eJournals Oeuvres et Critiques 44/2

Oeuvres et Critiques
oec
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.2357/OeC-2019-0011
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2019
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La science-fiction en langue française: du merveilleux scientifique à l’afrofuturisme

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2019
Paul Scott
Antje Ziethen
oec4420005
Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0011 La science-fiction en langue française : du merveilleux scientifique à l’afrofuturisme Paul Scott et Antje Ziethen Université du Kansas L’écrivain américain James Gunn a profondément marqué la SF non seulement à travers ses nombreux ouvrages mais aussi comme fondateur du Center for the Study of Science Fiction à l’université du Kansas, le premier centre de recherche consacré à l’étude de la SF comme discipline scientifique� Selon lui, To consider science fiction in countries other than the United States, one must start from these shores� American science fiction is the base line against which all the other fantastic literatures in languages other than English must be measured� That is because science fiction, as informed readers recognize it today, began in New York City in 1926 1 � La perspective de Gunn reflète la dominance américaine de ce genre, surtout au XX e siècle� Cependant, ainsi que le démontrent les articles dans ce numéro spécial, nous ne pouvons plus tenir cette position pour acquise� En effet, 1926 constitue une date clé pour le genre car c’est le moment où Hugo Gernsback crée, dans le premier numéro de son magazine Amazing Stories, le néologisme de «-scientifiction-» qui devient «-science-fiction-» en 1929 2 � Gernsback, pionnier des éditions sciencefictionnelles populaires, était en fait Luxembourgeois et a émigré aux États-Unis à l’âge de 20 ans� Fleur Hopkins met en outre l’emphase sur le fait qu’en France «-les récits merveilleux-scientifiques ne sont pas parus dans une revue identifiable comme les pulps-magazines, consacrés à la science-fiction américaine dans les années 1930-» 3 � Dans le contexte de la SF, les conditions de publication étaient alors moins propices en France qu’aux États-Unis� 1 James Gunn, «-Science Fiction Around The World-», World Literature Today, 84, 3 (2010), p� 27-29 (p� 26)� 2 Gary Westfahl, Hugo Gernsback and the Century of Science Fiction, Jefferson, McFarland, 2007, p� 45-46� 3 Fleur Hopkins, «-Le Merveilleux-scientifique dans le paysage littéraire français-», Le blog Gallica, le 21 mai 2019, https: / / gallica�bnf�fr/ blog/ 21052019/ le-merveilleux-scientifique-dans-le-paysage-litteraire-francais? mode=desktop� 6 Paul Scott et Antje Ziethen Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0011 Dans les dernières années et surtout dans la dernière décennie, les critiques ont mis en avant les traditions non-anglophones de la SF en soulignant la portée mondiale du genre 4 � Élisabeth Vonarburg explique qu’elle écrit à la fois dans la lignée de la tradition anglophone et contre celle-ci (paradoxalement, elle s’exprime dans un volume sur la SF française publié en anglais) 5 � Simon Bréan, quant à lui, constate que les auteurs français de science-fiction ont réussi à former «- une communauté littéraire viable et forte, équivalant à celle des États-Unis et d’Angleterre-» 6 � On est assez loin de la crise de la science-fiction française que proclame Jean-Marc Gouanvic en évoquant le manque de lecteurs 7 � Il semble, au contraire, que la SF en France est actuellement en pleine effervescence, en témoignent les expositions récentes consacrées à ce genre telles que «-Le merveilleux scientifique-» à la Bibliothèque nationale de France (2019) et «- Scentifiction, Blake et Mortimer- » au Musée des arts et métiers (2019-20)� En 2019, les éditions L’Harmattan ont inauguré une nouvelle série intitulée «-les Miroirs du réel-», fondée et dirigée par Benoît Macquart et ayant comme mission de «-valoriser l’imaginaire francophone-» 8 � Cette série s’ajoute à des collections déjà existantes parmi lesquelles figure, par