Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.2357/OeC-2019-0014
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« Où finit le réel ? Où commence le simulacre ? »
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2019
Nicholas Serruys
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Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) « Où finit le réel ? Où commence le simulacre ? » Méandres, mises en abyme et métadiscours dans Les Voyages thanatologiques de Yan Malter (1995) de Jean-Pierre April Nicholas Serruys Université McMaster Cette étude porte sur le métadiscours dans un roman de Jean-Pierre April, Les Voyages thanatologiques de Yan Malter 1 , où figure un auteur projeté dans une dimension cognitive futuriste à la recherche de son sort, sinon celui du monde, mais où l’on a du mal à trancher entre la métaphysique et l’onirique car le nombre d’allers et retours entre le présent, le passé et l’avenir (voire de bonds spatiotemporels) prolifère en deçà et au-delà des limites empiriques� Il s’agit d’un récit caractérisé d’une esthétique postmoderne, dans la mesure où, sémantiquement, il est fort expérimental et donc déroutant par rapport aux textes plutôt linéaires� Le roman est aussi spéculatif, car il s’inscrit au niveau du contenu dans la science-fiction (SF), où la recherche de cohérence dans des espace-temps altérés se veut rationnelle� Il sera question de dénouer les enjeux complexes du récit pour révéler à quel point l’énigme romanesque miroite textuellement d’autres images alambiquées ou labyrinthiques, dont l’ouroboros (un serpent qui se mord la queue) ou les matriochkas («-Poupée(s) gigogne(s) […], dont l’intérieur creux reçoit un ensemble de poupées identiques de taille décroissante emboîtées les unes dans les autres 2 -»)� Au cours de cette exploration fictionnelle - où l’on vit par procuration une expérience «- thanatologique- » -, on s’égare par exemple dans des architectures impossibles qui sont, non sans rappeler les tableaux de Maurits Cornelis Escher, des trompe-l’œil ou des illusions d’optique conceptuel(le)s� Cela se voit dans l’imbrication des plans de ville de diverses époques, et par là des réalités urbaines possibles en palimpsestes, qui servent à désorienter de façon sidérante les personnages et le lectorat modèle� Autrement dit, une sorte de mise en abyme structure (et déstruc- 1 Il s’agit d’une analyse approfondie du roman, abordée dans un premier temps de façon moins développée dans un compte rendu critique-: Nicholas Serruys, «-Les Voyages thanatologiques de Yan Malter de Jean-Pierre April- », dans Claude Janelle (dir�), L’année de la science-fiction et du fantastique québécois 1995, Québec, Alire, 2015, p� 7-12� 2 «- matriochka- » (1991),- entrée dans Le grand dictionnaire terminologique, Office québécois de la langue française, Gouvernement du Québec, 2012, http: / / gdt� oqlf�gouv�qc�ca/ ficheOqlf�aspx? Id_Fiche=17020362� DOI 10.2357/ OeC-2019-0014 52 Nicholas Serruys Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) ture) les actes, évènements et phénomènes, ainsi que leurs interprétations, créant un encadrement autoréflexif ou métadiscursif� M’appuyant sur les recherches et critiques peu nombreuses sur l’œuvre d’April (de Kathleen Kellet-Betsos, de Jean-Marc Gouanvic, de Michel Lord, de Jean-Louis Trudel, et d’Élisabeth Vonarburg), ainsi que sur les théories de la fiction (de Jean Baudrillard, de Roger Bozzetto et d’André Carpentier, entre autres), j’avancerai que ce roman, de par sa forme expérimentale et son fond étonnant, lance un défi singulier à la signification et à l’interprétation possibles des spéculations littéraires� Biobliographie de l’auteur et appréciations critiques de son œuvre Jean-Pierre April, professeur du Cégep 3 de Victoriaville et auteur d’œuvres de genres de l’imaginaire, se distingue par sa SF baroque, satirique 4 et, bien que détournée, auto-représentative� Ses œuvres explorent notamment les rapports ahurissants qu’on anticipe entre l’espèce humaine et la technologie, c’est-à-dire l’emprise systématique de celle-ci sur celle-là� Les titres de certaines nouvelles, souvent néologiques, donnent un indice assez révélateur de cette topique virtuelle-: «-TéléToTaliTé-» 5 -; «-Trois vies dans la nuit d’un sous-homme-» 6 -; «-Mort et télévie de Jacob Miro-» 7 -; «-Le mémoribond et le neurobot- » 8 � L’autoréflexivité et l’intertextualité jouent un rôle important dans cette thématique étonnante, par exemple lorsque l’alter ego d’April, l’écrivain Yan Malter («-Jean, Moi, l’Autre 9 -»), entre en scène, lorsque la toute-puissance des mots l’emporte sur la réalité ou lorsque la fiction et le réel se confondent de façon indénouable� Michel Lord qualifie le jeu des contraintes génériques et narratologiques qui en découle d’- «- éclatement protéiforme- » 10 , où la forme complexe lance un véritable défi au lectorat 3 Un Cégep est un Collège d’enseignement général et professionnel au Québec� 4 «-J�-P� April utilise avec prédilection et avec naturel le mode satirique plus que tout autre-», Jean-Marc Gouanvic, «-Jean-Pierre April-: entre la satire et le simulacre-», imagine…, 22 (1984), p� 73-78 (p� 73)� 5 Jean-Pierre April, «-TéléToTaliTé-», dans Jean-Pierre April, Chocs baroques, Michel Lord (dir�), Montréal, BQ, 1991, p� 119-160� 6 Jean-Pierre April, «- Trois vies dans la nuit d’un sous-homme- », dans Jean-Pierre April, TéléToTaliTé, Montréal, Hurtubise HMH, 1984, p� 