Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.2357/OeC-2019-0017
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2019
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Futurité en francosphère: enjeux du fantastique et de la science-fiction
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2019
Isaac Joslin
(E)n ces temps de crise de sens d’une civilisation technicienne, offrir une perspective différente de la vie sociale, émanant d’autres univers mythologiques et empruntant au rêve commun de vie, d’équilibre, d’harmonie, de sens.
On attend toujours aujourd’hui ces propositions pour une Afrique qui devrait soit rejoindre le monde, soit proposer une alternative au monde.
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Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) Futurité en francosphère : enjeux du fantastique et de la science-fiction Isaac Joslin Arizona State University (E)n ces temps de crise de sens d’une civilisation technicienne, offrir une perspective différente de la vie sociale, émanant d’autres univers mythologiques et empruntant au rêve commun de vie, d’équilibre, d’harmonie, de sens 1 � On attend toujours aujourd’hui ces propositions pour une Afrique qui devrait soit rejoindre le monde, soit proposer une alternative au monde 2 � Afrofuturisme, pour une science à l’africaine Le 2 mai 2016, lors d’un colloque organisé par Alain Mabanckou au Collège de France autour du thème «- Penser et écrire l’Afrique aujourd’hui- », Achille Mbembe, dans son allocution intitulée «- Afropolitanisme et Afrofuturisme- », soulignait les différents axes et défis principaux des écritures africaines contemporaines� Selon lui, les objectifs de celles-ci consisteraient en une réhabilitation de l’Afrique afin de «-ramener à la vie ce qui avait été abandonné aux puissances de la négation, de la défiguration et du travestissement-» 3 � En effet, à partir de cette réanimation d’un espace rendu moribond par des siècles de discours racistes, xénophobes et néo-colonialistes, toute écriture ou réflexion sur l’Afrique auront donc pour but-: «-de ré-ouvrir l’accès aux gisements du futur, d’abord le futur de l’humanité, ce que Glissant appelait le tout-monde, mais surtout le futur de ceux et celles-là dont il était difficile de dire quelle était la part de l’humain et quel était celle de la chose, de l’objet (…) dans le but de contribuer à l’avènement d’un monde habitable- » 4 � Ainsi, d’après Mbembe, l’une des préoccupations principales du travail littéraire et intellectuel de l’Afrique doit consister en une réappro- 1 Felwine Saar, Afrotopia, Paris, Éditions Phillipe Rey, 2016, p� 14� 2 Jean-Pierre Bekolo, Africa For The Future-: Sortir un nouveau monde du cinéma, Dagan & Meyda, 2009, p� 121� 3 www�college-de-france�fr/ site/ alain-mabanckou/ symposium-2015-2016�htm 4 Ibid� DOI 10.2357/ OeC-2019-0017 102 Isaac Joslin Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) priation du droit de désigner les critères de vie future, non seulement pour l’Afrique et les Africains, mais pour le monde entier-; un monde qui se serait construit sur le refus de toute futurité africaine ou subalterne 5 � La science-fiction a été originellement considérée comme un genre littéraire occidental, car à la base il s’appuie sur un récit de progrès technologique issu de la révolution industrielle en Europe et invente donc des futurs selon ses propres critères culturels� L’avenir que projettent certains écrivains, à l’instar de Jules Verne et bien d’autres, est celui d’un supposé progrès technologique qui permettrait à l’humanité de surpasser les contraintes matérielles de la modernité afin d’accéder à d’autres mondes possibles, qu’il s’agisse de la lune, du centre de la terre, ou des profondeurs de l’esprit humain 6 � À ce propos, dans un article intitulé «- Africa as Science-Fiction- », Orlando Reade constate que «-the science-fiction genre as a Western imposition (…) imagines Africa from an alien perspective-» 7 � L’Afrique serait ainsi dans l’imaginaire occidental, depuis Rabelais, perçue comme appartenant à une autre réalité, celle de l’étrangeté, de l’exotisme et de la différence fondamentale, un autre espace à nommer et à inventer 8 � Achille Mbembe en fait, d’ailleurs, l’analyse profonde dans sa Critique de la raison nègre (2013), en expliquant que, «-Monde accablé de dureté, de violence et de dévastation, l’Afrique serait le simulacre d’une force obscure et aveugle, murée dans un temps en quelque sorte pré-éthique, voire prépolitique- » 9 , et qu’ «- en d’autres termes, l’Afrique n’existe qu’à partir d’une bibliothèque coloniale qui s’immisce et s’insinue partout…-» 10 � Si le concept de l’Afrique ainsi élaboré par Mbembe, et par Mudimbé dans The Idea of Africa-(1994), n’existe qu’à partir d’une fiction faite à l’occidentale, on peut s’attendre, donc, à ce que l’Afrique fasse d’elle-même sa propre fiction� Ce sont alors les fictions de 5 Ce concept est élaboré par Gyatri Spivak dans Can the Subaltern Speak-? où elle expose les biais culturels de la patriarchie occidentale dans l’articulation des normes culturelles mondiales� 6 Les mondes «-incompossibles-» selon Gilles Deleuze consistent en tous les mondes possibles qui, puisqu’ils représententdes contradictions inhérentes (le ciel est bleu, ou bien il est rouge), ne peuvent occuper le même plan spatio-temporel, d’où leur incompossibilité� L’un des constats de Gilles Deleuze, Le Pli, Paris, Éditions de Minuit, 1988 (p� 79), est qu’une démarche esthétique baroque fait paraître ces incompossiblités ensemble dans le même tableau� 7 https: / / africasacountry�com/ 2012/ 05/ africa-in-science-fiction� 8 Le héros gigantesque de Rabelais, Pantagruel (1532) est né en utopie, une région désignée géographiquement en Afrique� L’on pourrait de même citer The Heart of Darkness (1899) de Joseph Conrad, ou les carnets de voyage d’André Gide, Voyage au Congo (1927), chacun constituant une fiction de l’Afrique comme un autre monde dans le monde, idéologie justificatrice de la colonisation européenne� 9 Achille Mbembe, Critique de la raison nègre, Paris, Éditions la Découverte, 2013, p�-81� 10 Mbembe, 2013, p� 142� DOI 10.2357/ OeC-2019-0017 103 Futurité en francosphère : enjeux du fantastique et de la science-fiction Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) l’Afrique qui posent les bases de la futurité de l’Afrique� Dans son ouvrage Afrofuturism-: The World of Black Sci-fi and Fantasy Culture, Ytasha Womack cite la définition d’Ingrid LaFleur qui comprend l’Afrofuturisme