Oeuvres et Critiques
oec
0338-1900
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Narr Verlag Tübingen
10.2357/OeC-2019-0010
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Du fait divers à la nouvelle: une proximité formelle et narrative
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2019
Marc Lits
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Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0010 Du fait divers à la nouvelle : une proximité formelle et narrative Marc Lits Université catholique de Louvain / ORM Le fait divers a toujours été une source d’inspiration pour les romanciers, mais on oublie parfois que sa brièveté, à l’exception notable de grands feuilletons criminels comme l’affaire Grégory Villemin en France ou l’affaire Dutroux en Belgique, est un de ses traits constitutifs. La majorité des articles de fait divers est composée de brèves, d’articles factuels très courts. Cette dimension formelle ramassée établit une première similitude avec le genre de la nouvelle, ce que Félix Fénéon a démontré de manière quasiment extrême dans ses Nouvelles en trois lignes 1 . Mais au-delà de cette proximité formelle existent aussi des structures narratives communes réciproques. J. M. G. Le Clézio l’a bien compris en donnant comme titre d’ensemble à un de ses recueils de nouvelles, La ronde et autres faits divers 2 , reprenant ainsi l’intitulé de la première nouvelle du livre accompagné de cette référence au genre journalistique. Et cela alors qu’il n’y évoque aucun fait divers ayant réellement eu lieu (ou du moins auquel il ne fait aucun écho explicite) mais bien à un événement de l’infra-ordinaire (selon la formule de Georges Perec 3 ) qui pourrait avoir eu lieu. Mais en sens inverse, de nombreux nouvellistes puisent dans la rubrique des faits divers leur inspiration, parfois de manière libre, parfois sur commande de journaux, qui veulent jouer sur cette proximité. Ce fut longtemps le cas de Libération, un quotidien qui a revisité le genre du fait divers pour le sortir de sa dimension événementielle et le transformer en symptôme de faits de société, tout en privilégiant aussi une forme d’écriture très recherchée. Textes littéraires et articles de presse utilisent les mêmes mots de la langue, respectent les mêmes règles syntaxiques et s’organisent, peut-être, selon des structures discursives assez semblables. D’ailleurs, les méthodes traditionnelles d’analyse du texte, conçues essentiellement pour comprendre le fonctionnement des textes littéraires, peuvent être utilisées pour d’autres corpus, plus récemment pris en compte par les chercheurs universitaires- : 1 Fénéon, Félix. Nouvelles en trois lignes, Paris, Mercure de France, «- Le petit Mercure-», 2015. 2 Le Clézio, J. M. G. La ronde et autres faits divers, Paris, Gallimard, 1982. 3 Perec, Georges. L’infra-ordinaire, Paris, Éd. du Seuil, 1989. 120 Marc Lits Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0010 textes utilitaires comme les recettes de cuisine, mythes anciens, articles scientifiques, articles de presse. Cette hétérogénéité des textes analysés pose deux questions préliminaires. Des méthodes construites au départ de l’analyse des récits littéraires peuvent-elles être exportées impunément vers tout type de texte-? Ne risque-t-on pas de dénaturer la spécificité du texte littéraire, et de raboter toutes les différences au sein d’une catégorie textuelle qui engloberait indifféremment toute production écrite-? La confrontation entre des nouvelles et des faits divers, pris ici de manière emblématique des rapports entre littérature et journalisme, entre deux pratiques scripturales à la fois semblables et différenciées, permet de dégager ces proximités et ces divergences. Nouvelliste, donc journaliste ? La nouvelle, selon le Trésor de la langue française, est une «-annonce d’un événement, généralement récent, à une personne qui n’en a pas encore connaissance- ; événement dont on prend connaissance 4 - ». D’emblée, la notion de transmission d’une information est donc présente, l’idée qu’un événement a eu lieu en dehors du regard d’un des partenaires intéressés, lequel ne l’apprend que par recension différée. C’est bien là l’origine de la presse, de ces «-nouvelles à la main-» précisément (terme mentionné comme “vieux” par le TLF-: «-Vx. Nouvelles à la main. Nouvelles manuscrites, souvent satiriques, qui étaient distribuées avant la généralisation des journaux-; p. ext., anecdotes souvent scandaleuses paraissant dans les journaux-»). Cette presse imprimée, grâce à ses moyens