107-142� 7 Jean-Pierre April, «-Mort et Télévie de Jacob Miro-», dans Michel Lord (dir�), Anthologie de la science-fiction québécoise contemporaine, Montréal, Bibliothèque québécoise, 1988, p� 27-38� 8 Jean-Pierre April, «-Le mémoribond et le neurobot-», dans April, 1991, p�-287-303� 9 Michel Lord, «-Introduction-», dans April, 1991, p� 15� 10 Michel Lord, «- Un feu roulant en perpétuelles mutations- : la science-fiction québécoise-», La Licorne, 27 (1993), p� 155-166 (p� 160)� DOI 10.2357/ OeC-2019-0014 53 « Où finit le réel ? Où commence le simulacre ? » Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) qui ose suspendre son incrédulité 11 et croire par engagement à la «-vraisemblance de l’invraisemblance-» 12 � Des greffes cérébrales aux métamorphoses dans des matrices numériques, cette-«-obsession des simulacres-» 13 se nourrit à même le texte� Selon Lord, April fait ainsi de sa littérature «- le lieu de la dénonciation des multiples formes de manipulations dont l’homme contemporain est victime-» 14 � Le parcours proprement contre-utopique devient évident lorsqu’on considère les idées principales qui sont à tirer de la thématique des œuvres-: «-Chez April, ces manipulations servent à illustrer ce qui semble être une de ses «-thèses-»-: «-l’univers bascule continuellement dans l’entropie-» malgré tous les efforts que l’on peut faire pour en changer le cours-» 15 � En dépit de ce constat désespérant, une dernière remarque de Lord suggère qu’un certain espoir est diffus dans l’œuvre-: Voulant critiquer un système où l’individu se perd dans la masse, qui ellemême se laisse penser, April s’est donné pour but d’ébranler les esprits, de les faire sortir du coma fin de siècle dans lequel nous sommes engagés, afin que nous ne soyons jamais ni des moribonds de la mémoire ni des robots 16 � Je tiens néanmoins à maintenir la dénomination sous-générique de contre-utopie, en raison des topoï autocratiques, des agentivités restreintes, sinon opprimées, et des dénouements qui s’avèrent résolument clos, sans guère d’espoir d’issue� Cela dit, la quête d’amélioration du sort humain se trouve de façon récurrente chez April dans l’esprit même de ses protagonistes, et non pas forcément dans une action à exercer dans l’espace ambiant� Cette approche s’inscrit dans la SF postmoderniste, tel que le veut l’auteur et sur laquelle je reviendrai� Avant de plonger dans l’analyse du roman, au-delà des appréciations critiques de Lord, d’autres que l’on réserve à l’auteur méritent une mention, car les propos s’occupent justement de la problématisation du réel par l’intermédiaire de simulacres� Alors que bon nombre de constats précèdent la publication du roman, renvoyant à l’œuvre dans son ensemble de la fin des années 1970 au début des années 1990, ils s’appliquent toutefois aux 11 Samuel Taylor Coleridge, Biographia Literaria- : or, Biographical Sketches of My Literary Life and Opinions (1817), London, J�M� Dent, 1993� 12 Michel Meyer, Langage et littérature� Essai sur le sens (1992), Alain Lempereur et Michel Meyer (trads�), Paris, PUF, Collection Quadrige, 2001, p� 8� 13 Lord, 1993, p� 161� 14 Ibid., p� 161� 15 Lord, 1991,-p� 19� 16 Ibid., p� 20� DOI 10.2357/ OeC-2019-0014 54 Nicholas Serruys Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) Voyages thanatologiques de Yan Malter 17 � Ce survol critique sera suivi d’un sommaire de l’intrigue, d’un examen des allusions à peine voilées dans le roman à la biobibliographie de l’auteur - sur laquelle se calque celle du protagoniste -, ainsi que d’une analyse du sens à accorder au récit en fonction des aventures inédites présentées� C’est dans l’esprit de vouloir attribuer une pertinence critique à l’œuvre d’April que Jean-Marc Gouanvic énonce le suivant-: April modifie les événements et les noms de personnes, mais non pour qu’on ne les reconnaisse pas- ; bien au contraire, pour qu’ils soient transparents� Toute falsification fictionnelle du «-réel-» a pour fonction de mettre ce «-réel-» sous un certain éclairage, pour que le lecteur le regarde à distance� La satire n’est intelligible que par retour constant au monde empirique 18 � Il y a ainsi un lien serré entre, d’un côté, l’univers de fiction que crée l’auteur et où habite le personnage, et, de l’autre, le réel sous-entendu du créateur et du lectorat� À la différence de la contemplation d’étoiles lointaines, tendance caractéristique de la SF, chez April le regard se retourne vers soi, vers l’espace intérieur, selon l’orientation postmoderne� L’auteur l’explique ainsi-: «-Chose certaine, les personnages de la SF postmoderniste ne partent plus en astronefs à la découverte de l’univers-; l’univers les pénètre, ils découvrent l’univers en eux-mêmes, ils sont des univers� Le Moi devient ainsi le sujet et l’objet de la post-SF-» 19 � Tenant compte du rôle de l’imaginaire et de la subjectivité dans la présentation de ce discours sur la technoscience, Kathleen Kellett-Betsos énumère les thèmes principaux qui se retrouvent chez April selon les catégories suivantes- : «- la force du mythe en tant que construction sociale, la prolifération des réalités parallèles et la quête hu- 17 April, s’étant trouvé en quelque sorte au centre du labyrinthe sciencefictionnel sans fil d’Ariane pour ressortir du genre, a démissionné officiellement de la SF au début des années 1990, après plus d’une décennie de service engagé (imagine…, 54 (1990), 79-80)� Le roman qui m’occupe présentement, Les