Oeuvres et Critiques
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0338-1900
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Narr Verlag Tübingen
10.2357/OeC-2020-0008
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Luisa Messina
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Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0008 L’Île de Tamoé dans Aline et Valcour, de Sade Luisa Messina Université de Palerme Le dix-huitième siècle se caractérise par l’intérêt envers les cultures orientales et exotiques. Si la première moitié du siècle est dominée par la fascination pour l’Orient, la seconde moitié s’intéresse plutôt aux pays se trouvant au-delà de l’Orient, jusqu’alors peu connus. Dans la littérature française de la première moitié du dix-huitième siècle certains pays tels que l’Inde et la Perse reviennent plus fréquemment tandis que d’autres pays asiatiques sont oubliés, à l’exception de la Turquie et de la Chine. Pourtant, l’ambiance orientale est un expédient fort utile pour faire la satire de la société française de l’époque, à l’abri de la condamnation, comme dans les cas des Lettres persanes (1721) de Montesquieu (1689-1755) et des Bijoux indiscrets (1748) de Diderot (1713-1784). La fascination pour l’Orient est pourtant surclassée à terme par la poussée de nouveaux voyages dans les terres australes. Ces expéditions répondent aux ambitions encyclopédiques en lien avec le Siècle des Lumières-: le progrès de l’exploration des océans constitue pour l’Europe la mise en place d’un savoir encyclopédique sur le monde. Ces voyages de circumnavigation sont organisés par les deux plus grandes puissances coloniales, la Grande-Bretagne et la France avec le voyage de Louis-Antoine de Bougainville (1729- 1811) en 1768 et les trois de James Cook (1728-1779), entre 1769 et 1778. La publication du Voyage autour du monde (1771) de Bougainville marque la naissance du mythe de Tahiti dont Donatien-Alphonse-François, comte de Sade 1 (1740-1814) se sert pour poser les bases d’une utopie politique encore possible après les perturbations apportées par la Révolution française. Le roman Aline et Valcour de Sade relate l’histoire tragique des deux personnages éponymes. Pourtant, la partie centrale de l’œuvre qui constitue presque la moitié du roman est consacrée à la liaison entre Sainville et Léonore. La jeune femme n’est autre que la sœur d’Aline qu’elle croit morte parce que son père l’a éloignée grâce à la complicité de leur nourrice. Les chercheurs vont à la recherche de l’inspiration autobiographique concernant la liaison entre Sainville et Léonore. En particulier, Jean-Charles Gateau soutient que la fuite à Venise des deux amoureux romanesques rappelle celle de Sade avec sa jeune et audacieuse belle-sœur Anne-Prospère de Launay (1751-1781) ayant lieu en 1772 (Gateau 261). 1 Dit aussi marquis de Sade, selon son titre de naissance. 94 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0008 Luisa Messina Outre sa fuite avec celle-ci, Sade utilise ses souvenirs récoltés de son voyage entre 1775 et 1776. Au cours de ce voyage, commencé pour échapper à la menace d’une nouvelle arrestation, Sade visite les lieux qui seront les décors des aventures de son héroïne (Mercier 337) 2 . Avant que Sainville ne puisse rejoindre sa bien-aimée, les deux amoureux voyagent beaucoup en traversant l’Europe, l’Afrique et les côtes de l’Océan Pacifique 3 . On essaie de comprendre quelles raisons poussent les écrivains libertins à s’intéresser aux récits de voyages-: si les génies des Lumières y cherchent des lueurs d’humanité derrière les coutumes plus barbares, les écrivains de la fin du dix-huitième siècle remettent en question l’optimisme des Lumières. Suite à l’étude de la préface au roman Aline et Valcour, Jean Fabre met en évidence l’héritage philosophique des Lumières : «-Tout l’optimisme du siècle aussi vivace que celui qui inspirait encore Condorcet dans sa prison, se trouve rappelé dans ce roman philosophique, non pour être bafoué, mais confirmé-» (218). Déjà, à partir du seizième siècle les écrivains français s’intéressent à l’entrée dans la fiction narrative des peuples indigènes des deux Amériques, de l’Australie ou de la Nouvelle-Zélande. Cela