eJournals Oeuvres et Critiques 44/1

Oeuvres et Critiques
oec
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.2357/OeC-2019-0008
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"C’est un film américain ... Non, c’est un fait divers de cdette semaine". Journaux de faits divers, intertextes fictionnels et dynamiques spectaculaires

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Matthieu Letourneux
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Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0008 « C’est un film américain… Non, c’est un fait divers de cette semaine ». Journaux de faits divers, intertextes fictionnels et dynamiques spectaculaires Matthieu Letourneux Université Paris Nanterre Depuis les travaux de Marie-Ève Thérenty et d’Alain Vaillant 1 , il est devenu naturel de considérer que l’on ne peut envisager les productions littéraires offertes depuis le XIX e siècle indépendamment d’un contexte médiatique qui structurerait en profondeur l’appréhension du monde (au point qu’on a pu parler d’une «-civilisation du journal 2 -»), et définirait largement ce que Marc Angenot a appelé le «-discours social 3 -». Publiées massivement en feuilleton dans la presse jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, les fictions populaires sont liées à la culture du périodique, au point qu’on doit les penser comme des genres médiatiques au même titre que le dessin satirique, le reportage ou le fait divers. Le lecteur s’attend à retrouver dans chaque numéro une livraison romanesque et souvent aussi une ou deux nouvelles. Dès lors, on peut imaginer que les fictions ont joué leur propre rôle dans la structuration des imaginaires médiatiques et influencé, à travers la polyphonie des textes dans l’espace de la page, les manières de dire le monde caractéristiques de l’écriture journalistique. Les romans à thème criminel en particulier entrent en relation avec les faits divers évoqués dans les articles. Mais cette relation est tributaire de la place respective de ces deux types de textes dans l’écosystème du périodique. Cela signifie que cette relation évolue avec les usages du fait divers dans la presse. C’est pourquoi notre étude s’appuiera sur des exemples couvrant une période relativement longue, afin de tenir compte des transformations des formes de discours. Nous examinerons d’abord la première génération de journaux populaires spécialisés dans le fait divers, lancés peu avant la Première Guerre mondiale, Les Faits-divers illustrés (1905) et L’œil de la police (1908), puis leur réinvention dans l’entredeux-guerres avec Détective (1928) et Police magazine (1931). 1 Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant, 1836, l’an I de l’ère médiatique, Paris, Nouveau Monde, 2001. 2 Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant (dir.), La civilisation du journal, Paris, Nouveau Monde, 2011. 3 Marc Angenot, 1889, un état du discours social, Montréal, Le Préambule, 1989. 90 Matthieu Letourneux Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0008 Penser les productions médiatiques (fait divers, feuilleton) non comme des unités indépendantes liées à la seule signature de l’auteur, mais comme des éléments s’intégrant dans une énonciation éditoriale, définie par l’écosystème du journal, suppose de mettre l’accent sur l’auctorialité collective (la ligne éditoriale) et de tenir compte des effets de polyphonie. Les textes de fiction peuvent alors dialoguer avec les articles journalistiques, puisque tous participent d’une même unité de signification, le périodique, produisant un effet de sens auquel le lecteur est sensible. En cela le journal peut être décrit comme un architexte, c’est-à-dire une unité transcendante de signification à laquelle sont référés les différents textes qui la composent. Cet architexte intègre des éléments politiques (comme dans la grande presse nationale), thématiques (comme dans la presse spécialisée) ou génériques (comme dans les journaux-romans), mais le plus souvent il s’associe à des traits plus vagues, et pourtant essentiels à la fidélisation du lecteur. Peu importe dès lors que l’auteur ait ou non conçu intentionnellement son texte pour le journal-: en le publiant, le rédacteur en chef arrime son discours à cet architexte du journal et le confronte de fait aux autres textes partageant le même support. Plus l’unité éditoriale est forte, plus les échos entre les textes seront favorisés. Dès lors, le développement de journaux spécialisés dans le fait divers a représenté au début du XX e siècle une mutation majeure dans cette circulation des discours. En effet, en explicitant l’existence d’une unité du crime et du fait divers parcourant l’ensemble des textes, ce type de publications a favorisé des échanges stylistiques, narratifs et thématiques entre fictions et articles journalistiques. Certes, de tels échanges existaient déjà auparavant, mais la thématisation du support a entraîné une formidable homogénéisation des discours - aussi bien ceux, bien documentés, du fait divers vers la fiction que ceux, qui nous intéresseront plus particulièrement ici, de la fiction vers le fait divers. L’hypothèse que nous formulons c’est que, dans la première moitié du XX e siècle, la logique du fait divers est structurée par les imaginaires romanesques et qu’il existe une contamination entre formes fictives et non fictives qui se traduit par une colonisation des discours journalistiques par des procédés empruntés à la fiction. Pour comprendre un tel système d’échanges, il convient cependant de délaisser les dynamiques intertextuelles (de textes à textes) pour leur préférer des logiques d’architextualité, c’est-à-dire de basculer d’un questionnement sur les relations d’une œuvre à une autre vers une réflexion sur le rapport d’un texte à un ensemble indéfini de textes faisant série 4 . En effet, il ne s’agit pas, pour les journalistes, de s’inspirer d’une œuvre fictionnelle ou d’une autre, 4 Un ensemble indéfini, parce que la relation à cet ensemble est intuitive et ne s’épuise pas dans les définitions qu’on pourrait proposer. 