Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.2357/OeC-2019-0009
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Paul Morand et le fait divers. L’espace de la littérature
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2019
Catherine Douzou
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Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0009 Paul Morand et le fait divers. L’espace de la littérature Catherine Douzou Université de Tours «-Son miel est fait de fleurs, mais séchées 1 -» Connu et reconnu littérairement en grande partie pour son œuvre de nouvelliste, Paul Morand interroge avec pertinence les relations entre littérature et faits divers. Sa vie et la forme de son talent auraient pu le conduire à écrire au plus près du fait divers. Écrivain voyageur, chroniqueur, diplomate, diariste…, Morand ne pouvait manquer d’être confronté à ce modèle d’écriture, même si cette proximité sera sans doute cause qu’il ne cessera de marquer sa distance face à l’actualité et au fait divers afin de délimiter l’espace propre à la littérature. Une de ses longues nouvelles, Le Bazar de la Charité, dans laquelle la fiction s’écrit dans les plis d’un fait divers retentissant dont le titre fait claquer la référence, permet de mieux comprendre les propos que Morand a tenus pour délimiter les frontières de la littérature par rapport à celles de l’événement et de l’actualité, auxquelles appartient le fait divers. Une vocation manquée ? Loin d’être un écrivain confiné dans sa thébaïde, Morand aurait pu être par sa vie, et par les formes d’écriture qu’il a souvent privilégiées, un créateur marqué par le fait divers. Diplomate de profession, fréquemment appelé au voyage par ses missions et surtout par ses propres impulsions - proprio motu -, qui le conduisent parfois à prendre de longs congés pour mieux séjourner à l’étranger en fonction de ses propres projets, Morand a parcouru le monde. Il a vu et entendu tant de choses dont ses écrits de voyage et ses journaux, emplis d’anecdotes, font état. Sa curiosité naturelle comme les postes qu’il occupe en font ainsi un réceptacle aux bruits secrets ou publics du monde parmi lesquels des faits divers. 1 «-L’écrivain et l’événement-», Propos des 52 semaines (1943), Paris, Arléa, 1992, p. 9. 106 Catherine Douzou Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0009 Ceux-ci auraient d’autant plus pu être présents dans son œuvre que, de par sa notoriété, dont on mesure mal désormais l’ampleur, Morand a été appelé à collaborer à de nombreux journaux en France et à l’étranger. En 1921 il fournit régulièrement des notes sur la vie parisienne au journal italien La Ronda-; en 1924, il succède à Ezra Pound pour reprendre la rubrique «-Paris Letters-» du journal américain The Dial-; il collabore à Marianne lancé en octobre 1932, etc. Sa familiarité avec le monde de la presse et l’écriture journalistique trouve également à se nourrir à l’intérieur de son large cercle de connaissances, dont font partie les frères Kessel, Georges s’occupant de Détective et de Voilà. Par ailleurs, ses goûts, son mode de vie, très mobile et actif, et ses pratiques d’écriture auraient pu le conduire à donner de l’importance aux faits divers dans l’élaboration de son œuvre. Morand a affirmé ne pas avoir de bureau pour écrire pendant les années 1920 et n’écrire que sur ses genoux, pendant qu’il voyageait ou dans les pauses étroites entre deux déplacements. Il est alors naturellement conduit à produire des pièces courtes valorisant les régimes de la brièveté, laquelle caractérise selon lui l’identité des temps modernes soumis à l’accélération constante, à la saccade. C’est ainsi qu’il explique en partie son attraction pour le genre de la nouvelle, émanation propice d’une vie fragmentée, liée au déplacement, à la vitesse et à la segmentation des moments, expression même artistique de la modernité des années 1920. De fait entre la nouvelle et l’écriture du fait divers, ces deux formes brèves, les points de recoupements ne manquent pas. Il existe une proximité très forte entre le fait divers et les genres brefs comme le soulignait en particulier Roland Barthes dans son analyse datant du début des années 1960 «- Structure du fait divers 2 - ». Le fait divers et la nouvelle constituent tous deux des îles qui se suffisent à elle-même pour exister, sans qu’il ne soit besoin de les rattacher à une chaîne de causalité ou à un autre ensemble. […] au niveau de la lecture, tout est donné dans un fait divers ; ses circonstances, ses causes, son passé, son issue-; sans durée et sans contexte, il constitue un être immédiat, total, qui ne renvoie, du moins formellement, à rien d’implicite- ; c’est en cela qu’il s’apparente à la nouvelle et au conte, et non plus au roman. C’est son immanence qui définit le fait divers 3 . Barthes remarque ainsi que le fait divers se structure autour de deux termes qui sont liés par une causalité ou un principe de coïncidence, qui donne à leur attelage une électricité particulière. 