eJournals Oeuvres et Critiques 45/1

Oeuvres et Critiques
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0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
10.2357/OeC-2020-0005
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Le « Beau » oriental des histoires du premier XVIIIe siècle

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Aurélia Gaillard
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Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0005 Le « Beau » oriental des histoires du premier XVIII e siècle Aurélia Gaillard Université Bordeaux Montaigne, Institut Universitaire de France (IUF). Il y a quelques années, je posai avec un collègue médiéviste la question de la beauté du merveilleux-: -le merveilleux est-il beau, le merveilleux est-il le beau (Gaillard et Valette 339)-? De la même façon, j’aimerais maintenant poser la question de la beauté de l’Orient-: -y-a-t-il un beau oriental-? Question qu’on peut également décliner en-: l’oriental est-il le Beau-? C’est-à-dire dans quelle mesure la conception du beau que dessine le beau oriental à l’époque des Lumières ou au tournant de l’Âge classique et des Lumières, est-elle révélatrice d’une mutation esthétique, voire plus précisément encore, d’une mutation qui insère la qualité du «-beau-», de la beauté, dans une relation esthétique-? On le sait-: -la notion de beau, telle que l’aborde Jean-Baptiste Du Bos (1670-1742) dans ses Réflexions critiques dès 1719, n’est plus définie comme la beauté propre d’un objet-mais comme un effet sur le lecteur ou le spectateur 1 , ce qui prévaut alors n’est plus tant «-le beau-» que le plaisir esthétique (Du Bos 1). Dès lors, les deux interrogations portant d’une part sur la beauté du merveilleux et d’autre part sur celle de l’Orient, ne sont pas sans rapport-: -au moins dès le Devisement du Monde de Marco Polo (1254-1324) 2 , l’Orient s’écrit comme un, voire comme le «-livre des merveilles-», et si les «- mirabilia- » ne sont pas tant les choses merveilleuses elles-mêmes que le regard qui les émerveille, de la même façon, l’Orient se construit par un regard (occidental) qui le magnifie. Et de la même façon encore, la conception d’un «-beau-» merveilleux qui peut aussi comprendre le laid, le terrible (locus horribilis et pas seulement amoenus) ou le monstrueux, ressemble beaucoup à celle d’un «-beau-» oriental qui peut être pris en bonne ou mauvaise part, 1 Même si l’apparition du mot «-esthétique-», en ce sens, est attestée par le premier volume de l’Aesthetica de A.-G. Baumgarten en 1750 (mais déjà dans ses Méditations philosophiques de 1735) et si les philosophes considèrent l’ouvrage de Kant, La Critique de la faculté de juger (1790), comme le véritable point de départ d’une pensée esthétique, on peut considérer que la distinction opérée par Du Bos entre une théorie du beau et une théorie du sentiment du beau relève déjà de l’esthétique. Voir Annie Becq. 2 Le Devisement du monde, ou Le Livre des merveilles. Écrit en 1298 par Rustichello de Pise sous la dictée de l’explorateur vénitien. 48 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0005 Aurélia Gaillard embellissements luxueux, palais éclatants mais aussi sabres et poignards aiguisés, beautés farouches. La figure de la belle Orientale La beauté de l’Orient commence par celle de la femme orientale et par le topos de la belle Orientale, déclinée en Circassienne, Géorgienne/ Mingrelienne ou encore Grecque. L’expression est lexicalisée- ; Barthélemi Marmont du Hautchamp (1682-? -17…) publie en 1745 et en 1754 deux romans d’aventures orientales intitulés respectivement Réthina, ou la Belle Géorgienne et Ruspia, ou La belle Circassienne 3 , on connaît aussi la «- belle Grecque- » Théophé dans le roman de Prévost (1697-1763) Histoire d’une Grecque moderne (1740) et auparavant Les Belles Grecques (Les Belles Grecques ou L'Histoire des plus fameuses courtisanes de la Grèce, 1736), grand succès de Madame Durand (1670-1736). Le type de la «-belle Circassienne-», érigé en modèle, sert d’ailleurs, à l’occasion, d’étalon- : - dans la lettre persane XCVI, le premier eunuque relatant à Usbek l’achat d’une femme «-jaune-» (de Bombay) la décrit en ces termes-: -«- Je n’ai jamais vu de beauté si régulière et si parfaite-: -ses yeux brillants portent la vie sur son visage et relèvent l’éclat d’une couleur qui pourrait effacer tous les charmes de la Circassie » (Montesquieu [1689-1755], Lettre XCVI, 307, je souligne). Les femmes des sérails sont bien entendu d’abord retenues pour cette qualité-là-: -«-Que les Français, qui liront ces Mémoires, […] sachent que c’est un honneur pour les femmes d’Asie de passer dans nos sérails. On y destine les plus belles dès leur enfance […]-» (Godard d’Aucour, 1, 16). La concurrence et surenchère de beauté de même que le motif de la compétition des femmes du sérail sont des traits récurrents des fictions orientales. Toute la mise en place de l’intrigue des Mémoires turcs de Godard d’Aucour (1716-1795) repose sur un tel procédé. Le héros et narrateur, le jeune Dely s’engage au service d’un marchand d’esclaves qui le mène en Perse pour acheter des femmes. Une mécanique narrative s’enclenche alors qui fait coexister la progression du récit avec celle de la beauté des Persanes. À son arrivée, Dely est ébloui par une jeune Persane-: -«-C’était une de ces beautés que le Créateur ne semble avoir ornées de tant d’attraits que pour donner une idée de sa puissance. » (Ibid. 13). Mais très vite une nouvelle beauté vient remplacer celle-ci, une certaine Théophie, «-une beauté si parfaite et d’une blancheur si éblouissante » (ibid. 13), elle-même rapi- 3 Réthina met en scène parmi toutes les «-beautés Mingreliennes et Georgiennes-» dont le sérail du grand seigneur est fourni (Marmont du Hautchamp [1682-? -17…], 1, 85), une belle mais intrigante Géorgienne dont le narrateur souligne une duplicité de cœur qui s’accorde mal avec «-tant de beautés et de grâces-» (ibid. 38). 