voyages thanatologiques de Yan Malter, Montréal, Québec/ Amérique, 1995, était censé être sa dernière contribution au genre� Cependant, en 2008 l’auteur a fait paraître un roman-nouvelles (dans lequel figure la reprise de plusieurs nouvelles), Mon père a tué la terre, Montréal, XYZ, 200)� Il a aussi écrit d’autres nouvelles de SF depuis, ainsi que des romans et des novellas s’inscrivant tantôt dans la littérature générale, tantôt dans la littérature de l’imaginaire non mimétique (notamment des formes hybrides appartenant en quelque sorte au fantastique, au réalisme magique, etc�)� 18 Jean-Marc Gouanvic, «- Jean-Pierre April- : entre la satire et le simulacre- », imagine…, 22 (1984), p� 75� 19 Jean-Pierre April, cité dans Kathleen Kellett-Betsos, «- Jean-Pierre April- », dans Douglas Ivison (dir�), Dictionary of Literary Biography Volume 25-: Canadian Fantasy and Science Fiction Writers, Detroit, The Gale Group, 2002, p� 5� DOI 10.2357/ OeC-2019-0014 55 « Où finit le réel ? Où commence le simulacre ? » Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) maine de l’immortalité par l’intermédiaire de la technologie-» 20 � Elle souligne également les préoccupations générales de l’auteur vis-à-vis «-de la politique canadienne et internationale, de l’écologie, des conflits intergénérationnels, de l’exploitation du tiers-monde, des drogues, des technologies de reproduction et de l’effet des médias-» 21 � Malgré le sérieux de ces préoccupations, il y a un certain ludisme accompagnant la critique qui anime leur mise en relief et leur réduplication dans les textes d’April� C’est ce que souligne Gouanvic-: (I)l met sous ses spot-lights les discours sociaux pris en situation pour en faire apparaître les ridicules� […]� April est donc le contraire d’un idéologue- : sa position de satiriste est celle d’un écrivain-; à d’autres, la tâche de construire des systèmes fermés et paranoïaques� L’écrivain, lui, est essentiellement un critiqueur� Sa position face au monde dans lequel il vit est celle de l’intelligence critique 22 � Quant à l’esthétique, «-April souligne l’influence de la vidéo sur la rédaction de ses récits-» 23 � Kellett-Betsos remarque justement que «-l’exploitation des analepses, la multiplication des voix narratives et l’analyse discursive des chronotopes futuristes à même les textes déstabilisent la convention de la lecture linéaire-» 24 � Ainsi, dans le cycle Coma (dont deux nouvelles se voient reprises dans le roman Les Voyages thanatologiques de Yan Malter), Gouanvic constate qu«-il est en général difficile au lecteur de fixer son attention sur un plan de référence ‘réaliste’-»-: Tout est simulacre, c’est-à-dire représentation factice de l’univers� De là la propension de l’écrivain à faire intervenir ses auteurs et ses personnages de façon directe dans les récits� C’est bel et bien un motif courant de la mise en 20 Kellett-Betsos, 2002, p� 5� «-The power of socially constructed myths-; the prolifération of alternate realities-; and the human search for immortality through technology-»� C’est moi qui traduis de l’anglais vers le français dans le corps du texte� 21 Ibid., p� 10� «-Canadian and international politics, ecology, intergenerational conflicts, the exploitation of the developing world, drugs, reproductive technologies, and the effects of the media-»� C’est moi qui traduis de l’anglais vers le français dans le corps du texte� 22 Gouanvic, 1984, p� 76� 23 Kellett-Betsos, 2002, p� 7� (L’auteure résume des constats énoncés dans un interview d’April avec Sophie Beaulé�) 24 Ibid., p� 7� «- […] April note(s) the influence of vidéo clips on his narrative style, and certainly the use of flashbacks, multiple narrative voices, and discursive analyses of his futuristic world impede any conventional linear reading-»� C’est moi qui traduis de l’anglais vers le français dans le corps du texte� DOI 10.2357/ OeC-2019-0014 56 Nicholas Serruys Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) abyme-: le personnage et l’auteur opèrent un retour sur la fiction en se proclamant comme fiction 25 � Jean-Louis Trudel note que le roman Les Voyages thanatologiques de Yan Malter «-plaira à ceux qui s’éclateront sur un feu roulant d’idées, de raisonnements acrobatiques et de retournements en série-» 26 � Le critique avertit cependant que (l)es amateurs d’histoires qui ne reposent pas comme ici sur le vertige des mises en abîme successives risquent de ne pas (l’)apprécier(,)[…] déplor(ant) l’absence de l’échafaudage qui permettrait au texte de mieux résister à un examen rapide, sinon prolongé et approfondi 27 � À la lecture du roman d’April, Élisabeth Vonarburg, quant à elle, dit avoir éprouvé […] un plaisir cérébral à l’extrême, pour les éclairs des concepts (le futur influe sur le présent), pour la danse frénétique de fascination-répulsion à l’égard de la mort, pour le délire verbal, pour l’explosion et l’implosion simultanée de […] la littérature […] 28 � Elle émet une réserve, cependant, selon laquelle «-(l)a SF à son meilleur est censée nous essouffler, nous déranger, nous déboussoler-; mais poussée à l’extrême, l’essoufflant en littérature se transforme en invivable-» 29 � Cette réserve est pourtant mitigée, en fonction du plan idéique, selon une reconnaissance de l’objectif de l’auteur-: «-comme Les Voyages thanatologiques de Yan Malter est une expérience aux limites de par son sujet même, […] son échec en tant qu’objet littéraire consacre