91 Journaux de faits divers, intertextes fictionnels et dynamiques spectaculaires Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0008 mais de se nourrir plus largement des conventions architextuelles de genres fictionnels auxquels ils empruntent. De fait, ces journaux spécialisés font du fait divers un genre, qu’ils confrontent en permanence, souvent de façon explicite, aux fictions criminelles. C’est ce système d’échange du fait divers avec tout un ensemble d’autres genres journalistiques, ceux qui constituent la galaxie du récit criminel, que nous voudrions étudier ici. I - Les mystères urbains, fictions médiatiques du crime Pour comprendre cette logique d’échanges, il convient d’abord de remarquer que le fait divers médiatique s’est retrouvé lié dès le début du XIX e siècle au roman-feuilleton. L’une des premières vagues de romans-feuilletons génériquement identifiés est en effet celle du récit de «- mystères urbains-», initiée par Les Mystères de Paris d’Eugène Sue, et prolongée, partout dans le monde, par un nombre incalculable de variantes écrites par des épigones plus ou moins doués, des Mystères de Londres au Drames de Paris en passant par Les invisibles de Paris et Les Mystères des grands magasins 5 . S’il a existé un si grand nombre de récits de mystères urbains, c’est que ce genre représente une structure de signification permettant d’exprimer les transformations sociales et médiatiques auxquelles il s’associe. Ainsi peut-il être décrit comme la mise en forme fictionnelle des nouvelles conceptions du monde qu’impose le basculement dans cette culture bourgeoise et urbaine qu’est la culture médiatique moderne du journal. Les récits de bas-fonds, comme l’identité masquée d’êtres circulant dans les différentes sphères de la société, illustrent la mutation des relations au réel qu’impose la ville comme nouvel espace clé des imaginaires collectifs (parce qu’elle est le terminus ad quem et a quo de la civilisation du journal) 6 . Ce dont ils parlent, c’est d’un espace (la ville) devenu trop vaste et trop complexe pour être appréhendé sans médiation 7 . Autrement dit, ils en appellent aux productions média- 5 Voir les différents travaux sur les mystères urbains rassemblés sur le site Médias19 (www.medias19.org/ index.php? id=59). «-Les Mystères urbains au XIX e siècle : Circulations, transferts, appropriations-» (www.medias19. org/ index.php? id=17039) et «-Les Mystères urbains au prisme de l’identité nationale-» (www.medias19.org/ index.php? id=13307). 6 Matthieu Letourneux, «-Le récit de mystères urbains, entre discours social et pratiques sérielles- », in Monia Kallel, Création littéraire et discours social à l'ère de la «-littérature industrielle-», Tunis, Institut supérieur des sciences humaines de Tunis, 2015. 7 Une telle lecture a été proposée, pour d’autres périodes, par Fredric Jameson, La Totalité comme complot, Paris, Les Prairies ordinaires, 2007 (pour la période postérieure aux années 1970) et par Luc Boltanski, Enigmes et complots, Paris, Gallimard, 92 Matthieu Letourneux Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0008 tiques pour le rendre lisible, et parmi ces formes médiatiques déchiffrant la société, il y a les récits de mystères urbains eux-mêmes. Or, ils font de la violence urbaine l’expression dramatisée des nouvelles dynamiques politiques de la sociabilité (avec les changements constants de rôles sociaux). Ils expriment ainsi par l’imaginaire du crime (formalisé à travers les dichotomies mystère/ révélation, nuit/ jour, bas-fonds/ surface) les transformations du monde et leur caractère anxiogène. Ce sont en effet les tensions de classe que suscite la nouvelle économie bourgeoise qui rendent le monde peu déchiffrable - et donc menaçant (suivant le déplacement symbolique des classes laborieuses vers les classes dangereuses 8 ). On le voit, en même temps que le journal consacre de plus en plus d’articles aux différents crimes associés à la société se mettant en place, le mystère urbain, genre fictionnel émergent, fait de cette criminalité et de la peinture des classes dangereuses l’un des premiers mythes collectifs du XIX e siècle - au sens où le récit de mystères urbains se fait structure de signification permettant de lire et d’expliquer le monde moderne. Ainsi existet-il un lien historique d’essence entre le développement d’un paradigme culturel médiatique et l’avènement des genres fictionnels de la criminalité, au point qu’on peut dire qu’en régime médiatique, il n’existe pas d’hétérogénéité complète entre les fictions et les articles criminels. Les uns et les autres partagent les mêmes pages du journal et interagissent sans cesse. Les fictions convertissent la matière journalistique et les discours sociaux qu’elle véhicule en formes stéréotypées et lisibles d’interprétation du monde, les articles journalistiques absorbent, en même temps que les formulations stéréotypées et les effets de pathos, le sous-texte idéologique que la répétition des stéréotypes vulgarise 9 . 2012 (pour une période débutant à la fin du XIX e siècle). Il nous semble qu’elle est en réalité déjà vraie dès le récit de mystères urbains de la première moitié du XIX e siècle, et caractérise donc structurellement le récit criminel. 8 Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses, Paris, Hachette, 1984. 