49 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0005 Le « Beau » oriental des histoires du premier XVIII e siècle dement supplantée par sa jeune sœur, Zulime, «-une beauté encore au-dessus de celle de Théophie » (ibid. 21). Montesquieu met également en scène une compétition entre les femmes du sérail et un «- jugement d’Usbek- » à la Pâris. Zachi évoque, en effet, dès sa première intervention, une «- fameuse querelle »-: -«-Chacune de nous se prétendait supérieure aux autres en beauté.-» (Montesquieu, III, 65). De plus, le ressort érotique de cette beauté orientale construite par le regard (masculin) occidental est souligné par la même Zachi-: -«-si elles [les autres femmes d’Usbek] pouvaient disputer avec moi de charmes, elles ne pouvaient pas disputer de sensibilité. » (Ibid. 66). Pourtant, cette déclinaison érotique de la beauté orientale n’est pas la chose du monde du sérail la mieux partagée, ni surtout la plus prisée, sauf articulée à la «-vertu-», qui dans le contexte du sérail se comprend comme la fidélité au maître et non comme la chasteté ou un excès de pudeur. Ainsi s’exprime Usbek en s’adressant à la même Zachi soupçonnée d’infidélité avec Nadir, eunuque blanc-: - L’amour que j’ai pour Roxane, ma nouvelle épouse, m’a laissé toute la tendresse que je dois avoir pour vous, qui n’êtes pas moins belle. Je partage mon amour entre vous deux, et Roxane n’a d’autre avantage que celui que la vertu peut ajouter à la beauté. (Ibid., XX, 113). Beauté et vertu constituent alors le couple paradoxal mais néanmoins idéal, du modèle de la belle Orientale. À propos de l’éducation de sa propre fille, Usbek, s’adressant à Zélis, l’une de ses femmes, loue ainsi l’éducation qu’elle lui donne et qui repose tout entière sur ces deux qualités- : «- J’apprends avec plaisir le soin que tu te donnes de l’éducation de la tienne [de ta fille]. Dieu veuille que son mari la trouve aussi belle et aussi pure que Fatima. » (Ibid., LXXI, 247). Jean-Patrice Courtois a montré la généalogie de ce concept de pureté dans les Lettres persanes, qui est d’une certaine façon la clef d’une confiscation masculine de la philosophie-; -si Roxane est philosophe, c’est précisément en ce qu’elle met à nu la sexuation des concepts, en ce qu’elle fait découvrir «-qu’il n’y a de vertu que sexuée. » (Courtois 140). Beauté et vertu de la femme orientale constituent alors un couple fondateur de la construction d’une identité féminine tout particulièrement (mais pas exclusivement) orientale. On le voit, le topos de la belle Orientale est précisément là pour détourner l’attention (le regard) et oblitérer la véritable question qui n’est pas celle du beau mais bien celle de la puissance, politique et masculine. La beauté participe de cette économie libidinale de substitution sur laquelle repose l’institution du sérail- : - la compétition de beauté place sur le plan de la beauté ce qui relève en réalité de la domination. La beauté des femmes, orientales ou non, chez Montesquieu est par ailleurs un thème essentiel qui renvoie à la crainte d’un «-empire-» féminin. Elle est une qualité 50 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0005 Aurélia Gaillard surnuméraire (la beauté est un supplément), un signe de distinction sexuée qui est perçu comme un danger pour la vie politique-: -«-or, s’il est vrai que nous n’avons sur les femmes qu’un pouvoir tyrannique, il ne l’est pas moins qu’elles ont sur nous un empire naturel-: -celui de la beauté, à qui rien ne résiste. » (Ibid., XXXVIII, 159) 4 . La question fondamentale pour Montesquieu n’est pas de savoir si les Orientales sont belles ou comment elles le sont, de quelle sorte est cette beauté, mais qui leur attribue cette beauté, qui les désigne comme «-belles-», quel regard les «-émerveille-» - c’est-à-dire d’abord celui du maître qui les choisit et les achète. La belle orientale est une «-belle captive-», éventuellement doublement captive d’ailleurs, une première fois suite à un naufrage ou quelque enlèvement en mer, une seconde fois dans le sérail 5 , tant la clôture est la condition même de cette beauté. Néanmoins, si la qualité de beauté pour Montesquieu relève surtout d’un paradigme anthropologique et suscite une réflexion politique, la dimension proprement esthétique (le jugement de beauté, de quelle sorte est cette beauté, pour quel enjeu esthétique) n’est pas absente, en témoigne la célèbre comparaison établie par Usbek entre les femmes de Perse et celles de France-: Les femmes de Perse sont plus belles que celles de France- ; - mais celles de France sont plus jolies. Il est difficile de ne point aimer les premières, et de ne se point plaire avec les secondes-: -les unes sont plus tendres et plus modestes-; les autres plus gaies et plus enjouées. (Montesquieu, XXXIV, 147). On retrouve pour les femmes orientales l’association paradoxale de sensualité («-tendres-») et de vertu («-modestes-») qui est l’une des ramifications de l’analyse économico-philosophico-politique faite par Montesquieu des relations entre pouvoir et sexualité-: « Ce qui rend le sang si beau en Perse, c’est la vie réglée que les femmes y mènent.