Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
10.2357/OeC-2020-0006
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Les trois Scanderbeg : utopies et dystopies orientales dans les romans du XVIIe siècle
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Joséphine Gardon
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Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0006 Les trois Scanderbeg : utopies et dystopies orientales dans les romans du XVII e siècle Joséphine Gardon Sorbonne-Université Ronsard lui-même chante Scanderbeg, «- vainqueur du peuple Scythien 1 - », «- l’honneur de son siècle- »,- père de la nation albanaise, héros invaincu, être hybride élevé dans une cour musulmane dont il fut un temps le héros avant d’en devenir l’ennemi redouté. De son vrai nom George Kastriotis (1405-1468), il fut surnommé Scanderbeg par ses alliés, puis ennemis turcs, en comparaison avec Alexandre le Grand. Le héros a fasciné l’Europe renaissante et classique, inspirant traités historiques, pièces de théâtre et non moins de trois opéras mais peut nous sembler «- englouti du destin- » (Ronsard), oublié de nos mémoires comme de nos livres d’histoire. Pourtant, par ce parcours hors du commun, Scanderbeg représentait le héros idéal pour toute fiction romanesque cherchant à peindre l’Orient. Grâce à lui, le lecteur entre dans les arcanes labyrinthiques du sérail, puis devient à son tour un Oriental, pour mieux revenir héroïquement aux dernières pages dans le giron de la monarchie chrétienne. Pour les auteurs, cette figure aide donc à présenter et à critiquer des organisations politiques, orientales mais aussi occidentales, tout en se protégeant de la censure- : l’Occident n’est-il pas victorieux et l’Orient n’a-t-il pas dû courber l’échine devant celui qu’il avait pourtant élevé en son sein-? En suivant Scanderbeg dans trois romans du XVII e -siècle, nous pouvons à notre tour interroger des représentations utopiques et dystopiques orientales nourries des philosophies et des situations politiques qui marquent le siècle. 1 Sonnet LXXXVII, à Jacques de Lavardin, sieur du Plessis-Bourrot. Voir https: / / arbenia.forumotion.com/ t196-poems-dedicated-to-albanians-and-their-heroes 64 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0006 Joséphine Gardon Le Grand Scanderberg (1644) d’Urbain Chevreau : l’enfer, c’est les autres ? Publié en 1644, Le Grand Scanderberg 2 est la seule œuvre signée des trois ouvrages proposés dans notre étude. Urbain Chevreau (1613-1701) s’inspire pour ce roman de la somme de Marin Barleti (v. 1450-1460-v.1512-1513), dont la traduction par Jacques de Lavardin 3 en 1576 connut six rééditions, indice d’un succès certain. Chevreau reprend des passages entiers de cette source, en particulier au sujet de l’enfance de Scanderbeg, moment clé de la formation de tout héros, mais aussi lors des récits de bataille. De Lavardin, Chevreau hérite également d’une vision très stéréotypée de l’organisation politique orientale. D’ailleurs, dès son avertissement, il refuse toute prétention à l’originalité puisqu’il s’inscrit dans la lignée des autres grands romans du siècle 4 . Il justifie également son long développement de l’histoire musulmane-: Il est certain que tu me blâmeras d’y avoir fait entrer l’Histoire des Turcs, & que tu auras peine à m’excuser de cette imprudence, puis qu’un entretien ordinaire n’avoit pas besoin de cet ornement, & que le sujet ne sembloit pas le demander- : mais quoi mes amis ne m’ont jamais voulu permettre de l’en tirer, ils m’ont assuré que cette pierre estoit curieuse encore qu’elle fut hors d’œuvre, ils m’ont fait croire que les choses superflues ne laissaient pas d’être agréables & m’ont enfin soutenu que c’estoit le plus beau défaut de mon livre (Chevreau, Avertissement, NP)-. L’auteur prend soin de développer l’histoire politique de l’empire ottoman, depuis la fondation de l’islam jusqu’au XV e - siècle, tout en affirmant son soutien à la chrétienté- : il s’agit bien d’un récit fait par un chrétien à un couple chrétien puisque dans ce roman l’Orient n’est pratiquement pas exploré de l’intérieur. Le fonctionnement politique oriental, de fait, n’est présenté au lecteur que par le biais de Scanderbeg lui-même, soit lors du récit de sa vie (Chevreau 265-349), soit lors de sa harangue au Sénat vénitien (Chevreau 210-228), soit lors de son récit de l’histoire musulmane, faite à ce jeune couple. Dans chacun de ces discours, Scanderbeg incarne la royauté 2 Notons au XVII e siècle une concurrence des graphies «-Scanderbeg-» et «-Scanderberg-», due à une mauvaise interprétation du titre de noblesse «-beg-». J’utiliserai l'orthographe Scanderbeg tout le long de l'article, sauf dans le titre du roman. 3 Traducteur. Actif entre 1575 et 1585. 4 «-Si tu as lu l’Ariane, le Polexandre & l’Ibrahim-; de Messieurs des Marets, de Gomberville & de Scudéry, tu t’étonneras sans doute de m’entendre parler après ces Oracles, & de me voir voler avec des aigles dont les plumes ont accoutumé de dévorer toutes les autres.-» (Chevreau, Avertissement). 