eJournals Oeuvres et Critiques 45/1

Oeuvres et Critiques
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0338-1900
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Narr Verlag Tübingen
10.2357/OeC-2020-0007
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Visages orientaux de l’honnête homme dans Les Mille et un quarts d’heure, contes tartares de Thomas-Simon Gueullette (1683-1766)

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Ioana Manea
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Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0007 Visages orientaux de l’honnête homme dans Les Mille et un quarts d’heure, contes tartares de Thomas-Simon Gueullette (1683-1766) Ioana Manea Université de Göttigen Les Mille et un quarts d’heure, contes tartares se situent dans le sillage du conte oriental, issu de la première adaptation des Mille et Une Nuits par Antoine Galland (1704). Se distinguant au sein des «-Mille et un-» par le quart d’heure qui est le temps imparti au divertissement par un sultan soucieux de mêler l’otium au negotium, l’ouvrage de Gueullette a bénéficié d’un succès durable tout au long du XVIII e siècle-: 13 éditions en français entre 1715 et 1790 ainsi que des traductions en anglais, espagnol, italien, portugais, russe, hollandais et danois qui commencent en 1716 et s’étendent parfois jusqu’à la deuxième moitié du XIX e siècle («-Introduction-», «-Histoire éditoriale-». Carmen Ramirez. In Gueullette 185-187, 777-785). Miroir du prince, Les Mille et un quarts d’heure sont censés fournir au sultan Schems-Eddin l’éducation royale qu’il n’a pas eue. De manière prévisible, cette éducation revient en partie aux princes qui peuplent Les Mille et un quarts d’heure et qui réussissent à associer des vertus proprement aristocratiques, comme la défense des plus faibles, avec des vertus spécifiques du roi moderne, qui consistent à se mettre au service de l’État («-Notices-». Carmen Ramirez. In Gueullette 733). Toujours est-il que parmi les personnages des Mille et un quarts d’heure qui sont censés transmettre un enseignement à Schems-Eddin, il n’y a pas seulement des princes, mais aussi des magistrats, des bourgeois, voire du bas peuple. Aussi le but de notre article consistera-t-il à comprendre, au moins partiellement, quel est l’apport de ces personnages à la formation de Schems-Eddin. Ce faisant, on cherchera également à comprendre s’il y a des éléments qui particularisent les histoires où apparaissent ces personnages et les inscrivent dans la série des contes orientaux. À première vue, Les Mille et un quarts d’heure fournissent maints exemples des personnages qui ne sont pas de condition princière et qui, livrés aux plus basses passions, étayent des scènes participant du registre de la farce ou du burlesque. À ce titre, on peut citer l’ivresse des trois bossus qui a failli leur être fatale (XV), la licence d’Alcouz, Taher, la meunière et son époux (XCVII), le manque de scrupules des trois escrocs qui les détermine à tuer leurs femmes (CIX), ou la concupiscence du médecin Abubeker qui lui a valu d’être capturé dans un filet étant vêtu d’une tenue sommaire (CXV) 80 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0007 Ioana Manea («- Introduction- ». Carmen Ramirez. In Gueullette 208). Bien que leur cas soit peut-être le plus saillant, les individus en proie à leurs passions ne sont pas les seuls qui apparaissent dans Les Mille et un quarts d’heure. En effet, à côté des bourgeois ou représentants des classes modestes de la société, qui provoquent le rire à travers les situations grotesques résultant de leurs passions indomptables, l’ouvrage de Gueullette met également en scène des personnages de condition plus ou moins élevée qui sont dépeints comme «-honnêtes hommes-». Modèle humain qui, malgré une certaine ambiguïté, a occupé le devant de la scène au cours du XVII e siècle, l’honnête homme se situait à la croisée de la sociabilité et de l’éthique et procédait de la rencontre de deux conceptions, dont l’une, aristocratique, privilégiait l’esthétique, et l’autre, bourgeoise et chrétienne, se focalisait sur la morale (Rubrique «- honnête homme- ». Louise Godard de Donville. In Bluche 728-729). Se présentant sous diverses formes, les personnages qui peuplent les contes de Gueullette illustrent, comme nous allons le voir, diverses acceptions de l’honnêteté. Les figures de l’honnête homme Dans la galerie de personnages qui sont décrits comme honnêtes hommes, le corsaire Faruk est susceptible d’occuper une place à part en raison de la dissonance frappante entre son apparent statut de hors-la-loi et son comportement courtois. Pour le voyage vers l’élu de son cœur, Gulguli-Chemamé, la princesse de Tefflis, ne craint pas de s’en remettre à Faruk, qu’elle juge «-si honnête homme-» et dont elle apprécie les «-manières si peu corsaires-» (Gueullette 383, 378). Effectivement, la conduite de Faruk envers elle associe la civilité qui lui impose d’être une agréable compagnie avec l’éthique chevaleresque qui lui prescrit la générosité envers les dames vulnérables. Tout d’abord vainqueur qui ne profite pas d’une princesse captive loin de lui être indifférente, Faruk se transforme par la suite en un ami soucieux