- » (Ibid.). La dialectique entre une sexualité surchauffée et un univers «-plutôt fait pour la santé que pour les plaisirs » (ibid.) a pour pendant celle entre la sur-virilité des hommes et leur paradoxale dévirilisation (la fameuse impuissance d’Usbek) 6 . Mais la distinction entre beauté et joliesse a également une implication esthétique et recoupe assez largement celle qu’instaure quelques années plus tard Marivaux (1688-1763) en proposant deux allégories de la Beauté à travers deux 4 La crainte d’une gynocratie est encore développée plus loin- : - «-On se plaint, en Perse, de ce que le royaume est gouverné par deux ou trois femmes. C’est bien pis en France, où les femmes en général gouvernent, et non seulement prennent en gros, mais même se partagent en détail toute l’autorité.-» (Ibid., CVII, 338). 5 C’est le cas par exemple d’une autre héroïne des Mémoires turcs de Godard d’Aucour, Atalide, capturée par un marchand d’esclaves suite à une tempête puis enfermée dans un sérail à Constantinople (164). 6 Sur ce point, voir les analyses très éclairantes de Christophe Martin (361 et suiv.). 51 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0005 Le « Beau » oriental des histoires du premier XVIII e siècle demeures, celle de la Beauté et celle du «-Je ne sais quoi-»-: charme irrégulier et désordre pour le gracieux «-Je ne sais quoi-»-; ordre, luxe, immobilité et mutisme pour la Beauté (Marivaux, 172-3) où l’on peut reconnaître la beauté froide et sévère des orientales («-cette gravité des Asiatiques » Montesquieu, XXXIV, 148). Une scène là encore du roman de Godard d’Aucour fait écho à ce distinguo- : - arrivée en France, Zulime, s’insurge contre le rituel de la «-toilette-», les «-pompons-», «-les colifichets-» de la parure et surtout l’artifice du fard, du «- rouge- » (Godard d’Aucour, 1, 123) 7 - - la joliesse du paraître, prise en mauvaise part. La remarque, sans être le moins du monde originale puisqu’on la trouve dans un très grand nombre de romans des Lumières qui ne sont pas des fictions orientales 8 , est néanmoins utilisée ici pour circonscrire, au rebours d’une beauté courtisane française, un type de beauté, proprement orientale, qui joue de l’effet de naturel («-l’eau fraîche-» d’une fontaine remplacerait, selon Zulime, avantageusement le fard.) (Ibid.). Reste que-la première qualité de la beauté orientale est d’abord d’être… orientale, c’est-à-dire orientalisée, exotisée-: «-Je trouvai Zulime infiniment plus belle, habillée à la Persane, qu’avec toutes ses parures étrangères. » (Ibid. 124). La dichotomie entre nature et artifice est vite balayée quand il s’agit d’affirmer la primauté du costume-qui fait écho ici à la mode contemporaine des portraits en travestissement oriental, qu’on pense notamment aux figures «-à la turque-» des pastels d’un Liotard (Jean-Étienne Liotard 1702-1789). C’est aussi, avec infiniment plus de subtilité et de complexité, ce dont témoigne le roman de Prévost, Histoire d’une Grecque moderne. La critique l’a souligné, toute l’ambiguïté du personnage, l’«-énigme-» de Théophé, repose sur la narration à la première personne, le lecteur ayant uniquement accès à la «- belle Grecque- » par le regard du personnage de l’ambassadeur qui l’exotise 9 . Même si celui-ci dit ne pas remarquer d’abord Théophé parmi les vingt-deux femmes du bacha Chériber pour sa beauté 10 mais pour ses qualités d’esprit et de sensibilité, elle est néanmoins rapidement assimilée au modèle topique, comme en témoigne l’incipit rétrospectif «-Je suis l’amant de la belle Grecque dont j’entreprens l’histoire ». (Prévost 55). Le dilemme récurrent des personnages prévostiens entre amour idéalisé et désir charnel 7 Sur les cosmétiques et le cliché de la condamnation du fard, voir Catherine Lanoë. 8 Par exemple cela se traduit à la même époque par les deux portraits antagonistes des deux femmes protagonistes des Égarements du cœur et de l’esprit de Crébillon fils (Claude-Prosper Jolyot de Crébillon 1707-1777) , celui de l’experte et fardée de rouge de la marquise de Lursay et celui de la jeune Hortense de Théville au maquillage discret. 9 Sur ce point, voir notamment Pierre Hartmann,- Alan J. Singerman et Guilhem Armand. 10 Rappelons que c’est le bacha lui-même qui arrête le regard du narrateur sur la belle Grecque et l’incite à lui parler. 