sa réussite en tant que concept-» 30 � Selon Gouanvic, «-April n’est pas qu’un satiriste� Tout un versant de son œuvre est d’une esthétique différente de celle de la satire� On peut adéquatement la nommer néo-baroque- » 31 � Cela, en raison de l’exploitation d’une «-esthétique de la surcharge-» 32 -: des modèles de compositions imbriquées, mises en abyme, […], théâtre dans le théâtre, thématique du songe, rêve éveillé, miroir brisé qui renvoie une 25 Gouanvic, 1984, p� 77� 26 Jean-Louis Trudel, «-Voyages immobiles-», Keep Watching the Skies-! , 13-14 (1995), s� pag� 27 Ibid., s� pag� 28 Élisabeth Vonarburg, «-N’ajustez pas votre roman-», Solaris, 114 (1995),-p� 48� 29 Ibid., p� 48� 30 Ibid., p� 48� 31 Gouanvic, 1984, p� 76� 32 Ibid., p� 76� DOI 10.2357/ OeC-2019-0014 57 « Où finit le réel ? Où commence le simulacre ? » Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) image diffractée du monde� De sorte que rien n’est présenté comme absolument sûr-: tout n’est que perspective 33 � Pour ce qui est du milieu de la production de cette fiction, bien ancrée dans le Québec de la post-Révolution tranquille, ainsi que celui, dès le début des années 1980, post-référendaire, l’œuvre science-fictionnelle de l’auteur aborde dans son ensemble l’incertitude de l’identité subjective et collective (tantôt au sens restreint des paramètres d’ici et de maintenant, tantôt au sens plus large d’ailleurs et d’autrefois, sinon de nulle part et de jamais)� Quant à l’identité décelable qui refléterait la réalité de l’auteur, «-April étend les tentacules de son univers au monde «-réel-»� Le centre en est sans contredit le Québec, lieu à la fois de lancement vers des espaces plus ou moins lointains et de régression vers l’origine-» 34 -; «-Ce n’est pas par hasard si les acteurs de ces univers recherchent désespérément à reconstituer une unité irrémédiablement rompue et que les récits épousent les méandres tortueux de cette quête-» 35 � Exploitant à fond le médium par l’intermédiaire duquel passe son message, l’exploration critique d’April met souvent l’accent sur les jeux de mots et ainsi des embrouillages de sens, entre autres, pour exposer «-l’image morcelée que nous avons de la SF actuelle-» 36 dans ce cadre socioculturel� Selon l’auteur, s’inspirant de Lévi-Strauss et de Malrieu, la médiation des oppositions 37 dans la SF se révèle pertinente pour la production québécoise-: «-(a)u pays du paradoxe, l’oxymoron est roi-» 38 � Évènements et enjeux du récit : Les Voyages thanatologiques de Yan Malter Je présenterai dans l’exposé et l’analyse qui suivent une interprétation non exhaustive mais suffisante de l’échafaudage complexe des réalités virtuelles dans le récit, cela en fonction du projet présumé d’April� 33 Ibid., p� 76� 34 Lord, 1991, p� 16� Bien que le roman paraisse à un moment historique significatif, 1995, l’an du (second) référendum sur la souveraineté, je ne vois pas de rapport direct entre les propos du récit et le discours social de l’époque, à moins de prendre la multiplicité des virtualités incompatibles présentées dans l’œuvre pour une satire des discours politiques en concurrence présentées dans les médias, «-histoires-» ou «-réalités-» avancées selon l’angle idéologique souverainiste ou fédéraliste� 35 Ibid., p� 13� 36 Jean-Pierre April, «-Perspectives de la science-fiction québécoise-», dans Jean-Pierre April (dir�), La Machine à explorer la fiction, Longueil, Le Préambule, 1980, p� 236� 37 Ibid., p� 242� 38 Ibid., p� 244� DOI 10.2357/ OeC-2019-0014 58 Nicholas Serruys Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) À la fin du XXI e siècle, Yan Malter est un ancien écrivain de SF et thanatologue («-aventurier de l’après-vie-» 39 )� Son duplicata neuronal est «-encodé vivant dans la boîte noire du Mémogénic-» 40 , projeté à un siècle dans le futur� Vers la fin du XXII e siècle, Malter découvrira un univers qui ressemblera curieusement à un univers de sa propre invention, développé partiellement dans son œuvre Une nouvelle page- : il y est question d’un «- Centre de la Connaissance- » 41 dans «- l’Hôpital Mondial- » 42 à «- Simuli-Cité- » 43 , où des simuli-savants, projetés eux aussi depuis l’époque de Malter, se penchent sur les problèmes majeurs de l’humanité en s’appuyant sur la science de tout temps et de tout lieu dans le but affiché de déjouer l’entropie que l’avenir leur réserve� Mais, une vision d’ensemble des enjeux ne se dessine qu’à peine� Malter a donc disparu en 2094 à la suite d’une expérience thanatologique� Sa fille, Mira, est physiquement et virtuellement à sa poursuite en 2190, voire à un siècle de distance, «-surtout depuis qu’elle croit que son père communique avec elle par l’entremise du rêve-» 44 � Par ailleurs, on verra que Malter, projeté lui-même dans le futur sordide du XXII e siècle, croit également avoir participé à ce genre de communication, soit au cours d’un voyage thanatologique, soit par l’intermédiaire d’un personnage de sa fiction� Un moyen de parvenir à entrer en contact avec le thanatologue disparu, et, par-là, à le ressusciter depuis la boîte noire où sont numérisés en mémogènes ses connaissances et souvenirs, serait de pénétrer subrepticement dans son univers grâce à un «- mémoscaphe- » 45 et, une fois arrivé, d’assumer le rôle d’un des personnages du futur qu’il s’est créé, pour s’y inscrire sans qu’il s’en doute et le ramener à la réalité à son insu� C’est ce que Mira tentera de faire, en devenant