exemple, «-la bibliothèque voltaïque-» des éditions des Moutons électriques� Il faut également inclure des revues scientifiques, notamment ReS Futurae (France) et Solaris (Canada)� Depuis 2018, la boutique principale de la librairie emblématique parisienne, Gibert Jeune, consacre son entier sous-sol à la science-fiction et au manga au lieu d’un rayon mixte au quatrième étage, comme auparavant� Qui plus est, les séries télévisées francophones se font connaître à un plus grand public, entre autres sur la plateforme de Netflix� Les Revenants (Canal+, 2012-15) a reconfiguré le zombie et a influencé sa représentation dans la série australienne Glitch (ABC, 2015-19) et le drame américain Resurrection (ABC, 2014-15)� On compte de nombreuses séries d’anticipation en français qui ont eu un 4 Brian Baker, Science Fiction-: A Reader’s Guide to Essential Criticism, Londres, Palgrave Macmillan, 2014, p� 25� 5 «- If, as a writer, I ask myself about the influence of Anglophone SF on my own SF, I first and foremost see that, like all non-native English-speaking authors, I am writing both with and against it-», Élisabeth Vonarburg, «-Writing science fiction in French- », dans Philippe Mather et Sylvain Rheault (dir�), Rediscovering French Science Fiction in Literature, Film and Comics-: from Cyrano to Barbarella, Newcastle-upon-Tyne, Cambridge Scholars, 2015, p� 125-130 (p� 128)� 6 Simon Bréan, La Science-fiction en France. Théorie et histoire d’une littérature, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2012, p� 36� 7 Jean-Marc Gouanvic, La Science-fiction française au XX e siècle (1900-1968). Essai de socio-poétique d'un genre en émergence, Amsterdam, Rodopi, 1994, p� 1� 8 www�actualitte�com/ article/ monde-edition/ miroirs-du-reel-une-collectionscience-fiction-et-fantasy-chez-l-harmattan/ 94554� 7 La science-fiction en langue française : du merveilleux scientifique à l’afrofuturisme Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) DOI 10.2357/ OeC-2019-0011 succès international tels que Trepalium (Arte, 2016), Ad Vitam (Arte, 2018) et Osmosis (Netflix, 2019)� En littérature francophone, la science-fiction est typiquement associée aux productions française, belge ou québécoise� Rares sont les textes - et les analyses - qui situent le genre dans un contexte africain et caribéen� Michael Janis note à ce sujet que les auteurs africains ont longtemps choisi de recourir au réalisme en réaction aux écrits européens exotisants, idéalisants et colonialistes sur l’Afrique 9 � Mark Dery, auteur de «-Black to the Future-», se demande, quant à lui, si l’invention de futurs sciencefictionnels constitue une priorité pour des communautés qui ont vécu l’oppression, la marginalisation, la discrimination et l’effacement de leurs histoires 10 , étant donné qu’il est difficile de se projeter dans l’avenir sans croire à la possibilité de pouvoir le façonner soi-même� Un des premiers textes sciencefictionnels africains explorant la rencontre entre l’humanité et des extra-terrestres est la nouvelle «-Jazz et vin de palme-» (1981) de l’écrivain congolais Emmanuel Dongala� Il convient également de mentionner les romans plus récents d’Abdourahman A� Waberi Aux États-Unis d’Afrique (2006) et 2084 de Boualem Sansal (2015) ainsi que les films Les Saignantes (2005) et Naked Reality (2016) du réalisateur camerounais Jean-Pierre Bekolo ou encore Africa Paradis (2006) du réalisateur béninois Sylvestre Amoussou� Une recherche au sujet des œuvres antillaises participant de la science-fiction, sensu stricto, dévoile qu’elles sont encore à écrire� Ceci dit, l’auteur d’origine guadeloupéenne John Renmann et sa série Les Colonnes du temps (2015) ont commencé à défricher le terrain� Force est de constater que le genre connaît une plus grande popularité dans l’aire anglophone grâce à des auteurs comme Nnedi Okorafor, Dilman Dila, Lauren Beukes, Nalo Hopkinson, Tobias S� Buckell et Karen Lord� Les conversations sur la science-fiction caribéenne et africaine s’accompagnent souvent d’une redéfinition du genre, car on lui reproche de privilégier la conception occidentale