65 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0006 Les trois Scanderbeg : utopies et dystopies orientales chrétienne, tandis qu’Amurat personnifie la dystopie orientale, conduisant le héros à une forte critique de son ennemi pour mieux mettre en valeur son propre mérite. Ces discours construisent au fil des pages un balancement-: dès le début du récit de sa vie, Scanderbeg établit cette opposition puisque, si la première phrase du récit (Chevreau 65) permet de glorifier les ancêtres du héros, la seconde marque l’entrée fracassante et inévitable de l’ennemi-: Quoi qu’il soit plus juste de tirer sa réputation de soi-mesme, que de ses ancestres, & que la naissance soit un bien dont on n’est redevable qu’à la fortune, il m’est pourtant glorieux de vous faire ressouvenir que je suis fils de Jean Castriot Prince d’Espire, & de Voisave fille du Roi des Triballes. Je serois peut-être heureux si l’ambition n’eut point aveuglé Amurath petit fils de Bajazet Premier, qui contraignit Paléologue Empereur de Constantinople de se réfugier en France sous Charles Sixième & qui mourut depuis enfermé par Tamerlan dans une cage de fer, & lié de chaisnes d’or pour être puni de son orgueil & pour servir de spectacle à toute l’Asie (265-266). Dès son enfance, le héros voit son destin lié à celui de l’ennemi, devenu son dopplegänger, qu’il lui faudra affronter tout au long de sa vie. L’éthos du héros ne se constitue finalement que dans cette lutte à mort, lutte contre un double qui permet de mieux définir sa propre identité. Ainsi la popularité grandissante de Scanderbeg se fait-elle plus visible à mesure qu’éclate la tyrannie d’Amurat 5 . Des pages 245 à 280, l’un et l’autre sont tour à tour sujets de phrases dont le vocabulaire est saturé de connotations positives pour Scanderbeg (l’adjectif «-glorieux-» et les substantifs «-force-», «-félicité-», «-gloire », «-justice », «-foi-», «-générosité-», «-courtoisie-», «-honneur-») et de connotations négatives pour le souverain oriental (les substantifs «-ambition-», «-tyrannie-», «-infidélité-», «-ingratitude-», «-cruauté-», «-défiance-», «-haine-», «-mauvais naturel-», «-crime-», «-usurpateur-», «-esclavage-» et les adjectifs «-meurtrier-», «-fatal-» et «-barbare-»). Le fonctionnement politique oriental est décrit comme une dystopie où la roue de la fortune se fait spirale de la violence et où tous sont prisonniers d’un despote sanguinaire. Chrétien élevé en Orient, Scanderbeg va au cours de son apprentissage prendre son indépendance, s’arracher à ce père putatif qui se révèle Cronos dévorant ses enfants. Cela se marque dans la syntaxe elle-même: En un mot, il n’estoit pas mon souverain, je n’estois point son sujet, je ne le soulageois ni par inclination, ni par devoir, & si je n’estois pas ouvertement 5 «-Si j’eusse fait dépendre ma félicité de l’amour d’un peuple & des caresses d’un Empereur, je n’eusse pas eu beaucoup à désirer […] Amurat passa de la tyrannie à l’ingratitude, et de l’ingratitude à la cruauté-» (Chevreau 269). 66 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0006 Joséphine Gardon son ennemi, c’est que je n’estois pas libre, & que l’exécution de mon dessein dépendoit plus de l’occasion que de mon courage. Je n’estois pas obligé de lui garder la foi que je ne lui pouvois donner, pource que je la devois à ma Patrie, j’estois Espirote & non pas Turc, je devois donc plus à ma nation qu’à la sienne-; cet effort estoit plus beau que mon esclavage & ma fidélité n’estoit pas si honnête que mon artifice (278). Le chiasme, ainsi que le parallélisme de construction (sujet pronominal, discordantiel «-ne-», verbe «-être-» à l’imparfait, forclusif, déterminant possessif et nom) soulignent l’égalité des deux hommes et l’absence d’ingratitude du héros-; le croisement des déterminants possessifs vient annuler la hiérarchie des compléments-: il n’y a plus ni souverain ni sujet mais deux hommes face à face. Dans la suite de la phrase, Amurat est syntaxiquement prisonnier de Scanderbeg puisque les marques de la troisième personne se font discrètes-: le pronom objet «-le-» et le déterminant possessif «-son-» sont encadrés par des marques de la première personne (on trouve trois fois le pronom personnel sujet «-je-» et deux fois le possessif «-mon-»). La troisième phrase systématise le refus de l’Orient, puisque ce dernier est rejeté à la fin des propositions, et de ce fait hors du royaume d’Albanie que le héros veut libérer. En effet, puisqu’Amurat personnifie l’Orient, ce procédé permet de présenter la politique orientale comme génératrice d’un univers dystopique qui opprime tant ceux qui y vivent que ceux qui doivent l’affronter-; l’univers oriental est décrit de façon uniforme, comme une puissance impérialiste qui peu à peu absorbe les petits royaumes limitrophes, en particulier les îles. Or l’île est le cadre privilégié de l’utopie, depuis l’Utopie de More 6 . Déjà l’Histoire nègrepontique de Jean Baudoin (qu’il prétend être d’un certain Octavio Finelli 7 ), où se trouve le personnage de Scanderbeg, présentait l’empire turc comme un ogre dévorant les îles utopiques où se réfugient les héros, dont 6 «- Depuis les origines du genre, au début du seizième siècle, il s’est constitué à cet égard une sorte de tradition-: à de rares exceptions près, comme celle de l’île d’Ajao (La République des philosophes, ou histoire des Ajaoiens. Genève, 1768), que Fontenelle (1635-1735) situe dans le Pacifique nord au large du Japon, l’utopietype est une île de l’hémisphère sud, comme l’était déjà l’île éponyme de More. […] ces dernières elles-mêmes présentent une clôture interne typiquement insulaire- : séparées du monde extérieur par d’immenses étendues de désert […] ou encore ceintes de montagnes infranchissables […] elles occupent également des ‘blancs’ de la carte qui leur prêtent une certaine apparence de plausibilité géographique-» (Racault 305-306). 