Moïra, protagoniste des récits que lui racontait son père dans sa jeunesse� Voici donc un premier paradoxe qui problématise la trame- : l’existence du personnage Moïra constitue-t-elle la fabulation de Malter, inspirée de son expérience dans l’au-delà et transmise à sa jeune fille-? ou bien l’intégration future de Mira dans les mémogènes de Malter fera-t-elle naître le personnage dans l’esprit de son père-? Il s’agit là d’une initiative que la fille n’aurait pu 39 April, 1995, p� 4� 40 Ibid., p� 4� 41 Ibid., p� 19� 42 Ibid., p� 37� 43 Ibid., p� 45� 44 Ibid., quatrième de couverture� 45 On peut être «-en communication avec le Mémogénic par des implants cérébraux qui recueillent et diffusent les ondes mentales� Deux tubes (se) rattache(nt) au Mémogénic- : l’ombilical, conduisant à une valve placée dans le nombril, et le cérébral, branché à un sphincter sous la nuque-» (Ibid., p� 34)� DOI 10.2357/ OeC-2019-0014 59 « Où finit le réel ? Où commence le simulacre ? » Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) prendre, cependant, sans que son père lui décrive d’abord ledit personnage� C’est une mise en abyme, un paradoxe temporel où la causalité est difficile à déceler, si elle ne suit carrément aucune logique linéaire� Tentant de trancher entre les faits et le simulacre, Jan Tepernic (réanimateur et «-spécialiste des écrivains décédés-» 46 ), censément au service de Mira, la prévient-: «-Même s’il ressemble étrangement à notre réalité, le futur que ton père a visité dans ton rêve est un avenir inventé, transposé, venant tout droit de ses vieilles fictions-» 47 � Pour donner un sens à ce qu’on appellerait incertainement la «-réalité-» de Yan Malter, hypothétiquement réveillé du coma cent ans plus tard (en 2194), le protagoniste, tout comme le lectorat, se renseigne graduellement, par fragments parcellaires� Cela, selon la mémoire trouée du héros, selon ses observations et conjectures, ainsi que selon l’avis de différents personnages qui l’entourent� Chacun avançant sa vision discutable des choses, le tout aboutit en grande partie à un concours de complots où s’immiscent de nombreuses allusions intertextuelles et autoréférentielles� Finalement, à partir des visions éclatées du futur lointain se révèle une posthumanité constituée selon la mise en gélule de neurones qu’ingèreront les rats - seuls survivants de l’avenir en ruine écologique -, qui assimileront ainsi l’identité humaine� À l’auteur de boucler la boucle en expliquant la réalité de cet univers grâce aux jeux de mots de fiction, en élevant la figure au statut de fait et en jetant par là un éclairage nouveau sur l’appréciation des enjeux-: «-L’humanisation des rats est-elle une autre version du ratage de l’humanité-? -» 48 Pareillement, quant au sort de l’identité particulière de Malter, si la descendance est un prolongement de soi, sa fille fictionnalisée préfigure par son prénom la perspective-eschatologique-: Moïra (signifiant destin en grec) est homophone de Moi-Rat� En fin de compte, plusieurs questions s’imposent quant au sens à accorder à ce «- texte délibérément métafictionnel- » 49 , parmi lesquelles figurent les suivantes, que pose April/ Malter lui-même dans le roman-: «-Où finit le réel- ? Où commence le simulacre- ? - » 50 � L’auteur, le personnage et le lectorat, se prenant en quelque sorte pour scientifiques - en tant que créateurs et déchiffreurs de sens -, ne seraient-ils plutôt que des rats de laboratoire parcourant un labyrinthe dont la nature de la création dépasserait en fait l’entendement des cobayes-? Cette force surnaturelle immanente serait-elle la toute-puissance de l’imaginaire et de sa représentation par l’intermédiaire du discours symbolique-? Le défi de lecture de ce texte - de cet univers de 46 Ibid., p� 25� 47 Ibid., p� 27� 48 Ibid., p� 250� 49 Trudel, 1995, s� pag� 50 April, 1995, p� 140� DOI 10.2357/ OeC-2019-0014 60 Nicholas Serruys Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) fiction - est de tenter d’en comprendre la signification dans son ensemble, alors que, comme dans le monde empirique, il se révèle justement en grande partie inaccessible et donc insaisissable dans sa totalité-: «-tant de possibilités à explorer, tant de fausses pistes où se perdre-» 51 � Évènements et enjeux du récit : analyse de l’intratextualité Aux prises avec cet éclatement récurrent, les personnages des Voyages thanatologiques de Yan Malter sont donc justement à la recherche frénétique de données pour donner une cohérence à leur(s) univers, comme si l’on voulait rapiécer un casse-tête sans forcément être en possession de tous les morceaux, tout en composant avec des faux qui confondraient davantage l’énigme� Le rapport étroit entre le réel et le fictionnel est cependant renforcé sur plusieurs plans, un rapport que le lectorat prévenu saurait déceler� Par exemple, les dates évoquées dans le récit suivent de très près la biobibliographie science-fictionnelle réelle de Jean-Pierre April (projetée un siècle dans l’avenir)� Une de ses premières nouvelles, «- Une nouvelle page- » 52 , à laquelle j’ai fait pertinemment allusion ci-dessus, a paru vers la fin des années 1970, alors que les premières expériences de l’après-vie du personnage Yan Malter sont entamées en 2077 53 � À l’autre extrémité de son œuvre, ce qui représentait censément son dernier texte de SF - car, je l’ai constaté, April a officiellement démissionné du genre en 1990 54 , même s’il a récidivé à