techniques, pourra bientôt rassembler en quelques feuillets le récit de plusieurs événements, justifiant peut-être ainsi le passage du terme “nouvelle” du singulier au pluriel. Mais dans le même temps que les nouvelles rassemblent «- tout ce que l’on apprend, sur les sujets les plus variés, par la presse, la radio, la télévision, la rumeur publique-» (toujours selon le TLF qui semble privilégier ici les définitions en extension), le terme recouvre un autre champ, issu de la littérature, où il désigne un genre littéraire- : «- LITT. Œuvre littéraire, proche du roman, qui s'en distingue généralement par la brièveté, le petit nombre de personnages, la concentration et l'intensité de l'action, le caractère insolite des événements contés 5 .-» 4 Trésor de la langue française. Dictionnaire de la langue française du XIX e et du XX e- siècle, consulté en ligne-: -http: / / stella.atilf.fr/ Dendien/ scripts/ tlfiv5/ affart. exe? 19; s=66900015; ? b=0; . 5 Ibid. 121 Du fait divers à la nouvelle Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0010 Les termes de réalisme ou de vraisemblable accompagnent généralement ces tentatives de définition, du moins en ce qui concerne le domaine classique, du XIX e siècle français entre autres, qui nous servira plus particulièrement de modèle de référence ici. Ce rapprochement entre les deux acceptions du terme est encore accentué par la confusion qui s’opère entre les diverses définitions du substantif «-nouvelliste-». C’est tantôt la «-personne qui s’attache à recueillir et à répandre des nouvelles-», donc plus particulièrement un «-journaliste-», mais c’est aussi un écrivain, «-auteur de nouvelles 6 -». On sait d’ailleurs combien une même personne pouvait assez aisément endosser chacune de ces défroques, selon qu’elle courait les salons parisiens, gagnait sa vie en tirant à la ligne dans les gazettes ou rédigeait des contes pour diverses revues littéraires. Celui qui est considéré comme l’inventeur du roman policier en France, Emile Gaboriau, était à la fois un chroniqueur judiciaire et un feuilletoniste à succès, publiant L’affaire Lerouge dans le quotidien Le Pays en 1865, en s’inspirant d’un fait divers réel. Il n’est donc guère surprenant de voir Jude Stefan affirmer que la nouvelle est de l’ordre du vrai, mais inouï, révélateur, inédit, neuf - d’où son nom, qui la rapproche de la nouvelle du jour-: X est mort, c’est la guerre. A et B se marient. «-Deux amis se quittent. Un corbillard qui passe. Une jeune amoureuse qui se met nue. Telle est la nouvelle.- » Quelque chose de surprenant et de problématique, c’est-à-dire qui met en relation les valeurs contradictoires de la vie et de la mort en ce qu’elles se dénient mutuellement 7 . La question du vrai est bien au cœur de la nouvelle, en quelque sens qu’on accepte le terme. Ce n’est donc pas un hasard si les différents théoriciens qui se penchent sur ce genre littéraire prennent en compte ce paramètre définitoire, au même titre que celui de la longueur, de l’unité d’action ou des rapports actantiels. Daniel Grojnowski retient finalement deux traits pour caractériser la nouvelle- : brièveté et vérité 8 . Bien sûr, le fait que nombre de nouvelles aient connu une première parution dans des organes de presse contribue à favoriser l’analyse des rapports entre fiction et réel, à rechercher des influences génétiques dans l’écriture journalistique, à rapprocher les types présentés dans l’un et l’autre univers. 6 TLF,-http: / / stella.atilf.fr/ Dendien/ scripts/ tlfiv5/ affart.exe? 19; s=3659910960; ? b=0; 7 Stefan, Jude. «-Hardy et la nouvelle-», Nouvelle revue française, n°-329, 1 er juin 1980, p. 85. 8 Grojnowski, Daniel. Lire la nouvelle, Paris, Dunod, «- Lettres supérieures- », 1993, p. 16. 122 Marc Lits Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0010 Nouvelle et fait divers : des frères ennemis ? Dès lors, quand Florence Goyet veut définir la nouvelle littéraire, elle va démontrer que sa simplicité apparente n’est atteinte que par un luxe de moyens stylistiques, permettant de saisir quelques personnages dans une action réduite, mais saisie au paroxysme, dans une structure oxymorique dont l’auteur nous propose la pointe extrême. Ce sont là, pour elle, les traits constituants de la nouvelle, qui la distinguent d’autres genres littéraires, tout en la fondant comme objet esthétique. Mais elle doit bien reconnaître que le fait divers répond exactement aux mêmes règles. Comme la nouvelle, le fait divers présente des éléments narratifs portés à leur paroxysme-: dans le fait divers, il