7 Voir préface de L. Plazenet «-qui est l’auteur de L’Histoire nègrepontique-? -». Baudoin a l’habitude d’utiliser le topos du manuscrit trouvé (déjà dans ses autres œuvres) mais Octavio Finelli et son manuscrit sont introuvables. 67 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0006 Les trois Scanderbeg : utopies et dystopies orientales Jérôme Paléologue, prince exilé qui s’est fait ermite, contraint de fuir de paradis perdus en paradis perdus-: […] [je] commençai là une vie moins glorieuse, mais plus calme que la précédente, épousant une belle Nègrepontine, Illustre en son extraction, médiocre en richesse, mais excellente en vertu. Ce fut alors que je commençai à goûter quelque volupté dans le monde et à me croire payé avec usure de toutes mes peines. Mais je suis né sous une étoile trop malheureuse pour jouir longtemps d’une bonne fortune. Dans quelques mois, l’ambition de Mahomet engloutissant du désir toute l’Europe, lui fit commencer ses conquêtes par les Iles de l’archipel, dont la principale est la nôtre, anciennement dite Eubée, terre illustre par la Sybille de Cumes et pour la naissance du Prince des doctes (Baudoin 193). Berceau de la Sybille et d’Aristote, Eubée figure une utopie où règnent sagesse, vertu et mesure, conquise à son tour par l’Orient, qui, comme les trous noirs, engloutirait, détruirait, rendrait au néant et au chaos. Si les personnages de Baudoin finissent par accepter cet impérialisme 8 , ceux de Chevreau abandonnent un temps leurs différends pour faire front commun face à l’Orient- : «- Scanderberg envoya des Ambassadeurs à Usuncassan, à Ferdinand, aux Vénitiens, & à Eurycles, & pour son triomphe on fit presque autant de cérémonies à Persepole, à Naples, à Venise & à Calary qu’à Croye-» (Chevreau 582). Si les différentes bannières se rangent derrière Scanderbeg, elles n’en sont pas pour autant réduites à un seul corps politique-; alors que la dystopie orientale uniformise sous son joug violent, le héros lui oppose la force des hommes libres. Chevreau, cependant, néglige de préciser que l’utopie albanaise établie par Scanderbeg mourra avec lui. Dystopie sauvage : les Mémoires du Sérail (1670) : d’une représentation édénique à un état de nature hobbesien ? Qu’en est-il de la représentation orientale près de trente ans plus tard- ? En France, l’alliance franco-ottomane a connu un important renforcement, depuis le «- traité de paix et capitulation- » signé en 1604. Le 5- décembre 1669, Louis- XIV reçoit Müteferrika Süleyman Aga (envoyé du Grand Seigneur Mehmed IV (1642-1693, r. 1648-1687). Si cette ambassade est politiquement un échec, elle participe néanmoins au succès des récits de voyage, 8 «-[…] les autres [allèrent] en la ville de Lora, où ils prétendaient encore posséder les riches héritages de leurs Ancêtres, quoiqu’ils fussent à cette heure sous la domination du Grand Seigneur-» (Baudoin 366). 68 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0006 Joséphine Gardon des ouvrages orientalisants et, plus anecdotiquement, du café. Mieux connu, l’Orient est ainsi mieux apprécié, faisant l’objet d’une fascination à laquelle les sérails mystérieux et érotiques ne sont pas étrangers. Scanderbeg, enlevé et élevé par le Sultan, se métamorphose ainsi dans les Mémoires du Sérail en parangon de galanterie, en relais idéal pour le lecteur français, à la fois fasciné et méprisant. Œuvre là encore assez mineure, ce roman connaît une publication en deux parties entre 1670 et 1679. L’œuvre est signée par un «-Monsieur Des-Champs-» mais a pu être attribuée à Madame de Villedieu (Marie-Catherine Desjardins v. 1640-1683), au prétexte d’une publication, elle-même sujette à débat, chez Claude Barbin 9 . Cette double attribution, d’abord à un hypothétique voyageur rapportant d’Orient un texte inédit, puis à une autrice connue pour éclairer les ressorts amoureux derrière les grandes actions, révèle bien la stratégie éditoriale- ; par ces Mémoires, le lecteur est invité à entrer à son tour dans le monde fantasmé du harem, utopie proche d’un état de nature où la galanterie serait la seule loi. Dans son adresse au lecteur, le libraire reprend le topos du manuscrit trouvé et traduit, bénéficiant en outre du succès grandissant des récits de voyages-: Ces mémoires sont tirés d’un manuscrit arabe de Thabel- ; comme il savoit parfaitement l’histoire secrète du sérail sous Amurat second-: il en a écrit en sa langue ce qu’il a cru de plus remarquable, son manuscrit est tombé entre les mains de feu Monsieur Des-Champs, dans les Voyages qu’il a fait au Levant (Mémoires du Sérail 70). Pourtant, dès l’incipit, le ton est donné et nous sommes loin du récit documenté d’un explorateur puisque le narrateur abandonne aussitôt le cadre politique pour esquisser les délices d’un sérail réduit au seul harem-: 9 Rudolf Harneit a tout juste cette phrase au sujet de ces Mémoires : «-L’authenticité des Mémoires du Sérail sous Amurat second reste du moins douteuse.