plusieurs reprises depuis -, le roman Les Voyages thanatologiques de Yan Malter, a paru en 1995, mais il avait été achevé en 1994: 2094 constitue une date névralgique dans la trame du récit, moment où le protagoniste serait parti définitivement en voyage thanatologique vers 2194� Il s’agit donc d’une sorte de mort littéraire auto-imposée en guise d’hommage à sa propre carrière, un dernier effort pour clore, sinon résoudre son corpus science-fictionnel� En faisant justement allusion à «- Une nouvelle page-» - rebaptisée «-Coma 70-» 55 en 1980 et qui constitue le texte fondateur du cycle Coma, dont le roman en question marque l’apogée, le héros des Voyages thanatologiques de Yan Malter déclare-: «-Ce thanatexte (Une nouvelle page) est resté inachevé… J’ai continué d’écrire toute ma vie pour tâcher de 51 Ibid., p� 185� 52 Jean-Pierre April, «-Une nouvelle page…-», Espace-Temps, 10 (1979), p� 9-17� 53 Pour information, la toute première nouvelle d’April s’intitule «-Emil Hitler-» (Requiem, 13 (1977), p�-9)� Je le souligne en raison de l’espèce de symétrie entre 1977 et 2077� 54 April, 1990, p� 79-80� 55 Jean-Pierre April, «-Coma 70-» dans April, 1980, p� 107-117� DOI 10.2357/ OeC-2019-0014 61 « Où finit le réel ? Où commence le simulacre ? » Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) mettre un terme à cette expérience� Je voulais tuer ce texte-! -» 56 Malter parle également des ouvrages réalisés dans les années 2080 sous le pseudonyme J�P� Palir-: La Machine à mort, Thanatotalité et La Mort électrique 57 , évoquant ainsi les véritables recueils La Machine à explorer la fiction 58 et TéléToTaliTé 59 , ainsi que le roman Le Nord électrique 60 , respectivement, de Jean-Pierre April� Plus tard, en 2091, il est également question de Nécrochocs (œuvre fictive inspirée manifestement du recueil réel Chocs baroques 61 )� Comme la biobibliographie d’April est ainsi projetée à un siècle dans l’avenir (de 1994 à 2094), l’auteur-protagoniste Yan Malter (Jean-Moi-Autre) est à son tour projeté à un siècle dans l’avenir, en 2194, où il témoigne de la chute du monde, sinon de la fiction� De tels redoublements et instants autoréférentiels parsèment le récit� Un constat métatextuel du protagoniste se révèle on ne peut plus révélateur quant au jeu de la fiction-: «-comme si ma seule réalité était réduite aux symboles- » 62 � C’est effectivement par l’intermédiaire de la figuration qu’il espère «-débouche(r) sur du concret-» 63 , constatant plus loin que «-(l)a fiction est un mensonge qui permet de dire la vérité-» 64 � André Carpentier a formulé élégamment cette dernière notion ainsi-: Si (la SF) fait apparemment éclater, par allégorie, des destinées possibles de l’humanité, menacée par son progrès et son opulence, c’est avant tout, même inconsciemment, pour proférer un discours plus lucide sur le présent� L’inconnu (l’hypothèse fictive) s’y étale, par distanciation, comme miroir déformant d’un monde empirique sur lequel la SF porte un regard étranger en s’apparentant à lui par le principe qui l’y oppose� La SF dévoile prioritairement ce dont elle semble se détourner 65 � Si je ne réussis pas à dévoiler moi-même cette vérité dissimulée à laquelle April et Carpentier font allusion, je pourrai au moins jeter un certain éclairage sur le sens de l’échafaudage des réalités virtuelles ou virtualités qui porte les personnages et le lectorat à se perdre cognitivement en se laissant mener dans les dédales non linéaires du récit� 56 April, 1995, p� 80� 57 Ibid., p� 72-73� 58 April, 1980� 59 April, 1984� 60 Jean-Pierre April, Le Nord électrique, Longueil, Le Préambule, 1985� 61 April, 1991� 62 April, 1995, p� 43� 63 Ibid., p� 95 64 Ibid., p� 213� 65 André Carpentier, «-Avant-propos-», dans André Carpentier (dir�), Dix nouvelles de science-fiction québécoise, Montréal, Quinze, 1985, p� 14� DOI 10.2357/ OeC-2019-0014 62 Nicholas Serruys Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) L’égarement du héros se multiplie au fil de son exploration de la «-citélectronique-» 66 , mais une certaine logique - selon laquelle la suspension de l’incrédulité et le fait de croire par engagement permettent d’accepter beaucoup de souplesse au niveau de la cohérence spatio-temporelle - sert à expliquer de façon intelligible la conjoncture� Malter s’interroge-: «-Question-: Simuli-Cité serait-elle une projection de mes souvenirs ou un lieu commun de l’imaginaire-? -» 67 � C’est-à-dire, s’agit-il des fantasmes particuliers de l’auteur, projetés en «-expériences-» futures, ou de l’actualisation des attentes diffuses de jadis, incarnées dans les spéculations des savants qui sauraient anticiper l’avenir selon l’extrapolation de leur présent- ? Quoiqu’il en soit, il y découvre de nombreux écarts par rapport à New York qu’il a «-imaginée dans Une nouvelle page-» 68 , son «-premier thanatexte-» 69 � L’idée de se trouver dans le «-brouillon-» 70 d’un récit, en fonction d’une logique de virtualités esquissées et intercalées, se matérialise selon une description de la ville qui évoque les tableaux de Maurits Cornelis Escher (artiste néerlandais, 1898-1972), où se voient notamment mises en scène des architectures impossibles, selon une illusion d’optique 71 -: (U)n dépotoir de ferraille, au milieu d’un amas inextricable de bâtiments inachevés� Car l’intérieur et l’extérieur de la ville se confondent dans un stupéfiant tohu-bohu� Des rues traversent des murs, des portes donnent sur le vide, des