s’agit toujours d’événements qui transgressent la nature ou l’ordre normal du monde. Comme la nouvelle, il présente presque infailliblement une tension antithétique, sous la forme particulièrement claire du paradoxe 9 . Elle se réfère ainsi à l’ouvrage fondamental de G. Auclair sur le fait divers, elle pourrait tout autant s’appuyer sur l’article de Barthes montrant comment le fait divers repose sur des causalités troublées ou déviées, entraînant ainsi l’effet de surprise 10 . Les acteurs, ajoute-t-elle, sont aussi réduits à des traits minimaux, et les descriptions ancrent le propos dans la vie courante. Tout dès lors rassemble les deux versions de la nouvelle, la littéraire et la journalistique. Ce qui semble inacceptable pour notre critique. Ne parvenant pas à les séparer selon des critères rigoureux, elle choisit dès lors le détour par le roman-feuilleton. Ce genre pratique également la tension oxymorique et l’hypotypose, pour favoriser l’accès à la lecture en s’appuyant sur des formules et des personnages préexistants, comme il le facilite matériellement en se vendant dans des lieux non spécifiques, familiers aux lecteurs […]. C’est le déjà connu qui est valorisé, pas la nouveauté 11 . Pour notre critique, il devient ainsi «-évident que la nouvelle n’est pas en tant que telle de la littérature populaire 12 -», puisque, «- si elle recourt ainsi sans vergogne à des facilités que connaissent le feuilleton ou le fait divers, 9 Goyet, Florence. La nouvelle. 1870-1925, Paris, P.U.F., «-Écriture-», 1993, p. 82. 10 Auclair, Georges. Le mana quotidien. Structures et fonctions de la chronique des faits divers, Paris, Anthropos, 2 e -éd., 1982-; Barthes, Roland. «-Structure du fait divers-», art. cit. 11 Goyet, Florence, op. cit., p. 83. 12 Ibid. 123 Du fait divers à la nouvelle Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0010 c’est bien afin d’accélérer l’entrée du lecteur dans la fiction 13 - ». Le détour par le feuilleton est aussi curieux que chargé de connotations idéologiques. Qui décidera de la frontière entre la bonne et la mauvaise hypotypose qui semblerait séparer ces deux genres-? Cette pratique n’a-t-elle pas également pour objectif de faire entrer le lecteur de feuilletons dans la fiction-? Feuilletons et faits divers relèveraient finalement du même ordre, pour F. Goyet, en opposition au paradigme de la nouvelle, indépendamment de leur rapport à la fictionnalité-? L’objectif prioritaire du critique consiste en fait à rattacher la nouvelle au domaine de la (bonne) littérature, ce qui l’oblige à ignorer le trait fictionnel comme élément discriminant dans sa typologie. Daniel Grojnowski montre bien, pour sa part, que nouvelle et fait divers ne sont pas soumis au même contrat de lecture […]. Dans le premier cas la nouvelle est investie par l’imaginaire, le lecteur éprouve le plaisir de la fiction, alors que dans le second cas elle se leste de réalité-: le lecteur fait l’expérience d’événements qui pourraient lui advenir 14 . Mais aussitôt a-t-il énoncé ce qui distingue ces deux objets qu’il s’ingénie (à juste titre, là n’est pas la question) à les rapprocher. Sujets communs, espace limité, figures de l’antithèse ou du paradoxe, effet stylistique parfois, comme dans les célèbres Nouvelles en trois lignes de Fénéon. C’est au départ de cet exemple que Grojnowski montre l’aspect esthétique du fait divers, en lui déniant cependant l’accès au domaine littéraire, dans la mesure où ce dernier suppose «-l’expansion d’un noyau narratif 15 -» ainsi qu’un travail de l’écrivain qui transparaît, entre autres, «-par la présence manifeste d’un narrateur 16 -». On aurait beau jeu de reproduire des faits divers qui présentent des confrontations de points de vue dans une dynamique polyphonique orchestrée par un journaliste-narrateur omniscient, et, a contrario, de dénoncer le choix de Fénéon, dans la mesure où ce jeu d’écriture n’est guère représentatif du genre fait diversier. Mais notre propos ne réside pas dans la reconnaissance littéraire du fait divers. Il appartient en propre au journalisme, lequel relève sans doute d’autres catégories que la littérature. Cependant, une fois cette frontière établie, il est important d’observer combien elle est perméable, et à tout prendre peu pertinente si on la fonde sur le seul jeu d’opposition entre réel et fiction. 13 Ibid., p. 84. 14 Grojnowski, Daniel, op. cit., p. 44. 15 Ibid., p. 55. 16 Ibid., p. 56. 