eJournals Oeuvres et Critiques 45/1

Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
10.2357/OeC-2020-0002
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L’alternance faraj/shidda dans l’histoire orientale Salned et Garaldi : un conte moral

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Francis Assaf
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Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0002 L’alternance faraj/ shidda dans l’histoire orientale Salned et Garaldi-: un conte moral Francis Assaf University of Georgia (Emeritus) Identifier et situer le texte Pour intéressant qu’il soit, ce texte pose un double problème, à la fois de chronologie et d’attribution. Le titre relevé dans le catalogue général de la BnF (cote Z FONTANIEU-319 [19]) mentionne que la nouvelle, posthume, est de Antoine Houdar de La Motte (1672-1731), impliquant qu’elle n’aurait donc jamais paru avant son décès. Le texte est compris dans un recueil actuellement conservé dans la réserve des livres rares (v. bibliographie). En fait, cette attribution semble bien être une erreur, vu que ce texte avait déjà paru dans le numéro de février 1720 du Nouveau Mercure (p. 61-77 - v. bibliographie). La rubrique du catalogue ne semble donc pas entièrement fiable. L’inclusion de la nouvelle dans le Mercure démontre qu’il a été imprimé bien avant le volume portant la cote ci-dessus (et le décès de La Motte). Un autre élément qui conforte l’idée que ce texte ne serait pas de La Motte est que, dans la monumentale édition Prault de ses œuvres complètes (1758), on ne relève nulle part de texte de fiction narrative en prose. La Motte est avant tout poète, librettiste et dramaturge. Il a rédigé plusieurs textes en prose (des comédies et des tragédies), mais aucun d’entre eux ne ressortit au genre de la fiction narrative. En l’absence d’une attribution positive à l’auteur d’Inès de Castro, force m’est donc de considérer ce texte comme d’un auteur anonyme. Une comparaison attentive des deux versions (Mercure, février 1720 et celle du recueil Z FONTANIEU) 1 - ne révèle ni différences ni variantes. On peut citer a contrario les deux adaptations de L’Iliade de La Motte, la première en 1714 et la deuxième en 1720 2 , qui contiennent d’importantes variantes de la deuxième à la première. Le texte du Nouveau Mercure est celui dont je me servirai pour cette étude. Toutes les citations s’y référeront. Notons également que, dans son importante étude des contes orientaux 1 Les textes sont absolument identiques, mais je me servirai de celui paru dans le Mercure pour les références, comme il précède l’autre chronologiquement. 2 Toutes deux parues à Paris chez Grégoire Dupuis. 10 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0002 Francis Assaf (1704-1789), Marie-Louise Dufrénoy non seulement ne mentionne pas ce conte, mais non plus aucune occurrence pour l’année 1720-; les années 1731 et 1732 voient chacune 9 occurrences de fiction orientale (41), mais nulle part on ne trouve le titre Salned et Garaldi. Le chapitre IV de son ouvrage, sous-titré «-Histoires galantes-» et couleur orientale, sous-genre auquel ressortit éminemment Salned et Garaldi, ne fait non plus aucune mention du conte. L’index nominum en fin du volume 3 ne comporte aucune trace de La Motte-: ni sous ce vocable, ni sous «-Houdar-», ni sous «-Motte [La]-». L’appendice, qui consiste en huit tableaux chronologiques et thématiques, établit une typologie fort complète, non seulement des contes et romans proprement orientaux, mais d’autre textes-: récits de voyages, utopies, dystopies etc. Y manque cependant Salned et Garaldi. Onomastique Rêvons brièvement sur l’onomastique du conte. Les principaux personnages masculins portent des noms arabes reconnaissables- : Asem (Protecteur, Gardien), Carim (Noble, Généreux), Zenodor (Zein el Dar 4 → Grâce de la maison). Les prénoms féminins (Salned, Garaldi, Mandrice) n’existent dans aucune liste consultable (arabe, perse, urdu). Il est donc probable qu’ils sont imaginaires. Pourquoi cela- ? Les héroïnes éponymes et l’’environnement social du conte confortent la présence et la visibilité publique des