eJournals Oeuvres et Critiques 44/2

Oeuvres et Critiques
oec
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.2357/OeC-2019-0019
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/121
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«Comment vivre sans lui?» Anthropocentrisme et Posthumanisme dans Sans l’Orang-outan d’Éric Chevillard

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Tessa Sermet
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Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) « Comment vivre sans lui ? » Anthropocentrisme et Posthumanisme dans Sans l’Orang-outan d’Éric Chevillard Tessa Sermet Lake Forest College Imaginer la disparition d’une espèce ne demande que peu d’effort- : la planète vit en effet sa sixième extinction de masse, le phénomène n’est donc pas nouveau� Cette nouvelle vague est néanmoins différente car, pour la première fois, l’Homme est responsable de la mise en danger et de la disparition de multiples espèces animales et végétales� Ces bouleversements sont propres à l’Anthropocène, «- l’Ère de l’Homme- », un néologisme inventé en 2000 par Crutzen et Störmer pour décrire la période durant laquelle les activités humaines ont commencé à avoir un impact géologique indéniable sur la planète 1 � Dans Sans l’orang-outan (2007), Éric Chevillard mène un exercice à la fois poétique, philosophique et éthique en se basant sur le concept d’Anthropocène 2 � Il décrit les conséquences insoupçonnées de l’extinction de l’orang-outan, la collusion entre une modification a priori minime de l’écosystème - la disparition d’une seule espèce - et le bon fonctionnement du monde 3 - : «- je confonds tout, les lois physiques, la nature humaine, 1 Paul J� Crutzen et Eugene F� Stoermer, «-The Anthropocene-», International Geosphere-Biospehre Programme Newsletter, 41 (2000), p� 17-18� 2 Il affirme ainsi- : «- Démolir Nisard- et- Sans l’orang-outan- sont dans mon esprit des livres qui possèdent une dimension politique� On peut les lire comme des satires� Je pense que mes convictions seront assez facilement devinées, mais je ne sais les exprimer que sous une forme ironique qui ménage aussi mon scepticisme fondamental� Encore une fois, je cherche la vérité, la justesse et peut-être la justice dans le style� Des comptes se règlent dans mes livres-»� Il poursuit-: «-Par ailleurs, en effet, les animaux hantent mes livres comme autant de figures poétiques qui me divertissent de l’homme-: on sait ce qui va inévitablement arriver à ce héros fatigué, il va aimer une femme, puis n’en sera plus aimé� Pauvre garçon� L’animal me surprend encore� J’aime ses formes, l’animal comme plastique, comme terre glaise, à modeler, il est aussi comme vous le supposez à juste titre un parfait gibier pour métaphores-», Éric Chevillard, «-Entretien-», Article 11, septembre 2008, http-: / / www�article11�info/ ? Eric-Chevillard-J-admire-l� 3 Pour le lien entre l’œuvre de Chevillard et le concept de deep ecology, voir Marie Cazaban-Maserolles, «- La Poétique écologique profonde d’Éric Chevillard- », Revue Critique de Fixxion Française Contemporaine, 11 (2015), http-: / / www�revue-critique-de-fixxion-francaise-contemporaine�org/ rcffc/ article/ view/ fx11�07/ 972� DOI 10.2357/ OeC-2019-0019 136 Tessa Sermet Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) l’organisation sociale et politique, mais c’est que notre condition dépend effectivement de tout cela dans la même confusion-» 4 � Les résonnances apocalyptiques de ce roman montrent qu’un seuil est traversé, il y a un avant et un après la disparition de l’orang-outan� Chevillard dépeint un univers basculant de la réalité à la dystopie, dans lequel l’écosystème, la société, les corps, jusqu’à la langue 5 , sont en transition� La fin du monde aurait pu être évitée, cependant-: (Nul ne soupçonnait) l'importance de l'orang-outan dans l'organisation générale du monde ni que tout tenait ensemble grâce à lui, à son action discrète mais décisive� C'était lui, le subtil rouage� Il a suffi qu'il disparaisse pour que tout flanche� Comment vivre sans lui-? Essayons 6 � Avec cette dernière phrase, Chevillard souligne la relation profondément anthropocentrique que nous entretenons avec les espèces animales 7 � Il joue avec cette projection, ainsi qu’avec le lieu commun selon lequel «-l’Homme descendrait du singe- »� Lorsqu’il devient impossible de «- vivre sans lui- », Albert Moindre, le narrateur, décide d’utiliser son expertise d’ancien gardien du zoo pour enseigner à quelques initiés comment (re)devenir orang-outan� Dans son roman, Chevillard mélange une utilisation absurde de la langue française à l’un des topos les plus célèbres de la science-fiction-: l’involution de l’espèce humaine vers le singe, un thème rendu célèbre par Pierre Boulle dans La Planète des singes (1963) et avant lui par H� G� Wells dans L’Île du docteur Moreau (1896), une idée reprise depuis, entre autres, par Will Self dans Great Apes (1997)� Au-delà du caractère aberrant de cette démarche, il faut s’interroger-: ce monde en transition propose-t-il une nouvelle manière d’appréhender la relation entre l’humain et l’animal-? Est-il en conséquence 4 Éric Chevillard, «- Portrait craché du romancier en administrateur des affaires courantes-», R de réel, 1 (sept-oct� 2001)� 5 Dans l’œuvre de Chevillard «-tout discours est pris dans le jeu des degrés� On peut appeler ce jeu-: bathmologie� Un néologisme n’est pas de trop, si l’on vient à l’idée d’une science nouvelle-: celle des échelonnements de langage-» (Dominique Viart, «- Littérature Spéculative- », dans Bruno Blanckeman et al� (dir�), Pour Éric Chevillard, Paris, Éditions de Minuit, 2014, p� 65-66)� 6 Éric Chevillard, Sans l’orang-outan, Paris, Éditions de Minuit, 2007, quatrième de couverture� 7 Chevillard décrit sa relation au règne animal de la manière suivante- : «- lorsque j’observe des insectes - l’incompréhensible araignée, l’aberrante sauterelle -, c’est pourtant la sensation de ma propre étrangeté qui soudain m’épouvante- » (Fabrice Thumerel, «- Portrait de