Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
10.2357/OeC-2020-0009
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La Chine vue par un galant homme : les Nouveaux mémoires sur l’état présent de la Chine de Louis Lecomte
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Claudine Nédelec
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Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0009 La Chine vue par un galant homme : les Nouveaux mémoires sur l’état présent de la Chine de Louis Lecomte Claudine Nédelec Université d’Artois Le jésuite Louis Daniel Lecomte (1655-1728), âgé de trente ans, partit de Brest le 3 mars 1685, en compagnie de cinq autres membres de la Compagnie de Jésus-; ils étaient missionnés, sous l’égide de l’Académie des Sciences, et en qualité de «-mathématiciens-» du Roi, pour aller rencontrer l’empereur Kangxi (1654-1722, r. 1661-1722), et plus largement «- pour le bien de la religion, pour la perfection des sciences et pour la gloire du règne de Louis le Grand- » (Lecomte 136) dans ces terres lointaines. Après des années de «-tribulations-» dans une grande partie de la Chine, il fut contraint au retour en 1692, à la suite d’échauffourées diplomatiques entre la France et le Portugal, qui voulait garder l’exclusivité de son influence en Chine, via Macao. Louvois et Louis XIV avaient bien choisi leur homme en la personne de Louis Lecomte- : les Nouveaux mémoires sur l’état présent de la Chine publiés en 1696, avec l’aval de la Compagnie, témoignent des éminentes qualités non seulement scientifiques mais aussi humaines de ce missionnaire qui fut un homme éclairé, ouvert, savant en toutes sortes de choses et curieux de tout ce qui fait l’humaine condition, bref, un parfait honnête homme - et, ce qui ne gâte rien, bon écrivain et homme d’esprit. Bref, il y a (toutes proportions gardées, car c’est un croyant sincère) quelque chose du philosophe encyclopédique des Lumières dans ce personnage, et sans doute le succès de son livre, qu’ornent d’intéressantes gravures (cinq rééditions en français, la dernière en 1701, et des traductions en anglais, en italien et en allemand) ne fut pas pour rien dans l’image que la Chine devait avoir chez les philosophes du XVIII e siècle… tout en suscitant en son temps la hargne des dévots 1 . Hargne qui nous apparaît assez peu compréhensible, car Lecomte est aussi un véritable missionnaire, et un prosélyte très actif, convaincu de la nécessité, voire de l’urgence, qu’il y a à faire connaître le vrai Dieu aux Chinois, sans lésiner sur les moyens, dont l’apprentissage, bien qu’il le trouve fort ardu (Lecomte 226 sq.), de la langue chinoise… Homme de science, il ne manque pas d’affirmer que «- L’usage des sciences humaines, bien loin 1 Voir l’introduction de Frédérique Touboul-Bouyeure, «-Et Dieu créa la Chine…-», Lecomte 7-16. 106 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0009 Claudine Nédelec (comme quelques-uns l’ont dit) d’être opposé à l’esprit de l’Évangile, sert quelquefois à l’établir et à rendre même croyables les mystères les plus obscurs-» (Lecomte 410). À l’inverse, il n’hésite pas à montrer que faire appel à un brin de superstition peut être utile (Lecomte 402-403). Mais les passages qui furent condamnés par la Sorbonne semblent bien indiquer que le tort de Lecomte est la trop haute estime qu’il fait de l’ancienne religion de la Chine, où il voit comme une prescience de la croyance en un dieu unique (Lecomte 362), ainsi que de Confucius, «- pur philosophe de la raison- » et même «-homme inspiré de Dieu pour la réforme de ce nouveau monde-» (Lecomte 250) 2 . Malheureusement, selon lui, son influence fut contrebattue par celle du bouddhisme, qu’il considère avec mépris à la fois comme superstitieux et idolâtre (dans les pratiques populaires) et comme impie voire athée chez ses philosophes (Lecomte 251, 359, 382…) - peut-être parce qu’ils décrivent la divinité «- comme si ce n’eût été que la nature- »- ; «- cette force ou cette vertu naturelle qui produit, qui arrange, qui conserve toutes les parties de l’univers […], principe très pur, très parfait, qui n’a ni commencement ni fin-» (Lecomte 380) ressemble un peu trop au «-dieu-» de Spinoza (deus sive natura) pour qu’un théologien orthodoxe puisse y adhérer. Je ne vais pas trop m’aventurer en fait sur le terrain de la religion, et les querelles complexes mi-religieuses mi-politiques auxquelles Lecomte, et plus largement l’ordre des jésuites, durent faire face. Je voudrais surtout montrer que cette publication est une habile manière d’en appeler à un public d’honnêtes gens qu’il institue, indirectement et implicitement, comme le témoin, voire le garant, de ses compétences et de sa bonne foi (et de sa foi), qualités qui garantissent la vérité de ses mémoires, et le bien-fondé de ses positions, ou plus exactement de celles de son ordre, envers la Chine. Or Lecomte sait fort bien que s’il veut faire partager les merveilles de son voyage et contribuer à une large diffusion des découvertes faites, pour perfectionner les sciences, ainsi que persuader l’opinion publique de la nécessité de voir en la Chine une «- terre de mission- » à la façon des jésuites, il lui faut plaire en instruisant, susciter l’intérêt, maintenir la curiosité, voire séduire. Ce qui fait de lui un remarquable «-passeur de culture-», notamment parce qu’il s’intéresse tout particulièrement aux choses humaines. 2 Par contraste, voir la présentation très négative qu’en fait Fénelon (295-305, 301-302). 107 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0009 La Chine vue par un galant homme Une relation par lettres La première preuve en est le choix de la forme épistolaire. La «-Lettre première- » commence en effet ainsi- : «-Quoiqu’on se fasse ordinairement un plaisir de parler de ses voyages et que celui de la Chine, d’où je viens, soit l’un des plus grands et des plus beaux qu’on puisse faire au monde, je n’ai pu jusqu’ici me résoudre d’en écrire une relation dans les formes-» (Lecomte 27). Il précise en effet dans son «-Avertissement de l’auteur-» que la relation est un genre de haute exigence-: Ce genre d’écrit n’est pas tout à fait si facile qu’on se l’imagine. Pour y réussir, il faut non seulement de l’esprit et du goût, mais encore de la bonne foi, de l’exactitude, un style simple, naturel et qui persuade. Il faut même de l’érudition- ; et comme un peintre en son art ne doit rien ignorer de tout ce qui peut être exprimé par les couleurs, de même, celui qui entreprend de peindre les mœurs des peuples et de représenter les arts, les sciences, les religions du nouveau monde ne peut toucher avec tant de différentes matières sans une grande étendue de connaissances et sans avoir en quelque sorte un esprit universel. Tout cela même ne suffit pas s’il n’a plus été témoin de la plupart des événements qu’il raconte, s’il ne s’est instruit de la langue et des coutumes des habitants, s’il n’a pas eu soin de lier commerce avec les honnêtes gens et s’il n’a même pratiqué les personnes d’une qualité distinguée. (Lecomte 17) Manière indirecte de dire qu’il correspond au profil parfait «-pour y réussir-», mais que, par modestie, il a préféré «-écrire sur ce sujet à diverses personnes de qualité, soit pour satisfaire à l’obligation où j’étais de leur rendre compte de mon voyage, soit pour obéir à leurs ordres exprès, soit encore pour répondre à leur honnêteté-» (Lecomte 21). Cependant, les lettres ont été bel et bien écrites pour être publiées-; bien qu’adressées à des personnes réelles, dont les noms sont clairement indiqués en en-tête, ce sont donc en réalité aussi des lettres fictives, destinées à un public élargi - lequel ne peut qu’être favorablement impressionné par le fait de partager, en quelque sorte à égalité, les échanges entre le jésuite et quelques hauts personnages. Sur les quatorze correspondants, outre deux femmes de la très haute aristocratie (la duchesse de Nemours et la duchesse de Bouillon 3 ), cinq sont des aristocrates «- hauts fonctionnaires- » (comme on dirait aujourd’hui), voire ministres (Pontchartrain, son fils, et le marquis de Torcy, neveu de Colbert 4 ), sept sont 3 Marie de Nemours 1625-1707-; Marie-Anne Mancini 1649-1714. 