finit par influencer de plus en plus l’évolution de la culture et de la pensée européennes en termes de progrès et de civilisation. Malgré le triomphe du mythe américain du bon sauvage exalté par Rousseau, l’attention des homme de lettres européens se focalise sur les modèles socioculturels incarnés par un certain nombre de populations polynésiennes dont les us et coutumes sont rapportés par les récits de voyage que rédigent Cook et Bougainville. Dans son roman, Sade consacre un nombre considérable de pages de sa narration romanesque à la description des habitants de l’île de Tamoé. Ce n’est pas un hasard si l’auteur écrit ce roman utopique en pleine tourmente révolutionnaire. Après l’analyse du système sociopolitique caractérisant le règne de Tamoé, le marquis cherche des moyens et des manières pour garantir le bonheur individuel et collectif. Pourtant, il arrive à un double échec de la même manière que les espoirs égalitaires visés par les révolutionnaires. D’une part, le romancier finit par mettre en doute l’idée de la bonté humaine parce qu’il dévoile, par exemple, l’acharnement misogyne dont les femmes font l’objet dans certains pays hors d’Europe (Delon 46-48). D’autre part, 2 Les chercheurs voient une inspiration autobiographique concernant la liaison entre Sainville et Léonore. En particulier, J.-C. Gateau soutient (261) que la fuite à Venise des deux amoureux romanesques rappelle celle du marquis de Sade avec sa belle-sœur Anne-Prospère en 1772. Outre sa fuite avec la jeune femme, Sade utilise ses souvenirs de son voyage entre 1775 et 1776 (vide supra). 3 Après avoir analysé la production romanesque précédant la Révolution, R. Mercier observe (340) l’absence du continent américain, qui n’est plus la patrie du bon sauvage. Sans doute à la fin de l’Ancien Régime les anciennes colonies anglaises symbolisent le point le plus avancé de la civilisation occidentale. 95 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0008 L’Île de Tamoé dans Aline et Valcour, de Sade les faits révolutionnaires lui font comprendre l’impossibilité de mettre en œuvre le rêve de son utopie polynésienne. Les utopies de Sade-concernent tous les sujets du genre-: «-- l’île, les règlements, la monotonie, le dépérissement de l’histoire, la manie systématique, l’ennui, l’anonymat. […] La véritable utopie décrite par Sade ne doit pas être cherchée dans Aline et Valcour pour la raison qu’elle ne se trouve nulle part. Et partout, c’est son œuvre complète. Aucune société n’est moins radieuse que celle-ci-» (Lapouge 251). En effet, les longues pérégrinations du jeune Sainville lui offrent la possibilité de connaître plusieurs pays et leurs formes de gouvernement et de les comparer. À ce propos, Roger Mercier observe (348) que les voyages de Sainville, qui lui permettent de connaître des communautés humaines différentes des sociétés européennes, mènent à l’impossibilité de concevoir une loi universelle, valable pour l’humanité entière. Chaque tentative n’est destinée qu’à rester une simple utopie. Il semble alors que l’île de Tamoé ait été créée sur le modèle de celle de Tahiti, explorée par Bougainville en 1768. Dans Le Voyage autour du monde (1771) Bougainville arrive à Tahiti en 1768 et y reste neuf jours. Dans la version définitive, il tempère la version extrêmement idyllique faite dans son journal de bord. En effet, le voyageur dit que la beauté de la race, sa frugalité et son amabilité, ainsi que sa libre sexualité n’évitent ni la division de la société en classes dominantes et dominées ni les sacrifices humains, ni non plus les guerres avec les îles voisines (Gateau 262). Comme ses contemporains, Sade est charmé par le récit des îles océaniennes, qu’il connaît bien à travers ses nombreuses lectures pendant ses longs emprisonnements. Il finit par adhérer pleinement à l’engouement général pour ce que représente le paradis retrouvé aux yeux des Européens. Grâce aux nouvelles découvertes, les terres australes deviennent vite l’un des lieux de prédilection des utopies politiques et romanesques (Giraud 91). Pourtant, Sade ne s’intéresse pas à la description physique de la nature, à laquelle il préfère l’espace urbain. Quoique obligé de décrire le paysage exotique, le romancier ne