2 «-Structure du fait divers », Essais critiques, Paris, Points, «-Essais-», 1964, p. 194-204. 3 «-Structure du fait divers-», art. cit., p. 194. 107 Paul Morand et le fait divers Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0009 […] deux termes sont posés, qui appellent fatalement un certain rapport, et c’est la problématique de ce rapport qui va constituer le fait divers […] on peut présumer qu’il n’y a aucun fait divers simple, constitué par une seule notation-: le simple n'est pas notable ; quelles que soient la densité du contenu, sa surprise, son horreur ou sa pauvreté, le fait divers ne commence que là où l’information se dédouble et comporte par là même la certitude d’un rapport 4 […]. Des analyses proches de celle-ci définissent un certain état historique du genre de la nouvelle, telle celle que Florence Goyet 5 consacre à la nouvelle à son apogée, à la fin du XIX e siècle. Une structure antithétique organise la nouvelle, permettant sa brièveté et sa puissance. C’est la relation entre deux termes qui donne sa puissance à la nouvelle, qui lui permet de dégager un effet puissant, instantané dès les premières lignes du texte, que Goyet appelle la «-tension oxymorique 6 -». La nouvelle comme le fait divers sont de grands consommateurs de représentations toutes faites, de types et stéréotypes qui permettent une appréhension rapide du lecteur, qui se trouve frappé en quelques mots, même si le cliché peut être utilisé de façon ironique. Le fait divers se nourrit du sensationnel, de l’inédit, de même que la nouvelle s’ouvre volontiers à des êtres ou à des situations exceptionnels, rendus d’autant plus prodigieux par le cadrage qu’impose le format bref, éléments dont le paroxysme renforce d’autant plus intensément le fonctionnement de la tension antithétique. Pourtant, en dépit de cette dimension extraordinaire, nouvelle et fait divers s’ancrent dans le réel usant d’un chronotope réaliste. Le rapprochement a certes des limites. Et si Florence Goyet consacre quelques lignes à tenter de cerner le genre de la nouvelle à la fin du XIX e siècle en la comparant au fait divers et au feuilleton, qui sont comme elle, portés et publiés dans la presse quotidienne du temps, Pierre Grojnowski, qui note également cette proximité, rappelle aussi les différences que, selon lui, chacun de ces genres introduit. Il remarque avec justesse que la nouvelle rend présente l’existence d’un narrateur, à la différence du fait divers, et surtout, peut être, que le pacte de lecture diffère entre la nouvelle et le fait divers. Ces genres-: ne sont pas soumis au même contrat de lecture […]. Dans le premier cas la nouvelle est investie par l’imaginaire, le lecteur éprouve le plaisir de la fiction, 4 Ibid., p. 196. 5 Goyet, Florence, La Nouvelle 1870-1925 Description d’un genre à son apogée, Paris, PUF, «- PUF écriture- », 1993. Voire notamment «- Nouvelle, fait divers et feuilleton-», p. 82-83. 6 Voir le chapitre «-Structure antithétique-», La Nouvelle 1870-1925,-op. cit., p. 28-47. 108 Catherine Douzou Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0009 alors que dans le second cas elle se leste de réalité-: le lecteur fait l’expérience d’évènements qui pourraient lui advenir 7 . Néanmoins, le talent de Morand trouve à s’exprimer tout particulièrement dans la nouvelle, qui lui permet de tirer parti à la fois des représentations toutes faites, qu’il utilise souvent de façon ironique, mais aussi de cette force du prodige lié au bref, car ses goûts le portent vers une esthétique du contraste et des couleurs violentes. Cette proximité avec le fait divers est telle que de nombreuses nouvelles de Morand pourraient être lues comme des faits divers, même si les données qui les