Sur les murs et au plafond sont accrochés tous les instruments chimiques en usage à cette époque, et des objets d’histoire naturelle. 10 […] desrues, seul, en robe de chambre et en coiffe de nuit. Science infernale- ! ! ! ce breuvage mortel va m’aider à consommer l’œuvre que je médite depuis si longtemps… plus d’obstacles à mes vœux […] Ils ne m’échapperont plus, et dans peu, grâce à ce breuvage, dont la saveur perfide déguise les dangereux effets, la mort du crédule Saint-Faust m’aura laissé seul maître de la destinée de sa fille… (Il examine de nouveau la distillation après s’être couvert la figure d’un masque de verre, s’assure qu’elle est terminée, démonte l’appareil, verse le poison dans un flacon qu’il bouche avec soin et qu’il renferme aussitôt dans une armoire-; il retire son masque, en ce moment on frappe à la première porte de gauche.) 11 Ici le caractère référentiel du décor accuse Desrues. Finalement, la progression des différents espaces criminels permet de représenter tous les visages du criminel-: au lieu du crime (acte I), succède la cachette du cadavre (acte II) et enfin le laboratoire. Le dénouement éclaire sur les intentions des dramaturges. La dramatisation de la réalité permet tout d’abord d’accuser Desrues sans l’ombre d’une nuance. Le sympathique Renaudin, le propre filleul de Desrues est assassiné par son parrain. La cruauté du personnage est renforcée par ce geste horrible. Le troisième acte est déchirant presque en entier. La mort du filleul Renaudin fait beaucoup de mal. On souffre de l’agonie de ce jeune homme, et l’horreur qu’inspire son empoisonneur oppresse […] Les imprécations des spectateurs, 10 Desrues, III, 1, p. 54. 11 Id. 85 La circulation du fait-divers au tournant de 1830 Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0007 encore plus que ceux [sic] des personnages de la pièce, le poursuivent pour ainsi dire jusqu’au pied du tribunal, où il va porter sa tête. 12 L’exemple de Desrues, beau succès de la saison 1828 témoigne d’un phénomène littéraire et théâtral plus général. Le mélodrame a fin providentielle semble passé de mode, comme le montrent les horreurs accumulées de Desrues. Dans le récit que Dumas consacre à Desrues dans la série des Crimes célèbres, le souci d’objectivité semble a priori plus sensible. Pourtant Dumas, lui aussi, insiste sur tout ce que les meurtres véhiculent de fantasmes et d’émotions. Dumas en appelle lui aussi à la conviction du lecteur, tout en s’appuyant sur les pièces du procès citées en note. Il donne ainsi une plus grande véracité à son récit. La forme narrative permet en outre ce que la scène de 1828 ne peut pas s’autoriser, sans subir la censure-: la représentation de l’exécution. S’appuyant sur des documents qu’il a compulsés, Dumas relate la fin du prévenu, et même les événements qui suivent sa mort-: Il était alors sept heures du soir, et le peuple commençait à murmurer de ce long retard. Enfin le condamné reparut. Un témoin qui l’avait vu monter à la ville, et que le mouvement de la foule reporta au pied de l’échafaud, nous a dit qu’abandonné aux mains de l’exécuteur, il ôta lui-même ses habits. Il baisa dévotement l’instrument du supplice, et baisa à plusieurs reprises le crucifix-; puis il s'étendit sur la croix de saint André, priant avec un sourire plein de résignation qu’on le fît souffrir le moins longtemps possible. Dès qu’il eut la tête couverte, l’exécuteur donna le signal. On croyait que quelques coups suffiraient pour achever cet être chétif ; mais il avait la vie aussi dure que ces reptiles venimeux qu’il faut écraser et mettre en lambeaux pour les tuer. On fut obligé de lui donner le coup de grâce. L’exécuteur- lui découvrit la tête, montra au confesseur qu’il avait les yeux fermés et que le cœur ne battait plus. On délia le cadavre de dessus la croix, et après lui avoir attaché les pieds et les mains, on le mit sur le bûcher. Pendant qu’on le rompait, le peuple applaudit. Le lendemain il achetait des débris de ses os, et courait dans les bureaux de loterie persuadé que ces précieuses reliques étaient un gage de bonheur pour ceux qui les possédaient-! 13 Le processus de dramatisation intègre ici les différents acteurs de la situation-: condamné, organe judiciaire, exécuteur, public. Dumas accrédite ici la légende selon laquelle les reliques de Desrues attirèrent le peuple parisien superstitieux. L’intérêt d’un cas comme Desrues tient en somme à la combinaison de crimes horribles et à la constitution d’une légende noire. 12 Courrier des théâtres, 22 décembre 1828. 13 Alexandre Dumas, «-Desrues-», Crimes célèbres, Paris, 1841, p. 246-247. 