femmes. La disponibilité de listes de prénoms islamiques (féminins ou masculins) était bien plus restreinte au début du XVIII e siècle qu’à notre époque, même avec la parution de la traduction ou adaptation des Mille et une nuits par Antoine Galland en 1704-1717. D’ailleurs les femmes sont bien plus rares que les hommes dans ce récit-: Schéhérézade, bien sûr, sa sœur cadette, Dunyazad, Zobeïde, personnage des histoires de Schéhérézade, Morgiane (ou Morgane), esclave d’Ali Baba, enfin Chirine (ou Shirin), femme du shah Khosro II (r. 590-628). Pour imaginaires qu’ils soient, ces prénoms sont portés cependant par des personnages réalistes, qui aiment, souffrent ou (dans le cas de Mandrice) font le mal par vengeance. Notons également que les noms masculins qu’empruntent Garaldi et Salned une fois déguisées en hommes, Coldin et Zuniman respectivement, semblent eux aussi bien imaginaires. On y reviendra. 3 Il est regrettable qu’une étude aussi exhaustive ne comporte pas d’index des titres. 4 Encore que ce prénom semble plus féminin que masculin. 11 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0002 L’alternance faraj/ shidda dans l’histoire orientale Salned et Garaldi : un conte moral Structure et thématique du conte : orientalisme, réalisme, merveilleux, féminisme ( ? ) Dans un article sur Abu ‘Ali al-Muhassin al-Tanûkhi (940-994), l’auteur basriote de Al-Faraj ba’d al-shidda, mis à la portée du lectorat français entre 1710-1712 par François Pétis de La Croix (1653-1713), l’orientaliste italienne Antonella Ghersetti 5 note que l’auteur déclare d’emblée dans son introduction que la vie humaine est une alternance continue de moments heureux (faraj) et de moments difficiles (shidda) (1-2). La structure de Salned et Garaldi conforte précisément une alternance de situations heureuses (faraj) et malheureuses (shidda), dialectique dont la synthèse finale est - on peut s’en douter - un happy ending. Elle est assez conventionnelle et loin d’être exclusive à l’histoire orientale-; on retrouve largement cette thématique dans le sous-genre de la fiction narrative en prose. Peut-on dire la même chose de Salned et Garaldi-? D’ordre universel, la remarque de Al-Tanûkhi s’applique à plus forte raison au texte qui nous occupe ici, comme on va le voir. Bien que son titre contienne les mots «-Human initiative-», Ghersetti note (3) que les circonstances dans le récit de Al-Tanûkhi sont déterminées soit par une action en réaction à une crise, soit par le hasard (pas de réaction à la crise), selon le schéma ci-dessous-: 1) Crise → action → résultat 2) Crise → inaction → résultat Cela ne s’applique que partiellement à Salned et Garaldi, comme on le verra-; l’histoire débute à Basra (en fait, c’est le seul lieu nommé dans la nouvelle), mais l’incipit ne donne aucun repère chronologique («-sous le règne de…- », par exemple). C’est un commencement in medias res- : «- Un jeune Garçon de Basra vit un jour entrer dans sa boutique, une Dame bienfaite qui marchanda quelques étoffes.- » (61, Nouveau Mercure 1720). Une remarque de style-: pour un lecteur contemporain, l’expression «-jeune garçon-» peut surprendre, au vu des événements subséquents, mais rappelons que le terme «-garçon-» signifie à l’époque un homme non marié (Furetière T. I, 1017). Le choix de Basra comme cadre (au moins initial) conforte en fait le déroulement de l’histoire-: important port de commerce, la ville est véritablement une porte ouverte sur une grande partie du monde- : Arabie, Perse, Inde, Chine etc. Les tribulations subséquentes de Salned et Garaldi sont plus vraisemblables dans un contexte où le commerce, l’accès à la mer, les activités de piraterie et autres confèrent au récit une indispensable vraisemblance. Ces tribulations sont d’autant plus remarquables qu’elles concernent deux 5 Professeure à l’université de Venise. 