l’Écrivain en Animal Polymorphe- », dans Oliver Bessard-Banqui et Pierre Jourde (éd�), Éric Chevillard dans tous ses états, Paris, Classiques Garnier, 2015, p� 52)� DOI 10.2357/ OeC-2019-0019 137 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) « Comment vivre sans lui ? » post-humain-? La démarche de Chevillard souligne peut-être, au contraire, l’impossibilité de toute transition vers le postanthropocentrisme� Sans l’orang-outan Inutile de le nier, la disparition de certaines espèces nous touche plus que d’autres� La disparition d’un certain type de bactérie ou de champignon, dont le rôle est probablement bien plus important- pour l’écosystème, ne nous inquiète guère, alors que nous nous émouvons de celle de l’orang-outan� Cette réaction s’explique, d’un côté, par leur caractère photogénique� Les orangs-outans appartiennent à ce qu’Ursula K� Heise décrit comme des keystone species, des espèces qui revêtent une importance particulière à nos yeux pour des raisons esthétiques 8 � D’un autre côté, l’apparence anthropomorphique de l’orang-outan lui confère une valeur toute particulière-: Si la disparition accélérée des grands primates nous affecte tant aujourd’hui, ce n’est pas seulement parce qu’ils sont proches de nous en termes de comportements, c’est parce qu’ils sont proches en termes de communauté de descendance persistante, concernant aussi bien notre lointain passé que notre avenir- : ils sont le souvenir vivant des parties fantômes du buisson de l’hominisation 9 � Comme l’explique Frédéric Neyrat, l’empathie ressentie envers les grands singes, et tout particulièrement envers leur progéniture, relève de l’anthropocentrisme� Cependant, pourquoi avoir choisi l’orang-outan et non le chimpanzé, en réalité plus proche de l’Homme-? Venant du malais et de l’indonésien orang, «-personne-» ou «-homme-» et hutan, «-forêt-», le mot signifie l’homme de la forêt� Ce substantif renferme ainsi une dualité essentielle- : l’opposition entre Culture et Nature� L’orang-outan incarne de la sorte, étymologiquement et métaphoriquement, les tensions liées au consumérisme et à la mondialisation (huile de palme, déforestation, espèce en voie de disparition)� Il n’est donc pas surprenant que, suite au décès de Bagus et Mina, l’oikos - l’environnement, l’habitat, le foyer, mais aussi l’économie - se désagrège-entièrement-: non seulement les sols se transforment en boue, neige, sable ou glace, mais aussi les maisons s’écroulent et d’étranges espèces animales surgissent de nulle part� 8 Ursula K� Heise, Imagining Extinction-: The Cultural Meanings of Endangered Species, Chicago et Londres, Chicago University Press, 2016, p� 24� 9 Frédéric Neyrat, Homo Labyrinthus- : Humanisme, Antihumanisme, Posthumanisme, Bellevaux, Éditions du Dehors, 2015, p� 112� DOI 10.2357/ OeC-2019-0019 138 Tessa Sermet Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) Dès les premières pages, l’absence subite de l’orang-outan laisse un grand vide-: «-partout ils ne sont pas, alors que de leur vivant ils n’occupaient pas tous les points de l’espace-» 10 � Le narrateur, l’ancien gardien du zoo, se rend rapidement compte de ce paradoxe-: l’orang-outan était confiné dans l’espace précis, délimité, artificiel, du zoo, il n’existait pas réellement en-dehors de sa cage - «-cela arrivait et ne choquait pas-» 11 � Le basculement du statut en voie de disparition à celui d’espèce disparue a une première conséquence-: l’humanité se rend compte que l’orang-outan était le «- subtil- rouage- » 12 qui faisait fonctionner le monde, et cette prise de conscience a un impact immédiat sur l’état mental de la population dans le roman� L’installation du novum - l’extinction de l’orang-outan - est particulièrement abrupte� Il n’y a pas de phase d’ajustement, le monde entier n’est pas encore informé de la disparition de Bagus et Mina que déjà de subtils changements sont perceptibles- : «- dans la rue, tout est semblable et pourtant tout a changé […]� Mais comme elle est subite, cette absence-! Ils étaient, ils ne sont plus� Un trou en leurs lieu et place- » 13 � Lorsque le narrateur affirme «- p,l,u,s,d’,o,r,a,n,g,-,-o,u,t,a,n,g, il faut l’épeler pour le croire […] pour dilater un maximum cette sensation de mort et ne pas tout à fait lui céder-» 14 , il semble que la langue soit le seul moyen d’articuler les événements, et peut-être de garder un certain contrôle sur la situation� En minant la logique et les automatismes attachés à la langue française, l’auteur revivifie et met à l’épreuve l’imagination du lecteur� Étrangement, l’absence de l’orang-outan devient flagrante dans la vie quotidienne� Durant sa pause déjeuner, Albert Moindre remarque-: -«-pas un orang-outan, bien sûr� Et donc beaucoup moins d’ambiance que d’habitude-»� La présence fantasmée de l’orang-outan dans l’espace urbain entraîne la ré-imagination de son habitat naturel et de ses habitudes-: Dans l’arbre où la nuit le trouvait, il se confectionnait en deux temps trois mouvements un nid de feuillage et de branches, mi-cabane mihamac, où il prenait du repos, c’est fini, en vain scruterons-nous désormais les plus hautes frondaisons des tilleuls et des marronniers sur les promenades ou dans les squares� Nous y verrons le merle encore et la pie (…) mais d’orang-outan point, jamais plus, ni dans nos forêts domaniales et dominicales, ni dans les saules et les peupliers de nos rives, ni dans les platanes massifs et feuillus des grands boulevards, jamais plus nous ne verrons un orang-outan 15 � 10 Ibid., p� 31� 11 Ibid. 12 Ibid., quatrième de couverture� 13 Ibid., p� 11� 14 Ibid., p� 35� 15 Ibid., p� 15� DOI 10.2357/ OeC-2019-0019 139 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) Le narrateur pleure une absence, sur un mode tragique et élégiaque, dans un milieu qui n’a jamais connu l’orang-outan� Ce geste absurde prépare la lente dégradation mentale de la population, qui sombre dans la culpabilité, la nostalgie et la folie décrite dans le deuxième chapitre� Cependant, la confrontation entre des lieux européens, des espèces animales