comme, a way of imagining possible futures through a black cultural lens- » 11 , qui «- counteracts historical assumptions- » 12 , et «- inverts reality- » (16) 13 � À cet égard, l’Afrofuturisme tente de ré-imaginer un avenir à partir d’une reconstitution du passé afin de ranimer un présent qui soit une fiction de et pour soi au lieu d’une fiction de et pour l’autre� À titre d’exemple, Felwine Sarr écrit dans Afrotopia (2016)-: L’avenir est ce lieu qui n’existe pas encore, mais que l’on configure dans un espace mental� Pour les sociétés, il doit faire l’objet d’une pensé prospective� Aussi œuvre-t-on dans le temps pour le faire advenir� L’Afrotopos, est l’atopos de l’Afrique-: ce lieu non encore habité par cette Afrique qui vient 14 � La création de cette Afrique future se fait à travers les expressions artistiques qui promeuvent une vision inhérente du continent reconstruit sur les bases d’une pensée proprement africaine� Sarr continue, «-(l)e roman est l’un des lieux où l’existentiel africain contemporain s’est probablement le mieux exprimé - son être collectif et l’expérience singulière des destins individuels, mais aussi ses rêves et ses projections- » 15 � Dès lors, prenant comme point de départ cette citation, nous allons procéder à l’examen spécifique de ces projections futuristes au travers d’un certain nombre d’ouvrages fictifs qui s’inscrivent dans le projet de faire naître un nouveau monde par la force de l’imagination et de la représentation, avant d’en énoncer les lieux potentiellement critiques ou heuristiques� Dans son ouvrage autoréflexif, Giambatista Viko ou le viol du discours africain (1984), Georges Ngal dépeint un art et une science africains, reflets d’une société qui se veut mixte et multiple dans son état naturel� Roman de nature dialogique employant les pronoms personnels de la première et de la deuxième personne, Giambatista Viko se donne à lire comme une pièce de théâtre, donnant place ainsi à la pratique littéraire révolutionnaire dont rêve le narrateur, c’est-à-dire, «-Cette fécondation du roman par l’oralité-» 16 � La tension principale dans cet ouvrage provient précisément de la différence 11 Ytasha Womack, Afrofutirism-: The World of balck sci-fi and fantasy culture, Chicago, Lawrence Hill Books, 2013, p� 9� 12 Womack, 2013, p� 15 13 Ibid�, p� 16� 14 Saar, 2016, p� 133� 15 Ibid., p� 134� 16 M� a M� Ngal, Giambatista Viko ou le viol du discours africain, Paris, Hatier, 1984, p�-13� DOI 10.2357/ OeC-2019-0017 104 Isaac Joslin Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) épistémologique habitant le texte même - l’écart entre l’oral et l’écrit, le spontané et le fixe - qui évoque les paradoxes inhérents de la postcolonialité hétéroclite, de ce que Sarr appelle «-l’Afro-contemporanéité-» 17 � À titre d’exemple, le protagoniste doit lutter contre l’épaisseur d’un discours dominant qui privilégie certaines formes de savoir scientifiques, notamment écrites, à défaut de reconnaitre les valeurs inhérentes d’autres formes du savoir et d’expression venant des logiques orales des cultures indigènes de l’Afrique� Il explique, «-(j)e m’indigne et m’élève contre cette prétention de vouloir ériger aujourd’hui les mythes, les légendes, les contes africains en discours scientifiques-», cherchant plutôt à élaborer ce qu’il appelle, «-une pratique scientifique proprement africaine-» 18 � À travers le processus de création de ce «-texte hétérogène-» 19 , Ngal préfigure l’expression d’une épistémologie africaine conçue à partir de ses propres points de repères scientifiques� Il importe de noter ici, en outre, que la «- science- », venant de la racine latine scientia, signifie savoir ou expérience� Or, si le savoir et l’expérience sont nécessairement liés à une culture et à la langue qui en est le véhicule, il n’est donc pas étonnant, par conséquent, que l’univers de la science-fiction incarne les spécificités de ces discours scientifiques propres à son temps� Ainsi, une ouverture de la conception de l’Afrofuturisme aux littératures de l’Afrique francophone promettrait d’enrichir le champ du discours de la science-fiction et des genres futuristes ou spéculatifs en général� Bien qu’il y ait relativement peu d’ouvrages dans les littératures de l’Afrique francophone que l’on pourrait désigner spécifiquement comme appartenant au genre de la science-fiction dans sa conception occidentale 20 , il est possible d’identifier, toutefois, un nombre important d’œuvres que caractérise cette volonté spéculative d’imaginer d’autres mondes au-delà ou en-deçà de celui auquel on appartient� Thématiquement, il s’agit d’un point commun important avec les littératures mondiales ou littératures-mondes, car la résistance aux contraintes matérialistes des discours dominants en 17 Acceptant l’inhérente multiplicité des héritages indigènes et exogènes de l’Afrique,-Sarr constate que l’Afrocontemporanéité serait-: «… le refus de la cadence imposée de l’extérieur (…) prendre le temps de trier d’expérimenter, de cueillir soigneusement des fleurs provenant de différents jardins, d’en humer les fragrances et de construire sereinement son bouquet par son art de l’arrangement floral-», Sarr, 2016, p� 45� 18 Ngal, 1984, p� 52� 19 Ibid, p� 48� 20 Quelques exceptions notables sont la nouvelle d’Emmanuel Dongala, «- Jazz et vin de palme-», Jazz et vin de palme, Paris, Hatier, 1982-; et le film dystopique de Jean-Pierre Békolo, Les Saignantes (2005), aussi bien que son fameux Quartier Mozart (1992) qui mêle la science-fiction au mysticisme africain� DOI 10.2357/ OeC-2019-0017 105 Futurité en francosphère : enjeux du fantastique et de la science-fiction Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) est un élément fondamental 21 � On peut rapidement citer, par exemple, le roman d’Abdourahman Waberi, Aux États-Unis d’Afrique ou le film de Sylvestre Amoussou, Africa Paradis, qui tous deux projettent l’image d’un continent africain qui serait devenu une puissance mondiale dans un avenir dystopique 22 � Pourtant, lorsqu’on considère la science de manière plus inclusive dans le cadre théorique de l’Afrofuturisme, il s’avère que plusieurs nouvelles possibilités interprétatives soient possibles- ; c’est notamment le cas en ce qui concerne les dimensions fantastiques, les thèmes mystiques ou mythologiques qui se rapprochent, dans leurs fonctions narratives, à la science-fiction� En renversant les modes et modèles scientifiques de l’Occident, les littératures franco-africaines contribuent à l’annonce de tout un univers dynamique composé de