12 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0002 Francis Assaf jeunes femmes qui sont chacune à sa façon victimes de circonstances sur lesquelles elles n’ont aucun contrôle, mais dont elles triomphent en faisant preuve de vertu et de persévérance. On notera que dans le conte les hommes --à part le santon - jouent des rôles de dominateurs-; Salned et Garaldi ne peuvent surmonter cela que par la fuite ou le déguisement. Notons quelques détails qui indiquent un dessein d’unir orientalisme et modernité-: Salned, la jeune femme, est voilée mais écarte quelque peu son voile pour laisser voir sa beauté au jeune homme. En même temps, les traditions sont respectées- : Asem (c’est le nom du jeune et riche marchand) veut la demander en mariage à son père, mais cependant il la prie par avance de consentir à ce qu’il fasse cette demande. On voit par là comment l’auteur cherche à concilier mœurs orientales et occidentales. Pour sa part, la jeune femme fait une légère entorse à la tradition en se dévoilant afin qu’il puisse voir son visage, ce qui porte son soupirant à des excès de joie. Par ailleurs, l’auteur mentionne la «-médiocrité-» de la fortune du père de Salned, ce qui mène celui-ci à consentir sans peine au mariage. Le statut financier des parties dans un arrangement matrimonial n’est pas, bien sûr, exclusif à la culture orientale, mais il constitue une étape essentielle pour la vraisemblance de ce récit. Il faut noter que les détails de la cérémonie et de la fête nuptiale sont presque entièrement occultés. L’auteur raconte la nuit de noces en un certain détail (sans rien de scabreux, cependant). La joie des deux époux est immédiatement oblitérée par un événement tragique- : la chute qu’avait faite Salned au cours des réjouissances provoque son accouchement et sa répudiation subséquente. Ici, on peut se demander si la vraisemblance dont je parlais plus haut est respectée-: à notre époque, il est difficile d’accepter l’idée qu’une femme puisse être enceinte sans s’en apercevoir. Se pose alors, de façon aiguë, le problème de la vraisemblance, qu’il est indispensable de résoudre pour que le récit puisse continuer. Dans le Chapitre II du Premier Livre de La Rhétorique, Aristote nous dit au paragraphe XV que «- Le- vraisemblable- est ce qui se produit d'ordinaire, non pas absolument parlant, comme le définissent quelques-uns, mais ce qui est, vis-à-vis des choses contingentes, dans le même rapport que le général est au particulier.- » C’est ce qu’on peut appeler la vraisemblance doxale- : en général, quand les femmes ont des rapports sexuels → elles deviennent enceintes → elles accouchent. Cela est conforme au modèle (1) ci-dessus. Néanmoins, compte tenu du fait que Salned non seulement est au départ ignorante de toutes choses concernant l’amour, mais aussi que, comme la Princesse d’Élide de Molière (1664), elle fait profession de haïr les hommes (chose qu’elle avoue à son mari au cours de leur nuit de noces), la vraisemblance doxale cède ici le pas à la nécessité d’une vraisemblance structurelle, indispensable à la cohérence et à la continuation du récit. Salned ne sait pas ce qui s’est passé (elle est ignorante de la crise)-; elle accouche → Asem la 13 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0002 L’alternance faraj/ shidda dans l’histoire orientale Salned et Garaldi : un conte moral répudie. Cette situation ne se conforme pas exactement au modèle (2), mais s’en approche-: Salned ignore qu’il y a crise-; elle accouche. Le résultat est que Asem la répudie, malgré ses protestations d’innocence-: Salned fondoit en larmes,- ; & à peine put-elle prononcer ce peu de paroles, entrecoupées cent fois par ses gemissemens… Mon cher époux-! si j’ose encore vous donner ce nom, vos reproches sont raisonables, mais je ne les ai pas merités. Me voilà mere, & je ne sçai comment cela s’est fait. Si je vous impose, puissiez-vous me haïr toujours. (64) Le topos de la femme déchue fonctionne de manière conventionnelle-: le père de Salned la chasse et lui interdit de jamais reparaître à ses yeux. Notons en passant qu’il n’est plus question de l’enfant dans la suite du récit. Il sert d’artéfact pour justifier la répudiation de Salned par Asem, son rejet par son père et son errance subséquente. Salned est donc ainsi projetée instantanément d’une situation heureuse dans une situation malheureuse, autrement dit du faraj dans la shidda. faraj → accident (révélation) → shidda La rencontre