Oeuvres et Critiques
oec
0338-1900
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Narr Verlag Tübingen
10.2357/OeC-2019-0018
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Visions de l’anthropocène dans le cinéma belge contemporain
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Jason Hartford
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Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) Visions de l’anthropocène dans le cinéma belge contemporain Jason Hartford University of Dundee Suite à la croissance de l’inquiétude quant à notre impact humain sur la biosphère, force est, dans le domaine des humanités, de repenser l’anthropocène� Selon le géographe Franklin Ginn 1 , le but de cette conception est d’explorer la politique culturelle de notre sensibilisation à la Terre� L’idée de l’anthropocène se popularise à l’heure actuelle dans les études cinématiques, comme moyen d’explorer, d’analyser des films qui mettent en valeur des phénomènes tels que l’extinction de masse, l’effet de serre, l’apocalypse technologique, et le space junk 2 � Nous proposons ici de contextualiser l’anthropocène dans son milieu cinématique par excellence, en Belgique, en nous penchant particulièrement sur la comédie à grand succès de 2015- : Le Tout Nouveau Testament de Jaco van Dormael 3 � Cette approche vise à prouver l’anthropocène comme cadre analytique pour les films non-qualifiables comme ‘anthropocènéma’ grand-guignolesque, quitte à explorer la Belgique comme espace culturel à haute anthropogénéité� Nous proposons donc d’aborder la difficulté humaine de prendre plein compte de l’anthropocène en étudiant des expressions d’une culture dans laquelle cette condition socio-écologique s’est intégrée d’une manière particulièrement compréhensive� Convenons d’abord que la Belgique présente un paysage urbanisé, voire manufacturé� Ce fait se reflète partout dans la production culturelle, depuis les fictions classiques nationalistes et industrielles du XIX e siècle jusqu’à l’affluence de films tournés en Belgique, en passant par les célèbres toiles de Magritte� Les frères Dardenne sont bien entendu les mieux connus des régisseurs de ce biotope, maîtres du néo-naturalisme urbain� «-Les bâtiments, le paysage, la ville non plus ne sont jamais sujets ouverts de conversation… Mais l’univers Dardenne, ainsi que l’épanouissement de son intrigue, ne 1 Franklin Ginn, «-When Horses Won’t Eat-: Apocalypse and the Anthropocene-», Annals of the Association of American Geographers, 105, 2 (2015), p� 351-59 (p� 352)� 2 Selmin Kara, «-Anthropocenema-: Cinema in the Age of Mass Extinctions-», dans Shane Denson et Julie Leyda (dir�), Post-Cinema- : Theorizing 21st Century Film, Brighton, Reframe, 2016, p� 1-36 (p� 9)� 3 Le Tout Nouveau Testament, dir� Jaco van Dormael, sc� Javo van Dormael et Thomas Gunzig, perf� Pili Groyne, Benoît Poelvoorde, 114 min, Belgique, 2015� DOI 10.2357/ OeC-2019-0018 120 Jason Hartford Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) pourrait jamais prendre place sans les détails implacablement sordides qu’il dépeint- ; comme il s’agissait d’impressionnistes post-industriels, faisant changer les nénuphars en fabriques rouillées- » 4 � D’autres exemples cinématiques de l’anthropogénéité de la Belgique ne font pas défaut, qu’importe le genre, que ce soit des films d’aventure (Any Way the Wind Blows, Tom Barman, 2003) 5 ou bien des films d’horreur (Linkeroever, Pieter Van Hees, 2008) 6 � La reconnaissance que le pouvoir humain tient sur la nature trouve son apogée dans Le Tout Nouveau Testament, dont les tropes principaux sont tirés de la technophilie et d’une sensibilité proto-féministe, nourries d’un contexte culturel post-Catholique� En ce qui concerne les questions génériques, nous pouvons proposer le film comme œuvre de science-fiction, en gardant à l’esprit l’observation de Valérie Stiénon quant à ce genre dans son incarnation littéraire, au moins, en Belgique- : «- Si en France le récit d’anticipation se constitue en prolongement de l’utopie narrative de l’Ancien Régime, la situation est plus difficile à déterminer pour la Belgique francophone, où cette écriture n’a pas acquis de véritable visibilité auctoriale ou éditoriale et paraît loin de former un genre autonome- » 7 � Nous ne pouvons donc pas nous étonner d’y trouver une certaine mesure d’hybridité générique- : «- Un facteur important de légitimation - et paradoxalement d’occultation - de l’anticipation belge est le lien constamment entretenu entre science-fiction et fantastique- » 8 � Si nous acceptons la transposition de cette perméabilité formelle de la fiction au septième art, nous pourrons considérer Le Tout Nouveau Testament comme une œuvre d’anticipation, de science-fiction typiquement belge� Tandis que son intrigue tire des effets d’un fantastique «-religieux-» parfois facile, sa mise-en-scène, son développement mettent l’accent sur la maîtrise humaine de l’environnement et de la production matérielle, aboutissant à la création de nouveaux corps, de nouveaux mondes, enfin à la création de nouvelles vies� Le Tout Nouveau Testament est l’histoire de Dieu- : Dieu mesquin, paresseux, habitué aux pouvoirs de son ordinateur quasi-prosthétique-; Déesse, sa femme soumise-; et leur fille préadolescente rebelle, Éa� L’intrigue se déroule 4 Benoît Dilletet Tara Puri, «- Left-Over Spaces- : the Cinema of the Dardenne Brothers-», Film-Philosophy, 17, 1 (2013), p� 367-82 (p� 268-69)� 5 Any Way the Wind Blows, dir� Tom Barman, perf� Eric Kloeck, Jonas Boel, 127 min, Belgique, 2005� 6 Linkeroever, dir� Pieter Van Hees, perf� Eline Kuppens, Matthias Schoenaerts, 102 min, Belgique, 2008� 7 Valérie Stiénon, «- Une école belge de l’anticipation- ? - », Textyles- : Revue des Lettres Belges de Langue Française 48 (2016), p� 13-27 (p� 15)� Notons par ailleurs que Stiénon ne traite que des lettres belges en français-; or Le Tout Nouveau Testament ne contient aucun dialogue en néerlandais� 8 Stiénon, 2016, p� 21� DOI 10.2357/ OeC-2019-0018 121 Visions de l’anthropocène