qui, maîtrisant l’amour ardent qu’il ressent pour elle, lui propose de l’accompagner afin de trouver son bien-aimé. Ce faisant, il n’agit pas seulement en capitaine de bateau brave et expérimenté, mais aussi en compagnon préoccupé de la bonne humeur de Gulguli-Chemamé. Aussi s’applique-t-il, pendant les périodes d’accalmie, à la divertir par des histoires qu’elle prend plaisir à écouter. La pensée qu’elle développe en ce qui le concerne après les semaines passées avec lui sur le bateau, à savoir qu’il a «-beaucoup d’esprit et de politesse- » (Gueullette 383), est naturellement à mettre en lien avec l’honnête homme comme archétype d’urbanité : outre le fait de respecter les bienséances et de la traiter avec toute la déférence nécessaire, il est un interlocuteur qui montre du goût et de l’imagination. Participant d’une 81 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0007 Visages orientaux de l’honnête homme dans Les Mille et un quarts d’heure morale qui peut déboucher sur l’esthétique, l’abnégation dont fait preuve Faruk est synonyme d’un renoncement à soi qui consiste à lutter contre la détresse de la femme aimée soit en lui fournissant des amusements intellectuels, soit en cherchant même à la remettre entre les bras d’un autre homme. Ainsi, Faruk incarne une morale et une esthétique supérieures, qui amènent Gulguli-Chemamé à soupçonner que sa vraie identité est complètement différente de celle d’un corsaire qui, en conflit avec l’autorité, est relégué en bas de la hiérarchie sociale. Comme les contes de Ben-Eridoun vont le révéler par la suite, la princesse ne s’est pas trompée car Faruk est, effectivement, un prince- : obligé de quitter la ville de Gur sur laquelle il régnait tranquillement, à cause de la perfidie et de la cruauté de ses frères, il retrouvera dans les îles de Divandurou, après une longue série d’aventures, un royaume et une princesse qui conviendront à ses qualités. D’origine royale, l’honnête homme qu’incarne Faruk réunit la civilité avec les valeurs traditionnellement aristocratiques de courage et d’oubli de soi. À l’instar de Faruk, un autre personnage qui illustre la discordance entre l’appartenance à une bande de brigands arabes et le comportement d’un honnête homme est Abenazar, le sauveur et compagnon fidèle de la princesse Zebd-el-Caton au cours de ses pérégrinations. La princesse le décrit comme «-honnête homme-» en raison notamment de sa décision de quitter son père et de partir avec elle à Ormuz pour la mettre à l’abri des avances importunes du vieillard qui, aux yeux du monde, était son beau-père (Gueullette 619). Manifestement, dans ce contexte, «-l’honnête-homme » est synonyme d’un individu qui, animé par la droiture morale, agit pour empêcher qu’une dame ne soit affligée et que son honneur ne soit outragé. Antérieurement à cette situation, au cours des épreuves difficiles qu’elle a traversées seule avec lui, la princesse n’a pas manqué pas de remarquer ses qualités-: «-J’étais si étonnée, malgré mon affliction, des civilités 1 et de la politesse de mon Arabe, que je ne pouvais être un moment sans lui en témoigner ma reconnaissance-» (Gueullette 608). Ainsi, Abenazar s’est avéré un compagnon qui a été non seulement fiable par sa conduite courtoise, mais aussi agréable grâce à ses aptitudes à la vie en société, comme la conversation. De ce fait, Zebd-el-Caton ne s’est pas trompée lorsqu’elle a remarqué ses «- manières si nobles et si éloignées de leur caractère-[des voleurs arabes]-» (Gueullette, 608) ou, en d’autres termes, la disparité entre son comportement aimable et sa condition apparente caractérisée par la marginalité et la sauvagerie-: fils d’un riche joaillier d’Aden, Abenazar s’est joint aux brigands seulement pour 1 Voir, à propos de «-civilité-», l’entrée qui lui est dédiée par Furetière, dans le Dictionnaire universel (1690), t. I, Rotterdam-La Haye, A. et Reinier Leers, 1701, p. 424-: «- manière honnête, douce et polie d’agir, de converser ensemble- ». Entrée citée aussi par Carmen Ramirez dans son édition de Gueullette, note de bas de page 510, p. 608. 82 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0007 Ioana Manea se venger d’Ilekhan, un autre fils de joaillier qui, outre le fait de lui avoir fait perdre sa bien-aimée Abdarmon, l’avait aussi émasculé. Sans doute, à première vue, Abenazar se rapproche de Faruk à travers sa condition chevaleresque d’ami de confiance qui permet à une dame en détresse d’accomplir son destin. Mais au-delà de ces points communs, entre Abenazar et Faruk il y a aussi des différences. Le comportement de Faruk envers Gulguli-Chemamé n’est pas susceptible seulement d’être plus aimable que celui d’Abenazar envers Zebd-el-Caton, mais aussi d’être issu de motivations au moins partiellement plus nobles. Autrement dit, le comportement de Faruk envers la dame accompagnée ne semble pas seulement plus galant que celui d’Abenazar, comme il résulte d’une certaine mise en relief de son savoir-faire mondain, mais aussi né d’une plus grande maîtrise de soi-même. Tandis que Faruk parvient par ses propres forces à observer les bienséances à l’égard d’une femme dont il est éperdument amoureux, l’infirmité d’Abenazar peut, dans une certaine mesure, contribuer au