4 Louis II Phélypeaux 1643-1727- ; Jérôme Phélypeaux 1674-1747- ; Jean-Baptiste Colbert de Torcy 1665-1746. 108 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0009 Claudine Nédelec des hommes d’Église de haut rang, dont le confesseur du roi, le père François d’Aix de La Chaize (1624-1709). La dernière lettre est adressée à l’abbé Jean-Paul Bignon (1662-1743), religieux oratorien devenu l’année même de la publication directeur des Académies royales. Tandis que la première lettre s’adressait à Pontchartrain non tant comme ministre que comme «- esprit […] universel-» (Lecomte 27), le dernier mot revient donc aux lettres et au savoir, puisque Lecomte demande à l’abbé Bignon à la fois sa protection et son examen critique pour «-tout ce que nous avons exécuté dans les Indes pour la perfection des sciences-» (Lecomte 505)-: il y fait un relevé des (nouvelles) connaissances scientifiques «- sur lesquelles le public peut compter parce que nous les avons puisées dans leur source-» (Lecomte 537). Ces lettres témoignent de la maîtrise de la règle rhétorique de la convenance. En premier lieu, du point de vue de la dispositio, l’auteur garantit, pour ce public élargi justement, qu’elles se succèdent «- de la manière la plus propre à conserver l’ordre des matières- » dans la représentation des arts, des sciences et des religions du nouveau monde, sans avoir égard «-à la qualité des personnes-» (Lecomte 21) à qui elles sont adressées-: la raison, et les critères scientifiques, l’emportent donc sur les nécessités du respect des hiérarchies sociales. Cet ordre est bien en effet un ordre «- rationnel- »- : le voyage et l’arrivée à Pékin (lettres I-II) précèdent la description et l’analyse de divers aspects géographiques, culturels, économiques et politiques de la Chine (lettres III-IX)- ; on trouve ensuite l’exposé des questions d’ordre religieux (lettres X-XIII), avant une sorte de conclusion, intitulée «-Idée générale des observations que nous avons faites dans les Indes et à la Chine-» (lettre XIV, à l’abbé Bignon). Seconde convenance-: ce plan, mis en évidence par les titres des lettres, n’empêche pas que chacune se déroule d’une manière assez souple, non sans quelques digressions, conformément à l’idée, exposée dans l’«- Avertissement de l’auteur-», que ces lettres sont une sorte de compte rendu des «-audiences-» (Lecomte 29) ou des «-entretiens particuliers-» (Lecomte 21) que l’auteur avait obtenus auparavant de leurs destinataires-: elles gardent donc un peu du «-désordre qui fait souvent l’agrément de la conversation-», ce qu’on pardonne moins facilement à l’écrit, mais «-peut-être que trop de politesse dans un missionnaire édifierait moins qu’un peu de négligence-» (Lecomte 21)… Remarque tout à fait galante-! Troisième convenance-: l’auteur ne manque pas, dans chaque incipit des quatorze lettres, de rappeler à son (ou sa) correspondant(e) que l’envoi de la lettre s’inscrit dans le cadre d’une relation sociale marquée à la fois par la déférence du jésuite et par une sorte de confiance-: socialement, il est très loin en-dessous de ses correspondants, mais les lettres reposent malgré tout sur une certaine connivence intellectuelle et morale. 109 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0009 La Chine vue par un galant homme L’art de plaire et de satisfaire différentes curiosités Cette connivence est entretenue par l’art de plaire, en des procédures de captatio benevolentiae fort habiles, d’autant qu’elles sont à deux niveaux, celui du correspondant «- nominal- », et celui des correspondants réels, le public des honnêtes gens. L’art de l’adaptation à un correspondant S’il doit «-rendre un compte exact-» de toutes les connaissances acquises à ses correspondants, il s’efforce aussi de les entretenir «-de ce qui doit naturellement [leur] faire plus de plaisir-» (Lecomte 263). Les incipit sont des éloges - fort bien tournés - soulignant les qualités intellectuelles du correspondant, et ses curiosités particulières, afin de s’assurer une réception