eJournals Oeuvres et Critiques 45/1

Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.2357/OeC-2020-0004
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Regenrer Schéhérazade et Shahriar : Les Mille et un jours et Les Quarante Vizirs comme contre-discours

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Anne E. Duggan
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Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0004 Regenrer Schéhérazade et Shahriar : Les Mille et un jours et Les Quarante Vizirs comme contre-discours Anne E. Duggan Wayne State University Après le succès des premiers tomes de la traduction (ou plutôt de l’adaptation) des Mille et une nuits par Antoine Galland (1646-1715), qui commencent à paraître dès 1704, François Pétis de La Croix (1653-1713) traduit du turc en français L’Histoire de la sultane de Perse et des quarante vizirs, qu’il publie en 1707. Peu après, le texte est traduit en anglais par Ambrose Philips (1674-1749) sous le titre Turkish Tales-; Consisting of Several Extraordinary Adventures with the History of the Sultaness of Persia and the Visiers (1708). Trois ans plus tard, Pétis de La Croix initie la publication des Mille et un jours, contes persans (1710-12), dont le titre principal marque son désir de jouer sur la popularité des Mille et une nuits de Galland 1 . Selon Ulrich Marzolph, «-En ce qui concerne le titre de la collection, Les Mille et un jours, de toute évidence Pétis de La Croix l’a inventé […] lui-même, et tout aussi évident, il l’a fait pour que le titre corresponde à celui des Mille et une nuits de Galland-» (8). Il donne sa traduction comme se basant sur un manuscrit qu’il a obtenu du dervis Moclès, avec qui il a passé du temps pendant son séjour à Ispahan- ; en fait, la compilation des contes tire la plupart de son contenu d’un manuscrit turc, acquis par Galland en 1673 pour la Bibliothèque Royale, intitulé Al-Faraj ba‘d al-shidda, ou La Joie après l’affliction 2 , œuvre de l’auteur basriote Abu ‘Ali al-Muhassin al-Tanûkhi (940-994). En effet, il s’agit d’une «- adaptation turque d’un ouvrage persan- » (Hahn 50)- ; de là 1 Comme il n’y pas de consensus chez les critiques à propos du rôle d’Alain-René Lesage dans la rédaction des Mille et un jours, je vais le considérer ici comme l’œuvre de Pétis de La Croix. Paul Sebag, par exemple, a mis en cause la thèse que l’orientaliste a collaboré de manière significative avec Lesage, insistant-: «-Rien dans la biographie de Lesage ne permet d’affirmer qu’il prit la moindre part, ne fût-ce qu’à la forme, des Mille et Un Jours-» (36). Franz Hahn est arrivé à la même conclusion (52). Mais Christelle Bahier-Porte réitère l’argument que Lesage à participé à la rédaction du texte dans son introduction au Mille et un jours dans l’édition Champion de son œuvre (2006). 2 Sur la question des sources des Mille et un jours, voir Mokhberi 34 qui base son analyse sur la recherche de Paul Sebag dans son «-Introduction-» aux Mille et un jours (2003). Voir aussi «-L’Introduction-» aux Mille et un jours (2011) de Christelle Bahier-Porte aussi bien que son article, «-La mise en recueil-» 94. 32 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0004 Anne E. Duggan le sous-titre «-contes persans-». En 1714, Les Mille et un jours paraît dans le même volume que L’histoire de la sultane de Perse en Angleterre sous le titre The Persian and the Turkish Tales compleat. Pétis de La Croix traduit et adapte pour un public français une collection de contes turcs concernant la sultane de Perse, d’une part, et de l’autre une collection de contes supposés être persans, tirés d’un manuscrit turc-; ensuite, les deux collections sont traduites en anglais, adaptées et publiées ensemble pour un public anglais. Il y a une certaine logique à la publication anglaise des Persian and the Turkish Tales compleat, car les deux collections se présentent comme une sorte d’anti-Mille et une nuits. Dans Les Nuits, le sultan Shahriar se méfie de toutes les femmes après avoir découvert que sa femme, la sultane, le trompait avec un esclave pendant ses absences-; pour se venger des femmes, il épouse une vierge chaque nuit, la tuant à l’aube. A travers ses contes, Schéhérazade essaie de guérir le sultan de sa haine des femmes. Le racontage a un double objectif-: premièrement, de mettre fin à la tuerie des femmes et, en conséquence, ramener de l’ordre dans la société- ; deuxièmement, de réhabiliter le sultan. Les contes turcs et persans de Pétis de La Croix jouent de manière complexe sur la dynamique du genre des Nuits de Galland, la mettant par là en cause. Dans Les Mille et un jours, une princesse joue le rôle de Shahriar, se méfiant des hommes et porteuse d’une beauté fatale qui conduit les hommes à la mort. C’est sa nourrice qui essaie - mais sans succès - de guérir la princesse de sa haine de l’autre sexe à travers des histoires d’hommes fidèles pour restaurer l’ordre au royaume. La transformation de la princesse ne se fait que grâce à la tromperie masculine, ce qui souligne l’impuissance de la