52 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0005 Aurélia Gaillard est ici articulé à la question de l’exotisme. On peut penser par ailleurs que Prévost recourt justement au sous-type de beauté orientale que constitue la «-belle Grecque-» par rapport à ceux de la belle Persane, Turque ou Circassienne, parce qu’il est déjà un modèle ambigu, ni tout à fait oriental, ni tout à fait occidental, surtout très intellectualisé-: -celui des grandes hétaïres, Rhodope, Aspasie, Laïs, Lamia, célébrées notamment par Catherine Durand comme des modèles de femmes intelligentes et fortes. N’oublions pas non plus que «- les belles antiques- » sont des modèles de statues grecques qui servent à l’apprentissage académique des peintres. Reste que la question, même refoulée ou mise au second plan narratif, de la beauté orientale de Théophé est bien centrale dans le récit. Traitée comme une simple donnée, la reprise d’un cliché classique apparemment non théorisé, cette beauté révèle, à la fin, lorsqu’elle périclite, la nature profondément équivoque de l’amour du personnage. C’est de fait lors de l’épisode du retour en France que l’héroïne perd sa beauté. Elle se rétablit par degrés, après avoir été si mal que les médecins avoient desespéré plus d’une fois de sa guérison. Mais sa beauté se ressentit d’un si long accablement-; -et si elle ne put perdre la régularité de ses traits, ni la finesse de sa physionomie, je trouvai beaucoup de diminution dans la beauté de son teint et dans la vivacité de ses yeux. (Ibid. 266). Rappelons que la belle Grecque s’était éprise à Livourne d’un français, le comte de M. Q., qui comptait la demander en mariage à celui qu’il croyait être son père. Après la découverte du quiproquo, le comte s’est enfui, Théophé s’est embarquée pour Marseille et a gardé le lit pendant toute la traversée. L'accusation alors lancée contre l’ambassadeur d’avoir «- défiguré une partie de ses charmes avec une eau qu’[il] avai[t] fait composer- » (Prévost 271) fait donc suite à la double occidentalisation de Théophé, géographique et psychologique. La remarque, de fait, prend place au moment de son installation à Paris, mais l’enlaidissement est attribué par le narrateur à la maladie de langueur qui a atteint Théophé lors de la perte de son amant. Ce dernier est, par ailleurs, présenté comme le modèle parfait du Français, annonciateur des futurs amants parisiens et l’attirance de la belle Grecque explicitement reliée à cette identité-: «-Elle avoit assez de goût naturel pour avoir reconnu dans les manières nobles du comte la différence de notre politesse et de celle des Turcs. Elle étudioit le comte comme un modèle.-» (Prévost 249). Quant au comte, le narrateur en fait le précurseur des séducteurs parisiens-: «-L’exemple du comte de M… m’avoit appris qu’elle étoit sensible aux graces de la figure et des manières.-» (Ibid. 271). Comme celle d’Helena dans un autre roman tardif de Prévost, La Jeunesse du commandeur, victime de la petite vérole et dont le visage n’offre plus qu’une-image dégoûtante, la 53 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0005 Le « Beau » oriental des histoires du premier XVIII e siècle «-défiguration-» de Théophé est bien une marque d’obscénité qui souligne le double mouvement d’attraction et de répulsion des personnages prévostiens 11 mais elle est aussi l’indice d’une perte de l’étrangeté indispensable à la cristallisation amoureuse. Par la perte de sa beauté distinctive (orientale), Théophé se montre sous les traits d’une courtisane et révèle donc, dans le même temps, la nature charnelle du désir de son amant. Plus encore, par son enlaidissement et l’accusation de défiguration ou vitriolage qui est portée contre l’ambassadeur et rapportée par le narrateur, c’est bien un désir d’objet dégoûtant qui est suggéré, désir que la mise à distance esthétique et orientale permettait à la fois d’occulter et de sublimer. J’aimerais aller plus loin et montrer comment, dans le prolongement de ce cliché recyclé ou renouvelé de la «-belle orientale-», les histoires orientales proposent une conception originale du beau, déterminée par la prise en considération du point de vue du spectateur et des dispositifs «-d’estrangement.-» (Ginzburg). Je parlerai à ce propos de «-fabrique-» du beau. La fabrique du beau Les deux œuvres fondatrices des orientalistes Antoine Galland (1646- 1715) et François Pétis de la Croix (1653-1713) au tout début du XVIII e siècle sont sans doute décisives dans cette élaboration. Une des histoires insérées des Mille et un jours de Pétis de la Croix offre une bonne illustration de cette conception, il s’agit de l’histoire de Malek et de la princesse Schirine, qui met en scène un tisserand, Malek, narrant au roi de Damas «-l’histoire de sa vie. » (Pétis de la Croix 635). Celle-ci repose sur une mystification dévoilée au lecteur-: grâce à une machine volante, le jeune héros se pose chaque nuit sur le toit du palais où la princesse Schirine est enfermée par son père le roi de Gazna pour ne pas être séduite par un inconnu comme l’a prédit son horoscope. Le texte insiste de façon très explicite sur le caractère technique et non surnaturel de l’objet volant, un coffre avec un mécanisme soigneusement détaillé- : - «- Son mouvement est produit par l’art qui enseigne les forces mouvantes. Je suis consommé dans les mécaniques, et je sais faire encore d’autres machines aussi surprenantes que celle-ci.