de technologie, de science et de progrès� La réalisatrice kenyane Wanuri Kahiu propose donc d’élargir le champ-: Si l’on définit la science-fiction comme l’usage de la science ou d’une science imaginaire ou d’une fiction spéculative pour raconter une histoire, alors nous l’avons toujours utilisée, car nous avons utilisé la botanique, l’entomologie, l’étude des animaux et des insectes et les sciences naturelles� (…) Dans toutes les cultures dont j’ai entendu parler, il y a toujours, partout en Afrique, des personnes qui observent le ciel ou des médiums qui peuvent prévoir le futur� 9 Michael Janis, «-The United States of Africa-: Afrofuturistic Pasts and Afropolitan Futures-», Journal of Africa Cinemas, 5 (2013), p� 33-54 (p� 35)� 10 Mark Dery, «-Black to the Future-: Interviews with Samuel R� Delany, Greg Tate, Tricia Rose- », dans Mark Dery (dir�), Flame Wars- : The Discourse of Cyberculture, Durham et Londres, Duke University Press, 1994, p� 180� 8 Paul Scott et Antje Ziethen Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) Et donc nous avons toujours été capables de faire appel à ce qui était «- extra-»-terrestre pour donner un sens à notre monde� 11 Dans cette perspective, Tade Thompson postule que la science-fiction africaine existe depuis la première moitié du XX e siècle� Selon lui, une des premières œuvres africaines que l’on peut désigner de proto-SF est le roman Nnanga Kon/ Le Phantom Blanc-(1932) de l’écrivain camerounais Jean- Louis Njemba Medu� «- It casts white colonialists as technologically advanced supernatural beings and is a powerful first contact narrative which spawned folktales in Cameroun-» 12 � Thompson convie également le roman Gandoki- (1934) du Nigérian- Muhammadu Bello Kagara- qui «- involves encounters with Colonialists, (…), there is resistance as well as travel to other realms and phantasmagorical experiences with djinn-» 13 � Oulimata Gueye, parlant de SF africaine, propose que «- le projet de la SF africaine pourrait bien être de réhabiliter les dimensions proscrites et rendues taboues par les gouvernements coloniaux que sont les croyances et les savoirs occultes, les mythes fondateurs et les fables fantastiques (…)- » 14 � Définie de façon plus inclusive, la SF s’étendrait à plus de productions non-occidentales et, par conséquent, plus diversifiées� Les œuvres d’Asie, d’Afrique ou d’Amérique latine construisent souvent des mondes spéculatifs en infléchissant les tropes autant sciencefictionnels que fantastiques ou merveilleux en réponse à leurs propres réalités et préoccupations� L’écrivaine d’origine nigériane Nnedi Okorafor, par exemple, revendique une science-fiction où se mêlent technologie et ancêtres africains 15 � En effet, elle met en scène «-un monde de créatures imaginaires nourri par la cosmologie igbo, les cérémonies, les rites et les processions de masques-» 16 � Toutefois, Nnedi Okorafor et le réalisateur nollywoodien Tchidi Chikere affichent aussi un certain pessimisme quant à l’avenir de la SF africaine� Chikere fait remarquer que I don’t think we’re ready in the primary sense of the word� (…) We can hide it in other categories like magic realism, allegory, etc, but we’re not ready for 11 Oulimata Gueye, «- La Science-fiction africaine, laboratoire d’un autre futur� Quand l’Afrique s’invente un avenir et réécrit son présent-»,-Revue du Crieur, 2, 2 (2015), p� 54-63 (p� 58)� 12 Tade Thompson, «- Please Stop Talking About the ‘Rise’ of African Science Fiction- », Literary Hub, le 9 septembre 2018, https: / / lithub�com/ please-stop-talkingabout-the-rise-of-african-science-fiction/ � 13 Ibid� 14 Gueye, 2015, p� 58� 15 Nnedi Okorafor, «-Sci-fi Stories that Imagine a Future Africa-», TED (2017) www� ted�com/ talks/ nnedi_okorafor_sci_fi_stories_that_imagine_a_future_africa� 16 Gueye, 2015, p� 59� DOI 10.2357/ OeC-2019-0011 9 La science-fiction en langue française : du merveilleux scientifique à l’afrofuturisme Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) pure science fiction� (…) Science fiction films from the West are failures here� Even Star Wars ! (…) The