organisent narrativement sont, en fait, le fruit d’une invention ou d’une transformation importante d’éléments tirés du monde réel. Ainsi une des nouvelles de son deuxième recueil, qui a connu un très grand succès, Ouvert la nuit (1922), «-La nuit turque- », raconte une histoire qui pourrait être un véritable fait divers, voire plusieurs, qu’un journal pourrait exploiter- : le narrateur reconnaît à Istambul après la première guerre mondiale une aristocrate russe devenue serveuse de restaurant, l’aide à retrouver son argent caché dans la doublure d’un manteau mis en gage chez un prêteur, ce qui paraît la sauver de son sort-; mais la jeune femme décide, grâce à cette belle somme, d’aller se pendre à Paris dans un palace. On retrouve ici des éléments propres au fait divers notamment les antithèses et les causalités aberrantes dont parle Barthes dans son analyse du fait divers-: la chute de l’aristocrate est saisissante, la somme d’argent retrouvée presque par miracle sert à un suicide et non à revivre… Morand nouvelliste pourrait ainsi illustrer le flou de la frontière entre nouvelle et fait divers, dont Marc Lits a observé l’importance 8 . Il s’en approche pour jouer à produire dans certaines nouvelles un effet «-fait divers-», les installer dans un esprit proche de celui du reportage - qui commence à devenir à la mode chez certains écrivains -, mais aussi il s’en éloigne pour pratiquer le récit bref littéraire et revendiquer l’espace de l’art, l’arrachant au domaine du journalisme. « L’écrivain et l’événement » Morand ne manque pas en effet de soutenir la spécificité de la littérature et ses façons propres de traiter les données du réel. Il s’en explique notamment dans un article intitulé «- L’écrivain et l’événement- » qui englobe la question du fait divers. Écrit pendant l’Occupation et publié dans un recueil 7 Grojnowski, Pierre, Lire la nouvelle, Paris, Dunod, 1993, p. 44. 8 Lits, Marc, « Nouvelle littéraire et nouvelle journalistique », Le français aujourd’hui 2001/ 3 (n° 134), p. 43-52. DOI 10.3917/ lfa.134.0043. 109 Paul Morand et le fait divers Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0009 de chroniques en Suisse en 1942 9 , puis republié en 1992 chez Arléa, cet article peut, certes, être lu à la lueur de la situation de la France occupée, soit comme un retrait de l’écrivain qui refuse en tant que tel de s’engager. Les réflexions de l’écrivain sur la place de l’événement dans la création littéraire éclairent son rapport au fait divers, précisent sa conception de la littérature et de la posture de l’écrivain face à la société, au présent, à l’actualité. Il apparaît que pour Morand les fait divers et les actualités en général concurrencent la création romanesque, ce dont l’écrivain dit se méfier avec humour.- Les faits divers et ce qu’il appelle «- les hasards de l’actualité- »- : «-jouent mille tours au romancier, lui chipant ses sujets, les torturant ou les fanant-; surtout ils lui prennent son public 10 -». Loin d’être une simple coquetterie, cette affirmation montre que bien avant les autres, Morand a souvent eu des perceptions extrêmement justes du développement de la société occidentale au début du XX e siècle. Il est notamment conscient de la mise en place de ce qu’on appelle maintenant la mondialisation, dont il observe les premiers signes dès les années 1920. Il pressent avec force que les nouveaux médias qui se développent, et tout particulièrement en son temps la radio, concurrencent le livre et lui arrachent une partie de son public-: «-Tout écouteur d’onde passionné, tout avide acheteur d’un journal est perdu pour le livre 11 .-» Morand pense que la temporalité de la création littéraire s’oppose au fait divers. Ce dernier est lié à une dimension contemporaine (même si résurgence du passé, celle-ci n’advient que par le fait, l’existence d’un écho), plus encore qu’à une dimension actuelle, il est lié à une forme d’immédiateté, qui précisément, lui donne son caractère frappant et qui nous fait volontiers penser, à sa lecture, que notre monde quotidien familier recèle des étincelles de bizarreries pleines de surprises. Si l’écriture de Morand est soumise à son rythme de vie, pressé et mobile, surtout dans les premières années de sa carrière, s’il entend écrire ce qu’il observe avec un moindre décalage temporel, la littérature selon lui doit se distinguer du