d’un être plus malheureux qu’elle ne transforme peut-être pas formellement sa situation de shidda en faraj, mais donne à penser que la shidda n’est pas permanente. En effet [E]nfin, la lassitude l’arrêta, & à l’entrée de la nuit, elle fut obligée de se reposer au coin d’un bois, où elle sentit encore plus amèrement la funeste situation où elle étoit réduite. Quelques moments après, elle entendit à quelques pas d’elle, des soupirs & des plaintes […] elle eut le courage d’aller vers la voix qu’elle entendoit. Elle entrevit enfin une femme mourante qui perdoit tout son sang-; elle s’approche, & lui demande par quel malheur elle se trouve en ce lieu & en cet état… Je meurs, lui répondit Garaldi (C’est ainsi que se nommoit la Dame mourante.) Je meurs de la main du seul homme que j’aie aimé & que j’aime encore. (65) Ce spectacle ravive la profonde douleur de Salned, mais elle se rend compte qu’il y a plus malheureuse qu’elle et se met en devoir de lui apporter les premiers soins. Cette shidda redoublée est suivie d’un faraj dû à la rencontre d’un santon 6 . Pour le lecteur contemporain, il y aurait matière à 6 Furetière n’est pas tendre pour les santons. On se rend compte que l’auteur de Salned et Garaldi-est bien plus bienveillant que l’abbé de Chalivoy. Une définition plus objective est celle de marabout-: un ascète ou ermite musulman (T. II, 200). 14 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0002 Francis Assaf confusion-: se reportant au Dictionnaire Universel, il y trouverait cette définition-: «-C’est un nom qu’on donne chez les Infideles à de faux Saints, & Prophetes dans la Religion de Mahomet, ou chez les Idolâtres, qui par leur hypocrisie s’attirent une grande veneration parmi les peuples.-» (Furetière, T. II, 800) L’auteur du conte ne partage évidemment pas cette opinion- : c’est à la cabane d’un santon que Salned amène Garaldi évanouie. Celui-ci se montre extrêmement charitable et secourable. Notons que la rencontre et les paroles initiales de Garaldi font à Salned une impression spéculaire-: «- [L]’infortunée, qui, au discours qu’elle lui avoit tenu, lui paroissoit une autre elle-même- » (66) Cette solidarité dans le malheur, qui ne fera que s’accentuer par la suite, peut-elle se voir comme une forme de faraj- ? Il n’est pas envisageable de considérer que dans ces circonstances particulières l’échange puisse en soi se considérer comme un bonheur, mais il est évident que l’aide qu’apporte Salned à Garaldi la défocalise de sa propre situation. Le faraj continue en s’accentuant par les actions du santon, qui non seulement traite les blessures de Garaldi, mais fournit aux deux jeunes femmes nourriture et abri, leur abandonnant sa hutte. Par ses actions, le santon incarne la vertu, qui est essentielle au faraj. Ghersetti argumente que l’action humaine est toujours présente et est presque toujours considérée par le lecteur comme la cause d’un soulagement (6). La rencontre du santon et son intervention illustre particulièrement bien cette notion. Il a commis une bonne action (en arabe ma’rüf) avec comme résultat une forme de faraj qui apporte une amélioration (temporaire) à la situation des deux jeunes femmes-: shidda → action → faraj Dans ce genre de situation, Ghersetti parle de deux catégories de logique (7)-: la logique aléthique, qui ressortit aux catégories du vrai et du faux, du possible et de l’impossible. Or le santon n’a pas agi selon ces catégories, mais plutôt selon celles d’une axiologie qui détermine l’action en fonction de valeurs morales. Pour Ghersetti, les structures de l’action dépendent du choix d’agir ou de ne pas agir, c’est-à-dire de chercher activement une solution ou de l’attendre sans prendre de responsabilité (7). Or, on peut voir dans cet épisode une structure plus «-agissante-» que celle que propose l’auteure de l’article. Elle voit que la shidda peut soit engendrer une action, soit non, le résultat étant dans chaque cas le même-: faraj ou non. D’abord, Salned est en proie à la shidda et, toute à sa détresse, ne prend aucune action, jusqu’à ce qu’elle entende les plaintes de Garaldi et la traîne jusqu’à la hutte du santon. On peut