eJournals Oeuvres et Critiques 45/1

Oeuvres et Critiques
oec
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.2357/OeC-2020-0003
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Entre une Inde imaginaire et la traduction d’un ailleurs intriguant : le « mythe » indien à la française

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Mathilde Bedel
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Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0003 Entre une Inde imaginaire et la traduction d’un ailleurs intriguant : le « mythe » indien à la française Mathilde Bedel Aix-Marseille Université Ni découverte, ni inventée, mais construite, mais fabriquée, ouvrage sans cesse remis sur le métier par d’ingénus ou d’ingénieux artisans et trafiquants de l’imaginaire, l’Inde nous rappellerait, s’il en était besoin, que l’observation est fille de la mémoire et que l’inouï tire sa saveur du ressassement insatiable de l’ouï-dire. Catherine Weinberger-Thomas (11) « L’ Inde-», terme générique pour désigner l’Orient et toutes les merveilles qu’il recèle, est dans cette fonction parfois remplacée par «- l’- Éthiopie- », avec laquelle elle est souvent confondue.-» (Battistini, et al. 638) Considérée depuis l’Antiquité comme un territoire regorgeant de merveilles, elle est réputée pour ses «-paysages humains-» extraordinaires. «-Géographie réelle et géographie imaginaire sont très proches au début du XVII e siècle et, par conséquent, la géographie littéraire se présente comme un mixte entre véracité et fantaisie.-» (Requemora-Gros 352) Ainsi, la traduction des Anciens participe à la découverte de l’Inde à travers les textes par les lecteurs français sédentaires. Le début du XVII e siècle s’inscrit aux prémices d’une vogue mondaine en explorant le motif indien. Ainsi, l’Inde des auteurs français devient hostile ou galante, oscillant entre deux extrêmes qu'il leur est difficile de nuancer. Deux œuvres prototypiques permettent d'étudier ces représentations ambivalentes et contradictoires-: Les Dionysiaques ou les voyages, les amours et les conquestes de Bacchus aux Indes, de Nonnos de Panopolis (fin IV e s. - milieu V e s.), traduite du grec par Claude Boitet de Frauville 1 en 1625 2 et Les avantures d’Abdalla, fils d’Hanif, roman de Jean-Paul Bignon (1662-1743). La figure du traducteur occupe alors un rôle particulier dans l’exploration de territoires lointains et favorise le détournement de la censure (Chevrel, et 1 Claude Boitet de Frauville est un littérateur né à Orléans en 1570, mort en 1625. On a de lui, outre une traduction de l’Odyssée (1619, in-8°) et Dionysiaques de Nonnos (1625, in-8°), Le Fidèle historien des affaires de France, 1623, in-8°-; le Prince des princes, 1632, in-8°.-» In Lalanne 319. 2 Nonnos Paris-: Foüet. 22 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0003 Mathilde Bedel al. 501). Il s’agit ainsi d’étudier les ressorts narratifs permettant l’élaboration littéraire fondatrice d’un «-mythe-» indien à la française. L’Inde, un territoire porteur d’un imaginaire moderne L’image édulcorée de l’Inde en tant qu’hétérotopie fabuleuse circule dans l’imaginaire des écrivains du Grand Siècle. Comme l'a notamment démontré Jean Biès dans sa thèse Littérature française et pensée hindoue, «-[C]e sont encore les voyageurs qui alimentent le mieux les chroniques indiennes car même si les poètes de la Renaissance évoquaient déjà l'Inde, ils le faisaient de manière incomplète et inexacte.-» (In Chevrel, et al 37). Alors que l’Inde du début du XVII e siècle devient un objet de concurrence commerciale et politique pour le Portugal, la Hollande ou l’Angleterre, pour la France elle reste un territoire légendaire avec lequel elle n'a pas encore développé de lien économique. De fait, c’est bien la redécouverte des Anciens et de leurs traductions qui amorce la rencontre culturelle entre la France et l’Inde. Dans son introduction-: «-Les yeux fertiles de la mémoire-», Catherine Weinberger-Thomas avance l’hypothèse selon laquelle la conscience de l’Inde a été créée par la transmission de realia Indiae formant alors, au fil des siècles, une représentation prototypique longtemps entretenue (Introduction, 9-33). «- Quand ce n’est pas la mythologie indienne qui fournit l’archétype des mirabilia, c’est la réalité observée, mais perçue à travers le prisme du merveilleux.