corridors débouchent sur d’autres corridors et des rubans routiers s’entremêlent comme des serpents de ciment� Je reconnais à peine les transtubes qui s’entortillent à travers les vestiges de quartiers que j’ai visités autrefois, dans cet autre 2190 qui date de 2090� Nous 66 April, 1995, p� 226� 67 Ibid., p� 173� 68 Ibid., p� 172� 69 Ibid., p� 171� 70 Ibid., p� 174� 71 Bon nombre des tableaux d’Escher se présentent comme mimétiquement cohérents au premier coup d’œil, mais, à force du regard, l’emplacement de certains objets dans l’espace se révèle impossible, des éléments structurels de l’arrière-fond rejoignant disproportionnellement des éléments de l’avant-plan, enchevêtrant les dimensions selon la perspective habituelle-: par exemple, une colonne dont la base éloignée rompt avec l’emplacement du sommet, qui soutient censément un poutre de support au premier plan, sur lequel est monté un pont dont le support est également assuré par une colonne dont la base au premier plan rompt avec l’emplacement du somment à l’arrière-plan, ou encore, d’autres composantes se connectent de travers grâce aux échelles tordues, des corridors et escaliers se présentent à sens vertical ou autre, rompant ainsi avec les lois naturelles et les règles de la construction architecturale selon le savoir empirique� Voir en particulier les lithographies Maison aux escaliers (1951), Relativité (1953), Montée et descente (1960) et Chute d’eau (1961)� DOI 10.2357/ OeC-2019-0014 63 « Où finit le réel ? Où commence le simulacre ? » Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) empruntons un trottoir roulant qui va comme des montagnes russes à travers des logements habités par des fantômes apathiques et peu convaincants� Les trottoirs sont bondés de citadins amorphes, circulant comme des produits de consommation alignés sur des convoyeurs� 72 Le trottoir roulant me fait glisser dans un long zoom avant tandis que nous pénétrons dans un édifice démesuré où terminaux, consoles, écrans et tableaux lumineux se répètent à l’infini 73 � La désorientation vertigineuse de Malter se transforme ainsi en sentiment de stabilité au fur et à mesure qu’il trouve des points de repère, telle l’anamorphose picturale 74 pour un spectateur, telle l’attribution de sens au contenu de ce roman pour le lectorat-: «-À mesure que je m’enfonce dans le corps de la cité, l’architecture devient plus cohérente� J’ai le vague sentiment d’avoir d’abord pénétré dans le brouillon d’une ville qui par la suite se serait conformée à l’image de mes souvenirs-» 75 � L’impossible se voit pareillement représenté chez Escher dans les images d’objets à la fois superposés et imbriqués, sans égard apparent pour les contraintes autrement imposées par les lois naturelles, telles les proportions, les dimensions relatives à la perspective dont on tiendrait compte dans une représentation mimétique� Parmi les effets que cette approche peut créer, il y a l’image de la mise en abyme 76 � C’est ainsi que les multiples trames alambiquées de la diégèse forment un chevauchement circulaire dans Les Voyages thanatologiques de Yan Malter- : les boîtes noires s’emboîtent dans le récit, selon la conclusion entropique (au sens de causal, chaotique), ne laissant qu’une infime trace de la présence de la conscience humaine qui y trouve refuge-: 72 April, 1995, p� 173-174� 73 Ibid., p� 175� 74 «-Dans les anamorphoses picturales, la représentation est conçue afin que la réalité du tableau se dévoile, une fois le point de vue adéquat trouvé� Dans de nombreux textes de SF, après une entrée dans le récit qui brouille tout repère, des éléments totalement étrangers à l’encyclopédie du lecteur sont présentés, mais parsemés, saupoudrés dans le texte, comme les indices dans les romans à énigme� Ils permettent de reconstruire un univers étranger, et de s’y retrouver, sans que celui-ci soit posé d’emblée […], ou exposé explicitement […]� Ces textes de SF construisent peu à peu, pour le lecteur, un point de vue cohérent sur le chaos initial déroutant, en l’obligeant cependant à participer par une lecture active à cette reconstruction- » (Roger Bozzetto, La Science-fiction, Paris, Armand Colin, 2007, p� 60)� 75 April, 1995, p� 174� 76 Par exemple, j’ai déjà évoqué l’ouroboros et les matriochkas� Un autre exemple serait l’image impossible d’un ognon dont le noyau engloberait la couche externe� DOI 10.2357/ OeC-2019-0014 64 Nicholas Serruys Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) Un seul espoir de survie s’offre aux derniers des rats humains-: puisque l’humani(t)é n’est bonne qu’en pensée, puisque toute forme de vie conduit à la mort, il faut enfermer la vie dans les mémogènes d’une boîte soigneusement scellée, pour garder ainsi des capsules d’humanité à l’état pur, dans un coffre noir abandonné par les pirates de l’Histoire parmi les ruines de la planète Dépotoir� Ainsi la post-humanité morte se donnerait-elle à lire à une éventuelle forme de vie future qui pourrait bien y ajouter une nouvelle page 77 � Cette évocation de la vie et de la mémoire d’une civilisation enfermées dans « une boîte soigneusement scellée-» en guise de capsule de temps rappelle la découverte d’un rat mort enfermé dans une boîte Mémogénic dans le laboratoire de Tepernic 78 , ainsi que la réanimation d’un autre rat et son branchement au conjoncteur diachronique 79 , qui lui aurait permis d’accéder au continuum� Ces deux phénomènes insolites-contribuent