donne que le minimum de détails nécessaires au déroulement de l’intrigue. Alors, les lecteurs comprennent que l’île est presque inaccessible parce qu’elle est située au milieu du Pacifique, plus au moins entre la Nouvelle-Zélande et les Tropiques-; les voyageurs y arrivent rarement. Le marquis ne nous fournit que des informations essentielles-: Cette ville, construite sur un plan régulier, nous offrit un coup d’œil charmant. Elle avait plus de deux lieues de circuit, sa forme était exactement ronde- ; toutes les rues en étaient alignées- ; mais chacune de ces rues était plutôt une promenade, qu’un passage. Elles étaient bordées d’arbres, des deux côtés, des trottoirs régnaient le long des maisons, et le milieu était un sable 96 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0008 Luisa Messina doux, formant un marcher agréable. […] Nous arrivâmes sur une assez grande place d’une parfaite rondeur, et environnée d’arbres (216-218). Selon les indications données, il nous semble que l’île de Tamoé est ronde et compte 50 lieues de circonférence. Malgré les attentes (après tout, Tamoé n’est pas «-civilisée-», c’est-à-dire européenne), l’urbanisme est bien réglé vu que la capitale est parfaitement circulaire et symétrique-; en effet, toutes les rues sont alignées au cordeau, recouvertes de sable fin et bordées d’arbres. De plus, le romancier précise que le vaisseau de Sainville n’y pénètre que poussé par une tempête qui modifie sa route. Le manque d’intérêt pour la nature, plutôt évident, caractérise tout le roman. Au pittoresque des descriptions conventionnelles, Sade préfère l’étude des hommes : Pas plus que les autres auteurs de voyages romancés, il ne cherche à introduire dans sa narration l’attrait pittoresque d’une nature inconnue. Les descriptions ne font pas voir les paysages, mais se réduisent à quelques traits conventionnels […]. Dans ces diverses contrées, les spectacles naturels retiennent moins l’attention que les témoignages de l’activité humaine (Mercier 351). À la description physique, Sade préfère l’étude systématique de types de gouvernements à travers les yeux du jeune Sainville. D’une part, le jeune homme observe les cruautés qui se produisent dans le royaume africain de Butua, géré par le roi despotique Ben Maacoro, visité précédemment. D’autre part, ces cruautés s’opposent aux remarques de grande tolérance, admirée par Sainville, garantie par Zamé, qui règne sur l’île polynésienne de Tamoé. R. Mercier prend en considération les références géographiques qui sont présentes dans Aline et Valcour et il arrive à la conclusion que Sade a eu la possibilité de lire beaucoup de livres et de récits de voyage pendant ses longues détentions notamment dans les prisons de Vincennes et de la Bastille. Il existe, en effet, deux inventaires-: l’un contient des effets envoyés de Vincennes à la Bastille après le transfert du marquis en 1784 tandis que l’autre conserve des livres qu’il possède un peu plus tard. On y retrouve les trois volumes du Voyage de M. de Bougainville aux prisons de Vincennes et de la Bastille-; les sept volumes des Voyages du capitaine Cook à la Bastille-; le Nouveau voyage du même Cook à la Bastille- ; deux volumes des Voyages d’Espagne à la Bastill-e; Voyageurs français du tome XXI à XXVIII à Vincennes et à la Bastille- ; deux volumes des Cérémonies religieuses- à Vincennes et à la Bastille- ; trois volumes de l’Esprit et les costumes de différents peuples à Vincennes et des Mœurs et costumes de tous les peuples de la terre-à la Bastille; trois volumes des Recherches sur les Américains à la Bastille (Mercier 339). La description du système politique et érotique des deux îles sadiennes fait écho à une autre enclave utopique. Il est alors possible de faire une com- 97 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0008 L’Île de Tamoé dans Aline et Valcour, de Sade paraison avec d’autres utopies littéraires dominant la fin du dix-huitième siècle. Les gouvernement dominant à Butua et Tamoé dans Aline et Valcour sont comparables à ce que représentent l’idylle de Clarens et l’Arcadie dans La nouvelle Héloïse de Rousseau et L’Arcadie de Bernardin de Saint-Pierre. En ce qui concerne les deux royaumes décrits par Sade, on peut