conteuse. Comme le remarque Jean-François Perrin, «-Finalement, les contes de la nourrice n’auront aucun effet significatif sur l’imaginaire de la princesse ; il faudra qu’un faux prêtre envoyé par un prince amoureux d’elle, la mystifie à la faveur de la guérison qu’il aura opérée sur son frère malade, pour qu’elle accepte enfin, grâce à certaines manipulations de son imaginaire suivies de la rencontre de l’amant, de se reconnaître amoureuse et désireuse d’être épousée-» («-Transformations-» 47). En effet, la conteuse féminine des Mille et un jours n’a pas le même pouvoir que celle des Mille et une nuits. Dans le cas des contes turcs, le personnage du sultan, contraire à Shahriar, a trop confiance en sa femme, qui essaie de le convaincre de tuer son propre fils (et son beau-fils à elle) quand ce dernier rejette les avances sexuelles de sa belle-mère, la sultane. Dans ce cas-ci ce sont les quarante vizirs qui jouent le rôle de Schéhérazade-: ils essaient de protéger la victime (le prince) en racontant des histoires concernant les ruses des femmes, qui alternent avec celles de la sultane, laquelle déploie ses contes sur les mauvais fils pour inciter le sultan à la violence, c’est-à-dire, pour inculquer au sultan l’idée qu’il lui faut tuer son fils. Tandis que dans les Nuits, Schéhérazade essaie de contenir 33 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0004 Les Mille et un jours et Les Quarante Vizirs comme contre-discours la violence masculine envers les femmes, chez Pétis de La Croix les personnages qui tiennent la fonction de l’héroïne des Nuits essaient de contenir la violence féminine envers les hommes. De plus, dans les deux textes de Pétis de La Croix, la voix féminine est rendue impuissante (dans le cas de la nourrice) ou bien est délégitimée (dans le cas de la sultane), un important contraste avec celle, puissante et légitime, de Schéhérazade. Les critiques comme Christophe Balaÿ (1982), Franz Hahn (2002) et Jean-François Perrin (2004) ont tous commenté sur le rapport entre, surtout, Les Mille et un jours et Les Mille et une nuits. Adoptant une approche qui rend compte du genre dans cette dynamique textuelle, je suggère que la réception des Contes persans et des Contes Turcs de Pétis de La Croix ainsi que la manière dont ils interagissent avec Les Nuits peuvent s’élucider en invoquant la Querelle des Femmes 3 . Mon objectif n’est pas nécessairement de placer l’œuvre de Pétis de La Croix au sein de la querelle, mais de suggérer qu’il joue - consciemment ou à son insu - sur l’actualité de cette querelle en France et sur l’intérêt porté par le public français (et, concernant les traductions anglaises, par le public anglais) à ce genre de débat 4 . Chez Pétis de La Croix, on peut très bien se demander si son choix de traduire ces deux textes - qui présentent des contrastes importants avec les Nuits et pouvaient clairement bénéficier de son succès - est une question de marketing ou d’idéologie. Pourtant, dans le cas de la traduction et adaptation anglaise, l’édition qui réunit Les Mille et un jours et La Sultane de Perse se présente plus explicitement comme un texte qui pourrait s’impliquer dans la Querelle des Femmes en Angleterre. Selon Susan Mokhberi, tout comme Les Mille et une nuits, Les Mille et un jours «- décrit un monde luxueux et courtois qui rappelait aux lecteurs français le monde luxueux et décadent de Versailles […] Les Mille et un jours prend le spectacle des princes persans et le réinterprète pour l’adapter aux conceptions françaises de la richesse orientale qui reflètent aussi l’extravagance française-» (35-; c’est moi qui traduis). Si on peut très bien comprendre ces textes en tant qu’un reflet des élites mondaines de Paris et de Versailles, il n’y a aucune raison de ne pas croire que ce reflet ne s’étend pas aux débats littéraires et sociaux de l’époque, la Querelle des Femmes marquant un débat important des années 1690. La Querelle des Femmes a ses origines dans les sociétés italienne et française de la fin du Moyen Age, emblématisée par Le Livre de la Cité des dames (c.1405) de Christine de Pizan (1364-v. 1430). Les polémiques concernant la valeur et le statut social de la femme continuent 3 En effet il y a eu plusieurs «-Querelles des Femmes-» marquant des périodes et des pays différents, mais je vais utiliser le singulier ici, suggérant qu’il s’agit en quelque sorte d’un «-genre-» avec des traits et des motifs communs. 