9 Laetitia Gonon a ainsi pu montrer combien le texte de fait divers pouvait reprendre des formulations stéréotypées empruntées à la fiction (par exemple quand l’article évoque des réactions d’horreur ou de terreur chez la victime - par définition invérifiables - parce que la situation les appelle). Laetitia Gonon, Le Fait divers criminel dans la presse quotidienne française du XIX e siècle, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2012. 93 Journaux de faits divers, intertextes fictionnels et dynamiques spectaculaires Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0008 II - Entre fait divers et fiction, le crime comme genre Or, cette situation va prendre une toute autre ampleur au début du XX e siècle, quand vont être lancés les premiers journaux spécialisés dans le fait divers, Les Faits-divers illustrés (1905 sqq.) et L’œil de la police (1908 sqq.). En effet, s’il existait auparavant des journaux qui accordaient une place importante au fait divers, comme le supplément illustré du Petit journal ou celui du Petit Parisien 10 , ceux-ci se présentaient avant tout comme des périodiques littéraires offrant également des faits divers et anecdotes. Autrement dit, ces suppléments du dimanche s’organisaient autour d’une unité architextuelle du divertissement, même si ce divertissement donnait une place importante à l’imaginaire du crime. Inversant la proposition, les journaux de faits divers définissent leur unité autour du seul crime, que celui-ci soit réel ou non, et en font un spectacle via de grandes images et des textes attractionnels. Ils définissent ainsi une continuité architextuelle entre textes fictionnels et articles journalistiques. Et de fait, quand on ouvre les premiers journaux de faits divers, on est frappé par la place qu’y tiennent les fictions criminelles-: il y a dans chaque numéro trois à quatre feuilletons qui s’inscrivent dans le paradigme du récit criminel de la belle Époque 11 . Face à eux, les faits divers authentiques sont brefs. Il ne s’agit la plupart du temps que de nouvelles d’agence de presse, sinon de brèves de tribunal ou d’anecdotes courtes 12 . On voit ainsi apparaître une unité thématique du journal autour du crime qui produit un effet de genre 13 , formant une trame intertextuelle orientant la lecture et invitant le destinataire à faire entrer en résonance les textes fictionnels et factuels. Cet effet de genre est renforcé par de nombreux échos, dans les textes, entre imaginaires fictionnels et informations, comme lorsque des faits divers font allusion aux intertextes romanesques, de Sherlock Holmes et de Nick Car- 10 Il a existé également quelques journaux de faits divers, comme Le Crime illustré (1881), mais aucun n’a connu le succès de ces deux périodiques. 11 Pour Les Faits-divers illustrés on citera par exemple L’affaire de la rue du Temple de Constant Guéroult, Les Empoisonneuses de Marseille (au titre encore marqué par l’héritage du mystère urbain) d’Hector de Montperreux-; et pour L’œil de la police, Martin Numa, le plus grand détective du monde par Léon Sazie. 12 Par exemple «-A Copenhague, un garçon de 13 ans et une fillette de 12 ans, ayant résolu de mourir ensemble, s’enfermèrent dans une cave. Le garçonnet tua tout d’abord sa compagne, puis se logea une balle dans la tête. Il a été transporté à l’hôpital dans un état désespéré-» (L’œil de la police, 68, 1910). On pense bien sûr aux Nouvelles en trois lignes de Félix Fénéon - le talent en moins. 13 D’autant que la thématisation déborde les espaces du fait divers et de la fiction pour toucher par exemple au jeu-concours, qui empruntent le plus souvent à l’imaginaire policier (par exemple avec le concours du «- Maladroit détective- », L’œil de la police, 1908-; ou celui de «-La Bande des loups de velours-», 1912). 94 Matthieu Letourneux Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0008 ter 14 . Dès lors, le journal est pris dans des réseaux plus larges, ceux du marché de l’édition populaire marqué par une vogue sans précédents du roman policier, depuis le lancement par Eichler en 1907 des Nick Carter et la multiplication de ses épigones, ou depuis le succès de personnages comme Zigomar, Fantômas ou Rouletabille 15 . Ainsi, la présence d’un œil comme sigle de L’œil de la police ne peut que rappeler celui de l’agence Pinkerton, intertexte majeur des fascicules policiers en vogue à l’époque, au point de donner son nom à une série de romans, dans une référence ambiguë au détective réel et au héros des fascicules 16 . S’il dialogue directement avec le genre policier en vogue à l’époque (de nombreux feuilletons sont d’ailleurs présentés comme des romans policiers 17 ), le journal reste encore marqué par la culture mélodramatique du roman criminel du XIX e siècle-: les œuvres d’auteurs comme Jules Mary ou Adolphe d’Ennery restent nombreuses, avec leurs victimes maltraitées suscitant les larmes 18 . De même, les illustrations de couverture retrouvent cette culture théâtrale caractéristique des illustrations de feuilletons au XIX e siècle (avec postures emphatiques des personnages et cadrage imitant la scène de théâtre). On peut supposer que l’importance des drames conjugaux mis en scène participe de cet imaginaire 19 . Ainsi, les référents du feuilleton et du théâtre mélodramatiques structurent-ils le déchiffrement du journal. Un tel poids de la fiction dans les journaux de faits divers donne une indication sur les modes de consommation qui sont visés. Il s’agit d’offrir un périodique de divertissement suivant un principe qui rappelle la forme des suppléments du Petit journal, mais d’un Petit journal qui se serait spécialisé dans le récit criminel-: on y trouve ici les mêmes jeux-concours, romans-feuilletons, anecdotes amusantes, mais tous portent sur le crime. Les brefs faits divers s’inscrivent dans une même esthétique d’ensemble. Il s’agit de distraire à travers une multitude de récits, fictionnels ou non, mais jamais liés vraiment à un discours construit sur le monde ou le crime. C’est l’anecdote et les effets émotionnels qu’elle produit - le rire, la terreur, la pitié - qui priment. L’omniprésence de l’image, largement badigeonnée 14 Un article est intitulé «- Les Rivaux de Sherlock Holmes- » (L’œil de la police, 37, 1908)-; dans un autre, on évoque «-un vrai Nick Carter-» (Id., 168, 1912). 