éventuellement au sens d’ensemble du récit- : le parcours circulaire que suit le lectorat à travers les lieux spatio-temporels de la diégèse se calque sur les voyages thanatologiques de Malter, ainsi que ses voyages virtuels subséquents, où il oscille à plusieurs reprises entre projections du futur et rebondissements vers le passé, se retrouvant finalement réincarné en un rat-; Malter pense avoir quitté provisoirement Simuli-Cité par un canal d’aération 80 , mais, transformé en rat, il serait abouti dans le laboratoire virtuel du faux Tepernic, sans hasard par une voie similaire, une «-grille d’aération-» 81 � Il s’agit ainsi d’une circulation continue selon une voie restreinte, se multipliant à l’infini dans une boucle de plus en plus resserrée vers le centre, tel un ouroboros - encore une fois, un serpent qui se mord la queue� C’est un mouvement d’altérité progressive entre les diverses zones virtuelles de l’univers simulé, la répétition créant des représentations de représentations qui se distancient progressivement de toute réalité sous-entendue, l’incarnation de l’hyperréalité baudrillardienne 82 -: la simulation de la simulation ad infinitum-; Mira le constate-: «-Toujours des versions de visions de fictions…-» 83 � Selon la logique du récit, donc, chaque passage du rat humanisé dans le circuit des transports virtuels contribuerait au rétrécissement perpétuel de la conscience humaine-: mise en abyme de mémogènes encapsulés progres- 77 April, 1995, p� 253� 78 Ibid., p� 91� 79 Ibid., p� 221-222� 80 Ibid., p� 167-168� 81 Ibid., p� 221� 82 Jean Baudrillard, «-Simulacres et science-fiction-», dans Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, Paris, Éditions Galilée, 1981, p� 179-188� 83 April, 1995, p� 34� DOI 10.2357/ OeC-2019-0014 65 « Où finit le réel ? Où commence le simulacre ? » Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) sivement en vaisseaux divers (corps humains, boîtes noires, gélules, rats), transportant les mémogènes à Simuli-Cité, et retournant au faux-labo par les tuyaux interdimensionnels où l’on s’immiscerait de nouveau dans une boîte noire pour repartir encore vers la citélectronique, et ainsi de suite� Cela, en diminution croissante, car, répétons-le, à force des passages on s’éloigne du réel, s’embrouillant en gagnant le centre de la mise en abyme-: il s’agit de boîtes emboîtées dans des boîtes, emboîtées dans des boîtes, et ainsi de suite� Conclusion Je me permets de reprendre finalement l’ensemble des propos pour donner un aperçu de leur logique� Dans l’anticipation qu’imagine et qu’expérimente Malter, la connaissance humaine serait emmagasinée en gélules neuronales qui seraient consommées par les citoyens de l’avenir qui souffriraient d’oubli et qui chercheraient ainsi à assurer la continuité de leur conscience� Inadaptés au milieu toxique qui serait le fruit de leur manque de considération pour l’écologie, les humains périraient et les gélules seraient ingérées par des rats mutants qui, grâce à leur adaptation aux poisons, se révèleraient plus aptes à survivre dans les conditions insalubres� Souffrant à leur tour de la maladie humaine («- le mal de penser- » 84 , l’avarice, la dépendance, et la destruction mutuellement assurée selon des conflits entre classes), on espèrerait sauver la connaissance ou la conscience humanimale en scellant les rats dans des boîtes noires� Les boîtes noires, cependant, seraient situées dans un laboratoire fantasmé dans une zone spatio-temporelle de Simuli-Cité, n’existant que dans l’imaginaire d’un auteur de SF qui croirait s’être projeté dans l’avenir, justement grâce au fait apparent d’être «-encodé vivant dans la boîte noire du Mémogénic-» 85 � Une certaine contamination mutuelle brouillerait la fiction et le «- réel- », de sorte que les spéculations les plus déchaînées sembleraient s’actualiser dans un futur relativement lointain et cette manifestation insolite rebondirait en quelque sorte sur le passé d’où proviendraient les spéculations, envahissant le raisonnement en présentant ainsi les effets comme influence incontournable sur les causes� Quant à la motivation de l’acteur principal, il veut fuir l’étourdissement provoqué par ces contraintes paradoxales (la structure incompréhensible du temps, de l’espace et de la vie)� Yan Malter cherche enfin à échapper à son sort de personnage de fiction, à prolonger sa conscience au-delà des limites imposées, tout comme Jean-Pierre April veut s’évader du milieu de SF� La 84 Ibid., p� 242� 85 Ibid., p� 4� DOI 10.2357/ OeC-2019-0014 66 Nicholas Serruys Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) crise existentielle mène à un certain appel au lectorat-: «-s’il existe quelque part des esprits qui ne soient pas trop catastrophés pour saisir le fil de ce cercle vicieux, qu’on me fasse signe pendant que j’ai encore les mémogènes relativement frais-» 86 � Ainsi, sur le plan métatextuel, une dernière boîte noire dans laquelle se trouverait la totalité de cette réalité est le livre lui-même- : il s’agit d’un prisme rectangulaire dont la reliure est noire et dont la couverture - sur laquelle figure un rat dans un paysage urbain futuriste en ruine - s’ouvre pour permettre la révélation d’un univers multiple dans lequel on immergerait, ouvrant le lectorat à d’autres réalités - pour la plupart néfastes -, telle la «-boîte de Pandore-» 87 , contenant les maux de l’humanité� 86 Ibid., p� 240� 87 Ibid., p� 6� DOI 10.2357/ OeC-2019-0014