respect avec lequel il traite Zebd-el-Caton. Par conséquent, le prince et le bourgeois incarnent un honnête homme entendu comme individu qui fait preuve d’urbanité et de renoncement à soi selon un degré dépendant de son rang dans l’ordre social et de son intégrité physique. Du reste, dans Les Mille et un quarts d’heure, l’honnête homme n’apparaît pas seulement sous les traits des personnages avec un comportement raffiné et généreux à l’égard des femmes, mais aussi des personnages qui se distinguent à travers la conduite adoptée à l’égard de leur famille ou de la société. À ce propos, on peut citer l’exemple du médecin Kamel, fils d’un tailleur de Bagdad. Vu «-l’extrême sagesse qu’il fit paraître dès son enfance-», il n’est pas surprenant qu’il s’applique à accomplir «-les devoirs d’un honnête homme- » (Gueullette 485-486). Ce faisant, il agit d’une manière entièrement opposée à celle de son beau-frère Acrab 2 , qui se préoccupe seulement de «-mener une vie libertine-» et de «-faire du mal-» (Gueullette 485). Tandis qu’Acrab transgresse les normes éthiques, Kamel se soumet aux prescriptions de la raison dont participe la sagesse et adopte à l’égard des membres de sa famille et de la société une conduite fondée sur les principes de la morale. En outre, sa mise en application des préceptes nécessaires à la vie honorable au sein de la société relève d’un degré supérieur car il se voue au souci pour les autres. Aussi s’adonne-t-il à apprendre un métier qui est on ne peut plus utile aux hommes et qui relève de la médecine et de la connaissance des vertus thérapeutiques des plantes. Pour ce faire, il se rapproche même du « plus habile médecin et botaniste de toute la Perse-» (Gueullette 485). Lorsqu’il rentre à Bagdad après des années d’aventures 2 Le mot signifie en arabe «-scorpion-», symbole, dans le folklore arabe, de méchanceté et de perfidie. 83 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0007 Visages orientaux de l’honnête homme dans Les Mille et un quarts d’heure teintées de merveilleux à la cour de Chine, Kamel n’a pas la moindre hésitation à se montrer loyal envers son père, malgré le préjudice que celui-ci lui avait porté par sa partialité en faveur de son beau-frère. «-Parfaitement honnête homme-» (Gueullette 492-493), Kamel est mû par une piété filiale qui, après d’autres péripéties, l’amène à disposer des richesses amassées en Chine pour dédommager son père des torts qu’il avait subis à cause de son beau-fils Acrab. S’il ne peut pas surmonter la déception et l’incertitude résultant de la déloyauté du roi de Chine, l’attachement pour son père lui permet de dépasser la déception que celui-ci lui avait provoquée par son injustice. Appliquée à Kamel, l’expression d’honnête homme se traduit par une préoccupation pour les autres qui touche au dévouement lorsqu’il concerne son père-: après des années pendant lesquelles il avait remporté beaucoup de succès en soignant le corps et l’âme des plus hautes têtes couronnées, Kamel retourne à son parent et le guérit des soucis qu’Acrab lui avait causés en lui offrant une vie aisée et paisible du fait de sa nature bienveillante et de sa fortune accumulée en Chine. À l’encontre de Kamel, qui rachète les iniquités de son père par sa générosité, Sinadab, le fils d’un médecin de Suez, est sauvé grâce à la prévoyance de son père. Lors de sa rencontre avec le prince Cheref-Eldin, déguisé en fille occupant un certain rang dans la société, Sinadab raconte qu’il s’emploie à «-remplir tous les devoirs d’un honnête homme-» (Gueullette 280). D’ailleurs, son comportement à l’égard de la «-fille-» confirme, à travers sa courtoisie, son appartenance à la catégorie de l’«-honnête homme-»-: non seulement il lui montre «-tout le respect possible-», mais il lui offre aussi «-sa table-», ce qui veut dire qu’il met à sa disposition son repas (Gueullette 265). Par ailleurs, la vie d’honnête homme qu’il s’applique à mener veut dire aussi qu’il met en pratique une décence et une modération qui vont à l’encontre de la débauche dans laquelle il a vécu tout de suite après la mort de son père (Gueullette 268). De plus, pour Sinadab, la conduite d’un honnête homme se manifeste par une profonde piété envers son feu père. Outre l’obligation de respecter ses parents, qu’il se fait rappeler à tous les repas, cette piété a aussi des conséquences d’ordre matériel- : entre autres, il utilise l’héritage qui le sauve de la misère après sa rentrée d’Aden pour racheter les biens qui lui avaient été légués par son père, mais qu’il avait dilapidés pour pouvoir s’adonner à la vie de dissipation qu’il avait menée immédiatement après la disparition de celui-ci. En effet, pour satisfaire le souhait qu’avait formulé son père avant de mourir, lui demandant de «-vivre en honnête homme-», Sinadab était également tenu de s’occuper de la bonne gestion de son avoir. Ayant confirmé la crainte de son père de pécher «-par mauvaise économie-», il subit une métamorphose radicale et devient «-sage et économe-», ce qui veut dire qu’il gère avec soin les dépenses de sa maison (Gueullette 279-280). Le devoir de piété filiale auquel il est rappelé par les malheurs provoqués par 84 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0007 Ioana