15 Dominique Kalifa, L’encre et le sang, Paris, Fayard, 1995. 16 Dominique Kalifa, Histoire des détectives privés en France (1832-1942), Paris, Nouveau Monde, 2007. 17 Par exemple L’homme sans tête («-Grand roman policier-» d’H. de Vere Stacpoole) ou Monsieur Lubin («-Grand roman policier-» de Constant Guéroult). 18 Sur cette forme, voir Jean-Claude Vareille, Le Roman populaire français (1789- 1914)-; idéologies et pratiques, Limoges, PULIM et Nuit blanche, 1994. 19 Dans son étude sur l’Histoire du fait divers, Marine M’sili note ainsi un déclin dans l’entre-deux-guerres des faits divers privés. M. M’sili, Le Fait divers en République-; Histoire sociale de 1870 à nos jours, Paris, CNRS éditions, 2000. 95 Journaux de faits divers, intertextes fictionnels et dynamiques spectaculaires Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0008 de rouge, manifeste la visée sensationnelle de ces micro-récits ultraviolents, souvent situés dans des pays lointains. Seuls les grands faits divers et les événements à portée géopolitique échappent à la logique du divertissement. Pour le reste, la concentration sur le récit indépendamment de tout discours encadrant qui lui permettrait d’échapper au niveau anecdotique, de même que l’esthétisation des faits divers, témoignent de la façon dont on s’inscrit ici dans la perspective d’un spectacle destiné à produire de l’émotion. Le fait divers entre alors en résonance avec les récits de fiction, et les uns et les autres participent d’une même logique du divertissement. Le lecteur saute d’un feuilleton sensationnel à un fait divers amusant, puis participe à un jeu-concours marqués par les intertextes de la fiction criminelle. On ne peut isoler ici un régime de la lecture sérieuse, qui serait associé au fait divers, opposé aux textes de divertissement. Par leur brièveté, leur exotisme et leur volonté d’en rester à l’anecdote sensationnelle, les faits divers révèlent qu’ils appartiennent à la même logique de divertissement que les jeux-concours et les feuilletons. Ce que montre ce premier ensemble, c’est la façon dont la proximité continue entre fictions criminelles et productions médiatiques a pu favoriser au début du XX e siècle un mode de lecture du fait divers défini comme un spectacle médiatique, appréhendé suivant les modalités de la dramatisation théâtrale et du sensationnel feuilletonnesque. Un tel mode de lecture, déjà présent dans les suppléments du Petit journal ou du Petit Parisien, a été renforcé par l’unité architextuelle qu’impose le périodique. C’est bien ce mode de lecture que mettent en avant les publicités de L’œil de la police, vantant «- les événements dramatiques, les faits sensationnels […] les Drames de l’amour et de la haine, de la vie et de ma mort-» 20 . Cette logique du divertissement est essentielle pour comprendre non seulement l’existence d’usages possibles du fait divers suivant des paradigmes qui ne sont pas très éloignés de ceux de la fiction, et en retour les pratiques rhétoriques et esthétiques qu’il favorise, celles reposant en particulier sur la confusion entre les catégories du discours de fiction et du discours de vérité. III - Faits divers et fictions transmédiatiques Avec la guerre, Les Faits-divers illustrés et L’œil de la police s’arrêtent brutalement. Il faudra attendre la fin des années 1920 pour que de nouveaux périodiques apparaissent. Ce sera d’abord Détective, sur la genèse duquel 20 L’œil de la police, 37, 1908. 96 Matthieu Letourneux Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0008 nous ne reviendrons pas puisqu’elle a été largement étudiée récemment 21 , puis Police Magazine, un périodique populaire qui s’en inspire nettement en reprenant en particulier des textes et des images de périodiques «-true crime-» américains. Or, dans ces périodiques aussi, la logique est celle d’emprunts massifs aux stéréotypes des architextes fictionnels. Dans Police magazine, on publie des faits divers romancés en feuilleton 22 -; dans Détective, on fait appel à la plume de Simenon pour rédiger des récits-jeux concours 23 -; et dans les deux périodiques, on renvoie explicitement au roman policier ou au cinéma comme référents des faits divers, par exemple en jouant avec des titres qui sonnent comme du roman populaire 24 , ou qui citent des films criminels 25 . Mais ce n’est plus le même imaginaire criminel qui est convoqué. Le modèle n’est plus tant celui du mélodrame criminel et du feuilleton Troisième République que celui de la pègre et du crime, dans une négociation entre imaginaires du récit policier à la française et du cinéma américain 26 . Si la première couverture de Détective (1 er novembre 1928) insiste sur «- Chicago capitale du crime-», c’est bien parce que le film criminel a redessiné depuis peu cet imaginaire, à tel point que le cadrage surplombant de la photographie peut être considéré comme une citation de Dans les mailles du filet (1924), réputé pour une scène de poursuite en voiture cadrée de façon similaire. En même temps qu’il se transforme, le modèle s’explicite, puisqu’on fait directement allusion aux architextes du roman et du cinéma policiers. Ainsi, quand un article de Police magazine décrit des «- personnages qui participèrent à ce rapt et dont le nombre reste encore imprécis-», il en décrit deux qui «-se détachent en silhouettes de roman policier bien corsé-: la femme belle, jeune, élégante, au manteau de fourrure, et l’individu camouflé en agent 27 .