4 En Angleterre Thousand and One Days-: Persian Tales a joui d’au moins onze éditions au dix-huitième siècle- ; The Persian and the Turkish Tales compleat a vu au moins cinq éditions, et Turkish Tales deux. 34 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0004 Anne E. Duggan de ponctuer l’histoire littéraire du seizième au dix-huitième siècles en France et en Angleterre. Les textes misogynes ont tendance à caractériser la femme comme mégère, inconstante, folle, lascive, adultère, bavarde, incapable de se maîtriser et donc impropre à gouverner dans le domaine familial ou public-; il faut même les enfermer ou les exclure de la res publica pour maintenir l’ordre 5 . Katherine Henderson et Barbara McManus observent qu’en Angleterre une «-importante guerre de pamphlets a éclaté en 1614 avec la publication de The Arraignement of Lewd, Idle, Forward, and Unconstant Women-[La mise en accusation des femmes lascives, oisives, impertinentes et inconstantes]-», qui a connu dix éditions et suscité trois défenses des femmes (16-; c’est moi qui traduis). En France, en 1694, Nicolas Boileau (1636-1711) a publié une satire contre les femmes, qui a suscité une réponse de la part de nombreux écrivains, la plupart contestant la satire misogyne et valorisant le rôle social que jouent les femmes dans la société française 6 . Concernant la période dans laquelle The Persian and the Turkish Tales compleat a paru en Angleterre, Katherine Romack remarque- : «- La restauration et la première moitié du dix-huitième siècle ont vu la prolifération continue des satires contre les femmes-» (226-227). Ce genre de «-guerres de pamphlets-» prend souvent la forme d’une attaque initiale contre les femmes, suivie de plusieurs réponses d’écrivains - femmes aussi bien qu’hommes - qui prennent leur défense, souvent sous la forme d’apologies ou de contre-satires. Par rapport aux Mille et un jours, Hahn explique que Pétis de La Croix «- ne s’est pas contenté d’adapter, d’arranger et de modeler les motifs des contes lui servant de modèle, il a donné à son recueil une cohérence et une structure originales- » (53). Au cours de ce processus où Pétis sélectionne, traduit et rédige ces deux recueils de contes - et il faut garder à l’esprit le 5 Voir par exemple la Satire X de Boileau, où les femmes trahissent les hommes de toutes les manières possibles (financièrement, sexuellement) et ne peuvent pas se maîtriser en public-; voir aussi les nombreux textes qui traitent les différentes querelles, i.e., Timmermans sur la Querelle des Alphabets qui éclate en 1617 (240- 45)-; Warner sur la figure du «-médecin céphalique-» Lustucru - toujours populaire dans les années 1660s - qui ré-forme (littéralement) les femmes censées être diaboliques, folles, méchantes, embêtantes, et obstinées (27-29)-; et Haase-Dubosc et Henneau (eds.), Revisiter la ‘querelle des femmes’: Discours sur l’égalité / inégalité des sexes, de 1600 à 1750. 6 La Querelle des Femmes éclate en 1694 avec la publication de la «- Satire X- » de Boileau. De nombreux auteurs - y compris Nicolas Pradon, Pierre Bellocq, Jean- François Regnard, Claude-Ignace Brugière de Barante, Jean Donneau de Visé, Marie-Jeanne L’Héritier, et (de manière plus problématique) Charles Perrault - prennent la plume pour mettre en cause la thèse misogyne de Boileau. Voir mon article, «- The Querelle des femmes and Nicolas Boileau’s Satire X- : Going beyond Perrault-». Voir aussi une sélection des textes tirés de la Querelle dans Haase-Dubosc et Henneau, eds. Revisiter la ‘querelle des femmes’. 35 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0004 Les Mille et un jours et Les Quarante Vizirs comme contre-discours fait qu’il avait accès à de nombreux textes possibles en turc, persan, et arabe, qu’il aurait pu traduire - il finit par former lui-même un contre-discours par rapport à celui proposé par Galland dans Les Mille et une nuits. Que son intention soit tout simplement d’opposer de manière ludique ses jours aux nuits de Galland, ses princesses Farrukhnaz et Canzade au sultan Shahriar, ou de participer aux débats portant sur les femmes, monnaie courante à l’époque, la notion que, d’une manière ou d’une autre, les recueils de Pétis de La Croix peuvent être compris en partie selon les termes de la Querelle des Femmes, est évidente d’au moins deux manières. Premièrement, dans la préface à L’Histoire de la Sultane de Perse et des visirs. Contes turcs, Pétis de La Croix 7 caractérise la collection des contes en termes de la «-malice des femmes-» (n.p.), ce qui ne peut qu’évoquer les Querelle des Femmes chez les lecteurs et lectrices français. Il s’adresse directement aux femmes, insistant que «-Nos Dames Françoises ne doivent pas […] trouver mauvais que Chéc Zadé ait écrit des Contes qui chargent si fort le beau Sexe-; c’est un Auteur Turc-». Selon Ros Ballaster, « [s]i Pétis de La Croix a choisi de fournir aux Contes turcs un cadre qui affirme la suprématie morale en tant que conteur du sage masculin sur la femme du sérail […] il a reconnu que les lectrices de sa propre traduction pourraient s’offenser. Le traducteur dépend de l’invocation familière du fossé qui sépare la lectrice occidentale instruite de la femme turque séquestrée, pour qui une trop grande contrainte physique engendre un manque total de contrainte morale » (116-; c’est moi qui traduis). Malgré cette tentative de se distancer du texte, attribuant à un Turc la critique des femmes communiquée à travers les histoires, Pétis de La Croix néanmoins donne son approbation au texte par le fait même de le présenter au public après l’avoir soigneusement traduit et façonné. Deuxièmement, dans le cas de l’édition anglaise des