- », (Harneit 29). Les recherches d’Edwige Keller révèlent que pour les années 1669-1670, on ne trouve pas trace d’un enregistrement au nom de Barbin avec ce titre, non plus qu’au nom de Des-Champs avec ce titre, alors que Barbin enregistre généralement correctement ses privilèges à la chambre syndicale-; la notification de l’enregistrement du privilège, dans la première édition, ne donne pas l’information essentielle, à savoir la date dudit enregistrement à la chambre syndicale, marque assez caractéristique des éditions illicites. En outre, l’attribution à Madame de Villedieu n’apparaît qu’après le décès de cette dernière, dans Œuvres de Madame de Ville-Dieu- (1720-1740), alors l’hypothèse d’une fausse attribution se renforce puisqu’il s’agit d’une pratique caractéristique des libraires de l’époque. 69 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0006 Les trois Scanderbeg : utopies et dystopies orientales La ville de Burse avoit été longtemps la capitale des Estats des empereurs turcs, mais Amurat second trouvant Andrinople plus commode et plus agréable, y établit le siège de son empire et y fit bastir un sérail magnifique sur les bords de la Marise, auquel il joignit des jardins si beaux qu’ils pouvoient être comparés à ceux de ce voluptueux Romain. C’était dans ce lieu que l’Amour donnoit de grandes leçons de tendresse-; & bien qu’il fust dangereux d’en faire le moindre usage, le cœur du Prince Scanderbeg en surmontoit avec plaisir toutes les difficultés-; celui de la Sultane Favorite Servilie estant de moitié de ses sentiments & de ses désirs (Mémoires du Sérail, 1-2). On est bien proche de ce que Pierre Martinot décrit à propos des romans orientaux- : «- la Perse et la Chine, qu’on a la prétention de nous montrer, ressemblent trait pour trait à la contrée voluptueuse où le berger Céladon aima la belle Astrée, et les fleuves qui l’arrosent ne sont que des affluents du Lignon-» (Martinot 30). Les personnages de cette utopie semblent vivre dans un état de nature proche d’un âge d’or, où tout n’est qu’ordre, beauté, luxe et volupté - le calme en moins… Le narrateur s’arrête sur quelques objets somptueux, esquissés de quelques traits pour mieux habiller ce décor (par exemple à la page-158 de cette première partie- : «- il se promena quelque temps, regardant parfois des vases de la Chine, d’un ouvrage admirable-»). En outre, les scènes principales se déroulent dans un jardin, lieu clos par les murs et le fleuve, locus amoenus et héritier direct du pardêz persan, à l’origine de notre «-paradis-» français. Scanderbeg raconte en effet-: «-les jardins du sérail étaient mon séjour le plus ordinaire, je ne quittais guère les allées, tout le temps qu’il plaisait à mon amour de ne laisser sans autre occupation. Souvent je me divertissais à voir la culture que les jardiniers faisaient des fleurs et des simples-[…]-» (Mémoires du Sérail 173). Ce lieu clos sert d’écrin aux amours, aux fleurs et aux rêveries qui croissent en paix sous un soleil qui ne semble jamais les tyranniser-; cette scène est le théâtre, au début du roman, d’innocents marivaudages avant l’heure, où sensualité et vaudeville ne sont jamais loin. En effet, épargné par le sultan grâce aux supplications de la sultane Servilie, Scanderbeg tombe amoureux de celle-ci et, pour mieux la séduire, il entre dans le harem déguisé en marchande juive. Le héros devient alors l’objet des passions de tous les personnages secondaires, des sultanes au Sultan en passant par les esclaves. Tout est présenté comme un jeu et les tromperies amoureuses elles-mêmes font sourire le lecteur, en particulier lorsque le trop aimé Scanderbeg fait unir ses différents soupirants à la faveur du mensonge et de l’obscurité, tout en ne pouvant lui-même retrouver la Sultane à cause des fâcheux. D’ailleurs, les troubles extérieurs semblent ne jamais atteindre cette utopie car les personnages doivent abandonner tout souci politique à son seuil-; c’est même sur ce raisonnement que le héros espère rejoindre Servilie- » (Ibid., I 175)). 