-» On ne compte pas en outre les expressions renvoyant au périmètre de la fiction-: 21 Amélie Chabrier et Marie-Ève Thérenty, Détective, fabrique de crimes-? Paris, Joseph K., 2017. Voir aussi A. Chabrier, M.-È. Thérenty (dir.), Détective, histoire, imaginaire, médiapoétique d'un hebdomadaire de fait divers (1928-1940), Criminocorpus, https: / / journals.openedition.org/ criminocorpus/ 4802 22 On citera La Vie amoureuse de Landru (1930) et La Vie scélérate de Jack Diamond (1932). 23 C’est la série de jeu concours du 13 e juré, lancée dans Détective en 1929. 24 On pense à des titres d’articles comme «-Rocambole-! -», «-Le Mystère de l’X-», «-La Main qui dénonce-» ou «-La Clef du mystère-», dans Détective. 25 Une couverture de Détective en 1930 titre sur «-Les Trois masques-», faisant allusion au film de 1929. 26 Nous reprenons ici les analyses que nous avons développées dans notre article «- Sérialité générique, modes de consommation et question de vérité- ; Le cas de Détective- », in A. Chabrier, M.-È. Thérenty (dir.), Détective, histoire, imaginaire, médiapoétique d'un hebdomadaire de fait divers (1928-1940), Criminocorpus, https: / / journals.openedition.org/ criminocorpus/ 4886. 27 Police Magazine, 25 janvier, 1931. 97 Journaux de faits divers, intertextes fictionnels et dynamiques spectaculaires Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0008 «-dans cette affaire, la réalité, comme il arrive si souvent, dépasse l’imagination du plus fécond romancier-» (Police Magazine, 15 juillet 1934), «-on dirait un roman-» (id., 6 mai 1934), «-Il y a de quoi faire un roman avec ça-» (1 e avril 1934). Les mêmes formules se rencontrent dans Détective - par exemple celles-ci- : «- C’est un film américain. Non, c’est un fait divers de cette semaine.- » (1935), et «- Quand on lira ce qui suit, on croira presque lire un chapitre d’un roman de Georges Simenon ou de Conan Doyle-» (1936). Or, ces intertextes semblent renvoyer à deux types de fiction-: le roman policier à énigme, que la collection du «-Masque-» est en train de rendre fameux, et le film criminel 28 , encore marqué à l’époque par les trucs du serial 29 . La mise en évidence d’un lien architextuel entre les productions criminelles manifeste la réorganisation du discours et de la signification qui lui est associée dans le processus de sérialisation des imaginaires. Avant 1914, le référent fictionnel convoqué dans le texte était celui du mélodrame populaire, associant crime et déploration sociale. Désormais, c’est le récit policier moderne qui domine, et quand d’autres architextes sont convoqués (aventure, fantastique), c’est toujours pour marquer l’hétérogénéité du fait divers par rapport à la norme des récits criminels en insistant sur d’autres lignées sérielles (étrangeté, exotisme…). Le style et l’imaginaire visuel se sont en partie américanisés, et avec eux s’impose un autre imaginaire de la pègre que celui des apaches et des pierreuses, plus moderne, plus cosmopolite. À cet égard, les imaginaires trouvent un écho dans la mise en page hardie de ces deux journaux et l’importance qu’y prend la photographie et les photomontages. L’association de la forme et du fond fait du discours sur le crime une évocation de la modernité dans un monde en changement, avec ses nouveaux criminels en col blanc, ses transatlantiques et sa «-clique cosmopolite-» (Police magazine, 9, 1931). On a pu montrer en effet que dans l’entre-deux-guerres, le fait divers délaissait l’univers privé des drames domestiques pour intégrer de plus en plus un imaginaire de la criminalité en col blanc 30 . Or, ce changement en passe par une transformation des référents fictionnels. Dans ces journaux, il ne s’agit pas seulement de convoquer les architextes des fictions criminelles, mais bien de s’inspirer de leur manière 28 «- Avec le dénouement de ces jours-ci, on est obligé de reconnaître que, comme dans un roman policier bien fait, tous ceux que l’on pouvait soupçonner étaient innocents et que le coupable était celui que l’on s’attendait le moins à trouver dans ce rôle-» (Détective, 1932). 29 «- Il y avait un agencement de chambres secrètes, de panneaux dans les murs, obéissant à des mécanismes dissimulés, de trappes, d’oubliettes, dont la description serait de la plus belle venue dans un roman policier a multiples péripéties-» (Almanach de Police Magazine, 1932). Malgré la référence au roman, ce sont des procédés de films à épisodes qui sont décrits ici. 30 Marine M’sili, op. cit. 98 Matthieu Letourneux Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0008 de raconter, en en reprenant les conventions sérielles-: ainsi en est-il de telle description de crime jouant avec le suspens et les ruptures, et décrivant les événements avec des effets de style qui ne peuvent que rappeler les fictions à l’américaine. Soudain, la porte s’ouvrit. Deux hommes en uniforme d’agent - l’insigne de la police brillait sur leur poitrine - firent irruption dans le garage […] Alors, comprenant subitement le danger qui l’attendait, l’un des bandits se jeta en avant, mais il fut instantanément haché par les projectiles. Un bref signal et les six autres étaient fauchés par les mitrailleuses qui crépitaient comme de gigantesques machines à écrire. 