ou végétales européennes et l’orang-outan rappelle aussi que l’écosystème planétaire est un tout, et que l’idée d’une séparation entre local et global est utopique� L’insertion de l’orang-outan dans la vie quotidienne culmine dans le troisième chapitre, lorsqu’un «-nous-» indéfini tente de recréer un passé fictif et embellit la cité avec des peintures murales qui mettent en scène l’orang-outan dans l’espace urbain-: «-y circulaient comme aux plus beaux temps des époques glorieuses de grands orangs-outans débonnaires qui vaquaient benoîtement à leur affaires-» 16 � Un passé chimérique, «-une cité fabuleuse (qui) avait surgi de la terre ou, plus exactement, elle était descendue du ciel-» 17 , est ainsi (re)créé� Les teintures incorporent l’orang-outan dans la réalité à deux niveaux-: premièrement au niveau de la représentation, tronquée, de son existence parmi les humains dans un espace urbain auquel il n’a jamais appartenu-; deuxièmement, au niveau physique, avec l’exposition des teintures qui a lieu lors de la Semaine des fêtes, une période carnavalesque à la fonction expiatoire, durant laquelle hommes et femmes se complaisent dans cette «-illusion délicieuse-» 18 � Selon Jean Baudrillard, la simulation «- remet en cause la différence du vrai et du faux, du réel et de l’imaginaire- » 19 � Lorsque le narrateur explique que les gens voulaient «- y voir la réalité même- » 20 , c’est en partie parce que les teintures, en tant que simulation, enveloppent «- tout l’édifice de la représentation lui-même comme simulacre-» 21 � Cette substitution repose sur un paradoxe de nature anthropocentrique- : les teintures se réfèrent à un monde qui n’a jamais existé, les orangs-outans n’ont jamais participé à la vie quotidienne et urbaine� La démystification de ce simulacre rappelle surtout l’inexorabilité de cette disparition-: «-à l’insupportable réalité, nous n’avons su opposer qu’une illusion qui en est devenue l’exacte réplique […]� Nous revivions la tragédie de la disparition inexorable des orangs-outans qui peu à peu s’effaçaient de cette fresque loqueteuse- » 22 � La dégradation des fresques, un art/ artifice de la main de l’Homme, symbolise la disparition, 16 Ibid., p� 150� 17 Ibid� 18 Ibid., p� 151� 19 Jean Baudrillard, Simulacre et simulation, Paris, Galilée, 1981, p� 12� 20 Chevillard, 2007, p� 150� 21 Baudrillard, 1981, p� 16� 22 Chevillard, 2007, p� 152� « Comment vivre sans lui ? » DOI 10.2357/ OeC-2019-0019 140 Tessa Sermet Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) une douloureuse seconde fois, de l’orang-outan 23 � Les teintures sont à la fois simulation - une image qui se donne pour réalité - et dissimulation, puisque le but est de tromper les sens et de cacher, par le mensonge, un fait gênant-: l’humanité est responsable de l’extinction de l’orang-outan� Peu après le décès de Bagus et Mina, le narrateur s’exclame-: «-je voudrais me séparer de ma chair qui n’est qu’un poids, un encombrement, afin de savoir ce qu’est devenu l’orang-outan une fois délesté de la sienne- » 24 � À l’intérieur de la métaphore, il y a une atteinte au corps-: d’une part, car mortifier sa chair, c’est faire pénitence dans l’espoir d’être absout de ses péchés-; d’autre part, à cause du sentiment d’altération et de dépersonnalisation� La comparaison établie entre le corps humain et celui de l’orang-outan renforce le lien entre les deux espèces� À ce sujet, Sherryl Vint affirme que «-thinking about our relationships with animals - social, conceptual, material - equally forces us to rethink our understanding of what it means to be human and the social world that we make based on such conceptions-» 25 � La dimension métaphysique et métaphorique de l’animal est centrale- : elle représente un malaise général, celui d’une société confrontée à la disparition, par sa faute, de toute une espèce� Cependant, la référence est surtout physique- : l’orang-outan avait déjà été «-démembré-», «-découpé en morceaux-», «-brûlé dans sa chaudière-», ses os «-dissous-» 26 , ses mains utilisées comme porte-bijoux ou cendriers� Délesté de sa chair, il n’est plus que surface, une coquille vide� Les corps de Bagus et de Mina sont empaillés et mis en vitrine� Leurs corps passent de l’espace du zoo à celui du musée, mais leur fonction première demeure intacte- : qu’ils soient faits de chair ou de paille, ils continuent à représenter l’orang-outan� 23 Dans son ouvrage Imagining Extinction, Ursula K� Heise réfléchit à l’utilisation de la biotechnologie� Elle donne l’exemple d’un animal éteint puis ressuscité, grâce à la biotechnologie� Malheureusement, ce dernier meurt d’une embolie pulmonaire, quelques minutes après sa (re)naissance, et devient le seul animal dont l’espèce se serait éteinte à deux reprises… Heise s’interroge sur ce processus de «-de-extinction-»-: que se passerait-il si l’on ramenait des morts une espèce disparue-? Jurassic Park de Michael Crichton (1990) est un exemple intéressant-: il met en avant les dangers concrets d’une telle entreprise pour l’espèce humaine, de manière plus ou moins métaphorique, puisque la menace incarnée par les dinosaures souligne l’impossibilité de co-exister à nouveau sur la même planète� De plus, les dinosaures (et espèces végétales ressuscitées pour l’occasion) sont confinés dans des musées et des zoos-: on revient une fois de plus au désir démiurgique de l’Homme de contrôler la Nature� 24 Sherryl Vint, Animal Alterity-: Science Fiction and the Question of the Animal, Liverpool, Liverpool University Press, 2010, p� 37� 25 Ibid., p� 9� 26 Chevillard, 2007, p� 57� DOI 10.2357/ OeC-2019-0019 141 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) Involution Évolution signifie, populairement, hominisation ou anthropogenèse, c’est-à-dire la transition du pré-humain à l’humain- ; puis, dans un avenir plus ou moins proche, le passage à un état posthumain 27 � Mais évolution ne signifie pas nécessairement progrès, l’Homme n’est pas intrinsèquement meilleur que l’orang-outan� Selon Fabrice Thumerel, Sans l’Orang-outan présente un «-renversement