aussi efficace que possible. Par exemple, au Cardinal Guillaume-Egon de Fürstenberg (1629- 1704), qui souhaite «-voir quelque mémoire particulier touchant le nombre et la grandeur [des] villes, la multitude [des] habitants, la beauté [des] ouvrages publics et la forme particulière [des] palais [de la Chine]-», il adresse la lettre «-Des villes, des bâtiments et des ouvrages les plus considérables de la Chine-»-: «-On voit par là, Monseigneur, que ce grand génie avec lequel vous êtes né pour les affaires publiques ne diminue rien du goût exquis que vous avez toujours eu pour les Beaux-Arts, et surtout pour l’architecture- » (Lecomte 87). Auprès de Pontchartrain, il s’excuse de ne pas donner de détails trop géographiques, car ils ne seraient guère «-d’un goût aussi délicat que le vôtre-» (Lecomte 34). On peut enfin citer aussi le début, mi-figue mi-raisin, de la lettre adressée à Madame la duchesse de Bouillon (Marie-Anne Mancini 1649-1714), nièce de Mazarin, célèbre, puissante et raffinée-: […] j’avoue que j’ai été un peu surpris de ce que, parmi tant de choses curieuses qui se trouvent dans ce nouveau monde, vous vous êtes presque uniquement attachée à ce qui touche la propreté et la magnificence des Chinois. Je sais bien que c’est la manière ordinaire des conversations parmi les dames, et de tout autre je n’eusse presque rien attendu de plus. Mais pour vous, Madame, quand j’eus l’honneur de vous voir, je m’étais préparé sur des matières bien différentes. […] Mais puisque soit par hasard ou par réflexion, vous avez bien voulu vous borner à une autre matière et que vous souhaitez même avoir par ordre ce que j’ai eu l’honneur de vous en dire, je vous obéirai, Madame […]. (Lecomte 197-198) Façon aussi de justifier qu’un missionnaire jésuite rende compte de choses aussi futiles… auxquelles il tient malgré tout (la lettre fait 26 pages). 110 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0009 Claudine Nédelec L’art de plaire à tous Comme nous l’avons vu, la succession des divers correspondants permet aussi de satisfaire les lecteurs qui cherchent «-tout ce qu’il y a de curieux et d’édifiant- » en Orient (Lecomte 63), bref ce qui relève (dans l’ordre d’importance qu’il semble leur accorder) des sciences de la nature (ainsi des développements sur la botanique, la géographie, ou l’astronomie), des technologies, des «-sciences humaines-» - comme on ne dit pas encore-: histoire, ethnologie, sociologie, considérations sur la philosophie et la morale, et étude des faits religieux. Parfois le discours est un peu ardu et un peu plus «-scientifique-», lors de la description des machines astronomiques par exemple (Lecomte 99-103) - mais cela se comprend par l’importance politique de cette science dans le système administratif chinois, ce qui explique que ce soit par elle que les jésuites aient alors assuré leur présence et leur influence en Chine. Lecomte s’en excuse pourtant auprès de son correspondant- : «- j’ai cru qu’une personne comme vous [le cardinal de Fürstenberg], curieuse, spirituelle, capable de tout, aurait du moins la patience d’écouter ce qui fait les délices du plus puissant et du plus savant empereur du monde-» (Lecomte 114). Mais le plus souvent Lecomte évite toute pédanterie, et surtout s’emploie à rendre ses descriptions et ses récits aussi «-agréables-» que possible- : son style se conforme au modèle courant de l’art épistolaire, simple et naturel, mais il ne manque pas d’humour, il a l’art de l’anecdote bien menée, et ne dédaigne pas de temps en temps s’élever à la haute éloquence. Humour Ainsi remarque-t-il que la Chine, selon les nouveaux relevés géographiques qu’ils ont effectués, «- se trouve beaucoup plus près de l’Europe qu’on ne s’était imaginé- »- ; il ajoute que de nouvelles observations pourraient peut-être la rapprocher encore, ce qui serait fort favorable aux voyageurs, mais peu probable «- à moins que monsieur Vossius [Isaak Vossius 1618-1689], qui a si fort blâmé notre méthode, n’y aille lui-même la réformer-» (Lecomte 44) … mais c’est un savant à ne pas savoir «- sortir