Persian and Turkish Tales compleat, le fait de réunir ensemble Les Mille et un jours (dont le récit-cadre concerne une femme qui déteste les hommes à cause d’un songe et qui est censée être cause de leurs morts) et L’histoire de la sultane de Perse (dont le récit-cadre concerne une femme vraiment malveillante qui veut faire tuer son beau-fils qu’elle a voulu, sans succès, séduire) renforce les lieux communs qu’on retrouve dans les polémiques autour de la Querelle des Femmes, et surtout la notion de la «-malice des Femmes-». Comme l’exprime Ballaster, «-Les deux collections de Pétis de La Croix présentent au lecteur européen les deux traditions différentes […] des contes orientaux-: une collection ‘turque’ qui décrit les femmes comme étant irrémédiablement vicieuses, et une collection ‘persane’ qui les caractérise comme améliorables-» (115- ; c’est moi qui traduis). Tandis que Schéhérazade se présente comme 7 Dans la «-Préface-», on parle de Pétis de La Croix à la troisième personne, mais de nombreux critiques - Ballaster, Balaÿ et Hahn - l’attribuent à Pétis. 36 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0004 Anne E. Duggan une femme déjà accomplie, Farrukhnaz manque de raison (tout comme Shahriar, mais elle est plutôt passive), tandis que Canzade - la femme qui désire (tout comme Shahriar) - est irrécupérable (Shahriar est améliorable malgré l’hécatombe qu’il fait déclencher). Chez Pétis de La Croix, la représentation de la femme comme un être qu’il faut contrôler ou qu’il faut expulser trouve des correspondances, d’une part, dans l’œuvre de Perrault, qui espère réhabiliter la femme que l’homme doit corriger (mais les femmes qui ne se corrigent pas sont éliminées)-; et de l’autre, dans celle de Boileau, qui espère éliminer la femme de la sphère publique 8 . Pétis de La Croix a créé le récit-cadre des Mille et un jours à partir du cinquième conte du recueil turc dont il a pris la plupart de ses histoires, et il a inventé la figure de la nourrice Sutlumemé, qui raconte toutes les histoires. Il est donc clair que Pétis de La Croix a très consciemment façonné la matière comme une réponse aux Nuits. Les figures de Shahriar et de Schéhérazade - l’auteur (masculin) de violence contre les femmes et la conteuse (féminine) qui risque sa vie pour prévenir de nouvelles violences - se rejoue de manière à retourner le scénario des Mille et une nuits, suggérant ainsi - comme une réponse ou racontage des Nuits - qu’en fin de compte ce sont les femmes et non les hommes qui sont à la source de la violence et du désordre social. La réception positive de ces deux ouvrages en France et en Angleterre est indicative d’un terrain littéraire fertile pour ce genre de «-débats-» sur la valeur de la femme. Les Contes Persans En ce qui concerne Les Mille et un jours, contes persans, le récit-cadre raconte l’histoire de la princesse Farrukhnaz, dont la beauté rend les hommes fous et les conduit à la mort lorsqu’ils tentent de l’approcher. Le roi souhaite la marier pour éviter de nouvelles pertes de vies humaines. Cependant, Farrukhnaz fait un rêve dans lequel une biche sauve un cerf, mais plus tard, le cerf l’abandonne quand la biche tombe dans un piège. Ce rêve amène la princesse à croire que tous les hommes sont traîtres et elle refuse de se marier- ; son père lui jure qu’il ne la marierait pas par force, faisant serment au nom du dieu Kesaya. Afin de guérir Farrukhnaz de son aversion pour les hommes, sa nourrice Sutlumemé raconte histoire après histoire d’hommes fidèles et vertueux devant la princesse et ses dames-; à la conclusion de chaque histoire, les personnages commentent l’histoire, souvent 8 Sur la représentation de la femme chez Boileau et Perrault, voir le quatrième chapitre de mon livre, Salonnières, Furies, and Fairies (2005) et mon article, «-Women Subdued-: the Abjectification and Purification of Female Characters in Perrault’s Tales-». 37 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0004 Les Mille et un jours et Les Quarante Vizirs comme contre-discours louant la constance du héros, à l’exception de Farrukhnaz, qui demeure sceptique devant ces exemples de vertu et de constance masculines. Dans un des contes interpolés, la princesse Tourandocte refuse de se marier à moins qu’un homme ne soit capable de répondre à ses trois énigmes-; son père lui prête un «- serment inviolable- » (305) de ne pas la forcer à se marier et de nombreux hommes perdent la vie. Le père de Tourandocte - comme celui de Farrukhnaz - regrette d’avoir prêté un serment qui a entraîné la mort de tant de princes. Finalement, le prince Calaf réussit à répondre à ses énigmes et à gagner son amour. Malgré les récits sur la cruauté de femmes comme Tourandocte ou sur la constance de princes comme le prince Fadlallah, fidèle à la mémoire de Zemroude pendant quarante ans-; ou le prince Seyf, fidèle à l’image de la femme qu’il aime, mais qu’il n’a pas pu rencontrer car elle vivait à l’époque du roi Salomon, Farrukhnaz n’est pas convaincue de la fidélité des hommes. Enfin, c’est lorsqu’elle