sciences-fictions multiples renvoyant aux logiques orales, aux sensibilités esthétiques, à la conscience transcendantale, et à une temporalité asymétrique émanant directement d’un imaginaire culturel africain 23 � Griots afro-futuristes : ou qu’est-ce que la littérature africaine ? Avant de passer à une analyse des éléments sciencefictionnels dans La Carte d’identité de Jean-Marie Adiaffi, Le Royaume aveugle de Véronique Tadjo, et le roman 2084 de Boualem Sansal, examinons brièvement certaines particularités discursives d’une science-fiction à l’africaine comme La vie et demie de Sony Labou Tansi, «- cette fable qui voit demain avec des yeux d’aujourd’hui- »� 24 Ce roman joue, effectivement, sur la tension entre un 21 Voir, par exemple, Bill Ashcroft et� al� The Empire Writes Back-: Theory and Practice in Post-colonial Literatures, New York, Routledge, 2002, tout en notant la comparaison de ce titre avec celui du dernier film de la trilogie de George Lucas, Star Wars, The Empire Strikes Back� 22 Abdourahman Waberi, Aux États-Unis d’Afrique, Paris, Éditions Jean-Claude Lattès, 2006- ; Sylvestre Amoussou, Africa Paradis, (2006)� L’on pourrait également citer l’enjeu de la politique-fiction futuriste de B�B� Diop, Le Temps de Tamango, Paris, Éditions L’Harmattan, 1981-; ou l’entremêlement de subjectivités et de voix narratives chez Calixthe Beyala, Tu t’appelleras Tanga, Paris, Éditions Stock, 1988, et chez Were-were Liking, Elle sera de jaspe et de corail, Paris, L’Harmattan, 1993� 23 Voir, par exemple, l’argument de Handel Kashope Write qui postule que-: «-Certain African-centered advances in the fields of development studies, reappraisals of the place of indigenous African education, and literature studies reconceptualized as cultural studies can, in combination, create a discursive environment in which it is possible for literature studies as cultural studies to contribute significantly to the development process in Africa- »� (Handel Kashope Wright, A Prescience of African Cultural Studies-: The Future of Literature in Africa is Not What It Was, Peter Lang Publishing, Inc�-: New York, NY, 2004, p� 131)� 24 Sony Labou Tansi, La vie et demie, Éditions du Seuil, 1979, p� 10� DOI 10.2357/ OeC-2019-0017 106 Isaac Joslin Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) présent démuni et un futur possible-; et ce monde de demain qu’il préfigure en est un qui est dominé par la dictature, la violence, et la déshumanisation généralisée des protagonistes- : «- Mais on s’accroche à la guerre� La guerre c’est notre tic� Avant quand c’était la guerre de la paix, on se battait comme des hommes-; maintenant qu’on est entré dans la guerre pour la guerre, on se bat comme des bêtes sauvages� On se bat comme des choses- » 25 � Dans cet univers que l’on pourrait qualifier de post-humain, Sony invente dans son récit de petits espaces de survie (naturels et technologiques) où l’être humain, cherchant à fuir ce monde apocalyptique, peut toujours trouver refuge� L’importance du fantastique dans ce roman est indéniable, faisant l’objet de plusieurs critiques, mais une interprétation du fantastique comme science-fiction est, selon moi, innovatrice et peut être corroborée à travers plusieurs exemples� Tout d’abord, notons que, le haut-du-corps flottant du dissident Martial qui refuse de mourir est comparable à une puissance technologique ou spirituelle qui lui permet de se projeter comme un hologramme capable par la suite d’intervenir dans le monde des êtres humains� De même, l’on pourrait qualifier la période de gestation de 18 mois et 16 jours durant laquelle Chaïdana est enceinte de triplés, comme étant le fruit d’une manipulation médicinale extrêmement avancée techniquement, dépassant ainsi de loin les lois naturelles et les capacités scientifiques du jour 26 � Autre exemple, cette pierre dans une clairière dans la forêt qui contient les histoires secrètes des 39 civilisations pygmées et que l’on n’arrivera à déchiffrer que dans l’avenir, et ce, grâce à une invention technique 27 , ainsi que tout le savoir sacré de la forêt que le Pygmée Kapahacheu «-versait … dans la cervelle creuse de Chaïdana-» 28 � Finalement, citons les mouches que Jean Calcium réussit à inventer et qui possèdent la capacité de tuer un homme en quelques secondes après l’avoir piqué 29 � Après relecture, il est évident que ces éléments fantastico-scientifiques, que d’autres ont traité d’excès baroques, servent ultimement à prévenir l’humanité des dangers inhérents à la négation de la vie ou de ceux d’une vie factice et mensongère nourrie uniquement par l’artifice absolue des histoires fabriquées par les Guides� En outre, cette mise en rapport des avancées technologiques et des savoirs mystiques des anciennes civilisations indigènes des Pygmées dans La vie et demie illustre de maintes manières le concept ashanti de sankofa selon lequel il faut, «- se nourrir du passé pour mieux aller de l’avant- » 30 � 25 Tansi, 1979 p� 185� 26 Ibid., p� 74� 27 Ibid�, p� 89� 28 Ibid., p� 98� 29 Ibid�, p� 168� 30 Saar, 2016, p� 145� Voir mon article, Isaac Joslin, «-Sony Labou Tansi, pour une éco-critique équatoriale égalitaire-», Nouvelles Études Francophones 33, 1 (2018), p� 210-225� DOI 10.2357/ OeC-2019-0017 107 Futurité en francosphère : enjeux du fantastique et de la science-fiction Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) Ceci va dans le même sens qu’un article sur le rôle des fictions historiques dans les littératures africaines, et dans lequel l’auteur constate que «-Authors imagine new possibilities out of old configurations-; the past often proves as fecund as the futures that writers of speculative or science-fiction might imagine- » 31 � L’histoire africaine serait aussi riche de possibilités narratives que l’imaginaire futuriste-; il s’agit donc pour l’écrivain africain de vouloir exploiter cette richesse� Tel est pourtant le cas de l’œuvre de Jean-Marie Adiaffi, La carte d’identité, roman dans lequel le protagoniste, Mélédouman se trouve contrarié par l’écart profond entre les registres culturels, linguistiques, psychologiques, scientifiques, religieux et épistémologiques de son héritage Agni et ceux du gouvernement colonialiste ayant usurpé le droit de dicter la réalité dans son pays� Au milieu du récit, Mélédouman, torturé, aveuglé et emprisonné par ces autorités, subit une expérience sublime 32 � En transe, porté par le rythme de sa pensée, Mélédouman atteint un état de conscience qui le projette dans une nouvelle dimension, comme hors du temps� À ce moment précis, il devient maître de son destin-et de son identité-; une maîtrise signalée par l’adoption d’une nouvelle temporalité selon ses propres conditions� Puisque j’inaugure un temps nouveau, un nouveau calendrier� Le calendrier de mon identité� Le temps sacré de ma mémoire� Le temps sacré de mon identité perdue, volée, violée, durant mon sommeil� Le long sommeil de l’oubli, le long sommeil mortel-! 