Manea sa transgression des conseils paternels transforme Sinadab en un «-honnête homme- » qui combine les valeurs aristocratiques telles que la politesse à l’égard des femmes avec des valeurs bourgeoises comme l’administration de la fortune. Manifestement, Sinadab ne semble pas partager les préoccupations d’esthétique qu’illustre par exemple Faruk. Il fait plutôt attention à deux aspects essentiels, dont l’un est d’ordre moral et l’autre d’ordre pragmatique. Tandis que pour Kamel la fortune jouait un rôle accessoire, limité à la capacité de mettre en pratique l’amour filial, pour Sinadab elle est un élément-clé dans la transmission du savoir qui s’effectue du père au fils. Sinadab et Kamel se replient sur leur père ou son souvenir après avoir été désenchantés par rapport aux souverains qu’ils se sont appliqués à servir. Néanmoins, la mauvaise expérience qu’ils ont faite des puissants de leur temps n’est pas valable pour tous les personnages des Mille et Un Quarts d’Heure qui exercent un pouvoir quelconque sur leurs concitoyens. Dans ce sens, on peut citer l’exemple du cadi et du monarque appelés à régler le différend entre Hilal et Azar, deux amis orfèvres originaires de Schirak, en Perse. La dissension entre eux provient du fait que ni l’un ni l’autre ne veut prendre possession de l’immense trésor trouvé par Hilal dans une maison qui lui avait été vendue par Azar. Le cadi censé résoudre leur désaccord «-se trouva honnête homme-» (Gueullette 471) et s’en remit pour une solution au prince, devant lequel il conduisit les deux amis. Dans ce contexte, le cadi est nommé honnête homme en raison de l’activité qu’il déploie pour rendre justice aux deux orfèvres. Loin de chercher à tirer un profit personnel de la cause qui oppose Hilal et Azar et qui aurait pu lui permettre d’obtenir un gain considérable 3 , le cadi est intéressé uniquement par la découverte de la solution la plus équitable pour les deux parties. Susceptible de comprendre son incapacité à la trouver, il n’hésite pas à l’admettre de manière implicite en ayant recours au prince. Par ailleurs, le prince ne trompera pas la confiance qui lui est accordée car il saura trouver le moyen pour concilier les deux orfèvres- : à leur instar, il renonce à la partie du trésor à laquelle il aurait pu avoir droit et le divise équitablement entre leurs enfants qu’il unit par mariage après s’être assuré de leurs sentiments réciproques. Personnage secondaire, intermédiaire entre les deux parties qui recherchent la justice et l’instance suprême qui la leur rend, le cadi caractérisé comme honnête homme exerce une fonction appréciable-: en remplissant son devoir professionnel, qui consiste à se préoccuper de la justice sans poursuivre son intérêt personnel, il est le garant d’une société bien réglée, dont l’intégrité des membres est également démontrée par les réactions des deux orfèvres et du roi envers le fabuleux trésor découvert par hasard. 3 Voir, par exemple, la farce ayant pour personnage principal un cadi corrompu qui est racontée par le jeune Calender. 85 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0007 Visages orientaux de l’honnête homme dans Les Mille et un quarts d’heure Encore qu’ils constituent la majeure partie des individus auxquels on attribue la qualité d’«-honnête-», les personnages des contes participant du registre sérieux, comme ceux que nous venons de voir, ne sont pourtant pas les seuls auxquels elle est accordée. En effet, parmi les personnages des Mille et Un Quarts d’Heure qui sont dépeints comme «-honnêtes-», il y a aussi des individus comme Hanif, fils d’un marchand de riz de Backu, qui se retrouve à plusieurs reprises dans des situations relevant de la farce. Sa caractérisation comme «-honnête homme-» par le derviche, qui était aussi son père biologique, est en fort contraste avec sa première apparition dans la maison de Kalem-: vêtu seulement d’une chemise et d’un caleçon, le visage recouvert de farine, il est prêt à défendre sa vie à l’aide d’un sabre contre ce dernier, le chef du ménage où il s’est introduit par supercherie, en se cachant dans un sac de riz. Il a eu recours à cette supercherie afin d’entrer inaperçu chez lui pour voir sa fille, la belle Dgengiari-Nar, dont il était tombé amoureux seulement en entendant des histoires à propos de sa beauté. Ses maladresses et son obstination à regarder la belle fille lui ont valu d’être découvert par Kalem qui, en colère, s’apprêtait à le tuer à l’aide d’un poignard. Fondée sur l’autorité dont il dispose, l’intervention du derviche contribue à faire cesser le malentendu à propos des intentions derrière l’action audacieuse de Hanif. Devant Kalem, il exclut la possibilité de «-trouver dans tout Backu un gendre mieux élevé, plus honnête homme et plus respectueux [que Hanif]-» (Gueullette 563). Ce faisant, le derviche qui, vu ses liens de parenté avec le jeune homme, n’est pas entièrement objectif en ce qui le concerne, témoigne au mode superlatif des intentions honorables de Hanif, ainsi que de la conduite on ne peut plus convenable qu’il est, si l’occasion s’en présente, susceptible d’avoir envers les membres de sa future famille. Sans doute, l’action de Hanif a été inspirée par le courage et la candeur. Néanmoins, son