axiologique-: la lente mutation du singe à l’homme moderne est régression plutôt qu’évolution, le second ayant perdu agilité, mobilité, socialité et fraternité-» 28 � L’extinction d’une espèce entière est une des conséquences de l’Anthropocène, au lieu de s’adapter à l’environnement, l’Homme arrange ce dernier selon ses désirs-: «-l’être générique n’est-il pas cet être qui, au lieu de s’adapter à son environnement, adapte celui-ci à ce qu’il souhaite devenir-? Le monde n’a-t-il pas été transformé en une sorte d’anthroposcène artificielle […]-? -» 29 � Ce geste anthropocentrique est mis à mal dans le roman de Chevillard, puisque les modifications subies par la Nature affectent l’humanité- : la disparition de Bagus et Mina a des conséquences spatiales (le sol se transforme en sable, neige, boue, eau), écologiques (le mètre devient plus long, la gravité plus forte), et sociales (répression de la sexualité, mutilations, castration, refus de procréer) qui altèrent le mode de vie de l’Homme� Ce dernier doit s’adapter pour survivre aux bouleversements environnementaux - c’est tout du moins la conclusion à laquelle arrive le narrateur lorsqu’il décide de transformer ses amis et voisins en orangs-outans� Au début du roman, alors qu’il se promène dans le zoo et observe Duc, le chimpanzé, le narrateur se demande si ce dernier accepterait de remplacer l’orang-outan-: «-mais se teindre le poil au henné et-remplacer au pied levé l’orang-outan, non, très peu pour lui-» 30 � C’est ce qui est au cœur de la démarche pseudo-scientifique de l’ancien gardien du zoo- : se mettre dans la peau de l’orang-outan en imitant son comportement et sa gestuelle� À ses yeux, pour réintroduire l’orang-outan dans l’écosystème, il faut (re)fabriquer son corps, c’est-à-dire raviver l’animalité contenue dans l’humanité-et ramener l’Homme à un état simien� Le corps humain devient de cette manière un espace malléable� Prise au premier degré, cette approche est bien enten- 27 Dans sa branche «- transhumaniste- », ce concept décrit l’hybridation humain/ machine� L’approche posthumaniste suivie ici repose sur une nouvelle définition de l’humain, multi-identitaire et subjective, une vision abrogeant les dualismes Homme/ Animal, Homme/ Machine, etc� 28 Fabrice Thumerel, «- Portrait de l’écrivain en animal polymorphe- », dans Oliver Bessard-Banqui et Pierre Jourde (dir�), Éric Chevillard dans tous ses états, Paris, Classiques Garnier, 2015, p� 51-61 (p� 57)� 29 Neyrat, 2015, p� 95� 30 Ibid., p� 24� « Comment vivre sans lui ? » DOI 10.2357/ OeC-2019-0019 142 Tessa Sermet Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) du problématique� Toutefois, dans l’esprit d’Albert Moindre, si l’Homme descend du singe, il peut en toute logique redevenir singe� Il est possible de remonter la «-branche » 31 où se trouve l’orang-outan� La première étape consiste à adopter une gestuelle et une allure simienne-: la posture «- qui est à présent la leur ressemble déjà à la posture naturelle de l’orang-outan- » 32 � Cependant, la résurgence du simien est pénible, les hommes et les femmes dirigés par le narrateur doivent violemment rejeter leur humanité� Lorsqu’Albert Moindre s’adresse à ses amis, il établit un parallèle entre cette transformation et les souffrances de l’accouchement-: Vos corps rappelés à leur condition première sauront réagir opportunément […] ils vont peu à peu se couvrir de longs poils roux […]� Pour l’heure plutôt misérablement écorchés et crottés, c’est le prix à payer, mes amis, nous souffrons de renaître, nous nous engendrons dans des convulsions douloureuses qui nous arrachent des cris et des plaintes-; nous venons au monde dans les larmes, sans pères ni mères, forts de notre seul désir-; vos entrailles n’y étaient pas préparées, voilà pourquoi vous vous tordez ainsi 33 � Si les adultes vivent cette transformation corporelle comme un supplice, leurs enfants s’avèrent au contraire bons élèves-: ils «-se meuvent dans l’arbre avec plus de facilité que les autres et je constate avec bonheur que cet exercice façonne et contrefait comme il convient leurs malléables squelettes-» 34 � Non seulement leurs corps sont «-plus souples, plus vifs, plus véloces-», mais les enfants sont également «-vierges de toute imprégnation langagière »-: ils adoptent pour communiquer une «-façon de plisser le museau-» 35 qui ravit le narrateur� Afin de jouer de cette malléabilité infantile, le narrateur détruit la cellule familiale et sépare parents et enfants, dans l’espoir de préserver ces derniers de l’influence néfaste des adultes� L’imitation est une forme de reproduction-: ici cependant, l’objectif n’est pas de se dupliquer, mais de devenir autre, de fabriquer un nouveau corps et d’éradiquer toute différence entre humain et orang-outan� Comme tout scientifique qui se respecte, le narrateur décide de mettre les sujets de son expérience à l’épreuve� Il affirme à ses amis qu’il n’y a «-point de meilleur juge de vos progrès que le tigre-» 36 , et qu’il se fie entièrement «-à la mémoire atavique-» de ce dernier 37 � Il relâche le félin dans la cage et l’expérience se 31 Chevillard, 2007, p� 22� 32 Ibid., p� 167� 33 Ibid., p� 164-165� 34 Ibid., p� 176� 35 Ibid., p� 175-6� 36 Ibid., p� 178� 37 Ibid., p� 182� DOI 10.2357/ OeC-2019-0019 143 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) conclut avec la mort de l’un des hommes� Loin d’être attristé par l’incident, Moindre est fier de son ancien élève, car le tigre «-le (dévore) en effet comme il eût fait d’un orang-outan- » 38 � Le narrateur détourne le principe de l’expérimentation scientifique et utilise la sélection naturelle, et la lutte pour la survie, comme prétextes-: comme l’explique Adler, «-la négation de l’humain passe par une ironie sadique, anthropophage-» 39 � C’est bel et bien le cas, puisque Moindre reste dans le vestibule, protégé du tigre par une vitre, et consume avidement le spectacle qui se déroule sous ses yeux� Il n’est pas surprenant que Moindre choisisse le zoo comme lieu où se concrétisera son fantasme - le singe