33 Ce passage marque le réveil qui met en marche sa quête surréelle de redécouverte de soi-; une redécouverte faite en compagnie de sa petite fille Ebah Ya, symbole des générations à venir et détentrice d’un miroir reflétant le monde en miniature� Ce nouvel état existentiel se donne à voir notamment dans le miroir magique d’Ebah Ya qui, lors de ce voyage à l’intérieur de son être, fonctionne comme un outil technologique permettant de traverser le temps et des espaces divers� En effet, la dimension «- science-fictionnelle-» de leur voyage commence avec une alternance entre le monde des vivants et celui des morts� C’est ce que suggère la description faite de Mélédouman 31 https: / / africasacountry�com/ 2017/ 04/ the-work-of-historical-fiction� 32 Le chapitre 7 constitue un interlude poétique signalant à la fois un moment de transition important pour l’intrigue et une rupture générique entre la prose et la poésie, entre l’écrit et l’oral, un changement discursif signalant aussi une interruption épistémique� Jean-Marie Adiaffi, La carte d’identité, Paris, Éditions Hatier International, 2002, p� 61-65� 33 Adiaffi, 2002 p� 68� DOI 10.2357/ OeC-2019-0017 108 Isaac Joslin Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) comparé à un «-cadavre ambulant-», ce qui suggère une sorte de zombification de l’existence 34 � La description d’un quartier où les maisons des concessions familiales ne sont que des toits sans murs ou des murs sans toits suspendus en l’air nous plonge de nouveau dans un monde au-delà du réel� Cette abstraction du réel démontre la fracturation d’une société dont les fondements et l’existence même ont été déstabilisés à l’instar de l’existence de Mélédouman, partagée entre deux mondes parallèles� Comme un fantôme ou un revenant, Mélédouman occupe un univers alternatif d’où il peut voir l’ancien monde s’effondrer au même moment où apparait un nouveau, un phénomène similaire à celui de la photographie fanée dans le film Back to the Future (1985), représentant la disparition d’une version de l’histoire et son remplacement par une autre� Au cimetière, alors qu’il tente de vérifier son inexistence, Mélédouman s’interroge sur la réalité elle-même, en tout cas telle qu’elle est vécue, la mettant en doute-: «-Les autres vivent-ils dans son monde qu’il pense réel et vivant, ou vivent-ils dans un autre monde qu’il ne sait plus baptiser, nommer-? -» 35 Cette remise en question de la nature du réel et de la vie fait donc éclater les bases de la réalité en impliquant la possibilité d’autres dimensions existentielles� Il est important de souligner, en outre, que cette suspension des réalités spatio-temporelles au début du récit, la présence de projections holographiques ou d’une machine anti-gravité, la quête incorporelle de Mélédouman, tous rappellent les éléments propres aux récits de science-fiction� C’est aussi le cas du miroir lourd qui ne pèse presque rien� La seule différence avec les récits de science-fiction occidentale est que dans ce roman les savoirs scientifiques et les notions d’identité et d’existence s’appuient sur d’autres bases culturelles� Cette dualité entre formes de savoir et formes d’expérience est illustrée lorsque Mélédouman se trouve confronté à un «- conflit de deux mondes, de deux puissances, de deux pouvoirs-» dans le contexte de la religion 36 � Sa sensibilité et les reflets du miroir lui permettent de percer les profondeurs de la conscience en dépit des artifices sociales� Mélédouman, en constatant que les icônes sacrées du premier ne se différentient guère des fétiches du dernier, synthétise le conflit dialogique entre les deux systèmes de croyance que sont celui du catholicisme et celui de l’animisme, par la réflexion suivante-: «-la question n’est pas de croire ou de ne pas croire� MAIS DE RESPECT OU DE MÉPRIS- » 37 � La clairvoyance engendrerait donc la capacité d’accepter une pluralité de croyances, de perspectives et d’expériences du monde, et 34 Ibid�, p� 71� 35 Ibid., p� 124� 36 Ibid�, p� 86� 37 Ibid�, p� 97� Emphase dans l’original� DOI 10.2357/ OeC-2019-0017 109 Futurité en francosphère : enjeux du fantastique et de la science-fiction Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) Mélédouman s’appliquera par la suite à interroger les valeurs concurrentes du système éducatif qui impose certains principes linguistiques, culturels, et scientifiques à défaut d’autres� Ainsi, tout en éclaircissant le double standard par lequel les systèmes de savoir ont été construits, il remarque, entre autre, qu’auparavant, «- L’école africaine était adaptée à la société africaine- » 38 � Face aux arguments éloquents de l’instituteur qui insiste que la langue française et les «- sciences- » qu’elle codifie telles que la biologie, la physique, la chimie, les mathématiques, contribuent au «- bien futur de l’Afrique- », Mélédouman répond en exaltant les atouts philosophiques des civilisations Ashanti, Mandingue et Congo� Il conclut que «-Si nous enterrons nos langues, dans le même cercueil, nous enfouissons à jamais nos valeurs culturelles- » 39 � Ce dernier exemple est particulièrement significatif si l’on tient compte du fait que la question des sciences africaines est fortement liée aux formes linguistiques et culturelles, celles-là mêmes qui ont été rendues invalides par la civilisation occidentale et sa construction d’une Afrique vidée de toute substance� Si nous voulons retrouver cette science, il faudra donc la récupérer dans les arts et dans les fictions qui en préservent les traces� Dans ce roman, la réalité étant mise en suspens, le pouvoir de nommer, celui de la création par l’énoncé, s’avère être le point de départ pour Mélédouman de reconstruire un monde sensible� Cette reconstruction a effectivement lieu lorsque Ebah Ya lui décrit ses traits physiques tels qu’ils paraissent dans les reflets du miroir� Cet outil (ou technologie) est d’autant plus fascinant qu’il lui permet de voir les inconsistances de cette «-hors-réalité- » extra-terrestre, de ce qui gît au-delà de la matérialité pure, et de confirmer que ce sont bien les êtres humains qui créent leur propre monde à travers