rencontre un prétendu grand-prêtre (en réalité c’est Symorgue, le confident du prince de Perse, Farrukhschad) qu’elle prend conscience de son erreur. Elle voit sur un mur une peinture représentant une biche dans un filet et un cerf la sauve, mais dans une deuxième peinture, quand le cerf se retrouve dans un piège, la biche l’abandonne. Symorgue lui apprend que Farrukhschad avait rêvé que la princesse lui montrait du dédain-; néanmoins le prince, amoureux de son image, la recherche dans le monde entier, ne l’ayant jamais rencontrée, rappelant ainsi l’histoire du prince Seyf. Bien que les récits secondaires lui offrent de nombreux exemples d’hommes fidèles, ce n’est que lorsqu’elle est trompée par Symorgue et confrontée plus directement à l’arbitraire de sa haine des hommes à travers les images peintes, qu’elle change sa position sur ceux-ci. En effet, l’histoire suggère que le prince est plus fidèle et constant que la princesse. À la fin, Farrukhnaz se rend compte qu’elle avait rêvé du prince de Perse, qu’elle est amoureuse de lui-; elle finit par l’épouser. Il est intéressant de noter que la voix féminine de Sutlumemé est impuissante à susciter un changement dans l’esprit de la princesse et donc dans le royaume, et il faut une ruse masculine pour mettre fin au règne de terreur de Farrukhnaz sur les hommes. Jouant le rôle du grand-prêtre, Symorgue explique à la princesse qu’elle est «-sous la puissance du Démon-», et que le dieu Kesaya n’en est pas content, ce qui l’effraie et la prépare à ne plus haïr les hommes (774). Étonné du succès du faux derviche, le père de Farrukhnaz s’exclame «-Vous êtes l’auteur de ce prodige. Elle haïssait les hommes, vous avez en un moment triomphé de cette haine. Un seul de vos entretiens a plus fait que toutes les histoires de Sutlumemé-» (778). En tant que tel, on peut opposer l’impuissance de Sutlumemé à la voix narrative puissante de Schéhérazade et, dans le contexte de la collection de récits qu’est Les Mille et un jours, au discours puissant du faux derviche qui invoque l’autorité masculine ultime - le dieu masculin Kesaya - pour transformer le comportement de la princesse et dont 38 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0004 Anne E. Duggan un entretien vaut mille et un contes de la part de la nourrice. La conclusion de la collection fait penser à La mégère apprivoisée - une pièce qui pourrait être située dans la tradition des Querelles des Femmes 9 - où la princesse finit par se soumettre pleinement à l’autorité masculine - celle du faux derviche et du dieu Kesaya - une soumission scellée par son mariage qui marque son obéissance ultime «-au Très-Haut-» (773) 10 . Les Contes Turcs Publié pour la première fois en France en 1707 et en Angleterre en 1708, La Sultane de Perse et les Quarante Vizirs ou Les Contes turcs est décrit comme faisant partie d’une tradition musulmane de «-La malice des femmes-». Pétis de La Croix a déploré la nature incomplète du recueil de contes qu’il a traduit, écrit par le turc Chec Zady-: on n’apprend jamais le sort du prince Nourgehan, même si on peut supposer que sa vie a été épargnée à la fin. (Elias John Wilkinson Gibb base sa traduction anglaise de 1886 sur un manuscrit complet de Constantinople- ; on découvre alors que le prince est épargné et la princesse Canzade exécutée pour sa «-malice-» d’une manière assez affreuse.) 11 Le récit-cadre concerne la deuxième épouse de l’empereur de Perse, la princesse Canzade, qui tombe éperdument amoureuse de son beau-fils, Nourgehan. Quand le précepteur de Nourgehan insiste que le prince ne doit pas parler pendant quarante jours pour écarter un mauvais présage, la sultane profite de son silence pour tenter de le séduire. Trouvant le discours de sa belle-mère intolérable, Nourgehan la rejette avec un coup, 9 Lindsay Ann Reid constate-: « La pièce de Shakespeare met en scène les stratégies discursives et les méthodologies de la querelle des femmes sous les Tudor-» (63-; c’est moi qui traduis). Sur le rapport entre La Mégère apprivoisée et la Querelle des Femmes, voir aussi Joseph Ricke, «-Kate, the Commonplace-: The Framing of the Shrew-»,-124-125. 10 Le refus de se marier est construit comme un acte de «-désobéissance-»- ; le faux grand-prêtre explique au père de Farrukhnaz «-que cette princesse n’est pas obéissante au Très-Haut- » (773). Même si toute cette partie de l’histoire doit se comprendre de manière ironique, les termes de la discussion se basent sur des notions contemporaines du devoir d’une fille et surtout d’une princesse, des termes qui ne sont point mis en cause. 11 Dans la version de Gibb, on attache Canzade à la queue et aux jambes d’un âne sauvage et quand l’âne commence à galoper, Canzade est déchirée en morceaux «-aussi petits que son oreille-» (387-; c’est moi qui traduis). La conclusion du recueil resitue l’ouvrage dans le contexte de la «-malice-» des femmes-: «-Que Dieu Très-Haut nous associe tous au bon et au vrai, et nous préserve de la fourberie des femmes rusées. Amen-» (378-; c’est moi qui traduis). 