comme devenir de l’Homme� De manière générale, le zoo représente, conteste ou inverse les qualités des espaces et lieux réels� Le zoo est un espace aux délimitations précises-: le narrateur y établit des règles strictes, il contrôle l’alimentation, les mœurs, la cellule familiale, les vêtements (ou leur absence), les corps et les comportements� Si s’établir dans un zoo semble, à priori, être un choix logique pour les personnages, il n’en demeure pas moins problématique� Premièrement, il perpétue les relations hiérarchiques à l’origine même de l’extinction de l’orang-outan-: la vision des primates comme des êtres primitifs 40 � L’espace du zoo, et plus particulièrement de la cage, implique la domination d’une des deux espèces sur l’autre� Il symbolise l’emprise de l’Homme sur le règne animal, ainsi que la tentative de le préserver� L’espace du zoo est cartographié, c’est un espace strié - pour reprendre le concept de Deleuze et Guattari 41 - simplement, c’est la réplique de la nature qui correspond à la carte, et non la carte qui représente l’espace naturel� Le chimpanzé refuse la zone originellement attribuée à l’orang-outan- : «- je suis même convaincu que si l’on abattait la cloison vitrée qui sépare l’enclos de Bagus et Mina de celui de Duc afin d’étendre l’espace vital de ce dernier, il ne s’y risquerait pas et respecterait l’antique partage des terres- » 42 � Établir ses quartiers dans les cages du zoo équivaut à coloniser un espace qui ne lui revient pas, et dont, de surcroît, l’Homme devrait être absent� Alors qu’il observe ses «-élèves-», le narrateur se réjouit-: «-c’est grâce à de telles leçons bien comprises et assimilées que renaîtra un jour notre glorieuse civilisation-» 43 � Quelle est cette «-glorieuse 38 Ibid., p� 181� 39 Aurélie Adler, «-Espaces du renversement et de l’inachèvement-», dans Oliver Bessard-Banqui et Pierre Jourde (dir�), Éric Chevillard dans tous ses États, Paris, Classiques Garnier, 2015, p� 93-105 (p� 100)� 40 C’est cette vision du monde qui a vu, à l’époque victorienne, des singes et des hommes «-primitifs-» exposés côte à côte dans les zoos� 41 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Milles plateaux, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p�-447� 42 Chevillard, 2007, p� 23-24� 43 Ibid., p� 170� « Comment vivre sans lui ? » DOI 10.2357/ OeC-2019-0019 144 Tessa Sermet Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) civilisation- », celle de l’orang-outan- ? Rien n’est moins sûr� Au contraire, en s’établissant dans le zoo, Albert Moindre et ses compagnons répètent symboliquement les erreurs de la mondialisation (et de la colonisation) et prennent possession de la cage de Bagus et Mina� De la même façon, l’humain a pris possession, puis détruit, l’habitat naturel de l’orang-outan� Deuxièmement, même si le zoo s’apparente à un sas, à un entre-deux dans lequel a lieu la transition entre Homme et Singe, les relations humain/ animal sont corrompues� La compréhension qu’ont les personnages de ce qui définit l’orang-outan est artificielle - de même que l’arbre en plastique sur lequel ils s’exercent est loin de ressembler à l’habitat naturel de l’orang-outan-: Spaces such as zoos where animals are compelled to be visible in circumstances in which everything that would enable them to appear as fellow being with their own perspective on the world and on us - freedom of movement, the opportunity to interact with other species, the habitat which is part of their lifeworld - has been stripped away 44 � Il s’agit d’un espace de préservation, où seule l’image pervertie de l’orang-outan est conservée-: l’orang-outan du zoo n’est autre qu’un simulacre, qui ne devient réel que lorsque son statut passe de celui d’espèce en voie d’extinction à celui d’espèce disparue� Les animaux sont privés de leur statut en tant qu’être à part entière, ils sont réduits à figurer dans un spectacle dirigé par une vision humaine et dénaturalisée de l’animalité� Les singes perdent leur subjectivité, ils ne sont plus des êtres réels, mais les acteurs d’un spectacle doublement consumériste-: Dans la journée, nos personnages circulent à leur gré entre le dedans et le dehors, obligeant les visiteurs à faire de même pour ne rien rater� Sauf aux heures des repas où nous bouclons tout le monde à l’intérieur� Ces scènes domestiques affament les spectateurs qui se hâtent en sortant vers le point restauration du parc� Dans les enclos, on dispose pour faire le singe d’agrès rudimentaires, assemblages de poutres, de cordes et de pneus (20, je souligne)� Le zoo est à la fois une hétérotopie telle que définie par Michel Foucault 45 - un lieu autre, un espace marginal mais bien réel qui suit un modèle utopique - et un espace de mise en scène 46 � Le zoo dénature la réalité, tout en en 44 Vint, 2010, p �9-10� 45 Michel Foucault, «- Hétérotopie- », Architecture, Mouvement, Continuité, 5 (1984), p�-46-49� 46 «-Alors que la représentation tente d’absorber la simulation en l’interprétant comme fausse représentation, la simulation enveloppe tout l’édifice de la représenta- DOI 10.2357/ OeC-2019-0019 145 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) masquant le sens profond, il est son propre simulacre� Cette réalité qu’Albert Moindre et ses compagnons cherchent à recréer n’a jamais existé, elle relève du fantasme pur - de ce fait, la dénaturalisation et l’embrouillement (mental et social) créés par la disparition de l’orang-outan et la détérioration de la civilisation génèrent des situations de plus en plus absurdes� La confusion ressentie par les personnages met en avant leur difficulté, et celle de l’humanité en général, à comprendre et à communiquer avec les non-humains� De même que reproduire l’orang-outan sur des fresques recouvrant la ville était une illusion, contraindre le corps humain à devenir simien est voué à l’échec-: «-voilà que tout se brouille et s’embrouille et que nous ne pouvons plus jurer de rien-» 47 � Un des personnages affirme-qu’il a souvent surpris des orangs-outans mangeant de la viande-: Avant