86 Sylvain Ledda Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0007 Les crimes de Mingrat, relatés dans des opuscules ou portés à la scène présentent plusieurs intérêts, bien différents de ceux de Desrues. La représentation scénique du curé Mingrat s’inscrit tout d’abord dans la vogue anticléricale qui envahit les scènes parisiennes après la révolution de Juillet 1830. En l’occurrence, les actions sordides du prêtre ne sont pas issues de l’imagination des auteurs, mais directement inspirées d’un fait divers qui a eu lieu en 1824. L’intention n’est donc pas seulement satirique ou polémique, mais également testimoniale. À la différence de l’affaire Desrues, celle de Mingrat n’est pas très éloignée du moment de la représentation. Six années séparent les faits de leur mise en scène. On peut donc tirer de cette pièce oubliée du répertoire, trois perspectives d’analyse complémentaires-: juridique et historique, esthétique et dramaturgique, idéologique et polémique. Le prêtre est d’abord montré sur le plan psychologique-: renfrogné, inquiétant-; il est à l’image du portrait qui illustre la première édition de la pièce-: un cas visiblement pathologique. C’est avant tout sa violence qui est représentée, qui donne lieu à plusieurs tableaux spectaculaires ou abjects, à l’image d’une scène de confession dévoyée en aveux pornographiques, eux-mêmes soudoyés par le prêtre lubrique. L’acte III est sans conteste le moment le plus saisissant. Après avoir commis son crime, Desrues fait de sa bonne sa coupable, la menaçant de l’entraîner dans sa déchéance. Pourtant, le dernier acte découvre le criminel et son forfait. Mais ce n’est ni la police ni les juges qui interpellent le prévenu, mais les gens du peuple, des paysans. Le dénouement se referme sur une réplique de Mingrat qui annonce la suite de son aventure. PIERRE BAZU Non, ce supplice serait trop doux pour lui… il faut que ce soit en place publique qu’il reçoive le châtiment de son crime. C’est devant les tribunaux qu’il faut le traîner. MINGRAT Je n’y suis pas encore ! 14 - Contrairement à Desrues, Mingrat a réussi à échapper à la loi. Pourtant, dans un souci de justice, les auteurs montrent l’arrestation du criminel par le peuple, donnant à ces derniers le beau rôle dans une histoire sordide. Dans le contexte qui suit les Trois glorieuses, ces modifications par rapport à la réalité du fait divers ne doivent pas surprendre. La dernière image du mélodrame représente le criminel entouré de gendarmes et d’hommes du peuple, qui incarnent les valeurs de la Nation née de Juillet. Le choix du cas 14 M. Paul, Mingrat, IV, 12, mélodrame en quatre actes [Cirque-Olympique, 26 octobre 1830], Paris, Hardy, 1831, p. 46. 87 La circulation du fait-divers au tournant de 1830 Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0007 exemplaire de Mingrat, les transformations des faits sur les planches, participent à la grande entreprise idéologique que se fixent les scènes parisiennes au lendemain de Juillet 1830 15 . * Le titre générique de Crimes célèbres choisi par Alexandre Dumas pour raconter les assassinats les plus marquants de la chronique ancienne et contemporaine, témoigne d’un phénomène majeur de l’histoire culturelle du XIX e siècle-: l’appropriation, voire l’absorption, par la littérature romantique du fait divers. Si cette notion est une invention du XIX e siècle, liée à l’émergence de la presse à sensation, les actes délictueux et leur diffusion dans la littérature produisent une nouvelle création, qu’on pourrait aisément associer à une forme de modernité, à une évolution marquante de la société. Outre Atlantique, les crimes des récits d’Edgar Poe reflètent eux aussi la montée de la criminalité dans les grandes métropoles. Desrues et Mingrat montrent quant à eux l’évolution des goûts et des choix esthétiques. Les deux années qui séparent le spectacle de Desrues (1828) de celui de Mingrat (1830) voient en effet évoluer considérablement les codes de la représentation du crime et ses résonances idéologiques. À cause de la censure, il eût été difficile de représenter un mélodrame montrant un prêtre criminel en 1828. Avec la révolution de Juillet, l’histoire de ce criminel est un terreau polémique pour dénoncer les abus du clergé (en particulier de la Congrégation) sous la Restauration. Ces choix font-ils pour autant un succès-? Mingrat a échoué auprès du public à cause de ses scènes d’un réalisme dérangeant. Dès le début des années 1830, Alexandre Dumas saisit tout l’intérêt de la représentation du fait divers sur scène. Ses drames en habit noir joués sous la monarchie de Juillet plongent le spectateur dans un monde contemporain inquiet et dangereux. Lus sous l’angle du fait divers et de sa fascination auprès du public, Antony, Teresa, Angèle témoignent des profondes inquiétudes de toute une époque. 15 Voir le livre de Sylvie Vielledent, 1830 aux théâtres, Paris, Honoré Champion, 2009, passim.