distinguer entre la dystopie s’opposant par symétrie à l’eutopie. Autrement dit, le royaume de Butua (dystopie) est en fait dominé par le despotisme sexuel et par une aristocratie vicieuse, similaire à celle de l’Europe, tandis que le despotisme éclairé de Tamoé (eutopie) est au contraire une île heureuse et prospère grâce à la présence d’un roi philosophe qui gouverne dans un pays où domine la vertu et tous contribuent au bonheur collectif (Loubère 192-193). Il est étonnant que deux utopies soient décrites dans le même roman-: elles semblent être juxtaposées dans une sorte de miroir où une utopie s’oppose à l’autre. À Batua les vices comme les cannibalisme et l’inceste sont non seulement acceptés, mais aussi permis par loi tandis qu’à Tamoé les bonnes mœurs, considérées comme transgressives par rapport à la loi, ne sont pas imposées par le souverain. Malgré sa durée temporelle limitée (à peine huit jours), le récit concernant l’île de Tamoé a une importance considérable si l’on en juge des longues pages qui sont consacrées à sa description. Après son débarquement à Tamoé, Sainville fait tout de suite la connaissance du souverain Zamé qui l’accueille dans son palais avec une simplicité charmante qui étonne le voyageur français. Tout en étant septuagénaire, le souverain semble bien plus jeune, parce qu’il possède un visage plein de charme et de noblesse reflétant son caractère. De plus, ses cheveux blancs confèrent à cet homme d’âge mûr un certain air majestueux-: Zamé, (c’était le nom de cet homme exceptionnel), pouvait avoir soixante-dix ans, à peine en paraissait-il cinquante-; il était grand, d’une figure agréable, le port noble, le sourire gracieux, l’œil vif, le front orné des plus beaux cheveux blancs, et réunissant enfin à l’agrément de l’âge mûr toute la majesté de la vieillesse (Sade 220). Le charme de Zamé procède de pair avec sa sagesse forgée sur ses expériences-: c’est le même souverain qui explique comment il a réussi à élaborer un gouvernement éclairé à travers ses voyages. En effet, la conversation est encore plus facilitée vu que Zamé parle parfaitement français de même que la plupart des gens de sa cour. Notons que ce personnage n’est pas Sade. En effet, le romancier est certainement favorable à une monarchie constitutionnelle à l’anglaise, qui écarte le danger du despotisme caractérisant la France prérévolutionnaire. Par contre, Zamé fait une vive critique du 98 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0008 Luisa Messina bicaméralisme anglais et, au contraire, revendique une monarchie absolue (Jeangène Vilmer 365). Après lui avoir présenté sa femme et ses enfants, le roi révèle qu’il est né de l’union d’un jeune officier de la marine française et d’une fille autochtone. Il ne tarde pas à donner d’autres détails plus précis en expliquant que Tamoé a été découverte à la fin du règne de Louis XIV par un navire de guerre français. Le moment du départ venu, un jeune marin, c’est-à-dire le futur père de Zamé, choisit d’abandonner ses compatriotes et de déserter parce qu’il s’est épris d’une jeune indigène. Ayant choisi de rester dans ce paradis exotique, il se propose de préserver ses habitants de la corruption européenne. Voilà pourquoi il jette les bases solides d’une monarchie héréditaire fondée sur l’égalité et la vertu de ses sujets. Seulement de vingt ans, Zamé est alors envoyé par son père à l’étranger pour explorer le monde. Après avoir observé les inégalités et les vices dominant la société occidentale, Zamé rentre dans son royaume et impose l’égalité en supprimant la plupart des vices-: L’état naturel de l’homme est la vie sauvage-: né comme l’ours et le tigre dans le sein des bois, ce ne fut qu’en raffinant ses besoins qu’il crut utile de se réunir pour trouver plus de moyens à les satisfaire. En le prenant là pour le civiliser, songez à son état primitif, à cet état de liberté pour lequel l’a formé la nature, et n’ajoutez que ce qui peut perfectionner cet état heureux dans lequel il se trouvait alors-; donnez-lui des facilités, mais ne lui forgez point de chaînes-; rendez l’accomplissement de ses désirs plus aisé, mais ne l’asservissez pas- ; contez-le pour son propre bonheur, mais ne l’écrasez point par un fatras