que l’on eût tranché si ce souvenir recoupait ou non la réalité, la question fut de savoir s’il fallait cuire cette viande sur une pierre brûlante ou la griller au feu pour se nourrir conformément à notre nouveau régime- : là encore les avis divergeaient et l’on suivit par précaution les deux recettes 48 � Chevillard souligne ici l’échec, prédictible, de la démarche d’Albert Moindre-: chassez le naturel, et il revient au galop� La nature humaine se met en travers des plans du narrateur� Albert Moindre remarque qu’«-Aloïse (le) regarde parfois d’un air étrange et point tout à fait aussi simiesque-» 49 qu’il le souhaiterait, et se rend compte que «-le bienfondé même de [leur] entreprise est en train de (leur) échapper-» 50 � Au fur et à mesure que les habitudes comportementales et gestuelles s’effacent des esprits, l’absence de l’orang-outan devient de plus en plus problématique� Il «-manque un exemple fiable, un modèle-» 51 � La solution-: fabriquer un orang-outan� Genèse simienne Tout au long du roman, Chevillard complique l’opposition entre évolution et involution avec des références bibliques, et plus spécifiquement avec des renvois à la Genèse, et entremêle deux champs lexicaux habituellement antithétiques-: tion lui-même comme simulacre-»� Baudrillard, 1981, p� 16� 47 Chevillard, 2007, p� 183� 48 Ibid., p� 182� 49 Ibid., p� 183� 50 Ibid., p� 184� 51 Ibid., p� 183� « Comment vivre sans lui ? » DOI 10.2357/ OeC-2019-0019 146 Tessa Sermet Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) Les livres de Chevillard mettent en scène des espaces apocalyptiques relevant d’une «-logique soustractive-»� Sur fond d’angoisse écologique, les mondes de Sans l’Orang-outan et Choir retirent l’homme à son histoire, le mettent à nu en renversant tous ses récits téléologiques, […] ils érigent le singe en nouvelle figure christique […] 52 � Bagus remplace le Christ, il a «-les bras immenses de l’orang-outan, des bras de crucifié, faits de chairs et de bois, des bras de sauveur, je m’y accrochais (il est) la seule incarnation à laquelle je pouvais croire- » 53 , explique Albert Moindre� Enfermés durant toute leur vie dans les cages du zoo, les deux singes se retrouvent après leur mort empaillés et exposés au public sous une cloche de verre-: «-il convenait en effet d’exposer Bagus et Mina, comme au temps de la ménagerie, afin qu’ils fussent visibles de tous à tout moment et que chacun put trouver à cette vision le réconfort et l’espoir dont nous étions tous assoiffés- » 54 � Cette visibilité exacerbée, qui se rapproche de la démarche muséologique, est déviée par une adoration fétichiste� Bagus et Mina sont transformés en reliques, des rites émergent, sans être rassemblés et fixés dans une liturgie commune 55 � Malheureusement, le fétichisme dont ils sont l’objet devient de plus en plus sexuel� Albert Moindre redirige ses pulsions sexuelles et nécrophiles vers les reliques- : «- j’enroule mes membres fragiles autour du corps sans faiblesse des orangs-outans� J’ai là les érections solides et conscientes que je refuse de mettre au service de ce pays, de son ennui et de sa nostalgie-» 56 � Bien entendu, lorsque la foule exaltée s’adonne à des pratiques similaires sur la cloche de verre qui protège Bagus et Mina, à laquelle seul le narrateur a accès, symbolique, celui-ci déclare-: «-en mon absence, certains habitants se livrent sur le monument à des actes obscènes qui sont évidemment sans rapport avec ma dévotion-» 57 � Désir et procréation sont tabous dans une société qui éprouve du ressentiment contre les générations précédentes à cause de leur passivité face aux problèmes écologiques, ceux-là même qui ont entraîné la disparition de l’orang-outan� Les pulsions zoophiles, nécrophiles et fétichistes du narrateur préfigurent une paternité symbolique-; celle-ci ap- 52 Adler, 2015, p� 98� 53 Chevillard, 2007, p� 46� 54 Chevillard, 2007, p� 138� 55 «-Rituellement désormais, et pourtant de façon spontanée et à des intervalles variables, comme obéissant à une force impérieuse, les habitants se pressent sur la place autour du monument […] ce fut à l’origine pour nous réchauffer, c’est à présent un rite d’adoration […] Oh qui saura étoffer et enrichir cette pauvre liturgie-», Ibid., p� 144-145� 56 Ibid., p� 146� 57 Ibid. DOI 10.2357/ OeC-2019-0019 147 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) paraît, tout d’abord, avec la tentative de transformer humains en orangs-outans par imitation et contrainte dans le zoo� Ensuite, lorsque son sperme semble remplir sa fonction procréatrice de manière symbolique-: «-loin de moi l’idée présomptueuse que je pourrais féconder Mina, mais j’ai remarqué que mon sperme valait toutes les huiles lustrantes et donnait un éclat neuf à sa fourrure assombrie-» 58 � Bien que le narrateur ne parvienne pas à générer une nouvelle existence, il en maintient tout du moins l’illusion� Mary Ann Doane qualifie de womb envy 59 la tentative - généralement celle d’un personnage masculin, tel que le Docteur Moreau 60 ou le Docteur Frankenstein - de créer la vie en se passant de toute intervention maternelle� La première tentative de reproduction visait à modifier le corps humain par imitation-: ni involution, ni évolution vers le transhumain, puisque l’étape suivante serait un retour au pré-humain� La seconde tentative va bien plus loin, et les étranges pulsions paternelles d’Albert Moindre culminent lorsqu’il insémine sa petite amie, Aloïse, avec un ovocyte d’orang-outan-: amener les ovocytes de Mina à maturité par stimulation chimique� Puis, organiser in vitro mais comme sous la lune, dans les grands arbres, leur rencontre avec les spermatozoïdes de Bagus restés vivaces après toutes ces années de congélation� […] Sept jours plus tard, un embryon vagissait imperceptiblement dans le bouillon de culture� Je pris des façons d’archange doucereuses et insinuantes, et Aloïse se laissa convaincre�«-Dans deux cent quarante-cinq jours, j’en tremble d’émotion, lui naîtra un fils qui sera aussi notre père à tous-» 61� Le narrateur ajoute une facette