124 Marc Lits Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0010 Fait divers et nouvelle : des figures en miroir Grojnowski avance que «- la parenté entre les faits divers et la nouvelle littéraire est rarement interrogée, tant est infranchissable la frontière entre l’écrit utilitaire et l’écrit esthétique 17 - ». C’est pourtant cette frontière qui est transgressée en permanence, dans le chef des créateurs, mais peut-être aussi dans l’acte de réception des lecteurs de nouvelles et de faits divers. Maupassant ne présentait-il pas Un drame vrai comme «- une histoire, arrivée, paraît-il, et qui semble inventée par quelque romancier populaire ou quelque dramatique en délire 18 -». Il justifiait ainsi l’invraisemblance de son récit, qui imite «- servilement MM. de Montépin et du Boisgobey- », par la véracité de “faits” qu’il rapporte. «-Un roman fait avec une donnée pareille, concluait-il, laisserait tous les lecteurs incrédules, et révolterait tous les vrais artistes 19 -». Créateurs et lecteurs sont ici, à nouveau, rassemblés dans l’évocation prémonitoire de ce que l’on pourrait nommer aujourd’hui l’horizon d’attente de la nouvelle réaliste. Un coup de théâtre surprenant, certes, mais dans les limites du vraisemblable. Est-ce le besoin du vraisemblable qui amène aussi Stendhal à croire à l’authenticité des chroniques romaines qu’il veut traduire-? Il veut en tout cas les restituer fidèlement, puisqu’il évoque un premier titre «-Historiettes romaines fidèlement traduites des récits écrits par les contemporains (1400 à 1650)-», avant qu’elles ne paraissent sous leur titre définitif de Chroniques italiennes. Et l’on sait combien Stendhal était amateur de faits divers, lui qui puisa dans la Gazette des tribunaux de décembre 1827 l’argument de son roman Le rouge et le noir, de la même manière qu’un autre fait divers inspira Un cœur simple de Flaubert. Si les thématiques sont semblables, si paradoxe et paroxysme constituent le fondement de ces deux objets, comment alors les distinguer, quand les écrivains veulent faire oublier l’appartenance de leur texte au domaine littéraire, tandis que les journalistes sont, eux, tentés par la chose littéraire-? Bien sûr, une classification sociologique des modes de consommation de ces deux types de récits permet de les distinguer selon leur mode de production, de diffusion et de consommation. Mais ce serait régler le problème en biaisant l’angle d’approche, sans guère tenir compte de l’objet textuel même. En fait, la délimitation ne s’opère pas dans un jeu d’opposition, mais de complémentarité. Un double mouvement s’opère sous nos yeux, de deux productions qui se trouvent à égale distance du “réel”, mais chacune de son 17 Ibid., p. 54. 18 de Maupassant, Guy. «-Un drame vrai-», dans Contes et nouvelles. 1884-1890, Paris, Robert Laffont, «-Bouquins-», 1988, t.-1, p. 397. 19 Ibid. 125 Du fait divers à la nouvelle Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0010 côté du miroir. Le réel (en tout cas la perception mentale que l’on en a si l’on s’accorde à reconnaître qu’il n’y a de réel que saisi par le langage) formerait donc cette frontière autour de laquelle se situent nouvelle et fait divers, à égale distance, dans leur camp respectif. Chacun, à la manière d’Alice au pays des merveilles, veut passer de l’autre côté du miroir. L’écrivain nouvelliste veut donner l’illusion du vrai, jouer “l’effet de réel” pour accroître l’authenticité de son texte et séduire davantage son lecteur, allant jusqu’à intituler ses nouvelles des “faits divers” à l’instar de Le Clézio dans La ronde et autres faits divers. Le journaliste nouvelliste, pour sa part, utilise la carte du vraisemblable pour asseoir la vérité de ses informations en recourant aux types et stéréotypes. La nouvelle voudrait fonder le vraisemblable en vrai dans le même temps que le fait divers fonde la vérité de son discours en recourant aux procédés du vraisemblable. Puisque, comme l’avait remarqué Boileau, «- le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable 20 - », et particulièrement dans les faits divers retenus précisément par les journalistes pour leur caractère hors norme, ceux-ci recourront à des procédés de vraisemblabilisation pour faire accepter la véracité de leurs informations. Resterait, bien sûr, à développer les notions de réel et de vraisemblable qui demanderaient à être autrement fondées. À comprendre aussi pourquoi c’est la rubrique des faits divers qui est sans cesse rapprochée du fait littéraire, plutôt que les autres lieux du journal. Parce qu’elle est essentiellement lieu d’investissement, affirmation du pulsionnel- ? Cela la rapprocherait à nouveau de la consommation