de son cabinet-» (Lecomte 18)-! Ou encore-: «-La Chine est un pays de formalités où les Français, plus que tout autre nation, ont besoin de flegme, et où tous les étrangers trouvent matière de patience-» (Lecomte 40). Quant aux Siamois, ils prétendent que le ciel leur a donné en partage l’esprit- : «- S’ils ne nous en avaient avertis, peut-être n’y aurions-nous pas fait réflexion et c’est une découverte dont nous leur sommes redevables-» (Lecomte 264). Cet humour vire parfois à l’autodérision- : le bateau qui les emmène du Siam vers la Chine semble bien menacé par un bateau pirate- ; après avoir raillé l’effroi des marins chinois, il ajoute-: 111 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0009 La Chine vue par un galant homme […] il faut avouer de bonne foi que nous étions devenus alors aussi chinois que les Chinois mêmes. Il n’était plus question de religion ni de martyre-; il s’agissait d’être égorgés en moins d’un quart d’heure par des voleurs qui en ces occasions ne font jamais quartier à personne. C’est leur coutume, qu’ils n’auraient pas changée pour l’amour de nous. Tout le remède était de se jeter dans la mer et de différer sa mort, en se noyant deux ou trois heures plus tard-; mais le remède était violent […]. (Lecomte 37) Heureusement, à force d’observer à la lunette d’approche la menace, ils s’aperçoivent que le navire prend d’étranges formes-: […] à mesure qu’on s’approchait, le vaisseau devenait plus petit […]. Ce fut durant quelque temps un monstre marin-; et puis une île flottante-; ensuite je ne sais quoi qui nous tenait en admiration et que nous ne pouvions démêler. Enfin on reconnut que c’était un arbre […]. Dès que l’ennemi fut connu, on cessa de travailler. Ce fut à regret, car tout l’équipage protesta qu’il eût été ravi de se battre-; mais ce courage était nouveau et ne s’échauffa que quand il n’y eut rien à appréhender. (Lecomte 37-38) Ce qui ne rassure pas les voyageurs… Un peu plus tard, arrivés à Hamtchéou, voilà leur petit groupe accueilli par les Chinois convertis, qui les emmènent en cortège, et «-comme en triomphe-» (Lecomte 55) jusqu’à leur église-: Ils avaient conduit dix ou douze joueurs d’instruments avec quelques trompettes qui marchaient à la tête-; ensuite venaient des gardes à cheval armés de lances et de piques-; ceux-ci étaient suivis de quatre officiers chargés chacun d’un grand dais de vernis rouge, sur lequel on lisait ces paroles écrites en gros caractères d’or-: Docteurs de la loi céleste appelés à la Cour […]. Nous traversâmes toute la ville, c’est-à-dire que nous fîmes une bonne lieue en cet équipage, très mortifiés de n’avoir pas prévu le zèle indiscret des fidèles […]. (Lecomte 55-56) Il ne manque pas non plus de faire sourire à la description des embarras de Pékin, sur un modèle satirique bien connu 5 (Lecomte 90), ou encore des Chinoises qui aiment les pèlerinages, «-mais comme ces voyages n’augmentent pas toujours leur vertu, leurs maris, qui en craignent la suite, n’aiment pas trop ces confréries-» (Lecomte 140). Ce qui ne l’empêche pas de condamner l’exclusion des femmes de la vie politique-: «-Car enfin, l’esprit et la sagesse sont de l’un et l’autre sexe-; et un prince n’est jamais plus éclairé 6 que 5 Juvénal pour les embarras de Rome, Boileau pour ceux de Paris… 6 Il faut noter le terme. 112 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0009 Claudine Nédelec lorsqu’il sait découvrir ces trésors, quelque part que la nature les ait cachés, ni plus prudent que quand il en profite-» 7 (Lecomte 337). Anecdotes Il n’hésite pas à agrémenter son récit d’anecdotes, aux tonalités variées. Il rapporte fort au long celle de la «-fausse Chinoise-», dont il eut à démêler les mensonges (qu’il qualifie de «-roman chinois-», Lecomte 182) à son retour en France (Lecomte 178-182)-; c’est moins anecdotique qu’il ne semble, car certains adversaires des jésuites («- gens que je ne nommerai point et que j’épargne très volontiers par un esprit de christianisme-») avaient pensé s’en servir contre eux (Lecomte 22). Il raconte l’origine de la fête des