démiurgique à ses fonctions législatives-: les adjectifs «-doucereux-» et «-insinuant-» rappellent la tentation d’Ève par le Serpent, plus qu’ils ne rappellent l’Annonce de l’Archange Gabriel - une interprétation renforcée par les allitérations sifflantes� Par le biais de ces nombreuses références bibliques, Chevillard mélange et subvertit le thème évolutionniste, incarné à tort par l’orang-outan, en y juxtaposant une interprétation créationniste� Si Aloïse est une figure maternelle semblable à la Vierge Marie, elle n’est pourtant rien de plus qu’un réceptacle� Alors que 58 Ibid� 59 Mary Ann Doane, «-Technophilia-: Technology, Representation, and the Feminine-», dans Gill Kirkup (dir�), The Gendered Cyborg-: A Reader, Londres et New York, Routledge, 2000, p� 110-121 (p� 114)� 60 L’Île du docteur Moreau de H� G� Wells (1896) met en scène un autre type de savant fou, dont l’objectif est, à l’inverse du narrateur de Sans l’orang-outan, de transformer les animaux en humains� Chevillard joue de toute évidence avec la catégorie «-savant fou-» des personnages de science-fiction� 61 Chevillard, 2007, p� 187� « Comment vivre sans lui ? » DOI 10.2357/ OeC-2019-0019 148 Tessa Sermet Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) la population et la société rejettent la notion de procréation, Aloïse se voit physiquement contrainte --par un pouvoir scientifique et masculin de surcroît - de faire de son corps un espace de transition, dans l’espoir de sauver l’espèce entière… l’espèce humaine, bien entendu� En réinventant la tradition des origines et en créant une Genèse simienne, le narrateur espère d’un même geste offrir à l’humanité la possibilité de se repentir� Seule l’humanité, à la fois tentatrice et coupable, est à blâmer-: Bagus et Mina sont souvent comparés par le narrateur à Adam et Ève, cependant ils ne sont pas responsables de la Chute� La culpabilité de l’Homme est un thème récurrent dans la narration-: Car voici que sont advenues les conséquences cataclysmiques de notre imprévoyance, l’orang-outan a disparu, aussi radicalement que si Noé sans explication lui avait refusé l’accès de son arche, et nous errons heureux rescapés du déluge, sur des sables mouvants, des marais, des banquises, trébuchant sur un sol instable, orphelins du grand singe roux, aussi inaptes au pied de l’arbre que si nous avions chu 62 � L’humanité est coupable, puisque les conséquences directes de son péché (c’est-à-dire le novum, l’extinction d’une espèce animale) génèrent la désintégration du monde dans une chute vertigineuse et littérale� Dans la Genèse, le Péché originel marque le basculement de la nature à la culture, du Jardin d’Éden à l’agriculture- : Adam et Ève doivent subvenir à leurs propres besoins, cultiver les champs, et, par conséquent, ils doivent modeler et transformer la nature autour d’eux� Il y a là un lien intéressant à établir avec le concept d’Anthropocène- introduit précédemment- : pour Paul J� Crutzen et Eugene F� Stoermer, cette nouvelle ère débute avec l’industrialisation, alors que pour William Ruddiman, c’est la propagation de l’agriculture qui marque les débuts de l’Anthropocène 63 � Le roman de Chevillard mélange quant à lui l’industrialisation, l’agriculture (la déforestation) et les dérives de la société de consommation pour expliquer les événements ayant conduit à l’extinction de l’orang-outan� Avec sa «-Genèse simienne-», Chevillard critique la vision à la fois providentielle et utilitariste de la Nature, considérée comme un jardin à cultiver par l’Homme� Dans Sans l’Orang-outan, les concepts d’origine et d’identité deviennent flous et la notion de pérennité devient problématique� Il est impossible de contrer le désastre écologique, ni de revenir à la situation sociale initiale� La science-fiction est certes spéculation, mais il ne s’agit pas pour 62 Ibid., p� 134� 63 William F� Ruddiman, Plows, Plagues and Petroleum. How Humans took Control of Climate, Princeton, Princeton University Press, 2010 (1 ère -éd�, 2005)� DOI 10.2357/ OeC-2019-0019 149 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) autant nécessairement d’une anticipation prophétique-: le novum ne fait que formaliser des éléments préexistants� Reformer le corps humain, fabriquer un corps simien, réinventer le passé et tenter de contrôler le futur de l’humanité, tout est futile� Il est trop tard-: notre environnement et notre société en payeront les conséquences, notre corps lui-même nous fera défaut� Après tout, comme le dit le narrateur, «-bientôt, en vertu des lois de l’évolution, un bras nous poussera dans le dos pour nous poignarder par traîtrise-» 64 � Une transition vers le posthumanisme ? La relation entre l’humain et son environnement, et plus particulièrement les espèces animales, est de manière évidente un sujet cher à l’auteur� Le monde décrit dans Sans l’Orang-outan confirme tous les dangers et toutes les craintes reliées à l’Anthropocène, de manière hyperbolique, ironique et absurde� D’une certaine façon, le posthumanisme critique l’héritage humaniste (qui place l’Homme au centre de la création), et encourage l’abolition des dualismes Homme/ Machine, Culture/ Nature et Homme/ Animal� Chevillard critique la tension entre humanisme et posthumanisme en jouant avec les tropes de la science-fiction� La fusion entre l’organique et la mécanique n’est pas abordée dans Sans l’Orang-outan - le roman de Chevillard ne traite pas de l’évolution et de l’amélioration de l’espèce humaine par la fusion Homme/ Machine, comme le prône le transhumanisme (qui est en somme une branche du posthumanisme)� L’opposition entre Culture (c’est-à-dire l’Homme) et Nature est centrale dans Sans l’Orang-outan, mais qu’en est-il de la relation entre l’humain et l’animal-: la transmutation du corps humain en corps simien, puis la (re)création de l’orang-outan, abolissent-elles la frontière entre humain et animal-? L’opposition entre l’animal humain et l’animal non-humain est très forte, particulièrement car l’humanisme repose sur un principe d’organisation qui place l’Homme