31 Une analyse formaliste du texte, indépendante du contexte communicationnel, identifierait immédiatement les signes d’un texte de fiction, lors même que le texte porte sur des faits. Le travail de métaphorisation et de connotation, en empruntant aux formules figées de la littérature de genre, tend à produire un pacte de lecture qui n’est pas hétérogène aux conventions de la fiction de genre. L’effet de fictionnalisation est d’autant plus fort que les images qui accompagnent l’article retrouvent le vocabulaire des films de gangsters dont Détective ou Police Magazine faisaient la promotion à l’époque 32 . Les mêmes analyses pourraient être développées à propos du traitement de l’image, tissée de références cinématographiques. On évoquera par exemple l’usage des gros plans expressifs associés à une logique de narration ou de dramatisation, ou les images qui représentent le cadre du crime et qui cherchent à produire un effet de connotation sérielle en renvoyant à des architextes identifiables. On renverra encore aux cadrages citant des scènes cinématographiques stéréotypées 33 etc. Mais des éléments empruntés au vocabulaire du film criminel se retrouvent aussi dans la sémantique de l’image, à l’instar des personnages affublés de loup en couverture de Police magazine, convoquant les souvenirs des serials américains 34 ou de cette main géante prête à attraper un navire 35 . Le plaisir du lecteur et sa façon d’évaluer le texte dépendent aussi des conventions, des stéréotypes et des scénarios intertextuels qu’il retrouve ici, mais qu’il associe cette fois à des récits qu’on 31 Détective, 19, 1929. La référence métaleptique à la machine à écrire dit la conscience de l’auteur de jouer avec les intertextes littéraires. 32 Police Magazine proposait même une rubrique consacrée aux «-Films policiers-». 33 On pense à la couverture de Détective, 19, 1929, avec ses gangsters en voiture tirant à la mitraillette, ou de ce policier semblant foncer sur sa moto, Police magazine, 30, 1931. 34 Police magazine, 9, 1931. 35 Police magazine, 79, 1932. 99 Journaux de faits divers, intertextes fictionnels et dynamiques spectaculaires Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0008 lui donne comme vrais. Il aborde en partie ce texte vrai avec la posture esthétique qu’on adopterait face à un récit de fiction. Il veut des émotions de film, de roman… Son jugement est esthétique, et l’horreur, l’angoisse, le suspens, même s’ils revoient à des événements factuels, sont là pour le divertir. Cela ne veut nullement dire qu’il appréhende le texte comme imaginaire, mais que les procédés de la fiction - et en particulier les cohérences architextuelles de la littérature de genre - orientent ses attentes et ses réactions face aux textes, engageant également les modalités d’un jugement de goût commandé par des dynamiques d'évaluation sérielle. IV - Faits divers et émotions esthétiques Un tel mode de lecture pose la question de la fonction de ce type de textes. En effet, ceux-ci déjouent la mise en place de discours trop ségrégatifs entre les énoncés vrais, fictionnels et faux, et imposent d’interroger le pacte communicationnel qui est proposé. On rappellera la définition logique des trois catégories du vrai, du faux et du fictionnel, le deuxième et le troisième se distinguant par la position de l’énonciateur par rapport à l’énoncé faux. Est faux un énoncé qui se donne vrai alors qu’il ne l’est pas, est fictionnel un énoncé qui se donne faux alors qu’il est faux (condition de l’engagement dans un processus de la feintise ludique partagée) 36 . Dans les articles de faits divers, il est clair que bien des énoncés se donnent pour vrais alors qu’ils sont faux. Ils ne sont donc pas à proprement parler fictionnels. Pourtant, ils ne nous semblent pas devoir être traités non plus comme des énoncés mensongers. Si l’énoncé mensonger suppose une logique de tromperie, c’est-à-dire l’intention de faire passer pour vrai un discours faux, ici, à quelques exceptions près (des canards montés de toutes pièces) il n’y a pas de volonté de tromper. Aucune falsification globale, mais des altérations de détail, qui ne cherchent pas à modifier la signification d’ensemble du récit, mais au contraire à la renforcer, en insistant sur sa cohérence. Il n’est pas même certain que le journaliste ait conscience d’inventer, tant les détails qu’il ajoute semblent entrer en résonance avec l’idée d’ensemble, tant ils sont appelés par le reste du récit - autrement dit, il est fort possible que, plutôt qu’un énoncé mensonger (intentionnellement faux), on soit face à un énoncé erroné (sans intention de produire du faux). Mais c’est à condition de comprendre que le caractère erroné de l’énoncé tiendrait au choix de glisser du vrai au vraisemblable - c’est-à-dire aux conventions de la fiction. Les énoncés faux sont ainsi ajoutés mais non pas tant pour tromper le lecteur que pour «-faire plus vrai-». «-Faire vrai-» plutôt que «-dire la vérité-», c’est la 36 Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction-? Paris, Seuil, «-Poétique-», 1999. 100 Matthieu Letourneux Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0008 définition même du vraisemblable 37 . Il s’agit donc ici d’être vraisemblable, mais suivant des modalités de vraisemblance empruntées non à la réalité (comme ce serait le cas avec une vraisemblance probabiliste, religieuse, morale…) mais aux scénarios intertextuels de productions sérielles - celles de la littérature de genre- : film criminel, roman-feuilleton, mélodrame. Tout se passe comme si le texte factuel négociait avec ses référents fictionnels, et tentait de se penser à partir de leurs modèles. La logique de vraisemblance est portée par le pacte de lecture sériel qu’engage le genre et qu’explicite le principe du périodique spécialisé. Or, un tel pacte de lecture implique des attentes conventionnelles, indépendantes (mais non exclusives) de la question du vrai. Autrement dit, il suppose une encyclopédie de stéréotypes associés au genre convoqué. Ces stéréotypes évoluent avec les conventions de la fiction, et les faits divers du premier XX e siècle ne fondent pas leur vraisemblance sur les mêmes référents que ceux de