littéraire du texte, ce qui nous renvoie à la confusion des genres. Il faudrait dès lors étudier comment la relation que le lecteur de nouvelles établit avec les personnages qu’il y découvre peut être homologue à la relation instituée entre le lecteur de fait divers et les personnes réelles qu’il rencontre dans ces récits de papier (journal). Mais aussi comment la mise en scène des héros de faits divers est conditionnée par les modèles et stéréotypes littéraires. Nous en revenons ainsi, par le biais de l’analyse du personnage, à cette ancienne confusion entre fiction et réel que nous avons tenté de clarifier. Une analyse plus approfondie des mécanismes de vraisemblabilisation, menée conjointement sur la nouvelle et le fait divers, pour autant que chacun des genres soit restitué à son ancrage d’origine, pourra sans doute y contribuer. C’est ce qu’évoque (et tente) Gérard Genette quand il souhaite «-une vaste enquête à travers des pratiques comme l’Histoire, la biographie, le journal intime, le récit de presse, le rapport de police, la narratio judiciaire, le potin quotidien, et autres formes de ce que Mallarmé appelait l’“universel reportage”-», pour «-examiner les raisons que pourraient avoir le récit factuel et le récit fictionnel de se comporter diffé- 20 Citation que reprend Maupassant en exergue de sa nouvelle Un drame vrai. 126 Marc Lits Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0010 remment à l’égard de l’histoire qu’ils “rapportent”, du seul fait que cette histoire est dans un cas (censée être) “véritable” et dans l’autre fictive 21 -». Nouvelles et faits divers tentent donc de se faire passer pour ce qu’ils ne sont pas, en voulant rejoindre la ligne médiane du miroir, voire la traverser, et c’est au lecteur à ne pas céder à l’illusion en gardant la mémoire du lieu d’origine de ces deux types de textes. La frontière n’est donc pas aussi nette que le prétendent les critiques, puisque tous les auteurs tentent de s’y tenir au plus près. Par contre, ce qui doit toujours être perçu, c’est le lieu de l’énonciation. Ce qui importe, ce n’est pas le lieu où le producteur du texte essaye de faire accroire qu’il est, mais le lieu d’origine et d’implantation de son discours. Et là, la sociologie des productions scripturaires peut aider à classifier les objets, pour les restituer à leur champ respectif, inscrit dans le monde réel ou celui de la fiction. Les tentations croisées Mais c’est un travail plus complexe qu’il n’y paraît puisque les écrivains ont régulièrement collaboré avec les journaux, au cours du XX e siècle. Si l’on veut s’en tenir aux nouvellistes, on ne remontera donc pas à François Mauriac, dont le bloc-notes reste un exemple mémorable, mais plutôt à Camus qui joua un rôle important à Alger républicain de 1938 à 1940, dans Combat de 44 à 47 et dans L’Express de 55 à 56. Plus récemment, le cas de Marguerite Duras est le plus souvent cité comme exemple d’écrivain tenté par le journalisme, particulièrement après son article célèbre dans le quotidien Libération du 17 juillet 1985 consacré à l’affaire Villemin. Il est significatif que le titre complet en soit «-Marguerite Duras-: sublime, forcément sublime Christine V.-», avec la mise en avant très nette du nom de l’auteur, ce qui aurait été impensable pour un article de journaliste. L’éditorial de Serge July qui accompagne l’article est très clair à ce sujet, sous le titre «-La transgression de l’écriture-»-: Ce n’est pas un travail de journaliste, d’enquêteur à la recherche de la vérité. Mais celui d’un écrivain en plein travail, fantasmant la réalité en quête d’une vérité qui n’est sans doute pas la vérité, mais une vérité quand même, à savoir celle du texte écrit. Travail d’écrivain, qui était déjà celui de Duras, lorsqu’elle rédigea les chroniques de L’été 80 pour le même quotidien ou les différents articles re- 21 Genette, Gérard. «-Récit fictionnel, récit factuel-», dans Fiction et diction, Paris, Éd. du Seuil, «-Poétique-», 1991, pp.-66-67. 