aspiration à être un prétendant crédible à la main de la belle Dgengiari-Nar, soutenue également par le portrait d’«-honnête homme-» que lui fait le derviche, est tournée en ridicule par son aspect physique, ses vêtements sommaires et son visage barbouillé de farine. Accepté comme époux par la jeune femme ainsi que par son père malgré sa première apparition burlesque, Hanif ne cesse, même après la réalisation de son rêve, c’est-à-dire le mariage avec Dgengiari-Nar, de se comporter de manière risible. L’honnête homme qu’il aurait pu être s’il avait adopté envers sa femme une conduite modérée, ce qui l’aurait amené, entre autres, à lui accorder une confiance raisonnable, succombe à une jalousie maladive. Pour l’en guérir, sa mère, son père naturel et sa femme mettent en scène une farce dont il est le personnage principal, jouant à son insu pendant plusieurs heures un rôle qui consiste à courir sans cesse du couvent du derviche à l’appartement de Dgengiari-Nar afin de se convaincre de sa fidélité. Personnage de statut social relativement modeste mais qui n’est pas dénué de qualités prometteuses comme l’attachement 86 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0007 Ioana Manea pour ses proches et la bravoure, Hanif semble plutôt illustrer, à travers ses aventures comiques, à quel point les passions incontrôlées peuvent nuire à l’honnête homme. Tandis que Hanif est un personnage qui apprend de ses erreurs et qui, finalement, est susceptible de parvenir à la conduite attendue de la part d’un honnête homme, les trois filous de l’histoire du jeune Calender, fils d’une crémière de Schiraz, demeurent inchangés dans leur cupidité et leur indifférence aux lois morales. Lorsque le futur Calender fait semblant de se laisser convaincre de leur révéler son moyen secret de ramener les morts à la vie par leur qualité d’«-honnêtes gens-» (Gueullette 585), en réalité, il ne fait que les ridiculiser. Loin de les considérer comme des personnes dignes de respect en raison de leur observation des normes éthiques et des règles de bonne conduite dans la société, il sait que c’est à cause de leur tromperie qu’il a perdu un mulet qu’il venait d’acheter. Animés par un manque de scrupules et une convoitise immodérés, sur lesquels la raison n’a aucune emprise, les trois filous deviennent, sans s’en apercevoir, personnages d’une farce. En effet, sans l’anticiper, à cause de leur perfidie initiale, ils ont incité leur dupe à redoubler ses efforts pour se venger d’eux, ce qui au bout de plusieurs situations burlesques, pendant lesquels ils sont successivement trompeurs et trompés, leur sera fatal. Le plus vraisemblablement de condition basse, placés en marge de la société par leur absence de moralité et de modération, les trois filous sont manifestement aux antipodes de l’honnête homme. Atténuée par le comique dont elle est inséparable, la brutalité des situations qu’ils doivent subir augmente graduellement jusqu’au point où elle leur devient funeste. La spécificité orientale des contes peuplés par d’honnêtes hommes Manifestement, les personnages que nous avons étudiés jusqu’à présent sont susceptibles de contribuer à l’instruction de Schems-Eddin à travers les différents préceptes de l’honnête homme qu’ils mettent en scène et qui participent de la condition sociale à laquelle ils appartiennent. Si la courtoisie envers les femmes semble être un dénominateur commun, il y a aussi des éléments propres à chaque catégorie sociale ou professionnelle-: la politesse raffinée est caractéristique des princes, le souci des biens matériels est spécifique à la bourgeoisie, la recherche désintéressée de la justice est typique du cadi. Du reste, à côté des personnages qui incarnent l’honnête homme, dans les Mille et un quarts d’Heure il y a aussi des personnages qui en sont le contraire-: des individus de condition plutôt humble animent des farces qui illustrent la violation des normes éthiques provoquée par des passions 87 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0007 Visages orientaux de l’honnête homme dans Les Mille et un quarts d’heure comme la jalousie ou la convoitise. Il est sans doute légitime de se demander pourquoi les histoires de tous ces personnages qui relèvent de l’honnête homme sur le mode sérieux ou comique trouvent leur place dans des contes orientaux. Certes, les endroits où se déroulent leurs histoires participent de la géographie d’un Orient qui couvre la Tartarie 4 , l’Égypte, l’Abyssinie, la Perse, le Caucase, la Chine ou les îles de l’Océan Indien. Mais outre ces lieux, qu’est-ce qui distingue l’histoire de ces personnages d’une œuvre qui serait construite autour des magistrats, bourgeois, ou simples membres du peuple de l’époque de Louis XIV-? Du point de vue du contenu, les contes où apparaissent les personnages dont nous venons de traiter mettent en scène deux motifs qui, tout en étant hérités de l’Antiquité, sont couramment rencontrés dans la littérature classique qui a pour objet l’Orient-: d’une part une constellation des thèmes participant de la tyrannie et d’autre part l’opulence et la dépravation des Orientaux (Noille-Clauzade «-Approches de la rhétorique orientale au XVII e siècle-» 279-280). En ce qui concerne la