l’entre-deux guerres, on l’a vu. De même en est-il de l’image, dont la théâtralité et l’emphase hystérisée avant-guerre dialogue avec le modèle théâtral, quand c’est l’émotion cinématographique qui est plutôt recherchée dans l’entre-deux-guerres, via le cadrage et ses conventions. Dans tous les cas, le lecteur accepte une part de fausseté. La scène ne s’est pas passée comme la représente le dessinateur, les photographies rejouent l’événement en lui substituant une cohérence intertextuelle et architextuelle, mais elles ont pour fonction de créer fictionnellement un effet de réel, d’une façon plus visible sans doute que le texte, mais en réalité, pas fondamentalement différente. Textes et images restituent ainsi les événements authentiques à travers le vocabulaire stéréotypé des films et des romans, et leur langage évolue au gré des transformations des stéréotypes fictionnels. C’est dire comme notre appréhension de la réalité est structurée par les intertextes fictionnels - au moins dans le cas où, comme ici, la communication insiste sur sa dimension de divertissement spectaculaire. Un tel constat met à mal toute ségrégation trop nette, dans l’espace du texte, entre vraisemblance du discours fictionnel et véridicité du discours factuel. Dans l’indifférence et la rapidité de la rédaction, les mots du journaliste filent, et suivent les trames préétablies du discours, retrouvant les chemins balisés de la fiction pour ordonner un réel atone ou incohérent. Ce désir de cohérence s’explique évidemment par des stratégies rhétoriques de séduction et de conviction. Un récit est plus séduisant dès lors qu’il est cohérent, et le domaine dans lequel les récits sont les plus cohérents est celui de la fiction - a fortiori celui de la fiction sérielle, qui joue le jeu des stéréotypes. Les stéréotypes de la fiction produisent ainsi une signification plus 37 On renverra ici au fameux article de Gérard Genette, «-Vraisemblance et motivation-», in Communications, 11, 1968. 101 Journaux de faits divers, intertextes fictionnels et dynamiques spectaculaires Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0008 forte, une plus grande lisibilité du texte, en vue de susciter une émotion esthétique associée autant aux événements référentiels qu’à la qualité de leur mise en récit. La contamination des énoncés non fictionnels par les énoncés fictionnels manifeste des stratégies de séduction, lesquelles définissent aussi un lecteur modèle, qui cherche moins à savoir, à connaître, qu’à jouir de récits cohérents dont la séduction est bien souvent assurée par les échos de la fiction. Cela manifeste la possibilité d’une évaluation esthétique de l’œuvre ne reposant pas sur une implication forte du lecteur - une lecture de divertissement. Pour ce lecteur, les faits divers s’enchaînent dans le périodique suivant une logique thématique. Ils font genre, avec ce que cela implique d’attentes sérielles. C’est ce que confirmerait la nature de la relation dans le texte entre narratif et discursif - entre le récit et son commentaire. Ce dernier insiste toujours sur l’émotion - horreur, tristesse, indignation - faisant du lecteur un spectateur. C’était déjà ce glissement qui se manifestait dans les publicités de L’œil de la police mettant l’accent sur les «-événements dramatiques-», on l’a vu. C’est aussi l’esprit des annonces de Détective promettant une «-enquête dramatique-» ou un «-reportage sensationnel-». C’est un même type d’appréciation que semble indiquer tel rédacteur de Police magazine, quand il décrit un fait divers comme un «- magnifique sujet de roman policier, superbe scénario de film à épisodes-» (22, 1931). Si les événements réels peuvent être ressaisis à travers les conventions de la fiction, c’est que toute production médiatique met en jeu une logique de représentation. Ce ne sont pas les faits qui sont donnés au lecteur, mais leur reformulation discursive. Or, celle-ci est conventionnelle, convoquant tout un ensemble de stéréotypes liés au genre, au support ou au mode d’expression. Un ultime exemple le montrerait-: celui du traitement de l’illustration des articles dans les journaux d’avant la Première Guerre mondiale, dominés par le dessin. Dans ce cas, c’est bien un authentique crime qui est représenté, mais il l’est de manière imaginaire (puisque l’artiste n’a pas assisté aux événements). L’artiste ici procède comme le journaliste de l’époque, en extrapolant à partir du peu d’informations dont il dispose. Pour le reste, il meuble, en recherchant avant tout la cohérence. Le cadre, le décor, les réactions des personnages, sont présentés avec un souci de vraisemblance. Or, les conventions dominantes sont celles du roman-feuilleton et du théâtre. Cela ne veut pas dire que la scène est fictionnelle, puisqu’à l’époque, représenter un événement réel c’est, selon les conventions de l’image, le créer. Elle est donc aussi vraie que l’est un récit narrant un fait authentique de manière dramatique. Rien n’empêche ainsi de traiter la réalité suivant un vocabulaire stylistique ou graphique dominé par des intertextes fictionnels, dès lors que le cadrage pragmatique insiste sur la dimension factuelle du récit. Inventer une image pour représenter une scène vraie ou formuler en un récit dramatique un fait divers, c’est toujours fabriquer du réel, c’est-à-dire 102 Matthieu Letourneux Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0008 utiliser des traits faux dans un pacte de lecture insistant sur la réalité. Et pour cela, on est obligé de recourir à un principe de vraisemblance (à défaut d’avoir accès à la vérité). Or, cette vraisemblance conventionnelle est tissée d’intertextes fictionnels, qui comblent les trous du récit et en homogénéisent le sens. L’invention ne contredit donc pas le pacte