schématiser la situation de cette façon-: 15 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0002 L’alternance faraj/ shidda dans l’histoire orientale Salned et Garaldi : un conte moral shidda (Salned) → inaction || shidda (Garaldi) → action (Salned) → faraj (pour les deux) Ici le faraj a pour agent médiateur le santon- ; son intervention s’inscrit dans le réel, tout en faisant une légère entorse au vraisemblable. On a vu dans la citation plus haut que Garaldi est décrite comme «-mourante- » et «- perdant tout son sang- ». Comment éviter que l’histoire tourne au tragique le plus sombre-? Le faraj s’explicite par une contradiction de ce qu’on constate plus haut- : d’abord, les blessures de Garaldi s’avèrent non-fatales (66) et sont facilement guéries par un «-baume merveilleux-» concocté par le santon. Notons cependant que ce merveilleux n’oblitère pas le réel-: pas d’interventions surnaturelles, pas de djinns ou de magie. Purement médical, cet acte thérapeutique de la part du santon fait repartir l’action. Les deux femmes lui racontent chacune son histoire, ce qui amène un interlude dans le récit- : Garaldi l’informe (et informe Salned) des causes de son malheur. Nous avons là une histoire intercalaire qui illustre tout d’abord un trait des mœurs orientales (du moins telles que les concevait - ou les conçoit encore - l’Occident)-: l’homme qui l’a recueillie orpheline à six ans tombe amoureux d’elle lorsqu’elle atteint sa dixième année 7 . Suit le mariage, après qu’ils sont devenus amants «- sans y avoir pris garde- » (68). Le faraj d’être épouse de Carim, seigneur de Basra, précède la shidda d’être désirée par Zenodor, un autre seigneur dont elle repousse les avances, ce qui mène celui-ci à recourir à la ruse et à la violence. On peut schématiser comme suit-: shidda initiale (orpheline à 6 ans) → inaction → faraj (Carim la recueille, l’élève, tombe amoureux d’elle lorsqu’elle grandit) → shidda (avances importunes de Zenodor) → inaction → faraj (Zenodor demande pardon) → shidda → action (Garaldi tente de poignarder son mari à la suite d’un cauchemar provoqué par l’épisode de Zenodor + Carim ne la croit pas malgré ses dénégations) → faraj (provisoire-: Carim la croit) → shidda (Carim découvre la ceinture de Zenodor et poignarde Garaldi). On doit faire ici une remarque touchant le langage-: lorsque les acolytes de Zenodor arrachent le poignard à Garaldi, le soupirant supplie celle-ci de lui pardonner sa tentative de viol. On voit très bien ici que l’histoire ne doit rien aux mœurs véritables de l’Orient. Zenodor emploie des paroles dignes d’un chevalier chrétien-: 7 On notera que les actions de Carim envers Garaldi sont bien moins calculatrices que celles d’Arnolphe envers Agnès (L’École des femme, 1662). 16 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0002 Francis Assaf […] vous voyez, Madame, que je suis encore le maître de vôtre honneur et de vôtre vie-; mais vôtre courage et vôtre vertu m’ont donné tout à coup d’autres sentimens. Loin de suivre le dessein violent que mon amour m’inspiroit, me voilà à vos genoux pour vous en demander pardon. Oubliez mon crime, & ne voyez que mon repentir, & promettés moi pour prix de mes derniers sentimens, de ne point reveler ma violence. (69) Garaldi lui promet le secret, faraj temporaire, auquel succède la shidda du malentendu provoqué par la découverte de la ceinture de Zenodor par Carim. Pour que la narration puisse se poursuivre, il faut qu’au faraj que constitue la guérison de Garaldi en succède un autre, généré à nouveau par le santon, qui leur fait présent de cent sequins 8 avent de les prier de partir. Le résultat est le suivant-: shidda → inaction → faraj À chaque instance de shidda, qu’il y ait action ou pas, correspond une de faraj-; l’offre du santon, par exemple, ne dépend pas de l’initiative des deux jeunes femmes, mais de la générosité du saint homme. Le schéma que propose en général Ghersetti (7) ne se retrouve pas entièrement dans le conte. Le voici à titre de référence-: La séquence shidda → action-/ / inaction → faraj est privilégiée. On peut donc dire que le faraj, est en tout cas inévitable. Le santon les prie de partir, pour qu’il puisse reprendre sa vie de prière et de méditation. Parties de Basra, elles arrivent à un port de mer, qui n’est pas nommé dans le conte, mais qui ne semble pas être celui de Basra même (72) 9 . Ici a lieu une métamorphose-: Salned et Garaldi se servent de l’argent du santon pour acheter des vêtements d’homme et des marchandises pour faire commerce. Cet épisode de faraj est de très courte durée. En fait l’auteur le résume en une seule phrase-: 8 Le sequin était une ancienne monnaie d’or de Venise, qui avait cours dans tout le Levant. 