tyrannie, les histoires des personnages qui viennent d’être évoqués en illustrent notamment deux thèmes sous-jacents, à savoir l’exercice arbitraire de l’autorité politique et les luttes intestines au sein du pouvoir. Deux des personnages qui font l’objet de notre article, Sinadab et Kamel, retournent à leur famille après avoir été victimes de l’ingratitude des deux monarques. Despotes qui sont régis par l’impulsion du moment et qui ne pardonnent le moindre soupçon d’atteinte à leur souveraineté, les deux monarques n’ont pas de scrupule à se baser sur des accusations invérifiées pour condamner à la peine capitale les deux personnages qui, auparavant, se sont appliqués à les servir pendant des années. Ainsi le roi d’Adel n’hésite pas à envoyer à la mort Sinadab qui, pendant à peu près dix ans, a été son fidèle compagnon de chasse, son ami le plus proche et son premier vizir, après lui avoir préalablement cédé son seul bien, un faucon de chasse très bien dressé. Les protestations de Sinadab contre la délation de sa femme et la fausse accusation portée contre lui n’ont eu aucune emprise sur le roi, qui l’a absous seulement à la vue d’une preuve tangible de son innocence. Quant à Uzou, le roi de la Chine, il n’a pas de remords à condamner à mort Kamel, qui l’a néanmoins loyalement servi pendant onze ans. Considéré par Uzou comme le «-dieu tutélaire de son royaume-» (Gueullette 489) après lui avoir sauvé la vie et guéri sa favorite du sérail, Kamel a pourtant failli succomber à son échec de soigner le fils de celle-ci. Amplifié par ces rivaux, cet échec aurait valu la mort à Kamel s’il n’avait bénéficié d’une intervention relevant de l’ordre du merveilleux. 4 Nom donné par les Européens durant des siècles à une grande partie de l’Asie, de la mer Caspienne à l’océan Pacifique (Grande Tartarie). 88 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0007 Ioana Manea Certes, les deux rois ne sont pas entièrement incorrigibles car ils se repentent de leurs iniquités et veulent s’en racheter. Pourtant, leur versatilité et leur férocité, qui proviennent de leur incapacité à maîtriser leur vanité, éloignent d’eux Sinadab et Kamel, qu’ils déçoivent et qu’ils rendent méfiants à l’égard de leur exercice du pouvoir. Du reste, tandis que les deux souverains piétinent les droits de leurs sujets, certains individus qui vivent dans l’entourage le plus intime du pouvoir ne reculent devant aucun crime. Par exemple, pour s’approprier la couronne au détriment de Faruk, ses trois frères ne craignent pas de l’abandonner- à une mort presque certaine, de s’allier avec des bandits pour s’attaquer à lui et à son royaume ainsi que de profaner le cadavre de leur père. Régis par la passion immodérée de posséder le pouvoir, les trois frères sont manifestement indifférents au risque que comporte une action des plus périlleuses, en l’occurrence la tentative de saisir la ville de Faruk dans la compagnie des malfaiteurs, ce qui les place ouvertement en dehors de la loi et finit par anéantir non seulement le royaume qui était l’objet de leur convoitise, mais aussi eux-mêmes. Aspirants à la monarchie ou monarques de plein droit, les personnages que nous venons d’étudier se laissent manifestement aveugler par leur pouvoir absolu ou par le désir de l’atteindre. Ce faisant, ils pèchent contre la modération qui est censée être un trait majeur de l’honnête homme. Les tourments qu’ils causent aux personnages qui l’incarnent démontrent à quel point ils en sont le contre-modèle. Par ailleurs, la richesse, qui à l’âge classique faisait partie de la perception occidentale de l’Orient, n’est pas, dans les Mille et un quarts d’heure, seulement l’apanage des têtes couronnées. Certes, l’abondance de ressources permet à un prince d’affirmer son pouvoir et lui fournit les moyens nécessaires pour faire preuve de libéralité, l’une des qualités essentielles qu’il est tenu d’avoir. Ainsi, à en croire Zebd-el-Caton, « les richesses et la magnificence-» permettaient au jeune souverain de Serendib d’être «-un des plus puissants et des plus équitables rois de la terre- » (Gueullette 620). Par ailleurs, pour dédommager Sinadab et Kamel des injustices qu’ils leur ont fait subir, les souverains d’Adel et de Chine leur offrent « quantité de-pierreries-» (Gueullette 270) ou les «- plus riches présents- »- (Gueullette 491). Encore qu’ils soient susceptibles de posséder des fortunes singulières, les princes des Mille et Un Quarts d’Heure ne sont pourtant pas les seuls personnages qui côtoient l’opulence. Sinadab hérite de son père, le médecin Sazan, une grosse fortune, composée de «-près de cent mille sequins d’or-», «-plusieurs diamants parfaitement beaux-», «-des héritages-considérables » et des «-meubles très magnifiques- » (Gueullette 267). Hilal découvre dans une maison qui lui a été vendue par Azar un grand trésor, formé de deux cents bourses d’or, dont chacune était remplie de mille pièces d’or (Gueullette 470). De plus, les mé- 89 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0007 Visages orientaux de l’honnête homme dans Les Mille et un quarts d’heure tiers exercés par certains personnages participent, eux aussi, du luxe-: Azare est orfèvre tandis que Hilal et le père d’Abenazar sont