themes aren’t taken seriously� Science fiction will come here when it is relevant to the people of Africa� Right now, Africans are bothered about issues of bad leadership, the food crisis in East Africa, refugees in the Congo, militants here in Nigeria� Africans are bothered about food, roads, electricity, water wars, famine, etc, not spacecrafts and spaceships� Only stories that explore these- everyday realities are considered relevant to us for now 17 � Okorafor ajoute que la science-fiction n’est pas reconnue comme de la «-vraie-» littérature parce que le public africain la considère peu pertinente pour leur réalité quotidienne 18 � L’écrivaine nigériane identifie un autre problème qui est celui des attitudes (néo)coloniales envers les littératures africaine et caribéenne en général� Sylvestre Amoussou confirme ce constat en parlant de ses difficultés d’intéresser des producteurs français à ses films spéculatifs Africa Paradis et L’Orage africain-: «-Quand je dépose mon dossier dans les institutions classiques, ils trouvent que ce n’est pas le genre de films qu’ils ont envie de voir� Ils préfèrent voir des films sur le misérabilisme en Afrique et tout cela-» 19 � Okorafor poursuit que, dans le champ littéraire, c’est encore souvent l’Occident qui détermine ce qui constitue la «-grande-» littérature africaine 20 � L’auteur grenadien Tobias Buckell rapproche la situation de la science-fiction sur le continent africain à celle dans les Caraïbes� Afin de faire accepter le genre au public caribéen et aux éditeurs, il dit-: «-I want to be so good that eventually they can’t ignore me-» 21 � La présente collection d’articles a pour objectif d’explorer toute la richesse d’un corpus sciencefictionnel original et diversifié, non seulement d’un point de vue thématique mais aussi géographique et méthodologique� Les contributions portent ainsi sur les œuvres d’auteurs africains, antillais, européens et nord-américains� Le numéro s’ouvre sur l’article de Simon Bréan (p�- 15-31) qui reprend et modifie l’idée du macro-text formulée par Damien Broderick� Bréan applique le «- macro-texte- » aux «- espaces éditoriaux et culturels où l’intertextualité de la science-fiction entre en résonance de manière spécifique- »� Son analyse de cinq romans ultracontemporains les situe dans un contexte de tension politique qui s’exprime par 17 Nnedi Okorafor, «-Is Africa Ready for Science Fiction? -»,-Nnedi’s Wahala Zone Blog, le 12 août 2009, https: / / nnedi�blogspot�com/ 2009/ ? view=classic� 18 Ibid� 19 Siegfried Forster, «- ‘L’Orage africain’- : Sylvestre Amoussou veut ‘montrer l’autre Afrique’- », RFI Afrique, le 5 mars 2017, www�rfi�fr/ afrique/ 20170305-orage-africain-sylvestre-amoussou-montrer-autre-afrique� 20 Okorafor, 2009� 21 Okorafor, 2009� DOI 10.2357/ OeC-2019-0011 10 Paul Scott et Antje Ziethen Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) la tendance de la SF française d’absorber des éléments de la fantasy� Cette transgénéricité souligne «- la rupture avec un réel contemporain auquel il s’agit plutôt d’échapper que de faire face-»� Les œuvres écrites par Roland C� Wagner, Laurent Genefort, L� L� Kloetzer, Sabrina Calvo et Alain Damasio se servent toutes d’une structure polyphonique qui privilégie des personnages humbles ou marginaux au lieu des héros classiques� Ils partagent, par ailleurs, une polytextualité dans leur registre de pseudo-documentaire� Bréan examine l’évolution de la science-fiction française et la façon dont elle s’adapte aux grandes questions et courants actuels� Enfin, il démontre qu’elle nous amène à réfléchir au rôle de la culture dans notre société plutôt qu’à des questions technoscientifiques� Christina Lord (p�-33-50) nous introduit au monde post-exotique et posthumain de l’écrivain français Antoine Volodine� Son roman Des Anges mineurs (1999), composé de 49 narrats ou histoires distinctes qui représentent «-les traumatismes physiques et psychologiques subis par l’humanité dans un XX e siècle post-auschwitzien et post-totalitaire-», déploie une société en plein effondrement afin de mettre en question le progrès