9 Serait-ce celui de Umm Qasr, à une soixantaine de kilomètres de Basra-? 17 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0002 L’alternance faraj/ shidda dans l’histoire orientale Salned et Garaldi : un conte moral «- Le Vaisseau où ils 10 s’embarquerent voguoit heureusement, quand il fut tout à coup attaqué par un Corsaire, auquel on fut obligé de se rendre.-» (72). L’attaque du corsaire met en action la séquence faraj → inaction → shidda, qui présente une inversion par rapport à celle représentée par les actions du santon vis-à-vis des deux femmes. Sous le nom de «- Coldin- », Garaldi est vendu/ e comme esclave à Zenodor par le corsaire. À l’insistance de Garaldi, Zenodor achète aussi Salned, mais à partir de cette étape, la focalisation bascule de cette dernière à sa compagne. On n’apprendra le nom d’emprunt de Salned, «-Zuniman-», que quelques pages plus loin. À ce point du récit, la structure faraj/ shidda s’estompe provisoirement pour faire place à un processus élaboré de reconnaissance, qui commence par des rencontres fortuites mais fréquentes en public entre Garaldi/ Coldin et Carim. Ce dernier est surpris par la ressemblance entre l’esclave et la femme qu’il avait poignardée par jalousie. Zenodor ne l’est pas moins. Ici, une scène assez mélodramatique-: caché derrière un rideau dans la chambre de Garaldi/ Coldin, Carim observe Zenodor, qui demande (avec la plus grande courtoisie) à Garaldi/ Coldin de lui dire la vérité sur son identité. On voit ici que celle-ci n’accède pas simplement à sa demande, mais exige qu’il lui explique comment il a perdu cette femme. Il ne se fait pas prier pour tout lui raconter de sa mésaventure. On notera cependant que, comme Zenodor ignore que Garaldi/ Coldin a failli poignarder Carim pendant un mauvais rêve, la révélation de celle-ci demeure incomplète jusqu’à ce que celui-ci, caché jusque-là derrière un rideau, vienne se jeter aux pieds de sa femme pour lui demander pardon. La résolution de cette rencontre à trois est conventionnelle, presque banale et non-exempte de sentimentalisme, voire de mièvrerie- ; elle est peu en rapport, à la vérité, avec la réalité des mœurs orientales. Ne peut-on pas dire que cet épisode, au moins, préfigure un peu la comédie larmoyante, mise à la mode dès 1733 par Pierre-Claude Nivelle de La Chaussée (1692-1754) avec La Fausse antipathie 11 -? Quoi qu’il en soit, pour Garaldi, c’est le faraj définitif. Réconciliée avec son mari, qui a pardonné à Zenodor au vu de son extrême regret d’avoir cherché à séduire sa femme, elle disparaît du conte, ce qui permettra à Salned/ Zuniman de chercher à son tour la justice. Ayant été répudié/ e par Asem pour avoir eu un enfant en dehors du mariage, Salned/ Zuniman veut savoir si une pareille chose est possible, ce qui lui permettra de déterminer dans quelle mesure elle est responsable de la shidda qui est à l’origine de ses mésaventures. Toujours sous son déguisement masculin, il/ elle propose à une assemblée de médecins «- s’il est 10 Les jeunes femmes sont à présent déguisées en hommes. 