70 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0006 Joséphine Gardon Inversement, du moment qu’il se voit confié une mission politique, Scanderbeg doit quitter ce paradis, suivant les vœux de son opposante Charmen-: Je saurai si adroitement faire vanter par Stucan les mérites de Scanderberg au Sultan, que je l’engagerai à le faire sortir du sérail avec un emploi considérable dans les armées, afin de donner une couleur honneste à son bannissement & qu’il ne puisse pas croire que j’aie part à sa disgrâce (Ibid., II 31-32). En somme, les affaires publiques seraient le péché originel de cette utopie apolitique qui provoquerait la chute des personnages- ; la politique est le fruit de la connaissance du bien et du mal que l’on cueille par orgueil et méconnaissance de son vrai bonheur. La politique semble si interdite d’accès dans ce roman que c’est par des prétéritions qu’est narrée l’histoire d’une partie des conquêtes ottomanes, dans la dernière partie-: Ainsi je pense qu’il est inutile de dire que Bajazet s’étant empoisonné, de peur d’être mené en triomphe par toute la Perse […] Que je passerai sous silence que Tamerlan se laissant flatter par cette prière, donna la liberté à cent esclaves de Bajazet, qui eurent soin de porter son corps à Pruse. Que j’omettrai encore qu’Halisury voyant que Mahomet et Musa essayoient par une guerre sanglante, de décider qui des deux l’empire & la vie demeureroit, vint attaquer Pruse […] (Ibid., VI 247-248). Le lecteur français viendrait fuir les troubles civils et les guerres européennes pour trouver dans un roman oriental une utopie où l’agitation du monde se fait tabou et ne se dit qu’en creux. Dans ces Mémoires, les hiérarchies et les combats sont surtout amoureux et il semble symptomatique que Scanderbeg abandonne le destin politique que l’histoire lui a donné pour n’être plus qu’un galant vivant et mourant dans un harem (Ibid., VI 470). Mais justement, cette fin inattendue à l’histoire de Scanderbeg n’est-elle pas un indice d’une critique implicite de cette utopie aussi mielleuse qu’artificielle- ? En effet, toute dorée qu’elle soit, cette cage reste une prison, qui enferme et contraint femmes, hommes et enfants. S’en échapper est impossible puisque, dans les deux scènes où les personnages peuvent quitter un instant le harem en traversant le fleuve Marise, ils manquent de se noyer (Ibid., I-17-21 et V 233-236). De même, c’est en cherchant à quitter la chambre de la sultane que Scanderbeg trouve la mort aux dernières pages du roman-: comme l’a dit Roland Barthes à propos de la scène racinienne, «-sortir de la scène, c’est pour le héros, d’une manière ou d’une autre, mourir- » (Barthes 18). À la fin du roman, le corps de Scanderbeg, qui n’a pu s’échapper sans trouver la mort, sert à borner l’espace de façon sanglante puisque le Sultan «-lui fit couper la tête, qui fut mise en haut d’un mat où 71 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0006 Les trois Scanderbeg : utopies et dystopies orientales les Azamoglans s’exerçaient à tirer de l’arc, & son corps fut mis en quatre parties, qui demeurèrent exposées aux quatre coins du Sérail-» (Mémoires du Sérail 470). Le héros mis en pièces est absorbé par le sérail, labyrinthe devenu minotaure, utopie si bien close qu’elle étouffe. Sans doute la création de Bajazet, en 1672, influence-t-elle fortement les attentes des lecteurs quant aux dénouements d’intrigues de Sérail, justifiant une fin éloignée de l’exactitude historique lors de la parution des trois dernières parties des Mémoires du Sérail en 1679. Barthes poursuivait son étude de l’espace racinien en formulant ce constat-: Certains auteurs ont affirmé qu’aux temps les plus reculés de notre histoire, les hommes vivaient en hordes sauvages ; chaque horde était asservie au mâle le plus vigoureux, qui possédait indistinctement femmes, enfants et biens. Les fils étaient dépossédés de tout, la force du père les empêchait d’obtenir les femmes, sœurs ou mères, qu’ils convoitaient. Si par malheur ils provoquaient la jalousie du père, ils étaient impitoyablement tués, châtrés ou chassés (20). Or les Mémoires du Sérail rejouent en majuscule et en minuscule, dans toutes les histoires enchâssées, cette lutte perdue d’avance des fils contre le père- : si le sérail est un lieu apolitique, c’est que la politique est impossible car monopolisée par le sultan. Ce dernier est le mâle dominant, qui voit son fils adoptif s’éprendre de la Sultane, à qui ce dernier doit la vie, puisque Scanderbeg enfant fut épargné à la demande de Servilie. La fin de la quatrième partie raconte cet échec d’une révolte impossible des jeunes contre un patriarche omnipotent-: «-[…] le grand seigneur eut la cruauté de faire mourir devant lui la sultane qu’il avait le plus aimée sans en paraître que légèrement touché- » (Mémoires du Sérail, IV 207). Le sultan fait périr d’un même mouvement la sultane infidèle, le Grand Jardinier amoureux, la femme qui les avait dénoncés, l’esclave qui avait favorisé cette liaison et même le jeune oiseau qui symbolisait cet amour-: nul n’échappe à la cage dorée dont seul Amurat a les clés. Les jeunes gens en quête de pouvoir et d’amour sont condamnés à l’impuissance amoureuse et politique- ; ils ne peuvent être que des spectateurs passifs s’ils veulent rester en vie. Malgré ces apparences d’un jardin édénique, le sérail décrit ressemble plus à une société d’après le contrat social hobbesien-: les personnages ont aliéné leur volonté au profit de la sécurité mais le Léviathan auquel ils se sont soumis est tout près de les dévorer. D’ailleurs, une lecture attentive du roman met en lumière l’artificialité de ce jardin, comme lorsque Scanderbeg