39 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0004 Les Mille et un jours et Les Quarante Vizirs comme contre-discours ce qui entraîne la vengeance de la sultane-; elle accuse Nourgehan d’avoir voulu la violer et convainc le sultan d’exécuter son propre fils. Le premier vizir intervient pour raconter au sultan une histoire sur les ruses des femmes qui persuade le roi de ne pas tuer le prince, après quoi la sultane raconte une autre histoire sur un fils diabolique qui assassine son père. La collection est ainsi structurée selon une alternance entre, d’une part, des récits d’avertissement concernant généralement les ruses des femmes, racontées par les vizirs du roi pour empêcher celui-ci de tuer son fils- ; et ceux, d’autre part, racontées par la sultane avec le but d’inculquer au roi l’idée qu’il doit tuer le prince. Les dix vizirs relatent des histoires sur l’adultère, la trahison féminine, des moines diaboliques, des sultans pleins de remords et des cannibales cynocéphales et acéphales-; et la sultane communique neuf histoires à propos de fils perfides et incestueux, d’épouses sages et de l’usage souvent trompeur de l’éloquence. Dans le contexte d’un champ littéraire où les débats sur la valeur des deux sexes continuent à intéresser le public, il n’est pas surprenant qu’un tel texte plairait aux lecteurs français et anglais. À certains égards, La Sultane de Perse et des Quarante Vizirs s’engage dans un processus dialectique qui n’est pas étranger à la Querelle des Femmes, au cours duquel des représentations positives et négatives des femmes et des hommes sont débattues. Encore une fois, comme les Mille et une nuits, Les Contes turcs se structure autour des contes intercalés qui rappellent le récit-cadre. Le récit du deuxième vizir concerne une séductrice, la fille d’un vizir, qui essaie de provoquer la chute du favori du roi, Saddyq. Elle demande à Saddyq de tuer le cheval préféré du roi pour qu’elle le mange, puis de mentir au roi, lui disant que le cheval était malade. Courageusement, Saddyq dit la vérité au roi, et le roi est miséricordieux - une leçon au roi du récit-cadre pour qu’il prenne pitié de son fils, qui est, en effet, innocent. La riposte de la sultane prend la forme d’un récit qui fait penser à l’histoire d’Œdipe dans lequel le fils adoptif d’un roi tombe amoureux de sa demi-sœur et tue le roi, la nature incestueuse de l’histoire rappelant le récit-cadre et renforçant la vraisemblance du mensonge de Canzade. Ce conte d’avertissement est ensuite contré par le troisième vizir, qui raconte l’histoire d’un homme si amoureux de sa femme décédée qu’il parvient à la ressusciter pour se voir ensuite trahi par elle quand elle le quitte pour un prince, puis essaie sans succès de le faire pendre. Le quatrième vizir, qui raconte l’histoire d’un roi qui met ses trois fils à l’épreuve pour voir lequel pourrait gouverner le mieux, exprime l’idée qu’il faut se méfier des conseils des femmes. Alors que les deux premiers fils ne parviennent pas à bien gouverner parce qu’ils écoutent les mauvais conseils de leur mère, le troisième fils réussit précisément parce qu’il les rejette. Le septième vizir avertit le roi qu’il ne faut pas prendre une décision irrationnelle et subite dans son histoire concernant le roi Quoutbeddin, qui est follement amoureux de la 40 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0004 Anne E. Duggan fille du vizir Ghulroukh. Pendant une saoulerie, dans un accès de jalousie sans fondement, le roi la fait exécuter-; le lendemain matin, il la demande, mais découvre que, dans sa colère, il a injustement ordonné sa décapitation. Tandis que les vizirs mettent le roi en garde contre les femmes rusées et les décapitations impulsives, la sultane le met en garde contre les méchants vizirs et les mauvais fils. Bien que le texte ne soit pas complet - dans cette version on ne sait pas ce qui arrive au prince - les lecteurs de l’époque auraient pu facilement imaginer qu’à la fin le roi fera punir sévèrement la sultane pour sa fausse accusation contre son fils, et l’autorité mâle régnera suprême (ce qui arrive dans les versions découvertes plus tard par Henri-Nicolas Belletête [1812] et Gibb) 12 . Une telle lecture se renforce dans l’édition anglaise, où les Contes persans - qui conclut avec le retour de l’ordre masculin - précède et même anticipe les Contes Turcs, la juxtaposition des deux textes donc signalant une telle conclusion. Pour revenir au constat de Ballaster, Les Contes persans nous présente une héroïne qui est «-améliorable », sa réhabilitation réalisée par des ruses masculines qui lui permettent de se réintégrer à l’ordre masculin du royaume-; tandis que Les Contes turcs nous offre une héroïne «-irrémédiablement vicieuse-» qui, pour affermir la lignée patriarcale du roi et l’ordre masculin du royaume, doit absolument être expulsée de l’espace du conte. A certains égards, on voit le même processus dans les contes de Perrault comme «-Les Souhaits ridicules-» et «-La Belle au bois dormant-». Dans le cas du premier, la femme qui usurpe l’autorité de