reportage en ce qu’elle nécessite une décantation et une élaboration d’une autre nature que celle du reportage. Si le style des nouvelles d’Ouvert et Fermé la nuit (1922, 1923) est syncopé, souvent très proche en apparence de notes télégraphiques, ce serait une illusion de croire qu’il n’y a pas d’élaboration-: les brouillons de Morand suffiraient à en attester, à l’appui des déclarations de l’auteur sur ce sujet. Il a beaucoup insisté au fil de sa carrière sur l’importance qu’il accordait à la forme littéraire et au style. Plus 9 Le recueil de chroniques a été publié sous le titre Propos des 52 semaines, à Genève, Éditions du milieu du monde, 1942. Les références bibliographiques seront données cependant dans la réédition de chez Arléa précédemment citée. 10 «-L’écrivain et l’événement-», Propos des 52 semaines, op. cit., p. 8. 11 Ibid., p. 8. 110 Catherine Douzou Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0009 que le sujet abordé, le travail formel est essentiel-: «-Je suis de plus en plus persuadé qu’en art, la seule forme demeure et que la matière se perd 12 - ». Ce point résume une bonne partie des différences entre le journaliste et l’écrivain-: […] La littérature n’est qu’élaboration, choix, refus-; elle ne résiste au temps que par le style, c’est-à-dire par une transformation plus ou moins lente de la vie en images, en rythmes, en mots 13 . Au-delà de l’élaboration formelle, l’écrivain doit se distinguer du journaliste et du reporter par un recul et un temps propres à décanter l’événement, à l’extraire de l’actualité. Pour cette raison, Morand, en tant que journaliste, préfère recourir à la chronique plutôt qu’au fait divers-: La chronique, c’est l’événement qui commence à se décanter, c’est une cristallisation du fait, c’est le rembourrage de l’actualité, c’est le présent qui se décompose et l’histoire qui se compose 14 . L’événement ne peut entrer en littérature tel quel-; il doit être «-considéré avec du recul 15 - ». Le romancier- «- n’aime travailler que fort avant dans la nuit, quand la vie se décante, quand la maison repose, quand le monde a oublié 16 .-» Grâce au recul, l’écrivain doit dépouiller l’événement «-de sa fraîcheur 17 -» car il a vocation à devenir «-une sorte de symbole fabuleux, de tableau poétique 18 .- » Prenant exemple de La Divine Comédie, il souligne bien qu’il ne s’agit pas pour Dante de faire ou d’alimenter la chronique de la Florence de son temps. Le littéraire dépasse la signification littérale pour donner à l’œuvre «-le sens moral, le sens allégorique, le sens mystique 19 -». L’écrivain ne procède pas d’une écriture journalistique en ce qu’il va plus loin que la saisie du type dans un personnage. Son recul et son imaginaire remanient la représentation en la tirant du côté de l’allégorie, du mythe. Une trop grande prégnance de l’actualité nuit à la création littéraire en s’imposant au détriment de l’imagination du créateur. Homme de terrain, 12 «- Amérique et Américains, confidences de M. Paul Morand (interview de Paul Descaves)-», Les Nouvelles littéraires, n°400, 14 juin 1930, p. 5. 13 Rond-point des Champs-Elysées, p. 146. 14 Propos des 52 semaines, op. cit., p. 13. 15 Ibid., p. 8. 16 Ibid., p. 9. 17 Ibid., p. 8. 18 Id. 19 Id. 111 Paul Morand et le fait divers Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0009 écrivain qui revendique son pragmatisme, une écriture née du réel, du concret de la vie et des sensations, en particulier au début de sa carrière dans les années 1920 où l’observation du monde moderne et de son avènement est une de ses préoccupations majeures, Morand accorde un pouvoir néanmoins magistral à l’imagination et se situe volontiers à la fois dans le catégories des écrivains du réel et de ceux d’invention. À ce dernier titre, le fait divers et l’événement en général suscitent une défiance car ils divertissent l’écrivain, l’arrachent au travail de son imagination propre pour le laisser captif du réel, dans une sorte d’abdication de sa faculté créatrice et d’élaboration personnelle-: Pour l’écrivain d’imagination ces faits sont la plus dangereuse des concurrences-; aucun feuilleton ne saurait égaler la radio avec ses six éditions quotidiennes, sa suite à demain, ses coupures brusques qui laissent pantelants- ; quelle tragédie pourrait surpasser cette scène à l’échelle du monde, cette pièce à cent millions