dans le cinéma belge contemporain Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) en bonne démonstration d’intersectionnalités modernes, surtout en ce qui concerne le genre et les questions de corporalités, mais aux frais de l’élaboration de discours nationaux et écologiques plutôt problématiques� Le film se différencie assez nettement de la plupart de l’anthropocènéma en ce qu’il n’est pas, au préalable, un film de désastre, ni une fantaisie subtilement misogyne à la hollywoodienne 9 � En même temps, des aspects politiques retraçables aux circonstances de sa création - sa belgicité, si l’on veut - font invoquer des discours post-coloniaux et instrumentalistes qui ne se laissent pas résoudre entièrement au moyen d’une critique féministe� La présente discussion va donc se replier sur une conception de la Belgique comme écosystème culturel et cinématique identifiable, quitte à mettre de côté la formule fameuse, normalement bien justifiée par ailleurs, de Philip Moseley, d’un écran belge mi-parti, «-split screen-», de marchés séparés et de réalités discursives reparties selon la division des communautés langagières 10 � L’histoire, la socialisation, l’architecture, les pratiques économiques et agricoles, toutes contribuent au contexte belge foncièrement anthropogénique, jusqu’au point en fait où sa production culturelle, y compris Le Tout Nouveau Testament, peut constituer un cas exemplaire, une perspective privilégiée, voire un avertissement pour notre société contemporaine de cyborgs� La définition de l’anthropocène se discute 11 � Dans la mesure où il est bien évident que les humains modifient l’environnement de la Terre d’une manière compréhensive et incontestable 12 , nous pouvons abjurer la suggestion que l’anthropocène serait une fantaisie écologiste� Nous nous permettons d’ailleurs d’ajourner d’autres arguments, comparables en forme mais bien différents en motivation, selon lesquels le terme d’«- anthropocène- » est inadmissible puisqu’ anthropocentriste 13 � Par contre force est de reconnaitre, la difficulté d’identifier le commencement et donc l’étendue de cette période� On peut retracer l’avènement de l’anthropocène au moment de l’émergence d’un effet humain stratigraphique-; ou bien au relâchement de quantités substantielles de gaz anthropogéniques dans l’atmosphère, c’est-à dire à la Révolution Industrielle- ; ou bien enfin à l’éparpillement ambient 9 Kara, 2016, p� 17� 10 Philip Mosley, Split Screen-: Belgian Cinema and Cultural Identity, Albany, State University of New York Press, 2001,p� 5, 204 passim� 11 Voir par exemple The Anthropocene Review, 2, 1 (2015) pour un échantillon de perspectives� 12 Peter Haff,«- Being Human in the Anthropocene- », The Anthropocene Review 4, 2 (2017), p� 103-9 (p� 103)� 13 Donna Haraway estime que l’utilisation du terme «- anthropocène- » nous ferait nous aliéner, nous humains, de l’environnement dont nous faisons toujours partie� Voir Haraway, Staying with the Trouble-: Making Kin in the Cthulucene, Durham NC, Duke University Press, 2016, p� 31-33, 36 passim� DOI 10.2357/ OeC-2019-0018 122 Jason Hartford Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) d’isotopes exotiques, issus de la manipulation nucléaire� En citant de tels débuts possibles, Smith et Zeder proposent par contre l’arrivée chez les humains de la capacité de faire changer le climat, puisque le changement luimême en serait la conséquence inévitable 14 � L’existence d’une telle capacité, sous la forme de l’agriculture, se justifie par moyen de la stratigraphie, aux exemples attestés partout dans le monde, avec date initiale à l’ordre de 3000-4000 ac 15 � Ginn propose de mesurer l’anthropocène selon l’évidence de la capacité humaine de mesurer et de «-lire-» les changements que nous opérons, par le moyen de la science et des arts 16 � Une telle conception peut transformer l’anthropocène d’une condition objective à un état d’esprit� Nous pouvons imaginer qu’une telle connaissance peut se trouver dans différentes populations aux degrés variables, même qu’elle serait sujette à des contingences sociales et historiques, d’une manière inadmissible pour l’anthropocène géologique� D’après la définition de Ginn, nous pouvons proposer un anthropocène culturel, conséquence d’un discours à qualité partiellement affective, lequel se trouve certainement mieux soutenu dans certains environnements que dans d’autres� Serait-il donc plus facile de reconnaître cette réalité dans des alentours plus anthropogéniques-? La Belgique a plusieurs caractéristiques qui la rendent «-plus anthropocène-» que la France, par exemple� De taille relativement petite, le territoire belge est occupé de zones bâties à une échelle importante� En 2012, 21 % de la superficie belge était couverte de bâtiments, de carrefours, et d’autres infrastructures solides 17 , vis-à-vis de 9 % de «-sols artificialisés- » en France en 2017 18 � Ses espaces à l’état sauvage sont périphériques, écartés� Nous nous permettons d’estimer par ailleurs que selon l’imaginaire de ses citoyens, l’industrie en France est localisée au niveau régionale ou bien citadine, cernée dans les corons septentrionaux de Zola ou, plus récemment, déplorée dans les œuvres de Gilles Ortlieb 19 � Aucun besoin de vraisemblance à la réalité actuelle écologique d’un pays européen 14 Bruce Smith and Melinda Zeder, «-The Onset of the Anthropocene-», Anthropocene, 4 (2013), p� 8-13 (p� 11)� 15 Ibid�, p� 10� 16 Ginn, 2015, p� 352� 17 European Environment Agency, 2012, Land Cover 2012 Country Fact Sheet-: Belgium, permalink-: f5fad46de6fe4e6ba4aa940457a9 f6b4, p� 1� 18 Ministère de la Transition Écologique et Solidaire, 2017, Annexe à la SNBC sur l’utilisation des terres, le changement d’affectation des terres et la foresterie (UTCATF), p� 4� Disponible-: https-: www�ecologique-solidaire�gouv�fr/ ministere, date d’accès 27 août 2019� 19 Michael Kelly, 2015, «-Des anges passent� Gilles Ortlieb’s Post-Industrial Meditations-», discours énoncé devant la Society for French Studies 56th Annual