raconte une entrevue amoureuse interrompue dans une grotte de rocaille-: «-j’ébranlai sans y penser le robinet qui faisait jouer toutes les fontaines de la grotte, l’eau sortit en abondance & nous mouilla si bien que non seulement 72 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0006 Joséphine Gardon elle éteignit nos ardeurs mais au bruit qu’elle fit, un jardinier qui logeait au-dessus s’éveilla-»-(Ibid-160-161). La grotte, symbole amoureux et matriciel, lieu préhistorique s’il en est, se mue en caverne platonicienne où les objets se révèlent ombres décevantes de réalités inatteignables pour les personnages. Gaston Bachelard donne d’ailleurs de la grotte dans l’imaginaire cette définition où se voit résumée toute son ambiguïté-: «-grotte, onirisme du sommeil tranquille des chrysalides. La grotte est plus qu’une maison, elle reste un lieu magique et un archétype agissant dans l’inconscient de tous les hommes-» (Bachelard 202 10 ). Ce paradis artificiel, utopie de pacotille, ne masque qu’avec difficulté la bestialité de cet univers politique oriental dystopique, où un seul individu possède la liberté de se mouvoir, de désirer et de faire ployer sous le joug de sa volonté toutes les forces vives. Si Scanderbeg, contrairement à la réalité historique, ne devient pas un roi d’Albanie, c’est que la dystopie orientale n’autorise qu’un souverain. La critique au miroir : le Grand Scanderbeg (1688) Cette représentation de l’Orient comme régime absolutiste se retrouve dans le Grand Scanderbeg, publié anonymement à Amsterdam, bien que les critiques s’accordent pour faire d’Anne de La Roche-Guilhen (1644v.1707/ 1710) l’autrice du roman. Celle-ci avait déjà abordé la matière orientale dans ses premiers ouvrages, en particulier Astérie. En effet, l’intérêt pour l’Orient, en particulier son histoire politique, croît encore en cette fin de siècle, puisque la distance des royaumes décrits permet une analyse libérée de la crainte des censures, comme l’affirme Anne Duprat-: L’histoire mauresque rehausse ainsi l’éclat d’une nouvelle sans présenter l’inconvénient de placer directement ses lecteurs face à l’existence réelle des personnages qu’elle emprunte à l’histoire. […] Chroniques arabes découvertes par miracle, «-histoires véritables-» et «-relations très-fidèles-» confiées à quelque ambassadeur rentrant d’Afrique, mémoires d’anciens esclaves retrouvés dans les coffres des galères révèlent ainsi, à qui sait les lire, la doublure secrète, l’envers bariolé de l’histoire du siècle (12). Le sérail serait finalement une grotte artificielle- : lieu clos, lié à l’imaginaire matriciel, où règnent les secrets et les apparences trompeuses, il fait de l’Orient un lieu de fiction privilégié. Le Grand Scanderbeg correspond 10 Au sujet de la place de la grotte dans l’imaginaire, voir également Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Bordas, Paris, 1969. 73 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0006 Les trois Scanderbeg : utopies et dystopies orientales bien à ce lien qui tend à s’établir, dans les nouvelles historiques, entre histoire officielle et histoires secrètes- : il n’y aurait plus, dès lors ni utopie ni dystopie orientale ou européenne, mais deux cours qui, au-delà du voile des apparences, reposent sur les mêmes ressorts passionnels, voire pulsionnels. En effet, ce roman revient à une approche plus informée, plus historiciste de la vie politique orientale- : dans la première histoire intégrée, à partir de la page-14, Scanderbeg raconte à son conseiller son enfance dans le Sérail, nourrissant son récit d’événements qui se trouvent déjà dans le texte de Jacques de Lavardin- : le rêve de la mère du héros lors de sa grossesse (La Roche-Guilhen 14, Lavardin 3) ou encore le combat d’un géant tartare contre le héros, permettant de faire montre du courage de ce dernier (La Roche-Guilhen 21, Lavardin 7-8). Cependant, si les grands traits de la vie du héros sont empruntés à des textes érudits, force est de constater que l’autrice n’hésite pas à piller çà et là l’intertexte que constituent les romans longs ou galants, en particulier l’Histoire du sérail comme lorsqu’à la page-44 le jeune Scanderbeg sauve Arianise de la noyade, alors qu’elle se trouvait en barque sur la Marize. Cette scène de coup de foudre, présente au début de ces deux romans, permet de développer dans les deux cas une concurrence entre le Sultan et son jeune prisonnier, à l’origine de la chute du héros hors de ce havre apolitique. L’autrice insiste sur les motivations amoureuses de son héros à trois moments-charnières de son roman- : dans son Avis au lecteur, dans son incipit et dans son excipit. Dans son Avis, elle rappelle les amours d’Alexandre, de César ou encore d’Hercule avant d’inscrire son héros dans cette noble filiation 11 . Ce tressage de galanterie et d’héroïsme, issu de la tradition tacitiste, se prolonge dans l’ensemble du roman, jusqu’à l’excipit-: Scanderberg, comblé de gloire, craint de ses ennemis, adoré de ses peuples et chèrement aimé de la plus belle princesse du monde, l’épousa publiquement dans Croie, où tout ne respiroit que la joie […] Jamais