de lois absurdes […] (Sade 300-301). En ce qui concerne la création de ses lois, Zamé explique qu’il s’inspire des théories de Montesquieu disant que le plus bel attribut des lois est de conserver au citoyen une espèce de liberté politique (Sade 353). Ce passage synthétise la socio-économie et les vices dominant la société occidentale. En effet, Sade formule des considérations très semblables à celles élaborées par Rousseau dans son Contrat social (Barba 117-118). D’après le sage Zamé, les vices humains (tels l’orgueil, l’avarice et l’ambition) naissent de l’inégalité et génèrent des crimes abominables (comme les parricides et les fratricides) et des violences qui ne servent qu’aux riches pour soustraire des biens à autrui. À partir de ces considérations, le souverain réussit à édifier une ville heureuse évoquée en termes kantiens parce que le législateur s’identifie à la personne de Zamoé. Le législateur est chez Sade un prince, «-un homme vertueux-» (pour utiliser les mots de Machiavel), qui puisse garantir la liberté d’un peuple corrompu et non la loi universelle (Dalmasso 150). 99 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0008 L’Île de Tamoé dans Aline et Valcour, de Sade Ainsi le roi essaie-t-il d’abattre les barrières sociales en imposant à ses sujets des lois plutôt simples à respecter ainsi qu’un modèle comportemental à suivre. Le corpus des lois existant à Tamoé est réduit au minimum pour se rapprocher le plus possible de l’idée d’institutions de la nature. Donc, Zamé se charge de supprimer la surabondance des lois qui finissent par susciter le crime au lieu de le freiner (Robert 162-163), mais impose aussi les mêmes vêtements à porter, dont la couleur change selon l’âge 4 , les aliments constituant la base d’une nourriture végétarienne 5 , et une éducation étendue aux deux sexes sous l’égide de l’État 6 . Il semble alors que l’île de Tamoé soit l’image de la France républicaine pour le pouvoir exercé au nom de l’État, le contrôle des citoyens, la suppression des pouvoirs intermédiaires c’est-à-dire les parlements, le culte de l’Être Suprême, l’éducation nationale, l’armée républicaine des patriotes (Giraud 98). En effet, Sainville apprécie le système politique et social créé par Zamé, qui en outre garantit le divorce dans la mesure où il fait de constantes références aux violences caractérisant l’Europe despotique. À la différence de la France républicaine, le sage Zamé refuse la peine de mort et punit le pire crime en bannissant le coupable. Après avoir fait la connaissance de Zamé, Sainville commence l’exploration de l’île et découvre qu’elle est peuplée de jeunes gens très beaux et pleins de vigueur. En particulier, la jeune Zilia (la belle-fille de Zamé) ne tarde pas à attirer l’attention de Sainville, qui est fasciné par le teint clair et frais de la jeune fille, qui ne nécessite aucune coloration artificielle. Elle a aussi de grands yeux bleus, une chevelure blonde et les dents blanches-: Zilia est grande, sa taille est souple et dégagée, sa peau d’une blancheur éblouissante- ; tous ses traits sont l’emblème de la candeur et de la modestie-; ses yeux, plus tendres que vifs, très-grands et d’un bleu foncé, semblent exprimer à tout instant l’amour le plus délicat et le sentiment le plus voluptueux-; […] ses cheveux, très-agréablement plantés, sont d’un blond cendré, et l’énorme quantité qu’elle en a, se mariant le plus élégamment du monde aux contours gracieux de son voile, retombant à grands flots, sur sa gorge d’al- 4 Le gris, le rose et le vert sont les trois seules couleurs que les habitants soient contraints d’adopter. La première est celle des vieillards, l’âge mûr emploie le vert tandis que le rose est réservé aux jeunes gens. 5 Le refus du luxe s’explique aussi par le blocus des exportations des produits venant de l’Europe comme l’huile d’Italie. 