Conference, Cardiff, 30 juin� DOI 10.2357/ OeC-2019-0018 123 Visions de l’anthropocène dans le cinéma belge contemporain Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) contemporain� Or, en Belgique imaginaire, l’industrie règne à l’échelle nationale� Fondée en 1830, la nation est un produit de l’âge de l’industrie� La facticité du paysage correspond à l’image du pays-: n’ayant ni langage majoritaire grosso modo, ni tradition nationale établie, c’est un pays dépourvu de caractéristiques convenables aux discours d’essentialisme national, faute de meilleur terme� Comme l’explique Michael Gott, la Belgique comprend de nombreuses frontières internes, ayant comme effet «-une ambivalence d’identité, structurellement assurée depuis la fondation nationale en 1830-» 20 � La centralisation qui rend le cadre réglementaire obligatoire au développement industriel réussi peut se comprendre comme la marque incontestable d’une intervention moderne� L’Âge de la Belgique, c’est un temps où la transformation humaine de l’environnement fonctionne à tous niveaux compréhensibles� Le renforcement culturel de l’anthropogénéité des qualités nationales belges est très fort� À la fin du XIX e siècle Lemonnier, Rodenbach, Eekhoud se penchent sur les canaux centenaires, les villes portuaires, les corons, les tramways nouveaux qui percent la campagne paysanne réfractaire 21 � Plus tard, l’art surréaliste belge, exemplifié bien entendu par Magritte, proclame l’apogée de l’influence humaine par le moyen de ses évocations de l’emprise de l’imagination sur la réalité objective, la nature pour ainsi dire� Considérons par exemple Golconde (1953) 22 , aux cieux remplis d’hommes en chapeaux melons, aux maisons rectilignes qui cachent l’horizon, témoignage éloquent d’un environnement qui a perdu toute sauvagerie possible� Des échos de Golconde se font sentir dans les scènes préliminaires du Tout Nouveau Testament, où l’Adam flâne, nu et hébété, parmi la selve en béton de Bruxelles où il vient de se trouver placé tout d’un coup� 20 Michael Gott, 2016, French-Language Road Cinema- : Borders, Diasporas, Migration and ‘New Europe’, Edinburgh, Edinburgh University Press, p� 89� 21 Prenons par exemple les intériorités autant anthropogéniques que concentriques d’un Rodenbach : «- Le jour déclinait, assombrissant les corridors de la grande demeure silencieuse, mettant des écrans de crêpe aux vitres… [d’]une vaste pièce au premier étage, dont les fenêtres donnaient sur le quai du Rosaire, au long duquel s’alignait sa maison, mirée dans l’eau-»� Georges Rodenbach, Bruges-la-Morte, 1892, éd� Raymond Trousson, Genève, Slatkine, 1996, p� 31� La nouvelle d’Eekhoud, «- Partialité- », de la même année que Bruges-la-Morte, témoigne de la dominance de la société industrielle sur ses subalternes- : «- Nous descendions du tramway à Saint-Antoine - Sinte-Teunis, comme ils dissent là-bas… Oui, nous avions usé de ce tramway à vapeur qui dessert à présent, dans les deux sens, la réfractaire contrée à l’Orient d’Anvers-»� Georges Eekhoud, «-Partialité-», 1892, in Cycle patibulaire, Bruxelles, Jacques Antoine, 1987, p�-33-54 (p� 33)� 22 René Magritte, Golconde, huile sur toile, 1953, Menil Collection, Houston, disponible-: https: / / www�menil�org/ collection/ objects/ 4901-golconda-golconde� En raison des exigences de copyright, il n’a pas été pratique de reproduire les images ici� DOI 10.2357/ OeC-2019-0018 124 Jason Hartford Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) Le Plagiat (1940) de Magritte peut nous donner des leçons plus subtiles 23 � Une fenêtre qui donne sur un fruitier en fleurs, son cadre découpé en silhouette sur l’avant-plan d’un bouquet, le tout affublé d’un titre accusateur-: c’est bien la suggestion que l’art humain fait travestir la nature-; quitte à se commenter lui-même puisque ce que nous voyons n’est pas un arbre florissant mais une peinture selon l’impression, forcément rappelée, d’un tel spectacle� Or, le contexte «-naturel-» auquel dépend la critique implicite ne l’est pas� L’arbre pousse tout seul dans un pré ouvert, au fond avec des bois denses, d’aspect flou� L’arbre semble être de taille importante, donc d’âge mûr, et d’une forme bien ronde� Nous déduisons qu’il a toujours poussé en pleine lumière� De telles circonstances ne peuvent vraisemblablement pas exister dans le climat que voici, à moins que les humains maintiennent le pré en le coupant ras, de manière à favoriser la croissance de l’arbre� Le bois au-delà, teint d’un bleu abstrait, fait arrière-fond dans tous les sens- : dans l’esprit de la toile on peut même le proposer comme découpé de l’agriculture, laissé-pour-compte du paysage, parent des bois des Dardenne- : trait de décor périurbain groupable avec des grandes routes, «-espaces-restes, les déchets de l’industrialisation-» 24 � Sans aborder une analyse plus approfondie du discours néoplatonique de Magritte, nous pouvons néanmoins proposer que le choix d’un paysage anthropogénique pour représenter «-la nature-» représente à la fois une réalité belge et une occasion propice à la réflexion� Nous pouvons identifier l’avènement de l’anthropocène imaginaire au moment où la nature sans intervention humaine visible ne paraît même pas possible dans le domaine symbolique de la fantaisie� La pertinence du cinéma à ces considérations devient plus claire lorsque nous considérons l’idée, d’après Adrian Ivakhiv, que le cinéma peut se différencier d’autres formes culturelles dans la mesure où tout film a sa propre écologie interne 25 � À cet égard, nous pourrions contraster quelques écologies d’ordre classique, choisies des cinémas français et belge, en gardant à l’esprit l’hypothèse que la différence culturelle entre les deux pays, spécifiquement en ce qui concerne leurs appréciations respectives de l’anthropocène, peut se voir le plus clairement dans leurs contributions au septième art� La France possède de vastes étendues de beaux paysages impressionnants, dont une grande proportion fait l’impression d’indemnité aux dégâts d’hu- 23 René Magritte, Le