lanternes (Lecomte 215-219), la façon dont l’Empereur régnant a réparé une injustice (Lecomte 313-314), un exemple de la valorisation de la piété filiale (Lecomte 319-320), une querelle de préséance (Lecomte 339-340), quelques faits historiques (Lecomte 343- 344-; 360-; 363-364), des anecdotes censées prouver le ridicule des croyances bouddhistes et la façon dont les bonzes profitent des superstitions populaires (Lecomte 369 sq.). Notons au passage que sur ce point son attitude est assez ambiguë-: son rationalisme l’amène à s’en moquer, voire à éviter de s’engager dans des démarches aventureuses (promettre d’obtenir que la pluie tombe par leurs prières, Lecomte 54-55), mais sa foi le rend parfois un peu moins attentif, et il rapporte sans distance le récit de ce Père qui obtint la disparition d’une nuée d’insectes ravageurs (Lecomte 402-403), à moins qu’il ne s’agisse de bien convaincre le confesseur du roi de l’efficacité de leur mission évangélique en multipliant les récits édifiants de conversions quasi «-miraculeuses-» dans la lettre qu’il lui adresse (Lecomte 421-468)… Éloquence Il n’ignore pas l’efficacité de l’éloquence, dans l’expression des vérités morales par exemple-: Le plaisir que donne ici la faveur des princes vient ordinairement de l’intérêt. On sait que les honneurs sont toujours accompagnés de quelque chose de plus solide, et un courtisan serait assurément moins sensible à un bon mot ou à une marque de l’affection de son roi s’il n’espérait en tirer de grands avantages pour sa fortune. (Lecomte 72) Le «-ici-» est assez ironique, car Lecomte sait fort bien que cette analyse est tout aussi valable pour les cours d’Europe… De même, 7 C’est à un cardinal qu’il dit cela… Il faut dire qu’il avait pour tante Gabrielle d’Estrées (1573-1599), maîtresse et favorite d’Henri IV, aussi puissante que décriée. 113 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0009 La Chine vue par un galant homme L’antiquité, quoique défectueuse, a pour eux des charmes que la nouveauté la plus parfaite ne peut diminuer, bien différents en cela des Européens qui n’ont de goût que pour ce qui est nouveau. En quoi nous sommes tous également blâmables puisque le temps ne peut en rien contribuer à la véritable beauté des choses. Mais, si l’on n’y prend garde dans les idées qu’on s’en forme, l’imagination, la coutume, les préventions, tout juge, excepté l’esprit qui, étant seul capable de faire la véritable différence, est presque le seul qui n’a point de part au jugement que nous en portons. (Lecomte 103) On peut noter aussi cette preuve de tolérance, joliment exprimée, à propos de phénomènes étranges observables dans certaines montagnes, selon ce qui lui a été rapporté-: Il y a à la Chine beaucoup de curiosités semblables que quelques philosophes d’Europe admirent et tâchent tous les jours d’expliquer par des raisons naturelles. Mais je crois qu’il vaut mieux y laisser rêver les Chinois qui apparemment, en rêvant eux-mêmes, ont trouvé tous ces miracles de la nature. (Lecomte 139) Il sait également faire partager ses émotions, même s’il est particulièrement pudique à ce sujet-; ainsi dit-il à propos de la mort du Père Verbiest-: «-Ce fut pour nous un de ces coups dont la douleur accable et étourdit dans les commencements et que le temps ne diminue que pour la faire ensuite ressentir plus vivement- » (Lecomte 60). Ou encore, sur sa mission et les attaques dont elle a été l’objet-: […] peut-on craindre de mourir pour sa religion-? Pour moi, Monseigneur, je vous avoue que non seulement j’irais jusqu’aux Indes, mais que je ferais volontiers plusieurs fois le tour du monde si, après toutes ces courses, je croyais trouver l’occasion de donner ma vie pour Jésus-Christ. C’est cette espérance qui nous anime durant les voyages, qui nous console dans nos travaux, qui nous fortifie dans les persécutions. Nous menons volontiers une vie dure et pleine d’amertume, haïs des infidèles dans l’Orient, calomniés par les hérétiques en Europe, et devenus, à l’imitation de l’Apôtre, le rebut de toutes les nations, dans la vue que