-» (Ibid. 15) L’espace indien est donc porteur d’un imaginaire déterminant sa découverte géographique par les Européens. Alors que l'Orient devient un espace narratif connu, notamment par les récits des voyageurs (Biès 39), les écrivains cherchent un nouvel espace géographique fictionnel et trouvent ce dernier en Inde. Ils réussissent alors à dépasser l’imaginaire moyen-oriental grâce aux motifs de la thématique indienne qui devient un facteur de modernité telle que l’a défini Sylvie Requemora-Gros La modernité oppose à la pureté revendiquée par les Anciens le mélange, le métissage, l’hybridité, l’intertextualité comme nouvelles valeurs esthétiques et idéologiques. Mais pour être développée, la transgression doit d’abord s’appuyer sur une identification claire des genres traditionnels, sans laquelle la transgression ne peut être repérée (25). En effet,- la superposition de l’imaginaire chrétien sur l’ailleurs indien, développé en France, est enrichie par une interférence des genres littéraires eux-mêmes porteurs de modernité littéraire. 23 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0003 Entre une Inde imaginaire et la traduction d’un ailleurs intriguant L'Inde de Bacchus : un espace épique à conquérir «-Ainsi conquesta Bacchus l’Inde-», déclare Rabelais dans le Cinquiesme Livre (Giacone 525), témoignant alors de la pérennité du motif littéraire du dieu latin en Inde. Reconnu pour son caractère de «- dieu du parcours, errant sans cesse en compagnie de ses Bacchantes-» (Lévêque 127), Bacchus s’impose au fil des textes antiques comme un héros civilisateur lors de sa conquête indienne. Citons Lévêque-: Il existe un corpus de textes bien constitués, en liaison avec l’expédition orientale d’Alexandre le Grand, qui permet une documentation entièrement renouvelée et met en place une structure chronologique tripartite avec trois étapes successives, dont chacune prépare la suivante - selon le motif bien connu pour la colonisation de la precedenza qui justifie la prise de possession du sol par les colons grecs du fait qu’Heraclès les a précédé dans cette voie--: celle du Dieu Dionysos, celle du héros Héraclès, celle du héros/ dieu Alexandre.-» (Ibid.) Par ailleurs, la victoire de Bacchus sur les Indiens est un topos littéraire mettant en scène l'Inde et explorant ses diverses représentations. Les Dionysiaques… permet au traducteur de reproduire la juxtaposition entre les géographies grecques et indiennes, afin de renouveler l'espace fictionnel oriental turc en Orient indien, alors perçu comme un lieu de fiction original pour une épopée aux prétentions colonisatrices. En effet, l'enjeu de l'intrigue est donné dès le début du texte- : Iris chargée par Jupiter de convaincre Bacchus de soumettre Deriades, le commandant des Indes, à son pouvoir. «-Il te commande de faire la guerre aux Indiens et de les réduire sous le joug de ton obéissance afin que tu donnes les lois de religion à ce peuple barbare, qui en combat l'etablissement par la liberté, & le déréglement de son esprit, & qui en appréhende les entraves, & les liens. (Frauville 217) De fait, le narrateur présente la bataille centrale de l'épopée en s'appuyant sur une poétique de la soumission. Ainsi, même si le personnage de Bacchus parvient à véritablement s'imposer en Inde, la description impose la vive dévalorisation des Indiens dont l'infériorité est soulignée par une animalisation-: Enfin les deux armees se joignirent, les Indiens se mesloient dans la presse, tout ainsi que les Gruës quand elles font la guerre aux Pigmees lorsqu'elles retournent aux pays chauds, fuyans les rigueurs de l'Hyuer, & se monstrans courageuses, volent en l'air, paroissans comme vne nuée noire dessus l'Ocean-: Les deux ennemis se choquoient rudement d'vne part & d'autre, les compagnies des Bassarides ne s'y espargnoient pas- : les vnes auoient entouré leurs testes de viperes, les autres de lierre […]-», (Ibid. 246-247). 24 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0003 Mathilde Bedel On retrouve également ce procédé lorsque sont évoqués les troupes éthiopiennes qui utilisent comme ruse, pour tromper et effrayer leur ennemi grec, une tête de cheval mort comme heaume et hennissent pendant l'assaut (Ibid. 426). L’animalisation s’accompagne d’un déni culturel et religieux, tels qu’on les retrouve chez certains voyageurs français en Inde au XVII e siècle. En effet, avant même que la bataille commence, le narrateur précise qu'une nymphe cherche à décourager les troupes indiennes-: «-Ô peuples, que vous êtes peu avisés ne vous défendez point contre les armes des Dieux et particulierement du fils de Jupiter.