Plagiat, huile sur toile, 1940, collection particulière, disponible- : www� christies�com/ lotfinder/ Lot/ rene-magritte-1893-1983-le-plagiat-plagiary-5650365-details�aspx� 24 Dillet et Puri, 2013, p� 378� 25 Ici nous utilisons le terme «-écologie-» dans un sens assez restreint-; la conception d’Ivakhiv est plus sophistiquée� Adrian Ivakhiv, Ecologies of the Moving Image-: Cinema, Affect, Nature, Waterloo, Wilfrid Laurier University Press, 2013, p� 5, 7-9� DOI 10.2357/ OeC-2019-0018 125 Visions de l’anthropocène dans le cinéma belge contemporain Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) mains, pour l’observateur quelconque au moins� Le cinéma français s’en sert à volonté� En contrepoint de la conception un brin romantique du paysage français comme nature brute, voire sublime, nous pouvons poser le discours du cinéma post-industriel français, aux traits sociaux et régionaux très bien énoncés� Le film banlieue (La Haine, Mathieu Kassovitz, 1995) 26 le drame carcéral (Un prophète, Jacques Audiard, 2009) 27 le documentaire social (On n’est pas des marques de vélo, Jean-Pierre Thorn, 2003) 28 , la saga industrielle (Germinal, Claude Berri, 1993 29 , La Ville est tranquille, Robert Guédiguian, 2000 30 , Ressources humaines, Laurent Cantet, 1999) 31 , tous figurent le milieu anthropogénique comme piège puisque localisé et donc borné� Dans l’autre sens affectif, où la facticité du milieu en ferait un refuge artisanal, nous voyons opérer les films de demi-monde artistique, de cultures de jeunes, aux espaces counterculture bien sûr urbains� Les raves d’Irma Vep (Olivier Assayas, 1996) 32 , Éden (Mia Hansen-Løve, 2014) 33 et 120 Battements par minute (Robin Campillo, 2017) 34 ont lieu dans les fabriques, les discos, les chantiers� En fait, il n’est pas toujours facile de trouver un exemple français d’un embarquement psychonautique à cadre naturel, alors qu’à la fin de Boyhood (Richard Linklater, 2014) 35 , par exemple, Mason et ses copains s’amusent à planer sous l’influence de champignons magiques dans un parc naturel du Texas� Dans le cinéma belge, par contre, des exemples proches aux discours post-industriels français cités ci-dessus se trouvent dans l’absence d’une imagerie de la nature sauvage en contrepoids� Le contraste à la ville en Belgique, 26 La Haine, dir� Mathieu Kassovitz, perf� Vincent Cassel, Hubert Koundé, 98min, France, 1995� 27 Un prophète, dir� Jacques Audiard, perf� Tahar Rahim, Niels Arestrup, 155 min, France, 2009� 28 On n’est pas des marques de vélo, dir� Jean-Pierre Thorn, perf� Bouda, 89min, France, 2003� 29 Germinal, dir� Claude Berri, perf� Renaud Séchan, Gérard Dépardieu, 160 min, France, 1993� 30 La Ville est tranquille, dir� Robert Guédiguian, perf� Ariane Ascaride, Jean-Pierre- Darroussin,133 min, France,2000� 31 Ressources humaines, dir� Laurent Cantet, perf� Jalil Lespert, Jean-Claude Vallod, 100 min, France,1999� 32 Irma Vep, dir� Olivier Assayas, perf� Maggie Cheung, Jean-Pierre Léaud, 99 min, France, 1996� 33 Éden, dir� Mia Hansen Løve, perf� Félix de Givry, 131 min, France, 2014� 34 120 Battements par minute, dir� Robin Campillo, perf� Nahuel Pérez Biscayart, Arnaud Valois, 143 minutes, France, 2017� 35 Boyhood, dir� Richard Linklater, perf� Ellar Coltrane, Patricia Arquette, 165 min, USA, 2014� DOI 10.2357/ OeC-2019-0018 126 Jason Hartford Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) c’est la ferme� Le court-métrage satirique «-Film belge-» (Les Snuls, 1992) 36 nous présente le fin fond du paysage belge sous forme de plans panoramiques de champs de blé et d’arbres élagués, avec grange et signe de route au fond, pour bien faire sourire aux clichés autochtones� Or, l’influence humaine dans ces cadres est indiscutable� Dans le néo-noir Rundskop (Mikaël Roskam, 2012) 37 , les deux communautés langagières s’entrebousculent dans le milieu rural, mais on ne peut plus anthropogénique de l’élevage intensif du bétail- : une société corrompue par le marché noir, lui-même soutenu par la traite illicite et violente d’hormones� Granges et garages, chemins sillonnés, de gros engins figurent tour à tour dans tout cadre extérieur, à la faveur d’un champ visuel indexical à la technologie humaine et ses raisons économiques� Ultranova (Bouli Lanners, 2005) 38 nous présente des paysages de ruines modernes, terrains vagues, parcs industriels périurbains et ainsi de suite à complimenter des espaces intérieurs fabriqués� Dans une scène d’évasion, Dmitri et Cathy admirent d’en haut d’une digue monolithique les canaux gigantesques travaillés en bas� Enfin, il va presque sans dire que les drames urbains des Dardenne peuvent largement passer pour tout cinéma belge, hors de la francosphère au moins� Dans les contextes d’un paysage manufacturé, d’une tradition de surréalisme et de comédie noire, et dans l’absence d’une identité locale au niveau du marché international, Le Tout Nouveau Testament se fait valoir pour sa mise-en-œuvre des atouts du biotope filmique belge� Le film met un milieu urbain particulier, le bruxellois, à disposition d’une vision absurdiste de la société, aux couleurs brillantes et oniriques, sans oublier sa satire du catholicisme ni son intégration d’une star mondiale, Catherine Deneuve, au sein d’une équipe autrement bien belge� Dans la satire que voici, en ce qui concerne le côté fonctionnel de Dieu, c’est un cyborg-: bien qu’il possède de tout petits pouvoirs miraculeux, tels la télékinésie et le ravitaillement de frigos (de bière, on veut bien), son vrai pouvoir réside dans son ordinateur, ce qui lui permet de dompter les lois de la physique et de créer la vie, y compris la vie humaine� Le monde est donc son jeu vidéo� Éa, petite philosophe, en a marre de sa cruauté� D’après les conseils de son frère ainé, J-C, qui se manifeste depuis une statuette dans 36 «-Film belge-», dir� Kristiaan Debusscher, Nicolas Fransolet, Serge Honorez, Frédéric Jannin, Stefan Liberski, perf� Les Snuls, 55 min, Belgium, 1992, disponible en ligne-: www�youtube�com/ watch? v= UqntHGAQC1w� 37 