joailliers. La richesse ne reste pas sans pervertir les normes éthiques qui soustendent la vie de certains personnages. Contrairement à Kamel, qui utilise la fortune lui ayant été offerte par le roi de Chine pour mener une vie aisée mais conforme aux bienséances aux côtés de son père, Sinadab sombre dans la débauche après être devenu un riche héritier. Après la période de deuil nécessaire, il se lance dans «-la mollesse et dans les plaisirs-» (Gueullette 266) qu’il a envisagés avant même la disparition de son progéniteur. Ce faisant, il nuit non seulement à la mémoire de celui-ci, mais aussi à lui-même. Au bout d’environ deux ans, il reste sans moyens car il a dilapidé tout ce dont il avait hérité à l’exception d’un jardin qu’il lui était défendu d’utiliser librement. Outre le fait de n’avoir pas suivi les conseils formulés par son père sur son lit de mort, il se voit obligé de reprendre sa vie à zéro, sans s’être jamais préparé à pourvoir à ses besoins. Par conséquent, pour un Sinadab qui n’a pas l’habitude du travail, la fortune obtenue sans aucun effort représente un obstacle majeur au fait de devenir honnête homme. Dans sa pensée, qui sera amendée par les épreuves subséquentes qu’il sera amené à traverser, la richesse n’est qu’un moyen de se complaire dans une vie de plaisirs faciles participant de la concupiscence charnelle. Aux motifs remontant à l’Antiquité qui ont pour objet la tyrannie et la corruption morale de l’Orient s’ajoutent deux autres thèmes qui, participant d’une nouvelle approche du monde oriental, apparue au cours de la deuxième moitié du XVII e siècle, portent sur sa religion et sa littérature. En ce qui concerne la religion, il est question de l’islam qui, dans des ouvrages comme la Bibliothèque orientale de Barthélemy d’Herbelot (entrée «-Eslam-» 325-326), est présenté comme un élément distinctif de l’identité des peuples orientaux. Tributaire, entre autres, du «-nouvel orientalisme-» (Delon, entrée «-Orient-») dont d’Herbelot est un représentant majeur, l’ouvrage de Gueullette évoque à maintes reprises l’adhésion des personnages à l’islam. Cela étant, l’influence de la religion sur la vie des personnages est susceptible d’être plus visible aux moments critiques de leur existence. Par exemple, avant de mourir, son père fait jurer à Sinadab sur l’Alcoran (Gueullette 267, 272) qu’il observera trois conseils portant sur la méfiance à l’égard de sa femme, d’un prince dont il ne connaît pas à fond la nature et d’un enfant qui n’est pas le sien. La désobéissance ultérieure de Sinadab à tous ces trois conseils - laquelle, d’ailleurs, ne restera pas impunie - est d’autant plus grave qu’elle ne contrevient pas seulement à l’autorité paternelle, mais aussi à celle du livre sacré des musulmans. Surpris par «- un orage des plus violents- », susceptible de rappeler le déluge, Hilal, «- qui comptait que c’était son dernier jour, se recommandait de tout son cœur au souverain Prophète-» (Gueullette 469). S’abandonnant à son sort et n’attendant de l’aide que de la 90 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0007 Ioana Manea part d’une divinité censée être, par définition, au-dessus de tout, le personnage de Gueullette finit par se retrouver dans une situation tout à fait inespérée car l’orage lui donne l’occasion de découvrir la grande fortune cachée dans la maison qu’Azar lui avait vendue. Du reste, la référence à l’islam et le recours à la transcendance qu’elle présuppose ne permet pas de gérer des situations critiques seulement à travers des croyances ou des pratiques, mais aussi des expressions figées. Ainsi, la mort du père de Sinadab est évoquée par l’intermédiaire d’une métaphore, à savoir «-[il] remit son âme entre les mains de l’Ange de la mort-» (Gueullette 267). S’apprêtant à mourir, Zelabdin, roi de Divandurou et père de la future épouse de Faruk, évoque directement cet ange : «-Azraïl est dans la ruelle de mon lit, y attend mon âme-» (Gueullette 600). À en croire la Bibliothèque orientale, Azraïl est le «- Nom de l’Ange Exterminateur qui sépare les âmes des corps, selon la tradition musulmane, empruntée des fables des Talmudistes-» (entrée «-Azraïl-» 156). Quant au regard occidental sur la littérature orientale, il met en lumière la propension particulière des Orientaux à l’affabulation et à l’ornementation, comme en témoigne, par exemple, la Lettre de l’origine des romans de Pierre-Daniel Huet-: «-Aussi à peine est-il croyable combien tous ces peuples [orientaux] ont l’esprit poétique, inventif, et amateur des fictions- : tous leurs discours sont figurés-; ils ne s’expliquent que par allégories » (Huet 12-; Noille-Clauzade «-Approches de la rhétorique orientale au XVII e siècle-» 281- 288). Sensible à cette image occidentale de la littérature orientale, Gueullette adopte, dans Les Mille et un quarts d’heure, un style qui combine des figures comme la métaphore avec le merveilleux. En ce qui concerne les métaphores, elles mobilisent, entre autres, des animaux, des plantes ou autres éléments naturels et apparaissent le plus souvent dans le récit que Ben-Eridoun fait devant Schems-Eddin. Symbole de la force, de l’emportement et de la brutalité, le lion est associé à des personnages positifs aussi bien