d’acteurs, ces péripéties, ces coups de théâtre, ces hasards providentiels 20 -? C’est au littéraire que le fait divers et le fait en général doivent de prendre leur véritable sens, leur richesse. Car, expose-t-il, précédant les réflexions identiques que Barthes tient sur le sujet 21 , le romancier le resitue dans un ensemble «-décoratif ou scientifique 22 -», le classe «-dans une série 23 -» alors qu’un «-événement isolé ne compte pas, ne peut être classé, n’est pas objet de connaissance 24 -». C’est d’ailleurs précisément dans la logique de la série que Morand écrit ses nouvelles puisqu’elles sont pour la plupart reliées par des points d’unité qui font des recueils, en particulier Ouvert et Fermé la nuit de véritables collections de personnages curieux et emblématiques du monde de l’après-guerre, soit les années folles. L’écrivain a donc besoin de temps et d’oubli pour s’assimiler un fait divers-et quitter la surface bouillonnante de l’écume des jours. Il doit notamment laisser du temps à son propre inconscient de travailler pour investir le fait divers et l’ensemencer-: Il lui faut attendre, lui aussi, une sorte d’amnésie qui permettra à son inconscient de vivre. Hors de cela, il n’y a que du bruit. Les faits, pour lui, sont du bruit 25 . 20 «-L’écrivain et l’événement-», Propos des 52 semaines, op. cit., p. 7. 21 Voir «-Structure du fait divers-», art. cit. 22 Op. cit., p. 9. 23 Id. 24 Ibid., p. 8. 25 Ibid., p. 9. 112 Catherine Douzou Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0009 Le décalage temporel permet à des faits de prendre des sens nouveaux, des siècles après avoir eu lieu, d’avoir une force en dehors d’un contexte actuel qui les bride, les restreint, voire les rend opaques. La position de Morand ôte ainsi toute dimension littéraire au reportage sur le vif. Paradoxalement, cet écrivain perçu comme un observateur du monde contemporain des années 1920, définit l’écrivain comme un être qui doit s’abstraire du présent, et n’avoir à ce titre aucune ambition sociale ou politique-: Dans la mesure où un écrivain déteste le présent, il n’est ni social, ni politique. Il ressemble au mystique par son indifférence de l’immédiat. Plus il est poète, plus il apparaît comme un extraterritorial effarant. Il regarde avec horreur tout ce qui n’est pas susceptible de devenir fable ou mythe 26 . Journalistes et écrivains ne visent donc pas les mêmes vérités, ni n’adoptent les mêmes voies d’accès pour un même sommet, lorsque sommet commun il y aurait. Le Bazar de la Charité : du fait divers à la longue nouvelle La méfiance de Morand face à l’actualité est si marquée qu’on s’étonne de trouver une nouvelle dans laquelle le fait divers s’affiche, loin d’être fondu et remanié dans la fiction. Une nouvelle écrite en 1941 et dédiée à son défunt ami Maurice Ravel, exhibe sa référence dès le titre- : Le Bazar de la Charité. De fait Morand reprend un fait divers connu sous le nom de l’incendie du Bazar de la Charité. Il désigne l’incendie qui ravagea la vente annuelle organisée par l’œuvre du Bazar de la Charité, le 4 mai 1897. La catastrophe fit cent quarante-trois victimes, pour la plupart des femmes de la meilleure société et défraya les chroniques française et européenne. Morand l’intègre à une intrigue amoureuse adultère se déroulant dans la haute société du temps. La jeune et belle comtesse du Ferrus trompe un mari, aimant, mais plus âgé qu’elle et absorbé par ses passions, dont celle récente pour la photographie, avec un jeune galant du beau monde, Clovis de Saxifront. Le 4 mai 1897, pendant que son mari s’adonne à son dernier engouement, la comtesse va rejoindre Clovis de Saxifront en prétextant se rendre au Bazar de la Charité. Sollicité par son amant, endetté au jeu, la comtesse lui abandonne son collier de perles pour l’aider à surmonter ses ennuis financiers et celui-ci part aussitôt l’engager au Bazar où, pris dans l’incendie, il trouve la mort en dépit de sa fuite. Le mari apprenant l’incendie se précipite sur les lieux et, retrouvant le bijou à la morgue, pense que sa femme est morte. 