Rundskop, dir� Michaël Roskam, perf� Matthias Schoenaerts, Jeroen Perceval, 129 min, Belgium,2011� 38 Ultranova, dir� Bouli Lanners, perf� Vincent Lecuyer, Marine du Bled, 84 min, Belgium, 2005� DOI 10.2357/ OeC-2019-0018 127 Visions de l’anthropocène dans le cinéma belge contemporain Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) sa chambre 39 , elle force l’entrée dans le sanctum de son père pour bien confondre ses stratagèmes une fois pour toutes� Elle fait balancer à tout vivant le moment exact de leur décès, par moyen de l’envoi d’un compte à rebours livré par SMS� Poursuivie par son père furieux, elle s’enfuit vers la terre connue, où elle interagit avec ses six «- apôtres- » choisis, dont les backstorys font série de vignettes à complimenter l’intrigue centrale-: la vie cumulative d’une bande� Dans la société tout autour, de nombreux gens prennent du recul sur la vie le plus souvent pour faire un changement définitif- : la nouvelle poursuite de leur plénitude personnelle� La paix éclate partout, alors que l’expression individuelle s’avère parfois désespérée ou même violente� En fin de compte, les mésaventures de Dieu se terminent par sa déportation vers l’Ouzbékistan, où il finira comme ouvrier dans une fabrique de machines à laver, Déesse elle-même pénètre dans le sanctum, fait redémarrer l’ordi, et impose un nouvel ordre cosmique bienveillant, signalé par un motif floral qui déferle sur le ciel� Les thèmes édéniques sont peu étrangers à la science-fiction� Thorkell Óttarsson précise que parmi les paradigmes d’interprétation édénique dans la culture populaire, la chute à l’envers, c’est-à dire la redécouverte du Paradis est une des versions non-subversives les plus populaires 40 ; alors que le triomphe de la raison, fort répandu par ailleurs dans ce genre, en serait une version subversive, «-éclectique-» selon la terminologie d’Óttarson 41 � Le Tout Nouveau Testament tire des effets des deux côtés� Considérons par exemple le cas du premier apôtre d’Éa, Jean-Claude (perf� Didier de Neck)-: c’est un 39 La statue animée est bien connue dans la culture populaire catholique mondiale� Dans le cinéma, la mise en lumière de ce motif peut se tracer au plus tard à 1955, où le succès international hispano-italien Marcelino pan y vino présente un Christ en bois qui s’anime� Marcelino pan y vino, dir� Ladislao Vajda, perf� Pablito Calvo, Rafael Rivelles, 91 min, Espagne / Italie, 1955� En 1989 Madonna en tire des effets mélodramatiques dans la vidéo pour «- Like a Prayer- »- ; la chanson elle-même a passé cinq semaines en tête du hit-parade belge� «- Like a Prayer- », dir� Mary Lambert, perf� Madonna, 5 min 37-sec, USA, 1989, available-: www�youtube�com/ watch; ? v=79fzeNUqQbQ- ; Ultratop, «- Madonna - Like a Prayer- », N� d�, n� pag, disponible- : www�ultratop�be/ nl/ song/ 789/ Madonna-Like-A-Prayer� Plus récemment, le Nachleben mondial de statues et de statuettes catholiques animées tourne le plus souvent vers le comique-: voir par exemple Pecker (John Waters, 1998, USA) et Tan Lines (Ed Aldridge, 2005, Australie), ainsi que Le Tout Nouveau Testament lui-même� Pecker, dir� John Waters, perf� Edward Furlong, Christina Ricci, 87 min, USA, 1998� Tan Lines, dir� Ed Aldridge, perf� Jack Baxter, Daniel O’Leary, 96 min, Australie, 2005� Je tiens à remercier Paul Scott et Aaron Henrikson pour leurs suggestions à ce sujet� 40 Thorkell Óttarsson,«-Eden Revisited-: Categorizing Eden Themes in Film-», dans Geert Hallbäck and Annika Hvithamar (dir�), Recent Releases-: the Bible in Contemporary Cinema, Sheffield, Sheffield Phoenix, 2008, p� 62-80 (p� 62, 64-5)� 41 Ibid�, p� 75-79� DOI 10.2357/ OeC-2019-0018 128 Jason Hartford Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) pauvre qui se trouve précipité d’un appartement plein de conforts simples dont il n’a jamais le temps de jouir, vers un bureau, chargé de dossiers et d’ordinateurs à déraison, cacophonique, bordélique, où ce petit bureaucrate sent bien l’anomie de ses jours� Inutile de dire que son travail n’a aucun sens, pour personne� Assis dans un parc, il découvre qu’il va mourir en quelques années-; un oiseau sauvage s’approche de lui, le salue - et il s’en va tout d’un coup au Cercle Polaire, pour en admirer les rivages depuis son canoë et y suivre des murmures d’étourneaux� Bien sûr qu’il s’agit ici d’un retour à l’Éden� Toutefois, tradition surréaliste belge oblige, la nature à laquelle Jean-Claude fait allusion, a ses défauts de toute évidence-: les murmures sont répértoriés� Leurs allures ne font pas tout à fait impression de vraisemblance et Jean-Claude peut même les diriger, comme un corps de ballet� L’oiseau du parc lui-même est animatronique, retouché avec FX, successeur si l’on veut des papillons en soie et des tulipes moulues qui dansent devant les yeux de Thomas dans le jardin de ses parents, dans Toto le héros [Jaco van Dormael, 1991] 42 � Selon Lieve Spaas, Toto le héros fait perpétuer une tradition de réalisme magique en Belgique 43 � Dans Le Tout Nouveau Testament la présentation des effets, surtout la mise-en-scène explicite de leur qualité de fabrications, fait contraste avec l’hyperréel connu des effets dans les médias contemporains� Nous sommes même tentés de suggérer qu’avec de telles techniques, van Dormael dépasse bien tout autre réalisme que le surréalisme� Les scènes de Jean-Claude et la «- nature- » qu’il découvre font déployer la juxtaposition non-médiée de l’humain avec sa pensée, concrétisée dans ses créations� Les seuls éléments authentiques ici, ce sont Jean-Claude et ses effets anthropogéniques- : son petit bateau, ses vêtements, et la mise-en-scène numérique tout autour que nous reconnaissons bien comme telle� «-Éden n’est pas aussi superbe qu’on s’y serait attendu, et son créateur soit erroné ou bien tout simplement mal- » 44 : nous voyons dans ce résumé d’Óttarsson de l’Éden éclectique, subversif, une formule assez pertinente� Alors que l’Éden du Tout Nouveau Testament serait en tout cas faux, le film est psychologiquement vraisemblable à propos