l’acte performatif de nommer ce que l’on conçoit� Cela incite, d’ailleurs, Mélédouman à déclarer que-: «-Ce sont les autres qui sont la preuve de notre existence- » 40 � Cette conception de l’être en relation nous renverrait ici à la philosophie d’ubuntu qui insiste sur le fait que les liens sociaux sont à la base de l’existence et de la vie humaine-; un concept que Felwine Sarr résume ainsi-: «-je suis car nous sommes-» 41 � Le pouvoir de la parole, l’acte énonciateur de la petite Ebah Ya, aidée de son miroir, opère comme une transfusion sanguine aboutissant à la renaissance de Mélédouman, en lui donnant vie� Un acte vital grâce auquel il cherchera à reconstituer le monde qui l’entoure, quand ils rejoignent la commune de Bettié, une ville en ruine qui a perdu de sa grandeur� Ayant retrouvé son identité individuelle, comprise comme intimement liée à sa fonction au sein du groupe, Mélédouman 38 Ibid�, p� 101� 39 Ibid�, p� 106-107� 40 Ibid�, p� 128� 41 Sarr, 2016, p� 96� DOI 10.2357/ OeC-2019-0017 110 Isaac Joslin Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) participe alors à un rite où «-tout est mis en œuvre pour ressusciter le passé, ranimer la mémoire collective- » 42 � Par le biais de la danse rythmique et animée de ce rite, Mélédouman réussit à récupérer les anciennes sciences perdues de ces ancêtres-: En effet, si l’on considère la science non dans sa méthode, mais dans ses résultats, elle a dépassé l’imagination la plus folle du magicien-; la science dans ses résultats est plus magique que la magie-: une magie qui prouve, une magie à preuves, voici la grande différence 43 � À travers cette réalisation, le statut du discours dominant qui, jusqu’alors, différenciait la science de la superstition selon ses propres critères évaluatifs est remis en question� Le fait de qualifier les résultats de la science comme de la magie impliquerait donc, à l’opposé, que les résultats des pratiques magiques auraient elles aussi une valeur scientifique� En effet, Adiaffi semble avancer l’idée que l’efficacité scientifique réside principalement dans sa capacité à produire des résultats� Alors si certaines pratiques indigènes, telles que la danse, le rite, la création artistique, l’acte de nommer - tous véhiculés par le langage - contribuent positivement au bien-être de l’individu et de la société collective, il faudrait que l’on considère ces preuves scientifiques comme les manifestations d’autres formes de savoir, voire la preuve d’une épistémè africaine� La manière dont Mélédouman récupère son identité, par exemple, en se nommant Liberté Libération, fils de Justice et de Dignité, né de «- Création - Invention - Découverte- », et ayant l’âge de «- Science-Lumière-», reflète une fonction épistémique de l’oralité qui s’avère plus efficace que celle d’un morceau de papier contenant, par exemple, une photographie et des informations banales 44 � Tout comme avec le contraste entre la magie et la science, la disjonction entre son identité juridique imposée de l’extérieur et l’identité corporelle dont il se réclame, creuse un écart entre les deux niveaux de réalité qui s’appuient sur des bases linguistiques et culturelles différentes� En lisant ce roman au travers du prisme scientifique, technologique et culturel - lecture à laquelle nous invite le voyage fantastique de Mélédouman qui nous fait découvrir les savoirs et expériences scientifiques des cultures indigènes - nous jetons les bases d’une interprétation en faveur du classement de cette œuvre en tant qu’œuvre de science-fiction «-à l’africaine-»� La prise de conscience esthético-linguistique de Médélouman en ce qui concerne la force créatrice des arts africains lui permet de dépasser les 42 Ibid�, p� 138� 43 Ibid�, p� 141� 44 Ibid�, p� 146-147� DOI 10.2357/ OeC-2019-0017 111 Futurité en francosphère : enjeux du fantastique et de la science-fiction Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) contraintes de ladite réalité coloniale dans laquelle il évolue en reconstituant le rapport essentiellement culturel entre l’être et le monde 45 � Le Royaume aveugle : l’utopie jumelée Afin de mieux illustrer cette idée d’une science-fiction qui se construit à l’africaine, il est utile de considérer l'œuvre de l’écrivaine ivoirienne, Véronique Tadjo, et en particulier son roman Le royaume aveugle (1990) qui examine les thèmes de la xénophobie et d’une rencontre entre deux mondes de façon allégorique� Tadjo représente, en effet, une société divisée après l’arrivée d’une race invincible «- venant d’au-delà les montagnes- » dont la puissance et la supériorité sont sans égale leur permet d’instaurer le royaume dit «- des Aveugles- » sur la terre 46 � Allégorie de la colonisation européenne en Afrique, Le royaume aveugle invite aussi une réflexion sur les excès d’un régime postcolonial qui vit en décadence aux dépens du petit peuple rongé par la pauvreté 47 � Semblable à la nouvelle «- Jazz et vin de palme- » d’Emmanuel Dongala dans laquelle l’arrivée d’une race extra-terrestre sème la destruction et la terreur- ; 48 nous proposerons une lecture de Le royaume 45 Nous voyons de proches parallèles entre cette perspective et celle que propose Gayatri Spivak dans son ouvrage, An Aesthetic Education in the Era of Globalization, Cambridge, Harvard University Press, 2012, dans lequel elle propose une «- Imperative to Re-imagine the Planet- », en constatant que- : «- Re-constellating the responsibility-thinking of precapitalist societies into the abstractions of the democratic structures of civil society, to use the planetary - if such a thing can be used-! - to control globalization interruptively, to locate the imperative in the indefinite radical alterity of the other space of a planet to deflect the rational imperative of capitalist globalization-: to displace dialogics into this set of contradictions-», Spivak� p� 348� 46 Véronique Tadjo, Le royaume aveugle, Paris, L’Harmattan, 1990, p� 12� 47 L’on peut également lire cette allégorie comme une prémonition de la xénophobie qui, nourrie par le concept réfractaire de l’«- Ivoirité- », avait contribué aux évènements du conflit ivoirien de la décennie dernière où une division générique (ayant des bases à la fois politiques, économiques, ethniques et religieuses, entre autres) s’était établie entre les populations provenant des régions du Nord et du Sud� De manière assez prophétique, les deux solutions possibles que propose Karim, «-ou le royaume se régénère, ou il brûle-», semble avoir prédit la catastrophe qui éclatera sous la pression