-» (Ibid. 244) À travers la voix du narrateur, les Indiens incarnent les perdants par la description du champ de bataille qui se trouve recouvert de leurs cadavres. C'est donc par «-compassion d'une si grande défaite-», que Bacchus transforme en vin l'eau du fleuve dans lequel se répand le sang des vaincus. En revanche, le narrateur montre que c'est un Indien qui parvient à convaincre les autres soldats de se joindre à lui pour goûter le breuvage. De cette manière, ils connaissent l'ivresse et sont faits prisonniers par les Grecs, avant d'être endormis par Cupidon, pendant que les troupes de Bacchus envahissent le pays (Ibid. 252). Il ne s'agit plus pour l'aède de chercher à traduire l'attendrissement du héros, mais au contraire de justifier la soumission des vaincus. Le champ de bataille devient alors, sous sa plume, un théâtre bouffon composé de dormeurs ridicules-: Ils dormoient tous en diuerses postures-; l'vn sur le nez, vn autre met sa teste dessus vne estendue sur le riuage d'vne eau, dont murmure le fauorisoit-; vn autre embrassoit ses deux costez de ses mains, vn autre tenoit sa teste appuyee d'vn seul bras-: vn autre dormoit en figure ronde comme vn serpent, & la plus grande partie se retira sans les forests. Vous en eussiez veu vn estendu souds vn chesne-; vn autre soubs vn laurier, exprimans en dormans quelques voix confuses & inarticulees, vn autre soubs vn oliuier, vn autre soubs vne Palme, dont les rameaux sembloient trembler au vent de son haleine, vn autre estoit sur l'arene qui vomissoit la quantité de vin qu'il auoit mal digeré.-» (Ibid). Par ailleurs, lorsqu'ils sont dépeints dans leur vaillance ou leur magnificence 3 , les Indiens mettent en valeur leur ennemi. En effet, après leur défaite, l'aède explique que Junon cherche à convaincre Deriades de continuer la lutte- ; le commandant indien apparaît par son courage mais c'est pour mieux valoriser Bacchus lorsqu'il gagne la bataille malgré la difficulté. Il semble donc que Boitet de Frauville s'appuie sur l'imaginaire français de l’Inde pour faire du pays un simple instrument de fiction. Ainsi le récit pré- 3 Junon explique ses motivations à aider ces «-superbes Indiens-», (Ibid.,496). 25 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0003 Entre une Inde imaginaire et la traduction d’un ailleurs intriguant sente des héros mythologiques mis en valeur par le contenu indien comme un nouvel Orient littéraire à conquérir. L’Inde d’Abdalla : un espace conté à critiquer Signé d’un nom d’emprunt, Les aventures d’Abdalla se présente comme la traduction d’un manuscrit arabe racontant le voyage d’Abdalla envoyé par Shah Jahan, son maître, à la recherche de la fontaine dont l’eau procure la jeunesse éternelle. À la manière d’un récit enchâssé, le roman présente, par le biais des personnages, des figures d’embrayage qui élaborent un transfert d’images culturelles indiennes. Par ailleurs, s’appuyant sur les récits des voyageurs en Inde, l’ouvrage de Bignon développe une double logique énonciative avec le récit-cadre, entrecoupé par un ensemble d’intrigues secondaires, dans lesquelles le narrateur-personnage présente des éléments culturels qu’il veut caractéristiques de l’identité indienne. La lettre que Monsieur de Sandisson m’écrivit en m’envoyant l’ouvrage d’Abdalla, est si instructive, qu’elle peut tenir lieu de Préface à la tête de cette Traduction. […] Les relations des célébres Voyageurs qui ont parcouru les Indes, & traité des mœurs des Indous, nous ont depuis long-tems rendus assez familieres les expressions qui servent à décrire les superstitions de ces Peuples. Il est vrai que parmi ces Voyageurs, il y en a peu qui parlent Théologie Indienne aussi pertinemment que la Veuve délivrée du feu-; mais c’est cela même qui rend l’Ouvrage d’Abdalla plus estimable & plus curieux (5-6). L’influence de la littérature viatique authentique intervient comme un miroir face à la géographie imaginaire qui se développe au sein de la littérature de fiction. Il s’agit alors pour l’auteur de s’appuyer sur un orient utilisé comme «- prétexte à penser- ». 