de l’humanité elle aussi, dans la mesure où il montre l’incarnation humaine, dans toute son imperfection� Dans la vignette empruntée à «-La Belle et la bête-», l’apôtre Aurélie et son amant François se reconnaissent la valeur intrinsèque malgré leurs incapacités respectives-: Aurélie porte un bras prosthétique, souvenir d’un accident d’enfance, alors que la dépression de François le pousse à tuer des 42 Toto le héros, dir� Jaco van Dormael, perf� Thomas Godet, Sandrine Blancke, Michel Bouquet, 91 min, Belgique, 1991� 43 Lieve Spaas, The Francophone Film-: A Struggle for Identity, Manchester, Manchester University Press, 2000, p� 36� 44 Óttarsson, 2008, p� 79� DOI 10.2357/ OeC-2019-0018 129 Visions de l’anthropocène dans le cinéma belge contemporain Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) animaux et, plus tard, les gens� Par ailleurs, le coût émotionnel de s’occuper d’un handicapé marque plusieurs vignettes d’ordre plus modestes, clairsemées dans le film-: un grabataire est destiné à survivre à son infirmière, elle pourtant si solide-; elle hurle à l’injustice de la nouvelle� La vie d’un jeune trisomique va bien dépasser celle de sa maman- : désespérée, elle tente de suffoquer son fils 45 � (Elle se ravise vite, et il lui pardonne� Plus tard, on voit le grabataire et l’infirmière ensemble, tous les deux de bonne mine au moins�) Dans une variation plus comique du thème de la fragilité du corps, un certain gaillard nommé Kévin, jeune beau, découvre qu’il verra bien sa nonantaine et se précipite donc dans un parcours à casse-cou, au point de sauter d’un avion sans parachute - pour tomber dans le bac d’un camion chargé de farine� À mesure que le film progresse, nous le voyons accumuler toute sorte de blessures et de pansements, sans rien changer en effet� Un thème partagé parmi toutes ces vignettes, c’est le fait que l’incarnation humaine exige des solutions technologiques et sociales pour ses faillites et c’est aussi inévitable qu’inconséquent� Une fois les limites du corps passées, du vivant même, on se débrouille� Si, dans le film, la détresse du désespoir se laisse chasser un peu facilement, peut-être nous pourrons quand même approuver le message égalitaire implicite dans l’ensemble de ces visions-: nous sommes tous dignes de reconnaissance et d’affirmation, nous qui habitons cet anthropocène si imparfait, si pardonnable� L’éthique du Tout Nouveau Testament tourne donc autour de la reconnaissance des besoins affectifs individuels, dont la médiation s’opère par le corps� Le corps, c’est l’animal que nous sommes-; or l’anthropocène nous fait souvent nous aliéner de notre animalité� La prosthésie fonctionnelle de Dieu, c’est-à dire son ordinateur, lui permet de tourmenter les pauvres animaux qu’ici-bas-: peut-être s’agit-il de la mise en scène d’une angoisse autrement assez bien cachée envers la décorporalisation 46 � L’apôtre Martine (perf� Catherine Deneuve) se fait entourer de motifs d’animaux, parfois de peaux d’ani- 45 Van Dormael est connu pour l’intégration de personnages handicapés dans ses œuvres� Le cadet de la famille de Thomas dans Toto le héros est trisomique� Lors de la vie adulte du protagoniste, ce personnage s’avère amiable et même stabilisateur pour lui, malgré qu’il habite dans une résidence de vie assistée� Une handicapée mentale (perf� Candy Ming) est un des protagonistes d’Henri (2013), film dirigé par Yolande Moreau - celle qui interprète Déesse dans Le Tout Nouveau Testament� Henri, dir� Yolande Moreau, perf� Pippo Delbono, Candy Ming, 103 min, Belgium-/ France, 2013� 46 Or il peut plutôt s’agir d’une mise-en-contraste d’une bonne décorporalisation, la personne prosthétique-cum-cyborg, et une mauvaise, la personne cyborgue spatialisée- : alors que van Dormael proclame le bon droit à l’existence de toute corporéalité, «-l’espace cybernétique est le chemin de l’humain vers la dématérialisation- »� C ă lina Bora, «- Urbanité et espace cybernetique- », Ekphrasis- : Images, Cinema, Theory, Media, 14� 1 (2014), p� 61-67 (p� 64)� DOI 10.2357/ OeC-2019-0018 130 Jason Hartford Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) maux, réelles ou pas-: une jaquette, des chaussures en faux léopard, la peau d’un zèbre au plancher, tout dans une tentative désespérée à soulager son animalité angoissée d’un mariage austère� Évidemment généreux du côté financier, son mari reste hautain, négligent� Elle loue un jeune gigolo musulman qui vide son portefeuille, une fois qu’elle lui tourne le dos (peu lui importe)� Mais elle trouve de l’empathie et une affirmation mutuelle lors d’une visite au cirque, avec un superbe gorille� Comme deuxième rencontre payée, elle achète la liberté de cette bête CGI et l’invite chez elle� Le gorille s’avère être maladroit, un peu taciturne, mais scrupuleusement poli et affectueux� Il fait preuve de qualité quand le mari rentre enfin, pour les découvrir en flagrant délit� Martine lui dit de s’en aller-; il refuse-; le gorille insiste et le mari part� Il faut souligner que la suite des événements ci-dessus fait reconnaître le pouvoir social du mâle sans pour autant lui accorder le droit absolu� À la limite, il s’agit d’un conflit entre hommes (mari et gorille)- ; mais au plan juridique, il s’agit de la mise en scène de la volonté d’une femme� Ici et dans son ensemble le film tend à mettre l’accent sur les injustices du système patriarcal, plutôt que d’en faire de simples réitérations� Nous savons bien que l’anthropocènéma des grands régisseurs internationaux, tels Alfonso Cuarón et Lars von Trier, met en évidence beaucoup de rationalité post-masculiniste, ce qui fait articuler une position bien ambivalente, pour le moins, envers la subversion des rôles de genre 47 � Bien que Le Tout Nouveau Testament partage certains motifs de l’arrière-fond générique, le film s’avère fort conscient que les besoins affectifs des hommes et des femmes sont pareils, et qu’aussi les problèmes qui en relèvent s’ancrent tous dans les structures familiales� On pourrait objecter que proposer une Déesse