peut-être cette vie humiliante sera un jour couronnée d’une glorieuse mort. (Lecomte 35-36) 114 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0009 Claudine Nédelec Les objectifs Comme nous venons de le voir, Lecomte entend bien se servir de cette tribune qu’est la publication pour défendre sa propre action et celle de son ordre contre les polémiques dévotes à leur encontre, ces «-libelles diffamatoires […] où l’on fait passer les jésuites comme des gens possédés de l’esprit d’avarice et d’ambition, qui courent le monde afin de s’enrichir par un commerce sacrilège et scandaleux-» (Lecomte 73). Car il est persuadé que la voie qu’ils ont choisie, décrite et défendue dans la lettre adressée au Révérend Père de La Chaize («-De la manière dont chaque missionnaire annonce l’Évangile à la Chine et de la ferveur des nouveaux chrétiens-», Lecomte 421) est la plus adaptée à la mission d’évangélisation qu’ils entendent mener, mais aussi que son analyse de «-l’ancienne religion-» chinoise repose sur des vérités incontestables. Mais il s’agit aussi pour lui de contribuer à la connaissance de ces territoires lointains, selon deux perspectives. L’une d’entre elles est réservée aux «- décideurs- », selon une logique de «- realpolitik- » en quelque sorte- ; ainsi écrit-il au secrétaire d’État pour les affaires étrangères-: «-rien ne peut contribuer davantage à vous élever à ce haut point de perfection que toute l’Europe attend de vous que la parfaite connaissance des mœurs et du génie des étrangers-» (Lecomte 163). L’autre est plutôt destinée au public élargi-; il s’agit de lui faire connaître ce qu’il doit en savoir, au nom d’une haute conception de l’intérêt des arts et des sciences-: «-rien ne peut occuper plus utilement et plus agréablement un honnête homme-» (Lecomte 545)-; «-De tous les plaisirs naturels, le plus innocent et le plus solide est sans doute l’étude de la nature et la considération des merveilles qu’elle renferme- » (Lecomte 544). En savant «- philosophe- », il cherche en ce domaine à être aussi objectif que possible. Par rapport aux faits matériels de la civilisation chinoise, autant que par rapport aux caractéristiques sociales et morales de celle-ci, il veut faire part à ses lecteurs, sans a priori sensible, à la fois des réalités observées, et de ses jugements, tantôt positifs, tantôt négatifs, mais avec mesure, réflexion et modération, et surtout conscience autant de la relativité des choses humaines que du fait «-que la raison est de tous les temps et de tous les lieux-» (Lecomte 261). Ainsi lors de la conclusion de la lettre «-Du caractère particulier de l’esprit des Chinois-»-: «-s’ils n’ont pas assez de génie pour être comparés à nos savants d’Europe, ils ne nous cèdent guère dans les arts, […] ils nous égalent dans la politesse et […] peut-être ils nous surpassent dans la police et dans le gouvernement-» (Lecomte 295). Il tient à souligner cette objectivité-: «-J’ai souvent parlé de l’Europe aux Chinois, qui en admiraient la politesse, la beauté, la magnificence-; il est juste que je fasse connaître la Chine à l’un des hommes du monde [Louis de Verjus 1629- 1709, comte de Crécy, conseiller d’État et diplomate] le plus capable de juger 115 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0009 La Chine vue par un galant homme de sa véritable grandeur-» (Lecomte 136). Car il a parfaitement conscience de la réversibilité des points de vue-: les Chinois ont eu l’habitude de se sentir «-quelque chose de plus que les autres hommes-» - comme les Européens… Mais quand ils virent les Européens instruits en toute sorte de sciences, ils furent frappés d’étonnement- : «- Comment se peut-il faire, disaient-ils, que des gens si éloignés de nous, aient de l’esprit et de la capacité- ? Jamais ils n’ont lu nos livres, ils n’en connaissent même pas les lettres-; ils n’ont point été formés par nos lois et cependant ils parlent, ils raisonnent juste comme nous-». (Lecomte 167) Homme des Lumières, déjà, il tient à tout mesurer à l’aune de la raison, «-tant il est vrai qu’il faut écouter les choses