4 Dans Les aventures d’Abdalla, le narrateur explique qu’au début de son périple et ne sachant quelle direction prendre pour trouver son objectif, c’est-à-dire la fontaine, il erre au hasard (Ibid. 8) avant de rencontrer Almoraddin qui devient son compagnon de route. Le récit présente alors un monde conforme à celui que sillonne Sinbad-: La structure des Voyages comportera donc un mouvement de balance entre ces deux espaces entre l’ordinaire et l’extraordinaire, la civilisation et la sauva- 4 Cette réflexion concernant l’étude des «- faux- » voyages redéfinis dans le champ littéraire comme un genre à part entière est actuellement menée par le programme de recherche interdisciplinaire Géographies imaginaires. Le voyage-prétexte comme machine à penser, dirigé par Sylvie Requemora-Gros et Christine Gadrat-Ouerfelli. 26 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0003 Mathilde Bedel gerie.-Le monde que parcourt Sinbad, uni géographiquement, est cependant affecté d’une coupure en deux aires culturelles-: il y a d’une part les contrées musulmanes, qu’il fréquente […] où il se sent peu ou prou chez lui […] D’autre part, il y a les terres des mécréants, espaces policés comme Ceylan ou Java, où se trouvent aussi des colonies musulmanes, depuis 1082 dans la dernière île, mais aussi espaces situés aux confins du monde et peuplés de créatures dangereuses, cyclopes, nains roux etc., que Sinbad affronte lors de ses aventures (Laveille 20). Si le héros des Mille et une nuit combat de redoutables créatures, Abdallah et Almoraddin se trouvent confrontés à une autre sorte de monstres, des nains desquels ils veulent sauver des jeunes femmes. La scène est présentée suivant un processus narratif d’héroïsation qui plante le décor de nuit, dans un espace isolé et convoque d’abord le sens auditif des futurs sauveteurs, alertés par les cris des dames en détresse. Il s’ensuit leur course vers le lieu du danger et le constat du rapport de force exercé par «-une troupe de Bramines & de Fakirs-» (Bignon 15) sur les victimes. Alors que les deux personnages se lancent dans un courageux assaut, Abdalla se démarque par son intervention au discours direct-: «-Detestables chiens, leur dis-je, je vous châtierai de votre impudence, & de votre hypocrisie, vous mourrez tous.-» (Ibid.) De fait, le topos chevaleresque de la dame en détresse est ici structuré par l’opposition entre les représentants d’un code de l’honneur et ceux de la plus profonde bassesse 5 . Le portrait défavorable des brahmanes est par la suite complété par le récit de l’une des jeunes femmes, qui s’avère être une veuve réticente à honorer le rite d’immolation et sauvée des flammes du bûcher funèbre de son mari par l’un de ses ravisseurs. La voix de celleci retransmet les différentes étapes qui permettent la bonne tenue du rite. Elle refuse d’abord les propositions de sauvetage-; on la costume et la pare de ses plus beaux atours, puis elle est menée en dehors de la ville pour rejoindre son bûcher funéraire. Elle explique ensuite qu’on dépose la tête de son mari sur ses genoux avant de l’enfermer et d’allumer le feu. Enfin, elle se dit sauvée par les brahmanes eux-mêmes, qui, par un moyen dissimulé du peuple parviennent à la retirer du bûcher en flammes. «- On plaisanta beaucoup sur la crédulité du Peuple-; & les freres ne se régalerent pas mal.-» (Bignon 20-21). La théâtralisation du rite de sati permet de mettre en place le rebondissement romanesque du sauvetage de la veuve. Alors que celleci semble perdue, elle est soudainement libérée et la chute de cet épisode 5 Le- «- traducteur- », «- M.de Sandisson- », propose d’ailleurs, en note, de définir ce que sont «- bramines- » et «- fakirs- »- : il explique que les uns sont des «- Religieux Gentils fort respectez, & grands fourbes-» et que les autres sont une «-Autre espece de Religieux Idolâtres. », Ibid. 27 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0003 Entre une Inde imaginaire et la traduction d’un ailleurs intriguant propose le retournement ironique entraînant la critique de la crédulité du peuple. Selon le personnage, les brahmanes apparaissent comme des êtres à la fois fourbes et cruels fortement portés à la lubricité. L’épisode présente le rite conformément aux récits des voyageurs, en respectant chaque étape décrite par ces derniers 6 - ; comme le définit Beatrijs Vanaker- : «- Il s’agit de scènes topiques sur le plan thématico-narratif qui seraient de quelque façon - mais toujours sur le plan potentiel- - indicatives de l’inscription culturelle des personnages.