d’inégalités trop longtemps supportées� Tadjo 1990, p� 58-59� 48 Dans cette histoire, une race d’extra-terrestres bleus descend sur les villes de Brazzaville et de Kinshasa et s’étendent par la suite aussi loin que Tenkodogo et Tombouctou� Face à ce défi, le monde s’unit autour du breuvage de vin de palme et du Jazz, figuré par le saxophone de John Coltrane en particulier, ce qui fait disparaître les extraterrestres et instaure la paix à travers toute l’humanité� Emmanuel Dongala� «-Jazz et vin de Palme-», Jazz et vin de Palme, Paris, Hatier, 1982, p� 116-125� DOI 10.2357/ OeC-2019-0017 112 Isaac Joslin Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) aveugle à partir des théories afrofuturistes de Sarr et Mbembe afin de déceler les éléments du récit qui pourraient contribuer à une interprétation sciencefictionnelle de l’ouvrage� Tout comme le fait Adiaffi dans son roman, Tadjo crée l’image d’un monde coupé en deux et se sert de la métaphore de la chauve-souris pour représenter la nature impitoyable et monstrueuse des Aveugles-: «-Ces bêtes se multipliaient à un rythme incontrôlé� Elles colonisaient ainsi tous les arbres de la ville et chassaient les moineaux qui fuyaient petit à petit vers le Nord- » 49 � Ce conflit entre les chauves-souris qui chassent les moineaux n’est que le symbole du conflit entre les Aveugles et les Autres� Lorsque les Aveugles vivent dans le luxe aux alentours du palais du roi, un monde languissant accueille les Autres qui habitent les taudis-et qui, «-étaient les seuls à parcourir la ville à pied, (ils) toussaient, crachaient étouffaient-» 50 � La ségrégation interou intra-culturelle entre les Aveugles et les Autres prend corps dans les deux personnages de Karim et Akissi� Akissi est la fille du Roi Ato IV, le grand chef des Aveugles, et elle tombe amoureuse de Karim, le nouveau secrétaire du roi, dont le lecteur apprend plus tard, qu’il est un de ces Autres, provenant du Grand Nord et qui avait décidé «-de fuir les taudis, de tout laisser derrière eux pour aller vivre parmi les Aveugles-» 51 � Qu’il s’agisse d’une élite coloniale ou néo-coloniale, ce qui est clair est que les Aveugles se dissocient des Autres sur la base de certains préjugés raciaux, ethniques, ou au minimum socio-économiques� La conséquence de tels préjugés est de devoir habiter une ville inhumaine où les éléments de la nature disparaissent, étant devenus «-de simples abstractions qui n’évoquaient aucune image dans leur imagination morte- » 52 � Dans un tel contexte, Karim parvient à survivre en menant une «-double vie-»-: collaborateur avec le régime des Aveugles, il s’associe clandestinement avec les habitants des taudis où il nourrit son rêve d’un «- royaume où ne régneraient ni palais ni taudis- » 53 � Incarnant donc la critique d’un monde manichéiste, tel que celle faite par Fanon dans Les damnés de la terre (1961), le personnage de Karim est partagé entre deux mondes et deux modes de vie distincts-: celui du palais des Aveugles et celui de son âme, «-(l)e fils de la poussière et du sol rouge, le protégé des génies du vent sec- » 54 � Ce contraste entre la matérialité abstraite imposée par la civilisation des Aveugles et un état naturel animant la conscience liée à la terre illustre encore une fois la double conscience de Karim� 49 Tadjo, 1990, p� 14� 50 Ibid�, p� 27� 51 Ibid�, p� 30� 52 Ibid�, p� 27� 53 Ibid�, p� 41-42� 54 Ibid�, p� 41� DOI 10.2357/ OeC-2019-0017 113 Futurité en francosphère : enjeux du fantastique et de la science-fiction Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) Quand sa situation précaire s’aggrave, Karim exige qu’Akissi s’enfuie pour se réfugier dans le Nord du pays chez sa grand-mère� C’est dans la troisième partie du roman où, lors d’un rite du Masque, elle retrouve sa vision et devient, elle aussi, à sa manière, consciente de cet autre monde� Celle qui n’avait «-que l’expérience du palais-» 55 vient à connaître le monde de l’extérieur et le monde de l’au-delà, représenté par le Masque, ce qui lui donne «-un regard perçant et une raison lucide-» 56 � Cette transformation de la conscience que subit Akissi à travers ce rite fonctionne de manière analogique à l’éveil de Mélédouman dans La carte d’identité, dans la mesure où cela se fonde sur des pratiques incorporant des sciences indigènes� Celui qui est responsable de l’initiation d’Akissi, «-(l)e vieillard aux mains-porteuses-d’énergie-», possède également le «- pouvoir-souverain-et-à-la langue-de-terre- » 57 � L’enjeu de la parole et d’un enracinement dans la nature terrestre par l’intermédiaire du corps humain constitue le remède pour l’aveuglement d’Akissi 58 � À partir de ce moment, elle comprend son rôle dans le monde, celui d’une union avec Karim qui «-sera sorcellerie et miracle-»� 59 De retour à la ville, Akissi trouve Karim dans une cellule de prison au palais, et quand il y meurt, c’est Akissi seule qui détient le futur entre ses mains (ou plus précisément dans son ventre) car, «-Karim avait planté la vie en elle� De cette vie naîtrait peut-être l’espoir-» 60 � Pourtant, elle se demande comment l’enfant naîtra pour ne pas être à son tour aveugle, cloîtré «-entre les quatre murs de sa prison dorée-» 61 � En dépeignant un monde fictif dans lequel règne une opposition fondamentale à l’intégration et l’égalité, ce qui incite à son tour de diverses formes de résistance, Le royaume aveugle met en scène un schisme entre une race dominante et inhumaine de chauve-souris aveugles, et une autre dominée mais toujours résistante, celle de l’humanité au large� Le palais des Aveugles, qui a la forme d’une chauve-souris et inclut, «-des radars (qui) surveillaient le royaume et captaient toutes les ondes qui traversaient le territoire- » 62 représente une artificialité venant d’ailleurs, hors de ce monde, au caractère froid et inhumain� Cette autre «- réalité- » extraterrestre se contraste avec l’amour transcendantal qui se forme entre Karim et Akissi au-delà des contraintes matérielles et qui est issu d’une clair- 55 Ibid�, p� 35� 56 Ibid�, p� 93� 57 Ibid�, p� 92� 58 Ceci est renforcé lorsque, «- l’homme sorcier-aux-mains-d’argile- » explique que «- (n)os pouvoirs sont souterrains comme les racines des plus grands arbres� Ils se nourrissent de la chair de la terre et tirent leur puissance de son sang-», Tadjo, 1990, p�-94� 59 Ibid�, p� 95� 60 Ibid�, p� 136� 61 Ibid�, p� 136-137� 62 Ibid�, p� 13� DOI 10.2357/ OeC-2019-0017 114 Isaac Joslin Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) voyance mystique, enracinée dans la