127 Du fait divers à la nouvelle Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0010 pris dans Outside 22 , dont on peut se demander s’ils relèvent, comme textes brefs, de la chronique ou de la nouvelle. Tentation journalistique des écrivains, en même temps que goût affirmé de l’écriture pour les journalistes. L’exemple le plus fascinant en reste le n°- 1813 de Libération, du 19 mars 1987, titré «-60 écrivains vous racontent l’actualité. Le roman d’un jour-», où l’ensemble de l’information est traitée par des écrivains ou des scientifiques. Serge July y dévoile bien cette fascination croisée-: L’actualité est-elle la plus réelle des fictions-? Le regard des écrivains est souvent source de réalité-: mais ce n’est pas celle que le journalisme de quotidien est appelé à traiter, en urgence, à partir d’une information primitivement opaque. […] Cette rédaction exceptionnelle de Libération participe à cette entreprise générale de redéfinition des écritures, des langages et des médias. Hommage des écrivains à la presse quotidienne et réciproquement. Il n’y avait pas, pour nous journalistes de quotidien, de meilleure célébration des hommes du livre que d’offrir notre journal dans sa totalité à cet échange inédit. Que tous ici en soient remerciés. Qui n’a rêvé à une presse enfin écrite, à tous les sens du terme-? Si les écrivains, et les nouvellistes, sont donc tentés de délaisser provisoirement le temps long, mesuré et réfléchi de l’écriture littéraire pour se laisser aller au plaisir de l’écriture rapide et journalistique, les journalistes sont pour leur part séduits par le cheminement inverse. Mais lorsqu’ils publient, ils sont rarement nouvellistes, comme s’ils préféraient délaisser les genres brefs, abondamment présents dans la presse, au profit de l’écriture au long cours. Ils seront donc mémorialistes, tel Franz-Olivier Giesbert chroniquant les années Mitterrand, biographes comme Pierre Assouline ou Jean Lacouture, essayistes à la manière de Jean-François Kahn et François de Closets, voire romanciers excellant dans la saga comme Bertrand Poirot-Delpech ou Maurice Denuzière. Il est difficile de trouver des nouvellistes, peut-être par cette volonté de changer de rythme d’écriture, peut-être aussi parce que l’objectif de reconnaissance symbolique semble mieux atteint à travers un genre plus légitimé comme le roman. Il existe bien sûr des exceptions notoires, comme celle de Dino Buzzati dont on ne sait plus si l’activité principale est celle de nouvelliste ou de journaliste. Mais ces convergences sociologiques et scripturaires une fois relevées, permettent-elles de comparer, voire d’amalgamer le nouvelliste et le journaliste au nom de ces proximités, de ces transversalités et passages croisés de frontières-? 22 Duras, Marguerite. L’été 80, Paris, Éd. de Minuit, 1980-; Outside, Paris, Albin Michel, 1980. Republié chez P.O.L., 1984. 128 Marc Lits Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0010 Identité ou altérité des écritures brèves Le numéro spécial de Libération entièrement rédigé par des écrivains joue manifestement la carte de la proximité stylistique, et les options du rédacteur en chef sont manifestement de type littéraire. Mais il s’agit davantage là d’une exception notable que d’une pratique courante. Le numéro en luimême était exceptionnel, lié à l’ouverture du Salon du livre, et considéré comme un hommage à la littérature. Mais la pratique courante est loin de cet événement. En outre, il s’agit là du choix d’un quotidien, qui n’a jamais été suivi par ses confrères, et qui a même été abandonné lors des refontes successives de la politique éditoriale de Libération. L’arbre ne doit donc pas cacher la forêt. L’écrivain et le journaliste font deux métiers différents, et leur relation se situe moins en termes d’égalité horizontale que de hiérarchie verticale. Quand Duras écrit dans Libération, elle n’effectue pas un travail de journaliste, mais elle propose des chroniques du temps qu’il fait, ou de ses impressions de créateur face au monde contemporain, au sein d’un journal, ce qui ne l’empêche pas d’adopter le style journalistique-: Écrire pour les journaux, c’est écrire tout de suite. Ne pas attendre. Donc, l’écriture doit se ressentir de cette impatience, de cette obligation d’aller vite et en être un peu négligée. Cette idée de négligence de l’écrit ne me déplaît pas 23 . Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si ses papiers sont publiés en été, au moment où l’information cherche un autre rythme, à la fois pour compenser le manque d’événements à relater et pour satisfaire un public plus oisif. Les deux activités semblent donc totalement différenciées. Pour le dire rapidement, l’écrivain qui fait du journalisme reste un écrivain et travaille sa rubrique comme un écrivain, quoi qu’en dise Duras avec une certaine coquetterie. Celui-ci est d’ailleurs très souvent employé par le journal en vertu de son statut institutionnel et symbolique fort, et pour ses qualités d’écriture. Par contre, le journaliste qui se veut écrivain le fait pour acquérir la reconnaissance du monde intellectuel ou accroître sa légitimité institutionnelle et pour satisfaire un désir rentré d’écrivain. Ceci est bien sûr fondé sur une hypothèse interprétative d’ordre sociologique, mais est moins facilement vérifiable sur le plan de l’écriture, puisque cela engage la délicate question de l’évaluation de la qualité littéraire. 