-» (Pétis de la Croix 634). Malek se fait alors passer pour le prophète Mahomet et la supercherie fonctionne parfaitement jusqu’à la fin, y compris auprès du roi et même du souverain rival de celui-ci que Malek fait fuir en projetant quelques pierres depuis le ciel sur son camp. La mystification s’interrompt néanmoins par un accident fortuit-: -une étincelle enflamme le coffre et empêche finalement le héros de tenir son rôle de prophète. Le contexte narratif est essentiel 11 Je renvoie sur ce point aux analyses très éclairantes de Yann Salaün. 54 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0005 Aurélia Gaillard puisqu’il élabore un métadiscours- : - le merveilleux de la religion (le miraculeux) est un faux merveilleux produit par une machine scientifique- ; l’histoire est une histoire de démystification qui démonte les mécanismes du merveilleux à l’époque où Bayle (Pierre Bayle 1643-1706) et Fontenelle (Bernard Le Bouyer de Fontenelle 1635-1735) théorisent les mécanismes de la fabulation (qui devient en l’occurrence une affabulation) 12 . Quel rôle occupe alors la beauté dans ce contexte et pour quel enjeu-? La beauté est le moteur de l’intrigue, elle fait irruption dans l’histoire du vagabondage de Malek et l’interrompt-; elle se manifeste d’abord sous la forme d’un fantasme («-À force de m’occuper de Schirine, que je me peignais plus belle que toutes les dames que j’avais vues […] ») (Pétis de la Croix 636) puis sous celle d’une image merveilleuse (admirable) produite par un dispositif d’effraction-: comme un autre Asmodée 13 , Malek s’élève dans les airs, se pose sur le toit du palais et s’introduit par une fenêtre ouverte dans l’appartement de la princesse qu’il surprend endormie. Apparemment, il s’agit une nouvelle fois de la reprise du topos de la belle Orientale, sauf qu’ici le thème exotique est absent. Le «-cliché-» (y compris cette fois-ci dans notre sens contemporain photographique du terme) de la belle orientale est combiné avec celui de la belle endormie 14 et se trouve ainsi explicitement rattaché à un regard à la fois perçant et émerveillant. La «-belle-» princesse l’était déjà sur la toile médullaire de l’imagination 15 avant de s’incarner dans le personnage «-réel-». C’est dire que le spectacle de la beauté relève avant tout d’une projection du spectateur. C’est une apparition qui est décrite-: L’obscurité de la nuit était telle que je la pouvais désirer. Je passai sans être aperçu par-dessus la tête des soldats qui, dispersés autour des fossés, faisaient une garde exacte. Je descendis sur le toit auprès d’un endroit où je vis de la lumière. Je sortis de mon coffre et me glissait par une fenêtre ouverte pour recevoir la fraîcheur de la nuit, dans un appartement orné de riches meubles, où sur un sofa de brocart reposait la princesse Schirine, qui me parut d’une beauté éblouissante. (Ibid. 637). 12 Je renvoie notamment à mon ouvrage Fables… 13 Rappelons que la première version du roman de Lesage, Le Diable boiteux, est légèrement antérieure (1707). 14 Sur le motif narratif de la belle endormie, dans le contexte de la pastorale notamment, voir Françoise Lavocat. 15 Pour parler comme La Mettrie (1709-1751 - L’homme machine, 1748), Voltaire (1694-1778 - article I magInatIon de l’Encyclopédie, 1765), ou Diderot (1713-1784 - Le Rêve de D’Alembert, 1769) pour lesquels l’imagination est une faculté première qui est le réceptacle des informations produites par les sensations et où elles sont comparées, composées et transformées en images. 55 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0005 Le « Beau » oriental des histoires du premier XVIII e siècle Le corps endormi de la princesse est pris dans un jeu de clair-obscur et se caractérise par un éclat de lumière, la beauté n’est pas une qualité de l’objet qui n’est ici qu’un réflecteur. La lumière projetée est diffractée par le corps de l’indolente. Aussi la meilleure définition de la beauté qu’on pourrait donner serait celle d’un dispositif optique. La scène se passe tout entière dans une atmosphère spectrale- : la princesse, on l’a vu, est décrite comme une apparition mais elle n’est pas la seule-; -Malek, à son tour, l’est pour la princesse qui se laisse facilement persuader qu’il s’agit de Mahomet, ou plutôt, là encore la précision est importante, de la figure sous laquelle apparaît le Prophète. Pour justifier de son apparence juvénile au rebours de l’image de vieillard vénérable qu’a la princesse, et le lecteur sans doute, de Mahomet, Malek réplique à celle-ci-: -«-[…] il m’a semblé que vous aimeriez mieux une figure moins surannée. C’est pourquoi j’ai emprunté la forme d’un jeune homme.