de lecture factuel, tant qu’elle n’est pas associée à un principe de tromperie. Bien des formes de récits médiatiques factuels visant le divertissement obéissent à ce principe- : vulgarisation historique, récits de voyage, biographie romancée et, bien sûr, faits divers. Cette façon de recourir aux conventions de la fiction dépend, bien sûr, de la nature du fait divers. Plus celui-ci est en prise avec l’actualité, plus il met en jeu des personnalités connues, plus il touche à des espaces familiers aux auteurs et au public, plus le réel s’impose contre les intertextes romanesques et cinématographiques. À l’inverse, quand l’événement est exotique, quand il touche peu à l’expérience des lecteurs, quand il tend à s’isoler pour n’être qu’anecdotique, alors il peut plus facilement être ressaisi suivant des logiques sérielles qui faciliteront les échanges avec les imaginaires fictionnels. Autrement dit, l’approche esthétique et spectaculaire tend à refluer quand le récit implique le lecteur. De telles relations substituant l’appréciation esthétique à l’implication dans les événements sont rendues possibles par l’écart qu’introduit le discours médiatique par rapport à l’événement en lui substituant sa représentation. Or cette dernière met en jeu une dimension fictive-: elle vaut pour l’événement sans être celui-ci. Pour éprouver des émotions face au récit (ou ce que Kendall Walton appelle des quasi émotions 38 ), le lecteur doit en jouer le jeu. L’extériorité du lecteur et l’absence d’interactions possibles avec les événements les constitue tout au plus en spectacle, susceptible d’être saisi suivant des modalités esthétiques. C’est bien cela qui est en jeu dans les périodiques spécialisés invitant à une appréhension sérialisée des récits de faits divers- ; et c’est pour cela qu’ils jouent avec les intertextes de la fiction. Le caractère spécialisé du périodique, en insistant sur les unités intertextuelles et architextuelles, favorise de tels modes d’appréhension des textes sans toutefois les imposer. De fait, suivant les cas, le lecteur sera plus ou moins tenté d’aborder l’anecdote dans une perspective référentielle ou spectaculaire, impliquée ou esthétique. Cette question est essentielle pour rendre compte de la variété des usages des journaux de faits divers, que les lecteurs peuvent lire comme des distractions divertissantes ou comme des 38 Kendall Walton, Mimesis as Make-Believe, Cambridge, Harvard University Press, 1990. 103 Journaux de faits divers, intertextes fictionnels et dynamiques spectaculaires Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0008 sources d’information (ou plutôt comme les deux à la fois, mais dans des proportions extrêmement variables). En entrelaçant discours factuel et intertextes sériels fictionnels, les faits divers publiés dans la presse mettent en évidence d’autres usages possibles du récit médiatique. Ces usages correspondent à une relation au texte qui est en définitive moins informationnelle que spectaculaire et sensationnelle. Le monde est saisi comme un spectacle terrifiant dont on jouit à distance en tirant parti de cette altérité qu’introduit la médiatisation de la réalité. Et la sérialisation des imaginaires qu'engagent les périodiques spécialisés, en rapportant les récits réels à des canevas connus, tend à insister sur une logique de spectacle. Dans ces périodiques, le lecteur va d’abord rechercher un genre d’histoires, produisant un type d’effets à partir d’un ensemble de conventions - ce qui correspond à la définition d’un bon récit, appréhendé en termes esthétiques plus qu’informationnels. Ce qui le conduira à l’acte d’achat, ce sont moins des informations qu’un genre de textes qu’il apprécie, le fait divers, quel qu’il soit et quel que soit le cadre. Il l’associe à une gamme d’émotions déterminées (horreur, dégoût, angoisse…). Pour produire plus efficacement ces émotions, les faits divers vont recourir au vocabulaire du mélodrame, du feuilleton et, bientôt de celui du roman et du film policiers. On voit que le jeu avec les intertextes fictionnels et la contamination du fait divers par la fiction n’ont de sens qu’associés à des usages spécifiques des textes, plus désinvoltes, moins impliqués, qu’on pourrait qualifier grossièrement de divertissement. Dans cette perspective, le réel fait retrait, il laisse place au plaisir du récit reformulé à travers les conventions sérielles de la fiction. Cela ne veut pas dire que ces récits de faits divers ne produisent pas un discours sur le monde et que leur vraisemblance ne participe pas à nos mythologies. Cela ne veut pas dire non plus qu’ils ne contribuent pas à donner forme aux angoisses collectives - d’autant plus facilement que la circulation entre fiction et fait homogénéise l’appréhension du monde. Mais ils le font suivant une logique de spectacularisation qui exploite la distance médiatique pour laisser une place aux lectures esthétiques de ces récits factuels. Et dans cette perspective, les intertextes fictionnels prennent tout leur sens, puisqu’ils facilitent cette relation esthétique en jeu dans ce type de supports médiatiques. Ce que montre en dernière instance ce type de productions, c’est que les médias ne sont pas seulement affaire de mise en forme de la réalité, mais que cette mise en forme favorise aussi tout un ensemble d’usages exploitant la distance avec le réel, pour le saisir comme un spectacle, un objet esthétique, et tirant parti de l’absence d’interaction directe avec celui-ci. L’étude de ces usages à faible engagement exploitant dans le média plutôt 104 Matthieu Letourneux Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0008 la distance avec le monde que sa présence permettrait sans doute de mieux comprendre les pratiques culturelles contemporaines.