ménagère pour découvrir l’ordinateur de Dieu, et s’en occuper pour sauver la planète, c’est bien perpétuer des stéréotypes féminisés, féminisants de Gaïa et / ou de la mère archétypale� Pourtant, le film souligne que les entretiens patriarcaux normaux sont toujours délétères, parfois violents, ce qui rend justice à n’importe quel individu cherchant à accroître son potentiel, à sa guise personnelle� Comme le montre l’histoire de l’apôtre Willy, garçon de dix ans, qui décide de passer ses derniers 55 jours sur Terre en vivant comme fille� Elle met son plan en marche, avec l’approbation totale d’Éa et l’acceptation évidente des autres apôtres et de leurs amants� Il est important à noter que Le Tout Nouveau Testament passe le test de Bechdel 48 pourvu que l’on accepte que les trans femmes sont des femmes� Le point de vue du film envers le corps est donc nettement progressiste� 47 Kara, 2013, p� 17-18� 48 Pour une discussion approfondie des fonctions et de la pertinence actuelle du test, quitte à admettre ses limites, voir Nicole Van Enis, «-Le Test de Bechdel-: Un outil pour déjouer le sexisme au cinéma- », Barricade: Culture d’Alternatives (2018),p� 1-14 (p� 3, 9, 11-12)� DOI 10.2357/ OeC-2019-0018 131 Visions de l’anthropocène dans le cinéma belge contemporain Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) Ce qui reste problématique, en fait fort problématique, c’est les rapports du film avec le colonialisme et avec l’ethnicité� Il n’est pas difficile de trouver des analyses qui font rapprocher l’exploitation de l’environnement par l’économie du charbon, et l’exploitation raciste et colonialiste d’antan qui en a fourni la base historique� Dans d’autres films récents de science-fiction écologiste, tels Trolljegeren (André Øvredal, 2010) 49 , on trouve que «-la ‘raison cynique de management’ de la colonio-modernité n’est pas juste à trouver dans d’anciennes colonies, mais par contre pénètre partout sous le régime du néolibéralisme global-» 50 � Or, la Belgique est ancien colonisateur, bien entendu� En fait l’histoire de Jean-Claude, c’est peut-être une interprétation belge de la colonisation domestique française, qui s’opérait pendant les Trente Glorieuses-: selon Kristin Ross, le matérialisme et l’hiérarchie de l’administration coloniale ont servi à reconstruire le corps social français 51 � Dans cette perspective, considérons que tous les rôles mineurs interprétés par les minorités ethniques visibles incarnent des stéréotypes de genre assez marqués� La jeune infirmière désespérée, qui ne va ni s’occuper de son patient, ni vivre libre et bien en son absence, est noire� Quoi de mieux pour une martyre laïque-? Kevin le casse-cou trouve son écho dans un jeune noir, annoncé aux ondes comme l’homme à l’espérance de vie la plus longue au monde : le chanceux, il mène grand train à la télé parmi une couvée de belles jeunes filles aux seins pneumatiques, ce qui donne l’image assez familière de masculinité noire «- gangster- » 52 � Jean-Claude rencontre une belle inuite, 20 ans sa cadette au moins, qui s’éprend bien sûr de lui, immédiatement… Dieu, pour sa part, se fait envoyer en Ouzbékistan-: comme une place à conjurer des idées et des gens vieux jeu, Borat oblige 53 , c’est une destination assez exotique, voire assez musulmane … Enfin, et le plus troublant, nous avons le cas du jeune gigolo (perf� Bilal Aya)� Martine le trouve faisant les cent pas dans un coin de la rue� Au signe d’un de ses confrères, il fait grimace légèrement à l’approche de la voiture, 49 Trolljegeren, dir� André Øvredal, perf� Glenn Tosterud, Otto Jespersen, 103 min, Norvège, 2010� 50 David Martin-Jones, «-Trolls, Tigers and Transmodern Ecological Encounters-: Enrique Dussel and a Cine-ethics for the Anthropocene-», Film-Philosophy, 20 (2016), p� 63-103 (p� 83)� 51 Kristin Ross, Fast Cars, Clean Bodies- : Decolonization and the Reordering of French Culture, Cambridge MA, Massachusetts Institute of Technology Press, 1995,p� 9� 52 Sarah Arens trace l’héritage des stéréotypes médiatiques actuels en Belgique à leurs origines colonialistes� Voir Arens «- From Mobutu to Molenbeek : Belgium and Postcolonialism- », dans Lars Jensen, Julia Suárez-Krabbe, Christian Goes, Zoran Lee Pecic, (dir�), Postcolonial Europe : Comparative Reflections after the Empires, London, Rowman & Littlefield, 2018, p� 163-75 (p� 170)� 53 Borat-: Cultural Learnings of America for Make Benefit Glorious Nation of Kazakhstan, dir� Larry Charles, perf� Sacha Baron Cohen, 84 min, UK / USA, 2006� DOI 10.2357/ OeC-2019-0018 132 Jason Hartford Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) bien que sa conversation avec Martine soit polie� Au lit, elle lui demande son nom-: il dit «-Philippe-»-: «-Ah oui-! -» répond-elle, visiblement peu convaincue� Une fois Martine endormie, il disparaît de l’intrigue, aussi vite que les euros supplémentaires qu’il a dérobés à son portefeuille� Sur le plan structurel, «-Philippe-» joue le rôle du deuxième Mister Wrong dans la séquence ternaire des hommes dans la vie de Martine- : le mari défaillant, vieux patriarche blanc sans cœur-; l’amant défaillant, jeune prostitué musulman sans scrupules-; l’homme vaillant, le tendre gorille obligeant et héroïque� Certes, les deux premiers sont des humains alors que chez le gorille, ça se dispute� Or «-Philippe-» arrive à interagir sexuellement avec Martine, donc on peut déduire que peut-être c’est son animalité qui fait défaut à sa conscience� Le beau jeune musulman, acheté comme le gorille, ne serait-il donc pas un animal défaillant, trop humain(isé), pas assez pur-? Nous savons que plusieurs personnages du film, tel François, tel Victor le sans-abri, tel «-Philippe-», ont des besoins raisonnables que leur environnement n’est pas du tout en mesure de fournir, faute d’une Providence désinvolte, égoïste� Mais il est troublant de voir que le seul personnage parmi eux à ne pas recevoir une récompense affective quelconque, c’est celui dont l’interprète n’est pas blanc� La position de «- Philippe- » est sinistre- : il