11 Sa pièce Le Préjugé à la mode (1733) est la plus généralement connue. Représentée 30 fois de 1735 à 1792. https: / / cesar.huma-num.fr/ cesar2/ titles/ titles.php? fct=edit&script_UOID=110239 18 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0002 Francis Assaf possible qu’une fille accouchât sans avoir vu d’homme-» (76). C’est le seul épisode du conte où on relève une remarque extra-diégétique-: On raisonna, on discuta l’affaire, & à force de raisonner, il se trouva là-dessus des partisans du possible. L’esprit humain, qui ne suffit pas le plus souvent à trouver les raisons de ce qui est, est quelquefois assez ignorant pour trouver les raisons de ce qui n’est pas. (76) L’ignorance et le dogmatisme des médecins sont des topoï abondamment traités au XVII e siècle, notamment par Molière. Sans faire en général de commentaires, le Journal des Sçavans rapporte, souvent avec beaucoup de sérieux, des méthodes, des opinions et des procédures médicales qui nous semblent souvent aberrantes à nous autres contemporains, même en tenant compte de l’état des connaissance de l’époque. Ce qui est intéressant dans cet épisode, c’est la métamorphose de ce qui avait débuté comme une question scientifique en sujet à la mode, fortement genré, puisque les hommes de la ville rejettent comme impossible cette «-parthénogénèse-», alors que les femmes soutiennent le contraire. Comment expliquer cette disparité de vues-? Serait-ce que dans le contexte (pseudo) oriental du conte, les femmes chercheraient à préserver leur réputation de vertu, même face à une impossibilité biologique évidente-? Quoi qu’il en soit, on passe alors du général au particulier avec la tante de Salned, Mandrice, qui papote avec deux amies sur le sujet. Au scepticisme de cellesci, leur hôtesse leur répond qu’elle a une preuve avérée, qu’elle leur livrera sous le sceau du secret. Nous voyons également ici un rejet assez clair des traditions orientales, qui mettent l’accent sur la pudeur que doivent observer les femmes-: Mandrice avoue à ses amies qu’elle a eu quelques aventures, tout en les pressant de ne pas se piquer «-d’un scrupule outré-» (77). Nous avons vu plus haut comment l’auteur du conte cherche à concilier mœurs orientales et occidentales (lors de la rencontre entre Asem et Salned). Faut-il discerner dans le libertinage de Mandrice un plaidoyer pour une attitudes plus libre des femmes envers l’amour (n’oublions pas que nous sommes en pleine Régence), ou plutôt une métaphore de la méchanceté du personnage, telle qu’elle se révèlera à la fin du conte-? Cette prolepse s’explique par l’aveu de Mandrice à ses invitées- : elle a eu un enfant avant le mariage et a dû subir en conséquence le mépris de son frère et de sa nièce. Mais le conte ne la présente pas en victime, vu qu’elle résout de se venger, tout en adoptant des apparences de vertu, dont elle se compense en secret 12 . De la troisième personne, le récit passe à la première. Sa vengeance est bâtie sur une double 12 Elle fait penser à Macette (Régnier, Satire XIII), sans avoir toutefois sa volonté d’entraîner d’autres femmes dans la débauche et la prostitution. 19 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0002 L’alternance faraj/ shidda dans l’histoire orientale Salned et Garaldi : un conte moral tromperie-: envers sa nièce et envers son amant, qu’elle convoque chez elle à minuit, pour lui donner prétendument des «-témoignages-de son amour-». Elle l’avertit qu’elle partage son lit avec une amie et qu’il doit être discret. Ici, la duplicité de Mandrice atteint des sommets de méchanceté-: au lieu de mettre Salned du côté de la ruelle,-comme promis, c’est elle qui s’y couche, après avoir drogué sa nièce. On notera l’attention au détail du récit, qui rend vraisemblable la trahison qu’elle a ourdie. En effet, une Salned consciente ne se serait pas laissé faire, ou à tout le moins aurait jeté les hauts cris. Le projet de Mandrice réussit, au détriment de la jeune femme. Les amies de Mandrice n’ont ni sens moral ni discrétion- : elles ne tardent guère à colporter une histoire qu’elles ne trouvent qu’un peu «-avoir été poussée trop loin-» (79). Ici, l’auteur rajoute un détail qui prépare le faraj final, puisque l’amant de Mandrice se trouve n’être autre que Asem, qui était tombé amoureux de Salned au début du conte. Le rapport entre Asem et Mandrice ne doit rien au sentiment, puisque celui-là tombe amoureux de Salned aussitôt qu’il jette les yeux sur elle. C’est un moyen assez artificiel pour l’auteur de conclure l’histoire. L’agent médiateur de la résolution est un cadi, qui représente la première et la seule intervention des pouvoirs publics dans une histoire ayant trait