26 Id. 113 Paul Morand et le fait divers Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0009 La nouvelle s’achève, lorsqu’il rentre chez lui, défait, en plein désespoir-; il retrouve sa femme en train de lire tranquillement dans son lit, dans l’ignorance totale de ce qui vient de se passer, mais qui reconnaît le collier que son mari hagard tient à la main. Cet événement retentissant de l’incendie est un fait divers avéré, dans le sens où on y retrouverait facilement toutes les caractéristiques définissant celui-ci. La catastrophe, qui n’avait pas de réel impact politique, ni sociétal, ni historique et donc qui ne s’intégrait dans aucune des grandes séries, a été très largement couvert par la presse au moment où il s’est produit au point de marquer l’imaginaire collectif du temps. Outre les articles dans les quotidiens les plus lus, qui relatent l’événement, de nombreuses publications de presse illustrent l’événement de façon saisissante, montrant des victimes, surtout des femmes et des petites filles, tentant d’échapper aux flammes ou déjà écroulées au sol-: L’Écho de Paris, Le Petit Journal, Le Petit Parisien, Le Progrès illustré, L’Illustration, L’Œil de la police… De façon plus moderne pour l’époque, certains journaux comme Le Salut public, Le Détour publient des photographies des lieux, des victimes les plus célèbres comme la duchesse d’Alençon sœur de la célèbre Sissi, des sauveteurs, de la morgue où les victimes sont exposées pour identification. Marquant l’imaginaire populaire il engendre même des chansons tel Les Martyrs de la Charité 27 (anonyme). Récit qui ne renvoie qu’à lui-même, il multiplie les couples de forces antithétiques lui donnant sa puissance. L’imaginaire ne peut qu’être frappé par cette vente de charité transformée en brasier funèbre, par le destin de cette excellente société de privilégiés promis à un sort atroce, et de nombreux autres éléments sont propres à percuter l’esprit du public. L’écriture de Morand montre que si celui-ci retient le fait divers de sorte à être identifié, il le remanie pour le tirer du côté de la nouvelle et de ce qu’il conçoit être la littérature. La première réflexion sur cet éloignement du fait divers attire l’attention sur le point que la nouvelle enlève toute immédiateté à l’événement et à sa restitution. L’utilisation que Morand fait de ce fait divers, qui l’a touché personnellement, montre d’abord qu’elle s’accompagne d’une prise de recul, puisqu’il n’écrit pas la nouvelle dans la contemporanéité du fait divers, dans l’immédiateté de l’événement, dans son actualité. Le décalage temporel est important puisqu’il la publie en 1944 sous forme de plaquette destinée au Club des Bibliophiles par les soins de l’imprimeur genevois Kundig, alors qu’il a eu lieu en 1897. Le public auquel il s’adresse n’est plus celui contemporain de l’événement, ce qui change le contrat de lecture de façon importante. 27 Conservée et exposée au Musée Carnavalet le musée de la ville de Paris. 114 Catherine Douzou Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0009 Écrite dans un après-coup conséquent et non sous la pression de l’actualité, la nouvelle change le travail formel, qui n’est pas journalistique ici mais qui se veut littéraire et qui donne plus de place au style qu’à la recherche d’une vitesse de publication, qu’à un caractère saisissant. La description de l’incendie est un véritable morceau de bravoure où Morand montre sa maîtrise d’une plume habile à rendre la vigueur destructrice du feu et la violence de la panique dans la foule présente au Bazar. Le velum tendu au-dessus du Bazar se gonfla d’air chaud comme une montgolfière, fit craquer ses cordages, tendit une vaste bannière mouchetée de jaune, puis de roux, enfin de noir, qui se perfora, avant de se déchirer 28 . La référence à la réalité de l’événement passé ne manquent pas. D’abord, Morand éprouve le besoin d’inscrire le texte dans une certaine véridicité, et, qui plus est, une réalité autobiographique. En effet, l’incendie s’est déroulé non loin du domicile familial de Morand, qui avait alors 9 ans et qui fut témoin de l’affolement suscité : Sortant de l’école, je me trouvai ce jour-là, à cet endroit précis, accompagné de ma grand-mère et rentrant chez elle, au 23 de la rue Marignan. (note de l’auteur) 29 . Cette note qui rappelle sa présence pourrait tirer la nouvelle du côté du fait divers. Elle inscrit la fiction dans le monde réel, place l’énonciation dans une posture proche d’une réactualisation de l’événement tout en lui donnant une dimension testimoniale que l’on peut trouver dans celle du fait divers-: celui-ci peut être rendu d’autant plus sensationnel qu’il