infini, la notion d’humain et sa supériorité aux autres organismes� L’intrigue s’articule autour du traumatisme infligé par les barbarismes de l’humanité tout en critiquant l’exploitation d’autrui par le système capitaliste� Selon Volodine, le post-exotisme désigne un «-style paralittéraire qui n’appartient ni à la littérature générale de langue française ni à la science-fiction� Le post-exotisme déploie d’abord un monde d’incarcération en évoquant des cellules, des goulags ou des asiles psychiatriques-»� Le posthumanisme, lié au post-exotisme volodinien, envisage, quant à lui, «- un monde qui déconstruit les frontières strictes entre les dichotomies ontologiques comme l’humain et le non-humain, l’homme et la femme, l’organique et l’inorganique� Ce monde se caractérise par les passages entre catégories et l’hybridité-»� Dans cette perspective, Volodine peuple son univers imaginaire d’humains déshumanisés, d’animaux humanisés, de cyborgs et d’extraterrestres dévoilant de la sorte qu’un monde futur doit donner lieu à plus de diversité- ; bref «-il faut détruire et déconstruire pour reconstruire-»� Lord démontre, enfin, comment Volodine transpose ces préoccupations en littérature par des éléments stylistiques incluant la polyphonie, la fragmentation de la narration et la mémoire compromise� Nicholas Serruys (p�- 51-66) se penche sur l’esthétique décidément postmoderne du roman Les Voyages thanatologiques de Yan Malter de l’écrivain québécois Jean-Pierre April� Ce texte, à la fois fragmentaire, non-linéaire, métafictionnel et autoréflexif déboussole autant les personnages que les lecteurs� Sa forme expérimentale amène Serruys à le rapprocher des tableaux de l’artiste néerlandais Maurits Cornelis Escher� Les Voyages thanatologiques de Yan Malter porte sur un écrivain-personnage dont le duplicata neuronal a été DOI 10.2357/ OeC-2019-0011 11 La science-fiction en langue française : du merveilleux scientifique à l’afrofuturisme Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) encodé et qui est propulsé un siècle en avant dans un monde qui ressemble à l’univers de ses romans� Sa fille Mira, adoptant le nom d’un des personnages de Malter, se rend à sa recherche pour le ramener au présent� Le roman expose un futur où les humains disparaissent afin de faire place à des rats mutants� Ces derniers ont ingéré les gélules neuronales qui contiennent les connaissances de l’humanité� Serruys s’interroge sur les stratégies d’écriture d’April qui brouillent la frontière séparant le simulacre du réel, et ceci autant au sein de la diégèse qu’au niveau extratextuel, à savoir entre la biographie de l’auteur et son œuvre� La lecture du roman propose à faire sens de la structure emboîtée et de l’écriture éclatée d’April afin de mieux apprécier son portrait de la post-humanité� Le posthumanisme est un thème clé dans la pièce de théâtre de Fabrice Hadjadj, Jeanne et les posthumains ou le sexe de l’ange (2014), dont l’intrigue gravite autour d’une société future et dystopique nommée «-DéMo-» (la Démocratie mondiale)� Brian Sudlow (p�-67-85) la qualifie de «-conte sciencefictionnel multiforme où les technologies de l’avenir, le drame bioéthique, et les ambitions d’un techno-totalitarisme impitoyable s’entrechoquent de façon centripète et presque inclassable- »� La pièce représente une certaine méfiance envers la dépendance à la technologie, une critique qui, selon Sudlow, s’inscrit dans une filiation française de technophobie tangible dans l’œuvre de Jules Verne, René Barjavel et Gustave Thibon� Pourtant, dans la préface de sa pièce, Hadjadj, écrivain, musicien et philosophe catholique, observe que la science-fiction est aujourd’hui obsolète, pas pour des raisons d’hostilité mais en raison de l’effacement progressif des frontières entre les genres� Sudlow propose, à la suite d’entretiens avec le dramaturge, que le merveilleux et le merveilleux scientifique sont les points d’appui pour interpréter ce monde car la vision hadjadjienne de l’avenir ne dépend pas du potentiel de la technologie et de la science mais de l’humanité elle-même� Participant