-» (Pétis de la Croix 639). Il n’est pas jusqu’à la gouvernante qui participe de la fantasmagorie générale comme le suggère son nom «-Mahpéiker-» qu’une note auctoriale vient souligner en en fournissant la traduction-: -«-forme de lune-». Par ailleurs, cette intrusion dans un monde de beauté provoque alors immédiatement chez le héros une frénésie d’achats luxueux- : - à peine sorti au petit matin de l’appartement de la princesse, il se rend à la ville où il achète des «-habits magnifiques, un beau turban de toile des Indes à raies d’or, avec une riche ceinture. » (Ibid. 638). Comme si l’irruption du beau avait déclenché un mécanisme de production-: la beauté entraîne le désir spéculaire de beauté et toute l’action du tisserand voyageur consiste à faire du beau ou donner l’illusion du beau, ce qui est la même chose puisqu’on a vu que la beauté était dans le regard du spectateur et non dans l’objet lui-même. Ainsi, il convertit symboliquement son outil de travail (l’étoffe médiocre d’un simple tisserand) en vêtements somptueux-; il transforme également à la fin de l’histoire un mélange de poix et de graine de coton en magnifique feu d’artifice-: «-Je m’élevai le plus haut qu’il me fut possible, afin qu’à la lueur de mon feu d’artifice on ne pût pas bien distinguer ma machine. Alors j’allumai du feu, et j’enflammai la poix qui fit avec la graine un fort bel artifice.-» (Ibid. 648). La totalité du conte est d’ailleurs parsemée de phénomènes lumineux et d’illusions d’optique qui prolongent l’impression de fantasmagorie de la première scène. Ainsi, la nuit où le roi Bahaman, père de la princesse, sabre tiré, doit surprendre le faux Mahomet, il est victime d’une sorte d’hallucination-: -«-Cette nuit-là, par hasard, l’air était fort enflammé. Un long éclair frappa les yeux du roi et le fit tressaillir. Il s’approcha de la fenêtre par où Schirine lui avait dit que je devais entrer, et apercevant l’air tout en feu, son imagination se troubla.-» (Ibid. 641). Ce conte dit alors de façon exemplaire ce qui caractérise le beau oriental, une fois écartée sa dimension proprement exotique- : - l’éclat, la lumière, le pur visible. 56 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0005 Aurélia Gaillard Si l’on porte alors attention aux deux contes orientaux peut-être les plus célèbres des recueils d’Antoine Galland, Aladdin et Ali Baba, on remarque plusieurs traits semblables-: -le beau surgit d’un dispositif optique-; le beau est d’abord un éclat, un jet de lumière, un pur visible. Rappelons qu’Antoine Galland, à la fin de sa vie et de son entreprise de «- traduction- », ou plutôt d’adaptation, d’un manuscrit arabe des Nuits, a utilisé des contes d’une autre source, appartenant sans doute à la tradition orale syrienne et racontés par un maronite syrien, Hanna-: les deux derniers volumes (X et XI) des Mille et une nuit(s 16 ) qui paraîtront posthumément en 1717 comprennent des contes directement «-inventés-», sur la base d’éventuels canevas, par Galland, qui devient alors un auteur à part entière. J’insiste sur ce point car on peut formuler alors l’hypothèse d’un lien entre la poétique particulière de ces contes et l’orientation/ orientalisation du goût des contemporains de l’époque, qui n’est pas sans rapport avec l’esthétique rococo. Parmi ces contes, qui symbolisent souvent (à tort donc) les Nuits, l’Histoire d’Aladdin, ou La lampe merveilleuse (tome X) et celle d’Ali Baba, et des quarante voleurs exterminés par une esclave (tome XI) proposent toutes deux en leur cœur narratif une cachette où est serti un trésor qui n’est justement pas d’abord caractérisé par sa valeur monétaire mais bien par sa beauté visuelle, un trésor qui n’est pas seulement une magnificence, une dépense, mais d’abord un beau spectacle, bref, qui n’a pas d’abord une fonction d’usage mais est un pur plaisir esthétique. Aladdin, on le sait, repose tout entier sur un dispositif optique-: c’est l’histoire d’une lampe et d’une apparition, lampe qui est à la fois un objet et une métaphore, et permet d’accéder à un trésor (lui-même pris au sens propre et figuré). La lampe magique, en effet, n’est pas seulement une lampe à exaucer des souhaits mais aussi une lampe d’éveil, une sorte d’outil pédagogique propre à former les esprits pour le «-Bildungsroman-» qu’est Aladdin-: -«-Cela venait de ce que la lampe avait cette propriété de procurer par degrés à ceux qui la possédaient, les perfections convenables à l’état auquel ils parvenaient par le bon usage qu’ils en faisaient.-» (Antoine Galland, Champion, 2, 1274-; GF, 3, 67 17 ). Dans la grotte où le magicien africain a conduit le jeune Aladdin et où se trouve la lampe, il est alors surtout question de ce que le jeune garçon prend pour des «-fruits-» colorés et qui sont des pierres précieuses de grand prix. Les termes dans lesquels est décrit ce «-trésor-» sont essentiels-: Les arbres de ce jardin étaient tous chargés de fruits extraordinaires. Chaque arbre en portait de différente couleur- : il y en avait de blancs, de luisants, et transparents comme le cristal- ; - de rouges, les uns plus chargés, les autres 16 Au singulier dans l’édition originale. 17 Notre édition de référence est celle de Champion. 57 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0005 Le « Beau » oriental des histoires du premier XVIII e siècle moins- ; - de verts, de bleus, de violets, de tirant sur le jaune, et de plusieurs autres sortes de couleurs. Les blancs étaient des perles- ; -les luisants et transparents, des diamants-; les rouges les plus foncés, des rubis-; -les autres moins foncés, des rubis balais- ; - les verts, des émeraudes- ; - les bleus, des turquoises, les violets, des améthystes-; -ceux qui tiraient sur le jaune, des saphirs-; -et ainsi des autres […]. (Galland, Champion, 2, 1212-3-; GF, 3, 19). On est loin de la simple reprise du topos des verroteries colorées dont un protagoniste naïf ignore la valeur monétaire 18 . On assiste à une correspondance entre deux ensembles sémiotiques, le second constituant la traduction en valeur (les perles, les rubis etc.) du premier uniquement constitué de couleurs (les blancs, les rouges etc.). Mais l’enfant qu’est encore Aladdin à ce moment du récit n’y trouve qu’une pure jouissance du visible-: «-La diversité de tant de belles couleurs néanmoins, la beauté et la grosseur extraordinaire de chaque fruit, lui donna envie d’en cueillir de toutes les sortes-». Le choix porte alors non sur la valeur mais uniquement sur la couleur, qui est d’abord une moire et un éclat-: «-En effet il en prit plusieurs de chaque couleur-[…].