son mari, symbolisée par le saucisson qui pend de son nez, finit par se soumettre à lui à la fin du conte et l’ordre familial et patriarcal est rétabli. Dans le cas du deuxième conte, la belle-mère, qui n’arrive pas à contrôler ses envies inhumaines quand elle est reine régente - en l’absence de l’autorité masculine - s’avère irrécupérable et doit donc être expulsée de l’espace du conte pour, encore une fois, affermir l’ordre familial et politique 13 . Ainsi, les textes de Pétis suivent un schéma qui fait penser à la représentation de la femme dans les contes de Perrault, balançant entre réforme et expulsion. Une Fausse Équivalence Dans la «-Préface-» aux Mille et un jours, contes persans, Pétis de La Croix explique le rapport entre son texte et celui de Galland- ; il semble que les Mille et un jours ne soient rien autre chose qu’une imitation des Mille et une 12 Selon Gibb, la version de Belletête, publiée en 1812, contient quarante des quatre-vingts histoires et la conclusion (viii). 13 Voir mon analyse de ces deux contes dans Salonnières, Furies, et Fairies 152-55. 41 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0004 Les Mille et un jours et Les Quarante Vizirs comme contre-discours nuits. Effectivement ces deux livres ont la même forme. Il y a dans leurs desseins un contraste comme dans leurs titres. Dans les Mille et une nuits, c’est un prince prévenu contre les femmes- ; et dans les Mille et un jours, c’est une princesse prévenue contre les hommes. (74-75). L’idée que les «-crimes-» de Shahriar et de Farrukhnaz - et on pourrait ajouter Canzade - sont équivalents se répète aussi chez les critiques. Selon Hahn, «-Les ravages que doivent faire les refus parmi les prétendants peuvent certainement être comparés avec la terreur décrite dans le conte-cadre des Mille et une nuits. Ainsi le prince de Gaznine meurt de l’impossibilité d’unir son destin à celui de Farrukhnaz et, à son exemple, on imagine à peu près le cruel sort subi par le reste des prétendants-» (56). Tout nous invite - y compris Pétis lui-même - à établir des parallèles entre Shahriar, d’une part-; et Farrukhnaz et Canzade, de l’autre. Ils ont une fonction narrative similaire. Mais n’est-ce pas une fausse équivalence, surtout dans le cas de Farrukhnaz mais aussi dans celui de Canzade- ? Dans Les Mille et une nuits, Shahriar «- coupa la tête de sa propre main à toutes les femmes de la sultane-», fait exécuter la sultane, et puis épouse et fait étrangler le lendemain «-la fille d’un de ses généraux d’armée-», «-la fille d’un officier subalterne-», «-la fille d’un bourgeois […] et enfin chaque jour c’était une fille mariée et une femme morte-» (Galland 34). Jour après jour le sultan tue des femmes innocentes jusqu’au moment où Schéhérazade met fin à son règne de terreur en le séduisant avec des contes. Loin de tout simplement vouloir «- prolonger sa vie sans chercher à détromper le sultan des Indes-» (75), comme insiste Pétis (peut-être pour donner plus de valeur à sa Sutlumemé malgré le fait qu’elle n’exerce aucun pouvoir, finalement), Schéhérazade sauve les femmes du royaume de la colère d’un homme extrêmement violent. Examinons le cas de Farrukhnaz. Ce n’est pas elle qui tue les hommes du royaume-; c’est plutôt sa beauté qui tue ou qui amène les hommes à leur mort. Elle-même ne tue personne, ce sont plutôt «-les soldats-» qui «-avaient le sabre à la main-» qui tuent ceux qui, voulant regarder la belle princesse, s’approchent trop d’elle et sa suite (77-78). Il faut le dire, les soldats sont là pour protéger la chasteté - qui est à la base de la valeur féminine dans les sociétés patriarcales - de la princesse. Donc on attribue un pouvoir (passif) à la princesse - on rend sa beauté responsable de la mort de tant d’hommes - qui, ironiquement, se voit gardée par des soldats. Comme j’ai expliqué dans le cas du viol dans l’histoire tragique, on voit ici que «-la beauté fonctionne comme un fétiche cachant le véritable manque de pouvoir de la plupart des femmes. La beauté-comme-fétiche masque la vraie relation entre les sexes, dissimulant leur asymétrie fondamentale-» (142-; c’est moi qui traduis). Farrukhnaz ne demande qu’à ne pas se marier, et ce refus est construit comme un arrêt de mort pour de nombreux hommes, tués par des soldats ou se tuant eux-mêmes car ils ont été «-rendus-» fous d’amour, apparemment, par la princesse (ou plutôt 42 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0004 Anne E. Duggan par sa beauté). Hahn semble donner plus de justification à la violence de Shahriar qu’à celle, passive, de Farrukhnaz en disant «-A la base de ce mépris pour l’autre sexe ne se trouve pas une déception réelle, comme c’est le cas du mari de Schéhérazade, mais tout simplement un rêve qui dépeint les hommes comme de lâches traîtres-» (56). Mais en fin de compte, si on ignore le prétendu «-pouvoir-» de sa beauté, la seule violation commise par Farrukhnaz c’est son refus du mariage, tandis que Shahriar est directement responsable de la mort de nombreuses femmes qu’il voulait tuer parce que, selon