6 Comme l’explique le souverain polynésien, l’éducation gérée par l’État est aussi une façon de résoudre les problèmes liés aux nouveaux mariages parce que les enfants du premier mariage peuvent être maltraités par leur belle-mère ou négligés par leur père. 100 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0008 Luisa Messina bâtre, toujours découverte d’après l’usage de sa Nation, achèvent de donner à cette jolie personne l’air de la déesse même de la jeunesse […] (Sade 307-309). Il s’agit certainement d’une jeune femme idéale créée sous la plume lyrique de Sade dans la mesure où les caractéristiques physiques de Zilia ressemblent plus à celles d’une beauté européenne, bien différente d’une autochtone. Pourtant, la fraîcheur exotique et naturelle de la jeune fille s’oppose à l’artificialité caractérisant les femmes françaises de l’Ancien Régime, lesquelles au contraire aiment se parer d’un maquillage exagéré et de coiffures extravagantes. La comparaison entre la France et cette île utopique s’opère constamment de manière plus ou moins tacite. De la même manière, Sainville peut aussi admirer la vigueur masculine des autochtones dont la beauté et la grâce ont été certainement renforcées par la pratique régulière d’activités physiques-: Cent de ces jeunes hommes, les plus beaux et les mieux faits, furent invités à une collation chez Zamé, et se livrèrent comme avaient fait les femmes, la veille, à plusieurs petits jeux auxquels ils joignirent quelques combats de lutte et de pugilat, où présidèrent toujours l’adresse et les grâces. […] Leurs traits sont délicats et fins, peut-être pour des hommes, leurs yeux très vifs, leur bouche un peu grande, mais très fraîche, leur peau fine et blanche, leurs cheveux superbes et presque tous du plus beau brun du monde (Sade 347). Comme l’observe aussi R. Mercier, les habitants de l’île ne sont que des Français idéalisés-: ils sont de grande taille avec les traits délicats, les yeux vifs, la peau fine et blanche. À la différence des habitants africains de Butua, les autochtones polynésiens de Tamoé possèdent un réel avantage parce qu’ils tendent à la douceur et à la bonté (Mercier 344-345). Cette analyse terminée, il est évident que Sade ne connaît les îles polynésiennes qu’à travers les récits de voyage qu’il a lus pendant ses longs emprisonnements à Vincennes et à la Bastille. Pourtant, il se sert de ses lectures pour changer l’île de Tamoé, une sorte de Tahiti idéalisée, en une utopie sociopolitique dans un moment historique bien précis où la France révolutionnaire vit la transition parfois dramatique d’une forme de gouvernement despotique à une autre, républicaine, tombée dans la Terreur avant que Napoléon ne prenne le pouvoir. En fait, Sade traverse tous ces moments historiques certainement centraux pour la création de la France et de l’Europe modernes en se déclarant favorable à une sorte de monarchie éclairée envisagée par Montesquieu et par Voltaire (voir Candide). En ce qui concerne un certain nombre de descriptions géographiques des lieux exotiques, il est alors évident que l’île sadienne de Tamoé acquiert une importance plus politique que géographique dans la mesure où l’auteur ne 101 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0008 L’Île de Tamoé dans Aline et Valcour, de Sade s’inquiète pas d’en faire une description physique véritable. Plutôt, il préfère l’analyse des institutions et des mœurs existantes. Ainsi, Sade décrit-il l’île de façon vague en créant une ville bien ordonnée du point de vue urbanistique. Ce qui importe au romancier est d’imaginer Tamoé comme un endroit idéal où réaliser les changements sociaux rêvés par lui mais jamais mis en œuvre par les révolutionnaires. En effet, le rêve d’une république garantissant le bien et le bonheur communs a failli aux yeux du romancier. On constate que l’utopie envisagée par Sade, qui se considère comme un admirateur et un disciple de Rousseau, est peut-être la mieux réussie en annonçant les utopies fouriéristes du dix-neuvième siècle (Fabre 102) 7 . De la même manière que les lieux présentés, la description des habitants est faite de manière invraisemblable puisque la couleur de la peau des peuples autochtones est semblable à celle des européens. Ce qui importe au marquis est de focaliser l’attention sur la beauté naturelle des femmes, qui rejettent les artifices cosmétiques dominant la France d’Ancien Régime, et la vigueur des hommes, dont l’activité physique contraste avec l’oisiveté des nobles français. D’après Sade, Tamoé est alors une utopie représentant un modèle de «-civilisation douce-» (Sade 300), tel