à la fois au centre de l’univers et au sommet d’une pyramide qui affirme sa supériorité sur les autres espèces� L’exploitation des espèces animales est justifiée par la supériorité de l’espèce humaine-: cela peut sembler évident, mais l’humanisme est intrinsèquement anthropocentrique 65 � C’est la raison pour laquelle Peter Singer, dans son ouvrage La Libération 64 Chevillard, 2007, p� 52� 65 «- Just because we direct our attention to the study of nonhuman animals, and even if we do so with the aim of exposing how they have been misunderstood and exploited, that does not mean that we are not continuing to be humanist - and therefore, by definition, anthropocentric-», Cary Wolfe, What is Posthumanism-? , Minneapolis, University of Minnesota Press, 2010, p� 99� « Comment vivre sans lui ? » DOI 10.2357/ OeC-2019-0019 150 Tessa Sermet Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) Animale 66 , utilise le concept de spécisme pour critiquer la nature anthropocentrique de l’humanisme (et de la civilisation occidentale contemporaine en général)� Il est vraiment intéressant, après la lecture de Chevillard, de remarquer que Singer prône l’auto-extinction - une pulsion qui apparaît dans Sans l’Orang-outan, bien que pour des raisons différentes- : pour Singer, ce suicide collectif qui mettrait fin au spécisme est noble. Chez Chevillard au contraire, les suicides et le refus de procréer reflètent la culpabilité conséquente à la disparition de l’orang-outan� C’est une autre définition du posthumain qui réapparaît ici-: celle qui envisage une époque post-humaine, sans humain, ce qui est après tout une des conséquences les plus probables de l’Anthropocène 67 � Les espèces animales subissent elles aussi les changements et bouleversements dus à l’Anthropocène� L’activisme pour la défense des animaux relève du posthumanisme- ; le posthumanisme devrait, en toute logique, être postanthropocentrique� Néanmoins, si la disparition de l’orang-outan affecte autant l’humanité dans le roman, c’est avant tout parce que l’animal possède des qualités anthropocentriques� Les primates du roman (Bagus et Mina, le chimpanzé, le gorille) ont des qualités anthropomorphiques et sont confinés au symbolique, ils ne sont jamais envisagés, comme le dit Bailly, dans leur singularité-: Il faut abandonner, si riche et si exubérant qu'il soit, l’extraordinaire matériau offert par la puissance allégorique et mythique du monde animal, en d’autres termes s’efforcer de rester sur un seuil antérieur à toute interprétation� Seuil où l’animal, n'étant plus rapportable à un savoir qui le localise ou à une légende qui le traverse, se pose dans la pure apparition de sa singularité-: comme un être distinct ayant part au vivant et qui nous regarde comme tel, avant toute détermination 68 � Le seuil dont parle Bailly dans cet extrait n’est pas respecté dans Sans l’Orang-outan� Les singes sont réifiés (ils deviennent objets sexuels ou commerciaux), anthropomorphisés (comme le démontre l’épisode des teintures), et réduits au statut de représentation d’une image faussée et fantasmée (le zoo, les rituels fétichistes)� Les primates n’ont pas de voix non plus-: Albert Moindre imagine le discours du chimpanzé, qui refuse de prendre la place de l’orang-outan-; le seuil interprétatif que Bailly nous exhorte à respecter 66 Peter Singer, La Libération animale� Louise Rousselle (trad�), Paris, Payot, 2012� 67 L’ouvrage Posthumous Life-: Theorizing beyond the Posthuman, New York, Columbia University Press, 2017, rappelle que, paradoxalement, la critique a tendance à oublier que le terme «-posthumain-» définit aussi une époque où l’humain aurait disparu de la surface de la Terre� 68 Jean-Christophe Bailly,-Le Versant animal, Paris, Bayard , 2007, p� 30� DOI 10.2357/ OeC-2019-0019 151 Œuvres & Critiques, XLIV, 2 (2019) est dépassé lorsque Moindre parle à la place du chimpanzé� L’apparition du langage est ce qui marque le passage de l’animal à l’humain, une transition problématique car elle repose sur une relation binaire- : l’animalisation de l’Homme ou l’humanisation de l’animal 69 � L’utilisation du langage pour différencier l’humain de l’animal fait de l’Homme une exception, un geste «- humaniste- » s’il en est� L’appropriation de la voix du chimpanzé a plusieurs effets-: Moindre humanise l’animal en imaginant sa capacité à parler, puis lui retire toute subjectivité en parlant à sa place� Ce faisant, Moindre renforce sa position-dominante-: il anthropomorphise l’animal pour mieux affirmer sa propre supériorité� L’importance de l’orang-outan est toujours mesurée a posteriori selon des critères anthropocentriques� Cela est évident lorsque la présence de l’orang-outan est (ré)imaginée dans l’espace urbain, dans la vie quotidienne (et «-humaine-») ou lorsque sa disparition modifie l’habitat de l’humain, ses modes de vie et de reproduction� De même, quand Albert Moindre décide de faire réapparaître, coûte que coûte, l’orang-outan, il le fait pour sauver l’espèce… humaine� Lorsqu’il se résout à inséminer Alice, c’est pour que les humains aient un modèle à imiter� Le récit s’arrête à la conception de cet être hybride, mi-homme, mi-orang-outan, qui sera «-notre père à tous-» 70 � Cette Genèse simienne place, une fois encore, l’espèce humaine au centre de la Création-; il s’agit simplement d’une variation sur le thème du spécisme� En définitive, Sans l’Orang-outan n’est pas postanthropocentrique- : les réactions de l’humanité, ou tout du moins de la société décrite par Chevillard, et du narrateur sont profondément anthropo-centrées� Le titre du roman est luimême essentiellement anthropocentrique-: c’est l’humanité qui se retrouve condamnée à vivre sans l’orang-outan … 69 Comme le dit Giorgio Agamben-: «-The total humanization of the animal coincides with a total animalization of man-», The Open-: Man and Animal, Stanford, Stanford University Press, 2004, p� 77)� C’est ce qu’il appelle la «-machine anthropologique-» (p�-34)� 70 Chevillard, 2007, p� 187� « Comment vivre sans lui ? » DOI 10.2357/ OeC-2019-0019