est parti inférieur transactionnel, sous-privilégié, cynique pourquoi pas après une courte vie déjà dure, et enfin passager, voire jetable comme les autres biens matériels que s’offre Martine� Il est vrai que Le Tout Nouveau Testament, bien comme Trolljegeren par ailleurs, montre une critique de la modernité globale de consommation à partir de la mise-en-scène de rencontres avec le non-humain 54 -: le gorille, les murmurations d’étourneaux, le fantôme de poisson (qui chante à la voix de Jacques Brel)� Toutefois, au contraire du film norvégien, il ne met pas en cause les éléments d’origine coloniale de cette modernité, bien que leurs conséquences soient évidentes� L’exemple de Martine souligne le fait que Le Tout Nouveau Testament, ainsi que d’autres films récents de ce genre, «- témoign[ent] d’une connaissance aiguë de la difficulté pour chacun/ e de faire valoir son individualité dans une culture inondée par les produits de consommation de masse, legs de la Révolution Industrielle-» 55 � Malheureusement, souligne-t-il, l’important en plus d’une solution effective, c’est de rejeter tout élément médié par le colonialisme, y compris l’ersatz de l’ancien sujet colonial, dans une retraite ataviste� 54 Voir Martin-Jones, 2016, p� 84, pour discussion à propos de Trolljegeren� 55 Philip McReynolds, «-Zombie Cinema and the Anthropocene-: Posthuman Agency and Embodiment at the End of the World-», Cinema: Journal of Philosophy and the Moving Image 7 (2015), p� 149-68 (p� 157)� La présente citation de McReynolds s’applique aux films concernant le zombie de George Romero et à ceux de ses imitateurs� Le sujet de la parenté thématique entre ce cinéma et Le Tout Nouveau Testament reviendra ensuite� DOI 10.2357/ OeC-2019-0018 133 Visions de l’anthropocène dans le cinéma belge contemporain Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) La question de la jetabilité fait invoquer la limite ultime de l’engagement du Tout Nouveau Testament avec la nature, c’est-à-dire que sa vision de l’anthropocène reste résolument humaniste� Parlons davantage du fantôme de poisson qui accompagne Willy-: il ne le hante pas vraiment, bien qu’il eût mangé son corps� Il l’accompagne à Middelkerke, où le fantôme plonge joyeusement dans la Mer du Nord-: consommation donc expiée à 100 %� La fin spectaculaire du film, où le ciel se tapit des desseins floraux de Déesse, fait évoquer d’autres coups de théâtre chez d’autres cieux filmiques, dont les changements de nuages signalant les deux apocalypses aux deux bouts de The Quiet Earth (Geoffrey Murphy, 1985) 56 sont des parents particulièrement proches 57 � Le problème est le suivant-: dans le contexte d’une belle esquive, grâce à une Déesse assez humaine, récupératrice d’un désastre facilité par un Dieu assez humain, un tel déroulement de l’action, surtout avec un tel motif, ne peut se séparer complètement d’un souhait vers la géo-ingénierie� C’est le dernier coup de théâtre dans une série de merveilles fournies par le FX numérique, dont la mise-en-œuvre d’éléments toxiques et la consommation de carbon (sous forme d’électricité) font gravement excès� 58 Par ailleurs, la suggestion semble même osée-: que le féminisme blanc suffit à transformer une planète bleue en une planète multicolore� En tant que comédie noire sociale à motif de désastre, Le Tout Nouveau Testament porte quelques similarités surprenantes avec un autre sous-genre de la science-fiction, le zombie film� Admettons la justesse, quant au chef d’œuvre de van Dormael, du commentaire de Philip McReynolds à propos du zombie cinéma de la présente décennie-: «-Il fait refléter la peur de l’impuissance et de la perte d’agentivité qui semblent faire partie de la condition posthumaine dans l’âge de l’anthropocène, en même temps qu’il exprime, cependant, un ensemble de désirs qui semblent s’aiguiser dans notre époque, y compris le désir de devenir naturel et d’achever un sens d’incarnation [embodiment] plus rempli-» 59 � Le Tout Nouveau Testament et le zombie cinéma feraient donc retraite tous les deux du problème de manque d’agentivité individuelle 60 � Ce parallèle peut aider à expliquer le grand succès du 56 The Quiet Earth, dir� Geoffrey Murphy, perf� Bruno Lawrence, Alison Routledge, Peter Smith, 91 min, Nouvelle-Zélande, 1985� 57 McReynolds fait également allusion à «-une sorte d’apocalyptisme plein d’espoir, ce que Susan Sontag avait caractérisé sous le terme ‘esthétique du catastrophe’-», McReynolds, 2015, p� 150� 58 Sean Cubitt, «-Toxic Media : on the Ecological Impact of Cinema-», dans Anil Narine (dir�), Eco-Trauma Cinema, New York, Routledge, 2015, p� 231-48 (p� 235-43)� 59 Ibid�, p� 150� Ici je fournis le terme original à l’anglais de McReynolds pour bien laisser entendre qu’à son avis, il n’y est pas question d’une incarnation au sens religieux� 60 Ibid�, p� 164-65� DOI 10.2357/ OeC-2019-0018 134 Jason Hartford Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) film aux marchés hors de la francosphère-: sans porter trop de similarités à l’offre Hollywoodien, il en a pourtant capturé le Zeitgeist� Que Le Tout Nouveau Testament ait beau faire face aux problèmes d’ordre postcolonial, faute de son humanisme blanc, ce n’est pas pour autant à nous laisser imaginer que nous n’avons besoin que d’une reconnaissance plus honnête, plus complète du racisme pour nous rendre à même de bien résoudre toutes les questions� Tous les animaux CGI témoignent de la reconnaissance d’une altérité qui porte, elle-même, ses propres qualités et besoins� Mais en même temps leur artificialité évidente suggère que dans ce contexte, dans cet imaginaire, la vraie altérité est déjà perdue� Reconnaître l’injustice que subit «-Philippe-», c’est identifier un problème d’ordre historique, mais c’est également relever le fait qu’à nos yeux, selon nos pouvoirs, nous sommes tous (censés être) dieux, à tort� L’imaginaire du pays imaginaire qu’est la Belgique peut montrer qu’à force de donner forme à cette réalité, l’humanité risque de s’y perdre au final� DOI 10.2357/ OeC-2019-0018