- » (226) En revanche, si la cérémonie de crémation d’une veuve hindoue devient représentative de l’identité indienne pour la littérature française, l’auteur en montre ici les coulisses. Sous sa plume, la toute-puissance des brahmanes n’apparaît que pour mieux être dénoncée. La scène de la crémation, perçue à travers le regard de l’épouse, semble issue d’une pièce à machines- : le rebondissement opéré par le sauvetage, dont le spectaculaire relève d’un effet de mise en scène, présente le bûcher comme une machine inattendue. L’imaginaire indien est ensuite amplifié par une vision carcérale, souterraine, dans laquelle la jeune femme se trouve à nouveau prisonnière. Ce nouvel espace permet alors l’expression des brahmanes, selon une voix inédite-: alors qu’à la surface ils apparaissent comme des hommes religieux et respectables, auxquels la veuve fait confiance, ils se changent en êtres méprisant la croyance de leurs dévots. De fait, il est possible d’affirmer avec Aurélia Gaillard que «-le souterrain est ainsi ce lieu où les doubles coexistent, où les échanges tournent mal, où les réciprocités n’offrent aucun équilibre-: monde inverse où rien de ce qui est humain n’est indifférent.-» (100) Bien avant d’adopter les traits du bon sauvage de l’Inde (Raphaël Rousseleau 309), le personnage du brahmane est donc un support de transfert culturel nourrissant l’imaginaire français, tout en reflétant les prodromes de la lutte anticléricale menée par les penseurs des Lumières. Par ailleurs, en donnant la parole à l’Indienne, l’auteur propose un récit à la première personne, incitant alors le lecteur à une identification biaisée au personnage. «-En effet, aux dires de Daniel-Henri Pageaux, «-toute image procède d’une prise de conscience, si minime soit-elle, d’un JE par rapport à l’Autre, d’un Ici par rapport à un Ailleurs-».-» (In Vanaker 227) Ainsi, considérant que la représentation culturelle s’élabore à partir des interactions entre «- la culture regardée d’une part et la culture regardante de l’autre- » (Ibid.), la critique des brahmanes et de leurs vices devient le révélateur d’un mode de fonctionnement du monde religieux chrétien. 6 On trouve une typologie de la veuve indienne dans l’ouvrage de Joëlle Weeks- : Représentations européennes de l'Inde-: du XVIIe au XIXe siècle, Paris-: L'Harmattan, 2009. Ce travail est complété par celui issu de ma thèse de doctorat- : Mirabilia Indiae-: Voyageurs français et représentations de l’Inde au XVIIe siècle, à paraître chez Classiques Garnier. 28 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0003 Mathilde Bedel Le voyage en Inde du XVII e siècle s’impose donc comme motif littéraire, qu’il soit issu de traductions antiques ou de mises en récit faussement authentiques. L’Inde en tant qu’icône de la première modernité n’est pas seulement esthétique-: elle interroge également la teneur des informations diffusées sur les pratiques indigènes afin de répondre aux enjeux politiques et commerciaux que représente l’établissement de comptoirs français sur le territoire indien. Cette littérarisation de la découverte française de l’Inde participe à l’engouement des mondains pour l’imaginaire que permet d’explorer ce pays. De leur côté, les récits de voyageurs français mettent en place un nouvel espace paradoxal dans lequel les auteurs trouvent une légitimité d’écriture en élaborant un ensemble de personnages stéréotypés et en commentant les textes fondateurs du monde «-hindou-». Le «-mythe-» indien à la française se dessine, à la fois complexe et passionnant. Bibliographie Sources primaires Bignon Jean-Paul. Les Avantures d'Abdalla fils d'Hanif etc. Tome premier-second. Paris-: Pierre Witte, 1712. Nonnos de Panopolis. Les Dionisiaques ou les metamorphoses, les voyages, les amours, les advantures et les conquestes de Bacchus aux Indes. Nouvellement traduittes (Boitet De Frauville, tr.). Paris : Foüet, 1625. Études critiques Ouvrages cités Battistini, Olivier, Dominique PoliJean, Pierre Ronzeaud, Jean-Jacques Vincensini (éds.). Dictionnaire des lieux et pays mythiques. Paris-: Éditions Robert Laffont. (Coll.-«-Bouquins-»), 2011. 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