que le définit le même Zamé, à opposer à la société européenne présentée comme corrompue. La tentative de Zamé d’éradiquer les vices du cœur humain se forge sans aucun doute sur le Contrat social, que Sade admire, auquel s’ajoute une certaine attention sur une nouvelle conception de la famille toute moderne et révolutionnaire, qui n’existe pas chez Rousseau. En effet, dans cette l’île fictive où règne la vertu, chacun peut contribuer au bonheur collectif parce que l’ordre politique et social proposé par Zamé est tellement différent de la hiérarchie caractérisant la France d’Ancien Régime. D’un côté, le souverain polynésien permet le divorce et la possibilité de se remarier et, de l’autre, il se charge de l’éducation des enfants du peuple. De la même manière que les écrivains des Lumières, Sade va chercher des traces d’humanité au cœur de civilisations considérées par l’Occident comme barbares, qui diffèrent de l’Europe despotique-prérévolutionnaire. Le souverain Zamé souhaite alors proposer un modèle alternatif 8 . Établissant l’égalité des fortunes et des conditions, le sujet serait heureux, loin de commettre des crimes dangereux pour la société. 7 Après avoir réfléchi sur l’utopie insulaire de Tamoé, G. Benrekassa compare Sade à Rousseau (117) et soutient que les deux auteurs sont certainement réalistes dans la mesure où tous deux remettent en question l’utopie classique. 8 L’île de Tamoé semble alors un épisode utopique, laboratoire d’une microsociété communiste, où un chef politique plein d’esprit rousseauiste aurait bloqué en son temps la naissance de la propriété qui est à la base de l’inégalité parmi les hommes (Gateau 261). 102 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0008 Luisa Messina C’est Zamé, le roi-philosophe sadien, qui finit par synthétiser l’utopie républicaine ainsi que la pensée optimiste des Lumières : «- Sade raisonnable fait une plaidoirie pour une société fraternelle et républicaine où les hommes vivront de manière douce et vertueuse, sans contrainte, ni culte religieux. L’utopie déiste des philosophes est aussi la sienne. […] C’est Tamé, le roi de Tahiti, qui l’expose. Ce noble sauvage résume toute la pensée généreuse et optimiste des philosophes du XVIII e siècle-» (Willard 132). Il s’agit pourtant d’une utopie pure et littéraire dans la mesure où elle représente un monde idéal qui n’existe nulle part sur la planète malgré les attentes des Lumières. Comme le montre Bougainville avec netteté, les bons sauvages ne vivent nulle part, et la vie vertueuse proposée par le marquis est bien différente de la vie qu’il a véritablement menée 9 . Bibliographie Sources primaires Sade, Donatien-Alphonse-François, comte de, dit marquis de. Aline et Valcour ou Le roman philosophique. Tome II. Paris-: Girouard, 1795. Sources secondaires Barba, Vincenzo. Sade : la liberazione impossibile. Florence-: La nuova Italia, 1978. Benrekassa, Georges. Le concentrique et l’excentrique-: marges des Lumières. Paris-: Payot, 1980. Bosquet, Marie-Françoise. Images du féminin dans les utopies françaises classiques. Oxford-: Voltaire Foundation, 2007. Dalmasso, Gianfranco. 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Cette utopie reste en contradiction avec l’univers de Sade puisque nul ici ne peut se réaliser aux dépens d’autrui (Bosquet 211). 103 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0008 L’Île de Tamoé dans Aline et Valcour, de Sade Gateau, Jean-Charles. «-L’île de Tamoé, ou l’aloi du père chez Sade-». In Impressions d’îles. Toulouse-: Presses Universitaires du Mirail, 1996-: 259- 269. Giraud, Yves. «-La ville au bout du monde-». Studi di letteratura francese, 1985, 192, 11-: 85-100. Goulemot, Jean-Marie. «-Lecture politique d’Aline et Valcour. Remarques sur la signification politique des structures romanesques et des personnages-». In Le Marquis de Sade. Paris-: Librairie Armand Colin, 1968, 115-139. Jeangène Vilmer, Jean-Baptiste. Sade moraliste-: le dévoilement de la pensée sadienne à la lumière de la réforme pénale au XVIIIe siècle. Genève-: Droz, 2005. Lapouge, Gilles. Utopie et civilisation. Paris-: Flammarion, 1978. Loubère, Stéphanie. Leçons d’amour des Lumières. 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