à l’ouverture du champ sciencefictionnel vers le mode merveilleux, Sébastien Sacré (p�- 87-100) analyse le lien entre l’émergence, en littérature, d’une identité proprement antillaise et les représentations d’un monde parallèle habité par les morts et les esprits� Son corpus comprend les romans de Simone Schwarz-Bart, Gisèle Pineau, Patrick Chamoiseau et d’autres auteurs de la Caraïbe� Selon Maximilien Laroche, le réalisme merveilleux «-superpose deux lieux-: l’un merveilleux qui est situé outre-tombe et l’autre, réel, qui est logé ici-bas, dans le monde que nous connaissons� Ce décor comporte une dimension temporelle par le fait même d’avoir la mort pour séparation- » 22 � L’étude de Sacré sonde les diverses interactions entre le surnaturel et le réel qui permettent aux personnages d’échapper 22 Maximilien Laroche, La Découverte de l’Amérique par les Américains, Essais de littérature comparée, Sainte Foy, GRELCA, 1980, p� 163 (cité par Sacré)� DOI 10.2357/ OeC-2019-0011 12 Paul Scott et Antje Ziethen Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) à la géographie circonscrite de l’île et au système esclavagiste ou, s’ils sont nés en Afrique, «- de voyager dans l’espace et le temps jusqu’aux origines historiques et identitaires de tout un peuple-»� � Or, pour les Antillais nés dans l’île, un retour vers la terre ancestrale est impossible� Une fois trépassés, ils ne peuvent pas traverser l’océan� Par conséquent, les romans réalistes merveilleux à l’étude font coexister deux mondes dans l’île même, ancrant de la sorte l’identité antillaise non pas dans un ailleurs lointain mais in situ� Sacré avance alors que quoique l’Afrique représente toujours «-l’origine ancestrale des peuples nés de l’esclavage-», elle n’est plus «-la source de leur identité caribéenne, plus hétérogène et ouverte sur le monde et l’avenir-»� Isaac Joslin (p�-101-118), quant à lui, propose une lecture de trois romans d’Afrique francophone- à la lumière d’une pensée afrofuturiste- : La Carte d’identité de Jean-Marie Adiaffi, Le Royaume aveugle de Véronique Tadjo et 2084 de Boualem Sansal� Prenant acte de la stricte séparation du fantastique et de la science-fiction imposée par la critique occidentale, il appelle à une redéfinition plus large, voire transgénérique, des deux genres: «- La science-fiction a été originellement considérée comme un genre littéraire occidental, car à la base il s’appuie sur un récit de progrès technologique issu de la révolution industrielle en Europe et invente donc des futurs selon ses propres critères culturels- »� À la lumière des écrits d’Achille Mbembe et de Felwine Sarr sur le futur en terre africaine, Joslin argue que, dans les textes sélectionnés, les savoirs scientifiques, la technologie et la notion de progrès s’inscrivent dans un contexte culturel qui nous invite à appréhender la science-fiction d’une perspective proprement africaine� Il identifie les thèmes et les stratégies d’écriture propres aux littératures franco-africaines, comme la multiplication des voix narratives, la narration non-linéaire du récit ou encore la mise en scène d’espaces du futur qui expriment à la fois l’appartenance au genre sciencefictionnel et son dépassement� Jason Hartford (p�-119-134) s’interroge sur la représentation de l’anthropocène dans le cinéma belge francophone, plus précisément dans Le Tout Nouveau Testament (2015) du réalisateur Jaco Van Dormael� Le film s’inscrit dans la lignée surréaliste belge, et sa «- présentation des effets, surtout la mise-en-scène explicite de leur qualité de fabrications, fait contraste avec l’hyperréel connu des effets dans les médias contemporains- »� Hartford suggère que cette comédie noire axée sur le désastre affiche des similarités inattendues avec le zombie cinéma dont le leitmotiv est la perte de l’agentivité individuelle - une préoccupation du post-humanisme� Le Tout Nouveau Testament fait allusion au passé colonisateur du pays ainsi qu’à la situation des langues utilisées en Belgique� Dans cet article, se cristallisent également les aspects problématiques du film, voire la présence d’un