-» (Ibid., Champion, 2,1213- ; -GF, 3, 19). De même, lorsqu’Aladdin les confie à sa mère, tout aussi naïve que lui- : - «- L’effet qu’elles firent au grand jour par la variété de leurs couleurs, par leur éclat, et par leur brillant, fut tel que la mère et le fils en demeurèrent presque éblouis. » (Ibid., Champion, 2,1238-; -GF, 3, 39). Ali Baba lie également de façon explicite le trésor amassé par les quarante voleurs à un dispositif optique qui transforme une nouvelle fois la valeur (monétaire) en plaisir (esthétique)-: Ali Baba s’était attendu de voir un lieu de ténèbres et d’obscurité-; -mais il fut surpris d’en voir un bien éclairé, vaste et spacieux, creusé en voûte fort élevée à main d’hommes, qui recevait la lumière du haut du rocher, par une ouverture pratiquée de même. (Ibid., Champion, 2, 1402-; GF, 3, 183). Il me semble donc que les deux premiers ensembles de Mille et un.e.(s), de Galland et de Pétis, orientent déjà, littéralement et figurément (orientalisent), durablement la conception d’un certain beau qui trouve écho dans l’esthétique rococo de l’époque où les motifs orientaux, souvent extrême-orientaux, sont, on le sait, très présents mais surtout où prédomine une esthétique de la surprise et où le beau, à la suite des coloristes, au premier chef desquels Roger de Piles (1635-1709), est pris dans une relation de plaisir qui 18 Qu’on retrouve par exemple dans l’épisode de l’Eldorado au chapitre XVII du Candide de Voltaire. 58 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0005 Aurélia Gaillard met au premier plan le visible et notamment le visible coloré 19 . La question n’est pas de savoir qui, des écrivains orientalistes ou des peintres, a eu l’antériorité, mais plutôt de voir comment cette nouvelle conception d’un beau trouve une expression exemplaire dans ces histoires orientales. Je donnerai un dernier exemple emprunté à la même période mais issu d’une œuvre qui ne prend pas, cette fois-ci, pour base des récits authentiquement orientaux, même si elle s’insère dans un même contexte 20 , Les aventures d’Abdalla de J.-P. Bignon (1712-1714). Il s’agit de l’histoire sans doute la plus connue de l’ouvrage, celle de Rouschen et de l’île Détournée. Le cadrage général du conte rappelle les dispositifs optiques et la fantasmagorie déjà analysés-: -cela commence par un rêve de Rouschen, dame persane, qui voit une île bleue, suit l’histoire de son voyage dans cette île et à la fin, l’évocation de son réveil au terme de trois jours de maladie. Le statut onirique ou réel du voyage n’est jamais clairement tranché puisqu’à la toute fin- ; l’un des personnages du rêve, Ajoub, apparaît dans la «-réalité-» et devient par la suite le mari de l’héroïne. De plus, une note auctoriale précise (comme dans l’histoire de Malek chez Pétis) le sens de «-Rouschen-»-: -«-Lumineuse-». Enfin, le conte s’élabore à partir de la question de la beauté. La situation topique de départ (deux sœurs, l’aînée Koutai, laide, et la cadette, Rouschen, belle) est prolongée et renouvelée par des considérations plus psychologiques que merveilleuses-: le méfait est en effet le refus par Koutai d’inviter sa sœur à son mariage pour éviter la comparaison et atténuer ainsi sa laideur. La «-réparation-» est alors celle de la vengeance de Rouschen aidée par une «- fée- » (une «- périse- »). Mais, autre point important, le récit quitte alors rapidement cette trame (la résolution du méfait a lieu tout de suite) pour basculer dans une sorte d’utopie, un monde à l’envers. Or le seul lien entre les deux volets du conte réside justement dans la topique de la beauté- : dans l’île, on assiste à une inversion du modèle de beauté de la société de référence, lié à la jeunesse, la (plus) belle Rouschen, devient la plus laide. En atteste une scène de miroir-: Je m’y [dans le miroir] vis des joues pendantes, des yeux retirés, des lèvres feuille-morte, une bouche enfoncée, un nez rouge et qui grossissait par le bout, un menton aigu, un front chargé de rides, des cheveux blancs comme la neige- ; - et je fus saisie d’un tel effroi que je pensai tomber à la renverse. (Bignon 988). 19 Pour Roger de Piles la peinture est définie comme un pur visible, «- l’imitation des objets visibles-», ce qui séduit «-les yeux-»-; -et la couleur comme «-ce qui rend les objets sensibles à vue-» (8). Sur la Querelle du coloris en France à la fin du 17 e siècle, voir particulièrement Jacqueline Lichtenstein. 20 Sur les liens entre ces trois personnalités voir notamment l’étude de Jean-François Perrin. 