roi ne vécut plus content, & ne fit d’actions si fameuses que Scanderberg, mais il suffit ici de l’avoir lié pour jamais avec sa chère Arianisse, & les grands événements de son règne estant connus, il seroit inutile de les redire (La Roche-Guilhen-177-178). Nous sommes proches de la conclusion des contes, où les héros vivent heureux et ont beaucoup d’enfants une fois l’opposant maléfique vaincu. Dans la gradation de la première phrase, c’est bien la proposition traitant du mariage qui correspond à l’acmé. Au contraire, la dernière phrase du roman 11 «-Je suis persuadé que les galanteries de Scanderberg ne donneront pas moins de plaisir aux dames que les grandes actions de sa vie ont donné d’admiration à tous ceux qui les ont lues dans l’histoire-» (La Roche-Guilhen, Avis au lecteur). 74 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0006 Joséphine Gardon se clôt sur une prétérition quant aux exploits politiques- : à l’opposé des Mémoires du Sérail, il semble que ce soit l’Albanie qui devienne une utopie apolitique où les personnages peuvent échapper au tumulte de l’histoire pour mieux jouir de la paix que garantissent les murailles de Croie. Cette opposition entre une dystopie où tous sont esclaves et une parenthèse utopique où règne Scanderbeg est déjà annoncée dans l’incipit, qui n’est pas sans rappeler celui de La Princesse de Clèves-: La valeur et la générosité n’ont jamais paru avec tant d’éclat qu’en la personne de l’invincible Scanderberg. Ce prince nourri dans le Sérail du cruel Amurat y conserva des mœurs sans défaut, & sa vertu peut servir d’exemple à tous les souverains du monde. Après s’estre affranchi de la honte d’obéir, avoir repris les Estats de son père & porté par des actions immortelles la fureur dans l’âme de celui qui avoit captivé sa jeunesse, il vit fondre sur les terres de son obéissance toutes les forces de l’Empire Ottoman, que le Sultan irrité conduisit lui-mesme jusqu’à la vue des murailles de Croye, ville fameuse, où les Princes d’Albanie faisoient leur séjour ordinaire (La Roche-Guilhen-5-6). Ici, Scanderbeg n’est plus dépeint comme un jeune homme qui doit faire ses preuves (au contraire des deux romans antérieurs), car il est déjà vainqueur et indépendant. Le sérail n’a rien d’utopique puisque, dominé par un souverain «-cruel-», c’est un lieu où perdre ses «-mœurs-» et sa «-vertu-». Le vocabulaire de la domination sature l’extrait et permet un découpage très net entre le pays de la servitude et celui de la liberté 12 . Ce jeune souverain défendant l’indépendance de son royaume contre un empire qui le cerne de toutes parts pourrait faire penser à un jeune Louis-XIV contre les Habsbourg, si ce roman n’avait justement paru à Amsterdam qu’après que son autrice a quitté la France à la suite de la révocation de l’Édit de Nantes (1685). Et si, justement, une critique politique de la France se profilait-elle derrière ce roman glorifiant un héros chrétien contre l’empire ottoman- ? À l’exemple des libelles diffamatoires, Le Grand Scanderbeg, ouvrage anonyme publié à Amsterdam, semble avoir été adapté au marché clandestin et s’attache à lever le voile de la politique, à éclairer les arcanes du pouvoir et les motivations passionnelles des grands hommes. Certes, Scanderbeg correspond au héros idéal des romans héroïques puisqu’il est parfait chevalier, parfait politique et parfait amant. Cependant, en insistant sur sa galanterie, l’autrice teinte de motivations personnelles une légende nationale qui voulait montrer la supériorité de la religion catholique sur les autres religions puisque c’est parce qu’Aranisse le lui demande que le héros décide de libé- 12 On relève par exemple les participes «-affranchi-» et «-captivé-», les groupes nominaux «-la honte d’obéir-» et «-les terres de son obéissance-». 75 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0006 Les trois Scanderbeg : utopies et dystopies orientales rer l’Albanie (La Roche-Guilhen 86-87). Or, pour Anna Azroumanov, cette histoire secrète mise en lumière par les nouvelles historiques s’apparente au travail de sape des libelles-: On comprend dès lors les affinités particulières qu’entretient cette forme avec le genre du libelle dont le ressort principal est d’alimenter l’idée que chaque événement historique est doté d’une causalité secrète-: les basses manœuvres politiques, les intrigues financières ou amoureuses d’une poignée de personnes apparaissent ainsi comme la force motrice de l’Histoire (Azroumanov 329). En outre, si le règne idéal, voire utopique, de Scanderbeg contraste fortement avec celui d’un Amurat peint en tyran, une lecture attentive décèle que ce contraste n’est pas si important entre Amurat et le propre père de Scanderbeg, comme semble l’indiquer l’histoire de Thopia racontée à Scanderbeg (115-141). Ce second récit participe bien à l’esthétique du miroir à l’œuvre dans cet ouvrage puisqu’il s’agit encore une fois de l’amour entre deux jeunes gens qu’interdit un souverain ayant tout pouvoir sur eux. Or l’opposant est cette fois-ci non pas Amurat mais Castriot, père de Scanderbeg, qui refuse l’union de sa fille Amisse avec