est l’objet d’un spectacle, s’il est vu par une personne qui sert de figure projective au lecteur, et qui lui fait penser avec trouble que l’événement pourrait se produire près de chez lui, faire irruption dans sa propre vie. Cette note justifie peut-être aux yeux de Morand son propre recours à un fait divers sensationnel qui a provoqué une forte émotion chez l’enfant qu’il a été, au point d’en marquer pour toujours la mémoire. On ne peut que constater l’extrême fidélité de Morand à la véracité des détails donnés sur le déroulement de cette catastrophe. Comme toujours il accorde une grande importance à la documentation. Au-delà des témoignages directs, des récits entendus dans son enfance, il a lu la presse et les rapports officiels. Tous les événements liés à l’incendie sont strictement 28 Le Bazar de la Charité, Nouvelles complètes, édition établie et annotée par Michel Collomb, T. II, Paris, Gallimard, «-Bibliothèque de la Pléiade-», p. 749. 29 Ibid., p. 755. 115 Paul Morand et le fait divers Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0009 respectés-: le déroulement même de l’incendie déclenché par un cinématographe, l’intervention des sauveteurs, le nom du préfet Lépine, les lieux où les victimes sont soignées ou exposées… Si Morand réutilise des éléments qui ont été traités par les articles de l’époque rapportant le fait divers, sa perspective diffère de celle des journaux car il s’en sert pour élaborer des personnages et structurer son univers fictionnel de façon à lui donner toute son ironie tragique. En effet, parmi les événements retenus par la presse, la nouvelle se nourrit notamment des reproches faits aux hommes présents dans le Bazar et à leur comportement-: seuls 5 hommes y périrent contre 115 femmes, alors qu’il y en avait environ 200 présents au moment où l’incendie se déclara. Une journaliste féministe Séverine fait la une de L’Écho de Paris du 14 mai 1897 en titrant un article «-Qu’ont fait les hommes-? -»-; de même elle écrit dans Le Journal à propos de la fuite égoïste des hommes présents lors de la catastrophe, qui eux ne portaient ni corsets ni mousseline ni lourdes robes. Il reprend donc l’opposition, scandaleuse en son temps, entre les comportements héroïques des uns, les sauveteurs, et honteux des autres, de la meilleure société, ceux qui n’avaient songé qu’à fuir le brasier pour s’en échapper, nommés par la presse les «-chevaliers de la Pétoche-», les «-marquis de l’Escampette 30 - ». Cependant il concentre ces données pour développer les personnages principaux de la nouvelle. Ainsi, il donne au personnage de l’amant, le viveur mondain Clovis de Saxifrage, les comportements de la lâcheté et de l‘abjection morale d’un homme qui ne songe qu’à sauver sa vie au lieu d’aider les femmes et les enfants à s’échapper-: Alors il ne se posséda plus, et dans la fumée il cogna sur des douairières, piétina des jeunes femmes, renversa des petites filles d’un orphelinat qui se tenaient embrassées et chantaient des cantiques 31 . Clovis de Saxifront continuait à frapper, ivre de terreur et de lâcheté. Au feu avait fondu tout son vernis d’homme du monde démissionnaire, de faux sportman, de bretteur avantageux 32 . Qui plus est, le portrait de Clovis de Saxifrage est aussi rapproché de Robert de Montesquiou, accusé par des journaux de l’époque qui ont fait courir la rumeur de sa lâcheté, l’accusant de s’être frayé un passage en frappant les femmes et les enfants avec sa canne au point qu’il dût se battre en duel avec Henri de Régnier pour laver son honneur, alors qu’il n’avait pas assisté 30 https: / / actu.fr/ societe/ eure-et-loir-lincroyable-histoire-du-gisant-de-la-duchesse-dalencon, site consulté le 1 er septembre 2018. 31 Ibid., p. 751. 32 Ibid., p. 752. 