23 Duras, Marguerite. Outside, Paris, P.O.L., 1984, p. 5. 129 Du fait divers à la nouvelle Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0010 Opacité littéraire et transparence journalistique On peut néanmoins tenter la comparaison entre l’écriture littéraire de la nouvelle et l’écriture journalistique d’un article, en s’en tenant à trois critères, dans l’ordre de la structure narrative, de la stylistique et du degré d’indécidabilité, afin de découvrir les différences irréductibles qui séparent ces deux genres brefs. L’organisation structurelle d’un fait divers est extrêmement contraignante- : règles de titraille, du “chapeau”, accroche du lecteur, respect de la chronologie tempéré par l’annonce initiale de l’information essentielle, clôture en forme de chute… Ces éléments de composition limitent la capacité d’autonomie créatrice. Les effets de suspense narratif, par exemple, deviennent difficiles à introduire, même si des similitudes avec les caractéristiques de la nouvelle sont à relever. Les deux types de textes accordent une particulière importance à la phase terminale, mais là où l’écrivain peut construire son effet à produire, pour reprendre l’expression de Poe, le journaliste doit trouver d’autres procédés, puisqu’il a dévoilé son effet dès le titre. Il faut cependant remarquer que l’écriture journalistique n’est pas aussi stéréotypée, et que des latitudes sont laissées dans la composition. De même, la nouvelle n’est pas ou plus uniquement déterminée par la brièveté de sa forme et la concentration de l’effet sur le dernier paragraphe. Il s’agit là d’une conception réductrice fondée sur le modèle de la nouvelle réaliste de la fin du XIX e siècle, qui ne s’applique plus toujours aux nouvelles contemporaines. Un autre trait définitoire pourrait résider dans la présence ou l’absence d’un narrateur explicite. Mais la nouvelle ne repose pas toujours sur l’affirmation d’une subjectivité inscrite dans sa rhétorique, de même qu’un article de presse peut prendre un tour qui ne doit rien à l’exposé neutralisé des faits. Des éditoriaux à la critique littéraire en passant par les comptes rendus sportifs, le «-je-» a souvent droit de cité dans les médias. Si la piste structurelle n’apporte pas d’indices décisifs pour justifier la différenciation, l’approche stylistique peut être plus pertinente. Duras rappelait combien le journaliste travaille dans l’urgence, mais il est un autre trait qui définit davantage son écriture, c’est sa dimension communicationnelle. Là où l’écrivain, pour simplifier le propos, peut négliger, voire mépriser, les contraintes extérieures, d’ordre commercial, ou liées aux besoins et capacités supposés d’un public potentiel, le journaliste s’inscrit dans une structure économique fondée sur la rentabilité. Il doit donc d’abord penser au public auquel il s’adresse, avant de satisfaire ses choix stylistiques personnels, et faire œuvre lisible plutôt que scriptible, dans une logique communicationnelle. Ce qui n’empêche pas la mise en récit, dans la mesure où la structure narrative et son habillage stylistique peuvent augmenter la 130 Marc Lits Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0010 compréhension de l’information et la rendre plus agréable à saisir. C’est dans ce sens qu’abondent les manuels de pratique journalistique, quand ils recommandent une écriture imagée, qui recourt volontiers aux figures de style. Mais si la métaphore n’est pas ignorée par les journalistes, son usage est radicalement différent de celui des écrivains. Quand le créateur recourt au trope métaphorique, c’est pour surprendre son lecteur par un agencement nouveau, alors que le journaliste ne peut recourir à ce système coûteux qui demande une trop grande dépense du lecteur en temps et en travail cognitif. Il se gardera de produire ce bruit communicationnel, et préférera à ces figures d’invention les figures d’usage, selon l’expression de Jean Cohen 24 , la métaphore perdant dès lors sa fonction de créativité linguistique et son statut de trope. Celle-ci devient un outil de communication qui exploite le fonds commun des images de la mémoire collective, ce qui n’empêche pas son usage de relever d’une valeur stylistique. On notera ainsi que les journalistes recourent