lui, toutes les femmes sont foncièrement mauvaises, ce qui est mis en cause à plusieurs reprises dans les contes de Schéhérazade 14 . Canzade, de l’autre côté, a tenté de séduire et ensuite de faire condamner son beau-fils, ce qui rappellerait pour les lecteurs français de l’époque l’histoire de Phèdre. Elle est certainement coupable et était même prête à tuer le roi au cas où son beau-fils s’unirait à elle. Mais sa violence - en tant que femme et en tant que sultane - est limitée-: elle ne cherche pas à se venger sur tous les hommes du refus de son beau-fils-; à la fin de l’histoire elle ne réussit à tuer personne. Son personnage est méchant, certainement, mais peut-on mettre une équivalence entre un homme qui a tué des dizaines et dizaines de femmes, et une femme qui a voulu tuer un homme et ce sans succès-? L’équivalence entre ces trois personnages suggérée par Pétis et les critiques cache une asymétrie fondamentale qui finit par atténuer les crimes d’un personnage masculin et augmenter ceux de ces personnages féminins. Je voulais réfléchir sur cette question d’équivalence car très souvent dans les textes misogynes de la Querelle des Femmes les auteurs attribuent aux femmes un pouvoir qu’elles n’ont pas en réalité, tandis qu’ils représentent les hommes soumis et dominés, alors qu’en réalité ils sont privilégiés par les structures de l’état et de la société. Pour prendre l’exemple le plus actuel à l’époque de la Satire X de Boileau, l’Ancien accuse les femmes d’adultère, de ruiner leur famille au jeu, de poursuivre leurs maris en justice et de battre leurs enfants, parmi d’autres fautes. En réalité, les hommes avaient le droit légal d’enfermer leurs femmes pour des accusations d’adultère et de les battre (à condition qu’on ne mette pas leur vie en danger), et pour la plupart ils géraient les finances de leur famille. En effet, la «-réponse-» de Pétis de La Croix aux Mille et une nuits, et le dialogue implicite qu’il établit en traduisant et rédigeant les Mille et un jours et La Sultane et les quarante vizirs, semblent reprendre des motifs et des lieux communs caractéristiques de la Querelle 14 Dès le début de ses contes, Schéhérazade présente au sultan des femmes exemplaires, une qui sauve le fils du premier vieillard de sa femme, et une autre qui sauve son mari de ses deux frères. A travers les Nuits il y a des exemples de bonnes et de mauvaises femmes, tout comme il y a des exemples de bons et de mauvais hommes. 43 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0004 Les Mille et un jours et Les Quarante Vizirs comme contre-discours des Femmes pour établir une «- fausse équivalence- » entre les actions de Shahriar, d’une part-; et celles de Farrukhnaz et Canzade, de l’autre. En manière de conclusion Lus ensemble, Les Contes persans et Les Contes turcs pourraient être considérés comme agissant de concert pour légitimer moralement le sujet masculin, tout en remettant en question le pouvoir des femmes influentes. La voix féminine narrative est rendue impuissante, comme dans le cas de Sutlumemé-; ou présentée comme suspecte, voire néfaste, comme dans le cas de la sultane Canzade. Les femmes puissantes des deux collections sont représentées comme une menace au corps social et à la souveraineté masculines-: les princes sont tués ou menacés de mort tandis que les rois sont rendus vulnérables en raison des exigences de leurs filles ou de leurs épouses. Bien que Sutlumemé tente, à l’instar de Schéhérazade, de maîtriser la principale source de violence de l’histoire, contrairement à Schéhérazade, ses tentatives sont vaines-; seul un homme peut surmonter la source de la violence féminine envers les hommes. Le cas de la sultane Canzade s’avère encore plus problématique-: alors que c’est la beauté et l’indifférence de la princesse Farrukhnaz qui sont fatales - une forme de violence tout à fait passive - c’est la langue empoisonnée de Canzade qui menace le prince Nourgehan et, en définitive, la lignée masculine de l’empereur de Perse, représentant, en dernière analyse, une menace politique pour le royaume. Dans son statut de réponse aux Mille et une nuits, Perrin affirme que « les Mille et un jours questionneraient ainsi le pouvoir des contes en général-» (« Transformations » 50). On pourrait ajouter- : il questionne également le pouvoir féminin. Que Pétis de La Croix ait prévu ou non que Les Mille et un jours et Les Contes persans se jouerait contre Les Mille et une nuits dans une structure dialectique rappelant la Querelle des Femmes, il faut dire que les champs littéraires en France et en Angleterre étaient des terrains fertiles pour la réception de tels textes traitant la question de la femme sous la forme de débats intradiégétiques et extradiégétiques. Bibliographie Bahier-Porte, Christelle. «-Introduction-». Les Mille et un jours, contes persans. Edition critique par Christelle Bahier-Porte et Pierre Brunel (Préface 7-25). Paris-: Champion, 2011-: 27-64. _____. «-La mise en recueil des Mille et un jours-». 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