presque exclusivement aux rapports interpersonnels. Ayant fait cacher Salned derrière un rideau, le cadi fait avouer à Mandrice et à ses amies la supercherie, en présence d’Asem et du père de Salned. Le résultat est une double scène de reconnaissance et de réconciliation, de la part d’Asem et du père de Salned, faraj final et conclusion du conte. De l’enfant de Salned, il ne sera jamais question. Aucun lecteur, que ce soit au début du XVIII e siècle ou aujourd’hui ne saurait se méprendre sur cet Orient qui n’est qu’une mise en fiction au service du but véritable de cette histoire, qui est en fait un conte moral. Le cadre, Basra, n’est là que pour «-faire oriental-». Rien dans le récit ne nous renseigne sur les particularismes de cette cité, encore moins sur ce qu’elle pouvait receler de mystérieux ou d’exotique. Aucune description, ni de la ville, ni des environs, ce qui donne à penser que l’auteur ne s’est servi du nom de la ville que comme un élément suffisant d’exotisme et de vraisemblance, et aussi comme de prétexte, comme on l’a vu plus haut, aux intentions commerçantes de Salned et Garaldi, puis à la capture des jeunes femmes par un corsaire. Un autre élément absent de la thématique du conte est le regard religieux. Les littératures arabo-musulmanes sont pleines de références au surnaturel et au divin, même si elles ne sont que de routine ou inspirées par la superstition. Or, le seul élément touchant à ce thème dans le conte est le santon qui accueille les deux jeunes femmes et les soulage dans leur détresse. À-noter cependant que nulle part le santon en prononce le nom d’Allah ou du Prophète, ni ne fait aucune référence à la divinité. Sa charité semble provenir entièrement de sa propre nature. Contrairement à ce que 20 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0002 Francis Assaf rapporte Ghersetti, le faraj dans le conte, du moins de la part du santon, est la conséquence non de sa religiosité, mais de sa nature essentiellement bienveillante, encore que Salned et Garaldi soient convaincues que leur faraj final est le résultat des prières du santon. Ghersetti conclut son article sur une remarque qui montre la nature essentiellement différente entre les contes de Al-Tanûkhi et celui étudié ici. Selon son analyse, ce qui joue un rôle prédominant dans la narration chez le conteur basriote, ce sont non les actions en elles-mêmes, mais la décision d’agir (9). Or, on ne voit la décision d’agir (suivie d’action) que vers les dernières pages du conte. C’est plutôt la combinaison d’un enchaînement de circonstances et les réactions des personnages à ces circonstances, plus le hasard, qui conduit l’action. La mode du conte oriental, lancée par Galland, va amener non seulement un intérêt renouvelé pour ces régions (déjà éveillé par de nombreux récits de voyageurs), mais va servir d’intermédiaire entre le conte de fées (de Perrault à Mme d’Aulnoy) et le conte philosophique, qui pose des questions plus en profondeur sur la nature humaine. Bibliographie Anonyme. «-Salned et Garaldi, Nouvelle Orientale-». Le Nouveau Mercure, février 1720. Paris-: Guillaume Cavelier, veuve Ribou, Guillaume Cavelier fils, 1720-: 61-80. _____. Salned et Garaldi, Nouvelle Orientale. Par feu M. de La Motte. In Recueil de mémoires, dissertations, lettres et autres ouvrages critiques, historiques & littéraires pour servir de supplément aux Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, & de celle des Inscriptions & Belles-Lettres. Tome CCCXIX. S.l.n.d.-: 453-473. Aristote. La Rhétorique. http: / / remacle.org/ bloodwolf/ philosophes/ Aristote/ rheto1.htm#II Dufrénoy, Marie-Louise. L’Orient romanesque en France-: 1704-1789. Montréal-: Éditions Beauchemin Ltée, 1949. Furetière, Antoine. Dictionnaire universel. Seconde édition, revue, corrigée et augmentée par M. Basnage de Beauval. T. I-: A-H. T. II-: I-Z. La Haye & Rotterdam-: Arnoud et Reinier Leers, 1702. Ghersetti, Antonella. «-Human Initiative in Al-Faraj Ba’d al-Shidda by Al-Tanûkhi-». Occasional Papers of the School of Abbasid Studies. No. 4 (1994)-: 1-9. La Chaussée, Pierre-Claude Nivelle de. Le Préjugé à la mode. Paris-: Le Breton, 1735.