terre et les traditions anciennes des sciences africaines� En refusant d’adhérer aux limites de l’aveuglement, tout comme le fait Mélédouman dans La Carte d’identité, Karim et Akissi en se livrant à leur pleine humanité, réussissent à préserver le potentiel d’une génération à venir et sa capacité à rebâtir une société sur les principes de partage, de respect et de convivialité afin de vaincre l’injustice des Aveugles� Ainsi, le roman de Tadjo se termine sur un ton d’espoir quand Akissi accouche d’un garçon et d’une fille, symboles vivants d’une nouvelle vie et d’un nouveau monde à venir 63 � Dystopies totalitaires : La fin du monde Tout comme la dictature des Aveugles chez Véronique Tadjo, le roman 2084, La fin du monde, de l’écrivain algérien Boualem Sansal, met en scène une version parodique de l’univers totalitaire et dystopique orwellien 64 , en imaginant une théocratie autoritaire à Abistan, un pays dirigé par les agents de l’Abigouv (dont le siège se situe dans une énorme pyramide)� En Abistan, les croyants suivent à la lettre la loi qui a été transmise à Abi, le fidèle délégué de Yölah, et préservée dans le livre sacré du Gkabul� Il s’agit d’un véritable conditionnement du social qui engendre, tout comme dans les romans d’Adiaffi et de Tadjo, une populace déshumanisée de zombis dociles et obéissants, menant des vies insensées sous la terreur et la surveillance incessante de l’Appareil� Dans ces trois cas, on peut relier l’imposition d’une structure gouvernementale étrangère, voire extra-terrestre, c’est-à-dire en dehors ou au-delà des lois naturelles et humaines de la planète Terre, à un processus d’ingénierie sociale décrit par le comité invisible dans les termes suivants dans leur ouvrage Gouverner par le chaos-: L’ingénierie sociale se donne ainsi pour objectif de rendre tolérable, et même désirable, une involution civilisationnelle profondément morbide et la parant de tous les traits du rajeunissement perpétuel, donc apparemment de la vitalité et de l’avenir, avec, pour visée ultime, la «-foetalisation-» de l’humanité au moyen de son insertion dans un environnement social conçu à l’image d’un immense utérus artificiel, c’est-à-dire dénué de frontières et de contradictions 65 � 63 Ibid�, p� 143� 64 Boualem Sansal, 2084, La fin du monde, Paris, Gallimard, 2015� La référence au livre d’Orwell est faite explicitement à la page 137, et encore à la page 290� 65 Max Milo, Gouverner par le chaos, Paris, 2014, p� 53� DOI 10.2357/ OeC-2019-0017 115 Futurité en francosphère : enjeux du fantastique et de la science-fiction Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) Le texte de Sansal représente à divers degrés l’apogée d’une telle ingénierie sociale où l’être humain est réduit aux «-manifestations honteuses de la mécanique humaine- », et où «- (t)out était bien réglé et finement filtré, il ne pouvait rien advenir hors la volonté expresse de l’Appareil-» 66 � Dans ce contexte, tout est réglementé pour préserver une mainmise sur les communautés humaines par l’imposition d’une artificialité qui confond l’activité et la vie� Un exemple fort pertinent pour corroborer ceci se trouve dans la description que fait Sansal du fonctionnement social en Abistan-: Le système touffu des restrictions et des interdits, la propagande, les prêches, les obligations culturelles, l’enchaînement rapide des cérémonies, les initiatives personnelles à déployer qui comptaient tant dans la notation et l’octroi des privilèges, tout cela additionné avait créé un esprit particulier chez les Abistani, perpétuellement affairés autour d’une cause dont ils ne savaient pas la première lettre 67 � Dans un tel état de diminution des sens, c’est la répression totale et le chaos irraisonné qui règnent, car il n’y a point de repères dans un contexte social où «- l’Histoire n’existe pas- » 68 , et «- la Guerre sainte- » perpétuelle, tout comme les «-périlleux pèlerinages-» visent le même objectif-: celui de «- transformer d’inutiles et misérables croyants en glorieux et profitables martyrs-» 69 � Dans cette économie de la mort qui domine toutes les formes et fonctions de l’existence, Ati s’éveille et cherche en dehors de ces limites prescrites- : «- Qu’est-ce que la frontière, bon sang, qu’y a-t-il de l’autre côté- ? - » 70 Par hasard ou par l’intervention subtile des agents de l’Abigouv (rien n’est certain), Ati retrouve un collègue du bureau au nom de Koa, ancien professeur de l’abilang, une langue, «-qui à sa naissance artificielle se voulait une langue militaire, conçue pour inculquer la rigidité, la concision, l’obéissance et l’amour de la mort- » 71 � L’on voit de manière claire, le fonctionnement de l’Appareil qui nie l’existence de toute réalité, sauf celle qu’il crée constamment par son contrôle des moyens de communication� Pourtant, Ati et Koa découvrent qu’il demeure, à l’intérieur de ce pays moribond et sans frontières, des zones marginaux où l’humanité perdure en quelque sorte-: «-les 66 Sansal, 2015, p� 16-17� 67 Ibid�, p� 29� 68 Un exemple de l’effacement de l’histoire est raconté d’un village mort sur lequel tombent des pèlerins égarés et qui se fait récupérer par le système qui en fait un lieu saint, Sansal, 2015, p� 148-149� 69 Ibid�, p� 29� 70 Ibid�, p� 45� 71 Ibid�, p� 244� DOI 10.2357/ OeC-2019-0017 116 Isaac Joslin Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) banlieues dévastées où régnait encore un peu de pauvre liberté, trop petite pour être efficace, or il en faut beaucoup pour s’attaquer à des secrets sur lesquels reposent des empires inébranlables-» 72 � Ati et Koa découvrent dans ces ghettos une résistance latente, menée par un certain Balis, et où se répand le slogan de résistance «-Mort à Bigaye-», et «-Abi = Bia-» 73 � Après une longue quête de recherche des vérités supprimées par l’Appareil, isolé et bouleversé par les frénésies de son trajet qui le mène au plus hauts niveaux d’une soi-disant résistance qui ne serait peut-être qu’une illusion générée par l’Abigouv, Ati conclut que, «-Cette vie dans ce monde est finie pour moi, je veux, j’espère en commencer une autre de l’autre côté-» 74 � Bien qu’il ait été rassuré par Toz, un personnage complice, qu’il n’y ait aucune chance que la Frontière existe car, «- il n’y a que l’Abistan sur terre…- » 75 , voulant s’en sortir et cherchant à franchir la frontière qui permettrait de redonner un sens d’humanité à la vie, Ati trouve la ligne de fuite dans le musée de la nostalgie entretenu par Toz en 2084� Ce dernier y aura préservé les objets du vingtième siècle qui