Thopia. Ainsi, dès le début de son récit, Thopia établit un parallèle entre Castriot et Amurat, de même qu’entre Scanderbeg et lui-: «-le rang que mon père tenait à la cour de Castriot m’en donnait un considérable, & quand on vous eut envoyé chez Amurat, je fus regardé comme le premier des Princes d’Albanie- » (La Roche-Guilhen-115). La phrase se construit autour d’une alternance («-mon père-»/ «-Castriot-»/ «-m’-»/ «-vous-»/ -«-je fus-»/ «-princes d’Albanie-») de sorte à mettre en évidence le parallèle entre le destin des deux jeunes gens. Au milieu de la phrase, le nom propre «-Amurat-» inscrit la figure tyrannique au cœur du destin de Thopia lui-même et permet un premier rapprochement discret avec l’autre nom propre de cette phrase «-Castriot-». Ce rapprochement de deux noms propres dans une même phrase se retrouve dans l’ensemble de l’histoire intégrée, et jusqu’à son excipit-: Comme je songeais à un plus long voyage, j’appris la mort de Castriot. Tout injuste qu’il avait été, je ne laissai pas de m’en affliger et j’aurais retourné à Croie, si la tyrannie d’Amurat qui se rendit maître de tout, eût mis des obstacles invincibles à mes desseins (La Roche-Guilhen 140). Refusant de reconnaître le mérite, privilégiant un favori parvenu, Castriot est comme Amurat un souverain tyrannique, la force en moins- ; il est un satellite vite écrasé par celui dont il n’est qu’un piètre double. De ce fait, si la politique orientale est critiquée, elle l’est au même titre que celle de l’Occident-; le Grand Scanderberg n’est pas un roman à clef au sens strict, comme 76 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0006 Joséphine Gardon Les Aventures de la cour de Perse mais plutôt un miroir tendu, «-une manière spécifique de lire, qui consiste à chercher les référents historiques d’un texte (Arzoumanov 50).-En désacralisant les souverains orientaux comme occidentaux, ce roman permet un soupçon qui fragilise la statue monolithique que l’État français cherche à édifier. L’autrice ne cherche plus à édifier une utopie rationnelle mais à faire entrer le lecteur dans le labyrinthe du sérail oriental et de la cour occidentale, où l’utopie se voit toujours limitée par l’hommerie. Conclusion L’Orient est l’Autre de l’Europe : repoussoir, utopie, miroir, ce territoire intéresse moins les romanciers pour sa réalité historique que pour sa puissance évocatoire. À travers trois représentations de Scanderbeg, le lecteur est invité à découvrir trois interprétations de l’univers politique oriental, influencées par les goûts esthétiques, les événements politiques et la progression des savoirs. En 1644, le Scanderbeg d’Urbain Chevreau personnifie une prétendue supériorité politique occidentale, luttant pour sa liberté face à une dystopie orientale dont la progression semble aussi dramatique qu’inévitable. Mais déjà la politique de rapprochement mis en place par Richelieu cherche à atténuer cette hostilité envers l’Orient. En 1670, le personnage des Mémoires du sérail s’est mué en galant introduisant son lecteur dans une cour orientale qui a tout l’air d’une utopie édénique. Cependant, au fur et à mesure que l’intrigue se développe, on comprend que ce sérail est une cage dorée dont Scanderbeg lui-même ne peut réchapper-; on entre dans une ère du soupçon- ; derrière toute grande action se dessinent des motivations passionnelles et ce prisme de l’Orient permet une dénonciation des vices de l’universelle hommerie en même temps qu'il protège de la censure du règne de Louis XIV. Anne de La Roche-Guilhen, exilée à Londres pour fuir l’intolérance religieuse et l’absolutisme politique, fait de l’Orient un miroir de l’Occident-: ni utopies, ni dystopies, les royaumes sont les revers d’une même médaille, frappée du profil d’un Georges Castriot devenu Scanderbeg. Si ces romans manquent à leur projet de décrire un Orient tout à fait utopique ou dystopique, c’est peut-être que le genre romanesque, contrairement à la pure utopie, dresse le portrait d’hommes complexes et partagés, loin d’un univers créé ex-nihilo pour servir de scène à une idée. Avec ce double usage politique s’ouvre une veine littéraire qui fera fortune au XVIII e siècle, unissant toujours harem et sérail, passions et politique, Orient exploré et Occident exposé. 77 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0006 Les trois Scanderbeg : utopies et dystopies orientales Bibliographie Ouvrages des XVI e et XVII e siècles Anonyme. Les Aventures de la cour de Perse, divisées en sept journées, ou sous des noms estrangers sont racontées plusieurs histoires d’Amour & de Guerre, arrivées de nostre temps, par I.-D. B. Paris-: François Pomeray, 1629. Anonyme. Mémoires du Sérail sous Amurat II. Paris-: Claude Barbin, 1670. Anonyme (la Roche-Guilhen, Anne (de)). Le grand Scanderberg, nouvelle, par Mlle ****. Amsterdam-: Pierre Savouret, 1688. Barleti, Marin. Historia de vita et gestis Scanderbegi Epirotarum principis, Rome: B.V., 1508. Baudoin, Jean. L’Histoire nègrepontique (1631), (Laurence Plazenet, éd.). Paris-: Honoré Champion, 1998. Chevreau, Urbain. 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