d’abondance à l’hypotypose, particulièrement dans les faits divers, dans une volonté qui doit autant à la clarté communicationnelle qu’au souci de l’écriture. La stylistique permet donc de distinguer deux types de textes, ou plutôt deux types de pratiques sociales, mais sans que la séparation soit nette, des recouvrements de procédés existant toujours. Par contre, si l’on considère le littéraire comme le lieu de l’incertitude, de l’oscillation, dans la lignée des approches liées à l’esthétique et à la sémiotique de la réception, on acceptera que l’écrivain construit un texte qui contient une série de lieux d’indétermination, des blancs, selon W. Iser, favorisant les disjonctions de significations. Ces traits sont constitutifs de l’horizon d’attente du lecteur devant un objet sémiotique qu’il identifiera comme relevant du littéraire. Pour rester dans le corpus de la nouvelle, quand Camus intitule deux de ses recueils L’exil et le royaume ou L’envers et l’endroit, c’est bien pour jouer à la fois sur la valeur disjonctive et conjonctive du mot central. Comme le rappelle P. Cryle, «-la fin des nouvelles [de Camus] est souvent d’une ambiguïté qui manifeste, avant toute chose, le désir de ne rien exclure 25 - ». Ce qu’il identifie plus loin, en s’associant à la vision de Camus, comme caractéristique du littéraire-: «-De cette façon, L’exil nous paraît exprimer, mieux que tout autre ouvrage de Camus, la tension qui, à ses yeux, caractérise tout art authentique 26 -». 24 Cf. Huynen, Caroline et Lits, Marc. «-La métaphore est-elle soluble dans la presse écrite-? -», Recherches en communication, n°-2, 1994, pp.-37-56. 25 Cryle, Peter. «-Diversité et symbole- », dans La Revue des lettres modernes, n°- 360- 365. Série Albert Camus, n°-6, «-Camus nouvelliste-: L’exil et le royaume-», Paris, Minard, 1973, p. 9. 26 Ibid., p. 11. 131 Du fait divers à la nouvelle Œuvres & Critiques, XLIV, 1 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0010 Si l’on peut donc accepter, avec Umberto Eco, que le texte littéraire est une «-machine paresseuse 27 -» qui exige du lecteur un travail coopératif acharné pour remplir les espaces de non-dit ou de déjà-dit restés en blanc, il faudra admettre que, dans la presse, c’est le lecteur qui joue le rôle de la machine paresseuse, le travail du journaliste consistant à colmater au maximum les brèches. Titres, intertitres, information essentielle d’emblée dévoilée- : autant d’occasions de faciliter l’hypothèse interprétative globale et de limiter l’effort de rétroaction. Dès lors, la différence entre la nouvelle et l’article de presse ne se situe pas tant dans leur relation au réel et au vraisemblable, que dans l’irréductible opposition entre la divergence fondatrice du fait littéraire et la convergence requise du travail journalistique. Là où la nouvelle joue volontairement de l’ambiguïté, de l’implicite et du pluriel des interprétations, l’article de presse vise la clarté, l’univocité, l’explication, la cohérence. Ce qui met à mal, par la même occasion, l’idée reçue que la nouvelle se consomme aussi vite qu’elle se lit, qu’elle forme un tout clos sur elle-même. C’est confondre brièveté et rapidité. Un texte court n’autorise pas moins de rétroaction qu’un texte long, et joue tout autant sur l’indécidabilité. Selon notre hypothèse, même une écriture neutre, sismographique comme celle de Le Clézio relève du littéraire et non du journalistique, quoi qu’on puisse induire d’un titre aussi ambigu que La ronde et autres faits divers. Cette hypothèse permet aussi d’expliquer pourquoi les écrivains, quand ils s’adonnent au journalisme, se cantonnent dans les genres les moins strictement journalistiques, au sens informationnel, et privilégient la chronique, l’éditorial, le billet d’humeur, le compte rendu d’ordre culturel, tous lieux où ils peuvent jouer de leur écriture et conserver les ambivalences et les oscillations qui composent leur ordinaire. Il ne s’agit bien sûr pas d’établir, en inférant de cette hypothèse, la supériorité d’un type de texte par rapport à l’autre, ni de placer la littérature sur un quelconque piédestal (au contraire de ce que seraient tentés de faire certains journalistes), mais de rappeler simplement qu’au-delà de similarités importantes, la nouvelle littéraire et le fait divers s’inscrivent dans des systèmes totalement autres, leur valeur d’usage en constituant l’irréductible différence. 27 Eco, Umberto. Lector in fabula. Le rôle du lecteur ou la coopération interprétative dans les textes narratifs, Paris, Grasset, «-Figures-», 1985.