recèlent les secrets d’antan et qui permettent de poser la question-essentielle «-Qui étions-nous-? -(…) Le Gkabul ayant colonisé le présent pour tous les siècles à venir, c’est dans le passé, avant son avènement, qu’on pouvait lui échapper-» 76 � Il n’y a aucun moyen de se délivrer de la matrice artificielle que créent les sociétés extraterrestres� Bien que l’on puisse interpréter ce texte comme une simple critique des discours fanatiques religieux que symbolise la phrase «- Yölah est grand et Abi est son fidèle Délégué-» 77 , cette incarnation particulière de Big Brother incite implicitement à une critique de tout discours dominant, qu’il soit politique, économique, social, culturel ou même scientifique� En s’appuyant sur le modèle orwellien critiquant la mondialisation, la monoculture et le monolinguisme, 2084 insiste davantage sur les petits coins de liberté, cachée mais persistante, dans lesquels demeurent la diversité, la différence et des formes variées de mondialité� Ce contraste est élucidé par la citation suivante- : «- Mais voilà, il y a culture et culture, celle qui additionne des connaissances et celle, plus courante, qui additionne des carences- » 78 � Cet additionnement des savoirs et des connaissances est ce qui réside au sein d’une philosophie et d’une science africaines, comme le constate Felwine 72 Ibid�, p� 119� 73 Ibid�, p� 132-133� Ces slogans représentent des formes de résistance langagière, telles que le verlan qui se forme par des renversements des syllabes et qui fait partie de la culture des banlieues françaises� 74 Ibid�, p� 313� 75 Ibid�, p� 310� 76 Ibid�, p� 300-301� 77 Ibid�, p� 18� 78 Ibid�, p� 187� DOI 10.2357/ OeC-2019-0017 117 Futurité en francosphère : enjeux du fantastique et de la science-fiction Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) Sarr dans son ouvrage Afrotopia- : «-Cette Afrique qui est et qui advient est protéiforme� Sa raison est plurielle-» 79 � Et c’est justement cette pluralité de perspectives qui permettrait d’élucider la science-fiction des récits africains qui tentent de ranimer la mémoire collective des autres «-sciences-» possibles dans un monde multiple et hétérogène 80 Conclusion : les francosphères de l’avenir Dans Mal d’archive, Derrida nous décrit la pulsion de s’ancrer dans le temps à travers le concept de l’archive, une manière de s’inscrire dans une certaine temporalité par la création d’un récit imaginaire auquel on s’identifie� En ce qui concerne la construction d’archives, il s’agirait donc d’une invention de soi par des liens explicitement tissés entre des faits dispersés mais accordés par le statut d’objectivité continue et quasi-homogène� Derrida précise que l’archive n’est pas strictement question du passé, mais bien au contraire que-: «-C’est une question d’avenir, la question de l’avenir même, la question d’une réponse, d’une promesse et d’une responsabilité pour demain� L’archive, si nous voulons savoir ce que cela aura voulu dire, nous ne le saurons que dans le temps à venir- » 81 � À partir de ce constat, je vois l’équivalent de ce fameux dicton anglais selon lequel «-hindsight is 20/ 20-», ce qui veut dire plus ou moins qu’on voit clair les évènements passés qui ne se seraient pas nécessairement révélés au moment même de leur actualisation� En d’autres termes, l’archive que nous créons à tout instant - Bekolo emploie le terme «-narrative-» 82 - ne peut se concevoir qu’après-coup, lorsqu’on aura revu l’expérience dans un contexte temporel plus éloigné� Le temps en spirale avance et recule, et puisque limité par la corporalité et 79 Sarr, 2016, p� 41� 80 Jean-Godefroy Bidima dans son ouvrage La philosophie négro-africaine, Paris, PUF, 1995 exprime également la pluralité inhérente de l’Africanité qu’il conçoit en proposant- : «- La multiplicité des scansions des philosophies africaines doit être évaluée non comme un excès, mais comme le lieu du manque, fleuron en germination qui, dans ses exubérances, dictions, et scriptions se veut le champ où tous les possibles s’essayent tour à tour, se provoquent, s’annulent et recommencent-», Bidima, 1995, p� 3-4� 81 Jacques Derrida, Mal d’archive, Paris, Éditions Galilée, 1995, p� 60� 82 Dans son livre, Africa for the Future-: Sortir un nouveau monde du cinéma, Paris, Dagan & Medya, 2009, Jean-Pierre Bekolo exploite le concept des narratives de manière innovatrice en expliquant que celles-ci composent le contenu primaire de la conscience humaine qui se communiquent par un langage universel qu’il désigne «-le mentalais-»-: «-le mentalais, cette langue qui raconte des histoires - narratives - concoctées pour nous améliorer, pour nous soigner de nos traumatismes, de nos malheurs, de nos sécheresses-», Bekolo, 2009, p� 25-26� DOI 10.2357/ OeC-2019-0017 118 Isaac Joslin Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) par les dimensions spatio-temporelles existantes� Le futur demeure ainsi le lieu révélateur du sens et des significations qui se produisent au(x) temps présent(s)� Dans le contexte des francosphères émergentes, il paraît que la question se pose de manière plus urgente� Depuis plusieurs années, nous nous sommes livrés à un «-narrative-» de «-Africa Rising-» qui projette le continent africain comme le lieu de croissance économique, technologique et démographique de l’avenir� Lorsqu’on considère que maints écrivains provenant de l’Afrique auront déjà exprimé leur condition à venir par les récits visant la futurité du présent, on pourra proposer que les récits futuristes imprègnent la littérature francophone de manière intrinsèque� En explorant les démarches esthétiques, thématiques, linguistiques des productions culturelles de la francosphère - y compris les œuvres littéraires, cinématiques, visuels, et numériques - cela permettrait d’envisager la futurité différemment de celle qui aura été imposée par l’occident� Selon Felwine Sarr-: La capacité à se réapproprier son futur et à inventer ses propres téléologies, à ordonner ses valeurs, à trouver un équilibre harmonieux entre les différentes dimensions de l’existence, dépendra de la capacité des cultures africaines à concevoir comme des projets assumant le présent et l’avenir et ayant pour but de promouvoir la liberté dans toutes ses expressions 83 � En commençant avec une revalorisation d’autres modes de sciences et de savoirs africains, en en considérant l’expression fictive qui renvoie à ces autres univers d’expérience, l’on pourrait peut-être poser les bases de cette société à venir� 83 Sarr, 2016, p� 87� DOI 10.2357/ OeC-2019-0017