59 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0005 Le « Beau » oriental des histoires du premier XVIII e siècle C’est donc une histoire où la question de la beauté humaine est théorisée-: le beau est relatif, il résulte d’une mise en perspective, réside dans le regard et non dans l’objet regardé-- le procédé du miroir vient en renforcer le trait éminemment spéculaire. La description qui est alors faite de l’île Détournée, de sa ville capitale, son palais, ses habitants et ses coutumes répond en tous points à cette conception miroitante. Le beau oriental est mobile et chatoyant. L’île n’est pas tant bleue que de couleur changeante et telle une anamorphose 21 se transforme tandis qu’on s’en approche-: «-C’était la même île bleue que j’avais vue en songe, et que les péris appellent l’île Détournée. Comme elle ne m’avait paru bleue qu’à cause de l’éloignement, quand j’en fus plus près, mille diversités se présentèrent en foule à mes yeux.- » (Ibid. 985). L’héroïne porte elle-même lors de son voyage un «-habit changeant-»-: Quoique tout ce qu’on mit sur moi fît un effet merveilleux, on n’y avait toutefois employé ni or, ni argent, ni pierreries. Il n’y paraissait qu’une seule marque du grand pouvoir de Lutfallah, et cette marque consistait dans la couleur de ma robe, qui changeait à chaque pas que je faisais. (Ibid. 982). Le conte érige, en outre, la bigarrure en principe esthétique. On connaît la polysémie active du terme aux XVI e -XVIII e siècles, à la fois bizarrerie et mélange disparate de couleurs 22 . Étienne Tabourot (1547-1590), dans l’avant-propos de son célèbre recueil de pièces diverses et curieuses intitulé Les Bigarrures (1572), réédité jusque vers la fin du XVII e siècle, tisse d’ailleurs explicitement un lien entre manière orientale et bigarrure-: «-[…] les Bigarrures ressemblent aux tapis Turquois, qui se font à points contez & avec un ordre, sans ordre » (Tabourot V). La bigarrure de l’épisode de l’île Détournée se traduit ainsi par une succession de spectacles où le bizarre côtoie le monstrueux- : se pliant à la règle de l’inversion généralisée, le magnifique palais s’ouvre par un salon où sont sertis dans vingt-quatre enfoncements des animaux vivants «- d’une grandeur énorme et d’une figure tout à fait étrange-» (Bignon 986) tels ces gigantesques cirons qui jouent du tambour et de la trompette. Surtout, les descriptions multiplient les notations de couleurs, en mentionnant à la fois le ton, la luminosité, la saturation. Le palais se décline comme un nuancier de verts avec une « grande cour carrée, pavée de marbre verdâtre » (ibid. 987) prolongée par «-une chambre magni- 21 Sur le lien entre anamorphose, fiction et rococo, voir notre étude «- Anamorphoses…-». 22 B Igarrure -: -«-s. f. Mélange de couleurs sur quelque habit, ou quelque étofe-» (Richelet, 1680). Le Dictionnaire universel donne-: «-s. f. Mauvais assortiment de couleurs ou d’ornemens sur un habit, sur des meubles, &c.-» (Furetière, T.I. (A-H), seconde édition revue, corrigée et augmentée par Jacques Basnage de Beauval. La Haye/ Rotterdam-: Arnould et Reinier Leers, 1702. P. 232). 60 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0005 Aurélia Gaillard fique, où tout était vert et or-», un «-cabinet garni de meubles très précieux à fond vert brodés d’or, et enrichis partout de fines émeraudes-» et «-dans le milieu du plafond-[…] une escarboucle de la grosseur d’une pomme de pin, qui jetait beaucoup de lumière. » (Ibid. 989). L’urbanisation de la capitale est régie par une emblématique des couleurs, chaque quartier correspond à une famille fondatrice et a sa propre couleur, verte, jaune, bleue, rouge ou blanche. La donnée sociologique est pourtant vite transformée en une pure jouissance esthétique lors de l’épisode central de la cérémonie de résurrection des deux anciens souverains fondateurs/ colonisateurs de l’île. Un spectacle est donné en leur honneur dans un amphithéâtre-: il s’agit d’une sorte de cosmogonie où la succession des «-tableaux-vivants » consiste en un enchaînement de couleurs, tantôt isolées (le vert), tantôt groupées (jaune et bleu-; -rouge et blanc), jouant à la fois des contrastes et des dégradés 23 -; succèdent en effet aux verts, des «-péris-» (sortes de génies) jaunes et des péris bleus qui «-s’uni[ss]ent pour faire l’exercice des lieux champêtres » (Bignon 1007, je souligne). J’espère avoir montré, à partir d’un nombre forcément (trop) restreint de récits (romans et contes) orientaux, comment s’était élaboré un beau oriental dans la première moitié du XVIII e siècle, en lien avec une esthétique rococo. Pour résumer-: -la fabrique d’un beau oriental et rococo tient, plus qu’à une filiation avec une tradition, d’abord, selon moi, à la mise en place d’un certain type de regard fictionnalisé dans les histoires, regard exotisé si l’on veut. Qu’il s’agisse du regard d’un oriental sur l’Orient ou d’un occidental sur l’Orient, c’est toujours suite à un dispositif d’ébahissement/ éblouissement que le beau peut apparaître. Alors, oui, il y a bien un «-beau-» oriental qui ne se réduit pas à une coloration ou une topique recyclée (la belle Orientale) et qui tend à se fondre avec le beau tel qu’il se redéfinit avec la naissance de l’esthétique. 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