extraordinaires plus d’une fois avant de les croire, si l’on ne veut pas y être trompé-» (Lecomte 147)-; «-il est bon d’examiner tout par soi-même, sans se laisser aller au torrent-» (Lecomte 92). En particulier, comme partout, les modes font fi du ridicule-: C’est ainsi que le ridicule plaît et qu’on est souvent choqué des véritables agréments, selon que la prévention et la coutume ont tourné différemment l’imagination-; si néanmoins dans toutes ces modes, il y a d’autre beauté véritable que cette simplicité toute nue, que la nature encore innocente et libre de passions a inspirée aux hommes pour la nécessité et la commodité de la vie. (Lecomte 187) D’où la nécessité, si on veut faire entendre la parole de Jésus-Christ, d’«-être barbare avec les barbares, poli avec les gens d’esprit, d’une vie plus commune en Europe, austère à l’excès parmi les pénitents des Indes, proprement habillé à la Chine et à demi nu dans les forêts de Maduré-» (Lecomte 195) … Car, de toute façon, une fois dépassés ces extérieurs marqués par les particularités locales, l’homme est à peu près le même partout-: Je me contente de vous tracer ici quelque image de l’état présent de la Chine par rapport aux mœurs et aux coutumes de ses peuples. Je pourrais en peu de mots vous en faire le portrait, en disant qu’on y vit à peu près comme on vit en Europe. L’avarice, l’ambition, l’amour du plaisir ont beaucoup de part à tout ce qui s’y passe-; on trompe dans le négoce, l’injustice règne dans les tribunaux, les intrigues occupent les princes et les courtisans. Cependant les gens de qualité prennent tant de mesures pour cacher le vice, et les dehors sont si bien gardés, que si un étranger n’a soin de s’instruire à fond des choses, il s’imagine que tout est parfaitement réglé. C’est par là que les Chinois ressemblent aux Européens. (Lecomte 169) 116 Œuvres & Critiques, XLV, 1 (2020) DOI 10.2357/ OeC-2020-0009 Claudine Nédelec Et l’on peut, sous couvert de ne faire que citer les maximes de Confucius, faire entendre quelques vérités que les cours européennes n’ont pas forcément envie d’entendre, ainsi de celle-ci-: «-La véritable noblesse ne consiste pas dans le sang, mais dans le mérite-» (Lecomte 259). Ou encore-: «-Quand le corps de la noblesse ne fournit pas de grands hommes à l’État, il faut prendre les grands hommes qui se trouvent parmi le peuple et en former le corps de la noblesse-» (Lecomte 255). Il approuve que les charges ne soient données qu’au mérite (Lecomte 329), et non vendues (attaque implicite contre la vénalité des offices, sujet récurrent de critiques sous l’Ancien Régime), ce qui conduit la jeunesse à s’attacher aux études, puisque «-le mérite, c’est-à-dire la probité, la science, et surtout un air grave et réglé ont seulement le droit d’exiger quelque préférence et de faire distinguer ceux qui y prétendent- » (Lecomte 299). On remarquera que le ver est dans le fruit, même si Lecomte estime que les lois chinoises sont «-sages, simples, bien entendues et parfaitement proportionnées à l’esprit et au caractère particulier de cette nation-» (Lecomte 316), notamment parce qu’elles prônent une forme de politesse tant dans la société que vis-à-vis des autres peuples et qui ne peut qu’inspirer «-des sentiments de douceur et un esprit d’ordre-» (Lecomte 328). On comprend le succès des Nouveaux mémoires chez les philosophes du XVIII e siècle-: ils ne pouvaient qu’apprécier cette mise à mal de l’européocentrisme (à défaut du christianocentrisme, tout de même), cette valorisation de l’esprit encyclopédique et de l’humanisme, et ces qualités stylistiques et éthiques conformes à la définition du «-philosophe-» idéal selon les Lumières. Bibliographie Lecomte, Louis. Un jésuite à Pékin. Nouveaux mémoires sur l’état présent de la Chine (1687-1692) [1697, 2 e éd.], Frédérique Touboul-Bouyeure éd., Paris-: Phébus, «-d’ailleurs-», 1990. Fénelon, François de Salignac de la Mothe. Dialogues des morts composés pour l’éducation d’un Prince [rédigés entre 1692 et 1695], Paris-: Gallimard, «-La Pléiade-», 1983, t. I (VII-: Confucius et Socrate).