pouvoir social plutôt mâle� À travers ce film, Hartford démontre que l’imaginaire continue à servir de véhicule privilégié de la critique socio-politique� DOI 10.2357/ OeC-2019-0011 13 La science-fiction en langue française : du merveilleux scientifique à l’afrofuturisme Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) L’anthropocène est aussi un élément majeur du roman Sans l’Orang-outan (2007) d’Éric Chevillard qui dramatise les conséquences insoupçonnées de l’extinction de l’orang-outan non seulement pour l’écosystème mais aussi pour l’humanité� Tessa Sermet (p�- 135-151) note que l’écrivain «- mène un exercice à la fois poétique, philosophique et éthique- »� Le roman, qui appartient à la tradition dystopique et apocalyptique, souligne la relation intimement anthropocentrique que nous entretenons avec les espèces animales qui partagent notre planète� Dans le sillage d’Aldous Huxley, Pierre Boulle et Will Self, Sans l’Orang-outan renverse l’ordre humain-singe� Sermet constate que même si l’on peut évoquer le posthumanisme, l’ouvrage résiste toute catégorisation de postanthropocentriste, mettant plutôt en évidence l’opposition entre évolution et involution� Chevillard représente le dernier orang-outan, Bagus, sous un aspect christologique� De fait, le roman évoque autant l’ancien testament dans ses maintes allusions au livre de la Genèse que le nouveau testament� Les allégories bibliques permettent à l’auteur non seulement de critiquer une interprétation providentielle et utilitariste de la Nature mais aussi de mettre en scène «-la tension entre humanisme et posthumanisme en jouant avec les tropes de la science-fiction-»� Ce numéro spécial est dédié à la science-fiction en langue française plutôt qu’à la science-fiction française afin de tenir compte des expressions variées et complexes à travers la francophonie� Force est de constater que, malgré les différences, les contributions convergent vers un point commun� Il s’agit de défier toute définition rigide pour repenser le genre sciencefictionnel� Les auteurs proposent ainsi d’ouvrir le champ vers le merveilleux et le fantastique tout en atténuant l’importance que certains chercheurs confèrent à l’aspect technologique et scientifique de la SF� Plus qu’imiter les conventions génériques, les œuvres à l’étude les dépassent et les transforment à leur tour� Dans un certain sens, ils désobéissent à leur genre, pour reprendre les mots de Todorov 23 � Jean-Marie Schaeffer affirme que «-tout texte modifie ‘son’ genre-» 24 � Dès que surgit un nouveau texte, il n’appartient pas au genre tel que défini antérieurement� Ceci signifie que «-le modèle générique textuel n’est jamais (…) identique au modèle générique rétrospectif-»� Les analyses rassemblées ici soulignent le caractère dynamique des textes qui renouvellent les modèles prescrits� Enfin, contrairement à l’énoncé de James Gunn, mis en exergue à cette introduction, ce numéro invite à lire la SF non pas par rapport un centre - qu’il soit géographique ou générique - mais en jouissant des écritures indisciplinées et connections transversales qui 23 Tzvetan Todorov, Les Genres du discours, Paris, Seuil, 1978, p� 45� 24 Jean-Marie Schaeffer, «-Du Texte au genre� Notes sur la problématique générique-», dans Gérard Genette et al� (dir�), Théories des genres, Paris, Seuil, 1986, p� 197� DOI 10.2357/ OeC-2019-0011 14 Paul Scott et Antje Ziethen Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) sont spéculatives de nos réalités et projections spatio-temporelles, en tant qu’humains� * Nous tenons à remercier tous les contributeurs à ce numéro spécial ainsi que Rainier Zaiser de son soutien professionnel apporté à ce projet� Nous sommes reconnaissants de l’aide éditorial et la lecture fournie par Ousmane Diop� Nous sommes redevables à une bourse de la «- Research Excellence Initiative-» de l’université du Kansas pour la préparation de ce numéro� Finalement, nous voulons remercier notre chef de section, Bruce Hayes, ainsi que notre département pour l’encouragement et l’assistance qu’ils nous ont apportés� DOI 10.2357/ OeC-2019-0011