116 Catherine Douzou Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0009 à cet événement. Certains détails physiques repris par Morand pour décrire Clovis de Saxifront suggèrent ce modèle- : tel son «- crâne élégant et étroit de lévrier dégénéré-» qui comme le rappelle avec justesse Michel Collomb 33 évoque le portrait de Montesquiou peint par Boldini dans un tableau célèbre qui date de 1897 précisément. L’insistance sur la lâcheté de l’amant trouve à faire un pendant pitoyable au courage du mari Sigismond du Ferrus qui pour sauver sa femme qu’il croit être dans le brasier n’hésite pas à y entrer pour la sauver. Ce faisant, Morand accroît les structures d’opposition qui renforcent l’ironie tragique de la nouvelle dont la chute est l’ultime expression. Non seulement le fait divers est traité de sorte à entrer en écho avec l’histoire d’adultère qui structure l’anecdote de la nouvelle, mais Morand l’amalgame à son univers. Reprenant des thèmes récurrents dans son œuvre, il souligne à quel point le monde policé recèle de puissances animales et instinctuelles, thème qu’il reprend par exemple dans Hécate et ses chiens. Le récit de l’incendie montre que le vernis de la civilisation craque sous le danger de mort et que certains hommes de l’élite sociale du temps sont prêts à écraser femmes et enfants pour échapper aux flammes. Outre un bûcher des vanités littéral, le fait divers devient révélateur de la fin d’un monde. La nouvelle publiée de façon indépendante dans un premier temps s’intègre finalement à un recueil intitulé Fin de siècle. Et dans un effet spéculaire, l’amant pitoyable Clovis de Saxifront rédige des chroniques dans un journal intitulé Fin de siècle, pour lequel il a écrit, sans y être encore allé, un article racontant la réussite de la vente mondaine et charitable du Bazar où il trouve la mort quelques heures plus tard… Nouveau coup de canif morandien à la presse d’actualité-! Enfin, conformément à une des thématiques de son recueil Fin de siècle, Morand retravaille ce fait divers pour en faire une des allégories de la fin d’un monde, celui de l’Europe toute puissante de la belle époque, que la guerre de 14-18 va balayer. L’incendie éclate à cause de la bobine d’un film et la naissance du cinématographe, qui a été inventé deux ans auparavant par les frères Lumière, et qui vient ici annoncer la naissance d’un nouveau siècle, d’une nouvelle ère, y compris sur le plan artistique. Le mari trompé, le comte du Ferrus est d’ailleurs lui-même un photographe tellement occupé par cet art qu’il ne voit pas l’adultère de sa femme. Plus qu’un échantillon de la bonne société, le fait divers est traité de sorte à montrer que c’est bien un monde qui s’engloutit, une société de la technique qui permet la reproductibilité des objets, à la différence du collier de perle de la comtesse, qui reste une œuvre unique. De fait les mutations sociales et les fins de monde ont toujours fasciné Morand. Déplacer l’écriture et la publication du fait divers dans le temps engage enfin une lecture beaucoup plus complexe du fait divers en ce qu’il est en 1941 un écho de la France d’après la défaite, qui 33 Ibid., p. 1107. 117 Paul Morand et le fait divers Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0009 sonne aux yeux de Morand et à ceux de nombreux contemporains comme la fin d’une certaine Europe et d’une certaine France. Ainsi le traitement morandien du fait divers évite toute recherche du sensationnalisme et déroute le jaillissement de l’émotion comme une réception immédiate de l’événement, ouverte aux scandales, aux polémiques, aux lectures à clé. L’événement subit une décantation liée au temps qui permet à l’imaginaire propre de l’écrivain de s’en emparer, de se l’approprier, de l’intégrer à sa lecture du monde et à son œuvre en lui donnant une force mythique. Le fait divers qui échappe aux séries sociales, politiques, historiques se trouve réintégré dans une sérialité d’un autre type, d’ordre romanesque et imaginaire. Dans ce traitement du fait divers et sa position face à l’actualité, Morand appartient à une famille et à une génération d’écrivains (on pourrait en citer d’autre tel Jacques Audiberti) pour qui le fait divers en tant que tel n’a pas sa place en littérature. On voit ici à quel point la littérature contemporaine développe sa spécificité, en ce que précisément le rapport au fait divers se modifie considérablement par rapport à cette position que Morand incarne si bien. L’articulation du discours littéraire au réel comme aux autres discours, y compris celui journalistique du fait divers a changé notablement. Des pans importants de la littérature contemporaine illustrés par Emmanuel Carrère notamment s’inscrivent dans un héritage qui est celui de certains romanciers réalistes tel le Truman Capote de De sang froid où l’écrivain travaille entre fiction et discours non fictif, revendiquant un nouveau journalisme, où la frontière entre littérature et journalisme se trouve donc redéfinie.