que négatifs-: la différence entre Kamel et son beau-frère Acrab est comparable à celle qui «-se trouve entre le cruel lion et la timide colombe » (Gueullette 485), la mère d’Acrab voyant son fils mort «-faisait des cris semblables à une lionne en fureur » (Gueullette 493), Faruk «-fondit à son tour comme un lion sur ses ennemis » (Gueullette 556) dans la bataille qu’il mène contre ses frères à côté de ses soldats et officiers. Symboles de beauté et de noblesse, les fleurs sont mises en rapport avec Roukia, la jeune sultane d’Uzou-: en raison de sa beauté, celle-ci se distingue des autres filles du sérail de la même manière que «-le lys et la rose surpassent les fleurs les plus abjectes » (Gueullette 487). Dans son discours tenu devant Roukia et censé l’ébranler pour la guérir de sa mélancolie, Kamel se sert d’une image de la force irrésistible qui s’exerce pourtant en douceur-: «-le plus ardent soleil d’été ne fond pas si aisément un morceau de neige, que l’éclat de vos yeux a pénétré jusqu’au fond de mon tendre cœur » (Gueullette 488). 91 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0007 Visages orientaux de l’honnête homme dans Les Mille et un quarts d’heure Le merveilleux, quant à lui, est tributaire de la polémique qui, à l’époque, oppose les Anciens aux Modernes. Susceptible d’être nourri par les arguments qu’ont développés les deux parties, Schems-Eddin demande que les contes de Ben-Eriddoun soient agrémentés au moyen de «-l’imagination singulière-» propre aux Anciens ainsi que par-«-une plus grande vraisemblance-» et «-l’originalité dans la composition-» aspects spécifiques des théories des Modernes («- Introduction- ». Carmen Ramirez. In Gueullette 215). Encore qu’il soit friand du merveilleux, Schems-Eddin ne s’en réjouit pas au point de renoncer à tout jugement critique. Les exigences qu’il formule à l’égard du merveilleux participent surtout du caractère des situations qu’il est susceptible de résoudre de manière vraisemblable (Gueullette 306-7, 495). Par ailleurs, il faudrait préciser que, dans la pensée du sultan, en concordance avec la définition qu’en donne le Dictionnaire de Furetière 5 , le merveilleux est synonyme de ce qui est hors du commun. Aussi apprécie-t-il l’histoire des trois bossus, dont les quiproquos et l’intervention salutaire du calife sont un ingrédient essentiel du merveilleux qui «-s’y trouve partout-» (Gueullette 325). En outre, dans la composition des histoires, qui pour être divertissante ne doit pas forcément être trop luxuriante (Gueullette 408), le merveilleux est complémentaire de la farce-: les aventures des deux calenders forment «-un récit aussi comique-» qu’il fait oublier tous ses malheurs à Schems-Eddin. L’imbrication du merveilleux et de la farce est susceptible de faire pendant à la mosaïque des figures qui se retrouvent sous la dénomination d’honnête homme. Princes déguisés, cadis, corsaires, joailliers, médecins, marchands de riz ou escrocs se réunissent pour enseigner au sultan Schems-Eddin, par le biais des histoires racontés par Ben-Eridoun, les principes de l’idéal éthique et esthétique qui a inspiré la société mondaine du XVII e siècle. Ce faisant, les personnages qui incarnent l’honnête homme sous-tendent des récits témoignant des recherches issues de la rencontre qui, à l’époque, avait lieu entre les valeurs aristocratiques et bourgeoises, entre l’héritage des Anciens et les inventions des Modernes ainsi qu’entre les anciens lieux communs et les nouvelles découvertes ayant pour objet l’Orient. 5 Furetière, Dictionnaire universel, t. II, Rotterdam-La Haye, A. et Reinier Leers, 1702, entrée «-merveilleux-», p. 244 : «-Extraordinaire, admirable, excellent, rare, surprenant-». 92 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0007 Ioana Manea Bibliographie Sources primaires D’Herbelot, Barthélemy. Bibliothèque orientale, ou dictionnaire universel contenant généralement tout ce qui regarde la connoissance des peuples de l’Orient, etc.-Paris-: La Compagnie des Libraires, 1697. Furetière, Antoine. Dictionnaire universel (1690), t. I, II. Rotterdam, La Haye-: A. et Reinier Leers, 1701-1702. Gueullette, Thomas-Simon. Contes, éd. critique établie sous la direction de Jean-François Perrin, t. I, Les Soirées bretonnes par Ch. Bahier-Porte, Les Mille et Un Quarts d’Heure, Contes Tartares (1714), par Carmen Ramirez («-Introduction-», «-Histoire éditoriale-», «-Notices-»). Paris-: Champion, 2010. Huet, Pierre-Daniel. Lettre de l’origine des romans (1671). Paris-: Sébastien Mabre-Cramoisy, 1678. Études critiques Bluche, François (éd.). Dictionnaire du Grand Siècle, nouvelle éd. revue et corrigée. Paris-: Fayard, 2005. Delon, Michel (éd.). Dictionnaire européen des Lumières. Paris-: PUF, 1997. Noille-Clauzade, Christine. «-Approches de la rhétorique orientale au XVII e siècle-». Anne Duprat, Émilie Picherot (éds.). Récits d’Orient dans les littératures d’Europe (XVIe-XVIIe siècles). Paris-: PUPS, 2008-: 279-288. _____ «-Le Pays des Fables. Fictionnalité et orientalité chez Pierre-Daniel Huet-». In A.-Duprat, Hédia Khadhar (éds.). Orient baroque / Orient classique. Variations du motif oriental dans les littératures d’Europe (XVIe- XVIIIe siècles). Paris-: Bouchene, 2010-: 69-80.